Grand Dictionnaire de La Philosophie

May 11, 2017 | Author: Yochil | Category: N/A
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Descripción: Grand Dictionnaire de La Philosophie Grand Dictionnaire de La Philosophie Grand Dictionnaire de La...

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Cet ouvrage

est paru à l’origine

sa numérisation Cette édition les Editions

aux Editions

a été réalisée avec le soutien numérique

a été spécialement

Larousse en 2003 ; du CNL. recomposée

Larousse dans le cadre d’une collaboration

BnF pour la bibliothèque

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Gallica.

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*Titre : *Grand dictionnaire de la philosophie / sous la dir. de Michel Blay *Éditeur : *Larousse (Paris) *Éditeur : *CNRS éd. (Paris) *Date d'édition : *2003 *Contributeur : *Blay, Michel (1948-....). Directeur de publication *Sujet : *Philosophie -- Dictionnaires *Type : *monographie imprimée *Langue : * Français *Format : *XIII-1105 p. : couv. et jaquette ill. en coul. ; 29 cm *Format : *application/pdf *Droits : *domaine public *Identifiant : * ark:/12148/bpt6k1200508p *Identifiant : *ISBN 2035010535 *Source : *Larousse, 2012-129513 *Relation : * http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39020257j *Provenance : *bnf.fr Le texte affiché comporte un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance obtenu pour ce document est de 100 %. downloadModeText.vue.download 1 sur 1137

Cet ouvrage est paru à l’origine aux Editions Larousse en 2003 ; sa numérisation a été réalisée avec le soutien du CNL. Cette édition numérique a été spécialement recomposée par les Editions Larousse dans le cadre d’une collaboration avec la BnF pour la bibliothèque numérique Gallica. downloadModeText.vue.download 2 sur 1137 downloadModeText.vue.download 3 sur 1137

Conception du projet et responsabilité éditoriale Jean-Christophe Tamisier Assistance et suivi d’édition Myriam Azé, Marie Chochon, Tiphaine Jahier, Céline Poiteaux

Lecture-correction Gilles Barbier Conception graphique Henri-François Serres-Cousiné Composition et gravure APS-Chromostyle Fabrication Nicolas Perrier © Larousse / VUEF 2003 Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, du texte et/ou de la nomenclature contenus dans le présent ouvrage, et qui sont la propriété de l’éditeur, est strictement interdite. Distributeur exclusif au Canada : Messageries ADP, 1751 Richardson, Montréal (Québec). ISBN 2-03-501053-5 downloadModeText.vue.download 4 sur 1137

2 Présentation ▶ Ce Grand Dictionnaire de la philosophie s’efforce de passer en revue, de manière à la fois à la fois englobante et suffisamment détaillée, les origines, les développements et les prolongements présents de la réflexion philosophique. Outre la présentation de la philosophie « pérenne » dans toute son extension occidentale, ont été particulièrement mis en relief les rapports de la philosophie et des sciences (« dures » et humaines et sociales). ▶ Il est rendu compte sans parti pris ni exclusive de la cristallisation progressive des notions fondamentales et des principaux concepts opératoires. Une attention que l’on a voulu aussi scrupuleuse que possible à la complexité de l’histoire des idées, et que

renforce la présentation synthétique des principaux courants et doctrines significatives, fait ressortir de manière constamment référencée les problématiques récurrentes ou nouvelles. Tout ce qui est ainsi dégagé est enrichi par le jeu de va-et-vient ouvert entre ces entrées et une abondante série de textes d’auteurs, qui sont autant de « dissertations notionnelles » ou de « mini-essais », stimulants pour l’esprit et appelant la discussion. L’ensemble témoigne du dynamisme de l’interrogation philosophique, et tout le livre vise en somme à fonctionner comme une authentique « machine à philosopher ». ▶ Le public auquel cet ouvrage s’adresse se veut le plus large possible. Il comprend les étudiants, les enseignants et chercheurs, mais aussi le grand public cultivé conscient que le désir de sens qui l’attire vers la philosophie doit être informé par un savoir constitué, une juste perception des jeux d’influence qui ont mené à la position actuelle des questions et une saisie exacte de la nature des débats et de leurs enjeux. L’ouvrage repose ainsi sur un double pari : 1) que ceux qui se forment ou se sont formés à l’étude de la philosophie restent bien convaincus de la nécessité de maîtriser l’ensemble du domaine, et que la spécialisation n’a de valeur qu’opérée sur fond d’une connaissance globale, permettant de dépasser les pièges de l’unilatéralisme et de la restriction des champs d’études ; 2) que ceux qui sont intéressés par le domaine peuvent sans technicité excessive accéder à une pratique personnelle de la philosophie qui aille bien au-delà de la consommation d’une certaine philodoxie de consolation, à mi-chemin entre le développement personnel chic et la réactualisation de bons vieux préceptes moraux.

▶ Les entrées notionnelles de l’ouvrage sont organisées de la manière suivante : le libellé de la notion est suivi généralement d’un aperçu étymologique, puis d’une courte synthèse si la londownloadModeText.vue.download 5 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 3 gueur et la complexité de l’entrée l’ont rendue souhaitable. Ensuite viennent l’item ou les items de traitement encyclopédique de la notion, précédé(s) de l’énoncé de la ou des discipline(s) concernée(s). La définition (en gras) est suivie d’un commentaire qui met en scène les principaux moments de l’histoire du concept et en précise le sens, et se termine le cas échéant par un paragraphe (marqué par ▶) qui souligne les enjeux actuels. Après la signature de l’auteur sont placés la liste des références signalées dans le texte par des chiffres en exposant, et / ou des conseils bibliographiques. Tout à la fin sont indiqués les renvois à d’autres articles ou aux dissertations en rapport avec l’item. ▶ Une entrée peut donc être mono thématique ou bien enchaîner plusieurs items. Le principe général a été de faire se succéder les items de philosophie générale, en succession chronologique (philosophie antique, puis médiévale, puis moderne, puis contemporaine par exemple) et les items spécialisés (par exemple, philosophie morale et politique, épistémologie, logique...). ▶ Le dictionnaire contient quelque onze cents entrées notionnelles et présentations de courants et doctrines et soixante-dix dissertations. On trouvera page 1087 la liste des abréviations utilisées pour caractériser les disciplines, et la liste générale des entrées avec mention de leurs signataires. ▶ Nous espérons que, tel qu’il est, avec ses qualités et inévitables

défauts, ce dictionnaire rendra de réels services, et contribuera à sa manière et si modestement que ce soit à affermir des vocations et à maintenir à leur meilleur niveau les études philosophiques. Et nous recueillerons bien volontiers les avis et critiques des lecteurs et utilisateurs. Jean-Christophe Tamisier downloadModeText.vue.download 6 sur 1137

4 Avant-Propos Aventures intellectuelles « Mais l’obstacle numéro un à la recherche de la lumière, c’est bien probablement la volonté de puissance, le désir d’exhiber ses virtuosités ou de se ménager un abri contre des objections trop évidentes. La vérité est une limite, une norme supérieure aux individus ; et la plupart d’entre eux nourrissent une animosité secrète contre son pouvoir. » André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, préface, PUF, Paris, 1926. « C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos moeurs, et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. » Cette phrase de Descartes, tirée de la lettre-préface qu’il adresse à l’abbé Picot, pour être placée en tête de la traduction en français des Principia philosophiae de 1644 (Principes de la philosophie, Paris, 1647), s’inscrit dans une longue tradition où la philosophie s’est affirmée à la fois comme quête de sagesse et souci de connaissance, comme condition de possibilité de toute aventure intellectuelle de chacun et de l’humanité en tant qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes. En ce sens, l’entreprise philosophique commencée dans l’Antiquité, sur le pourtour méditerranéen, se donne comme une navigation indéfinie visant la vérité, la recherche de la vérité, dans la rencontre de soi avec soi. En cela, l’essentiel n’est donc pas tant dans les systèmes

philosophiques, construits comme des monuments de la pensée, des monuments assurément très beaux, mais parfois un peu clos sur eux-mêmes, que dans les gestes philosophiques, les gestes créatifs, ceux qui produisent des concepts, qui ouvrent le monde sur le monde. Tout le sens de la démarche philosophique est à saisir dans la pensée en marche, dans celle qui se construit en s’interrogeant, toujours, dans la tension, jusqu’à l’essentiel, jusqu’au silence. Certains ont tendance, dans notre monde aux domaines d’études bien séparés, à la vérité circonscrite, où chacun est responsable de son pré carré, de ses méthodes et de ses raisons, à réduire la philosophie à une sorte de discipline qu’elle ne peut pas vraiment être au regard des divers champs disciplinaires ou même de ceux que constituent, depuis quelques décennies, downloadModeText.vue.download 7 sur 1137

5 les sciences humaines et sociales. La philosophie n’a pas vocation à être une discipline, si ce n’est du point de vue de l’étude de son histoire, mais plutôt à être une discipline de l’esprit et de la vie – et c’est en cela qu’aujourd’hui elle est parfaitement insupportable et inadmissible : mais précisément ne l’a-t-elle pas toujours été lorsqu’elle savait échapper à l’académisme pour retrouver son mouvement vers le haut, son indéracinable souci de vérité, la plénitude de son sens ? Dans cette perspective, cet avant-propos ne peut avoir de justification qu’en montrant le sens qu’il y a, comme il y a eu, à philosopher, à poursuivre cette aventure intellectuelle lancée depuis plusieurs millénaires. Poursuivre cette aventure intellectuelle, c’est précisément traverser les champs du savoir, les anciens comme les nouveaux, essayer les concepts, les déconstruire pour les reconstruire et, comme dans une sorte de geste de peintre cubiste, en saisir simultanément les différentes implications et la multiplicité des enjeux, pour vivre aujourd’hui, c’est-à-dire vivre en pensant, en ouvrant les yeux. N’y a-t-il pas alors de lieu plus éclairant, plus propre à faire voir toutes les choses du monde qu’un dictionnaire ; feuilleter le monde – souvenirs d’enfance devant les vieux Larousse – et s’éblouir en découvrant des concepts ? Le champ de la philosophie est vaste, vaste de tout ce qu’il y a à penser ; et c’est en ce sens

qu’aujourd’hui la publication d’un dictionnaire s’impose. Elle s’impose, en effet, d’abord pour combler une lacune entre, d’une part, des ouvrages un peu anciens tels que le remarquable Vocabulaire technique et critique de la philosophie, mis au point par André Lalande sous l’égide de la Société française de philosophie, dans le premier quart du xxe s., ou d’autres, trop scolaires, ignorant les nouvelles avancées conceptuelles ; et, d’autre part, ceux qui, trop gros, trop techniques ou trop spécialisés, semblent comme se refuser et, ignorant le quidam, se referment sur leur savoir, comme dans un geste de mépris. Nous nous sommes donc proposé dans ce Grand Dictionnaire de la Philosophie de donner une place significative, mais pas toute la place, à divers champs de recherche et d’études aujourd’hui en pleine réorganisation et dont il est nécessaire de connaître les concepts et leur enracinement historique pour les travailler, les penser et les juger. Ainsi en est-il, par exemple, des nouveaux chantiers que constituent les approches renouvelées de la philosophie des sciences et en particulier des sciences cognitives, approches mêlant apports théoriques et expérimentaux provenant de champs très divers. De même, la psychologie du développement comme la psychologie expérimentale ou les neurosciences, travaillées par des analyses philosophiques qui se situent autant dans la mouvance phénoménologique que dans la tradition analytique, dessinent, souvent contre les anciennes disciplines, de nouveaux chemins qu’il convient de regarder de très près pour éviter – le retour des ombres du scientisme est toujours possible – de voir se dissoudre définitivement la question du sujet, du soi créateur. Il est bien clair que ces études et la compréhension de leurs enjeux ne sont possibles qu’en s’appuyant sur un ensemble de connaissances scientifiques relevant de la logique, des mathématiques, de la physique et de la biologie. Les notions essentielles ont donc été introduites dans ce dictionnaire sans que, pour autant, ce dernier ait vocation à devenir un dictionnaire spécialisé de l’une ou de l’autre de ces sciences. La philosophie de l’art (des arts) s’est aussi considérablement renouvelée en associant les approches spécifiques de la philosophie analytique et les analyses d’orientation phénoménologique et ontologique. Il nous a donc semblé déterminant de donner une large place à ces noudownloadModeText.vue.download 8 sur 1137

6 velles avancées, d’autant que, sur de nombreux points, elles rejoignent

les études cognitivistes concernant, en particulier, la perception de l’espace, des couleurs, du mouvement, etc. Ainsi, l’oeuvre d’art, via les questions portant sur ce qu’il en est de l’expérience esthétique, devient comme un point de rencontre pour les réflexions relatives à l’analyse des processus mentaux et pour celles qui touchent aux enjeux culturels et symboliques. La philosophie politique, longtemps dominée par la pensée d’orientation marxiste, s’est ouverte, depuis quelques décennies, sur de nouveaux territoires. La réflexion s’est développée autour du débat sur ce que l’on peut appeler l’être en commun, les droits de l’homme et du citoyen, la question de la justice et de la gouvernance, la république. À travers ces quelques exemples, et sans parler des discussions que suscitent les avancées récentes des sciences biologiques impliquant de réécrire, si l’on peut dire, une éthique, c’est l’ensemble des champs du savoir qui, aujourd’hui comme hier, requiert l’exercice de la pensée philosophique c’est-à-dire d’une pensée où chacun confronte, dans la solitude, dans le silence, dans l’isolement et dans la rigueur, sa pensée à d’autres manières de penser. La mise en oeuvre de cette pensée philosophique doit être amorcée de telle sorte que, chacun, le quidam dont nous parlions précédemment, puisse y entrer pour s’en nourrir et la nourrir. C’est la raison pour laquelle de petits essais, courts et percutants, des textes d’auteurs, portant sur des questionnements d’intérêt général, relevant de ce qu’on nomme habituellement les « grandes questions », ont été insérés dans le corps de ce dictionnaire. Ces essais ne sont que des exemples, des efforts de pensée, des signes vers la pensée de chacun, de chaque lecteur, des signes qui montrent qu’une pensée peut être construite, sérieusement construite et reconstruite, ordon-

née, conceptuelle, bien référencée et ouverte sur le monde, pour tout le monde ; de ce dictionnaire, nous avons voulu faire, pour parler nettement, un instrument de philosophie active. En ce sens, la publication d’un tel dictionnaire, oeuvre collective écrite et pensée par des individus, tant par l’ensemble des définitions conceptuelles qu’il offre, en les inscrivant dans leur dimension historique, que par la mise en oeuvre de ces concepts dans de brefs essais, n’a pour but, à travers les divers champs de la réflexion philosophique, que de tendre la main à la pensée, que de l’aider à surgir, que de rendre à chacun, contre les caricatures du savoir qui s’affichent sur le devant de la scène, ces biens inaliénables que sont la liberté intérieure et le sens de la méditation. * * * Ce dictionnaire n’existerait pas sans les efforts, le travail, la volonté farouche et, bien sûr – mais cela va de soi –, les compétences de Fabien Chareix et de Jean-Christophe Tamisier. Leur exigence intellectuelle s’exprima à tout moment ; jamais ils ne voulurent céder à la facilité. Je les en remercie. Je tiens aussi à remercier les responsables des sections et tous leurs collaborateurs et collègues qui s’engagèrent dans cette entreprise, comme dans une navigation au long cours et qui, toujours, surent tenir le cap, en dépit, parfois, du gros temps et des vents contraires. Je ne voudrais pas non plus, dans ces remerciements, oublier tous ceux qui, au quotidien, chez Larousse, dans des conditions parfois très difficiles, donnèrent leur temps et leur savoir avec une immense générosité. Quant aux imperfections et aux manques de ce dictionnaire, ils sont de mon entière responsabilité ; j’attends philosophiquement les critiques et les reproches. MICHEL BLAY

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7 Direction et auteurs de l’ouvrage Direction d’ouvrage Michel Blay Comité scientifique Michel Blay, Pierre-Henri Castel, Pascal Engel, Gérard Lenclud, Pierre-François Moreau, Jacques Morizot, Michel Narcy, Michèle Porte, Gérard Raulet Suivi de la rédaction Michel Blay, Fabien Chareix, Jean-Christophe Tamisier Équipe interne de rédaction Sébastien Bauer, André Charrak, Fabien Chareix, Clara Da Silva-Charrak, Laurent Gerbier, Didier Ottaviani, Elsa Rimboux Ont collaboré à cet ouvrage Olivier ABEL, Professeur, Faculté de théologie protestante, Paris. Jean-Paul AIRUT, Chercheur en histoire de la philosophie, collaborant au centre Raymond de recherches politiques (EHESS) et à l’Équipe internationale et interdisciplinaire de philosophie pénale (Paris II). Anne AMIEL, Professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Thiers, Marseille. Saverio ANSALDI, Maître de conférences associé en philosophie, Université de Montpellier III. Diane ARNAUD, Chargée de cours, Université de Paris III. Anne AUCHATRAIRE, Responsable des scènes nationales et du festival d’Avignon, direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacle, Ministère de la culture, Paris. Benoît AUCLERC, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Lyon II. Nicolas AUMONIER, Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences, Université de Grenoble I – Joseph-Fourier. Anouk BARBEROUSSE, Chargée de recherches, CNRS, équipe REHSEIS, Paris. Sébastien BAUER, Directeur adjoint de l’Alliance française de

Sabadell, Espagne. Raynald BELAY, Attaché de coopération et d’action culturelle, Ambassade de France au Pérou. Michel BERNARD, Professeur émérite d’esthétique théâtrale et chorégraphique, Université de Paris VIII. Michèle BERTRAND, Psychanalyste et Professeur de psychologie clinique, Université de Franche-Comté. Magali BESSONE, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Nice Sophia-Antipolis. Alexis BIENVENU, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Paris I. Jean-Benoît BIRCK, Professeur de philosophie, CNED, Vanves. Michel BITBOL, Directeur de recherche, CNRS. Michel BLAY, Directeur de recherche, CNRS. André BOMPARD, Psychiatre, psychanalyste, ancien attaché des Hôpitaux de Paris. Vincent BONTEMS, Allocataire-moniteur, Université de Paris VII. Jean-Yves BOSSEUR, Directeur de recherche, CNRS, et compositeur. Christophe BOURIAU, Maître de conférences en philosophie, Université de Nancy II. downloadModeText.vue.download 10 sur 1137

8 Isabelle BOUVIGNIES, Professeur de philosophie, Lycée Madeleine Michelis, Amiens. Laurent BOVE, Professeur de philosophie, Université de Picardie Jules-Verne. Anastasios BRENNER, Maître de conférences en philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail. Fabienne BRUGÈRE, Maître de conférences en philosophie, Université de Bordeaux III. Jean-Michel BUÉE, Maître de conférences en philosophie, IUFM de Grenoble. Pierre-Henri CASTEL, Chargé de recherches, Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, CNRS, Paris I.

Anne CAUQUELIN, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris X. Jean-Pierre CAVAILLÉ, Maître de conférences, enseignant l’histoire intellectuelle, EHESS, Paris. Fabien CHAREIX, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille I. André CHARRAK, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I. Dominique CHATEAU, Professeur d’esthétique, Département d’arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I. André CLAIR, Professeur de philosophie, Université de Rennes I. Françoise COBLENCE, Professeur de philosophie, Université de Picardie Jules-Verne, Amiens. Danièle COHN, Professeur de philosophie, EHESS, Paris. Denis COLLIN, Professeur de philosophie, lycée Aristide Briand, Évreux. Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Professeur de philosophie, Université de Rennes I ; directrice, centre Marc-Bloch, Berlin. Jean-Pierre COMETTI, Professeur de philosophie, Université de Provence Aix-Marseille I. Edmond COUCHOT, Professeur émérite, Arts et technologies de l’image, Université de Paris VIII. Cédric CRÉMIÈRE, Allocataire-Moniteur, Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Clara DA SILVA-CHARRAK, Professeur de philosophie, Lycée de l’Essouriau, Les Ulis. Jacques DARRIULAT, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris IV. Olivier DEKENS, Chargé de cours, Université de Tours. Natalie DEPRAZ, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris IV. Olivier DOUVILLE, Membre de l’unité de recherche « médecine, sciences du vivant, psychanalyse », Université de Paris VII. Jacques DUBUCS, Directeur de recherches au CNRS et directeur de l’IPHST, Paris I. Jean-Marie DUCHEMIN, ancien élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Colas DUFLO, Maître de conférences en philosophie, Univer-

sité de Picardie Jules-Verne, Amiens. Eric DUFOUR, Professeur de philosophie, T.Z.R., Bobigny. Alexandre DUPEYRIX, Allocataire-moniteur normalien, ENSLSH, Lyon. Pascal DUPOND, Professeur de première supérieure, Lycée St Sernin, Toulouse. Julien DUTANT, Allocataire-moniteur normalien, Université de Paris IV. Abdelhadi ELFAKIR, Maître de conférences en psychologie clinique, Université de Bretagne occidentale, Brest. Pascal ENGEL, Professeur de philosophie, Université de Paris IV. Raphael ENTHOVEN, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Paris VII. Jean-Pierre FAYE, Philosophe. Mauricio FERNANDEZ, Professeur, Université d’Antioquia, Medellin, Colombie. Wolfgang FINK, Maître de conférences en philosophie, Université de Lyon II – Lumière. Franck FISCHBACH, Maître de conférences en philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail. Jean-Louis FISCHER, Ingénieur de recherche, CNRS, Paris. Denis FOREST, Maître de conférences en philosophie, Université de Lyon III. Marie-Claude FOURMENT, Professeur de psychologie de l’enfant, Université de Paris XIII. Geneviève FRAISSE, Directrice de recherche au CNRS, députée européenne. Hélène FRAPPAT, Chargée de cours de philosophie, Université de Paris III. Pierre FRESNAULT-DERUELLE, Professeur, UFR Arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I. Dalibor FRIOUX, Professeur de philosophie, Lycée Jean-Moulin, Saint-Amand Montrond. Frédéric GABRIEL, Chercheur, Université de Lecce, Italie. Sébastien GALLAND, Professeur de culture générale en classes préparatoires à Sciences Po., Saint-Félix, Montpellier. Isabelle GARO, Professeur de philosophie, Lycée Faidherbe,

Lille. Jean GAYON, Professeur, Université de Paris I. Gérard GENETTE, Directeur d’études, CRAL, EHESS, Paris. Laurent GERBIER, Maître de conférences en philosophie, Aix-en-Provence. Marie-Ange GESQUIÈRE, Aspirant chercheur, FNRS, Université Libre de Bruxelles. Cécile GIROUSSE, Professeur de philosophie, Lycée Claude Monet, Paris ; chargée de cours, Université de Paris III. Jean-Jacques GLASSNER, Directeur de recherche, CNRS (Laboratoire « Archéologie et sciences de l’Antiquité », Paris. Jean-Marie GLEIZE, Directeur du Centre d’études poétiques, ENS, Lyon. Jean-François GOUBET, Professeur de philosophie, Lycée Alfred Kastler, Denain. Jean-Baptiste GOURINAT, Chargé de recherche, CNRS (Centre de recherche sur la pensée antique), Paris. Mathias GOY, Professeur de philosophie, Lycée Alain Colas, Nevers. Juliette GRANGE, Professeur de philosophie, Université de Strasbourg. downloadModeText.vue.download 11 sur 1137

9 Eric GRILLO, Maître de conférences, UFR communication, Université de Paris III. Laurent GRYN, Professeur de philosophie. Xavier GUCHET, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche en philosophie, Université de Paris X – Nanterre. Sophie GUÉRARD DE LATOUR, allocataire-moniteur normalien, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Caroline GUIBET LAFAYE, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Toulouse II – Le Mirail. Antoine HATZENBERGER, allocataire moniteur normalien en philosophie, Université de Paris IV. Nathalie HEINICH, Directeur de recherches, CNRS, Paris. Yves HERSANT, Directeur d’études, EHESS, Paris. Jacques d’HONDT, Professeur émérite en philosophie, Université de Poitiers.

Annie HOURCADE, Professeur de philosophie, Lycée R. Doisneau, Corbeil-Essonnes. Bérengère HURAND, Allocataire couplée en philosophie, Université François-Rabelais, Tours. Frédérique ILDEFONSE, Chargée de recherche, CNRS (Histoire des doctrines de l’Antiquité et du haut Moyen Âge), Villejuif. Nicolas ISRAEL, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Lyon III. André JACOB, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris X – Nanterre. Pierre JACOB, Directeur de recherches au CNRS et directeur de l’Institut Jean Nicod, CNRS. Tiphaine JAHIER, Doctorante en philosophie. Vincent JULLIEN, Professeur de philosophie, Université de Bretagne occidentale, Brest. Bruno KARSENTI, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I. Mathieu KESSLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM d’Orléans-Tours. Étienne KLEIN, Physicien, CEA. Mogens LAERKE, Doctorant en philosophie, Université de Paris IV – Sorbonne. Michel LAMBERT, Assistant, Centre De Wulf Mansion, Université catholique de Louvain. Fabien LAMOUCHE, Allocataire-moniteur normalien, Université de Rouen. Valéry LAURAND, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Bordeaux III. Guillaume LE BLANC, Maître de conférences en philosophie, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Jérôme LÈBRE, Professeur de philosophie, Lycée Olympe de Gouges, Noisy-le-Sec. Céline LEFÈVE, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Bourgogne, Dijon. Jean LEFRANC, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris IV. Gérard LENCLUD, Directeur de recherches au C.N.R.S., Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris. Jacques LE RIDER, Professeur, EPHE, Paris.

Véronique LE RU, Maître de conférences, Université de Reims. Françoise LONGY, Maître de conférences en philosophie des sciences, Université Marc-Bloch, Strasbourg. Pascal LUDWIG, Maître de conférences en philosophie, Université de Rennes I. Fosca MARIANI ZINI, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille III. Claire MARIN, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Nice. Eric MARQUER, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, ENS-LSH, Lyon. Olivier MARTIN, Maître de conférences en sociologie, Université de Paris V. Marianne MASSIN, Professeur de philosophie, ENSAAMA, Paris. Florence de MÈREDIEU, Maître de conférences, UFR Arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I. Marina MESTRE ZARAGOZA, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Institut d’études Ibériques, Université de Paris IV. Christian MICHEL, Prag en philosophie, Université d’Amiens. Marie-José MONDZAIN, Directeur de recherches, CNRS (Communication et politique). Jean-Maurice MONNOYER, Maître de conférences en philosophie, Université Pierre Mendés-France, Grenoble. Michel MORANGE, Professeur de biologie, ENS (Ulm), Paris VI. Pierre-François MOREAU, Professeur de philosophie, ENS – LSH, Lyon. Jacques MORIZOT, Professeur, Département d’arts plastiques, Université de Paris VIII. Jean-Marc MOUILLIE, Prag en philosophie, Faculté de Médecine, Angers. Gilles MOUTOT, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Montpellier III – Paul-Valéry. Michel NARCY, Directeur de recherche, CNRS (Histoire des doctrines de la fin de l’Antiquité et du Haut Moyen Âge), Villejuif. Sophie NORDMANN, Allocataire-moniteur normalien, Université de Paris IV.

Philippe NYS, Maître de conférences, Université de Paris VIII. Michel ONFRAY, Philosophe. Didier OTTAVIANI, Enseignant-chercheur, Université de Montréal, Québec. Jean-Paul PACCIONI, Professeur de philosophie, Lycée Jean Monnet, Franconville, lycée Hoche, Versailles. Élizabeth PACHERIE, Chargée de recherche au CNRS, Paris. Marc PARMENTIER, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille. Charlotte de PARSEVAL, Titulaire d’un DEA de philosophie morale et politique. Marie-Frédérique PELLEGRIN, Maître de conférences, Université de Lyon III – Jean Moulin. Isabelle PESCHARD, Doctorante en philosophie des sciences, École doctorale de l’École Polytechnique, Paris. Alain PEYRAUBE, Directeur de recherche, CNRS, EHESS, Paris. Emmanuel PICAVET, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I. downloadModeText.vue.download 12 sur 1137

10 Mazarine PINGEOT, Allocataire-moniteur normalien, Université d’Aix-Marseille. Marie-Dominique POPELARD, Professeur de logique et philosophie de la communication, Université de Paris III. Michèle PORTE, Psychanalyste, professeur des Universités, Université de Bretagne occidentale, Brest. Roger POUIVET, Professeur de philosophie, Université de Nancy II. Julie POULAIN, Professeur de philosophie, Lycée Louise-Michel, Gisors. Dominique POULOT, Professeur, École du Louvre, Paris. Jean-Jacques RASSIAL, Psychanalyste, professeur, Paris, AixMarseille, Sao Paulo. Paul RATEAU, Ancien élève ENS Fontenay. Gérard RAULET, Professeur de philosophie, ENS-LSH, Lyon. Olivier REMAUD, Chercheur, Fondation Alexander von Humboldt, centre Marc-Bloch, Berlin.

Emmanuel RENAULT, Maître de conférences en philosophie, ENS – LSH, Lyon. Julie REYNAUD, Chargée de cours d’esthétique en Arts plastiques, Université de Montpellier III. Elsa RIMBOUX, Professeur de philosophie, Lycée Roumanille, Nyons. Denys RIOUT, Professeur, Université de Paris I. Rainer ROCHLITZ, chercheur, CNRS, EHESS, Paris. Christophe ROGUE, Professeur de philosophie, Lycée Perseigne, Mamers. Georges ROQUE, Directeur de recherches, CNRS (CRAL), EHESS, Paris. François ROUSSEL, Professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Carnot, Paris. Pierre SABY, Maître de conférences en musicologie, Université de Lyon II – Lumière. Baldine SAINT-GIRONS, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris X. Anne SAUVAGNARGUES, Prag, ENS-LSH, Lyon. Jean-Marie SCHAEFFER, Directeur de recherches, directeur du CRAL, CNRS, EHESS, Paris. Alexander SCHNELL, Maître de conférences, Université de Poitiers. François-David SEBBAH, Prag, Université de technologie de Compiègne. Jean SEIDENGART, Professeur de philosophie, histoire des sciences et épistémologie, Université de Reims. Michel SENELLART, Professeur, ENS-LSH, Lyon. Daniel SERCEAU, Professeur, Université de Paris I. Pascal SÉVERAC, ATER, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne. Philippe SIMAY, Professeur de philosophie en école d’architecture. Suzanne SIMHA, Professeur de philosophie en première supérieure, Lycée Cézanne, Aix-en-Provence. André SIMHA, Inspecteur d’académie – Inspecteur pédagogique régional de philosophie (académie d’Aix-Marseille). Hourya SINACEUR, Directeur de recherche, CNRS, Paris.

Igor SOKOLOGORSKY, Professeur de philosophie, Collège Royal, Rabat, Maroc. Léna SOLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM, Nancy. Jean-Luc SOLÈRE, Chargé de recherche, CNRS (centre d’étude des religions du Livre), Villejuif, ; chargé de cours, Université libre de Bruxelles, Université catholique de Louvain. Sylvie SOLÈRE-QUEVAL, Maître de conférences en philosophie de l’éducation, Université de Lille III. Gérard SONDAG, Maître de conférences en philosophie, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand. François SOULAGES, Professeur de philosophie, Département d’arts plastiques, Université de Paris VIII. Jacques SOULILLOU, Chargé de mission, Ministère des Affaires étrangères. Wiktor STOCZKOWSKI, Maître de conférence, EHESS, Paris. Ariel SUHAMY, Professeur de philosophie, CNED. Jean TERREL, Professeur des Universités, professeur à l’UFR de philosophie, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Patrick THIERRY, Professeur de philosophie, IUFM, Versailles. Christelle THOMAS, Élève, ENS-LSH, Lyon. Jean-Marie THOMASSEAU, Professeur, Département d’études théâtrales, Paris VIII. Claudine TIERCELIN, Professeur de philosophie, Université de Paris XII. Arnaud TOMÈS, Professeur de philosophie, Lycée Marc-Bloch, Bischeim. Jean-Marie VAYSSE, Professeur de philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail. Denis VERNANT, Professeur de philosophie, Université de Grenoble II. Bernard VOUILLOUX, Professeur, Département de littérature, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.

Ghislain WATERLOT, Maître de conférences de philosophie, IUFM, Grenoble. Gérard WORMSER, Chargé de mission, ENS-LSH, Lyon ; maître de conférences, IEP, Paris. Carole WRONA, Chargée de cours, Université de Paris III. Jean-Claude ZANCARINI, Maître ENS-FCL, Lyon. downloadModeText.vue.download downloadModeText.vue.download downloadModeText.vue.download

de conférences en philosophie, 13 sur 1137 14 sur 1137 15 sur 1137

A ABDUCTION Du latin abducere, « tirer », et de l’anglais abduction. PHILOS. CONN., LOGIQUE Terme introduit par C. S. Peirce pour désigner le processus de formation des hypothèses. Peirce 1 appelle « abduction » un processus créatif de formation des hypothèses, par des raisonnements du type : le fait surprenant C est observé ; mais si A était vrai, C irait de soi ; il y a donc des raisons de soupçonner que A est vrai. L’abduction se distingue de la déduction et de l’induction quantitative, qui généralise à partir du particulier, mais elle est proche de l’induction qualitative, qui comporte un élément de « devinette » (guessing). C’est une inférence « ampliative », qui augmente notre connaissance, une des espèces de l’épagôgè aristotélicienne. Inférence logique, l’abduction est aussi liée à l’instinct : elle permet de deviner, et de deviner juste. Introduisant à des idées nouvelles, elle a valeur explicative, d’où son importance, aux côtés de la déduction et de l’induction auto-correctrice, dans l’économie (réaliste) de la recherche et de la connaissance, qui reste foncièrement conjecturale et faillible. ▶ En philosophie des sciences, Popper 2 a repris la notion d’abduction comme élément essentiel de la logique de la découverte scientifique. On la désigne souvent sous le nom d’ « inférence à la meilleure explication ». Ce type de raisonnement a été particulièrement étudié en Intelligence artificielle, où il sert en particulier aux méthodes d’inférences à partir de diagnostics. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Collected Paper, (8 vol.), Harvard University Press, 1931-1958. 2 Popper, K., Conjectures et réfutations, trad. Complexe, 1986.

Voir-aussi : Charniak, E., et McDermott, D., Artificial Intelligence, Addison Wesley, New York, 1985. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CONJECTURE, HYPOTHÈSE, INDUCTION ABRÉACTION D’après l’allemand Abreagieren, néologisme créé par Freud et Breuer (1892), composé de reagieren, « réagir », et de ab- marquant la diminution, la suppression. PSYCHANALYSE Réaction émotionnelle par laquelle l’affect lié au souvenir d’un événement traumatique est exprimé et liquidé. Si cette réaction (rage, cris, pleurs, plaintes, récit...) est réprimée, les affects sont « coincés » (eingeklemmt) 1, et les représentations qui leur sont liées, interdites d’oubli. Elles risquent alors de devenir pathogènes (trauma). Si l’abréaction thérapeutique des affects est le but poursuivi par la méthode dite cathartique, la cure analytique lui accorde un rôle moindre, privilégiant l’élaboration par le langage, dans lequel « l’être humain trouve un équivalent de l’acte », et grâce auquel « l’affect peut être abréagi à peu près de la même façon » 2. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Über den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene, 1892, G.W. I ; le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques, in Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 12. 2 Ibid., pp. 5-6. ! AFFECT, DÉCHARGE, ÉLABORATION, RÉPÉTITION, TRANSFERT ABSOLU Du latin absolutus, de absolvere « détacher, délier » et « venir à bout de quelque chose, mener quelque chose à son terme, parfaire ». Le terme absolutus signifie une relation, quand bien même cette relation serait négation de la relation. Ignoré par l’Antiquité grecque, le terme est d’abord utilisé sous forme adjective, puis substantivé pour devenir le concept central de l’idéalisme allemand. L’adjectif est également employé, depuis le XVIe s., pour qualifier des théories politiques dites absolutistes. Aux yeux de leurs auteurs, la souveraineté de l’État doit être absolue, sinon elle n’est pas. Le souverain est ainsi délié de toutes entraves légales, religieuses ou traditionnelles, sans toutefois que sa souveraineté contredise nécessairement la liberté individuelle. Lorsque chaque individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain, la société alors formée est une démocratie,

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 14 c’est-à-dire l’union des hommes en un tout, ayant un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. La souveraineté absolue n’est pas, par conséquent, intrinsèquement monarchique. GÉNÉR. Ce qui se soustrait à tout rapport, à toute limitation. C’est l’inconditionné. L’absolu est l’indéterminé Étant négation de tout rapport, l’absolu échappe à toute détermination particulière et, par conséquent, à toute définition. Pour ces raisons il est nécessairement unique et se soustrait au discours, à tous les noms – y compris divins – par lesquels on voudrait le saisir. Le discours sur l’absolu s’épuise dans une série indéfinie de négations, le désignant comme l’indéterminé, l’incomposé, l’informe ou l’absolument inconnaissable. Cette appréhension strictement négative de l’absolu s’épuise, comme le montre Hegel, dans la contradiction de son propre objet, puisque force est d’admettre que l’absolu, en lui-même, n’est rien, rien de ce qui est. L’être absolument indéterminé est pur néant 1. L’absolu est l’être en tant que tel La détermination négative et aporétique de l’absolu oblige à en chercher une détermination positive. L’attribution de l’adjectif « absolu », dans le latin médiéval, est double. Il concerne soit une forme ou une propriété quelconque, soit l’être comme tel. Lorsque l’absoluité concerne l’être et en accompagne les déterminations, elle caractérise positivement le divin. Ainsi, « l’être dit tout simplement et absolument s’entend du seul être divin » 2. La conjonction de l’absolu et du divin s’opère, dans ce cas, au sein de l’ontologie. Le terme « absolu » qualifie alors, positivement, l’être lui-même, l’être pris dans son emploi absolu, c’est-à-dire l’être de ce qui subsiste par soi, et même l’être subsistant par soi. L’être et l’étant coïncident alors. L’absolu est l’étant qui se suffit à soi-même et à quoi tout le reste doit d’être, c’est-à-dire ce qui est absolument ou

l’absolument étant, mais, toujours, il se constitue moyennant une opposition à un terme moins essentiel ou secondaire. Il se trouve, donc, inscrit dans une relation à un autre, dans une relation à son autre. L’absolu est sujet La préservation de l’absoluité, au sein de cette opposition, n’est possible que si la relation à l’autre est intégrée dans cette absoluité. L’absolu est absolument lui-même, lorsque la relation à l’autre est comprise dans le même et se trouve, alors, surmontée. Seule la structure du « sujet », au sens moderne, c’est-à-dire du « soi » de la conscience de soi actualise cette relation à l’autre, cette négation radicale. L’esprit, le concept, conformément à sa détermination hégélienne, est précisément ce qui fait abstraction de tout ce qui lui est extérieur et de sa propre extériorité, c’est-àdire de son individualité immédiates 3. Il supporte la négation de cette dernière. Cette absolue négativité du concept est ce par quoi la liberté et, par conséquent, le soi se définissent. La négativité est alors sans restriction et telle que le concept n’a rien hors de soi. Sa négativité s’identifie à son identité autarcique à soi-même, de telle sorte que l’absolu est, au sens hégélien, esprit. L’interprétation de l’absoluité comme l’absolument étant s’infléchit vers le soi, qui est absolu, parce qu’il a converti toute relation à l’autre en relation à soi. ▶ L’absolu n’est donc pas un concept vide ou contradictoire, comme sa détermination négative au titre de l’absolument indéterminé le suggère. Il consiste en un processus de négation infini, qui porte en lui-même tout ce qui lui est autre, le fini, le déterminé, le différencié. Ainsi, l’absolu n’a de rapport à lui-même que comme totalité des déterminations possibles qu’il pose, nie et reprend en lui. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, t. 1, livre 1, « L’être », Aubier, Paris, 1976, p. 58. 2 Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, Vrin, Paris, 1983, 2, 3. 3 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, Philosophie de l’esprit, § 382, Vrin, Paris, 1988, p. 178. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, Vrin, Paris, 1991. Fichte, J. G., Doctrine de la science 1801-1802, Vrin, Paris, 1987.

Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier, Paris, 1976, 1978, 1981. Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, « Hegel et son concept d’expérience », Gallimard, « Tel », Paris, 1962. Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier, Paris, 1997. Schelling, Fr. W. J., le Système de l’idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978. ! DIEU « Y a-t-il un mal absolu ? » ABSTRACTION Du latin abstractio, « action d’extraire, d’isoler et son résultat ». Dans le contexte de la reprise médiévale d’Aristote, l’aphairesis se trouve hissée à la valeur d’une véritable catégorie philosophique qui permet en particulier de mieux articuler, dans le jugement, individualité et universalité. La critique de l’abstraction est faite par l’idéalisme allemand, bien après la révolution galiléenne qui en fait un critère d’établissement des lois. Hegel oppose l’abstrait à l’effectif en des termes qui marquent durablement l’ensemble des doctrines philosophiques nées sur les débris de l’idéalisme absolu – marxisme compris. PHILOS. ANTIQUE Opération de l’esprit qui consiste à séparer d’une représentation ou d’une notion un élément (propriété ou relation) que la représentation ne permet pas de considérer à part ; résultat de cette opération. La notion d’abstraction a été élaborée une fois pour toutes par Aristote. Dans le Traité de l’âme, il explique comment, par une opération d’abstraction, l’esprit passe de la représentation d’un nez camus à la pensée de la concavité, qualité d’un nez considérée séparément de la chair. C’est ainsi que les objets mathématiques sont pensés comme séparés de la matière, alors qu’en réalité ils n’ont pas d’existence séparée 1 : ils sont eux-mêmes des objets abstraits, ou abstractions. Si Aristote prolonge cette analyse en une critique des Idées pla-

toniciennes 2, la notion d’abstraction joue un rôle important dans sa propre doctrine. De même que la quantité, tout ce qui entre sous les catégories autres que celle de substance (qualités, relations, etc.) est pensé par abstraction. C’est aussi par abstraction que chaque science délimite son objet propre, à commencer par la science de l’être en tant qu’être ou philosophie première 3. downloadModeText.vue.download 17 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 15 ▶ La querelle des universaux (genre, espèce, différence, propre et accident sont-ils de simples abstractions, comme le penseront les nominalistes, ou, à titre de « causes » des êtres individuels, ont-ils une existence propre ?) est un cas particulier d’une controverse plus générale sur les idées abstraites, qui traverse toute l’histoire de la philosophie. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Traité de l’âme, III, 7, 431 b 12-17 ; Métaphysique, XI, 3, 1061 a 28-b3 ; Physique, II, 2, 193 b 22-194 a 12. 2 Aristote, Métaphysique, XIII, 1, 1076 a 18-19. 3 Ibid., XI, 3, 1061 b 3-5 ; IV, 1, 1003 a 21-26. ! CONCEPT, EIDOS, FORME, IDÉE, MATIÈRE, UNIVERSAUX PHILOS. MODERNE Après le XVIIIe s., les termes « abstrait » et « abstraction » prennent un sens en partie péjoratif, dans des philosophies qui mettent l’accent sur la totalité, le devenir ou la vie. Chez Hegel, le moment de l’abstraction représente l’étape de l’entendement dans le devenir de l’Esprit. L’attitude philosophique qui lui correspond dans la Phénoménologie est le dogmatisme. À la reproduction du réel sous la forme du « concret pensé » par la « méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret », Marx oppose « le procès de la genèse du concret lui-même » ; les catégories ne peuvent exister autrement « que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné » 1. Pour Bergson, l’abstraction arrache les idées à leur état naturel pour les dissocier en les faisant pénétrer dans le cadre du langage. « Cette dissociation des éléments constitutifs de l’idée, qui aboutit à l’abstraction, est trop commode pour que nous nous en passions dans la vie ordinaire et même dans la discussion philosophique » 2. Ce phénomène est donc nécessaire ; mais il est source d’erreur si nous croyons que cette dissociation nous livre l’idée concrète telle qu’elle est dans la durée.

▶ Dans de telles problématiques, au moins dans leur forme originelle, il s’agit moins de discréditer l’abstraction que d’en indiquer les limites ou les conditions de validité. Pierre-François Moreau ✐ 1 Marx, K., Introduction à la Critique de l’économie politique. 2 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. II. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Formation d’une idée par distinction, discrimination, dissociation, séparation, ou réunion des éléments communs à plusieurs instances. L’abstraction désigne à la fois la procédure cognitive qui extrait un trait commun de propriétés particulières et le produit de cette procédure, l’idée abstraite. En ce sens, le problème de l’abstraction est le même que celui des universaux, et peut recevoir trois grands types de solutions : le réalisme platonicien, qui sépare les abstraits de leurs instances ; le conceptualisme réaliste aristotélicien et thomiste, selon lequel les abstraits sont dans l’esprit et dans les choses (abstrahentium non est mendacium : abstraire ce n’est pas mentir) ; et le nominalisme, qui refuse d’hypostasier les idées abstraites et les réduit à des signes. ▶ La querelle des idées abstraites, qui opposa Berkeley 1 à Locke 2, traverse toute l’histoire de la philosophie. Elle est particulièrement vive en philosophie des mathématiques, et a ressurgi à la fin du XIXe s. avec l’idée de définition des nombres par abstraction chez Dedekind 3 et Russell 4, et dans les systèmes de construction du monde à partir du sensible chez Carnap et Goodman. Claudine Tiercelin ✐ 1 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, Flammarion, Paris, 1991. 2 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, Vrin, Paris, 1970. 3 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ? trad. Analytica 12-13, Bibliothèque d’Ornicar, 1979. 4 Russell, B., et Whitehead, A. N., Principia Mathematica, Cambridge, 1910. Voir-aussi : Laporte, R., le Problème de l’abstraction, Alcan, Paris, 1946. Vuillemin, J., la Logique et le monde sensible, Flammarion, Paris,

1971. ! ABSTRAIT, CONCEPTUALISME, MATHÉMATIQUES, PLATONISME, UNIVERSAUX LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Opération (ou produit de cette opération) consistant à sélectionner une propriété sur un objet ou sur un ensemble d’objets, pour la considérer isolément. Dans les sciences en général, l’abstraction remplit deux fonctions principales : elle isole certaines propriétés dans les objets pour en simplifier l’étude ; et elle permet de généraliser certaines propriétés à des ensembles d’objets équivalents. C’est notamment en logique (à distinguer des analyses psychologiques) que le procédé d’abstraction fut étudié. Les travaux de Frege, Dedekind, Cantor, Peano et Russell permirent d’en proposer une formalisation rigoureuse. Suivis par Whitehead et Carnap, ces auteurs cherchèrent les règles strictes permettant de regrouper en classes (ou en concepts, ensembles, etc., en fonction du contexte) des éléments partageant une certaine propriété. Cette propriété est alors appelée une « abstraite ». C’est ainsi « par abstraction » que Russell définit le concept de « nombre » (selon lequel « le nombre d’une classe est la classe de toutes les classes semblables à une classe donnée »1), puis les concepts d’ordre, de grandeur, d’espace, de temps et de mouvement. Comme le résume J. Vuillemin 2, la « définition par abstraction » chez Russell, inspirée de Frege et Peano, se déroule en quatre moments : 1) on se donne un ensemble d’éléments ; 2) on définit sur cet ensemble une « relation d’équivalence » (relation réflexive, transitive et symétrique) ; 3) cette relation partitionne l’ensemble donné en « classes d’équivalence » ; 4) « l’abstrait » est alors une propriété commune à tous les éléments de l’une de ces classes d’équivalence. L’originalité de Russell consiste à ajouter un cinquième moment, le « principe » d’abstraction proprement dit, qui sert à garantir l’« unicité » de la propriété obtenue. Ces recherches métamathématiques sur l’abstraction obéissaient, chez Russell, à un projet philosophique : montrer que les mathématiques sont fondées sur la logique. Après les désillusions sur ces tentatives logicistes, l’abstraction fut mobilisée à nouveau frais par A. Church, en 1932, pour fonder les mathématiques sur le concept de « fonction » (envisagé, cette fois, d’un point de vue « intensionnel », et non plus « extensionnel »). C’est dans cette perspective qu’est né le « lambda-calcul » 3, qui formalise les règles permettant

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 16 d’« abstraire » les fonctions, au moyen de l’opérateur lambda (λ), à partir des expressions servant à les expliciter. Là encore, l’entreprise fondationnelle a échoué. Mais cette théorie s’est révélée très féconde d’un point de vue opératoire. Elle a, en effet, pour but de considérer et de travailler sur les fonctions « en elles-mêmes », comme pures « règles » (et non comme « graphes »), indépendamment des valeurs qu’elles prennent pour chaque argument. On peut ainsi étudier directement les propriétés les plus générales de ces fonctions, notamment leur calculabilité. L’abstraction devient ainsi un véritable outil mathématique, et non plus seulement métamathématique. L’abstraction a, en outre, été étudiée d’un point de vue psychologique. Amorcée dès l’âge classique, principalement par les empiristes, cette étude a été profondément renouvelée par J. Piaget, qui en a examiné le fonctionnement selon des méthodes proprement expérimentales, et non plus seulement d’un point de vue introspectif ou spéculatif 4. L’abstraction « réfléchissante » (c’est-à-dire « seconde », par différence avec l’abstraction « empirique », qui porte sur les classes d’objets, et non sur les opérations exercées sur ces objets) naît, selon Piaget, dans la prise de conscience par l’enfant de la coordination de ses gestes. Cela fournit, selon lui, la base psychologique de l’abstraction formelle. ▶ Les procédures abstractives représentent aujourd’hui un domaine florissant de recherche en informatique, en mathématiques et en sciences cognitives, car elles permettent de gagner en généralité et en constructivité dans toutes les études portant sur les propriétés communes à des ensembles d’objets. L’abstraction est également travaillée actuellement en « logique floue ». Alexis Bienvenu ✐ 1 Russell, B., The Principles of Mathematics (1903), Routledge, Londres, 1992, § 111, p. 115. 2 Vuillemin, J., la Logique et le Monde sensible, études sur les théories contemporaines de l’abstraction, Flammarion, Paris, 1971, p. 31. 3

Church, A., The Calculi of Lambda Conversion, Princeton University Press, 2e éd. 1951. 4 Piaget, J. (dir.), Recherches sur l’abstraction réfléchissante, PUF, Paris, 1977. Voir-aussi : Barendregt, H. P., The Lambda Calculus, North Holland P. C., Amsterdam, éd. rev. 1984. Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, recherche logicomathématique sur le concept de nombre (1884), trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1970. Geach, P., Mental Acts. Their Content and Their Objects, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1957. ! ABSTRAIT, CALCUL, CONCEPT, EXTENSION, FONCTION, RÉCURSIVITÉ ESTHÉTIQUE Conception de l’art qui trouve sa justification en dehors de toute référence à la réalité sensible et met délibérément l’accent sur les composantes plastiques. REM. Le terme s’est conservé en dépit des résonances négatives déplorées par les premiers défenseurs de l’abstraction ; aucun des termes alternatifs proposés (art concret, art réel, etc.) n’a prévalu. Toute oeuvre d’art est une abstraction : des analystes rigoureux ont prétendu à juste titre que chaque représentation procédait d’une abstraction – stricte définition de l’opération mentale grâce à laquelle l’artiste opère des choix en fonction de ses intentions et de la nature de son art spécifique 1. Ainsi, le dessinateur se distingue du cordonnier précisément parce qu’il ne fabrique pas une chaussure, mais nous en donne à voir certains aspects, jamais tous. Ceux qui raisonnent ainsi voient dans l’abstraction une condition générale de toute activité artistique, et ils préconisent l’usage de la locution « art non figuratif » pour désigner les réalisations qui renoncent volontairement à tisser des liens de ressemblance entre les formes créées et celles du monde extérieur, telles qu’elles sont perçues par l’intermédiaire de nos sens. Cette distinction demeure valide, du point de vue philosophique, mais l’usage courant a retenu le terme abstraction pour qualifier des réalisations qui rompent délibérément avec l’antique nécessité d’un recours à la mimèsis. Ainsi comprise, la notion d’art abstrait n’a de sens que dans un contexte où la représentation, aussi déformée ou allusive qu’elle puisse paraître, semblait

s’imposer comme une nécessité absolue. C’est pourquoi elle apparut et se développa au sein des arts plastiques, voués à l’imitation, une imitation considérée sinon comme but ultime, du moins comme un moyen indispensable. Tournant historique et approfondissement réflexif Dans cette perspective, l’abstraction – ou non-figuration – constitue une rupture majeure, et les débats auxquels elle donna lieu attestent de la violence du séisme qu’elle provoqua. L’une des interrogations récurrentes qui furent posées à son sujet concernait son rapport avec l’art ornemental, plaisant à l’oeil mais dépourvu de plus hautes ambitions 2. Pour contrecarrer ces attaques, les premiers créateurs de l’art abstrait ont souvent développé dans leurs écrits des thèses qui tendaient à accréditer l’importance du contenu spirituel dont leurs oeuvres seraient la manifestation visible 3. C’est également ainsi que fut abandonnée la référence à l’ut pictura poesis au profit d’un nouveau paradigme, l’ut pictura musica. La musique recourt rarement à l’imitation et elle n’en a aucun besoin pour proposer des compositions qui ne relèvent nullement des seuls arts d’agrément. Ainsi, au-delà de l’apparente rupture introduite au sein des arts visuels, l’idée d’une fondamentale continuité dans le développement des arts tendait à s’imposait. L’art abstrait poursuivait les ambitions de toujours, celles que Hegel, par exemple, avait mises au jour. Pour la vision téléologique aimantée par la foi dans le progrès, l’abstraction constituait une étape décisive. Se privant volontairement de l’assujettissement aux apparences du monde, l’art abstrait gagnait une liberté, une indépendance, qui lui permettait d’atteindre plus sûrement à des vérités réputées d’autant plus substantielles qu’elles ne ressortissent pas de l’ordre du visible trivial. L’abstraction conforte alors la thèse d’une autonomie de l’art, gage de sa dignité. Cette conquête facilite l’accès à des pra-

tiques réflexives : l’art, loin de nous entretenir du monde, peut procéder à un retour analytique sur soi qui ouvre sur une ontologie. En dépit de ces perspectives stimulantes, la critique de l’abstraction est demeurée vive jusqu’aux années 1960. On accusait celle-ci de confondre liberté et vacuité ou autonomie et autisme. Il lui était aussi reproché de proposer en guise de création un quelconque maniérisme formel, menacé d’académisation rapide. Beaucoup s’accordaient aussi à lui faire grief de n’exiger aucune compétence artistique spécifique, downloadModeText.vue.download 19 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 17 de contribuer ainsi à la perte du métier et des repères axiologiques qui lui sont attachés. Malgré ces attaques, l’abstraction s’est imposée. Elle doit son succès à sa vitalité, attestée par une grande diversification des pratiques, des styles ou des manières et des intentions explicites qui la suscitent. Elle le doit aussi au fait qu’elle a, plus ou moins durablement, étendu son empire. Après la peinture, initiatrice en ce domaine, puis la sculpture, le cinéma ou la photographie ont connu des réalisations non figuratives. ▶ L’abstraction n’a jamais éliminé l’art figuratif, elle a plutôt contribué à le rendre plus exigeant. Elle a par ailleurs abouti à une extension du domaine des arts plastiques où se croisent aujourd’hui maintes techniques qui ne sont pas issues de la tradition des beaux-arts, telles la vidéo ou la photographie plasticienne, qui contribuent à une floraison d’images – de nouvelles sortes d’images mais aussi des représentations que l’abstraction congédiait. Denys Riout ✐ 1 Kojève, A., « Pourquoi concret » (1936, inédit jusqu’en 1966), in Kandinsky, W., Écrits complets, t. II, la Forme, DenoëlGonthier, Paris, 1970. 2 Connivence dénoncée par les cubistes, notamment Kahnweiler et Picasso, et réélaborée dans les années 1960 par les détracteurs de l’expressionnisme abstrait. 3 En particulier chez Kandinsky, Mondrian, Kupka, Malevitch, etc.

Voir-aussi : The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985, catalogue de l’exposition éponyme, Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press, New York, 1986. Mozynska, A., l’Art abstrait, 4 vol., Macght, Paris, 1971-1974. Schapiro, M., l’Art abstrait (art. 1937-1960), trad. Éditions Carré, Paris, 1996. ! CONTENU, FORMALISME ABSTRAIT Du latin abstractus, de abstrahere, abstraire. GÉNÉR. Ce qui est sans rapport direct avec l’expérience quotidienne. Les idées abstraites sont, dans une perspective empiriste, celles qui s’obtiennent en séparant certaines propriétés de la chose à laquelle elles sont liées dans l’expérience. Il est alors possible de les envisager pour elles-mêmes et de considérer qu’elles sont communes à plusieurs objets. L’abstraction débouche donc sur la généralisation 1. André Charrak ✐ 1 Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, liv. II, chap. XI, § 9, trad. Coste, Vrin, Paris, 1994, p. 113. ! ABSTRACTION, EMPIRISME, GÉNÉRALISATION ABSURDE Du latin absurdus, « discordant ». D’abord conçu négativement comme révélant la vérité par contraste, défaut et opposition, l’absurde se fait compagnon de la liberté, dans le sillage des philosophies de l’existence. D’une problématique d’entendement, on passe insensiblement à une perspective éthique. LOGIQUE, MORALE Ce qui est contraire au sens commun ou qui comporte une contradiction logique. Par extension, sentiment que le monde, la vie, l’existence, n’ont pas de sens (XXe s.). Pour Camus, ce sentiment résulte de la rencontre entre les clameurs discordantes du monde et notre « désir éperdu de clarté », entre son silence et notre appel 1. Et, pour Sartre, tout est contingent, superflu, jeté là dans un décor de

hasard 2. Une première source du thème est issue de la prédication protestante de la grâce, don gratuit de Dieu, qui peut donner le sentiment que nos existences sont superflues, et l’inquiétude de savoir ce que nous faisons là, comme le demande Kierkegaard, et d’une certaine manière Emerson. Une seconde source apparaît avec l’idée de Schopenhauer que le vouloir-vivre n’a aucun sens, sinon sa propre prolifération aux dépens de lui-même : l’absurde et la contradiction nous conduisent alors au détachement, éventuellement accompagné de compassion. Nietzsche réagit autrement à ces sentiments : l’acceptation de l’absurde et de l’insensé, loin du renoncement, peut conduire par la révolte à une innocence seconde. L’absence de finalité, la mort de Dieu nous renvoient à nous-mêmes, abandonnés à la responsabilité de donner nous-mêmes sens et valeur à ce que nous sentons, faisons et disons. C’est ce que fait le héros mythique de Camus, et « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Si, pour Sartre, le sens n’est pas donné, c’est qu’il est à construire. Le problème est, alors, que cette augmentation infinie de la responsabilité peut s’accompagner d’une angoisse infinie, celle de la liberté. Mais il y a aussi une source littéraire, et l’atrocité des guerres contemporaines a ravivé le sentiment que le malheur est trop injuste et, plus encore, absurde (Job), et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil (l’Ecclésiaste). Cette veine biblique du genre sapiential se trouvait chez Shakespeare (« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire » 3) et chez Calderon 4, mais elle prend toute son expansion avec Kafka 5 et le théâtre de l’absurde (Beckett, Ionesco, Sartre, Camus). En revenant au langage ordinaire et à l’humour de l’absurde quotidien, les auteurs jouent sur les hasards des mots et des langues 6, et, comme le dit Prévert : « Pourquoi comme ci et pas comme ça ? » Ils jouent sur les conversations où les interlocuteurs ne parlent pas de la même chose, ou ne cherchent pas à parler de ce qui leur importe. Ils explorent l’impossibilité de communiquer l’incommunicable ou d’expliquer l’inexplicable. ▶ La crise de l’absurde n’est pas par hasard contemporaine d’une crise du langage, et de la confiance au langage ordinaire. La réponse à l’angoisse de l’absurde pourrait d’ailleurs bien se trouver dans cette euphémisation littéraire de l’absurde, manière d’en rire ou de l’apprivoiser. Le modèle en serait alors le jugement esthétique de Kant, et sa finalité sans fin : le sentiment que cela a un sens même si on ne sait pas lequel. Mais le labyrinthe kafkaïen nous place sans cesse dans des situations dont le sens nous échappe et nous menace d’autant plus, comme si les réponses et les questions ne correspondaient jamais. Peut-être le sentiment de l’absurde, où le fait le plus ordinaire n’a plus de sens commun et ne va plus de soi, et où l’on n’est plus sûr ni d’exister soi-même ni

de jamais pouvoir rencontrer une autre existence, provient-il d’un trop grand désir de clarté. Reste alors à multiplier les voyages et les déplacements pour se faire croire que la vie a un sens. Olivier Abel ✐ 1 Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942. L’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951. downloadModeText.vue.download 20 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 18 2 Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1938. L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Paris, 1946. 3 Shakespeare, W., Macbeth (1605). 4 Calderon de la Barca, P., La vie est un songe (1636), GarnierFlammarion, Paris. 5 Kafka, Fr., le Procès (1914) ; Journal (1910-1923). 6 Joyce, J., Ulysse (1922). ! COHÉRENCE, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, SENS ∼ RAISONNEMENT PAR L’ABSURDE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Depuis Aristote et Euclide, le raisonnement par l’absurde (apagogique ou indirect) est d’usage courant en sciences. Plutôt que de procéder à un impossible examen de tous les corbeaux pour vérifier la proposition : « Tous les corbeaux sont noirs », il suffit de s’arrêter au premier corbeau non noir venu. Cette méthode du contre-exemple établit la supériorité d’une stratégie de falsification sur celle directe de vérification 1. De même, en logique, il est plus aisé de procéder par l’absurde plutôt que de prouver directement une proposition à partir des axiomes et des théorèmes déjà connus 2. Soit à évaluer A, on fait l’hypothèse de ¬A et on développe ses conséquences. Si ¬A conduit à une contradiction, on a établi qu’on ne peut falsifier A, qui est donc valide. Ce raisonnement indirect repose sur le tiers exclu : le constat du caractère contradictoire des conséquences de ¬A ne conduit à A que par le truchement de A v ¬A. Un logicien intuitionniste, disciple de Brouwer, qui n’admet pas le tiers exclu, récusera donc toute procédure apagogique. De ce qu’il est contradictoire qu’il n’existe pas de nombre ayant telle propriété P, on

ne peut plus inférer que ce nombre existe. Est requise une construction effective qui exhibe un tel nombre. La tentative infructueuse du Père Saccheri en 1733 pour démontrer par l’absurde le postulat euclidien des parallèles ouvrit la voie aux géométries non euclidiennes. Denis Vernant ✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad. Tyssen-Rutten N. et Devaux P., Payot, Paris, 1984. 2 Gardies, J.-L., le Raisonnement par l’absurde, PUF, Paris, 1991. ! APAGOGIQUE, FALSIFIABILITÉ, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU ACADÉMIE Du grec Akademia, nom du jardin où enseignait Platon. ESTHÉTIQUE Institution culturelle, indépendante des universités et des corps de métier, consacrée à la pratique ou à la théorie des activités littéraires, artistiques ou scientifiques. Inspirées du modèle antique, les académies se développèrent en Europe à partir de la Renaissance, d’abord dans le domaine des arts libéraux, où elles entraient en concurrence avec les universités et les salons, puis des arts mécaniques, où elles prirent rapidement le pas sur les corporations médiévales. Ainsi, après les académies encyclopédistes et humanistes du Quattrocento italien – telle l’Accademia platonica de M. Ficin et Pic de la Mirandole, créée à Florence en 1462 – apparurent des académies plus spécialisées, qui prirent leur essor en France au XVIIe s. : l’Académie française en 1635, l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 (complétée en 1666 par l’Académie de France à Rome), puis, sous Louis XIV, celles de danse (1661), des inscriptions et belleslettres (dite « petite académie », 1663), des sciences (1666), de musique (1669), d’architecture (1671). La province suivra au XVIIIe s., tandis que fleurissaient de semblables initiatives dans toute l’Europe. Le phénomène académique procède, tout d’abord, d’un effet d’institution, par une formalisation portant à la fois sur le statut juridique, sur les liens avec le pouvoir politique et sur les pratiques, étroitement codifiées. Il procède en outre d’un effet de corps, le regroupement des pairs autorisant la formation d’une identité collective. C’est dire qu’il s’agit d’un pro-

cessus foncièrement élitaire, sélectionnant et regroupant les « meilleurs ». Mais le principe de sélection est beaucoup plus démocratique que ne l’étaient sous l’Ancien Régime le critère aristocratique du nom et le critère bourgeois de la fortune ; et il est plus souple que le critère universitaire des diplômes, dans la mesure où il repose avant tout sur la qualité purement individuelle et partiellement réversible qu’est le talent, qu’il soit basé sur le travail et l’étude, selon le modèle classique, ou sur le don inné selon le modèle romantique. ▶ Si le mouvement académique favorise ainsi l’émergence d’une élite proprement culturelle, il connaît néanmoins d’inévitables perversions : perversion de l’effet d’institution, par la routinisation des pratiques et des normes, facteur d’immobilité ; perversion de l’effet de corps, par la fermeture à tout élément extérieur, facteur de conformisme. Et ce sont ces effets pervers que l’on désigne aujourd’hui par le terme, devenu péjoratif, d’« académisme », stigmatisant une dérive indissociable du principe même de toute académie. Nathalie Heinich ✐ Boime, A., The Academy and French Painting in the 19th Century, Phaidon, Londres, 1971. Hahn, R., The Anatomy of a Scientific Institution. The Paris Academy of Sciences, 1663-1803, University of California Press, Berkeley, 1971. Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Minuit, Paris, 1993. Pevsner, N., Academies of Art. Past and Present, Cambridge University Press, 1940. Roche, D., le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1803, Mouton, Paris, 1978. Viala, A., Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985. Yates, F., The French Academies of the 16th Century, Londres, Warburg Institute, 1947.

! ART, ARTISTE, BEAUX-ARTS, CANON, SOCIOLOGIE DE L’ART ACATALEPSIE Mot grec akatalepsia, « fait de ne pouvoir comprendre, saisir ». PHILOS. ANCIENNE Chez les Pyrrhoniens, disposition de l’âme qui, par principe, renonce à atteindre une quelconque certitude. ! KATALÊPSIS, SCEPTICISME downloadModeText.vue.download 21 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 19 ACCIDENT Du latin accidens, part. présent de accidere, « arriver » (pour un événement), traductions respectives du grec sumbebêkos et sumbainein. PHILOS. ANTIQUE Propriété d’un être, non incluse dans sa définition. Le concept d’« accident » (sumbebêkos) apparaît chez Aristote, relatif au concept d’ousia, essence et substance. Alors que l’ousia est au principe de l’identité d’un individu singulier, les accidents en sont les modifications non nécessaires, qui l’affectent plus ou moins provisoirement : on distinguera entre hexis, « état stable », ou habitus, et diathesis, « disposition passagère ». « Accident se dit de ce qui appartient à un être et peut en être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni nécessaire ni constant : par exemple, si, en creusant une fosse pour planter un arbre, on trouve un trésor. C’est par accident que celui qui creuse la fosse trouve un trésor, car l’un de ces faits n’est ni la suite nécessaire ni la conséquence de l’autre, et il n’est pas constant qu’en plantant un arbre on trouve un trésor. 1 » En ce premier sens, l’accident se distingue de l’attribut par soi : « Ce qui appartient en vertu de soi-même à une chose est dit par soi, et ce qui ne lui appartient pas en vertu de soi-même, accident. Par exemple, tandis qu’on marche, il se met à faire un éclair : c’est là un accident, car ce n’est pas le fait de marcher qui a causé l’éclair, mais c’est, disons-nous, une rencontre accidentelle. 2 » Mais, en un second sens, l’accident est un attribut par soi : par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits 3. En ce second sens très large, l’accident tend à se confondre

avec la qualité, qu’elle soit essentielle ou inessentielle : c’est celui qui prévaudra chez les scolastiques. À partir du même verbe sumbainein, les stoïciens élaboreront les deux concepts logiques de sumbama et de parasumbama : dégagés du joug de la substance, plus proches du sens de la racine « ce qui arrive », il s’agira d’événements. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a14-16. 2 Aristote, Analytiques seconds, I, 4, 73b10-13. 3 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a30-32. Voir-aussi : Aristote, Topiques I, 5. Porphyre, Isagoge, V, 4. ! ATTRIBUT, ESSENCE, SUBSTANCE ACQUIS ! INNÉ ACTE Du latin actum, de agere, « agir » ; en grec : energeia. Si l’on s’entend à dire, en philosophie, que le passage d’une puissance à un acte est le symptôme d’un mouvement, i.e. d’un sujet en mouvement, il convient de noter que l’actualisation est un processus dans lequel ce sujet (hypokheimenon) est soit indéterminé et indéterminable (energeia aristotélicienne), soit au contraire complètement exposé (l’acte d’accomplissement). De son origine grecque aux développements les plus récents de l’analyse cognitive, la notion d’acte est irréductiblement liée à une fonction de mise en relation dans laquelle le sujet est soit posé, soit escamoté. PHILOS. ANTIQUE Chez Aristote, réalisation par un être de son essence ou forme, par opposition à ce qui est en puissance. En un premier sens, l’acte (energeia) s’entend « comme le mouvement relativement à la puissance »1 : ainsi l’être qui bâtit par rapport à l’être qui a la faculté de bâtir. Par cette distinction, Aristote s’opposait aux mégariques, qui préten-

daient qu’« il n’y a puissance que lorsqu’il y a acte, et que, lorsqu’il n’y a pas acte, il n’y a pas puissance : ainsi, celui qui ne construit pas n’a pas la puissance de construire, mais seulement celui qui construit, au moment où il construit » 2. En un second sens, l’acte est « comme la forme (ou l’essence, ousia) relativement à une matière »3 : c’est le fait pour une chose d’exister en réalité, et non en puissance (dunamis). La distinction entre acte et puissance intervient dans l’analyse physique du devenir : le mouvement naturel du composé sensible, de matière et de forme, est le mouvement de réalisation de sa forme, principe moteur de son devenir et de sa détermination, absente de sa matière. Antérieur à la puissance selon la notion et l’essence, l’acte lui est, en un sens, postérieur selon le temps (l’actualisation de la forme se fait à partir de la puissance) mais, en un autre sens, antérieur, car, « si c’est à partir de l’être en puissance que vient à être l’être en acte, la cause en est toujours un être en acte, par exemple un homme à partir d’un homme [...] : toujours le mouvement est donné par quelque chose de premier, et ce qui meut est déjà en acte » 4. Alors que la matière est pure puissance en attente de la forme, l’acte est principe d’actualisation et d’actualité de la forme : Dieu, pour Aristote, est acte pur, dépourvu de toute potentialité et, pour cette raison, quoique premier moteur, immobile. Si, lorsque Aristote parle de l’acte comme action (par exemple, le blanchissement), l’acte par excellence est pour lui le mouvement, ce dernier n’est pourtant pour lui qu’un « acte incomplet » (energeia ateles) ; en un autre sens, l’acte est la « fin de l’action », ou ce qu’elle « accomplit » (ergon). « C’est pourquoi, dit Aristote, le mot « acte » (energeia) est employé à propos de « l’oeuvre accomplie » (ergon) et tend vers l’entéléchie. 5 » Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, IX, 6, 1048b8. 2 Ibid., 3, 1046b29-32. 3 Ibid., 6, 1048b9. 4 Ibid., 8, 1049b24-27. 5 Ibid., 8, 1050a22-23. Voir-aussi : Aristote, Physique ; Métaphysique, IX. ! DEVENIR, ENTÉLÉCHIE, FORME, MOUVEMENT, PUISSANCE GÉNÉR., PHILOS. MODERNE ET CONTEMPORAINE Ce qui rend effective une forme, une essence ou une

notion, puis une saisie du regard. Leibniz reprend à son compte 1, en tant qu’elle est conforme à la philosophie naturelle des Modernes, la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte. Si l’acte est toujours celui d’un sujet ou d’une substance qui se tient sous des déterminations, cela signifie précisément que, comme le signifiait Aristote au point de départ de sa physique, c’est à la substance (actiones sunt suppositorum 2) que revient le statut de principe pour l’actualisation de ce qui n’est encore en elle que tendance, volition, désir. Ainsi la définition selon laquelle le downloadModeText.vue.download 22 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 20 mouvement est l’acte de ce qui est en puissance, en tant qu’il est en puissance, c’est-à-dire en tant qu’il reste suspendu à un processus d’effectuation, devient audible sous les espèces de la dynamique leibnizienne qui confie à un supérieur, la force, le soin d’être la cause et le principe de ce dont le mouvement relatif, géométrique, n’est que l’acte, c’est-à-dire aussi le phénomène. Dans la phénoménologie husserlienne 3, l’acte est plus généralement renvoyé à la structure même de l’intentionnalité. La vie de la conscience se résume à un rapport au monde qui est posé sous la forme de ses actes (ceux de la volonté comme ceux de la simple saisie par la conscience, d’un corrélat donné à tous ses états, au-dehors, dans le monde). ▶ En ce sens la problématique de l’acte s’est déplacée et son champ d’application, autrefois tourné vers la désignation de la substance comme fondement de toutes les marques de l’effectivité, est de nos jours plus orienté vers la description des états de la conscience, tant dans la perception simple que dans son expression par le langage. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 10 et suiv. Vrin, Paris, 1984. 2 Fichant, M., « Mécanisme et métaphysique : le rétablissement des formes substantielles » (1679), Philosophie, 39, septembre 93, pp. 27-59, rééd. in Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, Paris, 1998. 3 Husserl, E., Ideen, trad. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1985. ! ACTION, ENTÉLÉCHIE, INDIVIDU PSYCHANALYSE La mise au jour des processus inconscients et de leur

efficience crée une nouvelle catégorie d’actes : les accomplissements de voeux. Dans l’inconscient, toute représentation vaut acte accompli ; intention et acte s’identifient. Cette « réalité psychique » s’avère dans les rêves, symptômes, actes manqués, etc. ; les sentiments de culpabilité qui procèdent de fantasmes, et non d’actions effectives, en démontrent l’existence. Ainsi, la psychanalyse ne propose pas de théorie de l’acte, qu’elle envisage comme partie visible de la vie pulsionnelle et des conflits qui l’animent. SYN. : action. « Au commencement était l’action. 1 » Sur le plan collectif, le meurtre du père par les fils précède les interdits et rituels qui répriment, refoulent et / ou répètent cet acte fondateur ; chez l’individu, les voeux sont d’abord mis en acte avant que les interdits n’imposent leur refoulement. Les seuls actes possibles pour ces voeux deviennent l’accomplissement inconscient et le passage à l’acte. Dans la cure, l’acte est une résistance où le patient répète ce qu’il ne peut se remémorer. Le transfert lui-même est une répétition, utilisée néanmoins dans la cure « pour maintenir sur le terrain psychique les pulsions que le patient voudrait transformer en actes » 2. ▶ Dans son principe même, la psychanalyse met au jour l’efficience thérapeutique de la parole, et préfigure en cela la théorie des actes de langage de la linguistique pragmatique. Mais la distinction entre actes et mots demeure, sur laquelle se construit la cure. « Selon Platon, l’homme de bien se contente de rêver ce que le méchant fait réellement. 3 » Benoît Auclerc ✐ 1 Goethe, J.W. (von) Faust (1887), cité par Freud, S., Totem und Tabu, 1912, G.W. IX, « Totem et tabou », chap. IX, PUF, Paris, p. 221. 2 Freud, S., Errinern, Wiederholen, Durcharbeiten (1914), G.W. X, « Remémoration, répétition, et élaboration », in De la technique psychanalytique, PUF, Paris, p. 112. 3 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, GW. II/III, « L’interprétation des rêves », chap. VII, PUF, Paris, p. 526. ! ACTE MANQUÉ, PROCESSUS, PULSION, RÉPÉTITION, RÊVE, TRANSFERT ∼ ACTE MANQUÉ En allemand, Fehlleistung ou Fehlhandlung, de fehlen, « manquer », et Leistung, « performance » ou Handlung, « action ». Néologismes de Freud.

Les mots désignant les actes manqués commencent tous par le préfixe Ver-, signifiant que le procès est mal exécuté, manqué. PSYCHANALYSE Acte ne se déroulant pas conformément à l’intention consciente, sous l’influence perturbatrice d’une idée inconsciente refoulée. « Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent euxmêmes, et à leur insu »1 : la théorie de l’acte manqué semble s’inscrire dans la lignée de ces mots de La Bruyère. Ce que Freud analyse comme acte manqué, dans Psychopathologie de la vie quotidienne 2, recouvre des phénomènes très divers : confusions de mots dans les lapsus linguae, calami ou dans les erreurs de lecture ; oublis d’un nom, d’une séquence verbale, d’un projet ou de souvenirs ; méprises ou maladresses. Mais Freud démontre qu’ils relèvent du même processus psychique : l’acte manqué manifeste toujours le conflit entre deux tendances inconciliables et constitue une formation de compromis. Réalisation voilée d’un voeu inconscient, l’acte manqué est donc réussi. Il est signifiant, et l’inattention, la fatigue ne sont que des rationalisations secondes expliquant seulement la levée partielle de la censure. Son caractère momentané enlève tout caractère pathologique à l’acte manqué : comme le rêve et, plus tard, le mot d’esprit, il permet à Freud de montrer l’universelle efficience du matériel psychique inconscient et la continuité entre états « normaux » et pathologiques. ▶ La théorie de l’acte manqué est, de plus, l’occasion de reconnaître le déterminisme qui régit la vie psychique. Sa méconnaissance par projection conduit à croire en un déterminisme extérieur se manifestant dans les superstition, paranoïa, mythes et religions. La psychanalyse, si elle confère du sens à des faits quotidiens, détruit en revanche l’illusion d’une réalité suprasensible : il s’agit bien de « convertir la métaphysique en une métapsychologie » 3. Le succès du terme dans l’usage commun est, en fait, le signe d’une défense par la banalisation. Benoît Auclerc

✐ 1 Cité in Goldschmidt, G.-A., « La langue de Freud », le CoqHéron, no 90, 1984, p. 52. 2 Freud, S., Zur Psychopathologie des Alltagslebens, G.W. IV, « Psychopathologie de la vie quotidienne », chap. XII, Payot, Paris, p. 299. 3 Ibid., p. 288. ! ACTE / ACTION, DÉTERMINISME, ESPRIT, LAPSUS, MÉMOIRE, MÉTAPSYCHOLOGIE, RATIONALISATION, RÊVE downloadModeText.vue.download 23 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 21 ∼ ACTE DE DISCOURS Calque de l’anglais speech act. LINGUISTIQUE, LOGIQUE Pour Frege, l’assertion est la manifestation de l’acte de jugement comme reconnaissance de la vérité d’une pensée par un locuteur 1. C’était, dès 1918, esquisser une analyse proprement actionnelle du langage. Par la suite, J. Austin dénonça « l’illusion descriptive » qui consistait à privilégier indûment l’usage cognitif du langage 2. Le discours ordinaire n’a pas pour seule fin de dire, mais aussi de faire en disant. À côté des constatifs, Austin introduisait les performatifs qui, tel « Je vous déclare unis par les liens du mariage », réalisent effectivement une action sociale par le fait d’être proférés en une situation déterminée par la personne autorisée. Outre les traditionnelles conditions de vérité des énoncés, s’imposaient des conditions de succès : n’importe qui ne marie pas n’importe quoi. Les actes de discours s’analysent alors à trois niveaux : 1° – sémantique, du contenu locutoire (référence et prédication), 2° – pragmatique, de la force illocutoire (une assertion n’est pas un ordre, une promesse ou un souhait, etc.) 3° – enfin, celui actionnel et non conventionnel des effets perlocutoires produits sur l’auditeur. ▶ Les intuitions inaugurales d’Austin ont été théorisées par J. Searle 3, puis formalisées par D. Vanderveken 4. La théorie des actes de discours constitue un outil précieux d’analyse

du langage ordinaire. On peut toutefois lui reprocher notamment une conception monologique qui fait du locuteur le maître du sens et néglige la dimension interactionnelle de la communication pourtant déjà nettement indiquée par Wittgenstein avec ses « jeux de langage » 5. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits logiques et philosophiques, trad. Imbert C., Seuil, Paris, 1971, pp. 175-176 et 205, note 1. 2 Austin, J., Quand dire c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil, Paris, 1970. 3 Searle, J., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972, et Sens et expression (1975), trad. Proust J., Minuit, Paris, 1982. 4 Vandervecken, D., Meaning and Speech Acts, Cambridge UP, vol. 1, 1990, vol II, 1991. 5 Vernant, D., Du discours à l’action, Paris, PUF, 1997. ! ASSERTION, DIALOGUE, ILLOCUTOIRE (ACTE), INTERACTION, JEU DE LANGAGE, PRAGMATIQUE ACTION Du latin actio, de agere, agir. Tendue entre la description simple du processus par lequel un agent effectue ou déploie ses dispositions internes, et l’attribution d’un critère moral aux conduites proprement humaines, l’action ne se constitue comme concept autonome que grâce au travail notionnel accompli par les philosophes des Lumières. Certes, le contexte théologique de la Réforme a contribué à poser, puis à nier, la question du salut par les oeuvres. Certes, les auteurs renaissants ont donné à l’action humaine un cadre conceptuel inédit, délivrant la théorie morale de tout rapport nécessaire à une phraséologie du destin ou de la fatalité. Mais c’est à la suite des Lumières, dans les textes kantiens, qu’ont pu être dégagées les conditions d’une lecture purement morale de l’action, tandis que les différentes occurrences d’un principe physique de moindre action ont contribué à renouveler l’idée de nature en un sens finaliste qui ne sera pas dénoncé par la Critique de la faculté de juger de Kant.

GÉNÉR. D’une façon générale, opération d’un agent matériel ou spirituel ; mais il est essentiel de comprendre l’action dans la spécificité de sa manifestation humaine. L’action, pour être réelle et non simplement apparente, doit être comprise comme une réalisation du sujet auquel on l’attribue : c’est lui qui agit en propre et génère ainsi les déterminations qui le manifestent dans le monde. Selon la formule de Leibniz, actiones sunt suppositorum, les actions supposent toujours un sujet, ce qui a pour corrélat immédiat l’affirmation que toute substance agit et contient la raison de ses actions. Ainsi Leibniz conçoit-il que les vraies substances, celles que Dieu fait passer à l’existence, produisent de leur propre fond toutes leurs perceptions et toutes leurs actions : « [...] puisque Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, [...] cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit enfermé » 1. La différence entre les substances brutes (matérielles) et les esprits tiendra uniquement au fait que ceux-ci sont conscients de leurs déterminations et, en quelque sorte, assument leurs actions. Le problème vient de ce que, dans cette perspective, la réalisation d’une action n’est pas foncièrement différente de la production des modes d’une substance. Or, telle que nous la vivons, l’action n’est pas simplement un mouvement, elle s’organise toujours autour d’une intention. Il en résulte qu’elle a pour condition fondamentale la liberté, qui permet à la conscience humaine de s’écarter tout à la fois du monde et de son propre passé, pour se saisir comme projet : « [...] toute action, si insignifiante soit-elle, n’est pas le simple effet de l’état psychique antérieur et ne ressortit pas à un déterminisme linéaire, mais [...] elle s’intègre, au contraire, comme une structure secondaire dans des structures globales et, finalement, dans la totalité que je suis » 2. Aussi l’action échappe-t-elle au régime de la série logique intégralement déterminante retenu par Leibniz, qui ne voit dans le temps que l’ordre des possibilités inconsistantes. Cette lecture peut bien être celle que nous produisons rétrospectivement de notre histoire, des actions que nous avons réalisées, mais elle est en décalage par rapport à la temporalité de l’action en train de se faire, qui est continue et ne se saisit pas comme un enchaînement logique : « La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres » 3. Cette description échappe tout à la fois au déterminisme lié à l’inclusion de toutes les

actions dans le sujet et à l’illusion de la nouveauté absolue. Le problème est qu’elle ne permet pas de caractériser concrètement l’action comme la production d’une liberté typiquement humaine. Ce n’est pas que Bergson ramène la liberté « à la spontanéité sensible » ; mais il doit considérer l’action comme la « synthèse de sentiments et d’idées », comme une affaire toute intérieure dont l’extériorisation doit encore être questionnée. ▶ Il est donc nécessaire de comprendre finalement l’action comme une modalité spécifiquement humaine de l’insertion du sujet dans le monde. Par l’action, comme par le langage, l’homme se révèle au-delà de sa simple présence physique ou biologique – il prend sa part du monde qu’il change du même coup : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous downloadModeText.vue.download 24 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 22 insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle » 4. Ce n’est donc pas seulement, comme l’établissait Leibniz, que chaque série d’actions constitue l’individualité de n’importe quelle substance, mais bien qu’à travers l’action, l’homme conquiert une individualité propre qui n’est pas donnée au départ : « La parole et l’action révèlent cette unique individualité. C’est par elle que les hommes se distinguent au lieu d’être simplement distincts ». André Charrak ✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 13, Vrin, Paris, 1993, p. 48. 2 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1991, p. 514. 3 Bergson, H., Matière et mémoire, chap. IV, PUF, Paris, 1993, p. 207. 4 Arendt, H., La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983, chap. V, p. 233. ! DÉTERMINISME, INDIVIDU, LIBERTÉ, SUJET PHILOS. RENAISSANCE L’action devient un thème central dans la réflexion humaniste à partir de F. Pétrarque 1 au XIVe siècle et tout au long des XVe et XVIe siècles. Elle se caractérise par la mise en avant des capacités inventives et productrices de l’homme, notamment dans les domaines artistique et politique. G. Manetti 2, dans son De dignitate et excellentia hominis, fait l’éloge de

l’architecte Ph. Brunelleschi pour avoir projeté et bâti la Coupole du dôme de Florence, exprimant remarquablement les possibilités propre à l’action humaine. Car les humanistes considèrent l’action surtout comme production, fabrication, transformation de la matière par l’alliance de la main et de l’intellect, comme le souligne, dans ses Carnets, Léonard de Vinci 3. L’homme actif est donc l’homo faber. Mais le terrain privilégié de l’action devient la vie politique : l’homme peut être le démiurge, à savoir l’artisan du monde politique et social de même que le démiurge platonicien l’est du monde naturel. Pour G. Manetti, De dignitate, le propre de l’homme est agere et intelligere, agir et comprendre, pour gouverner le monde terrestre, qui lui appartient. Ainsi l’action s’identifie-t-elle progressivement avec l’efficacité, voire la force, en particulier chez N. Machiavel, Le Prince (1513) 4 ou Les Discours (1513-1521) 5 : une action politique doit être évaluée par sa réussite et ses effets, non par sa qualité morale. Ce qui importe est « ce qu’on fait », « comment on vit » et non comment on devrait vivre ou être. L’action est ainsi vue comme une intervention dans le cours des choses ; on recherche les meilleures stratégies, à savoir les plus efficaces et les plus économiques, pour atteindre un but déterminé. C’est la rationalité propre au rapport entre les moyens et le fins qui caractérise alors l’action. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Pétrarque, F., Opera, Bâle, 1581. 2 Manetti, G., De dignitate et excellentia hominis, éd. E.R. Leonard, Padoue, 1975. 3 Vinci, L. (de), Carnets, Paris, 1942. 4 Machiavel, N., Opere, éd. C. Vivanti, Turin, 1997. 5 Machiavel, N., Oeuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996. Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism, Princeton, 1988. Kristeller, P.O., Studies in Renaissance Thought and Letters, 1956-1985. Rabil, A. jr. (éd.), Renaissance Humanism. Foundations, Form and Legacy, Philadelphie, 3 vol., 1988. Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor, 1973. ! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, BONHEUR, COSMOLOGIE, ÉTHIQUE, HUMANISME, LIBRE ARBITRE MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT.

Ce que fait quelqu’un pour réaliser une intention. La question de savoir comment caractériser l’action humaine apparaît déjà clairement dans la réflexion d’Aristote sur le volontaire et l’involontaire 1. On distingue ce qui nous arrive (comme être mouillé par la pluie) et ce que nous faisons (comme sortir nous promener). Mais tout ce que nous faisons (comme ronfler) n’est pas intentionnel. Si en levant le bras, Pierre heurte le lustre qui tombe sur la tête de Charles et le tue, Charles a tué Pierre : on pourra hésiter à dire qu’il s’agit d’une de ses actions. Tout dépend du genre de description qu’on croit devoir donner de l’action, comme l’ont montré des philosophes comme Anscombe 2 et Davidson 3. Une action peut-elle être expliquée par ses causes ou doit-elle être plutôt comprise en fonction de ses raisons ? ▶ Pour traiter de tels problèmes, une philosophie de l’action entremêle des considérations métaphysiques (différence entre événement et action), épistémologiques (problème de la causalité et particulièrement de la causalité mentale) et morales (responsabilité, nature de la volonté). Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VII. 2 Anscombe, G.E.M., Intention, Blackwell, Londres, 1957. 3 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. ! CAUSALITÉ, INTENTION, RAISON, VOLONTÉ « expliquer et comprendre » PSYCHANALYSE ! ACTE ∼ ACTION COMMUNICATIONNELLE De l’allemand kommunikatives handeln, « agir communicationnel ». Concept central chez Habermas, développé dans la Théorie de l’agir communicationnel 1. LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE Type d’activité orientée vers l’intercompréhension (verständigungsorientiertes Handeln), en opposition au

type d’activité orientée vers le succès (erfolgsorientiertes Handeln). Cette distinction a remplacé, chez Habermas, l’opposition entre interaction et travail qu’il reprenait de Hegel 2. L’action communicationnelle possède une rationalité fondée sur des présupposés empruntés à la pragmatique universelle. Pour Habermas, les normes doivent être le résultat de débats constants et argumentés, et dont les conditions mêmes d’exercice soient dégagées de toute contrainte. Ainsi, l’action communicationnelle est un type d’interaction s’inscrivant dans une éthique de la discussion et mue par un principe d’universalisation. Cette rationalité, présente dans les différents sous-systèmes sociaux comme dans les actes de langage downloadModeText.vue.download 25 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 23 les plus quotidiens, est censée garantir une stabilité et un mode de reproduction de la société fondés sur le consensus. Alexandre Dupeyrix ✐ 1 Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns (1981), trad. Théorie de l’agir communicationnel, t. I et II, Fayard, Paris, 1987. 2 Habermas, J., « Travail et interaction » (1967), in la Technique et la science comme « idéologie » (1968), Gallimard, Paris, 1973. ! ESPACE PUBLIC, RAISON COMMUNICATIONNELLE « raison et communication » ∼ PRINCIPE DE MOINDRE ACTION PHILOS. SCIENCES Forme intégrale des équations de la mécanique analytique. La formulation du principe de moindre action, qui joue un rôle central dans l’expression de la mécanique classique, trouve son origine dans le débat qui oppose Descartes et Fermat à propos des lois de la réfraction. À cette occasion, Fermat, en s’appuyant sur sa méthode d’adégalisation, affirme que, lors de la réfraction, la lumière suit toujours la trajectoire qui minimise le temps du déplacement. Cette approche est reprise sous des formes diverses, entre autres par Leibniz, dans son mémoire de 1682, Unicum opticae, catoptricae et dioptricae principium, ainsi que par Jean Bernoulli, à l’occasion de son étude de la courbe brachystochrone, en 1696 – celle que décrit un point pesant pour descendre sans vitesse initiale d’un point A à un point B dans le temps le plus bref. Quelques années plus tard, Maupertuis (1698-1759) énonce effectivement le principe de moindre action dans un mémoire

lu à l’Académie royale des sciences de Paris, le 15 avril 1744, et intitulé Accord de différentes lois de la nature qui avaient jusqu’ici parues incompatibles. Cependant, c’est Lagrange qui va en donner, indépendamment des enjeux métaphysiques, la formulation quasi définitive, sous la forme d’une simple loi d’extremum : « De là résulte donc ce théorème général que, dans le mouvement d’un système quelconque de corps animés par des forces mutuelles d’attraction, ou tendantes à des centres fixes, et proportionnelles à des fonctions quelconques de distances, les courbes décrites par les différents corps, et leurs vitesses, sont nécessairement telles que la somme des produits de chaque masse [m] par l’intégrale de la vitesse [u] multipliées par l’élément de la courbe [ds] est un maximum ou un minimum [mʃuds] pourvu que l’on regarde les premiers et les derniers points de chaque courbe comme donnés, en sorte que les variations des coordonnées répondantes à ces points soient nulles. 1 » Un élargissement du principe de moindre action est introduit au début du XIXe s. par Hamilton, qui transforme la notion d’action de telle sorte que le principe considéré est susceptible alors de s’appliquer à des systèmes dynamiques dont les liaisons peuvent dépendre du temps. Le principe de Hamilton permet de déterminer les mouvements ; celui de Maupertuis ne concernait que les trajectoires, la loi du temps étant alors fournie par l’intégrale première des forces vives. Michel Blay ✐ 1 Lagrange, L. (de), Mécanique analytique (1788), t. I. Voir-aussi : Actes de la journée Maupertuis, Vrin, Paris, 1975. Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1950. ! ADÉGALISATION, FORCE ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE) PHILOS. RENAISSANCE Opposition de deux rapports ou mondes, issue de l’Antiquité et particulièrement débattue à la Renaissance. Le conflit entre la vie active et la vie contemplative se traduit par l’affrontement entre la tradition platonicienne et la tradition aristotélicienne, entre M. Ficin ou C. Landino, et C. Salutati, L. Bruni, L. Valla ou N. Machiavel. Cependant la vie active est progressivement considérée comme la meilleure si bien que même les partisans humaniste de la vie contemplative

estiment que l’homme de lettres doit se pencher sur les textes de l’Antiquité pour intervenir activement dans la vie culturelle et politique, et s’investir dans un rôle éducatif qui vise l’épanouissement des capacités propres à l’homme en société, et non seulement l’apprentissage des disciplines. L’otium, l’oisiveté romaine, correspond, comme dans Pétrarque 1, au dialogue avec les auteurs du passé, et au tentative de les faire revivre dans le présent. De plus, la vie contemplative, n’est plus conçue comme un repli sur soi, visant la rencontre avec Dieu, mais elle est intégrée dans un processus de transformation : Comme le souligne M. Ficin 2, 3, l’homme devient, par la fusion avec Dieu, comme un second dieu. Dans cette perspective se situe l’extraordinaire reprise, sur les plans littéraire et philosophique, de l’amour platonicien, considéré comme une troisième vie, médiatrice entre la contemplation et l’action, qui opère la transformation de l’une dans l’autre. Mais c’est la vie active se situe essentiellement sur le plan publique : le negotium devient, pour les humanistes, la catégorie centrale, se traduisant dans l’exercice de l’activité politique. Tout en reconnaissant l’excellence de la vie contemplative, C. Salutati 4 souligne qu’elle concerne très peu d’hommes, tandis que la vie active est un modèle que tous peuvent adopter. Pour L. Valla 5 le paradoxe d’Aristote est d’avoir défini l’homme comme animal politique et d’avoir pourtant préféré la vie contemplative : il faut au contraire trouver dans l’action politique et dans ses effets historiques le choix de la meilleure vie. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Pétrarque F., Epistulae familiares, éd. V. rossi, 3 vol., Florence, 1937. 2 Ficin M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano, 2 vol., Turin, 1959. 3 Ficin M., Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, éd. et trad. fr. R. Marcel, 3 vol., Paris, 1964-1970. 4 Salutati C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951.

5 Valla L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. ! ACTION, BIEN, BONHEUR, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE downloadModeText.vue.download 26 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 24 ADAPTATION Du latin médiéval adaptatio (de ad, « à », et aptare, « ajuster »), « action d’adapter, d’approprier ou d’ajuster ». BIOLOGIE Capacité des organismes vivants (individus ou espèces) à répondre aux contraintes liées aux conditions et modifications de leur environnement à ajuster leur fonctionnement ou celui d’une de leurs composantes aux variations de leur milieu. En physiologie, adaptation est synonyme d’accommodation et désigne la capacité de régulation d’un organisme en réponse à des modifications du milieu. Cette adaptation n’entraîne que des modifications dites phénotypiques. Les modifications génotypiques sont de deux ordres : – l’adaptation organique, qui concerne des individus ; – l’adaptation biotique, comprenant un ensemble taxinomique défini (espèce, genre, etc.). Les hypothèses transformistes se sont évertuées à appréhender les mécanismes de l’adaptation, car ceux-ci constituaient une des clés de la compréhension des phénomènes évolutifs. Chez Lamarck (1744-1829), le besoin est créateur d’organes. Des modifications du milieu peuvent engendrer des transformations morphologiques, transmises grâce à l’hérédité conservatrice. Ce qui fait dire au néolamarckien Anthony (1874-1941) que le transformisme de Lamarck « a pris pour point de départ l’évidence de l’adaptation »1 (1930). Cette évidence sera âprement discutée par le darwinisme et par le mutationnisme, qui laissent une place au hasard et à la sélection naturelle pour expliquer l’évolution et qui refusent un certain finalisme adaptatif. Cuénot (1866-1951) propose le terme de « préadaptation » et signale l’existence chez les organismes de caractères non apparents, qui ne vont se développer que dans des conditions particulières où le milieu sera modifié. Cette hypothèse sera reprise par Goldschmidt 2 en 1940 et réapparaîtra en 1982 avec Gould et Vrba 3, sous le terme d’« exaptation ».

▶ La question du finalisme du concept d’adaptation naît du terme même, fruit du regard de l’homme sur la nature. Cédric Crémière ✐ 1 Anthony, R., « De la valeur en tant que théorie des théories de l’évolution », première leçon du cours d’anatomie comparée du Muséum, 2 mai 1930. 2 Goldschmidt, R., The Material Basis of Evolution, Yale University Press, New Haven. 3 Gould, S. J., Vrba, E. S., « Exaptation. A Missing Term in the Science of Form », Paleobiology, 8, pp. 4-15. Voir-aussi : Anthony, R., Le Déterminisme et l’adaptation morphologiques en biologie animale, Doin, Paris, 1923. Gasc, J.-P., « À propos du concept d’adaptation », in Inform. sci. soc. 16 (5), pp. 567-580. Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) », in Bull. soc. zool. fr., 1995, 120 (4) : 335-346. Laurent, G., La Naissance du transformisme. Lamarck entre Linné et Darwin, Vuibert-Adapt, Paris, 2001. Rose, M. R., Lauder, G. V., Adaptation, Academic Press, San Diego, etc., 1996. ! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION ◼ Le terme d’« adaptation » constitue une réponse au problème de la permanence ou non d’une structure ou d’une fonction dans un environnement variable : l’adaptation est l’ajustement du même à l’autre pour rester le même. Ce problème général se décompose, en biologie, au moins en trois : jusqu’où une structure est-elle capable de varier pour exercer la même fonction (adaptation réciproque d’une structure et d’une fonction, adaptation d’une différence de degré à une différence de nature, recherche du point limite auquel une certaine élasticité se rompt) ? Lorsqu’une action ou une fonction cellulaire met en jeu plusieurs composants, le problème de l’adaptation devient celui d’une gestion des priorités : quelle priorité donner à certaines parties d’une structure pour que la totalité de la fonction puisse être remplie, ou comment hiérarchiser certaines priorités partielles pour que la priorité

totale de la survie l’emporte (permanence ou survie du tout par rapport aux parties) ? Enfin, l’adaptation est-elle réversible ou irréversible, et suffit-elle à expliquer la diversité des espèces vivantes existantes ? À la première question, la physiologie répond par les notions de milieu intérieur 1, d’homéostasie (W. B. Cannon [1871-1945]), de régulation, mais aussi d’accommodation, d’acclimatation, de naturalisation ou de spécialisation. Callosités, réflexes, accoutumance, immunité et même cicatrisation en sont quelques-unes des modalités. À la deuxième question, l’organisme répond aussi par la régulation, comprise non plus comme un équilibre, mais comme le choix actif d’un ordre des priorités. Quant à la troisième question, elle a reçu au cours de l’histoire trois types de solutions. Le fixisme (Linné [1707-1778], Buffon [1707-1788], Cuvier [1769-1832]) s’appuie sur la Bible et sur Aristote pour affirmer que toutes les espèces ont été créées par Dieu. Cette immuabilité est à l’origine du classement des organismes en règnes, classes, ordres, genres, espèces et variétés. Mais le fixisme, pour rester cohérent, refuse d’accorder une importance théorique aux anomalies de la nature ou aux techniques d’hybridation. La découverte d’états intermédiaires entre deux espèces accrédite peu à peu l’idée de leur évolution. Deux théories transformistes rivales, celle de Lamarck, puis celle de Darwin, s’opposent au fixisme. Lamarck (1744-1829) affirme que la diversité des espèces s’explique par la tendance des êtres vivants à se compliquer, que vient perturber l’influence des circonstances, lorsque les variations du milieu produisent de nouveaux besoins, qui causent de nouvelles actions, pouvant elles-mêmes être fixées en habitudes, lesquelles, possédées par les deux parents, sont transmises aux générations suivantes 2. Ainsi, les modifications du milieu, par l’intermédiaire des besoins, produisent des transformations morphologiques, héréditairement transmises. En d’autres termes, jamais employés par Lamarck, l’adaptation et l’hérédité des caractères acquis sont les deux causes de l’évolution 3. Au milieu du XXe s., l’affaire Lyssenko (du nom du biologiste qui impose en URSS, avec le soutien du pouvoir politique, la théorie fausse d’après laquelle une variation du milieu détermine une modification de l’hérédité) rend biologiquement et politiquement suspecte toute référence à Lamarck et aux idées d’adaptation

et d’hérédité des caractères acquis. S’opposant à Lamarck, Darwin (1809-1882) postule l’existence d’une évolution par sélection naturelle. Il ne s’agit plus d’une adaptation des individus ni même d’une espèce aux nouvelles conditions de l’environnement, mais d’une « sélection » entre les individus capables de survivre dans ce milieu modifié et ceux qui ne le sont plus, condamnés à mourir. En étudiant la dynamique des fréquences géniques au sein d’une population d’individus, la downloadModeText.vue.download 27 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 25 génétique des populations utilise pleinement ce concept de sélection. La naissance de la biologie moléculaire marque le renversement de perspective qui fait passer du paradigme de l’adaptation à celui de la sélection. Comment l’organisme s’adapte-t-il aux variations très brutales de son environnement nutritif ? Comme le colibacille ne consomme pas tout de suite le lactose en présence duquel il est mis, les biologistes supposent d’abord que l’enzyme responsable de cette opération doit être fabriqué par l’organisme d’après la forme du sucre qu’il doit digérer et, pendant un demi-siècle, nomment ce processus « adaptation enzymatique ». En 1953, J. Monod et quelques autres savants demandent que le terme d’« induction enzymatique » soit substitué à celui d’adaptation, mais la communauté scientifique croit encore qu’il existe un lien de causalité directe entre la forme du sucre et celle de l’enzyme chargé de le dégrader. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que les célèbres expériences d’A. Pardee, Fr. Jacob et Monod établissent le rôle « sélectif » du lactose, puisque sa présence sélectionne le processus (très finement régulé) qui va permettre à l’organisme de le digérer. Le problème essentiel du concept d’adaptation tient au finalisme qu’il présuppose, à l’opposé de l’analytique réductionniste de toute explication scientifique. En reprenant la distinction immunologique de N. Jerne entre instruction (cau-

salité directe) et sélection (causalité indirecte), le concept d’adaptation ne peut plus être soutenu au sens d’une instruction (du milieu à l’organisme), mais subsiste, au sein du concept de régulation, comme sélection de la meilleure réponse à une situation imposée. Nicolas Aumonier ✐ 1 Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, II, 3. 2 Lamarck, J.-B. (de), Philosophie zoologique, 1809, GarnierFlammarion, Paris, 1994, 236-237. 3 Ibid., 216-217. Voir-aussi : Cannon, W. B., The Wisdom of the Body (1932), « La Sagesse du corps », 1946. Cohn, M., Monod, J., Pollock, M. R., Spiegelman, S., Stanier, R. Y., « Terminology of Enzyme Formation », Nature, 172, 12 décembre 1953, p. 1096. Cuénot, L., l’Adaptation, Paris, 1925. Darwin, C., l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859), trad. fr. Garnier-Flammarion, Paris, 1992. Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) » in Bulletin de la Société zoologique française, 1995, 120 (4), pp. 335346. Gayon, J., article « Sélection », in Canto-Sperber, M., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), PUF, Paris, 2001. Gilson, E., D’Aristote à Darwin et retour, Vrin, Paris, 1971. Jerne, N. K., « Antibodies and Learning : Selection versus Instruction », The Neurosciences. A study program, G. C. Quarton, T. Melnechuk & F.O. Schmitt (éd.), The Rockefeller University Press, New York, 1967. Karström, H., « Enzymatische Adaptation bei Mikroorganismen », Ergebnisse der Enzymforschung, 7, 1938, pp. 350-376. Pardee, A. B., Jacob, Fr., & Monod, J., « The Genetic Control and Cytoplasmic Expression of “Inducibility” in the Synthesis

of β-galactosidase by E. coli », Journal of Molecular Biology, 1, 1959, pp. 165-178. Rose, M. R., Lauder, G. V. (éd.), Adaptation, Academic Press, San Diego, 1996. ! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION ADDICTION Calque de l’anglais addiction (terme médiéval désignant la servitude où tombe un vassal incapable d’honorer ses dettes envers son suzerain). MORALE, PSYCHOLOGIE Dépendance à l’égard d’un toxique (toxicomanie), mais aussi, par extension, d’une pratique (achats compulsifs) ou d’une situation sociale (relations affectives, travail intense). Sur le plan psychologique, l’addiction implique du désarroi devant la répétition d’un rapport à un objet vidé de sens par sa consommation abusive. Depuis la transformation en phénomène de masse de la consommation de drogues, la question se pose de savoir si l’addiction est une forme historique particulière de l’aliénation, ou, du fait de l’appui ambigu qu’elle prend sur un objet, d’abord à contrôler, mais qui à la fin maîtrise le sujet, le révélateur d’une structure de la liberté jusque là méconnue. Le thème moral du plaisir mauvais (les « paradis artificiels ») passe alors au second plan. L’objet addictif est caractérisé comme l’anti-sujet absolu (le sujet étant présumé libre et conscient). On a même pu considérer comme addictifs des rapports sexuels où les partenaires sont considérés comme interchangeables. Dans le dopage, enfin, est-ce la substance, ou la performance qu’elle permet, qui est addictive ? ▶ L’idée d’addiction reflète souvent des préjugés normatifs sur l’autonomie. Mais dans la doctrine contemporaine de l’addiction, l’effacement des oppositions qui servaient de cadre d’intelligibilité aux classiques poisons moraux (naturel et artificiel, normal et pathologique, médicament ou toxique, sexuel ou non-sexuel), ainsi que l’extension de son domaine par-delà la médecine à toute la vie sociale, comporte aussi un enjeu théorique : l’opposition sujet / objet, considérée comme trop métaphysique pour la réflexion morale concrète, semble ici s’imposer avec une grande efficacité descriptive. Pierre-Henri Castel ✐ Chassaing, J.-L. (éd.), Écrits psychanalytiques classiques sur les toxicomanies, Paris, 1998. Ehrenberg, A., Penser la drogue, penser les drogues, Association Descartes (éd.), Paris, 1992. Goodman, A., « Addiction : Definition and Implication », British Journal of Addiction 85-11, 1990.

Richard, D., et Senon, J.-L., Dictionnaire des drogues, des toxicomanies et des dépendances, Larousse, Paris, 1999. ! ALIÉNATION ADDITION Du latin additio, de addere, « ajouter », terme d’arithmétique et, plus généralement, de mathématiques, d’abord traduit en français par « ajouter », puis par « additionner ». MATHÉMATIQUES De façon générale, action qui consiste à ajouter une chose à une autre, de même nature 1. En mathématiques, un ensemble étant donné, l’addition est une opération interne, associative, commutative et munie d’un élément neutre. On définit ainsi l’addition de nombres, de vecteurs, de fonctions, de matrices, etc. L’élément obtenu est appelé somme. Si, en outre, chaque élément admet un symétrique, on obtient un groupe additif abélien. En arithmétique, cette opération a d’abord consisté à associer des nombres entiers. Elle n’est pas définie dans les Éléments d’Euclide, où l’on trouve « ce que l’on pourrait appeler une réunion disjointe de monades ». En théorie des endownloadModeText.vue.download 28 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 26 sembles, l’addition est définie à partir de la réunion de deux ensembles disjoints : le cardinal de la réunion est la somme des cardinaux des deux ensembles de départ. L’addition a été naturellement étendue, par prolongement, aux nombres autres que les naturels. Il a fallu reconnaître, en particulier que « en algèbre, ajouter ne signifie pas toujours augmenter » (Enc., I, 22) dès lors qu’on additionne des quantité qui peuvent être négatives. La possibilité de concevoir l’addition de certains objets a pu être déterminante pour les reconnaître comme des nombres : ainsi de l’addition des « rapports » qui n’est acquise que lors du dépassement de la théorie des proportions par les algorithmes algébriques à la fin du XVIIe s. ▶ Les discussions concernant les méthodes infinitésimales ont bien mis en valeur la double nécessité, pour l’addition, de n’opérer qu’entre choses de même nature (on n’additionne pas un cercle et un disque) et de ne réaliser que des additions

finies (une infinité de lignes « additionnées » ne donnent pas une aire). Vincent Jullien ✐ 1 Euclide, les Éléments, trad. Vitrac B., vol. 2, 251, PUF, Paris, 1994. ADÉGALISATION MATHÉMATIQUES Méthode mathématique introduite par Fermat (16011665) pour la recherche des maxima et des minima, ainsi que pour la détermination des tangentes à une courbe ou pour celle des centres de gravité. Cette méthode d’inspiration algébrique peut être présentée en quelques mots : soit une expression dépendant d’une inconnu a ; les extrema de cette expression sont déterminés en substituant à a l’expression a + e, où e est une quantité très petite, puis en supposant que les deux expressions obtenues sont peu différentes, c’est-à-dire en les adégalisant et, finalement, en posant e = o. En notation moderne et en introduisant la notion de fonction, on dira qu’il s’agit d’un développement de la fonction f au voisinage de l’extremum a, avec f (a + e) ≃ f (a) + ef ′ (a). La méthode de Fermat est très astucieuse ; elle n’en reste pas moins extrêmement délicate à appliquer sans une notion claire du concept de fonction ; elle repose, en outre, sur une procédure qui rompt avec la stricte égalité et peut donner ainsi l’impression de transformer les mathématiques en un calcul d’approximation. Michel Blay ! MATHÉMATIQUES AD HOC (HYPOTHÈSE) Du latin ad hoc, « à cet effet ». PHILOS. SCIENCES Hypothèse auxiliaire, apparaissant comme arbitraire, que l’on ajoute à une théorie dans le seul dessein de la mettre en conformité avec un phénomène particulier qui s’y intégrait mal. Ce genre d’hypothèses créées « sur mesure » (ad hoc) pour rendre compte d’un fait particulier permet à toute théorie d’être sauvée de la réfutation. Mais cet avantage constitue

précisément leur faiblesse, car la présence de telles hypothèses diminue la testabilité d’une théorie, donc sa valeur informative. L’utilisation d’hypothèses ad hoc est généralement condamnée comme un artifice illégitime. K. Popper, notamment, rejette leur utilisation afin de sauver le falsificationnisme. ▶ Comme l’a montré C. G. Hempel, le problème reste cependant qu’il n’existe pas de critère général pour reconnaître une hypothèse comme ad hoc. Cette reconnaissance reste une question d’appréciation subjective, dépendante de l’époque et du contexte. Alexis Bienvenu ✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique (1934), trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973, p. 80 et sq. 2 Hempel, C.G., Éléments d’épistémologie (1966), trad. B. SaintSernin, Armand Colin, Paris, 1972, pp. 43-46. ! FALSIFIABILITÉ ADMIRATION MORALE À la fois sentiment de l’âme devant une qualité – ordre, grandeur ou puissance – qui la dépasse, et étonnement que suscite en elle la rencontre des objets qu’elle croit en être pourvus. Lorsqu’il dégage le caractère central de la notion d’admiration, Descartes vise manifestement les conditions d’apparition des objets qui l’inspirent. C’est dans les Passions de l’âme qu’il dégage le critère selon lequel les passions se distinguent les unes des autres – à la recherche impossible d’une différenciation immédiate des mouvements corporels qui les suscitent se substitue alors l’examen des modalités selon lesquelles les objets nous affectent. La diversité des passions répond donc aux diverses façons dont les objets peuvent nous nuire ou nous profiter. C’est ce critère d’apparition de l’objet qui éclaire la primauté de l’admiration dans la classification cartésienne : si l’admiration est bien « la première de toutes les passions » 1, c’est parce que, dans son cas, l’importance de l’objet repose uniquement sur la surprise que nous avons de l’apercevoir – sur son apparition même, en somme. Cette passion trahit donc, dans l’occasion qui, la plupart du temps, la suscite, l’ignorance des hommes sur l’objet qui la cause : à cet égard, elle doit disparaître avec les progrès de la connaissance. L’admiration s’épuise-t-elle cependant, lorsque se conquiert la connaissance ? Est-elle destinée à disparaître

avec les lumières ? À deux égards, il convient de relativiser cette appréciation. D’une part, chez Descartes même, éliminer l’admiration conduit en retour à lui dégager un domaine de pertinence spécifique, lorsqu’elle porte sur Dieu ou sur ce qu’il y a de plus grand en nous – ainsi pouvons-nous éprouver, lorsque nous considérons notre libre arbitre avec le souci d’en bien user, une estime de soi particulière qui fait la générosité. D’autre part, la connaissance dont parle Descartes et qui doit prendre la place d’une admiration ignorante porte sur les seules causes efficientes, auxquelles tout le phénomène est supposé réductible. Or l’admiration porte surtout sur la finalité, que l’esprit s’imagine lire dans la nature ; et celle-ci, selon Kant, possède un statut propre dans l’usage réfléchisdownloadModeText.vue.download 29 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 27 sant de la faculté de juger qui, pour autant, ne renonce pas au modèle de l’explication causale. Il devient alors possible de comprendre que l’admiration est un « étonnement qui ne cesse pas avec la disparition de la nouveauté » 2. Du même coup, l’admiration survit à la stricte situation passionnelle, pour caractériser une certaine constance des qualités de l’âme, apatheika. La seule admiration que suscite le principe d’unité des règles dans la finalité sera donc véritablement fondée, une fois élucidé par la philosophie critique le régime propre des jugements téléologiques : « (...) L’on peut fort bien concevoir et même regarder comme légitime le principe de l’admiration d’une finalité même perçue dans l’essence des choses. »3 André Charrak ✐ 1 Descartes, R., les Passions de l’âme, 2e partie, art. 53. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, cf. remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants. 3 Ibid., § 62. AFFECT Du latin affectus, « état de l’âme », de ad-ficere, « se mettre à faire ». En allemand : Affekt. Le terme est repris par Freud et Breuer (1895) du vocabulaire traditionnel de la psychologie et de la philosophie (saint Augustin, Descartes, Maine de Biran, Spinoza, etc.). Le terme français, qui

traduit l’allemand, apparaît en 1908. PSYCHOLOGIE Forme d’action ou de passion qui constitue l’élément de base de la vie affective. L’affect se distingue de l’affection (affectio) qui est une modification de n’importe quelle sorte (affective ou physique). Descartes 1 et Spinoza 2 définissent l’affect comme « passion de l’âme » (animi pathema) et Spinoza consacre à la nature et à l’origine des affects la troisième partie de l’Éthique. Mais Spinoza insiste sur la neutralité de l’affect : à côté des affects passifs (tristesse, crainte, humilité, repentir) existent des affects actifs (force d’âme, générosité). Les affects tirent leur origine soit des trois affects fondamentaux que sont le désir, la joie (augmentation de la puissance d’agir) et la tristesse (diminution de cette puissance), soit de l’« imitation des affects », processus par lequel chacun reproduit spontanément les passions (ou actions) qu’il voit survenir chez ses semblables. Les affects gouvernent les relations interhumaines, notamment la vie politique puisque le droit naturel se fonde sur les principes de fonctionnement de l’individu – qui, n’accédant pas immédiatement à la Raison, se conduit d’abord d’après ses passions. La violence des affects rend nécessaire la société, dont la simple constitution d’ailleurs ne suffit pas à les maîtriser, puisque chacun conserve son droit naturel, c’est-à-dire le jeu de ses passions. L’État doit donc mettre en oeuvre d’autres affects pour contrebalancer le mécanisme destructeur des premiers : dévotion envers le souverain, amour de la patrie, affects liés au jeu des intérêts matériels. L’éthique individuelle, quant à elle, aboutit à l’affect le plus haut et le plus constant, l’amour envers Dieu, qui n’appelle pas de réciprocité et ne peut disparaître qu’avec l’individu qui en est porteur. Enfin, l’amour intellectuel de Dieu n’est pas un affect, puisqu’il est fondé sur une « joie » qui ne suppose pas de modification de la puissance d’agir 3. ▶ On a longtemps hésité à user du terme d’affect pour rendre le latin « affectus » – mais les mots « passion », « affection », « sentiment » ont chacun leurs inconvénients. Les traductions françaises de Freud et les travaux psychanalytiques de langue française ont enfin rendu le terme disponible. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, R., Passions de l’Âme, IV, 190. 2 Spinoza, B., Éthique III, « Définition générale des affects ». 3 Spinoza, B., Éthique V. PSYCHANALYSE Part quantitative de la pulsion dans son émergence psychique, quand la représentation en est la part qualitative.

Il désigne une quantité d’énergie psychique locale, autonome, labile, et susceptible d’investir des représentations, de provoquer des sentiments (culpabilité, douleur), et des manifestations corporelles (conversion, angoisse). Dans les Études sur l’hystérie 1, le symptôme provient de l’impossible expression (abréaction) d’un affect lié à une situation et à une représentation traumatiques. Ainsi « coincé »2 (eingeklemmt), l’affect s’incarne, investissant par conversion une partie du corps sous la forme du symptôme. Délié de la représentation lors du refoulement, l’affect, réprimé, connaît des devenirs divers : conversion (hystérie de conversion), déplacement (névrose de contrainte) ou transformation (névrose d’angoisse). Les affects adviennent aussi comme sentiments, qui sont déchargés ou inhibés. ▶ Retrouvant les étymons du mot – « ce qui cherche sa forme » et « ce qui pousse à agir » –, Freud définit l’affect comme un invariant énergétique, antérieur à ses expressions – qui seules le donnent à connaître – et qui impose travail et invention psychiques. Bien qu’il soit amené, dans ses travaux, à mettre toujours plus l’accent sur « le point de vue économique », c’est-à-dire le « facteur quantitatif » 3, la notion, d’un maniement délicat et difficile d’usage, est peu utilisée par ses successeurs. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 2002. 2 Ibid., p. 12. 3 Freud, S., Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht, Paranoia und Homosexualität, G.W. XIII, Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, PUF, Paris, p. 277. ! ABRÉACTION, CONVERSION, DÉCHARGE, DÉNI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PULSION, REFOULEMENT, REJET, REPRÉSENTATION AFFECTION Du latin affectio ; en grec : pathos. PHILOS. ANTIQUE Modification subie sous l’effet d’une action extérieure. Associée, chez un être vivant, au plaisir ou à la peine, l’af-

fection consiste en un sentiment, affectus. Rangée par Aristote sous la catégorie de la qualité 1, l’affection, pathos, est, en un premier sens, « la qualité suivant laquelle un être peut être altéré » 2, comme le blanc et le noir, le doux et l’amer, la pesanteur et la légèreté. En un second sens, c’est l’altération elle-même : le fait d’être blanchi, noirci, etc. Subie, elle est passive : d’où le sens psychologique de passion, « tout ce qui arrive à l’âme » 3. Entendu en ce sens, pathos prend bientôt une valeur négative : Zénon de Citium, downloadModeText.vue.download 30 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 28 le fondateur du stoïcisme, définit le pathos comme « le mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature ou encore une impulsion excessive » 4. Cicéron qui, lorsqu’il traduit pathos par adfectio, définit celle-ci de façon neutre comme « un changement de l’âme ou du corps venant d’une cause ou d’une autre » 5, traduit ici pathos par perturbatio 6. À la différence des passions, que les stoïciens tiennent pour des jugements irréfléchis et donc contraires à la sagesse, les sensations, qui sont pourtant elles aussi des affections passives, sont susceptibles d’être assumées activement par l’âme par le bon exercice de l’assentiment. Si l’idéal du sage stoïcien est d’éradiquer les faux jugements que sont les passions et d’atteindre l’impassibilité, les stoïciens retiennent toutefois trois « affections positives », eupatheiai : la joie, la circonspection, la volonté. ▶ À travers même la condamnation stoïcienne des passions subsiste ainsi la conception aristotélicienne, moralement neutre, de l’affection comme modification subie : c’est elle qui préside à l’analyse thomiste 7 comme à la conception cartésienne des passions de l’âme 8. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 8, 9a28-10a10. 2 Aristote, Métaphysique V, 21, 1022b15-16. 3 Aristote, Traité de l’âme, I 1, 402a8. 4 Diogène Laërce, VII, 110. 5 Cicéron, De l’invention, I, 36.

6 Cicéron, Tusculanes, IV 6, 11. 7 Aquin, Th. (d’), Somme théologique, I, q. 79, a 2. 8 Descartes, R., les Passions de l’âme, première partie, article 1 (OEuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam & P. Tannery, réimpr. Paris, 1996, p. 2-3). ! ALTÉRATION, ASSENTIMENT, IMPASSIBILITÉ, PASSION, QUALITÉ, SUBSTANCE AFFIRMATION Du latin adfirmo, « affermir », puis « affirmer ». En grec : kataphrasis, en allemand : Affirmation, Bejahung, Behauptung. ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE 1. Au sens courant, proposition que l’on tient pour vraie, assertion. – 2. Au sens logique, proposition de la forme S est P, qui pose comme existante la relation entre le sujet et le prédicat. La philosophie morale fait de l’affirmation un usage qui recoupe le langage courant et inclut l’idée de prétention ainsi que celle d’affirmation de soi. Chez Nietzsche, l’affirmation (Bejahung) désigne l’acception active du devenir et de l’éternel retour ; au lieu d’être subis comme destin ou fatalité, ils font l’objet d’une adhésion par laquelle l’individu affirme (au sens de behaupten) et reconquiert sa liberté, c’est-à-dire à la fois son « vouloir vivre » et sa capacité à poser des valeurs. Pour les représentants de la théorie critique (Marcuse, Adorno), l’affirmation (qualifiée par le mot emprunté au français Affirmation) désigne au contraire l’adaptation et le conformisme, la perte de la vertu critique de la raison qui culmine dans le développement de la culture de masse (« industrie culturelle » – Kulturindustrie). Dans son essai de 1937, « Sur le caractère affirmatif de la culture », Marcuse expose les apories de la « culture affirmative » bourgeoise et l’évolution qui la conduit à son « autodestruction » 1. Dans sa Théorie esthétique (1970), Adorno reprend à son compte cette réflexion en qualifiant « la presque totalité des oeuvres traditionnelles » d’oeuvres d’art « positives ou affirmatives » 2. Pour lui, comme pour Marcuse, l’oeuvre d’art affirmative condense le dilemme de toute production culturelle : le fait d’être à la fois idéologie et utopie. « Aucun art n’est dépourvu de la trace de l’affirmation dans la mesure où, par sa pure existence, il s’élève au-dessus de la misère et de l’avilissement des simples existants 3 ». Or, non seulement « l’affirmation et l’authenticité sont amalgamées », mais « le moment affirmatif se confond

avec le moment de domination de la nature » 4. Par « culture affirmative », il faut entendre « la culture propre à l’époque bourgeoise, qui l’a conduite à détacher de la civilisation le monde spirituel et moral en tant que constituant un domaine de valeurs indépendant et à l’élever au-dessus d’elle » 5. On construit par là sous le nom de culture un édifice qui paraît harmonieux, mais camoufle les conditions sociales réelles, qu’on abandonne à la « civilisation », au règne de la loi économique de la valeur 6. C’est au premier chef à l’art qu’incombe cette fonction. N’ont place dans la « culture » que « la beauté spiritualisée et la jouissance spirituelle de celle-ci » 7. Pourtant, « la culture affirmative est la forme historique sous laquelle ont été conservés les besoins de l’homme qui dépassaient la simple reproduction de l’existence » 8. Dans la conclusion de son essai, Marcuse esquisse une « suppression-réalisation » (Aufhebung) de la culture affirmative, qui annonce ses oeuvres ultérieures, en particulier Éros et civilisation (1955). Gérard Raulet ✐ 1 Marcuse, H., « Réflexion sur le caractère affirmatif de la culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140. 2 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. Jimenez, M., Klincksieck, Paris, 1974, p. 213. 3 Ibid., p. 214. 4 Ibid., p. 213 sq. 5 Marcuse, H., « Réfléxion sur le caractère affirmatif de la culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140. 6 Ibid., p. 132. 7 Ibid. 8 Ibid., p. 135. ! CIVILISATION, CULTURE, IDÉOLOGIE, UTOPIE, VALEUR, VIE PSYCHANALYSE Décision inconsciente d’accepter l’introjection des re-

présentants de la pulsion. Examinant les fonctions du jugement dans l’article sur la dénégation 1, Freud oppose la Bejahung à l’expulsion, Ausstossung. Suivant la lecture hégélienne d’Hyppolite, Lacan 2 fera de cette opposition l’équivalent de celle entre refoulement originaire et forclusion : ce qui est originairement refoulé constituant le symbolique, ce qui est forclos restant dans le réel. ▶ L’intérêt de cette lecture est de légitimer l’idée freudienne que l’inconscient ne connaît pas la négation, et donc de considérer au principe de l’inconscient une opération unifiante qui obéit au principe de plaisir. La négation, grammaticale et secondaire, ne peut être assimilée à une destructivité primaire, qui n’a pour effet que de produire le réel comme impossible. Il est utile de comparer cette lecture de Lacan à celle que peut faire M. Klein, dans la mesure où, pour downloadModeText.vue.download 31 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 29 l’un comme pour l’autre, ces décisions primaires définissent l’écart logique entre psychose et névrose. Jean-Jacques Rassial ✐ 1 Freud, S., la Négation (1925), in Idées, Résultats, Problèmes, PUF, Paris, 1985. 2 Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! FORCLUSION, NÉGATION, PLAISIR, REFOULEMENT AFFORDANCE De l’anglais to afford, « rendre présent ou disponible ». Concept forgé par le psychologue J. J. Gibson. PSYCHOLOGIE Propriété saillante de l’environnement rendue disponible pour un agent. Selon Gibson, certaines propriétés réelles des objets peuvent devenir pertinentes pour un agent et garder ce statut indépendamment de ses décisions particulières. Ainsi, certains objets, par leur position spatiale, par leur visibilité, sont disponibles pour la préhension (un verre sur une table, le bouton d’une porte). Cette notion, issue à la fois de la psychologie de la forme et de la conception « écologique » de la perception de

Gibson, suppose une théorie de la perception directe, selon laquelle les objets sont directement présents au sujet percevant, et constituent des stimuli saillants de l’environnement. Selon cette conception, la perception est une forme d’action sur l’environnement. Pascal Engel ✐ Gibson, J. J., The Senses Considered as Perceptual Systems, Houghton Mifflin, Boston, 1966. Gibson, J. J., The Ecological Approach to Visual Perception, Houghton Mifflin, Boston, 1979. ! FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), PERCEPTION AGONISTIQUE Du grec agonistikos, formé sur agon, « assemblée, lutte, combat ». PHILOS. ANTIQUE 1. Aptitude corporelle à la lutte, particulièrement dans les jeux publics 1 et, par dérivation, à l’argumentation sophistique 2. – 2. Technique de la lutte 3 ; débat, par opposition à la composition écrite 4. – 3. Se dit de celui qui excelle dans les joutes oratoires 5. Dans le Sophiste (225 a-226 a) de Platon, le terme désigne une des techniques d’acquisition qui utilise la controverse, mais aussi le combat corps à corps. La notion revêt un sens beaucoup plus large que l’antilogie ou l’éristique, dont le champ d’application se limite essentiellement au discours. Même lorsqu’il se rapporte exclusivement à la rhétorique, le terme « agonistique » ne perd jamais complètement son sens initial de « lutte dans le cadre de jeux publics ». Le sophiste est qualifié d’« athlète » dans le domaine de la lutte en matière de raisonnements 6. Le combat oratoire n’est qu’un jeu dont l’unique but est de faire trébucher l’adversaire 7. Le débat (agonistike), enfin, est un style rhétorique essentiellement oral, qui suppose donc la présence d’un public 8, sans que le terme revête néanmoins, dans cette dernière occurrence, la

connotation péjorative qu’il a toujours chez Platon. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Rhétorique, 1361b21. 2 Aristote, Réfutations sophistiques, 165b11. 3 Platon, Sophiste, 225a. 4 Aristote, Rhétorique, 1413b9. 5 Platon, Le Ménon, 75 c. 6 Platon, Sophiste, 232a. 7 Platon, Théétète, 167e. 8 Aristote, Rhétorique, 1413b9. ! ANTILOGIE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE AGRÉABLE Adj. (de agréer, lui-même de gré) employé aussi dans un usage nominal. En allemand : das Angenehme. ESTHÉTIQUE Ce qui plaît de prime abord, sans réflexion et sans discernement, mais aussi, en un second sens, ce qui entraîne l’agrément. On considère donc comme agréable ce qui procure un ensemble mêlé de sensations, où l’oeil et – singulièrement – l’oreille sont stimulés et à la fois réjouis, par opposition à d’autres suggestions comme la force, la majesté, l’originalité ou la profondeur d’une oeuvre d’art. Les philosophes ont souvent pensé que ce chatouillement de l’agréable était l’indice de la réduction de l’expérience esthétique à un pur divertissement. Pourtant ce sentiment doux revient en principe à quelques « sujets » de prédilection, qu’ils soient gracieux ou touchants, ou à la manière qu’ont certains artistes de les traiter, sujets dans lesquels l’émotion est tempérée ou suspendue, et non point véritablement induite comme une réponse obligée où entre en jeu la représentation. On a pu dire aussi que l’agréable était une offense faite à l’art conçu en tant que source de connaissance. Et pourtant, les oeuvres de Virgile, celles de Guardi et de Ravel ne souffrent en rien de superficialité parce qu’elles sont attrayantes, et pauvres en intentions signifiantes. Sans être une qualité publique inhérente à la chose, l’agréable appartient au dispositif spécifique d’un certain type d’oeuvres d’art qui visent (entre autres choses) à charmer ou

à séduire. Cet effet ne peut être obtenu que si des propriétés relationnelles sont activées qui réduisent ou invitent à sousestimer la teneur du symbole artistique. Un esthéticien américain comme Santayana 1 estime que l’agréable (comme le joli) est une qualité tertiaire présupposant celles de la fermeté du dessin ou de l’harmonie : ces qualités techniques joueraient à son égard le même rôle que les qualités premières par rapport aux qualités secondes. Avant lui, Sulzer 2 avait déjà cherché à sauver l’agréable (et le touchant) contre le sublime, ou la recherche de l’expression universelle de l’idée. ▶ Si Kant et après lui Hegel ont contesté la dignité de l’agréable, en affirmant que « ce qui plaît » n’est pas une condition objective de plaisir, il reste que cette forme d’adhésion spontanée n’a pas pour finalité d’entraîner le jugement. Ce qui agrée ou ce à quoi l’on donne son agrément est parfois l’objet d’un traitement décoratif, et non pas structural, qui vient bien en réalité à l’avant-plan : c’est le cas en musique et en architecture, lorsque l’ornementation est chargée d’orienter le divertissement sensoriel pour détourner l’attention de la structure. On pourrait donc, sous ce rapport, comme l’a fait downloadModeText.vue.download 32 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 30 Ruskin 3, considérer que l’agréable a aussi une fonction dans notre appréhension chromatique et tectonique (notamment celle des effets de surface) propres à l’art toscan et vénitien, et même à l’art gothique, contre l’emprise de la signification. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Santayana, G., The Sense of Beauty (1896), rééd. Dover, 1955. 2 Sulzer, J. G., Origine des sentiments agréables ou désagréables, Paris, 1751. 3 Ruskin, J., The Seven Lamps of Architecture, Londres, 1849. Voir-aussi : Hegel, Esthétique. Kant, Critique de la faculté de juger. AGRÉGAT Terme introduit par Cavalieri (1598-1647) dans sa Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota, publiée à Bologne en 1635. HIST. SCIENCES Méthode mathématique qui conduit à des mesures de surface et de volume en évitant les paradoxes liés à la simple sommation des éléments.

Ce concept est associé à une méthode dite par la suite, un peu abusivement, « méthode des indivisibles », et fondée sur la possibilité de remplacer, lorsqu’on les met en rapport, les figures géométriques, planes ou solides, par l’agrégat de tous leurs indivisibles, c’est-à-dire de toutes les lignes, ou de tous les plans qu’on peut imaginer tracés en elles. Cette méthode, tout en inaugurant de nouvelles pistes pour la géométrie infinitésimale, reste cependant – et c’est l’essentiel pour Cavalieri – à l’intérieur du champ de la mathématique euclidienne en évitant de s’engager sur la voie des sommes d’indivisibles et des paradoxes de Zénon d’Élée. Cette méthode a trouvé son application, en particulier, dans les études relatives à la science du mouvement, tant dans les travaux de Galilée (en particulier dans les Discorsi de 1637) que dans ceux de Torricelli (1608-1647). Michel Blay ✐ Andersen, K., « Cavalieri’s Method of Indivisibles », Archive for History of Exact Sciences, 1971-1972, pp. 329-410. Giusti, E., Bonaventura Cavalieri and the Theory of Indivisibles, Cremonese, Bologne, 1980. AIDÔS Mot grec pour « pudeur ». PHILOS. ANTIQUE Pudeur ; dans le Protagoras de Platon, condition de la vie en société. À la fin du mythe de Protagoras 1, Zeus dote tous les hommes d’aidôs et de dikè (« justice »), et par là de l’art politique qui leur faisait défaut. Aidôs et dikè répondent ici au couple homérique 2 et hésiodique 3 d’Aidôs et Némésis, où Némésis signifie la crainte du blâme d’autrui. Ce sont les conditions inséparables, affectives et sociales, de la solidarité civique et politique. Aidôs signifie donc autant le sentiment de l’honneur, de la dignité, que la pudeur, la retenue, la honte, la crainte respectueuse : la « vergogne », dans son sens étymologique de verecundia, terme latin par lequel Cicéron traduit aidôs. Sentiment non pas seulement individuel, mais également collectif, qui qualifie les sentiments de déférence mutuelle au sein d’un groupe et renvoie à la nécessité d’obligations communes. Respect de soi-même, aidôs nomme aussi la solidarité, à la fois honneur, loyauté, bienséance collective, qui interdit certaines conduites – d’où suit le sens de « pudeur » et

de « honte » : « L’aidôs, c’est en quelque sorte l’oeil du témoin quand on est sans témoin – le témoin intériorisé. » 4. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Protagoras, 320c-322d. 2 Homère, L’Iliade, XIII, 122. 3 Hésiode, Les Travaux et les jours, 317. 4 Wolff, F., Socrate, PUF, Paris, 1985, p. 88. Voir-aussi : Benveniste, E., Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, Minuit, Paris, 1969, II, [line] pp. 340-341. ! ÉTHIQUE, POLITIQUE ALÉATOIRE Du latin alea, « dé », « jeu de dés », « hasard ». MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Qualifie un événement survenant « au hasard », sans qu’une cause déterminante n’en ait été mise en évidence, et sans qu’aucune explication ne puisse en être fournie en termes de conformité à une règle de succession avec d’autres événements. Si la définition de l’aléatoire porte formellement sur un événement donné, elle implique une relation (ou une absence de relation) entre cet événement et d’autres événements. La marque apparente de l’aléatoire doit donc être cherchée dans la structure des séquences d’événements. Selon R. von Mises, une séquence est aléatoire si, la limite d’un nombre d’événements tendant vers l’infini, la fréquence d’un certain type d’événement est en moyenne la même dans la séquence totale et dans toute sous-séquence qui en serait extraite sur des critères ne faisant pas référence à son contenu. Plusieurs raffinements de cette caractérisation ont été proposés par A. Church, A. Wald et P. Martin. Une définition plus récente, basée sur le concept de complexité algorithmique, énonce qu’une séquence est aléatoire si le programme le plus bref qui puisse permettre à un ordinateur de l’engendrer est cette séquence elle-même. ▶ Aucun critère ne s’avère cependant décisif en ce qui concerne la nature intrinsèquement aléatoire des événements d’une séquence. Un théorème, appelé lemme de poursuite, établit que toute séquence admet aussi bien un modèle déterministe qu’un modèle indéterministe. Une séquence apparemment aléatoire peut être engendrée par un processus de chaos déterministe (impliquant des phénomènes de sensibilité aux conditions initiales) ; et une séquence apparemment

non aléatoire peut être engendrée par un processus complètement indéterministe, à condition que les événements de la séquence résultent d’une application de la loi des grands nombres de ce processus. Le caractère ultimement aléatoire ou non aléatoire d’un événement dans une séquence est donc voué à demeurer indécidable. Michel Bitbol ✐ Sklar, L., Physics and chance, Cambridge University Press, 1993. Dahan-Dalmedico, A., Chabert, J. L., Chemla, K., Chaos et déterminisme, Seuil, coll. « Points », Paris, 1992. ! CHAOS, COMPLEXITÉ, CONTINGENT, HASARD, PROBABILITÉ downloadModeText.vue.download 33 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 31 ALGÈBRE De l’arabe Al jabr, « réduction », titre d’un ouvrage du mathématicien Al-Khawarizmi (IXe s.). LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES Discipline essentielle des mathématiques, dont le développement à partir du XVe s. fut profondément influencé par le legs arabe. Classiquement, c’est-à-dire jusqu’au XIXe s., « l’algèbre » est la théorie des équations. Le développement de cette dernière fut parallèle à l’extension de la notion de nombre par l’introduction des nombres négatifs, des nombres irrationnels et des nombres complexes. L’« algèbre moderne » consiste en l’étude de lois de composition et de relations définies sur un ensemble d’éléments quelconques et constituant ainsi des « structures », de groupe, de corps, d’anneau, d’espace vectoriel, etc. De l’une à l’autre algèbre, il y a une parfaite continuité historique malgré une transformation significative dans la méthode. Dès la plus haute antiquité, on rencontre des exemples de résolution d’équations du premier et du second degré. Les équations du troisième degré conduisirent les algébristes italiens du XVIe s. aux nombres « imaginaires ». F. Viète introduisit une écriture symbolique, développée par Descartes, qui permit de traiter en général de chaque type d’équation au lieu de s’en tenir à la résolution d’équations particulières. Les lois de résolution générale se précisèrent jusqu’au « théorème fondamental de l’algèbre », dont C.F. Gauss donna en 1799 quatre démonstrations différentes. Les tentatives infructueuses de résoudre généralement les équations de degré égal ou supérieur à cinq conduisirent É. Galois à réorienter l’étude de l’équation vers celle de la structure du groupe – dont il intro-

duisit le terme – de permutation de ses racines et à énoncer une condition nécessaire et suffisante de résolution. L. Kronecker continua sur cette voie, tandis que d’autres types de travaux, par exemple ceux de F. Klein sur la classification des géométries, ceux de R. Dedekind en théorie des nombres, imposèrent l’usage systématique des structures de groupe et de corps. On situe dans l’oeuvre de E. Steinitz le moment où l’algèbre prit définitivement la tournure abstraite et structurale que nous lui connaissons à travers l’oeuvre de Bourbaki. L’extraordinaire efficacité de l’algèbre, classique ou moderne, vient de son langage symbolique. Des auteurs classiques comme Descartes et surtout Leibniz l’ont souligné. Plus près de nous, D. Hilbert voulait que toute discipline mathématique visât le degré de formalisme de l’algèbre. Et J. Cavaillès de rappeler aux philosophes que les formules ne sont pas seulement un adjuvant pour la mémoire, mais la matière même du travail mathématique. ▶ La fécondité de la langue formulaire de l’algèbre n’a pas toujours levé les doutes philosophiques sur la nature des êtres inventés pour les besoins du calcul : nombres négatifs, nombres imaginaires, nombres infiniment petits, etc. L’histoire a connu ainsi des débats passionnés sur des notions réputées fictives, qu’on cherchait à fonder sur la solidité de notions tenues pour réelles comme celle de nombre entier. Cette entreprise acharnée de réduction du fictif au réel n’a pas mis fin à la floraison toujours plus riche et foisonnante d’entités fictives, acclimatées peu à peu dans l’univers du mathématicien. Hourya Sinaceur ✐ Dieudonné, J., (dir.), Abrégé d’histoire des mathématiques, 1700-1900, Hermann, Paris, 1978. Waerden, B.L. Van der, A History of Algebra, from al-Khawarizmi to Emmy Noether, Springer-Verlag, 1985. ! ÉQUATION, FORMULE, STRUCTURE, SYMBOLE ALGORITHME De l’arabe Al-Khawarizmi, nom du mathématicien persan (début du IXe s.) dont le traité d’arithmétique transmit à l’Occident les règles de calcul sur la représentation décimale des nombres, antérieurement découvertes en Inde. LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Notion de base de l’algorithmique (celle-ci consiste en la conception et l’optimisation des méthodes de calcul en mathématiques et informatique). Un algorithme consiste en un schéma de calcul spécifiant une suite finie d’opérations élémentaires à exécuter selon un enchaînement déterminé. En informatique, le mot est synonyme de programme, ou suite de règles bien définies pour conduire à la solution d’un problème en un nombre

fini d’étapes. Divers algorithmes sont connus dès l’Antiquité : les algorithmes des opérations arithmétiques fondamentales comme l’addition ou la multiplication, l’algorithme d’Euclide d’Alexandrie pour calculer le plus grand commun diviseur de deux nombres, plusieurs méthodes de résolution d’équations en nombres entiers à la suite des travaux de Diophante d’Alexandrie, le schéma établi par Archimède pour calculer le nombre π qui exprime le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Plus récemment, les méthodes de résolution numérique des équations algébriques ont conduit à des algorithmes bien connus des mathématiciens : celui de Newton pour approcher la solution d’une équation, celui de Sturm pour calculer le nombre exact de racines réelles d’une équation, la méthode, due à C.F. Gauss, d’élimination de l’indéterminée entre deux équations pour déterminer si ces équations ont au moins une solution commune, etc. Les années 1930 constituent un tournant décisif du point de vue théorique : des problèmes logiques de décidabilité – un énoncé est décidable s’il existe une procédure de démonstration de cet énoncé ou de sa négation – conduisent à la formalisation de la notion d’algorithme sous la double forme des fonctions récursives de Gödel, Herbrand et Church et des fonctions calculables par machine de Turing. L’apparition des ordinateurs après la Seconde Guerre mondiale et leur utilisation généralisée permettent des calculs bien plus longs que les calculs manuels et surtout le traitement de types nouveaux de problèmes, comme le tri, la recherche d’informations non numériques, etc. Les algorithmes sont classés en fonction de leur complexité, c’est-à-dire du temps nécessaire à leur exécution. Seuls ont une efficacité effective, et non pas seulement de principe, ceux dont la complexité s’exprime polynominalement en fonction des données. Les algorithmes dont la complexité est exponentielle donnent lieu à un calcul dont le temps d’effectuation sur ordinateur excède de beaucoup, pour le moment, la durée d’une vie humaine. ▶ Après la création, à la fin du XIXe s., de la théorie des ensembles infinis par G. Cantor, un grand débat a opposé les partisans du calcul numérique et des méthodes algorithmiques aux partisans des méthodes ensemblistes, abstraites et axiomatiques. Les premiers considéraient qu’une entité mathématique n’est définie que si on a indiqué un moyen de la construire, un problème résolu que si sa solution aboudownloadModeText.vue.download 34 sur 1137

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tit à un calcul numérique. Les seconds raisonnaient sur des ensembles infinis d’éléments en les caractérisant globalement par leurs structures axiomatiques et prouvaient l’existence d’une solution pour un problème sans forcément donner en même temps un procédé de calcul de ladite solution. Aujourd’hui, avec le développement du calcul formel et d’autres usages essentiels de l’outil informatique, l’opposition entre structure et calcul s’est bien émoussée. Hourya Sinaceur ✐ Auroux, S., (dir.), Articles « Récursivité » et « Décidabilité » in l’Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques, PUF, Paris, 1990. ! CALCUL, DÉCIDABILITÉ, RÉCURSIVITÉ ALIÉNATION Du latin alienatio, « cession », « transmission », « éloignement », « désaffection », de alienus, « autre ». En allemand : Entäusserung, Entfremdung, de fremd, « étrange », « étranger ». Terme commun en français à la langue juridique, à la psychiatrie, à la philosophie hégélienne et au marxisme. L’allemand distingue en revanche Entäusserung (cession), Veräusserung (vente), Irrsinn (aliénation mentale) et l’aliénation au sens hégélien ou marxien (Enfremdung, Entäusserung). La notion d’aliénation est devenue une problématique philosophique à part entière avec Hegel et Marx. Mais son histoire est d’autant plus complexe qu’elle est très tôt présente de façon diffuse mais insistante dans de nombreux domaines, allant de la théologie et de la mystique à l’anthropologie et à l’ontologie, en passant par les rapports juridiques et sociaux. En faisant d’elle un concept-clef de la philosophie de l’histoire, Hegel, les jeunes Hégéliens et Marx l’ont promue au rang de catégorie fondamentale de la philosophie politique moderne. Vulgarisée à la faveur de son usage chez Marx puis chez Sar tre, l’aliénation est un concept dont le sens a peu à peu quitté le terrain de la philosophie pour désigner des processus propres aux objets créés par différentes sciences de l’homme et de la société. GÉNÉR., SC. HUMAINES Dépossession de soi par soi ou par un autre. Origines religieuses Si le terme français renvoie au latin, la problématique qu’il recouvre plonge en fait ses racines dans le Nouveau Testament 1 : c’est le terme grec allotrioô qui est rendu par le latin alienare et dans la traduction de Luther par entfremden. Il s’applique aux impies qui vivent dans l’ignorance et l’aveuglement. Dans la Vulgate alienatus désigne celui qui est exclu de la communauté des croyants. En grec et en latin cet

usage religieux est déjà doublé d’un usage juridico-politique. Aristote qualifie d’allotrios celui qui est exclu de la Cité 2, suivi en cela par Cicéron. Les hérésies et les mystiques chrétiennes donnent une dimension nouvelle à ces acceptions. D’abord chez les Gnostiques, ensuite chez Origène, puis au XIIIe s. chez Maître Eckhart. Il s’en dégage la problématique opposant la vérité à l’erreur et à l’égarement. Origène fait déjà de ce dernier, qu’il nomme obturbatio, la conséquence d’une dépendance de l’esprit libre à l’égard du corps sensible et parle en ce sens d’alienatio mentis. Mais, à l’inverse, l’aliénation désigne aussi le dépassement mystique de cet état et les Pères de l’Église, tant Saint-Augustin que Saint-Thomas, ont promu cette conception qui, chez eux comme chez les scholastiques ou dans la mystique des Carmélites, prend pour référence la vision de saint Paul. On peut faire l’hypothèse que les racines religieuses de cette notion n’ont pas été sans importance pour le rôle qu’elle va jouer, à partir de Hegel, comme catégorie centrale de la critique de la religion. Chez Schelling en effet l’aliénation est au coeur de la protestation contre le savoir formel et sécularisé de l’Aufklärung. Dans sa « philosophie positive » Schelling ne voit dans l’aliénation qu’une matérialisation du divin correspondant à la catastrophe cosmologique de la conscience humaine. Hégélianisme Le concept hégélien Entfremdung qualifie le sujet devenu étranger à soi, une dépossession psychique qui n’exclut pas la survie du désir de revenir à soi. En même temps, il s’agit donc d’un moment dynamique du procès du développement de l’esprit en tant que procès de l’expérience de la conscience – un moment nécessaire à l’abolition de l’immédiateté et au surgissement de la réflexion, dont l’abstraction constitue le sommet 3. Dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l’esprit – chapitre de « l’Esprit », le moment de l’esprit « étrangé » à soi succède au moment de l’esprit vrai (le monde éthique, qui débouche sur le droit romain). C’est le monde de la culture, qui est à la fois celui que l’esprit crée et une oeuvre où il est constamment déchiré, insatisfait de ne pas se reconnaître, le théâtre de la lutte des Lumières, de l’intelligence, et de la foi religieuse identifiée à la superstition. Il connaît son apothéose sanglante dans la Liberté absolue et la Terreur. Lui succède (et l’abolit) le moment de l’esprit certain de lui-même (la moralité, la philosophie idéaliste allemande). La désignation même de l’instance du dépassement (la certitude de soi)

authentifie sans équivoque la singularité phénoménologique et le registre non-juridique du concept d’Entfremdung. Ce qui est hors de soi n’est pas immédiatement un objet extérieur à soi, mais un état où la familiarité avec soi ne subsiste que dans le sentiment de sa parte. Le concept est au reste presque exclusivement utilisé dans la Phénoménologie de l’esprit (qui devient elle-même un moment « réduit » de la psychologie dans l’articulation du système, telle que l’Encyclopédie des sciences philosophiques la constitue et l’expose). Tandis qu’Entfremdung n’a aucun sens juridique en allemand, le terme Entäusserung s’applique certes aussi au sujet mais pris comme « sujet du droit ». Il insiste sur la mise hors de soi, ou le fait d’être hors de soi, et prend le sens métonymique d’état nouveau ou différent. Tandis que l’Entfremdung désigne plutôt le processus en cours en ce qu’il est immédiatement perçu comme « perte », Entäusserung s’applique au résultat « accompli » et assumé, quasi objectal. Stricto sensu, c’est donc Entäusserung qu’il convient de traduire par le terme juridique d’« aliénation ». J. Hyppolite, conscient de cette différence, avait traduit Entfremdung par le néologisme « extranéation » construit sur le radical extraneus (qui a donné « étranger » en français). Jeune-hégélianisme : Feuerbach Si Entfremdung est chez Hegel une notion quasiment inexistante ailleurs que dans la Phénoménologie de l’Esprit, elle ne va pas moins jouer un rôle capital dans le jeune-hégélianisme, puis dans le marxisme et dans les débats sur le marxisme jusque dans la deuxième moitié du XXe s. Cela pour une double raison : l’origine religieuse du concept d’une part et la philosophie du sujet et de la conscience qu’il implique d’autre part se conjuguent en un enjeu décisif d’une philosophie de l’émancipation et de la reconquête par l’homme de son « essence » dont le projet s’affirme par une critique de la religion et débouche sur la critique matérialiste de toutes les downloadModeText.vue.download 35 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 33 illusions spirituelles – y compris la philosophie hégélienne de la réalisation de l’Esprit. Feuerbach a proposé dans l’Essence du christianisme non seulement une analyse psychologique du phénomène religieux mais surtout cette approche anthropologique fait redescendre, comme le dira Marx, les « illusions religieuses du ciel sur la terre » ; elle les démasque comme une aliénation, une projection fantasmatique de l’essence humaine. Non seulement Feuerbach emprunte la catégorie d’aliénation à Hegel mais sa démarche triadique reste foncièrement hégélienne.

Au départ, elle pose l’humanité douée de raison (moment subjectif). L’homme prend ensuite conscience des limites de sa raison et imagine un être doué d’une Raison totale ; ce deuxième moment présente lui-même trois étapes : le vrai (Dieu connaît l’infini), le bien (la perfection morale inaccessible à l’homme), l’amour, qui réconcilie l’homme avec ce Dieu supérieur. La critique de la religion, le troisième moment, a pour tâche de dépasser cette réconciliation illusoire. Or, dans la religion, l’humanité, quoique de façon fantasmatique, a pris conscience de son essence ; aussi le dépassement vat-il s’accomplir lui aussi en trois phases : l’homme et Dieu confondus dans l’amour religieux, la conscience humaine qui s’éveille et écarte l’homme de Dieu et enfin l’anthropologie qui réalise l’essence humaine. Au terme de la critique de la religion, l’homme est, selon Feuerbach, à même de concevoir ce qu’il croyait être la distance insurmontable entre lui et Dieu comme étant en fait le rapport de l’individu à l’espèce. Sous l’aspect de l’espèce, l’essence hérite au fond du statut de l’identité absolue, propre chez Hegel au Concept – ce que Feuerbach appelle « l’unité de l’essence humaine avec elle-même » 4. Marxisme Pour Marx, Feuerbach n’a fait que pressentir que l’aliénation spéculative recouvre une aliénation réelle ; il se contente de dévoiler l’aliénation religieuse et croit, comme Marx le lui reproche dès l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, retrouver immédiatement le réel, alors que la critique de la religion n’est que « médiatement la lutte contre ce monde ». Pour Marx, en 1843-1844, c’est par une critique de l’État et de la société qu’elle doit se concrétiser ; il reste en cela hégélien, puisqu’il fait de l’État la vérité de la religion, mais, dans la foulée, il découvre que la réalité de l’État, c’est la société civile. Dans L’Idéologie allemande et les Thèses sur Feuerbach (1845), il franchit un pas décisif : le matérialisme sensualiste de Feuerbach réhabilite certes la nature et la matière mais en quelque sorte en inversant la vapeur, en misant sur la nature et l’anthropologie, alors qu’il faudrait les historiciser, les socialiser et les dialectiser – c’est-à-dire concevoir l’histoire comme une relation dialectique de l’homme avec la nature qui tout à la fois engendre des rapports particuliers entre les hommes et s’accomplit dans le cadre de tels rapports particuliers : les rapports de production. Il n’y a pas d’essence humaine ailleurs que dans les rapports sociaux. Mais du même coup, Marx, dans les Manuscrits, rompt avec la conception progressive, « optimiste », de l’aliénation : Hegel « voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif » 5. Concrétisée comme production sociale de l’existence et de rapports sociaux déterminés, l’aliénation n’est plus le mouvement de la conscience qui s’objective et reconnaît le monde comme son monde ; le moment de la reconnaissance est bloqué. Les Manuscrits de 1844 introduisent une coupure entre objectivation et aliénation alors que pour Hegel la conscience de soi, confrontée à un objet étranger, le reconnaissait comme sien par le travail 6. Les Manuscrits sont donc incontestablement le texte où se prépare la coupure épistémologique qui fondera l’oeuvre de

la maturité. Le véritable enjeu est désormais l’organisation sociale de la production et cet enjeu va remplacer la dialectique hégélienne de l’objectivation par celle des formations sociales. Le premier manuscrit définit le capital, de façon déjà lucide mais encore imprécise, comme « la propriété privée des produits du travail d’autrui » 7. Marx découvre « que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la plus misérable » 8. Il entreprend de montrer que le prétendu « fait » de la propriété privée n’est pas originel mais actuel et que ce « fait actuel » est en réalité un rapport. Ce rapport peut prendre deux formes. En tant qu’autoproduction de l’homme, qui est lui-même partie de la nature, par son travail sur la nature, donc en tant que rapport de l’homme à la nature et à soi-même à travers la nature, il s’agit de ce que Hegel nomme rapport absolu, c’est-à-dire un rapport issu d’une même substance – la réalité naturelle, commune à l’homme et à la nature, qui s’auto-réalise ; il s’agit alors de l’aliénationobjectivation au sens positif qu’elle a chez Hegel. La conclusion du chapitre « Rapports de distribution et rapports de production » du troisième livre du Capital dira dans le même sens : « Tant que le procès de travail n’est qu’un procès entre l’homme et la nature, ses éléments, simples, sont communs à toutes les formes sociales de son développement ». Mais il n’en est justement pas ainsi. Une scission se produit entre l’homme et son objectivation ; il s’agit dès lors, dans la terminologie hégélienne, d’un rapport séparatif, dans lequel les termes en rapport perdent leur unité. Cette scission est caractéristique de la forme sociale de développement particulière qu’est l’économie capitaliste, que les Manuscrits démasquent en soumettant les discours de l’économie politique à une critique hégélienne 9. Dans les Manuscrits la scission qu’introduit l’organisation sociale du travail vient couper la démarche de la dialectique positive de l’aliénation-objectivation et la pervertir en dialectique de l’aliénation comme perte de soi. Jusqu’à un certain point les Manuscrits saisissent déjà ce que l’oeuvre économique de la maturité concevra comme dialectique des forces productives et des rapports de production. Ils percent à jour cette perversion : le « fait » qui empêche la dialectique du travail de s’accomplir comme chez Hegel. Le développement économique engendre une organisation particulière de la production qui bloque ce que les Manuscrits appellent encore la réalisation de l’essence humaine, son épanouissement « polytechnique » dans toutes les directions – héritage de l’anthropologie feuerbachienne que Marx ne reniera jamais. Certes, en tant que telle, cette dialectique des forces productives et des rapports de production manque encore. Toutefois, il n’y a donc pas lieu d’introduire une rupture entre l’oeuvre de jeunesse et l’oeuvre économique. Dès les Manuscrits de 1844, l’aliénation est inscrite dans le procès de travail. Ce qui s’appelle encore aliénation de l’essence humaine apparaît comme l’effet d’une aliénation du travailleur non seulement dans le produit de son travail mais comme la conséquence des conditions de la production de ce produit, c’est-à-dire des rapports de production qui l’en dépossèdent.

L’aliénation conserve dans l’oeuvre économique sa validité comme catégorie recouvrant les aliénations idéologiques. Ces dernières ont désormais leur modèle dans l’aliénation downloadModeText.vue.download 36 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 34 économique, qui devient le modèle de toute aliénation (et par voie de conséquence de toute production d’idéologie). Très expressément Le Capital reprend sur ces bases à son compte la critique de la religion et des idéologies dont est partie la réflexion de Marx : pour trouver une analogie au phénomène énigmatique du fétichisme de la marchandise, qui n’est pourtant qu’un produit trivial du travail humain et, a priori, qu’une simple valeur d’usage, « il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers » 10. Les débats du XXe s. Pour les raisons précédemment indiquées – à savoir qu’il y va de la reconquête par l’homme de son essence et que l’aliénation religieuse est en quelque sorte l’archétype de toutes les formes d’aliénation –, la notion d’aliénation a été au XXe s. au coeur de tous les débats – entre marxistes et chrétiens, marxisme et existentialisme, marxisme et anthropologie – sur la possibilité et le sens d’un « humanisme marxiste ». Ce rôle de premier plan, alors qu’elle appartient à la période de gestation du marxisme et qu’on peut la tenir pour dépassée par les notions de réification et de fétichisme de la marchandise, s’explique par les conditions politico-idéologiques dans lesquelles l’héritage marxiste a été assumé à l’Ouest et à l’Est. Dans les deux camps, en vertu de logiques différentes, les écrits de jeunesse de Marx et la dimension philosophique (hégélienne) du marxisme ont été remis à l’honneur. À l’Ouest, le marxisme – « horizon indépassable de notre temps » selon Sartre – était réinterprété et assimilé dans cette optique philosophique par l’existentialisme et l’humanisme chrétien, à l’Est sa dimension « humaniste » servit de position de repli offensif pour les résistances à l’économisme et au stalinisme mais elle devint aussi une formule commode pour juxtaposer à la réalité économique et politique socialiste une production philosophique stéréotypée abondamment représentée dans tous les congrès internationaux. L’« antihumanisme théorique » proclamé par Althusser 11 a non seulement voulu réaffirmer, en toute rigueur philologique, la spécificité du matérialisme dialectique mais aussi et

surtout tirer un trait sous toute une production philosophique issue soit du stalinisme, soit de la résistance au stalinisme, soit encore des appropriations « philosophiques du marxisme » et qui s’incarnait, à l’Est comme à l’Ouest, par le couple économisme / humanisme. Gérard Raulet ✐ 1 Cf. Éph. 4, 18. 2 Aristote, Politique, II, 8, 126a40. 3 Hegel, G. W. F., Werke, t. III, pp. 392, 439. 4 Feuerbach, L., Das Wesen des Christentums, chap. 24, Reclam, Stuttgart, 1969, p. 346, trad. l’Essence du christianisme. 5 Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 133. 6 Ibid., pp. 132-145. 7 Ibid., p. 21. 8 Ibid., p. 55. 9 Marx, K., op. cit., premier manuscrit « Le travail aliéné », pp. 56-70. 10 Marx, K., le Capital, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 606. 11 Althusser, L., Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 159 sq. ! FÉTICHISME, IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE), TRAVAIL PSYCHANALYSE Impression de fausse reconnaissance, de déjà vu, déjà raconté, de doute devant la réalité, voire de dépersonnalisation – proche de l’Unheimliche 1. C’est le signe et l’effet d’un refoulement. SYN. Etrangement. Non répertorié comme concept psychanalytique, l’étrangement qualifie chez Freud diverses séparations : étrangements de l’enfant à l’égard de son entourage, de l’adulte à l’égard de la réalité ou de son conjoint, étrangements entre je et libido dans la névrose, vis-à-vis de l’organe génital féminin... Devant l’Acropole 2, Freud pense : « Ce que je vois là n’est pas effectif » (sentiment d’étrangement). La joie de voir l’Acropole est empêchée par la culpabilité liée à ce désir même : le voyage réalise le souhait de réussite, or « Tout se passe comme si l’essentiel dans le succès était de faire son chemin mieux que son père et comme s’il était encore et toujours non

permis de vouloir surpasser le père ». Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., Das Unheimliche (1919), G.W. XII, l’Inquiétante Étrangeté, in l’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1991, pp. 209-263. 2 Freud, S., Brief an Romain Rolland (eine Erinnerungstörung auf des Akropolis) [1936], G.W. XVI, « Un trouble du souvenir sur l’Acropole (Lettre à Romain Rolland) », in Résultats, idées, problèmes II (1921-1938), PUF, Paris, 2002, pp. 221-230. ! LIBIDO, MOI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS, REFOULEMENT ALLAIS (PARADOXE D’) PHILOS. CONN., SC. HUMAINES Énigme empirique découverte par l’économiste français Maurice Allais (né en 1911, prix Nobel en 1988), consistant en une remise en cause du modèle classique de l’utilité espérée 1. D’abord mis en évidence grâce à un questionnaire, dans une démarche de test empirique de la théorie classique, le paradoxe d’Allais constituait, plus spécifiquement, un échec de prédiction pour la théorie de l’utilité espérée axiomatisée par von Neumann et Morgenstern dans la deuxième édition de leur Théorie des jeux (1947). Dans l’une des versions du problème, on pose à l’assistance les questions suivantes : « Préférez-vous A ou B ? » (où A signifie « recevoir 100 millions de francs » et B, « recevoir 500 millions avec une probabilité de 10 %, 100 millions avec une probabilité de 89 % et 0 avec une probabilité de 1 % »). « Préférez-vous C ou D ? » (où C signifie « recevoir 100 millions avec une probabilité de 11 % et 0 avec une probabilité de 89 % » et D, « recevoir 500 millions avec une probabilité de 10 % et 0 avec une probabilité de 90 % »). D’après la théorie de l’utilité espérée, on devrait constater que si A est préféré à B, C est préféré à D. Mais on observe chez de nombreux sujets que A est préféré à B, alors que D est préféré à C. Conjointement avec la découverte d’autres paradoxes et les travaux ultérieurs des psychologues, le paradoxe d’Allais a jeté le doute sur la valeur prédictive du modèle de l’espérance d’utilité et sur la portée de l’« axiome d’indépendance » de von Neumann et Morgenstern (selon lequel, à partir d’isdownloadModeText.vue.download 37 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 35 sues certaines u et v et d’une troisième issue w, l’ordre des préférences sur la paire (u, v) est préservé si l’on élabore d’un côté une loterie donnant u avec une certaine probabilité et w avec une autre probabilité, et d’un autre côté, avec les mêmes probabilités, une loterie donnant v ou w). ▶ Ayant conduit à une interrogation critique sur l’intérêt prédictif des théories normatives usuelles de la décision rationnelle, la découverte d’Allais, constituant le premier exemple connu d’une classe plus large de phénomènes (les « effets de rapport commun » étudiés plus tard en psychologie), a joué un rôle important dans le renouvellement de l’analyse de la décision 2. M. Allais a nié le caractère paradoxal du phénomène, refusant d’admettre la valeur normative de la théorie classique. Au demeurant, le paradoxe a relancé l’examen de la difficile articulation entre théorie normative et modèles descriptifs ou explicatifs dans ce domaine. Allais a recommandé de prendre en compte non seulement la moyenne des valeurs (comme dans la théorie de l’utilité espérée) mais aussi les moments d’ordre supérieur, ainsi que la déformation psychologique des probabilités objectives, la théorie classique apparaissant dès lors comme un simple cas particulier, dont la plausibilité ne concerne pas toutes les situations de décision. Emmanuel Picavet ✐ 1 Allais, M., « Le comportement de l’homme rationnel devant le risque : critique des postulats et axiomes de l’École américaine » in Econometrica, 21 (1953), pp. 503-546. 2 Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility Hypotheses and the Allais Paradox : Contemporary Discussions of Decisions under Uncertainty, with Allais’ Rejoinder, Dordrecht, Reidel, 1979. ! BAYÉSIANISME, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, JEUX (THÉORIE DES), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ « croire et juger », « Est-il rationnel d’être rationnel ? » ALLEMAND (IDÉALISME) ! IDÉALISME ALTÉRATION Du latin alteratio (de alter, « autre ») ; en grec alloiôsis. PHILOS. ANTIQUE Changement qualitatif, par acquisition ou perte d’une qualité non essentielle.

Est altéré ce qui est ou a été rendu autre. Un accident sera, pour un individu sensible, ce qui l’altère sans remettre en cause son existence ni son essence. Pour Aristote, l’altération est l’une des six espèces du mouvement, avec la génération, la corruption, l’accroissement, l’amoindrissement et le changement selon le lieu 1, et n’en implique donc aucune autre : dans la plupart de nos affections nous sommes en effet altérés sans avoir part à aucun autre mouvement. Aristote rapporte l’altération au mouvement selon la qualité 2. Subie, elle est une « passion » (pathos) : soucieux d’y soustraire le sujet, substance ou forme, Aristote professe qu’elle n’existe que « dans ce qui peut être dit pâtir par soi sous l’action des sensibles. [...] Le fait d’être altéré et l’altération se produisent dans les choses sensibles et dans la partie sensitive de l’âme, mais nulle part ailleurs, sauf par accident » 3. Contre les physiciens présocratiques, Aristote n’admet donc pas que la sensation soit pure altération, car elle implique l’activité de l’âme. Chrysippe au contraire n’hésitera pas à définir la « représentation » (phantasia) comme une altération dans l’âme 4, cherchant à rendre compte ainsi, mieux que Zénon qui la définissait comme impression, de la multiplicité des perceptions. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 14, 15a13-14. 2 Ibid., 15b12 ; Physique, V, 2, 226a26. 3 Aristote, Physique, VII, 3, 245b4-5 et 248a6-9. 4 Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 244. Voir-aussi : Ildefonse, F., les Stoïciens I, Les Belles Lettres, Paris, 2000, pp. 75-94. ! ACCIDENT, AFFECTION, AUTRE, DEVENIR, MOUVEMENT, PASSION, PHANTASIA, QUALITÉ ALTÉRITÉ Du latin alteritas (de alter, « autre ») ; grec heterotês. PHILOS. ANTIQUE Caractère de ce qui est autre, relation entre des entités mutuellement distinctes. Comme le montre Platon dans le Sophiste, l’identité ne va pas sans altérité, puisque être identique à soi, c’est être autre que ce qui n’est pas soi. En ce sens très général, toute détermination constitue une altérité : pour Aristote, « autre » se dit en autant d’acceptions que l’un, le même ou l’être, c’est-à-dire selon chaque catégorie 1. À cette signification très générale, et somme toute banale, de l’altérité, Platon en ajoute une autre. Pour Antisthène ou les mégariques, rien ne peut être

dit proprement d’un être, si ce n’est sa propre désignation : dire d’un homme, non pas simplement qu’il est un homme, mais qu’il est grand ou petit, ignorant ou savant, c’est lui attribuer quelque chose d’autre que lui. Dès lors que, avec Platon, on admet l’autre parmi les genres de l’être, il n’y a là nulle impossibilité ; on peut admettre que les attributs sont autres que le sujet sans pour autant s’interdire de les lui attribuer : dire d’un homme qu’il est grand, etc., ou même de tel individu qu’il est un homme, c’est admettre qu’il se définit, non seulement par opposition à, mais aussi par inclusion de ce qui n’est pas lui. Échappant ainsi à la tautologie, Platon fonde la possibilité de la définition. On dit souvent qu’il fonde aussi la possibilité de la prédication, ouvrant ainsi la voie à Aristote. En réalité, la conception aristotélicienne de la prédication, et donc de la définition, n’implique nullement, comme chez Platon, une altérité interne au sujet lui-même. Aristote, en effet, réserve le terme « autre » aux êtres « qui ont pluralité d’espèce, ou de matière, ou de définition de leur substance » 2. Si toute définition comporte l’indication de la différence spécifique, celle-ci, précise Aristote, suppose une identité, non pas numérique, mais générique, ou à défaut un rapport d’analogie 3. Si, à partir d’Aristote, la possession d’un attribut par un sujet n’est source d’aucune altérité pour celui-ci, le changement qui affecte le sujet lui-même, par exemple la croissance ou le passage de l’enfance à l’âge adulte puis à la vieillesse, a été pour toute la pensée grecque une source d’interrogation sur l’identité et l’altérité. Platon et Aristote s’appuyaient sur leurs notions respectives de la forme pour concevoir une identité downloadModeText.vue.download 38 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 36 maintenue à travers le changement ; à ceux pour qui, comme les stoïciens, il n’est d’autre substance que la matière, les platoniciens de la Moyenne Académie opposèrent l’« argument croissant » 4, selon lequel un changement de forme d’une matière donnée entraîne nécessairement la disparition de l’être qu’elle constituait sous sa première forme ; qu’on imagine un homme qui a d’abord tous ses membres, puis est amputé d’un pied : ce ne sera plus le même homme, au point qu’on est en droit de dire que le premier a péri, et que le nouveau ne saurait porter le même nom. En d’autres termes, si l’on refuse l’idée de forme, l’identité d’un être sensible, selon ces

philosophes, n’est plus concevable. En plaçant les formes intelligibles elles-mêmes dans la dépendance d’un principe encore supérieur, Plotin introduit en elles l’altérité : non seulement le monde intelligible comporte une multiplicité de formes, mais il est à la fois intellect et intelligible ; autant l’intellect se pense lui-même, ce qui implique l’unité de l’intellect et de l’intelligible, autant il est autre que lui-même, puisque tout à la fois il se pense et est ce qu’il pense 5. Ce qui n’est qu’une façon de radicaliser l’idée de Platon dans le Sophiste, de l’altérité du même. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 10, 1018a37. 2 Id., V, 9, 1018a9-10. 3 Id., V, 9, 1018a12-13. 4 A. A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, t. II, pp. 24-27, 37-42. 5 Plotin, Ennéades, V, 1, 4. Voir-aussi : Sedley, D.N., « Le critère d’identité chez les Stoïciens », in Revue de métaphysique et de morale, 94, 1989, Recherches sur les stoïciens, pp. 513-533. ! AUTRE, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE, NÉOPLATONISME AMATEUR Du latin amare, « aimer », « avoir du goût pour quelque chose ». ESTHÉTIQUE Quiconque aime les oeuvres d’art, les recherche, les apprécie jusqu’à développer une réelle familiarité avec elles, et cultive une aptitude à éprouver des états affectifs intenses et à prononcer des jugements grâce à la contemplation artistique. L’amateur a un rapport personnel ou direct à l’art. Goethe 1 le décrit comme celui qui n’accorde pas d’importance aux préjugés et fait appel à sa faculté d’étonnement. À l’inverse, le connaisseur partage avec le dilettante une relation plus indifférente à l’art. C’est que l’amour de l’art est une affaire de disposition individuelle, d’expérience propre ; il se cristallise dans des liens affectifs alors que la connaissance de l’art est affaire d’expertise, elle déploie un savoir et une technique de l’art, supposant l’accès à des données qui ne sont en général pas répandues dans le grand public. Si l’amateur possède une compétence artistique, son rapport à l’art n’en est pas moins plus subjectif. L’art devient une source d’enrichissement pour la personne même, à partir de ce qu’elle sent et apprécie.

Aussi Burckhardt décrit-il l’amateur de peinture comme celui qui ressent et voit pour lui-même 2. Il apprend à développer un sentiment personnel et intime des oeuvres sans se laisser dicter sa conduite par le plaisir. Lorsqu’il fréquente un musée, il ne veut pas tout voir, accumuler une masse d’impressions multiples se succédant à toute allure ; il préfère établir un contact direct avec tels maîtres et telles oeuvres. Un tel rapport à l’art suppose alors de reconnaître l’importance de la rencontre dans l’art, de l’affinité ou de la préférence. ▶ La figure de l’amateur s’identifie-t-elle sans reste à cette conception d’un rapport singulier, intense, sélectif à l’art ? Comme tout autre spectateur, l’amateur n’est-il pas prisonnier de contraintes de genre, de classe, sur lesquelles aucun contrôle n’est possible ? Dans ses portraits de collectionneurs, Haskell 3 met l’accent sur l’observation de conditions précises, prosaïques et temporaires qui gouvernent le regard artistique. Fabienne Brugère ✐ 1 Goethe, J. W., Le Collectionneur et les siens, trad. D. Modigliani, Éditions de la maison des sciences de l’Homme, Paris, 1999. 2 Burckhardt, J., Leçons sur l’art occidental, trad. B. Kreiss, Hazan, « Des grandes collections », Paris, 1998. 3 Haskell, F., L’amateur d’art, trad. P.E. Dauzat, LGF Livre de poche, Paris, 1997. AMBIVALENCE En allemand : Ambivalenz, terme dû à E. Bleuler, 19101. Repris par Freud à partir de 19122, 3. PSYCHANALYSE Coexistence, dans le rapport à un même objet, de visées affectives et pulsionnelles de valeurs opposées, fondamentalement l’amour et la haine. Avant de dénommer « ambivalents » les sentiments du patient envers l’analyste, Freud avait repéré les paires opposées des tendances perverses 4 et l’investissement d’amour et de haine des objets, notamment du père 5. Totem et tabou montre

ensuite que les tabous et rites des névrosés et des peuples primitifs dépendent d’une ambivalence originaire. En 19156, Freud propose qu’amour et haine ont des origines pulsionnelles diverses et ne se constituent en opposés qu’après avoir suivi chacun leur développement. Plus tard, l’ambivalence ressort du dualisme des pulsions de vie et de mort. ▶ Postuler un dualisme fondamental ou une loi d’attirance / répugnance pour élucider l’ambivalence risque d’en étendre par trop la signification. Or, les éléments psychiques opposés adoptent différentes formes lorsqu’ils convergent sur un même objet ou lorsqu’ils harmonisent leurs buts. Ainsi, la haine peut orienter l’amour vers le sadisme ou vers la découverte de l’objet. « Je doute qu’un petit d’homme en se développant soit capable de tolérer toute l’étendue de sa propre haine dans un environnement sentimental. Il lui faut haine pour haine » 7. Mauricio Fernandez ✐ 1 Bleuler, E., « Vortrag über Ambivalenz » Zbl. Psychoanal, Berne, 1910, p. 266. 2 Freud, S., Zur Dynamik der Übertragung (1912), G.W. VIII, « La dynamique du transfert », in La technique Psychanalytique, PUF, Paris, 1985. 3 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965. 4 Freud, S., Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1968. 5 Freud, S., « Analyse de la phobie d’un petit garçon de cinq ans », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970. 6 Freud, S., « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968. downloadModeText.vue.download 39 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 37 7 Winnicot, D., « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1990, p. 81. ! AMOUR, ÉROS ET THANATOS, LIAISON, OBJET, PULSION, SADISME ÂME Du latin anima, « souffle », « air ». En grec, psuchê. En allemand : Seele.

Principe explicatif dans les philosophies naturelles comme dans les théologies, l’âme est devenue le coeur de l’animisme émergeant aux XVIeXVIIe s. Le mécanisme lui est alors substitué dans le champ de la connaissance des corps. La conséquence principale du dualisme tient dans le rejet des formes substantielles, des qualités occultes qui invoquent l’âme lorsque les causes physiques n’appartiennent pas à l’ordre du connu. De fait, même après réhabilitation des causes finales, l’âme a perdu son pouvoir de structuration des énoncés relatifs à l’organisation et au complexe. Seule l’union de l’âme et du corps, cette quasi substance de la doctrine cartésienne, permet encore de considérer les relations entre une modification de la vie psychique et une affection somatique dont aucune cause physiologique ne peut être donnée. Le clinicien n’a-t-il pas pour vocation, selon Canguilhem, de recueillir la façon dont un sujet perçoit les modifications pathologiques du corps dans lequel il est enfoncé ? PHILOS. ANTIQUE Principe de vie, d’unification et d’animation des vivants, regroupant les facultés sensori-motrices et, éventuellement, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés de croissance et de nutrition. Si les anciens s’accordent pour considérer l’âme comme principe de la vie, ils ne s’accordent ni sur sa nature (corporelle ou incorporelle), ni sur ses fonctions (facultés sensori-motrices seules ou aussi croissance et nutrition), ni sur sa localisation (le coeur ou la tête), ni sur les êtres qui la possèdent (les animaux seuls, ou les plantes également, voire le monde), ni sur le nombre et la nature de ses parties et de ses facultés, ni sur sa capacité de survie (immortelle selon les uns ; elle disparaît avec le corps selon les autres). Toutes ces divergences et les concepts qu’elles impliquent ne furent toutefois que progressivement élaborés, et thématisés comme tels seulement à partir d’Aristote ou de l’époque hellénistique. Thalès « fut le premier à déclarer que l’âme est une nature toujours mobile ou capable de se mouvoir d’elle-même » 1. C’est donc par sa motricité qu’il caractérisait l’âme, au point de soutenir que « l’aimant possède une âme, puisqu’il meut le fer » 2. Les présocratiques, en général, « pensent que c’est l’âme qui donne le mouvement aux animaux », comme le dit Aristote des atomistes 3. À cette capacité, certains ajoutent la faculté sensitive : ainsi Heraclite aurait-il comparé l’âme à une araignée au centre de sa toile sentant la mouche qui en casse un fil 4. Tous, à l’exception peut-être de Pythagore, qui considère l’âme comme un nombre 5, s’accordent sur la nature corporelle de l’âme. Il s’agit d’une matière subtile : air, feu ou exhalaison de l’humide 6. On dit souvent que Platon tranche avec ces conceptions « matérialistes », en considérant l’âme comme incorporelle. Mais Aristote avait remarqué que Platon composait l’âme à partir d’un mélange d’intelligible et de corporel et lui reprochait d’en avoir fait une grandeur 7. De fait, si Platon oppose

fréquemment l’âme et le corps, disant qu’il faut s’efforcer de « détacher » l’âme du corps et que « l’âme du philosophe méprise souverainement le corps, le fuit, et cherche à être à part soi » 8, il n’a jamais écrit que l’âme était incorporelle. En revanche, il a soutenu que l’âme est immortelle, appuyant sa démonstration sur le mouvement automoteur perpétuel de l’âme 9. Enfin, il est le premier à attribuer une âme aux plantes 10, et à distinguer dans l’âme trois parties : une partie rationnelle ; et deux parties irrationnelles, l’une désirante, l’autre impulsive 11. Aristote reproche à tous ses prédécesseurs de ne pas expliquer l’union de l’âme et du corps. Son point de vue, ni matérialiste ni antimatérialiste, récuse le caractère automoteur de l’âme. Il explique l’âme d’après l’opposition de l’entéléchie et de la puissance, de la forme et de la matière. L’âme est l’entéléchie et la forme d’un corps naturel possédant la vie en puissance 12, c’est-à-dire son principe d’organisation. Il étend ainsi la notion d’âme à l’ensemble des vivants : les plantes ont une âme végétative (reproduction et croissance), les animaux une âme sensori-motrice, et les hommes une âme rationnelle ou intellectuelle 13. L’âme, en tant qu’entéléchie du corps, ne lui survit donc pas. Chez Aristote, seul l’intellect « introduit de l’extérieur », séparé et impassible, est incorruptible 14. Les épicuriens et les stoïciens s’attachent à montrer que l’âme ne peut être que corporelle : Zénon « jugeait qu’une chose qui serait dépourvue de corps [...] ne pourrait produire aucune sorte d’effet » 15. Épicure la décrit comme un mélange de souffle et de chaleur, les stoïciens comme un souffle inné 16 : l’âme étant le principe de la vie, elle est identifiée au souffle qui quitte le corps à la mort. Par conséquent, selon les stoïciens, l’âme, corps trop subtil, ne survit que rarement à la séparation de l’âme et du corps, puis est détruite avec l’univers, survie provisoire qu’Épicure lui refuse. L’identification de l’âme avec un souffle a aussi pour conséquence que les plantes n’ont pas d’âme (les anciens pensaient qu’elles ne respiraient pas). En revanche, en s’inspirant de certains passages du Timée, de Platon, les stoïciens attribuent une âme au monde, conçu comme un organisme vivant. Mais ils se séparent à nouveau de lui en récusant l’existence d’une partie irrationnelle de l’âme.

La tradition néoplatonicienne réagira contre les doctrines de l’âme corporelle en donnant une essence incorporelle à l’âme, ce qui entraîne son immortalité 17. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 2. 2 Aristote, De l’âme, I, 2, 405 a 20-21. 3 Ibid., I, 2, 404 a 8-9. 4 Héraclite, B 67 a in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 5 Pseudo-Plutarque, loc. cit. 6 Cf. J.-P. Dumont, op. cit., Anaxagore, B 29 ; Parménide, B 9 ; Démocrite, B 102 ; Héraclite, B 15. 7 Aristote, De l’âme, I, 2, 404 b 16-27 ; 3, 407 a 3-22. Cf. Platon, Timée, 34 b-37 c. 8 Platon, Phédon, 64 e-66 a. 9 Platon, Phèdre, 245 a-e. Les preuves avancées dans le Phédon sont différentes. 10 Platon, Timée, 76 e-77 c. 11 Platon, République, 437 d-441 c ; cf. Phèdre, 246 a-d, 253 c-254 e. 12 Aristote, De l’âme, II, 1, 412 a 19-22, 27-28. 13 Ibid., II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13. 14 Aristote, De l’âme, 430 a 17 ; 408 b 18. Cf. Génération des animaux, II, 3, 736 a 28. 15 Cicéron, Académiques, I, 39. 16 Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, ch. 14 ; t. 2, ch. 53, Paris, 2001. 17 Plotin, Ennéades, IV, 7 [2]. Voir-aussi : Chaignet, A.-E., la Psychologie de Platon, Paris, 1862 downloadModeText.vue.download 40 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 38 (Bruxelles, 1966).

Gourinat, J.-B., les Stoïciens et l’âme, Paris, 1996. Moreau, J., l’âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, 1939. O’Meara, D., Une introduction aux Ennéades, Paris-Fribourg, 1992, pp. 15-58. Romeyer Dherbey, G. (dir.), Viano, C. (éd.), Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote, Paris, 1996. ! AFFECTION, ASSENTIMENT, ENTÉLÉCHIE, INTELLECT, PHANTASIA, RÉMINISCENCE, SENSATION PHILOS. MÉDIÉVALE Saint Augustin Dans une certaine mesure, Augustin d’Hippone recueillera cette conception « dualiste » de l’âme et du corps, qui s’accorde aisément avec la croyance chrétienne en l’immortalité personnelle, ainsi qu’avec les exhortations à se détourner des sens et du monde. Selon lui, l’âme humaine (animus, alors qu’anima désigne le principe vital de tout animal) est une substance par elle-même, immatérielle et spirituelle, autonome par rapport au corps. Néanmoins, il ne peut aller jusqu’à soutenir avec les platoniciens que l’homme, c’est l’âme seulement (Alcibiade maj., 130c). Les données anthropologiques tirées de la Bible l’obligent à dire que l’âme a été faite ex nihilo par Dieu immédiatement en vue d’animer le corps 1 (elle n’est donc pas de nature divine ni déchue d’un séjour céleste pour être enfermée en la prison du corps). Ou encore, l’homme est défini comme « une substance rationnelle constituée d’une âme et d’un corps » 2. Cependant, non sans une certaine tension théorique, la primauté de l’âme reste marquée par le paradigme instrumental présent dans cette autre définition : l’homme est « une âme raisonnable qui se sert d’un corps » 3. Inversement, l’inférieur ne saurait agir sur le supérieur, et donc le corps sur l’âme : comme le voulait Plotin, la sensation n’est que l’attention que porte l’âme à une modification subie par le corps, auquel elle est présente par sa propre activité d’ « intention vitale ». Mais l’âme a un rapport encore plus direct à Dieu, qui est présent au plus profond d’elle-même et est la source de l’illumination par laquelle elle perçoit les vérités éternelles, les règles de tout jugement rationnel (du moins c’est par une partie d’elle-même qu’elle les reçoit ; Augustin distingue en effet plusieurs niveaux en l’âme : la « pensée », mens, en est la fonction supérieure, qui contient la « raison », ratio, mou-

vement par lequel elle lect », intellectus ou en l’homme et par quoi connaître la nature de

passe d’une vérité à l’autre, et l’« intelintelligentia, ce qu’il y a de plus éminent il reçoit la lumière divine). En retour, l’âme, se connaître, c’est aussi remon-

ter vers la connaissance de Dieu, dans la mesure où c’est par son âme que l’homme a été fait à l’image et la ressemblance de son créateur. La méthode théologique déployée par Augustin (De Trinitate, l. IX-XI) : entrevoir la nature trinitaire de Dieu à partir des « traces » (vestigia) que l’ouvrier a laissées sur son oeuvre, l’a conduit à dégager différentes triades d’instances psychiques qui, à la fois, sont distinctes, et, non pas seulement inséparables, mais identiques en substance. Mémoire (la mémoire intellectuelle, qui rend possible le perpétuel rappel de la pensée à elle-même), intelligence et volonté ne sont pas dans l’âme comme dans un substrat, elles sont le sujet lui-même, et se trouvent dans une « immanence réciproque » (circumincessio) qu’on ne voit nulle part dans le domaine matériel. L’unité du moi se déploie dans les trois dimensions de l’être, du connaître et du vouloir : « Je suis celui qui connaît et qui veut, je connais que je suis et que je veux, et je veux être et connaître. Combien dans ces trois choses la vie forme un tout indivisible (...) comprenne cela qui peut » 4. La notion d’âme évolue ainsi vers celle d’un sujet qui ne constate plus seulement l’existence de la psuchê comme principe vital objectif, mais l’éprouve de l’intérieur comme activité, vie de l’esprit. L’âme humaine a connaissance de soi (de son existence et du fait qu’elle pense) par une connaissance directe, intuitive : elle ne peut « jamais être séparée d’elle-même », et se saisit comme pensée, du dedans pour ainsi dire. Cette connaissance de soi appartient à son essence, et donc l’accompagne nécessairement. Elle n’est cependant pas toujours réfléchie : l’âme peut se « connaître » (nosse) intimement, sans se « penser » (cogitare) explicitement. Elle se trompe même, le plus souvent, sur sa propre nature, en se fiant aux images qu’elle s’est formée des corps, et en imaginant qu’elle est elle-même un corps. Mais il suffit qu’elle écarte toutes les croyances surajoutées, pour qu’elle se ressaisisse elle-même comme pure pensée. Elle peut acquérir de sa propre existence une certitude absolue, qu’on ne peut mettre en doute, car elle ne pourrait être trompée si

elle n’était pas, dit Augustin 5 en une formule qu’on a souvent rapprochée de celle de Descartes. Le Moyen Âge : d’Avicenne à Aristote L’influence de ces analyses psychologiques d’Augustin (auxquelles il faudrait ajouter les considérations sur la volonté et le libre-arbitre, et sur la temporalité comme distension de l’âme) sera longtemps prédominante dans la pensée chrétienne latine. La traduction d’ouvrages d’Avicenne, vers le milieu du XIIe s., ne fera même, en un sens, que renforcer cette conception spiritualiste de l’homme. Le philosophe persan, parce qu’il s’appuie en fin de compte sur les mêmes conceptions néoplatoniciennes qu’Augustin, pense également que l’âme humaine peut prendre conscience d’elle-même indépendamment de toute expérience sensible (ainsi Simplicius opposait à Alexandre d’Aphrodise, pour qui la connaissance de soi n’est qu’un savoir dérivé qui accompagne la saisie d’un objet, le fait que la conscience de soi est inhérente à la raison : l’acte de la vie rationnelle se retourne sur lui-même, et il n’est donc pas nécessaire d’appréhender un objet extérieur pour se connaître soi-même). C’est ce qu’Avicenne voulait mettre en évidence dans l’expérience idéale ou de pensée (qu’on a aussi souvent comparée à celle du cogito cartésien), dite hypothèse « de l’homme volant »6 : on suppose un homme flottant dans les airs, dépourvu de toute sensation, interne comme externe ; il aurait néanmoins conscience de lui-même, de son existence, et même plus précisément de son moi pur, puisqu’il ne le confondra avec son corps, qu’il ne sent pas. Cette expérience doit révéler que l’âme est une réalité immatérielle indépendante (c’est une autre ligne de démonstration que la voie aristotélicienne par la connaissance des intelligibles abstraits qui ne peuvent exister en un corps), et qu’on n’a pas besoin du corps pour saisir son essence. Une faculté opérant à l’aide d’un organe n’est pas capable de se connaître ; en revanche, la connaissance

de soi est l’acte d’un principe purement spirituel (chez Jean Philopon, la connaissance de soi constituait déjà le principal argument en vue de prouver le caractère incorporel de l’âme downloadModeText.vue.download 41 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 39 rationnelle, la caractéristique propre d’un être immatériel étant l’immanence à soi-même). Mais en même temps qu’Avicenne, est traduit en Occident le traité d’Aristote sur l’âme, puis le commentaire d’Averroès, qui provoquent des bouleversements majeurs. Deux points seront particulièrement controversés. D’une part, le statut de l’intellect « venu du dehors ». Selon l’interprétation reçue d’Averroès, non seulement l’intellect agent mais aussi l’intellect possible est séparé de toute matière, et n’appartient donc pas à l’homme individuel, mais est une instance supérieure 7. Nombre de théologiens, Thomas d’Aquin en particulier 8, déploieront tous leurs efforts pour réintégrer toute la fonction intellectuelle dans l’âme individuelle, de sorte que ce soit bien chaque homme comme sujet particulier qui soit dit penser. L’autre thème de controverse est le statut de l’âme en tant que forme substantielle du corps. Dans une large mesure, la terminologie d’Aristote sera acceptée par tous, mais sa doctrine subira de sérieuses distorsions. Par exemple, Bonaventure de Bagnoreggio utilise le concept de forme, mais continue de parler, dans la ligne augustinienne, de l’âme rationnelle et du corps humain comme de deux substances indépendantes d’abord qui se trouvent jointes ensuite ; si unies soient-elles, elles ont chacune une totale autonomie ontologique, ce qui fait apparaître l’homme, comme plus tard aux cartésiens, sinon comme un paradoxe, du moins comme l’alliance étrange de deux essences infiniment différentes : « Pour que dans l’homme soit manifestée la puissance de Dieu, il fut créé à partir des natures les plus distantes, en les unissant dans une seule personne et nature » 9. L’âme rationnelle n’est en effet pas seulement une forme, mais une substance à part entière : elle possède d’après Bonaventure une « matière spirituelle », qui n’est point étendue et quantitative, mais est un principe de passivité, de mutabilité, correspondant à ce qu’est la matière corporelle pour un corps 10. De son côté, le corps humain est aussi une substance, indépendamment de l’âme rationnelle, dans la mesure où sans elle il est déjà organisé par des formes, toujours présentes en lui ne serait-ce qu’à l’état latent de raisons séminales. En tant que corps simplement – agrégat de matière –, il a au minimum la « forme de corporéité » ; à cela viennent s’ajouter autant de formes qu’il a de propriétés. Selon la hiérarchie des propriétés, de plus en plus perfectionnées, les formes, végétative puis sensitive, s’accumulent en se superposant, l’inférieure servant de base à la supérieure, et n’étant précisément pas

supprimée par elle. En d’autres termes, il y un ordre préalable et autonome du biologique, indépendant de l’ordre intellectuel. L’homme est ainsi une unité, mais une unité multiple, faite d’une pluralité de natures en acte. L’avantage, au regard du christianisme, de cette conception, est que l’âme intellective propre à l’homme demeure ainsi parfaitement transcendante au corps et à sa corruptibilité. En se voulant plus fidèle à l’esprit de l’aristotélisme, Thomas d’Aquin ramène au contraire les rapports de l’âme et du corps au cas général de toute forme substantielle et de toute matière : les deux éléments doivent être distingués, mais non disjoints. « C’est la même chose, pour le corps », commente Thomas, « d’avoir une âme, que pour la matière de ce corps d’être en acte » 11. À la rigueur, il n’y a pas de problème de l’union de l’âme et du corps ; c’est comme si l’on demandait comment unir la circonférence à la roue : elles ne sont pas deux choses préexistantes que l’on assemblerait après coup. L’âme rationnelle, seule et unique forme substantielle dans l’homme, structure par elle-même le corps. Elle est directement l’entéléchie du composé humain, et assume en l’homme toutes les fonctions physiologiques du vivant. C’est le même acte qui donne à l’homme sa pensée et sa corporéité ; c’est le même sujet qui est un corps et qui pense. Thomas pense néanmoins pouvoir démontrer l’immortalité de l’âme humaine en s’appuyant sur l’immatérialité de l’intellect : comme il n’est lié à aucun organe, qu’il est individuel et qu’il est précisément l’unique substantielle, son incorruptibilité est celle de l’âme toute entière, donc de la personne en tant que telle (néanmoins, puisque le rapport à la corporéité est inscrite dans l’âme même en tant qu’elle est par nature forme substantielle 12, la personne humaine ne pourra être parfaitement complète et heureuse si elle ne retrouve son corps à la résurrection : même plongée dans la vision béatifique, il lui manquerait quelque chose13). Cependant, c’est parce que cette anthropologie, au dualisme très atténué, paraît compromettre la certitude de l’immortalité de l’âme que Thomas sera vivement attaqué (notamment par les franciscains) sur sa doctrine de la forme substantielle unique. Certains de ses disciples seront amenés à concéder que l’immortalité de l’âme n’est pas démontrable. Jean-Luc Solère ✐ 1 Saint Augustin, De quantitate animae, chap. XIII, 22. 2 Saint Augustin, De Trinitate, l. XV, chap. VII, 11. 3 Saint Augustin, De moribus ecclesiae, l. 1, chap. XXVII, 52. 4 Saint Augustin, Confessions, l. XIII, chap. XI, 12.

5 Saint Augustin, De civitate Dei, l. XI, chap. XXVI. 6 Avicenne, Liber de Anima, l. 1, chap. 1 (in fine) et l. V, chap. 7. 7 Averroès, L’Intelligence et la Pensée. Grand commentaire du De anima, livre III, trad., introd. et notes par A. de Libera, Paris, Flammarion “GF”, 2e éd., 1998. 8 Aquin, Th. (d’), L’Unité de l’Intellect contre les Averroïstes, trad., introd. et notes par A. de Libera, Flammarion, Paris, 1994. 9 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 10, § 3. 10 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 9, § 5. 11 Aquin, Th. (d’), Sententia super libros de anima, l. II, lect. 1. 12 Aquin, Th. (d’), Summa contra Gentiles, l. IV, chap. 81. 13 Aquin, Th. (d’), Compendium theologiae, 1ère p., chap. CLVI. Voir-aussi : Casagrande C. et Vecchio S. (éd.), Anima e corpo nella cultura medievale, SISMEL-Edizioni del Galluzzo “Millenio Medievale”, Florence, 1999. Heinzmann R., Die Unsterblichkeit der Seele und die Auferstehung des Leibes von Anslem von Laon bis Wilhlem von Auxerre, Aschendorff, Münster, 1965. Lottin, O., Psychologie et Morale aux XIIe et XIIIe siècles, 6 vol., J. Duculot, 2ème éd., Gembloux, 1957-1960. Putallaz, F.-X., La Connaissance de soi au XIIIe siècle. De Matthieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Vrin, Paris, 1991. Wéber, E.-H., L’Homme en discussion à l’université de Paris en 1270, Vrin, Paris, 1970. ! FORME, HOMME, LIBERTÉ, MATIÈRE, PENSÉE, RAISON, SUBSTANCE, TEMPS, VOLONTÉ PHILOS. RENAISSANCE La réflexion sur l’âme à la Renaissance est caractérisée par la conception naturaliste de l’âme individuelle humaine qui remet en question la théorie chrétienne de l’immoralité de l’âme et de son possible salut. À la première n’est pas étranger le renouveau de la médecine humaniste ; à la seconde l’influence de la discussion entre Averroès et Alexandre d’Aphrodise. Dans les universités italiennes du Nord et du Centre s’impose dès le XIIIe s. une tradition médicale indépendante de la théologie, qui renouvelle l’enseignement de downloadModeText.vue.download 42 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 40 la discipline en l’orientant sur la pratique. Physiologie, anatomie, chirurgie deviennent ainsi des matières essentielles, de même que l’obligation de suivre de stages pratiques. Par conséquent, l’étude du corps humain se développe dans une direction pragmatique, centrée sur le soin : l’étude des fonctions organiques prédomine alors sur l’apprentissage théorique et l’attention se porte sur les fonctions organiques de l’âme et sur son lien avec le corps. Scaliger 1 soutient même, dans son Exotericarum exercitationum liber XV de subtilitate ad Hieronymum Cardanum (1592) que l’âme végétative joue un rôle quasi formateur dans le corps : c’est elle qui donne à l’âme substantielle « son domicile », recouvrant donc une fonction « architecturale ». On peut remarquer que les médecins humanistes sont souvent tentés d’abandonner le point de vue aristotélicien, selon lequel l’âme est la forme du corps, pour se référer à Galien et à une définition plus spécifique de ce qui fait la vie d’un être humain, sa virtus vitalis, identifiée de plus en plus avec le coeur et le pouls. C’est justement la difficulté de déterminer la cessation de la vie chez un homme qui fait le lien entre l’étude des fonctions organiques de l’âme et la question controversée de la mortalité ou de l’immortalité de l’âme individuelle humaine, qui engage des théories différentes de la connaissance. Le point de vue le plus original est représenté par P. Pomponazzi, philosophe et médecin, dans son De immortalitate animae (1516). Pomponazzi critique la perspective averroïste que beaucoup d’humanistes, comme A. Achillini 2 ou A. Nifo 3, avaient adoptée, à savoir la thèse du monopsychisme : l’intellect actif ainsi que l’intellect possible sont uniques et séparés des corps. Il y aurait une seule âme dont les individus ne sont que les manifestations. Pomponazzi 4, au contraire, défend la conception d’Alexandre d’Aphrodise, qui avait considéré l’intellect possible comme matériel et individuel, faisant de l’intellect agent une forme séparée, divine, indépendante du corps humain. Par conséquent l’âme est mortelle si bien qu’il n’est pas possible, souligne Pomponazzi, de la transformer par « une métamorphose ovidienne » en une nature divine, comme le voudrait Thomas d’Aquin, avec son hypothèse d’une présence directe dans l’âme des deux intellects.

La conception de l’âme comme mortelle ne doit pas, enfin, conduire au désespoir : c’est au contraire par là que l’on peut affirmer l’autonomie de la morale, et affranchir l’homme de la peur des punitions ou de l’espoir des récompenses dans une autre vie. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Scaligero J.C., Exotericarum..., Francfort, 1592. 2 Achillini, A., De intelligentiis, Bologne, 1494. 3 Nifo A., De intellectu, Venise, 1503. 4 Pomponazzi P., Tractatus de immortalitate animae, éd. G. Morra, Bologne, 1954. Voir-aussi : Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna, 2 vol., Padoue, 1983. Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue, 1970. Siraisi, N.G., The Clock in the Mirror. Cardano and the Renaissance Medicine, Princeton, 1997. ! ARISTOTÉLISME, CONNAISSANCE, COSMOLOGIE PHILOS. MODERNE La révolution cartésienne provoque une rupture entre âme et corps, mais du coup oblige à poser le problème de leur union. En distinguant nettement la sphère de l’étendue et celle de la pensée, Descartes rend impensable tout ce qui pouvait relever de l’âme sensitive ou de toute forme intermédiaire entre l’activité intellectuelle et le corps. Le problème de l’« animation » du corps disparaît. Le cogito inaugure une séparation des domaines où la découverte de l’ego comme chose qui pense, totalement distincte de la chose étendue, permet (une fois complétée par le Dieu vérace), d’assurer la certitude des sciences 1, l’immortalité de l’âme, la connaissance des passions 2. Ce point de non-retour est assumé par ses successeurs (le coup de force de Spinoza consistera à penser, sous le terme unique de mens, à la fois le siège de la pensée et celui des affects3). Mais la distinction de l’âme et du corps pose un nouveau problème – celui de leur union, car l’âme n’est pas dans le corps « comme un pilote en son navire ». Il faut donc expliquer comment, au moins dans le cas du

corps humain, nous sentons dans notre âme certains phénomènes qui ont lieu dans le monde des corps, comment nous sommes touchés affectivement, comment nous réagissons par des mouvements volontaires. Chacun des grands philosophes du XVIIe s., une fois rejetée la solution cartésienne, avance la sienne propre : « parallélisme » pour Spinoza, occasionalisme pour Malebranche, harmonie préétablie pour Leibniz – signe qu’il s’agit bien d’un problème d’époque. Hobbes indique une autre voie, qui sera explorée par le matérialisme des Lumières : et si l’âme elle-même était un corps très subtil ? Dans ce cas, les lois du mécanisme seraient encore applicables au domaine des passions et des relations interhumaines. Ici, l’unité des lois de la nature implique le refus que l’âme constitue un royaume séparé 4. De même, la question posée par Locke (la matière peut-elle penser ?) recevra au XVIIIe s. des réponses positives, qui permettront d’envisager une explication de l’homme n’ayant pas besoin du recours à l’âme 5. Wolff au contraire constitue définitivement la psychologie rationnelle comme science de l’âme en deuxième section de la métaphysique spéciale, entre la théologie et la cosmologie. Mais il la double d’une psychologie empirique, dont elle semble bien tirer tout son savoir effectif, tout en le niant. L’Allemagne du XVIIIe s. est en effet le lieu où s’élabore une anthropologie, qui rend caducs tous les discours métaphysiques sur l’âme. L’observation et l’expérimentation préparent la voie à une connaissance non spéculative du psychisme. Kant essaie de distinguer les deux terrains 6. L’analyse des « paralogismes de la raison pure » critique les justifications métaphysiques de la simplicité et de l’immortalité de l’âme (cette dernière ne peut être postulée qu’à titre de croyance légitime de la raison pratique). Mais chez lui aussi perce l’aveu que c’est la psychologie empirique qui dit la vérité sur la psychologie rationnelle 7. ▶ Dans le discours sur l’âme à l’âge classique, on voit s’articuler – et se heurter – la prise en compte de l’existence et de la productivité des lois de la nature (qui excluent une influence de la pensée sur l’étendue, et suggèrent l’existence d’une nécessité analogue dans la pensée même), l’héritage d’une théologie qui pense l’âme individuelle en termes d’immortalité, de prédestination et de libre-arbitre, le développement d’un intérêt croissant pour l’intériorité comme pour l’observadownloadModeText.vue.download 43 sur 1137

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41 tion scientifique du comportement humain – d’où naîtront les diverses variantes de la psychologie. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques. 2 Descartes, R., Les Passions de l’âme. 3 Spinoza, B., L’Éthique. 4 Hobbes, Th., Léviathan. 5 Yolton, J.W., Thinking Matter. Materialism in Eighteenth-Century Britain, Minneapolis, 1983. 6 Kant, E., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, II, ch. 1. 7 Kant, E., Critique de la Raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, ch. 3 : « Architectonique de la Raison pure ». BIOLOGIE Principe philosophique, théologique, caractérisant le vivant. Les présocratiques ont donné le nom de « matière ignée » (Pythagore, Heraclite), « aérienne » (Anaximène de Milet) ou « éthérée » (Hippocrate) à ce qui est devenue l’âme, ou psyché, chez Aristote 2. Ce dernier attribue la permanence de la génération et de la forme à l’âme (« ce par quoi nous vivons »), qu’il hiérarchise en végétative, sensitive et intellectuelle. Ainsi, « si l’oeil était un animal, la vue serait son âme ». Dans le mécanisme de Descartes (1596-1650) – installant la dichotomie entre « esprit » (res cogitans) et « matière » (res extensa) –, seul l’esprit, l’âme, est indivisible 3 ; la figure et le lieu, doués d’étendue, sont divisibles. Leibniz (1646-1716) infléchit cette position et attribue à l’âme l’animalité : « Chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l’âme dans l’animal [...] 4. » Commençant par création et terminant par annihilation divine, l’âme est gradée, de sensitive à raisonnable. Le concept d’âme est au coeur de la philosophie « animiste » de Stahl (1660-1734), qui définit l’âme comme seul

principe actif, donnant toute activité à la matière, et ce par trois moyens : la circulation, les sécrétions et les excrétions. Cette « force conservatrice » permet de lutter contre la « corruptibilité » du corps et se substitue à toute explication chimique ou anatomique des mécanismes du vivant. La maladie s’explique alors par un trouble de l’âme. L’animisme se détache du pur spiritualisme en admettant l’étendue et la matière pour l’âme. Le vitalisme – Th. de Bordeu (1722-1776), P.-J. Barthez (1734-1806) et X. Bichat (1771-1802) – s’ancre autour d’un principe vital gouvernant la vie organique et la vie animale 5, cette dernière seule répondant de l’âme pensante. N’osant confondre l’organe complexe qu’est le cerveau et l’âme, Littré et Robin (mi-XIXe s.) attribuent aux nerfs la capacité de transmettre les sensations. ▶ Siège des sensations, de la volonté et du jugement, l’âme est le lien entre l’individu et le monde. Cédric Crémière ✐ 1 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1971. 2 Aristote, De l’âme, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Vrin, Paris, 1992. 3 Descartes, R., Les Passions de l’âme (1649), introduction et notes par G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1955, nouveau tirage, 1994. 4 Leibniz, G. W. Fr., La Monadologie (1714), édition annotée et précédée d’une exposition du système de Leibniz par E. Boutroux (1880), LGF-Le livre de poche, Paris, 1991. 5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) (1800), Garnier-Flammarion, Paris, 1994, § 215. ! MÉCANISME, VITALISME PSYCHANALYSE En français, « âme » ne s’adjective pas : ce n’est pas une qualité. Inétendue, elle est la singularité organisatrice de ce qui en est animé : humain, violon ou tore. Mais la tradition chrétienne l’isole de son déploiement, la personne telle qu’elle se manifeste. La Seele allemande, au contraire,

s’adjective : seelisch. Ainsi, la Seele est continûment déployée comme le psychisme, l’esprit, ou le mental – mais la singularité organisatrice du déploiement manque. Lorsque Freud soutient, via la théorie des pulsions, que la « vie de l’âme », Seelenleben, dépend de celle du corps, et intervient sur cette dernière, il surmonte le dualisme que la tradition chrétienne et les sciences ont fomenté en Occident. Immanence que la langue allemande suggère, mais dont l’intelligibilité nécessite l’hypothèse de singularités organisatrices régissant les rapports des vies du corps et de l’âme : meurtre de l’archipère, pulsion de mort, identification primaire, etc. ▶ Freud rejoint Aristote : « Si l’oeil était un animal complet, la vue en serait l’âme » 1, et la dynamique qualitative, capable de justifier et de rendre intelligibles les relations intrinsèques entre une singularité organisatrice (âme), et son déploiement (Seele). Michèle Porte ✐ 1 Aristote, De anima, trad. fr. A. Jannone et E. Barbotin, Budé / Les Belles Lettres, Paris, 1966 ; 414a, 12 ; 412b, 19-20. ∼ BELLE ÂME En allemand schöne Seele. Notion clef des relations entre moralité et religion ainsi que moralité et esthétique. À ce titre, elle est amenée à jouer un rôle central dans l’esthétique philosophique du XVIIIe siècle. ESTHÉTIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION Expression, dans un individu, de la liaison entre moralité et sensibilité. Dans le livre IV de la République, qui traite de l’injustice comme maladie de l’âme, Platon dit que la vertu est pour l’âme « une sorte de santé, de beauté » 1. De ce point de départ, deux traditions vont se développer : l’une, de Plotin 2 à saint Augustin 3, dissocie la beauté physique et la beauté intérieure ; l’autre, de Cicéron 4 à l’esthétique des Lumières, s’attache à leur harmonie. Rousseau fait de la belle âme, dans

la Nouvelle Héloïse, un être naturel que la civilisation corrompt 5. C’est à cette problématique que se rattache le rôle que joue la belle âme chez Schiller. Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif et l’on cherche à tort l’universalité qu’il possède néanmoins du côté de l’objectivité. Le jugement esthétique a sa manière propre de constituer des normes tout aussi contraignantes que celles des lois scientifiques et possédant même, de façon du moins symbolique, une validité morale. C’est pourtant sur la base de l’esthétique kantienne que Schiller va relancer le débat sur l’objectivité du Beau. Il cherche dans l’accord des facultés qui caractérise le jugement esthétique l’organon d’une nouvelle rationalité dont l’objectivation réaliserait la synthèse de l’ordre et de la liberté. La beauté n’est pas seulement belle apparence, mais expression phénoménale de la liberté (FreidownloadModeText.vue.download 44 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 42 heit in der Erscheinung) 6. La belle âme est avec la grâce la catégorie clef de cette tentative ; la grâce est le « reflet d’un coeur beau », la belle âme, la figuration de la beauté morale 7. Involontaire, spontanée, naturelle et libre en même temps, elle n’a « d’autre mérite que d’être », et ne sait même rien de la beauté de son action. On la rencontre plus fréquemment, dit Schiller, parmi le sexe féminin. Chez la belle âme (le « beau caractère »), la moralité est à l’origine de l’action mais confie la réalisation du devoir à la sensibilité. Il y a « sympathie » et non soumission pathologique aux penchants ; le critère infaillible est que la belle âme soit capable de se transformer en une âme sublime. Cette relation entre la beauté et le sublime, entre la grâce et la dignité, reste problématique. Schiller tente de démontrer que l’adhésion qu’emporte la belle âme établit la possibilité d’une moralité non tyrannique : la belle âme ne contraint pas, elle « fait un devoir de » (verpflichtet), sa liberté en appelle à la liberté, alors que la dignité caractérise celui qui est contraint. Dans le roman de Goethe les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, la belle âme dit d’elle-même : « C’est un instinct qui me guide et toujours me conduit vers le bien. J’obéis librement à mes sentiments et ignore autant la contrainte que

le repentir. Je remercie Dieu de pouvoir reconnaître à qui je suis redevable de ce bonheur et de ne pouvoir penser à ces privilèges qu’avec humilité 8 ». Hegel en prend acte et reconnaît en elle « la génialité morale qui sait que la voix intérieure de son savoir immédiat est voix divine », mais il lui reproche de n’être que « contemplation de sa propre divinité ». « Toute extériorité disparaît pour elle » au profit de « l’intuition du Moi = Moi » 9. Mais cette identité n’est qu’une forme vide de la conscience de soi absolue. Goethe, dans une lettre à Schiller à propos du « chapitre religieux » de son roman, les « Confessions d’une belle âme », va même jusqu’à parler de « nobles duperies » et de « la plus subtile confusion du subjectif et de l’objectif ». Pour prendre corps, elle doit s’engager dans la dialectique du mal et du pardon ; car « la bonne conscience est à considérer dans l’action » 10. Dans les Écrits théologiques de jeunesse, elle apparaît sous les traits mystiques du Christ fuyant devant le destin pour se réfugier dans le règne intérieur de Dieu. Gérard Raulet ✐ 1 Platon, La République, IV, 444d. 2 Plotin, Ennéades, I, 6 (1). 3 Saint Augustin, De vera religione, XXXIX. 4 Cicéron, Tusculanae disputationes, IV. 5 Rousseau, J.-J., Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), in OEuvres complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, 1964, t. II, p. 27. 6 Schiller, F., Kallias, oder über die Schönheit (Kallias ou sur la beauté). 7 Schiller, F., « Über Anmut und Würde » (« Sur la grâce et la dignité », 1793), fin de première section, in Werke, Nationalausgabe, Weimar, 1962, t. XX, pp. 229 sq. 8 Goethe, J. W., Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, chap. V : « Confessions d’une belle âme », trad. J. Ancelet-Hustache, Aubier, Paris, 1983, pp. 376 sq.

9 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hippolyte, Aubier, Paris, s.d., t. II, pp. 186 sq. 10 Ibid., p. 190. ! BEAUTÉ, DIGNITÉ, GRÂCE, LIBERTÉ, MORALE, RELIGION, SUBLIME, VERTU AMITIÉ Du latin amicitia, « amitié ». L’amitié est une vertu cardinale dans l’éthique d’Aristote 1 ou de Cicéron 2. Chez Montaigne, elle est le pur sentiment qui unit deux âmes. MORALE Sentiment d’attachement d’une personne pour une autre. L’amitié se distingue de l’amour en ce qu’elle exclut le désir sexuel. L’amicitia est la traduction latine de la philia grecque. Elle désigne, d’abord, toutes sortes d’attachements, des plus larges (les camarades) aux plus restreints, des attachements symétriques (entre égaux, par l’âge, la condition sociale, etc.) aussi bien qu’asymétriques (liens entre père et fils, entre maître et élève). Elle prend ensuite un sens plus restreint : elle se distingue de l’éros, fondé sur le désir, aussi bien que du « pur amour » chrétien (agapé), qui est dirigé vers le prochain en tant que tel. Elle est la relation d’affection désintéressée entre des individus qui se considèrent, sous l’angle de leur rapport mutuel au moins, comme des égaux. L’approche aristotélicienne Loin d’être conçue sur le mode du sentiment, l’amitié aristotélicienne est une vertu. Elle surgit d’abord naturellement, puisque les hommes ont besoin les uns des autres pour vivre. Mais, si la vie bonne n’est véritablement possible que dans une cité, gouvernée par des lois, c’est-à-dire où règne la justice, seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent constituer une telle cité. La cité étant une communauté de

communautés, chacune de ces communautés particulières repose sur des liens d’amitié (de philia) d’une nature particulière. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable, puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force : elle pourrait se justifier seulement par un calcul rationnel. Mais, pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent, il faut qu’existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l’amitié. Ainsi conçue, l’amitié, loin d’être simplement un sentiment ou ce qui apporte un plaisir, est une vertu politique, puisqu’elle est ce qui permet de souder la cité. À cette amitié politique fait écho la thématique républicaine de la fraternité, dont Rousseau donne les linéaments. Il existe cependant une forme supérieure de l’amitié, celle qui unit des individus vertueux. Ce genre d’amitié n’est pas cultivée en vue d’un bien quelconque, mais seulement pour elle-même. Elle est le dépassement de tout égoïsme, puisque l’autre devient un autre moi-même. Il faut cependant se garder d’une vision trop intellectualiste. L’amitié étant un bien, elle s’accompagne de plaisir, et donc elle est bien aussi un sentiment. Mais les plaisirs euxmêmes sont de nature diverse suivant la partie de l’âme à laquelle ils correspondent. Aux divers types d’amitié correspondent donc divers types de plaisirs, les plaisirs les plus purs, ceux de la partie intellective de l’âme correspondant à la forme supérieure de l’amitié entre hommes vertueux. L’approche épicurienne Si l’amitié aristotélicienne est politique, l’approche épicurienne paraît résolument antipolitique. Le plaisir de vivre et downloadModeText.vue.download 45 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 43 de philosopher entre amis s’oppose clairement aux malheurs auxquels est vouée la vie publique. Le groupe des amis (ceux qui se réuniront au Jardin d’Épi-

cure) est bien une société – une entente –, mais c’est une société qui n’est fondée ni sur la religion, ni sur le besoin social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la politique. Au monde clos de la cité, elle substitue un monde dans un monde, une tentative de construire un havre de paix à l’abri des troubles du temps. C’est pourquoi, selon Diogène Laërce, les amis d’Épicure se comptent « par villes entières ». Ainsi l’amitié épicurienne est-elle « cosmopolitique » : « L’amitié danse autour du monde habité, proclamant à nous tous qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. » 3. L’approche moderne Avec Montaigne, l’amitié engendre un type de communauté entre les individus qui n’a aucun rapport avec les autres communautés. L’amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, sans finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n’est pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la grâce. Car, si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les mérités. C’est une « force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ». Et c’est pourquoi, « si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : “parce que c’était lui ; parce que c’était moi.” » 4. Loin du holisme des sociétés antiques, Montaigne annonce ici les grands thèmes de l’individualisme moderne. Denis Collin ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1997. 2 Cicéron, l’Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1984. 3 Épicure, Sentences vaticanes 52, in Lettres, Maximes, Sentences, traduction J.-F. Balaudé, LGF, Classiques de la philosophie, Paris, 1994. 4 Montaigne, M. (de), « De l’amitié », in Essais, I, Arléa, Paris, 1992. AMOUR Du latin amor. En grec : Eros ; en allemand : Lieb (Moyen Âge), « plaisir », Liebe, du latin libens, « volontiers, avec plaisir », de même racine que libido, « désir, volupté ». Concept scindé en deux orientations générales au sein de l’histoire de la philosophie, l’amour renvoie soit à un désir de transcendance, soit à un désir immanent d’un autre qui renvoie à une théorie des affects. Inscrit au coeur du mot même de philosophie, l’amour désigne donc, de façon ambivalente, tout à la fois une idéalité ancrée soit dans l’ordre du savoir, soit dans le registre mystique, et une appétence du fini pour le fini. C’est de la confusion de ces deux registres bien distincts que sont nés la plupart des genres de l’amour : amour courtois, possession mystique des stigmates charnels d’un Dieu immédiatement saisi, amour de soi.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE Sentiment de nature intellectuelle ou charnelle qui engendre le désir. L’éros platonicien, qui est avec l’amicitia hellénistique et romaine le plus proche parent de l’amour, se constitue essentiellement dans une relation de l’âme aux Idées. Dans ce processus qui est le propre d’une âme, une conversion se produit. L’âme est, dans l’amour, sans cesse dans une posture ascensionnelle puisqu’elle ne peut aimer, à moins de se perdre, que ce qui est élevé et radicalement séparé des contingences du sensible. Contrairement à l’éros, l’agapè chrétienne place dans la transcendance elle-même, en tant qu’elle s’étend à toute créature finie dans la foi, la puissance généreuse postulée par l’amour. La tradition platonicienne, outre le fait qu’elle tend à intellectualiser le produit du désir, ne contient rien en son sein qui la prédispose à faire de la représentation du corps martyrisé de Jésus l’objet d’un amour en soi. Par-delà l’agapè chrétienne et l’amour courtois, la Renaissance rénove le culte de l’éros platonicien. Cette approche, dans son goût du syncrétisme, n’efface pas les deux premières, mais réconcilie en un seul amour – l’amour de la Beauté qui est Dieu – le platonisme du Banquet, l’amour paulinien et le pétrarquisme, qui, déjà, donnait à la relation amoureuse une dimension intellectuelle. Ainsi, Ficin et le néoplatonisme opposent aux voluptés vulgaires de la chair, à l’acte vénérien attristant l’esprit, un amour vrai, spirituel, désincarné, céleste, qui apporte à l’amant la joie dont la passion est toujours dépourvue 1. Confondant la Vénus terrestre avec la céleste, nous aimons mal. En restaurant la pratique du banquet, Ficin redéfinit le sens de l’amour vrai, qui est désir du beau : non de la beauté éphémère du corps qui émeut les sens indignes – toucher, goût, odorat –, mais de la beauté divine éternelle, accessible aux sens nobles – ouïe, vue, raison. Cette fureur érotique, Éros, s’apparente au principe d’attraction émanant de Dieu, à la puissance unificatrice, ordonnatrice du cosmos, rappelle alors à l’âme son origine divine. L’humaine et commune nature ainsi transcendée, l’amant rayonnant de la beauté fascinante des anges, des héros et autres virtuosi, devient le digne objet d’un amour aristocratique 2. Julie Reynaud ✐ 1 Ficin, M., In Convivium Platonis, II, 7, Opera Omnia, I, Kristeller, Turin, 1962. 2 Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme, in OEuvres philosophiques, PUF, Paris, 1993.

PHILOS. MODERNE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE À l’âge classique, l’amour tend à devenir le modèle des passions, alors que dans l’Antiquité c’était plutôt la colère qui jouait ce rôle. L’époque de l’humanisme a vu se multiplier les traités ou les dialogues sur l’amour (où souvent les statuts et les contenus de l’amour humain et de l’amour divin renvoient l’un à l’autre) ; l’oeuvre de Léon l’Hébreu en est un bon exemple. À partir de Descartes, la théorie des passions prend un tout autre aspect : elle se systématise en cherchant à expliquer la variété des passions par leur engendrement à partir de quelques passions fondamentales ; non seulement l’amour est presque toujours l’une de ces passions, mais surtout les passions sont presque toutes pensées sur le modèle qu’il fournit, en tant qu’elles sont conçues comme des relations à un objet. Une rupture décisive a lieu dans la pensée de Spinoza, où au contraire l’amour n’a qu’un statut de passion dérivée : il est la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure – ce qui revient à dire que la passion ne se définit pas d’abord par son objet. Cela n’empêche pas l’itinéraire éthique de culminer dans la double pensée de l’ « amour envers Dieu » et de l’ « amour intellectuel de Dieu », qui suppose deux sortes de joie différentes (le premier renvoie à une joie affective, transition vers une plus grande puissance d’agir ; le second à une joie stable, non affective, et en ce downloadModeText.vue.download 46 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 44 sens cet amour est identique à l’amour que Dieu a pour lui-même et pour les hommes) 1. Chez Leibniz, aimer est trouver du plaisir dans la félicité d’autrui 2. C’est l’amour divin qui explique la Création et l’amour pour les perfections divines est la condition du salut. ▶ L’âge classique a connu la « querelle du pur amour » : l’âme peut-elle aimer Dieu et s’abîmer en lui jusqu’à s’oublier ellemême, sans aucun mélange d’intérêt, de crainte ou d’espérance ? – Fénelon, Mme Guyon, Bossuet, Malebranche et Leibniz y participent 3. Pierre-François Moreau ✐ 1 Spinoza, B., Éthique III et V. 2 Leibniz, G.W., Confessio Philosophi. 3 Le Brun, J., Le Pur Amour : de Platon à Lacan, Seuil, Paris,

2002. PSYCHANALYSE Thème central de la psychanalyse, qui élucide la diversité des acceptions des mots « amour » et « aimer », qui la justifie et qui en déploie les sources organiques et la dynamique : pulsion sexuelle, libido. La vie amoureuse procède de celle de la première enfance. Selon que le détachement psychique d’avec les amours infantiles (figures parentales) a été plus ou moins accompli – et la synthèse plus ou moins possible des courants tendre et sensuel –, les vies amoureuse et sexuelle seront diversement actualisables (de l’amour platonique au rabaissement psychique en passant par le fétichiste collectionneur, le gourmet et le sadique). Proche de la pathologie, la « passion amoureuse » (Verliebtheit) se caractérise par une surestimation psychique de l’objet d’amour, qui prend la place de l’idéal du moi. L’amour de transfert en est une forme. L’état amoureux participe aussi de l’étiologie de la paranoïa, vue comme transformation d’un désir homosexuel 1. Les mêmes processus psychiques créent l’état d’hypnose et la soumission au chef dans les masses (Psychologie des masses et analyse du moi, 1921). ▶ En assignant une origine commune – la sexualité – à toutes les formes d’amour, Freud s’inscrit dans la tradition qui affirme la continuité du désir sexuel à l’idéalisation : « Encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’Amour, elles sont semblables. 2 » Benoît Auclerc

✐ 1 Freud, S., Psychoanalystische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia (Dementia Paranoides) (1910), G.W. VIII, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique (Schreber), O.C.F.P. X, PUF, Paris, p. 285. 2 Descartes, R., Les Passions de l’âme, 1649, II, 82, Vrin, Paris, 1955, pp. 123-124. ! AMBIVALENCE, ENFANTIN / INFANTILE, ÉROS ET THANATOS, ÉTAYAGE, IDÉAL, LIBIDO, NARCISSISME, OBJET, SUBLIMATION, TRANSFERT ∼ AMOUR DE SOI / AMOUR-PROPRE ANTHROPOLOGIE, MORALE Deux mouvements autocentrés de la sensibilité ; le premier vise les conditions de la pure et simple existence, le second est relatif à l’idée que se fait l’individu de la condition d’autrui. Cette dichotomie arrache l’amour à sa dimension affective et / ou simplement morale pour l’inscrire dans le schéma d’une analyse des fondements anthropologiques des relations sociales et politiques. Elle est mise en place par Malebranche dans la Recherche de la vérité : en lui-même, l’amour de soi qui nous porte à conserver notre être est « toujours bon ». De surcroît, il se manifeste encore empiriquement dans la réalisation des vertus dont nous sommes capables, comme simples créatures : « L’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même, est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprit qui rendent cet amour sensible. » 1. C’est pour avoir mêlé d’un tel contentement sensible l’amour qui doit nous unir à Dieu que Malebranche se trouve engagé dans la querelle du pur amour, qui oppose Bossuet et Fénelon : il faut, selon l’oratorien, que l’amour de soi accomplisse sa plus haute forme dans l’amour de Dieu, sauf à nier la vertu théologale d’espérance. Toutefois, l’amour de soi, s’il procède d’un mouvement droit, peut dégénérer en un amour-propre déréglé, par où nous nous aimons mal, car nous oublions que « c’est l’amour que Dieu se porte à lui-même qui produit notre amour. » 2. La différence entre amour de soi et amour-propre demeure relative à l’analyse des comportements humains, quoi qu’il en soit de son assise métaphysique. Rousseau peut ainsi reprendre à son compte ces acquis de l’hédonisme malebranchiste pour éclairer la genèse des affections morales dans l’homme. Contre Malebranche, il affirme que l’homme est naturellement bon, puisqu’animé, à l’état de nature, par le seul souci de sa conservation immédiate, que ne perturbent pas des désirs supplémentaires. L’amour-propre, au contraire, sanctionne la préférence abusive que nous nous accordons, en imaginant que notre bonheur dépend de l’acquisition de nouveaux avantages, qui nous semblent profiter à autrui ou qui pourraient nous élever audessus d’une condition dont nous imaginons qu’elle lui est profitable : « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content

quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. » 3. Aussi le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes décrit-il la genèse et la dégradation des relations sociales à partir de la mise en oeuvre de l’amour-propre, qui requiert l’usage des capacités intellectuelles de l’homme et de sa sensibilité active, puisqu’il engage l’imagination et le jugement de comparaison qui complexifient l’amour de soi. Il reste que l’amour-propre, en ce qu’il est essentiellement relatif, permet également d’approcher ce qui fait la nature morale de l’homme : au lieu de se préférer à tous ceux auxquels il se compare, Émile les considère avec compassion – l’amour de soi ainsi généralisé devient amour de l’humanité. Fera-t-il un bon citoyen ? Non, car une communauté politique doit essentiellement se préférer selon Rousseau. André Charrak ✐ 1 Malebranche, N., Recherche de la vérité, l. V, chap. II. 2 Malebranche, N., Conversations chrétiennes, III. 3 Rousseau, J.-J., Émile, l. IV. ! ÉTAT DE NATURE, PITIÉ downloadModeText.vue.download 47 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 45 ANAGOGIQUE Du grec anagogikos. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION Terme employé en théologie pour désigner, parmi les quatre sens de l’Écriture (littéral, allégorique, topologique et anagogique), celui qui est considéré comme le plus profond et le plus spirituel, mais aussi le plus caché. Leibniz a utilisé le terme « anagogique » pour qualifier un type d’induction dans laquelle le raisonnement remonte vers les premières causes (Tentamen anagogicum : essai anagogique dans la recherche des causes). Michel Blay ANALOGIE Du grec analogia, d’analogos, « qui a même rapport, proportionnel », ana indiquant la répétition, logos le rapport. En allemand : Analogie, Gleicharti-

gkeit, de gleich, « même, égal », et Art, « espèce ». GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHILOS. ANTIQUE Proportion mathématique entre des termes. L’analogie dérive des recherches pythagoriciennes sur les rapports harmoniques entre les nombres. Théon de Smyrne en a rappelé les différentes espèces 1. L’analogie entre trois termes, a, b, c, telle que l’on ait : a / b = b / c, est appelée continue. L’analogie à quatre termes, a, b, c, d, telle que a / b = c / d, est dite discontinue 2. C’est la plus usitée. Si le rapport a / b = c / d est aussi égal à (a + b) / (c + d), on a alors nécessairement l’égalité b = c, ce qui ramène à l’expression à trois termes : l’image de la ligne chez Platon, exprimant analogiquement les rapports entre les divers degrés de la connaissance, fournit ici un exemple célèbre de cette conséquence 3. Le « calcul de la quatrième proportionnelle » est le calcul de la valeur, manquante, d’un terme, sur la base de la valeur connue des trois autres, et de leur rapport analogique. L’analogie suppose une forme d’homogénéité des termes mis en rapport 4. Entre un rectangle et toute autre figure géométrique, on ne pourra poser au mieux qu’une « parenté » ; deux carrés entre eux seront plutôt dits isomorphes ; seuls deux rectangles ont quelque chance d’être jugés « analogues », en comparant le rapport de leur longueur à leur largeur. Si l’intérêt mathématique des rapports analogiques est évident – Euclide s’y consacrera au livre V de ses Éléments –, leur attrait philosophique est non moins certain pour la pensée, qui se repérera plus facilement dans les choses grâce aux « identités de rapports » que les analogies suggèrent. Platon, influencé en ce sens par le pythagorisme, fera grand usage de l’analogie : les correspondances qui s’établissent analogiquement entre les choses témoignent, pour lui, de la présence même de l’intelligible ordonnant le cosmos. Interpréter l’image de la ligne, déjà citée, comme une simple métaphore à visée didactique serait sous-estimer l’importance ontologique que Platon attache aux égalités de rapports, lui qui souligne, à l’occasion, l’« égalité géométrique » qui prévaut entre le monde des analogique à des liaisons du monde par

dieux et celui des hommes 5. La progression trois termes sera définie comme « la plus belle » dans le Timée, et sera utilisée dans la constitution le démiurge 6.

Sur les plans politique et juridique, la notion d’analogie alimente évidemment la conception de la justice distributive (à chacun selon ses mérites et besoins), là encore inaugurée

par Platon 7 et reprise par Aristote 8. Aristote a donné une définition explicite de l’analogie : « J’entends par analogie tous les cas où le deuxième terme entretient avec le premier le même rapport que le quatrième avec le troisième. » Il l’applique, en l’occurrence, à la métaphore, figure de style où le fonctionnement analogique de la pensée s’appuie effectivement sur une identité de rapports 9. L’idée de produire, par un rapport analogique, un effet de sens là où le langage ne fournirait pas le quatrième terme nécessaire peut rapprocher le procédé métaphorique du calcul mathématique de la quatrième proportionnelle. D’un point de vue plus strictement logique, Aristote ne dédaigne pas les apports du « raisonnement par analogie » : ce mode de pensée peut fournir des enseignements, quoiqu’il soit non analytique 10. Kant, à son tour, évoquera la possibilité d’une « connaissance par analogie », lorsqu’il s’agira, pour la raison, de chercher à connaître des réalités telles qu’un Être suprême 11. La théorie scolastique de l’« analogie de l’être » (analogia entis) est intimement liée à l’histoire de la réception médiévale de la philosophie aristotélicienne. D’un point de vue philosophique, elle découle de la tension entre, d’une part, le problème de l’unification requise des sens de l’être pour fonder la métaphysique comme science de l’être en tant qu’être, et, d’autre part, la réflexion aristotélicienne sur les différents types d’homonymie, Aristote ayant notamment relevé une homonymie « par analogie » 12. Par leur importance dans la transmission de l’aristotélisme, l’interprétation d’Avicenne (Metaphysica), puis celle d’Averroès dans son Commentaire, s’avéreront déterminantes quant à la solution des difficultés, qui s’impose avec la grande scolastique. Chez Albert le Grand et saint Thomas, l’analogia entis est ainsi conçue comme le mode hiérarchique d’une participation graduelle des étants à l’être, selon leur dignité, permettant par contrecoup de sauver l’univocité du genre étudié par la métaphysique. Christophe Rogue ✐ 1 Théon de Smyrne, Des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, II, 19 et suiv. 2 Ibid., II, 31.

3 Platon, République, VI, 509 d. 4 Théon, op. cit., II, 20. 5 Platon, Gorgias, 508 a. 6 Platon, Timée, 31 b et suiv. 7 Platon, Lois, VI, 756 e et suiv. 8 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131 a 30 et suiv. 9 Aristote, Poétique, 1457 b 15. 10 Aristote, Premiers Analytiques, I, 46, 51 b 25. 11 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, §58. 12 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1096 b 26-31. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES 1. Transposition du concept mathématique de proportion. 2. Identité ou ressemblance de rapports. D’origine pythagoricienne, l’analogie est arithmétique (A – B = B – C), géométrique (A / B = B / C) ou harmonique [(A + B) / A = (B + C) / C ou (A + B) / (B + C) = A / C]. Platon importe le modèle géométrique (essence / devenir = intelligence / opinion) et l’applique à des rapports opératoires : entre sophiste et pêcheur se manifeste l’identité de « capturer par ruse ». Aristote accorde à l’analogie le privilège des downloadModeText.vue.download 48 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 46 raisonnements transgénériques pour toute réalité mesurable lorsque la communauté de méthode le permet. L’analogie est donc une ressemblance de rapport, et non un rapport de ressemblance. Le concept s’assouplit ensuite, prenant le sens d’équivalence partielle, jusqu’à l’assimilation à la ressemblance superficielle et la transposition abusive de concepts. Pourtant, outre l’utilité heuristique et pédagogique, « c’est donc sur l’analogie que repose la méthode des modèles »1 dans chaque discipline 2. Elle apparaît forte ou faible, selon la rigueur de la correspondance : « La caractéristique d’un vrai système scientifique de métaphores est que chaque terme dans son sens métaphorique retient toutes les relations formelles avec les autres termes du système qu’il avait dans son sens original » (Maxwell) 3. Le réalisme des relations de Simondon pense la science en tant qu’analogie : la physique est

une relation entre deux systèmes de relations analogues (les mathématiques et les processus d’ontogenèse). Il précise le critère de validité : « Ces identités de rapport sont des identités opératoires, non des identités de rapports structuraux » 4. La construction analogique d’objets scientifiques est intelligible si le rapport entre deux relations ayant valeur d’être est lui-même une relation ayant rang d’être. Vincent Bontems ✐ 1 Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1994, p. 318. 2 Gonseth, F., Les Mathématiques et la Réalité, Blanchard, Paris, 1974. 3 Lichnerowicz, A., Perroux, F., Gadoffre, G. (dir.), Analogie et Connaissance, Maloine, Paris, 1980, p. 184. 4 Simondon, G., L’individu et sa genèse physique-biologique, Millon, Paris, 1995, p. 265. Voir-aussi : Hesse, M., Models and Analogies in Science, NotreDame University Press, Notre-Dame (Ind.), 1966. ! ÉPISTÉMOLOGIE ∼ PROCESSUS ANALOGIQUE Freud a recours à l’analogie dès 1905 : hystérie adulte et expressivité corporelle infantile sont analogues (entre autres) 1. Elle est indispensable entre psychologies individuelle et collective : depuis l’analogie inaugurale de 1907, Actions de contraintes et Pratiques religieuses, jusque dans l’Homme Moïse et la Religion monothéiste (1934-1938) en passant par Totem et Tabou (1912-1913), où peuples primitifs, enfants, névrosés et rêveurs sont les termes des analogies. PSYCHANALYSE 1. Analyse des relations parties-tout de l’objet étudié, et comparaison avec un ou plusieurs autres objets, considérés selon leurs relations parties-tout. – 2. Examen des ressemblances et des différences entre objet étudié et objets de comparaison. – 3. Transgression des temps pré-

cédents par un acte conceptuel qui construit une nouvelle compréhension de l’objet étudié. Restée vivace en théologie et dans le domaine du droit, l’analogie a été dévalorisée, voire interdite en sciences, avec le formalisme structural, et jusqu’en poésie 2. Elle est souvent réduite à la simple comparaison ou supplantée par la métaphore (J. Lacan). Pourtant, la pensée commune et les langues y ont souvent recours (« ailes de raie »). Les mathématiques actuelles (dynamique qualitative, théorie des catastrophes 3 et homologie) développent à nouveau l’analogie et offrent des moyens pour la contrôler. André Bompard ✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905, G. W. V, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1962. 2 Secretan, P., L’analogie, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1984. 3 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, InterÉditions, Paris, 1977. ! DYNAMIQUE, ENFANTIN / INFANTILE, MAGIE, MASSE ANALYSE En latin, analysis, du grec, id., « action de décomposer un tout en ses parties, de dissoudre ». De son origine mathématique, l’analyse conserve l’idée d’un processus de réduction du complexe au simple. Si le doute cartésien implique l’activité analytique pour pouvoir passer d’une certitude à une autre, puis de recomposer ainsi en une chaîne complète le donné complexe dont l’exemple nous est donné par l’étude des polynômes, c’est avec Kant que l’analyticité des jugements se révèle être le signe d’une pensée du fini par le fini. Ainsi l’analyse est-elle comme l’expression d’une pensée qui enchaîne ses déterminations selon l’ordre d’un temps qui ne permettra jamais d’achever la connaissance phénoménale. Tant que l’activité philosophique se borne à décrire le contenu de propositions analytiques, elle demeure légitime, même si son contenu est aussi stérile que celui de la démonstration des égalités triviales telles que 1 + 1 = 2. C’est en se risquant à formuler des jugements synthétiques a priori que la pensée prend le risque d’un point de vue transcendant. Toute la philosophie contemporaine tient à la façon dont seront résolues les contradictions d’une pensée qui osera réinventer ou réfuter encore, après Kant, la métaphysique, c’est-à-dire le non-analytique. GÉNÉR. Produit de la décomposition en parties d’un donné complexe.

! ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE MATHÉMATIQUES Dans la préface du livre VII de sa Collection mathématique, qui date du IVe s., Pappus d’Alexandrie donne une fameuse définition de l’analyse, telle qu’elle est en usage chez les géomètres ; il s’agit d’une méthode pour parvenir, par des conséquences nécessaires, depuis ce qu’on cherche et qu’on regarde comme déjà trouvé, à une conclusion qui fournisse la réponse à la question posée, c’est-à-dire à une proposition connue et mise au nombre des principes. Au coeur de l’analyse, au sens pappusien, il faut donc reconnaître une modification de statut de l’énoncé conclusif. Cet énoncé, qu’il soit une proposition à démontrer ou une construction à réaliser, n’est pas connu ni certain, au début du raisonnement ; l’analyse consiste à le considérer « comme tel » et à en inférer des conditions nécessaires : « Pour que cet énoncé soit vrai, il faut que telle et telle condition soient réalisées, que telle et telle proposition soient vraies. » En retour, sous ces hypothèses et sous les principes généraux de la science géométrique, l’énoncé examiné et la construction envisagée sont rigoureusement démontrés ; à moins que les inférences ne conduisent à une contradiction, auquel cas la proposition sera démontrée fausse et la construction impossible. Une remarque due à Castillon, dans l’Encyclopédie méthodique (article « Analyse », vol. 1, 45 a), affirme que « les anciens pratiquaient leur analyse à force de tête » car ils « n’avaient rien qui ressemble à notre calcul ». Il s’agit d’une reprise de la critique cartésienne de l’analyse des anciens, qui est « si astreinte à la considération des figures qu’elle ne downloadModeText.vue.download 49 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 47 peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination » (Discours de la méthode, II). Le remède, on le sait, sera fourni par l’algébrisation de la géométrie. En effet, ce que l’algèbre réalise en prenant en charge les grandeurs géométriques sous la forme des écritures littérales et de leurs combinaisons simples et automatiques (algorithmiques) constitue bien le noyau dur de l’analyse, au sens des anciens comme des modernes : donner un statut intellectuel et logique commun à ce qui est connu et à ce qui est inconnu. Les termes connus et inconnus d’un problème diffèrent seulement en ce que les premiers sont désignés par les premières lettres de l’alphabet (a, b, c...), et les autres, par les dernières (x, y, z...) ; le traitement « par l’entendement » des uns et des autres est identique et les inconnus sont, par la mise en équation,

exprimés, décomposés selon les éléments connus. L’inconnu est alors soumis à démontage, déduction et dévoilement. On comprend ainsi que la géométrie algébrique cartésienne soit couramment désignée comme géométrie analytique (ce qui est inadéquat à l’histoire ultérieure des mathématiques). Que l’algèbre ait fort à voir avec l’analyse, Viète en était si persuadé que son traité d’Algèbre nouvelle est intitulé Introduction en l’art analytique (1591). On trouvera, d’ailleurs, une illustration frappante de cette proximité dans la définition de d’Alembert à l’article « Algèbre » de l’Encyclopédie méthodique : « Dans les calculs algébriques, on regarde la grandeur cherchée comme si elle était donnée, et par le moyen d’une ou plusieurs quantités données, on marche de conséquence en conséquence jusqu’à ce que la quantité que l’on a supposée d’abord inconnue devienne égale à quelques quantités connues. » On perçoit bien ici la proximité avec la définition de l’analyse proposée par Pappus. L’encyclopédiste persiste à l’article « Analyse » du même ouvrage en écrivant : « L’analyse est proprement la méthode de résoudre les problèmes mathématiques en les réduisant à des équations » ; ou encore : « L’analyse, pour résoudre tous les problèmes, emploie le secours de l’algèbre [...], aussi ces deux mots, analyse, algèbre, sont souvent regardés comme synonymes. » C’est pourtant d’une sorte d’opposition dont le lecteur ou l’étudiant contemporain prend connaissance lorsqu’il envisage l’algèbre et l’analyse. La raison, d’ordre historique, est intimement liée à l’introduction des concepts et des méthodes infinitésimales en mathématique. En quelque manière, les quantités ou procédures algébriques sont demeurées attachées, sinon au fini, du moins au dénombrable, alors que l’étude du continu et des algorithmes infinitésimaux (limites, dérivées, intégration etc.) s’est annexé le domaine – en tout cas, le nom – de l’analyse. L’Introduction à l’analyse infinitésimale d’Euler (1748) a certainement joué un grand rôle dans ce processus de séparation. P.-J. Labarrière propose une description de cette situation en notant que, « par opposition à l’algèbre élémentaire, l’analyse s’attache non pas à construire l’objet de cette science, mais à explorer le donné dont elle traite » (article « Analyse », Encyclopédie philosophique universelle, « Les notions », vol. I, 85 a). J. Dieudonné prend acte de cette compréhension contemporaine de l’analyse mathématique qui, dit-il, est « le développement des notions et résultats fondamentaux du calcul infinitésimal. [...] On fait de l’analyse lorsqu’on calcule sur des notions de limite ou de continuité » (article « Analyse », Encyclopaedia Universalis, 2, 7 c). On ne peut toutefois manquer de signaler la contradiction entre ce déploiement de puissance de l’analyse mathématique (infinitésimale, ce qui va, désormais, sans dire) et l’idée originelle constitutive de l’analyse, de la décomposition du

tout en ses parties composantes ; l’infini étant précisément cette chose où le tout n’est pas la somme des parties. Mais il est vrai que la théorie mathématique a su inventer des procédures réglées décrivant les rapports qu’entretiennent les différentielles et les infinis d’ordres distincts. Vincent Jullien PSYCHANALYSE Terme employé pour signifier « psychanalyse », dès Freud. ! PSYCHANALYSE ANALYTIQUE Du grec analutikos, de analusis, « décomposition ». PHILOS. ANTIQUE 1. (adj.) Qui procède par analyse. – 2. (n. m.) On appelle traditionnellement « analytique » d’Aristote ce que ce dernier appelle « science analytique » 1, c’est-à-dire les règles de la démonstration (syllogisme), contenues dans ses Premiers Analytiques. La plus ancienne définition de l’analyse figure dans un passage interpolé d’Euclide : « L’analyse consiste à prendre ce qui est recherché comme accordé, et, en passant par les relations de consécution, à arriver à quelque chose dont la vérité est accordée. » 2. Mais Aristote connaissait déjà l’analyse des géomètres 3, qui remonte par une suite d’équivalences d’un problème donné à un théorème connu 4. C’est la procédure suivie par Aristote, qui, par des règles de conversion, des équivalences et des raisonnements par l’absurde, réduit tout raisonnement à l’une des démonstrations élémentaires du système. Par extension, on désigne sous le nom d’« analytique » l’ensemble des règles d’inférence de la science aristotélicienne de la démonstration. Les stoïciens pratiquent aussi une analyse qui réduit tout raisonnement à l’un des cinq anapodictiques. Les procédures analytiques sont ce que les logiciens contemporains appellent des procédures « syntaxiques ». Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Aristote, Rhétorique, I, 4, 1359b10. 2 Euclide, Éléments, XIII, vol. IV, éd. Heiberg-Stamatis, p. 198. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1112b11-28. 4 Pappus, Collection mathématique, VII. Voir-aussi : Gardies, J.-L., Qu’est-ce que et pourquoi l’analyse ?, Vrin, Paris, 2001. Lukasiewicz, J., La syllogistique d’Aristote, Armand Colin, Paris, 1972. ! ANAPODICTIQUE, CONVERSION, DÉMONSTRATION ∼ ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE En grec : analusis / synthesis, en allemand : analytisch / synthetisch, en anglais : analytic / synthetic. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN. Distinction fondamentale en théorie de la connaissance. Il n’y a pas une, mais plusieurs définitions de cette distinction, qui ne recoupe qu’en partie la distinction entre connaissances a priori et a posteriori. La plus courante désigne comme analytiques les jugements vrais en vertu downloadModeText.vue.download 50 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 48 des concepts ou du sens des mots qui y figurent, et synthétiques ceux qui sont vrais en vertu de l’expérience. Selon Kant, il y a des jugements synthétiques a priori. C’est Kant 1 qui a introduit cette distinction, mais elle est liée à des distinctions plus anciennes. Les géomètres grecs désignaient par analyse une preuve qui suppose admis ce qui est recherché et en dérive ses conséquences, et par synthèse la démarche opposée, et c’est cette distinction qu’on retrouve chez Descartes quand on oppose la méthode analytique de résolution, propre à inventer des vérités nouvelles, et la méthode synthétique de composition, faite pour exposer une doctrine déjà acquise. À la suite d’Aristote, les médiévaux appelaient a priori les connaissances acquises antérieurement ou les preuves allant des causes aux effets, et a posteriori les connaissances dérivées et les preuves allant des effets aux causes. La distinction prend son sens moderne chez Leibniz, qui oppose les vérités « de raison », indépendantes de l’expérience et nécessaires, et les vérités « de fait », établies par l’expérience, puis chez Locke, qui distingue des propositions

« frivoles » ou purement verbales (« une rose est une rose ») de propositions prédicatives où le concept du prédicat n’est pas déjà contenu dans celui du sujet, comme les propositions mathématiques ; et chez Hume qui distingue « relations d’idées » et « questions de faits ». Pour Kant, la propriété d’être d’analytique porte sur des jugements, de la forme « S est P », où le concept du sujet est déjà « pensé » dans celui du prédicat (par exemple « Tous les corps sont étendus ») et dont la négation est contradictoire, alors que les jugements synthétiques sont ceux pour lesquels le concept du prédicat « ajoute » quelque chose au concept du sujet (« tous les corps sont pesants »). La distinction kantienne ne recoupe cependant pas celle de l’a priori et de l’a posteriori, puisque si tous les jugements analytiques sont a priori, tous les jugements synthétiques ne sont pas a posteriori. La possibilité de jugements synthétiques a priori, comme le sont ceux des mathématiques, où construits dans l’intuition pure, est précisément la pierre de touche de la philosophie de Kant. La distinction kantienne a été fortement critiquée, en particulier par les logiciens. Dès le début du XIXe s., Bolzano rejette la notion d’intuition pure et reproche à Kant de confondre la représentation des concepts avec leur nature objective. Bolzano propose un concept purement logique d’analyticité : une proposition est analytique si elle est une vérité logique ou si elle peut être réduite à une vérité logique par substitution de termes synonymes. Frege 2, le fondateur de la logique moderne, reproche au critère kantien de l’analyticité de rendre les propositions logiques stériles, alors qu’elles peuvent être fécondes, et il rejette la thèse selon laquelle l’arithmétique serait synthétique a priori. Selon lui, un énoncé est analytique s’il est déductible de lois logiques ou de définitions. L’approche positiviste Le déclin de la conception kantienne de l’analyticité est indéniablement lié à l’avènement de la logique contemporaine, qui permet d’inclure, selon la thèse logiciste, l’arithmétique dans le domaine de l’analytique, mais aussi à l’avènement des géométries non euclidiennes qui menace la théorie kantienne de l’intuition. La critique de la distinction kantienne devint, chez les positivistes du cercle de Vienne, l’un des principaux enjeux de la théorie de la connaissance. Chez eux, l’analyticité cesse de porter sur des jugements ou des concepts pour devenir relative à des énoncés linguistiques et à la signification. Dans son Tractatus, Wittgenstein assimile les propositions de la logique et des mathématiques à des tautologies qui ne disent rien du monde. Selon le critère adopté par Carnap 3, un énoncé est analytique s’il est vrai en vertu de la seule signification conventionnelle des termes qui y figurent (comme « tous les célibataires sont non mariés »). Les énoncés synthétiques doivent leur sens aux expériences qui les vérifient. Pour les positivistes viennois, seuls sont doués de signification cognitive ces deux types d’énoncés ; les autres énoncés (comme ceux de la morale et de la métaphysique) n’ont pas de signification cognitive (bien qu’ils puissent avoir une signification non cognitive), et il n’y a pas d’énoncés synthétiques a priori.

La tentative des positivistes de réduire l’a priori à l’analytique, et ce dernier au linguistique, visait à essayer d’échapper à l’alternative entre un rationalisme, qui les fonde dans une faculté d’intuition mystérieuse, et un empirisme radical (comme celui de Mill), qui rejette toute connaissance a priori. Mais la version positiviste de la distinction est-elle tenable ? Le philosophe américain Quine 4 l’a soumise à une critique radicale. D’abord, l’idée selon laquelle les vérités logiques seraient vraies par convention est incohérente, parce qu’il est impossible de déduire les lois logiques de conventions sans utiliser ces mêmes lois logiques dans ces déductions. Ensuite, selon Quine, l’idée même d’énoncés qui seraient vrais en vertu de leur signification présuppose les notions de signification et de synonymie. Quine critique aussi l’atomisme sémantique et épistémologique présupposé par la distinction analytique / synthétique des positivistes. Selon celle-ci, des énoncés isolés sont analytiques ou synthétiques, mais la signification (et donc la vérification possible) d’un énoncé n’est jamais indépendante de celle des théories dont ils font partie, et dépend en définitive de l’ensemble de notre savoir scientifique. Ce holisme sémantique et épistémologique interdit de tracer une frontière nette entre la signification d’un énoncé et le monde sur lequel il porte, ou entre ce que signifient nos mots et les croyances que nous exprimons avec eux. Plus radicalement encore, Quine est conduit à rejeter toute idée d’un domaine de connaissances qui soient par principe a priori et non sujettes à la révision. La philosophie elle-même et la théorie de la connaissance ne peuvent, selon lui, porter sur des concepts ou des significations seulement, ni constituer un domaine séparé analysant les conditions du sens et du non-sens. Il n’y a, selon lui, que des connaissances a posteriori, qui ne sont « analytiques », c’est-à-dire soustraites à la révision, que de manière relative, et il n’y a donc entre philosophie et science qu’une différence de degré. Selon une lecture moins radicale de ces thèses, il faudrait plutôt dire que le statut d’un énoncé comme analytique n’est jamais garanti d’avance : un énoncé qui avait ce statut peut le perdre, et d’autres énoncés peuvent l’acquérir. Le progrès de la connaissance est lié à ces redistributions de l’analytique et du synthétique qui conduisent à traiter comme postulats des hypothèses empiriques, et à réviser des principes qu’on tenait comme inébranlables. ▶ Les avatars de la distinction philosophique entre les connaissances analytiques et synthétiques traduisent le rejet progressif par la pensée moderne de la distinction entre des vérités nécessaires (ou essentielles) et des vérités contingentes, et de l’idée que la nécessité existerait dans la nature des choses. Avec Kant, celle-ci devient une catégorie de l’entendement et une règle pour penser les objets. Avec les positivistes, elle n’est plus associée qu’à des règles linguistiques. Même s’endownloadModeText.vue.download 51 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 49 suit-il qu’on doive rejeter toute notion d’une connaissance a priori et la distinction entre l’analytique et le synthétique ? Les difficultés permanentes de l’empirisme pour rendre compte des vérités mathématiques semblent montrer que ce rejet a toujours un prix exorbitant. La théorie de la connaissance a besoin de distinctions de ce genre. Pascal Engel ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1996. 2 Frege, G., Les fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1970. 3 Carnap, R., Signification et nécessité, Gallimard, Paris, 1996. 4 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, Flammarion, Paris, 1977. ! A PRIORI / A POSTERIORI, CONCEPT, CONNAISSANCE, ÉNONCÉ, SIGNIFICATION ∼ PHILOSOPHIE ANALYTIQUE GÉNÉR., LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT L’un des principaux courants philosophiques de la philosophie contemporaine qui, en réaction à l’idéalisme (surtout hégélien) de la fin du XIXe s., a défendu les pouvoirs de l’analyse et un réalisme atomiste. Par la suite, l’analyse est devenue méthode linguistique, et la philosophie analytique s’est ouverte à des domaines très variés, sans perdre ses idéaux de description, de clarté et de précision. La philosophie analytique est née des critiques, chez Frege en Allemagne (mais aussi chez Brentano en Autriche) et chez Russell et Moore en Grande-Bretagne, de l’empirisme naturaliste et de l’idéalisme hégélien, conduisant ces philosophes a affirmer la priorité de l’analyse logique des constituants de la pensée sur la synthèse. À ses débuts, le courant est platonicien et défend l’objectivité des normes logiques et un réalisme radical, et conduit à l’atomisme logique de Russell et de Wittgenstein. Il subit ensuite, avec ce dernier et le cercle de Vienne, un tournant qui affirme la priorité d’une analyse du langage et des significations sur l’ontologie, surtout dans la perspective néopositiviste d’une unité du langage de la science, réduit à sa seule syntaxe logique. Les

philosophes linguistiques d’Oxford, sous l’influence du second Wittgenstein, accentuent encore ce tournant, mais sans adopter le scientisme et le logicisme des Viennois, en soutenant que les problèmes philosophiques sont essentiellement des problèmes linguistiques, liés à une mécompréhension de l’usage des mots dans le langage ordinaire. Après les années 1960, le courant analytique se distancie des thèses du positivisme logique, et admet la pluralité des méthodes d’analyse. Il renonce à l’idéal d’une découverte des éléments simples de la réalité ou du langage, pour adopter avec Quine des formes de holisme et, avec S. Kripke, D. Lewis, J. Hintikka et D. Davidson, une attitude moins antimétaphysicienne. Parallèlement, la philosophie analytique s’ouvre largement à des thématiques plus classiques, comme l’éthique, la philosophie politique et l’esthétique, et perd une partie de son unité. Elle conserve cependant celle-ci en raison du renouveau du mentalisme et du naturalisme, inspirés par l’essor des sciences cognitives, et par ses méthodes d’argumentation rationnelles, qui accordent la priorité à la description et à la clarification, à l’encontre de l’écriture syncrétique et des efforts de totalisation historiciste qui imprègnent la philosophie de tradition allemande et « continentale ». ▶ Il était plus facile de dire ce qu’était la philosophie analytique à ses débuts qu’aujourd’hui. Si ce qui l’unifie est la critique de l’idéalisme et la revendication de l’importance de l’analyse logique et linguistique pour tous les secteurs de la philosophie, il n’y a pas de thèse philosophique ni même métaphysique qui n’ait été défendue à un moment ou un autre au sein de cette tradition au XXe s., ni de domaine qui n’ait été abordé. L’unité du courant tient donc plus aux méthodes qu’aux doctrines, à un certain style et à certaines attitudes, qu’on trouve plus souvent dans la tradition empiriste et positiviste anglo-américaine (bien qu’il ne s’identifie ni à la philosophie anglo-saxonne, ni au positivisme). L’affrontement entre le style « analytique » et le style « continental » a perdu aujourd’hui une partie de sa justification. Mais les philosophes sont toujours divisés quant au rôle de leur discipline face à la science, quant à la valeur de la raison et de l’argumentation rationnelle, et quant à l’ambition de fournir une vision globale du monde, de l’action et de la connaissance.

En ce sens, la philosophie analytique perpétue les idéaux qui étaient ceux du rationalisme et de l’empirisme classique, et ce qui la démarque de la tradition allemande et en partie française en philosophie est le refus d’adopter l’idée que l’histoire de la philosophie soit nécessaire (et même quelquefois suffisante) pour la pratique de la philosophie. Pascal Engel ✐ Dummett, M., Les origines de la philosophie analytique, Gallimard, Paris, 1993. Engel, P., La dispute, Minuit, Paris, 1997. Passmore, J., A Hundred Years of Philosophy, Penguin, Londres, 1967. ! ANALYSE, PHILOSOPHIE, POSITIVISME LOGIQUE, RAISON ANAPHORE Du grec anaphora, composé de ana, « de nouveau », et d’un dérivé du verbe pherein, « porter ». LINGUISTIQUE Expression d’un langage – souvent un pronom – dont les propriétés sémantiques sont héritées de celles d’une autre expression qui le précède dans le discours. L’anaphore est un moyen linguistique de la détermination de la référence ou de la co-référence. Elle peut être obligée grammaticalement, dans le cas des pronoms réflexifs (« Paul s’admire »), ou impliquée pragmatiquement, dans celui des pronoms grammaticalement libres (« Paul croit qu’il a été élu président »). Ce mode de désignation a été largement négligé par les philosophes du langage, au profit de la nomination, de la description, et de la désignation démonstrative. À la suite des travaux de G. Evans 1, on a analysé les pronoms anaphoriques comme des descriptions définies déguisées. La théorie descriptiviste la plus aboutie est défendue par S. Neale, qui interprète les pronoms comme des descriptions dont le contenu doit être recouvré contextuellement, à partir de matériel linguistique ou conversationnel 2. Le principal défaut d’une telle approche consiste en ce qu’elle dissocie la séman-

tique des pronoms de celle des démonstratifs, dont ils sont par ailleurs fort proches. L’exploration d’une théorie référentialiste des pronoms anaphoriques est donc un défi important pour la philosophie contemporaine du langage. Pascal Ludwig ✐ 1 Evans, G., « Pronouns », Linguistic Inquiry 11, 337-62, 1980. downloadModeText.vue.download 52 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 50 2 Neale, S., Descriptions, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1990. ! DESCRIPTIONS, INDEXICAUX, RÉFÉRENCE ANAPODICTIQUE De l’adjectif grec anapodeiktos, « indémontrable ». PHILOS. ANTIQUE Se dit chez Aristote des prémisses des syllogismes, et chez les stoïciens d’un raisonnement valide par sa forme et qui ne peut pas être ramené à une forme plus simple. Aristote qualifie d’anapodictiques (« indémontrables ») les prémisses premières et immédiates d’où part le syllogisme apodictique (« démonstratif ») 1. Il n’y a donc pas pour Aristote de syllogisme « anapodictique ». En revanche, il existe, pour les stoïciens 2, deux types de syllogismes, les indémontrables et ceux qui peuvent être analysés, c’est-à-dire ramenés aux indémontrables selon des règles de conversion (dites « thèmes »). Les indémontrables sont des raisonnements qui n’ont pas besoin d’être démontrés ni analysés parce qu’ils sont élémentaires et formellement valides. Chrysippe a répertorié cinq indémontrables fondamentaux : Si p alors q, or p, donc q. Si p alors q, or non q, donc non p. Non à la fois p et q, or p, donc non q. Ou p ou q, or p, donc non q. Ou p ou q, or non p, donc q. ▶ Ces formes de raisonnement sont valides et toujours en usage chez les logiciens contemporains. La première est appelée modus ponens dans la logique médiévale et « règle de détachement » dans le calcul propositionnel.

Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71b27 ; 3, 72b20. 2 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 78-81 ; et Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 157158. ! ANALYTIQUE, DÉMONSTRATION, STOÏCISME ANARCHISME Du grec anarkhè, « absence de commandement ». Français du XIXe s. MORALE, POLITIQUE 1. Doctrine selon laquelle le commandement politique, c’est-à-dire l’existence même d’une forme de domination, est jugée mauvaise. – 2. Symétriquement, pratique ayant pour but l’abolition de toute forme de commandement. Pour l’Antiquité, l’anarchie n’est pas un régime, parce qu’un régime est la réponse à la question « qui gouverne ? » : « Puisque politeia et « gouvernement » signifient la même chose, et qu’un gouvernement, c’est ce qui est souverain dans les cités, il est nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un petit nombre, ou encore un grand nombre. » 1. L’absence de souverain est strictement identique à l’absence de cité. Or, si l’homme est un animal politique, l’absence de cité le ravale au rang de bête sauvage : l’anarchie est donc une monstruosité, l’irruption du chaos dans le cosmos politique. Mais comment le nom d’une tare de la cité peut-il se transformer en doctrine positive, comment passe-t-on, en fait, de l’anarchie à l’anarchisme ? Le désir de n’être pas commandé reçoit sa première conceptualisation positive à la Renaissance, au moment des expériences d’autonomie urbaine, dans lesquelles la volonté de se soustraire à un pouvoir opprimant est centrale : « Le peuple désire n’être pas commandé ni écrasé par les grands, et [...] les grands désirent commander et écraser le peuple. » 2. On peut alors comprendre l’anarchie et l’anarchisme comme deux regards critiques, idéologiquement orientés, jetés sur le même phénomène : l’anarchie est le nom de la contestation vue par le pouvoir, qui cherche à la dénoncer comme infrapolitique, tandis que l’anarchisme est le nom que se donne la contestation elle-même, en tant qu’elle cherche à dénoncer la domination comme contre-nature. À l’époque moderne, la contestation de la domination s’articule autour de deux axes : le premier (celui d’un strict anarchisme politique) dissocie société et gouvernement ; et le second (celui du socialisme utopique) conçoit la possibilité

d’une vie humaine hors de la cité. La première proposition prend sa source dans la théorie du contrat, en posant qu’instituer une société ne consiste pas nécessairement à désigner un souverain ; elle est tirée de la critique que Rousseau adresse à Hobbes : ce n’est pas le même acte qui constitue un peuple comme tel, et qui commissionne un gouvernement 3. Voire, on peut considérer que la désignation d’un souverain contredit l’idée même d’un contrat : c’est la position anarchiste du « tout gouvernement corrompt » depuis Proudhon 4, qui oppose la politeia, fondée en raison (sur le contrat d’association), au gouvernement et à ses lois, qui sont toujours passionnels. Le socialisme utopique, de son côté, emprunte aux théoriciens du contrat leur affirmation qu’il existe un état de nature dans lequel l’homme est déjà humain. Cette position moderne s’enrichit de sources antiques (stoïciennes, cyniques) pour faire de l’état de nature un état pleinement social. La sociabilité est ainsi la chose la plus naturelle du monde (Kropotkine : « L’univers est fédératif »). L’influence des différentes sources chez un même penseur donne à l’anarchisme au sens large une multiplicité de formes, dont l’unité se trouve plus facilement du côté d’un projet politique que d’une théorie critique commune. ▶ Pratiquement, l’anarchisme comme doctrine commence toujours par se concevoir comme critique d’une société présente dans laquelle s’exerce une domination : il a devant lui ce dont il prône l’abolition. Un impératif pratique interroge alors constamment l’élaboration même de la théorie critique, et il est difficile d’évoquer de véritables expériences anarchistes, puisqu’il est toujours possible de trouver dans ces expériences des éléments de domination qui les invalideront aux yeux d’une critique plus radicale. Les réalisations politiques de l’anarchisme sont ainsi autant d’occasions de vérifier sa diversité. Or, puisque le fond de la doctrine anarchiste consiste à dissocier la société de la hiérarchie, le fait même que des formes de pouvoir aient continué à fonctionner dans le cadre de toute expérience anarchiste tendrait à montrer que ce n’est pas dans la hiérarchie que réside le principe de la domination : la diffusion de formes de dominations « douces » ou intériorisées par le dominé impose de reprendre à neuf la compréhension de la domination elle-même 5. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, Politique, 1279 a 26-28. 2 Machiavel, N., Le Prince, ch. IX.

3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, ch. 4 à 7. 4 Proudhon, P., Du principe fédératif. 5 Foucault, M., « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Écrits, IV. downloadModeText.vue.download 53 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 51 ANGOISSE Du latin angustia, « étroitesse », en allemand Angst. Distincte de la peur dans la mesure où, contrairement à celle-là, l’angoisse est auto-référentielle et porte sur des possibles propres qui portent un sujet vers sa négation ou vers sa mort, l’angoisse est une notion qui a pris toute sa force au sein des philosophies de l’existence. D’un simple sentiment, elle est devenue une catégorie proche de l’existential sartrien typique. MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE Malaise physique et psychique résultant d’un danger réel ou imaginaire. Cette notion, qui appartient d’abord à la psychologie et à la psychiatrie, désigne un sentiment d’oppression, de resserrement lié à une crainte devant laquelle le sujet se découvre impuissant, faisant percevoir à la fois l’urgence et l’impossibilité d’une action. Elle est reprise par les philosophies de l’existence pour désigner une inquiétude métaphysique propre à l’existence humaine jaillissant du néant et ouverte sur l’avenir. Kierkegaard lui donne une ampleur à la fois métaphysique et religieuse. L’angoisse caractérise la réalité de la liberté comme ce possible qui est un rien. Distincte d’une faute ou d’un fardeau, elle est foncièrement une inquiétude sans objet. Si elle est d’abord ce rien effrayant d’une ignorance innocente, telle qu’elle se formule dans les questions d’enfants, elle procède ensuite de l’interdit qui éveille la possibilité de la liberté. Suite au péché, elle a un objet déterminé du fait de la position du bien et du mal et de la culpabilité de l’homme. Empruntant à Kierkegaard et à Heidegger, Sartre conçoit l’angoisse comme une détermination de la conscience de liberté qui fait que l’existence humaine est à la fois projective et référée à sa contingence. Elle est également proche de la nausée comme affect renvoyant à l’épaisseur et à la facticité de tout ce qui est comme étant de trop. Chez Heidegger elle reçoit une acception proprement ontologique. Il s’agit de la tonalité révélant l’être du Dasein comme souci. Parce qu’il n’est pas un sujet abstrait coupé du monde, le Dasein est toujours disposé selon une « tonalité » (Stimmung) qui l’ouvre au monde. Tonalité fondamentale, l’angoisse est un mode privilégié d’ouverture du Dasein. À la différence de la peur qui

porte toujours sur un étant, l’angoisse, qui ne sait pas de quoi elle s’angoisse, dévoile l’être en faisant vaciller l’étant dans son ensemble. Dans l’angoisse le Dasein découvre qu’il n’en est rien de l’étant. Elle constitue ainsi un contre-mouvement par rapport à la déchéance, en reconduisant cet étant qui a à être qu’est le Dasein vers son être-au-monde et en le plaçant dans son être-libre pour l’existence authentique. Il y a le un solipsisme existential qui, à la différence du solipsisme du sujet cartésien coupé du monde, place le Dasein devant son monde et devant lui-même comme être-au-monde. Toutes les autres tonalités affectives sont des modifications inauthentiques de l’angoisse, seule tonalité authentique. Impliquant une totale autarcie par rapport à la préoccupation quotidienne, elle peut tout à fait coexister avec la sérénité la plus grande. Peut ainsi surgir une interrogation concernant l’être de l’étant, et l’angoisse peut être rapprochée de l’étonnement comme commencement de la philosophie. Jean-Marie Vaysse ◼ Dans l’anthropologie de la conscience anticipatrice sur laquelle se fonde sa philosophie de l’utopie, Ernst Bloch entend délivrer la conception psychanalytique et la conception existentialiste de l’angoisse de sa régressivité. Les affects peuvent être classifiés, selon leur rapport au temps (tout aussi décisif que chez Heidegger), en « affects possédant leur contenu » et en « affects de l’attente » (gefüllte Affekte, Erwartungsaffekte). Parmi les premiers on trouve l’envie, l’avidité ou la vénération ; parmi les seconds, qui sont proprement utopiques, l’angoisse, la « crainte » (Furcht), l’« espérance » (Hoffnung) et la foi. Gérard Raulet ✐ 1 Kierkegaard, S., Le concept d’angoisse, Gallimard, Paris, 1935. 2 Sartre, J.P., L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1943 ; La nausée, Gallimard, Paris, 1938. 3 Heidegger, M., Sein und Zeit, (Être et temps), Tübingen, 1967, § 40. Was ist die Metaphysik ? (Qu’est-ce que la métaphysique ?), Frankfurt, 1976. 4 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung (Le principe Espérance), Frankfurt, 1959, t. 1. ! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, DISPOSITION, ÊTRE,

EXISTENCE, EXISTENTIAL, MORT, UTOPIE PSYCHANALYSE Fonction biologique essentielle et réaction à un danger manifestée par un état d’excitation et de tension ressenti comme déplaisir et dont on ne peut se rendre maître par une décharge, l’angoisse est ubiquiste ; elle se manifeste devant les dangers externes et psychiques. Ce concept subit un remaniement chez Freud. D’abord seule envisagée, l’angoisse névrotique est accumulation de libido, sans élaboration ni décharge 1. Ce processus fruste se retrouve lors du refoulement, où la déliaison d’affect crée l’angoisse. La phobie l’exprime dans une formation de substitut, comme la peur du cheval chez Hans. En 19252, Freud reconnaît l’angoisse comme fonction biologique générique. L’ontogenèse de ses formes d’expression procède de la déréliction du nourrisson, incapable de survie sans soins. Les dangers éprouvés du fait des excitations internes ou du monde extérieur, et l’angoisse corrélative sont alors liés au manque d’amour. Ce motif persiste. Il est le noyau des angoisses ultérieures plus élaborées, qu’elles soient « de réel », y compris l’angoisse de castration, ou névrotiques, liées aux pulsions. ▶ Restent les angoisses psychotiques, incommensurables avec les précédentes et énigmatiques. Elles démontrent le mieux le caractère endogène de l’angoisse, et le travail de métabolisation de l’angoisse que l’éducation tente d’accomplir, même si les humains demeurent des animaux phobiques. Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., Über die Berechtigung, von der Neurasthenie einen bestimmten Symptomkomplex als « Angstneurose » abzutrennen (1894), G.W. I, Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe déterminé, en tant que « névrose d’angoisse », OCP III, PUF, Paris, 1998, pp. 29-58. 2 Freud, S., Hemmung, Symptom und Angst (1926), G.W. XIV, Inhibition, symptôme, angoisse, OCP XVII, PUF, Paris, pp. 203286.

! ABRÉACTION, AFFECT, DÉCHARGE, DÉRÉLICTION, DUALISME, ÉLABORATION, LIAISON / DÉLIAISON, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, PULSION downloadModeText.vue.download 54 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 52 ANHYPOTHÉTIQUE Du grec anhupotheton, de hupothesis, « hypothèse ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. CONN. Principe premier, inconditionné. Le terme a été forgé par Platon pour désigner ce qui ne dépend d’aucun présupposé (hypothesis, « sub-position »), c’està-dire d’aucun principe qui lui soit antérieur logiquement et ontologiquement, et constitue donc le « principe du tout », absolument premier et inconditionné : l’idée du Bien 1. La démarche ordinaire des sciences n’est pas de remonter à ce principe, mais, au contraire, une fois posées les hypothèses qui leur sont propres, d’en rechercher par voie déductive les conséquences. Ainsi les mathématiciens posent-ils le pair et l’impair, les angles, les figures, qu’ils considèrent comme choses connues et évidentes une fois définies, sans qu’ils aient à en rendre autrement raison 2 ; ils n’en ont donc pas, aux yeux de Platon, l’« intelligence complète » (noesis), et la connaissance qu’ils ont des êtres mathématiques eux-mêmes n’est que dianoétique 3. Seul le philosophe, parce que, par la vertu de la dialectique – c’est-à-dire par une démarche inverse de celle des sciences –, il est remonté d’hypothèse en hypothèse jusqu’à l’anhypothétique 4, possède une science complète de toutes les essences qui y sont subordonnées. Aristote qualifie à son tour d’anhypothétique le principe de non-contradiction, dans la mesure où il est présupposé par tout énoncé pourvu de sens 5. Il se heurte immédiatement à l’impossibilité de le démontrer, puisqu’il est impossible d’énoncer aucune prémisse qui ne le présuppose : face à qui rejetterait le principe de non-contradiction, il n’est possible que de le « démontrer par réfutation » 6.

Proclus développera par un autre biais la même aporie à propos de l’anhypothétique platonicien 7. Si, en effet, toute science connaît ses objets par leur cause ou principe supérieur, le Bien, dont il n’y a pas de principe, n’est pas objet de science. Il n’est pas prouvable, puisqu’il est la source de toute intelligibilité 8. La solution diffère cependant de celle d’Aristote : le Premier peut être, non démontré, mais montré, parce qu’il s’impose avec évidence, comme le soleil visible – non pas toutefois par une évidence immédiate et accessible à tous, mais par une évidence résultant d’une longue ascèse. Ou encore, d’après Proclus 7, tout ce qu’on peut faire est de le connaître selon la via negativa, par la « négation » (aphairesis) de tout ce qui n’est pas lui, ou encore par ce qui dans l’intelligible et connaissable y participe en premier, et le manifeste ainsi le mieux (bien que n’étant que le « vestibule » du Bien), à savoir la vérité, la beauté et la proportion. Jean-Luc Solère ✐ 1 Platon, République, VI, 511 b 6-7. 2 Ibid. VI, 510 c-d. 3 Ibid., 511 b-c. 4 Ibid., 511 d. 5 Aristote, Métaphysique IV, 3, 1005 b 14 ; Seconds Analytiques, I, 3 et 11, 77 a 10 et suiv. 6 Id., IV, 4, 1006a11-12. 7 Proclus, Commentaire sur la République, X, trad. A.-J. Festugière, Paris, 1970, t. II, pp. 90-93. 8 Platon, République, VI, 509 b. ! APOPHANTIQUE, BIEN, DIALECTIQUE, DIANOIA, HYPOTHÈSE ANIMAL Du latin animal, « être animé », « animal ». GÉNÉR. Être vivant singulier, sujet de ses sensations et de ses actes. Il est saisi dans sa proximité à l’homme en tant qu’il est capable de mettre en oeuvre spontanément ses facultés sensitives et motrices, et dans sa distance à l’homme en tant qu’il ne dispose ni de raison, ni de parole,

ni d’histoire. L’animal se présente comme un problème pour la philosophie en tant qu’il engage la question du rapport que nous entretenons avec lui. La forme primitive de ce rapport est la prédation, qui conçoit l’animal selon ses usages possibles et sa résistance propre. Cette prédation primitive fournit deux modèles de l’animal : celui de la science (la dialectique ellemême est d’ailleurs définie comme une « chasse logique » dans le Sophiste 1) et celui de la norme (chasser l’animal, c’est partager un monde avec lui, c’est donc inaugurer la possibilité d’un rapport pratique à l’animal). 1) La « chasse logique » de l’animal est d’abord un art des coupures. C’est en effet par des découpages successifs qu’Aristote ordonne la connaissance des animaux, saisis sur le fond de la puissance naturelle de croître qu’est la phusis : les animaux sont classés par un système d’analogies descriptives 2, puis analysés selon la finalité naturelle qui organise leurs parties 3. C’est encore une coupure qui permet dans le traité De l’âme de distinguer des degrés dans le vivant défini comme « animé » (empsuchôn), en attribuant à l’animal les facultés nutritive et sensitive, mais pas la faculté dianoétique 4 (ce qui permet en retour de définir l’homme, sur le fond du genre animal, comme « animal politique » ou « animal doué du logos »5). Il y a là une double coupure : la distinction radicale de l’homme et de l’animal, articulée à une décomposition de l’animal saisi dans le fonctionnement de ses organes. On retrouve cette articulation chez Descartes, qui affirme « que les bêtes n’ont pas d’“esprit” (mens), et que par là le nom d’“âme” (anima) est équivoque selon l’homme et selon les bêtes » 6, pour pouvoir après analyser la « machine naturelle » de l’animal 7 : il s’agit de poser une communauté de genre à partir de laquelle on affirme une différence spécifique. C’est même précisément parce que l’homme se définit sur le fond du genre animal, et qu’il entretien ainsi avec lui une parenté ou une proximité originelles, que le processus de connaissance de l’animal se présente avant tout comme la pratique d’une coupure franche entre l’homme et l’animal. On distingue alors les « animaux » (animales) des « bêtes » (brutes) comme Aristote distinguait les zôa des thèria : l’animal est le genre que nous partageons avec les bêtes, et ce genre n’est rien d’autre qu’une mécanique. La chasse logique est finie, l’animal est en pièces – mais des bêtes elles-mêmes, qui subsistent dans le monde naturel, et qui ne sont mécanisées que pour et par le processus qui les connaît comme animales, nous ne savons toujours rien. 2) Il faut alors revenir sur la possibilité d’un rapport pratique à l’animal, qui ne se réduirait pas à son démembrement logique en classes ou en fonctions, mais qui déterminerait un certain usage de l’animal. Le premier de ces usages est donné dans la prédation : l’animal est une proie, ou un pré-

dateur. De ce premier usage, qui rencontre l’animal comme une force en mouvement, opposant une résistance autonome à mes propres projets, se tire un second usage, symbolique, downloadModeText.vue.download 55 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 53 qui investit cette résistance et la retourne en une image. L’animal est alors à la fois utilisé et reconnu comme l’expression de qualités morales humaines. Il ne se contente pas d’en être l’image : il constitue, dans l’usage symbolique, une puissance intérieure de l’humanité. Ainsi Machiavel recommande-t-il au prince, en tant qu’il doit mobiliser toutes les formes de sa puissance, de savoir en temps voulu « user de la bête 8 (usare la bestia) ». ▶ Cet usage symbolique a-t-il cependant des effets sur la façon pratique dont nous rencontrons l’animal ? Pouvonsnous entrer en société avec lui ? L’article 528 du Code Pénal n’envisage un tel rapport qu’en définissant l’animal comme un « bien meuble ». Il serait erroné de croire que l’on trouve ici l’ultime effet, dans le droit, du mécanisme « cartésien » : au contraire, le législateur ne veut rien savoir des classes et des organes, il instaure un rapport à la généralité de l’animal. Or ce rapport ne peut être participatif, autre façon de dire que l’animal n’est poussé à ce rapport par aucun mouvement intérieur ; mieux, il l’ignore. C’est parce que nous faisons rentrer l’animal dans notre propre forme juridique à son insu que nous sommes contraints de l’y faire rentrer comme chose. Or il ne s’agit pas seulement ici d’une appréhension juridique de l’animal : l’impossibilité pour l’animal de se rapporter comme sujet à un monde de normes repose sur l’équivocité de l’être-au-monde animal et de l’être-aumonde humain (« l’animal est pauvre en monde » 9, selon la définition de Heidegger, qui intègre ainsi à sa réflexion les approches de l’éthologie naissante). C’est ainsi sur une façon différente d’être au monde que se fonde la saisie pratique de l’animal comme naturellement anomal : toute norme pratique à laquelle il est annexé ne peut le saisir, comme la science, que de l’extérieur. Laurent Gerbier ✐ 1 Platon, Sophiste, 221e-226a, tr. A. Diès (1925), Les Belles

Lettres, Paris, 1994. 2 Aristote, Histoire des animaux, tr. P. Louis, Les Belles Lettres, Paris, 3 vol., 1964-1969. 3 Aristote, Parties des animaux, tr. P. Louis (1957), Les Belles Lettres, Paris, 1993 (voir aussi Parties des animaux, livre I, tr. J.-M. Le Blond (1945), intr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1995). 4 Aristote, De l’âme, II, 2-3, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993. 5 Aristote, Politiques, I, 2, 1253a2-10, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1990. 6 Descartes, R., Lettre à Regius, mai 1641, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. III, p. 370. 7 Descartes, R., Discours de la méthode, Ve partie, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, vol. VI, 1996, pp. 43-44. 8 Machiavel, N., Le Prince, ch. XVIII, tr. J.-L. Fournel & J.Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2000, pp. 150-151. 9 Heidegger, M., Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, II, ch. III-V (§§ 45-63), tr. D. Panis, Gallimard, Paris, 1992. Voir-aussi : Frère, J., Le bestiaire de Platon, Kimé, Paris, 1998. Gontier, Th., L’âme des bêtes chez Montaigne et Descartes, Vrin, Paris, 1997. Montaigne, M. de, Essais, II, 12, édition P. Villey, PUF, Paris, « Quadrige », vol. II, pp. 452-485. Pellegrin, P., La Classification des animaux chez Aristote, Les Belles Lettres, Paris, 1982. Romeyer-Dherbey, G. (dir.), L’animal dans l’Antiquité, Vrin, Paris, 1997. Aquin, Th. (d’), Somme Théologique, Ia pars, quaestio 96, art. 1 et 2. ! ÂME, BIOLOGIE, CORPS, VIE « La nature a-t-elle des droits ? » ANIMALISATION BIOLOGIE Processus par lequel ce qui n’est pas de l’ordre de l’animalité le devient : (1) par transformation, dans le passage de l’inerte au vivant ; (2) par réduction d’une partie de soi-

même, pour une vie humaine qui ne consisterait plus qu’en vie organique. Dans le premier cas, il s’agit d’acquérir une âme (souffle de vie). Dans le second, il s’agit de la perte de l’âme, considérée comme attribut humain, et / ou de la privation d’une disposition à l’humanité (devenir brutus). La première perspective (Essais et observations de médecine, 1742, où apparaît « animaliser ») est pensée comme un processus d’assimilation : de la poudre de marbre transformée en humus, puis en plante et finalement en chair1... Sachant que c’est par la sensation et le désir qu’Aristote déterminait l’animalité de l’être pourvu d’une âme (De Anima II, 2-3), animaliser c’est actualiser de la matière sensible. Ce peut être aussi, littéralement, revenir à l’état animal par diminution des aptitudes du corps humain qui, simultanément, infirme la vie véritablement « humaine », celle de l’esprit. Lorsque par la terreur et la superstition le tyran isole ses sujets tout en les soumettant à une discipline qui exclut toute résistance, il transforme la société en « troupeau » et réduit l’humain aux seules fonctions animales 2. La seconde perspective exprime, au sein de la politique, une limite et / ou une tendance à son extinction, corrélative de celle de l’homme lui-même. À partir de la Phénoménologie de l’esprit (et de l’identité homme-négativité), Kojève posait l’enjeu de la fin de l’histoire : déification ou animalisation ? En 1948, il écrit que le retour de l’homme à l’animalité (dans un monde pacifié sans négativité ni manque, sans liberté ni individualité) est une « certitude déjà présente » 3. Laurent Bove ✐ 1 Diderot, D., Entretien entre d’Alembert et Diderot, GarnierFlammarion, Paris, 1973, p. 39. 2 Spinoza, B., Traité politique, V, 4-5, 1677, trad. É. Saisset, révisée par L. Bove, Le livre de poche, « Classiques de la philosophie », Paris, 2002. 3 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, « Tel », Paris, 1979, pp. 436-437 et 492, note 1.

ANTHROPIQUE Néologisme formé à partir du grec anthropos, « être humain », sur le modèle de l’adjectif « entropique », qui vient d’« entropie », concept central de la thermodynamique. PHILOS. SCIENCES Adjectif le plus souvent employé dans l’expression principe anthropique, qui désigne, selon certains physiciens, un nouveau principe de la physique ou, plus précisément, de la cosmologie, selon lequel l’évolution de l’Univers doit être expliquée en faisant appel à l’apparition de l’homme en son sein. Le raisonnement qui conduit à l’acceptation du « principe anthropique », et qui est souvent considéré comme fallacieux, part du caractère extrêmement faible de la probabilité de downloadModeText.vue.download 56 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 54 la réalisation des conditions qui rendent possible la vie humaine, étant donné les conditions initiales de l’Univers telles que nous les devinons aujourd’hui. Si, en effet, les valeurs des constantes fondamentales de la physique (constante de gravitation, vitesse de la lumière, constantes de Planck et de Boltzmann) étaient très légèrement différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, la vie humaine telle que nous la connaissons serait impossible. Les tenants du « principe anthropique » en concluent que l’évolution de l’Univers est, en quelque sorte, dirigée vers l’apparition de la vie humaine, et que ses lois obéissent à une causalité à rebours. C’est le caractère téléologique du « principe anthropique », ainsi que la faiblesse de l’argument probabiliste qui le fonde – puisque ce n’est jamais seulement parce qu’un événement a une probabilité très faible que l’on doit considérer qu’il est non plausible, voire mystérieux –, qui le rend suspect. L’adjectif « anthropique » est parfois utilisé aussi pour désigner l’action de l’homme sur l’évolution à long terme de la Terre ou du climat. Anouk Barberousse ! CAUSALITÉ, CONSTANTE (LOGIQUE), ENTROPIE, PROBABILITÉ, TÉLÉOLOGIE ANTHROPOCENTRISME Formé au XIXe s. sur anthropos, « homme » et centre. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE Tendance à faire de l’homme le centre du monde et à considérer son bien comme cause finale du reste de la

nature. La critique de l’anthropocentrisme se développe au XVIIe s. en même temps que celle des causes finales. Spinoza la porte à son sommet à la fin de la première partie de l’Éthique 1. L’origine de tous les préjugés se ramène à une seule source : les hommes, conscients de leurs actions mais ignorants des causes de celles-ci, se figurent être libres ; ils agissent toujours en vue d’une fin, et recherchent ce qu’ils croient leur être utile ; ils en viennent ainsi à considérer toutes les choses existant dans la nature non comme des effets de causes réelles, mais comme des moyens pour leur usage. C’est d’ailleurs cette attitude qui engendre chez eux la croyance en un Dieu créateur : lorsqu’ils trouvent ces moyens sans les avoir construits eux-mêmes, ils imaginent qu’ils ont été produits pour eux par une puissance plus efficace qui a tout disposé dans leur intérêt. De même, ce qui dans la nature leur est nuisible a dû être disposé par le même créateur libre et tout-puissant à l’intention des hommes, comme épreuve ou comme punition. Dans tous les cas, tous les objets naturels sont interprétés en fonction de l’existence humaine. La critique de l’anthropocentrisme n’est pas forcément liée à un nécessitarisme de type spinoziste. Chez Leibniz au contraire, elle se déduit du principe du meilleur et de l’idée de l’ordre général de la Création : « Il est sûr que Dieu fait plus de cas d’un homme que d’un lion ; cependant je ne sais si l’on peut assurer que Dieu préfère un seul homme à toute l’espèce des lions à tous égards : mais quand cela serait, il ne s’ensuivrait point que l’intérêt d’un certain nombre d’hommes prévaudrait à la considération d’un désordre général répandu dans un nombre infini de créatures. Cette opinion serait un reste de l’ancienne maxime assez décriée, que tout est fait uniquement pour l’homme » 2. ▶ La critique de l’anthropocentrisme ne porte pas seulement sur les relations de l’homme avec le reste de la nature : elle concerne aussi la conception même de l’homme qui soustend son rapport avec l’univers – pour Spinoza, l’illusion du libre-arbitre est solidaire de l’illusion finaliste. Pierre-François Moreau ✐ 1 Spinoza, B., Éthique I, Appendice. 2 Leibniz, G.W., Théodicée, § 118. ANTICIPATION Du latin anticipatio, trad. du grec prolêpsis, « saisie préalable ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE 1. Chez Épicure, « notion générale emmagasinée » ou « mémoire de ce qui est souvent apparu de l’extérieur » 1. – 2. Chez les stoïciens, forme de notion (ennoia) emmaga-

sinée, qui se distingue par sa formation naturelle et spontanée des notions formées et acquises par l’enseignement 2. – 3. Chez Kant, « connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer a priori ce qui appartient à la connaissance empirique » 3. Épicure, le premier, donne au terme son sens philosophique, en considérant l’anticipation comme l’un des critères. Le terme est repris par les stoïciens, chez qui il est aussi l’un des critères. Cicéron introduit la traduction par anticipatio 4 (Lucrèce ne parle que de notitia, qui traduit le grec ennoia, et Cicéron utilise aussi le terme praenotio, « prénotion »). Selon Cicéron, l’anticipation désigne chez Épicure « une espèce de représentation d’une chose anticipée par l’esprit, sans laquelle on ne peut ni comprendre quelque chose, ni la rechercher, ni en discuter ». L’anticipation est une notion « emmagasinée » (cheval, boeuf, par exemple), qui permet d’identifier l’objet d’une sensation. Mais elle fournit aussi le point de départ d’une recherche, en réponse à l’aporie du Ménon de Platon (80 e) : ou bien nous ne connaissons pas ce que nous cherchons et nous ne pouvons pas le chercher ; ou bien nous le connaissons, et il est inutile de le chercher. C’est ainsi que, selon les stoïciens, l’anticipation, naturellement « implantée dans l’âme et préconçue par elle », est « développée » pour constituer une notion plus technique 5. Pour eux, c’est l’agrégation des notions et des anticipations qui constitue la raison 6. Kant, tout en se référant à la « prolepse » empirique d’Épicure, en transforme le sens, faisant de l’anticipation une forme de connaissance a priori portant sur la perception et dépourvue de contenu. Toute perception étant empirique et a posteriori, il est en effet impossible d’en connaître a priori la qualité (couleur, goût, etc.), et on peut seulement anticiper qu’elle a une « grandeur intensive », c’est-à-dire un degré (toute perception est plus ou moins faible). Cette anticipation de la perception permet à Kant de récuser l’existence du vide (qui serait l’absence totale de réalité du phénomène), principe de l’atomisme épicurien : toute perception est perception d’un certain degré de réalité. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 33. 2 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre II, ch. 2, s. 3, A 166, B 208. 4 Cicéron, la Nature des dieux, I, 43. downloadModeText.vue.download 57 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 55 5 Cicéron, Topiques, VI, 31. 6 A.A. Long & D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, ch. 53 V, t. II, p. 349. ! A PRIORI, CANON, CRITÈRE, ÉPICURISME, PERCEPTION, STOÏCISME ANTILOGIE, ANTILOGIQUE Du grec antilogia, antilogikos, formés sur anti-, « en face », « en opposition avec », « à l’égal de », et logos, « parole », « proposition ». PHILOS. ANTIQUE 1. Réplique, contradiction. – 2. Pratique qui consiste à développer, sur un même sujet, deux argumentations contradictoires. – 3. (adj.) Propre à la discussion, à la controverse. – 4. (n. f.) : Art de contredire (antilogike [tekhne]) 1. – 5. (n. m. pl.) Dialecticiens versés dans l’art de la controverse 2. Les Antilogies (Antilogiai 3) est le titre d’un ouvrage de Protagoras, dont Diogène Laërce affirme qu’il fut le premier à dire qu’il y a, au sujet de toutes choses, deux discours qui s’opposent mutuellement 4. Un écrit anonyme, les Dissoi logoi 5, fournit un exemple significatif de ce procédé sophistique. La méthode mise en oeuvre consiste à proposer pour chaque sujet deux raisonnements opposés. Le but n’est pas de faire triompher une thèse, mais au contraire de montrer l’égale force de chaque série d’arguments. Platon, dans la République, met l’accent sur la dimension agonistique de l’antilogie, sur le caractère purement formel de ce raisonnement qui s’attache plus aux mots qu’aux choses 6. Pourtant, indépendamment de l’usage qu’en firent les éristiques, cette possibilité de tenir sur tout sujet deux discours opposés et de même force a des implications importantes au niveau de la logique (négation du principe de non-contradiction), de l’épistémologie (abolition du critère de vérité) ainsi que de la morale, notamment avec le scepticisme de Pyrrhon (les choses sont également indifférentes (adiaphora) et de Timon (il en résulte la « non-assertion » (aphasia) et l’« imperturbabilité » (ataraxia)7). Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Sophiste, 226a ; cf. 225b. 2 Platon, Lysis, 216a. 3 Diogène Laërce, IX, 55.

4 Id., IX, 51. 5 « Doubles Dits », in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, La Pléiade, Paris, 1988. 6 Platon, République, V, 454a ; Théétète, 164c-d. 7 A.A. Long & D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 1 F, t. I, pp. 40-41. ! AGONISTIQUE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE ANTIMATIÈRE PHYSIQUE Composée d’antiparticules, c’est-à-dire d’éléments caractérisés par la même masse que chacune des espèces de particules constituant la matière, mais par des charges électriques opposées. La rencontre d’antiparticules avec leurs particules homologues a pour résultat une annihilation réciproque : leurs traces (dans une chambre à bulles, par exemple) disparaissent, et la totalité de leur énergie cinétique et de leur énergie de masse au repos se voit convertie en énergie électromagnétique (rayons γ). À l’inverse, une concentration suffisante d’énergie, y compris électromagnétique, permet la création de paires particule-antiparticule. La naissance du concept d’antiparticule est indissociable de l’unification de la mécanique quantique avec la théorie de la relativité restreinte par P. A. M. Dirac, entre 1928 et 1931. On comprend pourquoi, si on réalise que les processus de création-annihilation de paires particule-antiparticule supposent une interconvertibilité de la masse et de l’énergie, selon l’expression E = MC 2 issue de la théorie de la relativité. Dirac s’aperçut dès 1928 que les équations d’onde relativistes avaient des solutions d’énergie négative et de charge + e, aussi bien que d’énergie positive et de charge - e. Sachant que, en théorie quantique, la probabilité de transition vers des états d’énergie négative ne pouvait pas être nulle, Dirac suggéra en 1930-1931 : (1) que presque tous les états d’énergie négative sont occupés, (2) que lorsque l’un d’entre eux n’est pas occupé, le « trou » correspondant apparaît, pour nos moyens de détection, comme une particule d’énergie positive et de charge opposée à celle de la particule qui l’a quitté, (3) que le retour de la particule dans son « trou » d’énergie né-

gative se manifeste comme une annihilation compensée par une libération d’énergie électromagnétique. Après quelques hésitations, le « trou » correspondant à la place laissée vide par un électron fut identifié à un antiélectron ou positron de même masse que l’électron, bien que de charge opposée. Une trace dans une chambre de Wilson, d’incurvation opposée à celle de l’électron sous un champ magnétique, fut remarquée par C. Anderson en 1932 ; elle fut identifiée par lui à un électron de charge positive, de façon indépendante des recherches théoriques de Dirac. La même année, P. Blackett et G. Occhialini établirent le lien entre ce genre de trace et le positron de Dirac. La détection de l’antiproton, beaucoup plus massif, dut attendre les années 1950. Une étape vers la réalisation d’échantillons d’antimatière fut franchie en 1995, par l’association d’antiprotons et d’antiélectrons dans des atomes d’antihydrogène. La conception des antiparticules comme « trou » dans un continuum d’états occupés d’énergie négative est désormais marginale. Plusieurs conceptions alternatives, favorisées par les théories quantiques des champs ou par les théories de supercordes, l’ont remplacée. L’une d’entre elles, due à R. Feynman (1949), est particulièrement suggestive : l’antiparticule d’une particule ne serait autre que cette même particule se propageant dans le sens opposé du temps, mais se manifestant, pour nos moyens de détection, comme une autre particule de charge opposée qui se propage dans le sens ordinaire du temps. L’un des grands problèmes de la physique et de la cosmologie contemporaines est de rendre raison de la disproportion entre la quantité de matière et d’antimatière dans l’Univers. Le rapport de masse entre les deux est estimé à 109. Comment cela peut-il être compatible avec la symétrie des processus de création-annihilation ? Une justification de ce rapport implique des processus de brisure de symétrie, et la non-conservation corrélative du nombre baryonique 1, tels que les prévoient les théories de grande unification. Seules ces théories s’appliquent aux processus à très hautes énergies postulés par les modèles de big bang, et fournissent des valeurs plausibles pour les abondances d’éléments et d’antiéléments « initialement » produits. downloadModeText.vue.download 58 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 56 ▶ On voit, à travers deux exemples empruntés à Dirac et Feynman, que la physique contemporaine manipule des représentations très éloignées des phénomènes dont elle a à rendre compte (les trous d’énergie négative, ou les particules

remontant le cours du temps), quitte à compenser cet éloignement par la méta-représentation d’une interaction limitée entre processus représenté et appareillages expérimentaux. La méta-représentation est ce qui permet d’assigner aux phénomènes le statut de pures apparences, par rapport à des structures représentatives investies d’une prétention, l’adéquation au réel. Cet éloignement de la représentation par rapport aux phénomènes ne fait à vrai dire que porter au paroxysme une tendance amorcée par la science moderne de la nature au XVIIe siècle. Il s’explique aisément si l’on admet que les représentations ne sont autre qu’une concrétisation de structures invariantes à l’égard de la multiplicité des modes d’exploration expérimentale. La généralité croissante des invariants se manifeste dans ces conditions par une distance croissante des représentations correspondantes par rapport à la diversité des phénomènes singuliers. Michel Bitbol ✐ 1 Les baryons sont, selon leur étymologie grecque, des particules « lourdes », comme les protons ou les neutrons. Les protons et les neutrons se voient attribuer un nombre baryonique + 1, tandis que les antiprotons et les antineutrons ont un nombre baryonique – 1. Le nombre baryonique d’une particule se calcule en additionnant le nombre de quarks qui la constituent, puis en soustrayant le nombre d’antiquarks, et en divisant le résultat par 3. Voir-aussi : Davies, P. (éd.), The New Physics, Cambridge University Press, 1989. Hanson, N. R., The Concept of Positron, a Philosophical Analysis, Cambridge University Press, 1963. ! PARTICULE ANTINOMIE Du latin antinomia, du grec stymo. GÉNÉR., LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Formulation contradictoire ou paradoxale qui n’admet pas de solution. Découvrant les paradoxes, les Mégariques y virent une menace grave pour l’usage de la dialectique : certaines questions

n’admettaient pas de réponse par oui ou non. Ainsi de la question « Est-ce que je mens ? » 1. Pour Kant, la raison pure se heurte à des antinomies dès lors qu’elle prétend s’émanciper de l’expérience possible. Ainsi, elle peut par exemple admettre la thèse selon laquelle le monde a un commencement dans le temps et est limité dans l’espace et son antithèse selon laquelle le monde n’a ni commencement ni n’est limité 2. À l’aube du XXe s., les antiques antinomies resurgirent au coeur même de l’entreprise de fondation des sciences formelles, ouvrant la « crise des mathématiques ». Sur le modèle du paradoxe des classes de Russell, d’innombrables antinomies prenaient la forme d’alternatives dont chacune des branches conduisait à une impasse. Ainsi, loin de s’avérer de simples erreurs de raisonnements, d’usage de règles fiables, les antinomies mettent directement en cause la pertinence des « lois » (nomos) et principes de la pensée et de la raison. Denis Vernant ✐ 1 Muller, R., Les Mégariques, Fragment et témoignages, Vrin, Paris, 1985. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, livre II, chap. II (L’antinomie de la raison pure). ! CLASSES (PARADOXE DES), MENTEUR (PARADOXE DU) APAGOGIQUE (RAISONNEMENT) Du grec apagôgé, « action d’emmener ». LOGIQUE Raisonnement par l’absurde dont le schéma général peut s’exprimer de la façon suivante : je veux démontrer la vérité (resp. la fausseté) de p ; supposons que p soit fausse (resp. vraie) ; cela entraîne alors q, qui est fausse ; donc p est vraie (resp. fausse). On a également donné ce nom à un raisonnement qui consiste à prouver une proposition à partir d’une prémisse disjonctive ; ou p ou q... ou n est vraie, or q est fausse... n est fausse ; donc p est vraie. Michel Blay ! ABSURDE

APERCEPTION Introduit par Leibniz dans le cadre d’une pensée de la conscience régie par le principe de continuité, ce concept a été repris par Kant dans celui, tout différent, de la distinction entre empirique et transcendantal. MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE Conscience de soi-même, appréhendée par la perception interne et par la réflexion sur soi. Cette aperception empirique se distingue de l’aperception transcendantale. Aperception et conscience de soi L’aperception, comme perception distincte aperçue par la conscience, se distingue d’une perception dont on ne s’aperçoit pas, d’une perception insensible. Ainsi, la perception, définie par Leibniz comme « l’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple » 1, comporte des degrés relatifs à sa distinction. La nature de la monade, ou substance simple, consiste donc, dans la philosophie leibnizienne, dans la perception. Ainsi, toutes les substances ou monades, en tant qu’elles sont douées de perception, sont des réalités spirituelles. La monade n’est pas seulement une substance, mais également un centre de perception tel qu’entre les monades il n’existe qu’une différence de degré entre des perceptions plus ou moins distinctes, et par là entre le degré de perfection de ces monades. Ainsi, l’aperception, qui est connaissance réflexive, par la monade, de son état intérieur, c’est-à-dire conscience ou réflexion, apparaît dans un continuum conduisant du non-perçu au plus conscient. L’aperception transcendantale La détermination leibnizienne de l’aperception comme conscience de soi persiste dans la philosophie critique, quoiqu’elle s’inscrive dans une distinction pertinente, qui n’est plus celle du conscient et de l’inconscient, mais de l’empirique et du transcendantal. Alors que l’aperception, ou perception avec conscience, s’étend à tout objet, puisque la modownloadModeText.vue.download 59 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 57 nade, de nature fondamentalement représentative, ne saurait être limitée à ne représenter qu’une partie des choses – bien que cette représentation soit confuse dans le détail de tout

l’univers, et distincte uniquement dans une petite partie des choses 2 –, elle est restreinte, par Kant, à la seule conscience de soi, à l’objet du sens interne. L’aperception empirique demeure la conscience de soimême, comme « représentation simple du moi » 3, laquelle est toujours changeante, mais cette conscience de soi, appréhendée à partir du sens interne, est distincte de la perception de soi-même comme d’un sujet pensant en général, c’est-àdire de la conscience de la pensée. Cette dernière, en tant qu’aperception transcendantale, est pure, originaire. En effet, elle est la condition originaire de toute expérience, qu’elle précède et rend possible. Comme telle, elle est objective. L’unité transcendantale de l’aperception consiste dans la conscience du « je pense », qui accompagne et qui conditionne toute représentation et tout concept. Cette conscience de soi purement formelle et toujours identique à elle-même, à laquelle toute intuition et tout représentable se rapportent, est la condition de toute connaissance, c’està-dire de la liaison et de l’unité de nos connaissances entre elles. Elle fait de tous les phénomènes possibles, qui peuvent toujours se trouver réunis dans une expérience, un enchaînement de représentations suivant des règles. Elle est ainsi « le fondement transcendantal de la conformité nécessaire de tous les phénomènes à des lois, dans une expérience » 4. Or, ce n’est que dans cette liaison d’un divers de représentations, données dans une conscience, que l’on peut se représenter l’identité de la conscience. L’unité analytique de l’aperception n’est donc possible que sous la supposition de quelque unité synthétique. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Leibniz, G. W., la Monadologie, § 14. 2 Ibid., § 60. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. de l’Académie, t. III, p. 70.

4 Ibid., t. IV, p. 93. Voir-aussi : Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1990. ! CONNAISSANCE, PERCEPTION, SENS APODICTIQUE ! ANAPODICTIQUE APOLLINIEN Adjectif formé sur le nom d’Apollon, dieu grec de la lumière et de la beauté. ESTHÉTIQUE Figuration catégorique de l’esthétique de Nietzsche désignant tout ce qui est clair, distinct, harmonieux, équilibré, mais aussi sensible, apparent, superficiel, voire mensonger et parfois même menaçant. Bien que viril, l’apollinien poursuit la grâce jusqu’à comprendre une part d’éternel féminin en lui. Dès 1872, le jeune Nietzsche affirme que « l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque », deux mondes entre lesquels « le mot “art” qu’on leur attribue en commun ne fait qu’apparemment jeter un pont » 1. L’esthétique de Nietzsche est alors fortement influencée par celle de Schopenhauer 2. Dans le Monde comme volonté et comme représentation, celui-ci distinguait deux dimensions de la réalité exprimables, d’une part par les arts plastiques qui représentent le monde tel qu’il apparaît selon le principium individuationis, c’est-à-dire comme une série d’individualités distinctes les unes des autres dans l’espace et le temps, d’autre part par la musique, qui révèle le monde comme unité originaire du vouloir-vivre, c’est-à-dire énergie fondamentale de l’univers à partir de laquelle tout individu puise sa force. Nietzsche approfondit cette métaphysique de l’art et tente de la symboliser à l’aide du couple de l’apollinien et du dionysiaque ; Apollon apparaît comme le dieu des arts plastiques, visuels, tandis que la musique est placée sous le patronage de Dionysos. La poésie occupe une place équivoque, car le dialogue et le drame reflètent la clarté de la rationalité apollinienne tandis que l’intrigue tragique provoquant la destruction du héros incarne la destinée dionysiaque comme rupture du principe d’individuation et retour à l’unité origi-

naire du vouloir-vivre universel. La danse est frappée d’une semblable équivocité. ▶ Une difficulté se présente néanmoins lorsque Nietzsche imagine l’existence d’une musique apollinienne qui serait comme une « architecture dorique en sons » 3. Le classicisme de Bach pourrait fournir un exemple d’une telle musique apollinienne tandis que le romantisme de Wagner serait typiquement dionysiaque. Cette exception catégorique singulière contient en germe la rupture avec l’esthétique dionysiaque et wagnérienne de la dissonance exaltée par la Naissance de la tragédie. En 1876, Nietzsche rompt explicitement avec le romantisme wagnérien. Il amorce le devenir apollinien de sa future « physiologie de l’art »4 qui exalte la forme et la beauté classiques. Mathieu Kessler ✐ 1 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, trad. P. LacoueLabarthe, § 1, Gallimard, Paris, 1977, p. 41. 2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1819 et 1844), trad. A. Burdeau revue par R. Roos, PUF, Paris, 1966. 3 Nietzsche, F., op. cit. § 2, p. 48. 4 Nietzsche, F., le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, § 7, Gallimard, Paris, 1974, p. 33. ! DIONYSIAQUE « Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d’investigation philosophique ? » APOPHANTIQUE Du grec apophantikos, « déclaratif ». PHILOS. ANTIQUE Caractère d’un énoncé affirmant la réalité d’un état de choses. L’expression logos apophantikos (« discours déclaratif ») apparaît chez Aristote pour désigner l’énoncé susceptible de vérité et de fausseté, à la différence par exemple de la prière 1. C’est cependant au Phédon de Platon 2 qu’on peut faire remonter l’idée de discours apophantique, c’est-à-dire d’un logos downloadModeText.vue.download 60 sur 1137

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58 (« discours », « argument », « raisonnement », « énoncé ») analyseur de la réalité. À ce compte, le discours apophantique se confond avec l’énoncé prédicatif, dont la possibilité est fondée dans le Sophiste de Platon : établissant l’altérité du prédicat par rapport au sujet, l’Étranger fonde en même temps la possibilité de dire d’une chose autre chose qu’elle-même, par exemple de dire, non seulement que l’homme est homme et 2 Platon, Phédon, 99a. 3 Platon, Sophiste, 251b. le bon, bon, mais que l’homme est bon 3. ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, 4, 17a2-4. Frédérique Ildefonse Voir-aussi : Imbert, C., Phénoménologies et langues formulaires, PUF, Paris, 1992 ; Pour une histoire de la logique. Un héritage platonicien, PUF, Paris, 1999. ! ALTÉRITÉ, ÉNONCÉ, ÊTRE, NON-ÊTRE, PRÉDICATION, VÉRITÉ APORIE Du grec aporia, de a-poros, « sans passage ». GÉNÉR. Obstacle ou difficulté majeure rencontrée dans le cadre d’un raisonnement. Dans les dialogues platoniciens, la notion d’aporie sert à désigner l’incertitude dans laquelle vont être plongés les interlocuteurs de Socrate dans leur recherche d’une définition objective. Ce temps d’arrêt dans l’analyse est condition essentielle de tout raisonnement philosophique en ce qu’il remet en cause la validité des « opinions » (doxa). Chez Aristote, l’aporie naît de la mise en présence de deux thèses également raisonnées et cependant contraires. Loin d’être un frein, voire une limite au raisonnement, comme ce sera le cas pour les sceptiques, l’aporie aristotélicienne est avant tout une méthode de recherche. C’est par un exposé aporétique des opinions contraires que toute science doit commencer (Métaphysique, B.1). L’aporie des modernes, prise dans un sens plus fort, s’assimile à une difficulté logique insurmontable. Michel Lambert ✐ Aubenque, P., « Sur la notion aristotélicienne d’aporie », in Aristote et les problèmes de méthode, pp. 3-19, Louvain-Paris, 1961.

Motte, A., et Rutten, C., « Aporie » dans la philosophie grecque des origines à Aristote (Aristote. Traductions et études), Peeters, Louvain-la-Neuve, 2001. ! DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE, RAISONNEMENT APPARENCE Du latin apparentia ou apparitio, de apparere, « être visible », qui a donné d’abord « apparition », puis « apparence », probable traduction du grec phainomaï (« se manifester, être évident, rendre visible quelque chose à la lumière du jour »), apparence, ayant dans les deux étymologies, le sens de phénomène. La langue philosophique ou savante opte pour ce sens, la langue usuelle a fait prévaloir le caractère d’aspect extérieur, de ce qui est visible, et l’oppose à réalité ou même à vérité. La notion d’apparence comme synonyme de phénomène est centrale dans la philosophie sceptique antique (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes), qui, elle-même, réagit au dualisme métaphysique et épistémologique des platoniciens. La notion est également au coeur de la réflexion critique chez Kant, réagissant lui-même aux prétentions du rationalisme dogmatique (dans la théorie de la connaissance), critique promouvant un sens moderne du phénomène, qui dominera dans la pensée phénoménologique (l’être d’un existant, c’est ce qu’il paraît). La dévalorisation de l’apparence émigre dans le domaine moral, depuis Rousseau, à la recherche de l’authenticité. Mais toute philosophie se prévalant d’une vision esthétique du monde ou d’une conception de l’être comme devenir (Nietzsche et ses héritiers) en fera l’unique réalité, et non seulement ce qui nous en paraît. Une définition univoque de l’apparence n’est donc possible que si on la tient pour un genre de réalité, évaluée de façon négative ou positive, selon les perspectives ontologiques concernées. ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. 1. Ce qu’une chose ou un événement présente de luimême en existant, soit donc son aspect extérieur, son être-là immédiat ; ce qui doit être dépassé. – 2. Apparition, acte de se montrer aux yeux, manifestation ou venue à l’être, donc existence concrète. Le caractère superficiel de l’apparence s’efface alors pour laisser place à la positivité épiphanique du phénomène (ce qui se montre dans la « lumière », phaos). Les philosophes ont privilégié tantôt l’un, tantôt l’autre de ces sens, voire l’aspect iconique d’image de la réalité et, par

dérivation, l’aspect superficiel et trompeur, ou encore l’aspect positif et révélateur de l’apparition. Le privilège accordé à la profondeur (ou à l’intériorité) invisible conduit dans le platonisme à donner à l’apparence la signification et la valeur négative de ce qui masque la chose plutôt qu’il ne la montre. Mais ce dualisme affecté à l’être lui-même est inséparable de celui qui divise le sujet connaissant, sans la complicité duquel il ne saurait y avoir d’apparence illusoire, de tromperie. L’opposition platonicienne du monde sensible ou apparent et du monde intelligible ou vrai n’a peut-être pas d’autre sens que celle des deux modes de connaissance que les philosophes, dans l’ensemble, ont admis. Pour le platonisme, donc, l’apparence a un monde, est un monde, et c’est le nôtre, celui où nous vivons et agissons à la manière, aveugle, de ces prisonniers d’eux-mêmes dont le regard, fasciné par l’ombre des choses, n’a pas encore su se libérer de la vraisemblance et des convenances, la liberté consistant alors à sacrifier les apparences, à se « dé-chaîner » pour monter vers la lumière, pour oser regarder la vérité en face (« le monde-vrai »), et à refuser les fables. Toute la dialectique platonicienne est vouée à cette remontée vers l’être authentique, dont l’apparence n’est que la présence dégradée. Elle veut sauver les apparences par la science, en en rendant compte au moyen d’hypothèses construites par le savoir rationnel et rejetant la simple opinion. Les sceptiques et le phénomène C’est contre cette exceptionnelle prétention à la vérité que se sont dressés les sceptiques : ils ont cherché à sauver les apparences en sauvant la croyance, ils ont donc interprété l’apparence dans un autre sens, en l’identifiant au phénomène et en donnant celui-ci comme réalité sensible, seule réelle et donnée, l’autre n’étant que dans l’intellect, c’est-à-dire n’étant que quelque chose de conçu. « Nous ne renversons pas, écrit Sextus Empiricus, les impressions que reçoit passivement la représentation et qui nous mènent involontairement à l’assen-

timent [...], c’est-à-dire des apparences. Chaque fois que nous recherchons si l’objet est tel qu’il apparaît, nous en accordons l’apparence, nous ne mettons pas en question l’apparence mais ce qu’on dit de l’apparence. »1 Ainsi, explique-t-il, nous avons la sensation de douceur, mais quand nous recherchons si le miel est doux, nous recherchons l’essence, cela n’est pas l’apparence, mais « un jugement sur l’apparence. » Le scepticisme se présente, par la bouche de Sextus Empiricus, downloadModeText.vue.download 61 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 59 « comme faculté d’opposer phénomènes et noumènes de toutes les manières possibles... » 2. Mais qu’est-ce qu’un sceptique entend par noumènes ? Le mot peut simplement désigner ici un produit intellectuel, conçu par l’entendement, correspondant à un objet que l’entendement croit saisir, mais qui n’est que ce que croit saisir l’entendement. Il n’est donc pas question de reproduire l’opposition platonicienne entre réalités sensibles et réalités intelligibles ; il est question d’une opposition entre les phénomènes, c’est-à-dire les représentations formées par l’imagination, et les concepts. Quant au mot « phénomène », il ne faut pas l’entendre uniquement par opposition aux intelligibles, car, comme le dit Sextus Empiricus dans la suite du texte cité, « nous opposons [...] tantôt des phénomènes à des phénomènes, tantôt des noumènes à des noumènes, voire des phénomènes à des noumènes » (de toutes les manières possibles). Le concept de phénomène a donc deux sens complémentaires, un sens ancien (Timon) et un sens nouveau (Sextus Empiricus). Pour Timon, le phénomène est une réalité mixte et corporelle, engendrée par le sens et le sensible, et, chez Aenésidème, les phainomena sont des relatifs (relatifs à ce qui juge). Au sens strict, l’ancien scepticisme définit le phénomène comme notre manière de voir des réalités extérieures qui s’opposent entre elles, qui se mesurent relativement et qui ne sont perçues que relativement au sens étant à l’origine de leur appréhension et de la croyance que nous leur accordons. Chez Sextus Empiricus, le mot a une valeur nouvelle, d’origine stoïcienne, il sert à désigner la représentation imaginative ; le mot « phénomène » peut alors désigner la prétention de la fantasia à être compréhensive, mais il semble dès lors contradictoire d’affirmer une supériorité du phénomène. La confiance dans le phénomène est une

constante du scepticisme, comme on le voit encore dans le texte cité plus haut de Sextus Empiricus. Comment admettre que le phénomène soit « le critère » et, en même temps, que le doute sceptique doive opposer entre eux les phénomènes et les opposer aux noumènes ? Il faut, pour lever la contradiction, que le mot ne soit pas pris dans le même sens dans les deux cas : le phénomène ou l’apparence comme « critère », c’est la sensation indubitable, insoupçonnable, à quoi on doit s’en tenir en opposant les phénomènes entre eux ; dans le second cas, le sens qui l’emporte est celui de conscience de sensation ou image, le critère demeurant la sensation. Peuton attribuer une orientation phénoméniste à cette doctrine de l’apparence ?3 Les textes de Sextus Empiricus semblent le permettre 4 : accorder l’apparence et n’accorder qu’elle, on ne doute que de ce qui en est « dit », « le critère de l’orientation sceptique est l’apparence » 5, mais le mot doit être pris en son sens objectif, la règle de l’epoche ne s’applique donc qu’à la reconnaissance de ce qui est certain. Le phénomène seul est certain, c’est une certitude imposée, elle sert à faire croire que la chose existe, « c’est une persuasion et une disposition involontaire » 6. Le phénoménisme se caractérise donc ici comme une doctrine de la positivité de l’apparence, qui affirme que toutes les choses sont en elles-mêmes « cachées » ; c’est pourquoi elles sont indifférentes et doivent l’être, mais cela ne signifie pas que nous ne devons pas accorder de crédit aux apparences, au contraire, « personne ne conteste que l’objet apparaît tel ou tel » 7. J’accorde donc crédit à mes sensations, mais je ne me prononce pas sur les choses telles qu’elles n’apparaissent pas. L’approche kantienne C’est dans le cadre de la connaissance, et non de la croyance, que l’identification de l’apparence au phénomène va faire un retour remarqué dans la théorie kantienne de la connaissance : le mot même de « phénomène » signifie la chose telle qu’elle nous apparaît. De cette définition est exclue l’apparence au sens privatif, et n’est retenu que son sens de réalité (empirique) : « On nomme phénomène l’objet indéterminé d’une intuition empirique. » 8. Mais Kant maintient aussi le dualisme idéaliste, qui dénonce l’apparence au sens privatif (ce qu’il appelle une « simple apparence ») et la distingue

alors du phénomène : « Dans le phénomène, les objets et les manières d’être que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose de réellement existant ; mais, en tant que cette manière d’être ne dépend que du mode d’intuition du sujet, dans son rapport à l’objet donné, cet objet est distinct comme phénomène de ce qu’il est comme objet en soi. » 9. On ne dit pas que l’objet paraît simplement exister, mais qu’il apparaît ou est donné dans l’intuition. Ainsi, l’apparence peut n’être qu’illusion (paraître exister), alors que le phénomène est l’apparition empirique de l’objet. L’apparence signifie, de manière générale, un certain usage du jugement où les principes subjectifs de la connaissance se mêlent aux principes objectifs. L’apparence est, à ce titre, la source de toute erreur. Mais l’apparence n’est pas une ; elle a un sens et une valeur différents selon qu’elle siège dans la sensibilité (apparence sensible), dans l’entendement (apparence logique) ou dans la raison (apparence transcendantale). Dans la première, la faculté de juger est déviée sous l’effet de l’imagination (illusion d’optique), la deuxième est l’effet d’un défaut d’attention à la règle logique (paralogismes), elle se dissipe dès que l’on se concentre sur la règle. C’est sur l’apparence transcendantale que se concentre la critique kantienne : elle se manifeste chaque fois que la raison, en tant que raison pure, prétend connaître quelque objet au-delà des limites de l’expérience possible ; elle signifie la prétention de la raison spéculative à connaître les choses indépendamment de leur présentation phénoménale. La raison contrevient, par là, aux lois de la connaissance objective, mais cette illusion ne se dissipe pas comme l’apparence logique, elle est tenace, et c’est délibérément que la raison use de principes transcendants et nous porte à en étendre illusoirement l’usage. La critique consiste à dévoiler cet usage illusoire, mais elle ne peut détruire cette illusion, car elle est « naturelle et inévitable » 10. Pour Kant, enfin, vérité ou apparence ne sont pas dans l’objet en tant qu’il est intuitionné (donné), mais dans le jugement que nous portons sur lui, en tant qu’il est pensé. Il n’y a donc d’apparence, quelle qu’elle soit, que comme réalité mixte, subjective et objective en même temps. Quand la phénoménologie dit, avec Sartre, que « l’être d’un existant, c’est ce qu’il paraît » 11, elle prétend aller plus loin que Kant, elle prétend dépasser l’opposition kantienne de « l’être de derrière et de l’apparition ». Si « nous ne croyons plus à l’être de derrière, écrit Sartre, l’apparition [...] devient, au contraire, pleine de positivité, son essence est un paraître qui ne s’oppose plus à l’être mais qui en est la mesure » 12. Ce propos réitère l’affirmation hégélienne de la nécessité de l’apparence pour l’essence, « l’essence doit nécessairement apparaître » 13, l’essence n’est pas derrière ni au-delà de l’apparition, l’essence n’est rien que l’être en tant qu’il s’apparaît à lui-même, c’est-à-dire comme réflexion. L’apparence n’est downloadModeText.vue.download 62 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 60 donc pas quelque chose d’extérieur, elle est ce à travers quoi l’essence transparaît, c’est sa transparence. Le procès de l’essence n’est donc pas son actualisation, car l’essence est ce qui existe, et l’apparence ou phénomène est son existence. Reste à savoir si le « monde-vérité » est devenu une fable, comme le prétend Nietzsche dans le Crépuscule des idoles 14, et ce qui en résulte pour le « monde-apparence ». La fable du « monde-vérité » Le dépassement hégélien ou kantien est-il venu à bout de la plus « longue erreur » ? Platon a-t-il été renversé ? C’est ce dont Nietzsche a douté, le « monde-vrai », accessible au sage (Platon) ou au vertueux (Kant), attend encore son destructeur d’idoles. Le texte qui raconte cette longue erreur laisse entendre qu’on peut se passer de l’idée qu’incarne cette « fable », mais que, comme l’illusion dont parle Kant, elle est inévitable et qu’elle fait toujours retour. Cette antithèse, en effet, articule au niveau de la connaissance une autre opposition aussi ancienne et aussi « erronée », celle de l’être et du devenir. Après des hésitations de jeunesse où Nietzsche prétend se donner « la vie dans l’apparence comme but » (Fragments posthumes, 1870-1871), entendant par là une promotion de la « vie-artiste », au détriment de la « vie-vérité », il laissera entendre que ces oppositions, si elles ont pu, un temps, servir aux sages et aux vertueux, ne servent plus à rien et n’obligent plus à rien, mais qu’on n’abolira pas le « monde-vérité » si on ne renonce pas aussi au « monde-apparent ». Que reste-t-il alors ? L’apparence n’est plus qu’un mot, le nom donné à l’étant comme tel, c’est-à-dire au flux vivant des figures que produit la puissance (la volonté de puissance). Le phénomène n’est ni un spectacle offert au sujet de la représentation ni la révélation ou l’épiphanie de l’être, il est « la réalité agissante et vivante elle-même » 15. Monde, vie, être ne sont pas des instances dernières (réalités en soi), ce ne sont que des figures du devenir, mais cela n’est encore que la dernière des interprétations, « puisqu’il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » 16. Il est nécessaire que midi passe et que l’ombre revienne plus longue et, avec elle, la fable de « la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous sommes » 17, à moins que nous abolissions soit nos vénérations, soit nousmêmes (nihilisme) ; mais le nihilisme aussi doit être dépassé, ce qu’il faut entendre par l’abolition de la plus longue erreur, c’est seulement cette ultime sagesse de Zarathoustra, qui dit ne rien vouloir d’autre que ce monde retournant éternellement et ce moi comme anneau du devenir. Suzanne Simha ✐ 1 Sextus Empiricus, « Hypotyposes pyrrhoniennes », in OEuvres choisies, I, chap. X, Aubier, Paris, p. 162. 2 Ibid., chap. VIII-X.

3 Dumont, J.-L., le Scepticisme et le Phénomène, chap. II, Vrin, Paris, pp. 131 et suiv. 4 Sextus Empiricus, op. cit., chap. X. 5 Ibid., chap. XI. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Kant, E., Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », § 1, p. 53. (Ed. Tremesaygues et Pacaud : TP) 9 Ibid., pp. 73-74. 10 Kant, E., op. cit., « Dialectique transcendantale », introduction, pp. 253-54. (TP) 11 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, pp. 1112. 12 Ibid. 13 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, § 81, Vrin, Paris. 14 Nietzsche, Fr., Crépuscule des idoles, chap. 4, « Comment le monde-vérité devint une fable ». 15 Nietzsche, Fr., Volonté de puissance, I, livre II, §§ 322-334. 16 Ibid. 17 Ibid. ! ART, CHOSE, DOUTE, ESSENCE, PHÉNOMÈNE, PLATONISME, RÉEL, SAUVER LES APPARENCES ∼ SAUVER LES APPARENCES ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE Position philosophique qui définit un type programme que peuvent prétendre réaliser les théories physiques. L’origine de cette tradition serait platonicienne ; elle est ainsi transmise par Simplicius dans son Commentaire des quatre livres du De Caelo d’Aristote : « Platon admet en principe que les corps célestes se meuvent d’un mouvement circulaire, uniforme et constamment régulier ; il pose alors aux mathématiciens ce problème : quels sont les mouvements circulaires, uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les apparences présentées par les planètes ? » 1. Il s’agit, en généralisant cette demande, de renoncer – au moins provisoirement – à connaître les causes ultimes des

phénomènes et de concentrer les efforts sur l’élaboration de modèles (en fait mathématiques) capables de rendre compte de ceux-ci et d’en prévoir des développements encore inobservés. Selon Duhem, principal théoricien moderne de cette épistémologie, un argument décisif en faveur de celle-ci aurait été fourni par Hipparque lorsqu’il établit que les modèles épicycliques et excentriques étaient tous les deux capables de « sauver les mouvements apparents des astres ». L’astronomie pouvait donc se déployer comme science, sans qu’il soit – encore – possible de départager les modèles concurrents. Ainsi, les hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques n’ont pas nécessairement de capacité explicative, sans pour autant perdre leur puissance représentative. Cette attitude s’oppose au réalisme épistémologique, qui s’emploie à rechercher les « secrets ultimes de la nature », quête dont la vanité serait – pour les tenants de cette position – régulièrement confirmée par l’histoire des sciences qui offre le spectacle constant de la remise en cause des théories, des modèles par de nouvelles théories ou modèles plus conformes à la connaissance des phénomènes sans cesse renouvelés. Un avantage de cette attitude, parfois qualifiée de phénoméniste, serait en outre de découpler la théorie physique de la métaphysique d’un savoir dogmatique a priori concernant les éléments et les forces à l’oeuvre dans la nature. Une difficulté de cette position réside dans la reconnaissance d’un progrès dans l’histoire des théories physiques. Les théories ne se succèdent pas sur un mode relatif radical ; c’est bien plutôt sur celui du dévoilement jamais achevé, mais toujours plus transparent vers la vérité toute nue, vers la « classification naturelle » dont on ne doit pas douter qu’elle existe réellement. Vincent Jullien ✐ 1 Simplicius, Commentaire des quatre livres du De Caelo d’Aristote, livre II, com. 43, éd. Heiberg, p. 488, cité notamment downloadModeText.vue.download 63 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 61 par P. Duhem in Sauvez les apparences, Hermann, 1908, rééd.

Vrin, Paris, 1983, p. 3. APPARITION En allemand Ercheinung, de erscheinen, composé de scheinen, « luire, éclairer, briller », et du préfixe er-, qui signifie l’amorce, le début d’une action. Kant en fait un usage technique dans le cadre de sa théorie de la connaissance ; le terme apparaît aussi chez Lambert ; Hegel le mobilise dans la Phénoménologie de l’esprit et dans l’Esthétique ; enfin, la notion devient centrale chez Husserl et Heidegger. ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN. Synonyme de phénomène, aussi bien chez les philosophes allemands du siècle dernier qu’en phénoménologie au XXe s. Le terme désigne l’ancrage de la connaissance et de la vérité dans la sensibilité, qu’il s’agisse de la connaissance de la réalité objective par un sujet ou de l’accès à la vérité de l’être. Mais la question est de savoir jusqu’où le sujet peut connaître un objet ou parvenir à la vérité en prenant appui sur la seule apparition de la chose dans l’espace et le temps, ce qui pose le problème des limites de la sensibilité. Avant Kant, chez Lambert 1 par exemple, « apparition » est entendu en un sens avant tout physiologique ou, du moins, empirique : c’est le donné sensible naturel. Elle se confond dès lors avec l’apparence (Schein), soit dans son aspect trompeur et illusoire, soit dans sa qualité neutre de réalité sensorielle. Le criticisme kantien Avec Kant 2, l’apparition acquiert un rôle central dans la connaissance d’un objet par le sujet. Distinguée de l’apparence sensible empirique qui ressortit au chaos des sensations, l’apparition, comme donné effectif, reçoit sa forme de l’intuition a priori qu’a le sujet de l’espace et du temps, et se distingue de l’objet en soi. À ce titre, la sensibilité est informée par l’intuition, ce qui fait de l’apparition le mode de connaissance privilégié de la réalité spatio-temporelle. La sensibilité joue ainsi un rôle essentiel dans la théorie de la connaissance, aux côtés de l’entendement (concepts) et de l’imagination (schèmes). Mais, en conférant ce rôle à l’apparition, Kant pose la

question de ses limites : tout en étant détenteur des concepts a priori de l’entendement, je ne peux connaître que ce qui apparaît dans l’expérience spatio-temporelle ; ce qui n’apparaît pas, je ne peux que le penser, en faire l’objet d’une appréciation morale. La connaissance objective se voit ainsi délimitée et souchée sur une expérience possible. Idéalisme spéculatif Hegel 3 confère à l’apparition une teneur réelle de vérité en la présentant comme un moment effectif de l’essence : l’apparition, en tant qu’apparition, est ce qu’il y a de plus réel. Que ce soit dans le cadre du chemin que parcourt la conscience se faisant à mesure esprit dans la Phénoménologie, ou bien à propos de l’art dans l’Esthétique, l’apparition, cette immédiateté du sensible, est le support comme le moteur de la découverte de soi-même en tant qu’esprit ou de l’entente de l’art comme création. Quoique l’apparition soit dépassée dans le concept ou transcendée dans l’oeuvre d’art et ainsi rejetée dans l’inessentiel, elle y reste contenue à titre d’impulsion nécessaire de la dynamique dialectique. Phénoménologie En phénoménologie, l’apparition devient la mesure même de la vérité, qu’il s’agisse de l’objet ou et de l’être. Aussi ne délimite-t-elle plus à partir d’elle le champ de la connaissance possible, puisque, d’une part, connaître, c’est apparaître, et que, d’autre part, apparaître, c’est être. La première équivalence sera développée par Husserl, la seconde mise en évidence par Heidegger. Chez Husserl 4, l’apparition désigne le mode de connaissance de l’objet par le sujet : elle est tout à la fois l’objet qui apparaît, ce qui apparaît (le quid), et la manière dont la chose apparaît, le mode d’apparaître (le quomodo) : apparition contient tout autant l’idée du résultat d’un processus que celle de sa dynamique. Apparaître est ainsi un synonyme de l’intentionalité (du côté du sujet) et de la donation (du côté de l’objet). Pour Heidegger 5, l’apparaître est la mesure de l’être et, partant, de la vérité. Se ressourçant à la conception grecque du phainomenon, il prétend débarrasser l’apparition de toute subjectivité (et, aussi, du rapport à l’objet), pour l’envisager exclusivement dans sa teneur ontologique.

Natalie Depraz ✐ 1 Lambert, J.H., Neues Organon oder Gedanken über die Erforschung und Bezeichnung des Wahren und dessen Unterscheidung vom Irrtum und Schein, Akademie-Verlag, Berlin, 1990. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980. 3 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1941. 4 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950. 5 Heidegger, M., Être et temps, Authentika, Paris, 1985. ! ÊTRE, CONNAISSANCE, PHÉNOMÈNE, SENSIBILITÉ, VÉRITÉ APPÉTIT Du latin appetitus, « instinct, penchant naturel ». PSYCHOLOGIE Spinoza définit l’appétit comme l’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être : « Cet effort, quand on le rapporte à l’âme seule, s’appelle volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’âme et au corps, il s’appelle appétit ». Quant au désir, c’est l’appétit avec conscience de lui-même 1. ▶ La notion d’appétit réduit l’autonomie de la volonté et l’inscrit dans un processus nécessaire. Pierre-François Moreau ✐ 1 Spinoza, B., Éthique, III, 9, scolie. APPLICATION Du latin applicatio, de applicare, « mettre contre ». Terme mathématique de la théorie des fonctions. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Mise en correspondance des éléments d’un ensemble, dit de départ, avec des éléments d’un ensemble dit d’arrivée. Dans le cas d’une application, tous les éléments de l’ensemble de départ ont un correspondant unique (ce qui downloadModeText.vue.download 64 sur 1137

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62 particularise une application par rapport à une fonction qui peut n’être pas « partout définie »). Les applications du plan ou de l’espace qui, à des points associent des points, sont des transformations géométriques ; ainsi les translations, symétries, rotations, homothéties, inversions, projections, etc. Ces concepts ont permis de formaliser rigoureusement les « mouvements » de figures ou d’ensembles de points en géométrie. Les courbes usuelles (coniques, trigonométriques, logarithmiques, etc.) peuvent être définies comme graphe (c’està-dire, comme ensemble des points antécédent / image) d’applications réelles et la notion peut être étendue à des ensembles de dimension supérieure à un. La technique de l’application des aires a joué un grand rôle dans la géométrie ancienne : « construire une aire équivalente à une figure donnée sur une droite donnée » (cf. Éléments, I, prop. 44). Proclus attribue la découverte de cette technique aux pythagoriciens. ▶ Soutenir la possibilité et la légitimité de l’application d’une science à une autre, (en particulier des mathématiques à la physique) revient à considérer l’ensemble des énoncés respectifs concernant celles-ci, puis à établir une correspondance entre les objets et les relations de l’une vers l’autre. Un trait majeur de la naissance de la science classique réside dans l’affirmation de cette possibilité, par Galilée notamment. Ainsi, la théorie mathématique des espaces de Hilbert s’applique-t-elle aux états physiques des systèmes quantiques. Le problème s’est posé au sein même des mathématiques où « l’application de l’algèbre et de l’analyse à la géométrie » a transformé l’ensemble des mathématiques. Descartes puis Leibniz en furent les premiers grands instigateurs. Plus récemment, à la fin du XIXe s., « l’arithmétisation de la géométrie » a représenté une tentative d’application d’une science à une autre. Vincent Jullien APPRÉHENSION En allemand Auffassung de fassen, « saisir » ; « comprendre, concevoir, interpréter ».

Opération centrale chez Husserl, utilisée dans un autre contexte de sens mais de façon homologue par les psychologues. PHÉNOMÉNOLOGIE 1. Opération cognitive par laquelle un sujet s’approprie un objet. – 2. Chez Husserl 1 et 2, acte par lequel l’ego ou la conscience égoïque vise et atteint un objet qui lui est donné comme une unité de sens, qu’il s’agisse d’une perception, d’une imagination, d’un jugement, ou encore de l’expérience d’autrui. Pour connaître, le sujet dispose d’un certain nombre d’actes par lesquels il appréhende la réalité objective ou intersubjective, voire le monde. C’est depuis la position ouverte par le premier volume des Idées directrices... en 1913, l’idéalisme transcendantal, que l’acte d’appréhension reçoit en tant qu’acte cognitif du sujet transcendantal son sens fort. Mais, dans un contexte plus réaliste, celui que défend par exemple R. Ingarden à la même époque, ou bien depuis le cadre des Recherches logiques, neutre métaphysiquement, l’acte d’appréhension se voit relativisé au profit de l’en soi du monde ou encore de la donation des objets eux-mêmes à la conscience. Natalie Depraz ✐ 1 Husserl, Recherches logiques, PUF, Paris, 1959-61-62. 2 Husserl, Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950. ! ACTE, CONCEPTION, IMAGINATION, INTENTIONNALITÉ, JUGEMENT, PERCEPTION APPRENTISSAGE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Modification de comportements, acquisition de savoirs ou de savoir-faire sous l’effet de l’expérience. On distingue généralement les apprentissages élémentaires, qui sont sous le contrôle des stimuli de l’environnement (imprégnation, habituation, conditionnement), des apprentissages complexes, qui font intervenir des médiations représentationnelles. ▶ La question des savoirs susceptibles d’être acquis au contact de l’expérience prend sa source dans les débats classiques entre rationalistes et empiristes, ces derniers voyant dans l’ex-

périence la source ultime de toutes nos connaissances et dans l’association le mode privilégié d’organisation de celles-ci. Au XXe s., l’école de psychologie béhavioriste, continuatrice de la tradition empiriste, a soutenu que les conditionnements classique et instrumental, opérant des couplages entre stimuli et réponses, étaient les mécanismes essentiels de l’apprentissage. Les limites de ces mécanismes ont été soulignées par la psychologie cognitive qui met l’accent sur les activités mentales (analogie, généralisation, induction, formulation et test d’hypothèses) impliquées dans l’apprentissage 1. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Weil-Barais, A., (éd.), l’Homme cognitif, PUF, Paris, 1993. ! BÉHAVIORISME, ÉDUCATION, MÉMOIRE APPROXIMATION Du latin approximare, de proximus, « proche ». ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Valeur approchée d’une grandeur dont on ne peut, ou ne veut, produire la valeur exacte. L’idée d’approximation ouvre deux perspectives assez opposées. Selon la première, l’approximation est marquée de négativité ; elle est expression d’une impossibilité et d’un défaut de précision. Descartes rejette ainsi hors de sa géométrie le résultat qu’il a lui-même établi à propos de la courbe de Debeaune, parce que les ordonnées sont encadrées par des séries convergentes dont on ne sait pas exprimer la valeur exacte. Leibniz opposera l’exactitude de la série « 1 – 1 / 3 + 1 / 5 – 1 / 7... », qui exprime « π / 4 » à toute écriture décimale de π, qui n’est qu’une approximation. L’approximation peut, en revanche et dans une seconde perspective, être le signe d’une extension du domaine de la connaissance scientifique. Si les sciences naturelles (en particulier, la physique) devaient se cantonner à l’expression exacte des mesures de grandeurs, elles seraient tout simplement paralysées. L’approximation – procédé mathématique downloadModeText.vue.download 65 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 63 – permet de définir l’intervalle, infini même s’il est petit, des valeurs possibles de cette mesure. Comme l’ont montré

P. Duhem (la Théorie physique, 1906) et G. Bachelard (Essai sur la connaissance approchée, 1927), la précision (qui résulte de l’approximation), et non l’exactitude, est la condition même de la rationalité physique : « Les mathématiques de l’àpeu-près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière des Mathématiques ; elles en sont, au contraire, une forme plus complète et plus raffinée » (Duhem, op. cit.). Vincent Jullien APRÈS-COUP En allemand, Nachträglichkeit et nachträglich, de nach, « après », et tragen, « porter ». PSYCHANALYSE Expériences vécues, fantasmes, souvenirs se manifestant longtemps après être advenus, sous forme de symptômes – conversions hystériques, rêves, traumas, etc. – selon les réinterprétations auxquelles ils sont soumis. Jusqu’en 1897, Freud postule que l’hystérie s’origine dans la séduction de l’enfant par un adulte, mais précise : « Ce ne sont pas les expériences vécues elles-mêmes qui agissent traumatiquement, mais leur revivification comme souvenir, après que l’adulte est entré dans la maturité. »1 Le décalage entre développement des fonctions psychiques et maturité pubertaire, dont résulte l’après-coup, explique la disposition humaine à la névrose. La découverte de la sexualité infantile remet en cause la théorie de la séduction, mais Freud maintient la notion d’après-coup et la développe : l’événement pathogène intervient lui-même après coup par rapport à des scènes infantiles survenues dans la première enfance et reconstruites dans l’analyse. Le substrat de ces scènes infantiles reste problématique : archifantasmes hérités par phylogenèse ou s’étayant sur des impressions reçues. Dénotant l’efficience progrédiente du matériau infantile, l’après-coup permet aussi son élaboration régrédiente : « L’analysé se place [...] hors des trois phases temporelles et place son moi présent dans la situation [...] révolue. »2

▶ La théorie de l’après-coup montre l’insuffisance d’une conception linéaire du temps, que souligne parallèlement Husserl : « Chaque rétention ultérieure est [...] non pas simplement modification continue, issue de l’impression originaire, mais modification continue du même point initial. »3 Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen (1896), G.W. I, « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense », O.C.F.P. III, PUF, Paris, 1998, p. 125. 2 Freud, S., Aus der Geschichte einer infantilen Neurose (1914), G.W. XII, « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », in l’Homme aux loups, O.C.F.P. XIII, PUF, Paris, p. 48. 3 Husserl, E., Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstsein (1928), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, § 11, PUF, Paris, 2002, p. 44. ! ABRÉACTION, CONSTRUCTION, ÉVÉNEMENT, FANTASME, ORIGINE, REFOULEMENT, SCÈNE A PRIORI / A POSTERIORI Termes latins signifiant « antérieur » / « postérieur » introduits par les scolastiques à partir d’Aristote : « ce qui vient avant » et « ce qui vient après ». Distinction centrale chez Kant et dans l’épistémologie contemporaine. Depuis Kant, cette distinction est étroitement liée à celle entre jugements analytiques et synthétiques. PHILOS. CONN. Une connaissance est dite a priori si elle est indépendante de l’expérience, a posteriori si elle en dépend. Associée à la distinction leibnizienne entre vérité de raison et vérité de fait, et à la distinction humienne entre « relations d’idées » et « questions de fait », ainsi qu’aux distinctions nécessité / contingence et certain / incertain, cette distinction a été introduite par Kant 1, qui la lie à l’opposition entre jugements analytiques et synthétiques. Les jugements analytiques (où le concept du prédicat est contenu dans celui du sujet) sont a priori, et les jugements synthétiques (où le concept du prédicat ajoute quelque chose à celui du sujet) sont a posteriori.

Kant admet néanmoins des jugements synthétiques a priori, en particulier en mathématiques. La distinction connaît après lui diverses reformulations dans l’épistémologie contemporaine, en particulier au sein du positivisme logique, qui l’associe à une division entre des types de propositions vraies en vertu de leur signification et vraies en vertu de l’observation, et traite les propositions a priori comme de nature essentiellement conventionnelle. ▶ La question de savoir s’il y a des connaissances a priori est centrale en théorie de la connaissance, car l’empirisme doute que la simple pensée ou les relations de signification puissent fournir des connaissances, et réduit l’a priori à ces relations, ou en niant, comme Quine 2, la validité de la distinction. La nature et la délimitation exacte des connaissances a priori sont loin d’être réglées. Pascal Engel ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure. 2 Quine, W. V. O., « Deux dogmes de l’empirisme », in P. Jacob éd., De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980. ARCHÉTYPE Du grec arkhetupon, « modèle primitif », « original d’une chose », formé sur arkhe, « origine », et tupos, « modèle », « type ». GÉNÉR., PSYCHANALYSE 1. Au sens métaphysique, modèle résidant dans le monde intelligible ou dans l’entendement divin. Les choses sensibles ou les idées des êtres créés ne seraient que les copies de ce modèle. – 2. Au sens psychologique, idée originelle servant de modèle aux autres idées. – 3. Au sens psychanalytique, structure dynamique de l’inconscient collectif. Même si le terme « archétype » n’apparaît pas dans les écrits platoniciens, les représentants du moyen et du néoplatonisme l’utilisent fréquemment comme synonyme de paradigme ou d’Idée au sens platonicien 1. L’archétype est le modèle idéal de la chose sensible qui a seulement valeur d’imitation. De manière plus large, l’archétype peut signifier la cause ; ainsi l’intelligence est-elle, dans la théorie des hypostases de Plotin, l’archétype et le « modèle » (paradeigma) dont l’univers est l’« image » (eikon) 2. La notion d’archétype s’inscrit de manière plus tardive dans le domaine psychologique, notamment avec Locke, downloadModeText.vue.download 66 sur 1137

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64 qui le définit comme une idée directement issue des données sensorielles et servant de « modèle » (pattern) à d’autres idées 3. Dans la distinction qu’il opère entre « état archétype » et « état ectype », Berkeley contribue cependant à redonner à « archétype » un sens métaphysique. L’état archétype correspond, en effet, à l’état éternel des choses qui existe dans l’entendement divin, par opposition à l’état ectype et naturel, qui existe dans les esprits créés 4. Le sens psychanalytique du terme « archétype » est progressivement élaboré par C. G. Jung. Les archétypes sont des notions psychosomatiques, comparables, par certains aspects, à l’instinct. Ce sont des structures congénitales, des types originels que Jung nomme parfois dominantes de l’inconscient collectif. De ces types sont issues les représentations symboliques. Si l’image archétypique peut varier en fonction des cultures et des individus, les modèles dynamiques que sont les archétypes sont communs à toutes les civilisations 5. Annie Hourcade ✐ 1 Plotin, Ennéades, VI, 4, 10. 2 Id., III, 2, 1. 3 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, IV, 4, 8. 4 Berkeley, G., Dialogues entre Hylas et Philonoüs, 3e dialogue (in The Works of George Berkeley, vol. 2, p. 254). 5 L’ensemble de l’oeuvre de C. G. Jung témoigne de la lente construction du concept d’« archétypes » par son auteur. On pourra cependant plus particulièrement consulter C. G. Jung, « Métamorphoses de l’âme et ses symboles », trad. Y. Le Lay, Georg éditeur, 1953, ainsi que « Four Archetypes, mother, rebirth spirit trickster », translated by R. F. C. Hull, Bollingen series Princeton University Press, 1959, extracted from The Archetypes and the Collective Unconscious, vol. 9, part I, of the Collected Works of C. G. Jung. Die Archetypen und das kollektive Unbewusste Walter-Verlag, C. G. Jung Gesammelte Werke, neunter Band, erster Halbband, Olten und Freiburg im Breisgau, 1976. ! IDÉE, IMAGE, INCONSCIENT, PARADIGME

ARCHI ! ORIGINE ARCHIMÉDIEN MATHÉMATIQUES Se dit d’un ensemble de grandeurs lorsque, quelles que soient deux grandeurs a et b avec a < b, il existe un entier n tel que n.a > b. Le lemme, dit d’Archimède, est explicitement énoncé comme postulat 5 dans le Traité de la sphère et du cylindre pour assurer que les lignes, les surfaces et les volumes sont respectivement des grandeurs archimédiennes. La définition 4 du livre V des Éléments d’Euclide en fait un critère d’homogénéité – ou plus exactement de possibilité de mise en rapport – entre grandeurs : « Des grandeurs sont dites avoir un rapport l’une relativement à l’autre quand elles sont capables, étant multipliées, de se dépasser l’une l’autre. » 1. Ainsi, des grandeurs de dimensions différentes (comme les lignes et les surfaces) ne se conforment-elles pas à ce lemme. Un tel axiome était devenu indispensable après la découverte des irrationnels qui rendait impossible l’identification des rapports entre grandeurs géométriques aux rapports numériques. La construction des nombres réels, à la fin du XIXe s., sera l’occasion d’une discussion sur le statut de cet énoncé. Cantor estime en effet pouvoir le démontrer sur cet ensemble. Cette possibilité n’étant du reste qu’une conséquence d’un axiome de continuité sur les réels (ceux-ci étant pour Cantor « représentables sous la forme de segments continus et bornés sur une droite »2), il s’agit – comme le soutient Frege – d’une substitution d’axiomes. La discussion s’est poursuivie autour de la notion de continuité dont Hilbert a montré qu’elle est plus puissante que l’axiome d’Archimède qui n’en constitue que l’un des aspects 3. Les modèles de l’analyse non-standart, développés vers 1950 par A. Robinson s’appuient sur le prolongement des réels dans un ensemble de pseudo réels où l’axiome d’Archimède n’est plus valide. On y considère des éléments « infiniment petits » dont aucun multiple fini n’est supérieur à 1. Vincent Jullien

✐ 1 Euclide, Éléments, vol. 3, éd. Vitrac, p. 38. 2 Cantor, G., Gesammelte Abhandlungen mathematischen une philosophischen Inhalts, trad. Belna in la Notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, Vrin, Paris, 1996, p. 139. 3 Hilbert, D., Über den Zahlbegriff, 1900, p. 183. ARCHITECTONIQUE Du grec arkhitektonikos, adjectif formé sur arkhitekton, « maître constructeur ». En philosophie, le terme désigne une instance rectrice ou organisatrice. PHILOS. ANTIQUE Chez Aristote, technique ou science maîtresse et organisatrice avec laquelle d’autres sciences ou techniques entretiennent un rapport de subordination 1, les fins que poursuivent ces dernières étant fonction de celles de la première 2. Ainsi la science politique est-elle architectonique par rapport à l’ensemble des sciences pratiques, dont les fins n’ont de valeur qu’en vue de la fin de la science politique : le bonheur. Aristote écrivant, par ailleurs, au début de la Métaphysique, que la science « qui commande le plus » est celle qui non seulement sait en vue de quoi il faut faire chaque chose, mais connaît le bien le plus élevé dans la nature entière 3, il est difficile de savoir laquelle, de la politique ou de la métaphysique, occupe le premier rang. Annie Hourcade PHILOS. MODERNE 1. Chez Leibniz, fonction à la fois pratique et théorique de l’âme : celle-ci organise nos actions volontaires en fonction de la fin qu’elle conçoit 4, cependant que, en tant qu’image de la divinité, elle est capable de connaître le système de l’univers 5. – 2. Pour Kant, « art des systèmes », répondant à l’exigence d’unité qui est celle de la raison. Dans la mesure où l’ensemble des connaissances est susceptible d’être rassemblé dans l’organicité d’un système, l’architectonique de la raison pure révèle que la raison n’est pas tant l’instrument des conduites rationnelles de l’homme (connais-

sance de la nature, exercice de la liberté) que leur fin même 6. Michel Narcy ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1094a28. downloadModeText.vue.download 67 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 65 2 Ibid., I, 1, 1094a10. 3 Aristote, Métaphysique, I, 2, 982b4-7. 4 Leibniz, G. W., Principes de la nature et de la grâce, § 14. 5 Ibid., la Monadologie, § 83. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, II, ch. 3, « Architectonique de la raison pure ». ! PRINCIPE, SCIENCE, SYSTÈME ARCHITECTURE Du grec architêkton, « celui qui commande aux ouvriers (travaillant le bois, traçant des plans et surveillant l’exécution des travaux) ». ESTHÉTIQUE Art qui traite l’espace comme son sujet, indépendamment de la seule dimension plastique (sculpture). Les processus stylistiques dérivés sont eux aussi nommés « architectures ». Par extension, tout ce qui facilite la mise en ordre ou la compréhension d’un domaine donné. Il n’y a pas d’art qui ait, par convention, aussi peu d’autonomie esthétique. Construction et architecture Toujours déplacée dans le système des beaux-arts, l’architecture exige d’être définie en relation (et par contraste) avec l’art de « bâtir » (Baukunst). C’est pourquoi Schelling 1 a pu dire que « L’architecture est l’allégorie de l’art de bâtir ». Il est pourtant peu aisé de faire toujours une claire démarcation entre les deux. Son domaine premier est celui des constructions en trois dimensions, dont la finalité et la fonctionnalité sont presque toujours assignées par le maître d’ouvrage, avant qu’elles soient appliquées par le maître d’oeuvre : temples, palais, théâtres, musées, édifices religieux ou funéraires, gares, villas, etc. La liste des fonctions est indéterminée : un belvédère, un crématorium, un grand magasin, un casino ou un hôtel, obéissent à une architecture, mais non

pas nécessairement à l’art de l’architecte. L’architecture, en tant que discipline esthétique, n’implique guère moins stricto sensu de critères urbanistiques, encore que là aussi il soit difficile de les exclure totalement (cf. projet de Sixte Quint pour Rome). On a pu donner avec G. Semper 2 une origine anthropologique à cet art et les discussions ont été vives quand on prit conscience de l’historicité des vestiges qu’il fallait conserver, restituer ou restaurer. L’évolution des techniques : du bois et de la pierre (puis du verre et du métal), est aussi intimement liée à la constitution des oeuvres de cet art que la parcimonie relative de son vocabulaire. Ainsi s’explique le passage du tribunal romain à la basilique, du portique au vestibule, de la voûte réticulée à la coupole. Le poids des contraintes physiques et géométriques s’exerçant sur ses moyens d’expression stylistiques a tardivement été admis tel un motif servant à exemplifier métaphoriquement certaines formes sans contenu, spécifique (le projet de colonne gratte-ciel de Loos, la serre gigantesque du Crystal Palace). Des éléments syntaxiques communs aux arts maya, khmer, égyptien et mésopotamien peuvent d’ailleurs être identifiés, comme si le déficit d’autonomie esthétique était proportionnel à l’économie des conditions formelles qui gouvernent l’instanciation de quelques types prévalents. Mais c’est aux modèles hellénistiques et romains qu’une « universalité » culturelle a été reconnue en Occident dans l’architecture religieuse et séculière. À la classification par « ordres » de certaines de leurs formules – systématisée et classicisée par Vitruve (dès le Ier s.), puis Alberti, Vignole (dans sa Regola) et Serlio au XVIe s. – s’oppose le dépassement combinatoire de Bramante et de Palladio. Au XIXe s., on découvre le classement contemporain de l’analyse des arts roman et gothique dont les édifices ont longtemps été regardés comme barbares. L’architecture moderne (définition minimale) récuse les exigences rationnelles de la classification comme du classement mimétique, au nom d’une émancipation formelle des fonctions et du plan qui permettrait de « voir la structure » et d’articuler les modules. On appelle au contraire « post-moderne » l’architecture qui perturbe l’idée même d’un progrès architectural en même temps que les règles téléonomiques de la classification et du classement (ainsi que leurs finalités supposées), tout en revenant au décorum au détriment de la limitation stricte des fonctions. Architecture et symbolisation L’architecture est avec la musique l’art le moins représentatif, tantôt déprécié pour la fixité et la matérialité de ses résultats, tantôt survalorisé dans l’expression d’une idée. Il est aussi admis que la façon dont la fonction – pratique et politique – « symbolise » entre en compétition avec la façon dont

« fonctionne » le symbole, puisqu’il peut dénoter ou référer à bien d’autres choses qu’aux propriétés formelles dont il est porteur. Il n’est que de songer aux théories projectivistes de l’imagination « en mouvement » qu’on trouve chez Wölfflin 3, ou (à l’opposé) aux théories normatives et prophétiques des créateurs (Le Corbusier, Loos, Wagner, etc.) qui font de l’architecture un discours engagé. Sans entrer dans l’inventaire de ces considérations, il faut voir qu’un ensemble d’attributions sociales et vitales (habiter, célébrer, stocker, administrer, distribuer...) est mis en correspondance avec une classe très diversifiée de conduites (déambulation, célébration, production, échanges de prestations et de biens), et que ces dernières appellent des édifices finalisés et construits selon tel ou tel procédé dominant, dont la production des éléments par unités conditionne la facture d’ensemble (architrave, colonnes de pierre et de fonte, ogive, poutres d’acier). Deux constantes : le couvrement et l’habillage des structures portantes sont, à cet égard, irréductibles à tout point de vue stylistique. Ce qui ne veut pas dire que des critères de correction ou de convenance soient extrinsèques aux réalisations de cet art, et qu’elles ne s’imposent pas en priorité au bâti. De manière hautement significative, l’art de bâtir est ainsi enveloppé dans la synthèse des modes perceptuels d’appréhension et il l’est probablement aussi dans le groupe mathématique des mouvements du squelette et des mouvements oculaires, par le rapport qui s’établit entre la façade et le plan, puis entre le temps de franchissement et l’espace clôturé qu’on occupe, qu’il soit ouvert ou cloisonné selon les cas. La signification de l’édifice peut donner lieu à une inscription littérale ou métaphorique, depuis le temple jusqu’à la gare, en sorte que – comme le soutient Goodman 4 – une étiquette puisse lui être apposée qui renvoie aux autres constituants de la référence dans le monde naturel. Enfin, la complication cognitive ne préside pas seulement à la conception de certains édifices comme le S. Ivo de Borromini, l’église de Vierzehnheiligen de Neumann (1776), le sanatorium d’Aalto (1928), ou même le Taj Mahal (pour ne citer que quelques exemples incontestables), elle enferme dans l’organisation du décor un type de comportement spécifique. downloadModeText.vue.download 68 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 66 ▶ À la différence de la peinture et de la musique, c’est bien la relation de l’animal gravitationnel, capable de situer ses conduites dans un environnement réel (plus qu’à la perspective réelle, dépeinte ou planimétrique) et sa relation tactile à la syncope rythmique (plus qu’à la scansion temporelle), qui

se trouve sollicitée par un appareil fixe de composants inertes, dont on peut dire alors de plein droit qu’il est architecturé. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Schelling, F. W. J. von, Textes esthétiques, trad. fr. A. Pernet, Klincksieck, Paris, 1978. 2 Semper, G., Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder praktische Aesthetik, Munich, 1863. 3 Wölfflin, H., Prolégomènes à une psychologie de l’architecture (1886), trad. fr. B. Queysanne, Éd. Carré, Nîmes, 1996. 4 Goodman, N., « La signification en architecture », in Reconceptions en philosophie, dans d’autres arts et d’autres sciences, trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, PUF, Paris, 1994. Voir-aussi : Choisy, A., Histoire de l’architecture (1899), Bibliothèque de l’Image, Paris, 1996. Giedion, S., Espace, temps, architecture (Cambridge UP, 1941), trad. Denoël Gonthier, Paris, 1968 et 1990. Norberg-Schutz, C., Intentions in Architecture (Oslo, 1962), trad. « Système logique de l’architecture », Mardaga, 1973. Picon, A., Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Picard Éditeur, Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites, Paris, 1988. Riegl, A., L’Origine de l’art baroque à Rome (1907), trad. S. Muller, Klincksieck, Paris, 1993. Scruton, R., The Aesthetics of Architecture, Princeton U.P, 1979. Zevi, B., Apprendre à voir l’architecture, Minuit, Paris, 1959. ! BEAUTÉ, BEAUX-ARTS, DÉCORATIF, ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE INDUSTRIELLE, PERCEPTION ARGUMENT Du latin argumentum, « preuve ». GÉNÉR., LINGUISTIQUE, LOGIQUE Ensemble linguistique formé d’une collection de prémisses, d’une règle d’inférence logique et des conclusions qui en sont tirées par son moyen. On distingue couramment la véritable « preuve » scientifique des simples « arguments ». Si la preuve appartient au domaine de la vérité et de la nécessité, l’argument est censé n’opérer que dans le domaine de l’opinion et du probable. Cette distinction est inaugurée par Aristote dans les Topiques et dans

la Rhétorique. Il y distingue les raisonnements « analytiques » des raisonnements « dialectiques », et fonde sur ces derniers l’art de l’argumentation. L’étude formelle des arguments sert toujours aujourd’hui comme composante des théories du langage et du droit, ainsi qu’en témoigne le Traité de l’argumentation, de C. Perelman. Au sens restreint, on appelle « argument » en logique, depuis Frege 1, un objet qui remplit la place vide de la variable dans une fonction logique. Alexis Bienvenu ✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. Voir-aussi : Toulmin, S. E., les Usages de l’argumentation (1991), trad. P. de Brabanter, PUF, Paris, 1993. ! DÉMONSTRATION, DIALECTIQUE, FONCTION, RHÉTORIQUE ARGUMENTATION LOGIQUE, PHILOS. ANTIQUE Au sens général, utilisation de raisonnements divers pour convaincre une personne ou un auditoire. À côté de la logique – science des inférences valides –, Aristote faisait place à la dialectique comme étude de l’usage dialogique d’inférences fondées sur des prémisses seulement vraisemblables, ainsi qu’à la rhétorique, comme science des pratiques persuasives prenant en compte l’ethos de l’orateur – l’image qu’il donne de lui-même –, le logos – le choix des modes discursifs d’argumentation – et le pathos – la disposition affective de l’auditeur sur laquelle on joue 1. Si la démonstration logique se déploie a priori et sub specie aeternitatis, l’argumentation rhétorique est construite par quelqu’un et s’adresse à quelqu’un d’autre en un contexte déterminé. De cette tradition, la scolastique avait notamment conservé la pratique de la disputatio, entraînement scolaire au débat contradictoire. L’époque moderne inaugurée par Descartes abandonna avec la vieille logique la rhétorique. Ce que, dans un premier temps, confirma l’avènement au début du XXe s. de la logique formelle. Mais, avec le développement des techniques de communication, partant de la manipulation

de masse (propagande, publicité), on a assisté à un renouveau des études de rhétorique 2 et même à l’apparition d’une logique non formelle traitant des modes non démonstratifs de raisonnement 3. ▶ Dans sa complexité, l’argumentation comme stratégie de persuasion requiert une approche résolument pragmatique qui prenne en compte, outre la dimension « logique » (les divers types d’inférence, sans négliger les raisonnements fallacieux, souvent les plus convaincants), les dimensions psychologiques (croyances et désirs de l’auditoire), sociologique (intérêts et positions), idéologique (valeurs et idéaux partagés, « lieux communs » [topoï]). À quoi doit s’ajouter une dimension sémiologique, désormais essentielle dans la mesure où le logos ne se cantonne plus au simple discours (oral ou écrit) et use (et abuse) des fortes et sournoises séductions de l’image, du film, de la télévision, etc. L’argumentation ainsi n’est pas l’art de découvrir le vrai, mais bien « l’art d’avoir toujours raison » 4. Denis Vernant ✐ 1 Aristote, Topiques, Vrin, Paris, 1967 ; Réfutations sophistiques, Vrin, Paris, 1977 ; Rhétorique, Livre I à III, Les BellesLettres, Paris, 1989, 1991. 2 Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, PUF, Paris, 1958 ; Toulmin, S. E., les Usages de l’argumentation (1958), PUF, Paris, 1994. 3 Walton, D. N., Informal Logic. A Handbook for Critical Argumentation, Cambridge UP, 1989. 4 Titre d’un court traité de Schopenhauer (1864), trad. fr. H. Plard, Circé, Saulxures, 1990. ARIANISME D’Arius, prêtre d’Alexandrie, 256-336. PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE Réflexion doctrinale sur les conditions de possibilité de l’unicité de Dieu et de l’affirmation de la divinité du Christ, la doctrine d’Arius est déclarée hérétique au concile de

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 67 Nicée (325), en ce que, dans le souci de préserver la transcendance divine, elle nie la réalité trinitaire. La crise arienne, qui déchire l’Église chrétienne durant le IVe s., est rendue plus aiguë par divers facteurs qui ne sont pas, pour la plupart, d’ordre théologique. Elle illustre, à cet égard, la difficulté rencontrée par les premiers penseurs chrétiens à établir une réflexion théologico-philosophique sur les mystères de la foi. Omniprésence d’enjeux politiques à l’intérieur des débats, incompréhensions entre les évêques d’Orient et d’Occident, rivalités de personnes ou rancoeurs ; autant d’éléments qui vont contribuer à l’éclosion d’une des plus graves querelles doctrinales de l’Antiquité chrétienne. Elle naît de l’enseignement d’Arius, prêtre Alexandrin, qui, vers 320, répand des idées sur la Trinité, que son évêque, Alexandre, juge hérétiques. Afin de préserver l’unicité de Dieu, seul inengendré, Arius est amené à nier la divinité du Christ. Soucieux d’éviter toute trace de sabellianisme et tenant d’un subordinatianisme hérité à la fois de l’enseignement condamné de Paul de Samosate et des thèses trinitaires d’Origène, Arius va accentuer la transcendance inaltérable du Père et l’infériorité du Fils qui en diffère non seulement par hypostase, mais aussi par nature. Le Père est inengendré, éternel, tandis que le Fils, le Verbe incarné en Jésus, n’est ni éternel ni incréé. S’il avait été coéternel au Père, il aurait dû être inengendré aussi, et, puisqu’il ne peut y avoir deux non-engendrés, le Fils est postérieur et inférieur au Père, duquel il tient son être. Voulant éviter toute scission dans la monade divine, il n’accorde même pas au Fils d’avoir été engendré par la substance du Père, et il l’affirme créé par le Père à partir du néant 1. Bien que dans la suite de son oeuvre il nuance cette expression en se contentant de parler de génération du Fils par le Père, c’est sur la base néoplatonicienne d’une hiérarchie d’êtres divins entre la divinité et la création et sur des arguments plus philosophiques que bibliques qu’il fait reposer le coeur de sa doctrine. Cette tentative d’explication du mystère de la Trinité et de l’Incarnation à l’aide d’instruments conceptuels de la philosophie grecque ne pouvait manquer de susciter de vives réactions parmi les tenants de la doctrine traditionnelle. Arius fut condamné à la déposition et fut chassé, par décision du synode d’Alexandrie, en 320. Mais l’influence de son système est telle qu’il trouve de nouveaux partisans parmi lesquels des évêques renommés, comme Eusèbe de Nicomédie ou Paulin de Tyr. L’empereur Constantin, soucieux de la paix de l’Église, convoque alors, en 325, une assemblée générale de l’épiscopat dans son palais de Nicée. Trois tendances se dessinent parmi les participants : les ariens d’Eusèbe de Nicomédie ; leurs adversaires, réunis

autour d’Alexandre, qui cherchent à faire proclamer le Fils consubstantiel (homoousios) au Père ; les modérés, autour d’Eusèbe de Césarée, qui désirent avant tout l’unité et la réconciliation. La formule finale condamne les thèses ariennes et définit le Fils comme « Dieu venu de Dieu, lumière venue de la lumière, vrai Dieu venu du vrai Dieu, consubstantiel au Père, et par lui tout a été créé ». L’affaire serait donc ainsi close si le terme homoousios ne pouvait être compris que comme unité de nature entre le Père et le Fils. Mais, compte tenu de la polysémie d’ousia, il apparaissait, aux yeux des modérés, qui ne l’avaient accepté qu’à contre-coeur, comme signifiant aussi unité d’hypostase, laissant ainsi le champ ouvert au sabellianisme. Les dissensions deviennent plus fortes après ce concile, et les évêques se divisent plus que jamais autour de cette question. En 359, date à laquelle un nouveau concile oecuménique doit rassembler les évêques, on ne compte pas moins de douze symboles différents. On distingue de nouveau trois clans : les anoméens (du grec anomoios, « dissemblable »), avec pour chefs de file Aetius et Eunomius, qui soutiennent que le Fils n’a rien de commun avec le Père, seul celui-ci étant inengendré ; les homéousiens, qui tiennent que le Fils est semblable au Père selon la substance, mais évitent le mot litigieux ; les nicéens, fidèles au concile. Les évêques d’Occident se réunirent à Rimini ; ceux d’Orient, à Séleucie. Tandis que ces derniers se ralliaient à la formule orthodoxe, les occidentaux, manoeuvres par des évêques envoyés de la part de Constance II, déclarèrent que le Fils était semblable au Père (homoios), mais sans préciser si cette union était substantielle ou non. À la suite de manoeuvres politiques, ce credo fut ratifié par les orientaux, et Constance II put proclamer l’unité de foi dans tout l’empire, et « le monde chrétien s’étonna d’être arien ». Mais cette unité ne dura que jusqu’à la mort de l’empereur en 362. Son successeur, Justin, en tant que païen, ne marqua que peu d’intérêt pour cette querelle et, rappelant les exilés, favorisa l’antiarianisme des nicéens et des homéousiens, plus nombreux en Occident. Bien que divisés, les orientaux restèrent ariens. Leur empereur, Valens, prit d’ailleurs position en faveur des ariens modérés et persécuta les homéousiens. En 378, du fait de la mort de Valens et grâce à l’oeuvre de Basile de Césarée de Cappadoce, les deux partis se rapprochèrent, pour déboucher, au concile oecuménique de Constantinople, en 381, à un accord : une ousia et trois hypostases. C’était là le triomphe de l’orthodoxie et le triomphe du credo de Nicée. L’arianisme survécut quelque

temps encore en Orient, mais pas au-delà du Ve s. ; en Occident, il reprit vigueur avec les invasions barbares. Quelques années auparavant, le prédicateur chrétien Ulfila avait propagé cette doctrine parmi les Goths sous une forme radicale. À l’heure des invasions, ces derniers gardèrent cette religion comme signe distinctif de leur nationalité. Après de nombreuses persécutions envers les catholiques, notamment par les Vandales en Afrique du Nord aux Ve et VIe s., les Goths ariens se convertirent, signant ainsi la disparition définitive de l’arianisme. Michel Lambert ✐ 1 Arius, Lettre à Eusèbe de Nicomédie, 318. Voir-aussi : Boularand, E., l’Hérésie d’Arius et la « foi » de Nicée, Letouzet et Ané (éd.), Paris, 1972-1973. Le Bachelet, « Arianisme », in Dictionnaire de théologie catholique, I, Paris, 1936, pp. 810-814. Meslin, M., les Ariens d’Occident, Paris, 1967. Neuman, J. H., les Ariens du IVe siècle, Paris, 1988. Simonetti, M., La crisi ariana nel IV secolo, Rome, 1975. ! HYPOSTASE, NATURE, PERSONNE, SUBSTANCE ARISTOTÉLISME La doctrine d’Aristote est, de toutes celles qui nous ont été restituées par l’héritage latin et arabe, l’une des plus complètes. Ar ticulée autour de la physique et de la métaphysique, cette doctrine a en outre produit la logique classique, une théorie de la connaissance, l’hypothèse cosmologique la mieux structurée avant le déploiement du système ptoléméen, la classification naturelle et la biologie qui ont le plus durablement influencé les auteurs classiques jusqu’aux travaux de Linné. downloadModeText.vue.download 70 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 68 PHILOS. ANTIQUE

1. Doctrine d’Aristote. – 2. Courant de pensée qui s’en est réclamé. Dans la Physique 1, qui dresse un état systématique des recherches antérieures des physiologues présocratiques (repris dans la Métaphysique2), Aristote a imposé la notion de mouvement comme principe radical de la connaissance des êtres naturels. Mais le mouvement est entendu ici comme un processus général de changement qui affecte l’ensemble des êtres naturels : la phora, « mouvement local », n’est pas plus un mouvement que celui qui est issu de la rencontre des âmes végétatives, sensitives, motrices ou intellectives avec la matière qui leur correspond. L’hylémorphisme tient en l’affirmation de l’existence de trois principes : la matière (la substance ou le sujet), la forme et la privation de forme (accidents). En ce sens Aristote inverse la théorie platonicienne de la metexis, ou « participation », en pensant conjointement, dans chaque individu, le principe matériel et le principe formel, ou l’idée, qui est l’enchaînement concret des formes qu’une matière, toujours en retrait, se donne à elle-même dans l’incessant passage de la puissance à l’acte. La métaphysique aristotélicienne pose, en particulier, la question de l’être qui n’est qu’être, par opposition à l’être déterminé (être ceci ou cela, être ici ou là, etc.). Toute connaissance déterminée de l’être, ou d’un étant en particulier, se réduit à l’articulation du mécanisme et de la finalité dans le jeu des quatres causes : cause matérielle et cause formelle (selon le principe même de l’hylémorphisme), cause efficiente (suivant en cela les indications liminaires de la Physique) et cause finale. Ce questionnement, dans la mesure où il ne peut régresser à l’infini, doit nécessairement poser comme son fondement authentique l’existence d’un principe premier : d’où l’ambivalence de l’aristotélisme, qui peut être conçu soit comme le point de départ de l’ontologie, soit comme une onto-théologie dont l’objet serait l’être par excellence ou l’être premier 3. La Métaphysique est aussi et surtout une mise en forme des membra disjecta de l’analyse aristotélicienne du langage, de la signification et de l’opération

propre au connaître. Mais il ne faut certes pas oublier que la doctrine d’Aristote, et sa diffusion par Théophraste 4, est un système complet dont on ne peut retrancher aucune partie. Ainsi l’étude de la diversité naturelle conduit-elle Aristote à composer une suite d’ouvrages qui sont comme le point d’ancrage, dans la pensée occidentale, d’une science du corps vivant. Ainsi peut-on dire aussi, suivant en cela Kant, que la logique, dans son sens classique, est sortie toute faite du cerveau d’Aristote, dans l’analyse qui est faite de la signification, de la valeur et de l’herméneutique complexe des propositions 5. La syllogistique, si décisive dans la théorie aristotélicienne de la science (c’est le syllogisme scientifique, dont les termes ne sont pas pris indifféremment, mais sont liés aux résultats de chaque science spéciale), est aussi une théorie de la démonstration, c’est-à-dire la première étude des propositions vraies du strict point de vue de leur forme. ▶ Étendant son domaine d’activité dans l’ensemble des champs du savoir, l’aristotélisme originel, celui du Stagirite, ne pourra être réfuté par parties : il faudra en particulier que Galilée ajoute à Copernic une physique complète, pour que l’on commence à entrevoir la fissure dans un édifice dont l’ambition aura été de poser la question centrale de l’être et des modalités de la connaissance qu’on peut en avoir. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Physique, trad. H. Carteron, Belles Lettres, Paris, 1931. 2 Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1970. 3 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1962. 4 Théophraste à qui l’on doit le De causis plantarum et le livre des Caractères, ouvrages dans lesquels la botanique prend forme. 5 Aristote, Organon, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1995 (comprend : le traité des Catégories, le traité De l’interprétation, les Analy-

tiques premiers et seconds). ! BIOLOGIE, HYLÉMORPHISME, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, NATURE, PHYSIQUE, PLATONISME, SUBSTANCE, VIE ÉPISTÉMOLOGIE Outre l’héritage contesté de la scolastique proprement dite, la présence de l’aristotélisme dans la science moderne puis contemporaine est surtout marquée par le débat autour des causes finales. Ainsi Leibniz réintroduit-il les formes substantielles qui avaient été récusées par la distinction réelle de l’âme et du corps chez Descartes. Le XVIIIe s., celui de Maupertuis (principe de moindre action) et de Bernardin de SaintPierre, ne dédaignera pas d’utiliser à son compte un certain héritage aristotélicien en imposant l’existence, dans la nature, d’un principe finalisé. De ce point de vue, c’est en biologie que ce legs sera le moins problématique, puisque les phénomènes vitaux liés à l’organisation du complexe qu’est le corps verront très tôt apparaître des notations finalistes, y compris dans le texte que Kant consacre à la question de la téléologie, la Critique de la faculté de juger. ▶ Le témoignage le plus marquant d’une résurgence de l’aristotélisme à des fins épistémologiques est sans conteste l’oeuvre de René Thom 1. Mais encore faut-il remarquer que cet aristotélisme ne voit dans la doctrine du Stagirite qu’une philosophie de la forme, à partir de laquelle se construit d’une part une grammaire isolée des formes qui permettent de rendre compte de certains comportements chaotiques, et d’autre part une sémiophysique qui pose comme principe directeur l’homogénéité des phénomènes naturels et des lois qui gouvernent les mécanismes de la conscience, par saillances et prégnances. Fabien Chareix ✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogénèse, InterEditions, Paris, 1972 ; Paraboles et Catastrophes, Flammarion, Paris, 1983 ; Prédire n’est pas expliquer, Eshel, Paris, 1991.

! CATASTROPHES (THÉORIE DES), PLATONISME, TÉLÉOLOGIE ARITHMÉTIQUE Du grec arithmos, « nombre ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Théorie de l’ensemble des nombres entiers naturels (0, 1, 2, ...), muni de l’addition, de la multiplication ou des deux opérations. – 2. On parle aussi d’arithmétique à propos de la théorie des cardinaux transfinis, ainsi que de diverses extensions des entiers naturels, pour autant downloadModeText.vue.download 71 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 69 que les concepts de limite et de continuité n’y soient pas impliqués. Bien que l’arithmétique soit sans doute la discipline mathématique la plus anciennement attestée (selon l’opinion attribuée à Pythagore 1, le monde consiste en nombres entiers et en relations entre de tels nombres), il faut attendre le XIXe s. pour que les fondements en soient examinés, et que l’addition et la multiplication des entiers naturels soient caractérisées autrement que par un simple appel à l’intuition. Ces recherches, où s’illustre notamment Dedekind 2, aboutissent à l’axiomatique proposée par Peano 3 en 1889, laquelle contient, en particulier, l’énoncé du principe de récurrence : si une propriété est satisfaite par zéro, et si elle est satisfaite par le successeur de tout nombre qui la satisfait, alors elle est satisfaite par tout nombre. Par ailleurs, Frege entreprend à la même époque une réduction « logiciste » de cette discipline, selon laquelle « l’arithmétique serait [...] une logique développée, et chaque proposition arithmétique une loi logique, bien que dérivée » 4. L’ouvrage dans lequel cette « réduction » est minutieusement exposée contient malheureusement un axiome, la « Loi V » 5, dont Russell a montré, dans une lettre fameuse adressée à Frege 6, qu’il conduisait à une contradiction : le « paradoxe de Russell ».

Jacques Dubucs ✐ 1 Aristote, Métaphysique, A5, 985 b23 sq, trad. J. Tricot, vol. I, p. 41, J. Vrin, Paris, 1970. 2 Dedekind, R., Les nombres, que sont-ils et à quoi servent-ils ?, trad. J. Milner et H. Sinaceur, Ornicar, Paris, 1978. 3 Peano, G., Arithmetices principia, novo methodo exposita, Turin, 1889. 4 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, trad. Imbert, p. 211, Seuil, Paris, 1969. 5 Frege, G., Grundgesetze der Arithmetik, vol. I, p. 36, Georg Olms Verlag, Hildesheim, 1966. 6 Russell, B., Lettre à Frege, trad. J. Mosconi, in Rivenc et de Rouilhan (dir.), Logique et fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), pp. 237-243. Voir-aussi : Husserl, E., Philosophie de l’arithmétique, trad. J. English, PUF, Paris, 1972. ! CATÉGORICITÉ, GÖDEL (THÉORÈME DE), INFINI ARROW (THÉORÈME D’) POLITIQUE Théorème général concernant les choix collectifs, dû à l’économiste américain K. J. Arrow, selon lequel il n’existe pas de procédure de choix collectif vérifiant simultanément certaines conditions minimales jugées importantes (les « conditions d’Arrow ») dès que le nombre d’options est supérieur à deux 1. Dès que le nombre d’options comporte au moins trois éléments, le théorème établit qu’il est impossible de construire une relation de préférence collective à partir des préférences individuelles par une fonction de décision sociale respectant simultanément les conditions suivantes : 1) Respect de l’unanimité (ou principe de Pareto) : si un individu préfère une option a à l’option b et si personne n’a de préférence de sens contraire, alors la relation de préférence sociale doit traduire cette préférence. 2) Absence de dictateur : il n’y a pas d’individu se trouvant dans une position telle que, s’il préfère une option a à une option b, cette préférence soit automatiquement reflétée par la relation de préférence sociale.

3) Préordre de préférence sociale : la relation binaire de préférence sociale doit être réflexive et transitive. 4) Domaine illimité : parmi les préordres de préférences individuelles sur les options, aucun n’est a priori exclu. 5) Indépendance à l’égard des options non pertinentes : la préférence sociale sur une paire d’options doit dépendre exclusivement des préférences des individus sur cette paire d’options. Le théorème d’Arrow (dont la démonstration a été définitivement acquise grâce aux précisions de J. H. Blau) est le produit de la rencontre de deux courants intellectuels distincts : d’un côté, l’analyse des procédures de vote (antérieurement illustrée par les travaux de Borda et de Condorcet) et, d’un autre côté, la tradition de la philosophie morale utilitariste et, dans le prolongement de cette dernière, la réflexion économique sur les moyens de parvenir à une définition du bien collectif ou du bien-être agrégé dans une communauté. ▶ Interprété tour à tour comme une caractéristique procédurale de la démocratie et comme une propriété des procédures d’agrégation des jugements ou des préférences, le théorème d’Arrow a été le premier résultat d’un champ d’étude désormais unifié : la « théorie des choix collectifs » (ou théorie du choix social). Il a contribué à clarifier la thématique de l’agrégation des jugements et de la formation d’une volonté (ou préférence) commune. Dans le champ politique, le théorème d’Arrow a attiré l’attention sur la nécessité de poser à l’échelon des procédures de décision la question de la rationalité. Le résultat négatif qu’énonce le théorème constitue un défi pour les théories de la démocratie, qui accordent de l’importance à la prise en compte de plusieurs points de vue dans la formation d’un jugement ou d’une décision. Emmanuel Picavet ✐ 1 Arrow, K. J., Social Choice and Individual Values, Wiley, New York, 1951 ; 2e éd. revue, 1963, trad. Tradecom, CalmannLévy, Paris, 1974. ! AXIOMATIQUE, CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU), DÉCISION (THÉORIE DE LA), RATIONALITÉ ARS INVENIENDI Expression latine signifiant « art d’inventer ». PHILOS. CONN. Cette expression renvoie à l’idée qu’il pourrait y avoir

un « art d’inventer », c’est-à-dire que l’invention pourrait être le résultat de procédures codifiées et bien réglées. Une telle conception, déjà présente chez les stoïciens, a été reprise au XVIe s. par Ramus (P. de La Ramée, 1515-1572), assassiné lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Bien vite, au XVIe s., l’art d’inventer se trouve associé, en rapport avec le développement de l’algèbre, qui permet de calculer à l’aide précisément de procédure bien réglées des quantités inconnues, à l’idée que l’inconnu peut être engendré par la combinaison d’un nombre donné d’éléments. On peut rattacher à cette perspective les travaux plus anciens de Lulle (v. 1235-1315), tout comme ceux de Leibniz en rapport avec son invention du calcul combinatoire. Michel Blay ! ALGÈBRE, MÉTHODE downloadModeText.vue.download 72 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 70 ART Du latin ars, « pratique », « métier », « talent », mais aussi « procédé », « ruse », « manière de se conduire », et seulement tardivement « création d’oeuvres » ; terme traduisant le grec tekhnè. La signification du terme art s’est historiquement déplacée du moyen vers le résultat obtenu. Au sens le plus neutre et le plus large, l’art est technique et se pose comme une activité de transformation du donné naturel. Si un processus peut mériter le nom d’art, c’est bien en vertu de l’existence de règles à partir desquelles même la représentation la plus abstraite, même l’art le plus conceptuel ne peuvent éviter d’être jugés. Recouvrant un champ d’expression humaine bien plus large que celui du langage ou de la pensée, l’art devance de très loin l’expression d’un besoin de rationalité. Notre perception contemporaine de l’art est marquée par deux événements majeurs : d’une part la critique kantienne du jugement de goût, qui a déplacé la question de l’oeuvre, typiquement renaissante, vers celle du sujet pensant enfin réconcilié avec sa sensibilité. D’autre part l’abstraction grandissante des expressions de l’art contemporain, qui n’est en rien contraire à l’esthétique kantienne. L’art n’a donc sans doute pas de nos jours le sens qu’il possédait dans les premières figurations cavernicoles et rupestres, puis dans les premières scènes animales minoéennes connues. Écartelé entre les approches esthétiques, liées au romantisme allemand, historiques, philosophiques ou sociologiques, l’art a néanmoins retrouvé, au-delà des interrogations classiques sur le beau auquel il a

été réduit, une fonction salutaire d’interrogation et de perturbation de la perception. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Ensemble d’activités en général productrices d’artefacts disponibles pour une appropriation esthétique. « Art » possède une extension restreinte (le système des beaux-arts) et une acception plus large qui englobe toute forme d’activité réglée. La crise de la première a entraîné un examen critique de chaque paramètre associé jusque-là à la notion de l’art, et provoqué une mutation sans précédent de ses formes, à la fois fuite en avant et retour aux sources. La notion commune de l’art est celle d’une activité libre, détachée des tâches de la vie ordinaire et poursuivie pour la seule qualité de l’expérience qui s’y manifeste. Sans remettre en cause la prévalence de cette conception aujourd’hui, il convient cependant de ne jamais perdre de vue qu’elle est relativement récente et qu’elle se trouve par ailleurs au centre d’interrogations qui mettent en jeu la définition même de l’art. Quelle identité historique ? Dans le monde grec qui a fourni au classicisme le modèle jugé indépassable de perfection formelle, il n’existe pas à proprement parler d’art ou d’esthétique. Le terme de tekhnè renvoie au savoir-faire en général, et s’emploie le plus souvent accompagné d’un génitif qui le détermine : l’art de faire ceci ou cela, au sens d’une compétence maîtrisée. Ce modèle technique comporte d’ailleurs une tension interne entre une version aristocratique, fondée sur la parole, et une version démocratique, qui s’appuie de préférence sur les activités manuelles (d’où l’indignation des interlocuteurs de Socrate devant les exemples tirés du monde de l’artisanat1). Ce n’est qu’à l’époque hellénistique, et à Rome, que s’est développé un goût pour la collection de ce qu’on appellera plus tard des « antiques ». Jusqu’à la Renaissance, il n’existe aucune frontière précise entre l’artiste et l’artisan. Cela ne signifie pas qu’on méconnaît la valeur du travail bien exécuté, mais au contraire que la dignité de l’artiste est celle d’un artisan supérieur. Ainsi le terme de « chef-d’oeuvre » désigne à l’origine le produit par lequel un apprenti témoigne de sa capacité à devenir maître à son tour. La distinction entre arts libéraux et arts mécaniques est en fait relative à une hiérarchie de ses objets : d’un côté, les activités qui sont relatives au corps (G. Duby rappelle que le chirurgien entre dans la même catégorie que le barbier et le bourreau, alors que le médecin est plus proche du juriste et du théologien), de l’autre, celles qui s’adressent à l’âme et mobilisent des facultés d’ordre intellectuel faisant de l’art una cosa mentale. Pour les artistes, la reconnaissance officielle de cette différence coïncide avec leur émancipation vis-à-vis

des corporations et leur allégeance aux académies et à la commande nobiliaire. En réaction contre la théorie romantique de l’inspiration, l’époque moderne a vu se multiplier les tentatives de réintégration de l’art dans la culture matérielle. Du mouvement Arts and Crafts autour de W. Morris 2 au « Manifeste du Bauhaus »3 et au-delà, une double tendance s’affirme qui réclame non seulement la fusion des arts mais la réconciliation entre beaux-arts et arts appliqués, puis entre art et vie. Le problème de la définition Du XVe s. à la fin du XIXe s., il y a eu consensus sur la notion de l’art ; les seules contestations envisageables étaient relatives au style, au sujet ou à l’expression, et menées sur la base d’arguments identiques : ainsi, les querelles autour du maniérisme ou de la couleur ne portaient jamais sur ce qui pouvait ou non entrer dans l’art. L’avant-garde transforme la situation en introduisant une fracture entre l’art reconnu par le public et les institutions et une frange émergente qui revendique d’être porteuse d’une conception plus authentique ou plus radicale et destinée à devenir la norme future. Devant la perte des repères qui en découle, la réaction immédiate consiste à dire que l’art cesse désormais d’être définissable puisqu’il n’existe pas de conditions nécessaires et suffisantes d’appartenance de ses objets à un même ensemble. M. Weitz 4 leur applique le critère wittgensteinien des « ressemblances de famille » : il n’y a pas de propriétés que tous les membres d’un groupe doivent partager en commun pour recevoir le même nom mais cela n’empêche pas qu’ils soient apparentés de multiples manières ; et il se présente en permanence des cas ambigus qui ne cessent de modifier les catégories admises. L’art serait donc un concept « à bords flous », ouvert et évolutif. Loin de mettre un terme à une recherche dénoncée comme vaine, ce constat a eu pour effet une floraison de nouvelles définitions. S. Davies 5 a montré qu’on peut classer celles-ci en fonction de deux types de stratégie : soit l’art a une essence au sens où quelque chose est une oeuvre d’art s’il possède telles propriétés caractéristiques (quoique non nécessairement exhibées), par exemple celles qui le distinguent formellement et sémiotiquement et qui lui assurent des capacités de signifiance, de représentation et d’expression ; soit l’art a un statut au sens où quelque chose est une oeuvre d’art s’il résulte de la procédure adéquate (théories institutionnelles). Dans le premier cas, l’art reste inséparable d’une démarche esthétique d’évaluation et de la spécificité de chaque médium ; dans le second il est seulement tributaire d’une instance de qualification (monde de l’art) et l’artiste tend à faire indifféremment usage de n’importe quel médium. ▶ Lorsqu’on envisage l’art en tant qu’objet culturel et philo-

sophique, la difficulté est en définitive d’éviter l’écueil de la diversité qualitative sans tomber pour autant dans le piège de l’anachronisme, qui aboutirait à tenir la notion elle-même pour intemporelle. L’avantage des définitions procédurales est de faire abstraction de toute spécificité de contenu intrinsèque et, en conséquence, de faire l’économie des querelles downloadModeText.vue.download 73 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 71 qui accompagnent sa détermination, mais on peut se demander si elles ne font pas trop bon marché de l’histoire 6 et de régularités d’ordre fonctionnel. Au-delà d’une définition nominale, il est en effet probable que la compréhension de ce qu’est l’art passe par l’identification correcte de conventions explicites ou tacites, et comporte donc une référence nécessaire à de multiples aspects qui coexistent à différents niveaux de son fonctionnement, ainsi qu’aux relations diverses qu’il entretient avec d’autres disciplines. Jacques Morizot ✐ 1 Platon, Gorgias 490b-491b, Hippias 291a, la République, 338c. 2 Morris, W., « Les arts mineurs » (1877), trad. in Contre l’art d’élite, Hermann, Paris, 1985. 3 Gropius, W., « Manifeste du Bauhaus » (1919), trad. in Whitford, F., le Bauhaus, Thames and Hudson, 1989. 4 Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956), trad. in Lories, D., Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, Paris, 1988. 5 Davies S., Definitions of Art, Cornell, U.P., Ithaca, 1991. 6 Levinson, J., « Pour une définition historique de l’art », trad. in l’Art, la musique et l’histoire, éd. de l’Éclat, Paris, 1998. Voir-aussi : Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, London and New York, 1999. Wollheim, R., l’Art et ses objets (1980), Aubier, Paris, 1994. ! ACADÉMIE, ARTISTE, BEAUX-ARTS, ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE « La symbolisation est-elle à la base de l’art ? » ∼ APPROCHE 1 : PHILOSOPHIE DE L’ART ESTHÉTIQUE

Elle désigne à la fois l’intérêt presque constant des philosophes pour l’art depuis l’Antiquité et une discipline plus ou moins conçue comme autonome depuis la fin du XVIIIe s. La question du beau domine dans la première acception, la seconde vise plus précisément une théorie de l’art. La définition de ce qu’est l’art fait actuellement l’objet d’une discussion sans cesse renouvelée dans laquelle les « sciences de l’art » ont parfois la prétention d’intervenir. Il convient de distinguer deux manières d’aborder la philosophie de l’art. D’un premier point de vue, elle recouvre tout le corpus des textes philosophiques qui, depuis l’Antiquité, abordent la question de l’art (de Platon à Kant) ; d’un second point de vue, la discipline appelée explicitement « philosophie de l’art » est née au début du XIXe s. sous la plume de Schelling. Parmi les arguments qui militent pour le premier point de vue, on peut remarquer que les considérations les plus intéressantes sur l’art ne figurent pas seulement dans les livres qui arborent le titre de « philosophie de l’art » ; de même, le plus grand livre qui lui ait été consacré s’appelle Esthétique, Hegel ayant décidé de s’aligner sur la popularité de ce terme en dépit de son inexactitude. D’un autre côté, si la philosophie de l’art revendique d’être une discipline à part entière, il convient d’être attentif à sa définition en tant que telle. C’est, en fait, une question d’épistémologie plutôt que d’étiquette. L’apport de l’Antiquité tourne autour de la mimésis, que sa critique suscite une définition du domaine de l’art (Platon, Sophiste) ou que son principe introduise le projet d’une poétique (Aristote). Cette double voie accompagne une grande partie de l’histoire occidentale. Mais c’est avec sa mise à l’écart que la première théorie de l’art, comme activité du génie, émerge chez Kant, quoiqu’il ne parvienne pas à dégager une théorie autonome de l’art de sa perspective esthétique ; s’il distingue l’oeuvre d’art (poème, morceau de musique, tableau) d’autres choses faites avec art (service de table, dissertation morale, sermon), il déplace le principe intime du caractère artistique vers le pôle de la réception, l’assimilant à l’idée esthétique en tant qu’elle est susceptible de mettre en branle le jeu libre de l’entendement et de l’imagination 1. Schelling avance d’un grand pas dans le sens d’une théorie autonome de l’art, dans son cours intitulé Philosophie de l’art (1802-1803), où non seulement il rejette le nom d’esthétique, mais encore avance l’idée que la philosophie est la

seule à même de développer « une vraie science de l’art » 2. Considérant, toutefois, que cette science est susceptible de « former l’intuition intellectuelle des oeuvres d’art, et aussi tout particulièrement former le jugement sur elles », il reste tributaire du projet esthétique. Le cours de Hegel (1828-1929), alors même qu’il consent à le nommer Esthétique, propose en revanche l’avancée la plus significative vers une « vraie » philosophie de l’art 3. Cette avancée est d’abord épistémologique : le philosophe réfléchit très précisément sur le statut de la science de l’art, à la fois dirigée vers un objet spécifique (le beau et l’art) et moment de la philosophie globale. Sa théorie est prise entre ces deux tendances. D’un côté, il s’agit de cerner la définition propre à l’art vis-à-vis de la religion et de la philosophie (l’art comme sensible spiritualisé) ; de l’autre, il s’agit de faire rentrer l’art dans le mouvement de l’esprit absolu, ce qui implique son dépassement, d’abord par la religion, puis par la philosophie. Avec Hegel, comme avec Schelling, le débat est de savoir si la philosophie sert l’art ou si elle se sert de l’art. Peu de philosophes ont participé directement à ce débat entre Hegel et la période « moderne », où il s’est quelque peu réveillé, sous d’autres formes. On n’en finirait pas, toutefois, d’énumérer les contributions à la théorie de l’art ou à la définition de l’oeuvre d’art (Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, etc.). La période « moderne » est dominée par deux grands courants qui ont relancé le débat épistémologique sur la philosophie de l’art. Le premier, représenté par Adorno 4, héritier émancipé de Hegel et de Marx, a posé essentiellement la question de l’autonomie de l’art. L’art cherche à se distinguer de son autre, principalement du social, mais ne peut le faire sans assumer dans sa forme immanente le rapport à cet autre ; l’art ne peut réussir sans rivaliser avec le social. Le second, représenté par l’esthétique analytique, a posé essentiellement la question de la définition de l’art 5. Débat intense opposant, sur des bases souvent comparables (la logique et sa philosophie), les tenants de l’analyse des usages du mot art (tendance Wittgenstein 6) et les tenants de la théorie du fonctionnement de l’art (tendance Goodman7).

▶ Problématique esquissée dès l’Antiquité, la philosophie de l’art s’est longtemps inscrite dans le projet totalisant de la philosophie. Resserrée sur son autonomie à partir de la fin du XVIIIe s., elle cherche à singulariser la notion de l’art, à travers sa nature et ses objets. Les interrogations contemporaines, particulièrement en France, relancent la question de la capacité de la philosophie à poursuivre le débat sur l’art, downloadModeText.vue.download 74 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 72 concurrencée qu’elle serait désormais par l’anthropologie et la cognitique. Dominique Chateau ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974. 2 Schelling, F. W. J., Philosophie der Kunst (1859), « Introduction », trad. in Lacoue-Labarthe, P., et Nancy, J.-L., l’Absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978. 3 Hegel, G. W. F., Esthétique, trad. Bénard, 2 vol., le Livre de Poche, Paris, 1997. 4 Adorno, T. W., Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez, Klincksieck, Paris, 1974 et 1995. 5 Cf. Chateau, D., la Question de la question de l’art, Presses universitaires de Vincennes, Paris, 1994. 6 Cf. Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988. 7 Goodman, N., Manières de faire des mondes (1978), trad. M.D. Popelard, J. Chambon, Nîmes, 1992. Voir-aussi : Chateau, D., la Philosophie de l’art, fondation et fondements. Qu’est-ce que l’art ?, Harmattan, Paris, 2000. Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. 1 et 2, Seuil, Paris, 1994 et 1997. Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art, pour une esthétique sans mythes, Gallimard, Paris, 1996. ! ART, ARTS PLASTIQUES (ART), CRITÈRE, ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)

« Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? » ∼ APPROCHE 2 : PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE ! PHÉNOMÉNOLOGIE ∼ APPROCHE 3 : SOCIOLOGIE DE L’ART ESTHÉTIQUE, SOCIOLOGIE Domaine de la sociologie consacré à l’étude des phénomènes artistiques dans leur dimension socialisée. Par rapport à la double tradition de l’histoire de l’art et de l’esthétique, la sociologie de l’art pâtit à la fois de sa jeunesse et de la multiplicité de ses acceptions, qui reflète la pluralité des définitions et des pratiques de la sociologie. On connaît, tout d’abord, la « sociologie de l’art » au sens allemand, qui est plutôt une spéculation à base philosophique ou esthétique, mettant les oeuvres en relation avec un certain état de la culture, dans la tradition de l’école de Francfort (Adorno), avec un état de la technique (Benjamin) ou des superstructures idéologiques, dans la tradition marxiste (Lukacs, Hauser ou Goldman). Cette forme d’esthétique sociologique est contemporaine d’autres courants issus de l’histoire de l’art, qui en élargissent les limites de façon à englober l’ensemble des « formes symboliques » d’une société en tant qu’elles trouvent leur correspondant dans les oeuvres d’art : c’est – malgré bien des différences – le point commun entre les démarches d’un Panofsky et d’un Francastel. Les auteurs de cette première génération, autour de la Seconde Guerre mondiale, mettent en avant l’art et la société, en postulant entre les deux une relation (l’un étant volontiers perçu comme le reflet de l’autre) ; celle-ci implique toutefois qu’ait été posée préalablement une disjonction, inévitable dès lors que le point de départ est l’oeuvre d’art. La deuxième génération, à partir des années 1960, s’intéresse plutôt à l’art dans la société. Issue de l’histoire littéraire (Jauss en Allemagne, Viala en France) ou de l’histoire de l’art (Antal, Haskell, Boime, Martindale, Baxandall, Castelnuovo, Montias, Alpers, Warnke, Bowness, De Nora), elle s’intéresse avant tout au contexte de production ou de réception des oeuvres, auquel sont appliquées les méthodes d’enquête de l’histoire : c’est ce qu’on nommera l’histoire sociale de l’art qui se caractérise donc avant tout par ses méthodes, à savoir son recours à l’investigation empirique. Celle-ci fait également la spécificité de la troisième génération : celui, issu de la sociologie d’enquête (plutôt fran-

çaise ou anglo-saxonne), qui va considérer non plus l’art et la société, ni l’art dans la société, mais l’art comme société, en s’intéressant au fonctionnement du milieu de l’art, ses acteurs, ses interactions, sa structuration interne. Lorsque l’enquête porte sur des périodes du passé (le XIXe s. avec H. et C. White sur les carrières des peintres, le XVIIIe s. avec T. Crow sur l’espace public de la peinture, le XVIIe s. avec N. Heinich sur le statut d’artiste), la différence avec l’histoire sociale de l’art se réduit au refus d’accorder un privilège de principe aux oeuvres sélectionnées par l’histoire de l’art : ce qui ne signifie pas nier les différences de qualité artistique, mais prendre en compte l’ensemble du fonctionnement de l’art. Appliquée au temps présent et avec les méthodes d’enquête modernes (sondages, entretiens, observations de terrain), cette nouvelle approche donnera la sociologie du « champ » artistique selon Bourdieu, restituant les différentes positions occupées par les créateurs et leurs homologies avec celles des récepteurs ; la sociologie du marché selon R. Moulin, donnant la parole à l’ensemble des acteurs en présence ; la sociologie de la production selon Becker, centrée sur l’observation des interactions entre toutes les catégories d’acteurs présidant à l’existence des oeuvres ; la sociologie de la médiation selon Hennion, explicitant les dispositifs articulant l’oeuvre et sa réception ; la sociologie du jeu sur les frontières de l’art selon Heinich, analysant la logique structurelle de l’art contemporain ; ou encore la sociologie des institutions culturelles et la statistique des publics de l’art, particulièrement développée, à partir des années 1970, grâce aux services d’études des administrations et des établissements publics. Reste une dernière génération qui commence à émerger, non pour se substituer aux précédentes mais pour les compléter : celle qui élargit les limites de la sociologie en s’intéressant non seulement au réel mais aussi aux représentations que s’en font les acteurs, et ce non pour les critiquer ou les « démythifier » (tel Etiemble à propos de Rimbaud ou Bourdieu sur les musées) mais pour en comprendre la logique. Croisant la tradition de la « sociologie compréhensive » de M. Weber avec l’histoire des idées et l’anthropologie, cette perspective n’étudie plus l’art et la société, ni l’art dans la société, ni même l’art comme société, mais la sociologie de l’art elle-même comme production des acteurs, lesquels ne cessent de prouver leurs capacités à interpréter les liens entre

l’art et le monde vécu, que ce soit pour les affirmer (version matérialiste) ou pour les nier (version idéaliste). ▶ Dans la lignée de quelques grands précurseurs – Zilsel sur la notion de génie, Kris et Kurz sur l’image de l’artiste, Elias sur les ambivalences du statut de Mozart –, cette sociologie des représentations de l’art applique la démarche constructiviste à la discipline elle-même (la sociologie) et non plus downloadModeText.vue.download 75 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 73 seulement à son objet (l’art). Aussi ne craint-elle pas de partir des grands noms de l’histoire de l’art, tel Van Gogh, en raison non plus de leur sélection par les savants mais de ce qu’ils représentent pour toute une société. Et c’est probablement par là que la sociologie de l’art a toutes chances de rejoindre les préoccupations de la sociologie générale, et l’art de prouver son impact bien au-delà de ses frontières consacrées. Nathalie Heinich ✐ Becker, H. S., les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988. Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992. Castelnuovo, E., « L’histoire sociale de l’art, un bilan provisoire », in Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, 1976. Francastel, P., Études de sociologie de l’art. Création picturale et société, Denoël, Paris, 1970. Hauser, A., Histoire sociale de l’art et de la littérature, 1951, Le Sycomore, Paris, 1982. Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, Paris, 1991 ; le Triple jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris, 1998 ; Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, Paris, 1998. Hennion, A., la Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métaillé, Paris, 1992. Zolberg, V., Constructing a Sociology of the Arts, Cambridge U. P., 1990. ! MONDE DE L’ART (ART), ARTISTE ∼ APPROCHE 4 : HISTOIRE DE L’ART

ESTHÉTIQUE Commémorant les oeuvres de l’homme qui passent aux yeux de la postérité pour des oeuvres d’art, elle s’efforce de formuler les lois qui président à leur évolution, tant du point de vue de leur forme que de leur signification, selon qu’on les considère comme des constructions plastiques ou comme les monuments d’une culture, ou d’une civilisation. L’histoire de l’art ne fut pendant longtemps qu’une histoire des artistes. C’est pendant la Renaissance italienne que les cités, revendiquant farouchement leur indépendance, fières de leurs traditions et de leur culture, incitent les chroniqueurs à vanter le génie des artistes locaux, dont l’art vient d’être promu à la dignité des arts libéraux, et qui se distinguent maintenant des artisans, assujettis au travail simplement manuel des arts mécaniques. L’éloge prend la forme d’une biographie, qui tend à faire de l’artiste un véritable héros national. Telle est l’origine d’un genre qui se prolonge jusqu’à nos jours, et qui cherche la clé de l’oeuvre dans l’aventure de sa création. Une telle démarche est, sinon romantique, du moins épique, et tend à transformer l’artiste en un héros valeureux qui ne réussit sa prouesse, à l’image du chevalier des romans courtois, qu’en triomphant des épreuves, et qui ne devient ce qu’il est qu’au terme d’une vie romancée à la façon d’un parcours initiatique. Certaines « vies passionnées de Vincent Van Gogh » continuent aujourd’hui cette inusable veine. Le premier ouvrage de ce genre est composé à la fin du XIVe s. par un riche marchand de Florence, F. Villani, qui se met en tête d’écrire, à la façon de Plutarque, les vies des hommes illustres de la cité de Dante, et compte parmi eux les peintres. Mais le plus célèbre auteur de biographies historiques reste Vasari, qui publie à Florence en 1550 (il y aura une seconde édition, considérablement augmentée, en 1568) les Vite de’ più eccellenti Architetti, Pittori e Scultori Italiani 1. Il s’agit d’une oeuvre considérable qui apporte une quantité remarquable d’informations, et dont la documentation a longtemps dominé, parfois à ses dépens, l’histoire de l’art. Pourtant, Vasari cherche moins à construire une histoire (il s’en tient sur ce plan au cycle approximatif de la naissance, de la maturité et du déclin) qu’à proposer en exemple à la

postérité les plus fameux exploits des virtuosi de l’art. Les Vies sont construites comme des fables qui, après un préambule chantant les vertus du courage et de la constance, concluent sur une sage maxime composée en forme d’épitaphe. Aussi faut-il les lire comme autant de modèles intemporels proposés à l’imitation des jeunes artistes, plutôt que comme des témoignages destinés à la réflexion de l’historien. C’est seulement avec Winckelmann que, dans la seconde moitié du XVIIIe s., l’art est l’objet d’une histoire, récollection raisonnée d’un passé à jamais révolu, et non plus galerie de génies commémorés pour l’émulation des modernes. Winckelmann, pourtant, ne parvient que progressivement à cette idée, et commence par l’imitation avant d’en venir à l’histoire. Son premier écrit, qui le fait connaître, Pensées sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) 2, conseille aux artistes de puiser à la source des Anciens, insurpassable modèle de l’art éternel : « L’unique moyen pour nous de devenir grands et, si possible, inimitables, c’est d’imiter les Anciens. » Mais en 1764, dans sa grande Histoire de l’art de l’Antiquité 3, Winckelmann réalise que la Grèce idéale, qu’il situe au sommet de l’art, est irréversiblement perdue, éloignée de nous par l’abîme des siècles, et que l’intemporel même est englouti dans le temps. Dans les dernières lignes de son ouvrage, il se compare à une amante éplorée qui verrait disparaître à l’horizon le navire emportant son bien-aimé, sans espoir de retour. Dès lors, la recherche de l’imitation paraît vaine, puisque imiter, c’est rendre présent, et que la Grèce est à jamais perdue, que l’âge d’or ne reviendra plus. Il reste aux modernes à ramasser les débris mutilés de ce qui fut autrefois vivant, à restaurer patiemment l’image ruinée d’une grandeur qui n’est plus. Désormais l’oeuvre d’art apparaît moins comme un modèle que comme une ruine, le témoin précieux et dévasté d’une grandeur abolie. Elle est un document pour une histoire. L’histoire de l’art se fait archéologie et ne devient vraiment elle-même que par la neuve conscience de l’irréversible et du révolu. Elle est le travail d’un deuil plutôt que la résurrection des morts. Cependant, si l’histoire de l’art n’est pas l’histoire des artistes, de quoi sera-t-elle donc l’histoire ? Depuis des siècles, les théories cycliques de l’histoire se réglaient sur le modèle de l’évolution naturelle de l’individu, selon la suite de l’enfance, de l’adolescence, de la maturité et de la vieillesse. Winckelmann substitue à ce schéma le devenir proprement esthétique de l’évolution des formes : au sublime et au « grand goût » d’un Phidias, origine et source de l’art grec, succèdent le beau et le gracieux de l’art hellénistique ; le génie se tarissant, l’art n’a bientôt plus d’autre ressource, pour demeurer, que s’imiter lui-même – les Romains seront d’excellents copistes – jusqu’à ce qu’il décline dans la « manière » et succombe enfin sous le poids de l’ornement et

de l’artifice. Les formes ont un destin, et ce qui était vivant symbole chez les Anciens dégénère nécessairement en froide allégorie chez les modernes. L’histoire de l’art sans artistes est une morphologie de la beauté. En ce sens, Winckelmann est à l’origine de l’école allemande dite de la « pure visualité » (Reine Sichtbarkeit) qui se développe en Allemagne à la fin du XIXe s., dans le cercle formé par le philosophe K. Fiedler, le peintre H. von Marées et le sculpteur A. von Hildebrand 4 ; downloadModeText.vue.download 76 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 74 elle inspirera, au début du XXe s., les travaux d’un Wölfflin, qui voulut à son tour entreprendre une « histoire de l’art sans nom », Kunstgechichte ohne Nahmen 6. Pourtant, si l’histoire des formes rend bien compte de l’épanouissement d’un style et de sa pleine maturité, si elle sait être encore attentive à la secrète éclosion de l’origine, elle conduit en revanche à déprécier les époques tardives, à les refouler en une incertaine et confuse « décadence ». Le goût pour l’antique était indissociable, dans l’esprit de Winckelmann, du dégoût pour le « baroque », la profusion ornementale qui dominait au XVIIIe s. dans les cours allemandes, et dont il rejetait abusivement la responsabilité sur l’art du seul Bernin. Il faudra attendre le début du XIXe s. pour que l’on retrouve la grandeur du style gothique, qui depuis la Renaissance paraissait barbare aux yeux de ceux qui admiraient les Anciens, et la fin de ce même siècle (1888) pour que Wölfflin réhabilite, encore bien timidement, l’esthétique « baroque ». Et c’est seulement au XXe s. que le gothique tardif, ou « flamboyant », le « maniérisme », mais encore le « néoclassicisme » (dont le théoricien est Winckelmann, qui dut ainsi ironiquement subir lui-même le sort qu’il réservait aux époques de décadence) sont rétablis dans la plénitude de leur affirmation. Cette prolifération des écoles et des styles conduit à remettre en question le point de vue strictement morphologique de « l’histoire de l’art sans nom ». L’oeuvre d’art doit être plutôt conçue comme l’expression d’une idée, comme le témoin privilégié d’une « vision du monde », un emblème muet dont l’historien, qui se fait alors interprète, doit délivrer le sens. Art, culture, civilisation : ces trois notions deviennent indissociables. Les travaux de Warburg, de Gombrich ou de Panofsky donneront à cette orientation un splendide développement au cours du XXe s. ▶ Cette méthode, à son tour, n’est pourtant pas sans faille : elle tend à nier la singularité de l’oeuvre dans un relativisme

volontiers sociologique, et plus encore à la recouvrir sous le poids des références, à dissoudre le fait de la beauté plastique dans le réseau des textes, à traduire dans le champ du discours l’énigmatique et souveraine manifestation de l’événement esthétique. L’histoire de l’art court alors le risque de perdre son autonomie, et de n’être plus qu’un simple appendice ajouté à la leçon d’histoire. C’est ainsi que la méthode oscille entre la morphologie et l’herméneutique, la phénoménologie et l’iconologie, la vie des formes et l’antagonisme des cultures. Cette contradiction, qui n’est peut-être qu’apparente, entre le fait et le sens, la force plastique et l’expression de l’idée, ne semble guère dépassée et nourrit de nos jours encore le débat entre les historiens de l’art. Jacques Darriulat ✐ 1 Vasari, G., les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. A. Chastel, Berger-Levrault, Paris, 1981. 2 Winckelmann, J. J., Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture, trad. M. Charrière, J. Chambon, Nîmes, 1991. 3 Winckelmann, J. J., Histoire de l’art chez les Anciens, trad. M. Huber, Barrois, Savoye, Paris. 4 Sakvini, R. (éd.), Pure Visibilité et formalisme dans la critique d’art au début du XXe s., Klincksieck, Paris, 1988 ; Junod, P., Transparence et opacité. Pour une nouvelle lecture de K. Fiedler, L’Âge d’homme, Lausanne, 1976. 5 Wolfflin, H., Réflexions sur l’histoire de l’art, trad. R. Rochlitz, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1997. Voir-aussi : Bazin, G., Histoire de l’histoire de l’art, de Vasari à nos jours, Albin Michel, Paris, 1986. Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. Kubler, G., Formes du temps (1962), trad. Champ libre, Paris, 1973. Kultermann, U., Geschichte des Kunstgechichte. Der Weg einer Wissenschaft, Munich / New York, 1990-1996 ; Storia della storia dell’arte, trad. E. Filippi, Vicence, Neri Pozza, 1997. Pächt, O., Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. Lacoste, Macula, Paris, 1994. Venturi, L., Histoire de la critique d’art, trad. J. Bertrand, Flammarion, coll. « Images et Idées », Paris, 1969. ∼ L’ART EN QUESTION 1 : MONDE DE L’ART Décalque de l’anglais artworld. ESTHÉTIQUE

Notion qui vise d’abord à expliquer que des objets de consommation courante puissent être exposés comme des oeuvres d’art, en raison d’une ambiance théorique qui en remet en cause la définition « traditionnelle ». Dans une acception ultérieure, contexte (puis ensemble des contextes) socioculturel qui sert de support à l’activité artistique. REM. Notion introduite par Danto pour résoudre un problème d’histoire de l’art et par la suite approfondie (ou pervertie ?) dans une optique sociologique. La notion de monde de l’art apparaît dans un article de Danto : « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’oeil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art » 1. Cette phrase fait écho à une longue discussion au sein de l’esthétique analytique : doit-on, dans la lignée de Wittgenstein 2, s’attacher aux propriétés apparentes des oeuvres d’art ou bien, à l’instar de Mandelbaum 3, s’intéresser à leurs propriétés relationnelles, structurales ? Danto choisit la seconde solution pour rendre compte du fait que Warhol expose comme oeuvre d’art des fac-similés de cartons d’emballage en 1964 à New York. Au-delà de ce fait, l’auteur s’intéresse à la définition de l’art. Le monde de l’art qui détermine le geste warholien correspond à un moment historique et théorique où, la définition de l’art étant radicalement remise sur le tapis, l’art entre en dialogue avec la philosophie. Les successeurs de Danto, contre son gré, donnent à sa notion un sens sociologique. Le monde de l’art, pour Dickie, devient « la vaste institution sociale où les oeuvres d’art prennent place » 4. Par institution, il n’entend pas un organisme (ministère ou musée), mais le système global qui règle la pratique d’un art (y compris des organismes) et dans le cadre duquel une oeuvre fait « candidature » à l’appréciation esthétique. La prise en compte de la diversité des systèmes des arts (plastiques, théâtral, musical, etc.) implique une extension de la notion de monde de l’art, qui porte en germe le passage au pluriel des « mondes de l’art » proposé par le sociologue H. Becker. Ce dernier désigne par là tout réseau de personnes, y compris les artistes, dont l’activité consiste à gérer la production des oeuvres d’art 5. Dans la variété de ces réseaux, il considère autant les arts mineurs (peintres du dimanche, musiciens de rock, etc.) que le microcosme newyorkais de l’art contemporain auquel se restreignait Danto, puisque la sociologie s’intéresse moins aux conséquences esthétiques des innovations artistiques qu’au champ social réel de l’art (en un sens voisin de Bourdieu6). Dominique Chateau

✐ 1 Danto, A., « The Artworld » (1964), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, PadownloadModeText.vue.download 77 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 75 ris, 1988. Voir aussi la Transfiguration du banal, une philosophie de l’art (1981), trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, coll. Poétique, Paris, 1989. 2 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques (1936-1949), trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1986. 3 Mandelbaum, M., « Family Resemblances and Generalization Concerning the Arts », in The American Philosophical Quaterly, vol. II, no 3, juillet 1965. 4 Dickie, G., Art and the Aesthetics, an Institutional Analysis, Cornell University Press, Ithaca-London, 1974, p. 29. 5 Becker, H., les Mondes de l’art (1982), trad. J. Bouniort, Flammarion, Paris, 1988, p. 159. 6 Bourdieu, P., les Règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992. ! EXPOSITION, MUSÉE, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART), PUBLIC, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART) ∼ L’ART EN QUESTION 2 : L’ART POUR L’ART Formulation employée incidemment par B. Constant (1804), puis par V. Cousin dans son Cours de 1818 (publ. 1936), et qui s’impose avec la préface que T. Gautier compose pour son sulfureux roman Mademoiselle de Maupin (1835). ESTHÉTIQUE Courant issu du romantisme qui revendique une autonomie formelle de la sphère artistique par rapport à la société. Cultivant la perfection formelle pour elle-même (Parnasse, symbolisme), il n’en affirme pas moins dans les faits une posture emblématique et datée de la figure de l’artiste. Soucieux de préserver l’art des pressions d’une société en pleine mutation, l’artiste romantique défend son indépendance vis-à-vis des tutelles institutionnelles, qu’elles soient d’ordre politique, moral ou artistique. Le mot d’ordre de la bohème, à rebours de l’utilitarisme saint-simonien, clôt le procès d’émancipation amorcé à la Renaissance (Alberti, Vasari) par lequel l’artiste conteste son statut servile d’artisan, mais cette religion de l’art qui sanctionne son changement de

statut signale aussi la difficulté d’avoir troqué dépendance artisanale, protection de l’Académie, régime du mécénat aristocratique, ecclésiastique et étatique, contre l’emprise aveugle du marché 1 ; « l’art pour l’art » réclame pour l’oeuvre une liberté de composition que son statut de marchandise, proposée à la vente, à la consommation, contredit formellement. En tant que manifeste esthétique, la notion annonce la solidarité entre formalisme et avant-garde, qui caractérise une part importante de l’art du XXe s. Dégagée de toute prescription à l’égard du contenu, la forme pure prétend n’être jugée que sur sa valeur esthétique, sans être assujettie à aucun discours, ni à aucune norme extérieure à elle-même. Ce repli souverain confère à l’artiste la posture prophétique du génie solitaire, qui anticipe sur le devenir de l’art autant que sur celui de la société. « L’art pour l’art » annonce le goût pour l’invention formelle qui atteste, au XXe s., la subordination de l’idée (contenu) à la forme productrice, mais l’autonomie ne suffit guère, non plus que l’isolement, pour valider l’effet de l’art. Il est aujourd’hui clair qu’on ne peut rapporter la création dans la culture à la seule individualité géniale, héraut de l’art futur : le pathos de la rupture, l’isolement messianique ont fait long feu. ▶ Anticipant sur les multiples courants qui émaillent le XXe s., « l’art pour l’art » rompt avec son usage populaire en affirmant la position extérieure, solitaire, du créateur qui refuse de se soumettre à aucune autre norme que celle qu’il invente luimême ; il exige apparemment pour l’art une indépendance à l’égard du social, mais il contribue de fait à institutionnaliser ce nouveau statut : la figure de l’« artiste » de la modernité. Anne Sauvagnargues ✐ 1 Benjamin, W., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, chap. I, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1979, rééd. 1990. Voir-aussi : Adorno, T. W., « Engagement » (1962), in Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1999, pp. 285-306. Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992, pp. 112-122. Cassagne, A., la Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, rééd. Champ Vallon, Seyssel, 1997. Gadamer, H. G., l’Actualité du beau, trad. E. Poulain, Alinéa, Aix-en-Provence, 1992, pp. 23-24. Sartre, J.-P., l’Idiot de la famille, t. III, I, III, D, 1 et 3, Gallimard, Paris, 1972, pp. 202-205. ! ACADÉMIE, AVANT-GARDE, CRITIQUE D’ART, FORMALISME,

MODERNE, MODERNISME, MODERNITÉ ∼ L’ART EN QUESTION 3 : FIN DE L’ART ESTHÉTIQUE Expression qui, pour répandue qu’elle soit devenue, n’en est pas moins équivoque, sinon contradictoire : elle peut désigner la finalité de l’art, c’est-à-dire le point de son plus extrême accomplissement, ou bien au contraire sa mort, c’est-à-dire l’aveu de son impuissance. En un geste inusable et toujours recommencé, le XXe s., à la suite de la provocation dadaïste, n’a cessé de proclamer la « fin de l’art » et d’en porter l’interminable deuil. On peut même dire, de l’art contemporain, qu’il vit de se savoir mourir et, tel le roi renaissant le jour de ses funérailles, qu’il doit son acte de naissance à son certificat de décès : l’art est mort, vive l’art ! Il y a pourtant loin de la déclamation sur la « mort de l’art » – qui aura théâtralisé l’histoire de la création depuis la Première Guerre mondiale – au constat peut-être plus subtil de la « fin de l’art ». L’expression est en effet équivoque, puisqu’elle désigne également la limite et la finalité, l’échec et l’accomplissement, la disparition et l’assomption. Au XIXe s. déjà, Baudelaire ne voyait en Manet que « le premier dans la décrépitude de [son] art » (lettre du 11 mai 1865). Nostalgique d’un temps où le rêve l’emportait sur le réel, le poète ne discerne, dans l’indifférence ennuyée, dans l’indécence hébétée de l’Olympia, que ce qui s’achève, et non ce qui commence. Zola saura pourtant deviner, dans l’art de Manet, la naissance d’une autre peinture, jeu de sensations colorées qui prétend valoir pour lui-même, et ne renie plus la platitude du tableau. La fin, c’est-à-dire la mort de la peinture prophétisée par Baudelaire, est aussi la révélation d’une peinture pure qui, devenue indifférente au sujet, ne veut avoir d’autre fin qu’elle-même. Devenue autotélique, l’oeuvre d’art ne célèbre sa fin qu’en se faisant elle-même finalité sans fin, et la revendication de l’autonomie accompagne invariablement la proclamation de la rupture, la dénonciation militante d’une ère révolue. La peinture sera le champ privilégié où s’exerce cette mise à mort qui vaut pour une délivrance. Hegel n’avait-il pas mis en lumière la nécessaire dissolution de l’oeuvre dans l’art romantique ? Il fallait en effet que la pensée fasse l’expérience de son inadéquation downloadModeText.vue.download 78 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 76 au sensible, que l’Idée s’élève à la reconnaissance de son irré-

ductible excès sur sa représentation phénoménale, pour que la conscience, devenue rationnelle en devenant malheureuse, se détourne du phénomène et s’effectue par le seul développement dialectique du concept. ▶ Depuis plus d’un siècle, le geste de l’artiste semble prisonnier du double sens qui travaille la « fin de l’art » : selon qu’il se réclame de Duchamp, qui réalise en 1918 sa dernière toile intitulée Tu m’, prenant ainsi péremptoirement congé de la peinture, ou de Kandinsky, qui date de 1910 sa première aquarelle abstraite, régie par la seule « nécessité intérieure » et affranchie des contraintes externes de la représentation, le peintre décline la fin de l’art en en célébrant inlassablement les funérailles, ou en élevant au contraire l’oeuvre à la dignité de l’absolu. Cette ambivalence, source d’une infinité de variations, est cultivée avec délices. Il ne semble pas qu’elle soit encore dépassée. Jacques Darriulat ✐ Bataille, G., Manet, Skira, Genève, 1955. Clair, J., Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, « Art et artistes », Gallimard, Paris, 2000. Danto, A., Après la fin de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 1996. Démoris, R., les Fins de la peinture, actes du colloque organisé par le Centre de recherches « Littérature et arts visuels » (911 mars 1989), Desjonquières, Paris, 1990. Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. ∼ FOCALE 1 : ART ET NATURE ESTHÉTIQUE Autant que de l’art, l’esthétique se préoccupe du sentiment de l’homme devant le beau naturel. Le jardin occupe à cet égard une situation privilégiée puisqu’il est une oeuvre humaine inscrite dans la matérialité même du paysage. Le moment crucial dans l’histoire du jardin, celui qui en fait un révélateur irremplaçable de l’évolution de la sensibilité, se place au bout d’une évolution des trois siècles, au XVIIIe s., lorsque le succès européen du jardin formel français (théorisé par Dézallier d’Argenville en 1709) cède la place au parc paysager anglais et à la flambée des jardins anglo-chinois. Le changement fondamental ne porte pas tant sur les éléments du locus amoenus (l’eau, le végétal, la lumière) que sur un changement de paradigme à la base des réalisations in situ : celui de la peinture (Pope) et de la poésie (Girardin)

remplace celui de l’architecture et d’une géométrie quasi abstraite. L’art authentique des jardins et du paysage n’est plus un spectacle qui se montre de manière ostentatoire, il devient un art caché qui procède par l’éveil d’un état de l’âme plutôt que par une mise en scène des corps inspirée par la danse et le théâtre. Si scénographie il y a, c’est celle d’une nature certes artificielle mais qui se donne comme une imitation des formes et éléments de la nature capable d’éveiller des affects correspondants, désirés en même temps que révélés. C’est pourquoi la ligne serpentine (Hutcheson) est omniprésente : les formes de l’eau sont des étangs mélancoliques ou des lacs aux contours dissimulés plutôt qu’un canal, des bassins ou des fontaines éclatantes. Des chaos rocheux et sauvages prennent la place des statues équestres et autres incarnations des dieux antiques. Les pelouses se répandent jusqu’au seuil de la demeure, recherchant un enveloppement, voire un enfouissement, de l’architecture dans le végétal plutôt que sa prééminence. Des chemins étroits, sinueux et courbes s’ajoutent aux grands axes et allées droites, larges et claires, qui matérialisaient l’emprise et l’efficacité des lois de la perspective sur l’organisation de l’espace, voire les remplacent. Des folies et des fabriques dispersées accrochent et impressionnent le regard plutôt que le détail minutieux des parterres de broderies. Des tableaux et scènes presque indépendantes l’une de l’autre se présentent tout à tour aux yeux du promeneur, reliées entre elles par le pas d’une promenade méditative plutôt que par une lecture impérative ou démonstrative. La maîtrise symbolique et économique d’un territoire agricole étant accomplie, le jardin devient une évocation nostalgique d’un paradis perdu (Stourhead) ou d’une Arcadie retrouvée. Toute la terre peut être vue comme un jardin qui s’étend à l’infini, note Walpole au sujet de William Kent. Il ne s’agit pas seulement de perception, mais d’une interrogation sur la place de l’homme au sein de la nature – comme en témoigne le dispositif du « ha-ha » (ou « saut de loup ») – et de la société. En exaltant la solitude et la rêverie, la promenade prédispose au souci de l’intériorité et favorise un sentiment d’harmonie cosmique. Terrain de prédilection qui flatte l’expression et l’expansion de la sensibilité humaine, le jardin est pourtant menacé dans ses codes esthétiques par l’excès du pittoresque (justement critiqué par Quatremère de Quincy en 1820) et ensuite par les effets de la mécanisation et de l’urbanisation. ▶ Le XVIIIe s. constitue ainsi un tournant fondamental. Au moment même où les cadres esthétiques et épistémologiques

qui étaient les moteurs de la création plastique (la mimésis, conçue comme augmentation iconique, et l’ut pictura poesis) sont radicalement contestés (Hegel), l’art des jardins meurt en tant qu’art, mort exemplaire et quasi tragique puisque cet événement coïncide avec son accomplissement. Incarnant le lieu de l’aura de l’art classique, le jardin, élargi au paysage, anticipe la perte d’aura caractéristique de l’art moderne et contemporain. Philippe Nys ✐ Baltrusaïtis, J., « Jardins et pays d’illusion », in Aberrations. Essai sur la légende des formes, Flammarion, Paris, 1983 (rééd. Champs, 1995). Dixon Hunt, J., et Willis, P., The Genius of the Place, MIT Press, Cambridge, 1988. Dixon Hunt, J., l’Art du jardin et son histoire, Odile Jacob, Paris, 1996. Martinet, M.-M. (textes présentés par), Art et Nature en GrandeBretagne au XVIIIe s., Aubier, Paris, 1980. Wiebenson, D., The Picturesque Garden in France, Princeton U. P., 1978. ! ESTHÉTIQUE ∼ FOCALE 2 : ART ET SCIENCE ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES Un lieu commun tenace oppose l’activité rationnelle de la science, dont l’objet est la connaissance des lois de la nature, et la démarche Imaginative sinon fantasque de l’art, dont la visée serait de plaire et d’embellir. Cela n’a pourtant de sens que si l’on réduit l’art à une conduite de divertissement ou tout au moins de substitution. Il est beaucoup plus pertinent de remarquer que cette bipolarisation excessive est un sous-produit d’une conception exagérément positiviste du savoir et qu’elle ne rend pas downloadModeText.vue.download 79 sur 1137

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77 justice à l’investissement théorique considérable dont ont su faire preuve les artistes à toutes les époques. L’art ne cesse en effet d’emprunter à la pensée scientifique des outils de conceptualisation : rôle des mathématiques dans l’élaboration de la perspective, avec les traités de Piero della Francesca (vers 1490) ou, Dürer (1528), et dans la déduction des lois harmoniques par Rameau (1722), et il participe d’un questionnement qui s’alimente volontiers aux mêmes sources intellectuelles. En retour, les artistes ont mis leur talent graphique au service des sciences naissantes : dessins anatomiques illustrant la Fabrica de Vésale (1543), cartographie et images de choses vues au microscope (Hollande, XVIIe s.). Nombre d’entre eux ont entretenu un rapport privilégié avec la spéculation, que ce soit sur le plan de leurs motivations personnelles, du contenu et de l’organisation de leurs oeuvres ou de la portée sociale de leurs idées, jusqu’à s’élever comme Léonard de Vinci à la condition d’esprit universel. À l’inverse, les adhésions à l’irrationnel sont souvent une réponse maladroite à une présomption, justifiée ou non, de scientisme. Ces arguments n’ont nullement pour résultat une confusion entre domaines, laquelle n’intervient qu’en cas de contrainte idéologique forte (constructivisme russe) ou d’une restriction de l’art à l’expérimentation. En fait, art et science ne font pas fonctionner au même niveau les éléments qu’ils partagent : alors que la pensée scientifique procède verticalement, par réduction et hiérarchisation des connaissances, l’art tisse des réseaux adjacents d’association qui multiplient les modes de présentation et il ne cesse de se réapproprier leur contenu. Même lorsqu’il s’abrite derrière l’apparence la plus objective ou la plus anonyme, l’enjeu reste de sensibiliser chaque paramètre et de renouveler à partir de lui l’expérience du rapport avec le monde. D’où en retour la facilité à appliquer des prédicats esthétiques pour caractériser le travail scientifique (élégance d’une démonstration, symétrie de propriétés, équilibre ou tension créatrice de nouvelles investigations). ▶ Loin d’être ennemis ou étrangers l’un à l’autre, art et science se révèlent des partenaires irremplaçables dans le procès humain d’appréhension de la réalité. Jacques Morizot ✐ Art et science : de la créativité (colloque de Cerisy, 1970), UGE, Paris, 1972. Kemp, M., The Science of Art : Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, Yale U P, 1992. Salem, L., la Science dans l’art, Odile Jacob, Paris, 2000.

Sicard, M., la Fabrique du regard. Images de science et appareils de vision (XVe-XXe s.), Odile Jacob, Paris, 1998. ! ARTS TECHNOLOGIQUES ∼ FOCALE 3 : ART ET POLITIQUE GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE Si le rapport entre production d’art et institutions se révèle déterminant dans toutes les sociétés, ce n’est qu’avec l’émergence de l’art comme sphère autonome de la culture que se pose la question de l’interaction entre le pouvoir qui prescrit ou restreint l’usage des arts et l’action en retour de la création artistique sur la société : puissance critique ou ornement apologétique du pouvoir ? La production d’art relève du politique au sens large et se lie à l’exercice du pouvoir depuis l’apparition des sociétés sédentaires centralisées, comme le montre l’architecture, sacrée, militaire ou civile. La pratique artistique, même dans les sociétés qui ne reconnaissent aucune indépendance ni spécificité à l’art, s’inscrit dans le rituel et relève du « fait social total » (Mauss). C’est dans les sociétés qui pensent le politique que le statut de l’art fait essentiellement problème : en chassant le poète de la cité, Platon 1 inaugure le lien entre l’art et les moeurs. Par la séduction qu’il exerce, l’art agit sur le peuple dont il transforme le goût. Il relève donc de la politique comme administration et gestion de la vie commune, qu’elle soit effective ou prescriptive. Le rapport de l’art à la politique renvoie alors aux diverses modalités par lesquelles l’instance du pouvoir régit, utilise ou censure la production et l’usage des arts, et à l’influence en retour que l’initiative artistique exerce sur l’équilibre social. Le mouvement historique d’émancipation des beaux-arts à partir de la Renaissance favorise une liaison plus étroite entre l’artiste et le pouvoir. Les cours princières italiennes, la Rome papale, l’État centralisé en France se disputent l’artiste de génie pour diffuser l’image d’un pouvoir raffiné et puissant. Ainsi, l’art baroque du Bernin manifeste l’éclat de la ContreRéforme à Rome, tandis qu’à Versailles, Boileau, Lully ou Le Brun assurent la représentation et le rayonnement du pouvoir royal. La théorie normative du chef-d’oeuvre à l’antique et la poétique du beau se figent en doctrine académique, pendant que l’art devient une valeur sociale autonome. Cette géopolitique du style subit au XVIIIe s. l’impact de la théorie kantienne du jugement subjectif ; Schiller, suivi par les romantiques, fait de l’art l’organe de libération suprême, la grâce esthétique oeuvrant pour la dignité morale et le progrès cosmopolitique de l’humanité 2. L’artiste devient l’instituteur, puis le « médecin de la civilisation » 3.

À l’époque moderne, l’autonomie de l’art permet à l’artiste de s’engager en son propre nom. L’artiste occupe vis-à-vis du social une fonction médiatrice : chroniqueur lucide (roman réaliste), mais aussi acteur partisan, opposant (Picasso, Guernica) ou suppôt du régime (les films de propagande nazie de L. Riefenstahl). Même un patient styliste comme Mallarmé se comporte en prophète qui résiste au présent et s’engage pour l’avenir. Enrôlant l’artiste dans l’action politique, la critique marxiste fait coïncider militantisme et révolution formelle (Lukacs, Brecht). Mais le pouvoir totalitaire (nazisme, stalinisme) écrase la création. Le lien entre recherche formelle et conscience sociale n’est ni immédiat ni causal, comme le montrent Adorno 4 ou Sartre 5. Tandis que l’industrie et la propagande attestent l’inféodation de l’art à l’exercice du pouvoir (Benjamin), l’idéologie du progrès n’unit plus l’art à la politique, même si l’art conserve sa fonction critique de résistance. ▶ Aujourd’hui, l’art est en quête d’un nouvel usage social capable de compenser la fracture entre art populaire et institutionnel, entre tentative isolée et récupération médiatique. Il s’agit de penser le rapport entre création et mutation des cultures, en art comme en politique. Anne Sauvagnargues ✐ 1 Platon, République, not. III 398a et X 607e, trad. R. Baccou, Flammarion, Paris, 1966. 2 Schiller, F. von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre XXIV, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1943. Voir également : Schelling, F. W., Textes esthétiques, Klincksieck, Paris, 1978 ; et Hegel, G. W. F., Esthétique, t. 1., Aubier, Paris, 1994, pp. 84 sq. 3 Nietzsche, F., le Livre du philosophe, II, trad. A. Kremer-Marietti, Flammarion, Paris, 1991. downloadModeText.vue.download 80 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 78 4 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Klincksieck, Paris, 1996. 5 Sartre, J.-P., Situations II, Gallimard, Paris, 1948. Voir-aussi : Bourdieu, P., les Règles de l’art, Seuil, Paris, 1992. Bourdieu, P., et Haacke, H., Libre échange, Seuil / Les presses du réel, Paris, 1994. Gerz, J., la Question secrète, Actes Sud, Arles, 1996 ; Esthétique et marxisme (Raison Présente), U.G.E., 10 / 18, Paris, 1974. Michaud, E., Un art de l’éternité. L’image et le temps du national

socialisme, Gallimard, coll. « Le temps des images », Paris, 1996. ∼ GENRE 1 : ARTS PLASTIQUES Du grec plastikos, plassein, « modeler », « former ». ESTHÉTIQUE Héritée du vocabulaire grec, notion qui a un sens matériel – formel : le modelage, la mise en forme de la matière, et un sens plus abstrait qui soit s’applique à l’idée de plasticité, soit implique cette idée (au-delà des arts plastiques eux-mêmes). Des Grecs jusqu’à la période actuelle, on assiste à une série de variations autour de ces deux significations plus ou moins concurrentes. REM. Notion très étroitement liée à l’histoire de l’art et de la Kunstwissenschaft, d’abord transformée en concept par des philosophes (Shaftesbury, Taine), surtout alimentée aujourd’hui par le discours des praticiens-critiques. La notion d’arts plastiques 1, qu’elle soit simplement classificatoire ou renvoie au concept plus abstrait de plasticité, n’a jamais renié son étymologie : plastikos est associé au modelage, lequel non seulement s’applique à la matière malléable, mais encore s’étend, dès Platon 2, à la forme et / ou idée (eidos). Jusqu’au début du XVIIIe s., « la plastique » désigne tantôt la classe restreinte des arts du modelage de la matière molle, tantôt la classe plus étendue des arts de la mise en forme d’une matière. La notion même d’art plastique ou d’arts plastiques émerge avec un sens plus abstrait à la faveur de la rencontre, dans la pensée de Shaftesbury 3, entre l’expérience esthétique qu’il fait en Italie à la fin de sa vie et une théorie philosophique atypique (inspirée par les néoplatoniciens de Cambridge), celle de la « nature plastique », une notion qui désigne le dynamisme de la nature tel qu’il s’incarne dans le processus inconscient de la croissance des êtres et dans la puissance libre et consciente du sens interne humain. Shaftesbury prend en compte aussi bien le travail de la matière (former, façonner, rectifier, polir, etc.) que son rapport à la forme dont la détermination est d’abord intérieure, dans l’optique de l’ut pictura poesis. L’influence du philosophe britannique sur la pensée ger-

manique est connue 4. La diffusion de sa pensée est favorisée par la richesse du vocabulaire allemand. Du grec procède Plastik, « sculpture » (Skulptur) et « architecture », tandis que la notion plus générale d’« arts plastiques », y compris la peinture, est traduite par bildenden Künste, où l’adjectif est dérivé de Bild, « image », et bilden, « former ». Le sens classificatoire de bildenden Künste est mis en évidence par divers philosophes, tel Kant 5 qui les définit comme « arts de l’expression des Idées dans l’intuition des sens », y incluant la Plastik et la peinture. Cette richesse de vocabulaire, croisée avec plusieurs influences philosophiques (du côté britannique : Berkeley, Locke ; du côté français : Rousseau, Diderot), explique l’importance que devait prendre dans la Kunswissenschaft allemande, de Herder à C. Einstein en passant par Fiedler et Riegl, le débat sur les valeurs tactiles et les valeurs optiques (notion d’haptique, de visibilité pure, etc.). La notion d’arts plastiques apparaît plus tardivement en France, mais dans un contexte théorique fort, à travers l’intuition de Lamennais 6 puis le travail plus approfondi de Taine qui, avant M. Denis, met clairement en évidence la spécificité du plan plastique : « Un tableau est une surface colorée, dans laquelle les divers tons et les divers degrés de lumière sont répartis avec un certain choix ; voilà son être intime (...) » 7. C’est toutefois dans le monde de l’art, sous la plume des critiques et des artistes, que la notion d’arts plastiques prend son essor, en Europe et, par contamination, aux États-Unis dans la première partie du XXe s. Conformément à son étymologie, elle se développe dans un sens matériel-formel autant que dans un sens abstrait, les deux niveaux étant souvent imbriqués, parfois mis en contradiction. Le postimpressionnisme, le cubisme (et l’art nègre), le futurisme, le néo-plasticisme et maints autres mouvements d’avant-garde connaissent le langage de la plasticité, non moins étendu rétroactivement à l’art ancien et revendiqué par des mouvements de retour à l’ordre, tel Valori plastici. Après 1945, une orientation contraire se dessine, notamment aux États-Unis. La notion de plastique est refoulée en même temps que la perspective des mouvements d’avantguerre. B. Newman, par exemple, oppose le « plasmique » au plastique 8, préconisant, contre l’héritage de l’art moderne (transmis notamment par Bell et Fry), de faire passer l’expression de l’idée de l’artiste avant les qualités de l’oeuvre. On notera, toutefois, qu’en France, au début des années 1970, la

notion d’arts plastiques non seulement était toujours vivace, mais reprit de la vigueur avec l’introduction de leur enseignement à l’université (et l’usage de leur enseigne dans l’institution culturelle), selon un schéma d’interaction de la pratique et de la théorie qui, une fois de plus, renvoie à l’origine du mot plastique. ▶ Sur le plan strictement philosophique (bien que les philosophes aient déserté le terrain), l’intérêt de ces discussions d’une extension considérable réside, bien entendu, dans l’approfondissement de la question de la forme, figurative ou abstraite, mais aussi dans un processus de généralisation qui associe la plasticité à toute forme d’art, y compris la musique (Mondrian) et le langage (Duchamp). Dominique Chateau ✐ 1 Chateau, D., Arts plastiques : archéologie d’une notion, J. Chambon, Nîmes, 1999. 2 Platon, République VI, 510e - 511a ; voir aussi IX, 588be, et Timée 55de. 3 Shaftesbury, A., Plastics or the Original Progress and Power of Designatory Art (1712-1713), in B. Rand (éd.), Second Characters or the Language of Forms, Cambridge University Press. 4 Cf. notamment Larthomas, J.-P., De Shaftesbury à Kant, Atelier national de reproduction des thèses, Diff. Didier érudition, 2 tomes, 1985. 5 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974. 6 Lamennais, F. de, Esquisse d’une philosophie, Pagnerre, Paris, 1840. 7 Taine, H., Philosophie de l’art (1864-1869, puis 1882), Fayard, Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Paris, 1985. 8 Newman, B., « The Plasmic Image » (1945), in Selected Writings and Interviews, éd. John P. O’Neill, New York, Alfred A. Knopf, 1990. downloadModeText.vue.download 81 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 79 ! FORMEL, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART)

∼ GENRE 2 : ARTS TECHNOLOGIQUES ESTHÉTIQUE Ensemble des arts qui requièrent l’usage de technologies « de pointe » rompant non seulement avec les techniques traditionnelles (peinture, sculpture, dessin, etc.), mais aussi avec les techniques considérées comme modernes, telles que la photo ou le cinéma. Certains artistes utilisent, par exemple, l’image (ou le son) électronique, l’image holographique, le laser, le néon, les métaux à mémoire de forme ou des matières plastiques, voire, depuis peu, les biotechnologies et, de plus en plus, les technologies numériques (images et sons de synthèse, hypertextes, etc.) et les technologies de la communication et de l’information. L’expression strictement technique « arts technologiques » n’augure en rien de la singularité artistique des oeuvres extrêmement variées qui en sont l’expression. Elles reflètent néanmoins chez leurs auteurs une certaine conception de la technologie en tant que champ d’expérimentations perceptives et logiques, liées à la science et mises au service de l’art. Les arts technologiques s’inscrivent dans une problématique liant art, technique et science, qui s’affirme au début du siècle (avec le constructivisme, le futurisme et le Bauhaus) et qui se développe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ils rebondissent autour des années soixante-dix, tout en évoluant, avec notamment les recherches de l’EAT (Experiments in Art and Technology) et celles du MIT sous l’impulsion de la cybernétique, du cinétisme et, plus tard, des arts de la communication. L’explosion de la micro-informatique et, au tournant des années quatrevingt-dix, l’apparition des réseaux (Internet) relancent encore une fois l’intérêt des artistes pour la technologie. ▶ À travers le numérique qui tend à contrôler la quasi-totalité du technocosme, le champ de l’expérimentation artistique s’élargit considérablement en même temps qu’il se redéfinit. Qu’il s’agisse de dispositifs de réalité virtuelle, de multi- ou d’hypermédias, d’oeuvres « hors ligne » ou « en ligne », une esthétique commune se dessine sous la diversité des oeuvres. Elle interroge le corps et la subjectivité dans le dialogue avec la machine et refonde les relations entre l’auteur, l’oeuvre et le spectateur. Edmond Couchot ✐ Couchot, E., Images. De l’optique au numérique, Hermès, Paris, 1988. Lovejoy, M., Postmodern Currents. Art and Artists in the Age of Electronic Media, Prentice Hall, 1997.

Popper, F., l’Art à l’âge électronique. Hazan, Paris, 1993. ! ART ET SCIENCE, VIRTUEL L’art contemporain est-il une sociologie ? L’art contemporain ne constitue pas seulement une avancée dans la progression des avant-gardes : il opère une véritable rupture dans les conceptions mêmes de l’art, instaurant un nouveau paradigme artistique. Contemporain de l’émergence de la sociologie, celui-ci en épouse également le mouvement : d’une part, en expérimentant en actes ce que la sociologie analyse conceptuellement ; et, d’autre part, en opérant avec les conceptions de sens commun une rupture analogue à celle que la sociologie opère avec la tradition philosophique. Les démarches conceptuelles inaugurées au moment de la Première Guerre mondiale – minimaliste avec les monochromes de Malevitch, dadaïste avec les « readymades » de Duchamp – réduisent l’intervention de l’artiste à une dimension « infra-mince ». Le lieu de la création se déplace ainsi de la matérialité de l’objet fabriqué par l’artiste à l’immatérialité du geste instituant comme oeuvres d’art des propositions privées des caractéristiques habituellement requises. DE MAUSS À DUCHAMP C e déplacement des frontières de l’acceptabilité artistique, qui alimentera un demi-siècle plus tard les différentes déclinaisons du conceptualisme, entraîne une radicale relativisation des critères de l’art, qui rejoignait des mouvements analogues apparus à la même époque non seulement dans d’autres arts (musique, poésie, théâtre, danse) mais aussi dans les premières avancées des sciences sociales. Peu auparavant en effet, l’anthropologue M. Mauss avait fourni la raison théorique, dans le domaine de la magie, de ce que M. Duchamp allait expérimenter en pratique dans le domaine de l’art, en analysant le fait magique comme représentation collective, qui assure à la fois la reconnaissance du magicien en tant que tel et, à travers cette représentation, l’efficacité de son acte. De même que l’artiste, selon Duchamp,

ne se définit plus par la nature de ses oeuvres mais par sa reconnaissance comme artiste, doté du pouvoir de rendre un objet artistique par la seule puissance d’une signature investie de la croyance en son authenticité, de même le magicien selon Mauss ne se définit pas par la nature de ses actes mais par sa reconnaissance comme magicien, doté du pouvoir de rendre un geste efficace par la seule puissance d’un rituel investi de la croyance en son efficacité. Si, désormais, n’importe quel objet du monde ordinaire peut être traité comme une oeuvre d’art à condition que ce traitement soit le fait d’un artiste, alors l’oeuvre d’art n’est rien d’autre que ce qui est produit par un artiste – artiste qui lui-même se définit comme celui qui a la capacité à faire oeuvre d’art. La question se déplace alors vers les processus de validation de cette capacité, qui constituent précisément l’objet du sociologue. « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », selon le mot fameux de Duchamp : ce ne sont pas les propriétés des tableaux qui en font des tableaux, mais les propriétés du regard porté sur eux. Le ready-made constitue bien un « nominalisme pictural », homologue du constructivisme anthropologique : de Mauss à Duchamp s’est opérée une double désubstantialisation – l’une en théorie, l’autre en acte – des valeurs, magique et esthétique. LA TRANSGRESSION DES FRONTIÈRES T entée par les pionniers de ce qui deviendra l’art contemporain, cette transgression des frontières de l’art – du moins dans leur acception de sens commun – constituera, après la Seconde Guerre mondiale, le fil directeur de ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme un véritable genre : élimination des contenus, avec les différentes tendances du minimalisme ; déconstruction des contenants, avec les mouvements du type « support-surface » et l’invention de downloadModeText.vue.download 82 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 80 nouvelles techniques ou expressions (vidéo, installation, performances) ; transgression des frontières entre l’art et le monde ordinaire, ou des règles du bon goût, avec le nouveau réalisme et l’hyperréalisme. S’y ajoutent la transgression des frontières du musée, avec le land-art, les performances ou les interventions dans l’espace public ; la transgression des frontières de l’authenticité, avec les multiples jeux sur la déconstruction de l’auteur individuel et sur la sincérité de ses intentions ; la transgression des frontières de la morale, avec les oeuvres jouant sur le blasphème, l’indécence ou la provocation idéologique ; enfin, la transgression des frontières du droit, avec les perfor-

mances en forme de vandalisme, les atteintes à la vie privée, voire à la propriété ou au corps des personnes. Provocations gratuites pour les uns, subversions positives pour les autres, ces transgressions constituent le point commun à ce nouveau genre de l’art qu’est l’art contemporain, lequel coexiste – difficilement – avec les tendances actuelles de l’art moderne, voire, marginalement, de l’art classique. Tentés par les artistes, acceptés ou refusés par les spectateurs, enregistrés par les institutions puis, éventuellement, radicalisés par d’autres artistes, les mouvements de transgression inversent les critères de la valeur artistique : ce sont moins désormais des critères positifs, basés sur l’attestation de la qualité technique ou de la maîtrise des codes esthétiques, que des critères négatifs, basés sur la maîtrise des limites à ne pas franchir, sur la fuite en avant dans le dépouillement minutieux de l’objet d’art qui, à la limite, se trouve ramené à son concept. Cette « dé-définition de l’oeuvre », selon l’expression suggestive de Rosenberg, ou cette « vidange généralisée du concept de peinture », cette « dialectique nominaliste qui emporte l’histoire des avant-gardes », selon T. de Duve, déplace la question de la valeur sur celle de la nature de l’oeuvre : il ne s’agit plus tant de déterminer la place d’une oeuvre sur une échelle de qualité – qu’est-ce qu’elle vaut ? – que sa place de part ou d’autre de la frontière entre art et non-art – qu’est-ce qu’elle est ? D’UNE ONTOLOGIE À UNE SOCIOLOGIE DES FRONTIÈRES O n est confronté ici à la question des frontières de l’art : non pas au sens géographique, qu’étudient l’histoire de l’art ou l’ethnologie ; ni au sens hiérarchique, avec la distinction entre « grand art » et « art mineur », « art d’élite » et « art de masse », « beaux-arts » et « arts populaires », qu’étudie la sociologie ; mais en un sens plus général, celui du statut ontologique des objets, entre art et non-art. La « frontière » peut s’entendre ici soit comme frontière matérielle, déterminée par les lieux d’exposition, les appartements des collectionneurs, les pages des revues spécialisées, les murs des musées ; soit encore, de façon moins visible, comme catégorie découpant la représentation de l’expérience, portée par le langage. Qu’est-ce exactement qu’un « auteur » ? Les « ready-mades » de Duchamp (art conceptuel) sont-ils des oeuvres d’art, ainsi que les dessins d’aliénés (art brut), d’autodidactes (art naïf) ou d’enfants ? Faut-il accepter les délimitations instituées ou, au contraire, considérer que la cuisine, la typographie ou l’oenologie sont des arts au même titre que la peinture, la littérature ou la musique ? Doit-on étudier les « pratiques culturelles » au sens large (loisirs, pique-nique, spectacles sportifs) au même titre que les activités artistiques nobles (théâtre, musées, opéra) ? Comment se répartissent, dans une société, les représentations et les pratiques permettant à certains objets de bénéficier d’une perception et d’un jugement esthétiques, et quelles sont les

logiques sous-jacentes à ces catégorisations ? Telles sont les grandes questions posées aux sciences sociales, notamment à propos de l’art contemporain, auxquelles elles ont commencé à produire des réponses non plus, comme l’esthétique, par la spéculation ou l’introspection, mais par l’enquête. Quel que soit l’angle sous lequel on la considère, cette question des frontières de l’art a l’intérêt de mettre la sociologie à l’épreuve de sa propre définition, en l’obligeant à spécifier clairement sa position. En effet, prendre parti pour l’un ou l’autre côté d’une frontière, chercher à justifier l’inclusion ou l’exclusion d’un objet dans la catégorie « art », ou au sommet d’une échelle de valeur esthétique, c’est s’inscrire dans une perspective normative, celle de l’esthétique, de la critique et de l’histoire de l’art, ou encore du droit. En revanche, abandonner toute visée normative au profit d’une analyse des valeurs et des pratiques que les acteurs appliquent aux objets investis d’une qualité esthétique ou artistique, c’est s’inscrire dans une perspective descriptive qui est plus spécifiquement celle de l’anthropologie, de la sociologie, voire de la philosophie analytique. LE STATUT DE LA FRONTIÈRE P enser en termes de « frontière » implique un découpage clairement marqué entre dedans et dehors, art et non-art, qui instaurerait une discontinuité ontologique, un saut dans la nature même de l’objet. La frontière alors ne tiendrait pas à une simple question de circonstances (liée à des critères externes, relevant du contexte historique) mais à une question de qualités substantielles, de définition intrinsèque (liée à des critères internes, relevant de l’esthétique). Plutôt que d’avoir à choisir entre ces deux perspectives, externe (sociologique) et interne (esthétique), mieux vaut admettre que la frontière entre art et non-art est à la fois historiquement relative et fonctionnellement absolue : les gens doivent y croire comme à une frontière naturelle, trans-historique, interne à l’objet, pour pouvoir en faire un repère stable et consensuel ; mais cette absolutisation fonctionnelle n’est nullement exclusive d’une relativité de fait, laquelle permet de comprendre les variations de frontières de l’art d’une époque à une autre, d’une culture à une autre. Ainsi les frontières de l’art sont discontinues et esthétiquement fondées lorsqu’elles servent à édicter des normes esthétiques ; elles sont soumises à des variations continues, selon leurs contextes et leurs usages, lorsqu’elles font l’objet d’une description détachée d’un projet normatif. Dans cette dernière perspective, il est désormais possible, comme le suggère Jean-Marie Schaeffer, de « dédramatiser » la question des frontières de l’art et, plus précisément, d’en observer le fonctionnement sans tenter de l’accrocher à une définition sémiotique. On voit ici la philosophie comme la dénonciation, notamment tionnellement normative

comment l’art contemporain oblige sociologie à spécifier leur posture par rapport à la conception tradide l’esthétique.

L’ART CONTEMPORAIN EST UNE SOCIOLOGIE S elon le paradigme moderne, la valeur artistique réside forcément dans l’objet, et tout ce qui est extérieur à celui-ci ne peut exprimer quoi que ce soit de la valeur intrinsèque downloadModeText.vue.download 83 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 81 de l’oeuvre ; selon le paradigme contemporain, la valeur artistique réside dans l’ensemble des connexions – discours, actions, réseaux, situations, effets de sens – établies autour ou à partir de l’objet, lequel n’est plus que l’occasion, le prétexte, le point de passage. La valeur de Fountain ne réside pas dans la matérialité de l’urinoir présenté au Salon des indépendants de 1917 (et qui a d’ailleurs disparu), mais dans l’ensemble des objets, des discours, des actes et des images que continue de susciter l’initiative de Duchamp. Récits de la fabrication de l’oeuvre, légendes biographiques, traces de performances, réseaux relationnels, écheveau des interprétations, murs des musées sollicités pour intégrer ces objets qui leur font violence, contribuent à faire l’oeuvre, tout autant, sinon plus que la matérialité même de l’objet. Les oeuvres elles-mêmes ne suffisent pas alors à trancher entre le premier degré, qui signe l’appartenance à la tradition classique ou moderne, et le second degré, qui signe l’appartenance à l’art contemporain. Il faut faire appel à des indices périphériques pour déterminer la catégorie d’appartenance de l’oeuvre et, concrètement, sa capacité à être intégrée dans le monde de l’art contemporain, reconnue et achetée par les collectionneurs et les institutions. Très souvent, c’est l’itinéraire de l’artiste et, surtout, son discours, qui sont alors convoqués par les experts. C’est dire que les critères d’appartenance à l’art contemporain sont, pour une large part, des critères « sociaux », c’est-à-dire associés à la personne de l’artiste ou au contexte de production plus qu’aux caractères proprement plastiques de l’oeuvre : l’art contemporain, en tant qu’il expérimente systématiquement les capacités d’intégration artistique, est bien une sociologie en pratique. CE QUE L’ART CONTEMPORAIN FAIT À LA PHILOSOPHIE M is à l’épreuve de l’art contemporain, le discours philosophique tend à osciller entre la recherche d’une règle universelle, d’une ontologie perdue de l’esthétique, et l’illusion désillusionnée d’un relativisme absolu, où l’art ne serait plus soumis qu’à la pure liberté individuelle de l’artiste, à la contingence, à l’émiettement des libres choix, ou encore à l’arbitraire des institutions. Or ces deux positions extrêmes sont également illusoires eu égard à la réalité observée par le sociologue : les gens n’ont nullement besoin d’un abso-

lu, d’une ontologie universelle pour prononcer des jugements sur les oeuvres, même lorsqu’ils se réclament d’une conception universaliste de l’art, et les artistes, comme les institutions, n’évoluent nullement dans un univers libéré des contraintes d’acceptabilité. Le double développement de la philosophie analytique et de l’art contemporain a suscité en esthétique un considérable mouvement de réflexions sur la nature de l’oeuvre d’art, s’éloignant de la voie frayée par la métaphysique kantienne mais développée par l’idéalisme spéculatif post-kantien dans une direction incompatible avec elle ; il ne s’agit plus de faire une ontologie normative du beau ou du sublime, mais une sémiotique de l’oeuvre et, mieux encore, une phénoménologie de sa perception ou une analytique de sa désignation. De Dickie à Danto et à Goodman aux États-Unis, ou de G. Genette à J.-M. Schaeffer en France, les tendances les plus avancées de l’esthétique inspirée par l’art contemporain rejoignent asymptotiquement – dans leur nominalisme, leur institutionnalisme, leur pluralisme, leur relativisme, voire leur subjectivisme – l’observation empirique des conduites menée par les sociologues. Mais le « relativisme » à quoi l’on aboutit ainsi ne peut plus se confondre avec l’arbitraire ou l’instabilité qu’y voit la tradition substantialiste : il ne fait que décrire la pluralité des rapports à l’art et leur vulnérabilité à ces effets de contexte – ni arbitraires ni contingents – que sont les institutions, le langage, l’époque historique, les normes sociétales. ▶ Ainsi, de même que l’art contemporain pousse la sociologie vers le constructivisme, de même il pousse la philosophie de l’art à prendre en compte les critères externes à l’oeuvre proprement dite, en tant que l’art est devenu une expérimentation réglée des catégorisations et des effets d’étiquetage, ce en quoi il rejoint, voire anticipe, le savoir sociologique. Autant dire qu’il est, sur le plan des pratiques artistiques, l’homologue de ce que la sociologie peut faire, sur le plan conceptuel, à l’ontologie philosophique. NATHALIE HEINICH ✐ Danto, A., la Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art (1981), Seuil, Paris, 1989. De Duve, T., Nominalisme pictural. Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Minuit, Paris, 1984. Genette, G. (éd.), Esthétique et poétique, Seuil, Paris, 1992.

Genette, G., l’OEuvre de l’art. 2. La Relation esthétique, Seuil, Paris, 1997. Goodman, N., Langages de l’art (1968), J. Chambon, Nîmes, 1990. Heinich, N., le Triple Jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris, 1998. Heinich, N., Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, Paris, 1998. Heinich, N., Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain, L’Échoppe, Paris, 2000. Moulin, R., l’Artiste, l’institution, le marché, Flammarion, Paris, 1992. Mauss, M., Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1902. Rochlitz, R., Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Gallimard, Paris, 1994. Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art (1972), J. Chambon, Nîmes, 1992. Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, Paris, 1996. L’art est-il en question ? Une différence essentielle entre la révolution apportée par l’art « visuel » contemporain et les innovations artistiques du passé, même récent, tient peut-être à ceci : ces innovations-là ré(tro)agissaient constamment sur la perception des oeuvres antérieures, en sorte que Cézanne modifiait notre vision de Chardin, Braque, notre vision de Cézanne, de Staël, notre vision de Braque, etc., et ces modifications successives semblaient à chaque étape procéder d’un aspect jusque-là méconnu des formes passées. L’illustration la plus frappante et la plus massive de ce processus (la dernière, apparemment) fut la peinture « abstraite », qui, par un effet en retour aussi simple qu’efficace, invite à considérer l’ensemble de la peinture figurative comme autant d’objets formels, indépendamment de leur contenu iconique – considération qui, bien entendu, ne se substitue pas à celle de ce contenu, mais qui s’y ajoute plus intensément que par

le passé : je continue de regarder un Vermeer comme une toile hollandaise (presque) classique, mais j’y vois en outre ce que la contemplation de Klee ou de Mondrian me permet downloadModeText.vue.download 84 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 82 aujourd’hui d’y voir, et que nul ne songeait à y chercher avant l’émergence de ce nouveau paradigme. C’est un peu ce que Proust appelait, sur un autre terrain, le « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » : le côté Mondrian de Vermeer existait, si l’on veut, avant Mondrian, mais il fallait que Mondrian fût passé par là pour que ce « côté » vînt au jour. C’est encore ce qu’on appelle, depuis Borges, « inventer ses précurseurs » : chaque artiste ou groupe d’artistes (impressionnistes, fauvistes, cubistes, abstraits...) n’invente en réalité qu’un style dont l’effet sur notre perception de ses prédécesseurs contribue à les convertir en ses « précurseurs ». DEUX PARADIGMES : VISION ET DÉFINITION L e propre de l’art dit contemporain, donc, tient sans doute à ce qu’au lieu d’agir sur notre vision (du monde et, par contrecoup, de l’art antérieur), il déplace le point d’application de l’accomplissement artistique, et de la relation esthétique du public à cet accomplissement, du champ de la vision vers un autre champ que l’on a qualifié, un peu en cours de route (après Warhol et le pop art, et donc bien après Duchamp), de « conceptuel ». Ce qualificatif, qui n’est revendiqué stricto sensu que par un courant contemporain parmi d’autres, s’applique assez légitimement, en un sens élargi, à l’ensemble de ce nouvel « état de l’art », dont la sanction revendiquée, et parfois obtenue, n’est plus à proprement parler une appréciation esthétique – avec ce que cette notion peut comporter d’adhérence à ce que Kant appelait les « attraits » du plaisir d’agrément –, mais une sorte de reconnaissance intellectuelle qui ne doit plus rien à la satisfaction des sens. Dans un premier temps, cet art ne cherche ni ne parvient à plaire, mais seulement à surprendre son public – en espérant ou non que cet effet premier de surprise procurera un effet second d’admiration. Je dis « seulement », parce que l’effet de surprise n’a jamais manqué aux innovations antérieures ; mais, comme le disait encore Proust à propos de Renoir (et, dans l’ordre fictionnel, de son Elstir), il procédait d’un changement de vision, et cédait progressivement la place à une sorte d’élargissement du champ visuel : « on peut maintenant voir les choses comme ça ». La surprise déterminée par les productions de l’art contemporain ne procède pas d’un tel changement de vision, mais plutôt, comme le suggérait dès 1972 le titre d’un ouvrage célèbre de H. Rosenberg 1, d’un changement de définition – sinon peut-être d’un abandon de toute définition. Comme toute définition, celle-ci porte sur un concept, et le concept ici modifié, ou plutôt déconstruit (« dé-défini ») est celui de l’art lui-même ou, pour le moins,

de l’art en question – et l’on peut donner ici leur sens fort aux mots en question. LE MODE PRÉSENTATIF DANS LES ARTS PLASTIQUES O n pourrait bien, rétrospectivement, chercher dans l’avènement de l’art abstrait un changement de paradigme aussi radical, puisque la peinture y perdait un trait jusque là définitoire (de et par sa fonction) : la représentation d’objets du monde, mais l’autre trait (de et par son moyen) subsistait : la présence de formes et de couleurs étalées sur un support, cette présence que M. Denis avait déjà érigée en critère décisif (« surface plane couverte de couleurs en un certain ordre assemblées »). Avec Kandinsky et Mondrian, la peinture cessait d’être « au service » d’une mimésis et passait d’une fonction « représentative » à une fonction seulement « présentative » (Souriau), mais elle ne faisait de la sorte que s’émanciper, et donc s’accomplir glorieusement en se recentrant, comme le proclamera à peu près C. Greenberg, sur son « essence »2 – ce qui suppose que l’essence d’un art consiste dans ses moyens plutôt que dans sa fin. Cette supposition n’a rien d’absurde, si l’on considère que les moyens d’un art (par exemple, l’emploi de lignes et de couleurs disposées sur un support à deux dimensions) lui sont plus spécifiques que sa fin : par exemple, une représentation du monde que la peinture figurative partageait depuis toujours, par d’autres moyens, avec la sculpture ou la littérature, et depuis peu avec la photographie. On peut encore justifier le propos de Greenberg d’une autre façon : Souriau explique que les arts représentatifs se caractérisent par un « dédoublement ontologique » de leurs « sujets d’inhérence » ; par exemple, un tableau représentant un paysage comporte deux « sujets d’inhérence » : son propre aspect visuel, lignes et couleurs, et le paysage qu’il représente (Panofsky a montré de son côté que ce « dédoublement » pouvait, dans d’autres cas, comporter plus de deux niveaux iconologiques, ce que Souriau confirme sans doute en parlant aussi de « pluralité des sujets d’inhérence »). Un morceau de musique (art seulement « présentatif ») ne comporte aucune dualité ni pluralité de cet ordre, puisqu’il ne comporte aucune aboutness ou « structure de renvoi » à autre chose qu’elle-même : « dans les arts présentatifs, oeuvre et objet se confondent »3 – Greenberg dira, comme en écho : « Le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme que l’oeuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni en totalité ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’ellemême. » 4. Par cet abandon d’un « sujet d’inhérence » extérieur à son objet (d’immanence) que constituait le passage au mode « présentatif », la peinture non-figurative constituait ses oeuvres en objets absolus, délivrés de toute fonction extérieure à eux-mêmes, et semblait ainsi accéder à un statut plus purement esthétique – celui, comme on l’a dit si souvent au tournant du siècle, de la musique, auquel tous les arts étaient censés aspirer 5 – et l’on sait comment cette aspiration se ma-

nifeste, ou du moins se proclame, en littérature dans l’opposition (chez Mallarmé, Valéry, Sartre, Jakobson, entre autres) entre discours ordinaire et « langage poétique », ou, de façon peut-être moins utopique, dans l’idée qu’un texte poétique est essentiellement « intraduisible » dans une autre langue ou par un autre texte : à la confusion posée par Souriau entre « oeuvre et objet » répond ici l’« indissolubilité du son et du sens », qui fait selon Valéry la « valeur d’un poème » 6. Il peut sembler difficile de concilier ces deux justifications, l’une par la spécificité du médium propre à chaque art, l’autre par l’aspiration commune de tous les arts aux « conditions » d’un seul d’entre eux : la musique. La conciliation consiste sans doute en ceci que la musique offre l’exemple d’un art capable de s’en tenir à (de se « concentrer sur ») la spécificité de son matériau, exemple que chacun des autres devrait suivre en s’en tenant à la spécificité du sien propre : que la peinture, par exemple, se rende aussi « purement » picturale que la musique a su depuis toujours être « purement » musicale. La vraie question est peut-être de savoir si l’exaltation de cet effort – si j’ose dire – de purification esthétique 7 ne procède pas d’une conception un peu naïve, ou simpliste, de l’investissement esthétique : si, comme je le crois, la relation esthétique peut affecter n’importe quel objet, matériel ou idéal, il n’y a aucune raison pour qu’elle n’investisse pas aussi downloadModeText.vue.download 85 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 83 bien la fonction (représentative, utilitaire, etc.) d’une oeuvre, ou du moins la manière dont elle s’en acquitte ; l’accomplissement artistique d’un édifice ou d’un discours tient autant à son efficacité pratique qu’à son aspect formel. S’il est ontologiquement légitime, et même nécessaire, de distinguer en art les statuts représentatif et présentatif, et s’il est historiquement correct de décrire l’évolution de la peinture, du milieu du XIXe s. au milieu du XXe s. (de Manet à Pollock), comme un mouvement progressif et presque continu du premier au second « état », rien ne justifie en principe une valorisation esthétique du second par rapport au premier, valorisation – ou, si l’on veut, interprétation de l’adjectif progressif comme signifiant : « porteur d’un progrès esthétique » – qui ne peut résulter que d’une préférence, individuelle ou collective. LES LIMITES DE LA DÉ-DÉFINITION L e paradigme de l’art contemporain consiste, lui, non plus à émanciper ses oeuvres en élargissant sa définition (par abandon d’un trait fonctionnel comme la représentation), mais plutôt à s’émanciper lui-même de toute définition. Cette formule (que je ne fais encore une fois qu’emprunter à Rosenberg) me semble plus large et plus radicale que celle qui prendrait seulement en compte, et à la lettre, comme je le faisais plus haut, le propos d’art « conceptuel » – si décisif soitil dans le processus de dé-définition. Ce propos-là, en luimême fort définissable, n’est après tout nullement impossible à appliquer, rétroactivement, à certains accomplissements de

l’art (peinture ou autre) antérieur, puisque toute oeuvre peut, avec ou sans perte, être réduite à son concept. Mais une dé-définition radicale, qui apparaît comme le geste le plus caractéristique de l’art contemporain, n’est apparemment susceptible d’aucune application rétroactive – ni d’ailleurs, me semble-t-il, d’aucune application d’aucune sorte, hors d’une revendication, plus ou moins largement acceptée, d’appartenance – sans autre spécification – aux manifestations du « monde de l’art ». Que cet état de l’art soit esthétiquement difficile à respirer n’est peut-être pas une raison suffisante pour le rejeter. Pour parodier Valéry parlant d’autre chose, « indéfinissable entre dans [sa] définition... l’impossibilité de [le] définir combinée avec l’impossibilité de [le] nier » constitue peut-être l’« essence » de cet art sans essence. ▶ Mais on ne devrait jamais oublier non plus que cette révolution-là, davantage encore que les précédentes, ne touche que les arts dits, beaucoup plus commodément que correctement, visuels, quelque part entre peinture, sculpture, aménagements d’intérieurs (« installations ») et d’extérieurs (land art). Elle ne touche que très marginalement la musique, la littérature – et même l’architecture, qui doit bien se contenter du qualificatif moins engagé, et plus évasif, de « post-moderne ». En faire le paradigme de l’« art contemporain » dans son ensemble procède donc d’une généralisation abusive, ou peut-être d’une illusion de spécialiste. Même si « l’art » en général est aujourd’hui « en question », la question n’est sans doute pas la même pour tous les arts. GÉRARD GENETTE ✐ 1 Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art, trad. J. Chambon, Nîmes, 1992. 2 C’est du moins par cette formule que l’on résume couramment sa prédication moderniste. « Il semble, écrit-il lui-même, que ce soit une loi du modernisme [...] que les conventions non essentielles à la viabilité d’un moyen d’expression (médium) soient rejetées aussitôt que reconnues. Ce processus d’autopurification... » (« Peinture à l’américaine » 1955-1958, in Art et culture [1961], trad. Macula, Paris, 1988, p. 226). Il s’agit en effet d’« éliminer [tout] élément quel qu’il fût, susceptible d’être emprunté au médium de quelque autre art ou d’être emprunté par lui » (« Modernist Painting » [1960], The Collected Essays and Criticism, vol. IV, Chicago UP, 1993, p. 86).

3 Souriau, E., la Correspondance des arts, Flammarion, Paris, 1947, p. 65. 4 Greenberg, C., « Avant-garde et kitsch », in Art et culture, trad. par Hindry A., Macula, Paris, 1988, p. 12. 5 La formule originale (« Tout art aspire constamment aux conditions de la musique ») est dans les Studies in the History of the Renaissance de W. Pater publiées en 1873, trad. Payot, Paris, 1917. 6 Valéry, P., OEuvres, t. I, Gallimard, Pléiade, Paris, 1957, p. 1333. 7 Greenberg, on l’a vu, parle d’« autopurification » et précise par ailleurs : « “pureté” voulait dire autodéfinition » (« Modernist Painting », loc. cit.). ART CONTEMPORAIN ! CONTEMPORAIN (ART) ARTISTE De l’italien artista. ESTHÉTIQUE Depuis le XVIIIe s., praticien des arts du dessin (peintre, graveur, sculpteur) ; au XIXe s., le terme s’étend aux interprètes des arts du spectacle (musique, théâtre, puis cinéma), de sorte qu’aujourd’hui il évoque indifféremment Édith Piaf ou Picasso. Accompagnant ces glissements sémantiques, le terme « artiste » connaît un changement notable dans sa connotation : de descriptif, il tend à devenir évaluatif, chargé de jugements de valeur positifs (« Quel artiste ! »). Ce processus traduit à la fois la valorisation progressive de la création dans les sociétés occidentales et une tendance historique – repérée par E. Zilsel depuis l’Antiquité – au glissement de l’oeuvre à la personne de l’artiste ; à partir de la Renaissance, le point d’application du jugement esthétique se détache de l’oeuvre créée pour aller vers la démarche de création, puis vers le créateur lui-même, inscrit à partir du romantisme dans un nouveau cadre de représentations qui définit l’activité comme vocation et l’excellence comme nécessairement singulière, marquée par une triple exigence d’intériorité, d’originalité et d’universalité. Cet investissement de l’artiste en personne trouva sa plus

spectaculaire incarnation dans le cas Van Gogh, moment fondamental dans la superposition de l’excellence biographique de l’artiste à l’excellence professionnelle du peintre : popularisé par l’exemplarité de sa vie autant que par la qualité de son oeuvre, il incarne un « changement de paradigme », cristallisant en sa personne des qualités jusqu’alors réservées aux héros ou aux saints. S’ajoute dorénavant un critère éthique d’excellence dans la conduite : un artiste peut être grand par sa vie autant que par ses oeuvres, voire par sa vie plus que par ses oeuvres. En découle cette idée – devenue si populaire qu’on n’en voit plus l’incongruité pour la tradition antérieure – que l’on doive être « artiste » avant que d’être peintre, sculpteur ou, plus généralement, créateur ou interprète d’oeuvres d’art. downloadModeText.vue.download 86 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 84 ▶ Cette valorisation du terme entraîne une tendance à son extension, rendant les limites de la catégorie d’autant plus floues qu’elle devient prestigieuse. Ce flou s’accentue avec l’art contemporain, marqué par une constellation de nouvelles pratiques, d’où le succès récent du terme « plasticien » pour des activités mêlant peinture, sculpture, vidéo, photographie, scénographie, urbanisme, voire philosophie. Mais le déplacement de l’intérêt pour l’oeuvre à l’intérêt pour l’artiste n’est pas prêt de s’atténuer avec l’art contemporain : même lorsque celui-ci tente de transgresser cette condition fondamentale de l’art qu’est l’assignation de l’oeuvre à un auteur, il ne peut complètement court-circuiter la présence de l’artiste, dont la reconnaissance – notamment depuis Duchamp – apparaît de plus en plus centrale, voire première, dans l’accréditation des oeuvres. Nathalie Heinich ✐ Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, Paris, 1991. Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Minuit, Paris, 1993. Kris, E., et Kurz, O., l’Image de l’artiste. Légende, mythe et image (1934), Rivages, Marseille, 1987. Moulin, R., et al., les Artistes. Essai de morphologie sociale, La

Documentation française, Paris, 1985. Wittkower, R. et M., les Enfants de Saturne (1963), Macula, Paris, 1985. Zilsel, E., le Génie. Histoire d’une notion, de l’Antiquité à la Renaissance (1926), Minuit, Paris, 1993. ! ACADÉMIE, ART, AVANT-GARDE, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART) ASCÉTISME Du grec askêsis, « ascèse », « exercice physique constituant l’entraînement d’un athlète ». Par extension, tout travail sur soi visant à l’acquisition d’une capacité ou d’une vertu. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION Pratique d’une discipline de vie visant à la formation et au perfectionnement de soi, qu’il s’agisse de réaliser la vertu et la sagesse ou d’atteindre la pureté spirituelle. Cependant, ces deux visées présentent une divergence fondamentale, qui sépare l’ascétisme des philosophes grecs de celui des différents courants religieux, notamment chrétiens, qui ont pu subir son influence. Les similitudes apparentes entre les formes religieuses et philosophiques de l’ascétisme ne doivent pas conduire à négliger leurs différences profondes. La forme religieuse de l’ascétisme subordonne le progrès spirituel à un ensemble de pratiques de restriction, voire de mortification du corps, qui réalisent le renoncement volontaire au monde et aux passions. Mais il s’agit moins d’établir des règles négatives que de s’élever à Dieu en ouvrant son coeur à l’amour, et en pensant aux choses qui sont en haut 1. Cette forme spirituelle d’ascétisme, qui oppose à la nature déchue une volonté qui est essentiellement amour de Dieu, caractérise les orientations originelles du christianisme (d’Orient, avec saint Clément, ou saint Jean Chrysostome, ou d’Occident, avec saint Ambroise, saint Augustin ou saint Benoît). Elle se retrouve à chaque époque de renouveau du monachisme, avec une rigueur variable, mais toujours dirigée vers l’obtention de cette apathéia, ou « indifférence », propice à la contemplation et à la familiarité de Dieu. Il est certes manifeste que l’ascétisme chrétien a subi l’influence de la philosophie grecque, du pythagorisme à la pensée de Plotin. Mais il s’agissait, dans l’ensemble des écoles issues du socratisme, d’une tout autre forme d’ascétisme, puisqu’il ne se proposait nullement de lutter contre une nature corrompue ; par l’askésis, en tant qu’ensemble réglé des exercices (du corps et de l’esprit), il voulait disposer à la vertu, et réaliser, avec l’aide de la raison, la nature et la puissance véritables de l’homme.

Ascétisme pratique et autonomie dans la pensée grecque Cette orientation philosophique, essentiellement éthique, présente dans tous les courants socratiques (y compris l’épicurisme), prend une forme systématique chez les cyniques et les stoïciens. Comme les premiers, les seconds identifient le bonheur du sage à l’autarcie de son âme, qu’il obtient par un véritable entraînement à la maîtrise des besoins du corps et des affections de l’âme. Cependant, la signification de l’autarcie varie d’une école à l’autre, et détermine des divergences importantes entre les formes cyniques et stoïciennes de l’ascétisme philosophique : tandis que l’ascèse cynique identifie l’autarcie à l’apathie obtenue par la résistance du corps aux souffrances (ponoï) auxquelles l’exposent la fortune ou le destin, l’ascétisme stoïcien accorde au logos – lorsqu’il permet à l’homme d’accéder à la représentation compréhensive – un rôle décisif dans la réalisation pratique de la sagesse. En somme, les cyniques radicalisent l’enseignement socratique, transmis par Antisthène, de l’iskus, la « vigueur », ou « puissance », obtenue par une discipline de vie qui rend tempérant et endurant, tandis que le stoïcisme met plutôt l’accent sur la signification spirituelle de l’ascèse, cette liberté intérieure immanente à la pratique de la vertu. Lorsque Nietzsche met en garde contre la méconnaissance des traits spécifiques de l’ascétisme pratique des philosophes grecs (« Avons-nous été exercés à une seule des vertus antiques à la manière dont les Anciens s’y exerçaient ? »2), il ne manque pas de cerner la difficulté que nous avons à comprendre cet ascétisme, qui ne se constitue et ne se réfléchit que par véritable expérimentation sur soi, qui est une mise à l’épreuve de la conception morale qu’il exprime : nous devons nous efforcer de comprendre « ces tentatives sévères et courageuses pour vivre selon telle ou telle morale » 3. Cette mise en garde vaut particulièrement pour la prescription du Manuel d’Épictète : « Exerce-toi à la souffrance. » Étrangère à toute valorisation de la souffrance, à toute idée

d’expiation ou de purgation par la souffrance, cette formule a, de façon générale, dans le stoïcisme, le statut d’une règle de vie ordonnée à une fin qui est l’autarcie : il s’agit de devenir résistant à la crainte et à l’intempérance afin que l’âme ne soit pas entamée par les affections du corps. Le rôle central accordé par le stoïcisme à l’exercice, et à l’habitude qu’il permet d’acquérir, et qui est comme l’étayage de la volonté, doit ici nous prémunir contre toute interprétation dualiste de son ascétisme. Nulle trace, a fortiori, de manichéisme dans cette doctrine, rien qui puisse y évoquer un quelconque mépris du corps : nul besoin d’abaisser le corps pour élever l’âme, si la raison est en l’homme une spécification de la tendance naturelle et si ses conseils nous instruisent de ce à quoi la nature tend en nous. Nous sommes commis à nous-mêmes, comme tous les êtres qui appartiennent à la nature ; et notre raison nous donne le pouvoir de nous occuper de nousmêmes. L’ascétisme des stoïciens consistera donc à enseigner la pratique du perfectionnement incessant de soi. Apprendre downloadModeText.vue.download 87 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 85 à vivre toute sa vie, et transformer sa vie en exercice, c’est tout un. Il faut examiner dans le détail cet exercice pour saisir la spécificité de l’ascétisme des philosophes grecs. Comme le montre M. Foucault, prendre soin de soi implique toute une procédure : application à soi dans des travaux sur soi, mise en place de régimes et d’exercices, temps de l’examen et de l’évaluation de ses propres progrès, temps de la méditation ; enfin, temps des conseils : pas de travail sur soi sans communication avec autrui 4. Le rapprochement a souvent été fait entre ces pratiques ascétiques et les pratiques médicales : l’ascétisme grec ne considère-t-il pas que la situation de l’homme affecté, et non exercé, est manifestement pathologique ? La différence de l’ascétisme vient cependant du fait qu’en mettant l’accent sur le renoncement, et en exerçant l’âme à devenir indifférente aux exigences indéfinies du désir, il cherche autre chose que le renoncement lui-même : il vise l’acquisition d’un pouvoir

de renoncer, grâce auquel le jugement peut exercer sa souveraineté sur les choses auxquelles les habitudes, les opinions, notre éducation, ou encore le goût de l’ostentation, nous ont attachés. L’objectif central et le sens véritable de l’exercice du renoncement se trouvent ainsi dans un pouvoir de discernement appliqué aux représentations (laquelle doit être approuvée, laquelle refusée et éloignée ?). Ainsi, les exercices ascétiques rendent possible l’exercice le plus important, qui est l’examen et la mise à l’épreuve des pensées. L’ascétisme transforme la conversion platonicienne du regard en une conversion à soi qui institue la potestas sui 5 : dans l’exercice de la force maîtrisée, la pure jouissance de la liberté comme puissance (« joie », gaudium, qui dépend de nous, par opposition à la volupté, qui asservit à des objets dont la présence ne dépend pas de nous). Interprétation de l’idéal ascétique, selon la généalogie nietzschéenne de la culture C’est donc moins à cet ascétisme pratique qu’à une figure et à un moment déterminés du devenir nihiliste de la culture que se réfère la troisième dissertation de la Généalogie de la morale, « Quel est le sens de tout idéal ascétique ? », de Nietzsche : l’ascétisme y est pris dans son sens essentiellement négateur. Moment de négation du monde de la sensibilité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la pluralité et du caractère mouvant de l’existence, au profit du monde construit de l’idéal, l’idéal ascétique offre au désarroi d’un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un but. À travers les figures du prêtre, du philosophe et de l’artiste, qui se rejoignent dans l’exigence d’une spiritualité supérieure, Nietzsche se propose d’interpréter les formes les plus élaborées de l’idéalisme et leurs avatars modernes, l’anarchisme, le pessimisme, le nihilisme actif, qui manifestent de façon plus directe que l’idéalisme philosophique le nihilisme de leur volonté. L’idéal ascétique, tel qu’il est reconstitué par la généalogie nietzschéenne, exprime ainsi sous une forme spiritualisée l’ensemble des procédés psychologiques et interprétatifs qui aboutissent à la définition de valeurs prises pour des absolus (la valeur en soi du bien, du beau, du vrai). L’évaluation de ces valeurs du point de vue de la vie conduit Nietzsche à une critique radicale de la volonté de vérité. Mais cette critique réaffirmant ce à quoi elle s’attaque (la volonté de savoir), le philosophe généalogiste est conscient de réaliser l’accomplissement et la relève du mouvement initié par le platonisme. La forme positive et active de l’ascétisme pratique ne dessinait-elle pas déjà, pour Nietzsche lui-même, cette possibilité de dépassement du nihilisme, avec son ressort essentiel qui est l’amour de soi (sous la forme pratique du soin de soi et

de l’estime de soi), sentiment prévalent et norme de l’éthique des penseurs grecs, en deçà des formes négatives ou réactives de l’ascétisme ? Figures actuelles de l’ascétisme Nous retrouvons à notre époque sous diverses formes d’engagement personnel, qui relèvent de l’expérience de la vocation et de la mission (religieuse, humanitaire, artistique, politique), la plupart des significations, anciennes ou classiques, de l’ascétisme : soumission de l’ensemble des intérêts mondains à une valeur supérieure (de vérité et / ou de justice), souci de réalisation de soi dans une pratique qui vaut autant par la mise à l’épreuve de son être propre que par ses fins altruistes – l’autonomie du vouloir par l’acquisition d’un pouvoir sur soi confère un sens à l’existence, tout en donnant à l’action l’effectivité qui échappe au vouloir divisé ou velléitaire. L’éducation scientifique, elle-même, dans la mesure où elle détourne des représentations premières, des idées générales et des images, au profit d’un travail de conceptualisation et de vérification, impose à la pensée une véritable discipline ; elle requiert, selon la Formation de l’esprit scientifique, de G. Bachelard, « cet ascétisme qu’est la pensée abstraite ». Est-il possible de considérer également comme ascétiques les pratiques de régime ou de sport auxquelles nombre de nos contemporains soumettent leur corps, alors qu’à l’individu actuel fait souvent défaut la disponibilité à un sens ou à une valeur qui dépasse la satisfaction de se conformer à une simple image (celle qui a cours dans sa propre société) de la santé, de la réussite ou de la beauté ? ▶ Mettant à part ces conduites communes, centrées sur une représentation narcissique de l’individualité, Berdiaeff remarquait, dans Esprit et Réalité, que l’ascétisme sportif était probablement la seule forme d’ascétisme que puisse admettre sans réserve l’homme contemporain, la concentration des forces intérieures et la maîtrise de soi ne pouvant plus être approuvées pour leurs seules valeurs spirituelles et éthiques. N’est-ce pas, en effet, dans la forme du spectacle de haute compétition que se mettent en jeu, aussi bien dans les sports « de masse » que dans les sports « d’élite », des individualités dont le caractère exceptionnel est lié de façon manifeste à toute une éthique, où s’articulent l’effort de dépassement de soi, dans la souffrance même, une stricte discipline dans l’entraînement et le dévouement au groupe (représenté ou en action collective) au moment de l’épreuve ? Sans doute retrouve-t-on ici, dans les records et les compétitions historiques, ce que G. Canguilhem désignait comme une capacité proprement humaine de dépassement et d’institution des normes de vie et de santé de l’espèce ; sans doute est-ce là une forme authentique d’ascétisme pratique. André Simha ✐ 1 Saint Paul, Épître aux Colossiens, 2,20 et 3,5. 2 Nietzsche, F., Aurore, III, 195.

3 Ibid. 4 Foucault, M., le Souci de soi. 5 Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 8. downloadModeText.vue.download 88 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 86 Voir-aussi : Vööbus, A., History of asceticism in the Syrian Orient, Louvain, 1958 et 1960 ; « Les origines du monachisme chrétien », revue Louvain, no 97, avril 1999. Paquet, L., les Cyniques grecs, éd. de l’Université d’Ottawa, 1975 ; les Stoïciens, trad. H. Bréhier, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1962. Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, troisième dissertation, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960. Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. III ; le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984. ! CYNISME, PASSION, STOÏCISME, VERTU ASSENTIMENT Du latin adsensus, pour « approuver », traduction du grec sunkatathesis. PHILOS. ANTIQUE Adhésion ou approbation que l’âme donne à une représentation ou à une proposition, en acceptant l’idée que celle-ci est conforme à ce qu’elle représente ; c’est l’une des quatre facultés de l’âme distinguées par les stoïciens, avec la « représentation » (phantasia), l’impetus et le logos. C’est Zenon de Citium 1 qui a donné un emploi philosophique à ce terme, désignant à l’origine l’accord avec quelqu’un, notamment dans un vote. L’assentiment diffère de la représentation que je puis me faire de quelque chose comme de la proposition correspondante. Ce n’est pas la même chose de se représenter ou de dire : « ceci est un homme », et de reconnaître qu’il en est ainsi. Les stoïciens distinguent diverses formes d’assentiment : l’« opinion » (doxa), ou assentiment faible à une représentation fausse ou imprécise ; la katalêpsis, ou « assentiment à une représentation exacte » ; la science, ou ensemble de katalêpseis irrévocables. La « suspension de l’assentiment » est l’epokhê.

Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Cicéron, Académiques, II, 145. ! EPOKHÊ, KATALÊPSIS, PHANTASIA, SCEPTICISME, STOÏCISME ASSERTION Du latin adsertio, de adserere, « affirmer ». En logique, concept introduit par Frege qui en fit un double usage, logique et pragmatique, qu’il convient aujourd’hui de séparer nettement. LINGUISTIQUE, LOGIQUE Opération qui consiste à poser la vérité d’une proposition. Usage logique La Begriffsschrift analyse tout jugement en un contenu assertable, représenté par un tiret horizontal : – A, et en un acte de jugement, représenté par la barre verticale initiale : ⊦ A. Soit le contenu relatif à la mort de Socrate, le jugement correspondant asserte « Socrate est mort » et signifie la reconnaissance de sa vérité. On ne confondra pas assertion et affirmation. L’affirmation, représentée par le simple tiret horizontal – A, s’applique au contenu assertable et est l’opposé de la négation, marquée par un petit tiret vertical inférieur. On peut asserter aussi bien un jugement affirmatif que négatif 1. Conformément à Frege, la logique contemporaine définit l’affirmation et la négation comme des fonctions de vérité. Si la négation inverse la valeur de vérité (si p est vraie, alors ~p est fausse et réciproquement), l’affirmation la conserve (si p est vraie, p est vraie ; si p est fausse, p est fausse) [comme l’affirmation ne modifie pas la valeur de vérité, elle est rarement représentée symboliquement]. Quant à l’assertion, elle vaut pour le jugement entier et s’applique aux axiomes et aux théorèmes logiques. On peut toutefois s’interroger sur ce sens logique de l’assertion. En vertu de quoi asserter tel contenu propositionnel ? Dès 1919, Lesniewski parla, à propos des assertions des Principia Mathematica, de « confession déductive des auteurs de la théorie en question » 2. Peu après, en 1921, Wittgenstein récusa l’emploi métalinguistique du signe d’assertion : « Le “signe de jugement” [Urteilstrich] frégéen est dépourvu de signification logique » 3. Depuis, la logique contemporaine réduit l’usage proprement logique du symbole frégéen à la seule opération syntaxique de déduction par application mécanique dans un système donné du modus ponens : « S’il existe une déduction d’une formule donnée B à partir de A1,..., Am, nous disons que B est déductible à partir de A1,..., Am. En symboles : A1,..., Am, B. Le signe peut se

lire “déduit” » 4. Usage pragmatique Frege esquissa aussi une analyse pragmatique de l’assertion. Toute science est réponse à des questions et toute réponse s’exprime par une assertion qui constitue un engagement sur la vérité de la pensée proposée. Cette assertion est l’expression d’un jugement explicitement tenu pour un acte qui s’opère par le discours et qui suppose la référence à un locuteur déterminé en un contexte d’usage spécifié 5 : le locuteur impose une « force assertive » [behauptende Kraft] à son dire. S’en inspirant, Austin introduisit par généralisation son concept central de force illocutoire 6. Dans la théorie des actes de discours, l’assertion n’est plus qu’un type d’acte parmi d’autres, définissable selon le schéma searlien, par (p) où (p) représente le contenu propositionnel. Conformément à Frege, on peut avoir aussi bien (p) que (~p). À quoi s’ajoute la négation illocutoire, forme négative de l’assertion, d’où ¬F(p) ou ¬F(~p) 7. Toutefois, cette définition est loin d’épuiser toute la richesse de l’assertion. Celle-ci ne peut s’appréhender de façon monologique à partir du seul locuteur. Peirce, déjà, insistait sur sa dimension dialogique d’engagement sur la vérité à l’égard d’un interlocuteur 3. De plus, s’engager sur la vérité impose de définir les conditions de véridicité de ce qu’on avance. Quel tiers permet de trancher dans le débat qu’une assertion peut ouvrir ? De même, l’assertion est soumise à une condition de sincérité. Moore rappelait déjà qu’on ne peut asserter p et ne pas croire que p 9. Comment s’assurer alors de la véracité du locuteur ? Et doit-on condamner le mensonge ? 10. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1897), trad. partielle in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P., Payot, Paris, 1992, § 2, pp. 103-106 et § 7, pp. 113-114. 2 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad. Kalinowski, G., Hermès, Paris, 1989, p. 39. 3 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, p. 442. 4 Kleene, S. C, Logique mathématique, A. Colin, Paris, 1971, chap. I, § 9, p. 44. 5 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits lo-

giques et philosophiques, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1971, pp. 175-176 et 205, note 1. downloadModeText.vue.download 89 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 87 6 Austin, J.-L., Quand dire, c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil, Paris, 1970. 7 Frege, G., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972, pp. 71-72. 8 Brock, J. E., « An Introduction to Peirce’s Theory of Speech Acts », Transaction of the C.S. Peirce Society, 1981, XVII, no 4, pp. 319-326. 9 Daval, R., Moore et la philosophie analytique, PUF, Paris, 1997, chap. VII, pp. 91-97. 10 Vernant, D., Du Discours à l’action, PUF, Paris, 1997, chap. II et IV. ! ACTE DE DISCOURS, AFFIRMATION, DÉDUCTION, ILLOCUTOIRE (ACTE), NÉGATION ASSOCIATION PSYCHOLOGIE Relation élémentaire entre contenus mentaux individualisés (sensations, représentations, émotions), par ressemblance, contiguïté ou contraste. Historiquement, le concept d’association est né du souci de fournir pour l’esprit un pendant à l’explication newtonienne de la nature, après Locke, et jusqu’à Hartley et à Hume. Son inspiration mécaniciste a dominé la réflexologie (Carpenter) et la psychologie naturaliste du XIXe s. (Ribot). La causalité qu’il implique entre contenus mentaux n’a plus eu enfin de sens que dans les « tests d’association », dus à Cattell et à Jung, et encore, d’un point de vue plus esthétique (la manifestation de tendances subjectives) que scientifique et expérimental. Le problème central du concept d’association est la contrainte qu’il fait peser sur les « éléments » supposés de l’esprit, en les reliant d’une manière compatible avec une idée

de la causalité tirée des sciences de la nature. Ce naturalisme a deux versions : soit un flux mental originaire (la puissance créatrice de l’imagination) explique la liaison causale telle qu’elle s’observe dans la nature (Hume, et Kant si on le comprend de façon psychologique), soit on décide que l’esprit objectivé par les associations n’est une partie de la nature, ce qui est la condition minimale de positivité pour faire naître la psychologie scientifique, qui sera donc « associationniste » ou rien. ▶ L’association est impuissante à expliquer deux traits importants de la vie de l’esprit : le langage, dont les unités sémantiques sont intrinsèquement compositionnelles, et le sentiment de continuité personnelle. Aussi la psycholinguistique s’est-elle tournée plutôt vers une théorie des règles (la vie de l’esprit, c’est suivre des règles, pas juxtaposer des unités psychiques), tandis que la notion d’« actes psychiques » aux enchaînements résolument intentionnels a fourni une réponse à la question de l’identité subjective. Toutefois, on peut rester un humien critique : l’association devient alors un moyen de détruire l’illusion du moi, ou du moins, de dénoncer sa fragilité eu égard à la complexité idéative sous-jacente. L’usage des tests d’association a eu une postérité en psychanalyse. Pierre-Henri Castel ✐ Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Paris, 1927. Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939. Husserl, E., L’Idée de la phénoménologie, PUF, Paris, 1969. ! ASSOCIATION (PSYCHANALYSE), EMPIRISME PSYCHANALYSE Modalités selon lesquelles des représentations, envisagées comme des éléments discrets, donnent lieu, dans le cadre d’une dynamique psychique, à des formes relativement continues – chaînes associatives, complexes, etc. Le terme s’emploie à divers niveaux : phénoménologie, expérience (Jung), stylisation du psychisme, de ses mémoires, de ses défenses et de son déterminisme, travail de la cure : « association libre ». REM. : Terme emprunté par Freud à l’associationnisme (en allemand Assoziation).

Dès 1895, Freud propose une « dynamique de la représentation » susceptible de rendre compte des processus associatifs qui ont cours dans les cures 1. Il suppose un appareil psychique multidimensionnel dans lequel les traces mnésiques sont associées selon au moins trois « stratifications » : la première, chronologique et linéaire ; la deuxième, concentrique, fonction, d’un côté, de thèmes sémantiques, de l’autre côté, de l’intensité du déplaisir que les représentations en cause suscitent ; la troisième, « [...] la plus essentielle, [...] a un caractère dynamique au contraire du caractère morphologique des deux autres ». Créant parmi les précédentes des trajectoires compliquées, elle comporte des « bifurcations » et des « noeuds de communication ». Ses dessins correspondent à la surdétermination des formations symptomatiques et aux associations de pensée pendant la cure. ▶ L’analyse freudienne contredit le schéma selon lequel les associations psychiques décalqueraient des successions temporelles linéaires, voire causales, éprouvées dans les relations à la réalité extérieure. Elles procèdent de résonances entre deux systèmes dynamiques – réalité psychique, réalité extérieure – qui s’y représentent. Ce processus compliqué dépend de l’histoire individuelle autant qu’il la constitue. La psychanalyse structurale a tenté de rendre compte du déterminisme psychique tel qu’il s’avère dans le processus associatif par des « lois (combinatoires) du signifiant ». C’est privilégier la seule morphologie au détriment de la dynamique. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., 1895, Studien über Hysterie, G. W. I, pp. 290303. Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1971, pp. 232-241. ! COMPLEXE, DÉTERMINISME, IDÉE INCIDENTE, MÉMOIRE, REPRÉSENTATION ATARAXIE Du grec ataraxia, « absence de trouble ». PHILOS. ANTIQUE Absence de trouble, d’inquiétude ou d’anxiété, propre au sage. L’ataraxie apparaît dans les trois philosophies hellénistiques, mais elle est plus importante dans le scepticisme et l’épicurisme que dans le stoïcisme (sauf chez Épictète, où elle apparaît

comme le complément de l’apatheia, l’« absence de passion »1). Chez les sceptiques, Timon semble l’attribuer à Pyrrhon, pour qui l’ataraxie aurait résulté de l’impossibilité de se prononcer sur la réalité. Le trouble provoqué par l’irrégularité des phénomènes provoque le désir d’y mettre fin, mais cette irrégularité entraîne, en fait, l’epokhê, que l’ataraxie suit « comme l’ombre suit le corps » 2. Beaucoup de sceptiques la considèrent comme le but de la philosophie 3. Chez Épicure, l’ataraxie, en tant qu’absence de tourment psychique, et l’« absence de douleur corporelle » (aponia) downloadModeText.vue.download 90 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 88 constituent les « plaisirs statiques », par opposition aux « plaisirs mobiles » (joie, gaieté et plaisirs corporels) 4. Ces plaisirs statiques sont le summum du plaisir, qui est lui-même la fin ultime 5. ▶ La notion d’ataraxie diffère de celle de « tranquillité », qui traduit le grec euthumia 6, et consiste dans la paix avec soimême et la confiance en soi. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Épictète, Entretiens, II, 8, 23. 2 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 8 ; I, 29. 3 Ibid., I, 25. 4 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 136. 5 Cicéron, Des fins, I, 37-39. 6 Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 2. ! ÉPICURISME, SCEPTICISME ATEMPORALITÉ Du latin temporalis, « temporaire », avec préfixe a- (du grec) privatif. En allemand : Zeitlosigkeit, de Zeit, « temps », et suffixe -los, « ce qui manque ». PSYCHANALYSE Qualité des processus inconscients qui « ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le temps qui s’écoule, [auxquels] on ne peut pas appliquer la

représentation du temps » 1. Dès 1896, Freud pressent comme une qualité de l’inconscient le fait de se manifester sous forme d’impression actuelle, et non de souvenir (« Sur l’étiologie de l’hystérie »). Dans le rêve, la présence de voeux inconscients toujours actifs révèle leur caractère indestructible (l’Interprétation des rêves, 1900). La cure, visant à les rendre conscients, leur fait perdre leur actualité afin qu’ils soient reconnus comme passés. ▶ Sans l’expliciter après 1920, Freud maintient la notion d’atemporalité, mais elle demeure paradoxale ; l’énergétique de l’inconscient le fait dépendre de facteurs temporels : « Ce qui objecte radicalement à l’atemporalité de l’inconscient est le principe de plaisir auquel il est soumis. » 2. Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, « Audelà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, chap. 4, PUF, Paris, p. 299. 2 Porte, M., « Atemporalité, histoire et sémiophysique », in Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 1993, no 6, PUF, Paris, p. 180. ! ACTION, APRÈS-COUP, INCONSCIENT, PRINCIPE, RÉGRESSION, RÉPÉTITION, TRANSFERT ATHÉISME Du grec theos, « dieu » et α- privatif. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Doctrine qui nie l’existence de Dieu, directement ou indirectement. L’Antiquité avait connu peu de doctrines véritablement athées ; mais on y trouvait des critiques de la superstition ou des controverses liées par exemple au refus de l’anthropomorphisme. Quant à l’épicurisme, il niait non pas l’existence des dieux, mais leur intervention dans les affaires humaines. Cela a d’ailleurs suffit pour qu’on l’assimile à un athéisme. Cette situation sera durable : on appelle athée non seulement celui qui se revendique comme tel, mais aussi celui dont on soupçonne que ses croyances affichées cachent des convictions différentes, voire celui dont la doctrine met en cause par ses conséquences au moins la gloire de dieu ou sa Providence, même s’il accepte son existence. Ainsi, Hobbes, Spinoza, Fichte ont été dénoncés comme athées alors que leurs doctrines donnait une place, parfois importante, à un

dieu certes très différent de celui de la tradition religieuse. La réfutation ou, plus souvent, la dénonciation de l’athéisme est d’ailleurs devenue un genre obligé des philosophes spiritualistes et des théologiens. À l’âge classique, on le dénonce non seulement comme faux, mais comme dangereux : ne craignant pas les châtiments divins, l’athée constitue un péril pour la société. Le premier qui forgera un contre-argument sera Pierre Bayle, pour qui l’idolâtrie est plus dangereuse que l’athéisme, qui donne en exemple la vie de Spinoza, « athée vertueux », et pour qui une société d’athées est possible 1. Deux vrais courants athées se succèdent à cette époque : un athéisme clandestin – celui des libertins et des manuscrits clandestins, qui s’appuie sur l’héritage des doctrines antiques en les remaniant. Un athéisme ouvert, ensuite, dans le courant le plus radical des Lumières, chez d’Holbach ou Diderot – qui prend appui sur le développement des sciences, notamment des sciences de la vie, pour affirmer que la matière peut se mouvoir par elle-même et qu’elle peut penser ; la négation de Dieu apparaît ainsi comme liée à la négation de la spiritualité (donc de l’immortalité) de l’âme. Dans ces deux courants, l’affirmation de l’athéisme est souvent liée à une critique violente d’une religion historique particulière : le christianisme ; il doit également se démarquer de formes de pensée intermédiaire (le déisme, la religion naturelle), que les théologiens chrétiens, au contraire, voient comme des préludes à l’athéisme. Aux siècles suivants, l’athéisme sera revendiqué par exemple par Marx ou par Sartre – pour qui il est la condition de la recherche de la liberté humaine. Les principaux arguments de l’athéisme sont les suivants : – les attributs divins sont contradictoires, ce qui rend impensable l’idée de Dieu : face au scandale du Mal, comment concilier la justice, la bonté et la puissance divines ? Attribuer la cause dernière du monde à un dieu que l’on avoue ignorer, n’est-ce pas légitimer une ignorance par une autre, plus confuse encore ? – on peut expliquer l’idée de Dieu par la projection de l’essence de l’homme (c’est la thèse feuerbachienne 2) ; on peut aussi expliquer la religion soit par l’ignorance, soit

par l’imposture politique, soit (en faisant moins de place à la construction volontaire) par son rôle idéologique. – enfin l’athéisme peut rendre raison autrement de ce que la religion dit expliquer grâce à la notion de Dieu. De ce point de vue, il ne suffit pas de nier l’existence d’un dieu : il faut lui substituer un autre principe ; c’est pourquoi l’athéisme à l’âge classique apparaît souvent lié au matérialisme ou au moins à la conviction que la démarche scientifique suffit à rendre raison du monde et du sens de l’action humaine. ▶ Il faut observer que la plupart des arguments de la philosophie pour et contre l’athéisme ont été constitués par référence au monothéisme, ou au moins, dans le cas de l’Antiquité, d’une doctrine de l’unité du divin. Il faut remarquer aussi que downloadModeText.vue.download 91 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 89 les polémistes religieux ont souvent confondu scepticisme, athéisme, panthéisme et critique de la superstition. Pierre-François Moreau ✐ 1 Bayle, P., Pensées sur la Comète, 1682, STFM, Paris. 2 Feuerbach, L., L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1992. Voir-aussi : Les Athéismes philosophiques, textes réunis par E. Chubilleau et E. Puisais, Kimé, Paris, 2000. ATOME Du grec atomos, « indivisible ». PHYSIQUE Plus petite partie de matière ayant les propriétés réactives d’un élément chimique. 1. Dans l’atomisme classique : corps matériel très petit et indivisible, séparé des autres par le vide. – 2. En physique, à partir du début du XXe s. : plus petite unité en laquelle la matière puisse être partagée sans libérer des particules chargées électriquement. Laissant de côté l’étymologie du mot, une part du pro-

gramme de la physique microscopique a consisté à décrire les constituants et la structure interne de l’atome. Les principaux constituants en sont le proton (chargé positivement), l’électron (chargé négativement) et le neutron. La structure de l’atome, déterminée par diverses techniques de diffusion de rayonnement, apparaît sphérique et concentrique, avec un noyau formé de nucléons (protons et de neutrons) au centre, et un nuage d’électrons organisés en « orbitales » emboîtées à la périphérie. L’ordre de grandeur du diamètre d’un atome est 10– 10 mètres. Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe s., le concept d’atome est resté dépendant d’un programme spéculatif d’explication de l’apparaître naturel, y compris qualitatif, par les figures, les combinaisons et les mouvements de petits corps insécables séparés par le vide. Il s’agissait, selon J. Perrin, d’expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple. Mais vers la fin du XVIIIe s., le concept d’atome a aussi acquis une signification opératoire dans le cadre de la science chimique naissante. Le premier moment d’un tel basculement fut la formulation de la loi des proportions définies, par J.-L. Proust (1794), J. Dalton (1808), J.-L. Gay-Lussac (1809) et A. Avogadro (1811). Selon cette loi, des corps simples (ou éléments) ne peuvent s’unir pour former les composés chimiques qu’en proportions de poids déterminées. J. Dalton interpréta la loi des proportions définies comme manifestation indirecte de la structure atomique de la matière, et engagea un programme de détermination des poids relatifs des atomes. D.-I. Mendeleïev nota alors en 1869 qu’à quelques exceptions près 1, lorsque les éléments sont ordonnés selon leurs poids atomiques, une périodicité de leurs propriétés chimiques se manifeste. Cette remarque fut systématisée dans le tableau périodique des éléments. La théorie cinétique des gaz, développée à partir du milieu du XIXe s., fournit par ailleurs des valeurs plausibles de la dimension des atomes et de leur nombre dans un volume fixé de gaz. Se basant sur des mesures de la conductivité thermique et des coefficients de diffusion dans les gaz, interprétées en termes de libre parcours moyen des atomes (ou des molécules), J. Loschmidt fournit en 1865 des valeurs du diamètre d’un atome et du « nombre d’Avogadro ». Ce dernier était estimé à 6,022.1023 atomes pour 12 g de carbone. La convergence ultérieure des déterminations du nombre d’Avogadro, évalué par des méthodes et sous des hypothèses théoriques variées, finit par convaincre la plupart des physiciens, y compris les plus réticents comme W. Ostwald, du bien-fondé du cadre de pensée atomiste. La description moléculaire satisfaisante du mouvement brownien par Einstein (1905) et par J. Perrin (1908), paracheva le consensus. Une nouvelle étape de l’histoire du concept d’atome s’ouvrait :

d’un côté, celui-ci restait fixé par la signification opératoire que lui avait donnée la chimie du XIXe s., tandis que, de l’autre côté, la physique poursuivait une recherche d’esprit atomiste des constituants indivisibles (ou dénués de structure) à des échelles sub-atomiques. Sur les deux versants, le concept d’atome perdait quelque chose de ses contenus initiaux. Sur le versant de la chimie, on admettait dès le XIXe s. qu’un atome, bien qu’indivisible par des procédés réactifs proprement chimiques, pouvait s’avérer divisible par des procédés physiques. L’atomicité devenait ainsi relative à la méthode expérimentale. Sur le versant de la physique, la poursuite des constituants élémentaires dénués de structure spatiale s’est accompagnée d’une mise en question de plus en plus radicale de leur assimilation traditionnelle à des corpuscules. Michel Bitbol ✐ 1 Ces divergences ont été ultérieurement expliquées par la différence entre le numéro atomique, reflétant le nombre de protons chargés positivement, et le nombre de masse, reflétant le nombre total de nucléons. Voir-aussi : Bensaude-Vincent, B., et Stengers, I., Histoire de la chimie, La Découverte, Paris, 1993. Perrin, J., les Atomes, Champs-Flammarion, Paris, 1991. Pullmann, B., l’Atome dans l’histoire de la pensée humaine, Fayard, Paris, 1996. ! ANTIMATIÈRE, CORPUSCULE, PARTICULE ATOMISME PHILOS. ANTIQUE Doctrine selon laquelle il n’existe que des principes matériels, les atomes, ou particules indivisibles de matière inerte, séparés par du vide. La formation de l’univers, son état actuel et ses modifications sont expliqués uniquement par les formes, positions, mouvements, chocs et agrégations de ces atomes. Historique L’atomisme fut inventé par Leucippe et son disciple Démocrite, au Ve s. av. J.-C. On savait, dès l’Antiquité, si peu de choses sur Leucippe qu’Épicure prétendait qu’il n’avait pas existé 1. Démocrite naquit à Abdère, en Ionie, entre 494 et 460 av. J.-C., et vécut quatre-vingt-dix ans. Socrate étant né en 469, Démocrite est plus son contemporain qu’un présocratique.

Il ne fonda pas d’école, mais l’atomisme connut un nouvel avatar au siècle suivant dans la philosophie d’Épicure (341270). Né à Samos, après une jeunesse assez itinérante, il se fixa à Athènes et s’installa dans une maison avec jardin, où il fonda son école, qui reçut le nom de Kepos (« Jardin »). Il eut de nombreux successeurs, mais le plus illustre des épicuriens ultérieurs est le latin Lucrèce (96-52), dont le poème De la nature contient les plus vastes développements conservés sur la théorie atomiste. Doctrines et problèmes Les atomes sont des particules de matière insécables, comme leur nom l’indique, mais aussi incorruptibles et éternelles. Ils sont si petits qu’ils sont invisibles et ne peuvent donc être downloadModeText.vue.download 92 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 90 perçus, mais seulement pensés. Infinis en nombre dans un vide illimité, ils diffèrent par leur forme et par leur taille : les uns lisses et ronds, les autres avec aspérités et crochets, etc. Selon Démocrite, ils se déplacent dans le vide et finissent par former un tourbillon au sein duquel les atomes semblables s’agglomèrent les uns aux autres : de là naissent les éléments (terre, eau, air, feu), et se constituent la terre et le ciel. Puis, à cause de leurs différences de forme, les atomes s’accrochent les uns aux autres et s’imbriquent les uns dans les autres, et forment d’autres agrégats, plus complexes, qui constituent progressivement minéraux, plantes et animaux 2. C’est la différence des atomes ainsi que leur position et leur configuration qui expliquent les différences entre les corps composés. Il n’y a aucune finalité dans la nature. Selon certaines sources, Démocrite n’admettait que deux propriétés des atomes, la taille et la forme, et c’est Épicure qui aurait ajouté une troisième propriété, le poids, par lequel il aurait expliqué le mouvement des atomes : emportés par leur propre poids, ils tombent droit dans le vide 3. Mais ces témoignages sont contredits par celui d’Aristote, d’après qui « Démocrite dit que chacun des corps atomiques est d’autant plus lourd qu’il est plus grand »4 : il aurait donc attribué un poids aux atomes. Il n’en est pas moins vrai qu’Épicure attribue aux atomes un mouvement rectiligne vers le bas dû à leur propre poids 5, ce qui diffère du mouvement tourbillonnaire, dans l’univers sans haut ni bas de Démocrite. Celui-ci parlait seulement, semble-t-il, d’un mouvement de « pulsation » (kata palmon) sans lui assigner le poids pour cause 6. Pourtant, Épicure lui-même attribue moins le déplacement des atomes à leur poids qu’à la « nature du vide », qui, « en délimitant chaque atome » sans lui opposer de résistance, entraîne sa « pulsation propre » 7.

Que les atomes se déplacent dans le vide a pour conséquence qu’ils se déplacent tous à la même vitesse, car le vide oppose la même absence de résistance à tous les atomes : c’est un des points sur lesquels Épicure s’oppose à Aristote, lequel, n’admettant pas l’existence du vide, soutient que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers 8, ce que Galilée réfutera. L’apparente différence de vitesse des atomes tient aux collisions que certains subissent : ceux qui sont arrêtés, retardés ou déviés par un choc avec d’autres atomes arrivent moins vite à un point donné que ceux qui avancent sans résistance à une vitesse si rapide qu’elle est inconcevable 9. Une fois admis que les atomes tombent tous vers le bas en ligne droite et à la même vitesse, il est impossible d’expliquer que certains atomes puissent en rattraper d’autres et qu’ils puissent s’agréger entre eux, sans admettre que certains atomes dévient de façon aléatoire de leur trajectoire 10. Cette déclinaison rompt avec le strict déterminisme de Démocrite. Il y a, dès lors, trois mouvements atomiques : une trajectoire rectiligne vers le bas due au poids des atomes, des changements de trajectoire dus aux collisions des atomes, et une déviation infime qui explique ces collisions. Lorsqu’ils entrent en collision, certains atomes, au lieu de rebondir, forment des agrégats d’atomes. Le haut et le bas sont, en un sens, des concepts relatifs : est « en haut » ce qui est au-dessus de nos têtes, et « en bas » ce qui est en dessous de nos têtes, et cela à l’infini 11. Mais cela implique bien une direction et un sens absolus au sein de l’univers, sans quoi il ne serait pas nécessaire d’expliquer par la déclinaison la rencontre des atomes. Il en résulte évidemment des difficultés (comment un univers infini dans toutes les directions peut-il avoir un sens absolu ?) que ne posait pas le mouvement tourbillonnaire de Démocrite, puisque c’est un mouvement qui va dans tous les sens dans un univers infini courbe. Aussi n’est-il pas impossible que la nécessité morale d’échapper au déterminisme démocritéen ait imposé à Épicure ces solutions compliquées. Car c’est aussi la déclinaison des atomes qui permet d’expliquer la possibilité d’une volonté libre, responsable de ses actes, en rompant le « pacte du destin » 12. L’un des soucis des atomistes était de tout expliquer par la forme des atomes, leurs mouvements et leurs agrégations, jusqu’aux phénomènes psychiques. L’âme est, selon Démo-

crite, une sorte de feu composé d’atomes comparables à des grains de poussière en suspension dans l’air 13. Selon Épicure, l’âme est un mélange de souffle et de chaleur, auxquels s’ajoutent des atomes si fins qu’ils ont la capacité d’être en communication avec le reste du corps et donnent à l’âme la capacité de sentir 14. Bien qu’Épicure ait expliqué que ce n’est pas la « nature des atomes » qui explique les actions des animaux, mais la « superstructure » psychique elle-même 15, il semble avoir estimé nécessaire d’introduire de l’indéterminisme dans les atomes pour que la volonté humaine puisse échapper au déterminisme. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Diogène Laërce, X, 13. 2 Démocrite A 37, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 3 Plutarque, Opinions des philosophes, I, 3 ; Cicéron, Du destin, 46. 4 Aristote, De la génération et de la corruption, 326a9-10. 5 Épicure, Lettre à Hérodote, 61. 6 Plutarque, op. cit., I, 23, 3. 7 Épicure, op. cit., 43-44. 8 Aristote, Physique, IV, 8 ; VIII, 8. 9 Épicure, op. cit., 46. 10 Lucrèce, De la nature, II, 216-293. 11 Épicure, op. cit., 60. 12 Lucrèce, loc. cit. ; Diogène d’OEnoanda, Inscription épicurienne, fr. 54. 13 Aristote, De l’âme, I, 2, 404a1-5. 14 Épicure, op. cit., 63 ; Plutarque, op. cit., IV, 3. 15 Épicure, De la nature, fr. 34. Voir-aussi : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. dir. par M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 1999, livres IX-X. Dumont, J.-P. (dir.), les Présocratiques, Gallimard, Paris, 1988. Kirk, G., Raven, J., Schofield, M., les Philosophes présocratiques, Éd. universitaires Fribourg, Fribourg, et Le Cerf, Paris, 1995, pp. 433-465.

Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, Paris, 2001. Salem, J., l’Atomisme antique, LGF, Paris, 1997. ! DÉCLINAISON, DÉTERMINISME, ÉPICURISME ∼ ATOMISME LOGIQUE LOGIQUE Philosophie logique 1 de B. Russell, telle que ce dernier l’a lui-même dénommée. S’inspirant de Peano, et parallèlement à Frege, Russell a élaboré un outil logique qui, rompant avec la tradition aristotélicienne, fournissait les moyens d’une critique rationnelle de la downloadModeText.vue.download 93 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 91 langue naturelle et d’une réduction du langage mathématique (logicisme). D’emblée, son pouvoir analytique conduisit Russell à refuser le monisme idéaliste d’inspiration hégélienne de Bradley. Loin d’être une et accessible au terme d’un parcours dialectique, la réalité est foncièrement plurielle et connaissable par analyse progressive et partielle des relations externes entre ses éléments, ses atomes : « Une vérité isolée peut être entièrement vraie, [...] l’analyse n’est pas falsification » 2. La logique autorise l’analyse des propositions : à partir de propositions atomiques qui soit attribuent un prédicat à un particulier du genre : « ceci est rouge », soit relient deux particuliers comme dans : « ceci est à droite de cela », on peut construire, en recourant aux connecteurs et aux quantificateurs logiques, des propositions moléculaires du genre « ceci n’est pas rouge » ou « tous ces objets sont rouges », qui sont fonctions de vérité des propositions atomiques qu’elles contiennent. Aux propositions atomiques correspondent des faits atomiques qui les rendent éventuellement vraies : « Les choses du monde ont diverses propriétés, et entretiennent entre elles diverses relations. Qu’elles aient ces relations et ses propriétés sont des faits » 3. Si Russell ne reconnaît pas en 1918 de faits négatifs, disjonctifs, etc., il admet des faits généraux pour garantir la généralité de propositions du type « tous les hommes sont mortels ». Une telle philosophie a des conséquences gnoséologiques et ontologiques importantes. D’abord, les atomes logiques auxquels on parvient par analyse doivent être connaissables. Russell admet une « connaissance directe » [acquaintance]

aussi bien des particuliers perceptibles que des universaux qui correspondent aux prédicats et aux relations 4. En résulte un « réalisme analytique » qui se distingue du réalisme naïf en ce que les atomes sont non des choses prosaïques, mais des « données sensibles » [sense-data], et qui accepte en même temps un engagement de type platonicien sur les entités intelligibles que sont les universaux (engagement que Russell n’aura de cesse de limiter sans toutefois l’éradiquer totalement) 5. Comme Russell le reconnaît lui-même, nombre de thèses de son atomisme logique doivent beaucoup à ses débats avec son élève Wittgenstein. Dans le Tractatus logico-philosophicus, ce dernier radicalise l’approche logiciste en faisant de la nouvelle logique l’unique critère de toute signification et de toute vérité. Seules sont douées de sens des propositions élémentaires qui nomment des objets et décrivent des états de choses ainsi que les propositions complexes qui sont fonctions de vérité des propositions élémentaires qu’elles contiennent (thèse d’extensionalité). Et toute proposition est l’image logique d’un fait du monde auquel elle a une relation d’isomorphie structurale qui la rend éventuellement vraie 6. Toutefois, Wittgenstein se garde bien de définir les objets ultimes et d’en faire comme Russell des données sensibles. L’objet simple n’apparaît que comme résultat de l’analyse. De plus, il est conduit dès 1929 à abandonner la thèse de l’indépendance des propositions élémentaires selon laquelle « les états de choses sont mutuellement indépendants ». Ainsi, les propositions qui attribuent une couleur à un objet ne peuvent être indépendantes : si un objet est rouge, il ne peut être en même temps bleu. Plus généralement, les propositions de couleur sont tributaires d’une grammaire des couleurs : « L’octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous pouvons parler d’un bleu tirant sur le rouge mais non d’un vert tirant sur le rouge » 7. La généralisation de cette interdépendance des propositions à l’égard d’une « grammaire » conduira le « second Wittgenstein » à disqualifier l’approche logiciste du langage au profit d’une description minutieuse des différents jeux de langage gouvernant l’usage de la langue naturelle 8. Dans une perspective différente, Quine, réactualisant la thèse de Duhem selon laquelle les énoncés d’une théorie scientifique ne peuvent affronter isolément le tribunal de l’expérience 9, professa un holisme à la fois sémantique et gnoséologique, la signification et la vérité relevant d’une appréhension globale et ne pouvant désormais résider en des atomes absolument séparés et indépendants 10. Denis Vernant ✐ 1 Russell, B., « Le réalisme analytique » (1911), [rééd. in Poincaré, Russell,...], Heinzmann, G., dir., A. Blanchard, Paris, 1986, pp. 296-304 ; Notre connaissance du monde extérieur (1914) trad. P. Devaux, Payot, Paris, 1969 ; « La philosophie de l’atomisme logique » (1918) in Écrits de logique philosophique, trad.

J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. 2 Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Auclair, Gallimard, Paris, 1959, chap. V, p. 80. 3 Russell, B., Philosophie de l’atomisme logique, chap. II, p. 351. 4 Russell, B., Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Payot, Paris, 1989. 5 Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin, Paris, 1993. 6 Wittgenstein, L., Tractatus, 3.11, 3.12 ; 4.014, 4.0141, trad. Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, et Bouveresse, J., le Mythe de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976, chap. I, § 6, pp. 176-184. 7 Wittgenstein, L., Remarques philosophiques, trad. J. Faure, Gallimard, Paris, 1975, chap. IV, § 39, p. 73. 8 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1961, § 23, p. 125. 9 Quine, W.V.O., La théorie physique, son objet, sa structure, 1914 ; Brenner, A., Duhem, science, réalité et apparence, Vrin, Paris, 1990, pp. 218-230. 10 Quine, W.V.O., « Two Dogmas of Empiricism » (1951), rééd. in From a Logical Point of View, Harper & Row, New York, 1953, pp. 42-43. ! DONNÉ, EXTENTIONALITÉ, FONCTION, GRAMMAIRE, HOLISME ATTENTION En allemand : Aufmerksamkeit, de merken, « marquer, remarquer », Achtung, de achten, « prendre garde à » ; Zuwendung, de sich wenden, « se tourner vers ». Thème de choix, quasiment vecteur de la psychologie (Wundt, Stumpf 1, Külpe, Gestaltpsychologie, de Buser 2) ; présence thématique latérale en phénoménologie, chez Husserl 3, Schütz 4 et Merleau-Ponty 5, quoique le phénomène y soit déterminant dans la méthode comme dans la thématique. PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE Processus mental par lequel un objet ou une part de ma vie psychique sont mis en relief pour moi. L’opération attentionnelle procède d’un double mouvement conjoint, par lequel le sujet porte son intérêt sur un objet au moment même où celui-ci se manifeste à lui en l’affectant. Il y a dans le phénomène de l’attention un mixte d’activité et de passivité, ce qui pose la question de la pertinence de ce couple pour l’aborder en sa vérité. Comme l’indiquent les différents termes allemands men-

tionnés pour traduire « attention », on peut se demander si ce phénomène correspond à une réalité unifiable, ou s’il ne downloadModeText.vue.download 94 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 92 participe pas de gestes mentaux hétérogènes relevant de domaines distincts. Si l’on fait droit à la structure spatiale figure / fond, et que l’on désigne l’objet sur lequel porte l’attention comme un objet remarqué, qui, ce faisant, se détache, on insiste sur le pôle objectif dans la constitution de l’activité attentionnelle. Cet accent est partagé par les psychologues de l’École de Würzburg, par les phénoménologues (le dernier Husserl, Merleau-Ponty ou Schütz), mais aussi par la psychologie de la forme, qui l’érigera en méthode d’analyse des phénomènes. Si l’on souligne la disposition proto-éthique du sujet qui prend garde à tel aspect du réel, ou bien le mouvement pré-réflexif de se tourner vers la chose perçue, on privilégie le geste subjectif inhérent à l’activité attentionnelle. Telle est bien plutôt l’inflexion à l’oeuvre dans la phénoménologie statique initiale de Husserl. Natalie Depraz ✐ 1 Stumpf, C., Tonpsychologie, Hirzel, Leipzig, 1883. 2 De Buser, Cerveau de soi, cerveau de l’autre, Odile Jacob, Paris, 1998, chapitre VIII, « Attention et pré-attention ». 3 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950. 4 Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Springer, Vienne, 1932. 5 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. ! AFFECTION, CONVERSION, PERCEPTION PSYCHOLOGIE Orientation de l’activité mentale par des buts, qui maximise l’efficacité du traitement des informations reçues et de leur réutilisation dans l’action. Depuis l’origine de la psychologie scientifique, naturaliser l’attitude subjective dans la perception et l’action en tant qu’attitude subjective a été un enjeu central 1. Considérée par Husserl 2 comme un « tendre-vers » intentionnel originaire du Je, l’attention est encadrée, en psychologie cognitive, par une théorie fonctionnelle et évolutionniste qui, pour surmonter les limites des comptes rendus introspectifs, met l’accent sur les étapes hiérarchisées du traitement de l’information, et cherche à se vérifier en pathologie mentale.

L’attention est soumise ainsi à deux contraintes : le filtrage des informations utiles, et la capacité des appareils qu’elle mobilise (canaux sensoriels, mémoire de travail, etc.), selon que l’attention est « focale » ou « partagée ». On sait que la maximisation des informations reçues a des bases neurobiologiques distinctes de sa réutilisation dans l’action (puisque dans l’action on ne prête plus attention aux informations non-pertinentes) ; l’attention dépend d’élévations de seuil précises dans la formation réticulée. Enfin, plusieurs théories expliquent comment s’automatisent certaines tâches attentionnelles pour diminuer la « charge mentale », et comment l’attention se réveille (théorie du « priming »). L’analyse cognitive de l’autisme offre une contre-épreuve empirique de ces théories 3. Elle met l’accent sur la notion d’« attention conjointe » : (chacun regarde ce que regarde l’autre) et l’intègre dans une conception modulaire complexe qui explique pourquoi les sentiments subjectifs et les conduites psychomotrices particulières de l’autisme plongeraient leurs racines dans ce trouble spécifique de l’attention. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Ribot, T., Psychologie de l’attention, Paris, 1889. 2 Husserl, E., Expérience et jugement, chap. 1 et 2, Paris, 1970. 3 Baron-Cohen, S., Mindblindness, Cambridge (MA), 1995. ! PERCEPTION ATTITUDE ESTHÉTIQUE ! ESTHÉTIQUE ATTITUDE PROPOSITIONNELLE ! PROPOSITION ATTRACTION Terme introduit au XVIIe s. ; du latin attractio. PHYSIQUE Phénomène physique dans lequel deux ou plusieurs corps abandonnés à eux-mêmes, sans impulsion initiale, se rapprochent l’un de l’autre. On parlera ainsi d’attraction électrostatique, d’attraction électromagnétique ou bien encore d’attraction gravitationnelle. Le concept d’attraction a acquis un statut en physique mathématique avec la publication par Newton, en 1687, à Londres, des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Le cas traité par Newton est celui de l’attraction gravitation-

nelle ou de la gravitation universelle. À l’occasion de l’étude du mouvement de la Lune 1, Newton montre – en comparant la distance que parcourrait la Lune en une seconde si elle était privée de tout autre mouvement que celui dirigé vers la Terre, avec la hauteur, estimée avec soin, que parcourt un corps grave en tombant, dans le même temps, sur la Terre vers le sol – que la force qui retient la Lune sur son orbite n’est rien d’autre que la force de la gravité, la force par l’action de laquelle les corps tombent. De ce résultat, et en s’appuyant sur diverses mesures astronomiques relatives au mouvement des planètes, Newton identifie définitivement la gravité et les forces qui font mouvoir les planètes dans le ciel. Se trouve ainsi construite la loi universelle d’attraction gravitationnelle. L’approche newtonienne sera reprise à la fin du XVIIIe s. par Coulomb, dans le cas de l’attraction des forces électrostatiques. D’une façon générale, le cadre explicatif newtonien va constituer la base de l’interprétation de l’ensemble des phénomènes physique et chimique pendant tout le XVIIIe s. Ainsi, l’attraction gouverne tout aussi bien les phénomènes chimiques, en donnant une structure conceptuelle précise à l’ancienne notion d’affinité, que les phénomènes optiques, les rayons se trouvant attirés et détournés en passant à proximité d’objets massifs (inflexion / diffraction, interférence, etc.). Laplace donnera dans son Exposition du système du monde, publié à Paris en 1796, la forme la plus aboutie de l’approche newtonienne. Michel Blay ✐ 1 Newton, I., Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, livre III, proposition 4. downloadModeText.vue.download 95 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 93 ATTRIBUT Du latin scolastique : attributum, dérivé de attribuere, « attribuer ».

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Caractéristique distinctive d’une personne ou d’une chose (d’un « sujet »). D’origine scolastique, le terme « attribut » correspond, chez Aristote, à la fois au « propre » (ce qui, sans exprimer l’essence, n’appartient qu’à elle et peut lui être substitué pour qualifier la chose) 1, et à l’« accident par soi »2 : il s’agit d’une propriété qui, sans faire partie de la définition du sujet, lui appartient pourtant nécessairement en vertu de cette définition (par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits), et en donne donc une connaissance. Dans l’usage scolastique, le terme « attribut » désigne presque exclusivement les attributs divins, telles la bonté, la toute-puissance, la justice, l’infinité, etc. 3 Au contraire de l’usage scolastico-aristotélicien, l’attribut ne désigne pour la physique stoïcienne aucune qualité réelle. Exprimé par un verbe (« l’arbre verdoie » plutôt que « l’arbre est vert »), il n’exprime plus un concept, mais seulement un fait : un événement survenu à l’objet (être coupé, pour la chair sous le scalpel) ou l’un de ses aspects, mais rien de sa nature. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Topiques, I, 5, 102a18-19. 2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 22, 83b19 sq. ; Métaphysique, V, 30, 1025a30-32. 3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 33. Voir-aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l’Ancien Stoïcisme, Vrin, Paris, 1928. ! ACCIDENT, AUTRE, ÊTRE, ÉVÉNEMENT, FAIT, INCORPOREL, PRÉDICATION, SUBSTANCE MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MODERNE L’attribut désigne traditionnellement la propriété qui est prédiquée d’un sujet. Les problèmes fondamentaux de la notion se posent avec et après Descartes, qui établit que l’attribut se dit d’une substance. Nous ne pouvons connaître directement la substance créée, mais nous avons l’idée claire et distincte de son attribut principal, c’est-à-dire de la propriété qui lui est nécessairement liée et sans laquelle elle ne peut subsister. Cet attribut constitue donc la nature même de la substance et il nous

permet de la connaître avec une certitude apodictique, parce qu’il l’exprime sans réserve : « [...] il y en a [...] un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres dépendent [ce sont alors des modes]. À savoir, l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature de la substance qui pense » 1. Chaque attribut principal ne se rapporte qu’à une substance : ainsi la pensée, qui appartient à l’âme et non au corps. Mais Descartes présente également la pensée comme un attribut de la substance divine, ce qui pose le problème de l’équivocité du nom de substance. C’est sans doute que l’on ne peut pas dire de Dieu qu’il possède la pensée comme son attribut principal. Spinoza établit ainsi que l’essence de Dieu consiste en une infinité d’attributs, parmi lesquels nous ne connaissons que la pensée et l’étendue : « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » 2. Ces attributs n’ont rien en commun mais sont l’expression d’une seule et même substance : « [...] que nous concevions la nature sous l’attribut de l’étendue ou sous l’attribut de la pensée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion de causes, c’est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres » 3. Ce double caractère des attributs (ils sont réellement distincts mais, chez Spinoza, ils représentent la même substance) met en place ce qu’on a appelé la thèse du parallélisme : les attributs sont des expressions équivalentes mais qui ne se croisent pas. ▶ La critique de la notion d’attribut (et de sa relation exceptionnelle à la substance), conduite en particulier par Locke, portera précisément sur le fait que nous ne sommes pas certains que telle ou telle propriété exprime sans réserve la chose dont elle est prédiquée, car cette liaison n’est jamais donnée dans l’expérience. On ne peut donc tenir (provisoirement) une certaine propriété pour l’expression d’une nature que lorsqu’on la rencontre constamment : elle est alors générale, mais pas forcément essentielle. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., Principes de la philosophie, Ie partie, art. 53, Alquié, Garnier, Paris, 1973, p. 123.

2 Spinoza, B., Éthique, Ie partie, définition VI, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 21. 3 Ibid., II, proposition VII, scolie, p. 76. ! SUBSTANCE ATTRIBUTIF / RÉFÉRENTIEL LINGUISTIQUE Une description peut faire l’objet d’un usage soit référentiel, soit attributif. Le premier vise à communiquer une information portant sur un objet contextuellement saillant, indépendamment du contenu conceptuel associé à la description. Le second porte sur l’individu, quel qu’il soit, qui se trouve satisfaire le contenu associé. Dans un usage référentiel, la description « l’actuel directeur » peut ainsi contribuer à exprimer une proposition concernant une personne qui n’est plus directeur, à condition que l’acte de communication porte clairement sur la personne en question ; en revanche, un usage attributif de cette expression dénotera nécessairement la personne, quelle qu’elle soit, qui se trouve être actuellement directeur. Les usages référentiels des descriptions ont été découverts par K. Donnellan, qui en conclut à l’ambiguïté de ces constructions. Cette conclusion a été remise en question, en particulier par S. Kripke, qui soutient que l’existence d’usages référentiels et attributifs doit être expliquée par des principes pragmatiques plutôt que sémantiques : il n’y a pas selon lui un sens référentiel des descriptions, mais uniquement des usages référentiels, ce qui permet d’économiser les significations postulées par la théorie sémantique. Pascal Ludwig ✐ Donnellan, K., « Reference and Definite Descriptions », in Philosophical Review, 75, 1966. Kripke, S., « Speaker Reference and Semantic Competence », in P. A. French, T. E. Uehling et H. K. Wettstein, Contemporary downloadModeText.vue.download 96 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 94 Perspectives in the Philosophy of Language, University of Minnesota Press, Minneapolis, 6-27, 1977. ! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE AUFHEBUNG

ONTOLOGIE Terme central du lexique hégélien qui désigne le double mouvement de supprimer (aufhören lassen) et de conserver (aufbewahren). L’Aufhebung est la négation en tant qu’elle pose quelque chose. La chose niée l’est comme un moment essentiel à la réalisation d’un processus, en sorte qu’elle est en réalité conservée comme une détermination idéale. ! DÉPASSEMENT, DIALECTIQUE, NÉGATION AUGUSTINISME PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE 1. Pensée de saint Augustin (354-430 après J.-C.) – 2. Les nombreux courants qui, plus ou moins fidèles à cette pensée, se sont développés depuis le Ve s. jusqu’à nos jours. L’augustinisme et saint Augustin L’expression « Grand augustinisme » a été créée par P.E. Portalié 1 pour bien distinguer l’augustinisme tel qu’il apparaît du vivant de saint Augustin, bref le « Grand augustinisme », des « augustinismes partiels » ou « particuliers » qui auront pour origine d’autres penseurs que saint Augustin et ne verront le jour que plus tard et qui donc ne feront que s’inspirer du « Grand augustinisme ». Le « Grand augustinisme », qui synthétise l’ensemble des grandes doctrines de saint Augustin, bien qu’assez proche de l’augustinisme primitif ou historique, s’en distingue dans la mesure où il est extrait de son contexte et où, selon les termes de F. Cayré, « il laisse dans l’ombre des points secondaires pour s’en tenir aux thèses capitales » 2. Dans un premier temps, nous nous pencherons donc sur ce fameux « Grand augustinisme ». Dans la mesure où saint Augustin n’a pas laissé de « système » proprement dit et où il serait difficile d’épuiser tous les aspects de la pensée augustinienne tant ils sont nombreux et de natures différentes (théologique, philosophique, dogmatique, moral, politique...), nous nous conterons de relever les traits principaux de la pensée augustinienne. Le premier trait marquant de cette pensée réside dans le fait qu’entre la philosophie et la théologie, il n’a pas vraiment de frontière. « Il n’est pas toujours facile chez lui de savoir où s’arrête la philosophie et où commence la théologie » nous dit H. I. Marrou dans Saint Augustin et l’augustinisme. Il est vrai que s’il n’y avait qu’un point à retenir de la pensée augustinienne, ce serait celui-ci tant cela a d’influence sur l’ensemble de sa pensée. En effet, chez saint Augustin, la recherche de la vérité, « l’effort intellectuel », sont subordonnés à l’amour de Dieu, à « l’effort spirituel ». La raison est d’après lui le prolongement de la foi, il n’y a pas de contradiction entre les deux.

Ce qui l’illustre le mieux, c’est la théorie de l’Illumination, que saint Augustin emprunte pour une grande partie à Plotin et Porphyre, et qu’il énonce clairement dans le De Magistro, ou Le Maître. Ce maître, c’est Dieu lui-même qui, en dedans de l’homme, par sa lumière, rend la vérité intelligible et permet à l’homme d’accéder à la connaissance : « pour tout ce que nous saisissons par l’intelligence, ce n’est pas une voix qui résonne au dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l’esprit de l’intérieur que nous consultons » 3. Par cette théorie, que reprendront Roger Bacon au XIIIe s. et Malebranche au XVIIIe s., saint Augustin montre que Dieu ne se contente pas d’être un dieu moral, il est aussi Dieu de Vérité, selon l’Évangile selon St Jean (14, 6) que reprend ici saint Augustin : « Je suis la Vie, la Voie et la Vérité ». Mais on ne peut accuser saint Augustin de fidéisme car il y a dans sa pensée l’absolue reconnaissance de la capacité de l’homme à connaître et ce de manière rationnelle, quasi scientifique. Comme l’affirme Gilson, « l’autorité précède la raison dans le catholicisme, mais il y a des raisons d’accepter son autorité. » 4. Le cogito (que l’on retrouvera sous une forme assez proche chez Descartes dans les Méditations métaphysiques et dans le Discours même s’il est impossible de prouver de manière absolument certaine que Descartes a eu connaissance du cogito augustinien avant de rédiger le sien) en est l’exemple. Amené à tout mettre en doute comme les Académiciens, saint Augustin reconstruit pierre par pierre la progression de la raison qui, se retirant du sensible et « rentrant en elle-même » est d’abord amenée à comprendre qu’elle existe, puis qu’elle est de nature spirituelle et immatérielle et qui, ultimement, comprend que Dieu existe et qu’il se tient au plus profond de son âme, à la fois immanent et transcendant : « interior intimo meo et superior summo meo » : « vous étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes. »5 Il y a certes la nécessité d’adhérer à la foi, de soumettre sa raison à l’autorité. Cette nécessité est première. Elle est formulée en ces termes « Crede ut intelligas », littéralement « Il faut croire pour comprendre » (la formule sera reprise par saint Anselme dans le Proslogion au XIIe s.). Ainsi, selon Augustin, c’est la foi qui sauve la raison du scepticisme, ce qui nous renvoie à la propre existence de saint Augustin qui ne fut arraché du désespoir dans lequel le plongeait le scepticisme professé par la Nouvelle Académie que par sa conversion au christianisme. Cette soumission de l’intelligence à « l’autorité », à la foi présuppose bien évidemment une grande humilité, vertu qui est omniprésente dans l’oeuvre de saint Augustin et qui ne se limite pas à la sphère morale, qui s’étend donc comme nous le voyons ici au domaine de la connaissance. Cette intrusion d’une vertu a priori morale dans le domaine gnoséologique nous amène à parler d’un second trait

de la pensée augustinienne, à savoir l’absence de frontière entre philosophie et morale. Il y a ainsi un caractère eudémonique de la philosophie augustinienne : la recherche du vrai (identifié à Dieu comme nous l’avons vu plus haut à travers la théorie de l’Illumination) et sa possession (limitée il est vrai ici-bas puisqu’elle ne sera atteinte qu’après la mort) donnent à l’homme un avant goût de la béatitude. La connaissance délivre l’homme de l’inquiétude, la connaissance rend heureux : « l’aimer et le (Dieu) connaître, c’est avoir une vie heureuse, que tous déclarent chercher, alors qu’il y en a peu qui peuvent vraiment se réjouir de l’avoir trouvée. » 6. Ou encore : « Est donc heureux quiconque vient à la mesure suprême par la vérité. Pour l’esprit c’est avoir Dieu, c’est-à-dire jouir de Dieu » 7. Ainsi, comme le remarque G. Rotureau, chez saint Augustin, « la spéculation n’est pas mue, à proprement parler, par la curiosité du vrai, mais par l’appétit du Bien suprême » 8, « il n’a downloadModeText.vue.download 97 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 95 pas seulement l’ambition de voir, mais de posséder ». Ainsi, il est difficile de distinguer chez saint Augustin son exigence morale de son exigence intellectuelle, ce qui est logique puisqu’il identifie Dieu moral et Dieu de vérité : celui qui se fourvoie dans l’erreur est alors d’une certaine manière en état de péché. On comprend mieux alors pourquoi saint Augustin s’est donné tant de mal à réfuter les thèses de la Nouvelle Académie (cf. Contre les Académiciens), et tout le soin qu’il a mis d’une manière générale à « démonter » les hérésies, telles que le donatisme (ou Église des Purs) ou le pélagianisme, pour ensuite démontrer la véracité de la religion chrétienne. L’originalité de saint Augustin réside dans le fait que pour lui, la notion de péché dépasse le domaine simplement moral pour s’étendre à tous nos actes imparfaits en général, c’està-dire dans son esprit à tous nos actes qui ne sont pas mus par le désir de connaître Dieu. Mais n’allons pas croire que pour saint Augustin, le péché ait définitivement condamné les chances que l’homme avait d’être sauvé, car il existe une notion centrale dans la philosophie de saint Augustin : la grâce de Dieu. Cette grâce divine manifeste l’absolue perfection de Dieu. D’où vient le mal alors ? C’est la question qui a taraudé saint Augustin pendant une grande partie de sa vie. Il crut un temps l’avoir résolue en adhérant au manichéisme, cette « philosophie » matérialiste et dualiste qui professe qu’il existe deux principes opposés : celui de la Lumière, qui est absolument bon, et celui des Ténèbres qui est entièrement mauvais et qui est à l’origine du mal. Une fois converti, saint Augustin renonça à cette théorie et s’aperçut que « la cause du mal n’est pas efficiente, mais déficiente », en d’autres termes que « le mal n’est que la privation du bien ». 9 Contre le pélagianisme, sorte d’optimisme qui, depuis le moine Pelage, accorde plus d’importance, dans le chemin vers le salut, aux actes qu’à la grâce divine, saint Augustin réaffirme l’importance de la grâce divine en affirmant qu’elle

est à l’origine de tous nos actes bons, et que par là même notre salut dépend d’elle. Mais il reconnaît également que sans libre arbitre, l’homme n’aurait plus de mérite à aimer Dieu. En fait, ce que saint Augustin montre dans Le libre arbitre, c’est que la grâce est nécessaire pour restaurer le libre arbitre vicié par le péché originel, et que pour être sauvé l’homme doit bien user de ce libre arbitre. Il faut ainsi qu’il y ait une action conjuguée de la grâce et du libre arbitre pour que l’homme puisse agir de manière bonne. Enfin, cet exposé de la pensée augustinienne ne serait pas complet sans un bref aperçu de la philosophie politique de saint Augustin. Là encore, il est impossible de parler de la politique sans parler de morale puisque comme le dit E. Gilson, « c’est un trait remarquable de la doctrine de saint Augustin qu’elle considère toujours la vie morale comme impliquée dans une vie sociale. L’individu ne se sépare jamais à ses yeux de la cité ». 10 (Cette conception de la politique, on la retrouvera d’une certaine manière à travers la Respublica Fidelium de R. Bacon au XIIIe s. et ensuite à travers la conception de la monarchie universelle décrite par Dante.) Les augustinismes « partiels » ou « particuliers » En définitive, nous voyons donc que dans la pensée de saint Augustin, tous les aspects, théologique, philosophique, moral, politique, sont imbriqués les uns dans les autres. Il existe un point central qui relie tous les éléments de la pensée augustinienne entre eux, et ce centre c’est Dieu. Il est donc impossible de traiter d’un aspect indépendamment des autres sous peine de trahir ou de modifier la pensée de saint Augustin. E. Gilson l’a bien compris qui compare la pensée augustinienne à une chaîne : « Tout se tient et s’entretient si bien, qu’Augustin ne peut saisir un anneau de la chaîne sans tirer à soi la chaîne tout entière, et l’historien, qui tente à son tour de l’examiner anneau par anneau, souffre constamment de lui faire violence et, en chaque point où il lui assigne une limite provisoire, de la briser. » 11. Et c’est pourtant ce qu’ont fait de nombreux penseurs, tous ceux qui sont à l’origine d’augustinismes partiels, ou particuliers. Nombreux sont les « héritiers » de saint Augustin, trop nombreux pour qu’on les cite tous. P. Cambronne en énumère quelques uns : « Les Confessions de saint Augustin : un chef-d’oeuvre qui a traversé les siècles en laissant des traces indélébiles, de Pelage, le contemporain, ou Cassiodore, au XVIIIe s., à Huysmans, Péguy, Camus, en passant par Anselme de Canterbury, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, Luther, Calvin, Jean de la Croix et Thérèse

d’Avila qui en faisaient leur nourriture quotidienne, Pascal, et tant d’autres encore. » 12. En fait, presque chaque siècle a eu ses « augustiniens » même si ces derniers ne retiennent parfois que quelques points de la pensée augustinienne : – À l’époque de la scolastique (du IXe s. au XVIIe s.) : surtout dans la première partie ou scolastique primitive (du IXe s. au XIIe s.) : saint Anselme, Abélard, et au cours de la Grande Scolastique (XIIIe s.) chez saint Thomas d’Aquin, saint Albert le Grand, saint Bonaventure et Duns Scot. – Plus tard, lors de la Réforme au XVIe s., saint Augustin marquera considérablement le protestantisme à travers la personne de Calvin et celle de Luther, qui s’inspireront de la pensée de saint Augustin sur la grâce et la prédestination tout en les déformant complètement : pour eux, le péché a définitivement corrompu la nature humaine. – À l’issue du XVIe s., en pleine influence humaniste, c’est le jansénisme, en particulier Pascal, qui cette fois s’inspirera de la théorie augustinienne de la grâce. – C’est le XVIIe s. qui sera sans doute le plus marqué par l’influence de l’augustinisme, à tel point qu’on le nommera « le siècle d’or de l’augustinisme » à cause de son influence sur Descartes et surtout sur Malebranche. – Au XVIIIe s., Bossuet et Fénelon seront à leur tour séduits par la philosophie de saint Augustin. La liste est encore longue... et cette floraison de toutes sortes d’augustinismes atteste de l’importance de la pensée augustinienne dans l’histoire de la philosophie. Le mot de la fin revient sans nul doute à H.-I. Marrou qui déclare que « Augustin reste un des rares penseurs chrétiens dont les non chrétiens savent qu’il existe et à qui ils feront au moins une place, dans l’évolution de l’esprit humain ». Tiphaine Jahier ✐ 1 Portalié, P.E., « Saint Augustin » in Dictionnaire de théologie. 2 Cayré, F., « Le grand augustinisme » in Études augustiniennes, 1951, fasc. IV. 3 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 38. 4 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 1987, p. 305. 5 Saint Augustin, Les Confessions, livre III, chapitre VI. 6 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 46. 7 Saint Augustin, La vie heureuse, paragraphe 35.

8 Rotureau, G., « augustinisme » in Dictionnaire de théologie, p. 1038. 9 Saint Augustin, Confessions, livre III, chapitre VII. downloadModeText.vue.download 98 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 96 10 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 1987, p. 225. 11 Id., pp. 311-312. 12 Cambronne, P., Notes, in les Confessions, Gallimard, La Pléiade, Paris, p. 1364. AUTARCIE Du grec autarkeia, de autarkès, « qui se suffit à soi-même, autosuffisant ». PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE Autosuffisance d’un individu, d’un État. Les morales antiques affirment ainsi souvent l’autarcie du sage, délivré, tel un dieu, de toute dépendance extérieure. Ce thème de l’autarcie individuelle a une origine socratique ; on le retrouve chez les cyniques, chez Platon et, plus tard, dans les écoles hellénistiques 1. L’autarcie au sens actuel d’autosuffisance économique d’un État se met en place à partir de Platon : dès lors, l’autarcie est conçue comme la réponse à la menace que constitue le désordre économique. Platon explique la naissance de la Cité par l’existence du besoin et la non-autarcie des individus 2. Mais le passage de la première cité, autarcique et répondant aux besoins, à la cité « gonflée d’humeurs », engagée dans de plus larges échanges, n’est accepté qu’à regret. À la suite de son maître, Aristote a fait la théorie de la Cité autarcique 3. Cet idéal est repensé par Fichte (L’État commerçant clos, 1800), dont l’utopie protectionniste d’un État autosuffisant, planificateur et dirigiste, isolé dans ses « frontières naturelles », aura une fortune certaine auprès des penseurs allemands d’une « autarcie d’expansion » (conquête de l’espace vital) dans l’entre-deux-guerres. En période de crise, l’idéal d’autarcie tend à resurgir : en 1933, Keynes vantera, contre les avantages comparatifs ricardiens, la self-sufficiency

de la nation. Christophe Rogue ✐ 1 Xénophon, Mémorables, I, 6, 10 ; Platon, République, III, 387d. Cf. Rich, A. N. M., « The Cynic conception of αυταρκεια », in Mnemosyne, no 9, 1956, pp. 23-29. 2 Platon, République, II, 369b. 3 Aristote, Politique, VII, 4-5. AUTEUR Du latin auctor, litt. « celui qui augmente », « qui fonde » ou « qui engendre ». ESTHÉTIQUE Celui qui fait oeuvre (littéraire et, par extension, artistique) et en assume les implications, tant en ce qui concerne sa démarche créatrice que sa dimension socio-culturelle. Au sens juridique, être l’auteur d’une oeuvre en confère la « propriété littéraire et artistique », notion qui apparaît pour la première fois en France dans la loi du 24 juillet 1793. Parce qu’il est censé donner librement à l’oeuvre ses traits spécifiques et y refléter sa personnalité, la loi lui garantit des droits moraux relatifs au respect de son intégrité (par exemple, lors de traductions ou d’adaptations) et patrimoniaux (stipulés dans un contrat d’édition ou son équivalent). Les conventions de Berne (1886) et de Genève (1952), avec leurs actualisations postérieures, fournissent aujourd’hui la base juridictionnelle du droit d’auteur. Parallèlement à la reconnaissance de son statut, la figure de l’auteur a aussi beaucoup évolué dans son image extérieure et dans son extension. Elle est passée en quelques siècles du créateur omniscient d’un monde sui generis à une sorte de partenaire s’engageant dans un pacte fictionnel avec son lecteur. Entre les deux pôles se placent toutes les variantes de l’auteur témoin de son temps, de l’humanisme renaissant aux combats des Lumières et du socialisme. Le cas le plus significatif à l’âge moderne est celui du romancier qui bâtit une intrigue sur une base psychologique ou historique et dont l’habileté se révèle propre à illustrer ou renouveler le genre. Il n’est pas jusqu’aux philosophes qui n’aient été tentés de se servir de cette personnalisation accrue du discours. Corrélativement la place que prend pour l’écrivain son

médium n’a cessé de croître ; faire oeuvre n’est plus seulement agencer des idées ou mettre en forme un récit, c’est travailler une matière spécifique, celle des mots et des phrases. Barthes en résume le constat dans sa célèbre distinction entre l’écrivant qui fait un usage instrumental du langage et l’écrivain qui joue de toutes les ressources de la langue, des plus immédiates aux plus indirectes. En se mettant sur un pied d’égalité avec les artistes qui ont appris à manipuler les sons et les pigments, l’auteur entend se démarquer des productions commerciales, même s’il a de plus en plus de mal à échapper aux contraintes imposées par les formes nouvelles de communication, du feuilleton journalistique aux émissions littéraires et à Internet. Mort de l’auteur Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la notion d’auteur a focalisé sur elle une série de critiques qui visaient à travers elle la philosophie du sujet, l’institution de la littérature et la portée de l’acte d’écrire, contribuant à dessiner un nouvel espace de problématisation. Après Valéry, Sartre 1 et Blanchot 2 (entre autres) ont dénoncé la part d’illusion que comporte la figure de l’auteur souverain, son origine idéologique dans notre histoire sociale et les compromissions qu’elle dissimulait. Les effets combinés du marxisme, de la psychanalyse, de la linguistique et de la déconstruction ont contribué à vider progressivement la notion de sa teneur traditionnelle. Avec le structuralisme 3 et le « New Criticism » 4, l’unité intentionnelle de l’oeuvre a été supplantée par la fabrique du texte, c’est-à-dire le jeu des multiples régularités qui sont appréhendables dans sa description et son fonctionnement. L’auteur se trouve ramené à la position d’un « scripteur » qui s’efface devant l’écriture conçue comme acte intransitif ; le sens se constitue à travers un réseau d’effets qui débordent son contrôle. Barthes en tire la conséquence qu’il serait préférable de dire « je suis écrit » que « j’ai écrit »5 et Foucault renchérit en voyant dans le Qu’importe qui parle « un des principes éthiques fondamentaux de l’écriture contemporaine » 6. La fonction-auteur, instance irréductible à l’état civil de l’homme signant un livre, est tout à la fois un foyer d’expression ou de focalisation et un principe subtil de différence. Dans la mesure où cette analyse ne visait à renverser le mythe de l’écriture que pour lui rendre son avenir, on conçoit que son véritable résultat ait été en définitive d’inverser la hiérarchie classique des rôles. Barthes n’hésitait pas à sou-

tenir que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur »7 ; sous une forme moins dramatisée, c’est par downloadModeText.vue.download 99 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 97 la reconnaissance du statut ouvert de l’oeuvre (Eco8), des registres d’intertextualité (Genette9), l’examen des repentirs ou la stipulation des conditions énonciatives applicables à l’interprétation que s’affirme désormais la prérogative du lecteur. ▶ Au-delà des aspects relevant de la théorie de la littérature, la notion d’auteur est un excellent révélateur d’évolutions philosophiques majeures. Sa valorisation accompagne l’importance donnée à la dimension créative et réflexive. Inversement sa contestation reflète le déclin du point de vue égologique et elle ouvre sur un nouveau rapport de l’homme à la culture. Jacques Morizot ✐ 1 Sartre, J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, Paris, 1964. 2 Blanchot, M., la Part du feu, Gallimard, Paris, 1949. 3 Après les travaux pionniers de Propp et Lévi-Strauss, on peut mentionner parmi les textes significatifs : Barthes, R., l’Aventure sémiologique, Seuil, Paris, 1985 ; Greimas, A. J., Essais de sémiotique poétique, Larousse, Paris, 1972 ; Riffaterre, M., la Production du texte, Seuil, Paris, 1979 ; Todorov, T., Poétique de la prose, Seuil, Paris, 1971. 4 Richards, I. A., Principles of Literary Criticism, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1924 ; Wellek R. et Warren A., Theory of Literature (1949), trad. fr., La Théorie littéraire, Seuil, Paris, 1971. Beardsley, M., et Wimsatt, W. K., « The Intentional Fallacy » (1954), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, Paris, 1988. 5 Barthes, R., « Écrire, verbe intransitif », in OEuvres Complètes, t. 2, Seuil, Paris, 1994, p. 979. 6 Foucault, M., « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, t. 1, Gallimard, Paris, 1994, p. 792. 7 Barthes, R., « La mort de l’auteur », in OEuvres Complètes, t. 2, Seuil, Paris, 1994, p. 495. 8 Eco, U., L’OEuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965. 9 Genette, G., Palimpestes. La littérature au second degré, Seuil, Paris, 1982.

Voir-aussi : Tadié, J.-Y., La Critique littéraire au XXe siècle, Belfond, Paris, 1987, rééd. Pocket Agora, Paris. ! RÉCEPTION, ROMAN AUTHENTIQUE En allemand : eigentlich. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE L’opposition authentique – inauthentique qualifie chez Heidegger des possibilités d’existence propres à l’être-aumonde de l’homme (Dasein). Le couple authentique – inauthentique a dans la conception heideggerienne de l’être-au-monde un sens ontologique. Il ne renvoie pas à une opposition entre deux ordres de valeurs de type intelligible – sensible et n’a aucune connotation morale. L’être de cet étant qu’est le Dasein étant à chaque fois mien, ce rapport de soi à soi peut présenter l’aspect de l’appartenance à soi ou celui de la perte de soi. De prime abord et le plus souvent, le Dasein, immergé dans la préoccupation quotidienne, n’est pas lui-même, n’existe pas de manière authentique. Parlant à la première personne, il s’auto-interprète comme une substance et le Je n’est en fait que le On de la publicité qui fait passer ce qu’elle recouvre pour le bien connu accessible à tous. En effet, le Dasein n’est pas un sujet isolé, mais est être-là-avec, son monde étant le monde commun de l’étant disponible intra-mondain dont il se préoccupe. À cette existence inauthentique s’oppose l’êtresoi-même authentique qui, loin d’être un état d’exceptionnalité ontique, se joue à même l’immanence du On. L’être du Dasein est le souci comme être-en-avant de soi ; il se temporalise vers l’avenir en une temporalité finie en tant qu’il est être pour la mort. Si la mort est pour lui la possibilité de sa propre impossibilité, le devancement vers la mort lui révèle sa perte dans le On et le transporte devant la possibilité de son existence authentique finie. Il existe ainsi sur le mode de sa possibilité la plus propre en tant qu’il est à venir ou avenant (zukünftig). Une telle possibilité ontologique exige une attestation fournie par la résolution et la conscience, où le Dasein trouve son pouvoir-être authentique comme possibilité existentielle effective. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 9, §§ 54 à 62.

! DASEIN, ON, SOUCI AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE PSYCHOLOGIE Ensemble de phénomènes mentaux intelligents et finalisés qui se produisent sans intervention de l’attention ni de la volonté, tels que les révèlent l’hystérie ainsi que les expériences d’hypnose. Concept développé par P. Janet dans sa thèse de philosophie du même titre, l’idée d’automatisme psychologique remonte aux conceptions condillaciennes puis biraniennes d’une intégration progressive du moi à partir d’une sensation dont on n’a pas au départ conscience (la conscience est seconde). Le sujet hypnotisé, pour Janet, est comme la « statue » : on peut rendre manifestes en lui les sous-systèmes psychiques, avec l’intentionnalité qui les caractérise, que masque l’activité créatrice et synthétique normale de l’esprit. Janet, par ce biais, systématise la théorie de l’habitude dans la philosophie française du XIXe s., et tente de lui donner des justifications expérimentales. « Automatisme », ici, est équivoque. Il rend compte psychologiquement de la spontanéité de l’intégration des diverses associations dans une mémoire pré-personnelle, ce qui suppose un gradualisme de la conscience (et donc un subconscient) ; mais comme l’automatisme ne se révèle que par la contre-épreuve pathologique, il décompose l’esprit en sous-systèmes interagissant mécaniquement (par exemple, une multiplicité de « personnalités » indépendantes). Même dégradé, le subconscient (c’est-à-dire ce qui fonctionne de façon automatique) demeure néanmoins entièrement psychologique (ce n’est pas un inconscient cérébral) et intelligent (ce n’est pas un pur mécanisme non intentionnel et parasitaire, comme l’automatisme mental psychiatrique). L’invérifiabilité des preuves obtenues en manipulant des sujets hypnotisés a discrédité une notion qui a néanmoins popularisé l’idée d’un fonctionnement morbide du psychisme (et pas du cerveau). Pierre-Henri Castel

✐ Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939. Janet, P., L’automatisme psychologique, Masson, Paris, 1989. ! HABITUDE, INCONSCIENT, INCONSCIENT CÉRÉBRAL, MÉMOIRE downloadModeText.vue.download 100 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 98 AUTONOMIE Du grec autos, « soi-même » et nomos, « loi ». Jusqu’à la fin du XVIIIe s., le mot appartient surtout à l’histoire ancienne et désigne le droit que les romains avaient laissé à certaines villes grecques de se gouverner par leurs propres lois. Kant fait de l’autonomie de la volonté un concept essentiel de la philosophie morale : « l’autonomie de la volonté est cette propriété qu’à la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1. GÉNÉR. 1. Capacité d’un être vivant à l’autorégulation, au maintien d’une certaine indépendance vis-à-vis du milieu environnant (par exemple, la thermorégulation). – 2. Chez l’homme en tant qu’être doué de raison, la capacité à se donner ses propres lois et à se régir d’après elles. En ce dernier sens, l’autonomie est bien synonyme de liberté, telle qu’elle est définie par Kant dans les Fondements de la métaphysique des moeurs : « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1. Elle s’oppose en cela à l’hétéronomie, ou dépendance à l’égard de mobiles pathologiques sensibles ou d’une loi extérieure. En tant que liberté transcendantale, elle est l’essence de la loi morale, mais elle n’est connue de la raison qu’à travers l’impératif catégorique. L’autonomie est essentiellement la légalité à l’oeuvre dans la liberté. Plus largement, l’autonomie est celle d’une entité ayant un pouvoir de décision propre qui reste indépendant de toute instance supérieure ou extérieure. Elle concerne spécifiquement l’État souverain, qui s’autoadministre et se gère dans le cadre d’un corpus législatif admis (concernant la politique intérieure autant que les rapports extérieurs aux autres entités politiques). Mais elle peut être entendue aussi comme autonomie culturelle, religieuse, linguistique, liée au principe de l’autodétermination des peuples, édictée avec la création de la Société des nations, après le premier conflit mondial.

Les revendications de certains groupes, qu’elles reposent sur une assise culturelle, linguistique ou religieuse, peuvent prendre la forme de l’indépendantisme, ou lutte pour la reconnaissance d’une autonomie, se heurtant parfois à la norme de l’instance supérieure qui entend englober ces groupes et les régir (revendication d’un statut d’autonomie régionale aux dépens de l’État). ▶ La difficulté de la notion d’autonomie tient tout entière dans cette cohabitation entre la forme de la loi, du devoir, de la contrainte, et la liberté, l’indépendance qui tend à se délier de toute entrave de la loi (anarchie). L’autonomie au sens kantien qui concilie ces deux points, est bien ce lieu où la liberté se fixe à elle-même ses propres bornes. Christelle Thomas ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (1785), 2e section, pp. 169-170, Delagrave, Paris. ! ANARCHISME, HÉTÉRONOMIE, LIBERTÉ MORALE Fait de n’être soumis qu’aux lois que l’on se donne soi-même. Définie d’une façon négative, la liberté de la volonté est sa capacité à agir sans être soumise à des lois reçues de l’extérieur ou à des causes extérieures qui la déterminent. Définie positivement, la liberté est la propriété d’une volonté soumise à la loi qu’elle se donne, elle est alors autonomie. L’autonomie de la volonté est le principe suprême de la moralité. Elle permet de comprendre pourquoi il n’y a pas de contradiction entre la liberté, exigée par la moralité comme condition même de la responsabilité morale, et la soumission à l’impératif catégorique également exigée par la moralité. C’est qu’il n’y a de véritable autonomie que si la maxime qui préside à l’action peut-être aussi une loi (puisque l’autonomie est soumission à la loi que l’on se donne soi-même). L’autonomie s’identifie ainsi à l’impératif catégorique qui stipule d’agir uniquement d’après une maxime dont on peut vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. « En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété qu’elle a d’être à elle-même sa loi. Or cette proposition : la volonté, dans toutes ses actions, est à elle-même sa loi, n’est qu’une autre formule de ce principe : il ne faut agir que d’après une maxime qui puisse aussi se prendre elle-même pour objet à titre de loi universelle. Mais c’est précisément la

formule de l’impératif catégorique et le principe de la moralité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose » 2. Le contraire de l’autonomie est l’hétéronomie. Il y a hétéronomie chaque fois que la volonté cherche hors d’ellemême la loi à laquelle elle se soumet. Toutes les philosophies morales qui ne fondent pas la morale dans la raison sont ainsi illégitimes. Qu’elles fondent la morale dans les commandements divins, dans la recherche du bonheur, dans un prétendu sentiment moral ou dans l’idée de perfection, elles tombent dans l’hétéronomie et déduisent la morale d’un impératif hypothétique. Colas Duflo ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2e section, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, t. II, 1985, p. 308. 2 Ibid., p. 316. Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pratique. ! IMPÉRATIF, LIBERTÉ, MORALE, MORALITÉ, RAISON PRATIQUE AUTO-ORGANISATION Du grec organon, « instrument de travail », et autos, « soi-même ». Apparue dans le champ théorique contemporain au cours des années 1960, aux États-Unis 1, elle est introduite en France par les recherches de H. Atlan 2. Le colloque de Cerisy de 1981 indique, en son sous-titre, combien cette notion convie à l’interdisciplinarité 3. L’auto-organisation est un paradigme que nombre de disciplines ont mis en oeuvre (sciences biologiques, écologiques, sociales, économiques, politiques, psychologiques, linguistiques, cognitives, etc.) après que le concept eut été forgé dans un immense archipel scientifique où l’on navigue entre physico-chimie, biologie et cybernétique. C’est cependant essentiellement de l’univers cybernétique (de l’autorégulation et de la rétroaction) qu’est née l’idée d’une auto-organisation des systèmes complexes 4. SC. HUMAINES Activité de formation et de transformation de soi par soi. H. von Foerster (secrétaire des conférences Macy, New YorkPrinceton, 1946-1953), promoteur de la « cybernétique du second ordre » (au Biological Computer Laboratory de l’université de l’Illinois, 1958-1976), développe d’abord l’idée d’un

« principe d’ordre à partir du bruit » qui explique les phénomènes d’adaptation des organismes vivants 5. La reprise critique de ce modèle, du point de vue de la théorie de l’information dans le domaine de la biologie, permettra d’étudier downloadModeText.vue.download 101 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 99 la logique « autonome » de systèmes dont les programmes se transforment indéfiniment de manière non prédéterminée, mais selon les effets aléatoires de leur environnement (Atlan). L’idée d’un programme génétique qui se programme luimême fut aussi l’axe des travaux de Fr. Varela et de H. Maturana. Ce sont les initiateurs d’un paradigme parallèle à l’autoorganisation, celui du système autopoiétique, qui produit et reproduit indéfiniment l’invariant (adaptatif) dans lequel et par lequel l’être vivant organisé se conserve tout en modifiant ses constituants. Dans les processus de circulation de l’information et du sens, l’idée d’autonomie fait référence, selon Varela, à un système opérationnellement clos, à forte détermination interne (auto-affirmation), et qui est nécessairement interprétatif au sens d’une constitution de l’être 6. Et ce dans la variété des comportements propres permis par la clôture informationnelle d’un système qui ne peut être pensé que de l’intérieur, ce que soulignera aussi C. Castoriadis pour les domaines de la psyché et du social-historique 7. Indépendamment (mais historiquement aussi en confrontation théorique avec ce modèle), le « principe de complexité par le bruit » d’Atlan avait introduit l’idée de la conversion continuée du hasard en de nouvelles significations pour un système dont le processus de complexification est la négation tendancielle d’un ordre pourtant indispensable à cette conversion. C’est alors entre deux formes de mort, le cristal (absence de complexité) et la fumée (absence d’ordre), que se déploient les structures fluides et dynamiques de l’organisation du vivant comme autant de processus de désorganisation indéfiniment

rattrapée (qui en eux-mêmes sont capables aussi d’utiliser la mort : ce que révéleront plus tard les phénomènes d’apoptose) 8. Pour aborder cette nouvelle complexité, E. Morin proposera sept principes guides : systémique ou organisationnel, hologrammatique, boucle rétroactive, boucle récursive, autoéco-organisation, dialogique, réintroduction du connaissant dans toute connaissance 9. ▶ Dans le processus du « hasard organisationnel » (Atlan), la matière s’auto-organise donc en se complexifiant. Et il dépend ainsi de la puissance même des corps et / ou de leur complexité (corps humains, corps politiques...) que l’aléatoire soit source de destruction ou de création. Le modèle de l’auto-organisation pourrait ouvrir ainsi à une ontologie immanente du temps et de l’histoire. Temps ouvert des coopérations et des résistances, temps de la constitution de l’être comme puissance collective de transformation. Laurent Bove ✐ 1 Yovits, M.-C., Cameron, S. (éd.), Self-Organizing Systems, Pergamon, New York, 1960. Foerster, H. (von), Zopf, H. (éd.), Principles of Self-Organization, Pergamon Press, New York, 1962. 2 Atlan, H., l’Organisation biologique et la Théorie de l’information, Hermann, Paris, 1972. 3 Dumouchel, P. et Dupuy, J.-P., l’Auto-organisation. De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983. 4 Dupuy, J.-P., Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philosophique de l’histoire des sciences cognitives, INRA, Paris, 2000. 5 Foerster, H. (von), « On Self-Organizing Systems and their Environments », Yovitz et Cameron (éd.), in op. cit., pp. 31-50. 6 Varela, Fr., Principles of Biological Autonomy, New York, Oxford, Elsevier North Holland, 1979, trad. P. Bourgine, P. Dumouchel, « Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant », Seuil, Paris, 1989. 7 Castoriadis, C., « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, II, Seuil, Paris, 1986.

8 Atlan, H., Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Seuil, Paris, 1979. 9 Morin, E., la Méthode (5 tomes), Seuil, Paris, 1977-2001. Voir-aussi : Dupuy, J.-P., Ordres et Désordres. Enquête sur un nouveau paradigme, Seuil, Paris, 1982. AUTORITÉ Du latin auctoritas, « garantie », « influence ». MORALE, POLITIQUE Faculté pour une personne physique ou morale d’être l’auteur de ses propres actes. Lorsqu’elle concerne la production d’un discours ou d’un savoir, l’autorité désigne la figure particulière du sujet que constitue l’auteur : l’autorité réside donc dans le pouvoir qu’a un sujet de se présenter comme la source de son propre discours et du savoir qu’il porte. De cette première définition se tire une extension juridique et morale. Morale, parce que l’autorité définit très exactement le rapport de reconnaissance et d’attribution assumée qui lie une personne morale à ses propres actes, la constituant ainsi en sujet véritable de toutes ses opérations. L’autorité morale est donc avant tout une forme de la responsabilité, puisqu’elle implique l’assomption par le sujet de tous les faits qui sont placés sous sa dépendance. Ce n’est que par extension que cette autorité comme centrement du sujet moral désigne le mouvement centrifuge par lequel un tel sujet peut en retour « autoriser » un comportement ou une pratique en elle-même. Mais l’autorité possède également une forme technique, en tant qu’on y considère la dissociation possible de la personne physique et de la personne morale : dans ce cas en effet, on revêtira de l’autorité au sens juridique une instance (personne, groupe, institution) qui concentre le droit d’agir que lui ont remis une ou plusieurs personnes physiques. L’autorité désigne alors précisément le transfert de la qualité d’auteur, c’est-à-dire la possibilité pour l’instance « autorisée » d’être actrice de faits que les personnes « autorisantes » reconnaîtront pour leurs. L’articulation de ces notions permet, par exemple chez Hobbes 1, d’organiser la transitivité de l’autorité, de telle sorte que le souverain comme attributaire des pouvoirs de ses sujets agisse par leur propre puissance de sujets. Laurent Gerbier

✐ Hobbes, Th., Léviathan (1651), ch. XVI, trad. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 161 sq. Voir-aussi : Arendt, H., « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise de la culture, trad. P. Lévy (dir.), Gallimard, Paris, 1972, rééd. « Folio », 1989, pp. 121-185. ! ÉTAT, FOI, FONDEMENT, POUVOIR, RECONNAISSANCE AUTRE Du latin alter ; en grec : heteros ou allos. PHILOS. ANTIQUE Opposé du même. Platon, dans le Sophiste, fait de l’autre l’un des cinq « plus grands » ou « très grands » (megista) genres, à côté de l’être, downloadModeText.vue.download 102 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 100 du mouvement, du repos et du même. En effet, si le mouvement et le repos ont en commun d’être, l’identité de chacun tient cependant à son altérité par rapport à l’autre : chacun est le même que soi et pour cette raison même autre que son contraire. D’où la nécessité d’admettre, à côté du mouvement et du repos, le même et l’autre parmi les genres de l’être. D’où aussi la constatation que le même et l’autre appartiennent à chacun des autres genres, y compris à l’être : admettre l’autre parmi les genres de l’être, c’est admettre, contre Parménide, la réalité ou l’être du non-être 1. Il en résulte que dire ce qui n’est pas, c’est quand même dire quelque chose : possibilité du discours faux et de l’erreur ; que définir un objet (dire d’une chose ce qu’elle est), ce n’est pas affirmer son identité à soi (A est A), mais lui attribuer une propriété qui lui appartient sans qu’elle se confonde avec elle (A est B) : possibilité de la prédication 2. L’autre est aussi pour Platon principe du devenir : dans le Timée, le démiurge compose l’âme du monde à partir de l’essence indivisible du même et

de l’autre et de l’essence divisible des corps 3. Reprochant aux platoniciens d’avoir admis la réalité du non-être, Aristote fondera la prédication dans sa doctrine des catégories ou genres de l’être 4, dont ne font partie ni mouvement et repos, ni même et autre. Autre, pour lui, se dit « des êtres qui ont pluralité d’espèce, ou de matière, ou de définition de leur substance »5 et, corrélativement au même, son opposé, en autant de sens qu’il y a de catégories de l’être. Contestant à son tour que la catégorie de substance puisse s’appliquer aussi légitimement aux substances sensibles qu’aux intelligibles, Plotin limitera la validité des catégories aristotéliciennes au monde sensible et rétablira les cinq genres du Sophiste, y compris l’autre, dans le rôle de genres de l’être véritable ou « genres premiers » 6. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Sophiste, 254d-258b. 2 Ibid., 262d-264b. 3 Platon, Timée, 35a-36d. 4 Aristote, Métaphysique, VI, 2. 5 Aristote, Métaphysique, V, 9, 1018a9-11. 6 Plotin, Énnéades, VI 2 [43]. ! ALTÉRITÉ, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE, NÉGATION, PRÉDICATION AUTRUI GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE Synonyme d’alter ego. Par définition, un alter ego est contradictoire, comment peutil à la fois être même et autre que moi ? Cette difficulté joue pleinement quand on considère que l’expérience d’autrui engage le problème de l’accès à une autre conscience pour une conscience qui ne se saisit que de l’intérieur d’ellemême. C’est dans cette mesure que l’interrogation sur autrui ne semble explicitement apparaître que dans le sillage de la phénoménologie de Husserl au XXe s. Le rôle que l’epokhê accordait à l’« expérience interne transcendantale et phénoménologique » conduit en effet à affronter, dans les Méditations cartésiennes 1 le risque d’un « solipsisme transcendantal ». Il est cependant envisageable de discerner une analyse de l’expérience d’autrui tout au long de l’histoire de la philosophie. Histoire du concept On considère souvent que c’est dans la philosophie de Descartes que le rapport à autrui devient problématique. Le

doute, conduit dans les Méditations métaphysiques 2, n’autorise à admettre pour première certitude que la proposition « je suis, j’existe ». Il n’y a cependant pas là un solipsisme, dans la mesure où la certitude ne sera vraiment atteinte que par la médiation de Dieu, qui garantira l’existence du monde et des autres. C’est plutôt la manière dont Descartes doit définir la pensée qui peut interdire l’expérience d’autrui (« tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevions immédiatement par nous-mêmes ») 3. Avec Malebranche, la connaissance d’autrui devient conjecturale ; elle est dépendante de l’union de l’âme et du corps et échappe au savoir proprement dit, c’est par l’intermédiaire des passions que s’effectue l’interaction avec l’autre 4. Au XVIIe s. plusieurs auteurs vont développer une anthropologie des passions selon laquelle le rapport affectif aux autres joue un rôle essentiel dans l’action et le développement de l’individu. Ainsi, pour Hobbes, nous sommes tous mus par la crainte de l’autre et par le désir qu’il reconnaisse notre pouvoir. Les conflits provoqués par ce système d’interactions passionnelles nous conduisent à entrer dans une république 5. Spinoza accordera, quant à lui, un rôle déterminant à l’« imitation des affects » (imitatio affectuum). Imaginer les sentiments d’un autre être humain n’engage ni un altruisme spontané ni une comparaison : c’est d’emblée éprouver ses sentiments. Des mouvements correspondant à ces derniers s’esquissent dans notre corps, et les variations en jeu vont augmenter ou diminuer notre puissance d’agir. Quand l’imitation porte sur les désirs d’autrui, elle devient « émulation » (aemulatio). C’est par son intermédiaire, et selon ses aléas, que peut se développer une communauté humaine 6. Au XVIIIe s., dans un contexte empiriste, Hume, définira la « sympathie » (sympathy) comme une contagion affective, une transmission d’émotion d’individu à individu 7. Mais Adam Smith considérera que la sympathie est plutôt une substitution imaginaire à l’autre. Ainsi, l’universalité du jugement moral n’engage pas un lien émotionnel, mais la forme d’un changement imaginaire de situation, par lequel l’autre est posé de manière fictive en moi 8. À l’inverse, pour Kant, le jugement moral ne peut être fondé sur un sentiment. L’universalité et la nécessité en jeu peuvent seulement être l’expression d’une raison pratique. Un être raisonnable devient ainsi en lui-même une « fin en

soi ». C’est pourquoi l’impératif pratique me commande de traiter l’humanité dans ma personne et dans celle de tout autre « toujours en même temps comme une fin » 9. Dans ces conditions, il semble que je rencontre autrui au centre même de ce qui constitue ma liberté comme être rationnel. C’est précisément un point que développera l’idéalisme allemand, en élaborant le concept de « reconnaissance » (Anerkennung). Fichte tente ainsi de déduire a priori l’existence d’autrui comme une condition nécessaire de la conscience de soi 10. En tant qu’elle appartient à un être raisonnable fini, la conscience de soi rencontre une limitation. Pour que cette limitation soit une condition du développement de cette conscience, il faut qu’elle soit un appel à sa liberté. Elle doit donc provenir d’un sujet libre pouvant la reconnaître comme un autre sujet. Selon Hegel, la conscience de soi suppose aussi la reconnaissance par une autre conscience. Mais Hegel ne tente pas downloadModeText.vue.download 103 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 101 une simple déduction a priori, il élabore une science de l’expérience de la conscience 11. Celle-ci va permettre de rendre compte des formes historiques concrètes et contradictoires de la reconnaissance, y compris de celles qui comportent une domination. À la différence de Fichte, Hegel peut donner d’emblée à ma conscience la certitude immédiate de l’autre conscience. Mais la place accordée à cet « être hors d’ellemême », à cet « être autre », implique que ma conscience de soi ne peut se développer qu’en s’assurant qu’elle est reconnue. Kojève, dans son interprétation de la Phénoménologie de l’esprit 12, en conclura que le désir humain est constitutivement un désir de reconnaissance. La structure générale qui se développe alors montre comment l’expérience de la conscience tente d’élever la certitude de soi et de l’autre à la vérité. Elle comporte divers moments partiels, qui n’ont leur sens que par rapport à l’ensemble du développement de la Phénoménologie. Sous l’influence de Kojève, on s’en tient souvent aux deux premiers : la lutte à mort et la dialectique de la maîtrise et de la servitude. Cela ne doit pas faire oublier que le mouvement engagé trouve son accomplissement en vérité dans le « oui réconciliateur », la représentation du « Je » divin dans le « nous » de la communauté, à l’issue de la section « Esprit ». Les deux consciences qui se font face au début du processus doivent accomplir l’une pour l’autre la même activité. Elles doivent se manifester l’une à l’autre comme étant « pour elles-mêmes ». Encore englouties dans l’être de la vie, il leur faut abolir l’être immédiat. Elles doivent exposer leur vie, tenter d’anéantir l’autre. C’est pourquoi elles doivent faire leur preuve par un combat à mort.

Dans ce processus négatif, rien n’est retenu ni conservé de ce qui est supprimé. Ce n’est pas le cas si l’une des deux consciences cède devant l’autre par peur de perdre la vie. C’est ainsi que se développe la dialectique de la maîtrise et de la servitude comme forme de reconnaissance inégale et dissymétrique. La conscience du maître est celle qui a triomphé en montrant qu’elle était pour elle-même, mais elle ne peut le faire que par l’intermédiaire de la conscience serve. Cette dernière n’est pas reconnue comme conscience, ne s’est pas effectivement dégagée de l’être de la vie. Cependant, nécessaire à la reconnaissance du maître, nécessaire à sa jouissance par son travail, elle constitue la vérité de sa conscience. Sa peur de la mort, la formation que lui donne son labeur l’engagent dans une figure supérieure de la conscience de soi qui s’éprouve comme libre. Dans ce contexte précis, la question d’autrui comme alter ego semble soit se réduire à une question de conflit et de domination (qu’on voit notamment se rejouer dans les analyses de Sartre), soit appeler son dépassement par une philosophie du travail, de la culture ou de la reconnaissance sociale et politique. Ainsi qu’il l’a été rappelé, la phénoménologie, telle qu’elle est élaborée par Husserl au XXe s. est confrontée de manière cruciale à la question d’autrui par la place qu’elle est conduite à donner, à l’epokhê. Ma conscience est, par définition, conscience de quelque chose, elle n’est que dans l’intention qui la projette vers les objets et le monde, mais par l’epokhê cette relation doit être située sur le plan de ce qui lui apparaît. C’est ainsi que la transcendance est immanente à la conscience. Comment donner une place à une autre conscience qui n’en fasse pas seulement un objet pour la mienne (Méditations cartésiennes, « 5e méditation ») 13 ? Pour résoudre ce problème, Husserl, par une deuxième réduction, fait apparaître ma « sphère d’appartenance », ou « sphère primordiale ». Elle s’organise autour de mon « corps de chair » (Leib). Autrui peut m’être ainsi présenté indirectement par son corps. Celui-ci m’en offre une « apprésentation analogique » grâce à sa ressemblance avec le mien. Il n’y pas ici un raisonnement, mais une synthèse passive, une association mentale qui s’opère sans que j’y réfléchisse et par laquelle s’opère un « appartement » (Paarung) de nos deux « corps de chair » (Leib). Ainsi, il peut être rendu compte de l’immédiateté de l’expérience d’autrui et, en même temps, de son altérité. Sartre, comme beaucoup de philosophes, considérera que la tentative husserlienne échoue. Il opérera sur ce point un certain retour à la phénoménologie hégélienne. Selon lui, par l’intentionnalité, notre conscience est une pure extériorisation et ne contient donc aucun ego. Ma conscience est d’emblée consciente d’elle-même, mais elle

n’est pas conscience d’un contenu. Elle n’est pas immédiatement conscience d’un soi. Cette non-coïncidence définit notre subjectivité comme un néant. Comme le prouve l’expérience de la honte, c’est précisément le regard d’autrui qui va me révéler mon moi comme un objet. Ce regard est donc une condition nécessaire de l’apparition du moi, en même temps qu’il nie ma liberté, fige mes possibilités. Autrui est indispensable à l’existence de ma conscience comme conscience de soi, mais je n’éprouve sa subjectivité qu’en tant qu’elle m’objective. Ainsi, le conflit est le sens originel de notre rapport aux autres 14. D’autres auteurs vont tenter de prolonger les analyses de Husserl en mettant au contraire l’accent sur l’expérience de la proximité avec l’autre. Max Scheler tente de corriger les descriptions de Husserl par une nouvelle analyse de la « sympathie » (Mitfühlen) 15. Merleau-Ponty, en partant d’une analyse de la perception, montre comment je coexiste avec autrui dans une « intercorporéité » 16. De manière opposée, Lévinas souligne que cette proximité n’est ni fusionnelle ni neutre 17. Elle est marquée par la non-indifférence et l’asymétrie. L’autre ne s’y réduit jamais au même. ▶ La question d’autrui engage des couples d’opposés centraux et fondateurs dans l’histoire de la métaphysique ; comme celui du même et de l’autre, elle interroge le rôle joué par la conscience dans la philosophie moderne. En ce sens elle intervient toujours en philosophie de manière critique, voire « déconstructrice ». Jean-Paul Paccioni ✐ 1 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1949), trad. E. Lévinas et G. Peiffer, (« Méditations cartésiennes », 1931), Vrin, Paris, 2001. 2 Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad. de Luynes, (« Les méditations métaphysiques », 1647), édition M. Beyssade, Le Livre de poche, Paris, 1990. 3 Descartes, R., Renati Descartes principia philosophiae (1644), trad. Picot, (« Les principes de la philosophie », 1647), OEuvres philosophiques, t. III, 1re partie, § 9, p. 95, Garnier, Paris, 1973. 4 Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), OEuvres complètes, t. I, Vrin, 2e édition, Paris, 1972, et Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1re édition, 1688), OEuvres complètes, t. XII, Vrin, 2e édition, Paris, 1972.

5 Hobbes, Th., Leviathan (1re édition anglaise, 1651 ; édition latine, 1668), trad. F. Tricaud (« Leviathan »), Sirey, Paris, 1971. 6 Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn (« Éthique »), Vrin, Paris, 1983. 7 Hume, D., An Enquiry Concerning the Principles of Morals (1751), trad. Ph. Barangeret et Ph. Saltel (« Enquête sur les principes de la morale »), GF-Flammarion, Paris, 1991. downloadModeText.vue.download 104 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 102 8 Smith, A., The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. C. Gautier, M. Biziou et J.-F. Pradeau (« Théorie des sentiments moraux »), PUF, Paris, 1999. 9 Kant, E., Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (1785), trad. Delbos (« Fondements de la métaphysique des moeurs »), Delagrave, Paris, 1981. 10 Fichte, J. G., Grundlage des Naturrechts (1796), trad. A. Renaut (« Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science »), PUF, Paris, 1984. 11 Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.P. Lefebvre (« La phénoménologie de l’esprit »), Aubier, Paris, 1991. 12 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, Paris, 1976. 13 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1931), trad. E. Lévinas et G. Peiffer (« Méditations cartésiennes »), Vrin, Paris, 2001. 14 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant (1943), Gallimard, Paris, 1980. 15 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie (1923), trad. H. Lefebvre (« Nature et formes de la sympathie »), Payot, Paris, 1928. 16 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), Gallimard, Paris, 1981. 17 Lévinas, E., Totalité et Infini (1961), Le Livre de poche, Paris, 1996, et le Temps et l’Autre (1948 / 1979), PUF, Paris, 1983.

Voir-aussi : Deleuze, G., « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface au roman de Tournier, Vendredi et les limbes du Pacifique, Minuit, Paris, 1972. ! AMITIÉ, CONSCIENCE, INTENTIONNALITÉ, PHÉNOMÉNOLOGIE, SENS COMMUN AVANT-GARDE Désigne au XIIe s. la tête d’une armée, qui reçoit la première le choc de l’ennemi. Le sens devient figuré dès la Renaissance, et qualifie tout esprit en avance sur son temps. C’est ainsi que, dans ses Recherches de la France (1561-1615), É. Pasquier juge M. Scève d’avant-garde par comparaison avec Du Bellay ou Ronsard. Ce second sens connaît une étonnante fortune, dans le domaine politique comme dans celui des arts, depuis 1848. ESTHÉTIQUE Depuis le XIXe s., ensemble des artistes – le pluriel est de rigueur, l’avant-garde ne désigne pas un individu mais un groupe, uni par une volonté commune de rénovation, proclamée le plus souvent par voie de manifeste – qui se disent précurseurs, et prétendent annoncer, à un présent que son attachement au passé aveugle, un avenir inimaginable. Transfuge passé du vocabulaire militaire à celui des beauxarts, « l’avant-garde » établit un lien qui peut surprendre entre deux domaines qui ont pourtant coutume de s’ignorer. C’est au XIXe s. que l’avant-garde – tête d’une armée qui s’aventure sur la ligne de front – prend un sens éthique et politique. S’honore d’abord de ce titre le militant engagé aux extrêmes, d’un bord comme de l’autre, le contestataire de l’ordre établi. Dès le second Empire, l’artiste s’enrôle à son tour dans cette phalange. L’art d’avant-garde est d’abord un art qui se met au service du progrès social et des idéaux révolutionnaires, avant de se proclamer lui-même promoteur de toute révolution, prophète et éclaireur des temps nouveaux, mage et phare qui montre la voie au désarroi du présent. Religion du futur et militantisme de l’innovation, l’avant-garde confie à l’art la mission de changer la vie, et anticipe dans ses oeuvres l’âge d’or que promet l’avenir à ceux qui oseront faire table rase du passé. Extrémiste de la rupture, l’avant-garde invente pour l’artiste une identité nouvelle : lui qui fut longtemps, du temps du mécénat des Guermantes, l’héritier et l’interprète d’une tradition qu’il fécondait en la renouvelant, doit désormais, sous le règne des Verdurin, rompre tout lien avec le passé et inaugurer une ère nouvelle, absolument. En 1886, le critique F. Fénéon 1, qui affichait ses opinions anarchistes, lançait le mouvement « néo-impressionniste », ainsi baptisé par

lui-même, « à l’avant-garde de l’impressionnisme ». Un an auparavant, l’amateur d’art et collectionneur T. Duret, ardent républicain, qui fut ami de Courbet comme de Manet, rassemblait les textes qu’il avait rédigés pour la défense des impressionnistes sous le titre de Critique d’avant-garde 2. On le voit : l’avant-garde est l’affaire des théoriciens plus que des artistes eux-mêmes, des écrivains plutôt que des peintres. Aussi s’affirme-t-elle par le discours sur l’art tout autant, sinon davantage, que par l’art lui-même ; elle répond au discours par le discours, et publie coup sur coup proclamations et professions de foi, manifestes et contre-manifestes, chaque fois définitifs mais toujours recommencés. Elle n’a jamais été plus radicale que pendant les bouleversements politiques qui ouvrent le XXe s. : le constructivisme russe pendant la révolution soviétique ; le futurisme italien se laissant attirer, après la guerre, par le fascisme (avanguardista désigne dans l’Italie mussolinienne le jeune membre d’une organisation paramilitaire au service du Duce)... Provocatrice, l’avant-garde force l’avenir encore latent et le contraint à se déclarer. Pourtant, le choc du futur est aussi mouvement rétrograde du vrai, et l’invention de l’avenir est réinterprétation du passé : l’impressionnisme met en lumière certains aspects jusqu’alors méconnus de l’art d’un Vélasquez ; le cubisme fait redécouvrir des maniéristes oubliés, tel L. Cambiaso, et voir avec d’autres yeux le luminisme d’un G. de La Tour ; le critique américain Greenberg, défenseur de l’action painting de Pollock, attire l’attention sur les dernières oeuvres de Monet, les études pour les Nymphéas, plus encore que les Nymphéas eux-mêmes. Cette recherche en paternité peut porter le soupçon sur les intentions proclamées de l’avant-garde : iconoclaste, elle réinvente le musée pour la défense de sa propre cause ; anarchiste, elle enrôle les autorités au service de sa propre légitimation. ▶ Dès 1860, ce conformisme de l’anticonformisme avait attiré les critiques acerbes de Baudelaire : « À ajouter aux métaphores militaires : les poètes de combat. Les littérateurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires

dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu’en société. » Modernité de la modernité, lancée dans une perpétuelle surenchère sur un avenir qui se fait attendre, s’engageant solennellement devant le tribunal de l’histoire mais pourtant de plus en plus éphémère, l’avant-garde finira par lasser. Autour des années 1980, le « postmodernisme » choisit de rompre avec la théologie de la rupture et préfère, à la radicalité de la table rase, les plaisirs ironiques de l’éclectisme et de la citation. L’avant-garde, qui se voulait en avance sur son temps, serait-elle à son tour dépassée ? Jacques Darriulat ✐ 1 Fénéon, F., Au-delà de l’impressionnisme, Hermann, Paris, 1966. 2 Duret, T., Critique d’avant-garde, ENSB-A, Paris, 1998. Voir-aussi : Bürger, P., Theorie der Avant-Garde, Suhrkamp, 1974. Compagnon, A., Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990. downloadModeText.vue.download 105 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 103 Krauss, R., L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. Macula, Paris, 1993. Morizot, J., « L’Avant-garde, entre histoire et généalogie », in Les Frontières esthétiques de l’art, Harmattan, Paris, 1999, pp. 113124. ! CONTEMPORAIN (ART), FIN DE L’ART, MODERNE, MODERNITÉ, POSTMODERNISME « L’art contemporain est-il une sociologie ? » AVERROÏSME PHILOS. MÉDIÉVALE Doctrine du philosophe arabe ibn Rushd (1126-1198),

nommé Averroès en latin. Philosophe et médecin né à Cordoue, Averroès a commenté tout Aristote, sauf la Politique, et a tenté de restituer la pensée du Stagirite par-delà l’interprétation néoplatonicienne et émanatiste d’Avicenne. Le courant latin que l’on a pu nommer « averroïsme », de même que « l’avicennisme », n’est pas clairement identifiable ; il n’est pas tant caractérisé par sa fidélité aux commentaires d’ibn Rushd que par la permanence d’un projet visant à comprendre l’authentique doctrine aristotélicienne. Pour cette raison, le nom d’aristotélisme « total » ou « intégral » conviendrait mieux 1. Bien que la pensée d’Averroès ne se limite pas à cela, l’« averroïsme » a pu être identifié à partir de deux thématiques particulières : celle de l’éternité du monde et celle que Leibniz définit, parlant des « averroïstes », comme un « monopsychisme » 2. Reprenant la question de l’intellect chez Aristote, Averroès distingue d’une part l’âme sensitive (corruptible), individuelle, qui permet la connaissance humaine par le biais de l’imagination et caractérisée par un intellect passible ; d’autre part, l’intellect (incorruptible) « matériel » ou « possible », non substantiellement séparé de l’intellect agent, et qui est commun à l’ensemble des hommes 3. Cependant, « Nul philosophe n’aura été plus mal compris ni plus calomnié qu’Ibn Rushd » 4, et, si l’on peut identifier des auteurs qui suivent fidèlement la doctrine d’Averroès (comme Jean de Jandun au XIVe s.), l’« averroïsme » est avant tout une dénomination qui véhicule avec elle une condamnation implicite, désignant originellement des auteurs du XIIIe s. comme Boèce de Dacie ou Siger de Brabant, maîtres ès art à l’université de Paris. Ce sont eux que vise Thomas d’Aquin lorsqu’il constate que « cela fait quelque temps qu’une erreur sur l’intellect a commencé de se répandre » 5, qu’il caricature en disant que, selon les averroïstes, « l’homme ne pense pas », puisqu’il est plutôt « pensé » de l’extérieur du fait de la séparation de l’intellect entre agent et possible, non individualisé. En 1277, nombre de thèses attribuées aux « averroïstes » sont condamnées, ces derniers étant accusés de refuser l’immortalité individuelle de l’âme, de prôner l’éternité du monde, ou encore de considérer que les philosophes sont les plus sages d’entre les hommes 6. De fait, l’accusation d’averroïsme désigne avant tout une certaine attitude laïque, émergeant au XIIIe s., qui revendique l’autonomie de la philosophie par rapport à la théologie, et elle ne concerne pas directement Averroès. Elle traduit l’émergence d’une crise universitaire, essentiellement parisienne, que la censure transforme en une doctrine hérétique connue sous le nom de « double vérité ». Averroès 7, de même que les « averroïstes » latins, prônent l’usage des démonstrations rationnelles en philosophie, en distinguant nettement le champ de la raison de celui de la foi, sans pour autant prétendre que l’une et l’autre aboutissent à des conclusions contraires. Or, cette revendication est transformée dans le prologue des condamnations de 1277, qui affirme qu’à « Paris, certains hommes

d’études es arts (...) disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires » 8. Plus qu’un courant, l’averroïsme est une hérésie, parfois créée de toutes pièces par les censeurs. Il ne se limite cependant pas aux thèses concernant l’intellect ou l’immortalité de l’âme, et connaît une importante postérité avec l’idée d’une « félicité mentale » : face à des auteurs comme Thomas d’Aquin, affirmant que la béatitude véritable ne peut être atteinte qu’après la mort, « l’averroïsme » affirme la possibilité d’une béatitude terrestre. Cette idée a une importante postérité en philosophie politique, associée à l’idée d’autonomie du pouvoir temporel par rapport au spirituel, et est défendue au début du XIVe s. par Dante et Marsile de Padoue, qui déplacent la noétique d’Averroès sur le champ politique. Didier Ottaviani ✐ 1 Libera, A. de, Albert le Grand et la philosophie, Vrin, Paris, 1990, p. 269. 2 Leibniz, G. W., « Discours de la conformité de la foi avec la raison », 7, in Essais de théodicée, Flammarion, « GF », Paris, 1969, pp. 54-56. 3 Sur la doctrine de l’intellect, cf. Averroès, L’intelligence et la pensée (Grand commentaire sur le De anima d’Aristote, livre III), trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1998. Sur Averroès, cf. Badawi, A., Averroès, Vrin, Paris, 1998 ; Benmakhlouf, A., Averroès, Les Belles Lettres, Paris, 2000 ; Hayoun, M.-R. et Libera, A. de, Averroès et l’averroïsme, PUF, « Que saisje ? », Paris, 1991. 4 Libera, A. de, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993, p. 161. 5 Aquin, Th. (d’), Contre Averroès, trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1994, p. 77. 6 Piché, D., La condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris, 1999. 7 Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion, « GF », Paris, 1996. 8 Piché, D., op. cit., pp. 73-75. ! AVICENNISME, ARISTOTÉLISME PHILOS. RENAISSANCE

Dans le proème à sa traduction de Plotin, Ficin affirme que les aristotéliciens italiens sont divisés en deux groupes : les partisans d’Alexandre d’Aphrodise et les partisans d’Averroès. Toutefois, les uns comme les autres nient la providence chrétienne et conduisent à l’hypothèse de la mortalité de l’âme humaine. Ils ne sont donc pas à même de concilier la philosophie avec la religion comme le voudrait Ficin. Cependant, ses remarques traduisent l’influence de la tradition averroïste qui s’était imposée, au XVe s., en particulier à Padoue, Parme et Bologne. Au cours du XVIe s., l’averroïsme fut au centre de la controverse sur les possibilités et les limites de la connaissance humaine et sur le caractère mortel ou immortel de l’âme individuelle. L’averroïsme padouan domine la réflexion sur la philosophie naturelle. P. Pomponazzi s’en détache pour adopter le point de vue d’Alexandre d’Aphrodise sur l’intellect possible et la mortalité de l’âme humaine. Fosca Mariani Zini ✐ Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna, 2 vol., Padoue, 1983. downloadModeText.vue.download 106 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 104 Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue, 1970. ! AME, ARISTOTÉLISME, INTELLECT AVICENNISME PHILOS. MÉDIÉVALE Doctrine du philosophe persan ibn Sînâ (980-1037), nommé Avicenne en latin. Philosophe et médecin né à Afshana, commentateur d’Aristote, et surnommé le « Prince des philosophes », Avicenne a été, pour le monde latin, l’un des principaux vecteurs de transmission d’un Aristote lu au travers du néoplatonisme. Il fonde la métaphysique comme une théiologie, qui traite de « l’être en tant qu’être » et non de Dieu, mais qui doit cependant prouver l’existence de ce dernier, donnant ainsi le courant de « l’avicennisme latin » du XIIe s. La cosmologie avicennienne, posant une Cause première d’où émanent dix Intelligences, est très fortement influencée par l’émanatisme d’al-Farabi et trouve son origine dans la philosophie plotinienne. La première cause, absolument simple, étant nécessaire par soi, elle transmet sa nécessité aux choses, ce qui permet de penser la distinction entre l’essence et l’existence dont s’inspirera Thomas d’Aquin : l’essence des choses est simplement possible, mais toute existence est nécessaire, non par rapport à soi, mais par la transmission de nécessité

à partir du Premier, faisant que l’existence est un accident de l’essence 1. La structure de la causalité qui se met ainsi en place donne le courant de « l’avicennisme latin », illustré principalement par Gundissalinus, et se propage au travers de deux oeuvres majeures : le Liber de causis 2, et le Liber de intelligentiis, ce dernier développant l’idée d’une causalité fondée sur la propagation lumineuse. L’avicennisme se caractérise aussi par sa gnoséologie, qui se fonde sur l’intuition première de soi, à partir de l’argument de « l’homme volant »3 : chaque individu peut avoir l’intuition de soi sans passer par une expérience extérieure ; cette constitution première du « soi » est le fondement de l’activité connaissante. La connaissance est ensuite possible par la mise en place d’une théorie de l’abstraction qui part du sensible, mais qui ne permet pas pour autant une saisie inductive de l’universel : ce dernier ne peut être reçu que par une connexion à l’intellect agent, séparé, et ne peut être conservé dans l’individu. La postérité de la gnoséologie avicennienne tient surtout à la mise en place d’une intentionnalité pour caractériser l’universel : plutôt qu’une compréhension de la chose, il est une visée de celle-ci, et permet de distinguer l’intention d’un universel (qui ne contient pas d’idée d’unité ou de pluralité) de l’intention de son universalité (qui est une ou multiple) 4. Si l’avicennisme latin s’écarte souvent de la pensée d’ibn Sînâ, par exemple en ce qui concerne la création, le philosophe persan ne pensant pas celle-ci comme volontaire et refusant l’intervention de Dieu dans le cours du monde, il conserve néanmoins certaines structures de pensée, ouvrant le cadre d’une ontothéologie particulièrement manifeste à partir de Duns Scot. Au XIIe s., la pensée latine se trouve fortement influencée par la théorie de l’illumination, qui s’accorde avec le vocabulaire chrétien de la lumière utilisé par des auteurs comme le Pseudo-Denys de l’Aréopage. Cependant, peut-on identifier un courant d’origine avicennienne, qui fut nommé « augustinisme avicennisant »5 ? D’autant qu’un tel courant apparaît également teinté d’autres influences, comme celle d’Avicébron (ibn Gabirol) : parler d’« avicennisme latin » risquerait de placer un ensemble de doctrines, qui sont en fait des interprétations d’Aristote, sous la dépendance d’un auteur qu’elles ne suivent pas à la lettre. L’avicennisme serait alors limité à la stricte doctrine d’Avicenne, et il faudrait plutôt parler, pour les courants latins, d’« aristotélisme hétérodoxe » 6. Pourtant, le terme d’avicennisme peut être conservé (comme celui d’« averroïsme »), à condition de lui faire correspondre, non un courant philosophique, mais une série de schèmes de pensée (intentionnalité, ontothéologie, indifférence de l’essence, théorie particulière de l’abstraction...) qui se retrouvent dans les oeuvres d’auteurs du XIIIe et XIVe s., sans pour

autant que ceux-ci puissent être qualifiés d’« avicenniens ». Didier Ottaviani ✐ 1 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 4e groupe, trad. A.-M. Goichon, Vrin, Paris, 1951, pp. 368-369. 2 Magnard, P., Boulnois, O., Pinchard, B., et Solère, J.-L., La demeure de l’être. Autour d’un anonyme (Liber de causis), Vrin, Paris, 1990. 3 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 3e groupe, op. cit., pp. 303 sqq. 4 Avicenne, La métaphysique du shifâ, V, 1, trad. G. C. Anawati, Vrin, Paris, 1978, t. 1, p. 233. Cf. A. de Libera, La querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996, pp. 177-206. 5 Gilson, É., Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant, Vrin, « Reprise », Paris, 1986. 6 Van Steenberghen, F., La Philosophie au XIIIe siècle, Peeters, Louvain-Paris, 1991, pp. 358-359. Voir-aussi : Sebti, M., Avicenne. L’âme humaine, PUF, Paris, 2000. Jolivet, J., et Rashed, R., Études sur Avicenne, Les Belles Lettres, Paris, 1984. ! AVERROÏSME, ÉMANATION, ÉMANATISME, ESSENCE, NÉOPLATONISME, ONTOLOGIE, UNIVERSAUX AVORTEMENT Du latin du XIIe s. abortare, « avorter ». BIOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT Au sens propre, acte par lequel quelque chose de déjà vivant meurt avant de voir le jour (un foetus, par exemple, mais aussi, par extension, un projet, une insurrection, etc.). Par métonymie, on le dit aussi de la mère qui portait en elle cette vie interrompue, l’interruption de la vie pouvant être spontanée ou provoquée. À vrai dire, chacun des termes de cette définition a pu être discuté, dans un conflit intense d’arguments et d’émotions, qui touche particulièrement, depuis la légalisation de l’avortement dans la plupart d’entre eux, les pays culturellement marqués par le monothéisme et, notamment, par le christianisme catholique romain ; mais pas seulement. La position « libérale » insiste, d’abord, sur le fait que la grossesse est un drame de la femme avec elle-même (S. de Beauvoir1). Dans la tradition issue de Locke et du droit britannique, si la femme est propriétaire de son corps, et si le sujet

est un être capable de se référer à lui-même (dans sa santé, sa liberté, son bonheur), l’embryon est un « intrus » dont les droits ne s’imposent pas à la mère sans son consentement (Rothbard). Et ce d’autant moins que l’embryon n’a pas de conscience de soi ni de son éventuelle douleur (M. A. Warren). Selon le célèbre apologue de J. Javis Thompson, on ne downloadModeText.vue.download 107 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 105 pourrait obtenir de force le branchement d’un célèbre violoniste dans le coma sur le rein d’un « prêteur », même s’il était le seul « compatible » et si c’était pour seulement neuf mois 2. Les libéraux reprochent aux conservateurs de sacraliser la vie et le processus biologique. Et ils ont obtenu des pouvoirs publics la légalisation de l’IVG (l’interruption volontaire de grossesse) à cause du drame des avortements clandestins, et du fait que ceux qui pensent comme eux ne cherchent pas à imposer leur morale aux autres, tandis que ceux qui veulent interdire l’avortement veulent identifier leur morale et le droit. La position que l’on peut appeler « conservatrice » est, d’abord, celle qui a été soutenue par les différents papes, et qui tient à la doctrine de la foi catholique : la vie humaine doit être absolument respectée dès la conception 3. Cette doctrine s’appuie sur un fait évident, qui est l’identité biologique de l’individu, sa « persévérance dans l’être ». Elle développe l’idée que la nature humaine ne dépend pas de la conscience de soi, de l’autonomie ou de la responsabilité de la personne, mais qu’elle existe aussi dans la précarité du vivant, et même dans les handicaps qui nous semblent rendre la vie indigne d’être vécue. Elle pointe le risque d’eugénisme attaché à l’IVG pratiquée à la suite d’un diagnostic anténatal. Elle s’appuie aujourd’hui sur un sentiment accru de la fragilité du vivant, et sur l’idée que les libéraux sont aussi impuissants à voir que les embryons humains sont des humains que jadis les maîtres étaient impuissants à voir l’humanité de leurs esclaves (R. Wertheimer4). Il est enfin reproché à ces mêmes libéraux de majorer injustement la naissance, comme si celle-ci faisait

passer d’un coup d’une pratique quasi contraceptive à un homicide. ▶ Dans ce dilemme, la difficulté d’une position intermédiaire est de penser un conflit tragique des droits, selon que l’on accorde plus ou moins à l’enracinement biologique et à la reconnaissance sociale, à l’idée que l’embryon est vraiment une personne, ou à celle qu’il existe selon la manière dont il sera « traité » : car il est entre nos mains, et d’abord entre celles de la mère, responsable de sa fragilité (J. English5). Si l’avortement est un drame horrible que l’on ne saurait banaliser, ni pour l’embryon ni pour la mère (séquelles physiologiques ou psychiques), il vaut mieux admettre qu’il puisse être, dans certains cas, un moindre mal, et l’on sait qu’une femme décidée à avorter, à qui l’on refuse le secours médical, est prête à risquer sa santé et sa vie dans des manoeuvres abortives à hauts risques. Il vaut d’ailleurs mieux, comme le propose S. Cavell, retourner le problème, accepter que l’avortement soit l’échec de notre droit de l’adoption, de nos mesures sociales d’accompagnement de la parentalité, de l’éducation contraceptive, de l’amour conjugal, de la responsabilité parentale envers les mineures : « Plus on juge effroyable la chose, plus on devrait juger effroyable l’accusation qu’elle porte sur la société. » 6. Olivier Abel ✐ 1 Beauvoir, S. (de), Le Deuxième Sexe, 1949. 2 Jarvis Thomson, J., « Abortion », in The Boston Review, XX, no 3, 1995. 3 Jean-Paul II, Humanae vitae. 4 Wertheimer, R., « Understanding the abortion argument », in Philosophy and Public Affairs, I, no 1, automne 1971. 5 English, J., « Abortion and the concept of a person », in Biomedical Ethics, 1991. 6 Fagot-Largeault, A. et Delaisi de Parseval, G., « Les droits de l’embryon humain et la notion de personne humaine potentielle », in Revue de métaphysique et de morale, 1987 / 3. 7 Cavell, S., les Voix de la raison, 1996. Voir-aussi : Risen, J., Wrath of Angels : The American Abortion War, 1998. ! BIOÉTHIQUE, EUGÉNISME, SEXUALITÉ AXIOMATIQUE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Organisation formelle et syntaxique d’un ensemble d’énoncés.

Dans ses Éléments, Euclide présente l’arithmétique et la géométrie sous une forme quasi axiomatique : à partir de notions communes, postulats et définitions, il démontre des théorèmes. Ce paradigme de la rationalité formelle exerça une grande séduction (cf. Descartes et Spinoza) jusqu’à l’aube du XXe s. Inventeurs de la logique contemporaine, Frege et Russell procédèrent de même à partir d’axiomes tenus pour des vérités évidentes et au moyen de règles de déduction transmettant mécaniquement, sans recours à une quelconque intuition, ces vérités initiales. La logique nouvelle, exprimant les « lois de l’être vrai », pouvait alors servir de fondement au discours mathématique qui devait lui être réductible. Mû par un même souci de rigueur et de précision, D. Hilbert construisit dès 1899 une axiomatique de la géométrie qui évitait les manquements d’Euclide à son idéal de déductibilité (recours subreptice aux figures, postulats et définitions non explicités, etc.) 1. Il proposa alors une conception formaliste des systèmes mathématiques qui en faisait des constructions purement symboliques contrôlables par leur propriété métamathématique de non-contradiction. L’apparition dès 1915 de systèmes logiques non standards (logiques trivalentes, plurivalentes, intuitionnistes, etc.) conduisit à ne plus voir dans les axiomes que des conventions initiales adoptées pour des raisons pragmatiques. D’où le principe, de tolérance de Carnap : « En logique, il n’y a pas de morale. Chacun a la liberté de construire sa propre logique, i.e. sa propre forme de langage, comme il le souhaite » 2. Présenté axiomatiquement, un système logique se compose d’une syntaxe, qui fournit les règles de formation des formules bien formées du langage logique ainsi que d’un stock limité d’axiomes et de règles de transformation (modus ponens) permettant la déduction de théorèmes ; d’une sémantique, qui conditionne l’interprétation de ce langage et assigne validité aux théorèmes, et d’une métalogique, qui détermine la consistance (on ne peut y déduire A et ¬ A), la complétude (tout théorème est valide et réciproquement) et la décidabilité (toute formule est évaluable) du système. Il ne faudrait pas croire pour autant que tout système logico-mathématique doive adopter cette structure axiomatique. On peut parfaitement substituer aux axiomes des règles de déduction. C’est le cas, par exemple des systèmes

de déduction naturelle 3. La forme axiomatique désormais n’est plus qu’un mode de présentation d’un système logicomathématique parmi d’autres. Par-delà les différences techniques, le choix d’un mode de présentation engage la définition de la logique 4 : Garde-t-elle downloadModeText.vue.download 108 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 106 un rapport privilégié au vrai ? N’est-elle qu’un langage et un calcul purement rationnel ou un simple système d’inférence ? Denis Vernant ✐ 1 Hilbert, D., Les fondements de la géométrie, trad. P. Rossier, J. Gabay, Paris, 1997. 2 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge et Kegan, London, 1937, trad. anglaise de l’original allemand de 1934, 17, p. 52. 3 Gentzen, G., Untersuchungen über das logische Schliessen, trad. fr. J. Ladrière, Recherches sur la déduction logique, PUF, Paris, 1955. 4 Engel, P., La norme du vrai, Gallimard, Paris, 1989. Voir-aussi : Blanché, R., L’axiomatique, PUF, Paris, 1990. ! DÉDUCTION, INTUITIONNISME, LOGIQUE MULTIVALENTE AXIOME Du grec axiôma, de axioun, « juger digne ». PHILOS. ANTIQUE Proposition évidente par elle-même, qui constitue à ce titre le principe indémontrable d’une science. Euclide utilise déjà des axiomes sous l’appellation de « notions communes » 1. Mais le terme apparaît pour la première fois dans son sens épistémologique chez Aristote, qui se réfère à l’usage des mathématiciens : « Les [principes] communs, que l’on appelle “axiomes” sont les principes à partir desquels on démontre. » 2. Il en donne comme exemple le troisième axiome d’Euclide : « Si de deux [quantités] égales, on enlève deux [quantités] égales, les restes sont égaux » 3, principe commun à l’arithmétique et à la géométrie. Mais, pour Aristote, il y a aussi des principes communs à toutes les sciences, comme le principe de contradiction et le principe du tiers exclu 4. Tous les axiomes sont des propositions nécessaires, que doit connaître quiconque apprend une science 5. Les stoïciens iront à contre-courant de cet usage en nom-

mant axiôma tout énoncé (lekton) vrai ou faux 6. Dans l’école platonicienne, le terme retrouve son sens épistémologique et est explicitement défini comme une proposition évidente par soi 7. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Euclide, Éléments, « Notions communes », 1-5. 2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 10, 76b13-14. 3 Ibid., I, 10, 76a41 ; I, 11, 77a31. 4 Ibid., I, 11, 77a10 ; 77a30. 5 Ibid., I, 10, 76b23-24 ; 2, 72a16-17. 6 Diogène Laërce, VII, 65. 7 Galien, Institution logique, I, 5 ; Proclus, les Commentaires sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Blanchard, Paris, 1940, p. 171. ÉPISTÉMOLOGIE Proposition admise sans démonstration qui, conjoint avec d’autres axiomes, prend sens comme élément du corps premier d’une théorie déductive. La définition proposée ci-dessus suppose franchies d’importantes étapes de l’élaboration du concept. L’axiome, chez Aristote ou Euclide, a bien un sens isolé, indépendamment des autres énoncés premiers admis. C’est un principe général (non lié à une science particulière), indispensable à tout apprentissage scientifique, et qui n’est pas susceptible de démonstration. Euclide les nomme « notion commune », par exemple : « les choses égales à une même chose sont égales entre elles », « et le tout est plus grand que la partie ». L’idée qu’un axiome doive être évident, donné par l’intuition et, en ce sens, nécessaire et indiscutable, a été dominante jusqu’à la crise ouverte par l’établissement des géométries non-euclidiennes, à la fin du XIXe s. On doit cependant mentionner les thèses leibniziennes selon lesquelles il convenait de réduire, par démonstration, le nombre des axiomes euclidiens (tâche

envisagée déjà par Proclus, et tout prés de lui par Roberval) ; le seul énoncé absolument indémontrable devant être finalement l’axiome de l’identité. Les théories axiomatiques formelles dont un modèle est donné par les Fondements de la géométrie de D. Hilbert ont transformé le statut des axiomes : ils n’ont, en principe, pas de rapport avec l’intuition et surtout, logiquement associés à d’autres, ils acquièrent un caractère définitoire si bien que la distinction entre axiomes d’un part et définitions de l’autre s’efface ; la définition étant dès lors implicite. Vincent Jullien ! CONTRADICTION, LEKTON downloadModeText.vue.download 109 sur 1137

B BANALITÉ DU MAL ! MAL BAYÉSIANISME Du nom du révérend Thomas Bayes (1702-1761), mathématicien anglais. MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES Doctrine philosophique et scientifique, dans le champ des probabilités et de la décision, accordant une importance centrale à la révision d’une distribution initiale de probabilités au sujet de certains événements, cette distribution étant établie ou postulée en l’absence d’information complète. Par extension, on parle également de « doctrine bayésienne » à propos des théories de la décision qui reposent d’une part sur des postulats personnalistes en ce qui concerne les jugements individuels sur le probable et, d’autre part, sur le principe de l’utilité espérée appliqué au moyen de probabilités subjectives. Le traitement de la probabilité inverse chez Bayes 1 a constitué le point de départ d’une approche spécifique du probable, de la statistique et de la décision qui s’est développée en particulier au XXe s. en mathématiques et en philosophie, ainsi que dans les sciences sociales. Le « théorème de Bayes » n’est en lui-même qu’une conséquence des axiomes traditionnels de

la probabilité, le propre de la doctrine bayésienne étant de l’utiliser pour fonder une théorie de l’inférence. Considérons un ensemble d’événements A1, ..., An formant une partition de l’univers des possibles, et un événement D. Si l’on note p (A / B) la probabilité conditionnelle de A sachant B, le théorème énonce que la probabilité d’un Ai (pour i compris entre 1 et n) sachant D est égale au produit de la probabilité de Ai et de celle de D sachant Ai, divisé par la probabilité de D. Cette formule peut s’interpréter (selon l’« approche bayésienne ») comme un moyen de réviser des croyances initiales (les probabilités des A1, ..., An), considérées comme des degrés de croyance subjective, en les multipliant par la « vraisemblance » de Ai (le produit de la probabilité de Ai et de celle de D sachant Ai), normalisée par la probabilité de D, pour obtenir finalement une croyance révisée (la probabilité de Ai sachant D). On modélise ainsi, par une simple interprétation d’un théorème élémentaire des probabilités, un processus d’inférence à partir d’une observation ou d’une information supplémentaire (la certitude que D s’est produit) qui n’est autre qu’une induction. Une telle interprétation s’enracine dans la conception des probabilités de Bayes, qui donne le premier rôle aux attitudes ou aux propensions des agents, à travers l’évaluation par ceux-ci d’un pari équitable sur des perspectives aléatoires. Cette approche est dite aussi « subjectiviste » ou « personnaliste », pour marquer le lien entre cette doctrine et l’interprétation subjectiviste de la probabilité que l’on rattache en général à l’Ars conjectandi de J. Bernoulli. On trouvait un exposé voisin et immédiatement influent dans la Théorie analytique des probabilités de Laplace. La théorie de Jeffreys est souvent considérée comme un bon exemple de traitement bayésien de la probabilité 2. La doctrine s’est ramifiée, donnant naissance, en particulier, au courant personnaliste (subjectiviste) en théorie des probabilités et des fondements des statistiques, illustré par les travaux de Ramsey, de De Finetti et de Savage 3. Très tôt, le bayésianisme a été considéré comme une voie possible pour offrir une solution constructive au problème de la justification de l’induction. Ainsi, présentant le travail de Bayes, R. Price y cherchait un fondement « pour tout raisonnement à propos du passé et de ce qui doit en découler » et un acquis nécessaire pour quiconque souhaite se former une idée claire de « la force du raisonnement analogique ou inductif » 4. À ce titre, il a joué un rôle effectivement important dans l’analyse philosophique de l’induction, dans la mesure où l’on a pu chercher dans la révision de la distribution initiale de probabilités (au vu des observations successives ou des expériences) le modèle de la confirmation empirique progressive des hypothèses générales.

Les épistémologues ont mis en lumière certains présupposés du bayésianisme 5. Tandis que les théories de la probabilité subjective et de la révision des croyances ont pénétré downloadModeText.vue.download 110 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 108 différents domaines des sciences du comportement et des sciences sociales, le bayésianisme reste l’objet de controverses concernant la prise en compte du probable et la rationalité des décisions. Il a joué un rôle critique dans les tentatives de modélisation des aspects dynamiques de la croyance (théories de l’apprentissage) ou de la formation des préférences 6. On peut également espérer que les théories bayésiennes contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes cognitifs et sociaux par lesquels les agents découvrent l’utilité des types de comportements que la théorie de la décision et des jeux caractérise comme « rationnels » 7. Elles jouent un rôle notable dans l’étude de la formation du consensus et de la coïncidence des opinions des experts 8. ▶ Les critiques générales relatives à l’approche bayésienne de la rationalité individuelle sont influentes. L’essentiel de la controverse autour des conceptions bayésiennes de la rationalité concerne en fait le statut qu’il convient d’accorder aux prétendues « réfutations empiriques » dans un contexte de modélisation de la conduite humaine. D’autres critiques visent le caractère formel de la conception bayésienne de la rationalité et son indifférence aux finalités. On a pu mettre en cause, également, la liaison entre rationalité, usage des probabilités conditionnelles et résolution de suivre une règle fixée d’avance pour faire évoluer ses propres croyances 9, l’insuffisance des interprétations probabilistes traditionnelles de la croyance partielle et de l’approche des préférences par les espérance 10, ou encore, le rapport problématique entre le type de rationalité associé à la révision bayésienne des croyances et une conception plus forte de la rationalité (conduisant par exemple à repérer des différences d’expertise entre agents disposant des mêmes informations) 11. Emmanuel Picavet ✐ 1 Bayes, T., « An Essay towards Solving a Problem in the Doctrine of Chances », Philosophical transactions of the Royal Society of London, 53 1763, pp. 370-418. Repris in E. Deming, Facsimiles of Two Papers by Bayes, Washington (D.C.), 1940, New York, 1963.

2 Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford, 1939, 1948. 3 Ramsey, F. P., « Truth and Probability » (1929), in The Foundations of Mathematics and Other Logical Essays, éd. de R. B. Braithwaite, Londres et New York, 1931. De Finetti, B., « La prévision : ses lois logiques, ses sources subjectives », in Annales de l’Institut Henri Poincaré, 7 (1937). Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, Wiley, 1954, 2e éd. New York, Dover, 1972. 4 Price, R., A Review of the Principal Questions and Difficulties in Morals, 3e éd. augmentée, Londres, 1787, et Oxford, 1948. 5 Hacking, I., Logic of Statistical Inference, Cambridge (U. P.), 1965, chap. XII. 6 Cyert, R. M., et De Groot, M., « Adaptive Utility », in R. H. Day et T. Groves, dir., Adaptive Economic Models, Academic Press, New York, 1979 ; Bayesian Analysis and Utility in Economic Theory, Rowman & Littlefield, Totowa, 1987. Domotor, Z., « Probability Kinematics and the Representation of Belief Change », in Philosophy of Science, 47, 1980, pp. 384-404. Skyrms, B., The Dynamics of Rational Deliberation, Harvard University Press, Cambridge (MA) et Londres, 1990. 7 Blume, L. E., et Easley, D., « Learning to be rational », in Journal of Economic Theory, 26, 1982, pp. 340-351. 8 Esteves, L. G., Wechsler, S., Leite, J. G., et Gonzalez-Lopez, V. A., « Definettian Consensus », in Theory and Decision, 49, 2000, pp. 79-95. 9 Van Fraassen, B., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989, chap. VI, VII et XIII. 10 Cooke, R. M., « Conceptual Fallacies in Subjective Probability », in Topoi, 5, 1986, pp. 21-27. 11 Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981, chap. II et III. ! DÉCISION (THÉORIE DE LA), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ BÉATITUDE Du latin beatitudo, de beatus, bienheureux. MORALE Actualisation suprême du bonheur, en ce que la jouissance de la chose (ou de l’état) n’est plus du tout affectée du risque de la (ou le) perdre. La question de la béatitude répond à une visée éthique, en ce sens que la vie heureuse a sa première condition dans

la vertu de l’homme. La stabilité bienheureuse qu’apporte la béatitude repose en effet, en premier lieu, sur l’aptitude de l’homme de bien à supporter les aléas de l’existence avec calme : « s’il en est bien ainsi, l’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable » 1. Mais c’est par excellence dans la contemplation que s’accomplit ce bonheur constant, comme le souligne particulièrement Plotin à propos des dieux : « Telle est la vie impassible et bienheureuse des dieux » 2. ▶ Quel sens philosophique peut-on donner à la félicité des élus (c’est le sens religieux de la béatitude), au contact avec Dieu même ? D’une façon plus générale, faut-il considérer que la béatitude est toujours comprise comme le résultat de la vertu, que celle-ci promet mais qui lui demeure extérieur ? Le sage spinoziste atteint finalement l’union immédiate avec Dieu par la connaissance supérieure qu’il en a, qui est aussi bien une prise de conscience de la nature de l’âme : celle-ci comprend que son essence est dans la connaissance dont Dieu est le principe (car la connaissance du troisième genre saisit toutes les choses comme dérivées génétiquement de Dieu). Attachée immédiatement à Dieu comme à sa cause, l’âme accède elle-même à l’éternité. Aussi la connaissance du troisième genre produit-elle en l’homme une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause : c’est la béatitude. Mais à ce stade, celle-ci n’est pas autre chose que l’activité même de l’âme qui connaît. La béatitude n’est donc plus la récompense de la vertu, elle est la vertu même 3. André Charrak ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, liv. I, chap. 11, 1101 a, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1987. 2 Plotin, Ennéades, I, 8, § 2, trad. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1989. 3 Spinoza, B., Éthique, Ve partie, prop. XLII et scolie, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 340. ! BIEN, BONHEUR BEAUTÉ Du latin bellus, diminutif familier de bonus, « joli », « gracieux », « charmant », qualifiant surtout les femmes et les enfants ; a éliminé pulcher, et decorus, qui désignaient la beauté plus grave, moins affective, de ce qui est convenable, décent. ESTHÉTIQUE

Norme sur laquelle prend appui l’appréciation positive du jugement de goût, portant également sur la nature et sur l’art. Elle peut être objective, et se définit alors par downloadModeText.vue.download 111 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 109 l’harmonie des proportions, ou subjective, et désigne alors un sentiment esthétique. Selon Platon, l’Idée de la Beauté, solidaire de l’Idée de la Vérité, n’est aperçue par l’intelligence que dans la lumière de l’Idée du Bien, qui est l’Idée de la convenance et de la justesse des Idées. La beauté définira donc la perfection d’une forme portée au point le plus haut de son achèvement, sommet que l’âme ne peut discerner que par l’Idée du Bien qui lui donne la vue de l’esprit. Dans le monde du devenir où tout va se déformant et se dépravant, la beauté est ainsi un phénomène ambigu, image de l’intelligible dans le sensible qui soulève en nous le désir de l’immortel, sous le patronage d’Éros, non pas un dieu selon la Diotime du Banquet, mais un grand démon qui fait communiquer entre eux les hommes et les dieux, les mortels et les immortels 1. Autarcique comme la divinité, la beauté dessine une parfaite proportion qui n’a d’autre raison qu’elle-même, qui est à elle-même son propre principe. Le modèle de cette plénitude est, dès Gorgias et Platon, repris sur ce point par Aristote, l’indivisible totalité de l’organisme vivant. La beauté est donc affaire de proportions exactement accordées entre elles, ce que les Grecs nomment summetria, qu’il ne faut pas entendre dans un sens simplement géométrique, mais qui désigne plutôt cette mesure qui est à elle-même sa propre mesure, concordance d’une forme pleinement achevée qui compose un tout harmonieux (le mêden agan, ou « rien de trop » préconisé par la maxime apollinienne). Le canon de Polyclète l’a mise en lumière pour le corps humain ; mais elle vaut encore pour la disposition générale de l’édifice, l’architecte, selon Vitruve, s’inspirant de cette proportion pour le dessin des colonnes et l’agencement du temple 2. La summetria dessine une forme au repos, immobilisée par le parfait accord qui la réconcilie avec elle-même ; elle se complique et s’enrichit en se mettant en mouvement, par l’eurythmie qui harmonise entre eux les gestes du danseur. Cette notion de summetria, d’origine pythagoricienne, est pourtant remise en question par Plotin 3, qui remarque que la proportion ne suffit pas à susciter la beauté : un visage admirablement dessiné, dans les premiers instants de la mort

et avant que la corruption n’ait entamé son ouvrage, conserve sa forme ; seule la vie qui l’animait s’est dissipée, et mystérieusement, sa beauté avec elle. En outre, l’harmonie des proportions implique la composition des parties, et contredit donc la nature même de la beauté, splendeur émanée du divin qu’on ne saurait concevoir qu’une et indivisible. Plotin en conclut que la beauté est, plutôt que la distribution purement quantitative de la summetria, la qualité d’une clarté qui colore la chair et lui donne vie par l’émanation de l’esprit, qualité qu’il nomme charis, ou « grâce ». C’est cette même grâce que la Renaissance, se réclamant de l’art d’Apelle tel que le décrit Pline, reconnaîtra aux figures de Raphaël (le génie tourmenté de Michel-Ange passait en revanche pour être privé de ce don), une « vénusté » que la théorie associe invariablement à l’incarnat, cette couleur rare qui rend la chair vivante en lui communiquant le frémissement de l’esprit. C’est encore ce charme indéfinissable que les Français se résigneront, après les Italiens, à nommer à l’âge classique le « je ne sais quoi ». L’indicible de la grâce introduit dans la détermination de la belle forme un trouble qui compromet insidieusement l’autorité du canon et le calcul des proportions. Elle rend également le regard attentif à l’extrême singularité du phénomène qui se manifeste sous nos yeux. Elle prépare ainsi (le rococo usant et abusant des séductions de la grâce, qui bientôt dégénère en minauderies et mignardises) la révolution esthétique qui s’accomplit au XVIIIe s., et qui répudiera pourtant l’esthétique de la grâce, trop évidemment marquée par son origine théologique. La beauté ne consiste plus dès lors dans le dessin d’une forme objective, respectant les proportions de l’harmonie et transfiguré par l’aura de la grâce, mais dans un sentiment subjectif éprouvé à l’occasion d’une rencontre nécessairement imprévisible et contingente, une émotion qui dépasse les limites d’une définition par concepts. À l’harmonie objective des proportions, selon les préceptes du canon, se substitue ainsi l’harmonie subjective de nos facultés dynamiques, l’imagination jouant librement avec l’entendement ou avec la raison dans ce qu’il faut désormais nommer avec Kant non la beauté, mais le sentiment du beau. À la faveur de cette expérience esthétique, le sujet s’éprouve réconcilié avec luimême, la réceptivité et la spontanéité dont la division limite sa nature s’accordant alors par l’intensification de ses forces vitales. À la calme proportion de la summetria, la modernité opposera donc l’élan du sentiment esthétique : nous ne discernons plus dans la beauté l’image sereine de la divinité, nous cherchons plutôt dans sa rencontre l’exaltation de la vie, et du désir qui la motive. ▶ Pourtant, si la beauté est élan plutôt qu’équilibre, elle répugne à toute limitation et il n’est pas de proportion déterminée qui puisse la contenir. Dès la fin du XVIIe s., le senti-

ment du beau se complique ainsi du voisinage (plutôt que de l’opposition) du sentiment du sublime, qui s’illimite dans l’incommensurablement grand, ou dans l’infiniment puissant, que le spectacle de la nature inspire à l’imagination. Le difforme tout autant que l’harmonieux, le terrible tout autant que le gracieux sont dignes d’émouvoir dans le sujet sensible le transport du sentiment esthétique. La beauté devenue convulsive, et désormais inscrite dans le temps, a une histoire. Le peintre de la vie moderne (Baudelaire) en poursuit les éclats au hasard des rencontres, attentif passionnément à la venue improbable mais pourtant imminente de « la bête aux yeux de prodiges » (Breton). Jacques Darriulat ✐ 1 Platon, le Banquet, in OEuvres complètes, tome IV, 2e partie, les Belles Lettres, Paris, 1976. 2 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault revue par A. Dalmas, Balland, Paris, 1979. 3 Plotin, Ennéades, I, VI, « Du Beau », trad. par É. Bréhier, les Belles Lettres, Paris, 1976, pp. 95-106 ; V, VIII, « De la beauté intelligible », pp. 135-151. Voir-aussi : Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in OEuvres complètes, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1961, pp. 11521192. Breton, A., l’Amour fou, Gallimard, Folio, Paris, 1976. Burke, E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990. Hugo, V., « Préface de Cromwell », in OEuvres complètes, Critique, Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1985, pp. 3-44. Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion GF, Paris, 1995. Panofsky, E., Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1989. Platon, Hippias Majeur, in OEuvres complètes, tome II, trad. A. Croiset, les Belles Lettres, Paris, 1949. ! CANON, MODERNE, SUBLIME downloadModeText.vue.download 112 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 110 BEAUX-ARTS

ESTHÉTIQUE Ensemble des arts dont la seule finalité est de réaliser la beauté. À la distinction que fait le Moyen Âge entre les arts mécaniques et les arts libéraux, qui se composent eux-mêmes du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) et du trivium (grammaire, rhétorique et logique), le XVIIIe s., accordant une large extension à une notion apparue au milieu du XVIIe s., substitue la catégorie des « beaux-arts », qui désigne les techniques « nobles » ayant pour seule fonction de produire la beauté. Ce privilège sera contesté par Diderot qui, dans l’article « Art » de l’Encyclopédie, réhabilite le travail de l’artisan, depuis longtemps méprisé, et en fait l’égal de l’artiste 1. La critique n’est pas demeurée sans effet, et la locution « les beaux-arts » nous semble aujourd’hui surannée pour l’élitisme qu’elle suggère. La classification médiévale des arts, formulée au Ve s. par Martianus Capella, qui s’inspirait lui-même de Platon, correspondait au développement dialectique des idées du Beau et du Vrai, accordées entre elles par l’idée du Bien. L’ensemble moins structuré des « beaux-arts » est en revanche solidaire de la révolution esthétique qui prend pour centre, non la définition par concept de la forme objective, mais la qualité du sentiment éprouvé dans l’instant de la rencontre. L’art, dans les beaux-arts, court le risque de se disperser dans la rapsodie illimitée des singularités : comment coordonner la nécessaire multiplicité des beaux-arts (le pluriel est présent dès les premières mentions) dans l’unité devenue problématique de l’art ? L’ouvrage que l’abbé Batteux publie en 1746 a le mérite d’énoncer clairement la question 2. Dès la fin du XVIIIe s., se multiplient les systèmes des beauxarts qu’on souhaite substituer à la classification médiévale, désormais oubliée. C’est ainsi que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, propose une division raisonnée qui se fonde, dans la continuité des travaux de Condillac, sur l’expression

et sur la communication de nos « Idées esthétiques » 3. Hegel en revanche, inversant la série génétique formulée par l’Académie à l’âge classique (le dessin engendre la peinture et la sculpture, elle-même coordonnée à l’architecture), fait se succéder les beaux-arts selon les progrès de l’Idée se réfléchissant en ses oeuvres, du plus matériel des arts, l’architecture, aux plus spirituels, la musique et la poésie 4. ▶ Il est vrai que cette volonté de système paraît hégémonique aux yeux des contemporains. Le pluriel est devenu un titre de gloire, qui revendique le privilège de la diversité contre les prétentions de la totalité. C’est ainsi que les beaux-arts ont fini par supplanter l’art, dont le concept est aujourd’hui bien problématique. Jacques Darriulat ✐ 1 Diderot, D., article « Art », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (articles choisis), t. I, Flammarion, GF, Paris, 1986, pp. 247-257. 2 Batteux, C., les Beaux-Arts réduits à un même principe, Aux amateurs de livres, Paris, 1989. 3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 1995. 4 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. Voir-aussi : Kristeller, P. O., le Problème moderne des arts. Étude d’histoire de l’esthétique (1951-52), trad. B. Han, J. Chambon, Nîmes, 1999. BÉHAVIORISME Calque de l’anglais behaviorism, de behavior, « comportement ». PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE École de pensée qui considère que l’étude de l’esprit est essentiellement l’étude du comportement, et non celle d’états ou d’épisodes mentaux internes. Le béhaviorisme psychologique Le béhaviorisme florissant dans la première moitié du XXe s., a été largement influencé par le positivisme logique et sa conception de la probité scientifique (dont le critère principal est la vérifiabilité intersubjective). En psychologie, il a pris, sous l’impulsion de J.B. Watson 1 et B.F. Skinner 2, une forme essentiellement méthodologique et s’est développé en réaction à la psychologie introspectionniste de W. Wundt et W. James qui voyait dans la conscience, l’objet central de la psychologie et dans l’introspection, la méthode propre à

son étude. Les psychologues béhavioristes soutiennent que la psychologie est la science de la prédiction et du contrôle du comportement, que les données sur lesquelles elle peut légitimement s’appuyer ne sont pas des états internes, mentaux ou neurophysiologiques, mais des faits physiques publiquement observables – les réponses physiques à des stimulations physiques – dont elle doit s’attacher à décrire les régularités. Skinner pensait pouvoir, à l’aide de la notion de conditionnement opérant, expliquer dans une large mesure la forme et les régularités manifestées par les comportements. Le béhaviorisme philosophique En philosophie, le béhaviorisme prend une portée métaphysique. Le béhaviorisme logique ou analytique emprunte le détour linguistique et soutient que les énoncés faisant apparemment référence à des états ou à des épisodes mentaux internes peuvent être analysés et traduits au moyen d’énoncés faisant référence au comportement observable, ou à des dispositions au comportement observable en réponse aux stimulations de l’environnement. Il postule donc que les attributions mentales sont sémantiquement équivalentes à des attributions de dispositions comportementales. Le béhaviorisme analytique de G. Ryle 3 prend pour cible l’idée dualiste d’une séparation radicale de l’esprit et de la matière. La réduction des propriétés mentales à des propriétés comportementales vise à remettre en cause l’idée que des processus mentaux complexes et mystérieux doivent nécessairement sous-tendre les actions observées. Chez C. G. Hempel 4, le béhaviorisme analytique se combine au physicalisme pour donner une forme plus radicale de réduction. Non seulement les énoncés psychologiques sont analysables en termes de comportements, mais les comportements eux-mêmes sont analysables en termes physiques. C’est donc une réduction des énoncés sur les états mentaux à des énoncés sur des comportements physiques, qui est proposée. Le béhaviorisme peut aussi conduire à l’éliminativisme. Watson et Skinner semblent avoir été tentés par l’idée que les phénomènes mentaux n’existent tout simplement pas mais sont des fictions projetées sur les mouvements complexes des corps humains. W.V.O. Quine 5 est arrivé au béhaviorisme éliminativiste par d’autres voies. D’une part, la physique est pour lui la gardienne de l’ontologie (la physique décrit la structure ultime de la réalité et aucun événement ne peut se produire sans une redistribution d’états physiques). L’irréductibilité du vocabulaire intentionnel lui rend donc suspecte downloadModeText.vue.download 113 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 111 l’existence des entités mentales auxquelles ce vocabulaire prétend faire référence. Il s’appuie d’autre part sur la thèse de l’indétermination de la signification (le choix d’une interprétation est toujours sous-déterminé par la totalité des faits). Il

existe selon lui entre la signification et les croyances des liens assez étroits pour que l’indétermination de la signification renvoie à l’indétermination des notions intentionnelles. Déclin du béhaviorisme Le béhaviorisme se présente comme une alternative au dualisme cartésien. Toutefois, le prix à payer – la répudiation de toute intériorité – peut paraître trop élevé. L’apparition d’autres alternatives au dualisme, comme la théorie de l’identité physicaliste proposée par J.J.C. Smart et U.T. Place dans les années 1950, puis le fonctionnalisme développé par H. Putnam et J. Fodor dans les années 1960, ont marqué son déclin philosophique. La célèbre critique par N. Chomsky de l’approche béhavioriste du langage, incapable de rendre compte des modalités effectives d’acquisition d’une langue par les enfants, et le développement du paradigme du traitement de l’information ont pareillement contribué à son discrédit en psychologie. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Watson, J. B., le Béhaviorisme, trad. S. Deflandre, Centre d’études et de promotion de la lecture, Paris, 1972. 2 Skinner, B. F., Pour une science du comportement : le béhaviorisme, trad. F. Parot, Delachaux et Niestle, Neuchâtel, Paris, 1979. 3 Ryle, G., la Notion d’esprit : pour une critique des concepts mentaux, trad. S. Stern-Gillet, Payot, Paris, 1978. 4 Hempel, C. G., « L’analyse logique de la psychologie », in Revue de synthèse, 10, 1938, pp. 27-42. 5 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Flammarion, Paris, 1977. Voir-aussi : Merleau-Ponty, M., La Structure du comportement, PUF, Paris, 1942. ! APPRENTISSAGE, ÉLIMINATIVISME, ESPRIT BELLE ÂME ! ÂME BEWANDTIS ! TOURNURE BIEN De l’adverbe latin : bene. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Fin ultime poursuivie par l’homme. Le bien procure le bonheur le plus stable, ne laissant plus

rien à désirer : « C’est en effet [...] par la possession des choses bonnes que les gens heureux sont heureux. Et il n’y a plus lieu à demander en outre : “En vue de quoi souhaite-t-il d’être heureux, celui qui le souhaite ?” Tout au contraire, c’est à un terme ultime que semble toucher la réponse en question » 1. Il est cependant manifeste qu’il existe différents biens, selon qu’ils concernent le corps ou l’âme (qui, de surcroît, comporte plusieurs parties pour Platon). Contre cette dispersion, les stoïciens, par exemple, affirment l’exigence de l’unité de la tendance au bien que vise l’homme : « [...] tu peux saisir la nature du souverain bien : il doit être, pour ainsi dire, touché du doigt et ne point être éparpillé en une multitude d’objets. À quoi sert en effet de le morceler quand on peut dire : le souverain bien, c’est l’honnête » 2. C’est alors l’âme qui assume le rôle de principe fondamental d’unité. Tout le problème réside dans l’interprétation de cette recherche de l’unité du Bien. À quel modèle l’âme peut-elle se conformer pour viser le principe du bien derrière ses figures diffractées ? Il faut ici se référer au passage décisif de la République dans lequel Platon énonce que la multiplicité se rapporte d’une façon ultime à l’unité de l’idée du Bien : « de lui [les connaissables] reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir » 3. Ce texte a donné lieu, parmi les néo-platoniciens, à la thèse selon laquelle le Bien est une hypostase, qui dépasse même sa représentation intelligible. Plotin cite fréquemment ce texte de Platon et affirme que l’un est le principe dynamique de l’intelligence, qui fait que l’intelligence a des objets auxquels se rapporter selon l’unité de son élan : « Le Bien est principe ; et c’est de lui que l’intelligence a en elle les êtres qu’elle a produits » 4. André Charrak ✐ 1 Platon, Banquet, 205 a, trad. Robin, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950. 2 Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, trad. Bréhier, in Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, pp. 777-778. 3 République, VI, 509 b, trad. Robin in éd. citée. 4 Plotin, Ennéades, VI, 7, § 15, trad. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1989. ! BÉATITUDE, NÉOPLATONISME, PLATONISME, STOÏCISME PHILOS. MÉDIÉVALE Aristote n’avait pas énoncé que l’être et le bien sont équivalents (convertibles), mais seulement que le bien s’énonce

de façon multiple, parallèlement à la diversité des sens de l’être 1. À la suite de saint Augustin (et peut-être dans le même contexte de lutte contre le manichéisme, c’est-à-dire contre le catharisme, au début du XIIIe s.), les médiévaux soutiennent que toute chose, en tant qu’elle est, est bonne (parce que, comme l’avait rappelé Boèce, elle participe du Bien premier qui donne l’être). Ils théorisent ce lien dans le cadre de la doctrine des transcendantaux. Le bien et l’être ne diffèrent pas en réalité (et donc l’Un-Bien ne se trouve pas au-delà de l’être) mais seulement pour la raison. Autrement dit, la détermination de bonté ne s’ajoute pas réellement à celle d’être, elle exprime une caractéristique qui n’est pas immédiatement lisible dans la notion d’être, celle d’être désirable. Le bien est en effet ce qui est objet d’un appétit, comme l’avait luimême défini Aristote 2. Cependant, la bonté ne peut se réduire à un rapport de convenance, mais doit désigner également quelque chose d’absolu, de non-relatif, dans l’être bon, surtout s’il s’agit de Dieu. Cela n’empêche pas que ce dernier agisse en tant que tel, c’est-à-dire se propose comme objet ultime de tout désir : sa nature est de se communiquer, d’être diffusivum sui selon la formule empruntée au pseudo-Denys l’Aréopagite. Mais cette diffusion est en fait une attraction, car il crée justement comme cause finale, et la réalité de la relation n’est posée que du point de vue de l’effet qui vient à lui. La transcendance du Bien est ainsi sauvegardée, comme downloadModeText.vue.download 114 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 112 dans le néoplatonisme proclusien, source d’ailleurs reconnue de cette métaphysique médiévale : « Car c’est parce qu’ils sont ce qu’ils [les dieux] sont qu’ils rendent bonnes toutes réalités, puisque tout ce qui crée par son être crée sans contracter de relation » 3. Jean-Luc Solère ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096 a 23-24. 2 Ibid., I, 1, 1094 a 2. 3 Proclus, Éléments de théologie, 122. Voir-aussi : Solère, J.-L., « Une passion de l’être. Les discussions sur le bien transcendantal... », in Fine Follie, ss. la dir. de B. Pin-

chard, H. Champion, Paris, 1995. ! TRANSCENDANTAUX PHILOS. RENAISSANCE Bien que, dans l’Europe chrétienne, le bien le plus précieux consiste dans la contemplation de Dieu, émerge progressivement une réévaluation des biens mondains et principalement du bien commun. Un indice de cette évolution est la discussion sur les biens matériels : tout en reconnaissant, comme C. Salutati 1, que ces biens peuvent mener à l’avarice, beaucoup d’humanistes en soulignent la nécessité pour la conduite d’une vie droite, mais aussi pour l’exercice de deux des vertus qui caractérisent le bon mécène (dont ils dépendent) : la largesse et la magnificence. Même un platonicien comme C. Landino 2 reconnaît que si l’exercice de la vertu est la source du bonheur, la possession des biens matériels rend la vie encore plus heureuse. Ce qui prime, dans cette nouvelle attention pour l’existence mondaine, est le refus de concevoir le bien sous les espèces du sacrifice, de l’austérité et de la mutilation des passions. Le bien ne peut pas être uniquement l’exercice de la vertu. C’est pourquoi l’idéal médiéval de la vie monastique et le modèle du sage stoïcien sont critiqués : ceux-ci sont même accusés d’arrogance, car ils conçoivent un idéal qui ne peut pas exister, l’homme étant composé de corps et d’âme. Par conséquent, les humanistes empruntent des aspects de l’épicurisme, considérant le plaisir, sensible et intellectuel, comme un bien nécessaire, qui doit accompagner l’exercice de la vertu. Émerge alors l’exigence de considérer l’homme comme un être naturel pour qui la vertu elle même doit être subordonnée au plaisir, lequel se traduit par l’instinct de fuir le maux et de rechercher les biens sur le plan de sa survie, position défendue, d’un point de vue matérialiste par B. Telesio 3. Ce naturalisme se retrouve chez L. Valla 4, qui cherche à intégrer le plaisir dans la spiritualité chrétienne, critiquant radicalement la mortification de la vie monastique et le sacrifice des passions propre à la conduite stoïcienne. Par conséquent, pour les humanistes, le bien véritable n’est pas le bien de l’homme isolé, maître de soi, mais le bien propre à l’homme mortel, union d’âme et de corps, et surtout être naturellement intégré dans un monde commun, essentiellement politique. Le bien véritable est donc le bien commun, établi et partagé par une communauté. Cette politisation du bien se traduit dans l’idéal de la « liberté républicaine », telle qu’on la trouve chez L. Bruni et ses partisans (jusqu’à N. Machiavel 5) et qui signifie la liberté partagée des citoyens dans une cité libre de choisir ses institutions et ses représentants : dans ce cadre, la gloire de l’individu se convertit aussitôt dans celle de la cité : la vertu est en effet l’explicitation d’un acte politique qui a des effets sur la vie collective. C’est ainsi qu’elle perd progressivement sa signification de valeur, pour s’identifier, chez N. Machiavel, avec l’efficacité et le suc-

cès d’une action finalisée. En ce sens, l’éthique banalisée du juste milieu aristotélicien est critiquée : L. Valla souligne que les extrêmes sont souvent préférables, et que le juste milieu peut être un vice, une fade mediocritas, médiocrité. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951. 2 Landino, C., Disputationes camaldulenses, éd. P. Lohe, Florence, 1980. 3 Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples, 1586 (= Hildesheim, 1971). 4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. 5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996. Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism, Princeton, 1988. Kraye, J. (éd.), Cambridge Companion to Renaissance Humanism, Cambridge, 1986. Senellart, M., Les Arts du gouverner, Seuil, Paris, 1995. Skinner, Q., The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, 2 vol., 1992 (5e édition). ! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BONHEUR, ÉTHIQUE, HUMANISME, LIBRE ARBITRE PHILOS. MODERNE, MORALE Le bien coextensif à l’être et le bien comme fin La Bible enseigne que Dieu est bon et que toutes les choses qu’il a créées sont bonnes (Genèse I, 31). Saint Augustin définit la relation de Dieu (principe unique de toutes choses) au monde créé comme celle du Bien au bien. Il distingue le Bien qui est « bien souverainement et par soi, qui ne l’est pas par la participation de quelque bien mais par sa nature et son essence propre » (Dieu) et un bien second et relatif qui « participe au bien et tient ce qu’il a du souverain bien, lequel n’en demeure pas moins le bien en soi et ne perd rien de soi » (la créature) 1. Cette conception relationnelle du bien lie nécessairement bien et être : Dieu, l’Être suprême et premier, est le Bien, la créature, être créé et second, est un bien. Conçu selon la terminologie scolastique comme transcendantal, c’est-à-dire comme attribut s’appliquant à tous les êtres, le

bien est coextensif à l’être : chaque chose, écrit saint Thomas, « possède autant de bien qu’elle possède d’être », puisque « le bien et l’être sont équivalents » 2. Le bien peut s’entendre alors en deux sens : si tout être est bon en tant seulement qu’il est, il peut l’être aussi selon son degré d’accomplissement comme être parfait, achevé. Ainsi, « si quelqu’un vient à manquer de quelque chose [par exemple à l’homme la vue, ou le bonheur] qui soit dû pour la plénitude de son être, on ne dira pas qu’il est bon absolument, mais relativement, et en tant qu’il existe ». En ce second sens, le bien est plus que l’existence, il est la fin ou perfection ultime (ontologique mais aussi éthique) atteinte par un être. Le bien, entendu ici comme fin, est alors le « désirable », ce à quoi tendent tous les êtres. Le bien comme valeur Pour Spinoza, les notions de bien et de mal n’indiquent absolument rien de positif dans les choses : « modes d’imaginer » 3, elles révèlent la manière dont les choses nous affectent, nous sont utiles ou nuisibles. Nous ne désirons donc pas une chose parce qu’elle est bonne (selon la définition scolastique), mais downloadModeText.vue.download 115 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 113 la jugeons bonne parce que nous la désirons. Bien et mal sont relatifs en un double sens : relatifs à l’état du corps de chacun, donc différents d’un homme à l’autre, mais aussi relatifs l’un à l’autre (un moindre mal sera dit bien par rapport à un mal plus grand et un bien empêchant la jouissance d’un bien supérieur sera dit mal). Ces notions doivent pourtant être conservées, une fois définies, non plus du point de vue de l’imagination mais selon la Raison : est nécessairement bon « ce que nous savons avec certitude nous être utile » 4, ce qui sert à la conservation de notre être, augmente ou seconde notre puissance d’agir et nous conduit à la connaissance ; est mauvais ce qui nous empêche d’acquérir un bien, nous rend moins actifs. Bien et mal, quoique toujours relatifs l’un à l’autre, ne le sont plus suivant les hommes : la Raison leur a donné un contenu objectif valable pour tous. La réflexion éthique qui croit, au-delà de la relativité des valeurs, aboutir à la définition d’un bien « objectif », est selon Nietzsche victime d’un préjugé fondamental : « la croyance aux oppositions de valeurs » 5. Au-delà de tout dualisme, la question n’est plus « qu’est-ce que le bien et le mal ? » (question qui n’est pas une remise en cause de ces valeurs), mais devient : « dans quelles conditions l’homme a-t-il inventé les jugements de valeur bon et méchant ? Et quelle valeur ontils eux-mêmes ? » 6. Dans le cas de la morale des « puissants » – qui identifie bon à « noble », mauvais à « méprisable » – comme dans celui de la morale des « esclaves » – où bon est

synonyme de « faible », méchant de « puissant » – c’est une certaine volonté de puissance qui est à l’oeuvre et constitue telle ou telle hiérarchie de valeurs, selon que telle ou telle qualité (puissance ou faiblesse) est déclarée valeur suprême (« bien »). La critique nietzschéenne ne vise pas à ruiner les valeurs, mais bien et mal doivent être interprétés dans le cadre du système axiologique qui leur donne sens. Celui qui pense la morale et interroge les valeurs est néanmoins celui qui doit, pour éviter les préjugés de son époque, se placer « à l’extérieur de la morale, [en] quelque par-delà bien et mal ». Alors bien et mal n’apparaîtront plus comme des antithèses figées. Si la réflexion sur les valeurs est toujours d’actualité, la philosophie contemporaine ne semble aborder la question du bien que secondairement ou indirectement, notamment à travers le problème du mal. Paul Rateau ✐ 1 Saint Augustin, Des moeurs des Manichéens, IV, 6, p. 263, t. 1, Desclée de Brouwer, Paris, 1949. 2 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 18 a. 1, conclusion. 3 Spinoza, B., Éthique, 1ère partie, appendice, t. 1, Garnier, Paris, 1953, pp. 109 à 113. 4 Ibid., IVe partie, définition 1, t. 2, p. 11. 5 Nietzsche, F., Par delà le bien et le mal, I, § 2, Garnier-Flammarion, Paris, 2000, p. 48. 6 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, Gallimard, Paris, 1971, p. 10. ∼ BIEN SUPRÊME En latin : summum bonum, « bien suprême », « souverain bien ». MORALE Idée d’un maximum (en intensité ou quantité) et d’un optimum (le meilleur, l’excellence). C’est en même temps le bien le plus grand absolument (parfait) et relativement aux autres biens qui ne sont par rapport à lui que des moyens. Au sommet de la hiérarchie des biens, il ne peut être recherché que pour lui-même (c’est une fin en soi). Le bien suprême n’est pas un bien, mais le Bien par excellence, vers lequel tendent toutes les activités humaines : pour Aristote, il n’est autre que le bonheur 1, fin parfaite se suffisant à elle-même. Le bonheur, que le Stagirite définit non comme une disposition ou un état, mais comme un acte, est une acti-

vité de l’âme en accord avec la vertu et, parmi les vertus, avec celle qui est la plus haute : l’activité théorétique ou contemplation. Alors que la vie conforme aux vertus morales ne procure qu’un bonheur de second rang (un bonheur humain), l’activité contemplative, qui est celle de ce qu’il y a de divin en l’homme (l’« intellect », noûs), produit une félicité parfaite, souverain bien dont nous ne pouvons jouir qu’à de brefs moments 2, mais dont Dieu jouit éternellement. Épicuriens et stoïciens assimilent également le souverain bien au bonheur, entendu (pour les premiers) comme l’« état d’une âme sans trouble » (ataraxie) et d’un « corps sans douleur » (aponie), et (pour les seconds) comme la félicité d’une âme vertueuse. Le souverain bien désigne donc à la fois la fin dont on désire jouir et la possession ou jouissance de cette même fin. Ainsi, selon le premier sens, saint Thomas peut identifier le bien suprême à Dieu comme « fin dernière de l’homme » et selon le second, faire du bien suprême la béatitude ellemême, comme union de la créature à Dieu 3. Pour Kant, l’erreur des « Anciens » a été de faire du souverain bien le principe suprême de la morale déterminant absolument la volonté, au lieu de la loi morale. Or le souverain bien ne consiste ni dans le bonheur, ni dans la vertu, pris séparément, mais dans leur accord, de telle sorte que celui qui s’est rendu digne du bonheur par sa conduite (en observant la loi morale) y participe dans la même mesure. Mais la raison ne peut se représenter le souverain bien comme possible qu’à condition de poser un monde moral et de postuler l’existence d’une cause suprême de la nature (Dieu), y assurant l’exacte proportion entre moralité et bonheur. Le souverain bien est ainsi « l’objet tout entier de la raison pure pratique »4 et notre devoir est de travailler à sa réalisation dans le monde. Paul Rateau ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095a, Vrin, Paris, 1990. 2 Aristote, Métaphysique, A, 7, 1072b, Vrin, Paris, 1992. 3 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. 3 article 1, Cerf, Paris, 1997. 4 Kant, E., Critique de la raison pratique, PUF, Paris, 1943, pp. 120 et 128. BIOÉTHIQUE Du grec bios, « vie », et êthos, « moeurs ». Le terme anglais bioethics apparaît dans Bioethics : Bridge to the Future (Englewoods Cliff, Prentice-Hall, 1971), l’ouvrage de Rensselaer van Potter. MORALE Ensemble de recherches et de pratiques visant à com-

prendre les implications morales des avancées des sciences biologiques et des techniques médicales, et à normer ces dernières. La bioéthique naît de la condamnation des expériences menées par les médecins nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et de la rédaction du code de Nuremberg sur l’expérimentation humaine (1947). Elle se développe dans les années 1960-1970, aux États-Unis d’abord, dans l’opinion publique downloadModeText.vue.download 116 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 114 et les institutions, liée à l’efficacité de techniques médicales nouvelles et à leur utilisation à des fins qui ne sont ni immédiatement ni strictement thérapeutiques (recherche, contraception, traitement de la stérilité, avortement, prévention des maladies, prélèvements d’organes, soins palliatifs, traitements de confort). Elle se focalise actuellement sur les applications de la génétique. La bioéthique recouvre des recherches théoriques, les pratiques quotidiennes de professionnels de santé, des avis et déclarations d’institutions spécialisées et des lois. Elle tente d’articuler ce qui est techniquement possible et ce qui est éthiquement acceptable. Elle s’attache aux problèmes croisés relatifs à la recherche et à l’expérimentation humaine (principe du consentement éclairé, statut de l’embryon), à la procréation (procréation médicalement assistée, diagnostic prénatal, avortement thérapeutique, eugénisme), à la connaissance et à la modification génétique du vivant et de l’homme (clonage, implications en matière de parenté et de filiation, de médecine prédictive et de thérapie génique, de discrimination sociale), aux interventions sur le corps humain (statut et non-commercialisation du corps humain, prélèvement et utilisation des produits qui en sont issus), aux interventions pharmacochimiques sur le cerveau et l’esprit, à la fin de la vie et à la mort (acharnement thérapeutique, soins palliatifs, euthanasie). La bioéthique englobe aussi les questions de la justice sociale et de l’accès aux soins, les questions du partage mondial de la recherche scientifique et de ses applications thérapeutiques (brevetabilité des organismes vivants) et les questions de l’éthique environnementale. Traditionnellement, la relation médecin-malade est encadrée par la déontologie médicale, fondée, d’une part, sur le serment d’Hippocrate, qui prescrit le respect du bien-être et de la volonté du malade, du secret médical et de la vie, et, d’autre part, sur les droits de l’homme, qui promeuvent la dignité de la personne humaine. Ces principes, déontologiques et juridiques, ont inspiré les déclarations internationales de bioéthique depuis 1945 et, plus particulièrement, les lois françaises de bioéthique (1994). Cependant, loin de se réduire à une question juridique, la bioéthique, en amont, met en question les principes du droit (définition et primat de

la personne humaine), et, en aval, elle n’édicte pas le droit, même si elle peut le modifier. En outre, la bioéthique excède l’éthique médicale : d’une part, elle s’intéresse au vivant dans son ensemble et non pas seulement à l’homme ; et, d’autre part, elle interroge la nature et les fonctions de la médecine. La réduction de la norme individuelle de la santé à un fait biologique objectif, la conception de la souffrance comme maladie et l’extension des notions de pathologie et de thérapeutique, la confusion de l’art médical et de la science, l’idéal de maîtrise du corps et de l’existence qui traverse nos sociétés, tous ces éléments impliquent une réflexion qui dépasse la compétence strictement scientifique ou médicale, sur les normes sociales qui déterminent la pratique médicale et qu’elle détermine à son tour. Ainsi la bioéthique, reflet du besoin d’une régulation démocratique des pratiques portant sur le corps humain, est précédée et englobée par l’éthique, réflexion sur les règles de conduite sociales. Elle ne relève donc pas d’une discipline particulière, mais consiste en un champ de recherches impliquant la coopération de la médecine et de la biologie, des sciences humaines, du droit, de la philosophie et de l’histoire des sciences. Néanmoins, sa méthode pluridisciplinaire ne saurait réduire la bioéthique à la recherche d’un consensus minimal relatif à ses fondements, ni à l’examen casuistique de cas particuliers. Elle devrait plutôt inciter à une réflexion sur le sens des fins que l’homme se donne. Aux États-Unis, la bioéthique est présentée comme discipline et travaillée, sous l’influence de la philosophie morale, par l’opposition entre déontologie et téléologie utilitariste, autonomie individuelle et justice, et, plus fondamentalement, par la tension entre la recherche de normes universelles qui fonderaient une éthique appliquée (« principisme » de Beauchamp et Childress, recherche d’un fondement consensuel de l’éthique chez Engelhardt) et l’élaboration de procédures de décision s’appuyant sur l’analyse et la comparaison de cas particuliers et dont dériveraient les principes éthiques (« contextualisme » et casuistique de Jonsen et Toulmin). Céline Lefève ✐ Beauchamp, T., et Childress, J., Principles of Biomedical Ethics, Oxford Univ. Press, New York, 1989. Canto-Sperber, M., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1997. Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.

Engelhardt, H. T., The Foundations of Bioethics, Oxford Univ. Press, New York, 1986. Hottois, G., et Parizeau, M.-H., les Mots de la bioéthique, De Boeck, Bruxelles, 1995. Lecourt, D., À quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la nature aux sciences politiques, PUF, Paris, 1993. Jonsen, A., et Toulmin, S., The Abuse of Casuistry : a History of Moral Reasoning, Univ. of California Press, Berkeley, 1988. Parizeau, M.-H., les Fondements de la bioéthique, De BoeckErpi, Bruxelles-Montréal, 1992. Reich, W. T., Encyclopedia of Bioethics (1989), Macmillan, New York, 1995. Voir-aussi : Lagrée, J., Le Médecin, le malade et le philosophe, Paris, Bayard, 2002. BIOLOGIE Terme d’apparition récente qui succède, au début du XIXe s., à la notion d’histoire naturelle. Du grec bios, « vie », et logos, « science ». La biologie est la science qui a pour objet d’étude la vie. BIOLOGIE Ensemble des sciences de la vie. Le terme de « biologie » est utilisé pour la première fois par Lamarck et par le médecin X. Bichat. Dans un texte manuscrit datant de 1801, Lamarck caractérise la zoologie comme une « biologie » dont l’objet est l’étude du développement des corps vivants 1. La même année, Bichat refuse de considérer la « biologie » selon le modèle des sciences physiques 2. Les corps vivants ne peuvent relever des mêmes protocoles que les corps inertes. L’Allemand Trevinarus généralise la signification de la biologie. Pour lui, la biologie doit s’appliquer aux « différents phénomènes et formes de la vie », en recherchant les conditions de son existence et les causes de son activité 3. Là où l’histoire naturelle consistait essentiellement en une classification des êtres vivants 4, la biologie veut ressaisir la vie dans son activité de résistance à la mort 5. Une biologie de la vie devient, de ce fait, une biologie de la mort 6. Elle s’attache à décrire les phénomènes intrinsèques à la vie

comme l’activité organique de la régulation 7 et de maintien de certaines normes dans un milieu de vie extérieur 8. Comme de telles activités sont des activités strictement individuelles qui ne peuvent être résumées sous un genre commun à la downloadModeText.vue.download 117 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 115 manière des phénomènes physiques ou chimiques, la biologie devient donc une science des singularités 9. Guillaume Le Blanc ✐ 1 Lamarck, J.-B. (de), Discours d’ouverture, Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, t. XL, 1907, p. 101. Cité par Gusdorf, G., les Sciences humaines et la Pensée occidentale, t. VIII, Payot, Paris, 1978, p. 432. 2 Bichat, X., Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801), Paris, « Préambule », art. 2. 3 Trevinarus, Biologie ou philosophie de la nature vivante. 4 Foucault, M., les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, pp. 140-144 et 275-292. 5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Flammarion, Paris, 1994. 6 Klarsfeld, A. et Revah, Fr., Biologie de la mort, Odile Jacob, Paris, 2000. 7 Canguilhem, G., « La formation du concept de régulation biologique aux XVIIIe et XIXe siècles », in Idéologie et Rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1977. 8 Comte, A., « Quarante-troisième leçon », in Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1998, pp. 795-820. 9 Canguilhem, G., « Du singulier et de la singularité en épistémologie biologique », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968. ∼ PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE Calque de l’anglais philosophy of biology. Expression introduite en anglais par W. Whewell en 1840. Utilisée sporadiquement, elle devient dans les années 1970 le nom conventionnel d’une sous-discipline au sein de la philosophie des sciences. À partir de la fin des années 1920 jusque dans les années 1990, le terme se diffuse dans d’autres contextes linguistiques.

BIOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Au sens strict, et à l’époque contemporaine, secteur particulier de la philosophie des sciences. En un sens plus large, synonyme tantôt de ce que l’on appelait autrefois « philosophie biologique », tantôt de ce que l’on préfère nommer, dans l’aire culturelle de la philosophie continentale, « épistémologie des sciences de la vie ». Bien qu’en pratique ces expressions soient souvent confondues, elles renvoient à des conceptions historiquement différentes du rapport de la philosophie aux sciences de la vie. Le premier usage connu du mot « biologie » au sens de « science de la vie » date de 1766. Si quelques auteurs comme Bichat, Lamarck, Treviranus l’utilisent dans les années 1800, il n’est véritablement adopté par la communauté scientifique qu’à la suite de son utilisation solennelle et systématique par Comte, dans les leçons du Cours de philosophie positive consacrées aux phénomènes de la vie (leçons 40-45, 1837). Dans ces leçons, Comte utilise souvent l’expression de « philosophie biologique ». Composée sur le modèle d’expressions comme « philosophie naturelle » ou « philosophie chimique », la « philosophie biologique » consiste dans les conceptions fondamentales de la « biologie » ; elle constitue donc la partie théorique de celle-ci. Cet usage a vieilli. On le trouve cependant encore chez certains auteurs qui entendent par là une certaine conception théorique très générale des phénomènes de la vie (par exemple : les travaux de X « témoignent d’une philosophie biologique qui... »). Dans le courant des XIXe et XXe s., cependant, l’expression « philosophie biologique » a pris un sens plus vague. Elle a été appliquée à toute réflexion philosophique sur les phénomènes de la vie et sur les sciences de la vie en général – dans leurs aspects pratiques aussi bien que théoriques. Cet usage du terme est très libéral : il embrasse des questions épistémologiques et éthiques, et des méthodes philosophiques aussi différentes que l’on voudra (méthode historico-critique, analyse, phénoménologie, etc.). La formule « philosophie de la biologie » a été, quant à elle, introduite en langue anglaise par W. Whewell, dans sa Philosophie des sciences inductives (1840). Dans ce livre, qui a établi l’usage en langue anglaise de l’expression « philosophie de la science », Whewell plaide aussi en faveur de l’usage du nouveau terme de biology par les Anglais. La « philosophie de la biologie » est comme un chapitre spécial de la philosophie de la science. Elle est constituée par la discussion critique de concepts, théories et méthodes spécifiques des sciences des phénomènes vitaux. Quoique éclairée par l’histoire des sciences, elle s’en distingue, car son but est de clarifier et critiquer. Après Whewell, l’expression « philosophie de la biologie »

a été utilisée sporadiquement, en Angleterre d’abord, puis en Amérique du Nord, mais on ne la trouve pas dans d’autres langues. Cependant, jusque dans les années 1960, il faut bien reconnaître qu’elle est dans la plupart des cas synonyme de « philosophie biologique », dont elle partage les ambiguïtés. Les choses ont changé après la publication par D. Hull, en 1969, d’un article intitulé « What Philosophy of Biology Is Not » [« Ce que la philosophie de la biologie n’est pas »]. Ce texte, écrit par un jeune philosophe, critiquait les tentatives pour faire entrer de force l’analyse philosophique des théories biologiques dans les catégories de la philosophie des sciences néopositiviste (par exemple, en tentant d’axiomatiser les théories biologiques, ou en appliquant un modèle unique de l’explication scientifique à l’ensemble des sciences empiriques). À la suite de cet article, l’expression « philosophie de la biologie » s’est répandue chez un certain nombre de philosophes et biologistes qui partageaient ce point de vue, ou qui s’accordaient au moins à voir là un objet de discussion légitime. Une communauté particulière s’est ainsi constituée, qui se distinguait à la fois d’une conception de la philosophie des sciences jugée trop unitaire, et des réflexions philosophiques variées sur les phénomènes de la vie. C’est ainsi que l’expression philosophy of biology a supplanté celle de biological philosophy, dont elle ne se distinguait guère auparavant. Les philosophes de la biologie, presque tous américains ou canadiens au départ, se sont reconnus dans une forme particulière de réflexion sur les sciences de la vie, que l’on peut en gros définir de la manière suivante : distinction de principe entre problèmes philosophiques et problèmes historiques, évitement des problèmes d’éthique (en tant qu’ils ne relèvent pas de la philosophie des sciences), méfiance à l’égard d’une « philosophie biologique » traditionnelle trop encline à parler de la vie et de l’organisme en général, refus d’une distinction en nature entre activité scientifique et activité philosophique, et (positivement) concentration de la discipline sur les problèmes conceptuels soulevés par les théories biologiques contemporaines (par exemple, définition des unités de sélection, statut ontologique de la catégorie d’espèce biologique, etc.). ▶ La philosophie des sciences de la fin du XXe s. a été caractérisée par un « tournant régionaliste » (scepticisme à l’égard des conceptions générales de la science, concentration des recherches sur des secteurs particuliers de science) et par un « tournant historique » (scepticisme à l’égard des conceptions atemporelles de la science). L’émergence de la philosophie de la biologie est un excellent exemple du tournant régionadownloadModeText.vue.download 118 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 116 liste. Elle va, en revanche, à rebours du tournant historique.

Pour cette raison, elle est en conflit avec ce que les philosophes continentaux appellent de préférence « épistémologie des sciences de la vie », « épistémologie » étant alors pris, le plus souvent, au sens d’une réflexion historico-critique sur les théories et pratiques scientifiques. Il y a là matière à un débat méthodologique fondamental. Cependant, il est clair que l’internationalisation du terme « philosophie de la biologie » tend aujourd’hui à en élargir le sens et à gommer cette distinction. Jean Gayon ✐ Duchesneau, F., Philosophie de la biologie, PUF, Paris, 1997. Gayon, J., « La philosophie et la biologie », in Encyclopédie philosophique universelle, vol. IV, « Le discours philosophique », J. Fr. Mattéi (dir.), PUF, Paris, 1998, pp. 2152-2171. Hull, D., « What Philosophy of Biology Is Not », in Journal of the History of Biology, 2, 1969, pp. 241-268. Hull, D., Philosophy of Biological Science, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall, 1974. MacLaughlin, P., « Naming Biology », in Journal of the History of Biology, 35, 2002, pp. 1-4. Ruse, M., Philosophy of Biology Today, State University of New York Press, Albany (NY), 1988. ∼ BIOLOGIE DES CAUSES PROCHAINES, BIOLOGIE DES CAUSES ULTIMES Distinction due au biologiste germano-américain E. Mayr (Kempten, 1904). BIOLOGIE Distinction de deux types de sciences et d’explications biologiques : fonctionnelle et évolutionniste. Les travaux de Mayr, professeur émérite de zoologie à l’université de Harvard, portent sur la taxinomie, sur la génétique des populations et sur la biologie de l’évolution. Dans un article de 1961, il distingue la question « comment ? », définissant la biologie fonctionnelle, de la question « pourquoi ? » définissant la biologie évolutionniste. La biologie fonctionnelle est celle des « causes prochaines » (proximate causes) ; la biologie évolutionniste, celle des « causes ultimes » (ultimate causes). Dans la première, le biologiste élimine, puis contrôle tous les paramètres jusqu’à ce qu’il puisse expliquer le rôle exact de l’élément qu’il considère. Établir ce fonctionnement de proximité est la tâche propre de la physiologie, de la biologie moléculaire ou de la biochimie. Dans la seconde, le biologiste cherche à comprendre l’existence d’une structure, d’un organe ou de caractères à l’aide d’un point de vue historique. Impressionné par la très grande diversité du

monde organique, il cherche à connaître les raisons de cette diversité, à reconstituer les chemins suivis pour y parvenir. En génétique moléculaire, par exemple, le biologiste fonctionnel cherche à connaître la fonction du gène qu’il a identifié, ou le déclenchement de la synthèse d’une protéine, tandis que le biologiste évolutionniste s’intéresse aux lois qui contrôlent la conservation de ces processus de régulation. La migration des fauvettes, le 25 août, dans le New Hampshire, peut dépendre de causes physiologiques prochaines : une baisse de la quantité de lumière et de la température nécessaires à leur métabolisme, et de causes ultimes, comme l’absence d’adaptation de leur métabolisme aux conditions de l’hiver. L’addition de ces deux types de causes est nécessaire à la compréhension de tout phénomène biologique. L’intérêt de cette distinction tient à la nature même de tout processus vivant, résultat de déterminations strictes, mais multiples, issues d’une histoire strictement déterminée, mais imprévisible. Nicolas Aumonier ✐ Mayr, E., « Cause and effect in Biology », in Science, 134, 3489, pp. 1501-1506, 1961 ; The Evolutionary Synthesis, 1980 ; The Growth of Biological Thought, 1982 ; Towards a New Philosophy of Biology, 1988 ; This is Biology, 1998. BIOPOLITIQUE Néologisme contemporain forgé à partir du grec bios, « vie ». Concept inventé et thématisé par Michel Foucault. Le terme est repris dans des perspectives différentes par des philosophes comme Giorgio Agamben ou Antonio Négri. MORALE, POLITIQUE Processus par lequel les caractéristiques de la vie sont investies par les dispositifs et les calculs du pouvoir politique 1. Elle se définit comme une forme de gouvernement constitué autour de la délimitation et du contrôle de paramètres collectifs (hygiène, pathologies, natalité, longévité, sexualité, typologies raciales). Portant sur des « populations », des « masses », plutôt que sur des individus, elle désigne alors une forme de pouvoir (un « biopouvoir ») que M. Foucault différencie des formes disciplinaires visant à dresser ou à redresser des corps individualisés (ce qu’il nomme « anatomo-politique ») 2. L’approche foucaldienne Le terme de « biopolitique » apparaît dans certains textes de M. Foucault relatifs à l’histoire de la médecine moderne. Il vise à renouveler la formulation de problèmes épistémologiques et politiques, dès lors la médecine prend une place de plus en plus importante dans la connaissance, la gestion et le contrôle des populations et qu’elle doit être considérée

comme une composante essentielle des formes modernes de pouvoir. Cet effort de « problématisation » est explicitement situé dans la continuité des travaux de G. Canguilhem sur les normes du vivant 3. L’émergence de la biopolitique est exposée dans le dernier chapitre de La volonté de savoir : « Droit de mort et pouvoir sur la vie », et développée dans certains cours donnés par M. Foucault au Collège de France entre 1975 et 19804. Ces développements s’inscrivent dans l’analyse de la « gouvernementalité », terme qui vise à se démarquer nettement d’une approche trop exclusivement centrée sur l’État et sa légitimation juridique comme pouvoir souverain. Dans cette perspective, la notion de population, entendue comme réalité statistique, permet d’identifier une nouvelle « économie du pouvoir », une nouvelle forme de gouvernement des hommes succédant à d’autres qui se sont dessinées depuis le XVIe s. dans la tradition politique occidentale. En forgeant le terme de « biopolitique », M. Foucault a donc cherché à repérer la naissance d’un objet qui ne vient pas s’ajouter purement et simplement aux préoccupations ordinaires du pouvoir politique, mais qui le modifie dans sa forme même. La biopolitique apparaît alors comme un nouveau régime de pouvoir où l’exercice de la loi souveraine (ce que Foucault caractérise comme pouvoir de « faire mourir ») tend à s’effacer devant celui de « normes régulatrices » dans lesquelles les institutions médicales jouent un rôle déterminant, articulé à d’autres normativités éthiques, juridiques, administratives, religieuses (ce que Foucault caractérise comme pouvoir de « faire vivre ») 5. downloadModeText.vue.download 119 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 117 Usages dérivés La définition de la biopolitique comme rationalité politique nouvelle investissant la vie de part en part ne signifie pas pour autant sa critique ou sa condamnation ; pour M. Foucault, elle constitue le terrain sur lequel doit se situer la compréhension du pouvoir moderne. C’est pourtant cet aspect dépréciatif qui semble avoir marqué l’usage ultérieur des termes de « biopolitique » et de « biopouvoir », fréquemment invoqués aujourd’hui comme une obsession de la vie exaltée pour elle-même, comme le mot d’ordre ultime, la préoccupation exclusive d’une toute-puissance économique et technologique indifférente à des valeurs considérées comme plus fondamentales, telles la dignité de la personne ou l’intégrité de l’espèce humaine.

Dans une perspective plus radicalement négative, G. Agamben propose une compréhension de la biopolitique qui englobe l’ensemble de la tradition métaphysique. D’autres philosophes ou politologues restreignent à l’inverse le sens du terme à une réaffirmation de la prééminence du pouvoir politique face à l’inflation éthique induite par les transformations technologiques du vivant 6. Plus attentif à la dimension économique, Antonio Négri dissocie le biopouvoir, défini dans la continuité des analyses de M. Foucault, et la biopolitique qui serait plus spécifiquement la résistance vitale interne à ce pouvoir qui a investi la vie de part en part 7. François Roussel ✐ 1 Foucault, M., « Naissance de la biopolitique » in Dits et écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994. 2 Foucault, M., « Les mailles du pouvoir » in Dits et écrits, vol. IV, Gallimard, Paris, 1994. 3 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, Paris, 1998. 4 Foucault, M., « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine » et « La naissance de la médecine sociale », conférences publiés dans Dits et écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994. 5 Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard, Paris, 1997. 6 Foucault, M., La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, chap. V. 7 Dagognet, F., La maîtrise du vivant, Paris, Bordas, 1989. 8 Négri, Antonio, Du retour. Abécédaire biopolitique, CalmannLévy, Paris, 2002, p. 89. BIVALENCE (PRINCIPE DE) LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Principe selon lequel tout énoncé doué de sens est ou bien vrai, ou bien faux. Accepter un tel principe revient à donner son assentiment, pour toute proposition P, à la disjonction « P est vraie ou non P est vraie », c’est-à-dire à soutenir que toute assertion est ou vraie, ou fausse, de façon déterminée, et donc qu’il n’existe que deux valeurs de vérité qu’une proposition puisse prendre. Il fut discuté très tôt dans l’histoire de la logique, puisque Aristote s’interroge dans le traité De l’interprétation sur son application aux énoncés portant sur le futur.

Le principe de bivalence est au centre de l’interprétation du réalisme proposée par M. Dummett, qui le caractérise comme « la croyance selon laquelle une certaine classe de phrases problématiques possède une valeur de vérité objective, indépendamment de nos moyens de la connaître » 1. Selon Dummett, le réaliste pousse jusqu’à ses conséquences radicales le principe de bivalence : un énoncé doit posséder une valeur de vérité même si nous ne possédons en principe aucun moyen de la connaître. Pascal Ludwig ✐ 1 Dummett, M., « Realism », 1963, repr. in Truth and Other Enigmas, Duckworth, Londres, 1978. Voir-aussi : Engel, P., Davidson et la philosophie du langage, PUF, Paris, 1994. ! LOGIQUE, RÉALISME BONHEUR Composé de « bon » et de « heur » (du latin agurium, dérivé de augurium, « augure, chance »). GÉNÉR., MORALE, PSYCHOLOGIE État psychologique de satisfaction de toutes nos inclinations, tant extensive, quant à leur variété, qu’intensive, quant au degré, et protensive, quant à la durée. Il est à la fois distinct du plaisir, de la joie et de la béatitude de l’âme. Le bonheur est l’objet d’un désir universellement partagé par les hommes. Il est cette fin dont « on peut supposer [qu’elle est] effectivement poursuivie par tous les êtres raisonnables » et que vise une action ayant une « nécessité naturelle » 1. Bien que le bonheur puisse être formellement défini comme la « conscience qu’a un être raisonnable de l’agrément de la vie, accompagnant sans interruption toute son existence » 2, la nature de cet agrément et les moyens d’y parvenir (accumulation des plaisirs, vertu ou renoncement) restent à préciser. Le bonheur comme souverain bien ? Tout être tend vers son bien, mais il est une fin que nous souhaitons pour elle-même, et non en vue d’autres fins. Cette fin en soi, ce souverain bien serait le bonheur, puisqu’il est au nombre « des activités désirables en elles-mêmes, et non de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose » 3. En

effet, le bonheur à lui-même. Comme nous visons et en Il est « la chose

n’a besoin de rien, car il se suffit pleinement tel, il est « en toute action, la fin que vue de laquelle nous faisons tout le reste ». la plus désirable de toutes » 4.

Bonheur et plaisir Pourtant, le bonheur est « un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec lui-même ce que véritablement il désire et veut » 5. Les éléments contenus dans ce concept sont empiriques et doivent être empruntés à l’expérience ; or, l’idée du bonheur suppose un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et futur. Il est impossible qu’un être fini, si perspicace et si puissant soit-il, mais non omniscient, fasse se faire un concept déterminé de ce qu’il veut véritablement. En effet, le sentiment de plaisir et de déplaisir ne peut s’appliquer universellement aux mêmes objets, car ce en quoi chacun place son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine qu’il éprouve. Ainsi le bonheur est-il un motif d’action tout à fait contingent et distinct d’un sujet à un autre. Il ne peut donc jamais fournir de loi universelle à l’agir. Il n’est connu qu’empiriquement. Dès lors, il convient de distinguer deux types d’impératifs : d’une part, la loi pradownloadModeText.vue.download 120 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 118 tique qui a pour mobile le bonheur. Cette règle pragmatique de prudence se distingue de la loi morale qui « n’a pas d’autre mobile que celui-ci de mériter le bonheur » 6. La quête du bonheur se trouve alors médiatisée par l’interrogation : « Que dois-je faire ? », à laquelle Kant répond : « Fais ce qui te rend digne d’être heureux. » Ainsi, il est nécessaire de supposer que « chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure précise où il s’en est rendu digne dans sa conduite » 7. La conversion de la recherche du bonheur dans l’effort pour s’en rendre digne induit une liaison nécessaire du système du bonheur et de celui de la moralité, qui se réalise toutefois « uniquement dans l’idée de la raison pure » 8. Cette liaison ne peut être espérée dans l’effectivité que « si une raison suprême commandant suivant des lois morales est en même temps posée au fondement comme cause de la nature », l’idée d’une telle cause étant alors l’idéal du souverain bien. Ainsi, pour notre raison, le bonheur n’est pas le bien complet. Seul « le bonheur exactement proportionné à la moralité des êtres raisonnables qui les en rend dignes »

constitue le souverain bien. L’expérience nous permet seulement de sentir que le bonheur a pour condition la cessation de la souffrance et du besoin. « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. » 9. La volonté est cet effort, selon Schopenhauer, cette tendance, indéfinie et incessante, telle que, lorsqu’un obstacle est dressé entre elle et son but, elle souffre. En revanche, « si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être, le bonheur » 10. Pourtant, la volonté manque totalement d’une fin dernière. Elle est un désir que ne remplit aucun objet. Seul un obstacle peut l’arrêter. Parce que « la souffrance est le fond de toute vie » 11, nulle satisfaction ne dure ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Dès lors, « la satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif » 12, faute de se perpétuer. Ne pouvant jouir d’un bonheur durable, cette aspiration communément partagée par les hommes se dédouble en « un but négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances » 13, but auquel finit par se réduire la notion de bonheur. Le principe de plaisir détermine alors le but de la vie et gouverne les opérations de l’appareil psychique. L’interprétation psychanalytique vérifie celle que propose Schopenhauer : « Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. » 14. Le bonheur se conçoit alors comme « un problème d’économie libidinale individuelle », dont la résolution est propre à chacun. Bonheur individuel et bonheur collectif Le bonheur, ainsi entendu comme satisfaction d’un désir, comme bien-être, peut entrer dans un calcul des plaisirs et des peines, visant à atteindre le plus grand bonheur possible. Il ne s’agit alors pas seulement, dans la perspective utilitariste benthamienne, de penser le bonheur individuel, mais également le bonheur collectif, c’est-à-dire « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». La qualité de l’action est évaluée, en termes de plaisir et de douleur, au regard de ses conséquences sur la vie de l’individu et la vie publique. De même que le bien-être d’une personne est constitué par les séries de satisfactions expérimentées à différents moments et qui constituent l’existence individuelle, de même le bien-être de la société consiste dans la satisfaction des systèmes de désirs des nombreux individus dont elle est constituée. Or, puisque chaque homme, lorsqu’il satisfait ses propres intérêts, est libre de comptabiliser ses propres pertes face à ses propres gains, nous pouvons nous imposer à nousmêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand

par la suite. Dès lors, pourquoi une société n’agirait-elle pas selon le même principe, appliqué au groupe ? Une société d’inspiration utilitariste est alors justifiée à mettre en balance les satisfactions et les insatisfactions des différents individus la composant. Pourtant, l’idée que les gains de certains compensent les pertes des autres, et pour lequel la violation de la liberté d’un petit nombre serait acceptable dès lors qu’elle permet de réaliser, conformément à la formule de Hutchenson, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », ne se justifie par aucune raison de principe. La résolution du bonheur individuel dans le bonheur collectif tend à nier la valeur de l’homme et à lui dénier le statut de fin en soi, au même titre que les tentatives d’un législateur bienveillant pour imposer aux individus des fins qu’ils croient être meilleures pour eux, mais qu’eux-mêmes ne percevraient pas. Loin de pouvoir être imposé aux individus, au nom d’une fin plus noble que celle qu’ils poursuivent individuellement, le bonheur est relatif à chacun. Nous ne pouvons y être contraints, car « ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine qu’il éprouve » 15. Le principe du bonheur varie d’un sujet à un autre et ne peut donc fournir de loi universelle. ▶ Faut-il en conclure que le bonheur est seulement et finalement un « idéal, non de la raison, mais de l’imagination » 16, un état « reposant sur la pure et simple réflexion » 17 plutôt qu’un état ressenti ? Il n’y a de bonheur possible pour nous que relatif, c’est-à-dire distinct de la félicité ou de la béatitude. À la différence du bonheur et de la satisfaction s’offrant à nous, celles-ci ne peuvent être augmentées. Elles ne subissent pas l’épreuve du devenir et se trouvent être, par conséquent, soustraites au changement. Toutes choses étant susceptibles d’être connues par nous comme actuelles, soit en relation à un temps et à un lieu déterminés, soit suivant leur nécessité, c’est-à-dire avec une sorte d’éternité 18, le bonheur est cet état que nous connaissons, dans notre vie soumise au changement, lorsque nous éprouvons un mieux, alors que la béatitude est un contentement vrai et éternel, éprouvé dans la conscience éternelle de soi et des choses, et appréhendé dans la connaissance vraie de la joie réelle. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de l’Académie, t. IV, p. 415. 2 Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie, t. V, p. 22. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 3-4.

4 Ibid., I, 6, 1097 b 17. 5 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., t. IV, p. 418. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., t. III, p. 523. 7 Ibid., p. 525. 8 Ibid., p. 525. 9 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, livre IV, 56, PUF, Paris, 1966, p. 392. 10 Ibid., pp. 391-392. downloadModeText.vue.download 121 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 119 11 Ibid., p. 393. 12 Ibid., livre IV, 58, p. 403. 13 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971, p. 20. 14 Ibid., p. 20. 15 Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie, t. V, pp. 25-26. 16 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., t. IV, p. 418. 17 Kant, E., Leçons sur la doctrine philosophique de la religion, éd. de l’Académie, t. XXVIII, p. 1089. 18 Voir Spinoza, B., Éthique, V, 39, Démonstration. Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur (1928), Gallimard, « Idées », Paris, 1966. Mauzi, R., l’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 1994. ! BIEN (SOUVERAIN), EUDÉMONISME, PLAISIR, SAGESSE, UTILITARISME, VERTU PHILOS. ANTIQUE Ferment de la volonté qui incline, par-delà la conservation de soi, à viser le souverain bien. Les systèmes antiques ont très largement identifié le bonheur à une vertu : celle qui est propre à l’acte réussi. On ne saurait trouver, chez Platon, d’autre définition du bonheur que celle qui le relie aux dispositions vertueuses de l’âme et l’incline à

commettre l’action juste 1. De ce point de vue, le bonheur est la fin la plus haute qui soit assignée à l’âme et il ne saurait donc être rapporté à la simple possession d’une chose. Il relève de la satisfaction de l’âme : « S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. » 2. Aristote introduit le bonheur dans sa dimension éthique et politique : là s’exprime toute la valeur d’un bien qui n’est désirable que pour lui-même, autotélique et distingué des biens qui ne sont pour l’action que de simples moyens. Identifié à la recherche du souverain bien, le bonheur subsiste au coeur de la pensée chrétienne comme affirmation, en contrepoint de toute mystique de la chute et de la déréliction, comme ce vers quoi universellement le désir tend : « tous les hommes, affirme Pascal, désirent d’être heureux ». En tant qu’articulation du désir et de la volonté, le bonheur est toujours susceptible de verser d’un côté ou de l’autre de l’action vertueuse à laquelle une tradition tenace l’enracine. L’individualisme foncier du bonheur ne le destinet-il pourtant pas à une recherche sans fin de la jouissance ? Ni l’épicurisme, qui identifie le bonheur à la suspension de l’action (ataraxie) 3 plutôt qu’à sa poursuite dans l’ubris, ni l’ensemble des doctrines issues de la tradition platonicienne (au nombre desquelles l’affirmation plotinienne d’une localisation du bonheur dans les régions les plus élevées de l’âme, à l’écart des revers de la simple fortune4), on ne peut concevoir de parade efficace au renversement du bonheur dans son autre : la recherche d’une satisfaction simple du désir ou des tendances. ▶ C’est sans doute pour échapper à cette difficulté ou à cette indétermination du bonheur qui ne le rend vivable que par le sage, que Kant 5 substitue à une morale du bonheur une morale du devoir. L’action par devoir, en tant qu’elle se fait sous la conduite d’une règle d’airain, ne laisse aucune place à l’appréciation personnelle et au calcul du rapport de moyen à fin qui est toujours susceptible de travestir le bonheur en une jouissance de soi. Fabien Chareix ✐ 1 Platon, République, I, 350a et suiv., trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, VII, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1987. 3 Épicure, Maximes principales, trad. R. Genaille, Garnier, Paris, 1965.

4 Plotin, Ennéade, I, IV, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1997. 5 Kant, E., Critique de la raison pratique, « Analytique de la raison pure pratique », Livre I, Ch. I, théorème 3, trad. L. Ferry et H. Wizmann, Gallimard, Paris, 1985. ! ATARAXIE, DEVOIR, RAISON PRATIQUE PHILOS. MÉDIÉVALE Saint Augustin, en résorbant dans l’idéal de « sagesse chrétienne » la recherche philosophique d’une « vie bonne et heureuse », avait transposé le concept antique de « bonheur » (beatitudo), en y incluant la connotation religieuse que pouvaient avoir en grec les termes d’eudaimonia et de makariotès : est « heureux » ou « bienheureux » (beatus) celui qui participe à la vie divine. Mais les débats de la fin du XIIIe s. sur la légitimité d’une contemplation et d’un bonheur proprement philosophiques en cette existence-ci, tels que le péripatétisme gréco-arabe en véhiculait l’idéal, ont instauré une distinction lexicale entre felicitas et beatitudo. Les aristotéliciens stricts, maîtres de la faculté des arts, reprenant les thèses du livre X de l’Éthique à Nicomaque, ont réactivé le projet d’un genre de vie théorétique, vouée à la connaissance intellectuelle, ultimement de Dieu et des substances séparées, en lequel l’homme accomplit totalement sa nature et trouve son souverain bien, c’est-à-dire acquiert un bonheur stable et parfait. Alertés par l’autosuffisance revendiquée de ce programme philosophique (dont on trouve l’expression dans le De summo bono de Boèce de Dacie1), les théologiens ont rappelé que pour l’Évangile la fin dernière de l’homme réside dans la perfection d’une union à Dieu qui ne peut être donnée qu’en une autre vie. Concédant éventuellement aux philosophes la possibilité d’une félicité intellectuelle, ils ont réservé le terme de beatitudo à l’état post-mortem de vision béatifique, où les ressuscites jouissent de la plénitude du bonheur. Il faut rappeler qu’au demeurant, les théologiens, notamment dominicains et franciscains, divergeaient sur les

conditions de cette béatitude, les uns donnant dans l’union à Dieu le primat à l’intellect les autres à la volonté. Jean-Luc Solère ✐ 1 Du souverain bien, trad. fr. dans Philosophes médiévaux des XIIIe et XIVe siècles, ss. la dir. de R. Imbach et M.-H. Méléard, UGE, coll. « 10 / 18 », Paris, 1986. Voir-aussi : de Libera, A., Albert le Grand et la Philosophie, Vrin, Paris, 1990, p. 268 sq. de Libéra, A., Penser au Moyen-Âge, Seuil, Paris, 1991. Piché, D., La Condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris, 1999. Trottmann, C., La vision béatifique, des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome (no 289), Rome, 1995. ! BIEN, EUDÉMONISME, FRUITION downloadModeText.vue.download 122 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 120 PHILOS. RENAISSANCE Les humanistes refusent de réduire le bonheur à la béatitude dans l’Au-delà. Même les platoniciens, comme M. Ficin 1 ou F. Patrizzi, tout en considérant que le véritable bonheur consiste dans les retrouvailles de l’âme avec sa patrie spirituelle, reconnaissent la nature intermédiaire, voire propédeutique de la félicité terrestre. Des traces de bonheur sont disséminées dans le monde, et l’amour, d’origine divine, peut et doit les reconnaître et remonter par là au bien suprême. L’idéal ascétique et contemplatif est également un objet de réticences, identifié souvent avec l’idéal de la tradition monastique médiévale. C. Salutati 2 soutient, au contraire, que l’homme se définit par son activité politique et son appartenance à une communauté, c’est pourquoi le bonheur doit se situer sur le plan de la vie active : celle-ci est peut-être inférieure à la vie spirituelle et contemplative, mais « préférable », car accessible à tous. Dans ce contexte, on comprend que le bonheur stoïcien soit considéré comme un idéal d’excellence inaccessible (pour Pétrarque), mais aussi comme un modèle qui rabaisserait l’homme à l’état de la « pierre », dépourvu de toute sensibilité, comme le souligne L. Bruni 3. La condition mortelle de l’homme est considérée progressivement comme un élément naturel qui, loin d’ouvrir la porte à l’éter-

nité, clôt définitivement son activité politique et détruit sa vie affective : la mort est un sujet de peine, comme le souligne C. Salutati. Ainsi, le plaisir est réévalué et avec lui la tradition épicurienne : le plaisir est d’abord conçu comme l’état produit par l’éloignement du mal et par la jouissance du bien, sur le plan de la survie biologique. Ce naturalisme, présente chez L. Valla 4, conduit à une réflexion plus pessimiste chez N. Machiavel 5, pour qui la condition mortelle se traduit par la peur de sa propre mort et par la recherche du pouvoir sur les autres. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Ficin, M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano, 2 vol., Turin, 1959. 2 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951. 3 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996. 4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. 5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996. Voir-aussi : Christianson, G. et al. (éds.), Humanity and Divinity in Renaissance and Reformation, Leyde / New York, 1993. Fubini, R., Umanesimo e secolarizzazione da Petrarca a Valla, Rome, 1990. Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor, 1973. ! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE Le bonheur est-il vraiment dans le pré ? « Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. »1 Nul ne se doutait, quand le film intitulé le Bonheur est dans le pré est sorti sur les écrans de cinéma, de l’invraisemblable faveur que connaîtrait son titre 2. De fait, le

« bonheur est dans le pré » est – bien plus qu’un film – un proverbe, un adage en vogue, une métaphore familière à chacun. Quoi de plus courant qu’une telle affirmation, quoi de plus admis que ce qu’elle sous-entend ? Comment expliquer un tel succès ? Ou, pour le dire autrement, de quelle pathologie contemporaine une renommée si consensuelle est-elle le symptôme ? Car, qu’on y souscrive, ou qu’on s’en méfie, il faut bien admettre que le « pré » est, de nos jours, le lieu commun du bonheur. Or, demander si le bonheur est vraiment dans le pré, ou faire d’une évidence collective une question, est, d’emblée, une façon de ne pas y consentir : autrement dit, de quoi est dupe celui qui l’énonce ? UNE IDÉE NAÏVE DU BONHEUR D e quoi cette expression, tout comme l’assentiment qu’elle recueille, est-elle l’indice ? Que suppose une chose aussi bien partagée ? Annonçons d’emblée que « le bonheur est dans le pré » équivaut, selon nous, dans la mesure où le pré désigne un lieu, ou l’état d’une félicité promise, à se faire une idée d’autant plus naïve du bonheur qu’elle témoigne de la volonté de ne pas être dupe du culte de la réussite sociale. Il y a, en d’autres termes, d’autant plus de candeur dans cette expression, qu’elle est brandie par l’homme prétendument lucide qui déclare ne pas se satisfaire d’une vie seulement active. L’adage identifie d’abord, et au pied de la lettre, le bonheur à l’interruption d’une activité que l’on présume épuisante, vaine, absurde. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est déclarer que le bonheur échoît à celui qui rompt avec une existence fébrile. Vivre « dans le pré », c’est respirer les bras ouverts, reprendre son souffle, changer de rythme, pécher à la ligne, ou encore cultiver son jardin ; le bonheur est dans le pré, autant dire loin des affres inauthentiques de la quotidienneté urbaine... En d’autres termes, notre métaphore populaire fait du bonheur la négation de l’état qui, d’hyper-activité en lassitude, semble interdire tout bien-être. Le bonheur est identifié à l’absence de douleur, à la rupture à l’endroit du chaos dément de nos existences sacrifiées. D’une vie fébrile, citadine, l’on dira qu’elle n’est pas heureuse. La métaphore d’un « bonheur dans le pré » témoigne d’abord de l’inconfort ou de l’insatisfaction propre à ceux dont la vie les confronte, un jour ou l’autre, au sentiment de sa vacuité. Le bonheur est, ici, à la vie que nous menons ce que le repos est à la veille, ce que le sens est à l’absurde, ce que la campagne est à la ville, c’est-à-dire son négatif, ou le second moment d’une dialectique sans fin. Que l’on convoque une hypothétique authenticité contre l’ordre superficiel de nos parcours, ou que

l’on se dise qu’il ne faut pas perdre sa vie à vouloir la gagner, le bonheur est non pas l’opposé, mais le contraire intime et gémellaire de ce qui disconvient, le second terme d’une alternative aussi vaine que ce qui nous invite à y souscrire. Ainsi, la popularité d’une telle expression témoigne du désir collectif d’une vie plus sereine : le bonheur est l’effet, le fait, d’un lieu, d’une circonstance, il serait un état, le moment d’un bien-être venu se substituer au malaise d’une activité vaine en général, mercantile en particulier, pénible dans tous les cas. Si « le bonheur est dans le pré », il dépend alors – davantage que la seule cessation de nos tourments – de circonstances ou de personnes. Autrement dit, dans cette perspective, il dépend moins de nous-mêmes, que de ce qui nous est extédownloadModeText.vue.download 123 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 121 rieur. C’est, plus largement, de la possibilité-même de penser le bonheur comme pouvant être saisi, dont il est question ici : « le bonheur est dans le pré » signifie qu’il est un objet, une possession, ou bien un état auquel nous pouvons parvenir. UN BONHEUR DE NOSTALGIE E t si l’on étend encore davantage le spectre qu’embrasse une telle définition implicite du bonheur, on s’aperçoit qu’à double titre – et par l’image même du « pré », et par le fait que c’est dire du bonheur qu’il s’obtient, tel un objet dont certains savent se saisir quand d’autres n’y parviennent pas – cette évidence collective procède de la nostalgie trop humaine d’un âge d’or. Identifier le bonheur à la cessation de ce qui nous accable, c’est en faire un lieu, un quelque chose, ou l’idéal douloureux de celui qui ne se remet pas, depuis que Dieu l’y contraint, de la nécessité de quitter l’Éden, et de gagner son pain à la sueur de son front. En négation d’un état, et pourtant identifié à un autre état, la métaphore du pré remplace le jardin primitif, rappelle la rédemption, et semble reconduire, ici-bas, le modèle d’une félicité céleste – ou posthume. Penser le bonheur comme ce qui nous soustrait aux motifs qui gouvernent une existence vénale n’est pas différent en nature que le fait de penser le bonheur comme ce qui nous affranchit des bassesses de la vie ici-bas. Voilà donc un bien – tangible ou suprême, palpable ou céleste – comme véritable fin – exogène – de toutes nos actions. « Le bonheur est dans le pré » : en d’autres termes, nous entretenons avec lui un rapport transitif, il est à l’extérieur de nous, il fait l’objet d’un culte collectif, tous s’accordent sur sa nature, quoique

chacun s’en fasse une idée différente. La topologie du bonheur est le signe douloureux d’une société d’abord malade de l’hypertrophie de ses univers clos, l’indice ordinaire et commun d’un monde qui assigne une valeur absolue à ce qui lui manque, qui confond le bonheur et la négation des souffrances endurées, comme d’autres confondent la trêve et la paix, qui souffre tant qu’elle tient pour un remède ce qui ne la soulage que provisoirement. Est heureux, ou croit l’être, en somme, celui dont l’existence lui fournit soit l’occasion de ne pas songer, le temps d’un moment, à sa propre mort, soit de s’en accommoder en spéculant sur l’éternité de la vie après la vie. Serait heureux l’homme capable de se satisfaire d’un bonheur pensé selon le modèle impensable d’un objet apte à le combler une fois pour toutes. Un tel paradoxe est la preuve que la définition que nous donnons ici du bonheur est, en elle-même, l’expression d’un insondable regret, puisqu’elle l’identifie, en son fond, à un état définitivement révolu, et dont la quête ressemble au comblement infini d’un manque. Tout se passe comme si la nature humaine avait horreur du vide. Qu’il s’agisse de considérer que le bonheur est aisément accessible, ou qu’il tient aux circonstances de la vie que nous menons, qu’il s’agisse de vivre sous le régime nostalgique du lait et du miel, d’opposer les vertus de la « nature » aux vices et à la frénésie de nos jungles urbaines, de vanter un hypothétique « retour aux sources » où l’homme renouerait avec une innocence native et oubliée, qu’il s’agisse, tout simplement, et au pied de la lettre, de maudire les gaz d’échappement et un consumérisme fervent, rares sont ceux, en vérité, pour qui le bonheur n’est pas « dans le pré ». Et quiconque, en ce sens, ne vit pas « dans le pré » ne saurait prétendre au bonheur ; plus exactement, quiconque ne saurait se donner une existence affranchie de l’inconfort et de l’agitation ne saurait y parvenir. Ainsi, le point commun à tout ce que suggère une telle sentence est le fait de concevoir le bonheur tant comme un but, que comme le contraire de ce qui disconvient, et l’homme heureux pour celui qui sait y parvenir. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’y a, en somme, qu’une différence graduelle entre le pacte d’une félicité posthume et un bonheur réduit à l’accumulation de plaisirs ? Le bonheur est de même nature, qu’on l’identifie à la réussite la plus ordinaire, ou au repos éternel, qu’on le reconnaisse dans le bien-être éphémère, ou dans la félicité absolue. Dans les deux cas, nous remplissons, en malcontents, le tonneau des Danaïdes d’un désir inféodé à l’objet qu’il se donne. Le paradoxe veut donc que, dans le même temps, le proverbe témoigne de la volonté de ne pas être dupe d’un bonheur confondu avec la seule réussite sociale, tout en reproduisant les termes-mêmes de ce que suppose une vision triviale du bonheur comme réussite. Il s’agit, en apparence, de cultiver une sorte d’authenticité contre une vision bassement « matérialiste », ou vénale, du monde, mais c’est là un marché de dupes, ou une monnaie de singe. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est reconduire, malgré soi, et au sein

d’une existence inapte à la plénitude comme à l’omniscience, le fantasme d’une vie soustraite à ce qui la contrarie. C’est le comble du calcul inconscient, du faux-monnayage métaphysique, qui prolonge ce dont il s’agit de se défaire, du mal qui se prend pour un remède. Dans tous les cas, le bonheur dépend des circonstances de notre vie, ou de notre vie audelà de la vie ; dans tous les cas, on ne fait qu’escompter les dividendes de nos actions..., jusqu’au jour où nous sommes fauchés. DU DÉSIR COMME EXCÈS U ne discussion sur le bonheur ne nous semble pas, dès lors, pouvoir faire l’économie d’une réflexion sur la véritable nature de notre désir. C’est à ce prix que l’on peut cesser de tenir indûment le pré pour la métaphore d’une Terre promise à ceux qui savent s’y rendre. Car, si l’expression « le bonheur est dans le pré » reconduit ce dont, pourtant, elle semble vouloir nous défaire, à la manière d’un système qui s’abreuve des contradictions qu’on lui adresse, c’est en vertu, selon nous, d’une représentation inadéquate du désir pensé comme manque. L’alternative, en termes spinoziens, est la suivante : est-ce parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, ou est-ce parce que nous la désirons qu’elle est bonne 3 ? Autrement dit, sommes-nous mus par ce qui nous fait défaut, ou en avonsnous le sentiment, à défaut de savoir ce qu’il en est véritablement de notre désir ? Le paradoxe veut, nous semble-til, qu’un désir pensé comme déterminé par le manque ne s’achève pas dans la satiété, dans le comblement de son manque, de la même façon qu’il ne suffit pas de manger pour ne plus jamais avoir faim. Or, peut-on admettre que le désir ne se satisfasse jamais de l’obtention de ce vers quoi il tend ? Le désir ne s’abolit pas dans la possession de ce qu’il se donnait comme une fin. Le désir n’est que secondairement déterminé par l’objet qu’il se donne : si, contre l’habitude que nous en avons, on ramène le désir à la définition insolite d’une puissance originaire, alors il est, de facto, irréductible à l’objet qui semble le susciter. Ainsi, la liberté, pour celui qui identifie le désir au manque, et qui fait, en conséquence, l’expérience indéfinie d’une satisfaction provisoire, ne s’obtient, en dernière analyse, et à défaut de pouvoir véritablement faire ce qu’il veut, que dans l’abolition des désirs, downloadModeText.vue.download 124 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 122 dans une espèce d’idéal apathique né de l’illusion qu’ont les hommes de pouvoir, par l’esprit, être maîtres de leur corps. Le fantasme d’un bonheur tributaire de l’objet se double de l’illusion selon laquelle, en termes cartésiens, « il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions. » 4. Dire « le bonheur est

dans le pré », c’est donc, en un sens, souscrire fondamentalement à la représentation mutilée et contradictoire d’un désir à la fois dicté par le manque, et déterminé par l’objet qu’il se donne. Nous désirons jusqu’à la douleur, et nous ne pouvons nous satisfaire de ce qui ne nous satisfait qu’un temps : c’est en vertu d’une telle définition du désir que Schopenhauer récuse la possibilité du bonheur. La quête du bonheur ressemblerait alors soit à la quête illusoire de la satiété, soit à l’illusion qu’une telle satiété est le bonheur. La métaphysique schopenhauerienne procède de la subordination du désir à l’objet, sans quoi elle ne prônerait pas l’extinction du désir : si le bonheur est dans le pré, alors le bonheur est impossible et c’est folie que de désirer, puisque nous désirons en vain. Pour Schopenhauer, si le bonheur est impossible, c’est en raison de la nature-même du désir. Le désir y est insatiable, et la souffrance – l’insatisfaction – est toujours suivie de l’ennui – la satiété 5. Nous oscillons donc, d’une douloureuse insatisfaction à une ennuyeuse et éphémère plénitude : la critique schopenhauerienne du bonheur ainsi compris est donc corrélé au désir d’en finir avec le désir. Il faut, tel le serpent qui se mord la queue, être avide de ne plus désirer, vouloir d’abord l’extinction du vouloir-vivre. L’ascèse, comme l’hédonisme, témoigne d’une identification du bonheur à un objet, ou à un but. Or, si le bonheur est une affaire singulière, ce n’est pas en ce que chacun se donne un objet différent, mais c’est en ce qu’il est immanent à la vie que nous menons. S’il ne saurait en être le but ultime, c’est moins parce qu’un but ultime n’est jamais atteint, que parce qu’il n’y a pas de sens à élaborer une téléologie du bonheur : l’irréductibilité du désir au seul manque interdit de consentir la moindre pertinence à une vision finaliste du monde. La théologie est, de tous les marchandages, le plus contraignant. Que la satisfaction soit éternelle, ou qu’elle soit immédiate, de l’hypothèse – ascétique – du paradis posthume, au règne – orgiaque et désespéré – de la concupiscence sur nos facultés, la différence n’est, finalement, que de degré, puisque, dans tous les cas, nous continuons de tenir pour heureux ce qui a vocation à nous soulager de la terreur qu’inspire la certitude de notre mort. Autant se contenter de donner de l’aspirine à celui dont la migraine est le symptôme d’un cancer. Lorsque Kant, dans les Fondements de la Métaphysique des Moeurs 6, expose que faire du bonheur une fin ultime est indigne de l’homme, c’est parce que ce serait là rappeler chacun à sa nature essentiellement empirique. La critique kantienne du bonheur se fait au nom de la définition du bonheur qu’implique le fait de dire « le bonheur est dans le pré ». Autrement dit, dans une perspective kantienne, la fausseté d’une telle sentence tient à des raisons qui sont la singularité de chacun. Si le pré n’est pas le même pour tous, alors le bonheur est indigne de l’homme, au titre qu’il se réduit à la représentation empirique et singulière d’un bien, de là l’indétermination du concept de bonheur qui, non seulement, est relatif à chacun, mais interdit également qu’un homme désireux d’être heureux parvienne à dire ce qu’il entend véritablement par là 7. Kant affirme, en cela, qu’« Assurer son propre bonheur est un devoir ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non-satisfaits pourrait devenir une grande tentation

d’enfreindre ses devoirs. » La bonheur est la condition nécessaire et non-suffisante de l’obtention de ce qui, seul, garantit la dignité de l’homme et doit faire l’objet de sa quête. Le bonheur est un moyen au titre qu’il a un contenu, qu’il est un objet – la réussite, les honneurs, la santé... Dans la Doctrine de la Vertu, Kant dit, en ce sens : « L’adversité, la douleur, la pauvreté, sont de grandes tentations à [...] violer son devoir. ». Le bonheur n’est pas une fin, mais seulement la condition de possibilité d’une existence digne. Le refus kantien de faire du bonheur une fin de l’homme conserve les termes d’une définition identifiant hâtivement le bonheur avec le bien-être de chacun, confondant le bonheur avec la possession d’un objet par définition insuffisant. Il ne s’agit pas ici de refuser toute recherche du bien-être, ce serait aussi absurde que de refuser de manger sous le prétexte qu’un repas n’apaise que provisoirement la faim. Il importe juste de ne pas être dupe de la nature de ces biens. Comme le dit Spinoza : « ...l’acquisition de l’argent, ou la lubricité et la gloire, nuisent aussi longtemps qu’on les recherche pour elles-mêmes et non comme des moyens pour d’autres choses, tandis que si on les recherche comme des moyens, alors elles auront mesure, et nuiront très peu ; au contraire, elles contribueront beaucoup à la fin pour laquelle elles sont recherchées... » 8. Le bien-être est désirable, la propriété, la possession, la détention, sont inévitables ; reste qu’il ne faut pas les confondre avec le bonheur, ni avec la joie, et qu’une telle confusion tient à une méprise sur la nature du désir dont nous soutenons, contrairement à la définition qu’on en donne le plus souvent, qu’il procède moins du manque, que de l’excès. Le bien-être n’est donc pas un mal, tant qu’on ne cède pas à la tentation de l’identifier au bonheur. LE BONHEUR COMME ACTIVITÉ, OU COMME INSTANT S ituer le bonheur dans le pré est donc, nous semble-t-il, largement aporétique, et invite, en conséquence, à souscrire à une définition du bonheur qui se refuse à inscrire sa quête dans la domestication de ce qui ne dépend pas de nous 9. Car le « pré », si le terme conserve une pertinence, est à comprendre comme ce qui n’est pas différent de nousmêmes ; s’il n’appartient qu’à nous d’être heureux, c’est parce que, dans cette autre perspective, le bonheur tient moins à l’obtention de quelque chose, qu’au renoncement salutaire à une telle illusion. Le bonheur est ici l’effet d’une réforme de l’entendement ou du regard, au terme de laquelle son avènement dépend non pas du pouvoir extensif et éphémère que nous exerçons sur le cours de nos vies, mais seulement de l’expression intensive et instantanée de la puissance qui nous constitue. Au diptyque qui identifiait le bonheur à un objet ou un état, il s’agit de substituer ici le couple instantactivité : il est inopportun de réduire le bonheur à un état, parce qu’à moins d’une félicité éternelle, un état, tout comme l’objet dont il dépend, ne détermine jamais qu’une satisfaction provisoire ; il nous semble, à l’inverse, moins injuste de penser le bonheur sur le modèle de l’instant, car l’instant est à comprendre, à la différence du « moment », comme ce qui ne s’insère dans aucune perspective, aucune dialectique. L’instant est à lui-même sa propre fin, de même que l’activité

renvoie davantage à l’expression intensive, non-finalisée, « insensée », d’une puissance, lors que l’action se donne comme le moyen d’obtenir quelque chose. Le bonheur est, en l’ocdownloadModeText.vue.download 125 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 123 currence, l’effet de notre aptitude à interpréter ce qui nous arrive de telle sorte qu’on s’en réjouisse, ou encore à aimer ce qui est au point d’en désirer ardemment le retour éternel. On ne saurait se contenter d’un bonheur de satiété, parce que c’est autant faire dépendre le bonheur des circonstances de notre vie, que s’exposer à la dialectique de la souffrance et de l’ennui. D’un bonheur qui ne passe pas par la médiation d’un objet, l’on dira donc qu’il est immédiat à double titre : d’abord, en ce qu’il est étranger à l’objet dont le sens commun voudrait le faire dépendre, ensuite en ce qu’il relève de ce que Bergson désignait comme la « durée », à savoir une temporalité intime, ou l’usage singulier que nous faisons des impressions que le monde dépose en nous. L’immédiateté du bonheur nous soustrait, en un sens, au temps comme à l’espace, en ce qu’elle nous rappelle à la seule logique interne de nos émotions. Paradoxalement, alors que le « matérialiste » est communément identifié au triste sire exclusivement soucieux de son intérêt bien compris, le matérialisme est, selon nous, l’école qui nous dissuade de commettre une telle erreur. Se faire « matérialiste » au sens noble du terme, c’est refuser d’assigner à toute matière la vocation ingrate de nous rendre heureux, ou de nous satisfaire ; c’est refuser à l’objet, puisqu’il ne donne que des satisfactions provisoires, le privilège de nous contenter. Le discours qui sous-tend la définition d’un bonheur soustrait au vocabulaire de la possession, ou de l’obtention, trouve sa source dans le « choix » d’accorder son attention à la matière avant la forme, au chaos avant le sens, ou encore au phonème avant la signification. Le bonheur est incorrélé, indépendant, il procède de l’intensité, non pas de l’extension. Contre la dissociation de l’âme et du corps, qui induit un rapport au bonheur comme à ce qui nous est étranger, et telle qu’elle enfante l’idée inadéquate d’un bonheur comme étant ce qui peut et doit être saisi, telle qu’en somme, elle étaye la fiction d’une âme immortelle flottant au-dessus d’un corps exposé, lui, à la décomposition, contre le désir pensé comme manque – et donc inféodé à la représentation de l’objet qui ne le comble qu’un temps –, l’ontologie radicale d’une matière incorrélée à une forme permet de penser autant le désir sous l’aspect d’une puissance originaire, que le bonheur comme la disponibilité que l’on manifeste à l’endroit de la nécessité interne qui donne de la consistance à nos actes. Se faire matérialiste, c’est refuser de confondre le bonheur avec le comblement d’un manque, ou affirmer, en somme, que le bonheur ne vient pas du dehors, mais du dedans. Pour un matérialiste conséquent, il n’appartient qu’à nous d’être heureux, dans la mesure où le bonheur véritable

doit se passer de toutes conditions externes de possibilité. C’est en cela que l’ontologie moniste de Spinoza – qui fonde une anthropologie libérée de la transcendance – nous semble pouvoir être dite « matérialiste ». Si, comme il l’expose dans l’Éthique, Dieu n’est rien d’autre que la nature, dans l’infinité de ses aspects, et si tous les attributs de la substance ne font que développer une seule et même réalité, la tendance de l’homme au bonheur – ou à la Joie entendue comme le développement de notre puissance d’agir – retrouve toute légitimité, car la vocation humaine au bonheur n’est intelligible qu’au sein de la perspective immanente d’un univers qui est à lui-même sa propre fin, qui n’emprunte son sens à nulle transcendance. Le mouvement de l’homme vers le bonheur ne se comprend qu’au sein d’un tel discours, c’est-à-dire au sein d’un discours où l’homme cesse d’être une âme avant d’être un corps, cesse de chercher un sens à ce qui n’en a pas, où l’homme est heureux indépendamment des raisons qu’il peut avoir de l’être... L’homme se définit par l’effort pour persévérer dans son être, puis par le déploiement de cet effort sous la forme du désir. Ce que le désir poursuit, c’est l’accroissement de la puissance intérieure d’exister, autrement dit de la joie. C’est donc l’effet d’une connaissance partielle de notre désir, que de le tenir pour déterminé par l’objet qu’il ne se donne que provisoirement. Dire que « le bonheur est dans le pré » est une façon moderne de prolonger un rapport inadéquat et collectif au monde, c’est à la fois ne pas se satisfaire d’une existence tournée vers l’objet... et prolonger cette existence par la fiction d’un palliatif qui n’en est que le symptôme. Le bonheur est donc dans le pré pour celui qui, tout en voulant se défaire de l’existence qui l’accable, emploie, à cette fin, des moyens qui en assurent la pérennité. Le désir reste, en l’occurrence, soumis à l’imagination, quand bien même on lui donnerait un objet moins ostensiblement vénal. L’homme pour qui le bonheur est dans le pré prolonge la servitude qui l’accable. Le bonheur n’est donc pas davantage dans le pré, que dans le ciel, mais dans le fait de vivre selon le seul déterminisme de son essence : il est, pour reprendre une terminologie chère à Rousseau 10, non pas dans l’amour-propre – où notre satisfaction tient au regard d’autrui, ou à l’objet dont on se saisit –, mais dans l’amour de soi – où la plénitude est le fait premier. Pour prétendre, ici et maintenant, au bonheur, il faut, indépendamment des lieux, des êtres et des circonstances, et au contraire de l’égoïsme, dépendre de soi-même et non des autres.

L’ÉCLAIRCIE, LA JOIE ▶ Le bonheur ne tient ni à l’objet, ni à l’état dont l’avènement nous fait, pour un instant seulement, et à la manière d’un culte, oublier l’emprise du néant et l’imminence de la mort ; le bonheur ne doit pas être identifié à ce qui nous dispense provisoirement, par la satisfaction, d’être confronté au nonsens de nos vies, mais au déploiement intensif, absolu et intime de la « mélodie ininterrompue de la vie intérieure » 11 qui nous distingue de chaque autre. Le bonheur n’est pas de l’ordre de la satisfaction obtenue par la médiation d’un objet, il est de l’ordre de la plénitude dont sont capables les Happy few avisés en eux-mêmes de la vacuité – ou de la perversité – de tout ce que nous faisons pour ne pas songer au vide de nos existences. Autrement dit, le bonheur n’est pas dans le pré, mais dans un gai savoir qui, tel une éclaircie qu’il ne tient qu’à nous de faire advenir, nous enseigne à ne pas inventer un sens à ce qui n’en demande pas. Le bonheur n’est pas dans le pré, car il n’est autre, pour ceux qui le peuvent, que le pré lui-même, c’est-à-dire une vie où l’on soit, pour le meilleur et dans la joie, à soi-même sa propre fin. RAPHAËL ENTHOVEN ✐ 1 Freud, S., Malaise dans la civilisation. 2 Car si l’expression vient de Paul Fort, il n’est pas douteux que c’est le film lui-même qui lui a donné l’ampleur actuelle qu’on lui connaît. 3 Spinoza, B., Éthique, trad. B. Pautrat, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1988. 4 Descartes, R., les Passions de l’âme, art. 50. 5 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 56, PUF, Paris, 1996 : « Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de leur douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, downloadModeText.vue.download 126 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 124 qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui [...] ». 6 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, et Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. A. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 1993. 7 Spinoza, B., ibid., « [l’homme] est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l’omniscience. » 8 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement. 9 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 2001 : « Les hommes, et il ne faut pas s’en étonner, paraissent concevoir le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c’est le plaisir : c’est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour la vie de jouissance. [...] l’honneur apparaît comme une chose trop superficielle pour être l’objet cherché, car, de l’avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est honoré ; or nous savons d’instinct que le bien est quelque chose de personnel à chacun, et qu’on peut difficilement nous ravir. » Si nous souscrivons à l’eudémonisme aristotélicien, c’est essentiellement en ce que le bonheur consiste moins, pour Aristote, dans la possession de la vertu, que dans sa pratique, c’est-à-dire dans la vie raisonnable à laquelle la vertu nous dispose, et dont le plaisir est le couronnement sans en avoir été l’objet ultime. Autrement dit, le bonheur doit être pensé non pas sur le modèle d’un mouvement qui tend à son achèvement, d’un processus qui s’abolit dans la saisie de son but, mais d’une activité qui a sa fin en elle-même, dans son propre exercice. 10 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, « L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un

sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur. » 11 Bergson, H., le Rire, III. Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, Folio, Paris, 1985. Nietzsche, F., le Gai Savoir, in OEuvres philosophiques complètes, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1976. Pascal, B., OEuvres Complètes, Seuil, Paris, 1993. BON SENS Du latin : bona mens. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN. Capacité de bien juger, sans passion, d’une situation ou de ce qu’il est raisonnable de faire, compte tenu des circonstances. Le bon sens constitue la partie la plus sensible du jugement. Il exprime, selon Bergson 1, une attention à la vie et peut être tenu pour une faculté d’adaptation au monde. Le bon sens signifie la sagesse, la raison, le fond commun qui sera jugé raisonnable dans le comportement des hommes. Mais il peut aussi être considéré négativement comme une raison grossière, ordinaire et emplie de préjugés. Le bon sens est tiraillé entre l’esprit de finesse et le « gros bon sens ». On le considère soit comme un foyer de sagacité et de perspicacité quand on le tire vers l’esprit (bona mens), soit comme un état d’ignorance où dominent l’opinion et le préjugé quand on le tire vers l’archétype de l’homme de la rue (pour Socrate, la philosophie doit se détacher du bon sens grossier). Cependant, Descartes a contribué à rendre la référence au bon sens positive en ouvrant le Discours de la méthode sur ces mots : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. » 2. Toutefois, il ajoute que « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Mais l’universalité du bon sens chez tous les hommes n’empêche pas l’inégalité des esprits dans leur aptitude à bien l’exercer, d’où le discours sur la méthode, nécessaire pour actualiser la puissance de bien juger et savoir distinguer le bien d’avec le faux.

Véronique Le Ru ✐ 1 Bergson, H., la Pensée et le Mouvant, PUF, Paris, 1938. 2 Descartes, R., Discours de la méthode, in OEuvres, t. VI, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996. ! ESPRIT, JUGEMENT, MÉTHODE, RAISON BOUDDHISME Du terme Bouddha, « l’Éveillé », attribué à son fondateur. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION Religion née au VIe s. avant J.-C. dans le nord de l’Inde, qui, au contraire des autres religions universelles, se passe de l’idée d’une transcendance divine (monothéiste ou polythéiste), comme de celle d’une âme personnelle et permanente. Héritier des traditions yogiques, le bouddhisme se définit comme un chemin vers la délivrance qui suppose éradiqués les désirs et les illusions de la conscience. Le détachement Le bouddhisme n’est pas une philosophie. Il a sécrété une tradition philosophique toujours clairement subordonnée à la quête religieuse. Il faut donc partir de ce qu’il est : une des grandes religions universelles. Son contenu central réserve des surprises à notre culture monothéiste : le Bouddha n’est qu’un homme, parvenu à son plein accomplissement (« l’Éveil »), comme une infinité d’autres avant et après lui. Le bouddhisme est une thérapeutique offerte aux hommes malades de vouloir, de désirer, de croire à des objets et à des idées. Selon les schémas de la médecine indienne, la maladie est définie, puis sa cause ; puis la suppression de cette cause ainsi que les moyens nécessaires sont envisagés. Le constat fondamental de la pensée bouddhiste est non pas tant celui de la souffrance humaine (le bouddhisme n’est pas un pessimisme) que celui de l’irréductible insatisfaction causée par tout attachement. Cette insatisfaction comprend tous les degrés, de l’inquiétude diffuse à la plus grande souffrance physique. De même, les attachements en question ne sont pas seulement affectifs : ils concernent toute saisie fixe du réel, de la passion physique à l’intelligence systématisante. Si ces attachements sont malheureux, c’est qu’ils nient le cours du réel : l’impermanence, l’absence absolue de fondements. L’homme est d’abord malade non pas d’une conception erronée qu’il se fait de la réalité (ce serait la morale stoïcienne), mais du désir de se faire une conception de la réalité. Or, le dharma (« réel ») est une voie du milieu : il n’est ni une réalité (l’affirmation qu’il y a une réalité) ni la non-réalité

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 125 (l’affirmation que rien n’existe) : le bouddhisme n’est pas un positivisme, encore moins un nihilisme ou un culte du néant. Toute conception arrêtée peut avoir une vérité de convention ; il faut manger, il faut vivre. Mais, au-delà, elle est une attrape. Les racines de la douleur et de l’aveuglement ne sont pas dans la nécessité d’assurer sa subsistance, mais dans le débordement d’idées et de « confections mentales » qui, dans l’homme, ensevelissent cette simplicité. Développant cet impératif thérapeutique, le bouddhisme enseigne une cosmologie, fondée sur l’idée d’interdépendance des phénomènes. Elle annonce l’idée occidentale d’un strict déterminisme universel, mais en tire les ultimes conséquences : si tout est cause et effet, rien n’a d’identité propre. Dans la perspective bouddhiste, le principe de causalité ne libère pas l’énergie du projet techno-scientifique, où l’homme devient lui-même un « agent cosmique », il montre l’inconsistance de l’idée de chose. Tout n’est que relation. Au contraire de l’atomisme ancien, le bouddhisme n’a jamais postulé l’existence d’éléments irréductibles. À la façon de la phénoménologie, la psychologie bouddhique n’a jamais pris l’extériorité au sérieux : il y a, tout au plus, une certaine qualité de conscience liée aux idées d’espace, d’action, de monde. L’intériorité ne résiste pas plus à la flamme de l’attention : cette chose appelée « moi » subsiste tout aussi peu que cette autre appelée « matière ». Le bouddhisme hérite néanmoins de l’hindouisme l’idée d’un karma (« actes ») s’attachant à tout être et produisant un cycle, paradoxal parce que impersonnel, de réincarnations jusqu’au nirvana (« délivrance ») final, sortie de l’existence. La méditation À ce point de réalité ou d’irréalité, il n’est plus de démonstration communicable qui vaille. « Comment pourrait-on enseigner le Réel ? Celui qui enseigne le Réel n’explique et ne montre rien. Celui qui écoute le Réel n’entend et ne perçoit rien » (Soutra de Vimalakirti). C’est pourquoi, dans le bouddhisme, l’expérience personnelle semble occuper la place de la révélation chrétienne. Le Bouddha s’est aussi nommé « le Silencieux » ; il ne livre pas un message extraordinaire : le dharma bouddhique désigne indifféremment l’enseignement et les choses mêmes. Il s’aide, mais n’a pas besoin de compréhension et de théorie, simplement d’attention. D’où l’importance donnée à la méditation, à l’expérience de la conscience, à une intimité absolue avec soimême, qui est intimité avec « l’ainsité » du réel. On parlera moins de dogmes que de vérités dont chacun est invité à faire l’expérience. On ne cherche pas à fonder une science ou des croyances ouvrant un espace public, mais à libérer son existence, à la reconduire à la source. Le Bouddha, l’in-

tellect et le langage ne sont explicitement que les passeurs de ces vérités. Apophatique, le bouddhisme commence par une mise à l’écart de toute idée sur le bouddhisme et par une plongée douloureuse et sincère dans la pureté des phénomènes, en deçà des mots. Loin d’être un Verbe incarné, la littérature bouddhique est un immense jeu de piste, un grand courant qui se moque des mots et des concepts. Le bouddhisme est indifférent à son propre nom, il n’est qu’un indice du réel. C’est ainsi que pour le Soutra du Diamant, texte capital, « le Bouddha n’a jamais rien enseigné ». Le Bouddha lui-même n’est qu’un prête-nom, c’est l’idée que tout homme peut vivre d’une vie rendue à sa simplicité et à son infinité premières. Le maître zen Lin-tsi n’enjoignait-il pas : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha » ? Car « le Bouddha, c’est la pureté de notre propre esprit », qu’il serait illusoire de rencontrer, toute prête, devant soi. La métaphysique bouddhiste culmine avec l’idée de la vacuité, liée à celles d’interdépendance et d’impermanence. Le philosophe indien Nagarjuna (IIe-IIIe s.) démontre que la relation, excluant la possibilité d’un objet, contraint l’esprit à reconnaître la vacuité, milieu sans extrêmes, ineffable, espace de jeu des phénomènes. Là encore, il faut prendre garde à ne pas hypostasier ce qui doit être expérimenté comme instrument de libération : la vacuité n’est pas le slogan métaphysique, le concept clé du bouddhisme. Elle est le nom propre du remède à ingérer. L’influence du bouddhisme Il y aurait bien des traditions occidentales parallèles au bouddhisme, à commencer par le scepticisme, de Pyrrhon à Hume, ou l’idéalisme transcendantal de type kantien, sans parler du pessimisme romantique de Schopenhauer, qui enrôla rétrospectivement le Bouddha dans une Weltanschauung personnelle, déformation dont Nietzsche a été la plus illustre victime. Mais le plus proche en esprit pourrait bien être Spinoza : son rationalisme intégral fait pour guérir de toute servitude, par l’activité de l’entendement, constate néanmoins que « la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la santé de l’âme » et recourt à un troisième mode de connaissance, qui suppose mais dépasse la connaissance par les notions communes. ▶ Depuis quelques dizaines d’années, l’expansion rapide et

profonde du bouddhisme en Occident a favorisé l’exploration d’un continent philosophique de très haute antiquité. On peut espérer que le temps des approximations philologiques, des malentendus métaphysiques, des enthousiasmes vagues ou de la condescendance ethnocentriste est bel et bien révolu. À côté de Platon, de Plotin ou de Lao-tseu, les grands textes bouddhiques s’imposent dans l’horizon philosophique occidental. Une des raisons du succès actuel du bouddhisme est d’avoir été, dès ses origines, porteur d’un non-dogmatisme et d’un non-dualisme que la pensée occidentale n’a su admettre que par les avancées de la science, des sciences humaines et du phénomène démocratique. L’ironie, le soupçon, la contingence, l’historicité de toute chose, le caractère construit de la réalité, la relativité des valeurs, l’invention du sacré, l’inconsistance des hiérarchies, les illusions du sujet et du langage sont devenus des lieux communs de la culture occidentale. Étonnamment précoce dans l’évolution de l’humanité, le diagnostic bouddhique n’offrirait-il pas à l’individu postmoderne la méthode permettant de refaire, pour lui-même, ce chemin vers la dissolution des certitudes collectives à laquelle aboutit notre civilisation, tout en le reliant à une sagesse millénaire ? Dalibor Frioux ✐ Bareau, A., En suivant Bouddha, Ph. Lebaud, Paris, 1985. Faure, B., Bouddhismes, Philosophies et Religions, Flammarion, Paris, 1998. Nagarjuna, Traité du Milieu, trad. Driessens, Seuil, Paris, 1995. Silburn, L., Aux sources du bouddhisme, Fayard, Paris, 1997. Dhammapada, trad. Osier, Garnier-Flammarion, Paris, 1997. Soutra de Vimalakirti, trad. Carré, Fayard, Paris, 2000. Soutra du Diamant, trad. Carré, Fayard, Paris, 2001. downloadModeText.vue.download 128 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 126 BOURGEOISIE Du latin médiéval burgensia (vers 1200), qui désigne la redevance due par

les habitants des villes. Le terme s’applique d’abord aux habitants des villes, puis désigne, à partir du XVIIe s., une couche sociale non noble mais privilégiée. Au XVIIIe s. apparaît l’idée de sa prépondérance économique. Au XIXe s., la bourgeoisie est définie comme classe sociale dominante, non assujettie au travail manuel et détentrice du capital. POLITIQUE Classe ou ensemble de couches sociales dont l’essor a motivé des réflexions d’ordre politique (la domination d’un groupe à travers le pouvoir socio-économique mais aussi idéologique), éthique (l’égoïsme dont le bourgeois est supposé porteur) et esthétique (l’étroitesse du goût). Désignation d’abord juridique, le terme acquiert progressivement ses dimensions économiques et sociales. Dès le XIIIe s., il commence à désigner principalement les détenteurs de fortune mobilière et les membres des professions libérales. En même temps que s’accroît sa puissance économique, la bourgeoisie conquiert son rôle politique et soutient le dirigisme économique étatique. En France, elle sera généralement l’alliée du pouvoir royal contre la noblesse, jusqu’à ce que la réaction nobiliaire du règne de Louis XVI l’oppose frontalement à la monarchie. Au moment où le mode de production capitaliste entre dans sa maturité, la bourgeoisie se définit par sa suprématie économique, sociale et politique, et sa domination coïncide avec la généralisation du salariat et l’organisation de la production en vue de l’accumulation. L’analyse de la bourgeoisie moderne apparaît donc d’abord sur le terrain de l’économie politique, et non sur celui de la philosophie. Si on rencontre chez Hegel la notion de « société civilebourgeoise » (die bürgerlische Gesellschaft), l’expression désigne d’abord la société civile par opposition à l’État, telle qu’on la trouve définie chez Smith. Mais Hegel insiste sur le fait que cette société civile moderne est caractérisée par le règne de l’intérêt privé et par le heurt des égoïsmes 1. Marx reprendra aussitôt l’idée d’un antagonisme consubstantiel à la réalité sociale, mais en l’étudiant à la lumière de la notion de classe, empruntée aux historiens libéraux français (Thierry, Guizot, Thiers), ainsi qu’aux économistes du XVIIIe s. La bourgeoisie se définit alors non par son statut juridique spécial ni par son revenu, mais par sa place fonctionnelle au sein du mode de production capitaliste, qui a, au moins, le mérite d’avoir instauré l’égalité juridique. La bourgeoisie est la classe qui impose sa domination, parce que la propriété des moyens de production qui la caractérise rend possible à la fois l’exploitation du travail (c’est-à-dire l’extorsion de

la plus-value) et la reproduction à l’identique des rapports de domination. Elle est donc aussi la classe qui parvient à imposer sa vision du monde, sous la forme de l’« idéologie dominante » chargée de légitimer son pouvoir social. Pour Marx, cette classe n’est ni unie ni homogène : la nécessité de l’accumulation engendre en son sein une concurrence entre plusieurs fractions de la bourgeoisie (commerçante, industrielle, financière, par exemple), qui peuvent entrer en lutte, même si l’opposition cardinale qui structure la réalité sociale moderne est celle de la bourgeoisie et du prolétariat, laquelle doit déboucher sur l’abolition de toutes les classes dans le communisme. Cette analyse soulèvera de nombreuses critiques. Weber, rejetant l’idée d’une détermination économique de l’action sociale et lui préférant un pluralisme causal, fait place aux croyances religieuses et aux normes éthiques dans son étude du capitalisme, sans opérer cependant de rupture radical avec Marx. D’autres théoriciens s’efforceront également de réélaborer la notion de classe : Gurvitch, Schumpeter, Halbwachs et Veblen notamment. Mais les études de la classe bourgeoise en tant que telle restent rares. ▶ Plus délaissée que critiquée, la notion de bourgeoisie suscite néanmoins des questions actuelles. Si l’on peut discuter de la pertinence de la catégorie de prolétariat, celle de bourgeoisie définit encore précisément aujourd’hui un groupe social vigoureux, qui présente une permanence indéniable, une unité réelle et une conscience de soi affirmée. Capital économique, capital social et capital culturel se cumulent pour lui assurer une prépondérance sans égale sur la scène mondiale, l’idéologie du mérite masquant la formation des lignées qui la composent. Solidarité interne et conscience de soi, que Marx prêtait à la seule classe ouvrière, ne sont-elles pas devenues, paradoxalement, le propre de la seule bourgeoisie, au rebours même des attentes de son fondateur ? Isabelle Garo ✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, p. 261, PUF, Paris, 1998. Voir-aussi : Marx, K., et Engels, Fr., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1976. Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, Paris, 1964. Pinçon et Pinçon-Chariot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, Paris, 2000. ! CLASSE, COMMUNISME, LUTTE DES CLASSES downloadModeText.vue.download 129 sur 1137

C ÇA En allemand : es, pronom neutre substantivé. Notion reprise de G. Groddeck, Das Buch vom Es (le Livre du ça, 1923). PSYCHANALYSE révérence inscrit la réflexion freudienne dans la continuité des philosophies de la critique du sujet et du primat de la conscience. Christian Michel Concept dynamique et énergétique, le ça est une notion équivoque et ambiguë – le choix du mot l’indique. Réservoir de l’énergie pulsionnelle – « chaudron plein d’excitations qui bouillonnent »1 –, le ça est une des trois instances de la seconde conception topique de la personnalité psychique. L’introduction de la notion de ça est un enjeu théorique. Après le second « pas »2 dans la théorie des pulsions qui a montré que la libido pouvait investir le moi (narcissisme), Freud promeut le ça, qui en est le répondant topique et dynamique. La psychanalyse ne risque plus dès lors de se réduire à une psychologie du moi – qui n’est que « le disque germinatif », quand le ça est « l’oeuf » 3. Moi et surmoi étant des différenciations ontogénétiques du ça, les frontières qui délimitent les instances sont incertaines. Le moi, « partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur », n’en est pas séparé et « fusionne avec lui dans sa partie inférieure » 4. Le moi tente de mettre le principe de réalité à la place du principe de plaisir (Wo Es war soll Ich werden5), mais, tel un cavalier, il va là où sa monture l’entraîne. Le sur-moi « plonge profondément dans le ça »6 lui aussi : il est l’héritier des premiers objets d’investissement du ça, les figures parentales. Tout le ça est inconscient, et si « le refoulé [...] se fond avec le ça, il n’est qu’une partie de celui-ci » 7, puisqu’il se compose pour partie d’empreintes phylogénétiques héréditaires. Le ça est soumis à la dynamique des pulsions de vie et de mort. « Grand réservoir de la libido » 8, il est pourtant en lutte contre Éros : dominé par le principe de plaisir, il s’efforce d’atteindre à la réduction complète des tensions induites par la libido. ▶ Freud crédite Nietzsche, par-delà G. Groddeck, de l’inven-

tion de la notion de ça. Bien qu’inexacte à la lettre, cette ✐ 1 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1932), G.W. XV, Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, PUF, Paris, p. 99. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 99. 3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 236. 4 Ibid., pp. 236 et 237. 5 Freud, S., « Là où ça était, je dois advenir », in Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, op. cit., p. 107. 6 Le Moi et le ça, op. cit., p. 263. 7 Ibid., p. 236. 8 Ibid., p. 242. ! DÉCHARGE, INCONSCIENT, LIBIDO, MOI, NARCISSISME, PRINCIPE, PROCESSUS, REFOULEMENT, TOPIQUE, VIE CADRE (PROBLÈME DU) Calque de l’anglais frame problem. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT Problème général de représentation des connaissances, consistant à trouver un format représentationnel permettant une modélisation efficace et adéquate d’un monde complexe et changeant. Historiquement, le problème du cadre a été étroitement lié aux recherches en intelligence artificielle sur la résolution de problèmes et sur la planification. Comment représenter une situation et les lois qui la régissent de manière à pouvoir inférer correctement les effets pertinents d’une action sur la situation ? Les difficultés rencontrées dans cette tâche ont montré que ce problème n’était pas seulement technique, mais avait d’importantes ramifications ontologiques et épistédownloadModeText.vue.download 130 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 128 mologiques. Il pose la question des entités, des catégories et des lois fondamentales de notre monde. Il pose également la question des représentations canoniques susceptibles de refléter cette ontologie, et celle des principes épistémologiques

que nous utilisons pour exploiter efficacement les connaissances ainsi représentées 1. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Pylyshyn, Z. W., (éd.), The Robot’s Dilemma : the Frame Problem in Artificial Intelligence, Norwood, New Jersey, Ablex, 1987. ! INFÉRENCE, REPRÉSENTATION CALCUL Du latin calculus, « caillou, pion servant à compter ». Terme d’arithmétique et, plus généralement, de mathématique. MATHÉMATIQUES Méthode qui permet de combiner entre elles des grandeurs, d’effectuer des opérations ou des associations entre deux ou plusieurs de ces grandeurs. La nature du calcul dépend donc, en premier lieu, de la nature des grandeurs sur lesquelles il effectue ses opérations. Le calcul arithmétique a pris son essor en combinant des entiers naturels, en les ajoutant, les soustrayant, les multipliant et les divisant (lorsque cela est possible). C’est ainsi que sont nées les « quatre opérations » de l’arithmétique. D’autres possibilités, c’est-à-dire d’autres calculs, sont imaginables si l’on a affaire aux nombres rationnels (l’extraction des racines leur convient dans des conditions bien déterminées). Avec les nombres réels, le calcul prend une extension remarquable, en ce sens qu’il opère sur des grandeurs continues et peut, dès lors, exprimer des propriétés et des résultats de nature géométrique. Il y a encore bien d’autres genres de calcul, selon que l’on considère les combinaisons réalisées à partir des nombres complexes ou encore des vecteurs, des matrices, des fonctions, etc. Le concept de calcul dépend ensuite des opérations dont on dispose. On vient d’évoquer les quatre opérations de base ; il en existe bien d’autres qui relèvent de la notion de calcul et qui contribuent à en modifier le sens. L’extraction de la racine carrée, possible sur les réels positifs ou sur les complexes, faisait partie du « calcul » dès le XVIe s. Les calculs trigonométriques, logarithmiques ou exponentiels accroissent encore le champ du calcul sur les grandeurs continues. Le

calcul vectoriel permet de combiner, ayant des dimensions (des coordonnées) multiples. Les opérations peuvent y porter des noms similaires à celles qui sont à l’oeuvre en arithmétique, sans relever des mêmes règles ; ainsi en va-t-il de l’addition ou de la multiplication vectorielle. Le calcul matriciel généralise encore les possibilités exploitées par le calcul vectoriel. En inventant, à la fin du XVIIe s., le calcul différentiel et intégral, Leibniz et Newton réalisent une sorte de révolution dans l’idée de calcul pour au moins deux raisons : d’abord, ces calculs soumettent la notion d’infini à des règles opératoires cohérentes et sûre, ils donnent sens à une variation instantanée ou ponctuelle, mais aussi à une sommation infinie de valeurs continûment variables ; ensuite, ils offrent un modèle dans lequel le résultat du calcul n’a pas la même dimension que les objet qu’il combine, l’intégrale définie d’une fonction réelle donne une aire, ou encore la dérivation d’une trajectoire à variable temporelle donne une vitesse instantanée. Il convient d’insister sur l’interaction entre les grandeurs « calculées » et les opérations inventées. Ainsi, c’est en étendant par symétrie l’addition que l’on peut construire axiomatiquement l’ensemble des entiers relatifs à partir de l’ensemble des entiers naturels ; c’est en étendant par symétrie la multiplication que l’on peut obtenir l’ensemble des nombres rationnels, ou encore l’extension de l’extraction des racines est une des voies d’accès au concept de nombre complexe. À l’inverse, c’est la recherche d’une sommation cohérente des grandeurs continues (identifiables aux réels) qui a permis d’élaborer le calcul intégral et son opération « ∫ ». Le destin du calcul mathématique s’est joué autour de la façon dont il a pu être noté. La mise au point de notations adéquates et performantes a été décisive à chaque étape de son histoire. Pour l’arithmétique, l’invention des chiffres et de l’écriture de position, la disposition des opérations ont été de puissants stimulants de son développement, même s’il faut remarquer que cette science a pu être exprimée dans la langue usuelle chez les Grecs et jusqu’à une période avancée du Moyen Âge. D’une certaine manière, on peut soutenir que « l’arithmétique est devenue algèbre », du fait des changements dans les notations : dès lors que l’on a commencé à « faire avec des lettres, les calculs qu’on faisait avec des chiffres », comme le dit Descartes, l’algèbre entrait dans son âge d’or. Les a, b, c ... x, y, z devenaient les symboles que ce calcul combinait ; les opérations recevaient (au cours d’un processus long et sinueux, qui va du XVe au XVIIe s.) leur

symbolisme adapté : +, ±, =, etc. Depuis, chaque nouvelle extension de l’idée de calcul exige une notation symbolique adaptée, que ce soit en logique ou dans le domaine des applications des mathématiques. Enfin, une caractéristique commune aux calculs est leur automaticité. On peut être habile, sûr, virtuose même en calcul, mais la place de l’invention, de l’imagination y est réduite. Cette remarque ne concerne pas les stades de l’invention des objets et des règles de calcul, mais bien ceux où il est mis en oeuvre, effectué. Les algorithmes calculatoires sont aveugles, ils se déroulent de manière systématique, et c’est évidemment la raison profonde pour laquelle ils peuvent être traités par des machines. Cela ne doit cependant pas être interprété trop strictement, puisqu’il y a généralement plusieurs voies pour mener un calcul, et certaines sont meilleures que d’autres ; si les calculatrices sont assez puissantes pour les examiner et les évaluer toutes, la perspicacité, l’intuition et la capacité d’anticipation sont des armes propres à l’entendement humain pour opérer des choix dans la manière de mener un calcul. Vincent Jullien ∼ CALCUL INFINITÉSIMAL MATHÉMATIQUES Technique analytique consistant à maîtriser des variations infinitésimales. Le calcul différentiel et le calcul intégral en sont les parties principales. L’analyse infinitésimale comprend deux éléments éminents. La manipulation, d’une part, de quantités qui sont comme rien, c’est-à-dire telles que l’on peut les négliger dans le résultat mais pas dans le processus résolutoire. La compréhension, d’autre part, de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire downloadModeText.vue.download 131 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 129 qu’elle correspond parfaitement à la partie cinématique de la

physique classique. Dérivées Le calcul de la dérivée d’une fonction continue et dérivable, c’est-à-dire définie en chacun de ses points, correspond essentiellement à la pente de cette fonction, c’est-à-dire au taux de variation instantané de cette fonction par rapport au temps. Soit la fonction : On a : qui est l’expression de la fonction f ′ dérivée de f. Les techniques différentielles engagent la compréhension de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire qu’elles correspondent parfaitement à un usage cinématique. Si f(t) est définie sur un intervalle de variation de t, la dérivée de f par rapport à t en un point t0 est définie comme la limite quand t tend vers t0 du rapport de l’accroissement de f dans l’intervalle [t – t0] = Δt, soit : Primitives Si f(t) a pour dérivée f ′(t), on peut montrer que, à l’inverse, f(t) est une primitive de f ′(t). Toute fonction F′(t) = f(t) est une primitive de f(t). Pour retrouver cette primitive dans le cas énoncé, il faut considérer le schéma suivant (en haut à droite) où l’on perçoit bien le principe de l’intégration : sommer des triangles infinitésimaux circonscrits par la base Δt et par le pente d’équation y = f ′(t). L’aire obtenue est mesurée par la primitive de la courbe cherchée. Si le calcul différentiel est la prolongation des recherches sur les valeurs prises par les tangentes en un point d’une courbe, le calcul intégral se situe dans le cadre des recherches sur la quadrature des surfaces. Fabien Chareix ! CALCUL DIFFÉRENTIEL, CALCUL INTÉGRAL ∼ CALCUL DIFFÉRENTIEL HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Méthode analytique consistant à déterminer la mesure

d’une tangente à une courbe en un point déterminé. Le calcul différentiel est né à la fin du XVIIe s., issu de façon indépendante des travaux de Leibniz sur les propriétés des triangles semblables, et des recherches de Newton sur les méthodes dites de fluxion. C’est dans un mémoire de 16841 que Leibniz publie les résultats de travaux ayant pour finalité la réduction du raisonnement géométrique à un simple calcul algébrique. Il en donne d’abord les définitions : dx est une « différence de x » quelconque, dy, dv, dz etc. sont les différences d’ordonnées définies par le rapport : où XB, XC, XD et XE sont les valeurs d’abscisses correspondant respectivement à chaque ordonnée. Il apparaît à l’évidence que Leibniz veut exprimer, par ces définitions, le coefficient de la pente, ou tangente, en un point. Cela revient à exprimer par une droite la variation des valeurs des ordonnées lorsque les abscisses x varient très peu, c’est-à-dire lorsque leur différence est aussi petite que l’on veut. Les propriétés des courbes sont alors aussi celles des triangles caractéristiques qui sont semblables aux triangles YxB, VxC, etc. Leibniz écrit : « Ce qui constitue d’après moi le principe général de mesure des courbes, [est de] considérer qu’une figure curviligne équivaut à un polygone d’une infinité de côtés, il s’ensuit que tout ce qu’on peut établir quant à un tel polygone, qui soit ne dépende pas du nombre de côtés, soit devienne d’autant plus vrai qu’on prend un nombre de côtés plus grand, de sorte que l’erreur finisse par devenir plus petite que toute erreur donnée, on peut également l’affirmer de la courbe. » 2. Le principe de l’analyse infinitésimale n’est pas né chez Leibniz et l’on retrouve certaines techniques analogues d’encadrement dès 1621 dans les travaux de Bonaventura Cavalieri. Il publie un ouvrage en 1635, la Geometria indivisibilibus cominuorum nova quadam ratione promota, dont la downloadModeText.vue.download 132 sur 1137

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130 diffusion est attestée par l’usage réel dans les opérations de mesures complexes des surfaces qui en fut fait, en particulier dans les travaux de Huygens 3, Wallis 4 et Newton 5. C’est à ce dernier que l’on doit, dès 1665 (c’est-à-dire après la lecture qu’il fit de la méthode de Wallis), une variante du calcul différentiel : le calcul des fluxions ou des vitesses de variation des grandeurs algébriques. Mais les sources de Leibniz semblent devoir être trouvées dans les recherches de Fermat (extrema des fonctions algébriques), de Pascal (quadratures liées à des propriétés de tangentes dans certaines figures, dont la « roulette ») et de Roberval (méthode de détermination cinématique des tangentes à une courbe donnée). Quelles que soient les sources de Leibniz, le mémoire de 1684 est d’une concision et d’une discrétion extrêmes 6, presque stupéfiantes. Seules sont données par la suite les règles de formation qui structurent le calcul, sans autre justification : Soit a une constante : da = 0 si y = v alors dy = dv Addition et soustraction : z – y + w + x = v alors Multiplication : soit, si y = xv Leibniz remarque que le passage des valeurs à leurs différences se fait sans discussion. Il n’en est pas de même lorsque les différentielles sont posées d’abord. Ce dernier passage, des différences vers les valeurs originales des segments, constitue le principe même du calcul intégral. Division : Une discussion sur les signes montre alors la nécessité de recourir, pour ces opérations complexes de composition des différences, à la figure elle-même : selon l’intersection des tangentes d’un côté ou de l’autre du point d’abscisse pris comme origine, on considérera le plus et le moins dans le calcul. Leibniz donne enfin les règles des différenciations des puissances : et et des racines :

L’ensemble ne présente aucune explication, si l’on met à part le groupe d’exercices finaux dans lesquels Leibniz montre la puissance du calculus et son pouvoir de résolution rapide des problèmes qui pouvaient autrefois occuper longuement les meilleurs géomètres. ▶ Très critiquée dès son origine pour son aspect non rigoureux, l’analyse des infiniment petits est cependant adoptée par l’ensemble des physiciens classiques, dans le contexte de la mécanique newtonienne. Si Bernoulli, Euler, d’Alembert puis Laplace et Monge en font progressivement un outil complet en le prolongeant vers le calcul variationnel ou vers l’invention de systèmes d’équations différentielles aux dérivées partielles dont l’application est pertinente pour la résolution des problèmes de physique, il faut attendre les travaux de Cauchy, de Riemann et de Lebesgue pour que le statut exact du calculus et de ses paramètres évanescents soit examiné d’un point de vue purement mathématique. Abraham Robinson, dans les années 1960, substitue aux techniques infinitésimales anciennes une nouvelle façon de poser les quantités infinies : c’est l’analyse non-standard. Les grandeurs manipulées avec inventivité mais sans rigueur par les physiciens classiques y deviennent des nombres (infiniment grands et leurs inverses infiniment petits) déterminés et non plus de simples grandeurs limites. Cette opération rend possible l’application aux nombres infiniment grands ou petits des règles et propriétés des nombres ordinaires. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G. W., Nova Methodus pro Maximis et Minimis, itemque Tangentibus, quae nec fractas nec irrationales quantitates moratur, et singulare pro illis calculi genus, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1684 (Mathematische Shriften, Band 6, ed. Gerhardt, Hildesheim : Olms, 1971, pp. 220-225). 2 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, traduit par Marc Parmentier, Vrin, Paris, 1995, Addition à l’article sur le calcul des mesures des figures, 1684, pp. 93-94. 3 Christiaan Huygens (1629-1695) récuse, dans sa correspondance avec Leibniz, la légitimité des techniques révélées dans le mémoire de 1684. Il fait lui-même usage de sommations dans les manuscrits qui consignent ses recherches sur la courbe isochrone. Voir J. Yoder, Unrolling Time, Christiaan Huygens and the mathematization of nature, Cambridge : CUP, 1988. 4 Wallis, J., (1616-1703), Arithmetica infinitorum, Londini, 1655. 5 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica, édition I.B. Cohen & A. Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972. downloadModeText.vue.download 133 sur 1137

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6 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, op. cit. Les notes de Marc Parmentier éclairent la démarche générale de Leibniz. ! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL ∼ CALCUL INTÉGRAL HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Méthode analytique consistant à déterminer la mesure d’une surface. La quadrature des surfaces est une technique connue des mathématiciens grecs dans le cas de certaines figures de l’espace à deux dimensions. Leibniz systématise, dans un mémoire de 16861, le calcul des aires inscrites sous une courbe quelconque, entre deux bornes correspondant à la variation des abscisses. C’est à Jacques Bernoulli que l’on doit, en 1690, l’introduction du terme « intégral » (en lieu et place de l’adjectif « sommatoire » employé par Leibniz) pour désigner un calcul qui lie l’expression du tout à celle de ses parties qui entrent dans la sommation. Le calcul intégral, attaché à l’essor des notations leibniziennes, est moins le fruit du travail de Leibniz que celui des Bernoulli, de l’Hospital puis de Euler, Clairaut et d’Alembert (à qui on doit les équations aux dérivées partielles). Ces derniers contribuèrent à l’adoption définitive des outils de l’analyse par les physiciens classiques. Travaillant à la résolution de problèmes demeurés insolubles dans la première modernité (manoeuvre des vaisseaux, harmoniques, modélisation de l’action du vent, etc.), leur apport à l’histoire du calculus devance, et de loin, celui de la voie anglaise : Taylor ou McLaurin ont seulement attaché à leur nom des séries rapportées à des sommations, sans que l’on puisse véritablement leur attribuer un rôle dans la rénovation et l’expansion du calcul intégral. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G. W., De geometria recondita et Analysi indivibilium atque infinitorum, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1686 (Mathematische Shriften, Band 6, ed. Gerhardt, Hildesheim : Olms, 1971, pp. 226-233). ! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL CALCULABILITÉ Du latin calculus, « petite pierre », et, par extension, « calcul » (opération de comptage primitivement effectuée à l’aide de cailloux). LOGIQUE Propriété d’une fonction pour laquelle il existe un algorithme de calcul, c’est-à-dire dont la valeur pour un argument donné peut être uniformément obtenue par une méthode effective ou mécanique. Ainsi, l’addition des entiers naturels est une fonction (effectivement) calculable.

Née dans les années 1930 de tentatives pour montrer que certaines fonctions n’étaient pas effectivement calculables, la théorie de la calculabilité est aujourd’hui une branche importante de la logique mathématique ; elle joue, notamment, un rôle central dans l’analyse et la mise au point des machines informatiques. Jacques Dubucs ✐ Boolos, G.S., et Jeffrey, R.C., Computability and Logic, Cambridge UP, 1996. ! CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) CAMÉRALES (SCIENCES) De l’allemand (XVIe s.) Kammer, « cour, chambre du Trésor », d’où l’adjectif kameral, et Kameralwissenschaft, « science camérale, caméralistique ». Lié d’abord aux « chambres » des princes, ces organes de planification et de contrôle bureaucratique qui se substituèrent peu à peu aux conseils traditionnels dans les États germaniques, l’adjectif kameral s’appliqua, à partir du XVIIIe s., à l’enseignement destiné à la formation des futurs fonctionnaires. PHILOS. DROIT, POLITIQUE Sciences de l’administration qui se sont développées en Allemagne, sous l’État absolutiste. Au sens étroit, techniques permettant d’accroître les revenus du prince ou, au sens large, ensemble des disciplines relatives à l’État (économie, police, finances). On distingue deux étapes dans la formation des sciences camérales : la première (XVIe-XVIIe s.) correspond aux efforts de divers auteurs (Obrecht, Seckendorff) pour développer une technique d’administration conforme aux besoins matériels des États de l’Empire. Faute de moyens militaires permettant de mener une politique de puissance, c’est la bonne gestion du domaine princier, source principale des revenus de l’État, qui devait assurer la force de ce dernier. L’économie se trouvait ainsi subordonnée à l’intérêt du prince, selon la logique mercantiliste, tout en gardant un caractère patriarcal, proche de la signification première du mot (oikonomia : « administration domestique »). La seconde étape correspond à la systématisation des matières camérales au XVIIIe s. Promues au rang de discipline universitaire, celles-ci s’organisèrent en une véritable science, dont les deux principaux représentants furent Justi (1720-1771) 1, en Prusse, et Sonnenfels (1733-1817) 2, en Autriche. C’est en 1727 que Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, sou-

cieux de moderniser l’administration de son royaume, créa les premières chaires de sciences camérales. Son exemple fut rapidement suivi par de nombreux princes, et l’enseignement de cette discipline, en une cinquantaine d’années, se répandit dans tous les pays de langue germanique. Cette création résultait de la volonté de former une classe nouvelle de fonctionnaires, instruits, dévoués au prince et capables de prendre en charge les multiples aspects de l’administration étatique. Les sciences camérales se divisaient en trois branches : l’économie, la police (Policey) et la caméralistique au sens étroit, c’est-à-dire la science des finances : la première se rapportait aux conditions matérielles (subsistances et richesse) du bienêtre des sujets ; la deuxième, au bon ordre de la société ; et la troisième, aux revenus du prince. Étroitement interdépendantes, toutes trois étaient ordonnées à la poursuite du bonheur commun. Elles formaient donc l’armature théorique et pratique de l’État administratif de bien-être (Wohlfahrtsstaat), ou État de police. ▶ Les sciences camérales ont été, dès le XVIe s., mais surtout après la guerre de Trente Ans (1618-1648), un instrument essentiel de construction de l’État dans les pays allemands, et représentent une tradition de pensée originale, associant la puissance de l’État et la poursuite du bien-être par la voie de la rationalisation bureaucratique. Michel Senellart ✐ 1 Justi, J. H. G. (von), Grundsätze der Policey-Wissenschaft, Göttingen, 1756, « Éléments généraux de police », Paris, 1769. 2 Sonnenfels, J. (von), Grundsätze der Polizey-, Handlungs- und Finanzwissenschaft, Vienne, 1765. Voir-aussi : Brückner, J., Staatswissenschaften, Kameralismus und Naturrecht, C.H. Beck, Munich, « Sciences de l’État, camédownloadModeText.vue.download 134 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 132 ralisme et droit naturel », 1977. Maier, H., Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslhere, « L’ancienne théorie allemande de l’État et de l’administration », 1966 ; 2e éd. revue et complétée, Beck, Munich, 1980 ; rééd. DTV, 1986. Schiera, P., Il Cameralismo e l’assolutismo tedesco. Dall’Arte del

Governo alle Scienze dello Stato, « Le caméralisme et l’absolutisme allemand », A. Giuffrè, Milan, 1968. Senellart, M., « Raison d’intérêt et gouvernement du bien-être : le Teutscher Fürstenstaat (1656) de Seckendorff », in G. Borrelli (dir.), Prudenza civile, bene commune, guerre giusta, pp. 221234, Naples, Archivio della ragion di Stato, Quaderno 1, 1999. Small, A. W., The Cameralists. The Pioneers of German Social Polity, « Les caméralistes. Les pionniers de la politique sociale allemande », Chicago- Burt Franklin, Londres, 1909. ! ÉCONOMIE, ÉTAT, POLICE CANON Du grec kanon : au sens propre, « règle à l’usage des charpentiers permettant de mesurer ou de déterminer » ; par comparaison, « la rectitude d’un objet ». Apparaît d’abord dans le domaine administratif, puis religieux, le canon désignant alors la partie essentielle de la messe où sont prononcées les paroles de la Consécration. En français, retrouvant l’un des sens que lui donnaient les Anciens, le mot s’applique aux beaux-arts, d’abord pour la musique (fin du XVIIe s.), puis, au début du XIXe s., pour la sculpture, dans le climat néoclassique et en référence à la statuaire de la Grèce antique. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE 1. Chez Épicure, critère de la vérité. – 2. Chez Kant, « ensemble des principes a priori de l’usage légitime de certaines facultés de connaître » 1. L’usage philosophique du terme « canon » se fonde sur son sens propre de règle ou étalon de la rectitude d’une construction ou d’un tracé. En appelant Canon la statue qui illustrait les proportions du corps humain exposées dans l’ouvrage du même nom 2, le sculpteur Polyclète avait infléchi le sens du mot vers celui de « modèle ». Pourtant, même dans le registre éthique, c’est le sens de « critère » qui prévaut en philosophie : chez Aristote, le « vertueux » (spoudaios) représente le canon ou « la mesure » (metron) qui permet d’apprécier la convenance de toute chose à la poursuite du bien humain 3. Démocrite aurait été le premier à prendre le terme en ce sens, dans l’ouvrage intitulé Canons, où il distinguait la connaissance intellectuelle « légitime » de la connaissance sensible « bâtarde » : par une convention due aux sensations, il y a des qualités sensibles ; en réalité, il n’y a que les atomes et le vide, connus par l’intelligence 4. Le terme est ensuite repris par Épicure, chez qui il est synonyme de « critère » 5. Kant reprend le terme pour désigner les lois et principes du bon usage d’une faculté : ainsi, la logique est un canon de la faculté de juger et de l’entendement, mais il n’y a pas de canon d’un usage spéculatif de la raison pure, car celui-ci est illégitime 6. Le canon de l’appréciation morale est que « nous

puissions vouloir que la maxime de notre action devienne une loi universelle » 7. Jean-Baptiste Gourinat, Annie Hourcade ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie transcendantale, ch. 2. 2 Polyclète, A 3, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1113a33. 4 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 135-138. 5 Diogène Laërce, X, 31. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, loc. cit. 7 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, II. ! ATOMISME, CRITÈRE, LOGIQUE ESTHÉTIQUE Dans le domaine des beaux-arts, modèle, défini par le système de ses proportions, de la belle forme. Pline l’Ancien nous apprend que le sculpteur Polyclète, qui travaillait à Athènes au Ve s. avant notre ère, fut « l’auteur de la statue que les artistes appellent Canon, à quoi ils demandent les “traits” (lineamenta) de l’art, comme à une loi » ; un siècle plus tard, Galien évoque à son tour un traité de Polyclète, intitulé le Canon, dans lequel l’artiste « a enseigné les “proportions” (summetrias) du corps ; et il assura son discours par une réalisation, en fabriquant une statue répondant à la prescription du discours, et il donna à la statue, comme il avait fait pour le traité, le nom de Canon ». On identifie cette oeuvre, qui définit la parfaite proportion du corps humain (le mot kanôn en grec signifie en effet « la règle »), au Doryphore, ou « Porteur de lance », une copie en marbre de l’original perdu, qui était en bronze. Le Canon de Polyclète, sans doute dérivé de spéculations arithmétiques d’origine pythagoricienne, fascinera la première Renaissance, et tout particulièrement le néoplatonisme qui fleurit à Florence à la fin du Quattrocento. On se réclame alors du canon de Vitruve 1, tel qu’on le trouve au chapitre premier du

livre III du De architectura, qui fait du nombril le centre du corps (l’homme vitruvien, inscrit dans un cercle et dans un carré, a donné lieu à un célèbre dessin de L. de Vinci), ou bien du canon de Varron, qui refuse d’admettre que l’ombilic soit le centre du corps. Cependant, dès le XVIe s., les artistes s’affranchissent de ce « schème structural » (selon l’expression de Panofsky) 2, et se plaisent à en pervertir la trop parfaite harmonie. C’est ainsi que, dans son traité posthume sur les proportions du corps humain (1528), Dürer déprave le canon par projections anamorphotiques et dérive de la norme vitruvienne, par contraction, la figure d’un paysan corpulent, par étirement, celle d’un grand échalas décharné 3. À la suite de Michel-Ange, qui méprisait le secours du canon et se flattait d’avoir le compas dans l’oeil, les peintres maniéristes se plairont à soumettre le corps humain à de fantastiques déformations. Le dogmatisme néopythagoricien se flattait de définir la forme de la beauté par concept, c’est-à-dire par proportions géométriques ; mais l’extrême diversité des beautés empiriquement rencontrées déjoue nécessairement la rigidité de ce dogme. Il revenait au philosophe qui a su montrer l’inadéquation nécessaire du concept à la forme de la beauté de tirer la conclusion de cet échec : au § 17 de la Critique de la faculté de juger 4, Kant montre comment la « norme » (Normalidee) de la beauté, qu’on a longtemps prise pour un idéal de la raison, n’est en vérité qu’une représentation de l’imagination, une moyenne soumise aux conditions de l’expérience. À l’universalité rationnelle du canon succède alors la pluralité des modèles tous aussi contingents les uns que les autres, la forme de la beauté différant selon qu’on l’imagine en Europe, en Chine ou en Afrique. ▶ Le canon détenait le monopole de l’Idéal. Son abandon est simultanément renoncement à la beauté et découverte de l’illimité des rencontres singulières, qui diffractent le modèle géométrique dans le prisme des sensations. Au paradigme downloadModeText.vue.download 135 sur 1137

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133 exclusif se substitue l’ici-maintenant de l’expérience esthétique, chaque fois unique et indéfiniment multiple. Jacques Darriulat ✐ 1 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault, Balland, Paris, 1979. 2 Panofsky, E., « L’évolution d’un schème structural : l’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles », in l’OEuvre d’art et ses significations, essais sur les arts visuels, trad. M. et B. Teyssèdre, Gallimard, Paris, 1969, pp. 55-99. 3 Dürer, A., Lettres et écrits théoriques ; traité des proportions, trad. P. Vaisse, Hermann, Paris, 1964. 4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1995. Voir-aussi : Hume, D., De la norme du goût, in Essais esthétiques, Flammarion, Paris, 2000. Pigeaud, J., « La nature du beau ou le Canon de Polyclète », l’Art et le vivant, Gallimard, Paris, 1995, pp. 29-44. ! ART, BEAUTÉ, GOÛT CARACTÈRE PSYCHOLOGIE Structure permanente des dispositions psychologiques d’une personne. La notion de caractère s’efforce de capter la stabilité des dispositions psychologiques dans deux directions distinctes. La première, c’est de la dériver de la physiologie. On peut, dans l’esprit de la médecine antique (les caractères sanguins, mélancoliques, etc.), corréler divers traits caractériels à la structure du corps et en dériver une typologie (E. Kretschmer). Le caractère est alors identique au tempérament. On peut aussi l’identifier à la personnalité, la rigidité en plus. En ce cas, le caractère est la somme des dispositions psychologiques réelles, celles qui résistent à l’imputation arbitraire des intentions et paraissent endogènes. Il justifie alors un style de conduite dans l’interaction, style parfois pathologique (caractère paranoïaque, pervers, etc.). Comme la personnalité, on l’objective avec des tests. Son acquisition est l’objet de la caractérologie génétique 1. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Wallon, H., les Origines du caractère chez l’enfant, PUF, Paris, 1947. ! CONDUITE, PERSONNALITÉ

CARACTÉRISTIQUE Du grec kharakteristikos. PHILOS. CONN., LOGIQUE 1. Propriété qui s’attache à une chose. – 2. Système logique servant au raisonnement (chez Leibniz). La caractéristique d’une chose est une propriété exprimée par un prédicat qui dénote une chose. Par exemple, la caractéristique d’une boule sera nécessairement d’être circulaire et accidentellement d’être rouge. Au XVIIe s., Leibniz a développé une « caractéristique universelle », système logique dont les signes représenteraient les choses elles-mêmes, et permettant de réaliser des raisonnements (sous forme de calculs logiques). Selon lui, l’arithmétique et l’algèbre étaient des échantillons de la caractéristique universelle qu’il appelait de ses voeux 1. Un projet d’une nature comparable est repris par Frege dans sa Begriffschrift 2. ▶ Une caractéristique, si elle était possible, permettrait ainsi de raisonner sans encourir les risques sémantiques inhérents au langage ordinaire : vague, imprécision, polysémie, etc. Roger Pouivet ✐ 1 Cf. Couturat, L., la Logique de Leibniz, Alcan, Paris, 1901. 2 Frege, G., Begriffschrift (1879), trad. l’Idéographie, Vrin, Paris, 1998. ! CALCULABILITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) ∼ CARACTÉRISTIQUE UNIVERSELLE Concept proche de celui de Lingua philosophica, présent chez Kircher ou Wilkins et développé par Leibniz à la fin des années 1670. PHILOS. MODERNE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Pour Leibniz, calcul universel des concepts : « C’est cette langue ou caractéristique universelle, que j’ai coutume d’appeler le tableau des choses, l’inventaire des connaissances et le juge des controverses. C’est le grand organe de la raison qui portera aussi loin les forces de l’esprit que le microscope a poussé celles de la vue » 1. Grâce à cette caractéristique, « raisonner et calculer sera la même chose » 2.

Ce projet d’une ambition extrême peut être mis en oeuvre dans les domaines qui s’y prêtent le mieux, parce qu’ils sont ceux où la langue est le moins équivoque : la logique et la géométrie. Un concept dérivé de la caractéristique universelle est ainsi celui de caractéristique géométrique, qui en constitue une sorte d’échantillon. Réussir à constituer la caractéristique géométrique est alors comme une preuve de la possibilité du projet général. Il faut donc faire mieux qu’Euclide, dont l’axiomatique reste insuffisante, et que Descartes, dont l’écriture algébrique est trop liée à l’étendue des grandeurs. Il convient de réduire les Éléments à un calcul des signes et, pour cela, introduire des caractères qui ne doivent ni à l’intuition, ni aux figures. Par exemple, « “A.B” représente la situation mutuelle des points A et B, c’est-à-dire un extensum (rectiligne ou curviligne, peu importe), qui les relie » 3. Les résultats exposés dans des fragments des années 16751679 restent toutefois modestes. Vincent Jullien ✐ 1 Leibniz, G. W., Ausgabe, 1679, II, 1, pp. 557-558. 2 Leibniz, G. W., Opuscules et fragments inédits, édités par L. Couturat, Paris, 1903, p. 28. 3 Leibniz, G. W., La caractéristique géométrique, fragment X de l’édition Echeverria, Vrin, Paris, 1995, p. 235. CARDINALE (VERTU) ! VERTU CARTÉSIANISME GÉNÉR. Dans l’usage courant, ce terme désigne tout à la fois la philosophie propre de Descartes et ses suites au XVIIe s., downloadModeText.vue.download 136 sur 1137

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jusqu’aux grands systèmes classiques de Spinoza ou de Malebranche. En 1759, d’Alembert propose une histoire des progrès de la raison dans laquelle les lectures successives de Descartes produites durant tout un siècle permettent de repérer les principales étapes de la modernité philosophique, depuis l’adoption des principes du mécanisme jusqu’au geste critique des encyclopédistes : « Enfin Descartes au milieu du XVIIe s. a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd’hui à ce qu’elle contient d’utile et de vrai » 1. L’intérêt de cette présentation tient à ce qu’elle ne masque pas la complexité du rapport à Descartes, même si d’Alembert prétend définir une vérité féconde du cartésianisme, qu’il ne faudrait pas confondre avec les énoncés explicites de la doctrine et qui constitue l’axe d’un progrès continu. Cette interprétation a peu ou prou forgé l’idée d’un rationalisme cartésien dressé contre l’autorité, dogmatique à ses débuts mais qui accomplirait son destin philosophique dans l’émancipation de l’homme des Lumières. Le problème est tout à la fois de rendre raison de cet artefact interprétatif, de le saisir dans sa positivité et de se faire une idée plus nuancée, moins homogène au fond, d’un courant essentiel de l’histoire de la pensée classique. D’une façon plus précise, l’intelligence du cartésianisme réclame tout à la fois que l’on reconnaisse les bouleversements conceptuels fondamentaux que Descartes lègue à ses « neveux » ; que l’on saisisse les choix que les grands systèmes classiques opèrent dans cet héritage, en nommant des problèmes qui ne sont pas forcément ceux de Descartes ; que l’on renonce à positionner tous les auteurs majeurs du XVIIe s. par rapport à cette seule référence. Il est permis de repérer, dans la métaphysique cartésienne, une décision majeure dont l’héritage s’impose à tous ses principaux successeurs : au lieu que, depuis Platon et Aristote, il est traditionnel de distinguer en l’âme diverses parties, dont la plus basse est en charge de l’animation du corps, Descartes réduit la nature de l’âme à sa seule dimension de substance pensante, en établissant du même coup qu’elle est réellement distincte du corps – cette découverte est le premier principe conquis par la méthode après le doute : « [...] je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » 2. Au fond, après Descartes, il n’est plus possible de postuler la distinction des âmes végétative, sensitive et rationnelle ou intellective. Seule demeure l’âme intellective, compte bien tenu du fait que les sensations elles-mêmes sont des pensées ou des modes de l’âme. Ce bouleversement fondamental permet d’ordonner un certain nombre de problèmes, relatifs à la méthode, à la matière et à l’union, qui constituent les lignes de force du cartésianisme.

Le cartésianisme généralisé – Soit d’abord la question de la méthode qui, chez Descartes, fait l’objet d’une élaboration complexe, depuis la mathesis universalis (qui ne sera plus mentionnée après les Regulae abandonnées autour de 1619), jusqu’aux préceptes du Discours de la méthode de 1637 et à la « règle générale » qui apparaît dans le même texte. Outre que le doute ne se développe complètement que dans les Meditationes de prima philosophiae de 1641, qui l’appliquent aux natures simples intellectuelles et non simplement aux choses matérielles (comme c’est pour l’essentiel le cas dans le Discours), il faut considérer que Descartes a toujours soin d’en définir précisément le champ d’application. La négation provisoire, par le doute, des connaissances qui ne reposent que sur les préjugés des sens ou sur l’autorité de l’École est soigneusement limitée : elle n’atteint pas les principes de la morale et de la religion ; du même coup, l’histoire n’est pas soumise aux préceptes de la méthode. En revanche, en milieu réformé et singulièrement chez Pierre Bayle, cette méthode critique est élargie à l’analyse des témoignages, à la critique des fausses prophéties et à la dénonciation de la superstition 3. Cette suite infidèle du cartésianisme est sans doute ce qui donne lieu aux philosophes des Lumières de saluer en Descartes le défenseur d’une pensée libre. Le cartésianisme critiqué – Qu’en est-il de l’ambition de Descartes de produire une exposition certaine de toute la science des hommes ? Cette prétention suscite non plus des déplacements mais de lourdes critiques. D’une façon typique, c’est alors son explication des choses matérielles à partir de l’inspection, par l’esprit, des idées qu’il en possède, qui concentre les attaques des partisans de la méthode expérimentale. L’affirmation que les idées des corps, qui sont les mêmes que celles des objets des mathématiques (la grandeur, la figure et le mouvement), expriment sans réserve la nature des choses conduit Descartes à privilégier la construction intellectuelle de modèles mécaniques, contre une expression mathématique relativement indépendante de l’assignation des causes : en cela, il ne participe pas à une certaine histoire de la physique mathématique, qui conduit de Beeckman à Galilée, à Huygens, à Leibniz et à Newton. La physique cartésienne est sans équation. La science classique se construit-elle cependant sans rapport au cartésianisme ? On objectera d’abord que Descartes, plus nettement que ses contemporains, assume la réduction de toutes les causes à la seule efficiente, en sorte qu’il prescrit au physicien la tâche d’un mécanisme intégral. Il faut surtout se rendre attentif à l’importance du concept de loi de la nature mis en place dans les Principia philosophiae de 1644 : Descartes introduit l’idée de « lois » générales (elles ne sont pas limitées à telle ou telle région du monde physique), assorties de conditions de quantification (avec, par excellence, l’affirmation d’un bilan d’invariance de la quantité de mouvement dans le monde) et pourvues d’une assise causale, dans le concours ordinaire de Dieu. Le fait, si souvent répété, que ses règles du mouvement sont presque toutes fausses (on excepte la première) s’avère alors très secondaire. D’Alembert, une fois encore, est très

conscient de ce point et distingue entre les résultats positifs de la science cartésienne et le cadre formel qu’elle met en place : « Reconnaissons donc que [...] s’il s’est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu’il devait y en avoir » 4. Le cartésianisme inventé – Descartes aurait malgré tout manqué sa physique, pour avoir trop préjugé des capacités de l’âme à tout connaître par idées. Mais cette connaissance implique l’engagement du sentiment (qui, bien sûr, est aussi un mode de l’âme), lorsqu’il s’agit de saisir l’union de l’âme avec un corps auquel elle est étroitement associée. Tout le traité des Passions de l’âme est consacré à déchiffrer cette union « en physicien », c’est-à-dire en découvrant les raisons des phénomènes sensibles qui nous apparaissent effectivement. Et c’est l’union qui, dès le XVIIe s., fut bien comprise comme le grand problème du cartésianisme. Il est certain qu’elle constitue un problème pour les cartésiens, qui élaborent diverses solutions pour expliquer la correspondance des modifications des deux substances : l’occasionnalisme downloadModeText.vue.download 137 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 135 malebranchien, où Dieu est en chaque circonstance (mais suivant des lois générales) la vraie cause de cette concordance ; ce qu’on a appelé le parallélisme de Spinoza, où les deux attributs (la pensée et l’étendue) expriment la même substance ; et, dans une certaine mesure, l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie, où l’âme produit de son propre fond toutes les perceptions qui répondent à l’état du corps, sans que celui-ci soit jamais cause en elle. Mais l’union n’est pas le problème de Descartes lui-même, qui la rencontre comme un fait d’expérience ; on l’a dit, c’est bien plutôt la distinction réelle de l’âme et du corps qu’il doit conquérir, contre l’héritage péripatéticien. En somme, le fameux problème du « dualisme » est largement inventé après Descartes et projeté sur lui. Le cartésianisme « ignoré » – Est-ce à dire, pour conclure, que tous les problèmes de la philosophie classique sont construits en référence à Descartes, sur le mode de la transposition, de la critique ou de l’invention ? Le témoignage de Leibniz est ici essentiel, qui atteste que l’héritage d’Aristote demeure déterminant tout au long du XVIIe s., et jusque dans la constitution de la science. Dès ses écrits de jeunesse, il signale expressément que c’est de l’extérieur qu’il considère

l’auteur des Principes de la philosophie (dont il proposera bien plus tard une réfutation détaillée) : « [...] je l’avoue, je ne suis rien moins qu’un cartésien » 5, c’est-à-dire, non seulement anti-cartésien, mais, foncièrement, non cartésien. C’est ce qui lui permettra, en particulier, d’envisager le rétablissement des formes substantielles, contre l’auteur qui, en fin de compte, incarne par excellence le mécanisme des modernes. André Charrak ✐ 1 D’Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie, chap. I, Fayard, Paris, 1986, p. 10. 2 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié, Garnier, Paris, 1988, p. 604. 3 Labrousse, E., « Pierre Bayle et l’histoire », Notes sur Bayle, Vrin, Paris, 1987, p. 23. 4 D’Alembert, J., Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Vrin, Paris, 2000, p. 129. 5 Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius, 30 avril 1669, trad. Bodeüs, Vrin, Paris, 1993, p. 98. Voir-aussi : Alquié, F., La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, Paris, 1996. Beyssade, J.-M., La Philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris, 1979. Guéroult, M., Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier, Paris, 1968. Kambouchner, D., L’Homme des passions, Albin Michel, Paris, 1995. Laporte, J., Le Rationalisme de Descartes, PUF, Paris, 1988. Manon J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, Paris, 1991. ! DOUTE, MÉCANISME, MÉTHODE, RATIONALISME CATASTROPHES (THÉORIE DES) ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES

Théorie mathématique développée par R. Thom 1, dans le cadre de laquelle la transition discontinue entre deux régimes de fonctionnement affecte l’évolution d’un processus dynamique, et peut être corrélée à l’existence, dans l’espace des variables du processus, d’une singularité d’un type référencé. La théorie des catastrophes propose une interprétation des processus morphogénétiques indifférente à la nature particulière des substrats des formes ou des forces agissantes. Elle montre qu’une évolution régie par une fonction qui dérive d’un potentiel, et déterminée par au plus quatre paramètres de contrôle (théorème de classification), peut connaître seulement sept types de transitions catastrophiques, appelées catastrophes élémentaires, correspondant à la traversée d’une valeur critique d’un paramètre de contrôle. Ces transitions ont pour corrélat de brusques changements qualitatifs, accidents morphologiques, observables dans l’espace substrat du système décrit par la fonction. Un tel ensemble de discontinuités constitue une forme. Si donc les catastrophes peuvent être associées à des accidents morphologiques spécifiques, l’identification des catastrophes doit permettre une classification des processus morphogénétiques qui sera, en outre, indépendante des substrats. Inspirée des travaux de l’embryologiste C. H. Waddington, cette théorie de la forme s’applique immédiatement à la compréhension des formes en biologie. L’émergence de formes est pensée en tant que processus dynamique soumis à des lois de stabilité structurelle pour lesquelles l’espace devient un paramètre déterminant. L’approche morphologique se propose ainsi de résoudre l’antagonisme entre l’approche réductionniste, en termes de constituants élémentaires, et l’approche finaliste, en terme de structure fonctionnelle. ▶ La constitution d’un niveau morphologique autonome ouvre la perspective d’une généralisation permettant de refonder « l’ensemble des approches perceptives, cognitives,

sémantiques, phénoménologiques, sémiolinguistiques du concept de forme » 2. Isabelle Peschard ✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin, New York, Ediscience, Paris, 1972. 2 Petitot, J., dir., Logos et théorie des catastrophes (colloque de Cerisy en l’honneur de R. Thom), éd. Patino, Genève, 1989. Voir-aussi : Zeeman, C., Catastrophe Theory : Selected Papers 1972-1977, Addison-Wesley, Massachusetts, 1977. ! FORME CATÉGORÉMATIQUE LOGIQUE Terme de la logique médiévale correspondant à la distinction entre les termes qui ont un sens par eux-mêmes et ceux qui sont seulement la marque d’une relation entre termes significatifs (comme, et, si, alors...) ; cette distinction se retrouve en logique contemporaine (variables de proposition, prédicats d’un côté ; connecteur, opérateur, quantificateur d’un autre côté). D’autre part, on parle d’infini catégorématique à propos de l’infini dont les éléments downloadModeText.vue.download 138 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 136 sont non seulement en acte, mais distincts et séparés, et constituent le tout par leur addition. Michel Blay CATÉGORICITÉ Du grec katègoria, « catégorie ». LOGIQUE Propriété d’une théorie ou d’un système d’axiomes dont tous les modèles sont isomorphes, c’est-à-dire ne sont séparés par aucune différence « substantielle », et ne

sont que de simples variantes les uns des autres. Si une théorie est catégorique, on peut établir entre les domaines de deux quelconques de ses modèles une correspondance bi-univoque qui préserve toutes les relations spécifiées dans la théorie. Ainsi, l’arithmétique de Peano du « second ordre » est catégorique, car tous ses modèles ont la même structure, à savoir celle d’une « progression » infinie de la forme x0, x1, x2, xn, possédant un premier terme et dont chaque terme possède un successeur différent de lui. Une théorie catégorique caractérise ses modèles aussi précisément qu’on peut envisager de le faire, c’est-à-dire « à un isomorphisme près », et l’on peut donc dire qu’elle n’a « essentiellement » qu’un seul modèle. Jacques Dubucs ! ARITHMÉTIQUE, MODÈLE CATÉGORIE Du grec kategoria. PHILOS. ANTIQUE Classe d’attributs définie par l’un des sens de la copule « est ». Le concept philosophique de « catégorie » (kategoria) apparaît chez Aristote. Toute la terminologie aristotélicienne de la prédication lui est apparentée : « prédicat », kategorema ; « prédiqué », kategoroumenon ; « être prédiqué de », ou « se prédiquer de », kategoreisthai. L’origine en est juridique : initialement, kategoria signifie « imputation », ou « accusation ». Dans les Catégories, distinguant entre « ce qui se dit » (ta legomena) et « ce qui est » (ta onta), Aristote divise ce qui se dit en « ce qui se dit en combinaison, et [ce qui se dit] sans combinaison – en combinaison, par exemple (un) homme court, (un) homme vainc ; sans combinaison, par exemple, homme, boeuf, court, vainc. » 1. La fameuse liste des « catégories » d’Aristote est ensuite très exactement celle des différents signifiés de « ce qui se dit sans combinaison » : « Ce qui se dit sans combinaison signifie soit la substance, soit le quantifié, soit le qualifié, soit le relatif, soit le où, soit le quand, soit le se trouver dans une posture, soit l’avoir, soit l’agir, soit le pâtir. » 2. Aristote varie sur le nombre des catégories, les plus importantes étant de toute façon les quatre premières (substance, quantité, qualité, relatif). Plus importante encore

est la différence de statut entre la catégorie de « substance » (ousia) et toutes les autres : la substance est ce dont tout le reste se dit, sans être elle-même l’attribut de rien d’autre ; c’est donc par rapport à elle que les autres catégories se définissent comme sens de l’être 3. Cette idée que la substance est la « signification focale » de l’être (Owen) est le principe de la correspondance, assurée, dans la pensée d’Aristote, par les catégories, entre langage et réalité. L’histoire de la doctrine des catégories est marquée par plusieurs dissidences. Les stoïciens réduisirent à quatre le nombre des catégories : les « substrats » (hupokeimena), les « qualifiés » (poia), les « manières d’être » (littéralement : « disposés d’une certaine manière », pôs ekhonta), et les « manières d’être relatives » (littéralement : « disposés d’une certaine manière relativement à quelque chose », pros ti pôs ekhonta) 4. Plotin, contestant que les mêmes catégories, en particulier celle de substance, puissent s’appliquer à la fois à l’intelligible et au sensible, limita au sensible la pertinence de l’analyse catégoriale aristotélicienne et fit des cinq « très » ou « plus grands genres » (megista gene) du Sophiste de Platon les « genres premiers » du monde intelligible et par là de l’être en général 5. Enfin et surtout, à ces conceptions, toutes substantialistes, s’oppose celle, nominaliste, d’Ockham, qui, tout en acceptant la liste aristotélicienne des catégories, ne voit en elles que des distinctions linguistiques ou des principes de la pensée, sans correspondance dans l’organisation du réel. Il est permis de voir là le point de départ de la « révolution copernicienne » accomplie par Kant, dont les catégories seront les concepts purs de l’entendement 6. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 2, 1a16-19. Cf. Platon, Sophiste, 262b5c7. 2 Aristote, Catégories, 4, 1b25-27 ; Topiques, I 9, 103b22-23. 3 Aristote, Métaphysique, IV, 2, 1003a33-1003b10. 4 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, 66, 32-67, 2, Kalbfleisch. 5 Plotin, Ennéades, VI 1-3 (42-44). 6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre Ier, chap. I, 3e section. Voir-aussi : Benveniste, E., « Catégories de langue et catégories de pensée », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966. Derrida, J., « Le supplément de copule », in Marges de la philo-

sophie, Minuit, Paris, 1972. Owen, G.E.L., « Logic and metaphysics in some earlier works of Aristotle », in I. Düring and G.E.L. Owen (éds.), Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, Göteborg, 1960. Vuillemin, J., De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Flammarion, Paris, 1967. ! ÊTRE, PRÉDICATION, QUALITÉ, QUANTITÉ, RELATION, SUBSTANCE ∼ THÉORIES MODERNES DES CATÉGORIES Du grec katègoria, de katègorein, « juger ». LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Forme fondamentale de concept, de prédicat ou de propriété, que les théories contemporaines dérivent des formes logiques. Les théories modernes et contemporaines des catégories ont visé, à l’instar de celle de Kant 1, à donner une forme systématique à la table aristotélicienne, ou à la réviser. Kant dérive les catégories de table des jugements en quatre groupes de trois : quantité (unité, pluralité, totalité), qualité (réalité, négation, limitation), relation (inhérence, causalité, réciprocité), modalité (possibilité, existence, nécessité). Les philosophes contemporains, inspirés par le renouveau de la logique, critiquent Kant pour avoir privilégié la substance et la forme logique sujet / prédicat, au détriment de la catégorie de reladownloadModeText.vue.download 139 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 137 tion, et ils cherchent le principe de la division des catégories dans les formes logiques et linguistiques plutôt que dans les formes de l’entendement. Frege n’adopte que deux catégories fondamentales, les concepts et les objets, les premiers pouvant être des relations. Tout comme Cassirer 2, Russell 3 insiste sur la priorité de la relation et de la fonction par rapport à la substance, et, dans sa logique, divise les entités en types hiérarchisés, chaque type dépendant de celui qui lui est inférieur, afin d’éviter les antinomies de la théorie des ensembles. Ainsi, un ensemble n’est pas une entité du même type que ses éléments. Russell développe l’idée, déjà présente chez Aristote : les confusions de catégories produisent des non-sens syntaxiques et sémantiques, également avancée par Husserl dans les Recherches logiques, et reprise par Ryle, qui dénonce comme une « erreur de catégorie » la confusion de l’esprit avec une substance, alors qu’il est une propriété. En dépit des « grammaires catégorielles » formulées par le logicien Ajdukiewicz, il n’existe pas de logique exhaustive des

catégories. La théorie contemporaine la plus compréhensive des catégories est celle de Peirce 4, qui distingue les catégories de Priméité (spontanéité du quale sensible), de Secondéité (force réactive de l’existence) et de Tiercéité (intelligibilité et réalité du sens et de la loi), dans le triple cadre d’une analyse logique (élargie à une théorie des signes, ou sémiotique), d’une description phénoménologique (ou phanéroscopique) et d’un engagement ontologique réaliste. ▶ Le problème fondamental d’une théorie des catégories est celui de savoir si ce sont des formes de la pensée et du discours, ou des formes de l’être et de la réalité. Mais Aristote disait que l’être n’est pas un genre, idée que Wittgenstein a en partie retrouvée quand il soutient que les catégories du langage se montrent, mais que leur structure ne peut pas être dite. Claudine Tiercelin ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », AK III, 83-93, IV, 56-66, trad. Renaut, Flammarion, Paris, 1998. 2 Cassirer, E., Substance et fonction, Minuit, Paris, 1980. 3 Russell, B., Écrits de logique philosophique, trad. Roy, PUF, Paris, 1989. 4 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, Cambridge, 1931-1958. ! FORME LOGIQUE, RELATION, SÉMIOTIQUE, SUBSTANCE, TIERCÉITÉ, TYPE CATÉGORISATION Du grec katègorein, « juger ». PSYCHOLOGIE Activité psychologique consistant à classer, à former des catégories ou types d’objets. La psychologie cognitive contemporaine a analysé les processus de groupement des objets en catégories naturelles et en prototypes. Les catégories sont, selon Aristote, les formes de la prédication (substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, etc.) et, chez Kant, les formes a priori de l’entendement. En psychologie, les catégories sont les classes d’objets naturels ou d’artefacts, comme « humain », « animal », « oiseau », « table ». Le terme est souvent synonyme de concept. Une théorie de la catégorisation décrit les processus de classement et d’abstraction de la pensée naturelle. Les premiers travaux de psychologie cognitive définissent les catégories comme des ensembles d’éléments équivalents au sein d’une classe et définis par

leurs conditions nécessaires et suffisantes. Ainsi, la psychologie génétique étudie comment les enfants établissent des catégories de forme, de couleur, de taille, et Piaget suppose qu’elles obéissent à des contraintes logiques strictes, acquises dans le cours du développement. La psychologie cognitive contemporaine a remis en question cette approche depuis les travaux de E. Rosch : au lieu de supposer l’existence de définitions associées à chaque catégorie, on a mis en valeur l’idée que les exemplaires d’une catégorie se regroupaient par rapport à un gradient de représentativité jouant le rôle de prototype. Ainsi « moineau » est typique de la catégorie « oiseau », mais pas « autruche », ou « 4 » est typique de « nombre pair » mais pas « 245 678 ». Selon certaines conceptions, les effets de typicalité proviennent d’un calcul inconscient de mesures d’informations. Selon d’autres, une simple ressemblance de famille (au sens de Wittgenstein) suffit. ▶ L’enjeu des recherches sur la catégorisation porte sur la possibilité de combiner les concepts (par exemple, « oiseau blanc » à « bec jaune ») sans possession préalable de concepts linguistiques, et pose donc non seulement la question de la nature des mécanismes de l’abstraction mais aussi celle de la relation de la pensée au langage. Pascal Engel ✐ Houdé, O., Catégorisation et Développement cognitif, PUF, Paris, 1992. Piaget, J., Inhelder, B., la Genèse des structures logiques élémentaires, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1959. Rosch, E., « Natural Categories », in Cognitive Psychology, 4, pp. 328-360. ! ABSTRACTION, CATÉGORIES (THÉORIES MODERNES DES), CONCEPT, TYPE CATHARSIS Du grec katharsis, « purification », « évacuation », « purgation », de kathairein, « nettoyer, purifier ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Notion empruntée au vocabulaire médical, d’abord employée métaphoriquement par Aristote pour désigner

la purgation et l’expression des émotions par la représentation théâtrale, reprise par Freud dans le sens de l’abréaction des affects. Catharsis a un sens médical de « purgation », qu’on trouve dans le corpus hippocratique et parfois chez les auteurs 1. Parallèlement, le terme a un sens religieux de « purification ». Toute une tradition liée à l’orphisme et aux cultes à mystères fait de la purification de l’impétrant une étape essentielle de son initiation : l’âme doit se purifier des souillures de son séjour avec un corps mortel. Ce thème marque aussi les règles d’ascèse pythagoriciennes ou d’Empédocle (Purifications). Platon en retrouve l’inspiration dans ses textes les plus ascétiques, comme le Phédon, où la philosophie elle-même devient catharsis de l’âme apprenant à penser sans le corps 2. Parfois, le terme est employé de façon plus figurée, renvoyant par exemple à la dialectique comme moyen de purifier l’âme de ses opinions fausses 3. Aristote en retrouve l’inspiration médicale, lorsqu’il fixe, dans la Poétique, le sens littéraire du terme. Chez les néoplatoniciens, la catharsis est un travail downloadModeText.vue.download 140 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 138 d’ascèse de l’âme qui, par ses vertus, se recueille en ellemême et se libère du corps pour s’identifier à l’Intelligence 4. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, Lois, I, 628 d ; Aristote, Histoire des animaux, VI, 18, 572 b 30 (pertes menstruelles), par exemple. 2 Platon, Phédon, 69 b. 3 Platon, Sophiste, 230 d. 4 Plotin, Ennéades, I, 2, § 3. Voir-aussi : Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE La catharsis intervient dans la définition même de la tragédie, « imitation faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la

purgation propre à de pareilles émotions » 1. C’est donc bien la fiction mimétique qui, par la mise en forme rigoureuse, permet à la fois la purgation des émotions liées à la pitié et à la crainte éprouvées pour les héros de l’action, et le plaisir lié à la forme de la représentation. La purgation que la musique aussi opère, par les chants d’action notamment, la rend utile dans l’éducation 2. La postérité de la notion de catharsis sera grande dans la tradition théâtrale classique du XVIIe s., la purgation étant étendue à toutes les passions. La catharsis est utilisée, dans le débat sur la moralité ou l’immoralité du théâtre : elle justifie la tragédie en invitant à modérer les passions par l’exposition de leurs excès. Corneille ou Racine s’y réfèrent en ce sens. On a pu, au contraire, accuser la catharsis d’entraîner une complaisance affective. À la fin du XIXe s., à l’écart de toute fin morale, Freud et Breuer mettent en évidence le caractère pathogène de l’affect qui n’a pas été « abréagi » 3. Ils nomment cathartique la méthode qui relie l’affect à la représentation dont il a été séparé, pour qu’il soit exprimé et évacué, par voies verbale et motrice. Freud reprend par ailleurs l’idée que la représentation théâtrale épargne de la souffrance au spectateur par l’identification au héros et le déchaînement des affects. Le plaisir est alors lié à une décharge quantitative, mais la forme artistique en assure la nature qualitative 4. ▶ Par sa référence médicale, la catharsis implique la justification de l’affect et la légitimité de son expression. Que Freud, après les Études sur l’hystérie, ait abandonné cette notion pour mettre l’accent sur l’élaboration psychique, conduit à insister sur le rôle de la fiction poétique à laquelle elle est liée pour Aristote, et qui empêche de la confondre avec une simple décharge. Françoise Coblence

✐ 1 Aristote, Poétique, 6, 1449 b 27, trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1985, pp. 36-37. 2 Aristote, Politique, VIII, 6, 1341 a 24 ; VIII, 7, 1342 a 10, trad. J. Tricot, t. II, Vrin, Paris, 1962, pp. 578 et 584. 3 Breuer, J., et Freud, S., Études sur l’hystérie (1895), trad. A. Berman, PUF, Paris, 1956, pp. 1-8. 4 Freud, S., « Personnages psychopathiques sur scène » (1905), in Résultats, idées, problèmes, trad. J. Laplanche, PUF, Paris, 1984, pp. 123-129. ! ABRÉACTION, HUMOUR, HYSTÉRIE, PASSION, PSYCHANALYSE PSYCHANALYSE ! ABRÉACTION, DÉCHARGE CAUSALITÉ GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE Principe d’enchaînement, généralement pensé comme nécessaire, entre deux événements. Ce principe est loin de posséder une signification unique, car les « causes » auxquelles il se réfère ont vu leur définition varier profondément au cours de l’histoire. On peut distinguer trois ensembles de questions ayant évolué historiquement : ce principe s’applique-t-il à tous les êtres uniformément ? Traduit-il l’existence d’un pouvoir effectif dans les choses, ou n’est-il qu’un outil intellectuel ? Et implique-t-il un déterminisme intégral ou non ? Si Aristote pensait la causalité de façon plurivoque, et non strictement déterministe, l’époque classique, en revanche, avec Descartes 1, réduit la causalité physique à un pouvoir de production ou de transmission de mouvement, sur le modèle du choc. Cependant, même chez Descartes, la causalité n’est pas seulement physique : ainsi, Dieu est causa sui, et certaines idées (comme celle d’« infini ») sont « causées » en nous par Dieu 2. Chez les rationalistes classiques, la causalité devient synonyme de « raison » : le corporel est soumis à l’intelligible. Hume opère un renversement : constatant que nous ne percevons jamais strictement ce pouvoir causal par les sens,

il situe ce principe non plus dans les choses, mais dans l’imagination. Ce passage d’un statut objectif à un statut subjectif est corrélatif du passage de la causalité comme « pouvoir » producteur, à la causalité comme simple « loi » de succession, ainsi qu’en témoignent Kant, puis le positivisme du XIXe s. Cependant, même dans le cadre de cette causalité pensée comme pure relation légale, sa signification est controversée. Certains considèrent ce principe comme a priori, d’autres comme empirique. Et, surtout, sa signification classique est contestée par des épistémologues probabilistes (comme H. Reichenbach 3) et par une partie des théoriciens de la mécanique quantique (W. K. Heisenberg, N. Bohr4). Aujourd’hui, les controverses sur sa signification physique sont certes moins vives, mais non résolues. Alexis Bienvenu ✐ 1 Yakira, E., La causalité : de Galilée à Kant, PUF, Paris, 1994. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III. 3 Reichenbach, H., « Causalité et induction », in Bulletin de la société française de philosophie, 5 juin 1937. 4 Bohr, N., Physique atomique et Connaissance humaine (1958), éd. établie par C. Chevalley, 1991. Voir-aussi : Kistler, M., Causalité et Lois de la nature, Vrin, Paris, 2000. Salmon, W., Scientific Explanation and the Causal Structure of the World, Princeton University Press, Princeton, 1984. ! CAUSE, FORCE, MÉCANISME, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE) CAUSE Du latin causa, « cause, motif, raison, affaire judiciaire », en grec aitia, aition : « cause, raison, responsabilité, culpabilité, accusation ». L’origine juridique du concept de cause met en avant l’idée d’une enquête qui pose une relation entre deux événements : la cause et son effet. C’est dans le cadre de la science classique puis contemporaine qu’est apparue une véritable crise de la notion de cause. Le sens en est fixé par Aristote dans les Seconds Analytiques, lorsque se trouve promue l’idée que toute connaissance enracinée dans la phusis ou « nature » procède par la formation d’un double syllogisme « scientifique ». D’une downloadModeText.vue.download 141 sur 1137

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part celui qui part du fait observable pour aller vers la formulation d’une hypothèse, d’autre part celui qui part du principe ou de la cause et se dirige vers le fait. La question n’est alors plus celle du « fait » (oti) mais du « pourquoi » (dioti). Ce double mouvement opère un partage général entre les méthodologies idéalistes et empiristes, sans qu’il soit toutefois possible de séparer complètement les deux voies, ainsi que Galilée l’a bien vu en empruntant à la tradition scolastique de Zabarella un mouvement de double regressus démonstratif qui seul peut donner à la philosophie naturelle le contenu d’une science qui dispose de preuves et non de simples discours. Patente dans le conflit entre cartésiens et newtoniens, la crise de la notion de cause trouve chez Kant une forme de résolution : la physique ne saurait, sans outrepasser ses droits, prétendre au titre de science des causes. Il ne lui reste que les phénomènes, les effets, en partage, sans qu’il lui soit possible de prouver la vérité de la causalité elle-même par la mention d’une cause inconditionnée. Les causes en ce sens ne sont rien d’autre, pour une connaissance finie, que des effets antérieurs d’où surgissent d’autres effets. C’est ici qu’apparaît la nature proprement métaphysique de la notion de cause puisqu’il n’est pas possible d’achever une science des causes sans faire intervenir une cause primitive, originaire, dont toute réalité serait l’effet dérivé. La microphysique contemporaine accentue encore cette dichotomie méthodologique, du moins jusqu’à l’intervention décisive de Heisenberg, connexe de celle de Russell, qui pose l’impossibilité radicale de toute interprétation réaliste des objets manipulés ou créés par la physique. Ainsi s’ouvre, pour la notion de causalité, une ère peu favorable qui ne pourrait prendre fin qu’avec l’invention d’une représentation cohérente et unifiée des différentes parties de la science contemporaine. Plus qu’une réalité, la cause est de l’ordre du besoin d’achèvement et de complétude – sans doute impensable et impossible – du savoir humain. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE La distinction classique entre causalité et responsabilité – voire culpabilité – ne présente pas, dans l’Antiquité, un caractère évident. En témoigne ce débat entre Périclès et Protagoras, suscité par la mort accidentelle d’un jeune homme au pentathlon : qui, du lanceur de javelot, des organisateurs du jeu ou du javelot lui-même, devait être considéré comme aitios (« coupable, responsable, cause » de l’accident) ?1 C’est pourtant déjà en un sens strictement mécanique que certains présocratiques entendent le terme de « cause ». Ainsi, chez Démocrite, l’aitiologia 2, la « recherche ou exposition des causes », a-t-elle essentiellement pour but l’explication des phénomènes par les premiers principes que sont les atomes et le vide. Les causes des phénomènes sont les différences entre les atomes (forme, position, ordre) qui président à leur agrégation 3. Cette conception de la cause, qui préfigure, en partie au moins, l’acception moderne du terme, n’a cependant pas

prévalu dans l’Antiquité, précisément parce qu’elle n’accorde aucune place à une explication de type téléologique. Dans le Phédon, le Socrate de Platon décrit son enthousiasme de jeunesse pour les sciences de la nature ; l’espoir que suscite en lui la théorie d’Anaxagore qui considère que le Nous, l’« Intellect », est cause ordonnatrice de toutes choses 4 ; sa déception enfin lorsqu’il découvre qu’Anaxagore ne confère au Nous « pas la moindre responsabilité quant à l’arrangement des choses »5 et se contente, à l’instar des autres physiologues, de ne retenir pour causes que les conditions mécaniques et matérielles. Moins radical dans le Timée 6, Platon reconnaîtra l’existence de causes mécaniques, mais ne verra en elles que des « causes auxiliaires » (sunaitiai), les « causes véritables » (aitiai) étant celles qui sont mises en oeuvre intentionnellement par le démiurge en vue du meilleur : la cause véritable, c’est la fin. Tout en affirmant que savoir consiste à connaître la cause, c’est-à-dire le « pourquoi » (dioti) 7, Aristote, comme Platon, critique la conception purement mécaniste de la cause. Il refuse néanmoins la thèse platonicienne selon laquelle les Formes ou Idées sont causes des autres êtres 8. Il définit la cause selon quatre acceptions 9, qui complètent et systématisent ce que ses prédécesseurs n’avaient qu’obscurément entrevu 10 : 1) ce à partir de quoi une chose est faite : la « matière » (hule) ou le « substrat » (hupokeimenon) du changement ; en ce sens, le bronze est la cause de la statue. Ce type de cause deviendra la cause matérielle des scolastiques. 2) La « forme » (eidos) ou le « modèle » (paradeigma), l’ousia ou la « quiddité » (to ti en einai) qui correspond à la raison d’être d’une chose : la cause formelle des scolastiques. 3) Le premier principe du changement ou du repos, qu’il soit délibéré – le sculpteur est la cause de la statue – ou non – il s’agit alors d’une cause mécanique : les scolastiques l’appelleront la cause efficiente. 4) Enfin – et surtout – la « fin » (telos), et qui, précisément, répond à la question « pourquoi ? », par exemple la santé comme cause de la promenade : cette cause recevra des scolastiques le nom de cause finale. Les trois dernières causes (formelle, efficiente et finale) « convergent souvent en une » et s’opposent par conséquent à la matière 11. Ce rôle central de la relation causale en physique se retrouve identiquement dans la logique d’Aristote. Dans le syllogisme démonstratif, les prémisses sont les causes de la conclusion 12. Enfin la conception aristotélicienne du Premier moteur immo-

bile, cause première du mouvement aux Livres VII et VIII de la Physique et cause finale qui meut comme objet d’amour au Livre λ de la Métaphysique 13, contribue à rendre effectif, par le biais de la notion de cause, le passage entre physique et théologie. D’autre part, la physique est définie comme la science des êtres dont la nature est la cause, i.e. de ceux qui ont en eux-mêmes le principe de leurs mouvements : « Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses, en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération » 14. Posant sur cette base la question de savoir si la nature existe, Aristote considère que la réponse va de soi : « On vient de dire ce qu’est la nature, ce que c’est que d’être par nature et conformément à la nature. Quant à essayer de démontrer que la nature existe, ce serait ridicule ; il est manifeste, en effet, qu’il y a beaucoup d’êtres naturels 15. Cette affirmation motivera les critiques de tous les auteurs (en particulier Malebranche) qui reprocheront au Stagirite de définir la nature à partir de l’expérience sensible. Il est donc évident que la nature est, pour les choses qui en relèvent, un principe de mouvement et de repos immanent (c’est par là qu’elle se distingue de l’art). Selon la fameuse définition du 1er livre de la Métaphysique, « l’art est principe en une autre chose, la nature est principe dans la chose même » 16. Il faut ajouter que l’évidence que revendique Aristote ne relève pas seulement de l’expérience sensible. Il est évident que la nature existe, qu’il y a dans les corps naturels un principe immanent de

changement car, si tel n’était pas le cas, on se trouverait dans une doctrine mécaniste (Démocrite) où tous les mouvements sont reçus du dehors – et il s’agirait alors de mouvements downloadModeText.vue.download 142 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 140 sans cause 17. Tout autre principe du mouvement que naturel est, du point de vue de la recherche de la cause, inintelligible. Partisans du déterminisme et de la téléologie, les stoïciens s’attachent aussi à élaborer une classification des causes, y compris, et peut-être surtout, dans une perspective morale. La cause sustentatrice 18 correspond au souffle : principe actif d’existence, d’organisation, d’unification des choses. Elle est parfois aussi appelée « cause complète » (autoteles), « puisqu’elle est par elle-même, d’une façon qui se suffit à elle-même, productrice de l’effet » 19. La cause auxiliaire, en revanche, ne produit d’effet qu’en tant qu’elle se trouve associée à la cause complète. Cause auxiliaire et cause préliminaire ont des sens similaires, mais alors que la première intensifie l’effet de la cause complète, la seconde en constitue le facteur déclenchant. Chrysippe s’appuie, semble-t-il, sur la distinction entre cause complète et cause auxiliaire pour apporter une solution au problème éthique posé par le rapport entre destin et responsabilité humaine. Le destin, qui agit sur nous par le biais des impressions, est enchaînement de causes auxiliaires, préliminaires, qui vont déclencher notre action. Mais c’est notre caractère, cause complète et véritable de nos actes, qui en assume, en définitive, la responsabilité 20. Annie Hourcade ✐ 1 Protagoras, A 10 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 2 Démocrite, B 118, ibid. 3 Démocrite, A 38, ibid. 4 Anaxagore, B 12, ibid. 5 Platon, Phédon, 96a-99d. 6 Platon, Timée, 46c-47a ; voir aussi Lois, X, 897a-b. 7 Aristote, Métaphysique, I, 1, 981a29.

8 Ibid., I, 6, 987b17. 9 Aristote, Métaphysique, I, 7, 983a25 sq ; V, 2, 1013a22 sq. ; Physique, II, 3, 194b23sq. 10 Aristote, Métaphysique, I, 7, 988a23. 11 Aristote, Physique, II, 7, 198a25. 12 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b97 sq. 13 Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072b3. 14 Aristote, Physique, II, 1, 192 b. 15 Aristote, Ibid., 193 a. 16 Aristote, Métaphysique, 3, 1070 a 7. 17 Aristote, Physique, VIII, 1, fin. 18 Cicéron, Du destin, 28-30 (= Long, A.A. & Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 55 S). 19 Clément d’Alexandrie, Mélanges VIII, 9, 33, 1-9 (= Long, A.A. & Sedley, D.N., op. cit., 55 I). 20 Cicéron, Du destin, 39-43 (= Long, A.A. & Sedley, D.N., 62 C). Voir-aussi : Duhot, J.-J., La Conception stoïcienne de la causalité, Vrin, Paris, 1988. Frede, M., « Les origines de la notion de cause », in Revue de Métaphysique et de Morale, 94, 1989, Recherches sur les stoïciens, pp. 483-511. Hankinson, R.J., Cause and Explanation in ancient Greek Thought, Oxford, 1998. Ioppolo, A.-M., « Le cause antecedenti in Cic. De Fato », in Barnes, J. & Mignucci, M. (edd.), Matter and Metaphysics, Napoli, 1988. Morel, P.-M., Démocrite et la recherche des causes, Klincksieck, Paris, 1996. Robin, L., « Sur la conception aristotélicienne de la causalité », in Archiv für Geschichte der Philosophie, 23, 1910, I, pp. 1-28 ; II, pp. 184-210. Sorabji, R., Necessity, Cause and Blame, Perspectives on Aristotle’s Theory, Ithaca, New York, 1980.

! ACTE, CAUSALITÉ, FIN ET MOYEN, MOUVEMENT, NÉCESSITÉ, PRINCIPE, PUISSANCE, RESPONSABILITÉ PHILOS. MODERNE La cause, à l’âge classique, est le croisement, dans la nature, de l’efficience et de la loi. L’évolution du statut de la cause à l’âge classique passe d’abord par une réduction directement liée au développement du mécanisme : la seule causalité efficiente suffit à produire tous les phénomènes de la nature. Dans les deuxième et troisième parties des Principes de la philosophie, Descartes exclut respectivement les causes formelles (la cohésion même des corps est suffisamment expliquée par le mouvement commun de leurs parties) et finales (dont nous ne pouvons rien connaître et qui sont inutiles à l’explication des changements survenant dans le monde matériel). Toutefois, cette réduction s’accompagne d’une profonde interrogation sur la nature de la relation causale. La théorie classique de la causalité se construit contre l’héritage péripatéticien et elle récuse l’évidence alléguée par Aristote : « Aristote parlant de ce qu’on appelle nature, dit qu’il est ridicule de vouloir prouver que les corps naturels ont un principe intérieur de leur mouvement et de leur repos ; parce que, dit-il, c’est une chose connue d’elle-même. Il ne doute point aussi qu’une boule qui en choque une autre, n’ait la force de la mettre en mouvement. Cela paraît tel aux yeux, et c’en est assez pour ce philosophe, car il suit presque toujours le témoignage des sens, et rarement celui de la raison ; que cela soit intelligible ou non, il ne s’en met pas fort en peine » 1. La mise en question de la définition aristotélicienne des corps naturels est solidaire du mécanisme universel (ce que montre déjà le texte de la Physique du Stagirite, en réalité). L’hypothèse d’une efficace immanente des causes secondes (d’une interaction réelle des substances) n’est pas immédiatement intelligible, même si les relations particulières qu’entretiennent les corps matériels constituent le lieu d’application des lois générales qui sont l’autre nom de la nature. Se trouvent ainsi distingués, sur la base d’une réduction de l’enquête à la seule efficience, les deux aspects de la relation causale, à savoir son fondement ontologique dans une véritable puissance et ses déterminations relationnelles, qui s’énoncent dans des lois. La doctrine occasionnaliste incarne, sous une forme exacerbée, la difficulté qui est ainsi visée. Elle l’exprime en un chiasme remarquable, où les rapports selon lesquels s’effectuent les changements naturels sont parfaitement intelligibles (ce sont les lois du mouvement), mais où ils ne nous instruisent nullement sur la cause première de ces phénomènes (Dieu) qui, si elle enveloppe toute efficience, demeure strictement

inintelligible. Leibniz mobilise le principe de raison suffisante contre la disjonction assumée par Malebranche entre cause et raison. En effet, cette séparation radicale, caractéristique du système des causes occasionnelles, rend particulièrement problématique l’existence même des êtres naturels – dire que les choses ne comportent aucune puissance propre revient à affirmer qu’elles n’ont pas en elles-mêmes la raison suffisante de leur persistance et qu’à ce titre, elles ne sauraient être considérées comme de véritables substances : « Loin d’augmenter la gloire de Dieu en supprimant l’idole de la nature, [la doctrine des causes occasionnelles] fait plutôt s’évanouir les choses créées downloadModeText.vue.download 143 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 141 en de simples modifications de l’unique substance divine, et elle paraît faire de Dieu, en accord avec Spinoza, la nature même des choses : car ce qui n’agit pas, ce qui est dépourvu de puissance active, de toute marque distinctive, en un mot ce qui est privé de toute raison de subsister, cela ne peut en aucune façon être une substance » 2. En outre, pour rendre raison des propriétés qui ne sont lisibles et mesurables que dans des états futurs du corps matériel (ainsi la force), Leibniz procède au « rétablissement des formes substantielles ». Le recours au principe de raison et la reprise du concept de forme expriment ainsi la fondation de la physique dans une métaphysique de la cause. Mais il est essentiel de saisir dans l’occasionnalisme le moment crucial où, avant Hume, se met en place l’idée essentielle selon laquelle la source de la relation causale n’est pas assignable au terme de l’analyse des termes qu’elle met en rapport : « Quelque effort que je fasse pour la comprendre, je ne puis trouver en moi d’idée qui me représente ce que peut être la force ou la puissance qu’on attribue aux créatures » 3. La causalité, en somme, n’est pas un rapport analytique. C’est le point que Kant dégage explicitement à la fin de la période pré-critique, en soulignant qu’il n’est pas possible de déduire analytiquement l’effet de la cause : « Analysez maintenant, autant qu’il vous plaira, le concept de volonté divine, vous n’y rencontrerez jamais un monde existant, comme s’il y était maintenu et posé par l’identité : il en est de même dans les autres cas. [...] comment par le mouvement d’un corps se trouve détruit le mouvement d’un autre corps, et sans que ce dernier soit en contradiction avec le premier, voilà qui est une autre question [que simplement analytique] » 4. Ainsi le rapport de la cause à l’effet est-il irréductible au rapport de principe à conséquence, au motif d’une distinction fondamentale entre raison logique et raison réelle. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., XVe Éclaircissement à la Recherche de la vé-

rité, éd. G. Rodis-Lewis, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1979, t. I, p. 973. 2 Leibniz, G. W., De Ipsa natura, § 15, trad. Schrecker, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1978, p. 110. 3 Malebranche, N., XVe Éclaircissement, éd. citée, p. 970. 4 Kant, E., Essai sur les grandeurs négatives, Remarque générale, Vrin, Paris, 1980, pp. 60-62. ! CAUSALITÉ, CRITICISME, LOI PHILOS. SCIENCES Dans la science classique, ensemble des forces qui agissent sur les objets. En physique newtonienne, une cause est ce qui fait qu’un objet subit un changement dans sa vitesse, c’est-à-dire ce qui perturbe son état d’inertie. Cette cause est quantifiée par une « force », proportionnelle au changement du mouvement (seconde loi de Newton1). Mais la cause elle-même peut demeurer obscure quant à sa nature propre, comme dans le cas de l’attraction universelle chez Newton. D’Alembert accentue cette focalisation de la physique sur les effets sensibles, aux dépens des causes cachées 2. Il remarque que le mot « force » n’a de sens précis que s’il se borne à désigner des effets sur le mouvement des corps, et non des « causes motrices » inhérentes. Cela lui permet de régler la vieille querelle, selon lui, purement verbale, des « forces vives » comprises comme causes de la « force du mouvement ». Cette querelle se résout immédiatement, pourvu que l’on ne considère que les effets de cette « force de mouvement », sur lesquels, dit-il, tout le monde s’accorde à la différence des causes. La physique, au long du XIXe s., abandonne le vocabulaire de la cause productrice pour celui de la loi de succession. C’est ce qui permet à la physique statistique de formuler de nouvelles lois sans devoir recourir à des causes individuelles. Les causes de l’évolution des phénomènes statistiques sont alors référées plutôt aux grands principes thermodynamiques qu’aux principes strictement mécanistes 3. Einstein renouvelle la signification de la pensée causale. D’une part, la relativité restreinte fait de la simultanéité, donc aussi de la succession, une convention dépendant du repère de l’observateur 4. Or, puisque la cause implique la succession, son application est aussi touchée par ce caractère conventionnel. Et, d’autre part, la relativité générale ne fait plus appel aux « forces » newtoniennes, donc aux « causes » traditionnelles, pour expliquer la gravitation. Enfin, la mécanique quantique n’utilise plus les causes d’une manière classique : elle fournit seulement des probabi-

lités d’obtenir un certain résultat dans des circonstances données, mais, lors de la mesure, la « cause » de l’actualisation d’un de ces résultats plutôt que d’un autre n’est pas donnée 5 (du moins dans la version standard, à la différence des théories « à variables cachées »6). Alexis Bienvenu ✐ 1 Blay, M., les « Principia » de Newton, PUF, Paris, 1995. 2 Alembert, J. (d’), Traité de dynamique, J. Gabay, Sceaux, 1990. 3 Barberousse, A., la Physique face à la probabilité, Vrin, Paris, 2000. 4 Einstein, A., la Relativité (1917), trad. M. Solovine, Payot, Paris, 1964. 5 Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philosophique, Flammarion, Paris, 1996. 6 Bohm, D., Causality and Chance in Modern Physics (1957), Routledge, Londres, 1997. Voir-aussi : Fetzer, J. (dir.), Probability and Causality : Essays in Honor of W. C. Salmon, Dordrecht, Reidel, 1988. ! CAUSALITÉ, CONVENTIONNALISME, DÉTERMINISME, FORCE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ ∼ CAUSES PROCHAINES, CAUSES ULTIMES BIOLOGIE ! BIOLOGIE CENSURE Du latin censura (« office du censeur », « censure »), de census (« cens », « recensement »). En allemand : Zensur. Liée, sous la république romaine, à l’institution du cens, la censure s’appliqua au contrôle des moeurs, avant de s’étendre, sous l’influence de l’Église, à celui des écrits et des opinions. Si le mot n’a rien retenu, aujourd’hui, de sa signification d’origine, il n’en va pas de même jusqu’au XVIIIe s, où il reste lié, chez certains auteurs, au vocabulaire républicain. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE Acte de soumettre un écrit ou un spectacle à un examen préalable, en vue de son autorisation ; condamnation qui les frappe en totalité ou en partie.

La censure nous apparaît avant tout comme une limitation ou une négation de la liberté d’expression, pour des raisons morales, politiques ou religieuses. Dans la pensée politique downloadModeText.vue.download 144 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 142 classique, en revanche, chargée de veiller au maintien des moeurs, elle apparut longtemps comme la condition d’une république vertueuse. Le mot, dans son sens moderne, est d’usage courant au XVIIIe s. Le sens ancien n’est cependant pas oublié : « Ce nom est emprunté des censeurs de l’ancienne Rome, dont une des fonctions était de réformer la police et les moeurs » 1. Au-delà de l’identité du nom, toutefois, la censure romaine et la censure moderne recouvrent des réalités très différentes. La censure des livres ou des opinions a, certes, pour fin de préserver les moeurs, mais selon une procédure, des critères et des modalités qui n’ont rien à voir avec la censure romaine. Les censeurs, à Rome, remplissaient une double fonction : dénombrer le peuple et, par une extension progressive de leur compétence, contrôler les moeurs. La fonction de dénombrement correspondait au « cens » (census), institué au VIe s. av. J.-C. afin de classer les citoyens en catégories par la définition de leurs obligations militaires, fiscales et politiques. Cette opération impliquait la prise en compte de leur mérite, ou « vertu ». La juridiction censoriale s’appliquait à un autre niveau que la loi ; bien plus, elle tirait sa justification de la nécessité de sanctionner, par le blâme ou par l’amende, les fautes échappant, par nature et non par accident, à la répression légale. Elle constituait donc l’un des fondements de la vie civique. Bodin, après Machiavel 2, le souligne encore au XVIe s. : « Le rôle des censeurs est si important, si capital dans une république que l’étonnante prospérité de Rome paraît principalement due à leur institution. 3 ». Rousseau fut l’un des derniers à défendre le principe d’une telle censure. « Utile pour conserver les moeurs, mais jamais pour les rétablir » 4, toutefois, elle ne convenait plus à l’époque moderne, caractérisée, selon lui, par la perte du sens civique. Quelques décennies plus tard, Constant lui donnait définitivement congé, affirmant, contre les imitateurs de l’Antiquité, que « ce n’était pas la censure qui avait créé les

bonnes moeurs [à Rome], [mais] la simplicité des moeurs qui constituait la puissance et l’efficacité de la censure » 5. À l’âge de la liberté individuelle, c’est à l’opinion publique qu’il revenait de régler les moeurs. ▶ La censure apparaît ainsi comme un élément essentiel du débat, ouvert au XIXe s., entre la liberté des anciens et celle des modernes. Elle témoigne, dans la tradition républicaine classique, du souci de mettre la vertu au coeur du système politique, soumettant ainsi les hommes, dans leur conduite publique et privée, au regard permanent de la société. Incompatible avec l’exigence moderne d’autonomie individuelle, elle n’apparaît plus, désormais, que comme une entrave à la libre expression des idées et des sentiments. Son effacement, toutefois, laisse ouverte la question de la morale civique propre aux sociétés démocratiques. Michel Senellart ✐ 1 Encyclopédie (1777), t. 6, art. « Censeur », p. 644. 2 Machiavel, N., Discours sur la première décade de Tite-Live (v. 1520), I, 49, Laffont, Paris, 1996, p. 271. 3 Bodin, J., la Méthode de l’histoire (1566), VI, PUF, Paris, 1951, p. 417. 4 Kousseau, J.-J., Du contrat social (1762), IV, 7, in OEuvres complètes, t. 3, Gallimard, Paris, 1964, p. 458. 5 Constant, B., De l’esprit de conquête et d’usurpation (1814), Garnier-Flammarion, Paris, 1986, p. 283. Voir-aussi : Nicolet, Cl., le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, ch. II, « Census. Le citoyen intégré », Gallimard, « Tel », Paris, 1988, pp. 71-121. Senellart, M., « Censure et estime publique », in Cahiers philosophiques de Strasbourg, printemps 2003, t. 13, pp. 67-105. ! LIBERTÉ, RÉPUBLIQUE, VERTU PSYCHANALYSE Fonction de répression qui interdit l’accès des contenus inconscients à la conscience. Le rêve est un lieu privilégié de l’analyse de la censure, qui officie comme un « gardien »1 et s’exerce à deux niveaux. « L’inconscient, à la frontière du [préconscient], est renvoyé par la censure », mais ses rejetons « peuvent tourner cette censure, [...] accroître leur investissement dans le [préconscient] jusqu’à une certaine intensité puis, [...] lorsqu’ils [...]

veulent s’imposer à la conscience [...], [ils] se voient refoulés de nouveau à une nouvelle frontière – la censure entre [préconscient] et [conscient] » 2. De même que la censure politique rend certains articles incompréhensibles, en les « caviardant » 3, la censure psychique caviarde les rêves. Mais le travail du rêve, qui « déforme » (Enstellung) les pensées latentes du rêve selon la logique du processus primaire, sert aussi la censure. En seconde topique, la censure est rattachée en partie au moi, comme mécanisme – inconscient – de défense, en partie au sur-moi, instance à laquelle est dévolue, avec l’idéal du moi, la « censure morale » 4. ▶ La psychanalyse a découvert les pulsions sexuelles et leurs avatars dans la vie psychique, ainsi que les répressions intrapsychiques qui leur sont opposées. Si les premières manifestent la puissance vitale d’Éros, les secondes dépendent des pulsions de mort, et leur dangerosité ne peut être surestimée. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G. W. II-III, l’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1999, p. 483. 2 Freud, S., Das Unbewusste (1915), G. W. X, Métapsychologie, in l’Inconscient, Gallimard, Paris, 1971, p. 105. 3 Freud, S., l’Interprétation des rêves, op. cit., p. 130. 4 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G. W. XIII, le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 250. ! CONDENSATION, DÉFENSE, DÉPLACEMENT, MOI, PROCESSUS, RÊVE, SURMOI, TOPIQUE, TRAVAIL CERCLE LOGIQUE Raisonnement qui, poursuivi à partir de la conclusion, revient aux prémisses. Soit le raisonnement suivant : la liberté d’expression est un aliment absolument indispensable à la vie démocratique, car la vie démocratique, par sa nature même, n’est rendue possible que par l’expression libre des citoyens. C’est aussi ce qu’on peut appeler une pétition de principe, ou diallèle. Il en est un autre célèbre : je vois clairement et distinctement que Dieu existe, et ce que je perçois clairement et distinctement est vrai. Donc, Dieu existe. Or, ce qui justifie la prémisse que les perceptions claires et distinctes sont vraies, c’est la

connaissance de l’existence de Dieu. ▶ Les raisonnements circulaires sont logiquement valides (puisque « p ! p » est toujours vrai). Bien présentés, ils sont downloadModeText.vue.download 145 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 143 généralement fort convaincants. Mais la question est de savoir quelle est leur pertinence. Le philosophe et logicien américain N. Goodman a ainsi pu accorder en philosophie une place de choix à des « cercles vertueux », et non vicieux, sous l’appellation d’équilibre réfléchi 1. Roger Pouivet ✐ 1 Goodman, N., Fact, Fiction, and Forecast, trad. Faits, fictions et prédictions, « La nouvelle énigme de l’induction », Minuit, Paris, 1984. ! INFÉRENCE, PARALOGISME, RAISONNEMENT, SYLLOGISME CERTITUDE PHILOS. CONN. Propriété d’une croyance telle que l’on n’a pas de raison de douter de sa vérité. C’est le cas si elle est logiquement vraie, mais aussi, comme le propose Wittgenstein, si elle participe à la justification d’autres croyances sans avoir elle-même besoin d’être justifiée 1. L’existence même de croyances absolument certaines pose problème, de même que leur rôle éventuel dans la connaissance. À quelles conditions peut-on, en effet, considérer que la vérité d’une croyance ne peut être soumise à aucun doute ? Ces conditions sont-elles subjectives ou objectives ? Le cas des propositions logiquement vraies est un cas limite : leur mise en doute semble menacer la notion de système de croyances d’un agent tout autant que les fondements objectifs de la rationalité. Les croyances certaines jouent dans une perspective cartésienne le rôle de fondement absolu de toute connaissance ; si, cependant, on met en cause l’existence des croyances certaines, tout l’édifice des connaissances est alors susceptible de s’écrouler. C’est pour éviter une telle conséquence sceptique que certains, comme Dewey 2, préfèrent dénier tout rôle aux croyances certaines dans la connaissance.

Anouk Barberousse ✐ 1 Wittgenstein, L., Über Gewissheit, 1969, « De la certitude », Gallimard, Paris, 1987. 2 Dewey, J., The Quest for Certainty, 1960. Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques. ! CROYANCE, PRAGMATISME, SCEPTICISME CHAIR En allemand : Fleisch, Leib. Omniprésent dans la Bible de Luther, Fleisch traverse nombre de mystiques (Eckhart, Boehm, Baader), tandis que Leib n’apparaît qu’avec la problématique rationaliste et empiriste au XVIIIe s. Tous deux prennent conjointement des accents idéalistes ou réalistes au XIXe s. en philosophie, avant que Leib se trouve mobilisé en psychologie, puis, techniquement, dans la phénoménologie husserlienne. PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE Dimension la plus sensible, intime, vulnérable et labile du corps qui, en tant qu’organisme, se définit en revanche par sa structure morphologique. Cependant, si une telle acception paraît s’imposer pour Fleisch, que l’on traduit spontanément par « chair » et qui désigne couramment la viande, la question est plus délicate pour Leib qui, dans son lien étymologique avec la « vie » (Leben), contient une telle inflexion de sens mais désigne aussi plus largement l’unité globale, organique et psychique de l’individu. Genèse des notions Fleisch est une notion centrale de la Bible luthérienne et désigne le corps de l’homme et de l’animal, les êtres vivants, ou encore la pudeur, l’être humain dans sa dimension fragile voire impuissante au regard de Dieu, bref, le côté terrestre ; à ce titre, il entre en opposition directe avec Geist (l’« esprit ») ; émergeant avec le rationalisme (Leibniz, Wolff) et l’empirisme qui lui est associé, Leib désigne l’organisme, selon un double couplage oppositif avec Körper d’une part (« corps inerte »), et Seele (le « psychisme »).

Idéalisme allemand Avec Kant 1, Fleisch et Leib se trouvent pour la première fois conjoints au titre de la sensibilité comme chaos de sensations ou comme a priori formel (Opus posthumum 2) ; en revanche, les post-kantiens tireront Leib du côté de Fleisch, soit pour en faire l’objectivation de l’amour dans le cadre d’un idéalisme absolu qui prend son inspiration dans l’Évangile de Jean (Fichte), soit pour désigner par là l’ensemble des forces psychiques inférieures (Schleiermacher). Psychologie et phénoménologie Tandis que les psychologues de la fin du XIXe s. relient à nouveau Leib au double couplage Körper / Seele, que ce soit sur le mode schopenhauerien du Willensorgan ou dans le cadre de la psycho-physique (Fechner, Wundt), Husserl 3, tout faisant fond sur la dimension psycho-physiologique, confère à Leib une portée transcendantale qui remet en chantier le statut de son couplage avec le Geist. C’est à l’aune d’une telle extension de sens que l’on peut aussi comprendre la portée ontologique de la chair chez Merleau-Ponty 4, laquelle se voit rétro-traduite en allemand, de façon intéressante, par le vocable Fleisch. Natalie Depraz ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980. 2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986. 3 Husserl, E., Idées directrices...II, PUF, Paris, 1982. 4 Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1979. ! ÂME, CORPS, ESPRIT, MATIÈRE, ORGANISME, PSYCHISME, VIE CHAMBRE CHINOISE (ARGUMENT DE LA) PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES Argument visant à montrer les limitations du modèle computationnel de l’esprit, et spécifiquement à réfuter certaines prétentions de l’intelligence artificielle.

Cet argument, dû à J. Searle 1, doit son nom à une parabole mettant en scène un individu ne parlant pas chinois, qui est enfermé dans une pièce, et qui a pour tâche de manipuler des ensembles de symboles chinois en suivant des règles définissant un programme de questions et réponses en chinois. Searle souligne que même si pour un observateur extérieur les performances de ce système sont indistinguables de celles d’un authentique locuteur du chinois, l’individu enfermé qui manipule les symboles en fonction seulement de leur forme ne comprend pas le chinois. Si le comportement des programmes d’ordinateurs est déterminé par leurs seules prodownloadModeText.vue.download 146 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 144 priétés formelles ou syntaxiques, l’esprit a lui des propriétés sémantiques. Par cette parabole, Searle veut illustrer le fait que la syntaxe ne suffit pas à la sémantique. Il entend ainsi réfuter la thèse de l’intelligence artificielle « forte », qui soutient que l’esprit est un programme informatique implémenté par le cerveau. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Searle, J., « Esprit, cerveaux et programmes », in D. Hofstadter et D. Dennett (éd.), Vues de l’esprit, trad. J. Henry, InterÉditions, Paris, 1987, pp. 354-373. ! FONCTIONNALISME, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, SÉMANTIQUE CHANGEMENT « Identité et changement sont-ils compatibles ? » CHAOS Du grec khaos : dans la cosmogonie antique, « vide obscur, sans borne ». ÉPISTÉMOLOGIE 1. Dans un sens métaphorique, se dit d’un espace de comportement soumis au règne de l’aléatoire. – 2. Chaos déterministe, type d’évolution temporelle déterministe et imprédictible caractérisé par une dépendance sensitive aux conditions initiales du mouvement engendrée par des processus non linéaires.

L’opposition classique entre déterminisme et imprédictibilité, et le découpage corrélatif du réel entre domaines de l’ordre et du désordre, ont été ébranlés par les théories non linéaires des systèmes dynamiques 1. Celles-ci montrent que par amplification des petites perturbations, les interactions non linéaires peuvent engendrer des dynamiques imprédictibles au sein de systèmes d’équations déterministes, n’ayant même qu’un petit nombre de degré de liberté 2. La limitation du pouvoir prédictif est liée à une complexité organisationnelle créatrice de potentialités dont l’actualisation dépend du contexte. Cette dépendance est spécifique des systèmes dissipatifs maintenus hors de l’équilibre thermodynamique par une relation de couplage à l’environnement. ▶ Des systèmes générateurs de chaos déterministe permettent une représentation physique du caractère auto-entretenu et innovateur de l’organisation vivante qui dénonce l’interprétation vitaliste du processus biologique et ont fourni aux sciences humaines, dans de nombreux domaines, un nouvel instrument de modélisation. Isabelle Peschard ✐ 1 Dumouchel, Dupuy, J.-P., l’Auto-Organisation, De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983. 2 Bergé, P., dir., le Chaos : Théorie et expériences, série « Synthèses », 1988. Voir-aussi : Boutot, A., « La philosophie du chaos », Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 2, 1991. Dalmedico, A. D., « Le déterminisme de P. S. Laplace et le déterminisme aujourd’hui », dans Chaos et Déterminisme, Seuil, Paris, 1992. ! COMPLEXE, COMPLEXITÉ, ÉMERGENCE, INTERACTION CHARISME POLITIQUE, SOCIOLOGIE Qualité personnelle attachée à un individu, qui suscite l’adhésion de disciples ou de militants indépendamment de toute médiation institutionnelle. M. Weber dit avoir emprunté la notion de charisme à la ter-

minologie du christianisme ancien, se référant notamment à l’ouvrage R. Sohm sur le droit canonique, Kirchenrecht 1. Il élargit considérablement le champ d’application de la notion en s’autorisant à l’utiliser non seulement dans le cas des prophètes ou des chefs religieux en général, mais aussi pour qualifier le lien qui attache partisans ou militants à de fortes personnalités, chefs politiques ou guerriers. Le mode de domination charismatique constitue, à côté du mode de domination traditionnel et du mode de domination légal, le troisième type de « domination légitime » : en d’autres termes, le charisme du chef est un principe de légitimité, dans tous les cas où les dominés se soumettent au chef ou aux ordres qu’il énonce du fait du « caractère sacré », de la « vertu héroïque » ou de la « valeur exemplaire » que ce chef revendique pour lui-même 2. Si les dominations rationnelle (reposant sur la validité de la loi impersonnelle) et traditionnelle (reposant sur l’autorité immuable de la tradition) sont caractéristiques des pouvoirs du quotidien, c’est-à-dire inscrits dans la durée, la domination charismatique est, au contraire, un pouvoir de rupture avec les ordres du quotidien : elle est extraordinaire ou, pour rendre littéralement le terme de Weber, ausseralltäglich, « extra-quotidienne » et, en conséquence, essentiellement instable. La disparition du chef ou, plus généralement, le procès d’institutionnalisation de cette domination entraînent une « routinisation », Veralltäglichung, littéralement « quotidianisation », au cours de laquelle la logique de la tradition ou celle de la loi codifiée se substituent progressivement à la légitimité charismatique. Pour faire pièce au procès de bureaucratisation, qui constituait à ses yeux à la fois le trait marquant des conditions politiques en Allemagne au début du XXe s. et la tendance naturelle d’évolution des structures d’exercice de la politique dans les sociétés occidentales modernes, Weber défendit l’idée d’une « démocratie plébiscitaire des chefs ». Celle-ci devait marier les formes de la démocratie parlementaire, appuyée sur des partis, avec une sélection plébiscitaire de chefs, dirigeants de partis et chefs de cabinet par exemple, par l’ensemble des électeurs. Le principe de légitimité charismatique se trouvait ainsi intégré à l’intérieur d’un fonctionnement ordinaire des institutions. Plus récemment, I. Kershaw s’est essayé à user du concept wébérien de charisme pour rendre compte du rôle de Hitler

dans l’économie de la domination nationale-socialiste 3. En concurrence avec les notions de césarisme ou de bonapartisme lorsqu’il s’agit de qualifier une domination fortement personnalisée, la notion de domination charismatique y ajoute une nuance affective (renvoyant à l’économie pulsionnelle en jeu dans les processus d’assujettissement des dominés) qui appelle des moyens d’explication autres que ceux de l’histoire et de la sociologie. Catherine Colliot-Thélène ✐ 1 Weber, M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 222. 2 Ibid., p. 222. 3 Kershaw, I., Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995. downloadModeText.vue.download 147 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 145 CHÂTIMENT Du latin castigare pour « corriger, réprimander sévèrement », dérivé de castus pour « chaste », au sens de « conforme aux règles ». MORALE, PHILOS. RELIGION Punition d’un crime selon la justice, humaine ou divine. « Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage occidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message n’est plus transparent, proche de la notion de code et de secret. » Dans le cadre d’une éducation ou d’une instruction, le châtiment est synonyme de blâme, sens qu’on retrouve dans la locution verbale « Qui aime bien châtie bien » ; davantage que la punition, il marque la gravité de la faute commise. Le mot a acquis une connotation religieuse judéo-chrétienne, dans le sens de « sanction méritée par le pécheur », qui spécifie le premier usage : Dieu châtie non pas seulement pour blâmer, mais en vue d’une conversion. Le châtiment est la conséquence du péché et l’exigence de la justice ; il est synonyme de réparation ; d’où le châtiment infligé à soi-même, à la place de Dieu, signifiant plus précisément « flagellation », « mortification ». Le châtiment renvoie donc à l’idée d’une justice divine transcendante, qui punit pour condamner le mal (Sodome et Gomorrhe) et pour obtenir la conversion des hommes endurcis dans le péché. Il est une manifestation, une révélation de cette justice, qu’on retrouve dans l’usage symbolique et poétique du terme (Dostoïevski, Crime et Châtiment).

Bérangère Hurand ! JUSTICE, PÉCHÉ CHIFFRE De l’arabe sifr, « vide » ; en allemand, Chiffre, Chiffer. Ce terme originellement mathématique (il désigne en arabe la valeur zéro) a connu une postérité dans une tradition de la philosophie de la nature qui prend sa source chez J. Böhme et T. Paracelse, et dont l’interrogation sur le rapport de la nature au divin est demeurée vivante au XVIIIe siècle (Hamann), et même au-delà. On le retrouve chez des penseurs contemporains comme Jaspers ou Bloch. PHILOS. MODERNE, ESTHÉTIQUE, MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage occidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message n’est plus transparent, proche de la notion de code et de secret. Le terme « chiffre » s’est introduit dans les langues romanes et germaniques avec son sens arabe originel au XIIIe s. Cette acception une fois supplantée par l’italien « nulla », il prit le sens général de signe mathématique. Le sens de message chiffré, écriture secrète, est attesté dès le XVe s. et se communiqua à l’allemand au XVIIIe s. par le français. C’est ce dernier sens qui porte la conception de la nature comme deuxième source de la révélation divine (le « Livre de la nature ») au Moyen Âge, chez l’alchimiste et médecin suisse Paracelse, et ensuite, chez le théosophe et mystique allemand Böhme, qui voit dans le monde des signatura du divin 1. J. G. Hamann fait du chiffre un concept métaphysique perpétuant au XVIIIe s., et au-delà, l’inspiration mystique de la philosophie de la nature. Chez lui, la théorie du symbole est en fait une ontologie ; le symbolisme englobe à la fois la nature, le langage et l’art. Cette théorie subvertit la distinction traditionnelle entre allegoria in verbis et allegoria in factis : les signes naturels ne sont pas de simples moyens d’expression (conception qu’a renforcée le rationalisme du XVIIe s. en distinguant signes naturels et signes arbitraires). Le symbolisme est organiquement fondé dans la nature et constitue une expression de la nature ; Herder parle de Natursymbol. La beauté et la force de l’expression ne sont pas le résultat du travail de l’artiste mais celle d’une « force

de la nature ». Ce sont là les linéaments de la conception romantique du génie. Mais Kant lui-même parle de l’écriture des chiffres comme d’une écriture secrète « par laquelle la nature, en ses belles formes, nous parle de manière figurée » 2. Cette tradition a été ravivée par deux penseurs contemporains. Le chiffre est chez E. Bloch la catégorie de l’« embrassement réciproque du sujet et de l’objet » 3. La nature est « co-productrice » du sens de l’histoire humaine sécularisée. Tandis que l’allégorie est vouée à l’extensio et à l’alteritas, le symbole, à la profondeur ou à la transcendance, dans les « chiffres » sont censés s’exprimer non seulement le sens de cette histoire mais aussi un sens propre à la nature elle-même. Le « chiffre » relève de la matérialité naturelle mais vise, audelà de l’allégorie qui exprime la chute dans la matérialité, un sens unique, comme le symbole. Le chiffre est par ailleurs au centre des débats théologiques entre Jaspers et K. Barth 4. Il est la rencontre entre la transcendance et l’existence humaine (Dasein), le langage de l’englobant (das Umgreifende) au sein de la scission, « la langue historique du dieu lointain ». Pour Jaspers, la foi monothéiste dans la révélation s’illusionne lorsqu’elle croit que nous pouvons faire l’expérience du divin autrement que sous la forme d’une expérience particulière 5. Le chiffre joue également un rôle central dans la poésie contemporaine. Chez des poètes comme P. Celan, il recouvre une pratique de l’image verbale différente de la métaphore traditionnelle. Dans le chiffre se noue la capacité de la langue à créer un monde plus authentique en transgressant les limites de la désignation et de la comparaison. Gérard Raulet ✐ 1 Böhme, J., De signatura rerum, oder : von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen (1622), in Sämtliche Schriftent, Stuttgart, 1957, t. IV. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 42. 3 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, M. Suhrkamp, 1972. 4 Jaspers, K., et Bultmann, R., Die Frage der Entmythologisie-

rung, Munich, Piper, 1954. 5 Jaspers, K., Der philosophische Glaube angesichts der Offenbarung, Munich, Piper, 1962, pp. 482-485. ! MÉTAPHORE, SYMBOLE CHOIX (AXIOME DE) LOGIQUE Axiome de la théorie des ensembles selon lequel si A est un ensemble disjoint (sans aucun élément commun avec un autre ensemble) composé de sous-ensembles dont aucun n’est vide, alors il existe un ensemble qui regroupe exactement un élément de chaque sous-ensemble. Cet downloadModeText.vue.download 148 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 146 axiome permet de montrer que tout ensemble peut être bien ordonné. Michel Blay CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU) MORALE, POLITIQUE Étude des opérations d’agrégation effectuées à partir des préférences, des choix ou des jugements des individus et visant à la sélection d’une ou plusieurs options disponibles. Relevant à la fois de la philosophie morale et politique (problèmes de définition de l’intérêt général ou du bonheur collectif et analyse des procédures politiques), de l’économie normative (théorie du bien-être collectif) et des mathématiques (théorie des relations binaires), cette théorie, dite aussi des choix collectifs, se distingue d’abord, sous sa forme contemporaine, par le type d’objet mathématique qu’elle étudie et dont elle contribue à dégager l’interprétation : des fonctions exprimant l’agrégation des préférences individuelles en un ordre de préférences unique ; en d’autres termes, des manières de mettre en correspondance les souhaits individuels et un classement « social » sur lequel s’appuient les choix ou les jugements d’une collectivité. Ce domaine d’étude a été ouvert par l’ouvrage classique de K. Arrow, Social Choice and Individual Values, et par une étude contemporaine de G.-T. Guilbaud. La théorie du choix social fit en 1970 l’objet d’une nouvelle synthèse dans un autre ouvrage classique, dû à A. K. Sen, Collective Choice

and Social Welfare 1. L’analyse s’est développée autour de deux faisceaux de problèmes : ceux qui ont trait aux décisions collectives proprement dites (autour des procédures de vote particulièrement), et ceux qui concernent la possibilité de parvenir à une définition du bien-être collectif à partir d’indices (« fonctions d’utilité ») repérant le bien-être (ou les préférences) des personnes. Sous ce second aspect, la théorie des choix collectifs est étroitement liée aux débats plus anciens concernant le bonheur global d’une collectivité, tel qu’il est approché notamment dans la tradition utilitariste. Cette théorie a permis à la fois de faire progresser l’analyse des procédures de vote 2 et la clarification des bases informationnelles des critères éthiques 3. Elle se développe aujourd’hui en étroite relation avec la théorie des jeux et la philosophie politique. ▶ La théorie du choix social pose des problèmes philosophiques spéciaux dans la mesure où elle se présente comme une sorte de mathématique universelle des évaluations et des choix opérés dans l’existence collective : on s’interroge en particulier sur ses critères de rationalité, ses implications morales et politiques (a-t-elle vraiment rendu impossible de parler d’intérêt collectif ou de rationalité des procédures démocratiques ?), ses implications économiques (a-t-on vraiment démontré l’impossibilité de construire une fonction de choix social ?) et l’on met en question la modélisation sous-jacente des préférences ou des choix 4. Emmanuel Picavet ✐ 1 Arrow, K. J., « A Difficulty in the Concept of Social Welfare », Journal of political Economy, 58, 1950 ; et Social Choice and Individual Values, Wiley, New York, 1951, 2e éd. revue 1963 (trad. Tradecom, Calmann-Lévy, Paris, 1974). Guilbaud, G.-T., « Les théories de l’intérêt général et le problème logique de l’agrégation », Économie appliquée, 5, 1952. Sen, A. K., Collective Choice and Social Welfare, Oliver and Boyd, Amsterdam, North Holland et Edimbourg, 1970. 2 Black, D., The Theory of Committees and Elections, Cambridge (U. P.), Cambridge, 1958. Schofield, N. J., Social Choice and Democracy, Springer, Berlin, 1985. Moulin, H., The Strategy of Social Choice, Amsterdam, North Holland, 1983. 3 Sen, A. K., Choice, Welfare and Measurement, Basil Blackwell, Oxford, 1982. 4 Kolm, S.-C., Philosophie de l’économie, Seuil, Paris, 1986. Elster, J. et Hylland, A. (dir.), Foundations of Social Choice Theory, Cambridge (U. P.), Cambridge, 1986. Picavet, E., Choix rationnel et vie publique, PUF, Paris, 1996. Mongin, P. et Fleurbaey, M., « Choix social (théorie du) », in Dictionnaire de philosophie politique, dir. P. Raynaud et S. Rials, PUF, Paris, 1998.

! ARROW (THÉORÈME D’), DÉCISION (THÉORIE DE LA), RATIONALITÉ, UTILITARISME CHOSE Du latin causa, « cause » au sens juridique. En allemand, Ding signifie d’abord « tribunal », puis « cause juridique », enfin « chose ». La chose est certainement l’entité philosophique qui, dans les termes de la logique classique, possède le plus d’extension et le moins de compréhension. Si la relation de la personne à la chose, d’origine juridique et romaine, a été supplantée par celle du sujet aux objets, d’extraction métaphysique et cartésienne, du moins la problématique philosophique est-elle demeurée identique à elle-même : qu’elle soit « acte » (energeia) où la « substance » (ousia) est en retrait chez Aristote, objectivité produite par l’activité du sujet chez Descartes, ou constituée par le schématisme transcendantal chez Kant, la chose demeure ce qui est posé en face de la pensée et l’interroge. C’est le sens du retour « aux choses-mêmes » qui apparaît dans la phénoménologie. Car c’est dans cette philosophie mise en oeuvre par Husserl avant que d’être modifiée par la tradition heideggerienne, que se joue le statut ontologique de l’ensemble des objets constitués en un monde par le sujet. La chose est la pure positivité de l’être telle qu’elle ne peut être posée que par l’activité d’une pensée qui vise, juge, constitue et se constitue dans les choses, audehors. À l’isolement classique de l’âme répond l’idée d’une présence au monde sous la forme de la chair dans les avancées les plus récentes de la tradition phénoménologique. Dès lors il n’est pas étonnant de constater que c’est vers l’art (Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty) que se tourne la phénoménologie, plus que vers la science et son conflit ancestral entre réalisme et instrumentalisme ou idéalisme physique, lorsqu’elle veut tenter de penser la relation entre le sujet et la chose. Fait déterminant, c’est à la chose, plutôt qu’à l’objet, que le sujet s’oppose dans la relation complexe de constituant à constitué, relation dans laquelle on reconnaît l’inspiration la plus marquante de la philosophie contemporaine. ÉPISTÉMOLOGIE N’importe quelle réalité, plus ou moins individuée, statique, et indépendante du sujet qui l’observe, ou résistant à des modifications arbitraires. La référence aux choses se situe soit en deçà (Aristote), soit au-delà (d’Espagnat) de la problématique de l’objectivité scientifique où le réalisme de la chose ne peut que se dissoudre (Bachelard) ou s’inscrire en faux (Heidegger). Une chose est un système isolable, supposé fixe, de qualités et de propriétés. Elle est antérieure à l’objet, dont la constitution suppose l’élimination de faux objets. Se référer à l’ordre des choses n’implique aucune différence entre représentation et représenté 1. Aristote forme une science des choses en tant qu’elles constituent un monde 2. Le droit romain (Justinien) oppose les choses, supports de propriété, aux actions et aux personnes. Le déploiement de la problématique du sujet et de l’objet (Descartes, Kant, Hegel...) entraîne l’abandon de la notion. La critique de ce recouvrement par Heidegger peut

être considérée comme une résurgence ou comme une régression : « Le savoir de la science a déjà détruit les choses, longtemps avant l’explosion de la bombe atomique. » 3. En revanche, la psychanalyse de la connaissance vise à dissoudre les certitudes mal dégrossies du sens commun : « La science downloadModeText.vue.download 149 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 147 contemporaine veut connaître des phénomènes et non pas des choses. Elle n’est nullement chosiste. La chose n’est qu’un phénomène arrêté. » 4. Toutefois, certains réalistes insistent sur la valeur régulatrice du « quelque chose » résistant aux variations techniques et symboliques de l’activité scientifique 5. Vincent Bontems ✐ 1 Foucault, M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966. 2 Aristote, Physique, Les Belles Lettres, Paris, 1931. 3 Heidegger, M., Qu’est-ce qu’une chose ?, Gallimard, Paris, 1971. 4 Bachelard, G., La philosophie du non, p. 109, Vrin, Paris, 1975. 5 D’Espagnat, B., À la recherche du réel, Bordas, Paris, 1981. ! ÉPISTÉMOLOGIE, FAIT SCIENTIFIQUE PSYCHANALYSE Ce qui a été radicalement perdu du premier objet, la mère en tant que sein maternel, par-delà les objets pulsionnels et partiels. Lacan propose d’isoler par ce nom l’objet premier, dont la perte inaugure la possible objectalité des mondes interne ou externe. Sans qu’il le dise, la chose renvoie probablement à ce qui existe d’un objet totalitaire, avant que, selon l’approche kleinienne puis winnicottienne, la réconciliation du bon et du mauvais objet, paradoxalement associée à la position dépressive, ne donne à la mère la compétence à présenter les objets. En d’autres termes, c’est la part réelle des objets qui s’indique en ce mot. ▶ Si l’« objet a » se constitue, dans un temps logiquement second, de ce qui choit de l’Autre et insiste dans les objets de la pulsion comme de l’identification, la chose n’est rien d’autre que le nom donné à la mère primordiale, Autre réel, dans la théorie lacanienne. Outre son intérêt pour la cohérence de

la doctrine, une telle différenciation permet sans doute de comprendre, dans la clinique, ce qui s’observe d’un certain rapport à l’objet, tout autant dans l’autisme ou la schizophrénie que dans la mélancolie. Jean-Jacques Rassial ✐ Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! NARCISSISME, OBJET, SOUHAIT CHURCH (THÈSE DE) D’après le logicien américain Alonzo Church (1903-1995). LOGIQUE Affirmation selon laquelle toutes les fonctions effectivement calculables sont « récursives », et qui revient donc à identifier la notion informelle de calculabilité par algorithme à la notion formellement définie de récursivité, ou à l’une des notions équivalentes à cette dernière, comme la « lambda-définissabilité » ou la calculabilité par une « machine de Turing ». La thèse de Church 1 n’est pas un théorème susceptible de démonstration (puisque l’un des termes de l’identification n’est, justement, pas formellement défini), mais une assertion en faveur de laquelle une batterie d’arguments extrêmement convaincants peuvent être avancés, au nombre desquels (1) le fait que toute fonction reconnue comme effectivement calculable s’est à ce jour avérée récursive, (2) la convergence des définitions d’allure fort dissemblables qui ont pu être proposées pour caractériser formellement la notion calculabilité par algorithme. L’année même (1936) où la thèse de Church était avancée par son auteur, Turing 2, de manière indépendante et guidée par des considérations sensiblement différentes, proposait quant à lui d’identifier les fonctions effectivement calculables aux fonctions capables d’être calculées par une « machine de Turing ». Compte tenu de l’identité, postérieurement établie, entre les fonctions calculables au sens de Turing et les fonctions que Church avait en vue, la « thèse de Turing » équivaut à la thèse de Church, et les deux sont souvent désignées sous le nom de « thèse de Church-Turing ». Jacques Dubucs ✐ 1 Church, A., An Unsolvable Problem of Elementary Number Theory, repris dans M. Davis (éd.), The Undecidable, Raven Press, New York, 1965, pp. 89-109.

2 Turing, A., On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem, repris dans M. Davis (éd.), op. cit., pp. 116-154. ! CALCULABILITÉ, DIAGONAL (ARGUMENT), EFFECTIVITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) CINÉMA Abréviation courante (dès 1893) de cinématographe (1892), litt. « écriture du mouvement », du grec kinêma, « mouvement », et graphein, « écrire ». ESTHÉTIQUE Projection lumineuse de l’enregistrement photographique d’un spectacle en mouvement, l’illusion étant rendue possible par le phénomène de persistance rétinienne. Apparu dans les dernières années du XIXe s., le cinéma s’est rapidement imposé comme un art majeur et même comme l’art le plus représentatif du XXe s. L’acte de naissance officiel du cinéma est la projection publique réalisée par les frères Lumière, le 28 décembre 1895, dans les sous-sols du Grand Café, à Paris. Son invention est la résultante d’une longue série de travaux scientifiques destinés à l’étude des phénomènes de la nature (Marey, Muybridge), mais également de la tradition des spectacles d’ombre et de lumière obtenus à l’aide de la « lanterne magique ». Dès son apparition, le cinéma a suscité une fascination particulière, autant du point de vue du spectateur que de celui du théoricien pour lequel il renouvelle les vieilles interrogations de Zénon sur la continuité. Il n’est donc pas surprenant que les premières mentions philosophiques se soient concentrées avec Bergson 1 sur la question du temps et de la décomposition du mouvement. Le grand public a été surtout sensible aux progrès techniques qui jalonnent son histoire : passage du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, intégration du son, effets spéciaux, etc., en oubliant souvent que le cinéma renvoie à bien d’autres formes et usages que les films diffusés en salle : cinéma scientifique, documentaire, expérimental, films d’animation, d’entreprise, de propagande, cinéma institutionnel, pédagogique, etc. Fiction et documentaire Instrument de saisie du réel, du moins tel que la caméra permet de le conserver et de le restituer, le cinéma est néanmoins devenu très tôt un puissant mode d’expression tourné

vers l’imaginaire : « N’est-ce pas un rêve que le cinéma ? » se demande Valéry. La tension entre réalité et fiction est donc downloadModeText.vue.download 150 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 148 à la base même de la réflexion cinématographique, dès la polarité entre Lumière et Méliès, mais surtout à travers l’interaction des deux pôles, toute fiction contenant une part documentaire et tout documentaire tendant à fictionaliser le réel. C’est pourquoi le concept d’« évasion » attaché au spectacle cinématographique conserve toute sa valeur opératoire. L’on peut même se demander si la principale fonction sociale du cinéma (à tout le moins celle qui motive le plus grand nombre d’entrées dans les salles) ne relève pas d’une insatisfaction fondamentale : le monde qui est ne devrait pas exister et celui qui devrait être n’existe pas. « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », fait dire J.-L. Godard à A. Bazin au début de son film le Mépris. Célèbre formule qu’il convient certainement de compléter en la dialectisant. On l’a souvent dit, tout film est (en pratique) toujours vécu au présent. De sorte que le cinéma s’appuie pleinement sur cet attribut de la conscience : être présent à ce qui l’affecte actuellement. Aussi le cinéma se nourritil d’une double opposition : la volonté de substitution d’un monde à un autre, en somme réalisée pour le spectateur le temps d’une projection, conduit aussi bien à la négation qu’à l’affirmation du seul monde existant – celui que le spectateur retrouve inéluctablement au sortir de la salle mais dont il ne prend pas nécessairement une conscience propre. Le souci « documentaire » oriente le cinéma vers une fonction de monstration du réel ou, comme préfère dire Rossellini, vers la recherche de la connaissance. Le souci « fictionnel », ici entendu au sens premier, sert le besoin de refuge ou de fuite dans l’imaginaire. À ce titre, la distinction également classique entre cinéma de spectacle et cinéma d’art et d’essai semble bien peu pertinente, l’un et l’autre cinéma privilégiant l’un et l’autre souci selon les films, les époques ou les auteurs. ▶ Mixte d’art et d’industrie, le cinéma est partagé entre la tendance à l’uniformisation imposée par les lois économiques de l’institution et le besoin de diversité et de renouvellement recherché par le spectateur. Plus profondément encore que la reproductibilité relevée par Benjamin, une nouvelle culture visuelle fondée sur l’essor des technologies numériques est en voie de transformer son statut d’art et au-delà celle des arts en général, y compris dans leurs implications esthétiques et leur mode individuel d’appropriation. Daniel Serceau ✐ 1 Bergson, H., l’Évolution créatrice (1907), PUF, Édition du centenaire, Paris, 1959, pp. 752-754. Voir les commentaires de Deleuze, G., in Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris,

1983. Voir-aussi : Metz, C., « Le film de fiction et son spectateur », in Psychanalyse et cinéma, Communications, no 23, Seuil, Paris, 1975. Mitry, J., Histoire du cinéma, Éditions universitaires, Paris, 1973. Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Minuit, Paris, 1956. ! CINÉMA ET PHILOSOPHIE, FICTION, FILM, VISIBLE ∼ CINÉMA ET PHILOSOPHIE ESTHÉTIQUE Dès son apparition, les théories du cinéma n’ont cessé de s’interroger sur les divers aspects de ce phénomène (invention technique, pratique sociale, expression artistique du mouvement) et d’envisager cette succession d’imagessons projetés sur l’écran de la salle obscure selon différents modèles (langage cinématographique, « texte » filmique, « dispositif » de projection, « signifiant imaginaire », lieu de pensée, instance de restitution du réel). Approches théoriques du cinéma Les propos de cinéastes et des critiques des années 1920, notamment le manifeste de Canudo 1, se conçoivent dans une perspective de promotion et d’élection du cinéma en tant que « septième art ». Ces poétiques d’auteurs, de Gance à Delluc, ne constituent pas de réels discours théoriques, sauf peut-être chez Epstein qui réfléchit le cinéma comme « une machine philosophique à re-monter le temps » 2. Les premiers théoriciens du cinéma s’inscrivent dans la mouvance du gestaltisme (Münsternberg, Arnheim 3) et dans la tradition du formalisme (Balázs et les cinéastes russes 4, de Vertov à Eisenstein). Avec des différences notables, ils établissent les caractéristiques fondamentales du « langage cinématographique », en insistant sur le montage, dans leur défense du cinéma muet en tant qu’art de transformation stylistique du réel. Le dialogue entre le cinéma parlant et le discours théorique ne s’est noué qu’après la Seconde Guerre mondiale 5. Il convient de distinguer chronologiquement les théories ontologiques sur l’essence du cinéma (la défense du réalisme de A. Bazin ou l’essai anthropologique de E. Morin 6 qui enracine le cinéma dans l’imaginaire), les théories méthodologiques

sur la pertinence des différentes perspectives d’approche (l’approche sémiologique du cinéma, « langue ou langage », conduite par C. Metz, l’analyse textuelle, l’éclairage psychanalytique de la place du spectateur dans le « dispositif ») et enfin des réflexions nourries par les problématiques que soulèvent les oeuvres filmiques (la pensée figurale de l’image développée par J. Aumont, la notion de « l’entre-images » articulée par R. Bellour, la proposition croisée de montages cinématographiques et de montages interprétatifs énoncée par M. Gagnebin). Éclairages philosophiques : cinéma, pensée et réalité La relation entre cinéma et philosophie a pour origine le questionnement par l’image du réel et de la pensée. A. Bazin a développé dans l’après-guerre une réflexion ontologique sur le cinéma à partir du rapport entre septième art et réalité. Dans son optique esthétique et métaphysique, l’objectivité de la représentation, la reproduction du réel, se comprend comme le fondement de la vérité artistique. Le premier essai du recueil théorique, Qu’est-ce que le cinéma ?, définit l’« ontologie de l’image photographique » comme l’objectivité essentielle garantie par le dispositif mécanique de prise de vue. Le cinéma « apparaît comme l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique » 7. En ajoutant à « l’empreinte digitale » de la photographie la reproduction du temps dans la durée, il entretient un rapport existentiel avec la réalité. Le cinéma non seulement adhère au réel par la puissance de crédibilité des images, mais il participe aussi à son existence en le révélant. Cette pensée du cinéma, qui fait émerger le réalisme ontologique du septième art d’une description phénoménologique, peut être mise en étroite relation avec la philosophie de Merleau-Ponty. L’auteur de la Phénoménologie de la perception a réfléchi sur les accords et les désaccords du cinéma et de la pensée. Pour lui, « le cinéma est particulièredownloadModeText.vue.download 151 sur 1137

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ment apte à faire paraître l’union de l’esprit et du corps, de l’esprit et du monde et de l’expression de l’un dans l’autre » 8. Par réaction contre les approches en termes de texte filmique dans les années 1970, Deleuze a réactivé le lien entre le cinéma et la philosophie dans ses deux ouvrages fondamentaux 9. Il précise que le cinéma « est une nouvelle pratique des images et des signes, dont la philosophie doit faire la théorie comme pratique conceptuelle » 10. Aussi le cinéma estil présenté comme un « lieu de pensée », mais il ne lui appartient pas de construire ses concepts. La philosophie de Deleuze consiste ainsi à classer les différentes formes filmiques dérivées de la théorie des signes de Peirce et de la pensée du mouvement de Bergson. Elle reprend donc l’articulation entre les trois niveaux bergsoniens : les ensembles et leurs parties, le Tout, le mouvement qui se décompose d’après les éléments entre lesquels il joue dans un ensemble et qui se recompose comme expression du changement qualitatif du Tout dans la durée. Trois types d’images sont ainsi isolés : « l’image-instantanée », c’est-à-dire le photogramme, instant quelconque de la prise de vue ; « l’image-mouvement », la « coupe mobile de la durée » donnée immédiatement par le cinéma ; et « l’imagetemps », qui est une image de la durée elle-même. Le passage du cinéma classique (Hawks, Hitchcock, Kurosawa,...) au cinéma moderne (Antonioni, Resnais, Godard...) se comprend comme la crise de l’image-mouvement dans sa composante « d’image-action », et l’émergence de l’image-temps dans son aspect fondateur d’« image-cristal ». ▶ La relation entre cinéma et philosophie a été particulièrement illustrée par Bazin et Deleuze. Le cinéma aura donc intéressé les penseurs au point de donner véritablement une image à la pensée et de faire participer le septième art à l’existence même. Diane Arnaud ✐ 1 Canudo, R., Manifeste des Sept Arts, 1923, Séguier, Paris, 1995. 2 Aumont, J., Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, « Cinégénie ou la machine à re-monter le temps », Cinémathèque française, Paris, 1996, pp. 87-108. 3 Arnheim, R., Film als Kunst (1932), « Le cinéma est un art », trad. de F. Pinel, L’Arche, Paris, 1989. 4 Albéra, F., les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Nathan, Paris, 1996. 5 Casetti, F., les Théories du cinéma depuis 1945, 1993, trad. de S. Saffi, Nathan, Paris, 1999.

6 Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956, Minuit, Paris, 1985. 7 Bazin, A., Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), chap. 1, « Ontologie de l’image photographique » (1945), Cerf, Paris, 1997, p. 14. 8 Merleau-Ponty, M., Sens et non-sens, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Gallimard, Paris, 1996, p. 74. 9 Deleuze, G., Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983. 10 Deleuze, G., Cinéma 2. L’image-temps, p. 366, Minuit, Paris, 1985. Voir-aussi : Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris, 1996. Bellour, R., l’Entre-images 2. Mots, Images, P.O.L., Paris, 1999. Cavell, S., The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film (1971), trad. [line] Ch. Fournier, « La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma », Belin, Paris, 1999. Gagnebin, M., Du Divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999. Metz, C., Langage et cinéma, Albatros, Paris, 1982 ; le Signifiant imaginaire, Bourgois, Paris, 1993. Schefer, J.-L., l’Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du Cinéma, Paris, 1997. ! ART, EXPRESSION, FILM, IMAGE, MOUVEMENT, PERCEPTION, RÉEL, SÉMIOTIQUE, VISIBLE CINÉMATIQUE ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES Partie de la mécanique qui étudie la géométrie des mouvements indépendamment des forces ou des causes qui sont supposées le produire. SYN. : phoronomie. La cinématique commence à se constituer comme discipline au tournant des XVIIe et XVIIIe s. avec la construction par Varignon (1654-1722) de l’algorithme de la science du mouvement ou algorithme de la cinématique. La vitesse y est alors définie comme la différentielle de l’espace par rapport au temps, puis l’accélération comme celle de la vitesse par rapport au temps. L’organisation du champ de la cinématique du

point trouve sa forme définitive avec la rédaction par Euler de son traité de mécanique du point, en 1736, sous le titre Mechanica, sive motus scientia analytica exposita et par celle du Traité de dynamique de d’Alembert, en 1743. Michel Blay ✐ Blay, M., La naissance de la mécanique analytique. La science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, Paris, 1992. CITATION Du latin citare, « convoquer en justice », d’où « invoquer le témoignage de », « mentionner ». ESTHÉTIQUE Insertion d’un fragment d’oeuvre au sein d’un nouveau contexte, cet emprunt devant être normalement repérable par l’interprète. Lorsque l’on passe du niveau textuel au niveau opéral, c’est l’effectivité du lien référentiel et non la simple présence d’une réplique syntaxique qui constitue l’aspect déterminant ; celleci se trouve en pratique validée par l’indication de la source, le plus souvent sous forme de note. La musique offre par ailleurs une circonstance privilégiée, en raison de l’existence d’un genre « thème et variations ». Se pose aussi la question délicate de la généralisation de la citation au-delà du domaine linguistique et notationnel. Puisqu’une peinture est dénuée d’articulation sémiotique, on ne saurait parler strictement de citation iconique, même si c’est un fait que de nombreux artistes se sont explicitement inspirés d’autres oeuvres et les ont parfois utilisées littéralement, sur le mode de l’hommage, du prolongement ou du détournement. La possibilité d’une citation trans-sémiotique est encore plus problématique, en dépit des perspectives ouvertes par les procédés de numérisation. Jacques Morizot ✐ Compagnon, A., la Seconde main ou le travail de la citation, Seuil, Paris, 1979. Goodman, N., Manières de faire des mondes, chap. 3, J. Chambon, Paris, 1992. Lipman, J., et Marshall R., Art about Art, Dutton and Whitney Museum, New York, 1978. ! POST-MODERNISME, USAGE / MENTION

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 150 LINGUISTIQUE Moyen conventionnel au travers duquel un signe linguistique ou un ensemble de tels signes peuvent être mentionnés, plutôt qu’utilisés. La citation appartient au langage en tant qu’il est écrit plutôt que parlé : un matériel linguistique est cité s’il se trouve entre deux guillemets. Elle tire son importance philosophique des relations étroites qu’elle entretient avec la mention. La citation permet en effet d’utiliser les signes d’un langage pour désigner d’autres signes. C’est le cas lorsqu’on formule les propriétés d’un langage objet dans un métalangage, comme dans « Paris est la capitale de la France » qui est une phrase grammaticale du français. On utilise d’autre part la citation pour rapporter les propos d’autrui. Au discours direct, les paroles sont explicitement citées, comme dans (1) « Paul a dit : “J’aime Marie.” » ; en revanche, la citation disparaît au discours indirect, comme dans (2) « Paul a dit qu’il aimait Marie ». Les rapports au discours indirect, comme ceux effectués au discours direct, sont opaques : on ne peut y substituer les termes coréférentiels salva veritate. Certains philosophes ont soutenu, pour cette raison, que le discours indirect faisait intervenir un mécanisme caché de citation 1. Pascal Ludwig ✐ 1 Davidson, D., « On Saying that », 1968, repr. et trad. par Engel, P., in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Jacqueline Chambon, Paris, 1993, pp. 144-166. Voir-aussi : Cappellen, G., et Le Pore, E., « Varieties of Quotation », Mind, 106, 1997, pp. 429-450. ! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, USAGE / MENTION CITOYEN Du latin civis, pour le grec politès, littéralement, « membre de la cité ». PHILOS. DROIT, POLITIQUE Celui qui appartient à une société politique quelconque. Cette appartenance peut impliquer la participation effective à toutes les décisions qui concernent la communauté, ou être réduite à un ensemble d’obligations et de droits spécifiques. Adopter la définition large, c’est reprendre une tradition qui remonte à la cité grecque et à la république romaine, et qui a acquis une nouvelle vitalité dans certaines cités italiennes à

la Renaissance (Florence, Venise) : dans une libre république, les « citoyens » participent nécessairement aux décisions communes, à la différence des « sujets » des États monarchiques ou de la même république (ceux qui y résident sans bénéficier des privilèges de la citoyenneté). Adopter la définition étroite (réduire la citoyenneté à un simple statut juridique), c’est être tributaire d’une autre définition de la société politique. La république devient l’ensemble des sujets qui obéissent au même souverain, même s’il s’agit d’un monarque ; lui appartenir revient à obéir aux lois qui vous protègent. Cette réduction du citoyen au sujet peut être plus ou moins complète. En 1576, Bodin distingue encore le sujet ordinaire et le citoyen – un sujet auquel le souverain laisse la liberté de gouverner sa famille et ses biens, qui partage avec ses pairs de la même cité (une république peut comporter plusieurs cités) une même législation à propos de laquelle il peut être consulté 1. Tout en distinguant les francs sujets (ou citoyens libres) et les esclaves (des sujets de l’État assujettis aussi à certains de leurs concitoyens) 2, Hobbes assimile le citoyen au sujet 3 : l’activité civique est réduite à l’obéissance volontaire et au pacte fictif par lequel chacun est censé avoir institué l’État qui le protège. L’homme et le citoyen Pour les tenants de la libre république antérieurs à Rousseau, tout homme a une capacité politique (une capacité à coopérer à une oeuvre commune) que les rares citoyens sont seuls à réaliser dans sa plénitude. Tous sont hommes, certains le sont plus que d’autres ! Chez les tenants du droit naturel moderne (Hobbes, Pufendorf, Locke), la réduction du citoyen à un sujet qui accepte d’obéir pour protéger ses droits conduit à séparer l’homme et le citoyen. Que l’homme soit insociable ou sociable, il n’est plus, comme le voulait Aristote, un animal politique. Le droit politique (qui inclut les droits reconnus aux citoyens) est un moyen subordonné à une fin extérieure à l’État, la sauvegarde des droits attachés également à tous les hommes du seul fait de leur nature. Rousseau tente de concilier les deux définitions. Héritier du droit naturel moderne, il postule l’égale liberté de tous. Héritier du républicanisme, il refuse de séparer l’homme et le citoyen : l’homme naturel (celui qui vivrait en dehors de toute société politique et de toute relation stable avec ses

semblables) est presque un animal : ce qui en lui est proprement humain (la capacité de se perfectionner et de s’écarter de la nature) ne peut se développer sans vie politique organisée. C’est en devenant citoyen que l’animal stupide et borné accède à l’humanité 4 : « sujet » par sa soumission aux lois de l’État, il est « citoyen » par sa participation à l’autorité souveraine définie de manière nouvelle 5 : elle consiste uniquement à légiférer, c’est-à-dire à décider des règles qui valent pour tous, abstraction faite des particularités de chacun 6. Les droits naturels que la république doit sauvegarder ne peuvent être ceux de l’animal stupide et borné. Si on devient homme en devenant citoyen, on ne peut protéger les droits de l’homme en faisant appel à un principe naturel extérieur à la république. On cherchera plutôt des institutions qui, par leur fonctionnement (la claire distinction des fonctions législative et executive, du souverain et du gouvernement), contraindront les citoyens à exercer leur souveraineté en respectant les droits de chacun. ▶ À définir le citoyen par l’activité civique, bien peu d’entre nous sont citoyens, car l’État représentatif tend à réduire notre citoyenneté à ce que Hobbes avait imaginé : l’obéissance volontaire. À nous de résister à cette réduction. Jean Terrel ✐ 1 Bodin, J., la République, I, chap. 6, p. 111 sq., Fayard, Paris, 1986. 2 Hobbes, Th., De cive, chap. 5, § 11. 3 Ibid., chap. 9, § 9. 4 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, chap. 8. 5 Ibid., I, chap. 6. 6 Ibid., II, chap. 4 et 6. downloadModeText.vue.download 153 sur 1137

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151 Qu’est-ce qu’un citoyen ? Nous usons et abusons du vocabulaire de la citoyenneté. Alors que la plupart des grandes démocraties subissent un vaste mouvement de désintérêt à l’égard de la chose publique, les actes les plus ordinaires de la vie sociale doivent, pour avoir quelque valeur, être affublés du qualificatif « citoyen ». La politesse, le respect, la tolérance, le souci des « exclus », l’humanitarisme, voilà les traits de cette nouvelle citoyenneté. Mais cet usage sans mesure du mot ne traduit-il pas le fait que nous sommes en train de perdre le sens de la citoyenneté ? Né il y a quelque 2 500 ans en Grèce, le citoyen est-il encore une figure pertinente de l’existence digne d’un homme ? L’ANIMAL POLITIQUE É tymologiquement, le citoyen est celui qui vit dans une cité gouvernée par des lois. Quand Aristote dit que l’homme est un « animal politique », il affirme que l’homme est, par nature, citoyen. Mais, pour un citoyen d’Athènes, cette définition est très précise. Elle exclut tous ceux qui ne sont pas athéniens « de sang » – les étrangers restent, sauf dans des cas restreints, des métèques – ainsi que les femmes et les esclaves. D’un autre côté, cependant, elle affirme l’égalité des citoyens comme condition de leur liberté. Se posant la question du meilleur gouvernement, Aristote examine plusieurs possibilités 1. Le gouvernement d’un seul, ou monarchie, qui relève d’une généralisation de la domination paternelle et dont le principe est l’amour du monarque pour le bien de ses sujets. Mais, réaliste, Aristote constate que ce genre de gouvernement est prompt à dégénérer en despotisme, lequel correspond au rapport du maître à ses esclaves. Le gouvernement de la minorité des meilleurs (l’aristocratie) est, quant à lui, menacé de se transformer en une oligarchie où la puissance de l’argent remplace la vertu. C’est que en dépit des menaces de dégénérescence

en anarchie, le gouvernement de la masse des citoyens, tout bien pesé, est, sans doute, le meilleur en pratique. Mais quoi qu’il en soit, si « le pouvoir du chef de famille est une monarchie », un gouvernement non dégénéré, qu’il soit celui d’un seul ou celui de la majorité, n’est jamais assimilable au pouvoir d’un maître. En effet, dans la plupart des régimes politiques, on est tour à tour gouvernant et gouverné (car on veut être égaux de nature, sans différence aucune) 2. C’est pourquoi, « un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature » 3. La citoyenneté n’est possible que là où il existe un espace public, là où les hommes se rencontrent directement, là où la parole est action. Ce qu’exprime la citoyenneté grecque, c’est une certaine conception de la vie digne d’un homme, une vie qui n’est pas enfermée dans la sphère privée, mais s’exprime d’abord dans l’espace public. Cela signifie que les intérêts privés – aussi importants soient-ils en pratique – ne peuvent dominer la vie publique. D’où la condamnation comme « contre nature » de ce qu’Aristote nomme « chrématistique », c’est-à-dire l’activité consacrée à la recherche de l’argent pour lui-même. CITOYEN ET SUJET C ette prodigieuse invention de la démocratie grecque doit cependant être comprise sans anachronisme. Tout d’abord, l’homme grec n’est pas citoyen par nature. C’est, inversement, le citoyen qui, seul, est un homme au sens plein du terme. Celui qui n’est pas citoyen ne l’est pas pour de bonnes raisons : il diffère en nature de l’homme libre. Ainsi les « barbares » étaient-ils esclaves « par nature », car les Grecs se demandaient comment des hommes libres auraient pu accepter de vivre sous la coupe d’un despote. En second lieu, la conception grecque de la citoyenneté est aux antipodes de la conception individualiste moderne. La cité n’est pas une assemblée d’individus ; elle est un tout qui forme le Bien suprême. L’homme recherche le bonheur, certes, mais le bonheur réside dans la vie dans une cité régie par des lois. La liberté est essentiellement la liberté politique, celle de participer à la vie publique, mais nullement la liberté de conscience, au sens des Modernes – l’impiété, pour les Grecs, est un crime majeur, car en offensant les Dieux, c’est à la cité tout entière qu’on s’attaque. Ainsi semble justifiée l’affirmation de Hegel selon laquelle

la liberté des Grecs fut « une fleur due au hasard, caduque, renfermée dans d’étroites bornes et, d’autre part, une dure servitude de ce qui caractérise l’homme, de l’humain » 4. La philosophie moderne, fondée sur la théorie du contrat, tente de construire l’état civil à partir d’une conception de l’homme profondément différente. L’homme est, par nature, libre. Comment dès lors concilier cette liberté essentielle et l’obéissance au pouvoir politique ? Tout simplement en concevant le pouvoir politique comme le résultat des volontés libres des individus qui s’associent pour régler leurs différends et protéger leurs biens et, à cette fin, instituent un gouvernement commun. Par nature, l’homme a le droit de faire tout ce qu’il juge nécessaire pour la défense de sa propre vie, mais la raison lui dicte la voie de l’association politique comme la plus appropriée. Pourtant, si l’homme est citoyen au sens où l’existence de la cité est, en dernière analyse, fondée sur un acte de sa volonté, il est aussi, et presque immédiatement, sujet. Car, une fois le pouvoir politique institué, il doit lui obéir. « Est sujet, dit Spinoza, celui qui fait, par ordre du Souverain, ce qui est utile à la communauté et, par conséquent, à lui-même » 5. L’habitant de la cité peut donc être considéré tantôt comme citoyen, tantôt comme sujet. Tantôt comme auteur des lois, tantôt comme celui qui obéit aux lois. Mais dans les deux, si la cité est bien gouvernée, il reste libre. Cette ambiguïté traverse toute la philosophie politique classique. Elle autorise la division kantienne entre le citoyen actif – celui qui peut effectivement participer à l’exercice du pouvoir législatif – et le citoyen passif, qui jouit des libertés fondamentales mais non de la participation à la décision politique. L’ALIÉNATION POLITIQUE R ousseau 6 perçoit clairement ce problème. Le Contrat social ne peut tirer sa légitimité que de l’identification du sujet et du citoyen. Étant donné que la liberté consiste à n’obéir qu’à soi-même, le sujet ne reste libre dans l’obéissance à l’autorité politique que s’il est lui-même une partie du corps qui exerce cette autorité politique. La volonté générale et la volonté de tous sont une seule et même chose. Il faut en tirer les conséquences. La volonté ne saurait être représentée, car personne ne peut, à ma place, vouloir ce downloadModeText.vue.download 154 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 152 que je veux. Par conséquent aucune autre autorité n’est légitime que celle du peuple assemblé, délibérant dans le silence des passions. Être soumis au pouvoir des représentants, c’est accepter d’être dessaisi de sa propre liberté. Autrement dit, l’État de droit traditionnel, y compris la démocratie représentative, n’est qu’une des figures de l’aliénation politique. Ce qui m’est propre a été transféré à quelqu’un d’autre, repré-

sentant élu ou monarque, au fond peu importe. Est-ce encore être libre que de pouvoir une fois tous les quatre ou cinq ans choisir qui va décider de tout à la place des citoyens, et, de plus, se trouve même expressément dégagé de toute obligation envers ses mandats, puisque la démocratie représentative exclut tout mandat impératif et toute forme de soumission du député à l’assemblée de ses électeurs ? Ainsi cette exigeante conception rousseauiste de la citoyenneté conduit-elle paradoxalement à penser que les démocraties réellement existantes sont bien plutôt conformes au modèle hobbesien. Le citoyen est celui qui a autorisé de manière irréversible le représentant du corps politique à parler en ses lieux et places. L’entrée dans l’état civil est la renonciation à la liberté naturelle pour passer sous le joug de l’obligation légale, et devenir citoyen, c’est seulement cela. D’un côté, donc, nous avons une conception rigoureuse de la liberté politique et de la citoyenneté, mais qui semble inapplicable – c’est un régime fait pour les dieux et non pour les hommes, semble parfois penser Rousseau. Et, de l’autre côté, seul demeure le froid réalisme machiavélien de Hobbes qui énonce que, dans son essence, tout État, quelle qu’en soit la forme – régime d’assemblée ou monarchie – est un État absolu. Ne reste plus alors qu’à estimer que c’est l’État lui-même, et donc le politique, en tant que tel, qui doit être remis en cause. L’homme n’est pas, par nature, un citoyen, un « animal politique ». La soumission de la vie à la politique est aliénation. Si la politique est le passage au « nous », sortir de l’aliénation politique, c’est, si on suit M. Stirner, refuser ce « nous », retourner au « je » unique. LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L’ÉTAT L a contradiction dans laquelle nous conduit l’analyse de l’aliénation politique tient à ce que l’homme, dès qu’il est entré dans la vie sociale, est défini exclusivement comme citoyen ou comme sujet, c’est-à-dire dans le rapport direct au politique. L’État est conçu comme une totalité indifférenciée formée d’individus libres et rationnels. Mais ce qui nous fait proprement citoyens, c’est l’appartenance à des sphères différentes, certes liées, mais ayant leur propre autonomie. L’État au sens de Hegel, ce n’est pas le pouvoir de faire des lois ou d’administrer ; c’est la sphère englobant toutes ces sphères de la vie sociale. L’État est, comme le dit Hegel, la réalité effective de la liberté des individus. Il repose sur une double reconnaissance : reconnaissance négative par l’État de la liberté et des droits de l’individu de mener une vie privée et d’exercer une profession librement choisie, et reconnaissance positive par l’individu que l’État est vraiment le domaine des satisfactions individuelles. Reposant sur des lois, l’État garantit la reconnaissance de l’égale dignité des personnes. Dans l’État, les droits deviennent effectifs, puisque la puissance publique seule peut organiser les conditions générales dans lesquelles chacun peut poursuivre ses propres buts. Le citoyen n’est donc pas posé face à l’État. Il n’est pas un individu abstrait. « Ce qui assure l’État et les gouvernés contre le mauvais usage

du pouvoir de la part des autorités et de leurs fonctionnaires, c’est, pour une part leur hiérarchie et leur responsabilité, pour une autre part, l’attribution de droits aux communautés, aux corporations » 7. Autrement dit, la citoyenneté réside dans l’appartenance à une société organisée, réglée par un système de droits, à des communautés ou des corporations, qui constituent la réalité effective de l’État. Si séduisante que soit cette réconciliation des oppositions, elle reste cependant problématique. N’est-elle pas la rationalisation, post festum, d’un système étatique qui éloigne durablement le citoyen de tout pouvoir proprement politique ? Ou encore une manière sophistiquée de reconduire l’opposition, posée par B. Constant, de la liberté des anciens (liberté exclusivement politique) et de la liberté des modernes (liberté de conscience et liberté de vivre selon ses goûts et ses talents dans la société civile) ? Hegel permet de penser la complexité de nos sociétés, mais c’est peut-être au prix de ce qui faisait la valeur de la définition traditionnelle de la citoyenneté. Peut-on être citoyen aux yeux de la loi tout en étant privé de pouvoir de décision effectif dans le domaine politique ? Et si la liberté est garantie par les droits des « corporations » auxquelles nous appartenons, par exemple dans le travail, être citoyen, n’est-ce pas être en mesure de participer à la décision dans chacune de ces sphères ? CRISE DE LA CITOYENNETÉ ? N ous ne pouvons pas rêver d’un retour à la cité antique ou à la république de Genève idéalisée par Rousseau, quelles que soient la force et la valeur d’idéal normatif des conceptions aristotélicienne ou rousseauiste du citoyen. Pourtant, nous ne pouvons accepter que la liberté politique n’existe que comme une abstraction rationnelle face à l’individu réduit, lui, du statut de citoyen à celui de consommateur. Tout d’abord, l’interconnexion croissante des économies et des politiques de toutes les nations semble laisser peu de place à la souveraineté du peuple – à moins de tomber dans l’utopie d’un État mondial, dont Kant avez perçu la dimension potentiellement tyrannique 8. Nous sommes, en tant que membres de la communauté humaine, des citoyens du monde. Mais cette citoyenneté abstraite doit être articulée concrètement : l’appartenance à un État de droit en constitue le premier étage ; la garantie du droit des nations – le droit des gens, dit Kant – en constitue le second ; et le troisième résiderait alors dans une association internationale des États nationaux, acceptant des règles communes pour garantir la paix et l’universelle hospitalité. C’est donc bien comme citoyen d’une nation particulière que nous pouvons participer à un ordre mondial juridiquement organisé. De ce point de vue, la dislocation des espaces publics nationaux au profit d’un « monde en réseaux » défait la citoyenneté au seul profit des réseaux disposant d’un pouvoir réel, grandes multinationales et réseaux financiers.

Ensuite, la « marchandisation » croissante de la vie humaine, qui va de pair avec les progrès d’un certain individualisme hédoniste, met en cause l’idée même d’appartenance à un corps politique. Le bien public s’efface devant la recherche du bonheur privé. Sans doute sommes-nous prêts à participer à la vie associative quand il y va de nos intérêts ou de ce vers quoi nous portent nos bons sentiments. Mais cette montée de la « société civile », loin d’être une manifestation de l’esprit « citoyen », pourrait bien n’être que la contrepartie de la désaffection croissante à l’égard du politique. Au lieu d’un downloadModeText.vue.download 155 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 153 espace public, nous aurions des communautés. À la place de la raison politique, le triomphe du sentiment. Enfin, le caractère de plus en plus technique des tâches du gouvernement tend à faire du politique le domaine par excellence des spécialistes. Si Platon confiait le pouvoir aux « philosophes-rois », c’est parce que le politique était considéré comme l’objet d’une science théorique. Si l’exercice du pouvoir dépend de la capacité technique à appliquer ce que la science (économique) prescrit, il faut donc, selon la même logique, confier le pouvoir aux spécialistes de la technique, ce qui donne, au sens étymologique, la technocratie. Dès lors, on comprend que le citoyen, expulsé de son pouvoir de citoyen par la montée de cette technocratie, ne trouve plus d’autre recours que de s’en prendre à l’État lui-même. ▶ Si nous sentons que la pente de l’évolution sociale et historique conduit à l’effacement de la figure du citoyen, nous savons pourtant, en même temps, qu’à nous laisser aller à ce mouvement, nous perdrions notre bien le plus précieux, cette liberté publique qui donne sens à l’existence humaine. Penser la citoyenneté dans la complexité de la société contemporaine, voilà la question devant laquelle nous nous trouvons. Et cela nous ne le pourrons pas sans reprendre appui sur la tradition classique, celle qui a donné au citoyen ses lettres de noblesse. DENIS COLLIN ✐ 1 Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, Garnier-Flammarion, Paris, 1992. 2 Ibid., pp. 127-128. 3 Ibid. 4 Hegel, G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1837, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1963. 5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. P.-F. Moreau et

J. Lagrée, OEuvres III, PUF, Paris, 2000. 6 Rousseau, J.-J., Du contrat social, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964. 7 Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1820, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Philosophie du droit, Garnier-Flammarion, Paris, 1999. 8 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. H. Wismann, Projet de paix perpétuelle, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986. Peut-on être citoyen du monde ? Le citoyen du monde est à la croisée de deux problématiques politiques majeures. La première relève du problème classique de l’extension de la théorie contractualiste au-delà des frontières nationales et de la question de la construction d’un monde commun. La seconde s’inscrit dans un contexte contemporain : c’est désormais le problème de l’institution d’un monde réellement démocratique qui se pose. Partant d’un état de fait (la mondialisation de l’économie), il s’agit de repenser une souveraineté élargie, et de donner à la politique une nouvelle envergure. On lit dans l’Encyclopédie (1754) à propos du mot « cosmopolite » : « On se sert quelquefois de ce nom en plaisantant, pour signifier un homme qui n’a point de demeure fixe, ou bien un homme qui n’est étranger nulle part. Il vient de cosmos, “monde”, et polis, “ville”. Comme on demandait à un ancien philosophe d’où il était, il répondit : “Je suis cosmopolite, c’est-à-dire citoyen de l’univers”. “Je préfère, disait un autre, ma famille à moi, ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie.” ». Est cosmopolite celui qui à la fois refuse toute assignation à résidence et qui est membre d’une cité sans bornes, tel le Socrate des stoïciens, pour lesquels est citoyen du monde, naturellement, tout homme, du fait même de son appartenance à l’humanité.

Citoyen du monde.$$$ 1 N’est-ce là que le statut privilégié de l’élite lettrée, voyageuse et polyglotte de la république universelle des esprits libres ? Une expression imagée que l’on ne pourrait pas prendre vraiment au sérieux ? Ou peut-il y avoir, en deçà d’une humanité abstraite, une citoyenneté positive, garantie par un ordre politico-juridique à l’échelle mondiale ? Le sujet du droit naturel peut-il devenir membre d’une société civile universelle ? LE « DROIT DE CITOYEN DU MONDE » F aisant observer que « la nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l’intérieur de certaines limites », Kant prend conscience que la finitude du monde et la « communauté du sol » signifient la « possibilité d’entrer dans une relation continuelle de chacun avec tous les autres » ou moins étroite) globalement gagné atteinte au droit

2. Et, en constatant que « la communauté (plus formée par les peuples de la terre ayant du terrain, on est arrivé au point où toute en un seul lieu de la terre est ressentie en

tous » 3, il fait du cosmopolitisme une question juridique, et non plus seulement philanthropique. C’est en plaçant l’individu hors de son État que Kant définit le « droit de citoyen du monde » (Weltbürgerrecht). Il s’agit du « droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d’une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter toutes les régions de la Terre » (Doctrine du droit, § 62), droit que le troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle restreint « aux conditions de l’hospitalité universelle », c’està-dire au « droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi ». Le droit cosmopolitique « s’arrête à la recherche des conditions de possibilité d’un commerce avec les anciens habitants ». Comme le résume J. Habermas, « la clef du droit cosmopolitique réside dans le fait qu’il concerne, par-delà les sujets collectifs du droit international, le statut des sujets de droit individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe à l’association des cosmopolites libres et égaux » 4. Kant sort du cadre strict du droit des gens pour poser la question de l’organisation juridique des relations transnationales et définir le « droit d’être étranger ». Cependant, si le droit de citoyen du monde « suppose qu’il existe un standard juridique minimal et universel définissant ce à quoi l’étranger a droit » 5, l’individu demeure le sujet d’un État donné et, même doté de certains droits, reste donc un étranger par rapport aux autres États. La gageure est de penser l’existence de citoyens du monde

et la nécessité de lois universelles pour garantir leurs droits, au regard de l’impossibilité d’un État mondial. En effet, si « à la faveur de l’extension vraiment excessive d’un tel État des peuples [une universelle union des États], jusqu’à de lointains territoires, son gouvernement finit nécessairement par devenir impossible » (Doctrine du droit, § 61), seule est donc posdownloadModeText.vue.download 156 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 154 sible, pour Kant, une « union de quelques États », organisée en un « congrès permanent ». Le projet kantien d’une Société de Nations reposant sur le pluralisme des États – projet qui a servi de modèle aux organismes internationaux du XXe s. – révèle bien une tension entre la définition de droits de citoyen du monde et les difficultés de réalisation d’une constitution mondiale qui fonderait une cosmocitoyenneté entière. VERS UNE « DÉMOCRATIE COSMOPOLITE » L a totalité du monde est aujourd’hui constituée sur des bases économiques. Les activités industrielles, les flux de capitaux, les systèmes de communication ont pris une dimension supranationale, affaiblissant la souveraineté des Étatsnations, et rendant caduque leur forme de gouvernement et de citoyenneté. Comme l’analysent M. Hardt et A. Negri, « la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d’une série d’organismes nationaux et supranationaux unis sous une logique unique de gouvernement » : c’est l’avènement de « l’Empire », c’est-à-dire d’un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion » 6. Que devient le citoyen dans un tel contexte ? Le paradigme du commerce suffit-il à fonder une communauté mondiale ? La question du cosmopolitisme ne doit-elle pas se poser dans des termes neufs, si la citoyenneté ne doit pas se résoudre en simple sujétion ? Pour C. Schmitt, très critique à l’égard de la Société des Nations, « si l’unité de l’humanité et de la terre entières se réalisait effectivement sur une base relevant exclusivement de l’économie et de la technique des communications, il n’y aurait d’unité sociale à ce stade qu’au titre où les locataires d’un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même usine ou les voyageurs d’un même car constituent une unité sociale » 7. Face à une conception du droit interétatique fondée sur des accords de libre-échange, ou sur des programmes communs de défense, se tient la cité aristotélicienne qui n’était pas définie d’abord comme un marché commun ou une alliance militaire, mais essentiellement comme un ensemble de citoyens participant au pouvoir délibératif et judiciaire et cherchant ensemble la vie bonne 8. Réfléchir à la possibilité d’une cosmocitoyenneté, c’est

donc chercher « une réponse politique aux défis de la constellation postnationale » 9, et tenter de reconduire cette exigence de participation. C’est l’objectif des tenants de la « démocratie cosmopolite » 10, selon lesquels, prenant appui sur une société civile mondiale naissante, et prenant pour modèle l’Union européenne, il faut renforcer les procédures démocratiques de représentation au niveau international (notamment en réformant l’Organisation des Nations unies). Or, si la cosmocitoyenneté suppose idéalement une communauté constitutionnelle à l’échelle du globe, une défiance par rapport à un État mondial subsiste dans ces projets cosmopolitiques, et la référence à l’appartenance nationale est conservée comme condition d’adhésion à la citoyenneté européenne. Penser « un nouveau sens du “nous”, au-delà de l’habitus national » 11 revient alors à concevoir une « pluralité ordonnée » 12, « une politique intérieure à l’échelle de la planète sans gouvernement mondial » (Après l’État-nation, p. 120), de « nouveaux modes de citoyenneté dans lesquels identités et loyautés politiques multiples sont en rupture avec la conception unitaire de la souveraineté » (Re-imagining Political Community, p. 130). Mais peut-on se satisfaire pour une « citoyenneté différenciée » 13 de ce type d’une « base de légitimation moins exigeante » (Après l’État-nation, p. 119) que celle des citoyennetés nationales ? Le citoyen du monde n’est-il pas encore majeur ? DES CITOYENS SANS ÉTATS E n radicalisant la logique fédérative qui étend la sphère de citoyenneté à partir d’une partie du monde (l’Europe), la cosmocitoyenneté peut être envisagée selon une stratégie rhizomatique qui vise à la création d’une nouvelle subjectivité politique à l’horizon du monde entier. Pour Bergson en effet, « entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert », ce qui fait que « de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement » : « Nous n’arrivons [pas] à l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant » 14. La cosmocitoyenneté, c’est la « société ouverte ». Pour Hardt et Negri, le droit cosmopolitique doit rattraper le fait de la mobilité de la main-d’oeuvre induit par la production capitaliste. La « multitude » peut s’ériger en pouvoir politique contre « l’Empire », grâce au nomadisme et au métissage. « La citoyenneté mondiale est le pouvoir de la multitude de

se réapproprier le contrôle sur l’espace, et de dessiner ainsi la cartographie nouvelle » (Empire, p. 481). Bolo’bolo dessine sur cette carte une image concrète de ce que pourrait être la cosmocitoyenneté : un « patchwork ouvert de micro-systèmes » 15. Par une politique planétaire fondée sur l’hospitalité généralisée, une coopération réelle et des contacts directs entre les citoyens des régions des pays occidentaux, de l’ancien bloc de l’Est et du tiers-monde, un réseau transcontinental peut s’établir indépendamment des gouvernements nationaux ou des organisations internationales. Le respect des droits cosmopolitiques serait assuré par une assemblée planétaire, et par la présence d’observateurs extérieurs dans toutes les assemblées locales. ▶ L’idéal de cosmocitoyenneté est ravivé par le contexte contemporain. Dans la mesure où, « objectivement, la population mondiale forme depuis longtemps une communauté involontaire de risques partagés » (Après l’État-nation, p. 38), il ne suffit plus aux États-nations de passer des traités pour garantir leur sécurité ; il est désormais indispensable à l’espèce humaine de se protéger contre ses propres excès. Il faut être citoyen du monde. Dans cette perspective globale, l’ensemble des citoyens est pensé comme une « une tribu dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Être englobant » 16. Et si le gouvernement d’un État universel est impossible, voire peu souhaitable, c’est à la société mondiale des citoyens qu’il faut donner ses chances. ANTOINE HATZENBERGER ✐ 1 Mattelart, A., Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, La Découverte, Paris, 1999. 2 Kant, E., Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre, 1797, trad. Doctrine du droit, § 62, Garnier-Flammarion, Paris, 1994. 3 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. Vers la paix perpétuelle, tome II, 3, Garnier-Flammarion, Paris, 1991. 4 Habermas, J., Kants Idee des ewigen Friedens – aus dem historischen Abstand von 200 Jahren, 1996, trad. la Paix perpétuelle – le Bicentenaire d’une idée kantienne, p. 57, Cerf, Paris, 1996. 5 Chauvier, S., Du droit d’être étranger. Essai sur le concept kantien d’un droit cosmopolitique, chap. II, Harmattan, Paris, 1996. downloadModeText.vue.download 157 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 155 6 Hardt, M., et Negri, A., Empire, trad., pp. 16-17, 67, Exils, Paris, 2000. 7 Schmitt, C., Der Begriff des Politischen, 1932, trad. la Notion de

politique, chap. VI, Flammarion, Paris, 1992. 8 Aristote, les Politiques, trad., II, 2, III, 1, III, 9, Garnier-Flammarion, Paris, 1990. 9 Habermas, J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, trad., p. 48, Fayard, Paris, 2000. 10 Archibugi, D., Held, D., et Köhler, M., Re-imagining Political Community. Studies in Cosmopolitan Democracy, Polity Press, Cambridge, 1998. 11 Ferry, J.-M., la Question de l’État européen, p. 39, Gallimard, Paris, 2000. 12 Delmas-Marty, M., Pour un droit commun, Seuil, Paris, 1994. 13 Kymlicka, W., Multicultural Citizenship, p. 174, Clarendon Press, Oxford, 1995. 14 Bergson, H., les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1932, pp. 27-28, 284. 15 Bolo’bolo, P. M., 1983, trad., p. 84, Paris, L’Éclat, 1998. 16 Deleuze, G., et Guattari, F., « Traité de nomadologie », in Mille Plateaux, p. 470, Minuit, Paris, 1980. CIVILISATION « Du projet de civilisation au tout culturel » et « Culture ou civilisation » CLASSE Du latin classis. POLITIQUE, SOCIOLOGIE Groupe d’individus constituant au sein d’une société un sous-ensemble caractérisé par son statut socio-politique et / ou sa position économique. Toutes les sociétés historiquement connues se caractérisent par des différences de statut politique ou socio-économique entre leurs membres. Les Romains connaissaient cinq classes (pluriel de classis). Elles ne correspondent toutefois pas plus aux états de l’Ancien régime qu’aux classes économiques dont parle le marxisme. Les classes romaines sont issues de la réforme du census et de la composition des centuries par le roi Servius Tullius (Ve-IVe s. av. J.-C.). Contraints de déclarer leurs revenus les citoyens romains furent désormais classés,

tant pour l’accès à l’exercice de la citoyenneté que pour leur service dans l’armée, selon leur fortune 1. S’il était donc originellement lié à un statut à la fois socio-économique et politique, ce n’est que progressivement, au fur et à mesure de la mise en question d’un ordo voulu par Dieu au sein duquel les états ou ordres sociaux avaient leur place assignée, que le terme de classe acquit un sens politique spécifique. Dans l’Encyclopédie, il n’est encore question que des ordres et des états, et A. Smith n’utilise le terme de classe que pour caractériser des statuts particuliers au sein des états 2. Les physiocrates (Necker, Quesnay, Turgot) ont fortement contribué à la spécification à la fois politique et économique du terme de classe, mais dans les limites de leur théorie. Ainsi Quesnay oppose la « classe productive », qui travaille la terre, à la « classe des propriétaires » (nobles et bourgeois qui la possèdent) et à la « classe stérile », qui est extérieure à la production de la richesse et ne s’occupe que de sa gestion. Turgot distingue quant à lui la « classe productive » de la « classe stipendiaire », qui tire ses revenus d’une autre source que le travail de la terre ; mais il perçoit que la classe productive se décompose en propriétaires et en non-propriétaires et crée la catégorie de « classe disponible » pour désigner ceux qui peuvent se consacrer aux fonctions politiques et militaires. Pendant la période révolutionnaire, la « classification » se politise. Sieyès parle de quatre classes de citoyens utiles (agriculture, artisanat et industrie, commerce, services) et lorsqu’il envisage les quatre « fonctions publiques » (noblesse d’épée, noblesse de robe, clergé, administration), il ne reconnaît qu’à la dernière une véritable utilité et qualifie la noblesse et le clergé de « classes inutiles ». C’est également dans le contexte révolutionnaire qu’apparaît l’expression « classe ouvrière » 3. Dans cette politisation et cette spécification socio-économique, le saint-simonisme fait figure de diversion. Certes la « classe des industriels », productive, s’oppose à la « classe bourgeoise », improductive, et à la « classe noble », tout aussi

improductive, et saint Simon prédit la prise du pouvoir par la classe des industriels. Mais celle-ci recouvre à la fois les industriels, les manufacturiers, les commerçants, les banquiers et la masse des artisans et des salariés. Le mérite de saint Simon réside plutôt, à terme, dans la création de la notion de « classes intermédiaires » pour désigner les couches de la noblesse et de la bourgeoisie vouées à être dépassées par l’évolution économique. Marx ne négligera pas cet apport dans son Manifeste communiste lorsqu’il formulera l’idée de la polarisation de la société en deux classes antagonistes. À cet égard, Blanqui est également un maillon important ; il distingue les « classes très élevées » et les « classes laborieuses » mais tient compte lui aussi de la « classe moyenne ». Marx s’efforce de remettre à plat toute cette sociologie balbutiante. Pour lui « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » 4. Le premier chapitre du Manifeste communiste (1848) énumère les formes prises par ces luttes : entre hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, maîtres et compagnons, etc. Si cette déclaration provocante assimile les classes romaines, les états de l’Ancien régime et les classes qui se constituent dans le mode de production capitaliste, la conception économique de la société et de l’histoire définit les classes stricto sensu par les rapports de production. Un noble ne cesse pas d’être noble s’il devient capitaliste ; la bourgeoisie, quant à elle, est partie du tiersétat ; elle devient une classe en tant que propriétaire des moyens de production. « Le capital n’est pas une puissance personnelle, il est une puissance sociale » 5. Au fur et à mesure de l’accumulation et de la concentration du capital, l’histoire européenne moderne a en quelque sorte simplifié la structure sociale en dressant face à face une classe de moins en moins nombreuse de capitalistes et une classe de plus en plus nombreuse de prolétaires – ainsi nommés parce que ce processus implique nécessairement une aggravation de l’exploitation. La classe n’est cependant pas uniquement un concept économique ; c’est aussi, dès l’Introduction à la critique de

la philosophie du droit de Hegel (1844) et dans le Manifeste communiste, un concept politique et sans doute le conceptpivot de la conception marxienne de la praxis. Il n’y a pas à proprement parler de classe sans conscience de classe. C’est de cette proposition que se réclame Lukács dans Histoire et conscience de classe (1923). Dans la démarche hégélienne de l’Introduction de 1844, la classe en soi (économique) doit downloadModeText.vue.download 158 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 156 devenir classe pour soi (consciente de soi, apte à s’organiser et à agir). Le Manifeste définit quant à lui ainsi la lutte de classes : « Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les autres partis prolétariens : constitution du prolétariat en classe, renversement de la domination de la bourgeoisie, conquête du pouvoir politique par le prolétariat » 6. Le prolétariat ne conquiert cependant pas le pouvoir politique pour exercer à son tour une domination de classe. Non seulement dans l’Introduction et dans le Manifeste, mais dans toute l’oeuvre de la maturité, la conception selon laquelle le prolétariat, classe radicalement exploitée, tendanciellement vouée à n’être rien, est du même coup investie de la mission de libérer toute l’humanité se maintient : « Lorsque dans la lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat s’unit nécessairement en une classe, qu’il s’érige en classe dirigeante par une révolution et que, classe dirigeante, il abolit du même coup les conditions d’existence de l’opposition des classes, les classes en général et par suite sa propre domination de classe. À la vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes se substitue une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » 7. La dictature du prolétariat ne saurait être que transitoire ; elle doit conduire à la société sans classes 8. Si l’usage marxiste du terme (en allemand : Klasse) a constitué une clarification épistémologique décisive, le terme de classe tant dans son acception sociologique empirique que dans son acception politologique (« classe dirigeante ») reste plus vague (le marxisme parle quant à lui de « classe dominante ») 9. L’usage empirique a son origine chez M. Weber, dans le concept de « situation de classe » 10, qui a pu servir à dépolitiser la notion de classe pour en faire une instrument de caractérisation de la stratification sociale en fonction de critères de revenus, de culture, d’accès aux fonctions, etc. La « classe dirigeante » au sens politologique se recrute, selon les régimes politiques, tout autant dans l’establishment éco-

nomique que parmi les élites intellectuelles, les apparatchiks et les caciques des systèmes politiques représentatifs 11. C’est aussi l’usage que font du concept de classe des sociologues comme Bourdieu 12. Même dans le registre strictement socioéconomique la notion de classe prend des contours flottants lorsqu’il est question des « classes moyennes ». La pensée marxiste n’a d’ailleurs pas été insensible à ce flou, qu’elle a bien plutôt traité comme une donnée essentielle de la lutte des classes, envisageant la polarisation politique du conflit économique fondamental comme « hégémonie » (R. Luxemburg, A. Gramsci) permettant d’agréger à un noyau prolétarien des oppositions politiques et socio-économiques non prolétariennes. Dans le Manifeste communiste, Marx avait du reste encouragé cette démarche politique. Gérard Raulet ✐ 1 Cf. Tite Live, Histoires (Ab urbe condita), I, 42, 43. 2 Smith, A., Inquiry into the Nature and the Causes of the Wealth of Nations, Londres, 1776, cf. Introduction, I, 10 et IV, 9. 3 Frey, M., les Transformations du vocabulaire français à l’époque de la révolution, Paris, 1925. 4 Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998, p. 73. 5 Ibid., p. 93. 6 Ibid., p. 92. 7 Ibid., p. 102. 8 Marx, K., Lettre du 5 mars 1852, MEW, 28, 508. 9 Aron, R., « Classe sociale, classe politique, classe dirigeante » in Archives européennes de sociologie, vol. I, 1960. 10 Weber, M., Wirtschaft und Gesellschaft, éd. Güterson, Winckelmann, 1964, 223ff, 368ff. 11 Birnbaum, P., les Sommes de l’État, Seuil, Paris, 1977. 12 Bourdieu, P., la Distinction, Minuit, Paris, 1979. ! COMMUNISME ∼ LUTTE DES CLASSES Expression empruntée par Marx aux économistes du XVIIIe s. et aux historiens français du XIXe s. POLITIQUE Tentative des classes dominées pour s’assujettir la société.

Ce sont les rapports sociaux de production, c’est-à-dire un facteur objectif, qui distinguent les différentes classes. Subjectivement, les classes dominées luttent contre les classes dominantes et, lorsque les forces productives rentrent en contradiction avec les rapports de production (l’union des travailleurs est de plus en plus large, du fait que leurs compétences particulières sont dépréciées par la machinerie), s’engage le processus révolutionnaire : « [...] il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, partout de même caractère, en une lutte nationale, pour en faire une lutte de classes » 1. André Charrak ✐ 1 Marx, K., et Engels, P., Manifeste du parti communiste, Éditions sociales, Paris, 1986, p. 68. ◼ La notion de lutte des classes est une notion composite, qui présente plusieurs dimensions. En effet, on peut affirmer que toute l’histoire de la philosophie politique est marquée par l’effort pour caractériser les différents groupes qui structurent la société et pour définir leurs rapports. On peut trouver, en particulier, une première analyse avant la lettre des luttes sociales et politiques chez Machiavel. Au XVIIIe s., des théoriciens politiques comme Sieyès ou Babeuf précisent une telle analyse. Parallèlement, dans son Tableau économique (1758), Quesnay distingue des classes, et non plus des états ou des ordres, en définissant leur rôle propre au sein de la production. Cette distinction se trouve reprise par l’économie politique anglaise, Smith et Ricardo notamment, qui définissent les trois grandes classes modernes (salariés, capitalistes, propriétaires fonciers) à partir de leurs types de revenus (salaires, profits et rentes foncières). Il s’agit de définir les intérêts propres à chaque groupe, mais surtout les conditions d’un équilibre social réalisant l’intérêt général, par-delà une opposition de surface. Mais on rencontre l’idée d’un affrontement essentiel entre groupes sociaux chez les historiens français du XIXe s. dont certains sont aussi des responsables politiques de premier plan : A. Thierry, Fr. Guizot, A. Thiers. M. Foucault a montré qu’ils héritent de l’analyse des théoriciens de la noblesse du XVIIe s., réactivant le thème de la guerre des peuples et des races au sein de l’analyse moderne de la lutte des classes. Dans la littérature sociale et politique française, certains analystes, comme Le Play et Chevalier, justifient le rapport de force existant et théorisent la peur d’une classe ouvrière organisée et revendicative, alors que les théoriciens socialistes dénoncent, à l’inverse, la domination et l’exploitation de downloadModeText.vue.download 159 sur 1137

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157 la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ces derniers appellent à mener jusqu’à son terme cette lutte de classes imposée par ceux qui détiennent la puissance politique, économique et sociale. Marx, bon connaisseur de ces analyses, mais aussi héritier direct de l’analyse hégélienne de la société civile comme lieu d’affrontement des intérêts privés, reprend d’abord la notion de classe, puis donne un rôle central à l’idée d’une lutte de classes comme moteur du devenir historique et débouchant sur la victoire du prolétariat et sur l’instauration d’un nouveau mode de production, le communisme. Les classes ne se distinguent pas par un type de revenu, pas plus que par des formes juridiques de propriété, mais par des rapports de production, rapports caractérisés par la domination et par l’exploitation de ceux qui ne disposent que de leur force de travail. En ce sens, la définition de chaque classe inclut son rapport aux autres et enveloppe un certain état des luttes de classes. Si, dans les modes de production antérieurs au capitalisme, ces rapports de domination sont manifestes, dans le capitalisme la forme du contrat tend à en masquer la nature. C’est pourquoi la lutte des classes est alors définie de manière originale, comme un rapport de force incluant la conscience de chacun de ses protagonistes. Se voulant descriptive, la notion marxienne présente une nette dimension prescriptive et militante, puisque la connaissance du rapport de force contribue à le modifier. Marx est partagé entre la thèse d’une nécessité historique, la victoire du prolétariat et la disparition concomitante des classes, d’un côté, et, de l’autre côté, l’affirmation du primat de l’action sociale et politique, seule capable de décider du terme de l’affrontement. Part subjective du devenir historique moderne, la lutte de classe est, en même temps, le nom du rapport social objectif, historiquement déterminé, qui en conditionne la possibilité. ▶ La notion de lutte de classes a subi un discrédit encore plus fort que celle de classe. La thèse marxienne d’une polarisation croissante des conflits sociaux a été clairement démentie. Mais la question reste de savoir si on assiste à une réelle homogénéisation sociale, qui donne enfin son contenu à l’idée d’harmonie et d’intérêt collectif, ou bien si l’effacement relatif des lignes d’affrontement, détruisant l’idée d’un but à atteindre qui soit une autre organisation sociale et politique, n’est pas la source première de cette désaffection. Isabelle Garo ✐ Chevalier, L., Classes laborieuses et classes dangereuses, Livre de poche, Paris, 1982. Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard-Seuil, Paris,

1997. Marx, K., et Engels, P., Le Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998. Smith, A., La richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991. ! CLASSE, CLASSES (LUTTE DES), COMMUNISME CLASSES (PARADOXE DES) LOGIQUE, MATHÉMATIQUES En construisant, parallèlement à Frege, les premiers systèmes de logique, Russell se heurta dès 1901 au fameux paradoxe des classes (dit paradoxe de Russell) 1. Si on admet que toute classe peut appartenir à elle-même : la classe de toutes les classes est une classe, elle peut aussi ne pas s’appartenir : la classe des hommes n’est pas un homme. Mais alors la classe de toutes les classes qui ne s’appartiennent pas s’appartient-elle ? Si oui, elle possède la propriété qui la caractérise et ne s’appartient pas ; sinon, elle ne possède pas sa propriété caractéristique : il est faux qu’elle ne s’appartienne pas, donc elle s’appartient. On aboutit à un paradoxe : chaque branche de l’alternative conduit inéluctablement à une contradiction. Russell communiqua à Frege ce paradoxe sous la forme suivante : soit W la classe des classes C qui ne s’appartiennent pas : {C : C ∉ C}, on a alors : (C) [(C ∈ W) = (C ∉ C)]. Puisque W est une classe comme une autre, on peut la substituer à la variable C dans la formule précédente, ce qui inéluctablement engendre la contradiction : [(W ∈ W) = (W ∉ W)] 2. Retrouvant les réflexions des Mégariques sur les limites de la rationalité discursive, Russell prit très au sérieux ce paradoxe et chercha le moyen de l’éviter. Après six ans d’efforts, il proposa une solution : sa théorie des types. Il s’agissait de prohiber la circularité tératologique en interdisant à une classe de s’appartenir, toute classe devant être d’un type supérieur à ses membres. Denis Vernant ✐ 1 Russell, B., Principes des mathématiques, chap. X, § 100106, in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF,

Paris, 1989, pp. 148-158. 2 Russell, B., Lettre du 16 juin 1902. Voir-aussi : Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, chap. II, § 41-42, pp. 271-289. ! ANTINOMIE, TYPES (THÉORIE DES) CLASSIFICATION Du latin classis, pour « classe ». Du latin médiéval classificatio, « je fais (facio) des classes (classis) ». Le terme de « classification » apparaît au milieu du XVIIIe siècle. On sait depuis Michel Foucault que classer ne consiste pas en une attitude passive face au monde et à sa représentation. Ainsi la recherche d’une articulation des êtres qui soit au plus près des desseins de la nature répond à l’un des plus anciens problèmes de la philosophie : comment accorder le multiple, l’effroyablement divers de la création des êtres naturels, et l’un, principe ou cause. L’histoire des classifications est aussi celle des principes requis pour penser la diversité des êtres qui sont dans le monde. Aristote, Leibniz puis les grands biologistes qui interviennent sur cette scène donnent avec l’idée de classification une justification de la création du monde qui est souvent de l’ordre de la rationalisation du divers. HIST. SCIENCES, LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Opération de l’esprit consistant à ranger par catégories les multiples objets qui s’offrent à la connaissance de l’homme afin d’y mettre de l’ordre. Si le terme n’apparaît qu’au XVIIIe s., l’activité de classification est pratiquée dès la philosophie grecque et semble être inhérente à la raison. Aristote est le premier philosophe à construire, par sa distinction des genres, des substances secondes (espèces) et des substances premières (êtres individuels), une classification ou un système de concepts qui permet d’élaborer une théorie de la définition : une substance seconde est définie par la mention du genre duquel elle relève et de la différence spécifique qui la caractérise 1. Par exemple, l’homme est un animal raisonnable. Quant à l’individu, si on peut le ranger sous telle espèce et sous tel genre en ce qu’il est le support de toute classification en genres et en espèces, il échappe toujours, en tant qu’être individuel, à une définition : on ne peut définir Socrate, mais on peut dire downloadModeText.vue.download 160 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 158 que Socrate est un homme (qu’il appartient à l’espèce homme et au genre animal). Aristote, s’il est l’auteur des Catégories, est aussi l’auteur de la première histoire naturelle, qu’il a appelée les Parties des animaux. Il exprime ainsi, dans son oeuvre, la corrélation d’un système logique de classification et d’une pratique effective de classification des êtres qui se double, comme toute classification, d’une hiérarchisation des êtres. Aristote distingue les êtres naturels (qui ont un principe interne de mouvement) des êtres artificiels (qui ont un principe externe de mouvement), puis, au sein des êtres naturels, il distingue les êtres animés (dotés d’une âme, c’est-à-dire d’un principe de vie) des êtres inanimés et, enfin, au sein des êtres animés, il sépare les espèces végétales (qui ont une âme seulement végétative ou nutritive) des espèces animales (qui ont une âme dotée en plus d’une fonction sensitive ou motrice, au sein desquelles il isole l’espèce humaine, qui est la seule à posséder une âme dotée d’une fonction rationnelle). La classification devient aux XVIIe et XVIIIe s. une discipline à part entière, mais qui, paradoxalement, n’a pas de contenu disciplinaire : elle vise tout objet, aussi bien les êtres vivants, les concepts, les connaissances que les sciences, les arts ou les métiers. Elle répond, avec l’entreprise encyclopédique, au projet cartésien d’une mathesis universalis, d’une science universelle de l’ordre et de la mesure, dotée d’une double exigence d’unité (qui dit classification dit hiérarchie et unité donnée par l’objet premier ou la valeur première, que ce soit un être transcendant – Dieu [pour les métaphysiciens du XVIIe s.] ou l’Esprit ou la Raison [pour Hegel] – ou une science [les mathématiques, par exemple]) et d’exhaustivité – on cherche à classer tous les êtres vivants, d’où l’émergence de la taxinomie qui est la science de classification des êtres vivants. Linné, au XVIIIe s., construit un système de classification qui est aujourd’hui encore incontournable 2. Il invente la classification des êtres par nomenclature binominale en latin (un substantif dont la première lettre est en majuscule pour le genre, un adjectif pour l’espèce : par exemple, tout botaniste reconnaît derrière Brassica rapa la plante qu’on appelle communément en français le chourave). Le système de Linné, qui donnait une langue pratique, simple et universelle aux botanistes, s’est révélé tellement économique qu’il s’est étendu à toutes les espèces, y compris les espèces paléontologiques (Homo habilis, par exemple). Cette extension du système de classification de Linné à la paléontologie s’explique par la proximité de la taxinomie et de la théorie de l’évolution : c’est au cours de la classification des Invertébrés et par sa mise en ordre que Lamarck a commencé à construire sa théorie de l’évolution 3. On pourrait dire la même chose de Darwin,

qui a effectué pendant plusieurs années, lors de son voyage à bord du Beagle, un immense travail d’observation et de classification des espèces avant d’écrire l’Origine des espèces 4. La classification permet dorénavant de ranger les êtres vivants selon une perspective synchronique, mais également diachronique. Aujourd’hui, la distinction des caractères apomorphes (évolués, dérivés) et plésiomorphes (ancestraux et primitifs) permet un raisonnement classificatoire et phylétique. Un caractère apomorphe indique que l’espèce s’est engagée dans une spécialisation, et cette dérive est irréversible : si les caractères apomorphes d’une espèce A n’existent pas chez une espèce plus récente B, alors A ne peut être à l’origine de B. Au contraire, un trait plésiomorphe est un trait archaïque au sens d’ancestral, il peut être retenu par une espèce, mais n’apporte pas d’information d’ordre phylétique : que les caractères plésiomorphes d’une espèce A existent ou n’existent pas chez une espèce plus récente B, on ne peut rien en conclure. Par exemple, Homo neandertalensis (espèce A) a le trait plésiomorphe d’une main à cinq doigts ou d’un pied à cinq orteils ; l’espèce actuelle du Cheval (espèce B) ne possède pas ce trait (il a un pied à seul doigt, caractère apomorphe), et Homo sapiens (autre espèce B), en revanche, le possède, mais aucune information classificatoire entre A et B n’émane de ces constats ; si, à présent, on appelle A l’espèce du Cheval archaïque qui vivait il y a 200 000 ans, cet ancêtre du Cheval actuel avait déjà le trait apomorphe d’un pied à un seul doigt, et, si l’on prend pour espèce B Homo neandertalensis (qui a vécu entre 150 000 et 30 000 ans) ou Homo sapiens (apparu il y a environ 120 000 ans), on en conclut que A, le Cheval archaïque, ne peut être à l’origine de B, Homo neanderthalensis ou Homo sapiens. Véronique Le Ru ✐ 1 Aristote, Les Catégories, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1959 ; Les Parties des animaux, trad. J.-M. Leblond, livre premier, Aubier, Paris, 1945. 2 Linné, C. (von), L’équilibre de la nature, textes traduits par B. Jasmin, Vrin, Paris, 1972. 3 Lamarck, J.-B. (de), La philosophie zoologique, 1809, GarnierFlammarion, Paris, 1994. 4 Darwin, Ch., L’origine des espèces, 1880, trad. E. Barbier, La Découverte, Paris, 1989. Voir-aussi : Coppens, Y., Pré-ambules : les premiers pas de l’Homme, Odile Jacob, Paris, 1988. Mayr, E., « Classification », in Dictionnaire du darwinisme, PUF, Paris, 1996. Tort, P., La raison classificatoire, Aubier, Paris, 1989.

! ENCYCLOPÉDIE, ENCYCLOPÉDISME, MÉTHODE, ORDRE BIOLOGIE En biologie, distribution d’êtres naturels dans des classes logiques (ordre, genre, espèce, etc.). L’essor des classifications du monde vivant au XVIIIe s. a ravivé les anciennes querelles des universaux. Nominalistes et essentialistes se sont opposés, les uns proposant des « systèmes » artificiels utilisant le moins de critères possibles et revendiquant des qualités heuristiques ; les autres décrivant des « méthodes », souvent « naturelles », réunissant le plus de critères possibles pour affirmer la naturalité des regroupements effectués. La classification linnéenne (1758), dite « descendante », repose sur l’absence / présence d’un ensemble de caractères diagnostiques, et ne prend pas en compte une potentielle parenté. La classification phylogénétique, s’appuyant sur l’hypothèse darwinienne d’ancêtre commun, reflète les parentés entre les organismes grâce à des critères morphologiques. La méthode cladiste (W. Hennig, 1950) fonde sa classification sur des groupes dits « monophylétiques », c’est-à-dire comprenant tous les descendants d’un même taxon (groupe d’organismes désigné comme unité formelle dans un cadre classificatoire : classe, genre, famille, etc.) ancestral. ▶ Les nouvelles méthodes d’investigation du vivant permettent de prendre en compte, entre autres, des caractères moléculaires qui complètent ainsi les données morphologiques. Cédric Crémière ✐ Dagognet, Fr., le Catalogue de la vie. Étude méthodologique downloadModeText.vue.download 161 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 159 sur la taxinomie. PUF, Paris, 1970. Daudin, H., De Linné à Jussieu : méthodes de la classification et idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790), F. Alcan, Paris, 1926 (Éditions des archives contemporaines, Montreux, 1983). Daudin, H., Cuvier et Lamarck : les classes zoologiques et l’idée de série animale (1790-1830), F. Alcan, Paris, 1926 (Éditions des archives contemporaines, Montreux, 1983).

Simpson, G. G., « The principles of classification and a classification of mammals », in Bulletin of the American Museum of Natural History, 1945, 85 : 1-350. Tassy, P., l’Arbre à remonter le temps. Les rencontres de la systématique et de l’évolution, Bourgois, Paris, 1991. Tassy, P. (coord.), l’Ordre et la diversité du vivant, Fayard-fondation Diderot, Paris, 1986. CLIMAT Du grec klima, l’inclinaison (de la Terre par rapport aux rayons du Soleil). POLITIQUE Dans la pensée politique classique, le milieu physique (essentiellement atmosphérique) en tant qu’il exerce une influence sur les moeurs des différents peuples. Selon la fameuse formule de Montesquieu, « l’empire du climat est le premier de tous les empires » 1, en ce sens qu’il constitue chronologiquement le premier élément qui détermine l’histoire des peuples. C’est essentiellement la température de l’air qui permet à l’auteur de l’Esprit des lois de distinguer des grandes zones et d’associer l’esprit d’un peuple à son environnement climatique – la chaleur se prêtant au despotisme, le froid à la liberté et les températures tempérées à l’industrie. Il convient d’éviter une interprétation simpliste du rôle du climat. En effet, Montesquieu précise qu’il faut toujours rapporter les lois au « genre de vie des peuples » qui, ici, désigne avant tout le mode économique d’existence. Autrement dit, de l’étude des pesanteurs physiques proprement dites, il convient de passer à une prise en compte des besoins naturels, selon laquelle « la qualité du terrain » et l’organisation économique et sociale conduisent les peuples à des institutions politiques (nature) et à des lois civiles (principe) déterminées 2. De plus, le fait que les lois se rapportent au déterminisme géographique ne signifie pas systématiquement qu’elles doivent le ratifier : « Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales doivent les en éloigner » 3. Autrement dit, la liberté et le devoir du législateur sont partie prenante dans la nature des choses, qui s’exprime

dans les lois. André Charrak ✐ 1 Montesquieu, Ch.-L. (de), Esprit des lois, liv. XIX, chap. XIV. 2 Ibid., liv. I, chap. III. 3 Ibid., liv. XIV, chap. V. Benrekassa, G., Montesquieu, la liberté et l’histoire, Le Livre de Poche, Paris, 1987. Binoche, B., Introduction à l’Esprit des lois de Montesquieu, PUF, Paris, 1998. ! MOEURS CLINAMEN ! DÉCLINAISON COEUR En allemand : Herz ; Gemüt, dont la racine est Mut, « le courage ». Herz : central chez les poètes et philosophes romantiques allemands (Goethe) jusqu’à Hegel compris ; présent dans la psycho-physiologie de la fin du XIXe s. (Fechner, Helmholtz, mais aussi Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche) ; Gemüt : déterminant dans la mystique allemande (Eckhart, Boehm, Angelus Silesius ; réinvesti en un sens plus neutre par Kant et Fichte ; encore utilisé dans l’idéalisme du XIXe s. (Schlegel, Hegel), mais en un sens beaucoup plus restreint ; en phénoménologie, le terme apparaît aussi, selon une acception très limitée ; enfin, c’est en psychopathologie et en psychiatrie que Gemüt retrouve certaines de ses lettres de noblesse. PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE Herz et Gemüt ont en partage la sphère des émotions et des affects ; mais leurs terrains respectifs d’enracinement demeure hétérogène, et leur histoire ne se recoupe au fond que fort partiellement : le premier terme trouve son inflexion principale dans la dimension organique voire physiologique, tandis que le second reçoit une acception plus globale, soit spirituelle, soit affective et existentielle. En fonction des perspectives et des époques, on sera néanmoins amené à interroger la pertinence de cette polarisation entre le physique / physiologique et le spirituel / existentiel. De la mystique au romantisme : émergences et empiétements

Dans la mystique allemande (Echkart 1, Boehm), Gemüt désigne le monde intérieur de l’homme, la profondeur et la force de son intimité avec Dieu, au point de faire s’effondrer l’opposition entre raison / entendement et sensation / sensibilité ; c’est d’ailleurs une acception globale, quoique laïcisée, que perpétuent à leur manière Kant 2 et Fichte, en faisant du Gemüt un principe général de l’être humain qui excède les différentes facultés (entendement, imagination, raison, sensibilité), et se trouve en ce sens parfois traduit par « esprit » ou entendu comme le foyer de l’affectivité originaire ; par contraste, Schopenhauer 3 identifie le Gemüt au thumos grec (« courage »), ce qui le situe dans la sphère des valeurs et des affects ; c’est là qu’intervient une première conjonction possible avec Herz, lequel a été principalement thématisé par les romantiques (Herder, Goethe) au titre de foyer des sentiments et des affects ; il en va de même chez Hegel, qui, dans son Esthétique, place ensemble Herz et Gemüt du côté des pulsions naturelles et des passions. Psycho-physique, phénoménologie et psychiatrie : lignes de fracture Alors que Herz acquiert un sens exclusivement physiologique dans la psycho-physique de la fin du XIXe s. (Fechner, Wundt, Helmholtz), Gemüt se voit délimité par les phénoménologues (Brentano 4, Husserl 5, Scheler 6) comme ressortissant de l’expression des actes émotionnels (sentiments, affects) ; ce n’est que dans la psychiatrie naissante (E. Kraepelin 7) ou plus récente (H. Albrecht 8, H. Tellenbach 9) que Gemüt acquiert un sens à nouveau plus englobant, étendu à la dimension sociale via la perception des atmosphères (moods, Stimmungen) ; très récemment, enfin, le phénoménologue G. Strasser 10 a su ressaisir l’ampleur du phénomène du Gemüt en lui conférant à son tour le statut intégrant de la dimension centrale, affectivo-spirituelle, de notre vie psychique. Natalie Depraz ✐ 1 Echkart, J., Sermons-Traités, Gallimard, Paris, 1987. 2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986. downloadModeText.vue.download 162 sur 1137

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160 3 Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, Frankfurt, Suhrkamp, 1986. 4 Brentano, F., La psychologie d’un point de vue empirique, 1883. 5 Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950. 6 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Bern & München, Francke Verlag, 1973. 7 Kraepelin, E., Psychiatrie, 1889. 8 Albrecht, Über das Gemüt, 1961. 9 Tellenbach, H., Le goût et l’atmosphère, PUF, Paris, 1982. 10 Strasser, G., Das Gemüt, Utrecht, 1956. ! AFFECT, ÂME, ÉMOTION, ESPRIT COGITO Mot latin signifiant je pense. MÉTAPHYSIQUE Premier principe, donné dans une expérience radicale où l’âme suspend toutes ses connaissances, que rencontre Descartes dans la recherche de la vérité. Le cogito est le premier principe que rencontre Descartes dans l’itinéraire qui conduit du doute généralisé à la constitution d’une science certaine. Lors même que je doute, je découvre ce doute comme l’opération de l’ego qui pense et, dans ce moment, qui se saisit comme existant. Et cette découverte est immédiatement féconde, puisqu’elle permet de dégager une règle générale de vérité qu’il sera possible d’appliquer aux autres connaissances : « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il faut être : je jugeai que je pouvais prendre, pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies » 1. Le cogito me désigne donc mon existence en toute évidence au moment où je la pense, même s’il ne m’instruit pas encore sur le caractère substantiel de cette existence. Autrement dit, et jusque dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur qui ferait tomber dans l’incertitude les évidences passées, il est certain que j’existe lorsque je pense, même si je ne reconnais pas encore la pensée comme l’essence de cette existence : « [...] qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose » 2. Cette vérité exceptionnelle résiste donc au doute, mais elle ne le supprime pas, en ce qu’elle ne convertit pas les raisons de douter en raisons de croire ce qu’elles nient.

En somme, le doute ne s’arrête pas devant un objet privilégié, mais, bien plutôt, se renverse : il cesse de viser un objet pour s’apercevoir lui-même comme acte de l’ego et laisse place à une affirmation d’existence. Faut-il cependant considérer que l’existence est conclue de la pensée ? Cette présentation du cogito comme opération réflexive ne correspond sans doute pas à la vérité de l’expérience visée par Descartes. Les changements qui, du Discours de la méthode aux Méditations, affectent la présentation de l’ego cogito s’avèrent à cet égard très instructifs. Selon la formule du Discours, il revient bien à la cogitatio de conduire à l’existence : je pense donc je suis. La formulation originale de la seconde Méditation est bien plus adéquate, qui biffe le moment antérieur de la cogitatio pour passer directement à l’existence : « Ego sum, ego existo ». Ce n’est pas que la pensée disparaisse ici ; elle se donne plutôt comme un acte (pensée pensante), et non comme un objet qui devrait être pensé pour accéder à l’existence. Il reste évidemment à déterminer comment l’existence peut ainsi intervenir dans la cogitatio. C’est ce que permet de comprendre la thèse de Hintikka sur la performance du cogito – le cogito est un performatif parce qu’énoncé en première personne, il n’a besoin d’aucune vérification empirique mais valide ce qu’il dit du simple fait qu’il le dit 3. L’énoncé est performatif lorsqu’il se réalise du moment qu’il s’énonce ; et c’est ainsi que le cogito conclut à l’existence, non point à partir d’une pensée pensée, mais bien de la pensée pensante qui pense directement qu’elle est. L’existence ne s’ajoute pas à l’énoncé comme un résultat distinct mais elle se confond véritablement avec lui, comme le souligne très clairement Descartes : « [...] enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je prononce, ou que la conçois en mon esprit » 4. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié, Paris, Garnier, 1988, t. I, p. 604-605. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation seconde, éd. citée, t. II, p. 415. 3 Hintikka, J., « Cogito ergo sum, comme inférence et comme performance », trad. in Revue de métaphysique et de morale, 2000 (1). 4 Descartes, R., « Méditation seconde », p. 415-416. ! DOUTE, PRINCIPE ∼ LE COGITO CHEZ SAINT AUGUSTIN GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Acte mental par lequel le sujet, par un retour de sa conscience sur elle-même, s’assure du fait indiscutable de son existence en tant que sujet pensant. Saint Augustin est sans doute l’un des premiers à avoir formulé ce principe, sous forme d’un argument contre la philosophie de la Nouvelle Académie. Cette École, fondée par Arcésilas de Pitane au IIIe s. avant J.-C., qui s’apparente fort au scepticisme, nie qu’il y ait des critères de vérité et préconise la suspension du jugement. S’étant mis dans l’état d’esprit d’un académicien qui, par crainte de se tromper, préférerait douter de tout, y compris de sa propre existence, une certitude s’impose alors à saint Augustin : pour douter il faut être, on peut donc douter de tout sauf d’exister : « Celui qui n’existe pas ne peut pas se tromper. C’est pourquoi je suis, si je me trompe. Donc, puisque je suis si je me trompe, comment puis-je me tromper en croyant que je suis ? »1 La portée du cogito est beaucoup plus large qu’elle n’en a d’abord l’air, en effet, ce n’est pas tant l’objet du cogito qui importe, à savoir la certitude que nous existons, que la manière dont ce cogito se déploie : si l’homme est capable de connaître quelque chose avec certitude, à savoir lui-même, c’est qu’il possède une faculté qui lui permet d’accéder à cette certitude : la pensée. Par le cogito, l’homme prend donc connaissance non seulement de son existence mais aussi et surtout de sa nature pensante : « Même s’il doute, il vit ; s’il doute d’où vient son doute, il se souvient ; s’il doute, il comprend qu’il doute ; s’il doute, il veut arriver à la certitude ; s’il doute, il pense ; s’il doute, il sait qu’il ne sait pas ; s’il doute, il sait qu’il ne faut pas donner son assentiment à la légère. On peut donc douter du reste, mais de tous ces actes de l’esprit, on ne doit pas douter ; si ces actes n’étaient pas, impossible downloadModeText.vue.download 163 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 161 de douter de quoi que ce soit. » 2. Le cogito augustinien vient ainsi réfuter l’aporie développée par Sextus Empiricus (IIe-IIIe s. après J.-C.), sceptique grec qui professe que « si l’intelligence se perçoit elle-même, ou bien c’est elle tout entière qui se perçoit, ou bien elle se perçoit par quelque partie d’ellemême. Or le premier cas est impossible ; car si c’est elle tout entière qui se perçoit, elle sera tout entière perception et percevante, et, si elle est tout entière percevante, il n’y aura plus rien qui soit perçu [...]. L’intelligence ne peut davantage user d’une partie d’elle-même pour se percevoir : car comment cette partie se percevra-t-elle elle-même ? Est-ce cette partie tout entière qui se perçoit ? Elle n’a plus alors rien à percevoir. Est-ce par une partie d’elle-même ? On demande alors comment cette partie se perçoit, et ainsi à l’infini. » 3. Si

saint Augustin arrive à résoudre le problème de la réflexivité de la pensée sur elle-même, c’est parce qu’il met en lumière que l’aporie de Sextus Empiricus repose sur un postulat erroné selon lequel la connaissance de soi procède de la même manière que la connaissance objective, c’est-à-dire en distinguant ce qui connaît de ce qui est connu, en séparant le sujet de l’objet de la connaissance. Or, en réalité, comme le montre saint Augustin (en particulier dans La Trinité, X, III, 5), dans la connaissance de soi, l’âme se connaît simultanément en tant que sujet et objet. Cogito augustinien et cogito cartésien On peut voir une certaine ressemblance entre le cogito augustinien et le cogito cartésien, mais en ce qui concerne une possible influence de la pensée de saint Augustin sur celle de Descartes, les avis divergent. Pour certains commentateurs, le cogito cartésien est véritablement novateur et introduit une dimension nouvelle par rapport au cogito augustinien. Ainsi, Pascal affirme que là où saint Augustin ne fait que parler du cogito « à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue », Descartes, lui, a aperçu dans ce mot « une suite admirable de conséquences. » 4. Mais il faut reconnaître que l’attitude de Descartes semble ambiguë : face à l’accusation portée contre lui par Arnauld 5, accusation selon laquelle Descartes se serait très amplement inspiré du cogito augustinien pour élaborer le sien, Descartes ne se justifie pas réellement. Plutôt que d’opposer des arguments pour s’innocenter, Descartes feint de prendre l’accusation d’Arnauld pour un hommage, et il répond : « Je ne m’arrêterai point ici à le remercier du secours qu’il m’a donné en me fortifiant de l’autorité de saint Augustin. » 6. Il ajoute encore : « il ne me semble pas s’en servir à même usage que je fais. » 7. Portés par cette ambiguïté de Descartes, certains commentateurs pensent voir dans la pensée de Descartes une influence certaine de la pensée de saint Augustin. Descartes ne serait alors qu’un « plagiaire », et sa formulation du cogito serait beaucoup moins probante que celle de saint Augustin : « Saint Augustin est en fait parti du cogito pour prouver, non seulement l’existence de la certitude et de la vérité, mais encore l’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme, la distinction de l’homme et de l’animal. » 8. Ainsi « le cogito n’est pas un mot écrit à l’aventure comme le laisserait entendre Pascal, mais le résultat d’une réflexion longuement mûrie et reprise par cinq fois, depuis le moment de sa conversion jusqu’à la fin de sa vie. »9 (d’abord dans les Soliloques, puis dans la vie heureuse II, 7, puis dans le libre arbitre II, 3, 7, ensuite dans la Trinité X, 10, 14-16, et enfin dans la cité de Dieu XI, ch. 26). Fénelon déclare ainsi que « si un homme éclairé rassemblait dans les livres de saint Augustin toutes les vérités

sublimes que ce Père y a répandues comme par hasard, cet extrait fait avec choix, serait très supérieur aux Méditations de Descartes, quoique ces Méditations soient le plus grand effort de l’esprit de ce philosophe. » 10. L’attitude la plus sage semble donc être celle de E. Gilson d’après qui : « [...] nous ne saurons sans doute jamais dans quelle mesure Descartes a pu être touché, directement ou indirectement, par saint Augustin ou par la tradition augustinienne, et il serait d’ailleurs imprudent de méconnaître ce qu’a d’original le cogito cartésien, mais la parenté des doctrines est évidente même à qui ne pousse pas la comparaison des textes jusque dans le détail ; pour l’un et l’autre philosophe, le doute sceptique est une maladie d’origine sensible dont l’évidence de la pensée pure est le remède, et cette première certitude ouvre la route qui, par la démonstration de la spiritualité de l’âme, conduit à la preuve de l’existence de Dieu. » 11. Il faut remarquer que malgré les nombreuses ressemblances qui existent entre le cogito augustinien et le cogito cartésien, il y a également une différence essentielle entre les deux démonstrations. En effet, il est significatif que là où Descartes passe directement du doute à la pensée puis à l’être (« Je doute, donc je pense, donc je suis. »), saint Augustin pose une étape supplémentaire, à savoir la vie. Dans un cas l’accent est mis sur la pensée (chez Descartes) tandis que dans l’autre cas l’accent est mis sur la pensée de la vie (chez saint Augustin) 12. Il y a donc un réalisme immanent au cogito augustinien, alors que chez Descartes, c’est l’idéalisme qui découle du cogito 13. En résumé, il y a donc chez Descartes un idéalisme provoqué par le fait qu’il prend le cogito en dehors de l’être alors que saint Augustin, lui, rend indissociables être, vie et pensée. Ainsi, les deux cogito étant de natures distinctes, il n’y a peut-être pas lieu de chercher une filiation ou

un héritage entre les deux. Tiphaine Jahier ✐ 1 Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, XXVI. 2 Saint Augustin, La Trinité, X, X, 14. 3 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 310. 4 Pascal, B., De l’art de persuader in Pensées et Opuscules, Hachette, éd. Brunschvicg (minor), Paris, p. 192. 5 Arnauld, Quatrièmes objections aux méditations métaphysiques, Descartes in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II, Paris, 1996, p. 633. 6 Descartes, R., Réponses aux quatrièmes objections aux méditations métaphysiques, in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II, Paris, 1996, p. 658. 7 Descartes, R., Lettre à Mersenne du 25 mai 1637. 8 Boyer, Ch., L’idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin, Beauschesne, Paris, 1920, p. 40. 9 Vannier, M.-A., « Les anticipations du cogito chez saint Augustin », p. 668, in Revista Augustiniana, Madrid, 1997. 10 Fénelon, Lettre sur la métaphysique, (lettre quatrième). 11 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 1987, p. 55. 12 Allard, G.-H., « Le contenu du cogito augustinien », Dialogue, 1965-1966, p. 466. 13 Cayré, F., Initiation à la philosophie de saint Augustin, Desclée de Brouwer, Paris, 1947, p. 267. ! AUGUSTINISME, DOUTE downloadModeText.vue.download 164 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 162 ∼ LE COGITO CHEZ KANT ET HUSSERL GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Le cogito est un principe qui survivra à Descartes. C’est par le cogito que va s’opérer un retournement complet dont on percevra l’écho dans la « révolution copernicienne » décrite par Kant dans la Critique de la raison pure : par le primat de la pensée sur tout objet connu, la connaissance de la constitution de la raison devenant la condition nécessaire et suffisante, l’étape obligée pour connaître les objets extérieurs : « Les diverses représentations qui sont données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations si elles n’appartenaient pas toutes ensemble à une conscience de soi, c’est-à-dire qu’en tant qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie pas conscience à ce titre) elles doivent pourtant être nécessairement conformes à la condition sous laquelle seulement elles peuvent être réunies dans une conscience générale de soi, puisque autrement elles ne m’appartiendraient pas entièrement ». Ainsi, la condition nécessaire à la connaissance est chez Kant l’unification par le sujet du divers des données sensibles : « Tout le divers de l’intuition a un rapport nécessaire au Je pense dans le même sujet où se rencontre ce divers. » 1. Mais, selon A. Philonenko qui se fait ici le porte-parole de Kant, « penser cette condition transcendantale uniquement comme sens interne, ou comme conscience empirique, c’est sombrer dans le psychologisme et ébaucher une philosophie du sujet, auquel toutes les représentations seront réduites et intégrées puisqu’il manquera un principe de détermination – enfin, penser cette conscience empirique elle-même comme substance, comme le fait Descartes, c’est élever au rang de « chose en soi » [...] le simple phénomène déterminable qu’est le sens interne et ainsi succomber aux paralogismes de la dialectique de la raison pure. » 2. Selon Kant, si Descartes a eu le mérite de poser, à travers le cogito, le Je pense comme condition suprême de toute pensée, il reste qu’il a confondu la condition ou méthode qu’est le cogito avec un existant, un être ou une chose, ce qui l’a conduit, erreur fatale, à séparer le Je pense de la connaissance dont il est le principe méthodique. Dans sa phénoménologie, Husserl reprend lui aussi la formulation cartésienne du cogito, même s’il se refuse à

« réifier » la pensée, à en faire une chose coupée de l’objet à connaître, et s’il suppose par sa conception de l’intentionnalité que la pensée est nécessairement pensée de quelque chose. Et c’est sans doute lui qui résume le mieux la place fondamentale qu’occupe, à travers le cogito, la pensée de Descartes dans l’histoire de la philosophie : « Avec lui (Descartes) la philosophie change totalement d’allure et passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal. » 3. Tiphaine Jahier ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Analytique transcendantale, I, ch. II, Section 2, para 16. 2 Philonenko, A., L’oeuvre de Kant, Vrin, Paris, t. 1, 1969, p. 164. 3 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Introduction à la phénoménologie, Paris [Armand Colin, 1931], Vrin, Paris, 2001, p. 21. ! DOUTE COGNITION « Les sciences cognitives » COHÉRENCE (THÉORIE DE LA VÉRITÉ COMME) Cette théorie est attribuée aux philosophies monistes de Spinoza, de Hegel ou de Bradley, mais aussi à certains épistémologues contemporains. ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Thèse selon laquelle la vérité d’une pensée dépend de son appartenance à un ensemble cohérent d’autres pensées. Le concept de vérité comme cohérence remonte aux idéalistes britanniques du XIXe s., comme F. H. Bradley, qui soutenaient des versions de l’idée hégélienne selon laquelle « le vrai c’est le tout ». Dans la mesure où la relation de cohérence porte sur des jugements, indépendamment de leur rapport à une réalité extérieure, la théorie cohérentiste du vrai

tend à réduire l’être à la pensée. Russell 1 la critiqua au nom de l’atomisme logique, selon lequel nos jugements peuvent être rendus vrais par des faits indépendants, au nom d’une conception de la vérité comme correspondance. Ensuite, la théorie cohérentiste a été défendue par des épistémologues positivistes, comme Neurath, qui soutiennent que les énoncés scientifiques ne sont pas vrais isolément, mais globalement. Cette thèse est souvent associée au « holisme » de Quine, qui s’inspire de la philosophie des sciences de Duhem. ▶ Si on la dissocie de ses implications mystiques renvoyant à une intuition du Tout, la théorie de la vérité-cohérence fait face à deux difficultés. Comment définir la relation de cohérence ? La simple non-contradiction entre jugements est insuffisante, car des ensembles d’énoncés faux mais non contradictoires peuvent être cohérents. Et si la vérité d’un ensemble de propositions dépend seulement de leurs relations entre elles, comment rendre compte des connaissances perceptives, qui semblent dépendre de l’expérience d’une réalité externe ? Pascal Engel ✐ 1 Russell, B., Signification et vérité, Flammarion, Paris, 1969. Voir-aussi : Walker, R., The Coherence Theory of Truth, Routledge, Londres, 1989. ! CONNAISSANCE, CORRESPONDANCE, HOLISME, VÉRITÉ Les sciences cognitives Le mot « cognition » vient du latin cognoscere et il a approximativement la même extension que le mot « intelligence ». Les sciences cognitives étudient l’ensemble des manifestations de l’intelligence humaine. Comment un bébé humain apprend-il la référence des mots de sa langue maternelle ? Comment reconnaît-on un visage qu’on n’a pas revu depuis vingt ans ? Pourquoi est-il plus facile de mémoriser le Petit Chaperon rouge qu’une liste de numéros de téléphone ? Pourquoi est-il plus facile de downloadModeText.vue.download 165 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 163 juger « 9 est plus grand que 2 » que « 6 est plus grand que 5 » ? Pourquoi la couleur des objets nous paraîtelle constante en dépit des variations dans les longueurs d’onde de la lumière qu’ils réfléchissent ? Quel rôle jouent les émotions dans les prises de décision ? L’importance théorique des sciences cognitives tient à trois caractéristiques. Premièrement, les sciences cognitives poursuivent par d’autres moyens – des moyens scientifiques, formels et expérimentaux – le projet traditionnel de ce qu’on nomme en philosophie l’« épistémologie », c’est-à-dire la théorie de la connaissance. Les sciences cognitives ont en effet pour ambition de fournir une connaissance des mécanismes de la connaissance qui soit aussi exacte, objective et impartiale que la connaissance physique des particules élémentaires, la connaissance chimique des molécules ou la connaissance biologique des cellules vivantes. Deuxièmement, les sciences cognitives occupent l’interface entre les sciences humaines et les sciences de la nature. Comme les sciences humaines, elles étudient la formation et la transformation des représentations mentales. Comme les sciences de la nature, elles ont l’ambition d’offrir des explications causales. Enfin, si les sciences humaines ont pour vocation d’étudier le rôle des idées dans la vie des hommes et des femmes, les sciences cognitives ont pour vocation de nous renseigner sur le propre de l’homme, c’est-à-dire sur ce qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence des machines et des animaux. Dans le foisonnement des paradigmes théoriques et expérimentaux en sciences cognitives, trois thèmes retiendront notre attention en raison de leur intérêt philosophique intrinsèque. La théorie computationnelle de l’esprit constitue un cadre pour une conception moniste matérialiste de la pen-

sée. Les recherches sur le développement ontogénétique des capacités cognitives du bébé humain suggèrent que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent de résolution de problèmes généraux. Enfin, les recherches sur les illusions cognitives démontrent l’importance du format dans lequel les problèmes sont traités par l’esprit humain. LA THÉORIE COMPUTATIONNELLE DE L’ESPRIT L ’étude des capacités cognitives du cerveau humain remonte au milieu des années 1950. Grâce aux progrès spectaculaires de la logique et des mathématiques, la construction des premiers ordinateurs capables d’accomplir des opérations numériques réhabilita sur des bases scientifiques l’idée déjà émise au XVIIe s. par Hobbes et Leibniz selon laquelle penser, c’est calculer. Calculer, c’est manipuler, selon des règles, des symboles dans un système formel, indépendamment de leur sens. Un système formel est un langage dans lequel on peut déterminer de manière mécanique si un ensemble de propositions apporte la preuve d’un théorème. On dispose de règles explicites déterminant si une suite de symboles est une formule du système. On détermine la structure logique des suites de symboles qui sont des formules du système. On dispose de règles explicites de déduction ou de preuves qui déterminent si une séquence de formules est une preuve valide d’un théorème. Selon la célèbre thèse de Turing / Church, toute manipulation ou fonction d’entiers que l’esprit humain peut calculer effectivement peut être aussi calculée par une « machine de Turing ». Une machine de Turing est une machine abstraite munie d’un ruban abstrait infini, d’une tête de lecture-et-d’écriture, et d’une table d’instructions (un programme). À chaque instant, la tête est placée devant l’une des cases du ruban. Elle est capable (1) de déterminer si la case contient un symbole ; (2) si oui, de le lire ; (3) d’effacer ce symbole ou (4) d’en inscrire un nouveau. Elle est enfin capable (5) de se déplacer d’une case le long du ruban à droite ou à gauche en fonction des instructions contenues dans sa table. Si la tête est placée devant une case dont le « contenu » ne correspond à aucune instruction contenue dans la table, la machine s’arrête. Deux sortes d’arguments militent en faveur de la théorie computationnelle de l’esprit : des arguments épistémologiques ou méthodologiques et des arguments ontologiques. Premièrement, grâce au « computationnalisme », un système cognitif peut être étudié à trois niveaux complémentaires (Chomsky, Marr, Newell). On commence par caractériser une compétence cognitive : par exemple, la capacité d’effectuer des additions, c’est-à-dire d’associer un entier positif à toute paire d’entiers positifs. On caractérise ensuite l’algorithme ou la procédure particulière employée pour exécuter la compétence. Pour exécuter une addition, il faut choisir un système de représentation des nombres entiers (par exemple, le système décimal et les chiffres arabes) et un ordre d’application des opérations. Enfin, on recherche le mécanisme physique grâce auquel l’algorithme est « implémenté » : une calculatrice électronique et un cerveau humain sont deux mécanismes

physiques distincts susceptibles d’implémenter un algorithme d’exécution d’une addition 1. Deuxièmement, la théorie computationnelle de l’esprit est compatible avec une conception moniste matérialiste de la pensée. Souscrire au monisme matérialiste, c’est s’opposer au dualisme cartésien entre des entités (une « substance ») pensantes immatérielles et des entités (une « substance ») étendues matérielles. Selon cette théorie aujourd’hui défendue par Fodor 2 et Pinker 3, la pensée n’est en effet rien d’autre qu’un ensemble d’opérations élémentaires effectuables par un dispositif physique inconscient. L’ESPRIT HUMAIN : UN ENSEMBLE DE COMPÉTENCES SPÉCIALISÉES A u milieu des années 1950, les travaux de Chomsky sur les propriétés combinatoires des grammaires des langues humaines mirent en évidence le fait que savoir parler ou avoir la « faculté de langage », c’est connaître implicitement des règles syntaxiques et que ce savoir est riche, complexe, largement inconscient et partiellement inné. Selon l’argument dit de « la pauvreté du stimulus », tous les enfants humains apprennent uniformément la grammaire de leur langue maternelle. Or, grâce à leur expérience linguistique, ils n’ont accès qu’à un sous-ensemble fini de l’ensemble infini des phrases grammaticales de leur langue. Donc : les enfants humains sont prédisposés génétiquement à acquérir la grammaire d’une langue naturelle. Selon Chomsky, cette prédisposition (nommée « grammaire universelle ») est propre à l’espèce humaine et elle est spécialisée dans l’acquisition du langage 4. Les travaux formels sur la faculté de langage ont donné naissance à des recherches expérimentales en psycholinguistique sur la compréhension du langage chez l’adulte et sur l’acquisition du langage chez le bébé humain. L’étude de l’apprentissage du langage a, à son tour, inspiré des recherches expérimentales sur le développement ontogénétique des capacités cognitives humaines dans différents domaines cognitifs. Ces recherches s’appuient sur le paradigme méthodologique de la mesure de la durée du regard du bébé. Cette méthodologie suppose qu’un bébé est enclin downloadModeText.vue.download 166 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 164 à regarder plus longuement un événement inattendu qu’un événement familier. En mesurant la durée du regard du bébé, les psychologues du développement ont obtenu des indices expérimentaux sur la surprise, les anticipations et donc les

« connaissances » du bébé sur son environnement dans les domaines de la physique naïve, la géométrie naïve, l’arithmétique naïve et la psychologie naïve. Dans une série d’expériences réalisées par Wynn, des bébés de 4-6 mois voient un théâtre de marionnettes muni d’un écran. Lorsque l’écran est abaissé, ils voient une main apporter un Mickey sur la scène. La main repart vide et l’écran est relevé. Puis ils voient une main tenant un second Mickey passer derrière l’écran et repartir vide. L’écran est abaissé et on présente au bébé deux conditions : tantôt le bébé voit deux Mickey sur la scène (situation arithmétiquement possible), tantôt il voit un Mickey (situation arithmétiquement impossible). Les bébés de 4-6 mois regardent plus longtemps la situation impossible que la situation possible. Les bébés préfèrent-ils contempler un objet que deux objets ? Cette hypothèse est réfutée par le fait que si on leur présente deux Mickey et qu’on en soustrait un, les bébés regardent plus longtemps deux objets qu’un seul. Peut-être les bébés pensent-ils, non pas que 1 + 1 = 2, mais simplement que 1 + 1 = 1. L’expérience montre que les bébés regardent plus longuement la situation correspondant à l’addition incorrecte 1 + 1 = 3 que celle correspondant à l’addition correcte. Les bébés semblent capables d’extraire certaines informations numériques élémentaires à partir des stimuli perçus 5. À la suite d’expériences réalisées par Cheng et Gallistel sur des rats adultes, Spelke et Hermes ont étudié les capacités humaines de navigation. Elles ont constaté que, dans une tâche de réorientation spatiale, à la différence des adultes, les enfants de moins de 5 ans n’exploitent que les indices géométriques sur la forme de l’environnement et négligent les couleurs. Elles en concluent, d’une part, que la cognition humaine inclut un « module » spécialisé dans le traitement des propriétés géométriques de l’environnement. Elles supposent, d’autre part, que l’aptitude à combiner les informations géométriques et non géométriques dépend de la capacité d’utiliser des expressions spatiales du langage public comme les mots « droite » et « gauche ». Spelke et Hermes ont

de surcroît montré que l’interférence entre une tâche de répétition verbale et une tâche de réorientation spatiale diminue considérablement l’aptitude des adultes à combiner les informations géométriques et non géométriques requises pour résoudre la tâche de réorientation spatiale. Ces recherches suggèrent que la faculté de langage contribue à la flexibilité des comportements humains de navigation dans l’espace, qui se manifeste dans l’emploi d’artefacts aussi complexes que les directions verbales, le compas, la boussole ou les cartes géographiques 6. Les recherches sur le développement ontogénétique des capacités cognitives du bébé humain suggèrent fortement que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent capable de résoudre n’importe quel problème général. La cognition humaine ne peut pas avoir pour tâche de construire des « solutions générales » parce que, dans la nature, il n’existe pas de « problème général ». L’intelligence humaine se révèle donc être un ensemble adapté d’aptitudes à résoudre des problèmes particuliers apparus au cours de l’évolution de l’espèce. L’ÉTUDE DES ILLUSIONS COGNITIVES ET LA RATIONALITÉ L es illusions de la perception visuelle – comme l’illusion de Müller-Lyer – ont été abondamment étudiées par la psycho-physique de la vision. L’étude psychologique des inférences démonstratives et inductives (ou non démonstratives) soulève la question de savoir s’il existe aussi des illusions cognitives. À la différence du modus ponens et du modus tollens, la négation de l’antécédent – conclure « – q » à partir des prémisses « p ! q » et « – p » – et l’affirmation du conséquent – conclure « p » à partir des prémisses « p ! q » et « q » – sont des sophismes. L’étude expérimentale du raisonnement démonstratif révèle que l’esprit humain succombe facilement au charme des sophismes. L’étude des inférences inductives et des jugements dans l’incertitude suggère que l’esprit humain éprouve des difficultés dirimantes à apprécier les probabilités. Les psychologues Tversky et Kahneman, qui ont mené des études pilotes sur l’aptitude humaine à raisonner dans l’incertitude, ont notamment donné à des sujets la description suivante : « Linda est une jeune femme intelligente de 31 ans. Elle a une licence de philosophie. Lorsqu’elle était étudiante, elle a milité contre les discriminations raciales et contre l’in-

justice sociale ». Ils ont demandé ensuite aux sujets d’estimer respectivement la probabilité que Linda soit caissière dans une banque et la probabilité qu’elle soit caissière dans une banque et active dans le mouvement féministe. Typiquement, 80 % – 90 % des sujets violent la règle de la conjonction de la probabilité selon laquelle la probabilité d’une conjonction ne peut excéder la probabilité de chaque membre de la conjonction. Tversky et Kahneman ont expliqué cette illusion en invoquant ce qu’ils nomment l’« heuristique de représentativité » : compte tenu de la description, Linda est jugée plus représentative (ou prototypique) des caissières dans une banque qui sont féministes que des caissières dans une banque en général 7. Le psychologue évolutionniste Gigerenzer a fait valoir que cette illusion cognitive diminue lorsque le même problème est formulé en termes de fréquences naturelles : les sujets sont informés que 200 femmes satisfont la description de Linda. Combien d’entre elles sont caissières dans une banque ? Combien sont caissières dans une banque et actives dans le mouvement féministe ? La violation de la règle de la conjonction n’est plus commise que par 0 % à 20 % des sujets 8. Supposons que la probabilité a priori qu’un individu ait le cancer du côlon soit 0,3 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la coloscopie s’il a le cancer du côlon est 50 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la coloscopie s’il n’a pas le cancer du côlon est 3 %. Quelle est la probabilité qu’un individu ait le cancer du côlon s’il réagit positivement à la coloscopie ? Dans cette version, la solution du problème requiert l’usage du théorème de Bayes 9. Or, la même information peut être présentée dans un format fréquentiste : 30 / 10 000 individus ont le cancer du côlon. 15 / 30 individus ayant le cancer réagissent positivement à la coloscopie. 300 / 9 970 individus qui n’ont pas le cancer réagissent aussi positivement à la coloscopie. Dans cette population, si un individu réagit positivement à la coloscopie, quelle est la probabilité qu’il ait le cancer du côlon ? On calcule la réponse en divisant le nombre des individus ayant le cancer du côlon et réagissant positivement au test par la somme de ceux qui réagissent positivement au test sans avoir le cancer downloadModeText.vue.download 167 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 165 et de ceux qui ont le cancer et ne réagissent pas au test : 15 / (300 + 15). Ce nombre est légèrement inférieur à 5 %. L’esprit humain paraît incontestablement mieux adapté pour traiter l’information dans sa version fréquentiste que dans sa version probabiliste. Tversky et Kahneman ont découvert que certains problèmes de raisonnement dans l’incertitude engendrent de véritables illusions cognitives lorsque le problème est présenté dans un certain format. Dans le domaine visuel, une

illusion perceptive conduit à une représentation fallacieuse d’un stimulus visuel. Une illusion cognitive pousse l’esprit à accepter une conclusion que les prémisses ne justifient pas. Cette découverte ne plaide pas en faveur de la rationalité des processus de raisonnement humains. Gigerenzer soutient cependant que l’esprit humain est spécialement préparé pour la manipulation des fréquences naturelles et non pas pour apprécier la probabilité des événements individuels. Ce débat donne raison à Marr, le spécialiste de la vision computationnelle, qui avait souligné qu’un système de traitement de l’information est sensible au format dans lequel l’information lui est présentée. ▶ Grâce aux sciences cognitives, les êtres humains seront-ils capables d’atteindre une compréhension scientifique détaillée de l’intelligence humaine ? Une connaissance scientifique authentique des mécanismes de la connaissance est-elle possible ? Il est sans doute prématuré de prétendre répondre à ces questions. Parce qu’elles occupent le carrefour entre les sciences humaines et les sciences de la nature, les sciences cognitives peuvent toutefois d’ores et déjà faire une contribution à la fameuse querelle sur le « dualisme méthodologique » entre les Geisteswissenschaften (ou « sciences de l’esprit ») et les sciences de la nature. Selon une tradition philosophique allant d’Aristote à Hempel en passant par Hume et Mill, toute explication scientifique est une explication causale et expliquer un phénomène particulier consiste à le subsumer sous une ou plusieurs lois générales. Pour les partisans du « dualisme méthodologique », les « sciences de l’esprit » ont pour tâche de comprendre les actions humaines. À la différence des phénomènes physiques, astronomiques, chimiques, géologiques ou biologiques, les actions humaines n’ont pas seulement des causes, elles ont aussi des raisons. À la différence de l’explication causale d’un phénomène non humain, la compréhension d’une action humaine consiste aussi, selon les partisans du dualisme méthodologique, à découvrir ses raisons. De surcroît, seule l’empathie permet de comprendre les raisons d’un agent. Comme le montrent les recherches sur le développement ontogénétique des compétences psychologiques, la perception d’une action humaine ne provoque pas chez un bébé humain la même réponse que sa perception d’un stimulus physique quelconque. Non seulement les sciences cognitives modifient les frontières entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, mais grâce à leur démarche expérimentale, elles contribuent aussi à une meilleure compréhension scientifique des mécanismes de l’empathie elle-même. PIERRE JACOB ✐ 1 Marr, D., Vision, Freeman, San Francisco, 1982. 2 Fodor, J. A., The Elm and the Expert, MIT Press, Cambridge (MA), 1994. 3 Pinker, S., How the Mind Works, Norton, New York, 1997. 4 Chomsky, N., Reflections on Language, Pantheon Books, New

York, 1975. 5 Dehaene, S., la Bosse des maths, Odile Jacob, Paris, 1997. 6 Hermer, L., et Spelke, E., « Modularity and Development : the Case of Spatial Reorientation », Cognition, 61, 1996, pp. 195-232. Hermer-Vasquez, L., et Spelke, E., « Sources of Flexibility in Human Cognition : Dual-task Studies of Space and Language », Cognitive Psychology, 39, pp. 3-36, 1999. 7 Kahneman, S. D., et Tversky, A. (dir.), Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases, Cambridge UP, 1982. 8 Gigerenzer, G. 9 Le théorème de Bayes se formule ainsi : « P(H/D) = P(H) P(D/H)/P(H)P(D/H) » où « H » désigne l’hypothèse, et « D », les données. COLLECTION Du latin collectio (de colligo), « action de réunir » et résultat obtenu, d’abord utilisé dans le domaine littéraire et pour des objets rares, avant d’être généralisé et démocratisé. ESTHÉTIQUE « Assemblage d’objets d’art ou de science » (Littré) qui permet classiquement la transmission à la postérité d’objets choisis. De son archétype, l’arche de Noé, la collection garde le double souci du nombre et de l’unité. Pausanias 1 a laissé la description de collections conservées dans des temples fameux, et l’Histoire naturelle de Pline fournit un premier panorama encyclopédique du phénomène. Si les églises du Moyen Âge rassemblaient les offrandes consenties pour obtenir une protection particulière de la communauté, les cabinets de curiosités des XVIe et XVIIe s. obéissent au principe de la cornucopia susceptible d’illustrer la maîtrise de leur propriétaire sur le monde et d’alimenter ses fables. Ces collections de merveilles, dévolues au précieux, au rare, au monstrueux, se nourrissent des voyages de découverte, témoignant d’une construction de l’identité et de l’altérité fondée sur l’appropriation et le baptême de toutes choses. À l’époque contemporaine, la collection incarne de manière exemplaire une série de médiations dont s’inquiètent l’histoire et la sociologie des arts (architectures, classements, catalogues, suggestions de visites, états de liquidation, volontés testamentaires). Simultanément, le triomphe de l’individualisme et de la consommation multiplie les types et les modalités du collectionnisme et remet en question, certes à la marge, le processus de « singularisation » de ses objets par rapport à ceux qui sont simultanément consommés, négligés, détruits. Les cultures de collectionneurs engagent ce faisant des identités sociales construites sur la différenciation des usages de matériaux communs autant que sur la mobilisation

de sémiophores singuliers ; elles tendent aussi à s’identifier à des styles de vie, à des passions privées 2. L’objet de collection s’inscrit idéalement dans la construction d’un univers cohérent, qui donne à voir comment l’amateur revient sur son goût, élabore et pense son développement pour mieux l’affirmer. ▶ Pour reprendre une formule de Lévi-Strauss à propos du totémisme, la collection réunit des objets « bons à penser » au sein des sociétés : elle renvoie aux constructions du regard et du savoir dans leurs aspects sociaux, institutionnels, idéologiques. Mais la collection produit aussi ses propres pratiques, dont l’efficacité sociale et culturelle est elle-même considérable. Dominique Poulot ✐ 1 Pausanias, Description de la Grèce, trad. en cours, Les Belles Lettres, Paris. downloadModeText.vue.download 168 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 166 2 Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain de France, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1995. Voir-aussi : Alsop, J., The Rare Art and Traditions. The History of Art Collecting and its Linked Phenomena wherever these Have Appeared, Thames and Hudson, Londres, 1982. Benjamin, W., « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », in OEuvres, III, Gallimard, Paris, 2000. Benjamin, W., Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la collection, Payot-Rivages, Paris, 2000. Pomian, K., Collectionneurs, amateurs et curieux, Gallimard, Paris, 1987. Praz, P., La Casa della vita, Adelphi, Milan, 1979. COMBINATOIRE MATHÉMATIQUE Domaine des mathématiques qui se donne pour objet de former par ordre toutes les combinaisons possibles d’un nombre donné d’objets afin de les dénombrer et d’étudier leurs relations. Raymond Lulle d’abord, puis plus tard G. W. Leibniz 1 sont

attachés à combiner des concepts afin d’en dégager de nouveaux ; cette approche essentiellement calculatrice se confond finalement avec l’art d’inventer (Ars inveniendi). Michel Blay ✐ 1 Leibniz, G. W., De Arte combinatoria, 1666. ! ALGÈBRE, ARS INVENIENDI, MÉTHODE ∼ LOGIQUE COMBINATOIRE LOGIQUE Logique qui prend pour objet spécifique les règles de combinaison et de transformation de séquences de symboles quelconques. Pour H.B. Curry, un combinateur est conçu comme une action de transformation d’une séquence de symboles en une autre obtenue en changeant l’ordre, le groupement ou en supprimant un élément (mais sans ajout d’élément nouveau) : Xx 1, ..., xn ! y 1, ..., yn (où la relation de réductibilité ! est réflexive et transitive et où les métavariables valent pour tout élément simple ou complexe, y compris les combinateurs). On admet par exemple Ix ! x (Identificateur) Kxy ! x (Éliminateur) Wxy ! xyy (Duplicateur) Cxyz ! xzy (Permutateur) Bxyz ! x(yz) (Compositeur) Sxyz ! xz(yz) (Distributeur). On peut montrer que tous les combinateurs sont réductibles aux deux opérateurs primitifs K et S. Par exemple, l’Identificateur est ainsi définissable : I = Df SKK parce que Ia ! a et SKKa ! Ka(Ka) ! a. Un calcul axiomatisé devient possible qui satisfait les exigences métalogiques habituelles 1. Un tel calcul permet de formaliser toutes les combinaisons possibles de symboles. À ce titre, il constitue une « prélogique » qui explicite des opérations généralement sous-entendues dans la présentation habituelle des calculs logiques.

Denis Vernant ✐ 1 Curry, H. B., et Feys, R., Combinatory Logic 1, North-Holland Publ. Comp., 1958. Voir-aussi : Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997. Leibniz, G. W., Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, PUF, Paris, 1998. Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997. COMÉDIE Du grec kômôidia, chanson rituelle accompagnant les kômoi ou « cortèges dionysiaques ». ESTHÉTIQUE Pièce de théâtre destinée à faire rire en montrant généralement les travers des moeurs et des caractères. Elle recouvre, dès l’origine, un corpus composite de textes et de situations de jeu qui se présentent comme l’antidote et le renversement de l’angoisse tragique. Dans ses Papiers 1, après une lecture d’Aristote et de Hegel, Kierkegaard laisse apparaître l’idée que le comique constitue l’aboutissement d’un « mouvement à travers l’esthétique » qui atteindrait précisément ce territoire – dernière étape avant l’éthique – où « l’esthétique est dépassée ». Dans ce droit fil, en établissant un classement des formes de comédies, il place au sommet le vaudeville, l’utilisant à nouveau dans la Reprise 2, sous la dénomination de « farce-vaudeville », pour démontrer que ce comique joue un rôle de passeur entre un « monde artificiel » et la réalité. Une telle proposition place la comédie loin du mépris traditionnellement attaché à la réception des différents genres comiques. Dès l’Antiquité pourtant, les Grecs conféraient aux pitreries du « drame satyrique » le soin d’être la cauda bouffonne de la tétralogie, la porte de sortie du tragique. Dans ce contexte, on regrette d’autant plus la disparition des chapitres de la Poétique d’Aristote consacrés à l’étude du co-

mique. Le malentendu, qui dure pourtant, tient au fait qu’il est malaisé de cataloguer et de différencier les composantes contrastées d’un nuancier comique allant, par exemple chez Molière, d’un trait d’esprit de Célimène aux bastonnades de Scapin. Si l’analyse désespère de venir à bout de l’observation de tous les rouages, c’est aussi que le comique n’est pas réductible à la seule comédie et que les solutions proposées par exemple par Schopenhauer 3 d’expliquer le risible par un désaccord entre le sujet et le monde, ou par Bergson 4 de caractériser le rire par du « mécanique plaqué sur du vivant », restent, par leur généralité même et malgré leur pertinence, insatisfaisantes. En effet, au-delà de l’opposition du concept et de l’intuition, ou d’une simple automatisation des comportements, la comédie, quelle qu’elle soit, propose de vivre dans un lieu et un temps protégés, hors des ultimes conséquences du quotidien qu’elle dépeint. Pour elle, ce qui compte, rappelle Gouhier 5, c’est « moins de finir que de bien finir ». ▶ Cette prise de distance à l’égard du monde extérieur, qui adopte souvent l’alibi de la peinture et de la correction des moeurs (castigat ridendo mores est la devise traditionnelle de la comédie) n’est, en somme, qu’une façon de se positionner dans un espace cerné de vide pour quérir une vérité ou du moins chercher un sens. Nietzsche 6 rappelle ainsi qu’à la mort de Platon, on trouva sous son oreiller un exemplaire d’Aristophane : « Comment un Platon, commente Nietzsche, downloadModeText.vue.download 169 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 167 aurait-il pu supporter la vie – cette vie grecque à laquelle il disait non – sans Aristophane ? » Jean-Marie Thomasseau ✐ 1 Kierkegaard, S., Papiers, 4, C, 127, cité dans la Reprise, éd. de N. Viallaneix, note 85, Flammarion, Paris, 1990. 2 Kierkegaard, S., la Reprise, op. cit. 3

Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, PUF, Paris, 1966. 4 Bergson, H., le Rire. Essai sur la signification du comique (1900), PUF, coll. Quadrige, Paris, 2000. 5 Gouhier, H., le Théâtre et l’existence, Vrin, Paris, 1973. 6 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, § 28, trad. H. Albert, revue par M. Sautet, le Livre de Poche, Paris, 1991. ! DRAME, TRAGÉDIE COMMANDEMENT Du latin commendare, construit à partir de mandare, « prescrire ». « confier ». MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE Ordre, injonction, se distinguant de la loi par leur caractère impératif, par le fait qu’ils « s’adressent à ». Le commandement apparaît notamment dans le texte biblique où, comme le montre F. Rosenzweig, il permet de constituer le « tu » en une extériorité absolue. Pour l’homme, le commandement est comme l’irruption, au sein de la subjectivité, d’une altérité radicale, celle de l’injonction. Il est brisure de l’autonomie de l’homme et relation à l’absolument autre qui l’investit du dehors. À l’inverse, la loi est formulation spécifique d’un principe qui concerne le comportement de l’homme dans le monde. Alors que la loi désigne un état, un donné toujours antérieur à la conscience qui s’y soumet, le commandement est au contraire découverte toujours nouvelle et toujours fulgurante. Seul le commandement est expérience, alors que la loi est objet de connaissance : « L’impératif du commandement ne fait aucune prévision pour l’avenir ; il ne peut imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. [...] La loi compte sur des périodes, sur un avenir, sur une durée. Le commandement ne connaît que l’instant [...] » 1. ▶ La question du statut du commandement, en tant qu’il s’impose à l’homme du dehors, se situe au coeur des débats sur l’autonomie de l’homme, la nature de la morale et le statut de la religion. Kant place la morale sous le signe de l’autonomie, à partir de quoi la religion doit nécessairement être ramenée à un noyau éthique. Les tentatives, après Kant, pour lui donner un statut autre passent souvent par une philosophie du « commandement », qui laisse une place à l’hétéronomie. Sophie Nordmann

✐ 1 Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982, p. 210. ! HÉTÉRONOMIE, PROCHAIN, RELIGION COMME ! STRUCTURE DU COMME COMMENSURABILITÉ Du latin commensurabilis, de mensura, « mesure ». MATHÉMATIQUES Propriété de deux grandeurs ou plus, qui ont une mesure commune. Le premier sens de la commensurabilité est presque entièrement traité dans les livres VII à IX des Éléments d’Euclide et dans les commentaires de ces textes (commentaires poursuivis jusqu’au XIXe s.). Cette notion ne se comprend qu’à partir de celle de multiples. Si deux grandeurs A et B sont telles qu’il existe deux nombres entiers m et n tels que mA = nB, alors elles sont commensurables ; leur rapport est analogue au rapport de ces deux nombres entiers et elles admettent l’unité comme mesure commune. Les pythagoriciens estimaient que le rapport des choses entre elles devait pouvoir être exprimé ainsi. La crise dite des irrationnelles naît de la découverte que des grandeurs simples – qui ne pouvaient pas ne pas entretenir de rapport – n’étaient pas commensurables : c’est par exemple le cas de la diagonale et du côté du carré. Il fallu étendre la théorie des proportions (l’intelligibilité des rapports) à de telles grandeurs. Cette tâche est effectuée dans le livre V des Éléments (largement du à Eudoxe) ; l’élaboration de critères de commensurabilité l’est notamment au livre VII. La résolution complète de la question ne sera acquise qu’avec l’élargissement du concept de nombre, non seulement aux nombres sourds, ou rationnels, obtenus par le rapport de commensurables), mais encore aux réels.

En un second sens, plus radical, la commensurabilité entre grandeurs exige que celles-ci soient comparables. Bien évidemment, ceci implique que les surfaces et les lignes, les volumes et les surfaces sont incommensurables, mais aussi les angles et les surfaces par exemples. Pour être commensurables, les grandeurs doivent être homogènes. Mais encore, il faut que l’une ne soit pas infiniment plus grande qu’une autre, ce qui ôterait toute possibilité de leur trouver une commune mesure. Cette exigence fut la source des difficultés liées aux infiniment petits, difficultés surmontées, dans les faits avec les algorithmes infinitésimaux du XVIIe s. et, en théorie, avec la formalisation de l’analyse des deux siècles suivants. Un cas particulièrement intéressant d’emploi d’un argument d’incommensurabilité (en ce second sens) est donné par Copernic lorsque son cosmos, du fait du modèle héliocentriste, devient un immensum. Si les effets attendus comme la parallaxe sont indétectables, c’est justement parce que les distances de la terre aux planètes, et au soleil ne sont pas commensurables avec les distances de la terre (ou du soleil) avec la sphère des fixes. Vincent Jullien COMMUNAUTARISME Concept essentiel à l’aune du débat qui oppose aujourd’hui, aux ÉtatsUnis et en Europe, les philosophes libéraux aux « communautariens ». MORALE, POLITIQUE Courant de pensée contemporain, qui érige la valeur de la communauté (religieuse, sociale, ethnique, culturelle ou politique) au même rang que celles de liberté et / ou d’égalité, voire lui accorde la priorité. En ce sens, les comdownloadModeText.vue.download 170 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 168 munautariens reprochent principalement au libéralisme ses fondements individualistes. Le « front » communautarien, qui rassemble principalement des Anglo-Saxons comme A. MacIntyre, M. Sandel, Ch. Taylor et M. Walzer, semble plus difficile à cerner que celui

des libéraux. Ne serait-ce que parce que certains des philosophes désignés par cette appellation la récusent. On peut cependant constater que ces auteurs, qui se réfèrent dans l’ensemble à Aristote (à son éthique des vertus et du souverain Bien) et à Hegel (tout jugement pratique s’inscrit dans une vie éthique partagée), s’accordent sur l’importance de l’espace intersubjectif et social dans l’élaboration d’une pensée morale et politique. De l’anthropologie à la morale Selon les communautariens, une perspective extérieure à la communauté n’existe pas, car il est impossible de s’arracher à son histoire et à sa culture. Au contraire, notre existence puise son sens dans des contenus moraux substantiels, qui ordonnent l’histoire de chacun. Or, parce que ces valeurs et ces fins sont déjà inscrites dans le tissu social, elles précèdent l’individu et déterminent non seulement la manière dont il définit son identité, mais aussi celle dont il exerce sa liberté. Cette dernière est alors conçue comme l’autoréalisation de l’homme au sein d’une communauté politique ou culturelle particulière 1. De cette anthropologie, qu’on peut qualifier de « holiste », découle une définition substantielle et téléologique de la morale. Substantielle, car celle-ci est conçue comme le fruit d’un consensus autour de valeurs traditionnelles (historiquement situées). Téléologique, car, à la morale d’inspiration kantienne des règles formelles de justice défendue par les philosophes libéraux, les communautariens préfèrent une éthique aristotélicienne des vertus et des fins de la vie humaine. Les conséquences politiques Pour la plupart des communautariens, la communauté précède l’individu non seulement en fait, mais aussi en droit. Dès lors, ils voient dans la recherche du bien commun – dans la quête d’un idéal partagé – une exigence politique tout aussi impérieuse que la défense du droit à la liberté individuelle 2. En outre, parce que ce bien se définit à l’aune du mode de vie de la communauté, l’État ne peut ni ne doit, dans une logique communautarienne, garder une quelconque neutralité vis-à-vis des choix de vie culturels de ses citoyens. Ce qu’il est politiquement juste de faire est déterminé en référence à un ensemble de valeurs sociales 3, de sorte que la légitimité des institutions est avant tout traditionnelle. C’est sur ce point que les communautariens s’opposent le plus radicalement aux philosophes libéraux, selon lesquels l’État ne doit en aucun cas promouvoir une conception morale ou religieuse particulière, et tire sa légitimité d’un contrat. Charlotte de Parseval ✐ Bibliographie

1 Sandel, M., le Libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. J.-F. Spitz, Seuil, Paris, 1999. MacIntyre, A., Après la vertu (1981), trad. L. Bury, PUF, Paris, 1997, p. 210. 2 Taylor, Ch., la Liberté des modernes, trad. P. de Lara, PUF, Paris, 1997, pp. 223-283. 3 Walzer, M., Sphères de justice (1983), trad. P. Engel, Seuil, Paris, 1997, pp. 23-32. Voir-aussi : Berten, A., Da Silveira, P., Pourtois, H. (dir.), Libéraux et Communautariens, PUF, Paris, 1997. ! LIBÉRALISME, RECONNAISSANCE COMMUNAUTÉ En anglais : community. PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE Concept forgé par le philosophe américain J. Royce pour désigner une figure de l’absolu, et repris par les pragmatistes contemporains, comme G. H. Mead et J. Dewey. J. Royce 1 appartient à la branche idéaliste du pragmatisme : l’une de ses idées forces est que la réalité est une conscience étendue dans le temps ou un « soi absolu » qui connaît toutes les vérités. Ce monisme idéaliste a des accents hégéliens et chrétiens, mais il se rattache aussi à la conception de Peirce selon laquelle le soi n’a de réalité que dans la communication et l’interprétation des signes, qui ne sont jamais l’affaire d’un individu isolé, mais d’une communauté d’interprètes (« l’intelligence scientifique »). Aussi la communauté est-elle, à la fois, la condition de la pensée et de l’accès au réel et la fin visée par toute vie éthique et religieuse. Cette idée, même débarrassée de ses accents spiritualistes, est au coeur du pragmatisme américain : c’est au sein d’un monde social et public que s’épanouissent la pensée et l’enquête (et en ce sens, contrairement à l’image reçue, la pensée américaine classique est tout sauf une forme d’individualisme). L’idée de communauté a des fondements évolutionnistes : c’est au sein de l’espèce que l’homme comme animal social acquiert sa nature. On retrouve ce thème chez G. H. Mead 2, qui développe une conception holiste de la société : l’identité des individus se construit par leur appartenance à la société et par leurs rôles et leur gestuelle sociale au sein d’un processus de communication des signes (idée qui influencera l’école de sociologie de Chicago). On le retrouve aussi chez Dewey 3, lui aussi lié au fonctionnalisme social de l’école de Chicago, et promoteur aux États-Unis d’une théorie de l’éducation et de la réforme sociale. Dans le néopragmatisme contemporain, des philosophes comme R. Rorty, qui insistent sur la priorité

de l’idéal de solidarité sociale par rapport à celui de justice, restent fidèles à cette inspiration. Des philosophes allemands, comme Tönnies, K. O. Apel et Habermas, ou encore le phénoménologue A. Schutz, ont été, eux aussi, influencés par ce thème pragmatiste. Claudine Tiercelin ✐ 1 Royce, J., The World and the Individual, McMillan, New York, 1899. 2 Mead, G. H., Mind, Self and Society, Chicago, 1934. 3 Dewey, J., Expérience and Nature, Chicago, 1925. Voir-aussi : Smith, J. E., America’s Philosophical Vision, University of Chicago Press, 1992. « Communauté et société » Communauté et société Le débat communauté-société habite toute la pensée occidentale ; c’est un de ces grands débats qui resurgit à intervalles réguliers et avec une virulence toujours downloadModeText.vue.download 171 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 169 égale, jusqu’à son dernier avatar en date : le débat entre libéraux et communautaristes américains. Il scande les tentatives pour maîtriser la modernité politique, qui sont la grande affaire de notre horizon philosophique commun. Si la notion de société (du latin societas, de socius, « compagnon, associé, allié » ; de l’allemand Gesellschaft) est relativement limpide, celle de communauté (du grec koinônia ; du latin communio, communitas ; de l’allemand Gemeinschaft) se révèle particulièrement complexe. « Dans notre langue, dit Kant, le mot communauté est ambigu et peut signifier tout aussi bien communio que commercium. 1 » L’étymologie, tant grécolatine qu’allemande, permet de prendre la mesure de

cette complexité. En allemand, la Gemeinschaft n’est pas seulement l’ensemble d’un pays ainsi que la vie publique, mais aussi communio – au sens religieux et mystique – et, par ailleurs, le jugement juste d’un arbitre ou d’un médiateur ; le lien qu’elle établit entre les personnes renvoie en ancien haut allemand à une communauté de penser et de parler (meinan). Du fait de cette extension sémantique, la communauté est une catégorie qui joue un rôle charnière dans l’histoire de la philosophie, fonctionnant dans les domaines de la philosophie politique (et de la sociologie), de la philosophie de la religion (et de la théologie) et de la philosophie de la connaissance. La raison en est que, dans l’histoire philosophique de cette catégorie logique, théologie et politique sont indissociablement imbriquées. C’est autour d’elle que s’articulent les grands enjeux métaphysiques et politiques de la pensée occidentale et en elle que se noue la conversion de la métaphysique et de la théologie en politique, donc le problème même de la modernité. DE LA PHILOSOPHIE DE LA CONNAISSANCE À LA PHILOSOPHIE PRATIQUE C hez Platon déjà, le terme koinônia est commun au domaine logico-métaphysique et à la politique. Désignant la communauté des genres ou, au contraire, celle des Idées, il constitue une notion fondamentale de la théorie des Idées. Utilisé par Platon en un sens négatif lorsque les Idées ne sont connues qu’à travers l’indistinction de leur communauté 2, il recouvre cependant aussi la tâche du dialecticien, qui doit appréhender la liaison des Idées entre elles 3. Dans les dialogues tardifs comme le Sophiste et le Politique, la dialectique, au moyen de la diairesis, consiste tout à la fois à concevoir la communauté et la liaison des Idées (koinônia, sumplokè) et à les distinguer. L’usage politique du terme désigne, quant à lui, la cohésion parfaite de la cité (koinônia politikè) reposant sur la réciprocité des droits et des devoirs et sur la solidarité de citoyens libres et égaux devant la loi. On retrouve cette double dimension, métaphysique et politique, chez Aristote. Dans le premier registre, la koinônia prend chez lui un sens ontologique : dans le De anima, elle désigne l’union originelle de l’âme et du corps 4. Dans l’ordre politique, sa signification est moins spécifique que chez Platon, car elle recouvre, en fait, toute forme d’association humaine, qu’elle soit naturelle ou fondée par un contrat – étant entendu, toutefois, que « toutes les communautés sont des parties de la communauté civile » 5. Les traductions d’Aristote par les sco-

lastiques du XIIIe s. et par les humanistes des XVe et XVIe s. feront de l’éthique et de la politique d’Aristote une référence incontournable pendant toute la période d’émergence du droit naturel rationnel. Pour comprendre le statut que Kant va donner à la catégorie de communauté, il importe, cependant, de ne pas sauter le maillon essentiel que représente le christianisme médiéval. D’abord, dans le registre à la fois religieux et politique, la Cité de Dieu, de saint Augustin, qui oppose les « modes terrestres et impurs de socialisation » (societas improborum) à la communauté spirituelle, universelle et éternelle de l’Église, « communauté des élus » (communio electorum) et communion dans le Christ, qui est aussi participation à une même totalité d’essence divine. La vision chrétienne de la communauté, au sens de cité, repose en ce sens sur une théologie qui demeure l’horizon métaphysique jusqu’au XVIIIe s. Dans la tradition issue d’Avicenne, le sujet dont traite la métaphysique est l’ens commune, dans la mesure où cette science doit viser les principes les plus universels 6. Ces principia omnium entium sont dits « communs » dans la mesure où l’ens commune est l’ens quod de omnibus praedicatur. Il convient, toutefois, de distinguer entre ce qui est commun fer praedicationem et ce qui est commun per causalitatem : il y a communauté de prédication dans la mesure où tous les étants ont en commun des principes analogues, mais il y a communauté par causalité dans la mesure où certains étants existent per se, et sont donc principes pour tout le reste. Donc la communauté per causalitatem est principium essendi pour tous les étants, et l’on doit distinguer l’ens commune du purum esse divin, et subordonner la métaphysique à la théologie. Telles sont les données du problème chez saint Thomas d’Aquin, pour qui la question décisive est celle de la connaissance de Dieu, et où il s’agit de rendre compte de la communication de tous les êtres dans l’ens 7. Leibniz propose, sans rompre complètement avec cet horizon métaphysico-théologique, une nouvelle approche du problème d’un commerce et d’une interaction des substances : comment une causalité est-elle pensable dès lors que les monades sont conçues comme des substances séparées ? Pour lui, l’action réciproque n’est, en définitive, que l’harmonie préétablie d’un commerce des substances programmé par Dieu. Mais, pour la concevoir, il doit envisager un vinculum substantiale, c’est-à-dire une liaison existentielle comme relation synthétique assurant l’unité de la multiplicité des monades 8. Il est évidemment significatif que Leibniz élabore cette notion dans sa correspondance avec le père Des Bosses à propos d’un débat sur l’eucharistie : c’est que cette question semble bien fournir le paradigme d’une relation comprise comme synthèse. A est B, comme le Christ est le pain. À l’instar du vinculum substantiale, le Christ est le médiateur,

le lien qui institue la communauté et qui permet de penser celle-ci comme une communion, de même que l’Église du Christ est le tout des relations de charité 9. Héritier, via la dogmatique de Ch. Wolff, de toutes ces spéculations sur le commerce des substances, Kant va leur substituer le synthétique a priori comme forme transcendantale d’une liaison de l’hétérogène. Sa rupture avec la tradition théologico-métaphysique découle de sa réception de Newton. Dès la Monadologie physique de 1756, il s’efforce d’articuler les principes de la mécanique newtonienne avec une métaphysique de la substance, ce qui le conduit, suivant Newton, à désubstantialiser la force. Newton, en effet, ne parle plus de substance, mais de masse. Un corps n’est, pour lui, rien d’autre qu’un état d’équilibre dans un jeu de forces contraires, le mouvement n’est lui-même qu’un jeu de forces contraires. Alors que, pour Leibniz, la question de la synthèse relevait d’une sorte de mystère substantial, la troisième analogie de l’expérience reformule le principe de la communauté des substances selon une règle de simultanéité, et donne, par downloadModeText.vue.download 172 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 170 là, un fondement métaphysique à la loi de l’action réciproque et de l’égalité de l’action et de la réaction. Dans la table kantienne des catégories, la communauté est le troisième titre de la relation, c’est-à-dire la fonction présupposée dans un jugement disjonctif : « Il y a dans un jugement disjonctif une certaine communauté des connaissances, qui consiste en ce qu’elles s’excluent réciproquement l’une l’autre tandis qu’elles déterminent cependant la vraie connaissance dans le tout par le fait même que dans leur ensemble elles constituent le contenu total d’une unique connaissance donnée. 10 ». Cette caractéristique concerne cependant tout concept de l’entendement, car il a, en tant que représentation universelle ou repraesentatio per notas communes, pour forme nécessaire la communauté 11. En même temps, la catégorie de communauté permet de rendre compte de la formation de l’Idéal transcendantal. Celui-ci résulte de l’usage transcendant que la raison pure fait de cette notion selon la démarche d’un syllogisme disjonctif. La communauté, en tant qu’elle exige une relation de la connaissance au tout, produit l’Idée théologique comme « un inconditionné de la synthèse disjonctive des parties dans un système ». Comme dans le cas de l’idée leibnizienne d’un « substrat idéal de toutes possibilités » (Inbegriff aller Möglichkeiten) renfermant en soi la somme de « toute réalité » (omnitudo realitatis), il s’agit d’un ens realissimum. Mais, pour Kant, la raison ne peut en rien prouver l’existence d’un tel Être. Du même coup, le véritable problème se situe dans l’ordre pratique et dans la relation entre l’individu et la communauté. Ce dont il s’agit

alors n’est rien d’autre que l’invention de la liberté humaine, dans la mesure où la destruction kantienne de la théologie rationnelle institue la liberté comme problème de fond de la métaphysique refondée 12. Aussi n’est-il pas étonnant de voir avec Fichte, dès la Wissenschaftslehre de 1793-1794, la communauté resurgir comme principe juridico-politique de la constitution de l’intersubjectivité. Alors que, pour Kant, la catégorie de communauté relevait du syllogisme théologique et qu’il n’en retenait que l’usage immanent de détermination transcendantale de la simultanéité dans la théorie physique, Fichte en fait le principe même de l’ontologie de la praxis, de l’action réciproque des individus au service d’un idéal commun. Il n’est nullement abusif de voir, dans cette mobilisation à la fois ontologique et pratique de la communauté, l’origine de toutes les dérives ultérieures auxquelles a donné lieu la catégorie de communauté. Ce n’est pas, en effet, sans étonnement qu’on la voit d’abord mobilisée par le marxisme, et non seulement dans la glorification par la philosophie officielle des « nouvelles formes de communauté sur la base de la propriété sociale des moyens de production : le peuple soviétique et la communauté des États et des peuples socialistes » 13, mais, pour commencer, par le jeune Marx. Ainsi, dans la Question juive : « L’homme s’émancipe politiquement de la religion en la bannissant du droit public et en la confinant dans le droit privé. Elle n’est plus l’esprit de l’État [...] où l’homme se comporte en représentant de l’espèce, en communauté avec d’autres hommes, elle est devenue l’esprit de la société civile, sphère de l’égoïsme, du bellum omnium contra omnes. Elle n’est plus l’essence de la communauté mais l’être de la différence. 14 ». La solution de l’État hégélien, qui ne s’opposait pas seulement à la société civile, mais qui, en la dépassant, reconstituait la communauté, s’étant révélé une illusion, société et communauté se mettent à fonctionner dans le marxisme comme un couple d’opposés. La communauté devient une utopie politique. Chez Kant, l’opposition entre la « communauté nouménale » (res publica noumenon) organisée selon la loi morale et la communauté « phénoménale » régie par le droit est cependant repensée par la Critique du jugement dans une optique qui confère à la communauté un statut, avant tout, esthétique. Si la Critique de la raison pratique situe la communication entre les hommes au niveau de la loi morale universelle, la Critique du jugement envisage cette même communication comme directe : comme « sens commun » ou, plus précisément, gemeinschaftlicher Sinn, c’est-à-dire comme « une faculté de jugement qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher, pour ainsi dire, son jugement à la raison humaine tout entière », qui réfléchit « d’un point de vue universel qu’[elle] ne peut déterminer qu’en se plaçant du point de vue d’autrui » (§ 40). Cette approche reprend à son compte la redéfinition dynamique du sensus communis, opérée par l’Aufklärung, en concevant la société comme l’espace d’une communication intersubjective, et non seulement comme l’espace public (Öffentlichkeit) dont il est question dans Qu’est-ce que les Lumières ?, mais, en un sens proche du modèle communicationnel, dialogique et exotérique es-

quissé par Lessing dans ses Dialogues maçonniques, comme une communauté plus fondamentale que la loi morale et la publicité des maximes qu’elle requiert. Car, si une communication immédiate n’existait pas, ni la connaissance ni l’action morale ne seraient intelligibles. C’est bien pourquoi la téléologie traite de la communauté humaine comme communauté de sens dans le monde et l’esthétique – à cet égard plus radicale encore – de la constitution même de cette communauté de sens (notamment dans le jugement de goût). Le sens commun rattache directement le jugement à la raison ; il n’est ni un simple accord empirique ni une reconnaissance selon la médiation de la loi morale ou de la règle conceptuelle, mais peut cependant être dit « transcendantal ». Dans l’ordre esthétique, il peut même prendre deux formes : celle de l’universalité sans concept du beau dans l’accord d’une légalité sans loi et d’une finalité sans fin qui produisent une satisfaction désintéressée ; et celle du sublime, engendrant cet enthousiasme et cette « sympathie d’aspiration » que Kant, dans le Conflit des facultés, constate chez les spectateurs de la Révolution française 15. Négligeant ce redéploiement téléologique et esthétique, le dépassement du dualisme de la raison pure et de la raison pratique prend, chez Fichte, la forme d’un narcissisme politique qui inspirera tout autant l’affirmation de la communauté du peuple germanique comme Moi (peuple originel) dans les Discours à la nation allemande que l’autarcie de l’État commercial fermé. Il en va tout autrement chez les autres acteurs du « romantisme d’Iéna ». COMMUNAUTÉ ET MODERNITÉ L es Conférences sur la philosophie transcendantale, de Schlegel, sont un texte injustement méconnu, sous le prétexte qu’il est apocryphe, alors qu’il s’agit d’un document clé tout autant pour l’évolution de Schlegel que pour celle de l’idéalisme allemand. Sous une apparence scolairement dialectique (« Théorie du monde », « Théorie de l’homme », « Retour de la philosophie en elle-même ou philosophie de la philosophie » – cela cependant dans les années 17981800, donc avant la maturité hégélienne), Schlegel pose le problème de la Bildung comme harmonisation des relations downloadModeText.vue.download 173 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 171 réciproques du Moi et du monde. Mais le Moi de Schlegel n’est plus le « je pense » kantien et il n’est pas non plus l’Ich fichtéen : c’est le moi « moderne » qui ne connaît plus que

des fragments de lui-même et qui, pourtant, « porte en lui un roman nécessaire qui n’est rien d’autre que l’expression de son être tout entier, c’est-à-dire une organisation nécessaire et non une cristallisation contingente » 16. La séparation, la fragmentation « doit cesser », déclare le début des Conférences. Schlegel cherche donc le « milieu commun » (gemeinschaftlicher Mittelpunkt) des oppositions afin de surmonter la division à l’infini de l’expérience moderne. Il est, ce faisant, frappant que ni la théorie du monde ni la théorie de l’homme ne partent de l’objet ou du sujet – précisément parce que l’univers est inconnaissable en tant que tout, et que le sujet est devenu insaisissable en tant qu’identité. « Notre tâche, la définition de l’homme, se transformera donc en une construction de la vie humaine parce que la vérité du tout ne peut être trouvée que par la construction. » Ce sont donc les complexes culturels qui constituent le véritable objet des Conférences. Le « milieu commun » s’identifie aux oeuvres de la culture, anticipant déjà la « philosophie positive » de Schelling. Car il ne s’agit pas seulement de voir dans les oeuvres, comme ce sera le cas chez Hegel, la réalisation effective de l’esprit. Schlegel fait plutôt de la communauté en actes que les oeuvres représentent le milieu et le fondement d’une maîtrise de la modernité. D’autres aspects mériteraient d’être étudiés chez Schlegel : notamment la fonction médiatrice de l’amour – un des ressorts idéologiques essentiels de la communauté, qu’on retrouve chez Hölderlin, chez le Hegel d’Iéna ou chez Novalis. Chez ces quatre auteurs, le pouvoir médiateur de l’amour est, de plus, indissociable de celui de la vie. La communauté est vivante et doit accomplir la réconciliation de l’organisation naturelle et de l’organisation rationnelle. Vue ainsi, la référence organiciste qui habite la notion de communauté n’est pas seulement antirationaliste et antimoderne, en dépit de la Chrétienté ou l’Europe, de Novalis. La communauté n’est pas, contrairement à ce qui est généralement admis, une notion prémoderne ou antimoderne, mais un opérateur logique essentiel dans la manière dont la modernité se pense. La communauté est l’un des idéologèmes mobilisés par la « modernité » pour se penser, c’està-dire pour prendre conscience d’elle-même et produire, à chacune des époques auxquelles la récurrence, entre autres, de cet idéologème permet d’attribuer le qualificatif de « moderne », un discours nouveau. En dépit de ses références prémodernes et de sa détermination antimoderniste, elle se

révèle constitutive de la production de discours modernes et, par conséquent, inséparable des stratégies de modernisation des discours. Si communauté et modernité constituent traditionnellement un couple d’opposés, à y regarder de plus près il n’a jamais été plus question de la communauté que dans les époques qui tentent de maîtriser leur modernité. Il en résulte, d’ailleurs, des effets ambivalents qui se traduisent politiquement et idéologiquement par l’interchangeabilité des énoncés entre droite et gauche – phénomène qui peut notamment être illustré par la conjoncture florissante de la référence à la communauté dans le romantisme politique, une référence qui prit un tour funeste sous la République de Weimar, mais qui demeure très présente dans l’horizon politique moderne jusqu’à nos jours, avec le retour « postmoderne » aux racines. COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ O n a pu parler de « romantisme politique » ou de « romantisme anticapitaliste » à propos des oeuvres du jeune Lukács, du jeune Bloch et encore du jeune Marcuse. Tous trois reprennent de Hegel l’opposition de la « belle totalité » du monde grec et de la modernité, mais sont aussi fortement influencés par la philosophie de la vie. Selon Dilthey, « tous les états relativement durables et toutes les formations de la vie collective dont [les sciences de l’esprit] s’occupent [...] naissent et se nourrissent exclusivement sur le sol communautaire qu’est la totalité de la réalité historique et sociale » 17. Le jeune Marcuse n’hésite pas à investir de conceptions marxistes cette « totalité de la réalité historique et sociale » 18. La nostalgie de la communauté, qui persistera dans toute l’oeuvre de Marcuse, est, sous la République de Weimar, un thème commun aux courants de droite et de gauche. « La communauté fut un des mots magiques de la République de Weimar. » 19. Le courant de pensée protéiforme qu’on désigne par l’appellation de « révolution conservatrice » a, quant à lui, produit des mixtes dans lesquels la catégorie de communauté sert à conjuguer des inspirations théoriques qu’on pourrait, de prime abord, considérer comme opposées. W. von Schramm (Radikale Politik. Die Welt diesseits und jenseits des Bolschewismus, 1932) fait, par exemple, du bolchevisme « la conséquence directe de la conception romantique de l’État et de la société » ; la révolution russe aurait accompli le premier pas vers une restauration de la communauté prémoderne que Schramm identifie, à la suite du romantisme catholique, avec l’ordre chrétien médiéval : retour aux valeurs hiérarchiques, « intégration de l’individu dans le tout, « adhésion » (Bindung) et non plus liberté, culte de la communauté et des forces créatrices du simple peuple ». Pour S. Rubinstein (Romantischer Sozialismus, 1921), le modèle de la nouvelle communauté est, au contraire, antihiérarchique ; c’est le corporatisme et le « coopérativisme » de la vie bourgeoise dans

le ville du Moyen Âge qui constitue le modèle du lien social. Explicitement ou implicitement, l’opposition entre « communauté » (Gemeinschaft) et « société » (Gesellschaft) se réfère aux thèmes développés par Tönnies dans Communauté et Société, un ouvrage qui remonte à 1887, mais qui a connu de nombreuses rééditions 20. Tönnies a profondément inspiré la Kulturkritik, la critique conservatrice de la culture et du déclin du monde occidental, si répandue dans l’Allemagne de la seconde moitié du XIXe s. et de la première moitié du XXe s. Malgré les multiples avertissements de l’auteur, la communauté a été interprétée comme ce qui est originellement bon et juste, la société comme ce qui est mauvais et à rejeter. Dans leur croisade contre la mécanisation du monde et la « civilisation », le « Mouvement de la jeunesse » (Jugendbewegung) et un nombre considérable d’intellectuels allemands exploitent ce thème – qui a fait la fortune du Déclin de l’Occident, de Spengler – en s’appuyant sur la vision critique et pessimiste de la civilisation développée par Tönnies. L’idéologie de la communauté n’est toutefois pas un phénomène exclusivement allemand ; on l’observe également dans les courants antilibéraux, antiparlementaires et anticapitalistes de la « génération non conformiste » française de l’entre-deux-guerres 21. À la base de toutes les formes de groupements humains se trouvent, selon Tönnies, deux modes fondamentaux de rapport entre des volontés humaines. « Les volontés humaines, écrit-il au début de son livre, se trouvent entre elles dans des rapports multiples. Chacun de ces rapports est une action downloadModeText.vue.download 174 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 172 réciproque [...]. L’association peut être comprise soit comme une vie réelle et organique, c’est alors l’essence de la communauté, soit comme une représentation virtuelle et mécanique, c’est alors le concept de la société. » 22 Cette distinction correspond, mais de façon inversée, à celle qu’établit Durkheim dans De la division du travail social (1893) entre deux formes d’intégration sociale : la solidarité mécanique et la solidarité organique. Pour Durkheim, qui a, du reste, rédigé un compte rendu du livre de Tönnies en 1888, mécanique renvoie aux sociétés primitives et organique aux sociétés développées. Or, le problème que pose l’ouvrage de Tönnies réside justement dans le statut ambigu de ces deux catégories : s’agit-il

de modèles sociologiques ou anthropologiques, ou bien de formes sociales historiques successives ? Chez l’un des rares contemporains à critiquer le mythe communautaire, Plessner, il s’agit clairement de deux formes de socialisation également légitimes. Plessner distingue, en outre, des variantes de la socialité communautaire : la communauté intime, fondée sur l’amour ou sur la consanguinité ; et la communauté de solidarité intellectuelle, orientée vers une cause et dont le médium social est l’argumentation et la discussion 23. Tönnies oppose, lui, les communautés de sang, de lieu, d’esprit – réglées par la concorde, la coutume, la religion –, et les formes de société qui se manifestent dans l’échange, le commerce, le capitalisme, le public, l’État, qui sont réglées par le contrat, la convention, la réflexion et issues du droit naturel rationnel. D’un côté règnent l’instinct, le sentiment, des rapports organiques ; de l’autre, la raison calculatrice, l’abstraction et des rapports mécaniques. « L’on peut [...] comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un agrégat mécanique et artificiel. » 24 Mais il ajoute, par ailleurs, que « deux ères se font face dans les grands développements culturels : l’ère de la société suit celle de la communauté. » 25 En outre, « il se peut alors que les germes primitifs épars restent vivants, que l’être et les idées de la communauté soient à nouveau cultivés, et qu’une culture nouvelle s’épanouisse discrètement au milieu de celle qui sombre » 26. Ces germes « d’une ère nouvelle, celle d’une communauté humaine supérieure » 27, Tönnies les voit partout. Ses préfaces et annexes aux rééditions successives en témoignent : au début, c’était l’idée d’un nouveau communisme ; ensuite, il a cru que « le principe de l’économie communautaire acquiert une vitalité nouvelle susceptible d’un développement très important » 28. Après la défaite de l’Allemagne, alors que, plus que jamais, l’appel à la communauté s’imposait, il n’en vit plus l’expression vitale que dans l’économie parallèle des associations d’achat en gros et des communautés de producteurs 29 ; quant à la communauté incarnée dans l’idée du mouvement ouvrier, elle était réduite à une force purement éthique 30. Pour finir, il se contenta d’assigner à la conservation de l’idée de communauté un rôle de frein face à l’inévitable processus de déclin de la culture occidentale 31. Les ambiguïtés de Tönnies sont tout à fait représentatives du statut épistémologique complexe de la notion de communauté et des dérives politiques auxquelles il a pu donner lieu. D’un côté, société et communauté sont des « concepts structurels » (Strukturbegriffe) désignant la transformation historique d’un type d’organisation sociale et économique en un autre ; c’est ainsi que les reprend Freyer dans son ouvrage la Sociologie comme science des réalités 32. Mais faut-il voir, comme Weber, dans le passage de communauté à la société un processus irréversible qui rend impossible, historiquement, toute alternative à l’ère de la société, ou bien faut-il envisager, avec Marx, un dépassement de la société bourgeoise et capitaliste dans une troisième phase ? La deuxième édition, en 1912, tente de lever l’ambiguïté : ces deux notions sont des « catégories fondamentales de la sociologie pure » 33. Elles représentent deux types de « nor-

malité » (Normaltypen) et non de « types réels » (Realtypen). Ces « idéal-types » peuvent coïncider et se superposer : « Je ne connais pas un état culturel dans lequel des éléments de communauté et des éléments de société ne soient pas présents en même temps. » 34. Dans l’Introduction à la sociologie, de 1931, communauté et société deviennent des « entités sociales » (soziale Wesenheiten) 35. C’est sous cette forme qu’elles vont se prêter à l’interprétation phénoménologique qui a été introduite entre-temps par Husserl et Scheler. Dans la Vocation actuelle de la sociologie, Gurvitch s’en prend aux « faux problèmes » de la sociologie du XIXe s. 36 Il rejette comme un de ces faux problèmes le prétendu conflit entre individu et société, et souligne que « l’individu retrouve le social également dans les profondeurs de son moi ». « L’individu est immanent à la société et la société est immanente à l’individu. 37 » Comme le rapport social est intériorisé et comme, selon Husserl, « les essences pures sont des généralités, des structures universelles [...], elles sont extratemporelles », tandis que « les faits empiriques sont des individualités ou singularités qui sont situées dans le temps et dans l’espace » 38, il se félicite, par conséquent, que Tönnies, dans son Introduction à la sociologie, ait renoncé à « la transposition des formes de la sociabilité en phases historiques de développement, leur variété infiniment plus grande ne semblant pas permettre un transposition pareille » 39. Il reprend ainsi les interprétations phénoménologiques des catégories de Tönnies proposées par Litt, Vierkandt et beaucoup d’autres. Litt, dans l’introduction à Individu et Communauté, justifie son attachement à la phénoménologie par le fait qu’elle se place au-delà de la séparation entre l’individu et le lien social 40. Il fonde ce dépassement essentiellement sur la « réciprocité des perspectives » qui, avec l’intégration d’un tiers, permet de constituer un « cercle fermé » servant de base à tout rapport social, de sorte que chaque moi constitue un « horizon vital » (Lebenshorizont) au sein duquel la famille, la communauté, la société, le peuple et la nation se groupent en cercles concentriques de moins en moins intimes et de plus en plus éloignés 41. Dans l’important Handwörterbuch der Soziologie, publié en 1931, sous la direction de Vierkandt, et regroupant tous les sociologues allemands importants de l’époque 42, l’article sur la communauté fut confié à Geiger 43. Comme pour Litt, la communauté exprime, selon lui, l’aspect intérieur de chaque groupement et, en conséquence, la « solidarité des consciences sous la forme du nous » (Wir-Form des Bewusstseins), la société représente, par contre, la projection de ce fait psychique dans l’ordre du monde extérieur. Communauté et société deviennent ainsi « deux éléments structuraux complémentaires et corrélatifs qui sont nécessaires à l’essence de tout groupe » 44. Schütz a essayé également de surmonter la dualité du moi

et du nous, en s’appuyant sur la réciprocité des perspectives de Litt, et en posant que, dans le monde intersubjectif, les deux consciences sont confrontées au même monde vécu du nous 45, bien qu’elles constituent leur rapport à l’environnement social selon des degrés différents d’intimité ou d’éloidownloadModeText.vue.download 175 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 173 gnement 46. Ceux avec qui les contacts ne sont qu’indirects et abstraits représentent le monde anonyme du « on », qui était déjà une des catégories fondamentales de Heidegger, chez qui, par ailleurs, se trouvent également la notion de « volonté essentielle » (Wesenswille) et le thème de la communauté 47. C’est cette nébuleuse de notions gravitant autour de la communauté qui, dans la sociologie politique, connut un destin critique sous le régime nazi. Et l’ambiguïté que Tönnies avait tenté de lever se révélera finalement indifférente, comme le montre le cas de C. Schmitt, qui commence son fameux essai de 1927 sur la Notion de politique par la phrase devenue célèbre 48 : « Le concept d’État présuppose le concept de politique. [...] Peu nous importe ici la nature propre de l’État, machine ou organisme, personne ou institution, société ou communauté. » 49. Le politique peut se manifester et s’imposer dans n’importe quel domaine, religieux, moral, économique, ethnique, parce qu’il désigne uniquement « le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation » 50. Tönnies s’imaginait mal quel rôle la « communauté du peuple » allait jouer sous le national-socialisme. Heidegger, dans son discours rectoral de 1933, a vu, dans le mouvement nazi, l’incarnation de sa philosophie et réfuté, au nom de l’être allemand essentiel, toute liberté « abstraite » au profit d’une soumission totale à la communauté du peuple 51. Schmitt, lui, a redéfini l’opposition entre communauté et société comme opposition entre ami et ennemi, et a légitimé, au moyen de ces catégories, l’assassinat par Hitler de ses propres amis, devenus des ennemis 52. En 1934, au cours du congrès des sociologues qui s’est tenu à Iéna, Höhn, rival éternel de Schmitt, affirmera que la communauté doit devenir l’objet primordial de toute analyse sociologique, et, plus tard, il définira l’essence du droit national-socialiste comme un vécu en communauté qui n’a pas besoin d’être codifié pour être respecté 53. La même année, Tönnies écrit à son fils : « Quelques-uns disent que ce fut le succès de ma théorie de la communauté et de la société qui inspira l’idéologie nazie, et il y a quelques raisons à cela. » 54. LIBÉRALISME ET NÉOCOMMUNAUTARISME L e débat entre les libéraux (Rawls) et les néocommunautaristes américains (Taylor, Sandel, Walzer) a relancé récemment le thème de la communauté. Les néocommunautaristes

s’efforcent de prendre la mesure de la différence entre les communautés de voisinage, ou de proximité, et les communautés plus vastes. Pour Walzer, la communauté de voisinage, qui n’est pas une communauté du sol ou du sang, est librement choisie, et l’on peut donc aussi en sortir à tout moment. En tant que telle, elle ne pose pas de réels problèmes. Ce qui fait problème, c’est la transposition d’un tel modèle aux communautés vastes qui supposent des motifs d’identification infiniment plus forts ou plus structurés – disons : plus infrarationnels ou, au contraire, plus suprarationnels. En dépit de certains aspects qui véhiculent la nostalgie d’une communauté sinon prérationnelle, du moins se repliant sur la sauvegarde de valeurs échappant à la problématisation rationnelle, il faut reconnaître au néocommunitarisme le mérite de miser sur le paradigme d’une justification communicationnelle. C’est le sens de la distinction établie par Walzer entre « découverte », « invention » et « interprétation ». La morale n’est ni « découverte », ou révélée, ni « inventée » (déduite rationnellement), mais fait l’objet d’une évaluation des représentations morales existantes et, le cas échéant, conflictuelles. Cette démarche intègre d’emblée le pluralisme dans ses prémisses. Le patriotisme réside, pour elle, plutôt dans la capacité du citoyen à « approuver la diversité sociale que dans le fait de jurer fidélité à une “République une et indivisible” » 55. Partant des « inevitable conflicts of commitments and loyalty » 56, Walzer estime que « c’est seulement lorsque les discussions affectent une certaine continuité et que la compréhension mutuelle se densifie peu à peu que nous obtenons quelque chose qui ressemble à une culture morale » 57. Walzer part, certes, d’un corpus de valeurs héritées – s’il ne croit pas à la réalité immuable d’un caractère national, il croit aux valeurs partagées qui se sont constituées dans l’histoire 58 –, mais elles n’ont, pour lui, de validité qu’actualisées par la discussion, en sorte que c’est bien plutôt le différend qui est la clé de sa démarche : « Le débat implique que nous avons [ces valeurs] en commun, mais ce bien partagé ne garantit aucun accord. Il y a une tradition, un corpus du savoir moral ; et il y a un groupe de sages qui débattent. Il n’y a rien d’autre. » 59. Walzer ne cherche même pas, comme Apel et Habermas, à postuler que le fait qu’on puisse débattre suppose une « communauté idéale de communication ». Il ne retient que le moment de la discussion, qui devient ainsi un moment de validation, mais n’a que la valeur d’un « jugement » provisoire. Cette conception est donc aussi plus radicale que celle de Rawls, pour qui l’accord entre les partenaires de la discussion ne peut prendre la forme que d’un overlapping consensus, c’est-à-dire que les partenaires n’adhèrent qu’à ce qui correspond à leurs convictions propres ; ce recoupement des points de vue constitue, selon Rawls, ce qu’il y a d’effectivement universalisable – une universalité qui n’est pas celle du bien, mais celle du juste. Ce qu’il y a assurément de radical dans la démarche du néocommunitarisme américain, c’est sa tentative pour reconstituer les bases mêmes du républicanisme à partir du constat (libéral) de la différence. Il en résulte une tension extrême

entre la prise en compte de cette dernière et l’attachement aux vertus républicaines. Le problème classique de la transformation des volontés individuelles et de la volonté de tous en volonté générale n’est qu’apparemment démultiplié par les socialisations « par le bas », c’est-à-dire par le biais des néocommunautés de toutes natures. GÉRARD RAULET ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, B 260 sq. 2 Platon, République, 476 a. 3 Ibid., 531 c-d. 4 Aristote, De anima, 407 b, 17 f. 5 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1160 a 8-9. 6 Gilson, E., l’Être et l’essence, Vrin, Paris, 1981. Courtine, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, PUF, Paris, 1991. 7 Vaysse, J.-M., « De la catégorie de communauté » in Raulet, G., et Vaysse, J.-M., Communauté et Modernité, Harmattan, Paris, 1995, p. 31 et sq. 8 Belaval, Y., Leibniz, p. 240 et sq., Vrin, Paris, 1969. Boehm, A., le Vinculum substantiale chez Leibniz, Paris, 1962. Fremont, C., l’Être et la relation, Vrin, Paris, 1981. 9 Vaysse, J.-M., « De la catégorie de communauté », in op. cit., p. 36. 10 Kant, E., Critique de la raison pure, B 99. 11 Kant, E., Logique, trad. Guillermit, Paris, 1970, p. 99. 12 Vaysse, J.-M., « De la catégorie de communauté », in op. cit., p. 40. 13 Klaus, G., Buhr, M., Philosophisches Wörterbuch, art. « Gemeinschaft », p. 450, Leipzig, 1964. downloadModeText.vue.download 176 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 174 14 Marx, K., Die Judenfrage, in Marx-Engels-Werke, Berlin, 1969, t. I, p. 356. 15 Kant, E., le Conflit des facultés, Vrin, Paris, 1955, p. 101.

16 Schlegel, F., Literarische Notizen, 1797-1801, Frankfurt/Berlin/Wien, 1980. 17 Dilthey, W., Gesammelte Schriften, t. I, p. 87. 18 Raulet, G., Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Vrin, Paris, 1992. 19 Sontheimer, K., Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik, München, 1978, p. 251. 20 Huit entre 1887 et 1935. trad. fr. : Communauté et Société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, 1944, rééd. Paris, Retz, 1977. Pour les analyses qui suivent : Gangl, M., « La communauté contre la société. Apories de la sociologie allemande entre les deux guerres mondiales » in Raulet, G., Vaysse, J.-M., Communauté et Modernité, op. cit. 21 Rémond, R., Notre Siècle de 1918 à 1988, Paris, 1988, p. 143. 22 Tönnies, F., Communauté et société, trad. fr., p. 47. 23 Plessner, H., Grenzen der Gemeinschaft. Eine Kritik des sozialen Radikalismus, Bonn, 1924. 24 Tönnies, F., Communauté et société, trad. fr., p. 48. 25 Ibid., p. 280. 26 Ibid. 27 Préface à la 3e édition, 1919. 28 Annexe de 1912 à Communauté et Société, op. cit., p. 236. 29 Ibid., p. 237. 30 Préface à la 3e édition, 1919, pp. 60-63. 31 Préface aux 4e et 5e éditions (1922). 32 Freyer, H., Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, Leipzig / Berlin, 1930. 33 Sous-titre du livre à partir de la 2e édition de 1912. 34 Tönnies, F., « Soziologisches Symposion », in Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Jg. VII, 1931, p. 135. 35 Tönnies, F., Einführung in die Soziologie, Stuttgart, 1931.

36 Gurvitch, G., la Vocation actuelle de la sociologie. Vers une sociologie différentielle, PUF, Paris, 1950. 37 Ibid., p. 26 et sq. 38 Gurvitch, G., les Tendances actuelles de la philosophie allemande, Vrin, Paris, 1930, p. 38. 39 Gurvitch, G., la Vocation actuelle de la sociologie, op. cit., p. 215. 40 Litt, T., Individuum und Gemeinschaft, Leipzig/Berlin, 1924, p. 6. 41 Ibid., pp. 241 et sq. 42 Vierkandt, A., Handwörterbuch der Soziologie, Stuttgart, 1931. 43 Geiger, Th., « Gemeinschaft », in Vierkandt, A., op. cit., pp. 173179. Voir aussi dans le même volume son article « Gesellschaft », pp. 201-211. 44 Ibid., p. 175. 45 Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, 1932, rééd. Wien, 1960, pp. 186 et sq. 46 Ibid., pp. 220 et sq. 47 Graf von Krockow, Ch., Die Entscheidung. Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl Schmitt, Martin Heidegger, Stuttgart, 1958, p. 99. 48 Schmitt, C., la Notion du politique, suivi de Théorie du partisan, Calmann-Lévy, Paris, 1988. 49 Ibid, p. 59. 50 Ibid., p. 66. 51 Heidegger, M., Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, Breslau, 1933. 52 Schmitt, C., « Der Führer schützt das Recht », 1934, in Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles, 19231939, pp. 199-203, Hamburg, 1940, rééd. Berlin, 1988. 53 Höhn, R., « Vom Wesen des Rechts » in Zeitschrift für ausländisches Privatrecht, Jg. 11, p. 174, 1937. 54 Cité d’après Dieter Erdmann, K., Wissenschaft im Dritten Reich, p. 13, Kiel, 1967.

55 Walzer, M., « What Does It Mean to be an American » in Social Research, 57, p. 603, 1990. 56 Walzer, M., « The Idea of Civil Society » in Dissent, printemps 1991, p. 298. 57 Walzer, M., Interpretation and Social Criticism, Cambridge/ Mass, 1987, cité d’après la traduction allemande : Kritik und Gemeinsinn, Berlin, 1990, p. 35. 58 Walzer, M., Sphären der Gerechtigkeit, Frankfurt-New York, 1994, p. 61. 59 Ibid., p. 42. Voir-aussi : Brumlik, M., Brunkhorst, H., (dir.), Gemeinschaft und Gerechtigkeit, Frankfurt/M, 1993. Freyer, H., Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, Leipzig/Berlin, 1930. Gangl, M., « La communauté contre la société. Apories de la sociologie allemande entre les deux guerres mondiales » in Raulet, G., Vaysse, J.-M., (dir.), Communauté et Modernité, Paris, 1995. Geiger, T., « Gemeinschaft », in Vierkandt, A. (Hg), Handwörterbuch der Soziologie, Stuttgart, 1931. Harro Müller, « Sur quelques usages de la notion de communauté dans la modernité », in Raulet, G., Vaysse, J.-M., Communauté et Modernité, op. cit. Litt, T., Individuum und Gemeinschaft, Leipzig/Berlin, 1924. Nancy, J.-L., la Communauté désoeuvrée, Bourgeois, Paris, 1990. Novalis, Fr., « Die Christenheit oder Europa » in Werke in einem Band, Berlin, 1989. Plessner, H., Grenzen der Gemeinschaft. Eine Kritik des sozialen Radikalismus, Bonn, 1924. Rawls, J., A Theory of Justice, Cambridge, Mass., 1971. Rawls, J., Political Liberalism, New York, 1993. Riedel, M., « Gesellschaft, Gemeinschaft » in Handbuch der Geschichtswissenschaft, 2, Stuttgart, 1975. Sandel, M., Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Mass., 1982. Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt (1932), rééd. Wien, 1960.

Taylor, Ch., Negative Freiheit ? Zur Kritik des neuzeitlichen Individualismus, Frankfurt, 1988. Taylor, Ch., « Cross Puposes : the Liberal-Communitarian Debate », in Rosenblum, N. (dir.), Liberalism and the Moral Life, Cambridge, Mass., 1989. Tönnies, F., Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der reinen Soziologie, reprod. de la 8e éd. de 1935, avec les préfaces des éditions antérieures, Darmstadt, 1979. Walzer, M., Spheres of Justice, New York, 1984. COMMUNICATION (PSYCHOLOGIE DE LA) LINGUISTIQUE, PSYCHOLOGIE Étude empirique des processus psychologiques (internes, par contraste avec la sociologie de la communication) impliqués dans les comportements de communication, chez l’homme et l’animal. La psychologie de la communication met en évidence les difficultés fondamentales qui guettent toute tentative d’objectiver des comportements qui véhiculeraient par eux-mêmes du sens. Sans penser d’emblée aux formes de communication ritualisée ou intentionnelle des êtres humains, comment distinguer l’interaction comportementale communiquante de celle qui ne l’est pas ? Les animaux usent en effet de moyens non linguistiques (ils sont d’ailleurs aussi présents dans l’espèce humaine, et, par exemple, affectent les rapports mère / enfant avant les premières verbalisations, réintroduisant du downloadModeText.vue.download 177 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 175 continu là où la parole passe pour une coupure). Mais alors, tout mouvement du corps devient, à un degré ou un autre, posture, mimique, ou gestuelle. Ensuite, si le comportement communiquant doit être spécifique, l’émission d’un signal ne suffit pas à le définir : il y faut l’interprétation de ce signal par autrui. Souligner le caractère social de l’interaction n’épuise pas pour autant les difficultés, dans la mesure où restent inexpliquées l’autoprésentation de l’agent et la manière dont il intègre sa relation personnelle au contexte social en s’opposant parfois à lui. À cet égard, la psychologie de la communication s’efforce sans succès de naturaliser l’intersubjectivité. L’école de Palo Alto (Bateson, Watzlawick), conjuguant cybernétique et pragmatique, a souligné le rôle pathogène des injonctions paradoxales dans la communication. Certains messages impossibles à traiter (double-bind) circulant précocement dans les familles contribueraient à la schizophrénie.

Beaucoup de psychothérapies actuelles s’inspirent de sa stratégie de rectification de la communication. Pierre-Henri Castel ✐ Watzlawick, P., et Weakland, J. (éds), Sur l’interaction. PaloAlto 1965-1974, Seuil, Paris, 1981. ! INTERSUBJECTIF, LANGAGE, PRAGMATIQUE, SIGNIFICATION COMMUNISME POLITIQUE Courant de pensée et projet politique, économique et social de l’époque moderne et en particulier du XIXe s., qui puise ses origines tant dans l’antiquité grecque que dans les religions bibliques et orientales. Les origines bibliques Tant selon les Actes des Apôtres que selon le Talmud, Samuel, « le premier des prophètes », a été le créateur des communautés connues sous le nom d’« écoles des prophètes », qui s’établissaient en dehors des agglomérations et au sein desquelles la règle était la vie en commun. À cette première source réelle du « communisme » s’ajoute chez les prophètes l’égalitarisme indissociable du message messianique ; dans le royaume futur il ne devait plus y avoir ni rois ni seigneurs. Pendant les deux siècles précédant l’avènement du christianisme, la cupidité des classes supérieures ainsi que les marchandages dont faisaient l’objet les hautes fonctions du Temple suscitèrent une aspiration à la régénération religieuse et sociale qui s’incarna en particulier dans l’essénisme. La communauté essénienne peut être considérée « comme le prototype d’une société communiste » 1. Saint Luc signale aussi qu’avant Jésus, Jean-Baptiste exigeait des possédants qu’ils partagent leurs biens avec les pauvres. Selon le témoignage des Actes des Apôtres (2, 44-45 et 4, 34-35) la première communauté chrétienne se constitua à Jérusalem entre 35 et 37 de notre ère ; ses adhérents mirent leurs biens en commun et renoncèrent à toute propriété privée. Toutefois – distinction importante pour la définition du communisme – ce communisme n’était pas un communisme de production mais uniquement de consommation. Au XVIIIe s., l’utopiste Morelly verra dans Jésus la personnification de l’idéal communiste ; au XIXe s., Cabet l’appellera « Prince des communistes ». Ces jugements se justifient par l’image de Jésus qui se dégage du troisième évangile. L’égalitarisme chrétien trouve en effet son plus ardent porte-parole en saint Luc ; le livre 6, versets 22 à 34, appelle à rayer de sa mémoire

la distinction entre le mien et le tien. Les préceptes de Luc seront repris dans les années 80 à 90 de notre ère par la Doctrine des Douze Apôtres. Après Luc, l’Épître de Jacques accusera les riches non seulement d’abuser des jouissances matérielles et d’accaparer les capitaux mais d’avoir recours à toutes sortes de subterfuges au moment de la paie pour détourner à leur profit la plus grande part possible des sommes dues aux ouvriers. L’idéal communiste se développera et se concrétisera dès le IIe s. chez les hérétiques – chez les manichéens, chez les nicolaïtes, qui sont partisans de la communauté des femmes, chez les disciples de Carpocrate d’Alexandrie, auteur du Livre de la justice – puis dans le communisme monastique. Dans son Règlement, saint Basile prescrit aux membres des communautés religieuses : « Que tout soit commun à tous, et que personne n’ait rien en propre, ni vêtement, ni chaussure, ni rien de ce qui est à l’usage des corps ». Quant aux Pères de l’Église, saint Augustin le premier, ils ne doutaient pas que Dieu avait créé le monde pour que ses richesses fussent communes à tous les hommes. Mais c’est d’une part dans le monachisme, d’autre part dans les hérésies que va s’affirmer l’idée d’un retour à l’égalité naturelle comme solution aux maux du temps. Le mouvement prend de l’ampleur pendant tout le Moyen Âge ; à des degrés divers il contribue à la Réforme (mouvement des Taborites, inspirés par J. Huss, Frères Moraves de J. Hutter, anabaptistes de Münster, qui prônaient la pauvreté et la mise en commun des biens au sein de communautés d’élus...), et lui imprime une dimension messianique qu’elle ne satisfera pas. Tout autant que le christianisme primitif, l’islam primitif est imprégné d’une morale égalitaire et communautaire exprimant la fraternité qui unissait les premiers disciples de Mahomet. L. Gardet dit d’Abu Dharr al-Ghiffari qu’il fut « un socialiste avant la lettre ». Cette idéologie s’est maintenue jusqu’au seuil du monde moderne dans les « communautés villageoises » (djemaa), les « corporations » (sinf), les « sociétés d’entraide » (akhi). Massignon, Laoust et Gardet insistent sur le caractère égalitaire et communautaire de la culture politique mulsulmane, qu’exprime la notion d’umma 2. Égalitarisme et communisme dans l’Antiquité L’égalitarisme pouvait s’appuyer en Grèce sur les deux principes fondateurs de la Cité : l’isonomie, qui suppose l’égalité de tous les membres de la Cité devant la loi, et l’eunomie, qui implique une organisation harmonieuse de la communauté civique. Des versions radicales apparaissent de très bonne heure dans les milieux intellectuels athéniens, notamment chez les cyniques de l’école d’Antisthène ainsi que chez Diogène de Sinope, tous deux auteurs d’une République. La comédie d’Aristophane les Ecclésiazuses met quant à elle en scène un coup d’État des femmes, qui s’introduisent dans l’as-

semblée pendant le sommeil de leurs maris et entreprennent de corriger les dysfonctionnements de la démocratie athénienne par des mesures communistes (abolition de la propriété privée, communauté des femmes, etc.). Dans sa Politique, Aristote évoque les projets de réorganisation sociale conçus par Phaléas de Chalcédoine et Hippodamos de Milet, architecte célèbre, dans le contexte des Ve-IVe s. avant J.-C., lors de la crise que la guerre du Péloponnèse a engendrée dans les Cités. L’apport du premier consiste à ne plus distinguer dans son État idéal que deux catégories de sujets, les downloadModeText.vue.download 178 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 176 propriétaires et les ouvriers, et à placer ces derniers certes sous l’entière dépendance de l’État mais également sous sa protection. L’État concentre entre ses mains toute l’organisation de la production. Si Aristote discute ces projets, c’est que la question de la répartition équitable de la propriété privée est au coeur de sa propre réflexion. Autant il tient pour secondaire la question de la communauté des femmes, autant celle du droit de propriété est à ses yeux « la base de son étude ». Le sol doit être commun à tous, car « l’unité de biens constitue l’unité de cité et le tout appartient en commun à tous les citoyens » 3. Aristote n’abolit pas, en revanche, la propriété privée des biens, mais ces derniers deviennent propriété commune par l’usage social qui en est fait. Comme Xénophon, il donne en exemple l’État spartiate, alors que ce dernier avait en réalité une organisation sociale hiérarchique et nullement égalitaire ; comme dans l’État idéal de Phaléas, l’État Spartiate contrôle toutes les activités, l’individu ne s’y appartient plus, et c’est en ce sens qu’aucun citoyen n’a sur ses biens un droit de propriété absolue. Aristote, au demeurant, ne s’illusionne ni sur le communautarisme des repas en commun (il relève qu’il n’était pas facile aux pauvres d’y participer), ni sur l’égalité politique, car « celui qui ne peut pas payer le contingent perd ses droits politiques ». Selon Diodore il semble en revanche qu’à une époque la vie en commun fut imposée à la population de Crète. Aristote lui aussi évoque ce temps, dont sont restés les gymnases publics et les repas en commun. Mais à l’examen, le système social et politique crétois se révèle avoir été plutôt aristocratique, tant en ce qui concerne les cosmes qui gèrent les affaires publiques que la composition du Sénat. Bref, si l’antiquité grecque a considérablement contribué à la réflexion sur l’égalitarisme, elle ne présente guère d’exemples de réalisations ou même de tentatives de réalisation, mise à part sans doute la communauté fondée vers le milieu du VIe s. avant notre ère par Pythagore à l’extrémité méridionale de la péninsule italienne, dans la cité commerçante de Crotone. Selon Diogène Laërce, elle se composait de pythagoristes et de pythagoriciens. Tandis que ces derniers pouvaient conserver leur fortune et ne se réunissaient qu’aux heures d’étude, les premiers pratiquaient la communauté des biens et vivaient en commun. Eux non plus n’ont pas échappé à la verve satirique d’Aristophane, qui les présente comme des ascètes

faméliques. C’est évidemment la République de Platon qui doit être considérée comme le véritable premier projet d’institution d’un régime communiste. Pour que la justice règne, les gardiens de l’État et les guerriers ne posséderont « rien en propre excepté les choses absolument nécessaires » 4. Dans leur cas la propriété privée apparaît à Platon comme néfaste puisqu’ils doivent se consacrer sans réserve à la chose publique. En revanche, et à la différence de Phaléas, Platon ne prévoit pas une égalité absolue de fortune pour les citoyens de la troisième classe, les laboureurs. Il laisse donc subsister dans son État idéal deux régimes sociaux opposés, l’un reposant sur la communauté des biens, l’autre sur la propriété privée. D’autres aspects font partie de l’arsenal pratiquement canonique de toutes les utopies communistes ultérieures : l’égalité des hommes et des femmes dans l’exercice des charges publiques, l’éducation commune des filles et des garçon, la communauté des femmes des guerriers. Platon, du reste, accepte expressément le caractère utopique de son projet, qui « n’existe que dans nos rêves ». Dans Les Lois il cherchera à formuler un code se rapprochant autant que faire se peut de la Cité idéale. La Grèce créa véritablement le genre de l’utopie littéraire communiste : le Pays des Méropes de l’historien Théopompe de Milet, la Chronique sacrée d’Evhémère, où il est question d’une île très éloignée du monde connu, située quelque part aux confins de l’Arabie, dans la partie est de l’Océan Indien, la Cité du Soleil de Jambulos, qui contient en germe les utopies de More (1516) et de Campanella (1602). Evhémère distingue trois classes : les prêtres, à la tête de l’État, la classe des laboureurs et la troisième classe, composée de pasteurs. Chez lui aussi s’affirme un des traits qui demeureront fondamentaux dans la tradition utopique et communiste : une forte centralisation du pouvoir, permettant à l’État de contrôler toutes les richesses. Il en va de même chez Jambulos, en dépit de l’extension de sa République utopique composée de sept îles dont aucune n’a moins de cinq mille stades de circonscription. Toute la production, mais aussi toute la consommation, est réglementée par l’État. La tradition orientale À de nombreuses reprises, Mao Tsé Tong a présenté le communisme comme l’« accomplissement » du confucianisme : « Le pouvoir d’État et les partis politiques en viennent tout naturellement à disparaître, permettant à l’humanité d’entrer dans l’ère de datong » 5. Le datong, l’ère de la « grande concorde », puise à la source du très ancien Livre des Rites (Li Ji), que connaît encore aujourd’hui tout Chinois cultivé. On y trouve l’évocation d’une société fraternelle dans laquelle l’intérêt mutuel prime sur l’intérêt privé, conception reprise par Mencius au IVe s. avant notre ère, apôtre d’un communisme agraire (Jingtian) reposant sur l’égalité et la communauté d’intérêt de tous ceux qui cultivent le même jing. Cette tradition est demeurée vivace jusqu’au XXe s. ; dans les années 1930 encore les marxistes voient en elle non seule-

ment la version chinoise du communisme primitif mais aussi une donnée durable du « mode de production asiatique ». Il faut cependant différencier. Si Mao invoque le confucianisme, l’école taoïste (Ve-VIe s. avant notre ère) et l’école des agrariens (Nongjia) ont également nourri le communisme chinois, les Nongjia s’affranchissant même des vues de Confucius sur la nécessité de faire diriger l’État par des sages. Enfin et surtout, le bouddhisme, sous sa forme méridionale du Theravada ou du « Petit Véhicule » (Hinayand) a fortement contribué à la tradition égalitaire et utopique 6. Du communisme utopique au marxisme En Occident, ce sont, sur le continent, les aspirations déçues des hérésies contemporaines de la Réforme et, en Angleterre, les effets de l’instabilité politique dont l’Utopie de More était déjà un témoin qui entretinrent l’inspiration du communisme utopique, notamment chez les Diggers (bêcheurs), qui constituaient l’aile gauche des Niveleurs. En 1652, G. Wistanley soumet à Cromwell son livre la Loi de la liberté : chacun apportera le produit du travail dans des magasins généraux et n’en tirera que ce qui est nécessaire pour sa subsistance et son travail. Il fonde le principe « à chacun selon ses besoins ». Mais en France et plus globalement en Europe continentale, le devenir de l’utopie communiste est évidemment indissociable de la percée des Lumières. Selon A. Soboul, deux courants traversent le XVIIIe s. : « L’un maintient la propriété, mais la restructure sur le fondement de l’égalité : socialisme égadownloadModeText.vue.download 179 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 177 litaire, plus exactement égalitarisme, ce qui fut le socialisme des partageux de 1848. L’autre, plus radical, supprime la propriété privée et entend instaurer une société communiste : communisme critico-utopique, selon l’expression de Marx. » 7. Le Curé Meslier n’établit certes pas de lien de détermination entre la structure sociale et l’économie mais du moins voit-il une relation directe entre l’inégalité des conditions et celle des biens. Aussi conclut-il à la communauté des biens, d’après l’exemple des communautés monastiques. Éclipsé par le retentissement du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, paru un an auparavant, le Code de la nature de Morelly, publié anonymement en 1755, présente dans sa quatrième partie (« Modèle de législation conforme aux intentions de la Nature ») une construction politique et économique idéale, qu’avait déjà anticipée sur le mode utopique sa Basiliade de 1753. Aux habitants de ce continent fertile et riche « la propriété, mère de tous les crimes qui inondent le reste du monde, [...] était inconnue : ils regardaient la terre comme une nourrice commune ». Morelli part d’une psychologie de l’homme naturel, innocent et heureux, et vise à recréer cet âge d’or par l’abolition de la propriété et du commerce privés, le contrôle de l’éducation par l’État, le service civique agricole obligatoire, les repas en commun, etc. Morelli est sans doute le premier utopiste pour qui l’abolition du droit de propriété est la condition sine qua

non du bonheur. En accord avec Rousseau, il exige en outre une « démocratie totale ». Enfin, par sa conception de l’« inégalité harmonique » il formule le principe « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Pour Morelly le communisme est déjà plus qu’une utopie, c’est déjà un projet d’économie politique. Pour Babeuf, qui lui doit tout autant qu’à Rousseau ou Mably, c’est un programme d’action. Dans le contexte de l’effroyable misère de l’hiver de l’an IV (1795-1796), il tentera de le réaliser ; ce fut la Conjuration des Égaux, qui, par ailleurs, rompt avec les formes du mouvement populaire en introduisant l’organisation clandestine. Sa conception, qu’il énonce une première fois en 1789 dans le Discours préliminaire du Cadastre perpétuel, va bien plus loin que l’égalité de jouissances revendiquée par les Sans-culottes. Mêmes les enragés (J. Roux) ne mirent jamais en question le principe de la propriété privée, malgré le jugement élogieux que Marx porte sur eux dans la Sainte Famille 8. Marx a certes raison de créditer le Cercle social, qui commença son activité en janvier 1790, de tendances égalitaristes mais, comme il ne manque pas de le relever, l’idéal d’un « minimum égal pour tous » repose sur la petite propriété et se ramène à l’examen à la revendication d’une réforme du système des successions 9. Babeuf va plus loin en estimant que le seul moyen de parvenir à « l’égalité de fait » consiste à supprimer la propriété particulière et à établir « la communauté des biens et des travaux » – programme exposé dans le Manifeste des Égaux publié par le Tribun du peuple du 9 frimaire an IV (30 nov. 1795). Buonarotti, qui selon Marx « réintroduisit en France [l’idéal communiste] après la révolution de 1830 », fera bien ressortir dans son Analyse de la doctrine du tribun du peuple, dans son Projet de décret économique et dans son histoire de la Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf (1828) que Babeuf, dès avant la révolution, a le premier conçu la nécessité d’une organisation collective du travail (en l’occurence encore celui de la terre), d’un communisme de la production. Dans les premières décennies du XIXe s., c’est en Angleterre que se forgent de nouvelles formes de communisme, au premier chef le communisme coopératif d’Owen. Owen, qui commence par mettre en pratique de façon patriarcale à New Lanark, près de Glasgow, une communauté de travail permettant aux ouvriers de profiter des progrès de la productivité, avant de se lancer dans l’aventure américaine de New Harmony (1824-1829) : créer de toutes pièces une communauté socialiste. Malgré l’échec de cette tentative, il reste convaincu de l’avenir des villages de coopération et, de retour en Angleterre, devient un des guides du mouvement ouvrier. L’« owénisme » va connaître un grand rayonnement jusque vers 1840, il constitue une composante essentielle de la nouvelle « science sociale » en train d’émerger. Au chapitre III du Manifeste du Parti communiste, Marx reprochera à Owen, comme aux autres « inventeurs de systèmes » que « l’histoire future du monde se résout pour eux en la propagande et la mise à exécution de leurs projets de société » 10. Il inclut dans cette critique le phalanstère de Fourier et l’Icarie de Cabet. Ce qu’on peut reprocher au premier, c’est que sa vision d’une « industrie sociétaire » repose encore avant

tout sur l’activité agricole : « Les manufactures [...] ne figurent dans l’état sociétaire qu’à titre d’accessoires et compléments du système agricole » 11. En outre, dans le phalanstère, les hiérarchies subsistent, mais une répartition des bénéfices doit permettre à tous, jusqu’aux plus pauvres qui ne sont même pas salariés, de participer à la « propriété sociétaire ». Quant à Cabet, son activité théorique (son utopie Voyage en Icarie, 1839) et pratique (sa colonie communiste en Amérique, 1888) reprend à son compte le néo-babouvisme de Buonarotti, et avant tout deux idées centrales du communisme : d’abord, pas d’égalité de fait sans communauté des biens, ensuite nécessité d’une dictature. Cabet est toutefois hostile à la prise du pouvoir politique par la violence. Il a même cru pouvoir composer avec la bourgeoisie. Le communisme selon Marx Marx n’a donc pas inventé le mot « communisme » ; il le reprend de toute une tradition de la pensée sociale et s’efforce, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1847), de lui donner un sens nouveau 12. D’abord, écrivent Marx et Engels, « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la société devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Définition décisive : le communisme n’est plus un simple projet politique quand bien même il ne serait plus seulement une construction utopique purement théorique ; c’est une réalité qui se forme dans le mouvement historique de l’évolution économique et sociale. Comme le dira le Manifeste communiste « les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, sur des principes inventés ou découverts par tel ou tel utopiste » 13. Dans les Manuscrits de 1844, le « communisme » n’est encore que pensé ; il est la « forme nécessaire de l’avenir prochain » 14. Une nécessité logique : on peut dire ce que doit être le communisme mais on ne dit pas comment il naîtra pratiquement de la même dialectique que celle de la genèse de la propriété privée – dont l’élucidation n’est du reste qu’amorcée. Alors même qu’ils engagent le dépassement de la dialectique hégélienne, les Manuscrits ne peuvent encore penser ce dépassement que selon la logique hégélienne et, pour passer de l’Idée du communisme à sa réalisation, il leur faut un acteur – le prolétariat – qui est lui-même encore conçu selon la logique philosophique de l’Introduction à la critique de la downloadModeText.vue.download 180 sur 1137

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philosophie du droit de Hegel. Dans la critique de la réflexion qu’il applique à l’économie politique classique, le communisme représente en quelque sorte le moment hégélien de la « réflexion de la réflexion ». La dialectique matérialiste de l’économie politique doit encore remplacer la dialectique spéculative. Au début du troisième manuscrit, consacré à la nécessité du communisme, le communisme trouve sa « base tant empirique que logique dans le mouvement de la propriété privée » 15, mais Marx ne précise pas encore quelle logique réelle peut le produire. Du moins la définition que donnera l’Idéologie allemande se dessine-t-elle : « Le communisme se distingue de tous les mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés jusqu’ici, qu’il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis » 16. Il y a dans cette définition deux choses. D’abord la référence au mode de production. Le Manifeste communiste dira que « ce qui distingue le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise » 17, c’est-à-dire de l’organisation de la production en fonction de « l’appropriation des produits reposant sur des oppositions de classes, sur l’exploitation des uns par les autres » 18. Marx et Engels, dans cette définition, assument cependant aussi la dimension utopique du communisme. Dans le Manifeste communiste Marx remplacera le mot « unis » par « associés » ; le communisme est une libre association des producteurs 19. En somme, dès l’Idéologie allemande, comme ensuite dans le Manifeste, Marx conçoit le communisme comme théorie-praxis, c’està-dire tout à la fois comme connaissance du mouvement de la société et comme un modèle social. À ce dernier égard le Manifeste reprend à son compte les moments que nous avons identifiés dans la tradition : le renversement des structures politico-économiques requiert un moment étatique : la « conquête du pouvoir politique par le prolétariat », en

d’autres termes la dictature du prolétariat, au moins à titre transitoire, avant la libre association des producteurs. ▶ L’histoire du communisme semble avoir été reléguée en 1989 dans le magasin des accessoires de l’histoire et ne plus appartenir qu’au « passé d’une illusion », selon l’expression de F. Furet. La dimension anthropologique de l’aspiration communiste, ses liens intrinsèques avec les droits naturels et sa présence indéracinable dans tous les systèmes de pensée politiques, tant religieux que séculiers, depuis l’Antiquité incitent toutefois à ne pas confondre le diagnostic historique contemporain avec une extinction de la problématique philosophique et politique. Gérard Raulet ✐ 1 Walter, G., les Origines du communisme, Payot, Paris, 1975, p. 34. 2 Gardet, L., la Cité musulmane, Vrin, Paris, 1953. 3 Aristote, Politique, livre II, 5, 1263-a. 4 Platon, la République, III, 416-d. 5 Mao Tsé Tong, De la dictature de démocratie populaire, 1949. 6 Chesneaux, J., « Les traditions égalitaires et utopiques en Orient », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, t. 1, PUF, Paris, 1972. 7 Soboul, A., « Lumières, critique sociale et utopie pendant le XVIIIe siècle français », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, op. cit., p. 107. 8 Marx, K., la Sainte famille (1845), chap. VI, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. 9 Soboul, A., « Utopie et révolution française », op. cit., pp. 226231. 10 Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998, p. 113.

11 Fourier, C., cité par J. Bruhat, « Le socialisme française de 1845 à 1848 », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, op. cit., p. 355. 12 Marx, K., Manifeste du parti communiste, op. cit., chap. III, pp. 103-115. 13 Ibid., p. 92. 14 Ibid., p. 99. 15 Ibid., p. 88. 16 Marx, K., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 97. 17 Marx, K., Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 92. 18 Ibid. 19 Ibid., p. 102. ! ÉGALITÉ, PRODUCTION (MODE DE), UTOPIE COMMUTATIVE (JUSTICE) ! JUSTICE COMPACITÉ (THÉORÈME DE) Du latin compactus, participe passé de compingere, « réunir ensemble ». LOGIQUE Pour qu’un ensemble de formules du premier ordre possède un modèle, il suffit que chacun de ses sous-ensembles finis en possède un. Jacques Dubucs ! MODÈLE COMPARATISME SC. HUMAINES Attitude épistémologique fondée sur la recherche des apports nouveaux résultant de l’étude comparée d’objets d’études voisins ou éloignés et des approches dont ils sont tributaires. La comparaison, l’examen de rapports de différence ou de ressemblance, est une opération commune à tout être pensant, dès lors qu’il a pris conscience de l’existence de l’Autre. Champollion se plaisait à comparer les membres de l’Institut

à des animaux ; usant de la comparaison au sens commun du terme, il ne faisait qu’établir, de façon très intuitive, des rapprochements sur le mode de l’analogie entre des êtres de nature différente. Les prémisses Dans son étude fondée sur l’analyse comparée des traits psychologiques et socioculturels des bédouins et des citadins, Ibn Khaldun (1332-1406) fait figure de précurseur, car il faut attendre la Renaissance européenne, à la suite des grandes découvertes et sous l’influence de l’humanisme, pour voir downloadModeText.vue.download 181 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 179 une telle démarche prendre véritablement son essor. Elle s’oriente dans deux directions, soit une axiomatique relativiste (Montaigne), soit une typologie des cultures ordonnées hiérarchiquement entre barbarie et civilisation (école de Salamanque). L’usage du comparatisme s’impose avec les philosophes du siècle des Lumières. Le barbare, désormais et plus volontiers le sauvage, n’est plus seulement l’Autre perçu sous la figure de l’étranger, il est le primitif. Prennent alors naissance les couples nature-culture et état sauvage-civilisation, l’état sauvage étant déprécié en raison de ses manques (Diderot, Buffon), et la civilisation, en raison des inégalités qui la caractérisent (Rousseau). Historique Trois disciplines, tout particulièrement, ont recours au comparatisme. 1) La linguistique historique ou la grammaire comparée Elle naît à la suite de la découverte, à la fin du XVIIIe s., de la parenté existant entre le sanscrit et les langues européennes. On lui attribue conventionnellement l’année 1818 pour date de naissance, l’année de la parution du livre de Bopp, Système de conjugaison de la langue sanscrite, comparé à celui des langues grecque, latine, persane et germanique (Francfort). Son projet consiste à préciser les liens qui unissent ces diverses langues entre elles. Elle part du principe que le

changement linguistique ne résulte pas de la seule volonté consciente de l’homme, que tout état d’une langue n’est qu’une modification d’un état antérieur, que le changement est régulier et respecte des règles précises. Cherchant à établir des correspondances entre langues, elle obtient son meilleur succès dans le domaine de la phonétique. La méthode est perfectionnée et élargie, au XXe s., principalement par les linguistes du cercle de Prague, à des langues non apparentées et dissemblables dans leurs structures. Elle donne naissance à la phonologie, l’étude des sons de la langue, et non plus des sons de la parole. Une seconde méthode comparative existe en linguistique, la typologie. Elle met en lumière l’existence de caractères communs à des langues non apparentées. 2) La littérature comparée Voltaire en trace les prémisses dans son étude sur la poésie épique, lorsqu’il sépare ce qui lui paraît appartenir en propre au genre de ce qui est lié à l’environnement social, aux moeurs et aux usages. Elle préconise comme méthode l’analyse formelle et l’histoire littéraire. Ce faisant, elle peine à se démarquer du champ de l’histoire. Elle a pour objectif des enquêtes sur l’ensemble des grands problèmes en suspens, comme la notion d’invariants esthétiques (Étiemble), ou de « faire connaître les lois fondamentales de toute littérature et de toute la culture de l’humanité » (Mao Dun). 3) L’anthropologie Son objet même la conduit à s’intéresser, en premier lieu, à la démarche comparative, suivant laquelle elle se propose de décrire une société particulière ou de mettre en évidence des universaux. Au XIXe s., L. H. Morgan (1818-1881) est le premier à l’appliquer aux données recueillies sur le terrain. Il établit, en effet, l’inventaire et le classement des terminologies de parenté propres aux Indiens d’Amérique du Nord. Il complète son étude en réunissant des informations sur les systèmes de parenté à travers le monde et pense l’unité de toutes les différences observées en termes d’évolution. À peu près au même moment, E. B. Tylor (1832-1917) effectue une étude comparative sur le mariage, recueillant des informations concernant trois cent cinquante sociétés. Préoccupé davantage par la culture, il s’intéresse surtout aux productions de l’esprit humain, mettant en relief une succession de configurations cognitives qu’il classe plutôt qu’il

ne hiérarchise. Il n’échappe pas totalement, cependant, au travers de l’évolutionnisme. Plus récemment, G. P. Murdoch (1897-1986) consacre presque toute sa carrière à mettre au point une méthode et un outil devant permettre l’analyse comparative des données ethnographiques. Il réunit un échantillon de plusieurs centaines de cultures différentes, mais définies par une trentaine de traits qui sont autant de rubriques uniformisées. De cet échantillon, il fait un instrument à fin de comparaison, en même temps qu’une machine à distribuer des renseignements. Tel est l’objet des Human Relations Area Files, l’outil de référence de la méthode comparative. Il plaide en faveur du recours aux méthodes statistiques. Les travaux de Cl. Lévi-Strauss, tout particulièrement son étude sur les mythes, font bénéficier l’anthropologie de l’apport du comparatisme dans la linguistique structurale. Les critères de comparabilité, désormais, sont transformés. Le choix des objets de la comparaison n’est plus déterminé à l’avance, mais il est le résultat de la démarche comparative. Il en va ainsi des thèmes qui relient les mythes entre eux. Leur sélection fait suite à l’analyse d’un mythe de référence choisi arbitrairement, et se fait au moyen d’une méthode de segmentation par opposition paradigmatique ou syntaxique reliant divers mythes entre eux. Ils n’ont de valeur que par les relations qui les unissent ou qui les opposent au sein du système envisagé et auquel ils appartiennent. L’oeuvre de G. Dumézil Sa recherche s’inscrit dans une perspective linguistique, celle du champ des langues indo-européennes. Mais le comparatisme auquel il se livre repousse considérablement les limites qui sont habituellement les siennes. Il consacre sa vie à explorer une découverte de jeunesse, l’idéologie des trois fonctions. Il entend par idéologie une vision du monde. Reconnaissant les différences qui séparent les divers peuples indo-européens les uns des autres, il est en quête des traces du tronc commun dont ils sont issus. Quant aux fonctions, elles bénéficient d’une définition différentielle, chacune s’opposant aux deux autres auxquelles, pourtant, elle est étroitement associée pour former un ensemble homogène ; chacune d’elles renvoie, en outre, à un mode d’action spécifique. Le comparatisme dumézilien se fonde sur les correspondances mises en évidence entre les diverses langues indoeuropéennes, non point au plan des mots isolés, mais à celui d’unités plus importantes, comme les mythes, les rites, les épopées, les narrations littéraires. Ce sont, en réalité, tous les modes d’expression qui lui servent de prétexte jusqu’à l’expression artistique. Le comparatisme aujourd’hui

L’objet du comparatisme est l’analyse des différences et des similitudes qui existent entre des unités données. Cela dit, la démarche n’est pas à l’abri de certains malentendus, comme downloadModeText.vue.download 182 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 180 la tentation de l’histoire. Il menace de se confondre, alors, avec l’étude des rapports qui ont existé entre les unités prises en considération et consiste à repérer des jeux d’influences, d’emprunts, d’héritages ou de contextes, à rechercher des intermédiaires. A. R. Radcliffe-Brown, à juste titre, met en garde contre cette démarche. D’autres malentendus se font jour, qui ont trait à la difficulté de percevoir l’Autre autrement que par rapport à soi. Nombre d’unités sont étudiées en recourant au modèle du manque. D’une manière générale, les relations entre comparatisme et classification sont loin d’être clarifiées. Un malentendu initial a conduit pendant longtemps à classer certaines unités ordonnées hiérarchiquement en ayant recours à la théorie évolutionniste. Or, les comparables ne sont ni des types ni des formes propres à construire des typologies ou à établir des morphologies. Ils ne sont ni de simples figures ni de banales occurrences positives qui peuvent faire en tant que telles l’objet d’un comparatisme, mais les réseaux de relations qui les font exister et au sein desquels elles se meuvent. En d’autres termes, dès lors où, au sein d’une unité, est décelé un trait significatif ou une attitude de l’esprit, ce trait ou cette attitude fait partie d’une configuration. Et la manière dont ils sont reliés à cette dernière n’est pas due au hasard, celle-ci faisant système. Telles sont les leçons de F. de Saussure pour la linguistique, ou de C. Geertz pour l’anthropologie. On est donc conduit à repérer des logiques sociales, des mécanismes de pensée. Bref, il convient de choisir une entrée en forme de catégorie au sein d’une unité avec sa configuration particulière, qui ne soit ni trop générale ni trop spécifique (M. Détienne) afin de poursuivre de l’intérieur pour chacune des unités avec lesquelles la comparaison est proposée (J.-P. Vernant). Ce sont elles qui peuvent faire l’objet du comparatisme. Par essence, elles résultent de choix parmi des possibles. On ne peut comparer que ce qui est comparable, dit-on, comme pour mieux mettre en garde contre le recours à cette méthode. E. E. Evans-Pritchard conseille de ne s’adonner qu’à des comparaisons limitées et contrôlées portant sur des sociétés relevant des mêmes aires culturelles ou du même type d’organisation. Les choix préalablement effectués permettent, cependant, de se libérer de ces contraintes comme ils mettent à l’abri du danger de recouvrir de quelconques phénomènes

de diffusionnisme. Les seules contraintes consistent dans la reconnaissance des configurations mises en perspective. Le comparatisme se veut une démarche empirique qui procède par hypothèses et par expérimentations. Il veut se donner comme champ d’exercice les représentations culturelles des sociétés passées et présentes. La démarche a le souci de briser la singularité supposée de certaines situations historiques ou culturelles en les confrontant avec d’autres. C’est de cette confrontation que naît l’objet de la recherche. Mais, au sein des sciences de l’homme et de la société, chaque discipline a sa cohésion, son passé, ses habitudes, ses méthodes, ses traditions académiques, ses modes de questionnement ; la comparaison vise aussi à ouvrir un espace interdisciplinaire de circulation de questions et d’outils de recherche. Il ne s’agit pas d’établir une typologie des sociétés ordonnées et hiérarchisées suivant un schéma évolutionniste et à l’intérieur de laquelle chacune trouverait sa place. Il ne s’agit pas non plus de mettre en parallèle des sociétés ou des cultures entre elles ou par rapport à la nôtre. Il ne s’agit pas davantage de faire l’analyse comparée de faits sociaux ou culturels ponctuels, ni de mettre systématiquement en parallèle des sociétés différentes présentant des traits similaires, ni de trouver des lois générales permettant d’expliquer la variabilité des inventions culturelles de l’humanité. La comparaison permet alors d’apporter un surcroît de compréhension au terrain de recherche particulier de chaque spécialiste. Elle apparaît comme le moyen de mettre en évidence des constellations de facteurs et des enchaînements de relations causales qui enracinent un objet ou un champ de recherche dans la culture, l’organisation sociale, l’histoire d’une communauté humaine particulière. Car le but ultime recherché consiste à décrire et à comprendre une unité déterminée, le comparatisme s’entendant pour sa valeur heuristique : en suscitant une multiplication des questions posées, il aboutit à une conversion dans la manière d’interroger les données, il permet alors une meilleure connaissance de l’objet étudié. ▶ Le comparatisme est donc une de ces « sciences diagonales » dont rêvait R. Caillois. La comparaison, commandant de travailler à plusieurs, est affaire de spécialistes. Elle se construit à travers un réseau composé d’historiens, d’anthropologues, de philosophes ou de linguistes, persuadés que, n’étant plus soumis au seul regard d’un observateur unique, nourris du savoir et du questionnement des autres comme de

la connaissance en profondeur dont chacun, à sa place, est l’interprète, l’objet étudié leur devient plus intelligible. Jean-Jacques Glassner ✐ Détienne, M., Comparer l’incomparable, Seuil, Paris, 2000. Vernant, J.-P., « Religion grecque, religions antiques », in Vernant, J.-P., Religions, histoires, raisons, Maspero, Paris, 1979. COMPÉTENCE / PERFORMANCE Calque de l’anglais. LINGUISTIQUE Distinction entre la connaissance, éventuellement tacite, que les locuteurs possèdent de leur langage (compétence), et les usages qu’ils font de cette connaissance dans des productions linguistiques réelles (performance). Cette distinction a été introduite par N. Chomsky 1 afin d’expliquer l’écart que l’on peut observer entre l’ensemble des phrases d’une langue bien construites selon les règles de la grammaire, et l’ensemble des phrases de cette langue facilement compréhensibles et utilisables par des locuteurs. Une telle distinction entre une capacité linguistique idéale et sa réalisation psychologique apparaît nécessaire lorsqu’on considère le concept d’une grammaire générative au sens de Chomsky, c’est-à-dire le concept d’une grammaire qui permette d’engendrer une infinité de phrases correctement construites, de complexité éventuellement très grande. Les humains ayant une mémoire finie, il existe une limite psychologique à la complexité des phrases correctes qu’ils peuvent interpréter. Par ailleurs, Chomsky soutient que nous pouvons considérer des phrases que nous n’utiliserions jamais comme grammaticalement correctes, en nous laissant guider par notre compétence linguistique. Ainsi : « Le chien à qui le chat qui a chassé la souris qui a mangé le fromage a volé son os dort dans sa niche ». En relisant attentivement cette phrase, on peut s’apercevoir qu’elle est grammaticalement correcte. Néanmoins, nul n’utilisera jamais une telle construction, qui est difficile à interpréter en raison de la façon dont foncdownloadModeText.vue.download 183 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 181 tionne le système psychologique analysant grammaticalement les phrases. Pascal Ludwig ✐ 1 Chomsky, N., Language and Mind, Harcourt Brace, New York, 1968. COMPLÉTUDE

Du latin completus, de complere, « accomplir ». LOGIQUE 1. Au sens fonctionnel (ou au sens expressif), propriété satisfaite par un système de connecteurs propositionnels assez riche pour exprimer toutes les fonctions de vérité ; ainsi, la négation et la disjonction, prises ensemble, constituent un système complet de connecteurs ; ce n’est pas le cas du système constitué de l’implication et de la disjonction, car aucune formule écrite avec ces deux seuls connecteurs n’est logiquement fausse. – 2. Au sens sémantique, propriété satisfaite par une présentation axiomatique d’une partie de la logique, lorsque toutes les formules logiquement valides qui y sont exprimables y sont prouvables ; ainsi, les axiomatiques usuelles pour le calcul propositionnel et pour le calcul des prédicats du premier ordre sont sémantiquement complètes ; par contre, la logique du second ordre ne possède aucune axiomatisation sémantiquement complète. – 3. Au sens syntaxique (ou au sens déductif, ou encore au sens « des théories »), propriété d’une théorie mathématique consistante dans laquelle tout énoncé du langage de la théorie est ou bien prouvable, ou bien réfutable ; ainsi, la théorie de la seule multiplication des entiers naturels est syntaxiquement complète ; en revanche, l’arithmétique de Peano, pas plus qu’aucune de ses extensions, n’est syntaxiquement complète, car si ces théories sont consistantes, elles contiennent toujours des énoncés indécidables, c’est-à-dire ni prouvables ni réfutables. Jacques Dubucs ! ARITHMÉTIQUE, CONSISTANCE, DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ, GÖDEL (THÉORÈME DE), MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) COMPLEXE Du latin complexus, « embrassement, enchaînement ». En allemand, Komplex. Le complexe est abordé dès la période présocratique, au sein de la physiologia élémentaire afin d’articuler le principe unique d’où dérive toute chose (apeiron, l’« illimité ») et l’infinie production des choses dissemblables dans le monde. Mais c’est avec la biologie cartésienne que se pose de façon cruciale la question du complexe, qui devient aussi celle de l’organisation. Comment une partie est-elle disposée en vue d’un tout ? Kant, qui réfute dans la période critique toute spéculation sur l’origine radicale des phénomènes, est contraint d’admettre une finalité

relative dans l’organisation des corps complexes. Dans les sciences physiques, la complexité, qui avait jusqu’alors été anéantie par la confiance orgueilleuse de la science newtonienne, revient à la faveur de la physique statistique puis dans la suite des avancées liées à la seconde loi de la thermodynamique. L’étude des systèmes stochastiques conduit à la volonté de donner au chaos des formes organisées. La science contemporaine, selon une thèse défendue par Ilya Prigogine dans La nouvelle alliance, se définit par une relation étroite aux phénomènes au caractère complexe, affirmé et posé comme tel. En cela, la science actuelle se distingue de la science classique, qui réduisait tout complexe à un simple et procédait ainsi à des réductions sans commune mesure avec la complexité du réel lui-même. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN. 1. Se dit de ce qui est composé d’éléments distincts. – 2. Système constitué de parties liées entre elles par des processus d’interaction qui induisent l’émergence de différents niveaux d’organisation ; phénomène engendré par ce type de système. En philosophie de la connaissance, les idées complexes sont celles qui peuvent être analysées en éléments irréductibles, ou être engendrées par l’esprit. Elles sont composées d’idées simples qui, elles, sont connues immédiatement : par l’intuition chez Descartes, par la seule expérience chez les empiristes à la suite de Locke. En mécanique classique aussi le complexe s’opposait au simple par sa multiplicité : par exemple, la complexification d’un système fluide jusqu’à l’état turbulent était comprise comme une accumulation de modes indépendants. Mais la physique non linéaire a fait apparaître une distinction très forte entre « complexe » et « composé », et qui s’est généralisée : est complexe ce qui, n’étant pas simple, n’est pas non plus réductible à la réunion de ses composants. La non-linéarité traduit une complexité de type relationnel, organisationnel, posant à la connaissance un obstacle qui apparaît comme essentiel, contrairement à un système compliqué où la difficulté est quantitative (complexité algorithmique). L’impuissance de la méthode analytique à réduire le complexe pour déterminer son comportement le place hors du champ de connaissance scientifique : « c’est bien l’un des accomplissements majeurs de la physique que de réussir à traiter de vastes pans de l’univers comme s’ils n’étaient pas complexes 1 ». Mais la complexité du réel se manifeste par une codépendance entre les différents niveaux d’investigation qui ressortissent à des disciplines distinctes. ▶ Face au paradigme de la simplification et de la séparation, E. Morin milite pour une science du complexe qui assume les rapports d’interaction entre parties ou processus 2. Ces rapports font qu’un système complexe est ouvert, physiquement,

du fait d’une relation de couplage essentielle avec un milieu extérieur ; et épistémologiquement, du fait d’une dynamique auto-organisatrice induite par des relations causales circulaires et rétroactives entre les niveaux d’organisation. Un système complexe réunit ainsi des caractères contradictoires, dépendance et autonomie, déterminisme et imprédictibilité, qui doivent être pensés ensemble par une approche dialogique. Isabelle Peschard ✐ 1 Lévy-Leblond, J.-M., « Une science sans complexe ? », les Théories de la complexité, Autour de l’oeuvre de H. Atlan (colloque de Cerisy), Seuil, Paris, 1991. 2 Morin, E., Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, Paris, 1990. ! AUTONOMIE, CHAOS, COMPLEXITÉ, INTERACTION PSYCHANALYSE Ensemble organisé de représentations, en partie inconscientes et investies d’affect. D’emploi intermittent en psychiatrie allemande, dans le XIXe s., le terme est précisé par Jung comme « la totalité des idées en relation, un événement particulier tionnelle » 1, séparé en partie du troubles psychologiques. Par les « l’élément central du complexe peut

doté d’une coloration émoconscient et responsable de expériences d’association », être dégagé et traité.

Freud restreint d’abord l’usage de la notion aux parties inconscientes refoulées des représentations, puis la limite aux complexes d’OEdipe et de castration. ▶ Ferenczi a critiqué la notion 2. Elle néglige, en effet, la dynamique des processus inconscients et paraît trop vague pour être pertinente. Son succès dans la langue courante achève downloadModeText.vue.download 184 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 182 de la discréditer dans la mesure où elle fait accroire, comme chez Jung, qu’existent des types ou des personnalités psychologiques rigides. Jean-Marie Duchemin ✐ 1 Jung, C.G., 1906, Diagnostische Assoziationsstudien, G. W., t. II, Olten-Freiburg, Br., Walter.

2 Ferenczi, S., Perspectives de la psychanalyse (1924), in OEuvres complètes, 3, Payot, Paris, 1977. ! ASSOCIATION, FANTASME, OEDIPE COMPLEXITÉ ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN. Dans la théorie algorithmique de l’information, taille minimale de la description algorithmique d’une information. 1. D’un point de vue probabiliste, c’est l’entropie d’un objet constitué d’un ensemble d’éléments, mesurée par la probabilité de réalisation de la combinaison qui détermine cet objet. – 2. Dans un sens non formalisé, c’est le caractère d’un objet constitué par l’interaction non analysable entre différents niveaux d’organisation. La réflexion autour de la notion de complexité algorithmique prend sa source dans la question formulée par Hilbert au sujet de l’existence d’un algorithme, qui, dans le cadre d’un système formel, permette de décider en un nombre fini d’opérations si une proposition du système est vraie ou fausse. À ce « problème de la décision », les travaux de Gödel (1931) et de Turing (1936) ont apporté une réponse négative et ont orienté la recherche vers la détermination de la complexité algorithmique comme mesure de la difficulté des problèmes dont la solution est connue. Un problème est d’autant plus complexe que le programme qui le résout, implémenté sur une machine universelle, est long (Chaitin et Kolmogorov vers 1965). La notion de « programme » génétique témoigne de la tentation d’étendre le champ des théories algorithmiques à la caractérisation des processus vivants. Mais, ainsi que le souligne H. Atlan 1, ce projet se heurte à la difficulté de déterminer la fonction associée à une structure particulière et à la critique du finalisme. H. Atlan a proposé d’appeler « complication » la complexité algorithmique pour réserver la notion de « complexité » à ce qui représente pour la connaissance une limitation intrinsèque. Ce sont alors des processus, des dynamiques, qui sont visés plus que des états. Il s’agit d’une complexité relationnelle, organisationnelle qui rend possible l’émergence de structures cohérentes mais parfois imprédictibles, et de comportements erratiques mais sous-tendus par des lois déterministes. La physique non linéaire a identifié ces organisations émergentes au sein de systèmes dissipatifs tenus loin de l’équilibre thermodynamique par une relation de couplage avec l’environnement 2. La production d’entropie ne conduit pas le système à l’homogénéité de l’état d’équilibre mais se traduit ici par l’existence de corrélations à longue échelle qui invalident une description en terme de mouvements ou de parties indépendantes. La non linéarité des lois d’évolution marque les limites de la méthode analytique et induit une détermination mutuelle du tout et des parties,

constitutive de ce que E. Morin 3 appelle l’« unitas multiplex ». ▶ Le monde que décrit une physique du complexe ne plus être exempté de l’irréversibilité, de l’indétermination, des relations d’interdépendance, qui caractérisent le monde dans lequel le vivant évolue et se constitue. Et en retour, l’organisation vivante en tant que structure dissipative soumise aux contraintes d’un milieu extérieur peut être intégrée à l’ensemble des systèmes décrits par les lois de la physique. Isabelle Peschard ✐ 1 Atlan, H., les Théories de la complexité. Autour de l’oeuvre d’Henri Atlan (colloque de Cerisy), Seuil, Paris, 1991. 2 Prigogine, I., la Fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, 1996. 3 Morin, E., Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, Paris, 1990. ! CHAOS, COMPLEXE, ÉMERGENCE, ENTROPIE, INTERACTION COMPORTEMENT En anglais américain behavior, en allemand Verhalten. PSYCHOLOGIE Manifestation objective et globale des dispositions. Introduit par Piéron (qui dit reprendre Pascal) à la même époque que les expériences de Pavlov sur le conditionnement, et un peu avant le développement du béhaviorisme par Watson 1, le terme a retenu en France certaines nuances de son contexte d’introduction : il a un caractère holiste, voire fonctionnel, et exclut la complète mécanisation des dispositions sous-jacentes qui donnent une nuance expressive à la manifestation phénoménale objectivement mesurée. C’est là un aspect intentionnel du comportement qu’on n’élimine pas en rejetant par ailleurs l’introspection. La psychologie a même été définie par Watson comme la « science du comportement » en un sens anti-mentaliste (qui n’a pas survécu, puisque les dimensions du vécu personnel et de la réflexivité ne sont pas moins les objets de la psychologie).

On distingue en général les comportements innés, les comportements par « empreinte » (Lorenz), tous deux rigides, les comportements conditionnés, et les intelligents (planifiés et impliquant une restructuration cognitive), tous deux adaptatifs et souples. On le voit, le concept est plus thématique qu’opératoire : il circonscrit des provinces psychologiques, il ne les cartographie pas. Plus d’ailleurs on détaille la structure fonctionnelle du comportement, plus il reflète une segmentation physiologique où l’aspect psychologique s’efface. ▶ Savoir si tout en psychologie est un comportement est controversé. En psychologie du langage, quel statut donner aux observations internes du locuteur sur la signification ou la grammaticalité d’une phrase ? Naturaliser ces observations comme des comportements, c’est perdre la dimension de règle qu’on suit, intrinsèque au langage ; c’est traiter le langage comme un réflexe. Or si le comportement est une notion transversale s’appliquant à tous les animaux (l’éthologie est la biologie du comportement), le comportement linguistique est uniquement humain. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Watson, J., « Psychology as the behaviorist views it », in Psychological Review, 1913, 20, pp. 158-177. Voir-aussi : Chauvin, R., l’Éthologie, étude biologique du comportement animal, PUF, Paris, 1975. Merleau-Ponty, M., La Structure du comportement, PUF, Paris, 1943. ! CONDITIONNEMENT, CONDUITE, LANGAGE, STIMULUSRÉPONSE downloadModeText.vue.download 185 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 183 COMPOSITIONNALITÉ (PRINCIPE DE) LINGUISTIQUE Principe selon lequel la signification d’un signe linguistique grammaticalement complexe est fonction, d’une

part, de sa structure grammaticale et, d’autre part, de la signification des signes simples qui le composent, à l’exclusion de tout autre facteur. L’idée de compositionnalité remonte aux recherches de Frege sur le problème de la généralité multiple que posent les formules comme « tous les entiers possèdent au moins un successeur ». Frege a exposé une théorie dans laquelle toutes les formules d’un langage logique possèdent une structure qui détermine leur signification par un processus progressif de composition des sens des signes atomiques. C’est cependant à D. Davidson et à R. Montague qu’on doit la formulation exacte du principe de compositionnalité. Selon Davidson, toute théorie adéquate de la signification pour un langage donné doit être capable d’expliquer la façon dont un nombre infini de phrases douées de signification peut être engendré à l’aide d’un nombre fini de signes atomiques. Le principe de compositionnalité possède donc un rôle central dans la théorie de la signification qu’il défend 1. De son côté, Montague a le premier montré qu’une analyse sémantique strictement compositionnelle d’un fragment de l’anglais était possible 2. ▶ Le principe de compositionnalité est aujourd’hui discuté tant par les philosophes du langage que par les philosophes de l’esprit. Les philosophes du langage s’interrogent sur les limites de la compositionnalité. Les philosophes de l’esprit examinent l’applicabilité du principe au domaine des pensées. J. Fodor a ainsi soutenu qu’une théorie des pensées devait expliquer leur productivité – une propriété qui est le corrélat mental de la compositionnalité des significations linguistiques 3. Pascal Ludwig ✐ 1 Davidson, D., Inquiries into Truth and Interpretation, Oxford University Press, New York, 1984, trad. P. Engel, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993. 2 Montague, R., Formal Philosophy, édité par R. H. Thomasson, Yale University Press, New Haven et Londres, 1974. 3 Fodor, J., The Language of Thought, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1975. ! LANGAGE DE LA PENSÉE, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION COMPOSSIBLE Du latin (médiéval) compossibilis, de possibilis, « possible », et cum, « avec ». PHILOS. MODERNE, PHILOS. MÉDIÉVALE 1. Dans la scolastique médiévale, « ce qui peut être vrai en même temps qu’autre chose » 1. – 2. Chez Leibniz, « ce

qui n’implique pas contradiction avec autre chose » 2. Notion étrangère à la philosophie antique, qui apparaît probablement au XIIIe s., notamment chez saint Thomas d’Aquin et Duns Scot, qui la définit comme équivalente à la « non-incompatibilité » 3. Thomas distingue ce qui est possible absolument (simpliciter) de ce qui est compossible quand quelque chose d’autre est posé 4. Leibniz intègre cette notion dans sa théorie des mondes possibles. Selon lui, tout ce qui n’est pas contradictoire est possible et tend à l’existence. Mais « il n’en suit pas que tout possible existe : cela suivrait seulement si tous les possibles étaient compossibles » 5. Dieu, en choisissant le meilleur des mondes, choisit une certaine combinaison de compossibles. Les compossibles ne le sont pas seulement « en même temps, mais même par rapport à toute la suite des choses » 6. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 De Raedt, G., Commentaria in summulas Petri Hispani, 1488, p. 219. 2 Leibniz, G. W., Définitions, textes inédits, par G. Grua, Paris, 1943, p. 325. 3 Duns Scot, Ordinatio, II, 344. 4 D’Aquin Th., (saint), Commentaria in de caelo, I, 12, 29, 5. 5 Leibniz, G. W., Résumé de métaphysique, Opuscules et fragments inédits, par L. Couturat, Paris, 1903, p. 534. 6 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, III, 6, § 12. ! POSSIBLE COMPRÉHENSION En allemand : Verstehen. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, ouverture propre au Dasein. En tant qu’existential, la compréhension n’est pas une faculté cognitive ni un sujet : ce qui est su dans la compréhension n’est pas un objet, mais existe. Elle désigne l’ouverture du Dasein en tant que projet.

Ayant un rapport intrinsèque à l’être, le Dasein implique une compréhension d’être et se comprend à partir d’une possibilité d’être ou de ne pas être lui-même. Impliquant le Dasein comme pouvoir-être, elle l’ouvre sur la dimension projective du possible. Contrairement à son acception métaphysique, la possibilité a ici un sens positif, car elle est la déterminité ontologique ultime du Dasein, le dévoilant comme possibilité de l’être-libre pour le pouvoir-être le plus propre. La compréhension est donc la structure existentiale du projet en laquelle de l’étant est ouvert en sa possibilité, constituant la vue du Dasein, « l’être-éclairci » caractérisant l’ouverture de son là. Un tel voir ne désigne ni l’intuition ni la pensée, mais la possibilité de rencontrer l’étant qui est accessible. Dire que toute vue se fonde sur le comprendre revient à enlever à l’intuition la primauté que la métaphysique lui accorde. Si le Dasein se comprend à partir de ce qui n’est pas son être propre, la compréhension est dite inauthentique. Ce n’est qu’en comprenant sa mort qu’il peut s’arracher à l’existence inauthentique et accéder à la temporalité constitutive de son être. L’avenir est la temporalité propre au comprendre. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 31, 50. ! AUTHENTIQUE, DASEIN, EXISTENTIAL, SOUCI COMPULSION Du latin compulsare, « donner des coups, pousser fort ». Traduction française ancienne de certaines occurrences de Zwang, « contrainte ». downloadModeText.vue.download 186 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 184 Par exemple : Zwangshandlung, « action compulsionnelle » ; Wiederholungszwang, « compulsion de répétition ». PSYCHANALYSE La terminologie psychanalytique récente a abandonné ce terme 1, parce qu’il procède du mot « pulsion », Trieb, alors que l’allemand Zwang n’a rien à voir avec Trieb, et qu’il impliquait de traduire d’autres occurrences de Zwang

par « obsession » ou « obsessionnel ». ✐ 1 Bourguignon, A., Cotet, P., Laplanche, J., et Robert, F., Traduire Freud, PUF, Paris, 1989. ! ACTE, CONTRAINTE, OBSESSION, RÉPÉTITION CONATUS Mot latin signifiant impulsion. ONTOLOGIE Détermination instantanée du mouvement et, par extension, puissance du corps. Le conatus introduit dans le mécanisme des classiques un élément dynamique, en désignant la détermination du corps à se mouvoir. C’est ainsi que Hobbes en produit la caractérisation philosophique moderne dans le De Corpore. Par rapport au triptique mécaniste strictement cartésien de la grandeur, de la figure et du mouvement, le conatus introduit un élément supplémentaire, savoir l’état instantané du corps qui comporte une tendance à se mouvoir : « Nous définirons le conatus comme un mouvement se déroulant en un espace et un temps moindres qu’il n’en peut être donné, c’est-à-dire moindre que ce qui est déterminé ou assigné par exposition ou nombre ; il s’agit d’un mouvement se déroulant en un point. » 1. Leibniz reprend, tant dans la Theoria motus abstracti que dans le Specimen Dynamicum, la définition produite par Hobbes du conatus comme « velocitas cum directione sumpta », et toute sa Théorie du mouvement abstrait (1671) envisage les corps sous la seule détermination de cet élément de vitesse. En tant qu’il est une tendance dont les effets sont mesurables, le conatus est une puissance toujours active, et c’est à ce titre que Spinoza trouve en lui l’expression de la thèse selon laquelle l’essence du mode fini est d’exprimer un certain degré de la puissance infinie de la substance (c’est-à-dire de Dieu). Le conatus est donc l’essence même du mode singulier : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. » 2. André Charrak ✐ 1 Hobbes, T., De Corpore, liv. III, chap. XV. 2 Spinoza, B., Éthique, liv. III, prop. VII, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 143. ! CORPS, PUISSANCE CONCEPT Du latin conceptus, du verbe concipere, contenir. Si on limite le sens du concept à celui qu’il possède dans ce que Hegel

nomme les déterminations d’entendement, on ne décrit qu’une certaine opération de l’esprit face au donné : il définit, articule et met en ordre les propriétés d’une chose. C’est là sans nul doute le sens fixé par Platon à l’activité du dialecticien, ce bon boucher qui sait reproduire les bonnes articulations des choses pour en produire la définition. Bien différente est l’interprétation hégélienne du concept comme vie et automouvement des essentialités logiques par où la science de la logique devient une authentique odyssée de la conscience se faisant conscience d’elle-même. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE 1. Représentation générale ou réfléchie de ce qui est commun à plusieurs objets. En tant que tel, le concept s’oppose à l’intuition. – 2. Produit de l’activité abstrayante de la pensée et outil logique de raisonnement, le concept se conçoit, avec l’idéalisme allemand, comme étant immanent au réel. La connaissance par concepts, procédant à partir de déterminations abstraites, est un mode de connaissance spécifiquement distinct de la connaissance intuitive qui, à partir d’une représentation singulière, se rapporte immédiatement aux objets de l’expérience. Concept, idée, représentation Parmi les pensées, certaines sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules, selon Descartes, que convient proprement le nom d’« idée », comme lorsqu’on se représente un homme ou une chimère, le ciel, Dieu ou un ange 1. Ces idées semblent être nées avec nous, d’autres viennent du dehors, d’autres enfin sont faites et inventées par nous-mêmes. Le concept est donc, au même titre que toute idée, « un ouvrage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne demande de soi aucune autre réalité formelle que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle est seulement un mode, c’est-à-dire une manière ou façon de penser » 2, en d’autres termes, un attribut de la pensée. Bien que Descartes les pense en termes de « tableaux » ou d’« images », les idées ou représentations que sont les concepts n’impliquent pas la ressemblance, puisque des deux idées que nous avons du Soleil, par exemple, l’une tire son origine des sens et, par conséquent, vient du dehors, alors que l’autre est prise des raisons de l’astronomie, c’est-à-dire de notions nées avec moi, ou bien encore se trouve formée par moi-même, de telle sorte que, par elle, le Soleil me paraisse plusieurs fois plus grand que la Terre. Par la première idée, en revanche, le Soleil paraît extrêmement petit. Par conséquent et puisque ces deux idées du Soleil ne peuvent pas être toutes deux semblables au même Soleil, on peut en

déduire que celle qui vient immédiatement de son apparence est celle qui lui est le plus dissemblable. L’origine des concepts Cette origine multiple des concepts est confirmée par Locke dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain de 1690. Toutes nos idées tirent leur origine de deux principes : « Les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la sensation, et les opérations de notre esprit, qui sont les objets de la réflexion. 3 ». Ainsi, la sensation est la source des qualités sensibles, c’est-à-dire des idées du blanc, du jaune, du chaud, du mou, du doux, de l’amer. La réflexion, pour sa part, est au principe d’une autre espèce d’idées, que les objets extérieurs ne peuvent pas fournir, comme les idées de ce qu’on appelle apercevoir, penser, douter, connaître, vouloir. Dans les deux cas, toutefois, l’expérience demeure le fondement de toutes nos connaissances, et c’est d’elle que les idées et les concepts tirent leur première origine. Seule l’introduction par Hume, dans l’Enquête sur l’entendement humain, du terme d’« impression » permet de distinguer et de spécifier le concept au sein des perceptions de l’esprit. downloadModeText.vue.download 187 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 185 Constatant que nous pouvons diviser toutes les perceptions de l’esprit en deux classes ou espèces, à partir de leur degrés de force ou de vivacité, il propose d’appeler « impressions » « toutes nos plus vives perceptions quand nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons », d’une part ; et « idées » ou « pensées », d’autre part, celles « qui sont les moins vives perceptions, dont nous avons conscience quand nous réfléchissons à l’une des sensations ou à l’un des mouvements que je viens de citer » 4. Les concepts ou idées naissent de la réflexion, lorsqu’elle prend pour objet les affections et sentiments passés. Ils sont un « miroir fidèle » de nos perceptions originelles plus vives qu’elles copient. Le concept est donc la copie d’une impression semblable 5. Abstraction et représentations générales L’opération intellectuelle à partir de laquelle s’engendre le concept s’analyse en comparaison, réflexion et abstraction 6. La comparaison consiste dans la confrontation des représentations entre elles, en relation avec l’unité de la conscience. La réflexion est la prise en considération de la manière dont diverses représentations peuvent être saisies en une conscience. Enfin, l’abstraction consiste à mettre de côté ce par quoi les représentations se distinguent. À elle seule,

l’action d’abstraire ne permet pas de produire des concepts. Elle a seulement pour fonction d’achever cette opération, en l’enfermant dans des limites bien définies. Le concept est alors l’élément d’un raisonnement déductif, se pour donner lieu à un jugement gaison avec un autre jugement,

le plus simple qui, au sein combine à d’autres concepts qui, lui-même et par conjuproduira un syllogisme.

Alors que Locke et Hume s’accordent à voir dans l’expérience l’unique origine de nos concepts, l’analyse kantienne de nos facultés de connaissance découvre que ces derniers peuvent être soit empiriques, soit purs. Dans ce dernier cas, le concept est produit par la spontanéité de l’entendement 7, et non par une comparaison des objets de l’expérience, à laquelle l’entendement confère la forme de la généralité. Toutefois, dans la mesure où aucune représentation ne se rapporte à l’objet, si ce n’est par l’intuition, un concept se rapporte toujours à une autre représentation de l’objet (intuition ou concept), et non directement à celui-ci. Concepts et catégories La table des concepts purs de l’entendement, établie par Kant, dans la Critique de la raison pure, vient corriger et systématiser la liste des prédicaments aristotéliciens, relatifs à la substance, à la quantité, à la qualité, à la relation, au lieu, au temps, à la position, à la possession, à l’action et à la passion 8. Aucun de ces termes n’a de signification en et par lui-même. Ces catégories sont la liste des prédicats les plus larges pouvant être affirmés essentiellement des diverses entités nommables. Ils permettent de penser l’identité, la réalité et les modalités d’existence de celles-ci. Ces outils de toute description de l’expérience sensible, en son universalité, et d’élaboration de ses déterminations, présentent une analogie avec les structures du langage. Ainsi É. Benveniste, dans les Problèmes de linguistique générale, remarquant, d’une part, que les six premières catégories aristotéliciennes correspondaient à des formes nominales du grec, et, d’autre part, que la division en noms propres et noms communs est à l’origine de la discrimination entre substance première et substances secondes, formule l’hypothèse selon laquelle les catégories aristotéliciennes seraient des abstractions obtenues à partir des structures linguistiques. Toutefois, l’insuffisante systématicité de la démonstration de Benveniste met en doute la thèse d’une conaturalité globale de la pensée et du langage. Qu’il ait pour principe le langage ou un acte spontané de la pensée, le concept ne peut se concevoir hors de la relation au réel qu’il a pour fonction de décrire, de comprendre et de penser. L’Idée, unité du concept et de la réalité Lorsque le rapport du concept au réel est simplement extérieur et immédiat, il est simple représentation. Toutefois la

détermination du concept, comme produit de l’entendement ou représentation, est unilatérale et finie, car le concept contient en lui comme supprimées toutes les déterminations antérieures de la pensée : par exemple, l’opposition de la forme et du contenu. En tant que tel, il est l’absolument concret. Le concept n’est donc pas seulement une forme, en soi sans contenu, de notre pensée subjective. Il est forme infinie, créatrice qui renferme en elle-même et laisse aller hors d’elle la plénitude de tout contenu. Le concept est alors au principe d’un processus dialectique, par lequel se trouve posé ce qui est en soi déjà présent 9. Ainsi entendu, le concept est essentiellement productif se différencie activement de lui-même en un sujet et un ou bien en universel, particulier et singulier, et tout cherche à restaurer son unité. L’Idée, en tant qu’unité du concept et de l’objectivité, est alors le Vrai en et

: il objet, à la fois absolue pour soi.

Cependant, elle est la vérité, non pas parce que l’objectivité correspondrait au concept, c’est-à-dire à une représentation subjective, mais parce que tout être effectif, pour autant qu’il est un être vrai, est l’Idée et n’a sa vérité que par l’Idée et en vertu d’elle. C’est seulement dans cet être et dans sa relation à d’autres effectivités que le concept est réalisé. Cette coappartenance de l’être et de la pensée se trouve repensée et reformulée par la phénoménologie, à distance aussi bien du sens spéculatif que du sens représentatif du concept, afin de se rendre attentif à la dispensation de l’être. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III, in OEuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam et P. Tannery, Cerf, volume IX, Paris, 1897 à 1913, p. 29. 2 Ibid., III, AT, volume IX, p. 32. 3 Locke, J., Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chap. I, § 4, Vrin, Paris, 1994, p. 62. 4 Hume, D., Enquête sur l’entendement humain, section II, Garnier-Flammarion, Paris, 1983, p. 64. 5 Ibid., p. 65. 6 Kant, E., Logique, t. IX, § 6, éd. de l’Académie, p. 94. 7 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. de l’Académie. 8 Aristote, Catégories, 4, 1 b 25-27. 9 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie, t. I, Science de la logique, § 161, Add., Vrin, Paris, 1986, p. 591. ! ABSTRACTION, CATÉGORIE, REPRÉSENTATION

GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN. Représentation intellectuelle, générale et abstraite d’un objet. La pensée conceptuelle désigne l’acte de réflexion et d’invention d’ordre spéculatif ou théorique, et se démarque de la pensée commune et de l’opinion. Selon Aristote, le concept downloadModeText.vue.download 188 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 186 résulte de l’activité de l’intellect qui compare entre elles des impressions semblables jusqu’à en dégager une essence formelle, détachée des qualités concrètes et particulières, et qui porte la signification de l’universel également présent en toutes 1. Le problème que soulève Porphyre, au IIIe s. apr. J.-C., dans son Introduction à Aristote (Isagogé), est celui du rapport de l’universel au particulier et du statut de l’essence formelle : n’est-ce qu’un concept de l’esprit ou existe-t-elle à l’état séparé ? Cette question qui interroge le rapport d’Aristote à Platon a soulevé la fameuse Querelle des universaux, où s’affrontent trois positions principales : celle qui s’est inspirée du platonisme, selon laquelle l’universel existe à l’état séparé (« réalisme » défendu notamment par Bernard de Chartres et Guillaume de Champeaux aux XIe et XIIe s.) ; la position inverse, selon laquelle les universaux sont de simples noms qui n’ont aucune réalité en dehors du langage (« nominalisme » défendu notamment par Roscelin à la même époque) ; enfin, la position selon laquelle ce qui est visé par le concept (l’universel) dans le réel est une propriété n’existant pas à l’état séparé, mais appartenant réellement au sujet ou aux individus auxquels il s’applique (« conceptualisme » défendu notamment par saint Thomas d’Aquin au XIIIe s.). En ce sens, le concept est l’outil privilégié de la science et de la philosophie. Mais l’acte de penser par concepts peut aussi signifier, de manière non normative, l’inhérence d’un découpage conceptuel à tout langage de par sa fonction de référence à la réalité, et la prégnance de ce découpage conceptuel dans l’expression de la pensée. Bergson explique que le concept comme l’outil sont des médiations entre l’homme et son environnement, au service d’une tactique de la vie : nommer, c’est classer 2. Or, pour nommer, il faut penser, donc penser conduit transitivement à classer ; autrement dit, penser, c’est opérer un découpage conceptuel de la réalité. Cependant, on n’est pas libre d’opérer n’importe quel découpage conceptuel, car un individu, pour parler et penser, se plie d’abord à celui que lui impose la langue qu’il a apprise. Mais penser peut signifier autre chose qu’exprimer, par le fait même de parler, tel ou tel découpage conceptuel lié à telle ou telle langue, telle culture,

telle histoire. Penser peut signifier s’approprier une classification ou un système de concepts, qu’il soit d’ordre scientifique ou philosophique, et même inventer et construire une nouvelle classification ou un nouveau système de concepts, d’où une corrélation entre la théorie du concept et la théorie de la classification. La philosophie aristotélicienne est, à ce titre, pionnière : Aristote est tout aussi bien le premier logicien du concept (l’Organon est la boîte à outils du logicien philosophe) que le premier systématicien des êtres vivants (son histoire naturelle est un système de concepts visant à rendre intelligibles les formes essentielles que réalisent les êtres individuels). Le concept actualise la puissance d’inventer qui s’exerce en science ou en philosophie. L’approche scientifique du concept Un concept, avant d’acquérir une valeur scientifique, a d’abord le statut d’une hypothèse qui est soumise à l’épreuve des faits. Aussi bien H. Poincaré que, plus récemment, R. Carnap insistent sur le fait que la méthode expérimentale est une méthode quantitative en trois étapes : on commence par repérer, dans les conditions de l’expérience, une relation entre deux grandeurs (qui peuvent être extensives : par exemple, l’espace et le temps ; ou intensives : par exemple, la pression et la température) ; on mesure cette relation dans un certain nombre de cas, ce qui permet de construire un tableau à deux colonnes que l’on transcrit en deux axes de coordonnées, les x en abscisses, les y en ordonnées ; on obtient ainsi un nuage de points que l’on cherche à relier dans la courbe la plus simple ou la plus plausible – c’est l’étape de la généralisation, qui comporte un risque logique, puisque la courbe que l’on trace comporte une multitude de points qui ne correspondent à aucune mesure réellement effectuée. Reste la difficulté de donner à cette courbe une signification mathématique, autrement dit de trouver l’idée ou le concept de la courbe, la fonction mathématique qui la caractérise. Cette troisième étape est celle de l’invention du concept par le décryptage de la courbe. Par exemple, Kepler a décrypté la signification de la trajectoire elliptique des planètes autour du Soleil à partir des tables astronomiques de Tycho-Brahé : il n’a certes pas inventé le concept géométrique d’ellipse, mais il a inventé la loi selon laquelle pour toute position de la planète, si on envisage en même temps quelques autres points, parmi lesquels le Soleil, de façon à obtenir une figure géométrique, on peut énoncer entre ces points la relation quantitative qui sert de définition aux points d’une ellipse et aux foyers. La proposition que les planètes avaient une trajectoire elliptique, Kepler ne l’a pas conclue, par voie logique, de la connaissance des faits, mais l’a d’abord risquée comme une hypothèse plausible qui devait être jugée par ses conséquences expérimentales et par la fécondité et la validité des prévisions qu’elle permet. Quand cette hypothèse passe l’épreuve des faits, elle acquiert le statut de loi ou de concept scientifique, sinon elle est abandonnée. Ce qui fait dire à Poincaré que le problème de la probabilité des hypothèses qui prétendent au titre de lois ou de concepts est le problème

essentiel de la méthode expérimentale 3. L’avantage majeur de cette méthode quantitative est qu’elle permet de corréler des concepts quantitatifs en une loi quantitative. Carnap insiste sur l’efficacité des lois quantitatives pour expliquer les phénomènes observés et pour en prédire de nouveaux, et note que, même à l’aide d’un langage qualitatif très riche, on serait bien en peine d’exprimer une loi, aussi simple soit-elle 4. Cependant la science ne saurait ignorer, remarque G. Canguilhem, les concepts qualitatifs, à moins de prétendre annuler les variétés qualitatives par leur réduction à une différence quantitative, prétention qui tourne court au premier coup d’oeil : les couleurs perçues par l’oeil humain, c’est-à-dire les variétés qualitatives des lumières simples, ne sauraient être réduites à la différence quantitative des longueurs d’onde 5. L’approche philosophique du concept C’est précisément dans la réflexion sur le rapport entre concepts quantitatifs et concepts qualitatifs que se joue l’approche philosophique du concept. Hegel soutient, en ce sens, que la quantité, par son accroissement ou sa diminution, se change en qualité, ce qui serait inconcevable si un rapport à la qualité ne persistait dans la qualité « réduite » à une différence quantitative 6. Il conçoit ce passage de la quantité à la qualité comme un moment du devenir des essentialités logiques. Par exemple, la vieillesse peut être considérée comme l’aboutissement d’un phénomène quantitatif (nombre d’années qui déterminerait des seuils d’âge : l’âge de la retraite, l’âge de la mise en retraite sociale dans les résidences de « personnes âgées », etc.). Mais, si le premier seuil – l’âge de la retraite – a un sens légal, il n’est évidemment pas posdownloadModeText.vue.download 189 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 187 sible de fixer le seuil de la vieillesse et de dire à une année près à quel âge quelqu’un devient vieux ou une personne âgée (à moins de dire qu’on devient vieux dès sa naissance et que toute personne a un âge et, par conséquent, est âgée). C’est l’interaction de ces deux types de concepts (passage de la qualité à la quantité et de la quantité à la qualité) que la philosophie cherche à arbitrer, tâche que Kant assigne à l’usage régulateur des idées de la raison 7. Kant se sert du terme d’horizon pour désigner le rôle régulateur et non constitutif des principes rationnels d’homogénéité du divers selon les genres, et de variété de l’homogène selon les espèces. L’horizon, c’est la circonscription d’un territoire déterminé par des points de vue, c’est la circonscription d’un genre, d’une espèce ou d’une sous-espèce déterminés par des concepts. Le concept, selon Kant, est le point de vue. On peut retenir de sa métaphore visuelle qu’un horizon ne se décompose qu’en horizons et jamais en points sans circonscription. De même un concept ne s’analyse qu’en concepts, mais la conception des concepts, leur horizon logique, ne peut être un concept

ordinaire. L’horizon logique renvoie à une structure transcendantale de la connaissance, parfaitement résumée dans la fameuse locution allemande als ob, « comme si » : les hommes n’ont pas le droit d’espérer pouvoir se placer au point de vue d’un intellect archétypal, mais doivent faire comme si ce point de vue existait, idée régulatrice qui leur donne à la fois l’unité systématique de la nature et l’unité rationnelle des règles. Seul l’intellect archétypal aurait le point de vue central, c’est-à-dire le concept qui serait aussi bien connaissance qu’intuition, concept qui recevrait la forme (« concept » vient de concipere, « recevoir »), mais qui également la produirait. Or, ce que Kant s’interdit de penser, à savoir l’identification entre l’horizon logique des concepts et les forces de la nature naturante qui donnent des formes à connaître, Hegel ose le penser dans la sursomption du moment du savoir représentatif par le penser spéculatif, qui fait coïncider concept et réalité dans la vie même du savoir, la connaissance ne pouvant s’auto-organiser que par le développement ou la vie propre du concept, condition sine qua non de la science. Pour Hegel, la présentation que la logique habituelle donne de la nature du concept permet simplement d’accéder à un entendement qui immobilise l’activité de penser dans un ensemble de représentations et de caractéristiques formelles. Seule la logique dialectique peut accueillir en elle la puissance infinie du concept, c’est-à-dire du concret et de ce qu’il y a de plus riche dans la réalité. Le concept est, en effet, le fondement et la totalité des déterminations antérieures, des catégories de l’être et des déterminations de réflexion qu’il produit et qu’il exprime. Dès lors, ce que Hegel demande au langage naturel, c’est d’offrir au penser spéculatif, c’est-à-dire au concept, toutes les ressources, non plus d’un symbolisme logique univoque par convention, mais d’un discours toujours en procès de production et de création de sens. Hegel met ainsi en évidence le concept dans sa signification la plus radicale, qui est d’exprimer la pouvoir humain d’inventer. Véronique Le Ru ✐ 1 Aristote, De Anima, III, 4, trad. Barbotin, Les Belles Lettres, Paris, 1966 ; Seconds Analytiques, II, 19, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1962. 2 Bergson, H., La Pensée et le Mouvant, PUF, Paris, 1938. 3 Poincaré, H., La Science et l’Hypothèse, Flammarion, Paris, 1902. 4 Carnap, R., Les Fondements philosophiques de la physique, Armand Colin, Paris, 1973. 5 Canguilhem, G., « Le concept et la vie », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968. 6 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique (3 vol.), trad. P. J. Labarrière et G. W. Jarczyk, Aubier-Montaigne, Paris, 1972-1981 ; Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1966.

7 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1968. ! CATÉGORIE, CLASSIFICATION, DIALECTIQUE, IDÉE, INVENTION, LANGAGE NATUREL, LOGIQUE, PHILOSOPHIE, RÉALITÉ, SCIENCE PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Entité intensionnelle, constituant d’un contenu de pensée. Le terme de concept a été utilisé dans l’histoire de la philosophie dans diverses acceptions techniques. Dans son acception traditionnelle la plus courante, un concept est une idée abstraite générale, constituant le sens d’un prédicat général. (Cet usage n’est pas celui de Frege 1 pour qui un concept est une entité objective abstraite, indépendante de l’esprit et constituant la référence d’un prédicat.) Dans une conception réaliste des concepts, un concept se distingue à la fois du prédicat qui l’exprime et de la propriété qu’il signifie. Si Socrate est philosophe, il exemplifie la propriété d’être philosophe, et tombe sous le concept exprimé par le prédicat « est philosophe ». On distingue, en outre, l’extension ou la dénotation d’un concept – les objets auxquels il s’applique – de son sens ou connotation – les propriétés qu’il connote. Ainsi, les concepts exprimés respectivement par « est triangulaire » et « est trilatéral » ont la même référence, mais une connotation différente. La philosophie de l’esprit contemporaine reprend l’usage le plus courant du terme, selon lequel un concept est une manière de penser à un objet particulier, une propriété, une relation, ou un autre type d’entité (outre les concepts généraux, certains philosophes admettent également l’existence de concepts individuels, par exemple le concept associé au nom « Socrate »). Elle se concentre essentiellement sur le rôle que jouent les concepts dans l’explication des processus psychologiques. Celle-ci présuppose qu’un individu donné peut être dans le même type d’état cognitif en différentes occasions, ou que des individus différents peuvent être dans le même état psychologique. L’une des fonctions assignées aux concepts est de rendre compte de cette stabilité cognitive intra- et interindividuelle. C’est également en faisant appel aux concepts que l’on cherche à expliquer les relations inférentielles entre les pensées d’un individu et les propriétés de productivité et de systématicité de celles-ci. Le débat contemporain porte donc en particulier sur ce que doivent être les concepts pour pouvoir remplir ces rôles et sur les conditions qu’un sujet doit satisfaire pour posséder un concept donné. Selon la théorie classique, un concept est défini par un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes que doit satisfaire un objet pour tomber sous le concept, et posséder un concept revient à connaître cette définition. Wittgenstein 2

a soutenu, contre l’approche classique, que de nombreux concepts, comme celui de jeu, étaient caractérisés non par des conditions nécessaires et suffisantes, mais par des « ressemblances de famille », ou des ensembles de similitudes partielles. La psychologue E. Rosch, a développé, sous le nom de théorie des prototypes, une approche voisine selon laquelle un concept est représenté mentalement par un prototype réunissant les propriétés les plus typiques des objets tombant downloadModeText.vue.download 190 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 188 sous le concept. L’appartenance d’un objet à un concept est alors fonction de son degré de ressemblance au prototype. Plusieurs philosophes, dont Fodor 3, ont toutefois reproché à la théorie des prototypes de ne pas permettre de rendre compte de la compositionnalité des représentations mentales et linguistiques. À la théorie classique s’oppose également l’approche causale développée par H. Putnam et T. Burge (voir extemalisme / internalisme), qui soulignent que le sens de nombreux concepts n’est pas assimilable à une définition connue des utilisateurs, mais comporte une dimension indexicale et dépend en partie des relations causales qu’un individu entretient avec son environnement physique ou sociolinguistique. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. 2 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1961. 3 Fodor, J. A., Concepts, Clarendon Press, Oxford, 1998. Voir-aussi : Peacocke, C., A study of Concepts, MIT Press, Cambridge (MA), 1992. ! CONTENU, EXTERNALISME / INTERNALISME, REPRÉSENTATION, SÉMANTIQUE CONCEPTION Du latin conceptio, concipere, pour « recevoir ». En allemand Auffassung, de fassen, « saisir », « comprendre, concevoir, interpréter ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Formation d’un être à la suite de la fécondation d’une ovule par un spermatozoïde. De ce premier sens dérive le sens logique du terme qui désigne la formation d’un concept ou d’une représentation d’une chose dans l’esprit. Du point de vue du sujet connaissant, la conception est l’ac-

tion de concevoir, l’acte de l’intelligence qui lie choses, saisit des rapports et les enchaîne dans un ment. Du point de vue de l’objet, la conception est de cette activité intellectuelle, la représentation des concepts produits par cette activité.

les idées des raisonnele résultat ou l’ensemble

La conception ordonne et enchaîne les concepts fournis par l’exercice des facultés intellectuelles. En tant qu’enchaînement, la conception est l’expression même du raisonnement et de la science, si l’on se réfère à la distinction qu’opère Socrate, à la fin du Ménon, entre l’opinion vraie et la science : les opinions vraies sont comme les statues de Dédale qui prennent la fuite si on néglige de les fixer, alors que la science les attache par un raisonnement de causalité 1. Aristote insiste également sur la corrélation de la science et de la causalité : on parvient à la science quand on est instruit de la cause, la science est la conception des principes et des causes 2. Mais parfois l’esprit, faute d’attention, de réflexion et de méthode, ne saisit pas adéquatement les rapports des choses, d’où il arrive qu’il ne les conçoit pas ou les conçoit mal. Descartes indique que la prévention et la précipitation sont les deux sources principales des conceptions erronées et propose de chercher dans les arts mécaniques l’illustration de processus intellectuels méthodiques pour exercer l’esprit à être attentif et à se faire des conceptions vraies des choses 3. Dans la règle X des Règles pour la direction de l’esprit, il incite à exercer l’esprit à découvrir les différents types d’ordre que présentent les arts mécaniques, à imiter les artisans qui ont pour méthode de suivre scrupuleusement un ordre ou un principe simple, ce qui conduit à la méthode de résolution de problèmes difficiles. Ainsi, l’esprit s’accoutume à se représenter les choses sous les rapports qui leur sont propres, c’est-àdire à se rendre familière la conception rigoureuse des choses par l’attention et à l’étendre par l’exercice. Véronique Le Ru ✐ 1 Platon, Ménon, trad. Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1923. 2 Aristote, Métaphysique, A, 2, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966. 3 Descartes, R., Regulae ad Directionem Ingenii, in OEuvres (t. X), publiées par Adam et Tannery (11 tomes), Paris, 18971909 (et un tome XII, supplément contenant la vie de Descartes par Charles Adam, publié en 1913), rééd. en 11 tomes par le CNRS et Vrin, Paris, 1964-1974, 1996 ; Règles pour la direction de l’esprit, trad. J. Brunschwig, in OEuvres philosophiques (t. 1), Garnier, Paris, 1963. ! CONCEPT, MÉTHODE, REPRÉSENTATION Opération centrale chez Husserl, entendue en un sens plus étroit par la

philosophie critique kantienne. PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN. Alors que la philosophie critique 1 entend dans la conception une opération exclusive de l’entendement formateur de concepts a priori, les catégories, et qui s’oppose à l’opération de l’imagination, qu’elle soit reproductrice ou créatrice, la phénoménologie étend l’opération en question à tous les actes de la conscience 2. « Conception » est une traduction possible de Auffassung, au même titre que « appréhension », sans doute plus courant dans les traductions françaises de textes de phénoménologie. Aux antipodes de tout conceptualisme, qui verrait dans cette opération la simple saisie ou formation d’un concept, la conception, au sens de la phénoménologie, est l’acte par lequel un sujet appréhende un objet, qu’il soit perçu, imaginé, empathisé ou prédiqué dans le cadre d’un jugement 2 et 3. Natalie Depraz ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1982. 2 Husserl, E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1959-61-62. 3 Husserl, E., Idées directrices...I, PUF, Paris, 1950. ! ACTE, APPRÉHENSION, CONCEPT, IMAGINATION, INTENTIONNALITÉ, JUGEMENT, PERCEPTION CONCEPTUALISME GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Théorie suivant laquelle les concepts sont considérés comme les produits d’une construction de l’esprit. À l’origine, c’est la position défendue au XIIIe s. par saint Thomas d’Aquin, qui cherche à surmonter l’opposition des deux positions antagonistes du réalisme (les universaux comme les genres et les espèces existent à l’état séparé) et du nominalisme (les universaux sont de simples noms) dans la Querelle des universaux. Selon lui, les genres et les espèces sont des prédicables quand on les dit ou les attribue à un sujet (aspect logique), et sont des universaux en tant qu’ils sont dans plusieurs sujets (aspect métaphysique). Il leur refuse cependant l’existence réelle hors des choses d’où l’esprit les tire par abstraction. Par exemple, Socrate

est réellement un homme, mais l’humanité n’a pas d’existence réelle hors des individus humains qui la composent. downloadModeText.vue.download 191 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 189 Guillaume d’Occham, au siècle suivant, refuse cette compromission thomiste. Dans une position franchement nominaliste, il nie qu’aucun universel soit une substance hors de l’âme dans un sujet quelconque ; l’universel n’est qu’une intention de l’âme, c’est-à-dire une conception apte à être attribuée à un grand nombre de sujets. Cette Querelle des universaux, si elle cesse avec le Moyen Âge et le renversement, aux XVIe et XVIIe s. du paradigme aristotélicien, renaît pourtant de ses cendres aux XVIIe et XVIIIe s., quand on cherche à fonder une théorie de la définition. Comme on ne peut pas tout définir ni tout prouver, il faut poser, selon Pascal, des termes primitifs qui ont un sens universel, même s’ils ne désignent pas la réalité de la chose, mais seulement le rapport du nom à la chose 1. Sa théorie de la définition est nominaliste, elle repose sur les termes primitifs qui servent à composer des définitions de noms, c’est-à-dire sur des explications de ce qu’on entend par un mot. À l’inverse, selon la conception réaliste, une théorie de la définition repose sur des définitions de choses, c’est-à-dire sur des définitions qui expliquent l’essence des êtres. Leibniz se démarque de ce débat entre nominalisme et réalisme au fondement du débat par la théorie de la définition qu’il propose : le problème du raisonnement se résout par l’élaboration de définitions adéquates, c’est-à-dire conformes au degré de composition des idées, toute démonstration n’étant qu’un enchaînement de définitions 2. Sur la question des universaux, Leibniz, même s’il repousse le réalisme des idées, confère aux concepts un fondement dans la réalité en tant qu’ils correspondent à l’essence objective des choses. Il maintient une ressemblance des choses singulières entre elles dans laquelle consiste la généralité. C’est dans cette ressemblance, qui est une réalité, qu’il faut chercher l’essence des genres et des espèces, ce qui le conduit, dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, à opposer Théophile (son porte-parole) à Philalèthe (Locke). Ainsi, pour Leibniz, tout se passe comme si les universaux étaient des réalités, bien qu’ils n’en soient pas. D’Alembert considère, de manière pragmatique, que ce sont les intérêts pratiques d’une définition qui importent,

et non les discussions d’ordre métaphysique sur la nature du langage : les définitions expliquent la nature de l’objet tel qu’on le conçoit, mais non tel qu’il est 3. Sa théorie de la définition reste cependant sous-tendue par une conception des termes primitifs ou des idées simples brouillée de naturalisme, même si elle annonce en un sens le conceptualisme critique de Kant 4. Pour ce dernier, les concepts purs et a priori de l’entendement sont des catégories qui structurent toutes nos représentations. Véronique Le Ru ✐ 1 Pascal, Bl., L’esprit géométrique, in OEuvres complètes, Seuil, Paris, 1963. 2 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1966. 3 Alembert, J. (d’), Les éléments de philosophie suivis des éclaircissements, « Éclaircissement II », Fayard, Paris, 1986. 4 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1968. ! CONCEPT, NOMINALISME, RÉALISME, UNIVERSAUX CONCERNEMENT En allemand, Betroffenheit. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, disposition propre au Dasein : la réceptivité de ce dernier à autrui et aux choses dans le commerce avec le monde ambiant. Le Dasein étant toujours disposé selon une tonalité affective, le commerce avec le monde ambiant ne relève ni de la simple perception, ni de l’observation, car autrui et les choses m’abordent selon différentes modalités allant de l’attraction à la répulsion. N’étant pas simplement ressenties ou vues, les choses me concernent, faisant encontre en m’affectant de façon plus ou moins forte. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 29, § 30, Tübingen, 1967. ! DASEIN, DISPOSITION

PSYCHOLOGIE Moment originaire d’entrée dans la folie, caractérisé par l’expérience irrépressible d’un individu qui se retrouve au centre des mouvements et des intentions du reste des hommes. Dépourvue de signification au départ, cette expérience se colore ensuite des nuances du délire, qui naît de la tentative de l’expliquer. La notion a été introduite par H. Grivois dans ses travaux sur la « psychose naissante ». Fréquents dans les bouffées psychotiques à l’adolescence, les récits d’expérience de concernement, ou de glissement de l’individu en position de « centralité » où il s’oppose au reste du monde, sont rapportés à une expérience de déréglage des harmonies non conscientes qui ajustent notre motricité à celle de nos semblables. Ce trouble primaire, fin de l’interaction motrice, est asémantique, mais sert de fondement aux attributions d’intention à autrui et aux choses qui font le texte ultérieur des délires (de relation, de persécution, etc.). Le concept rompt avec l’idée d’un sens caché du délire. ▶ Le concernement apparaît comme le coeur conceptuel de toute théorie qui pense la folie comme un phénomène initialement unitaire, à la charnière du physiologique et du mental. Le recours décisif à la notion d’intentionnalité précise ici des intuitions cliniques classiques en psychiatrie. Pierre-Henri Castel ✐ Grivois, H., le Fou et le mouvement du monde, Grasset, Paris, 1995. Grivois, H., et Dupuy, J.-P., Mécanismes mentaux, mécanismes sociaux, La Découverte, Paris, 1995. ! FOLIE, INTENTIONNALITÉ, PSYCHOSE CONCORDANCE ! ANALOGIE CONDENSATION En allemand : Verdichtung, « condensation », « compression », « concentration ». PSYCHANALYSE Mécanisme caractéristique des processus inconscients (processus primaire) par lequel les investissements – les downloadModeText.vue.download 192 sur 1137

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quantités d’énergie psychique –, détachés des représentations auxquelles ils sont liés, sont sommés par déplacement sur une seule, située au carrefour de plusieurs chaînes associatives. L’intensité de l’investissement provoque un changement d’état de la représentation, qui est hallucinée. La condensation se retrouve au principe de toutes les formations de l’inconscient (actes manques, lapsus, mots d’esprit, symptômes psycho-névrotiques), mais l’hystérie et l’interprétation du rêve 1 sont, pour Freud, l’occasion privilégiée de son étude. La condensation est, avec le déplacement, la prise en compte de la figurabilité et l’élaboration secondaire, un des quatre mécanismes du travail du rêve, qui transforme – déforme – le contenu latent du rêve en son contenu manifeste. Le récit du contenu manifeste du rêve est plus court que ce que les associations du rêveur permettent de reconstruire de son contenu latent. Chaque élément du contenu manifeste renvoie à plusieurs significations latentes (surdétermination). La condensation favorise ainsi la contraction du rêve, même si chaque signification latente détermine plusieurs éléments différents du contenu manifeste : « Des associations d’idées mènent d’un élément du rêve à plusieurs pensées [latentes], d’une pensée à plusieurs éléments » 2. ▶ L’articulation – problématique – des processus inconscients, des mécanismes de la langue et des figures de rhétorique pose la question du symbolisme. R. Jakobson, reprenant l’opposition saussurienne entre paradigme et syntagme, distingue deux types d’aphasie, selon que les troubles touchent l’activité de sélection ou celle de substitution. La condensation et le déplacement, relèvent, selon lui, de l’association par contiguïté, comme la synecdoque et la métonymie 3 ; Lacan identifie, quant à lui, condensation et métaphore 4. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G.W. II-III, l’Interprétation des rêves, [line] chap. VI, 1, PUF, Paris, 1999. 2 Ibid., p. 247. 3 Jakobson, R., « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie » (1956), in Essais de linguistique générale, Minuit, Paris, 1963. 4 Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), in Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! AFFECT, DÉPLACEMENT, INCONSCIENT, « NÉVROSE, PSYCHOSE

ET PERVERSION », PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÊVE CONDITIONNEL En grec : sunéménon, en latin : connexum. LINGUISTIQUE, LOGIQUE Se dit de toute proposition de la forme « Si p, alors q », et conditionnel le connecteur correspondant. Les propositions conditionnelles (ou hypothétiques) sont celles qui unissent un antécédent p et un conséquent q au moyen du connecteur « si... alors ». Dès l’Antiquité, la question de leur sens et de leurs conditions de vérité a fait l’objet de rudes disputes, au point qu’un poète grec a dit que même les corbeaux sur les branches discutent de la nature des conditionnels. Ce sont les stoïciens, bien plus qu’Aristote, qui ont introduit en logique l’étude des propositions conditionnelles, qui jouent un rôle essentiel également dans leur théorie de la connaissance. Dès les Mégariques, un débat s’instaura sur ces propositions : Philon soutenait que si p alors q est faux seulement si l’antécédent est vrai et le conséquent faux, et vrai et équivalant à non p ou q (conditionnel dit philonien ou vérifonctionnel, ou implication matérielle) ; Diodore soutenait au contraire qu’elles ne sont vraies que si le conséquent suit nécessairement de l’antécédent (« si p est vrai, alors q doit être vrai »). Pascal Engel CONDITIONNEMENT PSYCHOLOGIE Acquisition de comportements par stimulation puis réponse de l’organisme. Il en existe deux types. Le premier fut isolé par Pavlov : un stimulus « neutre » (sonnerie) devient par répétition le déclencheur (ou stimulus « conditionnel ») de la réponse (salivation), même quand le stimulus « inconditionnel » (viande) manque. À ce cas « classique » s’ajoute le conditionnement « opérant » de Skinner, où la réponse (le rat appuie sur le levier, au début par hasard) est nécessaire pour obtenir le stimulus inconditionnel (nourriture) qui vient donc après, enclenchant un cycle qui explique la conduite instrumentale du rat. Cette « loi de l’effet » (Thorndike) réduit la conduite donc

finalisée à un comportement standard d’essais et d’erreurs. Les deux types sont soumis aux même lois (d’extinction, de généralisation et de discrimination). Ils ont des applications en psychothérapie (méthodes d’aversion, d’exposition, etc.) et pour l’éducation. Skinner a enfin étendu sa théorie généralisée du conditionnement à l’apprentissage du langage, et même à une philosophie radicalement instrumentale des valeurs morales et sociales. ▶ C’est d’ailleurs ce caractère purement instrumental du concept qui l’obscurcit. Les deux conditionnements sont-ils deux faces d’un même processus, ou bien leur rapprochement n’est-il que verbal ? Ensuite, ni le rôle de la disposition de l’organisme à répondre au stimulus, ni la production spontanée de comportements selon des règles (comme quand on prononce une phrase jamais dite auparavant, observait Chomsky) n’ont jamais pu s’intégrer à une théorie du conditionnement. D’explication ultime, il a été relégué par le cognitivisme à un moyen local et partiel d’expliquer le comportement. Pierre-Henri Castel ✐ Le Ny, J.-F., Conditionnement et apprentissage, PUF, Paris, 1975. ! COMPORTEMENT, RÉACTION, STIMULUS-RÉPONSE CONDUITE PSYCHOLOGIE Restriction sur la classe des comportements pour isoler des manifestations particulières comme l’attente, l’échec, la prise de risque, l’aide, etc., qui toutes exigent la personnalité. Adoptée à partir de Janet, la distinction entre comportement et conduite témoigne de la dimension contextuelle et holistique des comportements quand on les appréhende dans le milieu social et comme doté de sens. En particulier, une downloadModeText.vue.download 193 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 191 conduite peut-être liée à un caractère. Une conduite implique aussi la possibilité de la prise de conscience et de la responsabilité. Elle procède donc du refus d’une confiscation béha-

vioriste de la notion de comportement. Pierre-Henri Castel ! COMPORTEMENT ∼ CONDUITE DE VIE Traduction de l’allemand Lebensführung, expression centrale de la sémantique de M. Weber, qui peut être considérée comme un équivalent d’« ethos », d’« habitus » (parfois précisé comme « psychophysiologique »), ou encore de « style de vie », expressions que Weber utilise également à l’occasion. L’expression ne fait jamais l’objet d’une définition explicite de la part de Weber. SC. HUMAINES 1. Type de pratiques rapportées à un champ déterminé (ainsi, « conduite de vie économique »). – 2. Unité du comportement d’un groupe social dans l’ensemble de ses pratiques et manifestations. La systématisation de la traduction du terme Lebensführung par « conduite de vie », dans les traductions françaises de Weber, est récente 1. Les traductions anciennes faisaient usage de différents termes et expressions, de sorte que le rôle cardinal de ce concept dans la terminologie wébérienne y est généralement occulté. La récurrence du terme et de la problématique qui lui est attachée est particulièrement frappante dans la Sociologie des religions de Weber. On rencontre cette expression dès l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) 2, ainsi que dans l’Anticritique 3, où la référence à la conduite de vie permet à Weber de préciser, en réponse à ses critiques, l’objet exact de sa démonstration dans l’Éthique protestante : non pas « déduire » le capitalisme du protestantisme, mais rendre compréhensible un aspect de la conduite de vie des entrepreneurs capitalistes (l’ascèse professionnelle) du point de vue de son conditionnement religieux originaire. La différence des conduites de vie, singulièrement dans leurs dimensions économiques, demeure l’un des axes de la comparaison interculturelle effectuée dans l’Éthique économique des religions mondiales (1915-1920) 4. Cette comparaison illustre la solidarité de la thématique de la conduite de vie avec l’interrogation sur la différence des types d’homme 5 façonnés par les différentes civilisations, ainsi qu’avec la distinction des types de rationalisation propres à ces civilisations. Récemment redécouverte par les commentateurs de Weber, la thématique de la conduite de vie n’a pas de véritable postérité. C’est à partir d’autres références, avec des prémisses et des conséquences en partie différentes, que P. Bourdieu élabore par exemple la notion d’habitus. On peut toutefois considérer que l’entreprise de N. Elias 6 pour penser conjointement les transformations des structures des sociétés occidentales et celles de l’« économie psychique » des agents s’inscrit dans la continuité de la thématique

wébérienne. Catherine Colliot-Thelene ✐ 1 Weber, M., Sociologie des religions, Présentation par J.P. Grossein, Gallimard, Paris, 1996, p. 120. 2 Weber, M., Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, 1re publication in Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1905. Version augmentée in Gesemmelte Aufsätze zur Religionsoziologie, 1920. Trad. fr. : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, Paris, 2000. 3 Weber, M., Antikritik zum « Geist des Kapitalismus », 1re publication in Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, Bd. 30, 1910, p. 176-202. 4 Weber, M., Die Wirtschaftskritik der Weltreligionen, I, II, III, 1re publication in Archiv für Sozialwissenschaft und Soziologie, resp. Bd. 41, 1916, Bd. 42, 1916/17, Bd. 44, 1917/18. Version en partie remaniée de l’ensemble in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, 1920/21. Sont disponibles en français le Judaïsme antique, Pocket, Paris, 1997 ; Confucianisme et Taoïsme, Gallimard, Paris, 2000 ; divers extraits in Weber, M., Sociologie des Religions, op. cité (note 1), 329-486. 5 Hennis, W., la Problématique de Max Weber, PUF, Paris, 1996. 6 Elias, N., Über den Prozess der Zivilisation, Shurkamp Verlag, Francfort, 1997, trad. en deux ouvrages : la Civilisation des moeurs, France Loisirs, Paris, 1997 ; la Dynamique de l’Occident, Presses-Pocket, Paris, 1990. CONFIRMABILITÉ PHILOS. SCIENCES Capacité d’une hypothèse ou d’une théorie scientifique à être soumise à un test empirique. Seules les hypothèses et théories dont on peut tirer des conséquences empiriques sont confirmables. La question de savoir à quelles conditions le résultat d’observations ou d’expériences peut être considéré comme confirmant une théorie ou une hypothèse fait l’objet de la théorie de la confirmation ou de l’inférence inductive 1. La question, logiquement antérieure, de la confirmabilité, a pu être envisagée, par Popper par exemple 2, comme synonyme de celle de la démarcation

entre théories scientifiques et non scientifiques : seules les théories qui possèdent des conséquences empiriquement testables peuvent être qualifiées de scientifiques, les autres ne portant pas sur la réalité. Même au sein des théories scientifiques, il n’est pas toujours facile de savoir si telle hypothèse singulière est confirmable, car, comme l’a montré Duhem, ce n’est jamais une seule hypothèse qui est testée dans une expérience, mais tout un ensemble d’hypothèses, parmi lesquelles les hypothèses dites « auxiliaires » sur le fonctionnement des appareils de mesure 3. Anouk Barberousse ✐ 1 Carnap, R., Logical Foundations of Probability, 2e éd., 1962, The University of Chicago Press, Chicago. Et Hempel, C. « Studies in the logic of confirmation », 1945, in Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science, The Free Press, New York, 1965. 2 Popper, K., Logik der Forschung, 1934, « La logique de la découverte scientifique », Payot, Paris, 1982. 3 Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, Paris, 1906. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), EXPÉRIMENTATION, HYPOTHÈSE, INDUCTION CONFIRMATION (THÉORIE DE LA) LOGIQUE, PHILOS. CONN. Théorie de la relation entre une hypothèse scientifique et les données empiriques qui l’étayent, développée principalement au XXe s. au sein du positivisme logique. Les précurseurs de la théorie contemporaine de la confirmation sont Leibniz, pour qui un langage de la science logiquement transparent permettrait de résoudre toutes les disdownloadModeText.vue.download 194 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 192 putes, et la logique inductive de Mill. Au XXe s., les positivistes logiques essayèrent de formaliser le degré de confirmation d’une hypothèse H par des données. E. Carnap 1 le définit comme la proportion des états de choses possibles dans les-

quels H et E valent, comparé au nombre de cas dans lesquels les données valent. L’école bayésienne a développé cette théorie de la mesure de la probabilité des hypothèses et incorporé la logique inductive au sein de la théorie des probabilités subjectives. ▶ Parmi les obstacles à l’entreprise, il y a le fait que les données sont nécessairement finies, alors que les hypothèses couvrent un nombre infini d’instances, la variabilité du langage dans lequel se confirment les hypothèses, et des paradoxes, comme ceux de Hempel et de Goodman. Popper, contre Carnap, rejette l’idée même de confirmation des hypothèses, pour lui opposer la notion de falsifiabilité. Pascal Engel ✐ 1 Carnap, R., Logical Foundations of Probability, University of Chicago Press, Chicago, 1950. ! BAYÉSIANISME, ÉNIGME DE GOODMAN, FALSIFIABILITÉ, HEMPEL (PARADOXE DE), INDUCTION CONJECTURE Du latin cum, « ensemble », et jacere, « jeter » : « jeter ensemble, projeter, présumer ». PHILOS. SCIENCES Énoncé encore non démontré, mais qui paraît plausible ou fécond. Au sens courant, une conjecture est une supposition plus ou moins arbitraire. La science reprend ce terme en raffinant son usage : une conjecture est une supposition qui attend d’être effectivement démontrée ou vérifiée. Certaines conjectures sont célèbres, notamment en mathématiques, telles la conjecture de Riemann à propos des racines d’une fonction particulière (la fonction « zêta ») ou celle de Fermat, à présent démontrée. Dans les sciences empiriques, les conjectures sont acceptées comme des hypothèses particulièrement utiles. K. Popper a étendu le rôle des conjectures à l’ensemble de la démarche des sciences empiriques 1. Selon lui, ces sciences ne peuvent avoir pour but de vérifier des lois

(car elles ne sont jamais universellement vérifiables), mais seulement de tester des conjectures en cherchant à les « réfuter ». Plus une conjecture résiste aux tentatives de réfutations auxquelles elle est soumise, plus elle possède de valeur. ▶ La science empirique, sans perspective de fondation ultime, serait alors intrinsèquement conjecturale, et non plus seulement par défaut. Alexis Bienvenu ✐ 1 Popper, K., Conjectures et Réfutations (1963), trad. M.-I. et M.-B. de Launay, Payot, Paris, 1985. Voir-aussi : Poincaré, H., la Science et l’Hypothèse (1902), Flammarion, Paris, 1968. ! DÉMONSTRATION, FALSIFIABILITÉ, HYPOTHÈSE, MÉTHODE CONJONCTION LINGUISTIQUE, LOGIQUE Particule logique « et », ou relation qu’elle exprime. La conjonction « et » est un connecteur logique liant deux propositions. Une proposition conjonctive est vraie si et seulement si ses deux constituants le sont. Dans la logique des propositions des stoïciens, les conditions de vérité des propositions conjonctives servent de modèle à leur conception du mélange des éléments : un élément faux suffit à les rendre fausses, comme une goutte de vin s’étend à la mer entière. Les médiévaux s’intéressaient à la question de savoir s’il y a différentes sortes de conjonctions, car, si un livre contient une proposition fausse, il semble difficile de dire qu’il est tout entier faux. Dans la langue naturelle, la conjonction n’a pas toujours son sens vérifonctionnel de constante logique (« il tomba et mourut » n’équivaut pas à « il mourut et tomba »). ▶ Au-delà des liens entre propositions, la conjonction indique-t-elle une relation ontologique ? Le monde est-il une conjonction de faits séparés ? Pascal Engel ✐ Brunschwig, J., Études sur les philosophies hellénistiques,

PUF, Paris, 1993. ! CONDITIONNEL, CONSTANTE LOGIQUE, DISJONCTION « Epistémologie et théorie de la connaissance » CONNAISSANCE GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN. Classiquement, « croyance qui soit à la fois vraie et justifiée » 1. Cette définition ne concerne que la connaissance propositionnelle, ou factuelle, alors que nous pouvons également connaître des gens, des lieux, de même que nous savons nager ou rouler à bicyclette. Ce dernier type de connaissance peut être qualifié de « pratique » et conçu comme une compétence, acquise ou non. La différence entre connaissance propositionnelle et connaissance d’objets singuliers a été thématisée par Russell sous l’opposition entre « knowledge by description » et « knowledge by acquaintance » 2. La définition classique de la connaissance propositionnelle, qui met l’accent sur la justification, engage à mettre en relation les croyances d’un sujet qui sont susceptibles d’être des connaissances avec d’autres croyances pouvant être considérées comme des raisons de les tenir pour vraies. On peut cependant mettre en cause cette conception internaliste de la connaissance, et considérer que les croyances méritant le titre de connaissances sont celles qui proviennent de notre contact avec les faits extérieurs, à condition qu’elles soient causées en nous par des mécanismes fiables. La conception causale de la connaissance 3 est susceptible de donner naissance à une « théorie naturalisée de la connaissance » (naturalized epistemology 4) qui considère que les questions à résoudre sont plus scientifiques que philosophiques. Il est enfin possible de prendre en compte l’origine sociale de l’immense majorité de nos connaissances et de faire la théorie de la transmission de connaissances par downloadModeText.vue.download 195 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 193 le témoignage d’autrui 5. Quelle que soit l’option choisie, la question principale est de déterminer dans quelles conditions une croyance peut être tenue pour vraie lorsqu’il ne s’agit pas simplement d’un heureux hasard cognitif.

Les connaissances scientifiques ont souvent joué le rôle d’exemple privilégié dans la réflexion sur la connaissance, comme étant justifiées par excellence. À la suite des travaux de Kuhn 6 et de ceux qu’il a inspirés, les historiens, philosophes et sociologues des sciences ont insisté sur l’importance des connaissances tacites, c’est-à-dire dont la justification est difficilement accessible, dans l’activité scientifique. Anouk Barberousse ✐ 1 Platon, Théétète, Flammarion, Paris, 1994. Et Locke, J., An Essay concerning human understanding (1690), « Essai concernant l’entendement humain », Vrin, Paris, 2001. 2 Russell, B., Our Knowledge of the External World (1914), « La méthode scientifique en philosophie », Payot, Paris, 2002. 3 Dretske, F., Knowledge and the Flow of Information (1981), MIT Press, MA, Cambridge. 4 Quine, W.O., « Epistemology naturalized » (1969), in Ontological Relativity and Other Essays, New York, Columbia University Press. Et Kornblith, H., éd., Naturalized Epistemology, MA, Cambridge, MIT Press, 1985. 5 Goldman, A., Knowledge in a Social World, Oxford University Press, Oxford, 1999. 6 Kuhn, T., The Structure of Scientific Revolutions (1962), « La structure des révolutions scientifiques », Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Bonjour, L., The Structure of Empirical Knowledge, Harvard University Press, Harvard, 1985. Craig, E., Knowledge and the State of Nature, Oxford University Press, Oxford, 1990. Lehrer, K., Theory of Knowledge, Westview Press, 1990. ! CROYANCE, JUSTIFICATION, RAISON, VÉRITÉ ∼ CONNAISSANCE TACITE PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Se dit des connaissances dont le contenu n’est pas explicitement présent à l’esprit, qui ne sont pas conscientes ni accessibles à la conscience. On peut, à la suite de P. Engel 1, distinguer trois catégories de connaissances tacites. La première renvoie aux dispositions et aux habitudes qui peuvent être manifestées dans nos actions ou comportements sans être immédiatement présentes à l’esprit. On appelle également connaissances tacites certaines connaissances qui sont des conséquences plus ou moins di-

rectes de notre savoir global. Par exemple, nous savons tacitement que les chats sont plus petits que les autobus, même si nous n’avons jamais considéré explicitement cette proposition. Enfin, sont appelées tacites les connaissances produites ou exploitées par des systèmes modulaires de traitement de l’information dissociés des systèmes conscients, comme les principes qui guident les inférences inconscientes opérées par les systèmes perceptifs, ou la connaissance des règles grammaticales postulée par la linguistique chomskienne. ▶ La notion de connaissance tacite n’est pas sans rencontrer de résistance. Certains voient une dérive intellectualiste dans son application à des dispositions ou habitudes qui relèvent plutôt d’une pratique ou d’un savoir-faire. En outre, l’idée de connaissances tacites en principe inaccessibles à la conscience paraît incohérente à des philosophes qui, comme J. Searle 2, font de l’accessibilité à la conscience un critère essentiel du mental. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Engel, P., Philosophie et Psychologie, Gallimard, Folio, Paris, 1996. 2 Searle, J., la Redécouverte de l’esprit, trad. C. Tiercelin, Gallimard, Paris, 1994. Voir-aussi : Polanyi, M., The Tacit Dimension, Routledge, Londres, 1967. ! CONNAISSANCE, CONSCIENCE, MODULARITÉ CONNEXIONNISME Calque de l’anglais connectionism. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Conception de la modélisation de la cognition qui s’inspire du fonctionnement des réseaux de neurones. Le connexionnisme, encore appelé théorie des réseaux de neurones, ou traitement parallèle distribué, est une approche de la cognition rivale du paradigme symbolique, qui s’est largement développée à partir des années 1980. Cette approche est issue de la tradition cybernétique, dont les fondateurs, W. McCullogh et W. Pitts 1, ont proposé en 1943 la première modalisation des neurones formels. Qu’est-ce qu’un réseau connexionniste ? Le connexionnisme propose une conception de l’activité cognitive inspirée de ce que l’on sait du système nerveux. L’idée fondamentale est qu’un réseau connexionniste est constitué par un ensemble d’unités élémentaires, dont chacune pos-

sède un certain niveau d’activation ; ces unités sont connectées entre elles de sorte que les unités actives puissent activer ou inhiber d’autres unités. Le réseau forme ainsi un système dynamique tel que, lorsqu’on lui fournit une entrée initiale, l’activation se propage dans le réseau jusqu’à atteindre un état stable. Les réseaux connexionnistes comportent en outre une méta-dynamique : le poids des connexions entre unités élémentaires peut être modifié, ce qui les rend susceptibles d’apprentissage. Il existe plusieurs types d’architectures connexionnistes, qui sont différents par leurs modes de connectivité entre unité, et par leurs règles d’activation pour les unités. Il existe également différentes familles de méta-dynamiques ou modes d’apprentissage de ces réseaux 2. Paradigme connexionniste et paradigme symbolique Ces deux paradigmes peuvent être considérés comme des approches computationnelles de la cognition. Ils mettent toutefois en jeu une conception très différente du calcul. Alors que le paradigme symbolique conçoit la cognition comme un processus de manipulation de symboles en conformité avec des règles, le connexionnisme la conçoit comme un calcul parallèle distribué sur l’ensemble d’un réseau. Le connexionnisme se distingue également par sa conception des représentations. Celles-ci ne sont plus conçues comme des suites de symboles dotés d’une syntaxe et d’une sémantique compositionnelles et ayant un format propositionnel, mais ce sont les états d’activation d’un réseau qui reçoivent une interprétation sémantique. Les représentations ne sont pas discrètes, mais distribuées et surimposées de telle sorte que les mêmes downloadModeText.vue.download 196 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 194 unités ou connexions peuvent remplir de multiples rôles représentationnels plutôt qu’un rôle donné. Enfin l’interprétation assignée à ces états d’activation n’est pas arbitraire, comme c’est souvent le cas dans les systèmes symboliques. Dans la mesure où le réseau est connecté à des entrées sensorielles réelles, où les états d’activation sont le produit d’un apprentissage, l’intentionnalité des représentations peut être considérée comme authentique et non comme projetée par un interprète externe. Forces et faiblesses du connexionnisme Les réseaux connexionnistes ont l’avantage d’une certaine plausibilité neurobiologique. Leurs capacités d’apprentissage, de modélisation des processus de catégorisation et de

reconnaissance des formes constituent leurs points forts 3. Toutefois, certains critiques voient dans le connexionnisme une résurgence de l’associationnisme, et mettent en cause les capacités des réseaux à modéliser les capacités cognitives supérieures impliquées notamment dans les tâches de raisonnement. Fodor et Pylyshyn 4 soutiennent que ces réseaux, qui n’emploient pas de représentations symboliques dotées d’une syntaxe compositionnelle, ne sauraient rendre compte de la productivité et de la systématicité de la pensée, autrement dit de la capacité à produire et à comprendre des propositions appartenant à un ensemble infini. En réponse à ces critiques, certains connexionnistes essayent de montrer que l’on peut rendre compte de la systématicité de la pensée sans faire intervenir des représentations dotées d’une syntaxe compositionnelle explicite, d’autres admettent la complémentarité des approches symbolique et connexionniste et développent des modèles hybrides. Élisabeth Pacherie ✐ 1 McCulloch, W. S., et Pitts, W., « A Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity », in Anderson, J. A., et Rosenfeld, F. (éd.), Neurocomputing : Foundations of Research, MIT Press, Cambridge (MA), 1988. 2 Bechtel, W., et Abrahamsen, A., le Connexionnisme et l’esprit, trad. J. Proust, La Découverte, Paris, 1993. 3 McClelland, J. L., et Rumelhart, D., Parallel Distributed Processing. Explorations in the Microstructure of Cognition, MIT Press, Cambridge (MA), 1986. 4 Fodor, J. A., et Pylyshyn, Z. W., « Connectionism and Cognitive Architecture : a Critical Analysis », Cognition, 28, 1988, pp. 3-71. Voir-aussi : Horgan, T., et Tienson, J., Connectionism and the Philosophy of Psychology, MIT Press, Cambridge (MA), 1996. McDonald, G., et McDonald, C., Connectionism, Blackwell, Oxford, 1995. ! NEUROSCIENCES CONNOTATION Du latin connotare, composé de cum, « avec », et de notare, « noter ». LINGUISTIQUE Condition qu’un objet doit satisfaire pour qu’on puisse lui appliquer correctement le terme. C’est J. S. Mill 1 qui introduit, dans son Système de logique, la distinction devenue classique entre termes dénotatifs et termes connotatifs. Selon Mill, la contribution d’un terme dénotatif n’est rien d’autre que l’individu qu’il permet de désigner. On peut donc l’identifier à ce qu’on appellerait aujourd’hui sa référence. La signification d’un terme connotatif, en revanche, est une condition qui doit être satisfaite par un

ou plusieurs objets pour que le terme puisse être appliqué à ces objets. Ainsi, dans la phrase « Paris est une capitale », le nom propre dénote une certaine entité mais ne connote rien, tandis que la partie prédicative connote la condition d’être une capitale. La conception millienne des noms propres comme termes non connotatifs a été défendue par Kripke, dans ses conférences sur la nomination 2, et elle fait figure d’orthodoxie. Elle pose cependant certaines questions. Si les noms propres ne connotent pas, comment expliquer que des noms qui n’ont pas de réfèrent puissent exprimer une information ? Comment expliquer, d’autre part, que des noms propres possédant la même dénotation puissent contribuer par des informations différentes à certaines phrases ? Pascal Ludwig ✐ 1 Mill, J. S., Système de logique, Mardaga, Bruxelles, 1988. 2 Kripke, S., la Logique des noms propres, Minuit, Paris, 1982. ! DESCRIPTION, RÉFÉRENCE CONSCIENCE Du latin consciencio. En allemand, Bewusstsein, « conscience psychologique », et Gewissen, « conscience morale ». Traditionnellement visée comme une instance morale faisant contrepoids à la scientia en la redoublant et en l’enroulant dans un mouvement réflexif et spéculatif, la conscience prend une valeur autonome dans l’histoire de la philosophie lorsque, pour désigner l’identité de l’ontogenèse et de la phylogénèse, Hegel choisit de donner à la conscience une place inédite. Désignant alors le sujet pris dans le mouvement dialectique où se produit son effectivité, la conscience, qui avait encore un sens pratique chez Kant, devient pour la philosophie contemporaine une catégorie aussi distincte du sujet pensant qu’elle l’est du simple moi. Bien loin, alors, de renvoyer à l’intimité des sentiments, elle prend la valeur d’une unité fondatrice qui sait se porter vers la chose pour la viser et la réduire. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, ce qui atteste de la possibilité existentielle d’un pouvoir-être authentique du Dasein. Si le Dasein atteint dans le devancement de la mort à la transparence de son existence, cette transparence n’est qu’une possibilité ontologique exigeant une attestation ontique. La conscience donne cette attestation. Elle est un phénomène originaire du Dasein qui doit se comprendre hors de toute

connotation théologique ou morale. Appel du souci, elle est caractérisée comme une voix qui ne dit rien, mais convoque le Dasein à son pouvoir-être authentique. L’appel le rappelle à sa facticité, le constituant comme projet nul et jeté. Cette voix apparaît comme extérieure, car elle est celle du Dasein dans son étrangeté, en tant qu’il n’est pas chez soi. Le Dasein déchu est donc appelé par le Dasein factice à être authentique en tant qu’il se projette dans l’avenir, devant assumer sa facticité selon une non-maîtrise constituant sa nullité. Perdu dans la déchéance, le Dasein n’entend plus que le On ; seul l’appel de la conscience peut briser l’écoute du On, s’opposant au bavardage et se manifestant comme silencieux. La conscience convoquant l’être soi-même du Dasein hors de la perte dans le On, son appel vient de moi tout en me dépassant. Comprendre la conscience comme appel du souci signifie vouloir-avoir-conscience. Cette compréhension existentiale de la conscience permet d’expliquer la conception vulgaire de la conscience morale comme juge ou guide. L’appel de la conscience parlant sur le mode du faire-silence, il ne saurait donner une prescription normative positive. Il s’agit donc d’exhiber une instance originaire, selon laquelle l’appel, en tant que rappel d’un pouvoir-être authentique factice, livre downloadModeText.vue.download 197 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 195 au Dasein sa possibilité la plus propre, en le renvoyant dans l’appel du souci à son être-jeté. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 54-57. ! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENTIAL, ON, SOUCI PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Au sens large, ensemble des phénomènes qui constituent notre vie mentale à l’état d’éveil. En divers sens techniques, formes particulières de manifestation de notre vie mentale ou d’accès à nos processus mentaux. Variétés de la conscience

Le terme de « conscience », au sens psychologique, comporte plusieurs acceptions renvoyant à différents phénomènes de notre vie mentale. En un premier sens, un animal ou un être humain sont dits conscients s’ils sont en état d’éveil et sont réceptifs aux stimulations sensorielles provenant de leur environnement. La conscience phénoménale désigne les aspects qualitatifs de notre expérience perceptive tant interne qu’externe ; la manière dont les choses nous apparaissent subjectivement, par exemple, ce que nous éprouvons lorsque nous ressentons une douleur ou avons une sensation. La conscience introspective ou réflexive renvoie à la capacité que nous avons d’inspecter mentalement le cours de nos pensées, et notamment la capacité que nous avons de former des pensées de second ordre sur le fait que nous sommes dans un certain état mental. La conscience de soi consiste en la possession par un sujet d’un concept de soi, et en la capacité à utiliser ce concept pour conférer une certaine unité à sa vie mentale en appréhendant ses pensées et expériences comme siennes. Enfin, on peut dire d’un état mental qu’il est accessible à la conscience si une représentation de son contenu peut être librement mobilisée dans le raisonnement ou le contrôle de l’action et peut être rapportée verbalement. N. Block 1 a récemment proposé de désigner cette acception du nom de conscience-accès. Les états mentaux sont-ils par définition conscients ? La thèse de Descartes et de Locke selon laquelle tout le domaine du mental est conscient est aujourd’hui largement contestée. Deux grandes catégories d’états mentaux doivent être distinguées : les états comme les croyances ou les désirs, qui ont un contenu intentionnel, et les états sensoriels ou qualia, comme les douleurs et les sensations de rouge. Un grand nombre de philosophes s’accordent pour penser que tous les états sensoriels, sont conscients au sens phénoménal, l’idée de sensation inconsciente paraissant incohérente dans la mesure où le fait d’avoir une certaine qualité subjective apparaît constitutif de ce qu’est une sensation. En revanche, beaucoup pensent aujourd’hui que les états intentionnels ne sont pas toujours conscients. C’est toutefois la notion de conscience-accès plutôt que de conscience phénoménale qui est alors en jeu, car il ne semble pas qu’une phénoménologie distinctive soit associées aux croyances et autres attitudes propositionnelles. Une pensée sera alors dite consciente ou inconsciente selon que son contenu sera ou non accessible à un moment donné aux systèmes de raisonnement et de verbalisation. Certains philosophes récusent toutefois aujourd’hui les deux notions de conscience phénoménale et de conscience-accès et proposent une théorie purement métareprésentationnelle de la conscience, selon laquelle un état n’est conscient que pour autant qu’il est accompagné d’une pensée d’ordre supérieur.

Inconscient cognitif et inconscient freudien Si nombre de philosophes de l’esprit partagent avec la psychanalyse l’idée que conscience et intentionnalité sont dissociables et donc que la notion de pensée inconsciente n’a rien d’incohérent, inconscient freudien et inconscient cognitif présentent toutefois des caractéristiques assez différentes. L’inconscient freudien au sens strict consiste en des désirs et des pensées qui cherchent sans cesse à se manifester, mais sont rendus inaccessibles à la conscience par l’action constante de mécanismes de refoulement. L’inconscient freudien n’est pas en principe inaccessible à la conscience puisque les techniques psychanalytiques de levée du refoulement ont précisément pour objectif de permettre au sujet de prendre conscience de ces désirs et pensées. En revanche, dans les sciences cognitives et en philosophie de l’esprit, l’idée d’états mentaux en principe inaccessibles à la conscience est couramment admise. Cette inaccessibilité n’est pas considérée comme l’effet d’une dynamique des pulsions, mais comme une conséquence de la manière dont notre système perceptivo-cognitif est structuré. Il comporte des sous-systèmes modulaires et des niveaux de représentation subpersonnels. On a donc affaire à un inconscient structurel et non dynamique. ▶ La notion de conscience la plus problématique aux yeux des philosophes de l’esprit contemporains est très certainement celle de conscience phénoménale. Il semble que nous nous trouvions devant un fossé explicatif : les approches fonctionnalistes ou physicalistes de l’esprit ne semblent pas pouvoir expliquer l’existence de notre expérience subjective. Pour l’essentiel, trois tendances se dessinent face au caractère mystérieux de l’expérience subjective. À un extrême, les éliminativistes, comme D. Dennett 2, nient la cohérence de la notion traditionnelle de la conscience phénoménale et l’existence même des phénomènes auxquels cette notion renvoie. À l’autre extrême, des philosophes tels D. Chalmers 3 ou F. Jackson 4 considèrent que la conscience phénoménale est irréductible et que cette irréductibilité manifeste l’incomplétude fondamentale des conceptions fonctionnalistes ou physicalistes de l’esprit. Enfin, certains philosophes poursuivent une voie moyenne et, tout en admettant l’existence de la conscience phénoménale, nient son irréductibilité, soit qu’ils tentent, comme D. Rosenthal 5, d’en rendre compte dans le cadre d’une théorie méta-représentationnelle de la conscience, soient qu’ils considèrent, comme F. Dretske 6, que les états phénoménaux correspondent à un type particulier de représentations dotées d’un format représentationnel non-conceptuel. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Block, N., « On a Confusion about a Function of Consciousness », Behavioral and Brain Sciences, 18, 1995,

pp. 227-287. 2 Dennett, D., La conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile Jacob, Paris, 1993. 3 Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press, Oxford, 1996. downloadModeText.vue.download 198 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 196 4 Jackson, F., « What Mary didn’t Know », Journal of Philosophy, 1986, pp. 291-295. 5 Rosenthal, D., « Two Concepts of Consciousness », Philosophical Studies, 49, pp. 329-59, 1986. 6 Dretske, F., Naturalizing the Mind, MIT Press, Cambridge (MA), 1995. Voir-aussi : Block, N., Flanagan, O., et Güzeldere, G. (éd.), The Nature of Consciousness –Philosophical Debates, MIT Press, Cambridge (MA), 1997. Searle, J., le Mystère de la conscience, trad. C. Tiercelin, Odile Jacob, Paris, 1999. ! CONNAISSANCE TACITE, MATÉRIALISME, NEUROSCIENCES, QUALIA PSYCHOLOGIE Propriété spécifiquement humaine de subjectivité puis de réflexivité (conscience d’être conscient) des expériences mentales. Pour le psychologue, la notion de conscience a longtemps été de celle qui ne s’offre à une étude non-philosophique (ou positive) que par la pathologie, soit par ses absences ou ses troubles partiels, soit dans le cadre d’une théorie des instances qui composent la personnalité (en psychanalyse notamment). Une difficulté notoire en psychiatrie est ainsi qu’une vigilance réactive et structurée aux événements internes ou externes n’est nullement incompatible avec une maladie mentale aiguë 1, ni n’empêche, parfois, l’abolition du discernement au sens médico-légal (commandant la responsabilité). Le souci récent de naturaliser la conscience par la neurobiologie, en

définissant les paramètres physiologiques de la vigilance cérébrale (Crick et Koch) a en revanche l’intérêt de fixer l’horizon de ce qui serait peut-être irréductiblement psychologique dans la conscience (le quale, « l’effet que ça fait » d’être conscient, dit Nagel2), parce qu’aucune explication matérielle n’épuise l’intuition de la subjectivité. Mais ce n’est pas plus qu’un horizon et il n’existe pas de programmes de recherche consistants sur la conscience en neuropsychologie. Une exception est le cas des sujets qui n’ont pas conscience de percevoir certains stimuli visuels, s’avèrent capables d’en décrire des propriétés (Young 3 et Revonsuovo) ; une autre, les « états de conscience modifiés » (hypnose, etc.) dans lesquels on tente de corréler des écarts de la vigilance cérébrale avec l’intentionnalité des états mentaux, voire les relations au monde qui découlent de tels « éveils » 4. Plusieurs distinctions psychologiques réduisent cependant la généralité du terme. La « conscience en acte » de Piaget 5 s’oppose ainsi à la « prise de conscience » comme le savoir-faire au savoir réfléchi qu’on sait faire. Piaget, en intégrant ainsi la conscience à l’agir, récuse l’interdit béhavioriste jeté sur les entités introspectives. Sauf ce facteur de l’agir, la conscience en acte évoque le contraste, net en anglais, entre l’awareness pré-réflexive et la consciousness réfléchie dont la conscience de soi est la forme achevée. L’awareness est aussi stratifiée : il y a un état fonctionnel d’accès aux faits dont on a conscience, et qui saisit plutôt des occurrences singulières, état qui se différencie d’un autre, non-fonctionnel, qui traite plutôt des types, et qui émerge notamment dans les comportements où je me montre « au courant » de ce dont je parle. L’effort réductionniste porte plutôt sur la conscience d’accès ; l’awareness qualitative est la cible d’un matérialisme éliminativiste 6. ▶ Ces distinctions isolent des niveaux opératoires de conscience. Elles font bon marché des usages du mot dans l’interlocution (dire « j’ai conscience de... » c’est exclure qu’autrui puisse avoir conscience comme moi ; cela n’a ni contenu informatif, ni n’en revendique). Ainsi la conscience sert à marquer l’insubstituabilité des places, ce qui complique la querelle sur l’irréductible vécu conscient d’un égard nécessaire pour le contexte des jeux de langage qu’on joue quand on en parle. Il se peut alors que des facteurs culturels contaminent l’objectivation psychologique de la conscience. Pierre-Henri Castel

✐ 1 Ey, H., La conscience, Desclée de Brouwer, Paris, 1963. 2 Nagel, T., Mortal Questions, Cambridge, 1979. 3 Young, A.W., et Revonsuo, A., Consciousness in Philosophy and Cognitive Neurosciences, New York, 1994. 4 Etévenon, P., L’homme éveillé, Tchou, Paris, 1990. 5 Piaget, J., La prise de conscience, PUF, Paris, 1974. 6 Dennett, D., La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993. ! INCONSCIENT, PSYCHANALYSE PSYCHANALYSE « La psychanalyse ne peut placer l’essence du psychique dans la conscience, mais il lui faut au contraire envisager la conscience comme une qualité du psychique, qui peut s’ajouter à d’autres qualités ou demeurer absente. [...] Ici est le premier schibboleth de la psychanalyse. »1 Partant de l’efficience de la suggestion posthypnotique et de l’analyse des symptômes, rêves, lapsus et traits d’esprit, Freud postule un inconscient dynamique, étranger au préconscient-conscient. Système, lieu et qualité, ce dernier perçoit, et a fonction d’interface et de pare-excitation vis-à-vis du monde extérieur. Il n’accède aux processus psychiques que par perception des représentations de mots et des sensations de plaisir-déplaisir. L’analogie de l’appareil psychique avec une ardoise magique place la conscience au lieu de la feuille transparente protectrice : mémoire et conscience s’excluent 2. ▶ « Les deux éclaircissements, à savoir la vie pulsionnelle de la sexualité n’a pas à être complètement domptée en nous, et les processus psychiques sont en soi inconscients, et ils ne deviennent accessibles au moi et soumis à lui qu’à travers une perception incomplète et non fiable, sont équivalents à l’affirmation que le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Ils présentent ensemble la troisième blessure de l’amour-propre [après Copernic et Darwin] que je souhaiterais nommer la blessure psychologique. »3 Freud a mis en cause les philosophies de la conscience. On attend encore une philosophie qui tiendrait compte de l’inconscient freudien. Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), « Le moi et le ça », in OEuvres complètes. Psychanalyse, XVI, PUF, Paris, 1991, p. 258. 2 Freud, S., Notiz über den « Wunderblock » (1925), « Le blocnotes magique », in OEuvres complètes. Psychanalyse, XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 137-144. 3 Freud, S., Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse (1917), G. W., XII, p. 11, « Une difficulté de la psychanalyse ». ! INCONSCIENT, MÉMOIRE, REPRÉSENTATION, TOPIQUE downloadModeText.vue.download 199 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 197 MORALE Sentiment intérieur par lequel l’homme juge ses propres actions selon leur valeur morale, connaissance intuitive du bien et du mal qui permet ce jugement. En français, le sens moral du terme précède de loin de sens cognitif, qui n’apparaît qu’au XVIIe s. Il traduit le latin conscientia, qui traduit lui-même le grec suneidêsis, en particulier dans cette phrase de saint Paul : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’oeuvre voulue par la loi est inscrite dans leur coeur ; leur conscience en témoigne également ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent. » 1. Pour saint Augustin, l’homme reçoit de Dieu une conscience morale, en tant qu’il est un être qui doit agir, comme il reçoit la lumière naturelle en tant qu’il est un être qui doit connaître. C’est une illumination morale par laquelle le Maître intérieur enseigne à tous ce qu’il faut faire (vivre avec justice, subordonner les choses moins bonnes aux meilleures, attribuer à chaque chose son dû, etc.) 2.

Thomas d’Aquin insiste en revanche, en ramenant la conscientia à l’étymologie cum alio scientia, sur le fait que la conscience n’est pas une puissance mais un acte de l’intellect qui connaît la loi morale et l’applique aux cas particuliers 3. Dès lors, deux interprétations de la conscience morale sont possibles (qui ne sont pas nécessairement incompatibles), selon qu’on souligne en elle l’acte intellectuel ou l’illumination intérieure. De la première témoigne encore aux XVIIIe s., la définition donnée par l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert : « Acte de l’entendement, qui indique ce qui est bon ou mauvais dans les actions morales, et qui prononce sur les choses qu’on a faites ou omises ; d’où il naît en nous-mêmes une douce tranquillité ou une inquiétude importune » (de Jaucourt). De la deuxième témoigne quelques années plus tard la définition du Dictionnaire de l’Académie de 1762 : « Lumière intérieure, sentiment intérieur par lequel l’homme se rend témoignage à lui-même du bien et du mal qu’il fait ». C’est à cette dernière tendance qu’il faut rattacher le célèbre passage de Rousseau qui, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, fait de la conscience, qu’il définit comme un principe inné de justice et de vertu qui nous permet de juger nos propres actions et celle des autres comme bonnes ou mauvaises, un guide naturel pour l’homme en matière morale dont la présence est témoignage immédiat de l’existence de Dieu en nous : « Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions. » 4. Colas Duflo ✐ 1 Saint Paul, Épitre aux Romains, 2, 14-15, Traduction OEcuménique de la Bible, Livre de Poche, Paris, 1980. 2 Cf. saint Augustin, le Libre arbitre, II, 28. 3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 79, art. 13, cité par E. Balibar dans sa préface à John Locke, Identité et différence, L’invention de la conscience, Seuil, Paris, 1998, p. 22. 4 Rousseau, J.-J., Émile, L. IV, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 378. La conscience morale estelle l’effet des bons senti-

ments ? La conscience morale est-elle l’effet des bons sentiments ? Le problème vient de ce que l’expression « bons sentiments » est devenue péjorative – au jugement de la conscience morale, et aussi de l’immoraliste qui, de plus, les met dans le même sac. Le moraliste reproche aux bons sentiments d’ignorer la réalité du mal ; l’immoraliste, d’en ignorer la nécessité, et il va jusqu’à réduire toute conscience morale à ce que la conscience morale réprouve : si la conscience morale est l’effet des bons sentiments, elle vaut autant qu’eux, et il n’y a plus alors de sentiments que l’on puisse qualifier de bons. Mais les bons sentiments sont-ils finalement si mauvais ? Ce que la conscience, morale ou immorale, reproche aux bons sentiments, n’est-ce pas d’étouffer la conscience sous la morale ? Si la conscience ne veut pas tomber dans ce qu’elle dénonce, elle doit distinguer entre ce que sont les « bons sentiments » et ce qu’il faut en penser. EXIGENCES DES BONS SENTIMENTS O n peut définir les bons sentiments en trois points : d’abord, ils se donnent pour appréhension immédiate et évidente du bien, inscrit dans la nature bonne de l’homme ; en conséquence, ils agissent directement pour le bien, en obéissant au premier mouvement, sans calcul, sans souci des conséquences, sans hésitation ni remords, sans principes et sans règles. Ainsi, sûrs de leur droit, certains de détenir l’universel dans leur singularité, épris de justification, ils revendiquent l’approbation et la reconnaissance. RÉPONSE DE LA CONSCIENCE MORALE F ace à cette dernière exigence, la conscience morale est embarrassée. Elle est partagée entre ce qu’elle ne peut accepter et ce à quoi elle ne peut se soustraire. La reconnaissance est en effet un devoir, mais non un droit qu’on puisse exiger d’autrui. Exiger la reconnaissance, quoi de plus immoral ? Sur tous les points mentionnés, la conscience morale est tentée d’accuser les bons sentiments d’immoralité. D’abord,

les bons sentiments ne font de bien qu’à ceux qui les éprouvent. Manquant de force, de prudence et de justice, ils sont versatiles, aveugles, égocentriques. Elle montrera en outre que les trois traits qui les définissent forment une logique de l’impuissance : c’est parce que les bons sentiments font consister la morale dans la seule évidence de la sensibilité subjective qu’ils se heurtent à l’ordre du monde, et que leur déconvenue les réduit à en appeler à l’approbation pour se consoler et se consolider devant les malheurs du monde. En somme, ce que la conscience morale peut reprocher aux bons sentiments, c’est de n’être ni conscients ni moraux. Le bien, enseigne-t-elle, n’est jamais donné. En matière morale, la conviction d’être du côté du bien est délirante et présomptueuse ; les bons sentiments traitent les symptômes plutôt que les causes, ils sont irréfléchis et potentiellement catastrophiques : sous couvert de bonté, s’arrogeant tous downloadModeText.vue.download 200 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 198 les droits « par humanité », ils font plus de dégâts que les princes de ce monde mus par leur seul intérêt. C’est ainsi, par exemple, que Freud et Bullitt 1 accusent impitoyablement l’idéalisme d’un président américain d’être à l’origine « d’une véritable condamnation à mort de la civilisation européenne » : ils décèlent dans cet idéalisme « la véritable antithèse de la force qui “toujours désire le mal et toujours crée le bien” ». Au reste, la plupart du temps, comme ils se heurtent au cours du monde, qui s’oppose à leurs bonnes intentions, les bons sentiments sont sans efficacité et se retranchent dans une vertu immaculée qui refuse de se compromettre avec la réalité, ne serait-ce que pour la comprendre 2. Ils rabattent la raison sur la conscience du bien : pourquoi alors se fatiguer à comprendre, puisque ce qu’on déplore est autant irrationnel que déraisonnable ? Il ne leur reste plus qu’à s’indigner du mal et à élever le ton devant ceux qui cherchent à connaître les causes des choses et des passions 3. Les bons sentiments sont alors soupçonnés de n’être pas si inconscients qu’on le croit. À la bonne foi apparente se substitue la mauvaise foi revendicative, à l’inconscience réelle, la volonté d’ignorer. Ainsi Sartre 4 montre que, si l’on défend si farouchement l’innocence enfantine, c’est pour charger quelqu’un d’ignorer ce que nous savons et ne voulons pas savoir. Bref, les bons sentiments n’ont qu’une apparence de moralité, ils dissimulent la mauvaise foi, l’hypocrisie et la lâcheté. Les bons sentiments sont devenus de mauvais sentiments. On le voit : si la conscience morale dérivait des bons sentiments, tels qu’elle les juge, elle serait anéantie. Le bien se

réduirait à un sentiment instable et subjectif, la volonté à la velléité, la loi à une généralité. LA RECONNAISSANCE DE LA DETTE C ’est que le tort des bons sentiments réside dans leur prétention à légiférer immédiatement, à réduire la loi aux moeurs, à confondre le coeur et la raison : ils confondent la véritable universalité avec une généralité consensuelle (se montrant ainsi complices du mal qu’ils combattent) et la justice avec le lynchage (en pourchassant le mal au lieu d’établir le droit). Inconscients des principes, ils peuvent les contredire : « Une certaine tendresse de coeur, écrit Kant 5, qui entre aisément dans un chaud sentiment de pitié, est belle et aimable [...]. Seulement cette passion, née d’un bon naturel, est toutefois faible et toujours aveugle. Car supposez que ce sentiment vous entraîne à secourir à vos frais un indigent, mais que vous ayez une dette à l’égard d’un autre et que vous vous mettiez par là hors d’état de remplir le rigoureux devoir qu’impose la justice... ». Nécessité fait loi, disent les bons sentiments secourables ; nécessité n’est pas vertu, répond la rigoureuse conscience morale. Remarquons que l’argumentation de Kant suppose que, abstraction faite du motif, l’acquittement de la dette est en toute rigueur supérieure à la bienfaisance envers les indigents, la justice à la charité. Il y a en effet toujours quelque chose d’embarrassant dans la bienfaisance, car, d’une part, celle-ci n’est jamais aussi manifestement morale que la conscience de la dette alors que, d’autre part, la conscience de la dette présuppose de fait l’existence de la bienfaisance. Les bons sentiments sont en effet essentiellement ceux qui nous poussent à venir en aide aux hommes malheureux, à les soulager de misère, maladie et captivité. Avec la dépendance qui en découle mûrit un autre fruit, moins plaisant : le sentiment de la dette. C’est donc chez ces malheureux qu’apparaît la conscience morale : les bons sentiments ne se métamorphosent pas en conscience chez ceux qui les ont, mais produisent cette conscience chez ceux qui bénéficient de leurs effets. La conscience morale est l’effet des bons sentiments dans la mesure où elle est réponse à leur action. Quand Nietzsche 6 affirme que « le sentiment du devoir, de l’obligation personnelle, a tiré son origine des plus anciennes et primitives relations entre créancier et débiteur », il observe que nous pouvons nous acquitter du mal que nous avons fait (par le châtiment), mais jamais du bien qu’on nous a fait. La conscience morale n’est pas née du châtiment – qui en a retardé l’apparition –, mais du « bienfait » de la société, dont les hommes ne peuvent plus s’acquitter, dont ils sont devenus définitivement dépendants et redevables. On peut dire que ces analyses répondent à celles de Kant dans la Métaphysique des moeurs. La reconnaissance, lit-on dans la Doctrine de la vertu (§ 32), est l’unique devoir saint, auprès duquel tous les autres devoirs sont simplement ordinaires, c’est-à-dire « un

devoir dont la violation peut anéantir (comme exemple scandaleux) le mobile moral de la bienfaisance dans son principe même ». L’obligé demeure en effet toujours obligé : « il n’y a aucun moyen de s’acquitter d’un bienfait reçu parce que celui qui le reçoit ne peut jamais compenser l’avantage du mérite que s’est acquis celui qui a donné, et qui consiste à avoir été le premier à avoir été bienveillant », et cela quelle que soit la nature de son motif 7. La conscience morale est donc bien un effet de la bienfaisance qu’opèrent les bons sentiments, mais un effet qui doit se retourner aussitôt sur son origine, pour la modifier et la moraliser, pour l’empêcher de produire de mauvais effets. Son devoir est de ne pas envenimer les sentiments. Face à leur priorité, la conscience morale n’a pas le droit de protester, affirme Kant. Au lieu de les dénoncer pour leur immoralité potentielle, elle doit faire au contraire comme si les bons sentiments étaient moraux afin d’en prévenir les revendications : elle doit non pas chercher, par la reconnaissance, à augmenter la bienfaisance, mais veiller simplement à ce que celle-ci ne cesse pas d’être bienveillante et agir comme si la bienveillance morale était son unique mobile. La véritable conscience morale n’a pas le droit de supposer que la bienfaisance d’autrui a un mobile autre que moral ; sans cela la moralité ne commencerait jamais. Elle peut bien critiquer en général les bons sentiments, mais ne peut accuser quiconque de « bons sentiments ». ▶ La conscience morale ne doit donc pas être occasion de scandale pour les bons sentiments, qu’il lui faut au contraire cultiver. Si les sentiments, sans conscience, sont aveugles, la conscience coupée des sentiments est vide. C’est parce que la volonté humaine n’est pas sainte (c’est-à-dire toujours tournée vers le bien) que la reconnaissance doit l’être, pour appuyer la moralité sur la confiance en une possible coopération entre les hommes. Il s’agit donc d’éviter que les bons sentiments exigent un retour pour leur bienfaisance, en faisant d’un petit bienfait pour moi un grand bien pour l’humanité. JEAN-BENOÎT BIRCK ET ARIEL SUHAMY ✐ 1 Freud, S., et Bullitt, W., le Président T. W. Wilson. Un portrait psychologique (1938), trad. M. Tadié, Payot, Paris, 1990, pp. 17 et 446. 2 Cf. Hegel, F., La Phénoménologie de l’esprit, « La Loi du coeur et le Délire de la présomption » et « La Vertu et le cours du monde », trad. J. Hyppolite, tome I, Aubier, Paris, 1983, pp. 302321. 3 Cf. Spinoza, B., Éthique, partie I, appendice, et partie III, préface.

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 199 4 Sartre, J.-P., Vérité et existence, Gallimard, Paris, 1989, pp. 99101. 5 Kant, E., Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. B. Lortholary, tome I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, pp. 461-462. 6 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, II, § 8, trad. I. Hildenbrandt et J. Gratien, in OEuvres philosophiques complètes, vol. VII, Gallimard, Paris, 1971, p. 232. 7 Cf. Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu, §§ 29-35, trad. J. et O. Masson, tome III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, pp. 745-752. Voir-aussi : Jullien, F., Fonder la morale, dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières, Grasset, Paris, 1995, repris sous le titre Dialogue sur la morale, Le Livre de Poche, Paris, 1998. CONSÉQUENCE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES La logique a pour objet l’usage rationnel du discours, elle fournit les règles du raisonnement correct. Ainsi, les stoïciens, esquissant le calcul propositionnel, avaient dégagé des schémas d’inférence qu’ils nommaient tropes et qu’ils tenaient pour évidents et principiels. Le premier schéma s’exprimait sous la forme suivante (les propositions sont représentées par des variables numériques ordinales) : « si le premier, le second, or le premier, donc le second » et admettait l’application canonique : « s’il fait jour, il fait clair, or il fait jour, donc il fait clair ». Ce schéma est encore généralement repris dans les systèmes de logique propositionnelle sous la forme de la règle de détachement ou modus ponens (du latin ponere, « affirmer »), suivante : étant donné une proposition conditionnelle et son antécédent, on peut détacher son conséquent. Dans un système présenté axiomatiquement, cette règle permet déduction ou démonstration. La déduction (notée ⊦) dérive une proposition B à partir m d’une suite finie d’hypothèses A1, A2, ..., An en recourant au modus ponens. La démonstration constitue un cas particulier de déduction dans lequel ne figure plus aucune hypothèse. La proposition

démontrée B dérive alors des seuls schémas d’axiomes du système au moyen du modus ponens. D’où : B, qui est alors un théorème du système considéré. Déductions et démonstrations, constituant des procédures syntaxiques de dérivation des formules du système, relèvent de la théorie de la preuve. Calcul, la logique est aussi un langage qui peut être interprété, ce qui relève de la théorie des modèles inventée au début des années 1930 par Tarski. En calcul des propositions, par exemple, on appelle modèle une distribution de valeurs de vérité qui rend vraie une formule donnée et on définit une formule B comme conséquence logique d’une autre formule A si et seulement si tout modèle de A est modèle de B, ce qui se note : A ¬ B 1. On a ainsi : p, p ! q ¬ q, car si p et p ! q sont vraies, alors, en vertu de la table du conditionnel (qui exclut que l’on puisse déduire le faux du vrai), q est vraie. On définit alors comme valide toute formule C telle qu’on ait ¬ C, i.e. une formule qui s’avère pour toute interprétation. Dans un système complet, tel le calcul propositionnel, on établit que toute formule démontrable est valide et réciproquement : A si et seulement si ¬ A. Ainsi, dérivation syntaxique et sémantique se correspondent exactement. Denis Vernant ✐ 1 « Sur le concept de conséquence logique », in A. Tarski, Logique, sémantique, métamathématique, Granger, G. (éd), A. Colin, vol. 2, Paris, 1974, pp. 114-152. ! DÉDUCTION, DÉDUCTION NATURELLE, MODÈLE, VALIDATION CONSERVATION Du latin conservatio, « action de maintenir et de sauvegarder ». ESTHÉTIQUE Principe de gestion raisonnée des monuments, administrée par des spécialistes et garantie par la loi, qui accompagne dans l’histoire culturelle de l’Occident le souci des « pierres de la Cité », et qui n’a cessé de s’étendre à de nouveaux domaines. Dans sa forme moderne, la conservation remonte aux humanistes de la Renaissance, et notamment aux cercles de la curie romaine, soucieux d’empêcher la disparition des monuments antiques. L’impératif de conserver coïncide souvent au cours de l’histoire avec des crises majeures de la culture, crises religieuses ou idéologico-politiques, marquées par la remise en cause des liens traditionnels entre passé, présent et avenir. Les origines de la conservation anglaise sont liées aux destructions de la Réforme, tandis que la conservation française naît largement de la Révolution, et de la condamnation du « vandalisme » initiée par l’abbé Grégoire. La conservation distingue alors entre ce qui fait figure de déchets de l’histoire et

ce qui peut servir l’authenticité recouvrée de la communauté nationale, au sein d’un espace public régénéré. Elle accompagne ensuite l’élaboration d’une intelligibilité inédite du passé, une fois les esprits « devenus capables de comprendre l’homme à tous les degrés de civilisation » (F. Guizot). Dans la seconde moitié du XIXe s., sous l’influence de la Kultur allemande qui brandit « le drapeau de la politique ethnographique et archéologique » (Renan), la conservation s’élargit à tous les témoignages d’un milieu géographique et humain : elle se territorialise au rythme de la construction des différents États-nations. La pédagogie du sol natal s’accompagne d’une multiplication des registres de conservation tandis que la logique de l’indice gouverne, comme l’a montré Ginzburg 1, les nouveaux savoirs gagés sur les objets, qu’ils soient artistiques ou historiques. Enfin, au seuil du XXe s., l’historien d’art viennois Riegl 2 juge qu’à « l’histoire événementielle de l’humanité, des peuples, des États, de l’Église » a succédé « l’histoire culturelle, qui valorise le fait le plus minime ». Dès lors on assiste à la « réduction constante et inévitable de la valeur monumentale objective » au profit de « l’objet le plus insignifiant par son matériau, sa facture et sa fonction ». Les multiples initiatives conservatrices de l’âge contemporain se réclament tantôt d’une démarche savante aux curiosités chaque jour élargies, tantôt de légitimités politiques nouvelles, tantôt enfin d’un principe de précaution récemment apparu dans le débat public. Ainsi la « nature », considérée comme bien commun de l’humanité, est-elle entrée dans le champ de la conservation, tandis que la notion de patrimoine mondial dessine un nouveau corpus des monuments d’art et d’histoire, des sites, des lieux de mémoire ou des us et coutumes ; les deux phénomènes ouvrent de nouvelles perspectives au droit international, autant qu’elles requièrent des définitions universelles (charte de Cracovie, 2000) et une perspective dé-territorialisée. ▶ Les modalités de conservation et leur légitimité ont nourri sur la longue durée des réflexions souvent exemplaires ; downloadModeText.vue.download 202 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 200 par-delà les expertises spécialisées, celles-ci renvoient régulièrement aux valeurs souvent antagonistes du savant et du politique. Dominique Poulot ✐ 1 Ginzburg, C., Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. M. Aymard et al., Flammarion, Paris, 1989.

2 Riegl, A., le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse (1903), trad. D. Wieczorek, Seuil, Paris, 1984. Voir-aussi : Haskell, F., l’Historien et les images, Gallimard, Paris, 1998. Patrimoine, temps, espace. Patrimoine en place, patrimoine déplacé. Entretiens du patrimoine 1996, sous la présidence de F. Furet, Fayard, Paris, 1997. Schnapp, A., la Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, éditions Carré, Paris, 1993. CONSERVATION (PRINCIPE DE) PHYSIQUE Dans un système physique isolé, de nombreuses grandeurs physiques restent globalement constantes (lorsque celui-ci subit certaines transformations), c’est-à-dire qu’elles obéissent à un principe physique de conservation. Dans de nombreux cas, la conservation d’une grandeur physique s’exprime par l’invariance d’un être mathématique rattaché à cette grandeur. Le point de départ de l’idée de conservation en physique appartient de plein droit à la philosophie cartésienne. Dans le chapitre VII du Monde ou Traité de la lumière, rédigé par Descartes entre 1629 et 1633, ce dernier introduit trois règles suivant lesquelles Dieu, qui « est immuable et agit toujours de même façon », « fait agir la Nature de ce nouveau monde et qui suffiront, comme je crois, pour vous faire connaître toutes les autres ». Ainsi, l’immutabilité divine, la permanence de son action, sert de fondement, étant entendu que l’action par laquelle Dieu a créé le monde est la même que celle par laquelle il le conserve, à ce que l’on est en droit d’appeler, en termes modernes, des lois ou des principes généraux de conservation. Ce faisant, les « règles » expriment, à l’intérieur de ces principes généraux de conservation, les transformations pouvant intervenir dans les mouvements des différentes parties de la matière. Ces règles reprises et transformées par Huygens, Newton et Leibniz conduiront à la formulation, dans un système isolé, au principe de la conservation de la quantité de mouvement au cours du temps. Si (V, Vitesse, M, Masse) représente la quantité de mouvement, alors la somme vectorielle

des quantités de mouvement de chacun des éléments du système considéré est constante au cours du temps : Le principe de conservation de l’énergie mécanique d’un système s’exprime par la somme des énergies cinétique Ec et potentielle Ep. L’énergie Ec résulte du mouvement des éléments, et Ep, des positions relatives des éléments. Le principe de conservation de l’énergie constitue, aujourd’hui, un élément central dans la construction des nouvelles théories, en ce sens que l’on préfère toujours, semble-til, introduire de nouvelles entités ou de nouveaux paramètres plutôt que d’envisager une possible violation dudit principe. Michel Blay CONSERVATIVITÉ Du latin conservare, « conserver ». LOGIQUE Propriété satisfaite par une extension T′ d’une théorie T, lorsque tous les théorèmes de T′ qui sont exprimables dans le langage de T sont déjà des théorèmes de T ; autrement dit, lorsque les seuls théorèmes nouveaux que contient T′ sont des théorèmes qui ne peuvent pas être énoncés dans le langage de T. La conservativité de T′ sur T entraîne évidemment la consistance relative de T′ par rapport à T : si T′ introduisait une contradiction non contenue dans T, tout deviendrait prouvable dans T′, et notamment chaque énoncé exprimable dans le langage de T. La notion de conservativité, qui joue un rôle central dans le « programme » de Hilbert 1, est aujourd’hui très largement utilisée dans les discussions philosophiques qui ont trait à l’ontologie. Typiquement, l’on dira que si nous acceptons l’ontologie d’une certaine théorie, alors l’usage d’une extension de cette théorie ne nous engage nullement à étendre notre ontologie, dans le cas où l’extension en question est conservative. Jacques Dubucs ✐ 1 Hilbert, D., Sur l’infini, trad. française dans J. Largeault (éd.), Logique mathématique, Textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245. ! CONSISTANCE CONSISTANCE

Calque, en ce sens, de l’anglais consistency, « cohérence ». LOGIQUE Propriété d’une théorie dans laquelle un énoncé et sa négation ne sont jamais simultanément des théorèmes ; ou, de manière équivalente, propriété d’une théorie dans laquelle il existe au moins une formule capable d’être exprimée dans le langage de la théorie mais qui n’y est pas prouvable. La recherche de preuves de consistance pour diverses théories mathématiques a toujours été un élément moteur dans le développement de la logique contemporaine. Les résultats obtenus ont, le plus souvent, la forme de théorèmes de consistance « relative » : si telle théorie est consistante, alors telle autre l’est aussi. L’« indépendance » du 5e postulat d’Euclide est un résultat de cet ordre : si la géométrie euclidienne est consistante, alors la géométrie hyperbolique (obtenue en ajoutant aux autres axiomes d’Euclide la négation du 5e postulat) est également consistante. On s’efforce toujours d’établir la consistance d’une théorie à l’aide des moyens les plus faibles possibles. Le second théorème d’incomplétude de Gödel montre que la consistance d’une théorie suffisamment riche ne peut jamais (sauf si la théorie en question est inconsistante !) être établie à l’aide des seules ressources démonstratives disponibles dans la théorie elle-même. Jacques Dubucs ! CONTRADICTION, GÖDEL (THÉORÈME DE) downloadModeText.vue.download 203 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 201 CONSTANCE ! CONSTANTIA CONSTANTE LOGIQUE LOGIQUE Expression fondamentale de la logique.

Les constantes logiques sont les expressions qui déterminent la forme logique des phrases et la nature des inférences possibles dans une logique. En logique classique, ce sont les fonctions de vérité, « et », « ou », « si... alors », « ne... pas » et les quantificateurs « pour tous » et « il existe ». Ces expressions déterminent également la nature de la vérité logique. À la suite de Bolzano, Quine 1 les définit comme les expressions qui ont une occurrence « essentielle » dans un énoncé, et définit comme une vérité logique un énoncé qui reste vrai sous toutes les substitutions de ses constantes non logiques (par exemple « ¬ A ⊃ (A ⊃ B) » reste vrai pour toute substitution d’une autre lettre de proposition à « A » ou à « B »). Wittgenstein 2 soutenait que les constantes logiques ne désignent pas des objets, et que c’est en ce sens que la logique ne porte pas sur le monde. ▶ Mais comment déterminer l’extension des constantes logiques ? Peut-on en étendre la liste, et selon quelles conditions ? Si la logique modale par exemple est considérée comme une extension légitime de la logique classique, on introduira des opérateurs comme « il est nécessaire que » et « il est possible que » dans liste des constantes logiques, ou des constantes comme « il fut le cas que » dans une logique temporelle. Tout dépend dans quelle mesure on est prêt à considérer ces systèmes comme des logiques. Un autre problème est celui du sens des constantes logiques. Est-il déterminé uniquement par les règles d’inférence canoniques (règles de déduction naturelle) qui les introduisent – auquel cas on pourrait spécifier ce sens arbitrairement ? Ou bien est-il déterminé aussi par les conditions de vérité des phrases dans lesquelles elles figurent ? Les intuitionnistes préfèrent définir la vérité en termes de démonstration, à la différence des logiciens classiques, et cela affecte leur définition des constantes logiques. Pascal Engel ✐ 1 Quine, W. V. O., Philosophie de la logique, Flammarion, Paris, 1970. 2 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger, Gallimard, Paris, 1993. ! DÉDUCTION NATURELLE, FORME LOGIQUE, LOGIQUE CLASSIQUE, LOGIQUE NON CLASSIQUE CONSTANTIA Du latin, « stabilité », « constance », de constare, « se tenir fermement ».

PHILOS. ANTIQUE Chez les stoïciens, forme raisonnable des inclinations qui, débridées et excessives, deviennent des passions. Capacité qu’a le sage de ne pas être affecté par ce qui blesse les autres hommes et de le supporter avec fermeté. Au sens strict, constantia est le terme utilisé par Cicéron 1 pour traduire la notion stoïcienne d’eupatheia, c’est-à-dire l’impulsion (impetus) sous sa forme raisonnable et contrôlée : par exemple, la joie est la forme raisonnable de l’impulsion dont le plaisir est la forme passionnée. Il y a trois constantiae fondamentales : joie, volonté et crainte 2. Mais constantia désigne plus généralement la capacité du sage de ne pas être atteint par les injustices et les injures, et de manière générale par ce qui est insupportable aux autres hommes, en se laissant guider par la raison en toute circonstance et en restant maître de ses émotions 3. Paradoxalement, cette conception large de la constance vient du titre d’un traité de Sénèque que celui-ci ne semble pas lui avoir donné et où il n’emploie jamais le terme ; le titre du traité De la constance était Ni l’injustice ni l’injure n’atteignent le sage. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Cicéron, Tusculanes, IV, 11-14. 2 Ibid., Diogène Laërce, VII, 116. 3 Sénèque, De la constance du sage. ! AFFECTION, IMPETUS CONSTRUCTION De l’allemand : Konstruktion. Ne s’emploie qu’au sens syntaxique et narratif. PSYCHANALYSE Travail préliminaire de l’analyste sur les fragments livrés par le patient, de préférence à « interprétation » 1. La reconstruction d’une séquence, voire d’un pan entier de l’histoire infantile oubliés à partir d’indices ressemble à la démarche de l’archéologue. La communication de cette construction induit chez le patient des réactions diverses : résistance, négation... Avant que la construction soit ensuite confirmée par des souvenirs, associations, etc., Freud ne lui attribue que la valeur d’une « supposition » 2. La construction,

une fois avérée, a, « du point de vue thérapeutique, le même effet qu’un souvenir retrouvé » 3. Enfin, Freud considère les délires des malades comme des équivalents des constructions de l’analyste. Elles sont rendues possibles par la logique sous-jacente des fantasmes, construits à partir d’éléments réels (les « théories » sexuelles infantiles). Les constructions de l’analyste répondent aux constructions de l’inconscient et dans cet échange se jouent les enjeux de la cure. Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., « Konstruktionen in der Analyse », 1937, G.W., XVI, « Constructions dans l’analyse », in Résultats, Idées, Problèmes, II, PUF, Paris, 2002, p. 273. 2 Ibid., p. 276. 3 Ibid., p. 273. ! ABRÉACTION, DÉCHARGE, FANTASME, INCONSCIENT, MOI, NÉGATION, RÉALITÉ CONSTRUCTIVISME Du latin construere, « bâtir ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Orientation logique qui rejette les preuves « non constructives », celles qui prétendent établir l’existence d’un objet mathématique doté de certaines propriétés sans pour autant présenter aucun exemplaire de l’objet en question, ni donner une indication pour la construction d’un tel objet. Par exemple, un constructiviste exigera, downloadModeText.vue.download 204 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 202 d’une preuve du théorème selon lequel, pour tout nombre premier, il en existe un plus grand, qu’elle indique explicitement, un nombre premier étant donné, un nombre premier plus grand que celui-là (ou, à défaut, une borne supérieure pour un tel nombre). – 2. Doctrine philosophique selon laquelle les objets mathématiques doivent être considérés comme des constructions mentales, et non pas comme des réalités indépendantes préexistant à l’activité du mathématicien. La première formulation du constructivisme moderne a été, à la fin du XIXe s., le fait de Kronecker 1, qui demandait que tous les objets soient construits à partir des entiers naturels,

que l’infini « actuel » soit banni des mathématiques, et que les preuves d’existence fournissent toujours une méthode permettant de trouver en un nombre fini d’étapes une approximation arbitrairement proche pour le nombre dont l’existence était prouvée. Dans la phase suivante, consécutive aux paradoxes découverts dans la théorie cantorienne des ensembles, deux types de principes font précisément l’objet des critiques constructivistes. D’une part, et ceci est le fait de l’intuitionnisme, le principe du tiers-exclu A v ¬A et celui de la double négation ¬¬A A sont récusés : établir qu’il serait absurde qu’un objet doué de certaines propriétés n’existe pas n’équivaut pas à établir (constructivement) l’existence de cet objet. D’autre part, et cette seconde critique est l’apanage du « prédicativisme », les définitions « imprédicatives », qui définissent un objet en termes d’une collection à laquelle cet objet appartient, sont réputées illégitimes. Jacques Dubucs ✐ 1 Kronecker, L., Vorlesungen über Zahlentheorie (K. Hensel éd.), p. 6, Leipzig, Teubner Verlag, 1901. ! DÉFINITION, INFINI, INTUITIONNISME CONTEMPLATION Du latin contemplatio, de templum, « espace délimité du ciel que les augures scrutaient pour prononcer leurs auspices ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Moment le plus élevé d’un projet de connaissance, terme où l’âme atteint le face-à-face direct avec l’objet de sa recherche. Platon en a développé, dans la République, la caractérisation la plus célèbre. La theôria platonicienne se définit, d’abord, par la dignité de son objet : le Bien, principe suprême de toutes choses, situé « au-delà de l’essence » 1. En deuxième lieu, elle se définit par sa démarche : appuyée sur la « puissance »2 de la dialectique, elle dépasse, grâce notamment à la vertu synoptique de celle-ci 3, la démarche hypothético-déductive linéaire des sciences dianoétiques. Son effort vers une saisie directe du principe premier anhypothétique marque une discontinuité fondamentale par rapport à l’ordre de recherche antérieur : elle résout en intuition immédiate ce qui était discursif. « Moment le plus digne entre tous d’être vécu » 4, la contemplation donne à l’âme une vue directe sur les Idées, lui offrant ce point d’ancrage à l’immuabilité intelligible, qui la délivre définitivement des errances attachées aux apparences. En ce sens, elle est à la fois le point d’aboutissement de la science comme effort de connaissance (dialectique ascendante), et son point de départ véritable, marquant son affranchissement définitif de l’opinion et sa capacité, désormais, de formuler le logos vrai de tout être (dialectique descendante). Aristote disjoint la contemplation d’une dia-

lectique dont il conteste le statut épistémologique chez Platon. La theôria n’en reste pas moins, chez lui, un moment exceptionnel, dans la lignée de cette « assimilation au dieu » dont parlait Platon. Entre les trois genres de vie qui s’offrent à l’homme, la vie contemplative est la plus haute 5 ; elle correspond, en effet, à l’activité du noûs, qui est ce qu’il y a de plus élevé chez l’homme, et elle est à elle-même sa propre fin. Toutefois, si c’est par la contemplation que l’homme imite au mieux le divin, force est de reconnaître l’inadéquation de la condition d’homme à cet état, qui ne peut donc être atteint que par intermittences, et non durablement 6. Plus que chez Platon, la contemplation aristotélicienne reste un horizon de la pratique philosophique. Les néoplatoniciens orienteront l’usage du terme vers une signification plus nettement mystique. La contemplation devient alors, au terme du mouvement de conversion de l’âme, ce moment extatique où elle est enfin amenée, après s’être dépouillée de tout ce qui le lui voilait, à une vision directe du Principe, dans l’unité complète de la pensée, de l’acte de penser et de l’objet pensé 7. Le sens philosophique ainsi dégagé conduit assez naturellement au sens plus couramment religieux du terme. La contemplation désigne alors le rapport direct de l’âme du fidèle à Dieu, tel qu’il se trouve thématisé chez divers mystiques (Thérèse d’Ávila, Jean de la Croix). Dans le même sens, on trouve les ordres contemplatifs, destinés à l’oraison et retirés du monde. La notion de contemplation porte de fait, par elle-même, l’idée d’un renoncement à l’action et au monde, comme déjà, chez Aristote, l’élection de la vie théorétique pouvait se faire contre la vie pratique. Dans une modernité vouée à la domination de l’action technique, la contemplation peut donc apparaître largement dévaluée. On prendra garde, cependant, que l’antithèse traditionnelle contemplation / action n’est qu’imparfaitement recouverte par l’opposition moderne entre théorie et pratique. Lorsque Kant réfléchit à la relation entre ces deux notions 8, on doit se souvenir qu’il entend par théorie une construction de l’esprit à visée scientifique dont le caractère concerté et a priori n’a plus guère de rapport avec la theôria grecque comme recueillement par l’âme, sur un mode passif, de l’être tel qu’il se donne. Le dernier sens du terme est esthétique. La contemplation désigne alors l’attention particulière de l’esprit à l’oeuvre d’art. Kant l’a définie en mettant l’accent sur son désintéressement, détaché de toute considération de l’existence réelle, de l’usage ou de la fin de l’objet considéré 9. Cette « calme contemplation » esthétique sépare le jugement portant sur le Beau de celui porté sur le sublime, où l’esprit se sent, au

contraire, « mis en mouvement » 10. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, République VI, 509b. 2 Id., 511b. 3 Id., VII, 537c. 4 Platon, Banquet, 211d. 5 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7. 6 Ibid., 1177b26sqq. 7 Plotin, Ennéades, III, 8, 6. 8 Kant, E., « Sur l’expression courante : c’est bon en théorie, mais non en pratique », in Théorie et Pratique, Vrin, Paris, 1972. 9 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 5, 12, 22 (remarque). 10 Ibid., § 27. Voir-aussi : Festugière, A. J., Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, 1937. downloadModeText.vue.download 205 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 203 CONTEMPORAIN (ART) ESTHÉTIQUE Catégorie servant à caractériser non une phase chronologique de l’art mais, à travers le couple moderne / contemporain, une transformation de sa nature et de son fonctionnement. Le terme contemporain semble indiquer un moment du temps, celui qui est vécu au présent ; il qualifierait alors de manière générale tous les événements actuels, quels qu’ils soient. « Contemporain » ne désignerait, de ce fait, aucun contenu spécifique des oeuvres d’art, mais indiquerait seulement la portion du temps où elles se trouvent élaborées. « Art contemporain » serait en ce cas une appellation vide et inutile. À la différence de « moderne » qui, en art, qualifie un style, l’art contemporain semble n’offrir aucun repère stylistique consistant. Pour le définir, il faut en fait recourir aux conditions de sa production, affectée par un changement de régime : alors que le moderne était tributaire du régime de la

consommation, l’art contemporain est marqué par la société de communication. Le régime de la consommation exige des positions distinctes pour le producteur (artiste), le produit (oeuvre) et le consommateur (amateur ou spectateur). Entre ces trois acteurs s’insèrent bien sûr de nombreux intermédiaires (marchands, galeristes, conservateurs, critiques d’art), mais les relations, quoique médiées, restent directes, de préférence en face à face. L’originalité de l’oeuvre, son unicité, celle de l’auteur, sont des réquisits de la consommation. L’art moderne perpétue ainsi les traits de la vulgate postkantienne et romantique : les figures de l’artiste de génie et de l’oeuvre symptôme y dominent. Le régime de la communication, en revanche, casse la linéarité du dispositif traditionnel d’échange par l’introduction du réseau. La réticularité transforme les données : rôles des acteurs, action et concept de l’art. L’auteur unique s’efface au profit de coauteurs, les récepteurs intervenant physiquement sur l’oeuvre. Celle-ci n’est plus unique, ni achevée, elle évolue constamment, simple état parmi les états successifs d’un projet ; de même s’efface la distinction entre les arts et leurs supports au profit d’un métissage généralisé (audio-visuel, kinohaptique, etc.). Ce métissage affecte aussi l’exposition, la conservation et la critique, qui doivent être redéfinies dans l’optique des propriétés du réseau et de l’« effet de bouclage » qui en résulte. ▶ La distinction de ces deux régimes qui coexistent tout en s’excluant permet, d’une part, de dresser un tableau objectif des particularités de l’art contemporain et, d’autre part, de comprendre les raisons d’une mécompréhension des formes d’art contemporaines, encore trop souvent jugées d’après les critères « modernes » qui ne leur correspondent plus. Anne Cauquelin ✐ Cauquelin, A., l’Art contemporain, PUF, Que sais-je ?, Paris, 6e éd., 2001 ; Petit Traité de l’art contemporain, Seuil, Paris, 1996. Couchot, E., la Technologie dans l’art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 2000. Revue d’esthétique, « Technimages », no 24 ; « Autres sites, nouveaux paysages », no 39. Les Cahiers de Noësis, « Notions d’esthétique », Vrin, Paris, 20002001. « L’art contemporain est-il une sociologie ? », « La symbolisation est-elle à la base de l’art ? »

CONTENU Calque de l’anglais content. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, SÉMANTIQUE Ce que signifie ou ce à quoi renvoie un état mental représentationnel. On dit d’un état mental qu’il a un contenu s’il fait référence à des objets, à des propriétés ou à des relations, et s’il est sémantiquement évaluable. Croire que Paris est la capitale de la France, espérer que l’hiver sera doux ou voir le chat sur le paillasson sont des états dotés de contenu, qui seront vrais ou faux, satisfaits ou frustrés, véridiques ou illusoires, selon que le réfèrent possède ou nom la propriété que lui attribue ce contenu. On opère souvent une distinction entre le contenu large, correspondant aux conditions de vérité ou de satisfaction d’une pensée, et le contenu étroit, correspondant à la signification cognitive ou au rôle fonctionnel de cette pensée. Ainsi, la croyance que Stendhal a écrit le Rouge et le Noir et la croyance que l’auteur de la Chartreuse de Parme a écrit le Rouge et le Noir ont le même contenu large, mais un contenu étroit différent. ▶ Les débats actuels sur le contenu recouvrent largement les débats sur la notion très voisine d’intentionnalité, en particulier en ce qui concerne les problèmes de naturalisation du contenu. Élisabeth Pacherie ✐ Fodor, J. A., A Theory of Content, MIT Press, Cambridge (MA), 1990. Jacob, P., Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Odile Jacob, Paris, 1997. Pacherie, É., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris, 1993. Putnam, H., « The Meaning of “Meaning” », in Mind, Language and Reality, Cambridge University Press, Cambridge, 1975. ! EXTERNALISME / INTERNALISME, INTENTIONNALITÉ, REPRÉSENTATION ESTHÉTIQUE Tout ce qui, dans une oeuvre, est irréductible au niveau formel et en révèle le sujet, le sens et la teneur. Par contraste avec ce qui est immédiatement lisible dans son apparence sensible, le contenu renvoie aux significations d’une oeuvre, depuis celles relatives à son thème explicite

jusqu’à des implications indirectes et parfois involontaires. Dans la mesure où chaque oeuvre propose une voie d’accès originale au monde, il n’est pas surprenant que l’art tout entier ait été classiquement compris comme moyen de « manifester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu qui constitue le fond des choses » (Hegel) 1. Pendant longtemps, la question du contenu n’a pas posé de problème de principe puisqu’il était abordé d’entrée de jeu dans une perspective représentationnelle. L’existence de l’abstraction constitue alors un véritable défi : comment une oeuvre non figurative pourrait-elle posséder un contenu à part entière ? Il est remarquable que les artistes de la modernité se sont sentis tenus de défendre la légitimité du sujet ; d’Apollinaire à Mondrian, l’idée s’impose que l’oeuvre exprime le monde, non plus sur le plan de ses apparences contingentes mais du point de vue de son essence ou de sa nécessité (réalisme de conception) ; plus radicalement, Motherwell et NewdownloadModeText.vue.download 206 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 204 man font de l’abstrait le seul mode adéquat d’expression de l’émotif et du ressenti. À l’encontre des critiques formalistes, McEvilley rappelle à bon escient que « tous les commentaires formulés à propos des oeuvres d’art font intervenir des attributions de contenu – avouées ou non » 2. L’analyse de contenu dépend bien entendu du choix de méthodes interprétatives, il appartient à celles-ci de souligner ce qui revient aux traits génériques, aux coordonnées socioculturelles et à la particularité de chaque exemple, sans qu’il soit toujours facile de décider du degré de complétude atteint par chaque configuration. En revanche, ces méthodes font ressortir la place désormais prépondérante reconnue à la dimension contextuelle : le contenu constitue moins une propriété absolue de l’oeuvre qu’une fonction complexe et évolutive des variables relatives à sa situation de lecture. ▶ Au-delà de la dualité stérile du fond et de la forme, la question du contenu est celle de la vie même des oeuvres, dans le questionnement de leur identité et le renouvellement incessant de leurs significations. Jacques Morizot ✐ 1 Hegel, F., Esthétique, trad. Bérard revue, le Livre de poche, t. 1, Paris, 1997, p. 748. 2 McEvilley, T., Art, contenu et mécontentement, trad. C. Bounay, J. Chambon, Nîmes, 1994, p. 61. Voir-aussi : Newman, B., « The Plasmic Image » in Selected Writings and Interviews, University of California Press, Berkeley,

1992. ! EXPRESSION, FORMALISME, FORMEL, ICONOLOGIE, RÉCEPTION, REPRÉSENTATION CONTEXTE LINGUISTIQUE Ensemble des informations nécessaires à un locuteur pour déterminer la signification d’un acte de communication, la phrase utilisée dans cet acte et les conventions de la langue à laquelle elle appartient étant présupposées connues. Il convient de distinguer deux notions de contexte, qui sont apparues dans des champs disciplinaires différents. Les sémanticiens défendent une conception extensionnelle du contexte. D. Kaplan, dans ses travaux sur la logique des démonstratifs 1, nomme ainsi « contexte » une séquence de paramètres permettant d’interpréter les signes indexicaux (« je », « maintenant », « ici »). De telles séquences contiennent au moins un agent, un lieu et un moment du temps. En revanche, les pragmaticiens défendent une conception intensionnelle du contexte. Selon des auteurs comme D. Sperber et D. Wilson 2, il est nécessaire, pour pouvoir interpréter un acte de communication, de disposer non seulement d’informations portant sur les circonstances d’énonciation, mais portant également sur ce que pense le locuteur, c’est-à-dire sur la façon dont il conçoit ces circonstances. Le contexte compris de cette façon se modifie au fur et à mesure que l’échange linguistique se développe, puisque la façon dont les locuteurs conçoivent les situations dont ils parlent se transforme tout au long du discours. Pascal Ludwig ✐ 1 Kaplan, D., « Démonstratives », in Almog, J., Perry, J., et Wettstein, H., (dir.), Themes from Kaplan, Oxford University Press, New York, 1989. 2 Sperber, D., et Wilson, D., la Pertinence, Minuit, Paris, 1989. ! IMPLICATURE, INDEXICAUX, PERTINENCE (PRINCIPE DE), PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE CONTINGENT Du latin contingens, part. présent de contingere, « arriver par hasard ». Le terme français apparaît en 1361 dans un contexte théologique, où il s’agit de concilier la libre création divine et la liberté humaine. GÉNÉR., LOGIQUE Ce qui n’est pas nécessaire, ce qui aurait pu ne pas être.

Et, selon Aristote « ce qui peut (ou pourrait) être autrement qu’il n’est » 1. Une chose est contingente lorsqu’elle advient sans appartenir à aucune nécessité, que celle-ci soit d’ordre logique, métaphysique ou mathématique. Elle n’a donc pas son principe d’être en elle-même mais en autre chose, quand elle n’est pas dénuée de tout principe. La notion prend sa source chez Aristote, avec la question des futurs contingents 2. Contre une vision nécessitariste, Aristote affirme la présence de l’indétermination et de la contingence dans le monde, notamment en ce qui concerne les existences singulières. Il y aura ou il n’y aura pas une bataille navale demain : seule l’alternative est nécessaire ; ces deux faits, pouvant se confirmer ou non, sont contingents. Une vérité contingente concerne ainsi le registre des faits d’existence, dont l’absence de nécessité peut être l’indication d’un autre type de raison ou même, comme pour Sartre, l’absence de toute raison. De plus, si le contingent ne s’inscrit pas dans le registre des lois nécessaires, il ne les contredit pas pour autant, sauf dans le cas spécifique des miracles. En effet, comme le remarque E. Boutroux, ce qui est contingent résulte du défaut d’un certain type de détermination, d’une indétermination partielle 3. La contingence s’oppose ainsi à la nécessité, mais non au déterminisme, elle n’est pas une négation de la causalité. C’est pourquoi, selon Boutroux, si les lois de la nature sont contingentes, ce n’est pas parce qu’il pourrait ne pas y en avoir, mais parce qu’il pourrait y en avoir d’autres sans contradiction pour l’entendement : elles n’expriment que des nécessités relatives en ce qu’elles résultent de l’observation, et non de la déduction. Cela rend possible, au sein de ces lois, l’émergence de la liberté. Leibniz et la contingence relative Leibniz situe la contingence dans le cadre du lien problématique entre l’omniscience divine et la liberté humaine : l’homme est à la fois libre et créé, contenant dans sa substance tout ce qui pourra lui arriver 4. Son existence et ses actions sont contingentes, en ce que leur contraire n’implique pas contradiction et qu’elles échappent ainsi à la nécessité. Mais elles n’en sont pas moins conformes au projet divin

de créer le meilleur monde possible. Ainsi, rien n’est sans raison, et il faut distinguer, pour rendre compte de ce qui est, les vérités nécessaires, établies par la simple analyse des termes, et les vérités contingentes, qui demandent de recourir au choix divin. En effet, Dieu fait advenir, parmi les possibles, les événements contingents, qui passeront de la virtualité à l’effectivité, selon le principe du maximum de perfection. downloadModeText.vue.download 207 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 205 Sartre et la contingence absolue Sartre radicalise la notion de contingence en pensant la pure gratuité de l’être, qui ne peut être ni dérivé du possible ni ramené au nécessaire 5. L’existence du monde et celle de l’homme, absolument contingentes, sont sans raison ni fondement. Ne pouvant dépasser cette contingence en fondant notre existence et celle du monde, nous sommes ainsi rivés à elle, ce qui amène à la constatation paradoxale d’une nécessité de ma contingence. Mathias Goy ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 b 27 ; 6, 1141 a 1 ; 8, 1141 b 9-11 (où est bien établi le lien entre contingence, prudence et délibération). De l’interprétation, ch. 9. 2 Aristote, De l’interprétation, ch. 9, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966. 3 Boutroux, E., De la contingence des lois de la nature, PUF, Paris, 1991. 4 Leibniz, G. W. Fr., Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, éd. J.-B. Rauzy, PUF, Paris, 1998. Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, Flammarion, Paris, 2001. Monadologie et autres textes, éd. C. Frémont, Flammarion, Paris, 1996. 5 Sartre, J.-P., L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943. ! LIBERTÉ, NÉCESSITÉ CONTINU

Du latin continuum. MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE Notion mathématique désignant la cardinalité de l’ensemble des points sur une ligne et, en métaphysique, une hypothèse sur l’essence des processus naturels. Dans le livre V de la Physique, Aristote 1 fait du continu un cas particulier du contigu (sont contigus les termes qui sont en contact les uns avec les autres), lui-même un cas particulier du consécutif. Il y a continuité lorsque « les limites par lesquelles deux choses se touchent sont une seule et même chose ». Suivant Euclide, il définit les nombres comme consécutifs, et les grandeurs comme continues. Mais les Grecs, qui n’ont pas d’entité intermédiaire entre les entiers et les nombres réels positifs, ne distinguaient pas le continu du dense ; or l’ensemble des rationnels est dense, mais non continu. Le mathématicien allemand R. Dedekind suit Aristote en définissant le continu linéaire comme l’ensemble des points sur une droite, mais il définit une série linéaire comme continue si, étant donné toute division de cette série qui détermine deux sous-ensembles, ou le premier a un premier élément ou le second a un dernier élément (élément qui ne peut appartenir aux deux sous-ensembles à la fois). La théorie cantorienne des ensembles donne une représentation du continu : si on compare l’infinité des points rationnels d’un segment linéaire avec l’infinité de tous les points, rationnels ou non, du même segment, le premier est inclus dans le second, alors que le second n’est pas inclus dans le premier. Cantor montre, par son « argument diagonal », qu’il est possible d’avoir une relation bi-univoque entre le premier ensemble et l’ensemble infini des entiers, mais que cette relation est impossible pour le second, établissant ainsi la singularité de la cardinalité du continu. L’hypothèse du continu est la conjecture qu’il n’y a pas de cardinalité intermédiaire entre celle du continu et celle de l’ensemble des entiers. En 1938, Gödel 2 a montré qu’elle était consistante avec les axiomes de la théorie des ensembles de Zermelo-Frankel, et, en 1964, P. Cohen 3 a montré que la négation de cette hypothèse était aussi consistante avec ce système, autrement dit, il a montré l’indépendance de l’hypothèse du continu. En métaphysique, la notion de continuité porte sur la question de savoir s’il y a de la continuité dans la nature, et a été élaborée principalement dans la philosophie de Leibniz

à l’âge classique (où elle fait partie de sa critique de l’atomisme) et, chez les contemporains, dans celle de Peirce 4, où elle désigne l’idée que le possible outrepasse toujours l’actuel. C’est ce que Peirce appelle le « synéchisme », et cette hypothèse est étroitement liée à sa conception réaliste des universaux et à l’idée que l’essence de la réalité est fondamentalement « vague » (« tiercéité ») : la continuité idéale est une possibilité inépuisable et créatrice inscrite dans la réalité. Claudine Tiercelin ✐ 1 Aristote, Physique, trad. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1999. 2 Gödel, K., « What is Cantor’s Continuum problem ? » (1938), in P. Benacerraf et H. Putnam, Philosophy of Mathematics, Selected Readings, Cambridge University Press, Cambridge. 3 Cohen, P., Set Theory and the Continuum Problem, Reading, Benjamin, 1964. 4 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), vol. 6, Harvard University Press, Cambridge, 1931-1958. ! ENSEMBLE, TIERCÉITÉ, UNIVERSAUX CONTINUITÉ Du latin continuatio, « succession ininterrompue » ; du verbe continuo, « faire suivre immédiatement ». MATHÉMATIQUES Caractère de ce qui est continu. Comme le note G. Granger, chez Aristote, le continu est présenté comme une spécification particulière du lien qui existe entre des parties d’un tout, lesquelles, outre qu’elles doivent être consécutives et contiguës, ont, de plus, leurs limites adjacentes communes 1. Telles sont donc les conditions nécessaires et suffisantes à la continuité. On devra rappeler que, pour le stagirite, la continuité est d’abord donnée dans la chose sensible et si le concept se déploie dans les mathématiques, c’est parce que la grandeur linéaire a la même structure que la durée et le mouvement, par nature continus. Deux modèles numériques s’imposent dans l’histoire des mathématiques comme représentant respectifs de la discontinuité et de la continuité, à savoir l’ensemble N (ou Z) des

entiers et l’ensemble R des réels. Les efforts pour maîtriser la continuité d’objets mathématiques nécessaires au développement de l’analyse se sont longtemps adossés à un donné a priori de cette propriété dont on tachait de restituer un rapport efficace avec les algorithmes bien établis sur les quantités discrètes. Ainsi en est-il de la méthode des indivisibles, qui sans « constituer » les grandeurs continues, devaient permettre de les atteindre. Pour Leibniz, « la discussion de la continuité et des indivisibles » constitue, avec celle « du libre arbitre et du nécessaire », l’un des « deux labyrinthes où notre raison s’égare bien souvent » 2. C’est dans la métaphysique de l’harmonie universelle et de l’entre expression des monades qu’il tentera de fonder une solution qui, il est vrai, lui permetdownloadModeText.vue.download 208 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 206 tra d’établir les algorithmes fondamentaux de la continuité mathématique classique, le calcul différentiel et intégral. Les grandes synthèses de Dedekind et Cantor, la première consistant en une codification du continu comme système opératoire de nombres (les réels), la seconde en une construction ensembliste de R, ont doté les mathématiques d’un concept de continuité rigoureux et axiomatiquement fondé. Depuis, on dispose notamment d’une définition précise de la continuité d’une fonction réelle, obtenue en un point x0, d’image y0 = f(x0) lorsque pour tout voisinage V de y0, il existe un voisinage W de x0 tel que f(W) soit inclus dans V. Deux obstacles se dressent toutefois contre l’illusion qui pourrait faire croire que l’on soit, ainsi, sorti du labyrinthe. Le premier tient au fait que la théorie naïve des ensembles est contradictoire et que des axiomes indécidables sont nécessaires à son usage, la seconde est bien exprimée par H. Weyl lorsqu’il note qu’« on ne doit pas oublier que dans le continu des nombres réels les éléments individuels sont dans les faits exactement aussi isolés les uns par rapport aux autres que, par exemple, les nombres entiers » 3. Les développements récents des mathématiques et de la logique prouvent assez la permanence et l’ouverture toujours actuelle de la discussion. Vincent Jullien ✐ 1 Granger, G., « Le concept de continu chez Aristote et Bolzano », in les Études philosophiques, 4, pp. 513-523. 2 Leibniz, G. W., Essai de Théodicée. 3 Weyl, H., « Das Kontinuum und 3 Monographien », trad. J. Bouveresse in « Weyl, Wittgenstein et le problème du continu », le Labyrinthe du continu, [line] J. M. Salanskis et H. Sinaceur, Springer-Verlag, 1992, p. 213. CONTRACTUALISME

Néologisme récent, utilisé pour désigner une réalité qui serait apparue au milieu du XVIIe s., avec les penseurs qui se réfèrent au droit naturel moderne. PHILOS. DROIT, POLITIQUE Tendance philosophique à faire du contrat la forme privilégiée des relations sociales, qui combine l’idée que la validité du contrat tient d’abord aux volontés des contractants, la valorisation du contrat comme moyen d’agir en toute connaissance de cause, ou manifestation de l’autonomie des volontés, et enfin l’idée que le contrat tend à devenir ou doit devenir la forme privilégié du lien social. La volonté et le contrat Selon Aristote, les échanges volontaires ne sont qu’une des formes possibles d’échange : il existe des échanges involontaires par exemple quand un voleur est contraint de réparer le dommage qu’il a causé à sa victime. Même quand l’échange est un contrat, la volonté a un rôle limité : entre un vendeur et un acheteur, la justice de la transaction dépend d’abord de l’égalité des choses échangées, et non de l’accord réalisé 1. Dans certains textes du Digeste (XIV, 7, 2, L, 16, 9), l’échange est réduit au contrat, mais la volonté conserve un rôle subordonné : un pacte nu (deux volontés qui se déclarent leur accord) ne suffit pas à créer une obligation ; le contrat exige toujours plus, des formes légales à respecter ou une équivalence des choses échangées. Pour Grotius, la volonté est déterminante : un pacte nu suffit à produire l’obligation 2 ; la validité d’un pacte ne dépend pas de la valeur éthique ou politique de l’accord réalisé. À ceux qui refusent aux hommes le droit de choisir la servitude, Grotius répond qu’« un peuple peut choisir la forme de gouvernement qu’il veut », et que « le droit doit être mesuré à partir de la volonté » 3. Hobbes inscrit cette évolution dans le vocabulaire : il y a contrat, c’est-à-dire « transfert mutuel de droit » sans que rien d’autre ne soit nécessaire que la volonté présente clairement exprimée des parties concernées. Un contrat peut être simple (en cas d’exécution immédiate de part et d’autre) ; il peut être un pacte mutuel, si on se contente d’échanger des promesses, ou pacte unilatéral, si une des parties s’exécute et se fie à la promesse de l’autre 4. Le rôle de la volonté est décisif : la justice de la transaction ne tient pas à « l’égalité de la valeur des choses sur lesquelles porte le contrat », car « la valeur de toutes les choses qui font l’objet d’un contrat est mesurée par l’appétit des contractants » 5. Le contrat, la transparence de l’action et

l’autonomie de la volonté Pourquoi valoriser ainsi la volonté des contractants ? Si le contrat est l’oeuvre de volontés conscientes de ce qu’elles font, on peut l’utiliser pour construire fictivement l’édifice politique exactement ajusté aux buts que les hommes cherchent à atteindre quand ils instituent des États : dans un contrat, on est censé agir en toute connaissance de cause. Ce dispositif inventé par Hobbes est mis en oeuvre par l’auteur du Contrat social : rigoureusement formulé, le problème politique admet une solution et une seule. À Rousseau revient l’invention de l’autonomie : grâce au contrat social, chacun n’obéit qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant 6. Cet idéal est absent chez les « contractualistes » antérieurs, même quand ils approuvent le bon sens de celui qui veut se gouverner lui-même (Hobbes) ou reconnaissent à l’homme le pouvoir de consentir à une loi dont il peut toujours s’écarter (Pufendorf, Locke) : consentir à un contrat ordinaire ou au pacte politique, c’est renoncer à une partie de sa liberté, et non se réaliser comme être autonome. Le contrat, forme privilégié du lien social Si le contrat sert l’autonomie et si cette dernière est la réalisation des valeurs humaines les plus hautes, il devient le principe du droit et une forme privilégiée de relation à l’autre : il faudrait « contractualiser la société ». Il faudrait, d’abord, légitimer l’ordre politique à partir de l’autonomie, ce que permettent les théories du pacte social. Il faudrait, ensuite, réduire autant que possible ce qu’il subsiste d’hétéronomie dans la pratique politique : si la loi, même votée par nos représentants, est toujours une intervention autoritaire de l’État, nous devons de plus en plus déterminer par contrat les règles qui nous concernent. ▶ La notion de contractualisme est un artefact souvent utilisé pour dénoncer ou pour célébrer certains aspects de la pensée moderne : tentation de reconstruire la société comme on construit une machine ; réduction de la société aux individus dont part la reconstruction ; culte de la volonté, éloge de l’autonomie. C’est se donner, avec le contractualisme, une histoire reconstruite pour les besoins de sa cause. Pour Grotius et Hobbes, la nature humaine, et non la volonté, est le principe ultime du droit. Construire en pensée l’État, c’est démontrer le droit politique, et non désirer la reconstruction planifiée de toute la société. L’autonomie visée par Rousseau est strictement politique. Il ne s’agit pas de remplacer le lien politique de la loi par le lien juridique du contrat : le citoyen downloadModeText.vue.download 209 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 207 devient autonome, parce que la séparation du législatif et de l’exécutif le contraint à préférer le bien commun à tout ce qui en lui est particulier (sexe, âge, métier, richesse, résidence, etc.). Jean Terrel ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1131 b 25 sq. 2 Grotius, Droit de la guerre et de la paix (1625), II, chap. 11, § 1. 3 Ibid., I, chap. 3, § 8, 2. 4 Hobbes, Th., Leviathan, chap. 14, pp. 132-142, Sirey, Paris, 1971. 5 Ibid., chap. 15, p. 150-151. 6 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, chap. 6 et 8. Voir-aussi : Archives de la philosophie du droit (t. 13), « Sur les notions du contrat », Sirey, Paris, 1968. Terrel, J., Les théories du pacte social : droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Seuil, Paris, 2001. CONTRADICTION Du latin contradictio, décalque du grec antiphasis, de anti ou contra, « contre », et phasis ou dictio, « énoncé ». La contradiction a été interprété de deux façons dans l’histoire de la philosophie. Formellement, elle est la fausseté même, stérile et propice, lorsqu’elle n’est pas aperçue, à l’introduction de raisonnements subreptices, ceux dans lesquels Kant voyait l’origine des querelles sans fin de la métaphysique. Ontologiquement, cependant, de l’agôn présocratique à la science de la logique hégélienne (tout comme dans la théorie kantienne de l’histoire), la contradiction est productrice de mouvement et de vie. Elle est même, pourrait-on dire, la forme normale des processus qui se font dans le temps. PHILOS. ANTIQUE Opposition de deux propositions ou énoncés dont l’une affirme ce que l’autre nie. On appelle principe de contradiction (ou de non-contradiction) le principe selon lequel deux énoncés contradictoires ne sont pas tous les deux vrais.

Même si c’est Aristote qui a le premier énoncé précisément le principe de contradiction, Platon, dans un passage du Sophiste, explique qu’une réfutation doit porter sur l’assertion d’une même chose à propos des mêmes objets et en même temps (230b-d), posant ainsi les conditions d’une contradiction. Dans la République (IV, 436b), il affirme à propos de l’âme qu’« il est évident que le même ne consentira pas en même temps à produire ou à subir les contraires selon le même et relativement au même », ce qui est une formulation du principe. Aristote définit la contradiction dans le traité De l’interprétation (17a33-37) et dans les Seconds Analytiques (I, 2, 72a1314) comme l’opposition entre deux assertions dont l’une affirme ce que l’autre nie. Il ne discute pas cette définition dans ces traités et n’y énonce pas le principe de contradiction. C’est en effet l’objet du livre gamma de sa Métaphysique 1, qui contient trois formulations du principe : logique, ontologique et psychologique. Selon la formulation psychologique, il est impossible de croire en même temps deux énoncés contradictoires (3, 1005b23-26). Selon la formulation logique, il est impossible que deux énoncés contradictoires soient vrais en même temps (6, 1011b13-14). Selon la formulation ontologique, « que le même en même temps appartienne et n’appartienne pas, c’est impossible pour le même et selon le même » (3, 1005b19-23). Le principe psychologique dépend du principe ontologique, qui entraîne le principe logique. Mais ce principe est indémontrable : pour Aristote, ceux qui en demandent une démonstration manquent de formation aux Analytiques car « tous ceux qui démontrent se rapportent à cette ultime opinion » (1005b32-34). En effet, toute démonstration suppose que l’on admette des prémisses : on ne peut donc pas à la fois refuser le principe de contradiction et en demander une démonstration car il faudrait pour cela accepter des prémisses non contradictoires. Aristote se contente donc d’indiquer qu’on peut réfuter ceux qui refusent le principe et qui en demandent la démonstration en leur montrant qu’ils ne peuvent pas parler sans admettre ce principe, car, dès qu’ils disent quelque chose, ils admettent que ce qu’ils disent a une signification et n’en a pas une autre en même temps, ce qui est une forme minimale du principe. Aristote réfute ensuite ceux qui récusent le principe dans le cadre du relativisme, comme Protagoras et Héraclite. Ce relativisme s’appuie sur des sensations contradictoires pour en tirer la conséquence que toutes nos sensations sont vraies et qu’il n’y a pas de substance. Ni nos sensations ni la réalité ne seraient donc soumises au principe de contradiction. Aristote récuse l’existence de sensations contradictoires (5, 1010b18-19).

Ainsi, pour Aristote, le principe de contradiction n’est pas un principe logique, mais il est d’abord d’ordre métaphysique car ceux qui refusent le principe refusent aussi la notion de substance. Le principe de contradiction ne doit être confondu ni avec le principe du tiers exclu, dont Aristote le distingue, ni avec le principe de bivalence (toute proposition est vraie ou fausse), qu’il semble bien rejeter dans le traité De l’interprétation (9, 19a36-39). Si les stoïciens n’ont pas formulé le principe de contradiction, ils ne le rejettent pas, puisque, selon eux, chaque proposition a une contradictoire, sa négative. Mais ils ont préféré formuler le principe de bivalence 2, qui entraîne le principe de contradiction. ▶ Le bien-fondé des arguments d’Aristote dans sa discussion du principe a été critiqué par les logiciens qui ont remis en cause ce principe, notamment dans les logiques plurivalentes, mais la discussion d’Aristote reste sur ce point la référence incontournable. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Aristote, Métaphysique, IV, in B. Cassin, et M. Narcy, la Décision du sens. Le Livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, Vrin, Paris, 1989. 2 Cicéron, Premiers Académiques, II, 95. Voir-aussi : Lukasiewicz, J., le Principe de contradiction chez Aristote, L’Éclat, Paris, 2000. ! ARISTOTÉLISME, MÉTAPHYSIQUE, TIERS EXCLU LOGIQUE, PHILOS. CONN. Situation créée par l’admission simultanée de deux propositions dont l’une est la négation de l’autre. Le premier philosophe à avoir affirmé qu’une proposition pouvait être vraie en même temps que sa négation est sans doute Héraclite, qui écrit : « Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas » 1. Aristote, au contraire, considère comme « le plus certain de tous les principes » qu’« il est impossible pour la même chose en même temps d’appartenir et de ne pas appartenir à une même chose sous le même aspect » 2. Le principe de non-contradiction défendu par Aristote a été downloadModeText.vue.download 210 sur 1137

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généralement retenu, au motif que d’une proposition et de sa négation prises ensemble, toute proposition peut être déduite (ex contradictione quodlibet). Demeurent cependant de nombreux cas où il semble qu’une contradiction puisse être acceptée sans qu’il en découle que n’importe quoi doive l’être également. Ainsi des propositions relatives aux objets inexistants, comme le cercle carré (à la fois carré et non carré), de celles qui sont en jeu dans un paradoxe comme celui du Menteur (la phrase « ce que je dis est faux » semble à la fois vraie et fausse), ou encore de celles qui contiennent des termes vagues, sans « bords » nettement définis (un adolescent est, et n’est pas, un adulte). La solution apportée au problème posé par des cas de ce genre consiste, le plus souvent, à « désambiguïser » les termes utilisés en introduisant quelque paramètre supplémentaire, dont l’explicitation est supposée montrer que la contradiction n’est qu’apparente : s’il est midi, et qu’il n’est pas midi, c’est qu’il est midi à ta montre, et qu’il n’est pas midi à la mienne ; si un adolescent est un adulte et n’en est pas un, c’est qu’il l’est en un certain sens et qu’il ne l’est pas en un autre sens. Compte tenu du caractère souvent artificiel de cette stratégie de « paramétrisation » (est-il si clair que le mot « adolescent » soit ambigu ?), une autre perspective est parfois adoptée, qui consiste à admettre la réalité de certaines contradictions, mais à éviter qu’elles « prolifèrent » : ce qui est alors en cause est le principe ex contradictione quodlibet, qui autorise à conclure n’importe quoi d’une contradiction. Les logiques, dites « paraconsistantes », dans lesquelles ce dernier principe fait défaut, sont aujourd’hui l’objet d’études très actives. Jacques Dubucs ✐ 1 Héraclite, Fragments (133 ; 49a), PUF, Paris, 1986, p. 455. 2 Aristote, Métaphysique, t. III (1005b 18-23), trad. J. Tricot, J. Vrin, Paris, 1970. Voir-aussi : Priest, G., In Contradiction. A Study of the Transconsistent, Dordrecht, Martinus Nijhoff Publ., 1987. Priest, G., Routley, R., et Norman, J. (éd.), Paraconsistent Logics. Essays on the Inconsistent, Philosophia Verlag, Munich, 1989. ! CONSISTANCE, FLOU (LOGIQUE DU) CONTRAINTE Du latin constringere, de cum, « avec », et stringere, « serrer ». En allemand, Zwang, du verbe zwingen, « comprimer », puis « forcer », « contraindre ». POLITIQUE

Violence employée contre un sujet libre pour lui faire faire quelque chose contre son gré. Dans sa théorie du Contrat social, Rousseau met en place une opposition forte entre l’obligation, qui est l’adhésion sincère du citoyen à la loi de l’État, et la contrainte, qui n’est que l’exercice autoritaire d’une force extérieure destinée à lui imposer les décisions du gouvernement. Le citoyen vertueux agit par obligation et reconnaît dans la volonté générale l’élément généralisable de sa propre volonté, au lieu que le simple sujet (celui qui, par exemple, survit dans les pays modernes) n’obéit qu’autant qu’on peut l’y contraindre. Aussi bien le risque de la contrainte dégage-t-il l’aspect moral des théories du contrat – l’adhésion au pacte social ne réclame pas seulement que se prononce le sujet juridique, mais bien que l’état des moeurs, des dispositions affectives du peuple rende inutile le recours à la contrainte. Sans le secours des moeurs, les lois ne peuvent probablement s’imposer que du dehors : « La loi n’agit qu’en dehors et ne règle que les actions ; les moeurs seules pénètrent intérieurement et dirigent les volontés. » 1. Mais ces indications permettent aussi bien de penser, en dehors du cadre des doctrines contractualistes, qu’il existe une forme de contrainte qui ne passe pas par l’exercice d’une violence effective, mais qui mobilise des techniques disciplinaires susceptibles d’obtenir l’intériorisation des normes, et l’expression publique de cette intériorisation : « Le pouvoir disciplinaire s’exerce en se rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire. » 2. André Charrak ✐ 1 Rousseau, J.J., Fragments politiques, XIV, [Des moeurs], 6, in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, t. III, Paris, 1961, p. 555. 2 Foucault, M., Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 189. ! AUTORITÉ, VIOLENCE PSYCHANALYSE Manifestation essentielle de l’efficience des processus psychiques inconscients et de leur déterminisme, qui forcent à penser, à agir, à créer des symptômes et à répéter, sans égard pour la volonté ni l’intelligibilité conscientes. Névrose de contrainte (Zwangsneurose, « névrose obsessionnelle ») et contrainte de répétition (Wiederholungszwang, « compulsion de répétition ») en sont deux figures exemplaires. De la suggestion posthypnotique à la névrose de destinée, en passant par les rites et rituels des névrosés de contrainte et des religions, la psychanalyse met au jour les figures de la contrainte psychique, individuelles et collectives. Elle en rend

compte par les processus défensifs, qui stabilisent des compromis psychiques entre la dynamique pulsionnelle, visant continûment à réaliser des souhaits déterminés, et la dynamique du Je, tentant de se conformer aux réalités. ▶ Le raffinement dans l’internalisation de contraintes externes – adaptation de l’espèce, éducation des individus –, qui crée la richesse du psychisme humain et de ses cultures, se paie par une exquise sensibilité à l’excès de contraintes, énergétique ou formel, pendant l’enfance : névroses, psychoses et perversions le démontrent. Michèle Porte ! ÇA, DESTIN, ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », RÉPÉTITION CONTRAT SOCIAL Du latin contrahere, lier avec. POLITIQUE Application de la notion de contrat par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent réciproquement sur certaines questions explicitement prescrites – la société civile, constituant, à l’âge classique, le fondement idéal du droit politique. Il revient aux écoles hellénistiques d’avoir introduit cette notion dans le champ de la philosophie politique (elle est absente chez Aristote qui n’y recourt pas pour fonder sa théorie de l’animal sociable). C’est la contribution spécifique d’Épicure de chercher dans la notion de contrat le fondement le plus ferme possible des relations sociales : il s’agit de montrer que tous les usagers y trouvent leur compte. Cette idée downloadModeText.vue.download 211 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 209 présente une connotation apparemment conventionnaliste ; mais Épicure ne recourt pas à la volonté des contractants, puisque seul importe leur intérêt réciproque : « La justice n’est pas un quelque chose en soi, mais, quand les hommes se rassemblent (...), un certain contrat sur le point de ne pas faire de tort ni d’en subir. » 1. L’ambiguïté se noue chez Lucrèce, sur la question de savoir si l’exposition du contrat est un récit historique ou une construction rationnelle. À l’âge classique, et après Hobbes en particulier, le mo-

dèle du contrat permet de comprendre l’association politique des individus réduits à leur dimension de sujets juridiques. La souveraineté tire toute sa légitimité des volontés individuelles de ceux qui s’y soumettent. Le contrat social désigne alors le moment où chacun a renoncé à ses droits pour les transmettre au souverain afin de protéger sa vie (Hobbes) et / ou ses biens (Locke). Il n’est pas absolument requis de donner à cette origine un sens historique – elle énonce surtout le fondement logique de la société civile : « L’union qui se fait de cette sorte forme le corps d’un État, d’une société, et pour le dire ainsi, d’une personne civile ; car les volontés de tous les membres de la République n’en formant qu’une seule, l’État peut être considéré comme si ce n’était qu’une seule tête ; aussi a-t-on coutume de lui donner un nom propre, et de séparer ses intérêts de ceux des particuliers. » 2. Les théories du contrat connaissent une reformulation originale avec Rousseau – les sujets ne contractent plus les uns avec les autres, mais chacun avec le souverain, qui est le peuple institué par le pacte lui-même : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne. (...) Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. » 3. Dans la mesure où chacun s’aliène entièrement à la communauté, la condition est égale pour tous et ne peut déboucher sur une nouvelle oppression. Chaque citoyen est soumis au même souverain dont il est membre. La critique essentielle adressée aux thèses contractualistes est formulée par Hegel et porte sur l’enracinement du pacte social dans les volontés en tant qu’individuelles. Tel qu’examiné dans la première partie des Principes de la philosophie du droit, consacrée au droit abstrait, le contrat social est révélé dans la pluralité des actes qu’il entraîne et qui ne comportent pas la médiation requise pour constituer l’unité réelle d’un tout. Hegel dénonce ce préjugé atomiste qui voudrait rendre compte de l’État selon le schéma d’une combinaison proportionnée des intérêts particuliers : « La nature de l’État n’est pas (...) le résultat d’un contrat, que l’on comprenne celui-ci comme un contrat de tous avec tous ou de tous avec le prince ou avec le gouvernement ». Les thèses contractualistes conduisent donc à « transposer les déterminations de la propriété privée dans une sphère qui est d’une nature toute différente et plus éminente » 4. On ne saurait rabattre l’État sur le modèle de la propriété, manifestation immédiate de la volonté individuelle. Ce serait perdre de vue la nécessité qui lui donne son statut de fondement : « C’est à l’État lui-même

qu’appartient d’accorder [à l’homme] la permission d’y entrer ou d’en sortir. Cela ne dépend donc pas du libre arbitre de l’individu et l’État ne repose pas sur un contrat, car le contrat suppose le libre arbitre. »5 Par la négative, l’idée de contrat social est ainsi révélée solidaire d’une conception libérale des relations sociales. André Charrak ✐ 1 Épicure, Maximes capitales, XXXIII. 2 Hobbes, T., De Cive, 2e section, chap. V, § IX. 3 Rousseau, J.-J., Contrat social, l. I, chap. VI. 4 Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, § 75. 5 Ibid., addition. ! ÉTAT, SOCIABILITÉ CONTREFACTUEL Calque de l’anglais counterfactual. LINGUISTIQUE Se dit d’énoncés conditionnels qui possèdent la forme suivante : « si P était le cas, Q serait aussi le cas », dans des circonstances où l’on sait que ce n’est pas le cas que P. Synonyme : énoncé conditionnel subjonctif. De tels énoncés posent un épineux problème d’interprétation. On ne peut pas les analyser à l’aide du connecteur d’implication matérielle « si P, alors Q » de la logique propositionnelle. Il suffit en effet que l’antécédent d’une implication matérielle soit faux pour que l’implication soit vraie. Or, l’antécédent d’un énoncé contrefactuel est faux par définition, mais cela ne le rend pas toujours vrai. L’analyse contemporaine la plus influente des contrefactuels est celle de D. Lewis 1, qui soutient qu’un contrefactuel « si P était le cas, Q serait le cas » est vrai si Q est vrai dans les mondes possibles suffisamment semblables au monde réel dans lesquels P est vrai. La difficulté de cette analyse réside dans la notion de mesure de similarité entre mondes possibles. Une telle notion semble présupposer celle de loi de la nature : des mondes semblables doivent au moins être soumis aux mêmes régularités naturelles. Mais l’analyse des lois de la nature fait elle-même appel, de façon centrale, au concept de contrefactuel. En effet, un critère essentiel per-

mettant de distinguer une simple généralisation accidentelle d’une loi consiste en ce que la seconde, contrairement à la première, peut justifier un contrefactuel. Pascal Ludwig ✐ 1 Lewis, D., Counterfactuals, Blackwell, London, 1973. Voir-aussi : Jackson, F. (éd.), Conditionals, Oxford University Press, Oxford, 1991. Kistler, M., Causalité et lois de la nature, Vrin, Paris, 1999. ! CONDITIONNEL, LOGIQUE, LOGIQUE MODALE, MONDE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE (PENSÉE) POLITIQUE Courant opposé au processus révolutionnaire de 1789. Parmi ses thèmes fondateurs, le premier est le rejet de l’idée de révolution, ou encore de « la révolution comme idée » – toute-puissance revendiquée de la théorie sur la pratique, de l’idée sur les faits. Les révolutionnaires ont voulu innover, renverser ce qui précède, mettre à bas les institutions et introduire dans l’histoire une ligne de fracture qui affranchit définitivement la société du poids de la tradition. Or, on n’indownloadModeText.vue.download 212 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 210 nove pas dans le domaine des choses politiques et morales. Selon Burke, auteur, en 1790, des Réflexions sur la Révolution de France, il faut même se flatter en la matière de ne faire aucune découverte, si l’on ne veut pas laisser à ses successeurs « une ruine à la place d’une habitation » 1. La tradition est ce qui donne aux institutions toute la force qu’elles peuvent avoir, et c’est bien plus dans la continuité assumée de leur histoire que dans le surgissement et l’imposition volontaire d’une idée abstraite que se loge leur vrai principe. Sous ce premier aspect, la contre-révolution joue donc clairement l’histoire contre la philosophie. Elle oppose le développement continu d’une société à sa recréation artificielle selon un dogme philosophique, le principal étant celui du contrat social pris comme moment politique inaugural, seuil séparant l’état de nature de l’état de société. Cela confère d’emblée à ce courant un triple caractère : un caractère religieux, qui réhabilite le préjugé ancré dans les moeurs contre le rationalisme hérité des Lumières ; un caractère empirique, qui dénie à la science du politique toute dimension a priori et qui l’astreint à prendre en compte les particularités historiques concrètes d’un État dans la définition des règles qui

conviennent à son gouvernement ; un caractère sociologique, qui rompt avec l’artificialisme et les présupposés individualistes impliqués par le contractualisme politique tel qu’il s’affirme depuis la Réforme et l’âge classique. Si on met l’accent sur la dimension empirique du propos, on voit le combat contre l’illusion législatrice et le volontarisme politique donner lieu à une valorisation de la jurisprudence comme « recueil de la raison de tous les siècles » 2, traduction de la régulation immanente du corps social telle qu’elle se produit dans la durée. En un sens pragmatique, très apparent chez Burke, l’activité législatrice est renvoyée à la convenance et à l’expérience. Réfracté dans la pensée allemande, ce thème empiriste s’articule à un thème d’origine préromantique : celui de l’unité organique du peuple, dont la vie propre s’exprime à travers ses coutumes et ses institutions configurées singulièrement et auxquelles on attribue un sens spécifique. C’est dans ce sillage que prend forme, avec Savigny, une approche indissolublement historique et nationale du droit, où l’histoire des règles juridiques et morales supplante le constructivisme théorique des constitutionnalistes et des codificateurs. Avec le rationalisme philosophique, c’est l’universalisme des Lumières qui est rejeté au profit d’un particularisme national. Mais cet historicisme est loin d’être univoque. En effet, le concept d’histoire varie sensiblement, selon qu’on l’interprète comme un recueil de faits, comme le développement d’un organisme vivant, ou encore comme la manifestation d’un dessein supérieur. En suivant cette dernière voie, la pensée contre-révolutionnaire s’éloigne sensiblement de la tradition empiriste pour rejoindre une pensée de type théologico-politique profondément enracinée dans le catholicisme. Chez Bonald et de Maistre, principaux représentants de cette tendance, l’historicisme se concilie avec le providentialisme sans pour autant s’annuler. Seules les conditions d’existence concrètes d’un État, ses composantes sociales, le jeu des intérêts et des forces en présence permettent de déterminer si la nature du pouvoir telle qu’elle est voulue par Dieu – la monarchie héréditaire de droit divin – peut effectivement parvenir à sa réalisation. Le tort des défenseurs classiques de l’absolutisme (Bossuet, Fénelon) n’a pas été très différent à cet égard de celui des révolutionnaires eux-mêmes. Les premiers s’attachaient à la définition abstraite des droits de la royauté, comme les seconds à ceux des sujets. Or, la leçon de l’événement révolutionnaire est que la royauté est, avant tout, une forme historique, qu’elle accède plus ou moins à la réalité de son essence, parce que cette essence elle-même n’existe qu’incarnée dans les faits et qu’elle n’est pas dissociable de la société concrète où elle tend à s’exprimer. C’est donc vers la société qu’il faut se tourner, comme vers la réalité objective, irréductible à la somme de ses composantes, où la volonté divine cherche directement à s’affirmer. Pour Bonald, son « principe constitutif » réside dans la triade « pouvoir, ministre, sujet », traduction sociale du dogme trinitaire. Par la voie théologique, une nouvelle philosophie politique tend à se formuler, qui coïncide exactement avec ce qui commence alors à s’appeler la « science de la société »,

sujet « le plus vaste et le plus important que l’homme puisse soumettre à ses méditations » 3. La vérité politique essentielle réside dans la structuration naturelle du corps social, ordre fixe et immuable de la totalité dont la dissolution est l’effet majeur de la rupture avec la tradition. Antihistorique, rationaliste et athée, la pensée révolutionnaire se devait aussi d’être individualiste, c’est-à-dire « anti-sociale ». Pour la même raison, elle s’avère despotique : aveugle à la nature sociale de l’homme, elle est contrainte d’engendrer un nouvel État au pouvoir exorbitant, puissance normative extérieure et exclusive s’appliquant uniformément et sans frein à des individus préalablement isolés. On voit ainsi s’amorcer une critique du pouvoir moderne, qui trouvera ses prolongements chez des penseurs libéraux comme Tocqueville. Mais, surtout, on reconnaît dans la pensée contre-révolutionnaire les prémisses d’une réflexion sociologique qui aboutira, avec Comte et Durkheim, à la fondation d’une science autonome. Cependant, dire que le pouvoir est social, ce n’est pas dire qu’il se dissipe dans la société. Ou encore, si une société peut être dite « constituée », ce n’est pas par elle-même, mais par la puissance supérieure qui agit en elle et qui l’organise intérieurement. La nuance est décisive. Elle affecte la référence contre-révolutionnaire au concept de société d’une profonde ambivalence. La véritable « volonté générale » est bien la volonté sociale, c’est-à-dire la volonté « du social », expression de la volonté divine. Elle n’est pas pour autant la volonté de la société, comprise comme l’ensemble des sujets sociaux. Autrement dit, la volonté sociale n’est surtout pas la volonté populaire. Entre les deux, une frontière passe, séparant nettement le particulier du général, les composantes subjectives du corps social de l’ordre qui le produit et qui le conserve dans son unité. Cet ordre, à l’inverse, suppose l’existence d’un « homme-pouvoir » 4, monarque dépositaire d’un pouvoir absolu, un et indivisible. Ainsi, si la pensée contre-révolutionnaire interdit de séparer le social et le politique, elle interdit aussi de dissoudre complètement le second dans le premier : car elle suppose que la société s’engendre et se règle politiquement à partir d’un point qui l’ouvre sur autre chose qu’elle-même, et sur lequel elle ne peut avoir prise sous peine de voir son unité disparaître. C’est ce point, aveugle par définition pour le corps social, mais à partir duquel il s’ordonne et s’éclaire, que de Maistre nomme « souveraineté » dans l’ordre temporel, « infaillibilité » dans l’ordre spirituel 5. La légitimité du pouvoir tient bien moins au contenu des normes qu’au fait normatif lui-même, c’est-à-dire à son existence comme pouvoir, sa vérité se révélant dans sa non-contestation. Car c’est « exactement la même chose, dans la pratique, de n’être pas sujet à l’erreur, ou de ne pouvoir en être accusé » 6. Dans ces conditions, l’erreur downloadModeText.vue.download 213 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 211 révolutionnaire fut simplement d’avoir voulu investir cette vérité, d’avoir cherché à briser la tautologie selon laquelle est

vrai ce qui ne peut pas être dénoncé comme faux. Dans cette perspective, la pensée contre-révolutionnaire se déplace du pôle présociologique vers un pôle politico-juridique, pour se concentrer sur une définition de la souveraineté en termes de pure décision, qui sera reprise au XXe s. par un juriste comme C. Schmitt. Mais on ne doit pas perdre de vue qu’elle naît de l’intention, apparemment contraire, et qui est tout aussi essentielle à la pensée républicaine, d’articuler étroitement constitution sociale et gouvernement politique, le paradoxe étant ici que la plus intime conjonction des deux instances fait surgir l’écart irréductible où le pouvoir souverain se fonde en dernière analyse. Bruno Karsenti ✐ 1 Burke, E., Réflexions sur la Révolution de France (1790), p. 120, trad. P. Andler, Hachette, Paris, 1989. 2 Ibid., p. 121. 3 Bonald, L. (de), Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), p. 103, Librairie A. Le Clere, Paris, 1854. 4 Ibid., pp. 172 et sq. 5 Maistre, J. (de), Du pape (1817), p. 27, Droz, Genève, 1966. 6 Ibid., p. 30. Voir-aussi : Lamenais, F. (de), Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le dix-huitième siècle et sur sa situation actuelle (1808), in OEuvres complètes, 12 vol., éd. Daubré-Cailleux, Paris, 1836. Schmitt, C., Théologie politique (1922), trad. J.-L. Schlegel, Gallimard, Paris, 1988. CONVENTIONNALISME Du latin conventio, de convenire, convenir. PHILOS. SCIENCES Mouvement de pensée qui apparaît dans le contexte de la crise de la science au tournant des XIXe et XXe s. Plusieurs scientifiques et philosophes sont conduits à repenser les conditions qui président à l’élaboration de la connaissance scientifique, en mettant l’accent sur la part de convention ou décision. À la fin du XXe s., les avancées de la science provoquent un sentiment d’insatisfaction à l’égard des diverses théories de la connaissance qui avaient été proposées. En effet, la découverte des géométries non euclidiennes met en cause l’unicité de notre notion d’espace. Et de nouveaux champs de phénomènes sont annexés par la physique mathématique. Ces pro-

priétés vagues ou insaisissables pour la perception naturelle que sont le chaud, l’électrique et le magnétique donnent prise au raisonnement mathématique et expérimental pour constituer la thermodynamique et l’électromagnétisme. En 1891, Poincaré proclame la nature conventionnelle des hypothèses géométriques ; en 1894, Duhem affirme le caractère global du contrôle expérimental. En posant l’existence de conventions ou, mieux, de libres décisions au coeur de la science, Poincaré coupe court au projet traditionnel de fondation : ni le synthétique a priori de Kant ni les faits généraux de Comte ne sauraient expliquer la nature de l’activité scientifique. L’analyse du contrôle expérimental effectuée par Duhem montre que la réfutation est moins simple que les classiques ne l’ont laissé entendre. Duhem condamne la technique de l’expérience cruciale et en vient à rejeter la méthode newtonienne des inductions. Le rapport des grands principes de la science avec l’expérience ne peut être qu’indirect : une signification empirique leur est conférée à travers toute une série d’intermédiaires théoriques. Se saisissant de ces thèses, Milhaud et Le Roy, deux mathématiciens venus à la philosophie, en donnent une généralisation : l’activité scientifique comporte une part non négligeable de création et de contingence. Et Le Roy d’appeler de ses voeux la constitution d’un programme qui formulerait un positivisme nouveau. Cette tentative ne manquera pas d’attirer l’attention des penseurs du cercle de Vienne. Mais ce qui distingue les conventionnalistes, c’est qu’ils nous proposent une analyse interne de la science sans verser dans l’exclusion de la métaphysique. Anastasios Brenner ✐ Brenner, A., les Origines françaises de la philosophie des sciences, PUF, Paris, 2003. Duhem, P., la Théorie physique : son objet et sa structure (1906), Vrin, Paris, 1989. Granger, G., « Vérité et convention », in Philosophia Scientiae, 1 (1), 1996, pp. 3-19. Le Roy, É., « Un positivisme nouveau », in Revue de métaphysique et de morale, t. 9, 1901, pp. 138-153. Milhaud, G., le Rationnel (1898), Alcan, Paris, 1939. Poincaré, H., la Science et l’Hypothèse (1902), Flammarion, Paris, 1968. MORALE, POLITIQUE

Position théorique des doctrines politiques selon lesquelles le lien social n’existe pas naturellement. Le lien social, pour les théories conventionnalistes, réside d’un contrat (comme chez Rousseau) ou d’une convention (selon Durkheim). Cette orientation soulève certaines difficultés méthodologiques, puisqu’elle tend à considérer la formation de la société à partir des individus isolés (réduits à leur dimension abstraite de sujets juridiques dans les doctrines contractualistes) : contre cette orientation, Marx adopte une position conventionnaliste tout en étant holiste. Plus concrètement, le conventionnalisme soutient que l’usage de la force collective contre les individus est soumis à la condition qu’une convention sociale, dont le statut est explicitement juridique, désigne les institutions autorisées à produire du droit et les conditions dans lesquelles elles peuvent légitimement s’exercer. André Charrak ! CONTRAT, DROIT, SOCIÉTÉ CONVENTION T Abréviation pour true en anglais. LOGIQUE Condition fondamentale d’adéquation d’une théorie de la vérité sémantique, selon Tarski. Dans son entreprise de construction d’une sémantique logique, Tarski 1 entend définir un prédicat de vérité pour un langage formel L. Une théorie de la vérité ne satisfait la « convention T » que si toute instance du schéma « S est vrai si et seulement si p » est dérivable dans L. « S » est une description d’une phrase du langage-objet L, et p est sa traduction dans la métalangue. Si nous étions incapables de dire sous quelles conditions S est vraie, nous ne pourrions pas dire quelle est la forme des phrases de L. Tarski considérait que la downloadModeText.vue.download 214 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 212 vérité ne peut être définie que dans une langue formelle, et pas dans une langue naturelle. ▶ La convention T est devenue centrale chez Davidson 2,

qui propose d’étendre la sémantique tarskienne aux langues naturelles, moyennant des contraintes sur l’indexicalité et le contexte. Tarski prend la notion de traduction pour acquise, alors que Davidson prend celle de vérité pour primitive, et cherche à définir à partir de la signification. Pascal Engel ✐ 1 Tarski, A., « Le concept de vérité dans les langues formelles », 1930. 2 Davidson, D., Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993. ! REDONDANCE, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION, VÉRITÉ CONVERGENCE Du latin cum vergere, « incliner ensemble vers ». MATHÉMATIQUES Une suite u converge vers I si, pour tout ε > 0, il existe n n0 tel que, pour tout n > n0, un – I < ε. Une suite de fonctions f converge vers la fonction f si pour tout x, f (x) converge nn vers f(x). Une suite de fonctions f converge uniformément n vers la fonction f si pour tout ε > 0 et pour tout x, il existe n0 tel que pour tout n > n0, fn (x) – f(x) < ε. La notion de convergence de séries est – de fait – à l’oeuvre très tôt en mathématiques ; la quadrature du segment de parabole par Archimède en est un exemple, la résolution du problème de De Beaune par Descartes au XVIIe s., en est un autre. Mais, longtemps, l’absence de méthodes infinitésimales satisfaisantes paralyse le développement de ce domaine de recherche. Leibniz, Wallis, Newton, Mercator s’engagent dans cette voie en découvrant d’importantes convergences (de limite π notamment) et les appliquant au calcul de surfaces et de volumes. Cauchy, vers 1820 donne toute sa rigueur à la définition de la convergence ; il est suivi par les du

Bois-Reymond, Abel, Dirichlet, Dedekind, Weierstrass, dont les travaux soulignent l’importance de l’idée de convergence uniforme. En probabilité, la notion de convergence est essentielle mais elle diffère de la notion classique : ainsi, dans la loi (faible) des grands nombres, la loi de probabilité de fréquence f , se concentre, converge, autour d’une valeur p ; n ici cela signifie qu’une distance fixée quelconque à p n’est dépassée qu’avec une certaine probabilité, qui devient petite si les épreuves sont en grand nombre. Vincent Jullien CONVERSATION Du latin conversatio, « fréquentation ». LINGUISTIQUE, SOCIOLOGIE Échange de propos, entretien. Selon son usage français ou anglo-saxon, ce terme n’a pas la même extension. En France, au XVIIe s., la conversation fut une forme majeure de sociabilité. Elle se développa en un véritable art pratiqué en des « salons » où l’on parlait littérature ou sciences 1. Par la suite, le terme s’appliqua à des entretiens ayant une finalité phatique. Dans son acception anglo-saxonne, le terme est synonyme de dialogue. Ainsi, Grice voit dans la conversation une forme de transaction rationnelle qui répond à un principe de coopération monnayé en quatre maximes : de quantité (ni trop ni trop peu d’informations) ; de qualité (sincérité) ; de relation (pertinence) ; de modalité (clarté). Le viol délibéré d’une de ces règles peut conduire à une implicitation conversationnelle, inférence pragmatique où l’interlocuteur rétablit le sens non communiqué 2. La conversation, comme pratique sociale, fait aussi l’objet d’analyses ethno-méthodologiques qui l’appréhendent comme rite d’interaction 3. Denis Vernant ✐ 1 Hellegouarc, H. J., Anthologie : l’art de converser, Dunod,

Paris, 1997. 2 Grice, P., « Logique et conversation » (1975), Communications, no spécial 30, Seuil, Paris, juin 1979, pp. 57-72. 3 Gumperz, J., Engager la conversation. Introduction à la sociolinguistique interactionnelle, Minuit, Paris, 1989. ! DIALOGUE CONVERSION Du latin conversio, « action de tourner, mouvement circulaire », « changement », « conversion religieuse » ; trad. du grec epistrophe. En allemand, Konversion. LOGIQUE Dans une proposition, interversion du sujet et du prédicat. En logique aristotélicienne, la conversion est l’opération par laquelle on infère d’une proposition donnée celle qui a pour sujet le prédicat de celle-ci et son sujet pour attribut. Pour être valide, cette inférence doit respecter la quantité des chacun des termes : de « tout A est B », on ne peut inférer « tout B est A », mais « quelque B est A » (conversion partielle ou par accident). En revanche, de « nul A n’est B », on peut légitimement inférer « nul B n’est A », et de « quelque A est B », « quelque B est A » (conversion simple). Michel Narcy ✐ Aristote, Premiers Analytiques, I, 2. PHILOS. ANTIQUE Chez les néoplatoniciens, le terme « conversion » désigne l’acte par lequel chaque hypostase se retourne vers son principe. Définie parfois comme le mouvement inverse de celui de la procession, la conversion en est indissociable dans la mesure où l’une et l’autre désignent les deux aspects complémentaires d’un même processus. La procession est le mouvement par lequel les hypostases : l’Un, l’Intellect, l’Âme, dérivent l’une de l’autre. La conversion désigne le retour sur soi-même qui permet à l’Âme de saisir qu’elle dérive de l’Intellect, et à l’Intellect qu’il a son principe en l’Un. Par la conversion, chaque hypostase procède d’elle-même, jouant un rôle actif dans sa propre constitution. La conversion atteste, en outre, la

présence de l’Un à tous les niveaux du processus ainsi unifié. Principe ou « puissance de tout », l’Un se répand par surabondance, et de lui procède un effet encore indifférencié. Mais parce que l’Un est aussi cause finale, cette procession downloadModeText.vue.download 215 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 213 s’accompagne nécessairement d’une conversion qui marque son arrêt et, par certains aspects, la parachève. L’effet se constitue comme un Être dans cet arrêt de la procession, ce recueillement vers l’Un-Bien ; il se détermine lui-même comme un Intellect connaissant par le regard rétrospectif qu’il porte sur son principe 1. En cela, l’Un est présent à l’Intellect, non dans son unité inconnaissable, mais comme multiplicité de Formes éternelles 2. Imitant l’Un, l’Intellect en participe et procède ainsi à sa propre constitution comme entité différenciée de son principe. La troisième hypostase, l’Âme, est, de la même façon, l’effet de la surabondance de l’Intellect et résulte de la conversion constituante qu’elle effectue vers ce dernier et par-delà lui-même, vers l’Un. La conversion est parfois décrite par Plotin comme une forme d’attraction exercée par l’Un vers le haut ou en direction du centre ; mais elle est aussi souvent considérée comme retour sur soi. Cette conception de la conversion s’appuie sur le fait que l’Un ne se perd pas dans la procession, qu’il est, par conséquent, toujours et partout présent, jusque dans l’âme individuelle. La conversion, dans sa dimension spécifiquement morale, est alors ce changement intérieur à l’âme, associé à la purification, qui fait l’âme vertueuse et qui lui permet de se libérer de l’emprise exercée sur elle par la matière ou non-être. Elle conduit progressivement l’âme à la contemplation, et même, par-delà l’acte de penser, à retrouver ce contact direct, de l’Esprit encore indifférencié, avec le Bien 3. Annie Hourcade ✐ 1 Plotin, Ennéades, V, 2 (11), 1. 2 Id., VI, 7 (38), 3. 3 Ibid., VI, 7 (38), 5. Voir-aussi : Aubin, P., Le problème de la « conversion », Beauchesne, Paris, 1963.

Dodds, E.R. (éd.), Proclus. The Elements of Theology, Oxford, 1933, 1963. Fraisse, J.-C., L’Intériorité sans retrait, lectures de Plotin, Vrin, Paris, 1985. Hadot, P., Plotin, Porphyre, études néoplatoniciennes, Les Belles Lettres, Paris, 1999. Moreau, J., Plotin ou la gloire de la philosophie antique, Vrin, Paris, 1970. Trouillard, J., La purification plotinienne, PUF, Paris, 1955. ! HYPOSTASE, NÉOPLATONISME, PROCESSION PSYCHANALYSE « Transformation d’une excitation psychique en symptôme somatique durable ». 1 Mécanisme de défense d’abord rencontré dans l’hystérie, la conversion a été isolée par Freud et analysée ainsi : lors du refoulement d’une représentation, la libido qui l’a investie s’en détache et innerve le corps en y créant un symptôme. Toujours symbolique, ce dernier présuppose une « complaisance somatique » et « donne expression aussi bien au but de souhait de la motion pulsionnelle qu’à la tendance à la défense ou à la punition du système CS » 2. ▶ « Saut du psychique dans l’innervation somatique que nous ne pouvons pourtant jamais suivre avec notre compréhension » 3, la conversion incarne des expressions de la langue (« J’en ai plein le dos ») et remet au jour les fondements corporels du système symbolique des langues. Benoît Auclerc ✐ 1 Breuer, T., Freud, S., Studien über Hysterie (1893-1895), G.W. I, « Études sur l’hystérie », PUF, Paris, p. 67. 2 Freud, S., Das Unbewusste (1915), G.W. X, « L’inconscient », O.C.F.P. XIII, PUF, Paris, p. 224. 3 Freud, S., Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose (1909), G.W. VII, « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », O.C.F.P. IX, PUF, Paris, p. 136. ! DÉFENSE, DÉTERMINISME, DYNAMIQUE, ÉNERGIE, REFOULEMENT COPERNICIENNE (RÉVOLUTION) ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES

Acte historique lié au tournant des XVIe et XVIIe s. par lequel le système entier des représentations du monde a subi un bouleversement inaugural. Utilisée sans doute pour la première fois par Kant afin de désigner par analogie une inversion des rapports entre le sujet connaissant et l’objet représenté 1, l’expression ne devient une catégorie historique précise qu’après les analyses de Th. Kuhn 2 et de A. Koyré 3. Concept central d’une lecture discontinuiste de l’histoire des sciences, qui oppose ici les notion de révolution et d’évolution (P. Duhem en est le plus illustre avocat 4) dans l’histoire des théories physiques, la « révolution copernicienne » désigne, chez Kuhn, le moment d’une rupture complète du paradigme associé à la science et au monde aristotélico-ptolémaïque. Ainsi, ce n’est pas seulement en astronomie que se fait ressentir, comme le montre Koyré à de nombreuses reprises, la destruction de l’univers fini et géocentrique au terme de la publication du De revolutionibus orbium caelestium libri sex, en 1543. Le bouleversement culturel et idéologique qui s’empare de l’Europe ne s’achèvera, il faut le noter, que lorsque, à la suite de Galilée et de Huygens, la conviction ou l’« opinion » copernicienne se verra confirmée par une théorie physique qui en sera comme la preuve. Géométriquement, en effet, rien ne peut départager les systèmes concurrents de Ptolémée, Copernic et Brahé. L’observation astronomique, de plus en plus précise et instrumentée au XVIIe s., aura tôt fait de montrer l’inanité du système ptoléméen. Mais c’est avec Newton et la publication des Philosophiae naturalis principia mathematica, en 1687, que se trouve confirmée l’affirmation copernicienne centrale : le double mouvement de la Terre autour d’un soleil central. Newton, en synthétisant les lois de Kepler, montre, en effet, que le seul système astronomique conforme à l’hypothèse et à la loi d’attraction est celui de Copernic. Ce qui n’était, au départ, qu’une réaffirmation de la doctrine antique d’Aristarque devient un corrélat nécessaire de la physique naissante 5. ▶ L’idée qu’il y ait une « révolution » copernicienne, galiléenne, cartésienne ou newtonienne, a été vivement débattue et se présente donc tout à la fois comme un problème qui concerne la méthode générale de l’histoire des sciences et le contenu même de notre connaissance de la science clas-

sique. Duhem pensait, et d’autres plus tard avec lui, que les « révolutionnaires » en science s’appuient sur les travaux qui les précèdent (en l’occurrence, l’école médiévale d’Oxford ou celle de la Sorbonne). L’épistémologie discontinuiste, qui a dominé la seconde moitié du XXe s., considère, au contraire, downloadModeText.vue.download 216 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 214 qu’une science nouvelle commence en instaurant une rupture radicale entre les outils nouveaux et ceux que l’on détruit. Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1968 (trad. Tremesaygues et Pacaud), Préface à la seconde édition. 2 Kuhn, T. S., la Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973. 3 Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, PUF, Paris, 1962. 4 Duhem, P., le Système du monde, Hermann, Paris, 1973. 5 Voir Szczeciniarz, J.-J., Copernic et la révolution copernicienne, Flammarion, Paris, 1998. ! PARADIGME COPIE Du latin copia, « abondance ». ESTHÉTIQUE Ce qui est fait à l’image d’autre chose ; dans les arts plastiques, pratique qui consiste à prendre comme sujet une oeuvre existante. On ne saurait parler de copie sans la référence à un original, mais quelle relation lie les deux entités ? Platon avait déjà perçu que la ressemblance recelait un double piège : en effet, si la conformité imparfaite qui varie avec le point de vue ne livre qu’une illusion sans consistance (Sophiste 236 bc), la ressemblance trop parfaite qui rivalise avec le modèle (simulacre) ne convient pas davantage car la bonne image doit respecter la distance entre ce qui est original et dérivé (Cratyle, 432 bc). Sa rectitude doit manifester un écart puisque l’imitation ne disparaît pas seulement lorsque fait défaut la fidélité envers le modèle mais aussi lorsque la copie devient le double de ce qu’elle imite, que ce soit dans la jonglerie verbale du sophiste ou l’illusionnisme pictural. C’est bien pourquoi le jeu ornemental du trompe-l’oeil (les raisins

de Zeuxis) ou le cas des fac-similés qui sont visuellement indifférentiables d’objets ordinaires (Boîte Brillo de Warhol) a exercé une telle fascination sur le questionnement esthétique. Il n’est pas non plus surprenant que la contestation moderne d’une problématique de l’origine ait débouché sur une réhabilitation du simulacre, promu vérité d’une société réduite à ses seules apparences (Baudrillard1). Dans le domaine artistique, la pratique de la copie a été longtemps solidaire du contexte de l’atelier et du besoin de diffuser plusieurs versions des oeuvres marquantes ou des gravures réalisées d’après leur modèle. Par la suite, elle a évolué vers un exercice pédagogique de virtuosité technique, à ce titre valorisé par les académies. Vidée de son rôle traditionnel par le déclin de la théorie mimétique et l’accent mis sur l’originalité et la spontanéité, elle fait cependant retour sur un plan mercantile, avec les procédés de reprographie à grande échelle et la fabrication de faux. ▶ Envisagée sous l’angle épistémologique, la réflexion sur la copie dépasse le simple problème de la reproduction ; elle conduit à nous interroger sur les conditions pertinentes d’authenticité d’une oeuvre d’art et en conséquence sur le statut ontologique qui lui revient. Jacques Morizot ✐ 1 Baudrillard, J., Simulacres et simulations, Galilée, Paris, 1981. Voir-aussi : Haskell, F., et Penny, N., Pour l’amour de l’antique (1981), trad. F. Lissarrague, Hachette, Paris, 1988. ! ONTOLOGIE DE L’OEUVRE D’ART, REPRODUCTION « Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? » COROLLAIRE Du latin corollarium, « ce qui est donné par-dessus, gratification ». LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Proposition qui dérive immédiatement d’une autre, par déduction logique. Il s’agit donc d’une conséquence formelle directe d’une proposition antécédente. La distinction entre un corollaire et un théorème, lui aussi nécessairement déduit, tient à un juge-

ment d’immédiateté et de simplicité. On rencontre ainsi le terme de « corollaire » lorsque la déduction concerne un cas particulier, établi à partir d’un théorème plus général. Par exemple, de la propriété pour un triangle isocèle d’avoir deux angles égaux, on tirera comme corollaire qu’un triangle équilatéral a trois angles égaux. Vincent Jullien CORPS Du latin corpus (racine indo-européenne krp, « forme »), « ensemble relativement stable et solidaire de parties et de propriétés ». Le statut du corps dépend dans la philosophie grecque de la valeur qui est accordée à la sensibilité : si pour Platon celle-ci correspond à une des deux directions possibles de l’âme, celle qui la détourne de l’Idée et la livre à la passivité, elle est au contraire pour Épicure ce sans quoi nous ne saurions accéder au réel ni trouver de règle de vie. La philosophie cartésienne distinguera l’ordre de la science, qui traite des corps comme de substances matérielles relevant des propriétés de l’étendue (physique mécaniste), et celui de l’existence, qui nous fait éprouver l’union intime de notre âme avec notre corps. C’est cependant la physiologie du XVIIIe s. qui s’efforcera de penser la causalité spécifique du corps vivant en la distinguant de la causalité mécanique (Kant). Le thème du corps vécu, ou du corps propre, ouvre avec la phénoménologie (Merleau-Ponty, Henry) une perspective nouvelle sur le statut du corps en tant que sujet. Les discussions actuelles sur le statut éthique et juridique du corps humain ne manquent pas de s’y référer. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. DROIT Dès l’Antiquité, substance se présentant à la perception comme un sujet (substrat) matériel qui oppose la résistance de sa forme et de ses propriétés (configuration spatiale, impénétrabilité, masse) aux modifications que lui imposent les rencontres avec les autres corps. C’est toutefois la question du statut et de la signification spécifiques du corps humain qui est au coeur des diverses approches philosophiques du corps. Le corps et l’âme dans la philosophie grecque Confortée par un certain usage de la langue, qui oppose le corps à l’esprit, une vue extérieure laisse penser qu’il y aurait dans la philosophie grecque, et en particulier chez Platon, une dépréciation du corps qui ferait fond sur sa matérialité. Faut-il rappeler, avec J.-P. Vernant 1, l’essentielle corporéité des dieux grecs, dont le corps humain exprime par sa forme et par ses qualités une image temporelle et déficiente, certes, mais positive au point de pouvoir signifier dans l’éclat de la présence la valeur et la vertu ? Il est vrai que Pythagore, creu-

sant l’opposition entre les biens du corps (qui ne s’obtiennent pas sans perte) et ceux de l’âme (qui ne cessent de s’accroître et de se communiquer sans perte), donne une portée philosophique aux conceptions ascétiques de l’esprit (l’esprit connaît toujours plus que ce qu’il apprend en son existence downloadModeText.vue.download 217 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 215 corporelle). Mais une lecture attentive de Platon montre que les célèbres formules du Phédon (le corps considéré comme une entrave, une prison, un obstacle à l’intellection) ou du Gorgias (le corps-tombeau) dénoncent moins la matérialité du corps (ou son infériorité) qu’une direction que prend l’âme lorsqu’elle se laisse prendre à une sensibilité qui la rive au corps. La dialectique platonicienne est ainsi méthode et expérience de l’affranchissement de la pensée par rapport à la doxa et à l’image qui donne à celle-ci présence et prégnance ; « envoyer promener le corps », c’est en effet s’efforcer de « saisir le réel »2 par un tout autre biais que celui de la sensibilité et de l’affectivité. « En lui-même, le corps n’est ni bon ni mauvais. »3 Dans le Gorgias, par exemple, la cuisine en tant que gastronomie n’est pas condamnée pour le plaisir qu’elle procure, mais parce qu’elle finit par prétendre se substituer à la médecine, comme le fard et la toilette par tenir lieu d’hygiène de vie. Ce qu’on appelle le dualisme platonicien pourrait bien signifier plutôt une opposition plus profonde, ou une hiérarchie, entre deux directions de vie, celle de l’activité propre au soi essentiel (« s’isoler le plus complètement en soi-même »4), d’une part ; et celle de la passivité, liée à la fascination pour le simulacre, ou le faux-semblant, d’autre part. En reprenant dans le Timée la question de la situation de l’être humain dans le cosmos, Platon insistera sur la signification essentielle de la structure même du corps humain, corps qui est le plus propre à l’âme, corps fait pour la vision et la compréhension. Lorsqu’il aborde en naturaliste la forme spécifique du corps humain, Aristote l’ordonne au désir en tant que principe ultime – et immanent – d’animation des êtres qui sont « par nature » ; si nos organes rendent possibles la technique et le langage articulé, c’est en vue de l’exercice de la raison dont l’horizon, au-delà de la délibération, est le savoir : « Tous les hommes désirent naturellement savoir ». Ainsi, l’étude de la sensation, et des diverses fonctions de la psyché humaine, en tant qu’elles impliquent des organes corporels, n’a de sens, pour Aristote, qu’à fonder une éthique : c’est dans la vie même, sous chacune de ses formes, que se trouvent indiquées les normes de vie. Le plaisir propre à l’homme est la mesure de la perfection de son activité. Dans la « sagesse » (phronesis), la vie atteint une forme de présence supérieure à toute autre, la présence à soi de l’âme, le bonheur de vivre impliquant un rapport essentiel à la vie elle-même, dans l’usage suprême de l’âme, la contemplation. Comment cette signification ultime de nos dispositions na-

turelles se retrouvera-t-elle dans la vie pratique ? Dans une éthique du bonheur lié au savoir-vivre, le sujet de l’action se découvre dans l’accomplissement des actions justes, et il éprouve la jouissance de s’y réaliser ; l’exercice de la vertu le reconduit à lui-même, existence corporelle qui se réalise dans l’action non plus comme nature, ou « être commun », mais comme existence propre, « être soi-même ». La nécessité, l’urgence même, de répondre au besoin vital de philosopher est sans cesse rappelée par Épicure, qui assigne cependant à la philosophie une tout autre signification que Platon et Aristote : thérapeutique des craintes et des errances des hommes, plutôt que réalisation en soi, dans la contemplation, de cette perfection propre de l’homme à laquelle notre nature nous destinerait. Le salut se trouve en effet, pour Épicure, non dans la conception anthropomorphique d’un ordre cosmique qui assignerait à chaque forme d’existence sa structure et son mouvement propres, mais dans la seule physique qui soit assurée de ses fondements dans la sensation, cette garantie unique et fondamentale de tout savoir sur la réalité des corps. Le décentrement épicurien a, en effet, deux significations conjointes : dans l’ordre de la connaissance des corps, en tant qu’ils impliquent de façon immuable, dans leurs changements par composition ou décomposition, l’existence des atomes, éléments et principes, avec le vide qui permet leurs mouvements ; dans l’ordre de la pratique de la droite raison (condition de la vie heureuse), en tant qu’elle enseigne, toujours en se référant aux sensations et aux sentiments, la certitude que l’âme elle-même est un corps composé d’atomes, « qui est disséminé dans tout l’agrégat constituant notre corps » 5. Si la mort est désagrégation du corps et dissipation de l’âme, qui s’en échappe « comme une fumée », dira Lucrèce 6, il n’y a rien à en redouter : elle signifie l’absence de toute sensation et de toute affection. Comment l’âme pourrait-elle être incorporelle si, pendant la vie, elle est capable d’agir et de pâtir ? Et que pourrait-on redouter pour une âme qui, en se dissipant, perd la possibilité de sentir ? L’impérissable, c’est l’atome ; partant, c’est la nature des choses corporelles qui est elle-même impérissable. Et il n’y a aucun autre pouvoir dans la nature que celui de l’atome pour produire aussi bien la pensée que la vie dans les corps. La sagesse et le bonheur ne dépendent que de cette pensée et du développement de ses conséquences. Approche cartésienne Le projet cartésien d’une science certaine et capable de réaliser sa maîtrise de la nature dans des techniques toujours en progrès ne pouvait que rompre avec cette conception téléologique du corps, et des corps : le modèle mécaniste évacue de l’explication des corps les notions d’âme animatrice, de forme et de vie. Les concevoir distinctement, c’est définir leur configuration spatiale et l’enchaînement des mouvements qui modifient leurs positions respectives ou celles de leurs parties. En établissant la réelle distinction des deux substances, l’âme et le corps, Descartes réduit la réalité de la première à l’acte de penser (entendre, vouloir, imaginer, sentir), et de la seconde aux propriétés de l’étendue (divisibilité, figure, mouvement). Son modèle mécaniste signifie que le point de

vue externe et analytique, qui considère le corps comme un assemblage de parties distinctes (partes extra partes) peut seul permettre de rendre compte scientifiquement du fonctionnement des organes (et du tout) comme autant de déplacements, la seule énergie à prendre en compte étant l’énergie motrice (dont l’origine serait la chaleur du coeur) : ce n’est plus une « âme » qui organiserait et dirigerait la machine, l’unité structurale et fonctionnelle du corps relevant de la complexité de la composition et des mouvements internes des composants. On ne peut pas reprocher à Descartes d’avoir négligé, d’un point de vue ontologique (qui excéderait les ambitions de la méthode et du mécanisme), la spécificité du corps vivant ; mais c’est seulement à propos du corps humain qu’il fait intervenir l’expérience, fondatrice de la pratique du vivant en tant que tel, du corps propre. Il revient, en effet, à l’affectivité, plus précisément au sentiment, en deçà de la distinction méthodique et réelle des substances, comme seul recours pour s’assurer de la réalité des corps. Et, dans un passage célèbre, qui sera médité par la phénoménologie, il montre que, sans ce sentiment d’« être comme un tout avec lui » (notre corps), dans le plaisir ou la souffrance, la faim ou la soif, nous ne saurions vivre et agir, puisque nous n’aurions pas de normes naturelles indiquant la différence entre la bonne et downloadModeText.vue.download 218 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 216 la mauvaise disposition de notre corps. Ainsi, l’enseignement de la nature nous avertit à la fois, par la sensation, de l’existence des corps extérieurs et des conditions de notre santé, et il nous enseigne les normes qui dérivent des fins vitales de nos dispositions corporelles. Deux ordres s’articulent donc sans se confondre jamais : celui de l’ordre vital (union des substances) et celui de l’intellect (distinction des substances). Si l’intelligence analytique doit bien procéder par modélisation, donc par fiction méthodologique, elle n’en souligne pas moins, comme par défaut, les différences qui résistent à la comparaison entre le modèle et le réel : supposons, remarque Leibniz, qu’on entre dans un vivant comme en un moulin, on n’y verra jamais que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception 7. Pour éviter l’écueil de l’anthropomorphisme, qui prête au corps animal des pensées et au fonctionnement organique une forme d’intentionnalité, faut-il négliger cette différence qui spécifie les corps vivants et qui prend forme d’intériorité sur un mode plus ou moins réflexif (jusqu’à ce degré supérieur qu’est la perception) ? De plus, comment penser, sans déroger aux exigences rationnelles de la science cartésienne,

cette tendance des corps vivants à solidariser leurs composants, à renouveler leur matière et à produire jusqu’à la mort, par formation, assimilation, information, cette communauté de parties différenciées jusqu’à l’individuation ? Le problème de la physiologie au XVIIIe s. La difficulté, comme l’a montré Kant, est de penser ce qui est l’analogue d’une oeuvre, mais sans concept ni projet (Nachbild ohne Vorbild) 8 : dès le végétal, la triplicité fonctionnelle minimale (coordination, subordination, régénération) sépare le corps vivant de l’automate, et traduit la présence en lui d’une causalité particulière ou d’une force formatrice (et non plus seulement motrice). Chaque partie étant à la fois moyen et fin pour les autres et pour le tout, l’unité du corps renvoie à un processus d’individuation et à un degré d’intégration et d’unification dont aucun modèle existant ailleurs ne saurait rendre compte. Le corps vécu Le caractère « autopoétique » de l’activité organique suggère fortement la prise en compte du corps non plus comme schéma spatial, assemblage disposé selon un plan et en vue d’une fin, mais comme un système d’action. Telle est précisément la perspective de Bergson, qui substitue aux schèmes spatiaux du mécanisme celui, temporel, de la vie, celle-ci se caractérisant par sa capacité à résoudre, par le mouvement même de son effectuation, les problèmes posés par la formation de la forme (de l’organisme et de ses organes) dans un milieu et à partir d’une matière déterminés. Soulignant l’irréductibilité du corps aux schémas de l’intelligence fabricatrice, cette conception du corps en fait un centre d’actions possible, la matière étant l’ensemble des images perçues en tant qu’elles sont rapportées à l’action possible du corps. S’appuyant sur la durée,

continuation positive du passé, la vie s’est faite comme un art de surmonter les obstacles et de triompher de la stabilité et de la pesanteur ; ce que nous enseigne notre mémoire, en effet, c’est qu’il y a en nous, en deçà de la conscience, une intuition de notre structure intérieure et de ses possibilités d’action et, au-delà, une compréhension de notre devenir. C’est ce qui rend possible l’apprentissage par l’exercice : « Un mouvement est appris dès que le corps l’a compris. » 9. Dans une optique différente, mais qui revient sur la centralité du corps, Merleau-Ponty souligne la vanité de toutes les tentatives de décrire et de penser le corps à une distance réflexive qui en trahit l’expérience première, celle d’une unité indissoluble de l’être corporel et de l’existence consciente. La phénoménologie aura pour tâche de retrouver ce « savoir de situation », caractérisé dans l’acte par toute la richesse du sensible, qui dépasse toujours ce qui est actuellement senti et aperçu : comment notre corps pourrait-il reconnaître le senti et l’exprimer s’il ne retrouvait pas dans les autres corps du monde la faculté expressive d’être visible, sonore, d’avoir une saveur, une consistance ? En deçà de la perception objectivante, il y a le corps propre comme existence, où « tout déjà demeure, toutes les possibilités et ébauches d’actions intentionnelles » 10. L’expérience du corps propre renvoie cependant à une dualité, déjà mise en évidence par Maine de Biran, à propos du sentiment de l’effort : celle qui résulte de la résistance du corps organique. M. Henry montre ainsi comment le vécu corporel manifeste la résistance du corps organique au corps subjectif et, en même temps, l’accès à la forme première de transcendance de soi dans l’effort, comme détournement de soi, de la pure ipséité et ouverture au monde 11. Le sujet n’est sujet que parce qu’il est « incarné », ce qui implique que le corps objectif soit « sien » tout en n’étant pas « soi-même ». Statut juridique du corps Le Code civil situe par principe le corps hors du domaine des choses, qui sont échangeables : le corps a le statut de la personne, c’est par lui qu’il peut y avoir contrainte ou violence, et c’est en lui que le droit rend la personne effectivement « inviolable » et « indisponible ». Le rapport du Conseil d’État de 1988 proclame « l’indivisibilité du corps et de l’esprit, du corps et de la personne ». Les lois de 1994 formulent les prin-

cipes d’inviolabilité et d’indisponibilité du corps humain. Juridiquement hors du commerce, le corps est inaliénable ; il ne saurait être objet de contrat, même en cas de consentement libre et éclairé des parties. ▶ Entre tous les corps, le vivant manifeste le plus haut degré d’autonomie qui soit, par la prévalence d’une forme qui révèle au cours de la vie son pouvoir interne (spécifique et individuel) d’information, d’intégration et d’organisation ; et là où l’individualité se manifeste au plus haut point, à l’opposé de la simple objectivité du corps spatial, lorsque le corps humain, corps par excellence, se donne un statut qui, au-delà de l’existence dans le monde, se confond avec celui du sujet, la forme d’unité que met en évidence la notion de corps devient celle, juridique et morale, de la personne. André Simha ✐ 1 Vernant, J.-P., l’Individu, la Mort, l’Amour, Gallimard, Paris, 1996. 2 Platon, Phédon, 65 c, Gallimard, Paris, 1991. 3 Platon, Lysis, 217 b, PUF, Paris, 1963. 4 Platon, Phédon, 65 c, Flammarion, Paris, 1991. 5 Épicure, Lettre à Hérodote, § 68, Flammarion, Paris, 1997. 6 Lucrèce, De natura rerum, III, 583. 7 Leibniz, G. W. Fr., la Monadologie, Delagrave, Paris, 1970, § 17. 8 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1993. 9 Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1990. downloadModeText.vue.download 219 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 217 10 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1976. 11 Henry, M., Philosophie et Phénoménologie du corps. Essai sur

l’ontologie biranienne, PUF, Paris, 1965. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1970. Aristote, Traité de l’âme, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1972. Bergson, H., Matière et Mémoire, Édition du Centenaire, PUF, Paris, 1970. Bergson, H., l’Évolution créatrice, PUF, Paris, 1970. Descartes, R., Méditations métaphysiques, Garnier-Flammarion, Paris, 1979. Henry, M., Philosophie et Phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, PUF, Paris, 1965. Kant, E., Critique de la faculté de juger. Leibniz, G. W. Fr., la Monadologie, Delagrave, Paris, 1970. Merleau-Ponty, M., le Visible et l’Invisible, Gallimard, Paris, 1964. Merleau-Ponty, M., l’OEil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964. Platon, Gorgias, Lysis, Phédon, Timée, Les Belles Lettres, Paris, 1983. Spinoza, B., l’Éthique, Garnier-Flammarion, Paris, 1965. Documents, actes et rapports : Du corps humain à la dignité de la personne humaine. Genèse, débats et enjeux des lois d’éthique biomédicale, direction C. Ambroselli et G. Wormser, CNDP, Paris, 1999. ! ACTION, ÂME, ASCÉTISME, BIOÉTHIQUE, CHAIR, GÉNÉALOGIE, INDIVIDU, MÉCANISME, PERSONNE « Le corps : ultime raison ? » PSYCHANALYSE L’intérieur par rapport à un extérieur. REM : le corrélat est l’interface entre les deux. Pour le fonctionnement autistique de la prime enfance, l’extérieur sont les soins maternels, sans lesquels il ne saurait subsister. Il est complété par l’hallucination de la satisfaction et par l’auto-érotisme, où la satisfaction des zones érogènes a lieu sur place. L’opposition entre narcissisme primaire anob-

jectal et relation d’objet primaire s’élucide grâce à la fronce de R. Thom et au copli 1. L’augmentation de tension produite par les représentants psychiques des pulsions nécessite de nouveaux mécanismes de défense. Selon le principe de plaisir, ce travail imposé au psychique doit maintenir les excitations au plus bas. Une issue est le renvoi vers le corps : c’est l’expressivité corporelle infantile précoce (cris et gigotements). Puis le moi se constitue par une « nouvelle action psychique »2 sous la pression de la réalité extérieure, selon le principe de réalité. L’interface entre intérieur et extérieur s’élabore : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection d’une surface »3 ; « Le moi est en dernier ressort dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui naissent de la surface du corps. Il peut ainsi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps à côté du fait [...] qu’il représente la superficie de l’appareil mental. » 3. Parmi les mécanismes de défense, le refoulement et la conversion renvoient aussi vers le corps la part du représentant de la pulsion qui n’a pu être traitée. Les autres troubles fonctionnels ont lieu sur le même modèle, utilisant les points d’appel somatiques liés à la complaisance somatique. Il reste les domaines de la psychose, avec la mélancolie et les maladies psychosomatiques, distinguées des précédents, car moins liées aux représentations inconscientes. ▶ Les étapes de ce que l’on peut appeler l’ontogenèse du corps – corrélatives de celle du psychisme –, qui persistent, excluent une doctrine simple du corps, construit en outre comme corps érogène. André Bompard ✐ 1 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF, Paris, 1994. 2 Freud, S., Zur Einführung des Narzismus, 1914, G. W. X, « Pour introduire le narcissisme. La vie sexuelle », PUF, Paris, 1969. 3 Freud, S., le Moi et le ça (1923), OCP XVI, PUF, Paris, 1996, pp. 255-301. ! CONVERSION, ENFANTIN / INFANTILE, MOI, NARCISSISME, PULSION Le corps : ultime raison ? Qu’il soit seulement reconnu comme la condition d’existence dans le monde d’un sujet dont la réalité propre, en tant qu’esprit, lui serait irréductible, ou qu’il soit

investi d’un tel pouvoir d’orienter les conduites et de se signifier en elles qu’il finisse par désigner l’instance originaire, le sujet de l’existence individuelle et la raison ultime de ses propriétés, le corps humain impose à la pensée l’épreuve d’une difficulté qui se déploie à différents niveaux d’analyse et d’expérience. La notion du corps, en tant que distincte de celle de l’organisme, semble, en effet, ne pouvoir être comprise que sur le mode d’une ambiguïté essentielle : origine manifeste de l’action, le corps apparaît en même temps comme relatif à son activité (corps actif et affecté, percevant et se mouvant, parlant, etc.). Le corps est l’être qui rend possible l’actualisation de l’intentionnalité dans des conduites effectives, mais celles-ci ne cessent en retour de le structurer et de déterminer sa disponibilité à de nouvelles conduites. Pour le sujet de ce corps, qui le saisit comme son propre corps, comme pour le droit qui a à statuer sur le corps, à l’époque où la disposition de soi peut prendre la forme aussi bien du refus des soins que du don d’organes, cette ambiguïté est exprimée par le rapport de possession : ni propriété d’un sujet (au sens où les choses peuvent l’être, en tant qu’extérieures à leur propriétaire), ni disponibilité absolue dans l’usage, la possession est à la fois libre disposition de son corps et inséparabilité de la personne et de son corps. Cette possession sui generis intègre, en outre, l’image de soi et l’usage de soi, ce qui implique malgré tout pour le sujet un pouvoir d’écart entre lui-même et son corps : celui-ci est, en partie au moins, déjà constitué, mais il reste disponible à diverses modifications, dans l’apparence ou dans les aptitudes, par ses possibilités indéfinies d’usage et d’exercice. Évaluer ce que la raison (dans la vie humaine, individuelle et collective) doit au corps, c’est, selon la tradition philosophique, repérer dans la configuration et le fonctionnement du corps humain ce qui rend possible la parole et la délibération (la vie politique), ainsi que le geste technique ; mais ce que révèle cette recherche, c’est moins la présence d’organes qui

livreraient à première vue leur fonction qu’un usage spécifiquement humain de ces organes – ce n’est pas parce qu’il a downloadModeText.vue.download 220 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 218 des mains que l’homme est intelligent, c’est parce qu’il est le plus intelligent des animaux qu’il a des mains, disait Aristote. La configuration du corps humain rassemble bien les conditions corporelles de possibilité de la raison, mais ces conditions ne se présentent pas à la vie du vivant comme des dispositions suffisantes et prêtes à l’emploi : elles expriment les problèmes que la vie a eu à surmonter au cours de l’évolution. À cet égard, la conception bergsonienne de la cérébration (passage du spinal au cérébral) comme acquisition d’une capacité d’affût chez l’animal, de détour et de prudence chez l’homme, met en évidence l’insuffisance du rapport fonctionnel qu’on voudrait établir entre la raison et le corps de l’homme ; Bergson considère le cerveau moins comme un organe de commande que comme un dispositif retardateur de la réponse, il n’est ni le sujet ni l’instrument unique de cette réponse. Le corps ne serait-il donc qu’un centre d’actions possibles, et le cerveau, un organe de pantomime au service de l’esprit, comme le soutient Bergson ? Son unité n’est-elle que par et pour l’esprit, qui le dépasserait infiniment ? L’autre option, consistant à faire du corps l’ultime raison de nos orientations, spirituelles autant que vitales, individuelles autant que collectives, et de nos pouvoirs comme de nos défaillances, en somme notre grande raison, comme dit Nietzsche, remet en cause d’un même mouvement la tradition spiritualiste et la conception fonctionnaliste du corps. Le corps, unité instable d’une multitude d’organismes, forme sans cesse renouvelée d’un ensemble de pulsions jamais entièrement soumises à un ordre qui les transcenderait, ne cesse de déjouer nos schémas explicatifs ; il excède infiniment nos discours. Mais s’agit-il seulement de destituer l’esprit de ses pouvoirs prétendus et de restituer à la pensée son appartenance à la vie du corps ? Comme le montre déjà la critique spinoziste du finalisme, le préalable à la reconnaissance de ce que peut le corps est la connaissance des origines corporelles des valeurs et des normes attribuées à l’esprit ; mais que le corps ait ses raisons (dans les conduites et les représentations qui semblent relever de la seule conscience) n’abolit nullement, mais renforce, au contraire, l’exigence éthique de qualification des diverses possibilités de vie liées aux états du corps. Seul un projet d’appropriation réfléchie de la normativité immanente au corps peut, en effet, donner un sens à la conception moderne du corps-sujet. La réflexion critique contemporaine sur le corps se trouve appelée à définir (ou redéfinir) le statut du corps, souvent dans l’urgence de choix éthiques et juridiques imposés par

la mise en oeuvre des nouvelles possibilités scientifiques et techniques d’intervention médicale en amont ou en aval de la vie biologique individuelle : assistance à la fécondation, à la naissance, à la souffrance, à la mort ; don et utilisation d’organes ou d’éléments et produits du corps humain ; statut des embryons. Le rapport entre la personne et son corps se trouve ainsi interrogé selon deux modalités de la possession qui s’imposent ensemble, inéluctables et contradictoires par certaines de leurs conséquences pratiques : la possession n’autorise-t-elle pas jusqu’à un certain point l’instrumentalisation de son corps ? Mais en quel sens cette possession exprime-t-elle, au contraire, l’intégrité et la dignité éminente de la personne ? En termes juridiques, comment la libre disposition de son propre corps est-elle compatible avec l’indisponibilité du corps humain assimilé à la personne ? En quel sens le corps peut-il être considéré comme le fondement de l’existence humaine ? L’INTELLIGENCE DU CORPS S i, comme le soutient Aristote 1, le caractère propre de l’homme est d’être capable d’avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, cette capacité ne saurait exister sans la parole, qui n’est pas à confondre avec la voix : tandis que celle-ci, destinée à exprimer la joie et la peine, se retrouve chez les autres animaux, l’homme seul dispose de la parole afin de dire dans le discours l’utile ou le nuisible et, par suite, le juste ou l’injuste. La raison s’enracine ainsi dans la nature politique de l’homme, qu’elle excède cependant par son rapport à la vie ; être vivant, c’est être déjà dans la vie, le seul choix possible portant non sur la vie elle-même, mais sur la meilleure manière de vivre, que la raison a pour vocation chez l’homme de saisir en toute clarté. À l’insensé, l’aphrôn, qui est hors de soi dans la mesure où il sort de la réflexion, s’oppose le phronimos, dont la sagesse n’est autre que la vie prenant conscience d’ellemême et de ce vers quoi elle tend. Être en état de sortir du faux (l’image, l’illusion, le rêve) et de satisfaire le désir de savoir, c’est pouvoir accéder à son être propre : le plaisir de vivre qui résulte de l’usage de l’âme dans la connaissance la plus haute exprime la vie véritable. Car c’est dans l’âme et par elle que s’accomplit le corps vivant. Encore faut-il que ce corps soit disposé à une telle vie, et qu’il y ait une correspondance entre les organes de la sensibilité, par exemple, et les sensations de l’âme, celles-ci trouvant leur sens et leur unité dans un sens commun où s’enracinent l’imagination et la pensée. Le dualisme de l’âme et du corps se trouvant ici dépassé grâce à l’usage de la distinction puissance/entéléchie (l’âme comme entéléchie d’un corps physique qui ne possède la vie qu’en puissance). Il est alors nécessaire de comprendre comment et en quel sens le corps humain possède en puissance cette vie qui nous est propre, cette vie qui peut atteindre sa perfection dans l’activité du phronimos, cet homme étant le plus humain qui se puisse rencontrer, par sa capacité à participer au logos jusque dans son savoir-agir ; la réalité humaine n’est pas seulement ordonnée à la science, elle comprend

aussi les choses à propos desquelles la délibération est possible, et requise. Tel est, en tout cas, le sens de la connaissance de la vie dans la diversité des vivants, de nous faire comprendre cette sorte d’intelligence de la vie qui spécifie les organes en fonction de l’accomplissement de l’activité qui lui est propre. Ainsi, le corps humain ne se comprend (et ne trouve son sens ultime) que dans l’accomplissement de l’activité la plus haute de son âme, qui participe au logos. Cependant, cette compréhension de la structure et de l’activité de la vie relève également, lorsqu’il s’agit de la vie humaine, d’une réflexion sur la pratique (réflexion de la pratique ellemême sur elle-même), comme domaine de la droite règle et de son application dans des conditions et des circonstances variables. Là où ces circonstances prennent une configuration imprévue intervient ce moment privilégié de l’action qu’est le kaïros ; c’est alors que la responsabilité de l’action est entière, pour un sujet qui n’est plus en mesure de s’appuyer sur un savoir-faire acquis par tradition et enseignement. C’est aussi un moment de jouissance aux deux sens du terme : possession et plaisir de rapporter à soi les actions justes qui s’accomplissent. Ce que confirme donc l’expérience de la vertu, dans l’accomplissement de l’action, c’est que ni la vie en général ni l’âme seule ne sont capables de vertu, mais un sujet qui est un corps animé, un corps en vie et en action, présent downloadModeText.vue.download 221 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 219 au monde et à lui-même : ce qui est en danger quand je me montre courageux, c’est moi-même, mon corps et ma vie. Il n’est pas d’homme vertueux qui n’ait à prendre sur lui-même et qui ne doive s’appuyer sur lui-même. Ainsi, l’exercice de la vertu ne va pas sans un ensemble de dispositions qui s’incorporent ; l’éthique ne s’adresse pas à un être désincarné, mais à un sujet qui s’est mesuré avec les choses et qui appréhende aussi sur un mode physique la résistance des choses. Être à ce que l’on fait, s’occuper avec soin de son oeuvre propre, cela ne va pas sans une certaine intelligence du corps ; et il faut entendre par là non seulement la compréhension intuitive de son propre corps que le sujet développe dans sa pratique, de façon immanente, mais aussi l’intégration par le corps lui-même des schèmes d’action et des mouvements qui contribuent à la réussite de l’action. Le grand mérite de la conception aristotélicienne du corps est d’avoir situé le principe d’organisation du corps dans l’activité : identifier ce principe à la Forme (l’âme), c’est lier l’unité, l’ordonnancement et la coordination des parties conçues comme des moyens (organon, « instrument ») à l’action, qui réalise les dispositions du corps (d’où la fameuse analogie : si l’oeil était un animal complet, son âme serait la vue). Sa limite se trouve cependant dans l’interprétation de la pluralité des formes, et donc des espèces de corps, dont la diversité se trouve ordonnée par la hiérarchie des activités : ce holisme est un hiérarchisme, et il est inséparable d’un principe téléologique pris dans un usage du jugement qui n’est pas seulement réfléchissant, mais aussi déterminant, pour reprendre

la distinction kantienne. Aristote définit, en effet, le corps humain comme le corps par excellence, le corps qui contient et dépasse toutes les formes d’intégration réalisées par les corps inférieurs (en lui, l’animal absorbe le végétal, et il est à son tour enveloppé et dépassé par l’humain). La configuration même de ce corps, son équilibre propre, sa verticalité renversent l’axe de l’être corporel végétal pour lui assurer la mobilité et l’autonomie la plus complète ; l’échelle des configurations traduit la prééminence virtuelle partout, mais enfin réalisée dans le corps de l’homme, de la puissance de l’âme (l’homme a des mains parce qu’il est le plus intelligent des animaux). À cette conception s’oppose celle de la science moderne pour qui l’intelligence scientifique et la maîtrise technique des phénomènes sont indissociables ; science dont la voie royale a été tracée par le mécanisme, dont il ne faut pas oublier qu’il dérive de la physique des machines. Le terme même de « mécanisme » vient du grec méchané, qui signifie à la fois machine et stratagème ; et le corps selon le mécanisme est d’abord caractérisé par l’ingéniosité de son agencement et de son fonctionnement. Cependant, pour établir un strict déterminisme dans l’étude des corps, pour prévoir et maîtriser les phénomènes qui nous intéressent parce qu’ils nous affectent essentiellement (défaillances organiques, maladies, vieillissement des organes des sens, par exemple), il est nécessaire d’exclure de la science des corps toute notion qui, de près ou de loin, évoquerait l’intentionnalité ; l’ingéniosité des corps renvoyant au mystère de la création, la science n’étudiera que le produit observable et analysable de celle-ci. Il faut donc concevoir le corps comme un assemblage, un montage mécanique, pour expliquer son fonctionnement et pour agir efficacement sur lui. Excluant de son objet la temporalité et l’intériorité, la science classique des corps s’interdit de comprendre les processus immanents de formation, qui ne seront mis en évidence que par l’embryologie. Ainsi, le mécanisme cartésien, en rapportant à Dieu la formation de ces corps analogues à des machines, ne libère pas la science de l’anthropomorphisme sans lui interdire l’accès à la compréhension du sens des phénomènes spécifiquement biologiques – d’autoproduction, de reproduction, de régulation, de vicariance, par exemple ; on ne ruse apparemment pas avec la nature sans la déposséder de toute ruse et de toute ingéniosité. C’est donc hors de la science, dans l’ordre du sentiment (dans l’expérience, vécue dans le plaisir ou dans la peine, de l’union de l’âme et du corps) que se connaît l’unité vivante et personnelle du corps propre, selon Descartes. Sentiment qui est comme un don, essentiel à notre vie (une institution de la nature, selon l’expression de Descartes), puisque sans lui nous ne serions pas instruits des normes naturelles indiquant la différence entre la bonne et la mauvaise disposition de notre corps, et nous ne saurions pas nous régler afin de nous maintenir en vie et en bonne santé. La difficulté reste bien, cependant, de penser le corps comme une totalité sans déterminer celle-ci par un principe hiérarchique qui, même interne, renverrait à un principe transcendant (la création des corps vivants, dans la pensée cartésienne) ; il s’agit plutôt de concevoir une forme de plu-

ralité qui accorde une certaine autonomie et une certaine hétérogénéité aux parties du corps, permettant l’ouverture des possibles à l’initiative du corps lui-même ; il s’agit aussi de comprendre la formation de ce dispositif dont les potentialités de régulation, d’harmonisation et d’évolution semblent devoir déjouer tous nos calculs, sans projeter sur elles les modèles d’intentionnalité qui viennent de la pratique de notre propre intelligence technique. Comment comprendre que ce corps vivant est dans et par son activité autre chose qu’une réalité physique dotée d’une intelligence (sur le modèle analytique et synthétique), et autre chose qu’un objet ? Comment penser cet « objet doué d’un projet », pour reprendre l’expression de J. Monod ? Et quelle spécificité accorder au corps humain, sans pour autant supposer de principe hiérarchique réglant la distribution des espèces idéalement et de façon intemporelle ? C’est la physiologie expérimentale qui a permis de tempérer, puis de modifier radicalement le modèle unitaire et pyramidal des corps vivants. Bordeu, Spallanzani, Haller suggèrent un modèle « fédéraliste » pour concilier les interdépendances organiques et la relative autonomie de chaque organe ; comme une communauté d’animaux, ou une ruche d’abeilles, selon la métaphore de Diderot 2, les organes participent à l’oeuvre commune par une sorte de fédération. Le cerveau lui-même va cesser d’exercer un pouvoir despotique pour assurer une fonction d’équilibre entre ce qu’il reçoit et ce qu’il rend, entre la sensibilité et la motricité ; il est essentiellement « sensori-moteur ». Le corps pourrait-il avoir, en tant que vivant, et tout en étant composé en dernier ressort uniquement d’éléments matériels, son propre mode d’unification et de mise en oeuvre de cette collectivité d’organes, de tissus, de cellules, qui le constitue ? Avant même que ces composants soient connus, la question prend forme dans le cadre d’une réflexion sur la causalité qui caractérise la formation, le développement et la reproduction d’un organisme ; il doit bien y avoir un processus de corrélation, immanent à la totalité, et qui tient lieu de Forme ou d’idée du tout. La difficulté, comme Kant l’a montré, est ainsi de penser le corps vivant comme l’analogue d’une oeuvre, mais sans concept ni projet (au sens où une idée présiderait à sa réalisation) ; s’agissant d’un être qui s’organise lui-même downloadModeText.vue.download 222 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 220 selon une finalité interne (chaque partie est à la fois moyen et fin à l’égard des autres), il faut se détourner du modèle de l’automate (composé de parties juxtaposées), et donc des concepts de l’intelligence fabricatrice, pour pouvoir reconnaître une forme de production et d’organisation originale, caractérisée par une triplicité minimale, déjà présente dans le végétal, coordination, subordination et régénération, triplicité relevant d’une force formatrice irréductible à la force motrice.

À la rationalité technologique du modèle cartésien de la commande par un dispositif ou une liaison mécanique se substitue donc celle, politique, de l’institution progressive d’un ordre lié à la communauté de formation et d’activité ; ce n’est donc pas non plus dans l’ancien modèle politique de type monarchique et hiérarchique qu’on trouvera le schème permettant de comprendre le corps, mais dans l’expérience d’une société républicaine, caractérisée par la détermination de l’activité et de la responsabilité de chaque membre par l’idée du tout, en tant qu’il implique corrélation, génération et régénération. Dans un vivant, cependant, il s’agit d’autre chose que de la constitution d’une volonté ; on parlera plutôt d’orientation ou de sens des processus, de tropisme, de tendance. Il faudra donc reprendre la question de la spécificité du corps humain selon une perspective nouvelle. En quel sens peut-on dire que dans chacun des règnes il existe différents degrés d’unification et d’intégration ? « Le vrai corps, écrit Fr. Dagognet, ne tolère ni les divisions, ni l’essaimage direct, ni la restauration complétive. Chez les mammifères s’estompe, au fur et à mesure qu’on s’élève le long de l’échelonnement animal, ce sourd dynamisme supplétif [...]. Mais avec le corps de l’homme, aux organes plus intégrés encore, cessent les reliquats de ce végétatif : il bénéficie de la propriété d’inséparabilité. Il est muré en quelque sorte dans son identité. »3 L’embryologie confirme pleinement cette perspective, en imposant une dialectique de la segmentation et de l’enchevêtrement, de la différentiation et de l’unification. Les organes, une fois formés, ont complètement effacé la disposition première, parcellaire, segmentée ; la complexité des structures et des activités éloigne de la mosaïque que suggèrent encore certains végétaux. Mais un tel processus de formation ne va pas sans une mémoire qui dépasse l’espèce et qui implique une certaine continuité, une certaine forme d’unité qui corrèle les vivants. L’individuation doit être pensée sur fond de participation à une commune évolution. Au plus haut degré d’évolution, le corps de l’homme exprime la plus forte intégration possible ; l’identité ne se situe pas seulement dans le tout, mais au coeur même de chaque élément. Le développement actuel des possibilités de greffes, loin de remettre en question cette spécification du corps humain, lui donne un éclairage expérimental : soit il s’agit d’introduire un tissu (osseux, par exemple) qui ne reconstitue pas par lui-même l’organe lésé, mais provoque une reconstruction qui se terminera par la dissolution de l’élément étranger ; soit il s’agit de suppléer l’organe défaillant ou perdu en luttant indéfiniment contre la physiologie du rejet. L’apport fondamental de la physiologie a été de modifier de façon décisive le rapport de l’intelligence scientifique à son objet lorsque cet objet présente les caractéristiques d’un corps vivant ; savoir que par son individualisation ce corps résiste toujours pour une part aux protocoles expérimentaux qui reposent sur une comparaison entre corps, par addition ou soustraction d’une variable, ou sur une comparaison de

deux situations différentes et successives d’un même corps, c’est prendre en compte l’irréversibilité d’une histoire, l’irréductibilité d’une constitution individuelle qui relève de façon significative d’une intériorité biologique. Savoir que l’expérimentation est nécessairement, à la lettre, factice, c’est se donner l’obligation de retrouver, dans l’interprétation des phénomènes, le sens qu’ils ont pour ce corps vivant en tant que sujet. Grâce à son concept de milieu intérieur, qui renvoyait pour lui à une véritable création de l’organisme, spéciale à chaque vivant, Bernard a eu l’insigne mérite de réussir à dépasser les représentations anthropomorphiques du corps, qu’elles soient finalistes (une république d’artisans) ou mécanistes (une machine sans machiniste) ; au lieu d’assimiler les organes à des instruments, à l’image des relations que le corps humain entretient avec le monde extérieur, le biologiste doit prendre en compte le caractère autopoétique de l’activité organique, le fait qu’elle ne relève ni de la logique ni de l’analyse instrumentale des situations. G. Canguilhem souligne avec force cette originalité requise par une compréhension véritable du corps vivant : « Il faut abandonner cette logique de l’action humaine pour comprendre les fonctions vivantes. » 4. La notion de fonction biologique implique déjà par ellemême un écart par rapport à la conception mécaniste ou physicaliste des corps ; une fonction a un sens biologique qui correspond à la solution d’un problème. Si la vie est « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », selon le mot de Bichat, les fonctions vivantes ne seront compréhensibles que par une pensée authentiquement biologique, c’està-dire attentive aux enjeux et aux normes qui s’imposent à la physiologie de l’organisme, du point de vue de l’organisme lui-même, en tant que sa situation vitale dans son milieu se présente comme problématique. Quelle différence y a-t-il entre le sens du problème que possède le corps et la logique de l’action humaine ? Tandis que celle-ci invente des problèmes afin de contourner les obstacles que notre intelligence rencontre et formule (d’où le mécanisme comme modèle explicatif et comme stratagème), dans le corps lui-même la vie s’incarne comme art de résoudre les problèmes, ceux-ci n’étant jamais posés sans leur solution. Ce paradoxe, développé par Bergson, constitue sans doute l’une des approches les plus fécondes de l’organisation corporelle vivante. La construction de celle-ci est, en effet, à la fois position de problèmes et solution, si l’on veut bien comprendre que son fondement n’est pas un acte mécanique d’assemblage qui fixerait les propriétés structurales et fonctionnelles du tout à partir d’un concept, mais la durée concrète qui se définit dans le vivant par l’ensemble des transformations qui s’opèrent en lui, dans une continuité indivisible. Partant du principe que c’est la spatialisation du corps qui rend insoluble pour l’intelligence le problème de la possibilité de l’organisation vivante, Bergson propose d’utiliser les schèmes temporels concrets, et non plus spatiaux et abstraits, de l’expérience pour penser la vie, avant même de statuer sur la matière et le mécanisme, qui relèvent des formes exten-

sives et abstraites (en tant que compositions de l’intelligence fabricatrice) de la réalité. La compréhension de la durée relève ainsi, à la différence de la pratique fabricatrice, liée à la disposition spatiale d’éléments homogènes partes extra partes, d’une expérience de la continuation ; l’esprit, en retrouvant le sens de son propre effort, se dispose à retrouver dans l’intuition de la durée le downloadModeText.vue.download 223 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 221 fondement de cette construction continuée qui fait la chaîne des vivants. L’évolution, de même que la croissance, nécessite une certaine durée ou continuité de vie qui intègre l’hétérogénéité des moments, de façon irréversible, l’altération étant en même temps devenir et formation : « La vie se fait, sans compter, et sans se demander “ce qu’elle aurait pu faire”, ni si ce qu’elle fait a le droit d’exister. » 5. Un corps vivant est donc une totalité prise dans et sur cette durée, une individualité composée de parties hétérogènes et coordonnées, et dont la vie, précisément, consiste à découvrir sans cesse de nouvelles virtualités en les actualisant. Ouvert à la durée, le vivant ne l’enregistre pas sans y prélever de quoi se transformer. Chaque moment concentre dans son indivisibilité tout le perçu, tout l’éprouvé, tout en intégrant ce que le présent y ajoute de nouveau ; moment original et forme originale d’une histoire singulière, où rien ne se répète réellement. Le temps du corps vivant est ainsi constitué de continuité et de renouvellement incessant, participation de tout le passé à la résolution de problèmes toujours nouveaux. Conservatrice et créatrice, l’évolution s’appuie sur la transmission de la vie, sorte de courant qui va d’un germe à un autre par l’intermédiaire d’un organisme développé 6. Et, en un sens, à propos, cette fois, de l’apprentissage, nous retrouvons transposée dans le corps même la distinction que Bergson établissait entre intuition de la durée et intelligence analytique et spatialisante : dans la répétition active, celle de l’effort, chaque nouvel essai appelle l’attention du corps sur un nouveau détail, le situe par rapport aux gestes appris, l’intègre à la compréhension de la structure intérieure du mouvement ; après avoir décomposé l’ensemble, la répétition le recompose. En somme, elle « parle à l’intelligence du corps » 7. LE SUJET DU CORPS ET LE CORPS-SUJET L a conscience se voit ainsi comme engagée dans un corps dont elle paraît bien dépendre. Quelle est la nature de cette dépendance ? Bergson part de la disproportion entre l’immensité de la mémoire (individuelle et générique) et le fonctionnement du cerveau. Toujours en excès par rapport à ses représentations actuelles, l’imagination nous dote d’une ubiquité virtuelle. Quel est donc le rôle du corps ? Il n’est tout d’abord qu’un centre d’action : il reçoit et il restitue des mou-

vements. Et, dans ce centre d’action, l’axe nerveux a pour fonction de recevoir des excitations et de les prolonger en mouvements. Tandis que la moelle épinière permet à l’excitation de se réfléchir en réaction motrice, le cerveau, lui, joue un rôle de retardateur ; il ajourne la réponse. Des capacités d’affût et d’attente se développent ; la puissance de s’abstenir initie, dans la cérébration, l’ouverture à l’imprévisible : prudence, rancune, prévision, promesse deviennent donc possibles, et, avec elles, l’expérience réfléchie, qui libère une immense capacité à emmagasiner l’énergie et l’information apportées par les impressions afférentes et à les dépenser au-delà des besoins présents. Tout en prolongeant la fonction spinale de réaction, le cerveau nous fait gagner du temps ; il nous ouvre la possibilité de la création et de la liberté. Instrument de sursis et de liberté, le cerveau assure, selon Bergson, une fonction de mise en scène, de pantomime de l’activité spirituelle ; il permet à cette activité de prendre figure, de se symboliser. Ne sommes-nous pas conduits de nouveau à une forme de dualisme ? Faut-il admettre que le sujet du cerveau transcende le corps ? En déterminant le rôle du cerveau comme mise en scène du spirituel, Bergson entend plutôt insister, loin de tout dualisme ou parallélisme, sur l’élasticité infinie du fait spirituel, qui est apte virtuellement à égaler l’univers et qui est totalité, tandis que le fait cérébral, pris dans l’actualisation, reste limité et partiel, ne jouant à chaque moment qu’une expression parmi l’infinité des possibles qu’implique le fait spirituel. Bergson attaque ainsi de front le réductionnisme, récusant, par exemple, l’idée de localisation cérébrale, réfutant l’hypothèse des centres d’images. À propos de l’aphasie, il montre que l’action du cerveau est liée à la fonction des mots, non au souvenir même (la première peut être atteinte lors d’une lésion, sans que le second disparaisse) ; le souvenir, comme fait spirituel, est totalisation – tout autre chose que les innombrables occurrences visuelles ou auditives qui participent à la mémorisation des formes (mots, figures...). Lésions et localisations cérébrales sont ainsi des déterminations spatiales, tandis que la fonction, elle, est temporelle ; sans organe, la fonction est impossible, mais cela ne signifie pas qu’elle ait son siège dans l’organe. C’est en ce sens que la pensée excède le cerveau ; mais on pourrait en dire autant de la vie : vivre, c’est se dépasser perpétuellement, c’est découvrir en soi plus de ressources et de réponses qu’en attend la situation présente. Le rôle du corps ne sera plus seulement de disposer à l’action, mais aussi de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Car l’esprit ne se réduit pas à l’action ; ce n’est pas parce que nos mouvements impliquent une sélection des représentations et des mouvements appris que les souvenirs ainsi refoulés disparaissent. Est-ce une nouvelle façon, plus subtile encore, de réhabiliter le dualisme ? Mais n’est-ce pas parce que le statut matériel du corps n’a pas été explicité que cette question des rapports entre l’esprit et le corps fait retour en ces termes ? Ne faut-il pas penser la matérialité en s’affranchissant de la notion géométrique de la spatialité comme extension divisible en parties séparées les unes des autres ? Bergson, reprenant la notion de matière à partir de l’intuition de la durée concrète, met

l’accent sur la continuité réelle qu’elle implique ; il s’agit de retrouver, en deçà des représentations spatiales de la matière, l’expérience perceptive du mouvement. Il faut penser ici à l’interaction incessante entre les corps pour se représenter la forme de totalité que constitue la matière ; plus fondamentalement, avec l’intuition de l’étendue concrète, la conscience retrouve dans la matière le mouvement réel, la durée et la mémoire. Entre esprit, vie et matière, il n’y a pas opposition, mais continuité. La matière comme plus bas degré de l’esprit, le corps comme forme de conscience qui réduit l’activité de l’esprit pour fournir à l’action l’appui de l’habitude et de la motricité. Mais d’où vient l’image de la distinction des corps si ce n’est du corps vivant lui-même et de l’intériorité qui l’individualise ? Sans doute l’origine des divisions (en zones, en territoires, en directions) opérées par l’intelligence analytique dans la continuité réelle du changement se trouve-t-elle dans la détermination par les besoins des moyens de satisfaction, en termes d’actions délimitées à réaliser successivement, et d’objets séparés à disposer selon un usage préétabli. Mais ce découpage n’est possible qu’à partir de l’expérience originaire du corps individuel, en tant qu’il se saisit lui-même comme distinct de tout ce avec quoi il est en relation. Cette expérience de l’intériorité par laquelle la vie se reconnaît elle-même, Descartes l’avait caractérisée comme celle de la conscience affective : dans la souffrance et le plaisir s’éprouve la réalité irréductible de l’union qui fait de l’homme downloadModeText.vue.download 224 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 222 réel non pas seulement une âme unie à un corps (ce qui maintient la distinction des substances, telle que l’exige la science de l’entendement – d’où la conception mécaniste des corps), mais aussi, plus fondamentalement, un sujet qui est un tout avec son corps, un être qui ne peut, dans le sentiment, se distinguer de sa chair, et qui ne se connaît qu’en éprouvant, dans sa chair même, les affections par lesquelles il connaît l’existence et les existants (à commencer par les corps). Pour Maine de Biran, le fait primitif est précisément le sentiment initial d’effort propre par lequel je saisis ma réalité effective s’accomplissant par la mise en oeuvre du corps, dans la motricité et la sensibilité ; expression, langage et pensée en dépendent. C’est dans le sentiment d’une action ou d’un effort voulu que le sujet identifie son existence individuelle, et c’est en lui que commence la personnalité. En effet, l’effort est un mouvement qui ne m’éloigne pas de moi, mais me révèle à moi-même. L’expérience constitutive du sujet est ainsi l’expérience éminemment subjective du corps propre. Il ne faut donc plus considérer, sauf par abstraction provisoire (en vue d’une action technique sur lui), que le corps puisse être connu par exploration externe, comme le croyait

Condillac, pour qui la main découvre le corps par une succession de sensations de solidité ; l’expérience de l’effort est, à la différence de cette exploration externe, celle d’une immanence du sujet à son corps. Merleau-Ponty parle d’une fusion de l’âme et du corps dans l’acte 8. Ce qui est décisif dans une telle notion, c’est qu’elle introduit la temporalité et l’historicité dans la description des modalités de cette immanence ; l’existence biologique du corps ne saurait se faire existence personnelle sans une structuration temporelle. Dans l’action, le corps propre assume une certaine configuration du monde autour de lui (configuration de personnes et d’objets qui appellent certaines attitudes et certains mouvements) en fonction de son histoire ; dès la perception, le corps propre recueille ce qui est de l’ordre du sensible, il s’en imprègne. Ce qu’Aristote appelait l’acte commun du sentant et du senti pour définir la sensation, implique cette participation du corps et du monde, qui s’élabore à travers une histoire ; en deçà de la perception objectivante, en deçà même de la proprioception, il y a le corps propre comme existence, où demeurent toutes les possibilités, toutes les ébauches d’action. Centre d’actions virtuelles, le corps est ainsi puissance qui dispose de soi dans un mouvement incessant de projection et l’évocation ; toute action implique l’ébauche des mouvements qui ne s’actualiseront pas sans s’accompagner d’une reconnaissance de l’aire du monde qui est chargée de significations pour le sujet. Le corps est savoir incorporé et exprimé pour soi et pour autrui. Jusqu’où maintenir cette immanence du sujet à son corps ? La question se pose déjà à partir de l’expérience de l’effort, qui inclut, bien entendu, le sentiment d’une résistance. En dirigeant nos mouvements vers les choses et en y produisant des changements, nous faisons naître en nous des sensations, dont les plus manifestes, remarque Maine de Biran, sont tactiles ; nous éprouvons alors le lien intime qui unit le mouvement comme effort du sentir et ce qui lui résiste, présent dans la sensation tactile : une réalité subjective qui transcende la subjectivité. Et, en deçà de cette transitivité de la sensation (sensation du lisse, du dur, du froid, etc.), il y a déjà cette résistance du corps propre à l’effort, et qui relève de l’organique (muscles, articulations, organes). Il n’est donc pas possible d’identifier purement et simplement le corps propre et le corps organique, si celui-ci est éprouvé sur le mode de la résistance et pas seulement sur celui de la transitivité, qui s’accompagne, dans l’action accomplie avec aisance, d’un oubli du corps. Il y a bien unité des deux, dans la mesure où le corps organique n’est pas extérieur au sujet et à son pouvoir d’agir, dont il recèle toutes les dispositions ; mais l’organique peut à ce point contrarier l’activité et même la vie du sujet que celui-ci doit bien le considérer, parce qu’il le vit comme déficient, douloureux ou même menaçant (la maladie peut être représentée dans une rémission comme quelque chose qui se cache, qui attend son heure pour revenir), comme un obstacle, un handicap et, d’un point de vue technique, comme une chose (une res extenso) à analyser et à traiter de façon à pouvoir agir efficacement sur elle. Rien n’est plus significatif, rien

n’est plus éclairant, tant d’un point de vue scientifique que du point de vue de l’éthique médicale, que cette ambiguïté du rapport du sujet à son corps organique, comme aimait à le rappeler le grand chirurgien R. Leriche 9. Si l’existence du moi est nécessairement incarnée, le corps n’en est pas pour autant identique au moi, ne fût-ce que parce qu’il appartient à l’ensemble du monde des corps tout en étant la condition de l’individuation et du moi lui-même. M. Henry rappelait la difficulté rencontrée par Descartes à rendre compte du droit particulier que j’ai de considérer comme mien ce corps objectif, cette portion d’étendue qui appartient aussi à l’extériorité de plein droit 10. Comment puis-je posséder en tant qu’ego subjectif cette transcendance qu’est le corps objectif auquel renvoie le corps organique et les vécus corporels qui le manifestent pour la conscience ? En vertu de quoi ce corps est-il mien sans être pour autant, et de façon absolue, moi ? LES RAISONS DU CORPS, ET SON DROIT O pposée à toute forme de dualisme, la neurologie de la fin du XIXe s. soutenait la thèse d’une continuité dynamique de l’activité cérébrale, du réflexe à l’activité idéative ou volontaire (unité du système neurocérébral, selon Jackson), et y voyait un argument décisif en faveur de l’immanence de la conscience à cette activité. Cependant, « prendre pour fil conducteur le corps », ce sera pour Nietzsche aller encore plus loin dans la mise en cause du dualisme, puisque le corps, collectivité d’êtres vivants, fait intervenir autant de « consciences » qu’il a de constituants, le sentiment d’unité étant lui-même à la fois l’instrument et la résultante de cette activité collective. L’assimilation de l’esprit à un langage chiffré du corps restitue à celui-ci l’unité attribuée à celui-là, et le renvoie à un sens qu’il méconnaît (ou dénie) ; elle conduit également Nietzsche à suspendre l’exigence d’unité du sujet au profit d’une pluralisation de la référence au corps considéré comme ensemble mouvant et conflictuel de pulsions et d’affects. Le corps désigne ici la mémoire incorporée, qui superpose l’expérience individuelle, le langage et la culture, et l’histoire de l’espèce. Il est le soubassement inconscient de nos attitudes fondamentales, de nos valeurs et de nos croyances. Comme le fera la psychanalyse, la généalogie, démontant les mécanismes de dénégation et d’idéalisation des discours reçus (à commencer par le discours moral), « prête l’oreille à ce qui, dans les entrailles de l’esprit, voudrait rester coi » 11. Toujours en excès sur ce qui est figurable (d’où la métaphore de l’ausdownloadModeText.vue.download 225 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 223 cultation), requérant une écoute fine, une « troisième oreille »

capable de relayer les autres sens, surtout celui de la vue, le corps est cette activité-affectivité originaire dont les ressources excèdent infiniment les représentations, naïves ou savantes, de l’organisme. Sans doute les approches anthropologiques, historiques et psychologiques contemporaines sont-elles redevables à ce questionnement des orientations les plus décisives de leur recherche théorique. Mais, au-delà de son intérêt théorique, la reconnaissance des raisons du corps (l’ensemble des besoins, des désirs, des passions) n’a de sens qu’à s’inscrire dans un projet éthique : si le corps se voit reconnaître ne fût-ce qu’une participation à la constitution du sujet, c’est bien en vue de la prise en compte d’une normativité vitale sans laquelle nos projets de vie seraient voués à l’échec. Tout en empruntant à la neurologie de son temps la métaphore de la collectivité des âmes qui constituent le moi, tout en insistant sur le caractère mouvant et instable des formes d’unification et d’organisation de cette collectivité qui se représente elle-même comme un sujet conscient, Nietzsche ne cesse de diagnostiquer les divers états de santé et de maladie du corps pour qualifier aussi bien les idiosyncrasies individuelles que les formes de civilisation. Que le corps soit très largement dépendant des usages et de l’activité qui lui sont imposés dans une culture déterminée n’exclut nullement qu’on puisse qualifier sa vie selon le mode d’activité ou de passivité, de créativité ou de soumission aux normes externes, dont il est capable. Si le thème du philosophe-médecin de la civilisation ne cesse d’imposer une orientation éthique à son oeuvre, c’est bien parce qu’il n’est pas possible de faire du corps une grande raison sans y chercher les possibilités diverses de normativité parmi lesquelles l’individu aura à se retrouver. L’idée de cultiver une sagesse tragique, capable de comprendre les formes les plus terribles de l’existence comme expressives de la vie en tant que puissance s’affirmant, sans intention ni sens prédéterminés, tend à promouvoir une forme de vie et de santé supérieure : affranchie de toute transcendance, elle s’éprouve comme gai savoir dans l’affirmation du caractère créateur de la vie. LE CORPS SCRUTÉ ET DISPONIBLE Àl ’opposé de ce mouvement de réappropriation de la vie du corps par la pensée et de la pensée par le corps vivant, l’évolution des représentations artistiques du corps au cours du dernier siècle est particulièrement significative de l’ambiguïté qui caractérise le statut du corps dans notre société. L’art témoigne d’une tension entre deux attitudes : la valorisation de la vie et de l’expressivité du corps, d’une part ; et le désir illimité de scruter la réalité corporelle, d’autre part, en tant qu’elle se donne à la perception dans sa matérialité, dans sa structure ou sa texture, ou dans ses métamorphoses. De plus en plus défiguré, y compris dans la photographie, défait par ses affections ou décomposé par un regard qui le scrute

et qui l’objective, le corps semble n’être plus un sujet, ne plus appartenir même à un sujet, mais être une chose livrée sans réserve à la connaissance et à l’expérience. Ce qui caractérisait la médecine moderne, selon M. de Certeau, à savoir l’assimilation du corps à un chiffre en attente de décryptage, semble se retrouver dans l’art contemporain, dans l’ouverture de l’intériorité du corps en un ensemble d’éléments qui ne forment plus figure de corps, et d’autant plus présents, par là, au regard de la pratique qui se dispose à en user. L’intégrité du corps est, par ailleurs, de plus en plus fréquemment l’objet d’une transgression symbolique, l’utilisation commerciale de son image, dans des situations où il se trouve réduit de façon exclusive au statut de signal ou d’instrument, ne faisant qu’habituer le regard à perdre toute retenue et, finalement, tout sens de la dignité de l’autre homme. Abstraite de l’individualité à qui elle appartient et qu’elle contribue à constituer, une partie du corps, la peau (ou tel autre organe ayant une signification charnelle, quelle qu’elle soit), devient un objet qu’aucun usage, qu’aucune manipulation ne semblent pouvoir affecter désormais. Si le désir pervers se complaît dans la désubjectivation du corps humain, les occasions qui lui sont offertes de se satisfaire de façon symbolique ne manquent pas dans un monde où, dans une certaine mesure, le corps peut être dissocié de la personne, avec, sans doute, le consentement de celle-ci. Mais c’est encore sur le terrain de la médecine que va se jouer de façon décisive le rapport entre ces deux nécessités, si difficiles à concilier, de devoir poursuivre sans cesse le projet de la science moderne, d’exploration et d’intervention technique sur le corps de l’homme, et de suivre au plus près les normes de vie et de santé de ce corps, normes que le sujet perçoit plus ou moins distinctement, mais qu’il ne perçoit jamais sans leur donner forme d’exigences impératives. Dans quelles limites le droit de disposer de son corps et de sa vie reste-t-il compatible avec la dignité qu’une civilisation comme la nôtre reconnaît au corps humain en posant le principe juridique de son indisponibilité ? LE CORPS INDISPONIBLE

C ette difficulté s’exprime dans l’article 16-3 de la loi de juillet 1994 relative au respect du corps humain : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité thérapeutique pour la personne. ». En fixant des limites à l’objectivation du corps, le droit reconnaît sa possibilité légale ; mais il reste alors à en définir les conditions, ce qui revient à donner une interprétation, qui ne saurait être univoque et stable, des normes de santé qui rendent l’acte thérapeutique nécessaire. Les demandes d’intervention chirurgicale se multiplient, qui font intervenir des exigences subjectives vécues par les sujets comme de véritables impératifs thérapeutiques. Du changement d’apparence sexuelle à la modification de la morphologie générale ou de la forme du visage, les exemples ne manquent pas, qui posent la redoutable question de la légitimité d’une réponse médicale à une demande de conformité à un modèle que le sujet considère comme ce vers quoi il doit tendre pour jouir de la meilleure qualité de vie possible. Le droit de disposer de son corps ne transforme-t-il pas le corps en la propriété d’un sujet qui s’en distinguerait, alors même que le droit affirme, conformément au rapport du Conseil d’État de 1988, l’indivisibilité du corps et de l’esprit, du corps et de la personne ? L’ambiguïté, pour ne pas dire la contradiction des formules juridiques, correspond sans doute à la situation que la médecine actuelle assigne au corps, en tant qu’il n’est plus seulement l’être corporel d’un individu, mais une source de tissus, d’organes et de produits qui peuvent, en premier lieu, avoir une valeur infinie pour d’autres (à qui ils assurent dans les greffes la survie, ou la vie dans le don de cellules reproductrices) et, en second lieu (parfois simultanément), être un indispensable recours pour une expérimentation (qui s’impose parfois dans l’urgence). downloadModeText.vue.download 226 sur 1137

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224 De fait, dans son interprétation la plus courante, le droit de disposer de son corps réhabilite la représentation dualiste qui distingue la personne, en tant qu’entité incorporelle, de son corps. Car cette représentation est confortée par la possibilité de produire artificiellement toute une série d’éléments du corps, ce qui, en retour, permet aux juristes de considérer certains éléments naturels isolés du corps comme échappant à l’indisponibilité du corps humain ; c’est à ce titre précisément que la directive européenne du 30 juillet 1998 parle de la brevetabilité du vivant. Ainsi, la distance entre corps naturel et corps artificiel s’estompe inévitablement, dès que l’intégrité du corps de l’homme ne semble pas menacée par une intervention à visée thérapeutique et/ou expérimentale. Mais s’il est admis – à l’occasion, notamment, des transferts d’organes – que la dignité de ce corps exclut qu’il puisse se réduire, en totalité ou en partie, au statut d’une marchandise, s’il est établi en droit français qu’il ne saurait être l’objet d’un droit patrimonial, il n’en reste pas moins que la condition pour que la pratique médicale de la greffe soit actuellement possible en droit est que l’union fondamentale qui continue d’être proclamée entre la personne et son corps ne puisse plus être entendue comme une fusion. La nécessité du don d’organes conduit à renoncer au caractère intangible du corps-personne. Pour autant, le droit ne saurait être fidèle à ses principes, et, en particulier, à celui de l’indivisibilité du corps et de la personne, sans fixer des limites au pouvoir que le sujet de droit a sur son propre corps afin que le corps, quelque divisible qu’il paraisse (et qu’il soit sans doute effectivement dans la pratique d’un mécanisme aujourd’hui extrêmement raffiné), obtienne le respect qui lui est dû, en tant que sa dignité tient à son être même, qui n’est pas celui d’une propriété, mais de l’existence, affectée et agissante, du sujet lui-même. DU DROIT, ET DE LA NORME IMMANENTE DU DÉSIR D ans ce contexte, et parce qu’il échappe aux difficultés théoriques et pratiques du dualisme, le modèle spinoziste du corps pourrait bien trouver, tout comme dans le champ de la biologie et de la psychologie contemporaines, un surcroît d’intérêt et d’actualité. Dans son débat avec le cartésianisme, ne pose-t-il pas, en effet, la question du statut du corps humain à partir d’un parallélisme qui exclut autant le rapport de propriété que l’union (ou la confusion vécue) entre l’esprit et le corps ? Et ce parallélisme ne se définit-il pas par l’exacte équivalence des pouvoirs de perception, d’action et d’affection de l’esprit, et des aptitudes du corps, liées à la complexité de ses structures et de ses mouvements ? Individu formé d’un très grand nombre d’individus, le corps humain se caractérise, en effet, pour Spinoza, par une extrême diversification des organes et donc par l’individuation la plus poussée de ses parties ; et son unité s’exprime dans l’esprit, qui est l’idée de ce même corps – se produisant et produisant dans l’ordre de la pensée la même complexité et la même puissance d’existence (c’est-à-dire d’action et d’intégration)

que son corps. L’identité d’être et de puissance de l’esprit et du corps, dans l’Éthique, a remplacé la thèse de l’influence réciproque, telle qu’elle était encore soutenue dans le Court Traité ; il était nécessaire, selon Spinoza, de déprendre la pensée de tout résidu de dualisme pour la libérer des présupposés téléologiques de l’union et de l’interaction de l’âme et du corps. Et, en établissant une correspondance entre le modèle dynamique de la corporéité et le modèle conatif de l’idée, Spinoza permet d’aborder de façon très originale la question de l’intériorité, organique et psychologique, de l’individu, en tant que celle-ci est inséparable de l’ensemble des activités qui mettent cet individu en relation d’exploration et de composition avec l’extériorité (en particulier, avec les corps aussi complexes que le sien, les corps humains) ; les normes de sa vie et de son perfectionnement étant immanentes à son conatus (effort constitutif de l’existant, et qui prend une forme consciente chez l’homme, la forme du désir – qui est donc l’essence de l’homme), la mesure de son droit est exactement égale à celle de sa puissance, celle-ci ne pouvant pas atteindre son plus haut degré sans une organisation sociale et politique appropriée à l’existence d’hommes libres et raisonnables. Il n’est donc pas de normes sociales ou juridiques qui puissent être effectives sans se rapporter à la norme de l’utile propre, dont la raison enseigne qu’elle implique la recherche de l’utilité commune : la puissance de chacun doit être secondée et alimentée par celle des autres individus dont la nature s’accorde avec la sienne 12. Ni réductible à sa physiologie ni assimilable à un ensemble d’instruments disponibles, le corps humain est la forme même que prend le dynamisme de l’existence individuelle dans la durée ; sa valeur est celle de cette existence, qui est qualifiée et se qualifie elle-même par la puissance qu’elle déploie. En un sens, c’est donc bien le corps qui est le fondement et la mesure de cette puissance : accrue ou diminuée (ce qui définit les affections de joie et de tristesse), cette puissance exprime la nature individuelle, c’est-à-dire le désir de chacun en tant qu’effort pour persévérer dans son être. C’est par les dispositions et les affections du corps que nous différons les uns des autres. Cependant, le besoin d’un mutuel secours appelle une vie commune, qui ne se développe pas sans favoriser les affections communes, et, avec elles, des jugements et des règles valables pour tous. L’effectivité des normes communes de conduite repose donc sur la solidarité fondamentale et, en ce sens, naturelle, qui nous constitue en être sociaux et disposés à obéir à des pouvoirs institués afin de défendre les droits communs. En tant qu’instituées, les normes du juste et de l’injuste sont des notions extrinsèques 13, mais elles ne peuvent être effectivement des normes que par le consentement commun à ce qui est perçu comme l’utilité commune. Par là se définissent le droit du corps et le pouvoir du droit concernant le corps. En tant qu’il relève d’un ensemble de soins qui ne sont disponibles que dans une Cité, et que sa puissance individuelle ne s’épanouit que là où il y a des droits communs, le corps dépend, en partie au moins, d’une collectivité qui ne saurait, sans se détruire, admettre pour

chaque individu le droit à une disposition de soi absolue. L’indivisibilité du corps et de l’esprit fonde en droit l’indisponibilité du corps humain (cf. l’article 1128 du Code civil : il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui peuvent être objet de convention) ; ce corps ne peut être objet de contrat, même en cas de consentement libre et éclairé des parties. D’un point de vue spinoziste, ce statut du corps humain n’est pas fondé réellement sur le caractère sacré de la personne (il est sans doute nécessaire d’enseigner une telle croyance, puisque tous les hommes ne sont pas conduits par la raison), mais sur la norme, immanente à l’existence humaine, du désir, la recherche de l’utile propre ; cette norme étant fondatrice des autres normes, à commencer par celles de la législation, elle situe l’individualité humaine au-desdownloadModeText.vue.download 227 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 225 sus des autres formes d’existence. « La règle de la recherche de l’utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais non aux bêtes ou aux choses, dont la nature est différente de l’humaine », écrit Spinoza, ajoutant que s’il ne nie pas que les bêtes sentent, il ne voit pas en quoi cela nous interdirait d’user d’elles et de les traiter selon ce qui nous convient le mieux 14. ▶ En tant qu’humain, doué d’aptitudes que l’esprit exprime à proportion de leur puissance et de leur complexité, le corps individuel est ainsi la source d’une normativité qui exclut qu’il puisse être réduit à la disponibilité, comme les choses, et qui affirme en même temps son droit naturel de disposer de soi dans la mesure où cela ne cause pas de dommage à autrui ; le droit d’agir selon son propre intérêt et son plaisir n’est pas aboli, mais instruit par la nécessité de droits communs. Cependant, désirer pour les autres le bien qui est désiré pour soi-même, et être capable de don authentique, relève de la vertu, qui est puissance de connaître et d’agir selon ce qui s’accorde avec la nature de l’homme et, par suite, de tout homme : rien n’est plus utile à l’homme que l’homme. Revenir à la norme du désir, en tant que dynamisme de composition et d’unification individuelle de cette multiplicité qu’est le corps, ce n’est donc nullement opposer les droits de l’individu aux exigences éthiques et juridiques de la société, c’est instruire celle-ci des raisons de son existence et de sa constitution, donc de son dynamisme propre (son conatus) : l’utile commun, générateur de solidarité, assume nécessairement la prise en compte du désir individuel. La vie et les droits du corps individuel (sa santé, sa joie) fondent les règles d’une vie collective puissante et libre et résistent aux entreprises d’asservissement. Si la seule « obligation » qu’implique le conatus de chacun n’est en fait, par droit de nature (c’est-à-

dire par l’affirmation naturelle de sa puissance), que celle de ne pas se détruire, de ne pas manquer à soi-même et, donc, de ne pas laisser agir sur soi les choses qui peuvent causer sa propre ruine 15, cette obligation n’en est pas moins fondatrice de cette prudence (precautio) qui seule peut conduire les individus à être solidaires et à se constituer en corps politique aussi rationnel que possible ; c’est dans la démocratie, en effet, que les individus sont les plus nombreux à pouvoir se constituer en sujets, à la fois de leur désir et de l’institution des normes de leur vie commune. La perspective spinoziste offre ainsi la possibilité de traiter le problème éthique et juridique de la possession et de la disposition du corps en se référant à cette norme d’existence et de résistance individuelle qu’est le désir, sachant que la puissance effective de ce désir est fonction de la complexité de l’organisation corporelle et de ses possibilités de composition et d’échange avec les autres corps. À quelle autre norme, en effet, une médecine digne de ses fins vitales et humaines pourrait-elle se référer ? Comme le montre H. Jonas, c’est toujours, par-delà l’espace des droits, la vocation et la mission dernière de la médecine de revenir à la notion de vie et à l’obligation envers la vie, exprimée dans le droit de vivre, y compris lorsque ce droit s’exprime dans le désir de ne pas être dépossédé de soi et de la fin de sa vie par une souffrance entretenue dans le maintien artificiel de la vie 16. En ce sens, l’ultime raison pourrait bien se retrouver du côté du corps, dans l’affirmation de son pouvoir de résistance, cette disposition, qui est son droit de nature et son obligation de nature, de ne pas être contraire à lui-même ou de ne pas devenir son propre ennemi ; devoir et droit, par conséquent, de vivre et d’agir avec cette prudence dont Spinoza nous dit qu’elle « n’est pas une obéissance, mais au contraire la liberté de la nature humaine » 17. ANDRÉ SIMHA ✐ 1 Aristote, Politique, I, 2, Vrin, Paris. 2 Diderot, D., Le rêve de d’Alembert, Garnier, Paris, 1875. 3 Dagognet, Fr., Le corps multiple et un, Delagrange, Paris, 1992. 4 Canguilhem, G., Le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966, p. 124. 5 Bergson, H., L’évolution créatrice, in OEuvres, « Édition du centenaire », PUF, Paris, 1970, p. 272. 6 Ibid., p. 517.

7 Bergson, H., Matière et mémoire, in OEuvres, « Édition du centenaire », PUF, Paris, 1970, p. 256. 8 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 100. 9 Leriche, R., La philosophie de la chirurgie, Flammarion, Paris, 1951. 10 Henry, M., Philosophie et phénoménologie du corps, PUF, Paris, 1965. 11 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, § 230, Garnier-Flammarion, Paris, 2001. 12 Spinoza, B., Éthique, IV, appendice, ch. VIII, Garnier-Flammarion, Paris, 1965. 13 Ibid., Proposition 37, scolie II. 14 Ibid., Proposition 37, scolie I. 15 Spinoza, B., Traité politique, ch. IV, introd. Laurent Bove, « Le livre de poche », Paris, 2002. 16 Jonas, H., Le droit de mourir, Payot, Paris, 1996. 17 Spinoza, B., Traité politique, IV, 5, Vrin, Paris, 1968. Voir-aussi : Aristote, De l’âme, Les Belles Lettres, Paris, 1966. Descartes, R., Méditations métaphysiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1953. Jaquet, C., Le Corps, PUF, Paris, 2001. Lagrée, J., Le médecin, le malade et le philosophe, Bayard, Paris, 2002. Mauss, M., Les techniques du corps, in Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1950. Marzano-Parisoli, M. M., Penser le corps, PUF, Paris, 2002. Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Garnier-Flammarion, Paris, 2001. CORPUSCULE Du latin corpus, « corps », avec suffixe diminutif. PHYSIQUE Corps matériel microscopique. Un corpuscule se voit classiquement attribuer toutes les pro-

priétés définissant les corps matériels : l’extension spatiale, l’impénétrabilité, la capacité à exercer des forces répulsives et / ou attractives, et enfin la masse. S’ajoute à cela une considération d’échelle évolutive : à la fin du XVIIe s. et au XVIIIe s., le corpuscule était défini comme un petit corps matériel invisible à l’oeil nu mais visible au microscope. Dans la physique du tournant des XIXe et XXe s., un corpuscule pouvait tantôt être un corps matériel d’assez petite taille constitué d’une multiplicité de molécules (c’était le cas des corpuscules polliniques soumis à un mouvement brownien), tantôt un corps d’échelle subatomique (c’était en particulier le cas de l’électron). « Corpuscule » intervient en physique classique comme substitut du mot « atome » lorsque la question de l’indivisibilité est laissée en suspens. L’un des auteurs qui en ont le plus downloadModeText.vue.download 228 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 226 systématiquement fait usage est sans doute les ouvrages où il expose sa « philosophie inspirée par Épicure, Galilée et Gassendi. qualités des corps étudiés par le chimiste

R. Boyle, dans corpusculaire » Selon Boyle, les ne s’expliquent pas

par la possession d’une forme substantielle, mais comme effet à grande échelle de la combinaison de corpuscules ayant des dimensions, des formes, des positions et des vitesses variées. La théorie corpusculaire de la lumière proposée par Newton dans son Opticks vise pour sa part à expliquer la couleur, la réflexion et la réfraction par des modèles mécaniques. La théorie quantique a suscité une réflexion renouvelée sur le concept de corpuscule. Alors que la théorie ondulatoire de la lumière, proposée par Huygens et développée par Fresnel, s’était imposée au XIXe s., Einstein formula en 1905 une théorie selon laquelle le rayonnement électromagnétique est constitué de quanta d’énergie localisés, en mouvement dans le vide. Ces quanta, ultérieurement nommés « photons », ont été qualifiés par Einstein de nouveaux corpuscules de lumière. Sa théorie permettait d’une part de dériver la loi de rayonnement du corps noir de Planck, et d’autre part de rendre compte de l’effet photoélectrique. Einstein n’ignorait cependant pas que certains aspects des phénomènes optiques (comme les effets d’interférence) ne pouvaient être pris en compte que par le biais d’une théorie ondulatoire. Entre 1909 et 1911, il élabora alors l’idée d’une dualité ondecorpuscule des processus électromagnétiques. En 1923, L. de Broglie étendit cette idée à la matière. Vers 1926, le concept de corpuscule subit une déconstruction phénoméniste, lorsque Bohr proposa de remplacer la dualité onde-corpuscule par la complémentarité onde-cor-

puscule. Chez ce dernier, ondes et corpuscules n’étaient plus deux constituants intrinsèquement associés dans les objets atomiques, mais (1) deux aspects complémentaires des phénomènes se manifestant dans des configurations expérimentales distinctes, et (2) deux images classiques mutuellement exclusives, mais conjointement indispensables pour appréhender par esquisses les processus échappant aux lois de la physique classique. La nature, désormais, ne devait plus être considérée comme composée de corpuscules et / ou d’ondes, mais de processus prenant alternativement une apparence ondulatoire ou une apparence corpusculaire selon le type d’expérimentation. En physique contemporaine, le concept de corpuscule n’occupe plus qu’une place modeste. Initialement coextensif à celui de particule, il s’en est séparé : le concept de corpuscule est resté un quasi-invariant historique, alors que celui de particule a dérivé. Les deux seules fonctions que remplit encore le concept de corpuscule en physique quantique sont (1) celle, bohrienne, de désignation de l’aspect discontinu de certains phénomènes expérimentaux, (2) celle qui résulte d’une réactualisation de la dualité onde-corpuscule de Broglie, par des interprètes minoritaires des théories quantiques. Ainsi, la théorie à variables cachées proposée par D. Bohm en 1952 postule des corpuscules dotés d’une trajectoire, mais pilotés par une onde véhiculant instantanément des influences provenant d’objets distants. Michel Bitbol ! PARTICULE CORRÉLATIFS Du latin médiéval correlativus (de cum et relativus). GÉNÉR., LOGIQUE Termes en relation réciproque et définis par cette relation. Par corrélatifs, on entend ce qu’Aristote appelle « les relatifs opposés » (ta pros ti antikeimena) 1 ou des « termes réciproques » (antistrephonta) 2. Par exemple, l’esclave est dit esclave du maître, et le maître, maître de l’esclave ; le double,

double de la moitié, et la moitié, moitié du double. La langue peut masquer certaines corrélations, soit par une apparente dissymétrie (la connaissance est connaissance du connaissable, et le connaissable, connaissable pour la connaissance), soit par impropriété dans l’usage (oiseau, au lieu d’ailé, comme corrélatif d’aile ; homme, au lieu de maître, comme corrélatif d’esclave), ou enfin parce qu’elle manque du terme approprié (le gouvernail n’a pas pour corrélatif le bateau, mais le « gouvernaillé »). Dans la logique scolastique, la corrélation fut analysée en disant que le sujet et le terme de la relation échangent leurs positions : père de Salomon, David est le sujet de la relation de paternité dont Salomon est le terme ; fils de David, Salomon est le sujet de la relation de filiation dont David est le terme. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 10, 11b24-33. 2 Aristote, Catégories, 7, 6b28. ! PARONYME, RELATIF CORRESPONDANCE Du latin adequatio. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Conception la plus classique de la vérité, ordinairement définie comme correspondance de nos pensées ou de nos énoncés à des faits. D’après Aristote, un énoncé est vrai s’il dit de ce qui est qu’il est et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas 1, mais la théorie de la vérité-correspondance va au-delà de cette platitude, commune à toutes les théories de la vérité. Elle soutient qu’il est possible de définir la relation en question et la nature des faits. La conception traditionnelle, chez saint Thomas d’Aquin, d’une adéquation de l’intellect aux choses suppose, par exemple, que la nature de la réalité commune aux choses et à l’intellect soit spécifiée. Mais comment pouvons-nous

avoir accès aux faits indépendamment des énoncés que nous faisons sur eux ? Comment comparer nos jugements à une réalité appréhendée autrement que par nos jugements, ou par la relation de ceux-ci à d’autres jugements (comme le soutient la conception de la vérité comme cohérence) ? Pascal Engel ✐ 1 Aristote, Métaphysique, Γ, IV, 101. Voir-aussi : Aquin, Th. (d’), (saint), Questions disputées sur la vérité, Vrin, Paris, 1997. Russell, B., Problèmes de philosophie, Payot, Paris, 1989. ! COHÉRENCE (THÉORIE DE LA VÉRITÉ COMME), FAIT, VÉRITÉ downloadModeText.vue.download 229 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 227 CORROBORATION En allemand, die Bewährung. Le degré de corroboration se dit Grad der Bewährung. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Chez Popper, évaluation, valable à un instant t spécifié du temps, de la manière dont une théorie scientifique T s’est, depuis sa naissance jusqu’à t, montrée apte à résister à des tests empiriques sévères. T est dite « résister à des test empiriques » tant qu’elle n’est pas réfutée par l’expérience (tant que les énoncés de base déduits d’elle ne contredisent pas les énoncés de base acceptés). La condition supplémentaire de sévérité des tests renvoie au fait que tous les événements singuliers prédits par T et effectivement observés jusqu’à t n’ont pas le même poids pour l’estimation du degré de corroboration. La nième confirmation, en l’an 2000, de la chute des corps à la surface de la Terre n’augmente pas de manière significative le degré de corroboration de la théorie de Newton dans son domaine de validité. En revanche, la prédiction, émise en 1846 à partir de la physique de Newton, de l’existence, auparavant insoupçonnée, de la planète Neptune contribua

fortement à corroborer cette physique. D’une manière générale, les conséquences empiriques de T constituent des tests d’autant plus sévères (et d’autant plus corroborants s’ils sont passés avec succès) qu’ils sont des tentatives sérieuses de réfutation, c’est-à-dire qu’ils apparaissent plus inattendus avant d’être effectivement observés. Un phénomène est « inattendu » (et, corrélativement, la théorie T dont il découle est « audacieuse »), quand les théories en vigueur sans T (la connaissance supposée acquise avant que T ne soit proposée, ou background knowledge) interdisent sa survenue (par ex. la tache de Poisson et la théorie corpusculaire de la lumière), ou bien n’en disent strictement rien (par ex. l’existence de Neptune et la théorie de Newton en 1846), ou encore la rendent fort peu plausible... L’évaluation du degré de corroboration, quand elle est possible, est presque toujours de nature comparative : en général, on peut seulement dire que T1 a, au temps t, un degré de corroboration plus élevé que T2, ou, ce qui revient au même, que T1 est préférable à T2. Il s’agit en outre d’une évaluation essentiellement qualitative qui n’est, sauf dans certains cas limites, pas susceptible d’être numériquement chiffrée. Le fait que T soit hautement corroborée au temps t ne dit absolument rien sur le destin ultérieur de T, car la corroboration n’est rien de plus qu’un bilan valable au temps t des résultats passés de la théorie : dans le futur, T peut fort bien être réfutée par de nouvelles expériences ou supplantée par une théorie rivale. « Corroborée » est donc un prédicat épistémique toujours révisable, et non une propriété intrinsèque, éternelle, de la théorie à laquelle il s’applique. Il se distingue en cela des prédicats « vrai » et « faux » supposés caractériser la théorie dans l’absolu, indépendamment de l’état de la connaissance humaine. En outre, insiste Popper, le degré de corroboration n’est pas assimilable à une probabilité (au sens de la théorie des probabilités), notamment à la probabilité que T soit vraie étant donné certains résultats d’expérience. Le degré de corroboration est donc bien distinct du « degré de confirmation », élément central de la méthodologie inductiviste et probabiliste de la science développée par les positivistes logiques, Carnap en tête, à partir du milieu des années 1930. Carnap pensait que c’était la probabilité logique pour qu’une hypothèse soit vraie étant donné un ensemble d’informations disponibles à un moment arrêté du temps 1 – ou « degré de confirmation » de l’hypothèse examinée – qui devait fournir des raisons ob-

jectives, supposées servir en pratique, d’accepter, de rejeter ou de préférer l’une à l’autre les propositions scientifiques. Mais Popper, lui, estime que toute théorie probabiliste de la préférence conduit à des absurdités, et c’est justement pour se démarquer nettement de la conception de Carnap qu’il introduit le terme relativement neutre de « corroboration » (celui de « confirmation » évoquant immanquablement les idées de « vérifier », d’« affirmer », d’« établir fermement », etc. mises sur la touche par le faillibilisme de Popper) 2. Toutefois, Popper accorde crédit à l’idée intuitive d’un lien entre degré de corroboration et vérisimilitude (plus ou moins grande proximité de T à la vérité). Si T est corroborée, il est peu vraisemblable que ce soit par hasard : tel semble être en substance le contenu de l’intuition, à laquelle Popper n’entend pas renoncer. Le degré de corroboration n’est certes pas une mesure de la vérisimilitude, mais il peut, soutient Popper, en être considéré comme un indicateur : « Le degré de corroboration [...] nous dit uniquement [...] qu’une des théories proposées semble – à la lumière de la discussion – la plus proche de la vérité »3 à l’instant t. Le lien entre corroboration et vérisimilitude introduit dans la méthodologie falsificationniste popperienne, essentiellement négative (les théories sont scientifiques si elles sont réfutables, retenues tant qu’elles sont non réfutées, etc.), un élément plus positif : l’idée que l’expérience soutient d’une certaine manière positivement la théorie, même si ce n’est que pour l’instant et relativement aux autres théories disponibles, et même s’il y a là moins qu’une confirmation au sens de Carnap. ▶ Du fait du caractère pour le moins ténu et foncièrement intuitif du lien entre corroboration et vérité, et du fait de l’impossibilité de déduire du degré présent de corroboration quoi que ce soit quant au destin ultérieur de la théorie, l’importance méthodologique de la corroboration est controversée, même si, historiquement, les corroborations de conjectures audacieuses impressionnent incontestablement les esprits et jouent en faveur de la théorie, ainsi qu’y a notamment insisté I. Lakatos 4.

Lena Soler ✐ 1 Carnap, R., Logical Foundations of Probability, 1950, trad. « Les fondements logiques des probabilités », Chicago University Press, Chicago, 1950. 2 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, 1934, p. 256, note no 1, Payot, Paris, 1973. 3 Popper, K., la Connaissance objective, 1972, p. 175, Flammarion, Paris, 1991. 4 Lakatos, I., Histoire et méthodologie des sciences, 1978, PUF, Paris, 1994. Voir-aussi : Popper, K., le Réalisme et la science, 1983, Hermann, Paris, 1990. Schlipp, P. A., The Philosophy of R. Carnap, 1963, Open Court, 1963. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), FAILLIBILISME, FALSIFIABILITÉ, PROBABILITÉ, RÉFUTABILITÉ, VÉRIFICATION, VÉRITÉ downloadModeText.vue.download 230 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 228 COSMOLOGIE Terme formé au XVIIIe s. par le philosophe allemand Ch. Wolff, à partir du grec kosmos, « ordre, bon ordre, organisation, ordre de l’univers », et logos, « discours, raison, savoir ». ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Ensemble des disciplines qui étudient, avec les moyens et les approches qui leur sont propres, l’univers en tant qu’il constitue une totalité englobante. Plus précisément, la cosmologie se déploie à partir d’une interrogation sur tout ce qui permet à la réalité physique spatio-temporelle de constituer une totalité unifiée sous la forme d’un ordre de coappartenance dont il s’agit de déterminer la structure, l’origine et l’évolution. La pensée des premiers sophoï à l’aurore de la philosophie grecque, presque entièrement investie dans une perspec-

tive cosmologique, orienta la destination de la philosophie non pas vers la totalité exhaustive du savoir, mais vers la recherche du savoir de la totalité. En effet, la belle totalité que désigne le terme de kosmos présuppose, à son tour, comme condition préalable de son intelligibilité l’unification et la totalisation du savoir. Ainsi, la tâche des toutes premières cosmologies ne consistait pas à accroître tant l’extension des connaissances que leur compréhension au sein d’un réseau de corrélations, de correspondances et d’oppositions multiples chargées d’en assurer la consistance globale, l’équilibre harmonieux et la signification philosophique. Ce n’est qu’à partir de cet arrière-plan cosmologique que purent émerger peu à peu et se dessiner, de façon dérivée, les divers objets particuliers de la réflexion philosophique. Ainsi, chacune des investigations particulières de la philosophie ancienne fut toujours considérée comme issue d’un vaste projet d’ensemble, cohérent et ordonné, permettant d’assigner à chaque élément la place qui lui revient organiquement au sein de cette totalité englobante. Toutefois, le terme même de « cosmologie » ne reçut sa consécration traditionnelle ou institutionnelle qu’au XVIIIe s., chez le philosophe leibnizien Ch. Wolff, qui fit de la cosmologie l’une des pièces maîtresses de la métaphysique, dans sa célèbre classification des branches principales de la connaissance philosophique. La cosmologie figurait aux côtés de l’ontologie générale, de la théologie naturelle et de la psychologie naturelle. Dès son Discours préliminaire sur la philosophie en général, Wolff écrivait : « On appelle cosmologie la partie de la physique qui examine et enseigne l’étude de tous les corps du monde, ainsi que la manière dont ils constituent ce dernier. Par conséquent, la Cosmologie est la science du monde en tant que tel. » 1. Cette nouvelle partition systématique des sciences philosophiques fut approuvée plus ou moins implicitement et reprise par l’ensemble de la philosophie (on la retrouve dans l’Encyclopédie de Diderot) jusqu’au XIXe s., sans que soit retenue pour autant sa méthode synthético-déductive procédant du tout à la partie. Les schèmes et les concepts à pouvoir totalisant constituent les instruments privilégiés de la cosmologie, dans la mesure où ils permettent de soustraire la multiplicité des phénomènes naturels connus à leur dispersion spatio-temporelle et à la séparation ontologique, génératrice d’altérité, d’extériorité, d’incohérence et de désordre. Parmi ces concepts, celui de système manifeste d’une manière particulièrement prégnante comment la dépendance réciproque des parties permet à celles-ci de former une totalité cohérente et structurée. Quelle que soit la forme de systématicité envisagée par les diverses théories cosmologiques, celle-ci est toujours présente, et elle en constitue, pour ainsi dire, le fondement. Le réseau connexe des relations qu’entretiennent entre eux tous les éléments constitutifs de la réalité physique dans leurs interactions est précisément ce qui assure leur co-apparte-

nance au sein de la totalité cosmique. La cosmologie est une entreprise de totalisation de l’ensemble des phénomènes et des événements physiques dans un ordre de co-appartenance unique et irréductible, avec les problèmes qu’entraîne la recherche d’un discours totalisant et intégralement autolégitimé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette synthèse ultime n’est jamais totalement achevée de façon définitive. La cosmologie se trouve, par conséquent, déchirée entre l’impossibilité de totaliser de façon achevée son objet (sans résidu d’aucune sorte) et de le laisser dans une pure et simple indétermination chaotique. Cette entreprise de totalisation doit donc être prise en un sens inchoatif, qui se ressaisit périodiquement en fonction des progrès de l’outillage mental et de l’appareil conceptuel, propres à chacune des grandes étapes de son développement historique. L’idée moderne d’univers implique une nouvelle définition des critères de totalité et de totalisation. Or, la question se pose de savoir si cette totalisation englobante est le fait du sujet épistémique ou, au contraire, la conséquence d’une co-appartenance factuelle des étants, en raison de leur nature propre, ou de leur réductibilité à des constituants élémentaires (au niveau quantique, par exemple), ou du système de leurs interactions qui les coordonne ou les subordonne, malgré leurs différences et leur dispersion spatio-temporelle (conformément à la théorie relativiste de la gravitation). Le concept de totalité cosmique implique celui de co-appartenance et d’interaction, mais il ne préjuge nullement des différences d’échelle ni de la hiérarchisation des différents ordres de complexité emboîtés ou non. D’un autre côté, si s’efforce de connaître et de penser cette totalité c’est bien qu’il se situe, d’une certaine manière, déterminer, à la fois au sein de cette totalité et

l’homme cosmique, qui reste à au-delà d’elle.

La cosmologie contemporaine nous apprend (grâce aux enseignements de la théorie de la relativité générale qui s’accordent avec ceux de l’observation des objets métagalactiques) qu’il existe un temps unique : le temps de l’expansion de l’Univers. Désormais, il est devenu possible de retracer (au moins partiellement) l’histoire de l’Univers en s’appuyant, d’une part, sur une estimation correcte de la constante « H » de Hubble (qui reste encore à établir en toute rigueur), et, d’autre part, sur la physique nucléaire, qui nous permet d’estimer (entre autres) la durée nécessaire au cycle du carbone et au cycle proton-proton. Comme il s’agit là de transformations nucléaires irréversibles, on retrouve bien un temps unique muni d’une flèche, c’est-à-dire d’un sens irréversible. En prenant l’inverse de la constante de Hubble (1 / H), il devient possible de déterminer l’âge de l’Univers, c’est-à-dire le temps qui fut nécessaire à l’expansion pour que l’Univers présente les apparences qu’il offre actuellement, en partant de la singularité du big bang (désormais admise au sein du « modèle standard »). Ces indications peuvent être recoupées par celles de la physique des particules, car l’histoire de l’Univers, c’est aussi l’histoire des galaxies et des étoiles, donc celle des atomes et des particules subatomiques qui les constituent. Il semble que le point de rencontre de notre

rapport vécu au monde et de la science de l’Univers se situe au niveau de la notion de présence, sans retomber pour autant dans l’impasse bergsonienne de la simultanéité non relativiste. Si les notions de présence et de présent renvoient downloadModeText.vue.download 231 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 229 nécessairement à un observateur, c’est que la cosmologie ne peut en faire pour autant l’économie. C’est d’ailleurs ce que montre, de façon exemplaire, l’appel récent au « principe cosmologique anthropique », qui met en jeu la relation entre l’homme et l’Univers pour fixer des contraintes déterminées à la question des conditions initiales de la formation de l’Univers 2. En schématisant (car ce principe a reçu plusieurs formes faibles ou fortes), le principe anthropique revient à penser que l’Univers doit être constitué de telle façon que la cosmologie, les cosmologistes et les hommes existent ; ce qui ne serait pas le cas selon n’importe quel modèle cosmologique, pourtant compatible avec les lois actuelles de la physique. Le principe anthropique accorde donc une place déterminante à la présence de la vie et de l’homme dans l’Univers, ce qui implique un certain état de développement des amas galactiques, de la galaxie, des étoiles et des planètes, au sein duquel ils réussirent à émerger. C’est donc le retour d’une certaine forme de téléologie en cosmologie, puisque le principe anthropique assume au moins une « fonction régulatrice », comme dirait Kant. Autrement dit, les astrophysiciens ont à modéliser un Univers présentant des propriétés telles que la présence de la vie et celle de l’homme puissent aussi en être tirées. Jean Seidengart ✐ 1 Wolff, Ch., « Discursus praeliminaris de philosophia in genere », in Philosophia rationalis sive Logica, 1728, ch. III, § 77. 2 Ce principe anthropique a été ainsi nommé par le physicien anglais Br. Carter et par R. Dicke depuis plus de vingt ans, puis il a été repris par J. A. Wheeler. Voir-aussi : Andrillat, H., Introduction à l’étude des cosmologies, Armand Colin, Paris, 1970. Duhem, P., Le système du monde, t. I à X, Hermann, Paris, 19131959. Heidmann, J., Introduction à la cosmologie, PUF, Paris, 1973. Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, « Tel », Paris, 1988.

Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966. Koyré, A., La Révolution astronomique, Hermann, Paris, 1961. Koyré, A., Les Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968. Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris, 1973. Kuhn, T. S., La Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973. Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris, 1975. Merleau-Ponty, J., Cosmologie du XXe siècle, Gallimard, Paris, 1965. Merleau-Ponty, J., Morando, B., Les trois étapes de la cosmologie, Laffont, Paris, 1971. Merleau-Ponty, J., La Science de l’Univers à l’âge du positivisme, Vrin, Paris, 1983. Verdet, J. P., Astronomie et Astrophysique, Larousse, Paris, 1993. ! COSMOS, ESPACE, MATIÈRE, MONDE, TEMPS, UNIVERS PHILOS. RENAISSANCE La visée principale de la cosmologie humaniste est la tentative d’unifier les mondes sublunaire et lunaire, en réduisant de différentes façons la césure héritée de la physique d’Aristote. On vise ainsi à dégager un espace d’autonomie pour la philosophie naturelle. Le monde est en effet considéré comme le lieu propre de l’homme, dont il peut interpréter les lois afin d’intervenir et de le transformer : le savoir naturel n’est pas tant un acte de contemplation qu’une connaissance efficace, solidaire d’un pouvoir et d’un savoir faire. Ce projet est mené suivant deux perspectives majeures : l’une met en avant la continuité et l’homogénéité des différents niveaux de l’ordre cosmologique ; l’autre souligne la césure entre le monde naturel et le monde divin. La première approche se rencontre surtout dans un milieu néoplatonicien et se traduit par une conception magique de l’univers ; la seconde approche, d’origine aristotélicienne ou stoïcienne, affirme le caractère radicalement naturel et nécessaire de l’ordre du monde. M. Ficin, dans sa Theologia platonica (1482), conçoit l’univers comme une hiérarchie des cinq différents niveaux de l’être : le corps, la qualité, l’âme, l’ange et Dieu. L’âme joue ici un rôle médiateur qui permet d’unifier les différents niveaux : il s’agit d’un univers graduel et continu. L’âme s’insère dans les choses mortelles sans en être et s’élève également aux choses célestes : elle est à la fois mobile et immobile, participe des différents mondes sans en abandonner aucun. Elle est, en définitive, toutes les choses puisqu’elle porte en elle

l’image des choses divines, mais elle contient aussi les raisons exemplaires des choses sensibles, qu’elle produit d’une certaine façon. Ainsi, par son rôle médiateur l’âme humaine, qui exprime individuellement l’Âme du monde, peut comprendre et reconstituer les liens entre les degrés cosmologiques et interpréter les phénomènes de l’univers. Mais par cette participation à tous les niveaux de l’être, l’âme peut également s’insérer, prévoir, détourner et même transformer les événements du monde naturel. C’est à ce niveau que se situe l’engouement des humanistes platoniciens, avant tout Ficin, pour la magie qui n’est pas considérée comme une forme de sortilège, mais comme une méthode et une technique naturelle alliant un savoir et un pouvoir : la connaissance intime des lois de la nature et la possibilité d’intervenir sur elle. Une position particulière est occupée par G. Bruno qui, dans son De la causa, principio e uno (1584), formule l’hypothèse de l’infinité de l’univers et de la multiplicité des mondes, ce qui lui permet de concevoir d’une manière unifiée les mondes sublunaire et lunaire : cette exigence d’unification le conduit à une forme de panthéisme, où chaque chose est son contraire, la matière est divine, le divin matériel. Mais il est impossible de connaître Dieu sinon dans la nature, ce qui fait de cette limitation même la condition d’une recherche autonome. Cette recherche d’autonomie est plus poussée chez des penseurs hostiles comme P. Pomponazzi et Telesio. Pomponazzi, dans son De incantationibus (1520) considère tout événement dans le monde comme soumis à des causes nécessaires, si bien qu’il interprète même l’histoire des hommes comme régie par un déterminisme naturel, c’est-à-dire un cycle nécessaire de génération et de corruption. L’approche de Telesio, dans son De rerum natura iuxta propria principia (1565), est plus innovatrice car il soutient décidément qu’il faut étudier la nature selon « ses propres principes », indépendamment de toute considération métaphysique ou théologique : Dieu n’est pas la cause des événements naturels, il en est tout au plus le garant. Ce qui compte est de savoir percevoir les qualités sensibles de la réalité des phénomènes : le naturalisme humaniste devient avec Telesio une philosophie axée sur l’expérience sensible, anticipant ainsi les exigences de la science expérimentale de F. Bacon et de G. Galilei. Fosca Mariani Zini ✐ Bruno, G., De la causa, principio e uno, trad. fr. Y. Hersant, intr. M. Ciliberto, De la cause, du principe et de l’un, éd. G. Acquilecchia, Paris, 1996. Dagron, T., L’unité de l’être et dialectique. L’idée de philosophie naturelle chez G. Bruno, Paris, 1999. Ficin, M., Théologie platonicienne, trad. et éd. R. Marcel, Paris, 3 vol., 1964-1970. Garin, E., Rinascite e rivoluzioni, Bari, 1975. downloadModeText.vue.download 232 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 230 Gilbert, N. W., Renaissance Concepts of Method, New York, 1960. Pine, M., P. Pomponazzi : Radical Philosopher of the Renaissance, Padoue, 1986. Pomponazzi, P., De incantationibus, Bâle, 1556. Poppi, A., Causalità e infinità nella scuola padovana dal 1480 al 1513, Padoue, 1966. Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples, 1586 (= Hildesheim, 1971). Zambelli, P., L’ambigua natura della magia, Milan, 1991. ! MICRO / MACROCOSME, NATURE, SCIENCE COSMOPOLITISME i« Peut-on être citoyen du monde ? » COSMOS Du grec kosmos, « ordre », « ornement », « ordre du monde », « univers ». PHILOS. ANTIQUE Partie précise de l’univers ou même l’univers dans son ensemble. Le cosmos peut signifier le ciel, la terre, l’homme lui-même ou, de manière plus large, le Tout, l’ensemble ordonné et harmonieux que forment le ciel et la terre, les dieux et les hommes 1. Pythagore fut le premier, semble-t-il, à appeler le ciel « cosmos » 2. Le terme désigne par la suite, chez les présocratiques, le monde conçu comme un système. Conformément à son sens initial, le cosmos s’oppose au désordre (akosmia), il constitue un système fini, limité, même s’il peut exister, selon les atomistes notamment, une infinité de cosmos 3. Cette conception du cosmos ne reflète cependant qu’un aspect de la notion dont le sens – esthétique, moral, politique – dépasse le domaine de la physique. Le terme kosmos, en grec, signifie la parure des femmes 4, mais aussi l’ordre militaire 5 et l’ordre de l’État ou du gouvernement 6. Le terme est fréquemment assimilé à la notion de convenance, ce qui est fait kata kosmon est fait « comme il convient » 7. La richesse sémantique du terme se manifeste sans nul doute dans la conception platonicienne du cosmos, décrit

comme une oeuvre belle, dotée par le démiurge d’une âme et d’un corps, divinité bienheureuse vivant en parfaite autarcie 8 ; ainsi que dans la perspective des stoïciens, pour qui le cosmos est Dieu 9, et qui assimilent le monde à une cité dont tous les hommes sont citoyens 10. Le cosmos peut aussi parfois désigner, dans la tradition biblique, le monde ou l’humanité dans son opposition à Dieu 11, ou même être considéré, notamment par les gnostiques, comme l’oeuvre mauvaise d’un démiurge ignorant 12. C’est sans doute la conception aristotélicienne du cosmos, ensemble clos et hiérarchisé, géocentrique, mû par un premier moteur qui lui est extérieur, qui est la plus représentative du cosmos des Anciens. Cette conception précisément devait être remise en cause, à partir du Moyen Âge, par de Cues, puis par les héritiers de la pensée de Copernic, tel Bruno et sa thèse de l’infinité de l’univers 13. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Gorgias, 508 a. 2 Diogène Laërce, VIII, 48. 3 Diels-Kranz 67 A 21. 4 Homère, l’Iliade, 14, 187. 5 Homère, l’Odyssée, 13, 77. 6 Hérodote, I, 99. 7 Homère, l’Iliade, 10, 472. 8 Platon, Timée, 28 b sq. 9 Diogène Laërce, VII, 137. 10 Long, Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 67 A. 11 Évangile selon st Jean, 12.31. 12 Irénée, Contre les hérésies, I, V. 13 Bruno, G., La Cena de le Ceneri, Premier Dialogue. Voir-aussi : Brisson, L., Meyerstein, F. W., Inventer l’univers : le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques, Les Belles Lettres, Paris, 1991.

Duhem, P., le Système du monde : histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, 10 vol., Hermann, Paris, 1958-1995. Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr, Gallimard, Paris, 1973. Lerner, M., le Monde des sphères, 2 vol., Les Belles Lettres, Paris, 1996-1997. ! COSMOLOGIE, DÉMIURGE, LOGOS, MICROCOSME / MACROCOSME, MONDE, NOMOS ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Totalité englobante, bien ordonnée, constituée de parties symétriquement disposées, où viennent s’équilibrer les éléments opposés selon un jeu de combinaisons systématiques et périodiquement alternées. L’objet de la pensée cosmologique, qui est le Tout de la réalité, les anciens Grecs le nommaient : to pan, to holon en faisant ressortir son caractère de totalité englobante. Le calque latin de ce terme est l’universum, qui désigne l’ensemble unifié du réel, par opposition au diversum, qui souligne, au contraire, les différences et disparités dont est composée la réalité. Par ailleurs, le terme même de cosmos, dont fut tardivement tiré celui de cosmologie, évoque l’idée d’un ordre universel, d’un bon ordre, où chaque chose est à sa place en raison des fonctions qui lui sont assignées, selon des limites strictes, au sein de la totalité. Selon l’historien Ch. H. Kahn, l’idée de beauté est venue se surajouter à celle de bon ordre plus tard, aux alentours du IVe s. av. J.-C. 1 : ce dont la « cosmétologie » se souviendra ultérieurement. Le vocable mundus, qui est le calque latin du cosmos grec, vient renforcer tout particulièrement le caractère esthétique ou ornemental de tout agencement régulier. Le français conserve certaines de ses connotations, puisque monder, mondifier ou émonder signifient purifier, assainir et remettre en ordre. Ces remarques sémantiques et étymologiques font manifestement ressortir à quel point les idées de monde et d’univers sont empreintes de significations d’ordre esthétique, éthique, théologique et architectonique. Tout se passe comme si la contemplation des phénomènes célestes avait fourni à l’homme le paradigme d’un ordre légal de coappartenance auquel il est absolument impossible de se soustraire, contrairement aux lois que font les hommes eux-mêmes. Le kosmos grec était considéré comme un « en soi », un grand vivant, une belle totalité bien liée et finalisée, englobant tous les étants, dans laquelle l’homme prend place comme spectateur, mais à laquelle il participe également, car il doit y assumer pleinement son rôle, conformément à une nécessité implacable. ▶ Cette idée de « cosmos » s’est maintenue jusqu’à la fin du Moyen Âge, mais elle fut réactivée au sein des philosophies

de la Renaissance (avant de connaître ses dernières heures de gloire dans la Naturphilosophie, au début du XIXe s.). Les philosophes de la Renaissance concevaient l’unitotalité cosmique comme un organisme unique, où se succèdent alterdownloadModeText.vue.download 233 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 231 nativement (c’est le thème de la vicissitude) les phénomènes multiples produits par une impulsion intérieure et se dirigeant vers une fin commune dans laquelle ils trouvent leur unité. D’où l’idée d’une dépendance réciproque de tous les membres de la totalité cosmique, participant à la vie universelle, où chacun des membres du Tout est en relation réciproque avec tous les autres membres, et sous la dépendance directe de l’unique principe recteur qui anime la totalité cosmique : l’âme du monde. Celle-ci constituait le nexus spirituel, assurant non seulement la cohésion interne des êtres composés, mais aussi celle de la totalité cosmique. Tant que la science naissante n’avait pas formé le concept de loi physique, elle n’avait d’autre moyen que de recourir à l’idée d’âme du monde et à l’animisme pour expliquer la vie organique de la totalité cosmique. Jean Seidengart ✐ 1 Kahn, Ch. H., Anaximander, 1960. Voir-aussi : Aristote, Traité du ciel, Belles Lettres, Paris, 1965. Cassirer, E., Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Minuit, Paris, 1983. Duhem, P., le Système du monde, t. 1 à X, Hermann, Paris, 19131959. Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, « Tel », Paris, 1988. Kuhn, T. S., la Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973. Lerner, M. P., le Monde des sphères, 2 vol., Les Belles Lettres, Paris, 1996-1997. Lloyd, G., les Débuts de la science grecque, 2 vol., La Découverte, Paris, 1990. Platon, Timée, Les Belles Lettres, Paris, 1963. Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris, 1975. ! COSMOLOGIE, ESPACE, MATIÈRE, MONDE, TEMPS, UNIVERS

COULEUR ESTHÉTIQUE Un des principaux moyens d’expression artistique. Polyvalent et polysémique, il peut être utilisé de façon décorative, symbolique, constructive, ou expressive, pour ne mentionner que quelques-uns de ses usages. Ce n’est pas le complexe qu’est ce qu’elle est, faisante. Toute

moindre paradoxe de cet objet fascinant et la couleur que tout le monde puisse saisir bien qu’il n’en existe pas de définition satistentative de la définir entraîne en effet de

nombreuses difficultés dues non seulement aux concepts utilisés pour l’appréhender, mais aussi au fait que la notion de couleur ne semble claire qu’à rester dans le vague. Elle réfère en effet à des phénomènes bien distincts, quoique liés : la qualité d’une surface qui réfléchit la lumière, ou d’un milieu qui filtre la lumière, ou encore l’attribut d’une sensation visuelle. Le même terme renvoie ainsi au stimulus comme à la sensation, ainsi qu’aux propriétés physiques de la lumière qui produisent l’impression visuelle, de même qu’il désigne à la fois les pigments (naturels ou artificiels), et le résultat de leur combinaison dans une oeuvre. Cette multiplicité de significations, qui fait la richesse du vocable, n’en facilite évidemment pas l’analyse. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que la couleur continue de poser un grand nombre de problèmes philosophiques : est-elle objective ou subjective, relative ou absolue, est-elle une qualité primaire ou secondaire, etc. ?1 Elle a été considérée depuis Aristote comme un prédicat accidentel (la particularité d’être blanc n’appartient pas en propre à l’essence de l’homme puisqu’il existe des hommes noirs) 2 ; ou encore, à partir de Locke, comme une qualité secondaire (à la différence de la solidité et de la forme, qui seraient des qualités primaires des choses) 3. Comme, en outre, la couleur est instable (elle se modifie souvent avec le temps) et relative (à l’éclairage, à la couleur du fond, aux couleurs contiguës, à la distance, etc.), il n’en fallait pas plus pour lui attribuer une fonction secondaire. Il existe en ce sens un imaginaire de la couleur, dont les conséquences esthétiques sont nombreuses, et qui s’est caractérisé par le fait de la confiner à un rôle décoratif, à une fonction d’« attrait » (Reiz) dira encore Kant 4. D’où sa sujétion générale au dessin (qui a fait l’objet de nombreux débats au sein de l’Académie, à l’époque classique5), et le fait qu’elle fut, en tant qu’ornement, associée dès l’Antiquité à la femme, au maquillage, à la rhétorique, à la séduction, aux sentiments et au plaisir. Cette polarité sexuée la situe, face au dessin, du côté du coeur, de la passion et de la ruse, le dessin incarnant l’esprit, la raison et la vérité 6. Le vieux débat entre le dessin et

la couleur, qui pourrait sembler bien suranné, persiste cependant de nos jours, quoique sous des formes différentes : c’est ainsi que de nombreux photographes continuent de soutenir que le noir et blanc constitue l’« essence » de la photo, la couleur n’étant une fois de plus qu’un ajout superficiel et décoratif qui n’apporterait rien mais représenterait au contraire une distraction pour l’oeil. Le plaisir optique que procure la vision d’une plage de couleur pure a sans nul doute aidé à reléguer la couleur à cette fonction superficielle et secondaire – « supplémentaire », dirait Derrida – d’ornement ou de décoration dont il semble à première vue difficile de la détacher. Pourtant, les mêmes savants du XIXe s. qui soulignaient le plaisir que procure la couleur pure (Goethe, Chevreul, Helmholtz) ont énormément contribué à transformer l’imaginaire de la couleur en montrant que son statut de « sensation » n’empêchait pas qu’elle soit tributaire de lois régissant certains de ses mécanismes 7, de sorte que son caractère subjectif ne devrait plus être un obstacle suffisant pour soutenir que, dès lors, elle serait ineffable. Il n’en reste pas moins qu’un tel préjugé reste tenace et explique sans doute pourquoi la couleur, bien qu’elle soit un objet esthétique par excellence, n’a paradoxalement que peu retenu l’attention des esthéticiens. Aussi l’esthétique de la couleur est-elle encore largement à constituer, parallèlement aux efforts entrepris par les historiens de l’art afin de comprendre les théories chromatiques dont les artistes ont pu faire usage 8. La tâche restant à accomplir est énorme. D’un côté, il s’agira de repenser le statut dévolu à la couleur par l’imaginaire occidental en mettant systématiquement en question les catégories métaphysiques sur lesquelles il repose, ainsi que les connotations négatives qui lui restent attachées, notamment l’idée qu’elle constitue une distraction au double sens de dévier sur ellemême l’attention qui devrait se porter sur le sujet (dans le cas d’un tableau), et d’être simplement un délassement. D’autre part, il s’agira de s’attaquer à l’idée que la couleur ne serait qu’une « sensation », ce qui revient à la confiner dans son statut superficiel de plaire à l’oeil. De ce point de vue, les recherches cognitives s’avèrent fort utiles, en montrant que la couleur a une fonction discriminatoire et classificatoire. ▶ Dès lors que l’on conçoit que la couleur revêt aussi une fonction cognitive, la compréhension de son statut esthétique downloadModeText.vue.download 234 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 232 s’en trouve élargie. En ce sens, une sémiotique de la couleur,

intégrant sa fonction cognitive, devrait permettre à la fois de revaloriser son rôle esthétique, et fournir des éléments méthodologiques de nature à analyser le chromatisme des oeuvres d’art 9. Si certains artistes contemporains continuent de s’en méfier en la considérant comme superficielle, décorative et « bourgeoise », d’autres en revanche, soucieux de mettre en évidence sa valeur éthique et sociale, l’avaient, dès Delacroix, mise en étroit rapport avec le sujet représenté, afin d’en faire un signe à part entière. Le relatif discrédit dont elle a fait l’objet en esthétique ne l’a pas empêchée d’être présente dans les oeuvres d’art, où elle s’est particulièrement développée au début du XXe s., à partir du fauvisme, puis avec l’abstraction. C’est que, comme l’a signalé Matisse, salué comme un des plus grands coloristes, « les tableaux [...] appellent des beaux bleus, des beaux rouges, des beaux jaunes, des matières qui remuent le fond sensuel des hommes » 10. Georges Roque ✐ 1 Byrne, A., et Hilbert, D. R. (éds.), Readings on Color, vol. 1, The Philosophy of Color, MIT Press, Cambridge (MA), 1997. 2 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025 a 13-20. 3 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding, II, VIII, 9-26. 4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 14, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1984, p. 66. 5 Lichtenstein, J., La couleur éloquente : rhétorique et peinture à l’âge classique, Flammarion, Paris, 1989. 6 Roque, G., « Portrait de la couleur en femme fatale », in Art & Fact, no 10, 1991, pp. 4-11. 7 Roque, G., Art et science de la couleur : Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997. 8 Gage, J., Colour and Culture : Practice and Meaning from Antiquity to Abstraction, Thames and Hudson, Londres, 1993 ; Colour and Meaning : Art, Science and Symbolism, Thames and Hudson, Londres, 1999. 9 Groupe μ, Traité du signe visuel : pour une rhétorique de l’image, Seuil, Paris, 1992, pp. 226-250 ; Roque, G., « Quelques préalables à l’analyse des couleurs en peinture », in Techné, no 9-10, 1999, pp. 40-51. 10 Matisse, H., Écrits et propos sur l’art, Hermann, Paris, 1972, p. 128. Voir-aussi : Goethe, J. W., Traité des couleurs, Paris, Centre Triades, 1990.

! ESTHÉTIQUE, PERCEPTION COUP D’ÉTAT POLITIQUE Action exceptionnelle du souverain déliée de toute norme, pour fonder ou conserver un État. Le terme est utilisé dès la fin du XVIe s. Avec ses Considérations politiques sur les coups d’État, Naudé élabore, dans le sillage de Machiavel, une action qui permette de fonder une institution politique ou de prévenir et d’endiguer tout danger qui pourrait l’atteindre, car, par sa nature même, le corps politique se dérègle 1. Naudé distingue radicalement cette action de la raison d’État, laquelle concerne les maximes communes du gouvernement. Pour lui, les circonstances exceptionnelles entraînent le pouvoir à manifester son essence : le coup d’État. Il répond à la pure nécessité, dépend d’une décision secrète du prince et doit se préparer selon une « prudence extraordinaire ». Son efficacité dépend de l’évaluation du moment opportun et de l’économie du geste qui doit néanmoins coïncider avec les plus grandes conséquences. C’est pourquoi le coup d’État est éminemment singulier et radical : imprévisible, fulgurant et audacieux, il doit joindre la souplesse à la violence. En cet instant précis, il est délié de toute norme et renverse l’ordre naturel. Il induit ainsi une suspension du sens, tant en ce qui concerne les conditions habituelles de l’action que son interprétation. Réussi, il peut être perçu comme un miracle religieux et produire la croyance populaire d’où procédera l’assentiment politique. Les impératifs de brièveté dans le déroulement et de rareté dans la manifestation caractérisent le coup d’État en même temps qu’ils l’empêchent de se changer en violence indomptable. La transgression de la loi par celui qui en est le garant et, éventuellement, le créateur est au coeur de la stabilité politique, où conservation de l’État, bien du peuple et salut du prince forment un tout. Le coup d’État, manifestation du pouvoir nu, unit deux fonctions : fonder (pouvoir constituant), conserver ou rétablir (pouvoir de continuité). Le centre de gravité de l’État est un principe d’exception, légitime et légitimant. Mais, dès le XVIIIe s., le coup d’État n’est plus perçu que comme un danger. Aujourd’hui, la définition s’est inversée : il désigne l’usurpation, la prise violente et illégale du pouvoir par un groupuscule, comme l’ont exposé C. Malaparte (1931) et E. Luttwak (1967). Frédéric Gabriel ✐ 1 Naudé, G., Considérations politiques sur les coups d’État

(1639), Paris, 1989. Voir-aussi : Beaud, O., Les Derniers Jours de Weimar, chap. IV, Descartes et Cie, Paris, 1997. Bercé, Y.-M., « Les coups de majesté des rois de France, 1588, 1617, 1661 », in Complots et Conjurations dans l’Europe moderne, École française de Rome, Rome, 1996. Bianchi, L., « Tra Rinascimento e barocco : forza e dissimulazione nelle Considérations politiques di G. Naudé », in Studi filosofici, XXI, Napoli, 1998. Carlton, E., The State against the State, Aldershot, 1997. Cavaillé, J.-P., « Gabriel Naudé, les Considérations politiques sur les coups d’État : une simulation libertine du secret politique », in Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle, 2, A. Mc Kenna et P.-F. Moreau (éd.), Saint-Étienne, 1997. Courtine, J.-F., Nature et Empire de la loi, chap. I et VI, Vrin, Paris, 1999. Gomez, C., « Sabery poder politico en Gabriel Naudé », in Res publica, 5, 2000, pp. 111-132. Malaparte, C., Technique du coup d’État, Grasset, Paris, 1992. Marin, L., « Pour une théorie baroque de l’action politique », in Naudé, op. cit., 1989. Naudé, G., La bibliographie politique, trad. Ch. Challine (éd. originale latine de 1633, Venise), Paris, 1642, pp. 57-62. Saint-Bonnet, F., « Technique juridique du coup d’État », in Bluche, F., le Prince, le Peuple et le Droit, PUF, Paris, 2000. Saint-Bonnet, F., L’État d’exception, PUF, Paris, 2001. Schmitt, C., Théologie politique (1922), I, Gallimard, Paris, 1988. Senellart, M., Les arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995. ! ÉTAT COUPURE LOGIQUE Règle selon laquelle, si C se déduit d’un ensemble de prémisses Γ, et si D se déduit de C et d’un autre ensemble de prémisses Δ, alors D se déduit de Γ et de Δ. Introduite en 1934 par G. Gentzen 1 dans son « calcul des séquents », la règle de coupure peut être intuitivement justi-

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 233 fiée comme suit : si D découle de Δ et de C, alors elle doit aussi découler de Δ et de tout ensemble de prémisses capable d’entraîner C (la règle fait passer d’une situation dans laquelle C intervient à une situation dans laquelle elle a été « coupée » et a disparu). Cette règle, qui n’est pas une règle « logique » à proprement parler (aucune constante logique ne figure dans son énoncé), est plutôt une règle « structurelle », dont on peut donner la représentation suivante : Si l’on convient de nommer « séquent » une proposition du type « l’ensemble de prémisses Γ permet de déduire l’énoncé A », on peut présenter comme suit le résultat majeur (« Hauptsatz ») de Gentzen : la règle de coupure est « éliminable », au sens où un calcul dans lequel cette règle est admise ne permet pas de dériver plus de séquents qu’un calcul d’où elle est absente. Ce résultat fondamental a pour conséquence la propriété dite de la « sous-formule » : puisque les coupures peuvent toujours être éliminées de la dérivation d’un séquent, c’est que cette dérivation peut être mise sous une forme « directe », « sans détours », dans laquelle les seules formules qui interviennent sont des sous-formules des formules qui figurent dans le séquent final. Jacques Dubucs ✐ 1 Gentzen, G., Recherches sur la déduction logique, trad. J. Ladrière, PUF, Paris, 1955. ! DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, MODUS PONENS COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE PHILOS. SCIENCES Discontinuité forte dans l’évolution d’un système de pensée, le faisant passer d’un état préscientifique à un état scientifique. Le terme de « coupure » est introduit par L. Althusser, autour de 19651, par emprunt à G. Bachelard, qui utilise cependant plutôt le terme de « rupture ». Bachelard regroupe sous ce nom les brusques mutations des conceptions scientifiques, qui permettent de dépasser les « obstacles épistémologiques »2 dus aux préjugés de l’opinion. Althusser redéfinit ces discon-

tinuités en étudiant l’évolution des sciences humaines. Il voit, dans l’invention du matérialisme historique par Marx et Engels, une « coupure épistémologique » permettant à l’histoire et à la philosophie de sortir de l’« idéologie » pour devenir réellement scientifiques. Alexis Bienvenu ✐ 1 Althusser, L., Pour Marx, Maspero, Paris, 1965, pp. 24 et sq. 2 Bachelard, G., le Rationalisme appliqué, Alcan, Paris, 1949, p. 104. Voir-aussi : Balibar, E., « Le concept de coupure épistémologique », in Cahiers philosophiques, ministère de l’Éducation nationale, Paris, vol. 12, sept. 1982. ! RÉVOLUTION (SCIENTIFIQUE) COUTUME Consuetudo signifie à la fois coutume et habitude. MORALE, POLITIQUE, ANTHROPOLOGIE Habitude commune, manière de se « tenir » (habitude vient de habere, « tenir », « se tenir ») qui concerne aussi bien un comportement moral, une manière de vivre propre (l’éthos aristotélicien dépend de la racine indoeuropéenne swedhos) qu’une manière de se vêtir comme signe d’appartenance (« habit » vient d’habitus et « costume » de consuetudinem). La coutume renvoie donc aux habitudes (aux « moeurs ») en tant qu’elles forment un système d’opinions en rapport avec des usages. Comme manière d’être, elle désigne à la fois le fait collectif (une culture traditionnelle et / ou une imagination singulière) et la force qui lie en chaque mémoire des images, des sentiments, des idées. Chaque coutume multiplie donc les différences (des manières d’être) tout en les uniformisant 1. Et c’est parce que ces manières d’être ont paru aussi essentielles que l’être lui-même, que la coutume-habitude a intéressé très tôt les philosophes, avant de devenir objet de connaissance pour les moralistes, les anthropologues et les sociologues. L’articulation coutume-nature est le leitmotiv de l’histoire de la notion. La coutume est « comme » une nature, dit Aristote (De la mémoire et de la réminiscence, 2, 452 a), préservant ainsi une différence que Montaigne – qui en fait une

« seconde nature »2 – puis Pascal – elle est « notre nature »3 – semblent effacer. D’Aristote à Vauvenargues, la coutume sera « invincible », elle « peut tout ». Disposition active dans l’accoutumance (éthos), elle est aussi, comme disposition stabilisée, une possession et une puissance (hexis). Après l’âge classique, la coutume s’efface derrière l’habitude dans le bouillonnement métaphysique que celle-ci suscite. MerleauPonty réduira la coutume aux domaines des automatismes, tandis que c’est encore l’habitude (sous la figure de l’habitus) qui anime la pensée sociologique contemporaine 4. Pourtant, en se substituant à une première nature perdue, le plan d’immanence de la seconde nature obligeait à reconsidérer positivement le statut de la coutume : « puissance trompeuse » ou voix anonyme de la puissance créatrice de la multitude ? Voix qui n’est certes point autorisée par son origine (dans laquelle on ne peut lire que « défaut d’autorité et de justice », 60-94), mais qui pourtant constitue effectivement dans l’histoire droit et justice, par le fait de la puissance naturante de son imagination collective. Et cela à travers le droit traditionnel, nourri des valeurs ancestrales, ou à travers le droit coutumier qui, de par sa plasticité même, exprime au plus près (à l’encontre de la fixité de la loi) les transformations effectives des manières communes de penser et de vivre. Laurent Bove ✐ 1 Vauvenargues, L. (de), Introduction à la connaissance de l’esprit humain (1747), « Des lois de l’esprit », éd. J. Dagen, Desjonquères, Paris, 1997, p. 47. 2 Montaigne, M. (de), Essais, III, 10, éd. Villey par Saulnier, PUF, Paris, 1978, p. 1010. 3 Pascal, B., les Pensées, 419-89, in OEuvres complètes, éd. Lafuma, Seuil, Paris, 1963. 4 Kaufmann, J.-C., Ego. Pour une sociologie de l’individu, deuxième partie, Nathan, Paris, 2001, pp. 103-183. Voir-aussi : Lévi-Strauss, Cl., Histoire de lynx, ch. XVIII, Plon, Paris, 1991. downloadModeText.vue.download 236 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 234 CRAIG (THÉORÈME DE) LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Théorème du logicien W. Craig sur la définissabilité dans un système formel, qui a des applications en philosophie des sciences. Craig a montré comment, si nous distinguons au sein du vocabulaire d’un système formel deux sortes de termes, les termes théoriques T et les termes observationnels O, alors s’il y a un système complètement formalisé T avec un ensemble de conséquences ne contenant que des termes O, il y a aussi un système O contenant seulement les termes du vocabulaire O mais suffisamment fort pour produire le même ensemble de conséquences. ▶ Ce théorème logique peut encourager l’idée, chère à l’instrumentalisme et au positivisme en philosophie des sciences, que l’on peut se dispenser des termes théoriques d’une théorie scientifique (comme « électron ») au bénéfice des termes observationnels puisqu’on peut dériver des seconds les mêmes conséquences. Mais, en fait, la procédure de Craig ne donne aucun moyen de se dispenser d’avance des termes théoriques. Pascal Engel ✐ Putnam, H., « Craig’s Theorem », in Philosophical Papers, I, Cambridge University Press, Cambridge, 1985. ! THÉORIE CRÉATION Du latin creare, « créer », causatif de crescereo, « naître, croître ». GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE Acte par lequel une chose vient à l’existence. En un sens radical, on ne devrait pas parler de création lorsque des éléments ou un matériau préexistent à l’apparition de la chose créée. Ainsi la notion de création renvoie-telle spontanément à la création du monde par Dieu, à partir du néant : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (...) Dieu dit : “que la lumière soit” et la lumière fut » (Genèse, 1, 1-3, La Bible de Jérusalem). Cette contiguïté entre création et commencement absolu, dans un contexte monothéiste, permet d’exclure de l’idée de création les notions voisines de fabrication et de production, dans lesquelles préexiste une matière. Le concept de création à partir du néant (création ex nihilo) se distingue d’un acte simplement démiurgique tel

que pourrait le dépeindre l’Antiquité grecque, par exemple. C’est donc au Moyen Âge, dans la pensée scolastique, que la notion de création se voit pleinement thématisée – on distingue ainsi, dans la création, le terminus a quo, le point de départ, du terminus ad quem, le point vers lequel tend l’acte créateur. Si une telle conceptualité s’appuie sur un dispositif théorique inspiré d’Aristote (la question de la causalité ne cesse d’alimenter cette réflexion), c’est bien le christianisme qui définit en propre la création comme creatio rei ex nihilo. Mais, après saint Anselme et la patristique, c’est Descartes qui s’empare de la question pour la placer au centre de sa philosophie, et qui initie ainsi l’un des débats fondamentaux de l’âge classique : comme il l’écrit à Mersenne le 27 mai 1630, Dieu est cause totale, « il est aussi bien auteur de l’essence comme de l’existence des créatures : or cette essence n’est autre chose que ces vérités éternelles ». C’est donc Dieu qui crée les vérités éternelles, elles dépendent de lui – les vérités mathématiques ont avec Dieu le même rapport que le reste des créatures, autrement dit elles sont elles-mêmes créées. Descartes l’écrit dans une autre lettre de 1630 (15 avril) : « que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures ». La doctrine de la création des vérités éternelles a de lourdes conséquences, à la fois métaphysiques, sur l’ontologie proprement cartésienne, et sur sa théorie de la connaissance, puisque la physique de Descartes découle entièrement de ce premier principe. Ce que Leibniz reproche à Descartes, c’est l’idée d’une création que ne précède aucune conception et qui épuise tout le possible, puisque celui-ci est chez Descartes placé sur le même plan de dépendance par rapport à la toute-puissance divine que les choses créées ; la création, pour Leibniz, ne dépend pas de la seule puissance de Dieu, car elle repose sur le choix du meilleur de tous les mondes possibles qui se trouve dans l’entendement de Dieu. Avant de relever de la puissance, elle engage donc la sagesse et la bonté : le Dieu des philosophes doit être celui que nous espérons. L’empirisme des Lumières, puis la philosophie critique de Kant réduiront la science au plan des phénomènes, de ce qui apparaît, de telle sorte que les premiers principes des choses feront chez Kant l’objet d’une connaissance par idée, et non par concept, c’est-à-dire d’une connaissance entièrement indépendante de l’expérience, et de ce fait vouée à ne pas recevoir de solution. Clara da Silva-Charrak ✐ La Genèse, « Les origines du monde et de l’humanité, la création et la chute », La Bible de Jérusalem, traduite par l’École française de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975. Descartes, R., Lettre à Mersenne du 15/4/1630, Garnier, Paris, 1988, tome I, p. 254.

Lettre à Mersenne du 27/5/1630, ibid., p. 267. Lettre à Mesland du 2/5/1644, ibid., tome III, p. 68. Principes, I, art. 27. Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique, I, Vrin, Paris, p. 25 ; Théodicée, « La cause de Dieu », GF, Paris, p. 425. Voir-aussi : Platon, Timée, trad. et notes de L. Robin, Gallimard, Paris, 1950. PHILOS. MÉDIÉVALE, THÉOLOGIE 1. Au sens large, la création est l’acte productif par excellence. – 2. Dans la pensée chrétienne, c’est l’acte par lequel Dieu crée le monde, à partir de rien, en lui donnant l’être ; ensemble des êtres créés résultant de cet acte. Si les traducteurs de la Bible des Septante intitulèrent « Genèse » le récit biblique de la création, c’est parce qu’ils ne trouvèrent aucun mot grec pour exprimer l’idée de création. Cette idée est en effet étrangère à la pensée grecque, pour laquelle rien ne procède de rien et toute « genèse » a lieu à partir de quelque chose. Pour parler de la création, les écrivains grecs chrétiens, et déjà avant eux Philon d’Alexandrie 1, choisirent le verbe ktizo, « fonder ». En tout état de cause, la création reste explicitement, chez les chrétiens, un mystère. Dieu, selon l’Écriture, est l’unique créateur du ciel et de la Terre 2. Cet acte commun au Père, au Fils et à l’Esprit est une promotion à l’être d’une réalité qui n’existait en aucune façon avant lui (« creatio ex nihilo »). Il y a ainsi lieu de le distinguer de la procession qui naît du partage d’une même nature ; de l’émanation selon laquelle l’être créé partage la substance du créateur et en est en quelque sorte une partie séparée ou un mode d’être ; de la transformation, de la génération ou du changement, lesquels ne s’opèrent downloadModeText.vue.download 237 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 235 qu’entre deux termes réels. Dieu produit le monde tant quant à sa forme que quant à sa matière, à partir de rien, par un acte de sa toute-puissance. Cette création ex nihilo ne doit pas être entendue comme une fabrication du monde avec pour matériau le rien, en tant que matière première. Produire ex nihilo, de rien, c’est produire ex Deo 3. De nombreux scolastiques, sur la base des textes sacrés, vont s’attacher à l’étude du sens de la formule « de rien », comme Anselme de Canterbury 4 ou Bonaventure 5. Ainsi faut-il comprendre le de, non pas comme le signe d’une origine, matérielle, mais plutôt comme indiquant seulement un ordre de succession 6. Ils

vont aussi développer une terminologie extrêmement précise en proposant diverses définitions qui serviront de matériaux communs à l’étude du mystère. Le néant, point de départ de la création, est le terminus a quo, tandis que la réalité nouvellement créée, est le terminus ad quem. Cette création est quant à son origine creatio rei ex nihilo (création d’une chose à partir de rien), quant à son résultat, creatio rei secundum totam substantiam (selon la totalité de sa substance) ; quant à sa fin creatio entis in quantum ens (création d’un être en tant qu’il est). D’autres distinctions vont naître du grand souci de clarté des scolastiques : la création peut ainsi être active, quand elle est considérée comme l’acte créateur, passive lorsqu’elle est entendue comme devenir de l’effet, participative lorsqu’elle est comprise dans son principe (l’agent et ses facultés), terminative, quant à son résultat, la créature. Ces réflexions vont aussi permettre de séparer, dans le récit de la Genèse, une création première qui est la création de la matière cosmique, de l’oeuvre des six jours, appelée création seconde. Michel Lambert ✐ 1 Philon d’Alexandrie, De somniis, I, 13. 2 Genèse, I, 1. 3 Saint Augustin, Opus imperf. Contra Jul., l. V, c. 42. 4 Anselme de Canterbury, Monologion, 8. 5 Bonaventure, In IV Sent., l. II, dist. I, p. 1, a. 1, q. 1, ad 6. 6 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, qu. 45, art. 1, ad 3. Voir-aussi : Guelluy, R., La création (Mystère Chrétien. Théologie dogmatique), Desclée de Brouwer, Tournai, 1963. Sertillanges, A.D., L’idée de création et ses retentissements en philosophie, Aubier, Paris, 1945. ! DIEU, ÉTERNITÉ, LIMITE, MATIÈRE ESTHÉTIQUE Action d’engendrer une oeuvre dotée de nouveauté significative. Par extension, l’oeuvre réalisée, en particulier la première manifestation publique d’un spectacle (pièce de théâtre, opéra, chorégraphie...). L’idée de création artistique découle, non sans ambiguïtés, de la conception théologique d’un Dieu créateur. Cet héritage contribue à éclairer sa complexité ainsi que les problèmes qu’elle pose. La notion de création s’est lentement imposée dans le champ de l’art, par un renversement significatif puis par déplacements successifs. Si le Moyen Âge comparait Dieu à l’artiste pour faire comprendre la nature de la création divine, en revanche, comme le souligne [line] E. Panofsky, « les

temps modernes comparent l’artiste à Dieu afin d’“héroïser” la création artistique » 1. Cela se fait progressivement. L’artiste qui s’inspire du modèle divin, dans le contexte humaniste de la Renaissance, proclame encore son obédience vis-à-vis du Créateur suprême. Peu à peu, et parallèlement à la lente conquête de son autonomie sociale et culturelle, il va revendiquer son plein statut de créateur et l’imposer à la fin du XVIIIe s. Il se détache alors résolument des arts mécaniques, affirmant qu’il n’est ni le servile imitateur de la nature ni le simple exécutant d’une production, mais qu’il fait venir à l’être de l’inédit et ouvre ainsi de nouveaux horizons. Cette ambition contribue à fixer durablement un archétype de la création artistique qui magnifie la toute-puissance du sujet créateur et garde ainsi en creux la trace du modèle divin. Une telle toute-puissance transcende la matière employée et les thèmes travaillés ; elle se manifeste dans le surgissement d’une oeuvre originale. À la représentation de l’artiste « inspiré », souple instrument de la volonté divine, succède la conception d’un être d’exception que le génie singularise – conception explicitement proposée au XVIIIe s. et que le romantisme développera et amplifiera. Le génie, don naturel, rend son oeuvre exemplaire 2. Ses créations, envisagées dans leur irréductible unicité, revêtent une valeur auratique ; rassemblées, elles constituent un univers qui trouve en lui-même sa valeur. La notion de création permet donc de comprendre la place accordée à l’artiste, l’éventuelle sacralisation de l’art 3 qui en résulte, ainsi que la valeur conférée à l’originalité. Mais on peut se demander si elle n’est pas plus suggestive qu’explicative et si elle n’occulte pas d’autres dimensions fondamentales. Une notion problématique Car l’horizon implicite d’une création ex nihilo peut faire oublier le legs fécond d’un héritage et d’une culture, la force vive des appropriations mimétiques, des réinterprétations parfois conflictuelles 4. De même, la glorification d’un créateur démiurge minore le fait que l’artiste se trouve dans un monde existant qu’il peut contribuer à révéler ou à exalter,

dans la saisie attentive ou la mise en perspective de telle ou telle matière, de tel ou tel paysage (qu’on songe ici au « land art » ou encore à la « musique concrète »). La célébration de la puissance créatrice relègue dans l’ombre les brouillons et les repentirs, les choix opérés et, plus globalement, la place permanente du travail et de l’effort. Dès lors, parce qu’elle est envisagée hors de tout contexte et de toute lignée, l’oeuvre risque de n’être appréciée qu’à l’aune de la personnalité remarquable de son concepteur, lequel transcende ses créations, qui ne sont plus que des symptômes ou des reliquats. L’héroïsation de l’artiste contribue donc paradoxalement à ruiner l’exigence de compréhension d’une oeuvre au profit du sujet qui l’engendra et d’une recherche effrénée de radicale nouveauté. Pour réagir contre ces dangers, contre la sacralisation aussi de l’acte créateur et le culte de l’originalité, la seconde moitié du XXe s. a souvent tenté de prendre ses distances avec l’idée de création. Elle l’a fait en pratique de diverses manières : par le recours manifeste aux emprunts, aux collages, aux citations, par le travail assumé sur les matériaux, par la mise en jeu d’autres notions (« happening », « performance »...) qui se réfèrent à une temporalité circonscrite, indiquent explicitement les conditions de leur mise en oeuvre et sollicitent l’interactivité du spectateur. Parallèlement, pour s’interdire le trop facile recours à la biographie d’un sujet réputé génial, la réflexion théorique s’est centrée sur la structure des oeuvres, leurs correspondances et leurs mises en relation réciproque, downloadModeText.vue.download 238 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 236 ou encore sur la notion même d’oeuvre et la capacité de quelque chose à « fonctionner comme oeuvre d’art » 5. ▶ La création est une notion centrale dans l’histoire de l’esthétique – notion séduisante mais également ambiguë, trop flatteuse sans doute pour n’être pas dangereuse. Dans cette perspective, elle présente l’intérêt d’obliger chacun à s’inter-

roger et à adopter une position vis-à-vis d’elle ; pour préserver la puissance de liberté qu’elle souligne, certains estimeront alors nécessaire de « sauver ce concept, en le libérant de la gangue métaphysique agglutinée autour de lui » 6, tandis que d’autres préféreront l’abandonner, n’y voyant qu’un terme écran incapable de rendre compte de la genèse effective des oeuvres. Marianne Massin ✐ 1 Panofsky, E., Idéa. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Gallimard, Paris, 1989, pp. 150-151. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 46 et sq., Vrin, Paris, 1968. 3 Schaeffer, J.-M., l’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1992. 4 Malraux, A., les Voix du silence, Paris, Gallimard, 1959. 5 Goodman, N., Ways of Worldmaking (1978), trad. « Manières de faire des mondes « Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992, p. 90. 6 Revault d’Allonnes, O., la Création artistique et les promesses de la liberté, Klincksieck, Paris, 1973, p. 5. Voir-aussi : Chrétien, J.-L., Corps à corps, in « Du dieu artiste à l’homme créateur », Minuit, Paris, 1997. Flahault, F., et Schaeffer, J.-M., « La Création », in Communications, no 64, Seuil, Paris, 1997. Platon, Timée, trad. et notes de L. Robin, Paris, Gallimard, 1950. ! GÉNIE, POÏÉTIQUE, TALENT CRÉATIONNISME De « création ». Doctrine revendiquant une cosmogonie démiurgique reposant sur une lecture littérale du texte biblique, et refusant en cela les hypothèses explicatives scientifiques, notamment le transformisme en biologie. PHILOS. RELIGION Le créationnisme comme idéologie « débute » véritablement au XVIIIe s., avec la datation de la terre par l’évêque irlandais Ussher, qui, en comptant les générations de l’Ancien Testament, lui donne un âge de quatre mille quatre ans. Buffon avait été obligé de faire acte de foi auprès des pères de la Sorbonne, en 1753, après avoir estimé l’âge de la terre à cent mille ans.

Au XIXe s., la doctrine, fidèle à une interprétation stricte du dogme religieux, refuse les hypothèses évolutionnistes lamarckiennes et darwiniennes. Devenu, au XXe s., un lobby religieux extrémiste très influent aux États-Unis, le créationnisme fit parler de lui à travers deux procès restés célèbres : « Scopes », en 1925, et « Arkansas », en 1987, visant à faire interdire l’enseignement des théories de l’évolution. ▶ Cette position radicale n’inclut pas les positions religieuses modérées, qui intègrent sans difficulté foi et rationalité, déisme et évolutionnisme ; à l’image du père Teilhard de Chardin (1881-1955), paléontologue, ou de Sabatier (18341910), embryologiste protestant, faisant de la compréhension de la vie une « philosophie de l’effort » (1903). Cédric Crémière ! ÉVOLUTIONNISME CRISE Du grec krisis, « décision ». GÉNÉR. Déséquilibre, manifestation violente d’un trouble, d’un malaise ou d’une maladie. Cette première évocation désigne davantage les manifestations de la crise ou ses conséquences que la crise elle-même. L’une des questions essentielles est alors de savoir si la crise est simplement une manifestation désordonnée, dont le principe d’intelligibilité échappe aux acteurs et aux spectateurs, ou bien si la crise désigne ce moment où le principe d’intelligibilité est absent. Peut-il y avoir une interprétation de la crise au même titre que tout autre phénomène ? La crise estelle une impasse ou une épreuve, un mauvais chemin ou un moment nécessaire ? La crise est, en premier lieu, un conflit, un affrontement entre des forces. La crise désigne le moment où le malade combat la maladie, combat qui se terminera par un échec ou une victoire. En ce sens, c’est pendant la crise que se décide l’issue : elle est un moment critique et décisif. Le moment de la crise est celui de l’antagonisme des forces, qui sera suivi de l’agonie ou de la convalescence.

Si la maladie, le vocabulaire et les métaphores médicales ont fréquemment servi à désigner la crise, c’est peut-être parce que la médecine, le corps malade et le vivant ne constituent pas seulement un modèle permettant de rendre plus commode l’intelligibilité de la crise, mais parce qu’ils sont à l’origine même de la notion de crise. Seul le vivant peut être en crise, et seule une pensée qui juge la science, l’histoire ou la culture à l’aune de ce qu’exige le vivant peut évaluer la crise, ses dégâts et aussi ses bienfaits. La question qui se pose alors est celle des rapports entre l’ordre du vivant et l’ordre historique. On peut remarquer que, avant la constitution de l’économie comme science, le vocabulaire de la médecine est largement utilisé pour décrire la crise. Ainsi R. Burton, au début de l’Anatomie de la mélancolie (1621), a-t-il recours au vocabulaire médical pour caractériser ainsi que juger la crise qui affecte l’Angleterre au tout début du XVIIe s. Le discours économique s’accompagne d’un discours moral, et affecte l’ensemble des systèmes de représentation. La crise devient ainsi totale pour une conscience qui l’interprète dans le cadre général d’un effondrement des valeurs. La crise n’est ici le moment décisif que parce que s’y décide le sort d’une certaine conception de l’ordre, et est une crise du vivant dans la mesure où le vivant pose des valeurs et qu’il ne les reconnaît plus comme telles. On peut considérer que la crise est un moment favorisant les emprunts d’un discours à un autre, puisqu’elle désigne ce moment où cherche à émerger une nouvelle forme de rationalité, sans que celle-ci ait nécessairement les instruments pour le faire. Il y a ainsi une fécondité de la crise, liée à la redéfinition des champs du savoir. De manière plus générale, c’est la crise de la pensée qui impose la recherche d’un nouveau modèle de rationalité, et l’on peut comprendre la crise downloadModeText.vue.download 239 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 237 comme le moment où un modèle de rationalité trouve ses limites. En ce sens, chaque fois qu’il y a un moment fondateur de la pensée, cela correspond à une crise. Eric Marquer ✐ Arendt, H., la Crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard, Paris, 1972.

Blumenberg, H., la Légitimité des temps modernes, Gallimard, Paris, 1999, trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, « Comparaison systémique des crises de l’Antiquité et du Moyen Âge », pp. 156-201. Burton, R., Anatomie de la mélancolie, trad. B. Hoepffner, José Corti, Paris, 2000. Caillé, A., Splendeurs et Misères des sciences sociales : esquisses d’une mythologie, Droz, Genève, 1986. Donne, J., Méditations en temps de crise (1624), trad. F. Lemonde, Payot-Rivages, Paris, 2002. Habermas, J., Raison et Légitimité, problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1978. Hazard, P., la Crise de conscience européenne, 1680-1715, Gallimard, Paris, 1968. Husserl, E., la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1976. Klossowski, P., Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1969. Kortian, Garbis, Métacritique, Minuit, Paris, 1979. Koselleck, R., le Règne de la critique, trad. H. Hildenbrand, Minuit, Paris, 1979. Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1982. PHILOS. SCIENCES À la veille de la révolution einsteinienne, Poincaré fait état d’une « crise de la physique » qui annonce une transformation profonde. Les scientifiques ont, d’abord, pris leurs distances avec le schéma explicatif des forces centrales ; ils ont ensuite été conduits à s’interroger sur les grands principes qui leur servaient de guide. Cette crise succède à des bouleversements dans le domaine des mathématiques : l’extension et l’approfondissement de l’arithmétique et la découverte des géométries non euclidiennes. Elle s’accompagne d’une réflexion à la fois critique et historique sur la science, sur l’épistémologie, selon un terme qui s’introduit alors dans la langue.

Il s’agit là d’un processus habituel du changement scientifique, et les philosophes des sciences se sont efforcés d’en décrire le mécanisme. Ainsi, selon Kuhn, une crise correspond à la remise en cause d’un paradigme scientifique, cet ensemble de principes, de méthodes et de valeurs, qui explique la parenté des théories pendant de longues périodes. La communauté scientifique prend alors conscience des difficultés ou anomalies rencontrées par le paradigme. Le consensus caractéristique de la pratique scientifique ordinaire, de la science normale, est rompu. C’est une époque d’interrogation et d’innovation que Kuhn qualifie de science extraordinaire. Anastasios Brenner ✐ Bachelard, G., la Philosophie du non (1940), PUF, Paris, 1994. Feyerabend, P., Contre la méthode (1975), Seuil, Paris, 1979. Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique (1966), Gallimard, Paris, 1973. Kuhn, Th., la Structure des révolutions scientifiques (1962), Flammarion, Paris, 1983. Poincaré, H., la Valeur de la science (1905), Flammarion, Paris, 1970. CRITÈRE Du grec kritêrion, mot de la famille de krinein, « juger », pouvant désigner aussi un tribunal. Notion centrale de la philosophie de la connaissance dans la philosophie hellénistique, cristallisant l’opposition entre les écoles dites « dogmatiques » (stoïcisme, épicurisme) et le scepticisme, qui conteste à ces écoles qu’il existe un critère de la vérité. Un critère est ce qui permet de juger si une connaissance est vraie ou fausse, ou si une action doit être ou non accomplie. Le premier critère était appelé dans la philosophie hellénistique un « critère logique », ou « critère de la vérité ». PHILOS. ANTIQUE Élément discriminant permettant de mettre en oeuvre le jugement. Le premier philosophe à employer le terme « critère » semble avoir été Platon, pour désigner la faculté qui permet à l’homme de juger de la vérité de ses sensations (Théétète, 178 b) : même si le terme a été rétroactivement appliqué à l’ensemble des philosophes présocratiques, il s’agit là d’un

anachronisme. C’est Épicure qui, le premier, utilise le terme de façon technique, dans son ouvrage le Canon, où il énumère trois critères : sensations, anticipations et affections. Toutes cellesci sont vraies et évidentes, et nous permettent de juger de la vérité de nos opinions sur ce qui n’est pas évident, principalement les sensations qui jouent le rôle de critère immédiat, tandis que les anticipations proviennent d’évidences passées. Quant aux affections (plaisir et douleur), elles jouent plutôt le rôle d’un critère d’action 1. Le sens du critère est différent chez les stoïciens : pour eux, toutes les impressions des sens ne sont pas vraies, et il faut un critère pour départager les vraies des fausses. Le critère de la vérité est donc la représentation compréhensive (katalêpsis) : nous sommes assurés que notre représentation est vraie si elle provient d’un objet réel et lui est conforme. Une telle représentation se reconnaît à son évidence. Les académiciens sceptiques contestèrent l’existence d’un tel critère 2. La discussion du critère soulève alors deux questions : le critère existe-t-il, et si oui, quel est-il ? Les sceptiques tirent argument du dissentiment entre dogmatiques pour montrer l’impossibilité d’un critère fiable 3. L’essentiel de la polémique porte sur l’évidence de la représentation compréhensive, contestée par les académiciens, qui lui opposent l’impossibilité de discerner entre deux représentations ou deux objets similaires. Pour les stoïciens au contraire, il n’y a pas d’objets identiques et indiscernables. L’évidence est pour eux une propriété de certaines représentations qui résulte de l’affinement des sensations par l’exercice : une oreille avertie reconnaît la façon de jouer d’un musicien, une mère sait distinguer ses deux jumeaux. La notion de critère de la vérité tombe en désuétude à la fin de l’Antiquité après le Critère et l’hégémonique de Claude Ptolémée au IIe s. ap. J.-C., au point que Kant s’en moquera dans la Critique de la raison pure en disant que demander un critère de la vérité revient à « donner le ridicule spectacle de deux personnes dont l’une trait le bouc tandis que l’autre tient une passoire » (trad. Barni-Archambault, p. 114). L’une des composantes essentielles de la doctrine, la notion d’évi-

dence, est pourtant restée une notion centrale de la philosophie de la connaissance, notamment depuis Descartes, et la polémique hellénistique reste très éclairante pour mieux comprendre ce débat. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Diogène Laërce, VII 41-42, 54 ; X 30-34. 2 Cicéron, Premiers Académiques. 3 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 14-79. downloadModeText.vue.download 240 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 238 ! ANTICIPATION, CANON, ÉPICURISME, KATALÊPSIS, SCEPTICISME, STOÏCISME PHILOS. CONN. Condition suffisante pour la présence d’une certaine propriété ou pour la vérité d’un énoncé. À la différence des symptômes, définis comme relevant de l’évidence empirique inductive, un critère q en faveur de l’affirmation que p est une raison de la vérité de p, mais en vertu simplement de règles grammaticales et non d’une hypothèse inductive ; q est donc une partie de la signification de p. Ainsi, un comportement peut être considéré non pas simplement comme un symptôme de la signification d’un terme psychologique, mais en constitue un critère 1 ; par exemple, certains comportements ne seraient pas des symptômes de l’amour, mais des critères, aussi bien que certaines performances sont des critères de potentialité, et non leurs symptômes. ▶ La question reste de savoir si une conception critériologique de certains phénomènes ne se réduit pas à une prise de position antiréaliste : les phénomènes décrits n’existeraient pas véritablement et devraient être réduits à ceux qui constituent leurs critères. Cela ne revient-il pas à éliminer toute ontologie au profit de l’épistémologie (conditions de

connaissance) ? Ainsi, un réaliste mental considère que les comportements sont des témoignages (symptômes) d’événements intérieurs, accordant une réalité véritable aux événements mentaux. Roger Pouivet ✐ 1 Wittgenstein, L., Blue and Brown Books, trad. le Cahier bleu et le Cahier brun, Gallimard, Paris, 1996, pp. 24-26. ! RAISON ESTHÉTIQUE Trait distinctif ou règle permettant de porter un jugement ou une appréciation. Critères techniques La question des critères se pose en esthétique, à partir du moment où il y a incertitude sur l’attribution des phénomènes artistiques ou esthétiques à certaines catégories, sur la valeur et l’importance qu’il convient d’accorder soit aux oeuvres d’art, soit à la beauté ou à la qualité de certains objets, personnes ou paysages, etc. Les questions d’attribution relèvent de considérations techniques ou génériques : tel texte relève-t-il ou non du genre poétique, dramatique ou romanesque ? Tel poème estil un sonnet, tel tableau est-il une scène de genre, un paysage ou un tableau historique, etc. ? La réponse à ces questions consiste à actualiser la définition des genres ou des catégories en question. La question devient plus délicate lorsqu’il s’agit de décider si un texte relève de la littérature ou plutôt d’une autre catégorie : du document, de l’histoire, de la philosophie, etc. Certains pensent alors que l’appartenance à tel genre règle en même temps la question de la littérarité (ou, dans le cas des images, de l’articité). Le problème se complique lorsque des catégories entières ou des genres (par le passé, le roman, les dessins d’enfants ou de fous, la photographie, le film) sont exclus de l’art. Et, lorsque le principe a été admis que certaines de ces oeuvres pouvaient légitimement prétendre au titre d’oeuvre d’art, la question était de savoir pourquoi cette qualification ne s’appliquait pas à toutes. Critères esthétiques Certains ont pensé que l’appartenance à la « littérature » ou

à « l’art », loin d’être une question de genres ou de catégories, ne pose pas seulement un problème factuel de classification. On a alors invoqué des critères précis pour considérer que telle réalisation textuelle, plastique ou musicale était ou n’était pas une oeuvre d’art « digne de ce nom », et on est entré dans des considérations de qualité et de valeur. Nul doute que de tels critères sont couramment appliqués. Ce sont là, tout d’abord, des critères de fait, fondés sur des goûts individuels et surtout collectifs. Toute société, tout groupe, voire tout individu, manie des critères qui lui sont propres, mais qui sont aussi susceptibles de contestation, d’évolution ou de révision. Quel que soit l’élargissement des critères de sélection, certains candidats sont classés dans la catégorie des produits d’amateur et ne sont pas publiés ni exposés. On leur reproche, parmi d’autres choses, leur insuffisance technique, leur signification purement privée ou leur caractère documentaire et non artistique. Reste à savoir si, parmi ces critères fréquemment appliqués, il en existe qui permettent dans tous les cas de porter un jugement correct ou acceptable pour tous. C’est la question des critères « de droit », des critères universels. En existe-t-il pour décider si un produit est ou n’est pas une oeuvre d’art, pour dire si cette oeuvre est grande, bonne, moyenne ou mauvaise ? Critères d’exclusion et critères d’excellence Certains (M. Beardsley notamment) ont tenté de montrer que de tels critères existent : l’unité de l’oeuvre, par exemple, l’intensité ou la complexité. Ces critères sont à la fois des critères d’inclusion ou d’exclusion (les oeuvres qui répondent à ces critères font partie de la catégorie « oeuvre d’art », les autres en sont exclues) et des critères d’excellence (les oeuvres en question sont « bonnes »). Il n’y aurait donc pas d’« oeuvres d’art mauvaises » ni « ratées ». Or on peut penser qu’une oeuvre mauvaise ou médiocre ne cesse pas forcément d’être une oeuvre d’art.

Critères universels et critères factuels Au nom de ses critères, Beardsley a été amené à exclure de l’art des créations que la plupart des critiques considèrent pourtant comme des oeuvres importantes ou significatives (sculptures surréalistes de Giacometti). De plus, il n’a pas tenté d’appliquer ces critères, pour en tester la validité, à des oeuvres de cultures non occidentales ou à la culture de masse. De ce fait et dans la mesure où aucune autre proposition de critères ne s’est imposée jusqu’à présent, il semble difficile d’établir des critères universels du jugement esthétique. On ne dispose que de critères factuels propres à certaines cultures, à certains arts et à certaines périodes. Dans le cadre du drame baroque ou de la tragédie classique, de la musique symphonique classique ou romantique, de la peinture réaliste ou impressionniste, de la sculpture tribale d’Afrique, de la danse ou de l’installation contemporaine, on dispose chaque fois d’un certain nombre de repères, de modèles ou d’attentes downloadModeText.vue.download 241 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 239 qui déterminent les sélections et les hiérarchies, mais qui ne permettent pas d’extrapoler des critères plus généraux. Si la notion de valeur esthétique n’est pas dénuée de sens, sa justification doit sans doute emprunter d’autres voies que celle qui consiste à invoquer des critères passe-partout et infaillibles. Rainer Rochlitz ✐ Beardsley, M., Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism, Hackett, Indianapolis et Cambridge, 1958 et 1981. Michaud, Y., Critères esthétiques et jugement de goût, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999. Rochlitz, R., l’Art au banc d’essai. Esthétique et critique, Gallimard, Paris, 1998. ! NORME, PLURALISME, RELATIVISME CRITICISME

Le terme de « criticisme » a été utilisé par Kant lui-même, dans sa réponse à Eberhard 1, pour désigner sa position philosophique entre scepticisme et dogmatisme. Schmid, l’un des premiers à avoir fait cours sur Kant à l’université d’Iéna, reprend presque littéralement dans son dictionnaire la définition du maître : le criticisme est « la maxime d’une méfiance universelle à rencontre de tous les jugements synthétiques a priori », méfiance consécutivement à laquelle il convient d’apprendre à pénétrer « le fondement universel de leur possibilité, les conditions essentielles de notre faculté de connaître » 2. Quoique la philosophie critique soit intimement liée au nom de Kant, il ne faut pas pour autant confondre criticisme et kantisme. Krug rappelle, au début du XIXe s., que la philosophie et la méthode kantiennes, si grand que fût leur auteur, portaient les traces d’« une unilatéralité et d’une limitation individuelles » qui les empêchèrent d’exprimer complètement l’Idée critique 3. Ce fut justement afin de pallier les défauts particuliers qu’on prêtait à l’entreprise du maître que toute une génération de penseurs se lança dans la spéculation. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE Il fallait, tout d’abord, répondre aux reproches thématiques pleuvant de toutes parts. Parmi les contempteurs du criticisme se trouvaient notamment des dogmatiques qui se réclamaient de Leibniz et de Wolff, comme Eberhard, Maass ou Kästler, ainsi que des sceptiques qui chantaient la louange de Hume, comme Feder, Schulze ou Jacobi. L’esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure avait fait l’objet de nombre d’attaques de la part des dogmatiques, quant à la différence du phénomène et de la chose en soi, à l’idéalité du temps et de l’espace ainsi qu’à la nature du savoir mathématique. L’analytique transcendantale ne demeura pas en reste, puisqu’il se révéla nécessaire d’en justifier la partition des jugements en analytiques et en synthétiques, la validité des catégories ou la doctrine du schématisme 4. L’un des premiers à défendre la philosophie nouvelle de toutes ces attaques fut Schultz, le prédicateur et mathématicien de Königsberg. Il désira apporter sa contribution à la philosophie des mathématiques en réaffirmant les positions kantiennes 5, car c’était bien là que se trouvait le véritable fondement supportant le système tout entier 6. Il s’agissait, ensuite, de formuler à nouveaux frais les découvertes du fondateur de la philosophie critique. La réé-

criture de l’oeuvre de Kant s’imposait, car la novation prétendue de son vocabulaire lui aliénait une partie importante du public savant. Herder ou Hamann exprimèrent ainsi leur mécontentement au sujet du cant style, jargon propre à la philosophie critique, une « langue qu’aucune école ne s’était permise avant elle » 7. De nombreux recenseurs s’étaient plaints également de l’incompréhensibilité de la pensée nouvelle. Selon l’expression de Schultz, l’obscurité alléguée de la Critique venait en fait de ce qu’on l’avait traitée comme un « livre scellé » ou comme une oeuvre d’une profondeur telle que « la lumière du jour du sens commun essaierait en vain de l’éclairer » 8. À la suite du Kant des Prolégomènes à toute métaphysique future, il convenait de donner quelques explications sur le criticisme et d’en lever les obscurités. Reinhold suivit cette voie, lorsqu’il voulut mettre son talent d’écrivain au service de la philosophie nouvelle, afin de la laver du reproche le plus universel qui lui fût adressé, celui d’avoir péché par incompréhensibilité. Reinhold nourrit l’espoir de concilier les sectateurs de tous bords. Ce fut, tout d’abord, ses Lettres sur la philosophie kantienne, qui, quelques mois après la querelle du panthéisme, vantèrent l’évangile de la raison contre ceux qui, tel Mendelssohn, avaient reproché à Kant d’avoir broyé toute chose, ou contre ceux qui, tel Jacobi, avaient prôné un saut périlleux dans la foi 9. Les résultats de la Critique que Reinhold y communiqua au public instruit concernaient, avant tout, les « vérités fondamentales de la religion et de la morale ». Ce fut, ensuite, l’Essai d’une nouvelle théorie de la faculté humaine de représentation qui entendit clarifier le concept de « simple représentation ». Par ce moyen, l’auteur de la Philosophie élémentaire pensait pouvoir jeter le fondement distinct de l’entreprise kantienne, dont ni les partisans de Leibniz ni ceux de Locke ou encore de Hume n’auraient pu disconvenir sitôt qu’ils l’auraient connu. La démarche critique de Kant ne pouvait qu’être analytique, méthode de découverte ; la consolidation des acquis kantiens devait désormais suivre un autre ordre, celui de l’exposition, des prémisses jusqu’aux conséquences 10. En un mot, à la critique de la raison, simple propédeutique, devait succéder le système de la raison, la science proprement dite 11, comme procédant d’un principe unique. Cette compréhension du criticisme trouva en Fichte et en Schelling deux continuateurs. Fichte pensa que le propre de la critique était d’« instituer des recherches sur la possibilité, la signification propre, les règles d’une telle science ». Après la critique, moment méthodique, devait survenir le système métaphysique, la doctrine de la science comme « déduction génétique de ce qui survient dans notre conscience » 12. La philosophie véritable avait besoin d’un premier principe pour achever de faire ce que la critique promettait. Schelling, dès la préface de Du moi, rappela que « toute la démarche de la Critique

de la raison pure ne saurait en aucune façon se confondre avec celle de la philosophie comme science », qui s’ébranlait non à partir d’un simple sentiment de nécessité et d’universalité, mais bien d’un principe unique 13. Le scepticisme, le dogmatisme et la philosophie populaire, courants rejetés comme obsolètes, et qui n’avaient pas reconnu en la philosophie kantienne une révolution dans la manière de penser, devaient être terrassés par son achèvement systématique. Cette conception fondationniste du criticisme, c’est-à-dire cette tentative d’accomplissement systématique selon la méthode synthétique, du fondement vers les théorèmes, ne fut pas universellement partagée. Beck s’en prit au principe reinholdien, présenté comme axiome, Grundsatz, et lui substitua une demande, ou Postulat. Les éclaircissements personnels qu’il donna de l’oeuvre de Kant devaient révéler la vraie nature du criticisme 14. Maimon tint, quant à lui, Reinhold pour un écrivain perspicace et au style presque inimitable, mais trouva son entreprise purement formelle, sans que le penser réel soit pris en compte. La « philosophie critique » était « déjà achevée par Kant » et ne pouvait être améliorée que par le bas, dans une confrontation serrée avec l’expérience downloadModeText.vue.download 242 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 240 factuelle, et non par le haut, dans la recherche d’une proposition première 15. À la fin du siècle, Kant lui-même dut rappeler publiquement que la philosophie de Fichte ne constituait pas un « authentique criticisme », et que la différence qu’elle introduisait entre propédeutique et système lui était incompréhensible 16. Le vieux maître, qui veillait déjà sur ses ennemis, eût souhaité que Dieu le gardât encore de ses amis hypercritiques. Le scepticisme envers la Grundsatzphilosophie, le criticisme entendu à la manière de Reinhold, de Fichte, puis de Schelling, connut, en outre, une importante diffusion dès que ceux-ci commencèrent à en faire profession. Toute une série de penseurs, comme Erhard ou Niethammer, Schlegel ou Novalis, inclinèrent très tôt vers une autre compréhension du kantisme, davantage entendu comme un travail d’« approche infinie » que comme la recherche d’un principe premier de toute déduction 17. Indépendamment de ce rejet portant sur l’aspect systématique formel, la coloration pratique que Reinhold avait donnée au criticisme ne se démentit pas. Le méde-

cin et philosophe Erhard entendait bien se servir des outils théoriques kantiens pour défendre le droit des peuples à la révolution, tandis que le philosophe, pédagogue et théologien Niethammer se proposait de diffuser à son tour l’évangile de la raison 18. ▶ Le criticisme était synonyme de bouleversement, non pas seulement dans les manières de penser, eu égard à la seule spéculation, mais aussi dans les manières d’agir, eu égard à la morale et à la politique. Dès 1785, Schultz, l’un des fondateurs de l’Allgemeine Literatur-Zeitung, une institution de poids dans la diffusion du criticisme, avait écrit qu’« avec la Critique de la raison pure [...] a commencé une nouvelle époque de la philosophie », puis prédit que la « révolution qu’elle apportera, et doit apporter, n’en est encore qu’à ses débuts ». Les différentes facultés universitaires, notamment à Iéna, subirent à l’époque l’influence du criticisme 19. Plus au loin, un Fichte, qui dira vivre dans un nouveau monde, où le devoir ne doit plus être biffé de tous les dictionnaires, mais obtient à nouveau un sens, depuis que la seconde Critique l’a dessillé, puis qui entreprendra de tirer les conséquences politiques de ce que, « réveillé par Rousseau », l’esprit « s’est mesuré lui-même » 20, se montrera, à l’instar de toute sa génération, fils de l’événement primordial qu’a constitué l’irruption du criticisme. Jean-François Goubet ✐ 1 Kant, E., Gesammelte Schriften, éd. par l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin, Reimer, puis De Gruyter, à partir de 1900, t. VIII, p. 226. 2 Schmid, K. C. E., Wörterbuch zum leichtern Gebrauch der Kantischen Schriften, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975, art. « Criticismus », p. 161. 3 Krug, W. T., Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften, vol. II, Leipzig, Brockhaus, 1833, art. « Kriticismus », p. 653. 4 Cf. l’anthologie de Ciafardone, R., La « Critica della ragion pura » nell’Aetas Kantiana, t. 1 et 2, Japadre, Rome, 1987, puis 1990. 5 Schultz, J., Prüfung der Kantischen Critik der reinen Vernunft, première partie, Hartung, Königsberg, 1789, p. V.

6 Ibid., seconde partie, Nicolovius, Königsberg, 1792, p. VI. 7 Hamann, J. G., et Herder, J. G., Aufklärung. Les Lumières allemandes, textes et commentaires par G. Raulet, Garnier-Flammarion, Paris, 1995, pp. 32 et 108. 8 Schultz, J., Erläuterungen über des Herrn Professor Kant Critik der reinen Vernunft, Königsberg, Hartung, 1791, pp. 5-6. 9 Reinhold, K. L., « Über die bisherigen Schicksale der kantischen Philosophie », Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963, pp. 13 et 8n. 10 Ibid., pp. 57 et 65s. 11 Kant, E., Critique de la raison pure, B XXXVI. 12 Fichte, J. G., Essais philosophiques choisis, trad. L. Ferry et A. Renaut, Vrin, Paris, 1984, pp. 23-24. 13 Schelling, F. W. J., Premiers Écrits (1794-1795), PUF, Paris, 1987, pp. 49-50. 14 Beck, J. S., Einzig möglicher Standpunkt aus welchem die kritische Philosophie beurteilt werden muss, Hartknoch, Riga, 1796. 15 Maimon, S., Streifereien im Gebiete der Philosophie, Aetas Kantiana, Bruxelles, 1968, pp. 182 et 187. 16 Kant, E., dans Fichte, J. G., OEuvres choisies de philosophie première, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1990, p. 313. 17 Frank, M., « Unendliche Annäherung ». Die Anfänge der philosophischen Frühromantik, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1997. 18 Erhard, J. B., Du droit du peuple à faire la révolution et autres écrits de philosophie politique, trad. A. Perrinjaquet, L’Âge d’homme, Lausanne, 1993, et Niethammer, F. I., Korrespondenz mit dem Herbert- und Erhard-Kreis, éd. par W. Baum, Turia + Kant, Vienne, 1995. 19 Cf. le recueil Der Aufbruch in den Kantianismus : der Frühkantianismus an der Universität Jena von 1785-1800 und seine Vorgeschichte, dir. N. Hinske, Frommann-Holzboog, StuttgartBad Cannstatt, 1995, pp. 92 et 233s. 20 Léon, X., Fichte et son temps, t. 1, Alcan, Paris, 1922, p. 86s, et Fichte, J. G., Considérations sur la Révolution française, trad. J. Barni, Payot, Paris, 1974, p. 103. ! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), IDÉALISME ALLEMAND CRITIQUE (PHILOSOPHIE) Du grec krinein, « examiner, distinguer, trier, séparer, juger après un

libre examen ». C’est cisme c’est tique

avec Kant que les expressions « philosophie critique » et « criti» reçurent leur consécration philosophique définitive. De même, encore à Kant que se réfèrent le néo-criticisme et l’idéalisme crides philosophes néo-kantiens.

ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. CONN. Principe méthodologique préalable à toute véritable recherche philosophique, qui consiste à commencer par examiner réflexivement et par analyser les fondements, l’étendue légitime et les limites de notre connaissance et de toutes les formes de l’agir humain. Ce qui caractérise la philosophie critique, c’est que sa critique ne s’exerce pas tant sur les productions de la raison que sur la raison ellemême : c’est donc essentiellement une autocritique de la raison afin d’en prévenir les mésusages et les illusions. Cette expression caractérise, avant tout, la philosophie dont Kant fut le promoteur (que l’on appelle également le criticisme), ainsi que celle de ses disciples et aussi celle des philosophes néo-kantiens qui se réclamèrent expressément de l’idéalisme critique. La philosophie critique s’oppose directement au dogmatisme et au scepticisme. Tout d’abord, la philosophie critique substitue à la question de l’être ou aux questions que pose le contenu de nos connaissances d’objets, un examen du fondement, de la valeur, de l’étendue et des limites de toutes nos formes de connaissances. En effet, Kant entend examiner le pouvoir de la raison afin de discerner ou de distinguer ce dont elle est capable et ce qu’elle ne peut légitimement entreprendre. Prise en ce sens, la philosophie downloadModeText.vue.download 243 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 241 critique est une philosophie du jugement, c’est-à-dire une philosophie des limites du pouvoir de connaître et de l’agir moral humains. Contrairement au dogmatisme, qui fait un usage non critique de nos facultés cognitives et qui affirme de façon péremptoire ses « certitudes métaphysiques » (en prétendant que tout est à la portée de notre connaissance) ; et contrairement au scepticisme, qui désespère de la connaissance en allant jusqu’à nier la possibilité d’atteindre à une quelconque vérité certaine, la philosophie critique entreprend de déterminer, préalablement à toute tentative philosophique de quelque ordre que ce soit, comment nous connaissons ce que nous connaissons et ce que nous pouvons connaître. Kant a clairement montré que, lorsque la raison s’engage dans une solution dogmatique des grands problèmes philosophiques, son effort reste inutile, dans la mesure où il est nécessairement condamné à l’échec. Née de la crise de la métaphysique au

XVIIIe s. (c’est-à-dire de l’incapacité de celle-ci à recevoir le statut d’une science), la philosophie critique de Kant restait cependant bien consciente que la raison ne saurait éviter ces grands problèmes métaphysiques, car ils lui sont imposés par sa nature même. Toutefois, ce n’est que lorsqu’on connaîtra véritablement le pouvoir et les limites de la raison humaine que la philosophie renoncera aux prétentions sans fondement du dogmatisme et pourra passer à une manière critique de philosopher, car la philosophie s’attellera ainsi à une tâche à sa mesure et sera enfin consciente de son propre statut. La méthode critique rend impossible d’ériger une croyance en savoir. Ce serait un grave contresens de croire que Kant aurait renoncé à la métaphysique à la suite de cette critique de la connaissance humaine, puisqu’il publia, peu après la Critique de la raison pure (1781-1787), les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785), les Premiers Principes métaphysiques d’une science de la nature (1786) et, enfin, la Métaphysique des moeurs (1797). C’est donc parce qu’il a passé la raison pure au crible de la critique, en faisant « comparaître la raison devant son propre tribunal », c’est-à-dire en pratiquant une autocritique de la raison, que Kant pense avoir débarrassé la philosophie de tout arbitraire, en lui évitant ainsi de retomber dans le « vieux dogmatisme vermoulu ». La philosophie critique représente, aux yeux de Kant, un signe de maturité dont L’Aufklärung portait déjà les prémices en elle : « Notre siècle est proprement le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumette. La religion, parce qu’elle est sacrée, et la législation, à cause de sa majesté, veulent communément s’y soustraire. Mais elles suscitent dès lors vis-à-vis d’elles un soupçon légitime et ne peuvent prétendre à ce respect sans hypocrisie que la raison témoigne uniquement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » 1. Pourtant, la philosophie critique de Kant est très différente de la critique qu’on pratiquait au XVIIIe s. Il faut que la critique de la raison porte non point sur ses produits, mais sur elle-même. Il lui faut s’atteler à une tâche plus difficile, à une tâche d’allure socratique : sinon la connaissance de soi par soi-même, du moins la connaissance de nos moyens de connaître pour en apprécier la juste valeur. Le terme de « critique » n’a donc pas le même sens chez Kant que chez les autres philosophes du siècle des Lumières, où il manifestait une attitude plutôt orgueilleuse. Ici, au contraire, elle est une manifestation de sa propre modestie, qui la conduit à renoncer à celles de ses prétentions étant sans fondement afin de ne plus déraisonner avec la raison : « Je n’entends pas par là une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général vis-à-vis de toutes les connaissances auxquelles il lui est loisible d’aspirer indépendamment de toute expérience, par conséquent le fait de trancher quant à la possibilité ou l’impossibilité d’une métaphysique en général et la détermination tant de ses sources que de son étendue et de ses limites – tout cela à partir de principes. » 2. Kant a réussi à montrer clairement, dans sa première Cri-

tique, que toute connaissance d’objet implique de l’a priori, mais que l’usage des concepts et principes purs de l’entendement n’est légitime que si on fait un usage « immanent » de la raison, c’est-à-dire qui n’outrepasse pas le champ de l’expérience possible. Dès lors, la métaphysique, prise comme connaissance a priori par concepts, est une science qui dégage tous les concepts purs de l’entendement qui s’appliquent aux objets des sens et qui peuvent être confirmés par l’expérience dont ils assurent la connaissance de façon universelle et nécessaire. Entendue en ce sens, la philosophie critique est également appelée par Kant philosophie transcendantale. Jean Seidengart ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Préface à la 1re édition, 1781, AK, IV, 9, trad. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001, note p. 65. 2 Ibid. Voir-aussi : Deleuze, G., la Philosophie critique de Kant, PUF, Paris, 1967. Ferrari, M., Retours à Kant : introduction au néo-kantisme, Cerf, Paris, 2001. Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), trad. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001. Kant, E., Critique de la raison pratique (1788), tr. Picavet, PUF, Paris, 1997. Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), trad. Philonenko, Vrin, Paris, 1993. Philonenko, A., l’OEuvre de Kant, 2 vol., Vrin, Paris, 1969. Renaut, A., Kant aujourd’hui, Aubier, Paris, 1997. ! A PRIORI, CRITICISME, NÉOKANTISME, TRANSCENDANTAL CRITIQUE D’ART Du grec krinein, « juger », « discerner », par le biais du latin criticus. ESTHÉTIQUE Genre littéraire, puis journalistique, dont l’objet est la présentation et l’appréciation réfléchie des oeuvres d’art. Qu’est-ce que la critique d’art ? Conforme à la tradition italienne, l’ouvrage de référence publié par Venturi aux États-

Unis en 1936, History of Art Criticism 1, retrace et analyse l’ensemble des écrits consacrés à l’art, y compris ceux qui relèvent de l’esthétique ou des études historiennes. À l’inverse, une conception restrictive, celle qui s’est largement imposée, tend à distinguer la critique d’art des autres approches discursives. Elle apparaît alors comme un genre littéraire dévolu à l’art de son temps et qui se donne pour mission d’en jauger la valeur. Ainsi comprise, la critique d’art apparaît en France au XVIIIe s., lorsque le Salon s’institutionnalise. Le public, invité à voir et à juger les productions récentes des artistes vivants, devait être éclairé : les comptes rendus critiques aspirent à l’informer et à guider son goût. Les écrivains avaient vocation à jouer un rôle de premier plan au sein de cette activité nouvelle. En effet, les arts visuels et la littérature entretenaient, au moins depuis la RenaisdownloadModeText.vue.download 244 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 242 sance, des rapports de connivence et de rivalité. La doctrine de l’ut pictura poesis, fondée sur une relation privilégiée entre la peinture – « poésie muette » – et la poésie – « peinture parlante » –, autorisait les glissements sémiotiques d’un registre à l’autre. L’antique pratique de l’ekphrasis avait largement contribué à faire admettre que peindre et dépeindre relevaient d’activités homologues. Ainsi, l’écrivain peut « donner à voir » l’oeuvre qu’il commente mais, pour accéder au rang de critique, il doit en outre prendre le risque d’en évaluer la qualité. Distribuant l’éloge ou le blâme, le critique d’art participe à l’élaboration des réputations. Ce pouvoir symbolique revêt à partir du XIXe s. une importance grandissante, liée à la violence des querelles esthétiques. Au fil des décennies, une professionnalisation du métier de critique s’est imposée. Si les grands écrivains d’art du passé, tels Diderot, Baudelaire ou Zola, demeurent des figures emblématiques qui ont contribué à donner ses lettres de noblesse au genre, les critiques influents du XXe s. sont le plus souvent des spécialistes qui consacrent toute leur énergie à ce qui est devenu un métier. Leur activité requiert une capacité de juger, bien sûr, mais aussi une aptitude à formaliser leurs intuitions pour élaborer des argumentaires susceptibles d’entraîner l’adhésion d’un lectorat que l’élégance du verbe, l’autorité acquise du critique ou encore son enthousiasme, sa

fougue, ne sauraient convaincre, en l’absence d’une démonstration rigoureuse, étayée par un appareil conceptuel solide. Ainsi le critique n’est-il pas uniquement un pourvoyeur d’appréciations ; il est surtout un inventeur de grilles d’interprétation. À partir de l’expérience concrète des oeuvres qu’il choisit de commenter, il élabore des concepts capables de modeler la réception qui les accueille. Il ne suffit pas d’être bouleversé par un tableau ou une sculpture, il faut encore discerner pourquoi et comment. Ainsi, par exemple, Greenberg et Rosenberg ont aimé, chacun à sa manière, les drippings de Pollock. Mais les raisons qu’ils donnent pour justifier leur admiration sont pourtant fort dissemblables. Appelé à juger des oeuvres singulières, le critique d’art s’engage auprès des artistes qu’il défend. Militant, il est généralement d’autant plus convaincant qu’il déploie son énergie intellectuelle pour partager ses choix, en expliciter les raisons. Les détestations du critique contribuent à mieux cerner son idiosyncrasie, et donc à comprendre ses a priori. Mais la grandeur de sa mission auprès des artistes et du public repose bien davantage sur sa capacité à aimer, à découvrir, à soutenir par la richesse de ses plaidoyers les oeuvres encore vilipendées, ou méprisées, négligées faute d’avoir rencontré un regard approprié, modelé par une prédisposition mentale propre à permettre de saisir leurs qualités spécifiques. Ses jugements « à chaud » et, davantage encore, les outils conceptuels qu’il emploie ou qu’il invente afin de fonder ses jugements contribuent à construire la richesse du sens, toujours pluriel, des artefacts proposés par l’artiste à l’appréciation esthétique. Paratexte, l’ensemble des critiques n’est pas uniquement un témoignage de la réception car elle se métamorphose toujours, peu ou prou, en un élément constitutif de l’oeuvre, objet immergé dans une histoire, tissé de textes. ▶ Le critique d’art n’est pas seulement un expert ou un juge prêt à partager des réactions subjectives, pas davantage un témoin et un intercesseur chargé d’expliquer au public les intentions des artistes, bien que cette activité constitue un volet important de son action. Il est un acteur à part entière du « monde de l’art ». Denys Riout ✐ 1 Dutton and Co., New York, 1936 ; nombreuses éditions étrangères, notamment en italien et en français, Histoire de la critique d’art, trad. J. Bertrand, Flammarion, Paris, 1968. Voir-aussi : À propos de « la Critique », Harmattan, Paris, 1995. Dresdner, A., Die Kunstkritik. Ihre Geschichte und Theorie, F. Brickmann, Munich, 1915.

La Critique artistique, un genre littéraire, PUF et Publications de l’université de Rouen, Paris, 1983. La Promenade du critique influent. Anthologie de la critique d’art en France 1850-1900 (textes présentés par J.-P. Bouillon et al.), Hazan, Paris, 1990. Traverses, no 6, Centre Pompidou, Paris ; la Critique I, été 1993 ; la Critique II, automne 1993. ! ART, EKPHRASIS, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE) CROYANCE Du latin credere, creditum, « croire », « avoir confiance » et « confier ». GÉNÉR. Assentiment qui comporte tous les degrés de probabilité. La croyance peut être prise en plusieurs sens, mais elle implique d’une manière générale de faire crédit, ou de se fier, à quelqu’un ou à quelque chose sans faire intervenir de doute. En ce sens, la croyance implique une forme de confiance. En un premier sens, la croyance apparaît comme une connaissance imparfaite, qui ne cherche pas à voir les choses telles qu’elles sont mais telles qu’on nous les a racontées ; ainsi les prisonniers de la Caverne de Platon 1 croient-ils voir la réalité des objets, alors qu’ils n’en perçoivent que les ombres projetées sur le fond du mur qu’ils contemplent. Platon voit dans cette croyance première et source d’erreurs une métaphore de la connaissance sensible et trompeuse. La croyance est ici le sol de l’illusion, parce qu’elle entretient encore un rapport avec le corps (c’est le sens de la vue qui est en cause chez les prisonniers), et que la perception sensible ne peut constituer le fondement de la connaissance authentique, appelée science (epistêmê). Une fois traîné hors de la caverne, celui qui aperçoit la lumière du jour accède à cette vraie connaissance, et renonce à la croyance : c’est lui, désormais, qui est acteur de son savoir, il ne se fie plus à un tiers pour regarder le soleil ou l’Idée du Bien. On peut comprendre ainsi que la notion de croyance suppose une dimension de passivité, comme le souligne Platon dans son allégorie. La première croyance est plus confortable

que la découverte, douloureuse (le prisonnier est d’abord ébloui), de la véritable lumière. La croyance appartient donc pour Platon au registre du monde sensible, elle constitue le mode de connaissance propre aux réalités matérielles dont les copies font l’objet. La croyance semble du même coup s’opposer à la vérité, ainsi que le montre Descartes dans le parcours des Méditations métaphysiques 2 : le geste inaugural de la philosophie revient à écarter les croyances jusque-là admises, à suspendre son jugement. Pour se mettre en état de découvrir une vérité ferme et assurée, il faut rejeter toutes les idées reçues (sousdownloadModeText.vue.download 245 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 243 entendu : des autres et passivement), se défaire de toutes les approximations. Mais l’on peut aussi considérer que cette « méfiance » philosophique à l’égard de la croyance est la marque d’une volonté de vérité qui traduit elle-même une sorte de foi : comme le montre Nietzsche 3, il y aurait alors quelque chose d’irrationnel au principe même de la quête de la rationalité scientifique et philosophique. Clara da Silva-Charrak ✐ 1 Platon, République, VII, 514a-517b, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, p. 1091-1101. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, I, OEuvres philosophiques, tome II, Garnier-Flammarion, Paris, 1996, p. 404. 3 Nietzsche, F., Le Gai savoir, § 344. Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie transcendantale, ch. II, sect. 3. Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, ch. I, « La certitude sensible, ou le ceci et ma visée du ceci ». Merleau-Ponty, M., Le Visible et l’invisible, ch. I, « Réflexion et interrogation ». ! CORPS, ILLUSION, RAISON, RELIGION, SENSIBLE, VÉRITÉ Croire et juger On appelle ordinairement « croyance » l’at-

titude psychologique qui conduit à donner son assentiment à un contenu de représentation dont le sujet n’est pas objectivement certain. En ce sens, la croyance a des degrés qui peuvent aller de la simple opinion, ou de l’accord avec une représentation seulement probable, à la certitude subjective ou à la conviction, et elle s’oppose au savoir. L’un des problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance est celui de savoir ce qu’il faut de plus à la simple croyance vraie pour être justifiée et pour devenir une authentique connaissance. L’empirisme, surtout quand il prend des formes sceptiques, tend à considérer que la différence entre croyance et connaissance n’est que de degré, et que, même si les croyances peuvent devenir rationnelles, elles ne sont jamais complètement fondées. Le rationalisme tend, au contraire, à voir entre croyance et connaissance une différence de nature, et à rejeter les croyances du côté des représentations nécessairement fausses, douteuses ou illusoires, produits de la superstition et du préjugé. C’est pourquoi il oppose souvent la croyance, assentiment irréfléchi et mal informé, qui est encore sous l’empire de la sensation et de l’imagination, au jugement, réfléchi et informé, qui porte la marque de raison. Mais cette distinction est-elle bien assurée ? I l est difficile de parler de croyance s’il n’y a pas un contenu propositionnel auquel le sujet donne son assentiment : en ce sens, de simples sensations ne forment pas une croyance. Si l’on définit, de manière minimale, la croyance comme assentiment de l’esprit à une proposition tenue pour vraie, rien ne semble distinguer celle-ci d’un jugement, puisque ce dernier est traditionnellement défini, par exemple dans la Logique de Port-Royal, comme la réunion d’idées dans l’esprit conduisant à l’affirmation de leur liaison. Mais, à ce titre, même des jugements obtenus passivement par la répétition d’impressions semblables et renforcés par l’habitude peuvent compter comme tels, et, en ce sens, Hume ne distingue pas le belief de l’assentiment ou du jugement, et il n’y a pas d’obstacle à soutenir que les enfants au stade prélinguistique ou les animaux aient des croyances. De simples croyances tacites, comme la croyance que j’ai qu’il pleut en entendant la pluie

sur les carreaux, mais sans penser consciemment qu’il pleut, peuvent ainsi compter comme des jugements. On peut alors chercher à distinguer croyance et jugement en disant que le second est nécessairement réfléchi et conscient, et qu’il fait l’objet d’un assentiment actif, et non pas passif, de la part de l’esprit. Telle était l’image stoïcienne, qui conduisait l’idée de degrés d’assentiment : « Montrant sa main ouverte, les doigts étendus », « telle est la “représentation” (phantasia) », disait Chrysippe. Puis, ayant replié légèrement les doigts, « tel est l’“assentiment” (sunkatathèsis) ». Puis, lorsqu’il avait tout à fait fermé la main et serré le poing, il disait que c’était la “compréhension” (katalèpsis)... Enfin, de sa main gauche qu’il approchait, il serrait étroitement et fortement son poing droit : telle était, selon lui, « la “science” (dianoia), que personne ne possède, sauf le sage » 1. Ce qui distingue la simple représentation de l’assentiment et de la compréhension, c’est la volonté qui donne son accord à des représentations claires. Descartes adapte cette conception stoïcienne en soutenant que tout jugement authentique est sous l’influence de la volonté qui affirme le contenu des idées que lui présente l’entendement : quand la volonté, infinie, va au-delà de ce que lui offre l’entendement, l’erreur se produit, qui est donc toujours propre au jugement. Cela ne veut pas dire que tout usage de la volonté dans le jugement est bon, puisqu’il y a aussi un mauvais usage de la volonté quand celle-ci affirme ce qu’il lui plaît de juger, ce que Pascal appellera, dans l’Art de persuader, la « voie basse » par laquelle les opinions entrent dans l’esprit, par opposition aux opinions qui sont le produit de jugements fondés sur des « preuves ». Mais la psychologie cartésienne (ou stoïcienne) du jugement fait problème sur trois points au moins. D’abord, elle suppose qu’il est toujours possible d’isoler un acte mental de la volonté, qui donne librement son accord à des idées pour les unir en un jugement. Mais nombre de philosophes, de saint Thomas d’Aquin à Ryle et à Wittgenstein, ont douté qu’il existe de tels actes de la volonté à titre d’événements mentaux indépendants et privés. Ils nient que la volonté soit indépendante de dispositions du sujet à donner son assentiment, qui se manifestent autant dans le comportement (y compris le comportement linguistique d’assertion d’une proposition) que dans un hypothétique for intérieur. En ce sens, comme le soutiendront des pragmatistes tels que Peirce, les croyances sont plus des dispositions à agir de diverses manières qui se définissent par leur rôle global dans le système des actions et des inférences d’un agent, plutôt que par des actes de volitions spécifiques. Ensuite, Descartes, pas plus que les empiristes classiques, ne distingue clairement le jugement comme affirmation de la liaison d’idées de l’affirmation de la vérité d’une proposition objective. En ce sens, ce n’est que chez des auteurs comme Bolzano et Frege que l’on fera clairement la distinction entre l’appréhension d’un contenu propositionnel articulé et le jugement de cette proposition comme vrai. Quand Frege introduit ce qu’il appelle la « barre de jugement » (ou d’assertion) dans son symbolisme, il entend faire porter la force assertive sur la proposition complète, et non

pas sur le prédicat. Enfin, Descartes soutient que l’assentiment n’est pas susceptible de degrés, car il rejette toute idée de jugements qui seraient plus ou moins probables : le jugedownloadModeText.vue.download 246 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 244 ment est catégorique et ne vise que la certitude. Mais les médiévaux, puis Locke admettent, au contraire, qu’il y a des degrés d’assentiment, proportionnés au degré d’évidence. Selon cette conception, qui trouve dans la philosophie contemporaine son expression dans la conception « bayésienne » des croyances comme « degrés de probabilités subjective », l’affirmation et la négation pleine ne sont que les extrêmes opposés (1 et 0) d’une échelle de degrés de croyance comprise entre ces extrêmes. Selon ce probabilisme, qui avait été anticipé par Cournot, et dont l’expression contemporaine est représentée par la théorie des degrés de confirmation des hypothèses scientifiques chez Carnap, le savoir ne peut jamais atteindre une certitude objective entière, sinon comme une limite supérieure. Existe-t-il une voie moyenne entre ce probabilisme et une conception rationaliste qui oppose radicalement les croyances passives et de degré de certitude variable à des jugements pleins et entiers, fondés en raison ? Oui, si l’on réfléchit à la difficulté fondamentale de ce probabilisme, qui est que, pour pouvoir assigner une probabilité à une proposition donnée, il faut bien tenir certaines croyances, au moins provisoirement, comme certaines, c’est-à-dire tenir pour acquis certains jugements, pour pouvoir en évaluer la probabilité d’autres. La distinction appropriée n’est plus alors celle qu’on fait entre croire et juger, mais celle qu’on peut faire entre croire et accepter. Pour que la connaissance objective soit possible, il faut accepter certaines hypothèses, quitte à les rejeter ensuite ; le progrès de la connaissance provient ensuite des révisions plus ou moins grandes que l’on est prêt à faire par rapport à ces croyances d’arrière-plan. Selon certains philosophes des sciences, comme Van Fraassen, le progrès scientifique consiste à accepter certaines théories comme conformes aux données empiriques, et non pas à les affirmer comme vraies. Dans la veine de James, qui soutenait, dans son essai la Volonté de croire, qu’un savant peut accepter certaines théories même quand il n’a pas assez de données pour la confirmer, Van Fraassen soutient qu’il existe en ce sens un élément foncièrement actif dans la connaissance. On n’est pas obligé de le suivre dans cet intrumentalisme. On peut soutenir que cet élément actif dans le choix et la révision des hypothèses est au service de la recherche de théories vraies. Ce qui vaut dans le domaine théorique vaut aussi dans le domaine pratique. Un agent rationnel peut avoir certaines croyances, plus ou moins informées, le conduisant à certaines

décisions. Mais la rationalité de ses décisions et de ses raisonnements pratiques ne dépend pas exclusivement du degré de probabilité de ces croyances et du degré d’utilité des actions correspondantes. Elle dépend aussi des principes qu’il a admis conditionnellement et de la manière dont il est capable de les réviser. L’action rationnelle, comme la connaissance rationnelle, dépend alors de la rationalité de ces processus de révision. Peut-on espérer jamais en codifier les principes et produire une logique de la décision pratique, comme une logique de la décision théorique ? C’est douteux, et ici la fonction du jugement au sens aristotélicien de la phronèsis, ou de la prudence, semble être un élément essentiel, bien qu’incodifiable, de la rationalité. PASCAL ENGEL ✐ 1 Cicéron, Premiers Académiques, II, 47, p. 145 in les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, Paris. Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques, Flammarion, Paris, 1979. Engel, P. (éd.), Believing and Accepting, Kluwer, 2000. Hume, D., Traité de la nature humaine, Garnier-Flammarion, Paris, 1993. James, W., La volonté de croire, Garnier-Flammarion, Paris, 1920. Jeffrey, R., Probability and the Art of Judgment, Cambridge University Press, 1992. Van Fraassen, B., Lois et Symétries, Vrin, Paris, 1996. CULPABILITÉ Du latin, culpabilis, « coupable », de culpa, « faute ». En allemand, Schuld, du verbe sollen, « devoir » : « dette, faute, culpabilité ». MORALE, PHILOS. RELIGION Sentiment par lequel la conscience morale s’accuse d’elle-même pour des fautes qui, normalement, peuvent faire l’objet d’une imputation rationnelle. La culpabilité est en quelque sorte la dimension subjective de la responsabilité, sa reprise subjective. Être coupable, en effet, ce n’est pas seulement être reconnu objectivement responsable par une instance sociale supérieure et extérieure à l’individu, qu’elle soit institution familiale, religieuse ou judiciaire. C’est bien plutôt se reconnaître subjectivement responsable devant ce juge purement intérieur qu’est la conscience

morale 1. En somme, avec la culpabilité, « la conscience de la faute devient la mesure de la faute » 2. C’est précisément le sens du moment chrétien, selon Nietzsche, de changer la direction du ressentiment. Désormais, l’homme cherche en luimême la cause de sa souffrance. La faute, comprise comme péché, renvoie à ma propre faute et devient ainsi culpabilité : « Le péché est resté jusqu’à présent l’événement capital dans l’histoire de l’âme malade ; il représente pour nous le tour d’adresse le plus néfaste de l’interprétation religieuse. » 3. Il ne s’agit plus seulement d’accuser, mais bien de se sentir coupable. La conscience coupable s’exprime dans le remords, dans l’impossibilité d’oublier, qui fait que la faute passée continue de vivre au présent. L’homme de la faute vit le temps selon une dimension tragique, où seul compte l’idée que ce qui a été fait ne pourra jamais être défait : la culpabilité ultime réside alors dans le péché originel. Comme l’indique Kierkegaard, avec la conscience du péché, la temporalité devient culpabilité 4. ▶ La culpabilité ne doit pas être saisie seulement sous l’angle du pathos et des passions tristes (honte, dépréciation de soi, etc.), bien qu’elles en constituent inévitablement le cortège. Dans son essence, elle constitue bien une activité par laquelle un sujet moral est reconnu comme l’auteur libre de la faute. À ce titre, en tant que produit d’une imputation rationnelle, la catégorie de culpabilité est l’essence même de la responsabilité pénale. En effet, si la responsabilité, en droit pénal, ne repose pas sur l’aveu de la faute et des intentions qui l’ont rendue possible, alors cette discipline se réduit à n’être qu’un pur système de contraintes qui s’applique non à des personnes, mais bien à de simples forces psycho-physiologiques que l’on pourra, le cas échéant, objectiver. Comme l’établit Hegel, considérer certaines circonstances (telles que les passions, l’ivresse, la colère, la vengeance, etc.) comme si elles pouvaient supprimer la culpabilité du criminel conduit aussi bien à cesser de le traiter « selon son droit et son honneur d’homme » – si l’on tient qu’être un homme implique de downloadModeText.vue.download 247 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 245 situer sa pensée et son action sur le plan de déterminations universelles 5. André Charrak ✐ 1 Rousseau, J.-J., Émile, livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard », Gallimard, Paris, 1995. 2 Ricoeur, P., Finitude et culpabilité, t. II, Aubier, Paris, 2002. 3 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation, § 20, Flammarion, Paris, 1996. 4 Kierkegaard, S., le Concept d’angoisse, Gallimard, Paris, 1977. 5 Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, § 132, PUF, Paris, 2003. ! CONSCIENCE, RESSENTIMENT PSYCHANALYSE La « conscience de culpabilité » (Schuldebewusstsein) provient de l’angoisse infantile (perte d’amour) devant l’autorité externe. Le « sentiment de culpabilité » (Schuldgefühl), conscient ou non, résulte de la tension entre les tendances du moi et les exigences du surmoi. Le désir de tuer le père, lors du complexe d’OEdipe, se heurte à la crainte de castration qui impose le refoulement de cette motion agressive et qui donne forme à la conscience de culpabilité dont la partie consciente est la « conscience morale » (Gewissen). Par la suite, le surmoi intériorise l’interdit et exerce la pulsion sadique sur le moi, qui en tire une jouissance masochiste. Sur le plan collectif, la « faute originaire » (Urschuld) est le meurtre du père par les fils, qui s’élabore en conscience de culpabilité et qui impose des interdits (Totem et Tabou, 1912). Cultures et religions se développent ainsi par la répression des pulsions sexuelles et agressives, s’appuyant sur le sentiment de culpabilité des individus, qui, une fois amorcé, s’amplifie de lui-même (Malaise dans la civilisation, 1930).

Benoît Auclerc ! AMBIVALENCE, CONTRAINTE, CULTURE, MASSE, SURMOI CULTURALISME GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE Courant américain de pensée (R. Benedict, M. Mead, R. Linton et A. Kardiner) qui pense l’individualité comme le produit déterminé des faits culturels et de leurs configurations locales dans une société donnée. La culture est posée ici comme un système de patterns qui s’impose, dès la socialisation enfantine, aux individus d’une même société, et qui prend la forme des valeurs. Elle n’est pas autre chose que la somme des faits et comportements que les membres d’une société ont en commun, sans relation à un quelconque contenu universalisable. Fabien Chareix ✐ Benedict, R., Patterns of Culture, Houghton Mifflin, 1934, trad. Échantillons de civilisation, trad. W. Raphaël, Gallimard, Paris, 1950. Kardiner, A., L’Individu dans sa société, trad. T. Prigent, Gallimard, Paris, 1969. Mead, M., Moeurs et sexualité en Océanie, trad. G. Chevassus, Plon, Paris, 1963 et L’un et l’autre sexe, Gonthier, Paris, 1966. ! CULTURE, FONCTIONNALISME CULTURE Du latin cultura, de colere « habiter », « cultiver » et « vénérer ». En allemand, Kultur. Le mot de culture comporte deux sens. L’un, en mouvement, désigne le processus par lequel un esprit se forme, par l’éducation mais aussi par expérience, à l’autonomie du jugement. L’autre, statique, désigne un ensemble figé de contenus de savoir dont le nombre et la nature sont fixés par l’état d’une civilisation. Ainsi l’existence de contre-cultures ou de sous-cultures font-elles partie de la culture elle-même, en tant que norme statique à partir de laquelle on pourra désigner les formes expressives qui relèvent d’une pédagogie elle-même normalisée. Dans la période moderne, la culture a pu être opposée à la science et à la technique, comme si les oeuvres qui relèvent de ces disciplines devaient être jugées à part et bannies de ce qu’un citoyen doit connaître pour apprendre à juger seul. L’un des enjeux contemporains de la culture tient dans cette réconciliation entre humanités et sciences. Une question demeure : la culture de masse est-elle encore culture ? Tous les processus

d’acquisition et de mise en culture des savoirs sont-ils également recevables au titre d’une politique culturelle ? Les modèles qui nous servent à définir une culture sont souvent partie prenante d’un passé que l’on ne veut pas révolu. Le propre d’une culture, c’est d’être connue comme telle dans l’après-coup, lorsqu’une civilisation a passé et a figé ses formes les plus saillantes. MORALE, POLITIQUE Tout ce qui n’est pas de l’ordre du donné immédiat ou « naturel ». Ainsi la culture désigne-t-elle tout ce qui est produit par la main de l’homme, elle concerne tout ce qui est artificiel. Mais il entre aussi, dans l’idée de culture, celle d’une volonté consciente et agissante, qui s’exprime de manière cohérente : la culture, c’est un ordre qui fait sens. Dans cette perspective, on parlera des différentes cultures comme on évoque diverses civilisations : « Posons que tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. » 1. La notion de culture engage donc une réflexion sur l’éducation. La culture est ce qui permet aux hommes, selon Kant, de « sortir de leur minorité », c’est-à-dire de développer ce dont la nature les a dotés : leur raison. La culture prend ici un sens fort ; elle est la seule chance pour les hommes de « redresser » le « bois courbe » dont ils sont faits 2. La culture et l’éducation sont bien le résultat d’une volonté humaine d’agir sur la nature ; la culture, qui repousse les instincts naturels, équivaut alors à la morale, dont il est toujours difficile de réaliser les fins : « Si en effet l’idée de moralité appartient bien à la culture, la mise en pratique de cette idée, qui n’aboutit qu’à une apparence de moralité dans l’amour de l’honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. » 3. Les termes de la pensée kantienne sur l’éducation présupposent donc une distinction claire et radicale entre nature et culture. On peut toutefois mettre en cause cette partition, comme le fait Merleau-Ponty : « Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituellement fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire. » 4. Définir la notion de culture revient donc à définir la nature de l’homme, qui consiste, précisément, à nier sa nature, à se dépasser, sans qu’on puisse véritablement distinguer ce qui, en lui, relève des conditions de

départ (ce dont la nature le dote, son « tempérament » 5) et ce qu’il en fait (ce qu’il choisit délibérément, son « caractère »6). La culture décrit ce paradoxe de l’existence de l’homme, qui le fait s’arracher perpétuellement à ce qu’il est. André Charrak ✐ 1 Lévi-Strauss, C., les Structures élémentaires de la parenté, downloadModeText.vue.download 248 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 246 W. de Gruyter, Berlin, 2002. 2 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 5e proposition, Flammarion, Paris, 1990. 3 Ibid., 7e proposition. 4 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, chap. IV, Gallimard, Paris, 1976. 5 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 1ère section, Hatier, Paris, 2000. 6 Ibid. ! LIBERTÉ PSYCHANALYSE S’opposant aux polémiques nationalistes franco-allemandes sur les significations de « culture » et de « civilisation » 1, Freud définit ainsi « la culture humaine » : « [...] j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation [...] » 2. Outre son influence sur la culture occidentale, la psychanalyse étudie certains aspects des cultures humaines. Freud et ses élèves empruntent aux mythes et aux religions leurs thèmes – OEdipe, Prométhée, naissance des héros, Moïse et Christ, etc. Ils en explicitent la rhétorique inconsciente, et y trouvent l’expression de fantasmes organisateurs de la vie psychique.

Freud propose une analyse des formes et des dynamiques qui constituent les groupes humains et les stabilisent (horde, matriarcat, groupe totémique) ; il élucide la métapsychologie des membres de ces groupes, ainsi que les niveaux d’échanges (symboliques ou non) qui s’ensuivent. Il montre enfin comment la culture se transmet aux dépens des pulsions partielles de la sexualité infantile, pendant la période de latence qui singularise les humains. Découvrant que l’intériorisation corrélative de la répression sexuelle n’est pas régulée 3, il souligne que le développement culturel favorise Thanatos, et que le vernis de la culture est très instable. ▶ Anti-idéaliste, critiquant l’importance de la conscience, Freud décrit les relations intrinsèques entre biologie et culture : l’immaturité des humains et le narcissisme subséquent rendent intelligible l’aliénation à des groupes totalitaires ; le confinement des enfants auprès des adultes rend intelligible la confusion entre proie, prédateur et objet d’amour : le semblable, etc. L’opposition aux analyses freudiennes est fournie. Le récent cognitivisme vise à rendre compte de la culture, sans référence au corps sexué, aux affects, ni à l’immaturité spécifique des humains : retour de l’idéalisme. La contribution freudienne aux sciences politiques et à la sociologie n’a pas été exploitée. Elle manque de complaisance envers nos illusions. Michèle Porte ✐ 1 Le Rider, J., « Cultiver le malaise ou civiliser la culture », in Autour du malaise dans la culture de Freud, PUF, Paris, 1998, pp. 79-118. 2 Freud, S., l’Avenir d’une illusion, OCP XVIII, 1927, PUF, Paris, 1995, p. 146. 3 Freud, S., le Malaise dans la culture, OCP XVIII, 1929, PUF, Paris, 2002, p. 245-333. ! DESTIN, ÉROS ET THANATOS, GUIDE, LATENT, MASSE, OEDIPE, PULSION ∼ CRITIQUE DE LA CULTURE Traduction de l’allemand Kulturkritik.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE Énonce ce que la culture devrait être. En critiquant le présent en dehors de toute analyse des rapports sociaux et des rapports de pouvoir, elle prend parfois l’allure d’une anthropologie pessimiste, voire négative. Le critique de la culture se fait, ou bien le défenseur de la « vraie » nature humaine, ou bien le chantre d’un « état historique supérieur » au nom duquel il dénonce un présent dont il est pourtant entièrement imprégné 1. L’ancrage dans le siècle des Lumières À ses débuts, la critique de la culture est liée au projet émancipateur des Lumières allemandes où le terme de Kultur revêt la même signification que celui de « civilisation » en français. Elle mesure les acquis moraux et intellectuels à l’aune de son idéal humaniste. Pour Schiller, le processus de civilisation éloigne d’un état naturel jugé entièrement positif ; se pose donc le problème d’une réconciliation entre liberté et civilisation. L’homme était entièrement nature ; désormais, la raison et la culture doivent le reconduire à la nature si bien que le retour à la nature s’apparente à une utopie séculaire 2. Schiller n’élude pas totalement la dimension sociale puisqu’il accuse, dans le sillage de Rousseau, la division du travail d’avoir corrompu l’homme, divisé ses facultés et causé l’immaturité morale qui s’est manifestée dans la Terreur de 1793. L’avènement de l’homme « véritable » auquel doit contribuer « l’éducation esthétique » est une affaire de siècles. C’est cette dimension utopique qui manque aux auteurs contemporains de Schiller, comme Forster ou Pestalozzi, qui dénoncent « les moeurs dépravées des peuples civilisés » 3, voire une civilisation basée sur les « instincts barbares de l’homme » 4. Tous deux conjuguent critique et pragmatisme, et misent sur les effets de l’instruction afin de parer au plus pressé. Ils se dis-

tinguent ainsi des romantiques qui critiquent leur présent à l’aune d’un Moyen Âge imaginaire 5 et annoncent le tournant de la critique de la culture au cours du XIXe s. De Nietzsche à la modernité weimarienne Sous l’impulsion de Nietzsche appelant de ses voeux « un style artistique dans toutes les manifestations de la vie d’un peuple » 6, la critique de la culture prend un tour esthétisant et élitiste. Conscient de la dimension aporétique de sa formule, Nietzsche postule qu’une culture « supérieure » existe seulement dans une société antagoniste caractérisée par le clivage entre travailleurs et oisifs 7. Son cynisme tranche avec la radicalisation de la critique de la culture aux débuts du XXe s., même si cette dernière lui est largement redevable. L. Ziegler croit ainsi constater dans son présent un minimum de culture mais un maximum de civilisation et conclut que pour exister la culture a besoin que certains « états » (Stände) en soient exclus 8. Son ouvrage, peu connu, annonce non seulement la critique de la culture de masse telle qu’elle s’exprimera avec des accents libéraux (Canetti, Freud) ou néo-marxistes (école de Francfort) dans les années 1920 et 1930, mais également l’accusation générale de la technique moderne telle qu’elle sera formulée, au nom de la « vie » par des auteurs aussi importants que Klages et Spengler 9. La critique de la culture s’empare alors de tous les courants de la philosophie downloadModeText.vue.download 249 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 247 allemande qui, en exprimant le malaise dans la civilisation, contribuent à saborder la République de Weimar. Wolfgang Fink ✐ 1 Adorno, T., Prismen, Francfort, 1976, p. 7. 2 Schiller, F., Über naive und sentimentatische Dichtung, in Schiller, F., Sämtliche Schriften, tome V, Munich, 1967, Bd. 5. 3 Forster, G., Reise um die Welt, in Georg Forster, Werke, Francfort, 1967. 4 Pestalozzi, J. H., ÜberBarberei und Kultur, in Pestalozzi, J. H., Sämtliche Schriften, tome XII, Berlin, 1938.

5 Cf. les anthologies réunissant les textes les plus représentatifs : Droz, J. (éd.), le Romantisme politique en Allemagne, Paris, 1963 ; Peter, K., Die politische Romantik in Deutschland, Stuttgart, 1985. 6 Nietzsche, F., Unzeitgemässe Betrachtungen, 1 : David Strauss als Bekenner und Schriftsteller, in Nietzsche, F., Werke, Berlin und New York, 1972, 3. Abt., Bd. 1, p. 159. 7 Nietzsche, F., Menschlich, Allzumenschliches 1, 439, in Nietzsche, F., Werke, Berlin und New York, 1972, 4. Abt., Bd. 2, p. 296. 8 Ziegler, L., Das Wesen der Kultur, Leipzig, 1903. 9 Klages, L., Der Geist als Widersacher der Seele, 6e éd., Bonn, 1981 ; Spengler, O., Der Untergangdes Abendlandes (1923), Munich, 1998. ! ÉDUCATION « Du projet de civilisation au tout culturel » Du projet de civilisation au tout culturel La culture entendue comme progrès vers la moralité des moeurs, et la civilisation entendue comme l’air de famille structurant une aire culturelle, ont cessé à l’époque contemporaine d’être des notions dynamiques. Elles ne désignent plus des changements – hypostasiés ou réels – dans le comportement humain rapportés à une nomenclature de valeurs normatives, mais évoquent une juxtaposition de modes de pensée et de codes indifféremment considérés comme des phénomènes sociaux et culturels. Le relativisme érigé en valeur unique investit les sciences humaines et soulève la question de savoir s’il n’est pas nécessaire de réapprendre la différence entre culture et civilisation. LA VISION OPTIMISTE DES LUMIÈRES : DEUX CONCEPTS POUR UN MÊME COMBAT E n 1954, Benveniste faisait remarquer que la civilisation était au XVIIIe s. une notion dynamique, désignant un processus : « De la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en société, on découvrait une gradation universelle, un lent procès d’éducation et d’affinement, pour tout dire un progrès constant dans l’ordre de ce que la civilité, terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu’il fallait bien appeler la civilisation pour en définir ensemble le sens et la continui-

té. Ce n’était pas seulement une vue historique de la société, c’était aussi une interprétation optimiste et résolument non théologique de son évolution qui s’affirmait, parfois même à l’insu de ceux qui la proclamaient, même si certains, et d’abord Mirabeau, comptaient encore la religion comme le premier facteur de la “civilisation” » 1. La « civilisation » rejoint ainsi le « progrès » pour former avec lui une entité indissociable jusqu’à la fin du XIXe s., et ce en dépit des attaques des contre-révolutionnaires comme Bonald ou Maistre, identifiant la fin de l’Ancien Régime à celle de la « civilisation ». Une autre caractéristique du terme réside dans sa forte connotation nationale : déjà chez Mirabeau et chez Condorcet, il va de soi que la civilisation est une mission française en Europe, un progrès dont la France donne la formule et prend la direction. Il serait donc inéquitable d’affirmer que la nationalisation de l’idée de civilisation a été le fait du nationalisme allemand. Cette nationalisation s’est d’abord manifestée en France. Il apparaît en effet que le mot civilisation n’était pas usité en allemand avant que Mirabeau et Condorcet ne le fassent entrer dans l’usage de l’Europe des Lumières et que, depuis lors, il est resté dans l’usage allemand un mot étranger, d’origine française. Inversement, on ne parlait pas aussi couramment en français de « culture », et l’on peut affirmer que le mot s’impose dans l’usage français sous l’influence de l’allemand. En Allemagne, le terme de Kultur se maintient dans les discours politico-philosophiques et tend à y exercer la même fonction que la « civilisation » en France. La connotation collective du terme est peut-être moins prononcée, mais son rôle stratégique s’avère analogue : l’opposé de la culture comme de la civilisation, reste la barbarie, et son allié indissociable, le progrès. À mesure que l’histoire apparaît comme le fait de l’homme et non point comme celui d’une quelconque force métaphysique, le concept de Kultur investit la philosophie de l’histoire et acquiert une qualité temporelle indéniable, alors que son sens varie désormais en fonction des diverses constructions théoriques. Pour que le concept y soit pleinement opérationnel, il doit cependant subir un triple changement : il doit passer de l’individuel au collectif, être appliqué à toutes les activités humaines et non seulement à quelques facultés particulières, et enfin, il doit englober aussi bien l’acte productif que le produit culturel lui-même 2. Ces trois changements s’opèrent au cours de la seconde moitié du XVIIIe s. et s’expriment clairement sous la plume de Herder. La temporalité nouvelle du concept engendre presque nécessairement

l’idée de l’historicité des cultures et de degrés de culture. Aux yeux de Herder, toutes les civilisations se valent et ont leur système culturel dont il convient de comprendre l’organisation : « La “culture” (die Cultur) d’un peuple est l’épanouissement de son existence, à travers laquelle il se révèle, sous un aspect agréable, sans doute, mais périssable. »3 L’historisme herdérien introduit la pluralité dans l’idée de civilisation, mais aussi l’idée de caducité, de mouvement cyclique de l’épanouissement et de la décadence des cultures-civilisations. Herder impose le point de vue « anthropologique » selon lequel aucune civilisation, au moment de son épanouissement, ne peut être dite inférieure à une autre : « Même le Californien et l’indigène de la Terre de feu ont appris à fabriquer des arcs et des flèches, [...] et dans cette mesure ils étaient donc véritablement “cultivés et éclairés” (cultivirt und aufgekläret), même si ils ne l’étaient qu’au degré le plus inférieur ». Herder était loin de toute nationalisation du concept de culture, quand bien même sa démarche théorique l’aurait rendue possible. La culture d’un peuple était repérable et descriptible certes, mais elle restait toujours une émanation de la culture humaine. Et si le relativisme moderne se manifeste pour la première fois aussi clairement chez le pasteur alledownloadModeText.vue.download 250 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 248 mand, il ne l’empêchait pas de formuler des critiques acerbes envers son présent immédiat, de distinguer clairement entre « progrès » et « perfectionnement ». Les doutes les plus francs quant à la réalité des progrès accomplis en matière de culture et de civilisation se trouvent cependant chez Kant, opposé par ailleurs à la démarche historiste de Herder. Lorsque Kant raille ses contemporains « civilisés » mais en réalité dépourvus d’authentique culture morale, il trahit un certain agacement face aux prétentions de cette « civilisation » qui se répand sur toute l’Europe. « Nous sommes hautement cultivés par l’art et la science. Nous sommes civilisés jusqu’à en être accablés, pour ce qui est de l’urbanité et des bienséances sociales de tous ordres. Mais il s’en faut encore de beaucoup pour que nous puissions déjà nous tenir pour moralises. Car l’idée de la moralité appartient encore à la culture ; en revanche l’usage de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l’honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais tant que les États consacreront toutes leurs forces à leurs visées expansionnistes vaines et violentes, tant qu’ils entraveront ainsi constamment le lent effort de formation du mode de pensée de leurs citoyens, leur

retirant même tout soutien à cet égard, on ne peut s’attendre à aucun résultat de ce genre ; car il faut pour cela un long travail intérieur de chaque communauté en vue de former ses citoyens. »4 Kant nous rappelle qu’il n’y a pas de civilisation étendue à toute l’aire culturelle européenne, s’il n’y a pas d’abord, dans chaque foyer, en chaque individu, un effort de cultura animi, orienté vers un idéal éthique. La culture consiste à épanouir, à améliorer, à « moraliser » la nature humaine afin de promouvoir des citoyens – un aspect que de nombreux successeurs de Kant vont rapidement perdre de vue. VERS LE DIFFÉREND FRANCO-ALLEMAND N ée à peu près en même temps que l’idée de progrès dans l’ordre moral et intellectuel, l’idée de culture personnelle et la notion de civilisation vont connaître à partir de la fin du XIXe s., les mêmes avatars que l’idée de progrès. Le scepticisme quant à la validité des progrès culturels, de Baudelaire à Nietzsche, ronge l’idée de civilisation qui perd son sens dynamique et passe au pluriel. On entre dans le relativisme, l’historisme conquiert les discours philosophiques et les sciences humaines en allant bien au-delà des intuitions de Herder. Telle est la tendance générale en France, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon. Les pays germaniques se singularisent toutefois en apportant des différenciations qui leur sont propres. Celles-ci se révèlent à travers la promotion du concept de Bildung et une définition toujours plus élitiste de celui de Kultur. Chez Goethe et W. von Humboldt, la Bildung individuelle pensée sur le modèle de l’épanouissement d’une plante, du germe à la fleur, et la communauté de Kultur, compensent avantageusement, dans le monde allemand, l’absence d’un État-nation unitaire appelé à structurer un « État culturel »5 à la française. Au XIXe s., cette vision libérale opposée au projet révolutionnaire vire au conservatisme et sert de référence à une idéologie « bourgeoise » de la culture-patrimoine que Nietzsche aura beau jeu de persifler et de traiter de « philistine » 6. Au XIXe s., trois termes s’affirment ainsi dans la langue allemande, dont les champs sémantiques se recoupent, mais ne se confondent pas : Zivilisation (« civilisation »), Kultur (« culture collective ») et Bildung (« culture individuelle, éducation, formation »). L’accent mis sur cette dernière s’inscrit dans un mouve-

ment qui voit émerger des conceptions toujours plus élitistes de la Kultur et un discrédit croissant de la Zivilisation. Les prémices s’en trouvent déjà chez Humboldt qui, en 1830, distingue entre la civilisation qui pourvoit aux besoins premiers de l’homme, alors que la culture y ajoute « la science et l’art » 7. La distinction, nouvelle dans l’oeuvre du réformateur prussien, ouvre la voie à l’opposition radicale entre les deux concepts telle qu’elle sera proposée dès 1852 par le Brockhaus, le grand dictionnaire populaire allemand, qui postule que la civilisation ne constitue que « la robe » qui couvre la culture et que la première peut continuer à exister quand la seconde périclite 8. La guerre germano-française de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale donneront l’occasion de transformer cette opposition en dichotomie politique. Le 15 octobre 1870, le recteur d’université C. G. Bruns retournait le mot « civilisation » contre la France : « La victoire de l’Allemagne est la victoire de la civilisation en Europe » 9. L’Allemagne de Bismarck, refondée à Versailles, rivalisait avec la France, répondant quarante ans après à Guizot, qui avait affirmé en 1829 : « La France a été le centre, le foyer de la civilisation de l’Europe » 10. Hugo donna, en 1871, la réplique au recteur Bruns : « La civilisation, remise face à face avec la barbarie, cherchera sa voie entre deux nations, dont l’une a été la lumière de l’Europe et dont l’autre sera la nuit » 11. Trente ans plus tard, un texte belliqueux de T. Mann, publié en novembre 1914, allait exacerber une dernière fois le différend franco-allemand et exprimer par là-même l’opposition viscérale à la modernité sociale et politique que nombre d’intellectuels allemands, de Spengler à Klages, articuleront, au nom de la Kulturkritik, dans les années 1920 et 1930. Associant le style, la forme, la contenance et le goût à la Kultur et voyant dans la Zivilisation la politique, la démocratie et la raison, Mann croit bon de proclamer : « La civilisation et la culture ne sont pas une seule et même chose, mais des antagonistes, qui constituent l’une des multiples manifestations de l’éternel antagonisme cosmique et de l’opposition de l’esprit et de la nature. [...] La culture n’est de toute évidence pas le contraire de la barbarie, elle n’est plutôt assez souvent qu’une sauvagerie de grand style. » 12. LA NOTION DE CULTURE POUR LES SCIENCES SOCIALES DU TEMPS PRÉSENT « La culture humaine – j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions

animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation – présente, comme on sait, deux faces à l’observateur. Elle englobe d’une part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et d’autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles. » 13 Freud refuse de distinguer « culture » et « geste n’était qu’une des conséquences de la gée par la guerre, qui avait révélé que les sont fragiles et illusoires. L’acception la

civilisation ». Ce déception infliacquis « moraux » plus proche de la

notion freudienne de culture est celle de N. Elias dans le downloadModeText.vue.download 251 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 249 célèbre ouvrage Über den Prozess der Zivilisation 14. Mais l’anthropologie française s’interroge également sur la pertinence d’une telle dichotomie. En 1930, le Centre International de synthèse publiait une brochure intitulée Civilisation. Le mot et l’idée ; la contribution de M. Mauss établissait une distinction entre culture et civilisation, tout en convenant que la « notion de civilisation est certainement moins claire que celle de société, qu’elle suppose d’ailleurs » 15. Mauss poursuivait en ces termes : « Les phénomènes de civilisation sont par définition des phénomènes sociaux de sociétés données. Mais tous les phénomènes sociaux ne sont pas, au sens étroit du mot, des phénomènes de civilisation. Il en est qui sont parfaitement spéciaux à cette société, qui la singularisent, l’isolent. ». Lorsque Lévi-Strauss écrit : « Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête, présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs » 16, il apporte une définition « minimale » parfaitement compatible avec l’idée qu’un ensemble de traits communs à plusieurs cultures constitue une civilisation. Dans son essai Race et histoire de 1952, Lévi-Strauss analyse en ce sens les contradictions de la « civilisation mondiale » entendue comme « collaboration des cultures » : « Il ne peut y avoir une civilisation mondiale au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence » 17. Dans sa Grammaire des civilisations, F. Braudel souligne que les tentatives de distinguer clairement « culture » et « civilisation » sont balayées dès que l’on prend en considération l’adjectif « culturel ». « Il désigne en effet l’ensemble du contenu que recouvrent à la fois civilisation et culture. Dans ces conditions, on dira d’une civilisation (ou d’une culture) qu’elle est un ensemble de biens culturels, que son logement géographique est une aire culturelle, son histoire une histoire culturelle, que les emprunts de civilisation à civilisation

sont des emprunts ou transferts culturels, ceux-ci aussi bien matériels que spirituels » 18. Un changement fondamental est intervenu au début du XIXe s., poursuit Braudel, lorsque le mot de « civilisation », jusque-là utilisé au singulier, est passé au pluriel. « La civilisation au singulier a perdu de son lustre. Elle n’est plus la haute, la très haute valeur morale et intellectuelle qu’apercevait le XVIIIe s. Par exemple, on dira plus volontiers aujourd’hui, dans le sens de la langue, que tel acte abominable est un crime contre l’humanité, plutôt que contre la civilisation, bien que le sens soit le même. Au singulier, civilisation, ne serait-ce pas aujourd’hui avant tout le bien commun que se partagent, inégalement d’ailleurs, toutes les civilisations, “ce que l’homme n’oublie plus” ? Le feu, l’écriture, le calcul, la domestication des plantes et des animaux ne se rattachent plus à aucune origine particulière, ils sont devenus les biens collectifs de la civilisation. » Dans certains contextes de discussion, la « culture » a pris une place importante. C’est le cas des débats sur les notions d’interculturalité et de transculturalité, que certains utilisent comme un angle d’attaque contre l’éthnocentrisme occidental 19. C’est le cas aussi des discours portant sur les identités culturelles (le danger du « culturalisme identitaire » qui déchire le lien social) 20 et sur les politiques culturelles, nationales et internationales. Le problème n’est plus aujourd’hui de « déconstruire » la distinction culture-civilisation, mais de réapprendre la différence peut-être nécessaire entre « culture » et « civilisation ». Le pluralisme des cultures et des civilisations a conduit au relativisme généralisé. La notion de « culture » se réduit souvent à une façon d’être en société, un mode de vie, une façon de se nourrir, de se vêtir, de concevoir la cellule familiale, de construire son habitat, etc. La culture, dans le langage contemporain, relève autant des moeurs que de la moralité, du donné anthropologique autant que de la transmission didactique et normative. Comment distinguer « culture » et « société » ? Il y a autant de sous-cultures que de sous-groupes sociaux et le système culturel ne saurait expliquer tous les comportements individuels et collectifs 21. Voilà pourquoi les tentatives de régénérer les anciennes « sciences humaines » et les études sur les « aires culturelles » en les réunissant avec les sciences sociales sous le nouveau terme à la mode de cultural studies (en allemand Kulturwissenschaften), n’emportent pas toujours la conviction, même si elles ont le grand mérite d’aller au-delà de l’approche très académique proposée dès 1899 par le néo-kantien H. Rickert 22 et d’ouvrir des perspectives transdisciplinaires. ▶ À l’heure actuelle, la cote de popularité des « sciences de

la culture » augmente à mesure qu’on se rapproche des disciplines dépourvues d’une tradition forte de réflexion épistémologique (les disciplines « littéraires » et « civilisationnistes »). La cote de popularité diminue fortement lorsque l’on entre dans le domaine des disciplines qui ne souffrent d’aucun déficit en la matière : philosophie, histoire sociale, sociologie, anthropologie. Or, il semble bien que les contributions les plus solides au débat sur la théorie de la culture viennent précisément de ces dernières disciplines 23. C’est peut-être grâce à elles que l’on s’affranchira des identifications aussi commodes que fallacieuses. WOLFGANG FINK ET J. LE RIDER ✐ 1 Benveniste, E., « Civilisation – Contribution à l’histoire du mot », in Hommage à Lucien Febvre, 1954, repris in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, pp. 340 sq. 2 Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », in Geschichtliche Grundbegriffe, éd. par Brunner, O., Conze, W., Koselleck, R., vol. 7, Stuttgart, Klett-Cotta, 1992, p. 707. 3 Herder, J. G., Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 710. 4 Kant, E., Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, trad. Ferry, L., in Kant, E., OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, vol. 2, 1985, p. 199. 5 Fumaroli, M., l’État culturel. Essai sur une religion moderne, éditions de Fallois, Paris, 1992. 6 Bollenbeck, G., Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines deutschen Deutungsmusters, Suhrkamp, Francfort, 1994. 7 von Humboldt, W., Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, in von Humboldt, W., Gesammelte Schriften, vol. 7/1, Berlin, 1907, p. 30. 8 Notice Zivilisation in Der Brockhaus, 10e éd., Berlin, 1852, p. 218, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 738. 9 Bruns, C. G., Deutschlands Sieg über Frankreich, Rektoratsrede vom 15. Oktober 1870, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation,

Kultur », p. 751. 10 Guizot, F., Histoire de la civilisation en Europe, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 755. 11 Hugo, V., devant l’Assemblée Nationale, le 1er mars 1871, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 756. 12 Mann, T., Gedanken im Kriege, in Mann, T., Politische Schriften und Reden, vol. 2, Fischer, Francfort. 13 Freud, S., l’Avenir d’une illusion, in OEuvres complètes. Psychanalyse, PUF, Paris, tome XVIII, 1994, p. 146. downloadModeText.vue.download 252 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 250 14 Elias, N., la Civilisation des moeurs, trad. Kamnitzer, P., Calmann-Lévy, Paris, 1973 ; la Dynamique de l’Occident, trad. Kamnitzer, P., Calmann-Lévy, Paris, 1995. 15 Cité d’après Mauss, M., les Civilisations. Éléments et formes, in Essais de sociologie, Points Seuil, Paris, 1971, pp. 231 sq. 16 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1968, p. 325. 17 Lévi-Strauss, C., Race et histoire, Gallimard, Paris, 1987, p. 77. 18 Braudel, F., Grammaire des civilisations, Flammarion, Paris, 1993, p. 36. 19 McEvilley, T., l’Identité culturelle en crise. Art et différences à l’époque postmoderne et postcoloniale, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999. 20 Cuche, D., la Notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, Paris, 1996. 21 Boudon R., et Bourricaud, F., « Culturalisme et culture », in Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, Paris, 3e éd., 1990, pp. 141 sq. 22 Rickert, H., Sciences de la culture et sciences de la nature, trad. Nicolas, A.-H., Gallimard, Paris, 1997. 23 Jung, T., Geschichte der modernen Kulturtheorie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999. Culture ou civilisation ?

Il est difficile de penser tout à la fois l’unité de la condition humaine et la diversité de ses manifestations. Telle est la leçon, assez attendue, qui se dégage de deux siècles de rivalité entre le concept de civilisation et celui de culture, ou encore, mais cela revient presque au même, d’affrontement, nullement clos, entre une conception universaliste de la culture, maintenue au singulier, et une vision particulariste de la culture, impérativement déclinée au pluriel. HISTOIRE DE MOTS O n reconnaîtra, d’abord, avec É. Benveniste, que l’histoire intellectuelle de l’Europe met en évidence la création, la circulation et les emplois, divergents ou convergents, d’un petit nombre de mots « essentiels » présents dans toutes les langues d’Europe occidentale. Les termes de « culture » et de « civilisation », ainsi que tous ceux insérés dans le réseau conceptuel qui s’est tissé autour d’eux, font partie de ce vocabulaire fondamental. C’est en les mobilisant que l’Europe s’est pensée elle-même, dans sa diversité comme dans son unité, et qu’elle a pensé le reste du monde. On prendra garde, ensuite, avec R. Koselleck, que si la signification d’un mot peut être réglementée, le concept qu’exprime ce mot est condamné à rester univoque. Si le concept s’attache au mot, il est plus qu’un mot. L’ensemble des significations et des expériences politiques pour lequel, et dans lequel, les termes de « culture » et de « civilisation » ont été utilisés n’a jamais pu, en effet, être réuni sous ces seuls mots. D’autres leur ont été accolés, qui ont contaminé ces significations. Pensons, par exemple, à celui de « nation », inséparable de celui de « culture », ou à celui de « progrès », irrésistiblement attiré par celui de « civilisation ». On admettra encore, avec A. Koyré, que les sciences – et, à plus forte raison, celles de l’homme – se développent toujours à l’intérieur d’un cadre d’idées et de valeurs générales, ou d’évidences axiologiques, qui en constituent la philosophie d’ombre. Les usages scientifiques des termes de « culture » et de « civilisation » n’ont jamais pu s’affranchir de l’air idéologique du temps et des lieux ni donc se cantonner dans une neutralité descriptive. On conviendra, enfin, avec M. Bloch, que les concepts des sciences historiques – et les sciences de l’homme sont bien

historiques pour une part – ne se contentent pas de signifier. Ils sont chargés d’« effluves émotifs » ; en eux s’accumule une « force de sentiment et de vouloir » (J. Paulhan). Le mot allemand de Kultur, exprimant un concept forgé au début d’un siècle qu’inaugura Fichte, fait résonner à l’oreille européenne les canons d’Iéna. Le terme français de « civilisation » projette à nos yeux des images d’empire colonial : le nom de « civilisation » n’est-il pas celui que s’est donné l’Occident dans ses relations à l’humanité entière ? CIVILISATION AU SINGULIER L e terme de « civilisation » apparaît pour la première fois en France dans son sens moderne, c’est-à-dire rompant avec son ancienne acception juridique, sous la plume du père de Mirabeau. Il opère, sitôt créé, la synthèse plus ou moins harmonieuse de trois concepts 1. Il désigne, en premier lieu, le processus conduisant par étapes l’humanité des phases originelles de la vie en société à ses formes les plus achevées, quoique en devenir permanent. Utilisé en ce sens, le concept de civilisation entretient un rapport étroit avec la notion de progrès, sans toutefois se confondre avec elle, puisque, pour nombre de philosophes, le progrès n’est ni linéaire ni continu et s’accommode de décadences. Le mot de « civilisation » se décline alors exclusivement au singulier. Il désigne, en même temps, le concept de stade dans ce cours de mouvement général de perfectionnement, autrement dit un état particulier et transitoire de l’espèce humaine. Condorcet évoquera ainsi, à propos des « peuplades sauvages », une « civilisation réduite presque à une société de famille ». La civilisation peut donc, dès l’origine du mot, se penser au pluriel, mais un pluriel subordonné au singulier. Le terme de « civilisation » détient, enfin, une portée conceptuelle normative en renvoyant à un idéal à l’aune duquel est évaluable chaque étape du processus et, par conséquent, chaque état singulier de civilisation. Le XIXe s. recevra cet héritage conceptuel sous bénéfice d’inventaire, conduit sous l’influence de l’air nouveau du

temps : en triant et en hiérarchisant. Tel est le résultat du passage d’une histoire « raisonnée » ou « philosophique » au projet d’une histoire « naturelle de l’homme en société, fondateur de l’anthropologie sous l’enseigne vague de l’évolutionnisme social et culturel. Dans le prolongement des Lumières écossaises et des théoriciens du progrès, on confère alors la primauté absolue au singulier, et l’on commue l’idéal en force impérieuse, progrès ou évolution, gouvernant de l’intérieur la succession historique des états de civilisation. C’est ainsi que la célèbre définition de la culture due à E. B. Tylor : « Ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les moeurs, les coutumes ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société » 2, est bien davantage un instrument de mesure du degré de civilisation, entendue comme le développement de l’esprit humain, qu’un outil de description des cultures particulières. La traduction française du titre de l’ouvrage de Tylor, Primitive culture (1871), « La civilisation primitive » (1876-1878), est fidèle à l’inspiration downloadModeText.vue.download 253 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 251 de son auteur et conforme au programme de l’anthropologie naissante. CULTURES AU PLURIEL C omment le concept de culture et, de façon moins nette, celui de civilisation ont-ils acquis leur signification moderne, plaçant l’accent sur la pluralité des formes de culture, leur historicité, leur relativité et leur caractère holistique ou intégré ? Il faut, pour le comprendre, passer d’abord le Rhin, puis l’Atlantique. Le terme de Kultur devient d’usage courant en Allemagne dans la seconde partie du XVIIIe s. L’une de ses acceptions est alors celle d’affranchissement de l’esprit (Aufklärung). Le concept de Kultur était, de ce fait, assez proche de celui de civilisation, dans son sens unitaire et homogénéisant. Plutôt que d’insister sur la nationalisation du concept de Kultur au lendemain de la défaite prussienne, et sur la promotion du peuple et de la culture germanique en peuple et culture par excellence contre le reste du monde, mieux vaut rappeler que, dès l’orée du Sturm und Drang, J. G. Herder, dans Une autre philosophie de l’histoire (1774), ouvre la culture au pluriel. Aufklärer critique, ou romantique fidèle à l’esprit des Lumières, Herder s’efforce de conjuguer l’universel et le particulier en associant le concept de culture à

celui de nation entendue comme communauté de culture. Chaque nation porte en elle, dans son Volksgeist, l’« harmonie de sa perfection », qui n’est pas celle d’une autre, et exprime à sa façon propre, qui n’est pas récapitulative, l’humanité entière. On ne saurait donc juger d’une culture d’après une autre ou à l’aide d’une vision de « l’histoire humaine dans son ensemble », sauf à méconnaître ce qu’elle a d’unique. L’universel n’existe qu’incarné ; chacune de ses incarnations est singulière et doit donc n’être appréciée que dans son rapport avec elle-même. « Caractères nationaux, où êtes-vous donc ? » L’histoire se chargera de répondre à la question de Herder. Voilà donc le concept de culture pluralisé. Ce pluriel, susceptible de rompre avec le singulier tant du concept nationalisé de Kultur que du concept unitaire de civilisation, sera largement mobilisé par la tradition germanique des études d’histoire culturelle (Kultugeschichte). Cette tradition va franchir l’Atlantique pour être recueillie et remodelée par des anthropologues, Fr. Boas en tête, puis ses disciples, souvent nés sur le sol allemand, nourris en tout cas par cette conception pluraliste de la culture, qui se fixent pour objectif de comprendre la culture, et donc chaque culture, en tant que tout 3. Le rejet de la perspective évolutionniste, propre au programme d’une histoire naturelle de l’homme, aboutit à dissoudre, en anthropologie du moins, le concept de civilisation au sens de processus et de progrès. Tous les hommes, écrit Kroeber en 1915, sont « intégralement civilisés ». Toute la civilisation est donc dans chaque culture. Même le terme de « civilisation » passe au pluriel, fût-ce avec difficulté. Durkheim et Mauss la définissent ainsi en 1909 : « Une civilisation constitue une sorte de milieu moral dans lequel sont plongées un certain nombre de nations et dont chaque culture nationale n’est qu’une forme particulière. » 4. Une civilisation ne se distingue donc d’une culture que par son extension. LA CIVILISATION CONTRE LA CULTURE I l pourrait donc sembler qu’au début du XXe s., au moins dans les communautés savantes, l’idée herdérienne d’individualité culturelle soit désormais admise. Chaque culture, ou à une autre échelle chaque civilisation, serait une totalité singulière, quoique comparable aux autres, parce que contenant en elle, mais aussi, comme y insiste Boas, dans son histoire et dans son rapport avec les autres cultures, l’ensemble de ce qu’il y a à observer et à en comprendre. Pourtant, il ne suffit pas de refuser le principe d’une hiérarchie de civilisation dans l’espace culturel, c’est-à-dire de seulement reconnaître la diversité des cultures. Encore faut-il

s’entendre sur ce en quoi elles diffèrent tout en exprimant, chacune, une facette de l’humanité, c’est-à-dire finalement s’entendre sur le concept de culture. Il n’est pas paradoxal d’affirmer que penser véritablement la culture au pluriel implique l’emploi d’un concept de culture maintenu au singulier par renvoi direct à celui d’unité de l’homme. En réalité, et pour ne pas quitter le sol européen, deux concepts de culture et, par là, deux conceptions de l’humanité campent sur chaque rive du Rhin. L’un s’attache au mot de « civilisation », l’autre au terme de Kultur. Assurément, tous deux permettent de penser la culture au pluriel, comme en témoigne après tout l’affrontement, mais selon des modalités opposées qui sont à mettre en relation avec des idéologies différentes de la nation. Résumons avec L. Dumont : en France, on est d’abord homme, puis français ; en Allemagne, d’abord allemand et homme ensuite à travers cette qualité d’allemand 5. Et l’on généralise à Paris comme à Berlin. Sur le bord oriental du Rhin, on professe que l’homme est ce qu’il est en vertu de son appartenance à une communauté de culture déterminée, d’où la construction d’une théorie organiciste (ou ethnique) de la nation. Sur la rive occidentale du Rhin, la référence primordiale est l’universalité du sujet humain, dont le peuple français serait le gardien, sinon le pontife, d’où l’élaboration d’une théorie élective (contractuelle de l’autre côté de la Manche) de la nation. On entre, en France, dans la nation allemand, donc par le sang et et réfléchie ;

par l’esprit (Curtius) ; on appartient au Volk en principe à tout peuple digne de ce nom, par la langue. Là, l’adhésion est consciente ici, elle est instinctive et donnée : le vouloir-

vivre contre la raison. Mommsen entend que Strasbourg soit à l’Allemagne ; Fustel de Coulanges, que Strasbourg soit avec la France. Écoutons Nietzsche : « La civilisation veut autre chose que ce que veut la culture, peut-être quelque chose d’inverse. ». C’est un jeu facile, et pratiqué par nombre de passeurs du Rhin tels Nietzsche ou Renan dialoguant avec Strauss, que celui qui consiste à déployer tout un jeu d’oppositions correspondant peu ou prou à ce que « voudraient » respectivement la civilisation et la Kultur : la modernité contre le Moyen Âge, les Lumières contre le romantisme, le sacerdoce moral contre la souveraineté politique, la société contre la communauté, le choix renouvelé contre l’appartenance vécue, la raison contre l’âme, la norme universelle contre le principe spirituel, le monde du dehors contre la vie intérieure, le règne de l’intellect contre la sphère du sentiment, etc. J. Benda, ce pacifiste qui vitupère les chantres du nationalisme (Treischke et Barrés), prend violemment le parti de la civilisation contre celui de la Kultur, en opposant la zone « profonde » de l’âme humaine (la volonté, les pulsions), exaltée par la Kultur, à sa zone « claire » (l’activité désintéressée de l’esprit), célébrée par la civilisation : « Au XIXe s., sous le

commandement de l’Allemagne, l’Europe s’est mise à honorer la zone instinctive de l’âme humaine [...], les peuples se sont appliqués à se sentir dans la partie la plus instinctive de downloadModeText.vue.download 254 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 252 leur être, dans leurs décidément les oppose

dans leur race, dans leur langue, dans leur terroir, légendes, c’est-à-dire dans ce qui les rive le plus à leurs personnalités inéchangeables, dans ce qui le plus inaltérablement l’un à l’autre. » 6.

LA CULTURE DANS TOUTES LES CULTURES Q u’en est-il aujourd’hui, à l’heure où Dieu n’est plus français, ni l’Allemagne le peuple par excellence ? Le terme de « culture », placé résolument au pluriel, semble avoir supplanté celui de « civilisation ». Ce constat vaut en ce qui concerne le vocabulaire des sciences de l’homme. Il n’y a plus guère que les archéologues pour employer le terme de « civilisation » afin d’ordonner la succession historique des conquêtes matérielles et des acquisitions techniciennes de l’humanité, ou les orientalistes afin de désigner les vastes ensembles culturels à tradition lettrée. Tout semble se passer comme si les communautés scientifiques occidentales avaient à coeur de faire oublier le temps où l’Occident savant s’était arrogé le monopole de la civilisation. Ce constat de la victoire remportée par le concept pluraliste et relativiste de culture aux dépens du concept unitaire et normatif de civilisation se vérifie également si l’on se penche sur l’idiome de la société politique et de ses innombrables relais « civils ». Ici même, l’existence continuée d’un ministère de la Culture, au singulier, ne saurait dissimuler la rupture intervenue. N’en déplaise aux héritiers du Front populaire et aux mânes de Malraux, cette institution – qui étonne à l’étranger – a désormais moins pour raison d’être de contribuer au « perfectionnement » de l’esprit collectif, par accès de tous à la culture dans son acception humaniste et donc en théorie universaliste, que de distribuer généreusement le label culturel à d’innombrables biens et pratiques tenus pour équivalents dans l’ordre de la création et de la transmission. Ailleurs, une conception de la société, comme fragmentée en communautés de culture animées chacune par un vouloir-être particularisant, paraît entériner le déclin de l’universalisme, réduit à n’être que le masque de l’ethnocentrisme occidental. On se contentera ici de faire deux remarques. Elles s’adressent plus particulièrement à l’anthropologie, tenue à tort ou à raison pour responsable de cet « ethnologisme » généralisé selon lequel tous les contenus culturels se vaudraient et toutes les valeurs seraient relatives. Pour user d’un raccourci abusif, le romantisme, qui enfermerait les hommes dans les

limites de leurs cultures et les considérerait comme des héritiers passifs de traditions reçues, dont il s’agirait seulement de dresser un inventaire non critique et voué à l’inachèvement, y aurait-il étouffé le décret des Lumières, lequel enjoindrait d’atteindre les formes universelles de l’esprit humain à l’oeuvre derrière la variété des expériences culturelles ? On observera, tout d’abord, que la rencontre timidement opérée entre l’anthropologie et les sciences de la cognition suggère un changement radical d’orientation et d’analyse. Les différences culturelles ne sont plus vues comme un donné s’inscrivant en faux contre l’idée d’une nature humaine. C’est tout le contraire, puisque ces différences sont envisagées comme autant d’actualisations des capacités cognitives de l’homme lui permettant, selon des mécanismes psychologiques à élucider, de constituer des systèmes de concepts et de croyances variables à l’intérieur de limites précisément fixées par des contraintes universelles. Homo culturalis déploie ses particularismes en tant qu’il est Homo sapiens et, à ce titre, dépositaire d’une « culture humaine », ou compétence. Il se révèle donc possible de penser simultanément l’unité de l’homme et la diversité des cultures. On relèvera, en second lieu, que c’est bien abusivement que l’Occident s’est attribué le monopole du « travail sur soi » (Th. Mann), c’est-à-dire l’aptitude à s’arracher à son contexte, à ses déterminations, à ses ancrages, bref à sa Kultur. Il y serait parvenu en instaurant en son sein un espace critique dont le modèle serait celui des Lumières, et sa devise, le célèbre Sapere audere de l’Aufklärung 7 : « ose penser par toi-même » ! Cet espace critique serait le lieu de la culture, au singulier, par excellence, et cet idéal d’émancipation, la valeur culturelle par excellence. ▶ Dans chaque culture, au sens pluraliste du terme, des hommes se posent la question de leur appartenance à un « nous » et, par là, développent une « ontologie critique de soi » (M. Foucault). Il se manifeste partout, pour qui sait observer, le refus d’être gouverné sans choix, de se soumettre à une autorité, fût-ce celle de sa culture. Il n’est pas concevable, en effet, que puissent exister des sociétés affichant une réceptivité pure à la tradition, incapables de se détacher un tant soit peu d’elles-mêmes, inaptes finalement à la réflexivité cultu-

relle. Toute société suppose l’existence d’une représentation de soi, et cette représentation de soi n’est nulle part unanime. Pour reprendre une formule de R. Char, citée par H. Arendt, tout héritage dans le domaine de la culture est accompagné d’un testament, tenant lieu de mode d’emploi, qui « choisit, nomme [...] et indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur » 8. L’art, qui est un jeu avec les normes instituées, est évidemment le support le plus éloquent du testament. Ce n’est pas un hasard si l’Occident s’en est longtemps attribué l’exclusivité, et a vu dans l’art le condensé de la culture, dans l’acception humaniste du terme. En reconnaître universellement la présence, au travers de formes et d’expressions éventuellement déconcertantes, puisque non délibérément « artistiques », n’est-ce pas réintroduire la culture, au singulier, dans la pluralité des cultures ? GÉRARD LENCLUD ✐ 1 Starobinski, J., « Le mot civilisation », in le Temps de la réflexion, IV, Gallimard, Paris, 1983, pp. 13-53. 2 Tylor, E. B., la Civilisation primitive, Rheinardt, Paris, 18761878. 3 Stocking, G., Race, Culture and Evolution, University of Chicago Press, Chicago, 1982. 4 Durkheim, É., Mauss, M., « Note sur la notion de civilisation », in Année sociologique, t. XV, 1909-1912, pp. 46-50. 5 Dumont, L., Essais sur l’individualisme, Seuil, Paris, 1983. 6 Benda, J., Discours sur la notion européenne (1939), Gallimard, Paris, 1979. 7 Foucault, M., « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et Écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994. 8 Arendt, H., la Crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972. Voir-aussi : Beneton, P., Histoire de mots. Culture et Civilisation, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1975. Benvéniste, É., « Civilisation. Contribution à l’histoire du mot », in Problèmes de linguistique générale, Minuit, Paris, 1966. CULTURELLE (SYNTHÈSE)

! SYNTHÈSE downloadModeText.vue.download 255 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 253 CYBERNÉTIQUE Du grec kubernèsis, « action de manoeuvrer un bateau », et au figuré « action de diriger, de gouverner ». ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES Nom donné dans les années 1940-1950 à un programme de recherche visant à développer une science de l’esprit, conçu comme un système autorégulé de traitement logique de l’information, transformant des informations d’entrée, des inputs, en informations de sortie, des outputs. Le projet cybernétique de modélisation du fonctionnement de l’esprit qui se constitue en 1943 autour de N. Wiener 1, W. Mc. Culloch et W. Pitts 2, puis de J. von Neumann, s’inscrit dans une démarche résolument non mentaliste qui appréhende l’intelligence indépendamment de toute considération psychologique. La pensée est réduite à l’activité du cerveau assimilé à une machine. En 1957, H. von Foerster fonde la « seconde cybernétique » et initie la recherche de modèles de réseaux de neurones formels imitant grossièrement l’architecture neuronale et destinés à reproduire les capacités de perception de formes. Le programme cybernétique a engendré un ensemble de disciplines aux méthodes et paradigmes très différents voire antagonistes, regroupées depuis les années 1980 sous l’égide des « sciences cognitives » 3. Dans la lignée de la première cybernétique, l’étude de mécanismes de contrôle subordonnés à la réalisation de tâches définies a priori vise la construction d’automates capables d’imiter certains comportements humains. Mais imitation ne signifie pas modélisation. L’extériorité du concepteur vis-à-vis de l’automate et le dualisme entre le mécanisme et sa finalité contredisent la définition purement matérialiste de la pensée. L’ambition du courant connexionniste, issu de la seconde cybernétique, est d’inscrire le télos dans l’immanence du système pour rendre compte de l’autonomie du vivant et du caractère auto-organisé de son activité 4. Le système observé devient alors observant et sa finalité apparaît comme le produit émergeant des processus de couplage qui le constituent et qui le relient à son environnement. ▶ Pour leurs détracteurs, c’est la parenté des disciplines héritières de la cybernétique qui est remarquable, bien plus que leur divergence. Ils dénoncent la valeur épistémologique de leurs modèles de traitement de l’information, dits « computo-

représentationnels », subordonnés à une perspective dualiste (sujet-objet) qui n’est pas celle du vivant. La relation d’interaction entre un système vivant et son environnement est productrice de sens, elle n’informe pas le système mais informe l’environnement. Isabelle Peschard ✐ 1 Wiener, N., Cybernetics or Control and Communication in the animal and the machine, MIT Press, Cambridge (Mass.), 2 éd., 1947. 2 McCulloch, W., et Pitts, W., « A Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity », in Embodiment of Mind, MIT Press, éd. W. McCulloch, 1943. 3 Dupuy, J.-P., Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, Paris, 1994. 4 Bechtel, W., Abrahamsen, A., le Connexionisme et l’esprit, La Découverte, Paris, 1993. Voir-aussi : Van de Vijer, G. (éd.), New Perspectives on Cybernetics, Self-Organisation, Autonomy and Connectionism, Kluwer Academie Publisher, Dordrecht, 1992. CYNISME Du grec kunikos, « qui concerne le chien ». PHILOS. ANTIQUE Doctrine du Ve s. av. J.-C. qui propose de prendre le chien comme modèle et invite à « déchiqueter » radicalement toutes les illusions. Une doctrine du corps : la méthode Les cyniques passent la plupart du temps pour des amuseurs et des provocateurs, rarement pour des philosophes. On connaît d’eux leurs saillies, gestes obscènes, mots d’esprit et comportements loufoques, mais on leur dénie bien souvent un contenu. Erreur souvent commise : on affirme même qu’ils n’ont jamais rien écrit, alors que leurs textes ont été perdus. Ces malentendus viennent de ce qu’ils usent du corps comme d’un instrument philosophique. Leur méthode réside moins dans le discours que dans la mise en scène d’un com-

portement sur la place publique. Ils théâtralisent des corps mis en situation de choquer, donc d’interpeller sur le mode socratique. Un corps de doctrine : la pensée On connaît le Diogène qui cherche un homme dans les rues avec une lanterne allumée en plein jour. Mais, derrière la mise en scène, il faut voir dans le geste une critique radicale et ironique de la conception platonicienne des Idées. Ce que Diogène cherche, ça n’est pas un homme, mais un Homme : l’idée de Platon. Bien sûr, il ne la trouvera pas avec sa lanterne. Car au lumignon cynique, réminiscence portative du feu platonicien, on ne constate que le réel sensible. La pensée cynique est donc antiplatonicienne et nominaliste : le réel se manifeste dans des objets singuliers et immanents, il n’y a pas d’universaux abstraits. D’où un perspectivisme : il n’existe pas de vérité absolue et éternelle, mais seulement des singularités perçues par une individualité corporelle. Seule importe la vie ici-bas qu’il faut vivre selon les enseignements donnés par la nature via un bestiaire abondant, qui invite à prendre modèle sur la simplicité, sur le dépouillement et sur l’austérité des animaux. Dans ce monde, pas de place pour les dieux. Les cyniques se moquent des prêtres, des cultes et des divinités. En politique, ils ne reconnaissent aucune autorité, sont égalitaires et se veulent citoyens du monde. ▶ Le cynisme ne se réduit pas à son moment grec. Il est aussi une sensibilité qui traverse les siècles et qui s’incarne chez les philosophes de la « dés-illusion ». Toute pensée qui attaque les fictions fabriquées par les hommes pour supporter le réel procède du cynisme des origines. Négligeant le sens caché des gestes généalogiques, la vulgate affirme que le cynisme définit des comportements amoraux et obscènes. Elle exploite le malentendu avalisé par les dictionnaires, qui opposent un sens philosophique (disciple d’Antisthène et Diogène) et un sens vulgaire (grossièreté d’individus sans foi ni loi). La tâche du cynisme philosophique consiste aujourd’hui à proposer un remède au cynisme vulgaire. Mais le premier semble d’autant plus rare que triomphe le second... Michel Onfray ✐ 1 Goulet-Cazé, M.-O., L’Ascèse cynique. Un commentaire de Diogène Laërce, VI, 70-71, Vrin, Paris, 1986. Goulet-Cazé, M.-O., Le Cynisme ancien et ses prolongements, PUF, Paris, 1993. downloadModeText.vue.download 256 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 254 Onfray, M., Cynismes. Portrait du philosophe en chien, Grasset, Paris, 1990. Paquet, L., Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Philosophica, édition de l’Université d’Ottawa, Ottawa, 1988. Sloterdijk, P., Critique de la raison cynique, trad. H. Hildenbrand, Bourgois, Paris, 1987. Faut-il redevenir cyniques ? Le cynisme philosophique a vécu de saillies, de mots d’esprits, de provocations, de gestes obscènes, certes, mais de manière propédeutique : il visait un « au-delà » des théâtralisations publiques, en l’occurrence il voulait une sagesse et construisait un eudémonisme. Dissocier ces événements de leur visée pédagogique ouvre la porte au malentendu générateur du cynisme vulgaire, qui reste à la lettre et ignore l’esprit ; le cynisme philosophique, lui, incarne la permanence de cet esprit au travers des siècles. On peut ainsi, à toute époque, s’inscrire dans la sensibilité cynique, pourvu qu’on vise une fin semblable à celle des fondateurs : dépouiller les hommes de leurs illusions, les conduire sur des cimes éthiques magnifiques, certes, mais par des voies raides, escarpées, exigeantes, qui supposent le renoncement aux obsessions de l’homme du commun – travail, amour, famille, honneurs, richesses, pouvoir, réputation, renommée. Dans cette optique, comment redevenir cynique ? Et pour quelles raisons d’abord ? Dans le dessein de répondre à l’envahissement du cynisme vulgaire et de riposter dans un monde où le nihilisme triomphe depuis la fin des grands discours. Sans vertus, sans règles du jeu communautaire, l’action se trouve soumise au seul impératif de succès. L’efficacité, le gain, le désir d’une satisfaction immédiate conditionnent la plupart des contemporains en dehors de toute considération morale. L’effondrement des repères judéo-chrétiens ne saurait être une bonne chose si sur ce tas de décombres rien ne devait se reconstruire. Pour élaborer une éthique postchrétienne, la réactivation de morales préchrétiennes (cyniques ou cyrénaïques, par exemple, mais aussi stoïciennes ou épicuriennes...) offre une possibilité non négligeable.

Ressusciter Diogène ne passe pas par le décalque d’une geste théâtralisée, mais par une pratique de la vie philosophique. Aucune réactivation de l’Antiquité n’est possible sans l’obligation existentielle. Le néocynisme ne se pratique pas en chambre, dans le silence et dans le recueillement des bibliothèques, l’asepsie des universités ou des lieux de recherche théorique. Le théorétique, voilà l’ennemi... La visée cynique est pragmatique, immanente. Elle suppose l’« ici et maintenant », l’engagement dans le monde comme il est, chacun selon ses possibilités. Du plus modeste au plus puissant, du plus humble au plus influent des individus, on peut reproduire l’épopée cynique. Comment ? En travaillant théoriquement à la déconstruction des illusions, d’abord, puis en refusant pratiquement de se faire le complice du monde comme il va. Soit une ontologie radicalement tragique doublée d’une politique réellement libertaire. La déconstruction des illusions oblige à un travail sur trois fronts : soi, les autres et le monde. Les cyniques proposent une thérapie radicale et une ascèse vertigineuse pour des résultats rapides. D’abord sur soi : il s’agit de combattre toutes les formes de bovarysme. Étrange, d’ailleurs, que le terme et son auteur – J. de Gaultier – ne bénéficient pas de la publicité méritée... Faut-il voir dans la résistance au concept l’une des modalités du refus de ce qu’il recouvre ? Vraisemblablement. Car les hommes n’aiment pas qu’on pointe chez eux leur perpétuel acharnement à se prendre pour autres que ce qu’ils sont – la définition même du bovarysme. Plus tard, et dans le même esprit, Freud met au point le concept de déni pour circonscrire cette même passion de la plupart à entretenir l’illusion sur leur compte. Le déni permet au sujet de ne pas se regarder en face et de refuser l’évidence qui, pourtant, s’impose. Ce refus de ce qui troue le réel s’explique par la volonté d’éviter une souffrance : je refuse ce qui montre de moi un portrait qui me déplaît parce que je ne l’ai pas fabriqué de toutes pièces et qu’il contrevient à l’image avantageuse que j’entretiens de moi. Bovarysme et déni témoignent de l’incapacité viscérale des hommes à regarder fixement une information douloureuse sur la nature de leur identité. De la même manière, la mauvaise foi analysée de façon impitoyable par Sartre dans l’Être et le Néant : mensonge raconté à soi-même avec une passion suicidaire, ardeur sans repos activée dans le projet de se tromper, travestissement du réel dans le projet de se mentir, éviction farouche de l’évidence afin de ne pas assumer et de ne pas constater sa misère profonde, sa faiblesse, son inauthenticité, ses manquements ; la mauvaise foi imprègne l’être du personnage qui se voudrait aussi peu libre que le minéral ou le végétal pour n’avoir pas à supporter sur lui ce regard qui le révèle si peu humain... Le cynisme travaille donc dans la cruauté : il braque la lumière sur ce qui fait mal, il fouille et creuse là où, pour sa défense, un être échafaude des fictions, fabrique des illusions, construit des romans à l’aide desquels il supporte plus

facilement un réel douloureux. En quoi ce réel est-il douloureux ? Pour la raison qu’il ne correspond pas à ce que l’esprit a imaginé pendant longtemps, parce qu’il témoigne d’un écart considérable entre l’idée fantasmatique et la réalité de soi. La déconstruction cynique invite à passer de l’autre côté du miroir : nous sommes finis, limités, impuissants, coincés entre deux néants tissés de la même étoffe. Le cynique propose de se remettre au centre de soi et de se défaire de tout ce qui nous en empêche. Pas aussi mauvais que le christianisme et les idéaux ascétiques de la morale le disent, pas aussi bon, non plus, que chacun se le dit. Il s’agit de trouver la mesure, puis de parvenir à une véritable conscience de soi : ce qui, en chacun, demeure irréductible à l’autre, ce que seul je puis être, voilà ce que je dois fabriquer. Sur les autres, le travail cynique oblige à une pareille lucidité. À l’aide des moralistes du Grand Siècle, on renoncera à croire aux fictions présentées sous les rubriques de l’amour : charité, pitié, amour du prochain, altruisme, philanthropie et autres vertus qui supposent l’homme capable de placer autrui au centre de son dispositif éthique et de s’installer à la périphérie dudit mécanisme. La lucidité oblige à dévoiler le mobile de toute intersubjectivité : la lutte pour la maîtrise du territoire, pour la reconnaissance, la domination, le contrôle d’un espace, d’une parole, d’un milieu, l’empire sur l’autre, par la force ou la ruse, la violence ou l’hypocrisie. Que dit le cynique sur les autres ? Ne soyez pas dupes, ne vous illusionnez pas : l’intérêt, l’amour-propre, l’amour de soi, voilà les mobiles de toute action. Le bien n’existe que quand il semble une force déterminante plus active que le mal, moins dommageable, moins coûteuse en consédownloadModeText.vue.download 257 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 255 quences : les grands sentiments cachent de petites motivations, les belles actions dissimulent des mobiles mesquins, les gestes généreux cèlent des motifs sordides... D’où une solitude radicale : le cynique évolue dans un monde hostile en tragique hagard mais lucide. Voilà pour quelles raisons il ne se déplace jamais sans son bâton... Métaphoriquement, il conserve le gourdin à portée de la main. Toute intersubjectivité oblige au combat : le cynique met toute son énergie à le refuser ; il refuse d’être maître aussi bien qu’esclave, il ne veut ni l’un ni l’autre ; il aspire à une réelle autonomie ; aristocratique, il se soucie moins de sa position sociale que de son état ontologique. Sa question prioritaire n’est jamais : qui suis-je pour autrui ? Comment suis-je perçu par lui ? Mais : que suis-je pour moi ? Qui suisje véritablement ? Sa certitude généalogique : au marché de la relation avec l’autre, il n’existe que des dupes... Rien n’est vrai quand deux êtres humains sont ensemble, sinon la loi

qui régit la forêt. Quand la violence et la force ne suffisent pas, on peut toujours recourir à la persuasion, à la rhétorique, au discours, au langage qui agissent en auxiliaires efficaces des fictions utiles à l’escamotage du réel douloureux et insupportable. Quand il a réglé le problème du rapport entre soi et soi, le cynique sait qu’il est un individu ; lorsqu’il a résolu celui des relations avec autrui, il n’ignore plus qu’il est également une solitude ; reste à envisager son commerce avec le monde. Alors il va découvrir qu’il est une finitude... Autant dire que la progression vers toujours plus de lucidité suppose le dépouillement du maximum d’illusions – la totalité supposerait la disparition de toute raison même d’exister. Réduire les illusions au plus petit nombre viable, vivre tout de même, se défaire du plus possible d’étais pour mener son existence debout, voilà le projet d’ascèse proposé par les comparses de Diogène. Pour achever ce travail de sape des fictions « bovaryques », le cynique affirme la seule existence du monde réel. Sa condamnation des arrière-mondes est sans appel : rien n’existe en dehors de l’ici-bas et du maintenant, pas de ciel, pas de monde intelligible, pas de salut post-mortem, rien qui ressemble à une immortalité, une survie, une raison irrationnelle de croire, d’attendre et d’espérer. Le ciel est vide, Dieu est mort, pas question de remplir les niches laissées vides par les dieux défunts avec de nouvelles idoles : l’État, le travail, la famille, la patrie, la nation, la société, la communauté, le parti et autres fétiches inutiles à l’édification de soi – inutiles et nuisibles. L’athéisme à l’endroit du ciel se double d’un athéisme en direction de la terre : pas de zones de repli métaphysique dans lesquelles renoncer facilement à soi, éviter de se regarder en face, puis succomber à la tentation du déni. Le dépouillement des illusions, la déconstruction des fictions, l’éradication des espoirs, la mise à mort des tromperies, voilà d’excellentes façons de réaliser l’autonomie chère au sage. Devenus forts, les individus n’ont plus besoin de religions – ni celles qui s’inspirent d’en haut, ni les autres qui veulent régenter l’ici-bas. ▶ Ni Dieu, ni maître ; ni dieux, ni maîtres : le cynique refuse de sacrifier aux valeurs communes de toutes les époques et se moque du prince et du prêtre, du roi et des marchands, autant de fantômes qui supposent l’aliénation et sa dévotion au service d’une cause dévorante d’énergie, de temps et de liberté individuelles. Seul est maître celui qui dispose de lui.

La maîtrise de soi ouvre la porte à la sagesse : elle ondoie celui qui n’a cure de maîtriser les autres ou le monde, mais soi seul, unique projet qui mérite la dépense, la débauche et l’épuisement de ses forces. Réactiver le cynisme antique passe moins par le décalque de la geste de Diogène et des siens que par l’intraitable refus d’agir en courroie de transmission du monde comme il va – autant dire : mal. Ne pas être de ce banquet mondain hystérique et furieux, refuser les fêtes mortifères et les danses macabres communautaires : fabriquer sans relâche son existence dans la solitude, travailler inlassablement à déconstruire les illusions, continuer son chemin sans composer, savoir que cette oeuvre s’achève une fois dans la tombe, et encore. Puis rire. MICHEL ONFRAY downloadModeText.vue.download 258 sur 1137 downloadModeText.vue.download 259 sur 1137

D DANSE Nom dérivé au XIIe s. du verbe francique dintjan qu’on retrouve dans le verbe allemand tanzen ou le verbe néerlandais deintzen. ANTHROPOLOGIE, ESTHÉTIQUE Activité primitive, ludique, folklorique et rituelle, devenue un des principaux arts du spectacle, mais dont le statut esthétique, longtemps vassalisé ou minoré, demeure encore aujourd’hui, quoique réhabilité et émancipé, relativement ambigu. Est reconnue généralement comme danse la faculté qu’a le corps humain de se mouvoir d’une façon telle qu’il manifeste, au sein d’un groupe, dans un espace déterminé et une certaine durée, une configuration dynamique et rythmique singulière susceptible de revêtir un sens. Elle apparaît ainsi soit comme l’expression d’une émotion personnelle, d’un sentiment ou affect subjectif, soit comme l’exécution codifiée d’un rite social ou religieux, soit in fine comme une oeuvre artistique. Autrement dit, toute danse est à la fois individuelle et sociale, psychologique et culturelle. Elle constitue en effet une matrice primordiale par laquelle le groupe affiche et consolide son lien fondateur en se faisant miroir ou reflet de lui-même et simultanément permet à chaque individu d’exhiber sa singularité ou sa virtuosité.

Surtout en raison de la concentration et de l’organisation politique et institutionnelle croissante des sociétés occidentales, cette fonction représentative immanente s’est peu à peu autonomisée et spectacularisée en acquérant un statut artistique proprement dit, celui du ballet de cour inventé en Italie à la Renaissance et consacré par Louis XIV avec la fondation en 1661 de l’Académie de danse qui le codifie. Devenue désormais art du spectacle au sens strict, la danse s’est trouvée du même coup assujettie aux impératifs du plaisir esthétique immédiat du spectateur. D’où sa subordination au pouvoir conjoint des deux arts permettant la pleine réussite de cette spectacularité : la musique et le théâtre. Le danseur ou la danseuse en sont réduits à épouser fidèlement et simultanément la structure mélodique et rythmique d’une composition musicale et la progression d’une action dramatique définie par un livret, autrement dit à se mouvoir à la fois comme le simple vecteur visible et gracieux d’une trame sonore et harmonique et comme l’illustration divertissante et plus ou moins intermittente d’une intrigue théâtrale. C’est précisément pour libérer la danse d’une telle dépendance et surtout pour affirmer davantage sa spécificité en tant qu’art de pur mouvement ou, mieux, production d’un corps naturel mobile doué de sa propre musicalité et expressivité que certains artistes crurent nécessaire, au début du XXe s., de tenter de redécouvrir, d’explorer et de promouvoir les possibilités indéfinies de ce corps, en d’autres termes, de faire retour aux sources mêmes de l’acte de danser. La profonde révolution du langage chorégraphique qui en a découlé n’efface pourtant pas son paradoxe esthétique, celui d’une tension entre l’exigence poïétique et la nécessité de la communication. On peut la caractériser par quatre traits esthétiques majeurs fort bien esquissés ou suggérés par Valéry dans ses notes sur la « Philosophie de la danse » : 1. sa dynamique de métamorphose indéfinie ou, si l’on préfère, l’ivresse du mouvement pour son propre changement ; 2. son jeu aléatoire et paradoxal de construction et de destruction, c’est-à-dire, plus radicalement, de tissage et de détissage de la temporalité qui habite et anime la corporéité ; 3. son défi obstiné de la gravitation terrestre ou plus exactement son dialogue incessant et conflictuel avec la force gravitaire qui la soutient et la traverse ; 4. enfin sa pulsion autoaffective ou autoréflexive, c’est-à-dire ce désir inhérent à toute expressivité, mais que cet art porte à son acmé et qui pousse toute corporéité à faire retour à et sur elle-même, comme l’atteste déjà la voix : « La danse, écrit Valéry, se meut dans elle-même et il n’y a, en elle-même, aucune raison, aucune tendance propre à l’achèvement 1 ». Or, précisément, cet inachèvement irrépressible et inéluctable n’est que le prolongement et la manifestation du mécanisme permanent de projection fictionnaire qui consti-

tue le processus sensoriel lui-même. Celui-ci, en effet, est toujours l’émanation hybride des interférences d’un quadruple jeu chiasmatique : un premier, « intrasensoriel » parce downloadModeText.vue.download 260 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 258 qu’immanent à chaque sensation qui conjugue nécessairement activité et passivité ; un second, « intersensoriel » qui combine les influences multiples des différents organes des sens, les célèbres « correspondances » chantées par Baudelaire et Rimbaud ; un troisième, qu’on peut appeler « parasensoriel » puisque engendré par les résonances produites par l’acte de parler et d’écrire ; un quatrième enfin, strictement « intercorporel », qui est déterminé par les échanges entre les systèmes sensoriels distincts de corps différents. Autant de croisements et d’entrelacs qui retentissent sur l’émergence de chaque sensation et font d’elle une chambre d’échos virtuels ; chaque vision ou audition projette ainsi les simulacres des autres impressions fictives dont elle est inéluctablement porteuse et, par là même, préfigure « le débrayage » qu’effectue l’acte linguistique de renonciation. Elle constitue donc bien un mécanisme fictionnaire radical, insurmontable et indéfini qui est celui de notre imaginaire même et qui confirme du même coup l’idée nietzschéenne selon laquelle l’homme est un animal qui « simule nécessairement ». ▶ Une telle hypothèse revient à reconnaître la production fictionnaire comme noyau et moteur ultime de notre existence corporelle et, par conséquent, à envisager la création artistique comme son épiphanie originaire et spécifique et non comme un artifice contingent et arbitraire commandé par la finalité spectaculaire d’une culture historique. C’est en tout cas ce qu’atteste la danse par laquelle notre corporéité, mieux que dans tous les autres arts, exhibe, grâce aux métamorphoses indéfinies de ses postures et mouvements, ce pouvoir permanent de fantasmagorie sensorielle qui est notre temporalité même. Michel Bernard ✐ 1 Valéry, P., « Philosophie de la danse », in OEuvres, t. I, Gallimard, Paris, 1957, p. 1399. Voir-aussi : Bernard, M., De la création chorégraphique, Centre national de la danse et Chiron, Paris, 2001. Cunningham, M., le Danseur et la Danse, entretiens avec J. Leschaeve, Belfond, Paris, 1980. Ginot, L., Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, Centre national de la danse, Paris, 1999. Graham, M., Mémoire de la danse, trad. C. Le Boeuf, Actes Sud,

Paris, 1992. Humphrey, D., Construire la danse, trad. J. Robinson, Bernard Coutaz, Paris, 1990. Laban, R., la Maîtrise du mouvement, trad. J. Challet-Haas et M. Bastien, Actes Sud, Paris, 1994. Launay, L., À la recherche d’une danse moderne : R. Laban – M. Wigman, Chiron, Paris, 1997. Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 1997. Robinson, J., l’Aventure de la danse moderne en France (19201970), Bougé, Paris, 1990. Wigman, M., le Langage de la danse, trad. J. Robinson, Papiers, Paris, 1986. ! ESTHÉTIQUE, INTERPRÉTATION, MUSIQUE DARWINISME De Darwin (1807-1882). BIOLOGIE, HIST. SCIENCES, MORALE, SC. HUMAINES Pensée évolutionniste de Charles Darwin ; effets liés à la réception et à l’importation des thèses de Darwin dans les disciplines autres que la biologie. La philosophe américaine M. Grene (née en 1910) a caractérisé avec netteté les implications de l’évolution biologique – et plus particulièrement du darwinisme – pour la philosophie. Elle propose d’apprécier cette question à la lumière des fameuses questions par lesquelles Kant délimitait le champ propre de la philosophie : « Que puis-je savoir ? », « Que dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? », trois questions qui, selon la célèbre formule de Kant dans son cours de logique, peuvent elles-mêmes être ramenées à une seule : « Qu’est-ce que l’homme ? » Il est à peine besoin de rappeler à quel point l’histoire du darwinisme a été liée, dès ses débuts, à la troisième question kantienne, la question religieuse. Les deux premières questions ont trouvé des développements spectaculaires dans l’épistémologie évolutionnaire et dans l’éthique évolutionnaire 1. Enfin, remarque Grene, l’étude de l’évolution ayant beaucoup de choses à nous apprendre sur l’homme, on ne peut s’étonner que la philosophie contemporaine, si elle est bien une anthropologie, soit de part en part interrogée par le naturalisme darwinien.

Que puis-je savoir ? (Épistémologie évolutionnaire) L’épistémologie a été traditionnellement définie comme une investigation a priori sur les fondements et sur les possibilités de notre pouvoir de connaître. La philosophie transcendantale de Kant a fourni aux philosophes des temps modernes un remarquable modèle d’une telle enquête. La philosophie analytique de Russell et la phénoménologie transcendantale de Husserl ont, chacune à sa manière, renouvelé le projet. Dans la mesure où les pensées de ces trois philosophes ont largement contribué à façonner le paysage de l’épistémologie, il semblerait que la théorie de l’évolution biologique n’ait rien à apporter à celle-ci : comment une science empirique pourrait-elle contribuer en quoi que ce soit à une entreprise de fondation radicale de la connaissance ? Pas plus que la psychologie ou la sociologie, la biologie de l’évolution ne le peut. Il existe pourtant un puissant courant de pensée qui, à l’époque contemporaine, s’est développé sur une base contraire. L’épistémologie évolutionnaire part précisément de l’idée que la théorie de l’évolution biologique est essentielle, avec d’autres sciences empiriques (comme la psychologie), à la compréhension des pouvoirs de connaissance de l’homme. Il y a deux modalités de l’épistémologie évolutionnaire. L’une a son origine dans la proposition, formulée par K. Lorenz en 1941, de réinterpréter la notion kantienne de conditions a priori de la connaissance (catégories de l’entendement, et formes a priori de la sensibilité), comme un ensemble de dispositions innées construites au cours de l’évolution biologique. Cette proposition a été le point de départ d’une tradition de recherche que l’on qualifie parfois comme programme « limitationniste ». Son ambition est de mettre au jour les limites méso-cosmiques qui pèsent sur notre appareil de connaître. Par ce terme, il faut entendre les caractéristiques de notre appareil cognitif qui reflètent des contraintes adaptatives liées à l’évolution passée de l’homme, dans un environnement écologique et social sans doute très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Les travaux les plus significatifs ont porté sur les illusions perceptives, la catégorie de causalité et les schémas de classification. La seconde modalité de l’épistémologie évolutionnaire consiste à prendre le rapport entre évolution et connaissance non plus de manière littérale, mais métaphorique. On s’intéresse alors à l’évolution des idées et, tout particulièrement, au downloadModeText.vue.download 261 sur 1137

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changement scientifique. L’hypothèse de base consiste à s’appuyer sur des analogies fortes entre l’évolution des espèces et le changement scientifique, et à postuler que des processus structurellement identiques interviennent dans les deux cas. St. Toulmin fut l’un des premiers à explorer ce genre d’hypothèse, dont Hull est aujourd’hui l’un des théoriciens les plus systématiques. On admet, par exemple, qu’il existe des items scientifiques (concepts, hypothèses, représentations normatives de l’activité scientifique, instruments, etc.) dotés de robustes capacités de réplication. Par exemple, la reproduction dans un journal, ou renonciation par un professeur, d’une hypothèse scientifique est un événement de réplication. Cette réplication n’est cependant pas parfaite : il arrive que l’item soit modifié et que cette modification soit elle-même reproduite dans une chaîne de communication sociale. De tels items culturels sont comparables aux unités de transmissions héréditaires qu’étudient les généticiens, les gènes, qui, eux aussi, sont des unités de réplication et de mutation. On peut alors concevoir que la diffusion (ou extinction) des items culturels se fasse selon des processus analogues à la diffusion (ou extinction) des gènes : dérive aléatoire, sélection, migration dans d’autres populations. La mise en oeuvre d’un tel programme de recherche relève de la sociométrie. D’un point de vue philosophique, l’objectif est aisé à discerner : il s’agit de contribuer à naturaliser l’épistémologie, en montrant que des comportements aussi intentionnels que les pratiques scientifiques obéissent à une dynamique qui, à un certain niveau de description, n’est pas intentionnelle (épidémiologie culturelle). Que dois-je faire ? (Éthique évolutionnaire) Comme l’a noté avec perspicacité le philosophe M. Ruse, l’éthique évolutionnaire a aussi deux modalités, littérale et métaphorique. La version métaphorique est la plus ancienne. Elle est connue sous le nom de « darwinisme social », expression qui, en dépit de son nom, ne renvoie pas à Darwin, mais à H. Spencer. L’argument est simple. Il consiste à souligner, dans un premier temps, le caractère bénéfique du principe de concurrence dans l’évolution biologique : la lutte pour l’existence, et la sélection des traits avantageux qui s’ensuit, a été un agent majeur de progrès biologique. Dans un second temps, on transpose le principe de concurrence dans le domaine des actions humaines, et on soutient que la concurrence entre individus doit être érigée en norme. C’est l’argument, bien connu du « laissezfaire », qui sert de fondement, chez Spencer, à l’économie, à la politique et à la morale. Spencer a écrit une Morale évolutionniste [Evolutionary Ethics]. L’argument central du livre consiste à ancrer la Genèse des conduites altruistes et le calcul égoïste. Une seconde modalité de l’éthique évolutionniste a son origine dans les réflexions de Darwin sur les origines du comportement moral chez l’homme. Pour la distinguer de la

précédente, M. Ruse a proposé de parler d’« éthique darwinienne ». Darwin a exposé ses conceptions sur l’origine de la morale dans un livre tardif, mais extrêmement influent, la Descendance de l’homme (aussi traduit : la Filiation de l’homme). Il y soutient que le sentiment moral a sa source, d’une part, dans des instincts sociaux que l’homme partage partiellement avec d’autres espèces animales ; d’autre part, dans ses facultés propres de raisonnement et de symbolisation. Un élément important de la spéculation darwinienne réside dans sa critique très dure des philosophes utilitaristes. Darwin estime, en effet, que la Genèse des conduites morales et du sentiment moral doit être comprise en référence au « bien de la communauté », qui lui-même se mesure à la capacité de survie et de reproduction des communautés en tant que telles. Les comportements éthiques ont ainsi leur origine dans des adaptations qui renvoient à l’histoire passée de l’espèce humaine. Nous retrouvons ici l’esprit du programme limitationniste de l’épistémologie évolutionnaire (version littérale). Quant à savoir si cette histoire naturelle des origines du comportement moral peut nous aider à reformuler le projet d’une éthique fondationnelle, ou (comme le soutient Ruse) s’il doit nous convaincre qu’il vaut mieux y renoncer, c’est l’objet du débat fondamental de l’éthique évolutionnaire aujourd’hui. Que m’est-il permis d’espérer ? (Darwinisme et religion) La théorie darwinienne de l’évolution est née dans le contexte d’un âpre débat sur la théologie naturelle. L’Origine des espèces est tout entière destinée à montrer que la « théorie de la descendance avec modification [des espèces] par la sélection naturelle » (nom que Darwin donne à sa théorie) explique mieux l’histoire de la vie et de la terre que la « théorie de la création des espèces séparées ». Même si Darwin a toujours pris un extrême soin de ne pas se prononcer publiquement sur la question religieuse, c’est sous cet angle qu’elle a d’abord été comprise par l’immense majorité de ses lecteurs. Darwin pensait d’ailleurs que sa théorie n’était pas incompatible avec la religion bien comprise. Comme bon nombre de philosophes et savants depuis le XVIIe s., il a longtemps adhéré à l’idée que « le Créateur » (qui réapparaît dans la dernière phrase de l’Origine des espèces dès sa deuxième édition) n’agit pas sur la Nature par miracle, mais seulement par le biais des « causes secondes », c’est-à-dire par des lois. La sélection naturelle, en ce sens, est le moyen que Dieu a utilisé pour accomplir la création indéfiniment continuée des espèces biologiques. Cette doctrine tresse un réseau serré de liens historiques entre la théorie de la sélection naturelle et le débat sur la théologie naturelle, en quelque sorte en amont de l’Origine des espèces. En aval de ce livre, ce débat a continué, parfois sous des formes radicales : le mouvement créationniste américain, né au début du XXe s., en porte témoignage. Mais ce débat relève

plus de l’histoire culturelle que de la philosophie. Plus intéressant pour le philosophe est la renaissance des réflexions sur la notion de création suscitées par la théorie darwinienne de l’évolution. Les philosophies de Whitehead, de Bergson ainsi que la réflexion métaphysico-théologique de Teilhard de Chardin en sont des exemples notoires. Qu’est-ce que l’homme ? (Anthropologie darwinienne) Les rapports entre darwinisme et philosophie méritent d’être situés dans le contexte plus large de la naturalisation des sciences humaines et sociales, et de la philosophie. Le naturalisme contemporain n’est plus, comme au temps de l’Encyclopédie et du Dictionnaire de Trévoux, une entreprise métaphysique visant à éliminer Dieu et à promouvoir l’athéisme. Certains philosophes naturalistes sont athées, d’autres ne le sont pas. Le naturalisme contemporain est un naturalisme méthodologique, qui consiste à croire qu’il n’y downloadModeText.vue.download 262 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 260 a pas de limite concevable à l’explication des phénomènes par des causes naturelles. À ce titre, l’ensemble des phénomènes qui définissent le champ des sciences humaines et des sciences sociales entrent dans le programme d’un naturalisme méthodologique. La philosophie, dans la mesure où elle privilégie les phénomènes de l’intentionnalité, de la conscience, des états mentaux, des normes et des valeurs, est aussi concernée. ▶ L’évolution biologique n’est pas la seule voie de naturalisation de l’anthropologie (prise dans son extension la plus large : toute investigation prenant l’homme comme objet), mais elle en constitue un pan essentiel. Il n’est guère de science de l’homme qui n’ait vu ses cadres de pensée renouvelés par une forme ou une autre de naturalisme évolutionniste. On a évoque l’épistémologie et l’éthique évolutionnaires ; il existe aussi, entre autres, une économie évolutionnaire, une psychologie évolutionnaire, une théorie évolutionnaire du changement culturel. Tantôt la naturalisation emprunte le chemin de la métaphore : il s’agit alors de transposer des modèles qui ont fait leur preuve du domaine de l’évolution biologique vers celui de telle ou telle science de l’homme. Tantôt il s’agit de prendre acte de ce que l’on

sait de l’évolution de l’espèce humaine et de réexaminer sous cet angle les doctrines fondamentales de tel ou tel champ de connaissance, quitte à les récuser parce que improbables. Dans la mesure où la philosophie moderne est bien, comme on l’a proposé, une anthropologie, elle est, de facto, engagée dans un dialogue avec le darwinisme dont on peut penser qu’il est loin d’être achevé. Jean Gayon ✐ 1 Evolutionary epistemology, evolutionary ethics. On dit aussi en français « épistémologie évolutionniste », « éthique évolutionniste », mais cette transcription est source de confusions. Voir-aussi : Bergson, H., l’Évolution créatrice, Félix Alcan, Paris. Darwin, Ch., On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life (1859), Murray, London. Darwin, Ch., The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex (1871), 2 vol., Murray, London. Gayon, J., « Darwinisme et métaphysique », in Une philosophie cosmopolite : Hommage à Jean Ferrari, textes réunis par M. Perrot et J.-J. Wunenburger, Université de Bourgogne, Dijon, 2001, pp. 161-177. Grene, M., A Philosophical Testament, Chicago and La Salle (III), Open Court, 1995. Hull, D., Science as a Process. An Evolutionary Account of the Social and Conceptual Development of Science, Chicago, The University of Chicago Press, 1988. Kant, E., Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, Paris, 1966, p. 25. Lorenz, K., Für Deutsche Philosophie, 15, 1941, pp. 94-124. Trad. anglaise sous le titre : « Kant’s Doctrine of the A Priori in the Light of Contemporary Biology », General Systems, 7 (1962), pp. 23-35. Ruse, M., « Une défense de l’éthique évolutionniste », in Fondements naturels de l’éthique, J.-P. Changeux (dir.), Odile Jacob, Paris, 1993, pp. 35-64. Ruse, M., Taking Darwin Seriously : A Naturalistic Approach to Philosophy, Basic Blackwell, Oxford, 1986. Toulmin, St., « The Evolutionary Development of Natural

Science », in American Scientist, 57, 1967, pp. 456-471. Vollmer, G., « What Evolutionary Epistemology is Not », in W. Callebaut & R. Pinxten (éd.), Evolutionary Epistemology. A Multiple Paradigm, D. Reidel, 1987, pp. 203221. DASEIN ONTOLOGIE Chez Heidegger, l’homme comme l’étant ouvert à l’être en tant qu’il a à être. Ce terme, désignant dans l’allemand classique l’existence, désigne chez Heidegger cet étant exemplaire, qui en ayant à être, a la compréhension de l’être. Le Dasein n’est point tant l’homme que le là en lequel l’homme séjourne en tant que destinataire de l’être. Heidegger rompt avec la définition traditionnelle de l’essence de l’homme comme animal rationale, ainsi qu’avec toute problématique d’une nature humaine. Le Dasein est cet étant qui a à être et dont l’essence n’est rien d’autre que d’exister en tant qu’il est un projet jeté. N’étant pas un sujet coupé du monde, il se détermine comme être-au-monde. Celui-ci définit la constitution fondamentale de cet étant qui, en se comprenant en son être, se rapporte à cet être. Les existentiaux primitifs, qui déterminent la constitution ontologique du Dasein, sont la compréhension, l’être-jeté et la déchéance. La question n’est point tant alors celle de l’essence de cet étant, puisque son essence est l’existence, mais de savoir qui est le Dasein ? Or, de prime abord et le plus souvent, il n’est pas lui-même, mais le On de la quotidienneté médiocre et déchue. En effet, le Dasein n’est pas isolé, mais est avec les autres, en tant qu’être-là-avec dans un monde qui est un monde ambiant et commun. En s’identifiant à ce monde de la préoccupation, le Dasein n’est pas lui-même, mais existe sous la dictature du On. Si l’existentialité se caractérise à partir de ces existentiaux que sont la disposition, la compréhension et le discours, les modes déchus du discours et de la compréhension sont le bavardage, la curiosité et l’équivoque. L’angoisse est alors le contre-mouvement qui arrache le Dasein à la déchéance et lui révèle son être comme souci, comme être en avant de soi. L’être-jeté, ou facticité, et le projet, ou existentialité, sont ainsi des structures du souci. Toutefois, pour saisir le Dasein dans son originarité il convient de quitter le sol phénoménal de la quotidienneté et de poser la question d’un pouvoir-être-tout du Dasein. L’aporie est alors que, tant que le Dasein existe, il est incomplet et que, lorsqu’il est achevé, il n’y en a plus, puisqu’il est mort. La mort est pour lui la possibilité par excellence, à

savoir la possibilité de sa propre impossibilité, et l’être-pourla-mort détermine son existence comme essentiellement finie. Ce n’est que dans le devancement de la mort qu’il comprend authentiquement son être-en-avant-de-soi, s’éprouvant véritablement comme pouvoir-être et non comme substance ontique. Cette possibilité indépassable et immaîtrisable de l’existence se nomme ouverture, en tant qu’elle est référée à cette clôture essentielle qu’est la mort et qui en est sa condition de possibilité : le sum peut alors se dire comme sum moribundus. Le Dasein atteint ainsi à la transparence de sa propre existence, existentiellement attestée par le phénomène de la conscience comme appel du souci selon ce mode insigne de l’ouverture qu’est la résolution. Celle-ci, en s’articulant au devancement de la mort comme résolution devançante, permet de répondre à la question d’un pouvoir-être-tout du Dasein, question qui n’est point tant théorique que pratique, car le Dasein doit alors revenir à la simplicité de sa facticité et de sa finitude. La résolution devançante s’avère être cette existence authentique en vue de la mort qui n’est possible que parce que le Dasein existe selon le mode de la possibilité en avenant à lui-même. Il est donc foncièrement avenant downloadModeText.vue.download 263 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 261 ou à venir (zukünftig) et son mode d’être est la temporalité. Celle-ci fonde l’unité de l’existentialité, de la facticité et de la déchéance comme moments structurels du souci. ▶ La temporalité constitue le sens de cet étant, car ce qu’il explicite comme horizon de la compréhension de être est le temps, exigeant alors une élucidation du caractère temporal de l’être en tant que tel. La compréhension de l’être est donc une déterminité ontologique de cet étant, son privilège ontique consistant en ce qu’il est ontologique. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 4, § 9, § 45, Tübingen, 1967. ! ANGOISSE, DÉCHÉANCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENTIAL, ON, SOUCI, TEMPORALITÉ DÉCADENCE Du latin cadere, « tomber ». ESTHÉTIQUE État d’une civilisation, d’une culture, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; période historique correspondant au déclin politique d’une société. Les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les civilisations déclinent. C’est par le déplacement d’une métaphore

organiciste ou biologique dans le champ d’une réflexion sur l’histoire des sociétés ou des États que l’idée de décadence a pris toute son ampleur. Elle est apparue très tôt comme un outil conceptuel fondamental pour penser et se représenter adéquatement un événement amené à bouleverser l’évolution des civilisations occidentales : la chute de Rome, symbole et symptôme de la chute de l’Empire romain d’Occident. Rome mise à sac signifiait que Rome pouvait cesser : il fallait repenser le temps (la durée) des hommes et, dès lors, donner du sens à un fait. La décadence s’est imposée pour permettre de justifier ce que l’on ne pouvait que constater. Mais la décadence, indéniable, de l’Empire romain est-elle cause ou symptôme de sa ruine ? Si elle n’en est que le symptôme, le véritable principe est à rechercher dans un au-delà peut-être inaccessible : c’est la fortune, le sort, la tychè, le destin, la providence (tant de termes qui seront invoqués par la suite), caractérisée par son instabilité et sur laquelle les hommes n’ont pas de prise, qui scelle l’avenir des civilisations. Si la décadence en est la cause, de quelle décadence s’agit-il ? Décadence culturelle et morale ou décadence économique et politique ? La dégradation des manières, la corruption de la morale, l’affadissement des langues et de la littérature, sont autant de maux désignés par les contemporains et qui témoignent d’une perte des valeurs, d’une perte de confiance en l’homme moderne, sa raison, son courage et sa capacité créatrice. Si les Anciens étaient des héros, les Modernes sont des créatures imparfaites qui cèdent aux tentations et n’aspirent qu’au luxe. Or cette décadence des individus entraîne la corruption du pouvoir, l’affaiblissement des forces militaires et la perte de la liberté. Les Républiques sont destinées à évoluer en tyrannies (où le tyran est l’esclave de ses désirs) ou en démocraties (où le nivellement des valeurs entraîne le règne de la médiocrité). Cependant, deux voies s’offrent : on peut penser l’histoire de manière linéaire. C’est contre l’idée de progrès, vécue comme une imposture, que l’on se représentera alors son époque comme décadente. La décadence est le symptôme d’une maladie constitutionnelle des civilisations, qui ne peuvent aller que s’affaiblissant, périclitant, pour tendre ultimement vers le néant. Cette vision pessimiste, voire nihiliste, est celle de Nietzsche, pour lequel « le mensonge moral dit par la bouche du décadent : “Rien n’a aucune valeur, la Vie n’a aucune valeur” » 1. C’est la volonté de puissance (fait ultime de la généalogie des valeurs) qui se mue en volonté de mort, caractérisée par une faiblesse croissante et une lutte constante contre les instincts, tant dans les peuples que dans les individus qui les composent. ▶ Mais si l’histoire est pensée de manière cyclique, la décadence d’un régime peut n’être qu’un des moments du cycle.

Elle est fin d’un âge et début d’une ère nouvelle. Typiquement dans l’ambiguïté, en ce sens, la décadence a aussi une fonction positive : elle est un passage nécessaire à la création de neuf, le moment où la raison devient impuissante à penser le monde tel qu’il se transforme sous nos yeux, produisant une angoisse morale. C’est l’art, par le recours à l’imaginaire et l’illusion, qui prend en charge le passage, d’une part dénonçant l’éclatement ou l’aliénation de l’homme et du monde, d’autre part annonçant l’unité d’un idéal possible. La décadence (affaiblissement d’une culture) est alors presque confondue avec la dégénérescence (dénaturation), mais au sens où il s’agit pour une culture ou une société de changer de nature, c’est-à-dire de transformer radicalement son rapport au monde. Magali Bessone ✐ 1 Nietzsche, F., Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Gallimard, Paris, 1974, p. 116. Voir-aussi : Cioran, E. M., Précis de décomposition, Gallimard, Paris, 1977. Huysmans, J.-K., À rebours, Actes Sud – Labor – L’aire, Arles, 1992. Machiavel, N., OEuvres, Robert Laffont, Paris, 1996. Platon, la République, Garnier-Flammarion, Paris, 1966. Saint Augustin, la Cité de Dieu, Seuil, Paris, 1994. Schopenhauer, A., Métaphysique de l’amour, Métaphysique de la mort, Union Générale d’Éditions, Paris, 1964. Verlaine, P., OEuvres poétiques complètes, Gallimard, Paris, 1962. DÉCHARGE En allemand : Abfuhr, de abführen, « décharger », composé de ab- et de führen, « é-conduire » (trad. J. Laplanche). PSYCHANALYSE Régulation du psychisme par expulsion brusque de quantités d’excitation exo- ou endogène. Intuition précoce chez Freud (1895, principe d’inertie des neurones), la décharge s’inspire du modèle de l’arc réflexe.

Soumis au principe de plaisir, l’appareil psychique éprouve l’augmentation de l’excitation comme une tension désagréable, un déplaisir. Les voies les plus courtes pour en obtenir la suppression, ou la réduction, sont celles de la décharge : actes ; rires, rage, sanglots ; hallucination du rêve ; lapsus, trait d’esprit ; abréaction cathartique. ▶ Principe de plaisir et décharge visent-t-ils à maintenir constante la tension pulsionnelle (principe de constance) ou à la faire disparaître (principe de nirvana) ? Dans le premier cas, ils servent la pulsion de vie (Éros), dans le second, la pulsion de mort (Thanatos), qui vise à ramener le vivant à downloadModeText.vue.download 264 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 262 l’inanimé et à faire chuter absolument toute tension : la relation entre érotisme et mort en est éclairée. Christian Michel ! ABRÉACTION, ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, PLAISIR, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION DÉCHÉANCE En allemand : Verfallen. ONTOLOGIE Chez Heidegger, mode d’être du Dasein quotidien immergé dans le monde ambiant. Cet existential caractérise l’être inauthentique du Dasein, sans avoir le sens péjoratif d’une chute, mais en désignant la situation habituelle d’identification au monde de la préoccupation. La déchéance traduit l’hégémonie du On : le bavardage définit le mode quotidien du parler ; la curiosité, celui de la compréhension, et l’équivoque, celui de la disposition. Se constitue ainsi l’apparence selon laquelle l’ouverture du Dasein pourrait lui conférer sûreté et vérité. L’être-au-monde déchu est rassurant, poussant par là même à la frénésie de l’affairement, organisant l’illusion d’une compréhension universelle. Mais il est aussi aliénant, car le pouvoir-être propre du Dasein lui échappe. Loin d’être une face nocturne du

Dasein, la déchéance le constitue dans sa quotidienneté. Elle est un concept ontologique du mouvement, mouvement par lequel le Dasein tourne le dos à lui-même pour s’immerger dans le monde. L’origine de cette immersion est la fuite du Dasein devant son pouvoir-être authentique. Or, celui-ci, ne faisant que fuir devant lui-même, reste confronté à soi, ouvrant la possibilité de l’angoisse comme contre-mouvement par rapport à la déchéance. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 38, Tübingen, 1967. ! ANGOISSE, AUTHENTIQUE, DASEIN, ÊTRE-JETÉ, ON DÉCIDABILITÉ LOGIQUE 1. Propriété satisfaite par une formule qui est démontrable ou réfutable dans une théorie (ce n’est pas une propriété intrinsèque : une formule peut être décidable dans une théorie et pas dans une autre). – 2. Propriété satisfaite par un ensemble lorsqu’il y a un algorithme (« procédure de décision ») permettant de déterminer mécaniquement en un nombre fini d’étapes si un objet donné appartient ou non à cet ensemble ; ainsi, l’ensemble des nombres premiers est décidable. – 3. Propriété satisfaite par une propriété lorsque l’ensemble des objets qui la satisfont est décidable ; ainsi, la propriété « être un nombre premier » est décidable. – 4. Propriété d’une théorie ou d’un système d’axiomes dans lesquels l’ensemble des théorèmes est décidable ; ainsi, le calcul propositionnel est décidable, et l’arithmétique de Peano ne l’est pas. Parmi les propriétés indécidables, certaines sont semi-décidables, c’est-à-dire qu’il existe une procédure effective qui délivre un verdict positif lorsqu’on l’applique à un objet qui possède la propriété, mais qui peut ne donner aucune réponse lorsqu’on l’applique à un objet qui ne la possède pas ; ainsi, la propriété « être un théorème du calcul des prédicats » est semi-décidable.

Jacques Dubucs ! ARITHMÉTIQUE, CALCULABILITÉ, CHURCH (THÈSE DE), EFFECTIVITÉ DÉCISION (THÉORIE DE LA) Du latin decisio, « action de trancher une question » (en justice particulièrement), « arrangement » ou « transaction ». MORALE, POLITIQUE Partie générale de la science de l’action et des choix humains. Dans une perspective normative, elle étudie les critères généraux de l’action ou des choix (ou encore des évaluations précédant l’action) répondant à une exigence de rationalité. En tant que science positive, et souvent en relation avec sa dimension normative, elle tâche d’expliquer les choix effectivement constatés (ou suscités par l’expérimentation) des agents humains. La théorie de la décision est un champ d’étude empruntant des méthodes d’investigation à plusieurs disciplines, et défini par un objet propre : la décision humaine. La théorie de la décision se ramifie en théorie de la décision individuelle, théorie des choix collectifs (ou « théorie du choix social ») et théorie des jeux. Certaines contributions à la théorie de la décision sont venues de la philosophie de l’action, autour de la question de la définition de la rationalité dans les choix, mais aussi, plus simplement, à propos de la représentation conceptuelle de l’action et de la décision : leurs motifs, l’articulation entre désirs et croyances, leurs rapports avec des notions voisines (intention, projet, résolution, etc.). D’autres contributions sont venues des mathématiques ; d’autres encore ont été élaborées en liaison avec les objectifs explicatifs des sciences de l’homme et de la société, par des économistes et des psychologues notamment 1. L’analyse de la décision était déjà parvenue à un certain degré de raffinement dans l’Antiquité, comme on le voit en particulier dans l’analyse aristotélicienne de la phronesis (prudence ou sagesse pratique) et de la proairesis (intention et choix). Dans l’Éthique à Nicomaque, la phronesis intervient comme vertu de la partie rationnelle de l’âme en tant qu’elle est capable de calcul et s’intéresse aux choses contingentes ; elle s’applique à la recherche de l’utile ou du profitable. C’est

l’idée d’une rationalité propre à l’action ou à la décision, qui ne présuppose pas nécessairement la connaissance de ce qui est bien (ou bon) absolument parlant. Le choix (proaisesis) est « le désir délibératif des choses qui dépendent de nous » 2. Cette union du choix délibéré et du désir se retrouve dans toutes les analyses ultérieures, sur la base d’une décomposition préalable des données du problème : buts visés, moyens disponibles, information acquise ou accessible. La modélisation de la décision prit un nouveau départ chez Pascal, dont le célèbre « pari » métaphysique offre l’exemple d’une application systématique du calcul sur le probable aux règles de décision 3. Pascal utilise, à côté de la recherche de choix « dominants » (ceux qui auraient les meilleures conséquences dans tous les cas) la théorie de l’espérance mathématique de gain, selon laquelle le choix rationnel est celui qui maximise la somme des gains pondérés par les probabilités d’obtention des différents gains possibles. Cette théorie, toutefois, s’est heurtée au « paradoxe de Saint-Pétersbourg » : il y a une limite aux sommes que je suis prêt à downloadModeText.vue.download 265 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 263 miser pour participer à un jeu de pile ou face dans lequel, si je gagne au nième coup (ayant perdu aux coups précédents), le jeu s’arrête et je gagne un nombre de francs égal à la nième puissance de 2 – alors que dans ce jeu l’espérance de gain est infime. La solution de Bernoulli, qui est restée classique, consistait à substituer aux gains les utilités (ou satisfactions psychologiques) associées 4. Parallèlement, certains principes d’analyse ont émergé des recherches philosophiques sur l’action, les passions et la morale. Il faut citer en particulier le modèle humien de détermination de la conduite, interprétable simultanément en termes de causalité et de raisons de l’action, et fondé sur l’analyse des passions tout en identifiant la place tenue par le raisonnement. Orientée par deux éléments – les croyances et les passions – l’action est comprise en termes d’adéquation instrumentale aux finalités recherchées. Les réflexions de Hume dans le Traité de la nature humaine devaient rester déterminantes pour la théorie de la décision. Par ailleurs, la théorie de l’« acte de tenir pour vrai », ébauchée par Kant dans la Critique de la raison pure (Canon de la raison pure, 3), s’inscrivait dans une perspective voisine de celle des recherches systématiques, au XXe s., sur les relations entre décision et jugement subjectif sur le probable. Cette piste devait être explorée en particulier par F. Ramsey

qui, adoptant la méthode des paris et une présentation axiomatique, parvenait à une expression quantitative conjointe pour la croyance (relative aux propositions décrivant les états du monde) et la valeur (attachée aux états du monde) 5. Plus tard, L. Savage élabora une théorie de la décision fondée sur des axiomes garantissant l’existence d’une représentation en forme d’utilité espérée pour les préférences d’un agent confronté à l’incertitude 6. Le modèle de Von Neumann et de Morgenstern autorisait, pour le cas où les probabilités sont des données objectives, une représentation cardinale (c’est-àdire ayant une signification quantitative) de l’« utilité » au sens de la satisfaction des agents 7. La théorie de la décision s’est ensuite développée conjointement avec la théorie des jeux et la théorie économique, auxquelles elle offre un fondement. Dès les années 1950, à la suite des travaux de K. Arrow, elle s’est doublée d’un volet « collectif », lui-même de plus en plus étroitement lié à la théorie des jeux. ▶ La théorie de la décision est au coeur de débats épistémologiques et moraux (ou politiques) importants, non seulement dans sa branche collective et dans son rôle de fondement des raisonnements stratégiques, mais aussi en tant que théorie du choix individuel. Privilégiant une norme de cohérence dans les choix ou les préférences des agents, s’exprimant par des conditions de transitivité (ou absence de préférences cycliques) et de complétude (classement exhaustif de toutes les options possibles), la théorie de la décision classique conduit à interpréter les décisions humaines à la lumière d’une certaine conception (normative) de ce qu’elles doivent être. Cette conjonction des aspects explicatifs et normatifs rend possible l’application systématique de la théorie de la décision aux sciences sociales dans la tradition de l’individualisme méthodologique. Emmanuel Picavet ✐ 1 French, S., Decision Theory : An Introduction to the Mathematics of Rationality, Chichester, Wiley, 1988. Sugden, R., « Rational Choice : A Survey of Contributions from Economies and Philosophy ». Tosel, A. (dir.), Formes de rationalité et phonétique moderne, t. 574, 1995, in Annales littéraires de l’université de Franche-Comté. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113 a 11. 3 Pascal, B., Pensées, section « Infini-Rien », Laf. 418, Br. 233. 4 Bernoulli, D., « Specimen theoriae novae de mensura sortis », in Commentarii Academiae scientiarum imperialis Petropolitanae, 1738, vol. V (pour 1730-31), pp. 175-192. 5 Ramsey, F. P., « Truth and Probability », in The Foundations

of Mathematics (textes réunis par R.B. Braithwaite), Londres, Routledge and Kegan Paul, 1931. 6 Savage, L., « Une axiomatisation du comportement raisonnable face à l’incertitude », in Fondements et applications de la théorie du risque en économétrie, colloques internationaux du CNRS, Paris, t. XL, 1952 ; et The Foundations of Statistics, New York, Wiley, 1954 ; 2e éd., New York, Dover, 1972. 7 Von Neumann, J., et Morgenstern, O., Theory of Games and Economic Behavior, 1944, 2e éd., Princeton, 1947, Princeton University Press, 3e éd., 1953. DÉCLINAISON Du latin declinatio, traduit par Cicéron du grec parenklisis. PHILOS. ANTIQUE Déviation spontanée des atomes qui s’écartent de façon infime de leur trajectoire. On pense souvent que la déclinaison a été inventée par Lucrèce (qui emploie clinamen), car elle n’apparaît pas dans les textes conservés d’Épicure. En réalité, tous les auteurs ultérieurs l’attribuent à celui-ci 1. Chez Démocrite, les atomes étaient animés d’un mouvement tourbillonnaire et s’aggloméraient pour former des agrégats. Mais, selon Lucrèce, si les atomes ne déviaient jamais, ils ne pourraient pas se rencontrer et tomberaient à l’infini vers le bas, « comme des gouttes de pluie » : leur mouvement serait uniforme et ils ne formeraient jamais aucun agrégat. « Ainsi, la nature n’aurait jamais rien créé. » En outre, sans cette déclinaison qui « rompt le pacte du destin », il n’y aurait pas de « libre volonté » 2. Carnéade, puis Cicéron critiquèrent la déclinaison comme superflue, et guère compatible avec la thèse d’un « mouvement volontaire de l’âme » : cette déclinaison « sans cause » relevait de l’indéterminisme plus que d’un libre arbitre. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Cicéron, De finibus, I, 18-20 ; Du destin, 22-25 ; 46-48. Plutarque, Opinions des philosophes, I, 23, 3. Diogène d’OEnoanda, Inscription épicurienne, fr. 54. 2 Lucrèce, De la nature, II, 216-293. ! ATOMISME, DÉTERMINISME, LIBRE ARBITRE, VOLONTÉ DÉCONSTRUCTION Notion introduite par Jacques Derrida dans De la grammatologie (1967).

PHILOS. CONTEMP. Manière inédite d’étudier la métaphysique occidentale, et plus généralement de lire les textes, qui met en crise les présupposés et les opérateurs les plus fondamentaux de la tradition philosophique (en particulier la valorisation de la présence, et la netteté de certains partages hiérarchisants, par ex. les oppositions être / non-être ou vrai / faux). La « déconstruction » apparaît aujourd’hui comme un mouvement de pensée (fort pluriel) provoquant des réactions vives, d’enthousiasme ou de rejet, sur la scène intellectuelle contemporaine. C’est Jacques Derrida qui avança le mot à la fin des années 1960 alors qu’il cherchait entre autres, downloadModeText.vue.download 266 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 264 explique-t-il, une manière de traduire le geste heideggerien d’étude de la métaphysique occidentale 1. Et le mot rencontra un écho tel qu’il en vint bientôt à désigner préférentiellement la manière derridienne de travailler en – ou la – philosophie et celles de penseurs qui revendiquèrent une inspiration ou une reprise de cette manière de travailler, et ce dans des champs fort divers (philosophie, critique littéraire, théorie de l’architecture, esthétique plus généralement, mais tout aussi bien, en particulier aux États-Unis, études juridiques, « gender studies »...). Il convient de remarquer de prime abord que Derrida se refuse à présenter la déconstruction comme une méthode (surtout si on réduit l’idée de méthode à celle de procédures s’enchaînant mécaniquement qu’il suffirait d’appliquer), et est même extrêmement réticent à tout simplement en proposer une définition 2. C’est que, justement, la déconstruction « déconstruit » – ce qui veut dire au moins « subvertit » – l’architecture des concepts fondateurs de la philosophie dans le cadre desquels la notion de méthode et l’opération même de « définition » prennent sens. Elle subvertit en particulier les oppositions binaires nettement tranchées et hiérarchisées (vrai / faux ; être / non-être ; propre / impropre, authentique / inauthentique, etc.) qui constituent l’axiomatique par où la philosophie se présente comme volonté de vérité (l’inspiration nietzschéenne est bien sûr évidente). Dans une approche encore trop superficielle, on pourrait dire que le geste derridien de « déconstruction », en cela proche du geste heideggerien de Abbau ou de Destruktion, que – jusqu’à un certain point – il prétend traduire, consiste à « prendre par surprise » les textes de philosophie qui se donnent comme pleinement maîtres de ce qu’ils veulent dire – comme l’expression maîtrisée de la pensée d’un auteur. Il s’agit de montrer comment ils sont habités par des significations autres que celles qu’ils veulent dire (une affinité avec la psychanalyse est ici bien sûr perceptible même si cette dernière aussi, du point de vue derridien, est justiciable de la déconstruction. Et il faudrait dire de même pour ce qui concerne les rapports de la déconstruction avec le structuralisme ; structuralisme avec

lequel elle partage l’idée qu’il faut décomposer, désédimenter des structures – mais pas plus). Cela dit, alors que le geste heideggerien prétend reconduire vers l’authentique (l’Être) oublié par la philosophie occidentale, le geste derridien, se présentant comme plus radical, aura précisément déconstruit l’opposition même entre l’authentique et l’inauthentique, et aura donc mis en crise la téléologie de « la reconduction vers » : pour lui, il n’y a plus d’arché vers laquelle reconduire, et du même mouvement plus de sens propre. Dès lors que les idées de « propre » et d’« origine », et, surtout, de « présence » (pleine et pure) sont mises en crise, le sens se « pluralise » toujours déjà, se dissémine (pour reprendre une autre notion travaillée par Derrida) originairement. Le geste déconstructiviste cherche à mettre en crise l’axiomatique sur laquelle repose la métaphysique occidentale en ce que cette dernière exige la présence, exigence qui hante ses concepts fondamentaux (l’être, la vérité...). Et on comprend qu’il s’exerce préférentiellement et d’abord – même si la postérité déconstructiviste a pu en étendre le champ où on le pratique – sur des textes. En effet, le présupposé occultant qui appartient à la métaphysique de la présence se sera toujours exprimé, selon Derrida, comme valorisation de la parole pleine, exemplaire d’un présent-vivant immédiat, au détriment de l’écriture, de la trace comme telle matérielle qu’est le texte, toujours soupçonné de trahir le sens en sa présence (par exemple, le vouloir-dire de l’auteur qui veille « au présent » auprès de sa parole n’est « plus là » pour défendre le texte). La déconstruction, mettant en crise la présence et les valeurs qui lui sont associées (parmi lesquelles il faudrait aussi citer la vie), se sera donc rendue sensible au texte et à l’écriture, dévalorisés par la tradition occidentale alors même qu’ils auront pourtant, si l’on suit Derrida, rendu possible tout sens, de l’écarter originairement de lui-même. On peut cependant noter qu’au fil des livres, Derrida accentue de moins en moins ce que la déconstruction retient d’une stratégie textuelle et insiste de plus en plus sur la dimension qu’on pourrait qualifier d’éthique de la déconstruction : bouleversant les textes, la déconstruction se présente de plus en plus comme une exposition non-calculée au texte ; fondamentalement, comme un « oui » sans condition à l’événement, à « ce qui vient » sans jamais « faire présence ». Quelques précisions Ce n’est pas parce qu’elle rend aporétique l’opposition entre vérité et fausseté que la déconstruction serait annulation de l’exigence de vérité ou apologie du faux : déconstruire n’est

pas détruire au sens d’une annihilation, ni verser dans la naïveté d’une inversion simple des hiérarchies de la métaphysique. Si elle met effectivement radicalement en danger les repères et les critères du philosophique – c’est l’une des raisons majeures des rejets violents qu’elle peut inspirer – la déconstruction, chez Derrida au moins, ne saurait être légitimement caricaturée en une pratique irrationaliste faisant l’apologie de l’irrationalité et s’autorisant toutes les interprétations arbitraires. « Il faut la vérité » a pu écrire Jacques Derrida. En un sens il ne cesse de parcourir la double-contrainte suivante : il faut s’interdire de croire naïvement en la possibilité d’une vérité assurée dans le cadre de la « métaphysique de la présence » ; il ne faut pourtant pas faire de cette première exigence le prétexte pour déserter simplement l’exigence de vérité. Et, en effet, la déconstruction ne consiste pas à faire dire ce que l’on veut à un texte, mais, dans un travail rigoureux, à mettre au jour sous l’argumentation maîtrisée l’indécidabilité, l’ambivalence, ou bien encore et autrement, l’aporie (au sens ici d’une double-contrainte, d’une contradiction interne inesquivable) d’un texte. Il est bien vrai qu’ainsi elle met en question les frontières ou les limites explicites : celles du texte (en repérant, ou en procédant à des greffes ou des disséminations qui auront toujours déjà mis en crise le fantasme d’un sens propre et déterminé assigné à un texte autonome), celles des genres (mise en question, brouillage si l’on veut, des frontières entre philosophie et littérature, entre littérature et critique littéraire...). Mais cette mise en crise de l’étanchéité des frontières, encore une fois, ne revient pas à les effacer ou à les annuler sans autre forme de procès. François-David Sebbah ✐ 1 Derrida, J., De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1967. 2 Derrida, J., Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, Paris, 1987. Voir-aussi : Searle, J. R., Pour réitérer les différences. Réponse à Derrida, trad. J. Proust, Éd. de l’Éclat, 1991. Zima, P. V., La déconstruction, Une critique, PUF, Paris, 1994.

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 265 DÉCORATIF Du latin decor, « ce qui convient » puis « parure, ornement ». Adjectif attesté depuis le milieu du XIXe s. et substantivé par Viollet-de-Duc. ESTHÉTIQUE Catégorie esthétique relative aux arts appliqués et dont le contenu a toujours fait problème puisqu’on le suspecte toujours de gratuité. À la différence des concepts esthétiques organiques, le décoratif ne peut faire valoir aucune généalogie de légitimation. Construit au voisinage de notions aussi diverses que « ornement », « décor », « goût », « dépense », « ordre », « convenance », etc., il ne peut être appréhendé que de manière indirecte : on ne se trouve jamais face à face avec le décoratif, mais toujours en présence de quelque chose qui lui prête son masque ; ce que l’on voit, c’est le décalage, le supplément, qu’il provoque. Autant l’ornement relève d’une logique à l’intérieur de laquelle le visible s’organise en oppositions claires et distinctes, autant le décoratif relève d’une pensée spectrale multipliant les catégories intermédiaires, suscitant toute une gamme de « nuances » qui accompagnent son déploiement. Ainsi ne suffit-il pas d’opposer le parergon à l’ergon, car aussitôt surgit un parergon de parergon, comme ce « cadre doré » que Kant oppose au « bon cadre » qui n’encadre que par sa forme 1. De même, en architecture, est-il vain de dénoncer le mensonge et l’excès, liés à tels matériaux, à telle structure surajoutée, car qui pourra jamais déterminer où finit le structurel et où commence le superflu, et départager l’ergon du parergon ? Si le XIXe s. apparaît comme le siècle où les conditions sont remplies pour que soit problématisée une logique du décoratif, c’est à coup sûr parce qu’il amplifie de manière exponentielle les fissures apparues au siècle précédent dans l’édifice de l’architecture classique, en particulier au sein de la notion d’ordre, tant au sens étroitement architectural que sociologique, la notion de convenance étant reléguée au profit de celle de distinction. La Critique au jugement de Kant atteste de ce tournant en thématisant de manière inédite l’opposition entre « beauté libre » et « beauté adhérente », puisque les exempla qu’il cite de beautés libres – dessins à la grecque et rinceaux pour des encadrements ou sur du papier peint – avaient toujours été jusque-là assimilés à des beautés non « libres » mais asservies à certains lieux et fonctions

subalternes, par opposition à la beauté du grand art 2. Dans ce renversement, Kant fait surgir une composante essentielle à la logique du décoratif qui est son « détachement », au sens de ce qui ne peut être enserré dans un ordre, n’adhère pas à ses protocoles, et s’inscrit sur une ligne de fuite. Mais cette notion de liberté va tellement a contrario de ce que son temps est en voie de penser sous l’opposition entre arts nobles et appliqués qu’elle ne sera jamais assumée par ses successeurs romantiques. ▶ Le décoratif ne peut s’élever à la dignité de concept qu’en dépassant l’horizon des péripéties historiques qui ont affecté l’architecture et les arts décoratifs, à savoir lorsqu’il est pensé comme opérateur de déplacement des marques que l’ordre, par le relais de Au service d’une de l’esthétique, figure de défaut du décor.

l’ornement, s’efforce d’inscrire dans le réel. refondation antiautoritaire et antinormative il incarne alors la beauté libre, quitte à faire venant contredire le programme ordonnancé

Jacques Soulillou ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, § 14, Vrin, Paris, 1968, p. 68. 2 Ibid., § 16, pp. 71-72. Voir-aussi : Baudrillard, J., le Système des objets, Gallimard, Paris, 1968. Le Corbusier, l’Art décoratif aujourd’hui (1925), rééd. Flammarion, Paris, 1996. Soulillou, J., le Décoratif, Klincksieck, Paris, 1990. ! DÉSINTÉRESSEMENT, ESTHÉTIQUE INDUSTRIELLE, EXPRESSION, GOÛT DÉCOUVERTE ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Phase d’acquisition d’objets ou de connaissances nouveaux mais préexistant matériellement ou virtuellement. Les découvertes maritimes des Anciens et des Arabes alimentent déjà la réflexion sur le perspectivisme et la relativité du savoir. À la Renaissance, le droit de découverte, codifié par Francisco de Vitoria, est un droit négatif envers d’autres nations concurrentes : il ne permet pas de disposer des indigènes, d’où le recours au mythe de la Terra nullius. En réaction à cette « méconnaissance » se forgent le mythe du bon sauvage et la critique de la barbarie des états européens (Montaigne, Diderot). Le problème de la révision du savoir et de la

rétrospection À l’époque moderne, inventer et découvrir, auparavant synonymes, s’opposent relativement à leur objet : l’invention signifie sa production dans l’acte, ou sa réorganisation complète, tandis que la découverte suppose la préexistence d’une structure, soit matérielle, soit à titre de conséquence nécessaire d’une proposition déjà connue. La découverte en vient à désigner la phase initiale du développement de la connaissance, dont les phases suivantes sont la justification et l’application. H. Reichenbach insiste sur la distinction entre « contexte de découverte » et « contexte de justification », entre motivations heuristiques et justifications a posteriori 1. Toute découverte pose ainsi le problème de la rétrospection 2. Une découverte théorique ne se confond pas avec sa vérification expérimentale : « L’ordre de la découverte prime l’ordre de la vérification. 3 » Vincent Bontems ✐ 1 Reichenbach, H., l’Avènement de la philosophie scientifique, Flammarion, Paris, 1955. 2 Popper, K., The Logic of Scientific Discovery, Hutchinson & Co, London, 1959. 3 Bachelard, G., la Valeur inductive de la relativité, p. 79, Vrin, Paris, 1929. ! FAIT SCIENTIFIQUE, INVENTION, JUSTIFICATION, PROGRÈS EN SCIENCE DÉDUCTIF Du latin deducere, « emmener d’en haut, faire descendre ». ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE Se dit d’un raisonnement qui procède par déduction. Une déduction dans un système d’axiomes et à partir d’hypothèses de départ est une suite finie de formules qui downloadModeText.vue.download 268 sur 1137

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266 sont soit des axiomes, soit des conséquences directes de formules précédentes, soit encore une hypothèse. Cette conception moderne de ce qui est déductif emprunte largement à ce que l’analytique aristotélicienne enseignait déjà ; à savoir une liaison et succession de propositions produisant une connaissance dite démonstrative (apodeixeos) dans laquelle l’expérience ne sert pas de critère de vérité ou de justification. Il est donc nécessaire d’appuyer ce type de savoir sur une structure démonstrative, c’est-à-dire sur un ensemble de règles d’inférence, précisément chargées d’assurer cette liaison entre les propositions. La syllogistique d’Aristote a joué ce rôle. Un savoir déductif étant au fond obtenu par association des syllogismes à des hypothèses propres à une science particulière : les Éléments d’Euclide peuvent être vus comme un modèle du genre. ▶ Cette forme n’épuise pas l’histoire du concept ; elle est par exemple fort éloignée de la déduction cartésienne qui résulte d’une succession d’intuitions : le déductif étant alors pensé comme agrégat d’atomes intuitifs. Ceci ne va pas sans entraîner pour nous quelques ambiguïtés de sens puisque traditionnellement déductif peut être considéré comme synonyme de discursif, alors que chez Kant, le discursif s’oppose à l’intuitif, comme la connaissance du général à celle du particulier. Vincent Jullien ! DÉDUCTION DÉDUCTION Du latin deductio, de deducere, « déduire ». Déduire, dans la langue de Descartes, c’est simplement « trouver ». Il y a loin de cette déduction cartésienne à celle qui apparaît dans l’idéalisme le plus intransigeant. Déduction et induction sont les deux articulations majeures des théories de la connaissance. L’induction, lorsqu’elle se porte sur les objets physiques et se fait source des lois, est empirisme. La déduction, menée depuis les principes jusqu’aux effets les plus complexes, est idéalisme. C’est le sens logique de la déduction qui la transforme en un outil métaphysique dès qu’on l’applique aux objets du monde et non plus aux seules idéalités. GÉNÉR., PHILOS. CONN. Opération rationnelle par laquelle on conclut une affirmation à partir de prémisses sans avoir recours à l’expérience et selon des procédures formellement arrêtées. On trouve une formalisation claire de la notion de déduction dans les Eléments d’Euclide, mais elle s’inscrit plus précisément dans un cadre aristotélicien, tel qu’il se donne dans les Analytiques 1. Pour Aristote, le syllogisme constitue l’archétype de la déduction : il consiste à déduire une proposition

à partir d’une proposition initiale, dite « majeure », et d’une proposition intermédiaire, dite « mineure ». Ainsi, à partir de la majeure « tous les hommes sont mortels », et de la mineure « Socrate est un homme », on peut conclure que « Socrate est mortel ». Simplement, il existe des syllogismes captieux, c’està-dire des déductions logiquement valides mais ontologiquement irrecevables ; par exemple, déduire de la majeure « ce qui est rare est cher », et de la mineure « un cheval boîteux est rare », qu’un « cheval boîteux est cher », c’est affirmer quelque chose que le bon sens récuse. Autrement dit, la cohérence formelle ici ne fait qu’accuser une césure entre ce qui est simplement logique et ce qui existe réellement. C’est pourquoi Descartes rejette vigoureusement la syllogistique, en l’accusant de perdre de vue ce que nous donne l’intuition, le contenu qui ne requiert rien d’autre que l’attention de l’esprit et la lumière naturelle pour distinguer le vrai du faux. Ainsi, dans les Règles pour la direction de l’esprit 2, « Je trouve d’une médiocre utilité ces chaînes, par lesquelles les dialecticiens pensent gouverner la raison humaine ». Ce qui donne désormais à une déduction son caractère de vérité, et non plus seulement de validité, c’est qu’elle est susceptible d’être ramenée à une évidence simple. Contrairement à l’expérience sensible, source d’erreurs, la déduction ne peut d’elle-même générer des erreurs – si elle est fautive, c’est uniquement de notre fait et non de celui du raisonnement, alors que le fait même de l’expérience peut produire une erreur. On voit par là que la perfection de la déduction vient de ce qu’elle est reconductible à une série d’intuitions, toujours marquées du sceau irréfutable de l’évidence. Clara da Silva-Charrak ✐ 1 Aristote, Analytiques, I, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1992. 2 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, OEuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1988, tome I, p. 83-84. Voir-aussi : Blanché, R., L’Axiomatique, PUF, Paris, 1959. Deleuze, G., La Philosophie critique de Kant, PUF, Paris, 1963. Kant, E., Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1944. Marion, J.-L., L’Ontologie grise, Vrin, Paris, 1981. ! ÉVIDENCE, INTUITION, LOGIQUE, RAISONNEMENT, VÉRITÉ LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Au sens informel, argument ou raisonnement par

lequel on tire une conclusion de certaines hypothèses ; la déduction est dite correcte si la vérité des hypothèses entraîne celle de la conclusion. – 2. Dans un système formel, suite finie de formules dont la dernière est la conclusion, et dont chacune, est soit un axiome du système, soit l’une des hypothèses de la déduction, ou bien provient de formules qui la précèdent dans la suite par application de l’une des règles d’inférence du système ; on parle aussi, en ce sens, de dérivation (formelle), en tant qu’objet syntaxique éventuellement capable de représenter une déduction au sens informel. Dans les années 1930, Gentzen 1 a contesté la possibilité de représenter adéquatement les arguments déductifs par une suite linéaire d’énoncés, et il a proposé de remplacer les systèmes formels de type hilbertien par une nouvelle présentation de la logique, le « calcul de déduction naturelle » (Kalkül des natürlichen Schliessens). Dans ce calcul, qui ne comporte aucun axiome, une hypothèse peut être introduite à tout endroit d’une preuve, quitte à être éventuellement « déchargée » plus loin moyennant l’introduction d’un symbole d’implication. Ce format, dont les propriétés ont été systématiquement étudiées par Prawitz 2 dans les années 1960, reflète assez fidèlement le raisonnement « naturel », dans lequel les lois logiques interviennent moins comme des principes initiaux desquels on tire des conclusions que comme des règles d’inférence en vertu desquelles certaines conclusions peuvent être obtenues à partir des hypothèses que l’on admet. Jacques Dubucs ✐ 1 Gentzen, G., Recherches sur la déduction logique, trad. J. Ladrière, PUF, Paris, 1955. 2 Prawitz, D., Natural Deduction. A Proof-Theoretical Study, Stockholm, Göteborg et Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1965. ! IMPLICATION, RAISONNEMENT downloadModeText.vue.download 269 sur 1137

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267 DÉFAISABLE (ARGUMENT) De l’anglais defeasible, « annulable ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. Argument dans lequel les prémisses n’entraînent pas déductivement la conclusion, bien qu’elles en rendent l’acceptation raisonnable. Les prémisses donnent de la conclusion une justification simplement présomptive, ou prima facie, en sorte que celui qui, raisonnablement, adopte la conclusion de l’argument sur cette base, s’expose à devoir la retirer ultérieurement dans le cas où certaines informations supplémentaires deviendraient disponibles ; ainsi, les inférences effectuées sur la base des données perceptuelles (« x semble rouge, donc x est rouge ») sont défaisables, puisque leur conclusion peut devoir être retirée s’il s’avère, par exemple, que les circonstances dans lesquelles l’objet avait été d’abord perçu étaient de nature à rendre cette conclusion illicite ; un énoncé qui rapporte que de telles circonstances particulières se produisent (« l’objet x est éclairé en rouge ») est appelé annulateur (angl. defeaser) de l’argument. Jacques Dubucs ✐ Dubucs, J., « Les arguments défaisables », in Argumentation et rhétorique, A. Boyer et G. Vignaux éd., Hermès, no 15, CNRS, Paris, 1995, pp. 271-290. ! RAISONNEMENT DÉFENSE En allemand, Abwehr, de wehren, « protéger », et ab-, « en repoussant ». PSYCHANALYSE Processus inconscient par lequel le moi tente de repousser de lui ce qu’il ne peut fuir et qu’il ressent, dans le déplaisir, comme danger : représentations, affects et voeux choquants ou interdits, dépendant des motions pulsionnelles inconscientes (défenses névrotiques) ; exigences de la réalité insupportables (défenses psychotiques et perverses). Freud découvre défense et refoulement en même temps – « Les psychonévroses de défense » (1894). D’autres défenses sont ensuite reconnues. En en dénombrant dix, relatives à la névroses – refoulement, régression, formation réactionnelle, isolation, annulation rétroactive, projection, introjection, retournement contre soi, transformation dans le contraire –, Anna Freud n’est pas exhaustive 1. En 1938, Freud découvre « le clivage du moi dans le processus défensif » 2, corrélatif du déni de l’altérité des sexes. Après Freud, d’autres défenses psychotiques et narcissiques sont mises au jour.

▶ Toutes les formations psychiques, sauf le ça, relèvent pour partie de processus défensifs, dans la mesure où elles procèdent des dynamiques de conflit entre les motions pulsionnelles et la réalité extérieure et culturelle qui s’oppose à leur actualisation. Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., Das Ich und die Abwehrmechanismen, 1949, Le Moi et les Mécanismes de défense, PUF, Paris. 2 Freud, S., « Die Ichspaltung im Abwehrvorgang », 1938-1940, G.W. XVII, « Le clivage du moi dans le processus de défense », in Résultats, Idées, Problèmes, II, PUF, Paris, pp. 283-286. ! DÉNI, INCONSCIENT, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », MOI, REFOULEMENT, REJET DÉFINISSABILITÉ ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE Propriété d’un terme ou d’une notation, composés d’un ou plusieurs symboles, de pouvoir être remplacés par une expression généralement plus longue et jouant le même rôle syntaxique ou sémantique dans le langage. Tous les termes d’une théorie exprimée dans un langage formel ne sont pas définissables : certains sont, au contraire, « primitifs », c’est-à-dire que non seulement ils ne sont pas définis dans le langage, mais encore ne sont-ils pas définissables, sauf de façon circulaire. Un langage dans lequel toutes les notations renverraient ainsi les unes aux autres ne pourrait exprimer aucune théorie. Une telle circularité vicieuse est comparable à celle qui surgit lorsqu’on cherche à démontrer tous les énoncés d’une théorie, c’est-à-dire à les dériver les uns des autres sans en isoler un certain nombre (les axiomes) qui ne peuvent servir de conclusions dans ces démonstrations. La notion de définissabilité est une notion formelle qui permet, grâce à la dichotomie qu’elle introduit entre termes définissables et termes primitifs, de couper court aux discussions concernant l’éventuelle circularité des définitions implicites. Anouk Barberousse DÉFINITION Du latin definitio, (de finis, « fin ») « action de fixer des limites (fines), définition ». En grec : horismos, horos. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Formule qui énonce l’essence d’un être ou d’une chose, précisant ainsi la signification du mot qui désigne cet être

ou cette chose. La définition détermine la compréhension essentielle d’un concept et en délimite l’extension en fixant sa place dans une classification. Aristote attribue à Socrate la découverte de la définition, c’està-dire la recherche de ce qu’est la chose (to ti estin) 1. Les dialogues de Platon fournissent plusieurs exemples de définitions élaborées par le biais de la division (diairesis) en genres et en espèces 2. Aristote, surtout, contribue à fixer le sens de la définition et la place qu’elle occupe dans la démonstration. La définition est une formule (logos) et, en tant que telle, comporte des parties 3. Elle analyse le concept pour en dégager non ce qu’il a de plus général ou d’accidentel, mais ce qui lui appartient en propre de manière nécessaire. Ainsi énonce-telle la quiddité (comme diront les scolastiques), ou « l’essentiel de l’essence »4 de l’être signifié 5 : le genre proche et les différences 6. La dernière différence atteinte, celle qui permet vraiment de délimiter le concept, de circonscrire l’être à l’intérieur du genre proche auquel nitive avec la définition 7, « animal raisonnable ». Dans phyre substitue, d’ailleurs,

il appartient, coïncide en défipar exemple l’homme défini comme sa liste des cinq universaux, Porla différence à la définition 8.

Pour Aristote et les scolastiques, on ne définit proprement un nom qu’en définissant l’objet qu’il désigne : l’idée d’une définition nominale distincte de la définition de l’essence, ou de l’être même de la chose, ne se fera jour qu’avec le nominalisme, c’est-à-dire la négation de la réalité des universaux, essence comprise. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Métaphysique, XIII, 4, 1078b23. downloadModeText.vue.download 270 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 268 2 Platon, Sophiste, 218b-c (par exemple). 3 Aristote, Métaphysique, VII, 10, 1034b20. 4 Trad. J. Brunschwig de l’expression aristotélicienne to ti en einai (Aristote, Topiques, t. I, Paris, 1967, note ad 101b19, pp. 119-120). 5 Aristote, Topiques, I, 8, 103b15. 6 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1037b30 ; voir aussi Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, I, q. 3, a. 5. 7 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1038a19.

8 Porphyre, Isagoge, III, 4. ! DIALECTIQUE, DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE, ESSENCE, GENRE, LIMITE, LOGOS, PROPRE, QUIDDITÉ GÉNÉR, PHILOS. MODERNE Proposition cherchant à délimiter l’acception d’un mot ou d’un concept. Les logiciens de Port-Royal affirment, à la suite d’Aristote dans les Topiques, que la définition, qui consiste à se mettre d’accord sur le sens des mots employés dans une discussion, possède d’incontournables vertus de clarté : elle constitue un « remède à la confusion qui naît dans nos pensées et dans nos discours de la confusion des mots » (Logique de Port-Royal, Première partie, ch. I). Dans la même veine, Pascal cherche à « prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la place des définis » (Esprit géométrique, édition Brunschvig, 191). ▶ La recherche d’une telle clarté, si elle est le propre de la quête philosophique, renvoie aussi au problème du langage et de son équivocité : c’est parce que les mots peuvent être ambigus que la définition constitue comme un préalable à toute recherche de la vérité, et cette équivocité constitutive légitime en retour l’enquête philosophique. Si Wittgenstein considère que comprendre un mot, c’est savoir l’utiliser, alors le jeu philosophique doit préciser, chaque fois qu’il est en acte, ce qu’il entend par les mots qu’il emploie. Philosopher, c’est d’abord définir. Clara da Silva-Charrak ✐ Arnauld, A. et Nicole P., La logique ou l’art de penser, Gallimard, Paris, 1972. Pariente, J.-C., L’Analyse du langage à Port-Royal, Minuit, Paris, 1985. Pascal, B., De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, OEuvres complètes, Seuil, Paris, 1963, p. 348-359. ! LANGAGE, LOGIQUE, PHILOSOPHIE LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Définition nominale, énoncé destiné à rendre intelligibles la signification ou l’usage d’un signe, le definiendum, à l’aide d’un ensemble d’autres signes, le definiens, dont la signification ou l’usage sont supposés déjà connus 1a) Définition explicative, assertion vraie ou fausse relative à l’usage effectif du definiendum dans une langue donnée ; les définitions du dictionnaire sont de ce type ; 1b) Définition conventionnelle, stipulation relative à la façon dont le definiendum doit être entendu ou employé dans un contexte déterminé ; les définitions abréviatives de la

logique ou des mathématiques, comme celle qui définit le carré comme un rectangle équilatère, sont de ce type. – 2. Définition explicite, énoncé qui détermine le definiendum en indiquant une expression qui lui est synonyme ou coextensive ; une telle définition peut être rédigée sur le mode objectif, en mentionnant l’objet communément désigné par les deux termes (« un carré est un rectangle équilatère »), ou sur le mode sémantique, en posant le definiendum comme synonyme du definiens ou coextensif à lui (« le terme “carré” désigne la même chose que l’expression “rectangle équilatère” »). – 3. Définition contextuelle, ou définition d’usage, définition qui, sans proposer explicitement une expression individuelle synonyme du definiendum ou coextensive à lui, permet cependant de traduire tout énoncé dans lequel figure ce dernier en un énoncé équivalent dans lequel il ne figure plus ; la définition de la soustraction par la clause « a – b = c si et seulement si a = b + c » est de ce type ; une variété remarquable de définition contextuelle est la définition par abstraction, qui consiste à définir un concept susceptible de plusieurs déterminations (par exemple le poids, la forme, la direction, le nombre, etc.) en indiquant à quelles conditions deux objets peuvent se voir attribuer la même détermination ; la définition frégéenne 1 de la direction d’une droite (« deux droites ont même direction si et seulement si elles sont parallèles ») est de ce type. – 4. Définition réelle, caractérisation d’un objet ou d’un ensemble d’objets par une propriété distinctive exprimée en des termes dont la signification est supposée déjà connue dans sa totalité ; la définition de l’équateur comme le plus long des parallèles est de ce type. Dans la tradition leibnizienne, les définitions nominales, entendues comme des explicitations de la signification d’un mot, sont opposées aux définitions réelles, qui visent à déterminer l’essence de la chose désignée par le mot. Ces dernières, qui supposons la possibilité ou l’existence de la chose définie, doivent donc être étayées par des preuves ou explicitement assumées comme des postulats. Cet objectif est atteint de manière immédiate par une classe remarquable de définitions réelles, les définitions génétiques, dans lesquelles l’existence de l’objet défini résulte de la définition elle-même, laquelle s’effectue en référence au mode d’engendrement de l’objet ; ainsi du cercle, défini comme la figure obtenue par la rotation d’un segment de droite autour de l’une de ses extrémités considérée comme fixe.

Jacques Dubucs ✐ 1 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, trad. C. Imbert, Le Seuil, Paris, 1970, §§ 64 sq. DÉLIAISON ! LIAISON DÉLIBÉRATION Du latin deliberatio, formé sur le verbe delibero, que les Anciens faisaient dériver de libra, « balance » ; semble plutôt être un composé de libero, « délivrer ». En grec : bouleusis. PHILOS. ANTIQUE La délibération correspond, dans le cadre de l’action humaine, à la détermination des moyens en vue d’une fin. Elle occupe une place intermédiaire entre la volonté (boulesis), qui porte sur la fin, et la décision (prohairesis), qui est choix des moyens 1 effectué au terme de la délibération. Alors que la boulesis peut être souhait de l’impossible (par exemple, ne jamais mourir), la bouleusis ne porte que sur ce qui dépend de nous ou peut être effectué par nous 2. Elle intervient, pour cette raison, essentiellement dans les domaines de la technique et ne concerne pas ou peu les sciences 3 qui ne portent que sur le nécessaire. Vertu dianoétique, la bonne délibération (euboulia) est « rectitude de l’ordre de l’utile », c’està-dire concernant à la fois « ce qu’il faut faire, comment et downloadModeText.vue.download 271 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 269 quand le faire »4 – entendons par là les moyens pour atteindre une fin qui, elle, n’est pas l’objet de la délibération : l’euboulia porte sur ce qui contribue à atteindre la fin qu’il appartient à la prudence de saisir 5. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 2, 1111b26. 2 Ibid., III, 3, 1112a31-35. 3 Ibid., III, 3, 1112b8. 4 Ibid., VI, 10, 1142b28. 5 Ibid., 1142b32-33. Voir-aussi : Narcy, M., « Être de bon conseil et savoir écouter

(Éthique à Nicomaque, VI, 10-11) », in J.-Y. Chateau (éd.), la Vérité pratique. Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VI, Paris, 1997, pp. 117-135. ! DIANOÉTIQUE, PHRONESIS, PROHAIRESIS DÉLIRE Du latin de lira, « sortant du sillon ». PSYCHOLOGIE Croyance pathologique en la réalité indiscutable de faits non existants, qu’alimente dans le sujet l’interprétation de certaines significations (délire d’interprétation), l’imagination (confabulations) et / ou la perception (l’halluciné a une « perception sans objet », dit Ball). Caractériser une croyance comme délirante exige une représentation théorique du sujet certain (d’une conviction absolue, intuitive) de faits objectivement irréels. S’il s’agit d’états internes purs (douleur hyponcondriaque), on évalue la qualité de la conviction, et si elle covarie avec d’autres aspects du délire (interprétations, etc.). Sujet idiosyncrasique devant un néant d’objet, le délire est parfois analysé comme une projection des désirs dans la réalité (Freud). La recherche de mécanismes générateurs a remplacé la classification par thèmes. Enfin, il est difficile de décider si critiquer le délire (le critère de guérison usuel) signale la persistance de la raison sous et malgré la maladie, tel un levier thérapeutique (Pinel), ou si ce n’est qu’un point de bascule de la certitude folle dans une perplexité teintée d’anxiété, et tout aussi morbide. Pierre-Henri Castel ✐ Freud, S., « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (dementia paranoides) décrit sous forme autobiographique », in OEuvres complètes – psychanalyse, X, 225-304, Paris, 1993. Ey, H., Hallucinations et délires, Paris, 1934. ! FOLIE, PSYCHOSE DÉMARCATION ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Frontière entre science et non-science. Le « problème de la démarcation », ainsi que l’a baptisé K. Popper, consiste à fournir des critères opérants permettant de décider si un énoncé est ou non de type scientifique (étant précisé qu’un énoncé de type scientifique peut parfaitement être une hypothèse erronée). La plupart des auteurs qui ont proposé de tels critères se

sont en fait essentiellement focalisés sur l’objectif restreint de distinguer les sciences empiriques de la métaphysique et des pseudo-sciences. C’est le rapport à l’expérience sensible qui a alors presque toujours été érigé en ingrédient inéliminable du critère de démarcation recherché : un énoncé peut prétendre appartenir au domaine de la science s’il est (d’après les positivistes logiques 1) empiriquement vérifiable, ou s’il est (d’après Popper 2) réfutable par l’expérience... Dans certaines conceptions toutefois, le lien à l’expérience apparaît plus ténu : ainsi, T. Kuhn 3 considère le consensus entre les membres d’une communauté à propos d’un paradigme comme le meilleur critère du caractère scientifique de ce paradigme (le succès des prédictions empiriques issues du paradigme intervenant dans l’établissement du consensus mais n’étant à lui seul pas absolument déterminant). ▶ L’enjeu du tracé d’une ligne de démarcation entre science et non-science est potentiellement double : délimiter des champs jugés qualitativement différents, en vue de caractériser précisément l’un ou l’autre d’entre eux (cf. par exemple Popper 2) ; statuer de surcroît sur la prétention à la vérité (ou plus généralement sur la valeur) des discours appartenant à chacun de ces deux domaines (cf. par exemple les positivistes logiques1). Quoi qu’il en soit des objectifs explicites de chaque auteur, il est important de ne pas confondre la définition particulière de la science qui sous-tend le tracé de la frontière et l’idée d’un savoir vrai, ou extrêmement fiable, ou supérieur à tout autre en dignité, ou etc., qui se trouve presque inévitablement activée à l’évocation du mot « science », sans quoi tout ce qui est décrété « non scientifique » en vertu de la définition particulière de la science adoptée se verra presque automatiquement, et dans bien des cas, abusivement dénigré comme ne pouvant prétendre à la vérité, ou comme non fiable, ou comme dépourvu de valeur, etc. Léna Soler ✐ 1 Soulez, A. (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985. 2 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, 1934,

Payot, Paris, 1973. 3 Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, 1962, Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Popper, K., le Réalisme et la science, 1983, Hermann, Paris, 1990. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CRITÈRE, EMPIRIQUE, FAILLIBILISME, FALSIFIABILITÉ, MÉTAPHYSIQUE, PARADIGME, POSITIVISME LOGIQUE, RÉFUTATION, SCIENCE, VÉRIFICATION DÉMIURGE Du grec demiourgos, « qui travaille pour le public », « artisan, ouvrier » ; à partir de Platon, « créateur du monde ». PHILOS. ANTIQUE Dieu bon qui, après délibération, produit le monde sensible. Effectuée à partir du matériau préexistant, en prenant modèle sur les idées du monde intelligible, cette fabrication diffère notablement de l’idée judéo-chrétienne de création ex nihilo. Cette conception platonicienne du démiurge 1 est strictement conforme à son sens initial d’artisan, mais le terme prendra pourtant, par la suite, le sens plus général de « dieu créateur » 2. Le rôle du démiurge dans la création du monde, la place qu’il occupe par rapport au Bien, à l’âme du monde, sa relation surtout avec les Idées constituent des aspects madownloadModeText.vue.download 272 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 270 jeurs des pensées philosophiques et religieuses de l’Antiquité tardive. Initialement, le terme signifie « qui travaille pour le public » 3, « qui exerce une profession manuelle »4 (Aristote désigne ainsi la classe des artisans à Athènes5), « magistrat » dans certaines villes du Péloponnèse 6 ; Xénophon appelle « démiurge » l’artisan des êtres vivants 7. Seul Platon prend le terme au sens strict d’artisan de l’Univers. La notion de démiurge occupe une place de premier plan dans le cadre du moyen et du néoplatonisme, et donne lieu à de nombreuses interprétations dont témoigne Proclus 8 ; mais, d’une manière

générale, l’assimilation de la création du monde à la production d’un artisan apparaît moins marquée que chez Platon, et semble même contestée, notamment par Plotin 9, hostile à l’idée chrétienne de création. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Timée, 27c-42e. 2 Philon, De Opificio Mundi, 10. 3 Homère, Odyssée, XVII, 383. 4 Hérodote, VII, 31. 5 Aristote, Constitution d’Athènes, XIII, 2. 6 Thucydide, V, 47. 7 Xénophon, Mémorables, I, 4, 7. 8 Proclus, In Timaeum, 303.24-317.20. 9 Plotin, Ennéade, V, 8. Voir-aussi : Brisson, L., le Même et l’Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, chap. I, Klincksieck, Paris, 1973 (Sankt Augustin, Academia Verlag, 1998). ! COSMOS, CRÉATION, DIEU DÉMOCRATIE Du grec « pouvoir du peuple ». POLITIQUE 1. Type de régime caractérisé par la reconnaissance de la souveraineté populaire, qui émerge dans la cité grecque antique. – 2. la signification actuelle ne saurait se réduire à la désignation d’institutions spécifiques, le terme étant employé dans les champs les plus divers, le plus souvent à titre de légitimation de pratiques ou d’institutions. Le terme n’est donc ni clair, ni univoque, et il faut en passer par quelques étapes de son évolution, qu’il faut corréler à celle du « peuple » ; de la pratique d’une prise en charge directe et collective des affaires publiques à l’érection des États souverains et représentatifs ; des lieux d’exercice du pouvoir, de son acception politique aux sphères économiques, sociales, etc. Comme l’indique l’opposition frontale entre démocratie et totalitarisme, le terme est souvent instrumentalisé et pris dans des jeux de pouvoirs et des processus de légitimation. La signification typologique s’estompe au profit de la désignation d’une nébuleuse de valeurs.

En posant que : « Ce que l’on appelait peuple dans les républiques les plus démocratiques de l’Antiquité ne ressemblaient guère à ce que nous nommons le peuple [...] Athènes avec son suffrage universel n’était donc, après tout, qu’une république aristocratique où tous les nobles avaient un droit égal au gouvernement » Tocqueville prend acte d’une mutation fondamentale du terme démocratie. L’accent se déplace de l’étude d’une typologie des régimes à celle d’un processus séquentiellement irrépressible d’égalisation des conditions. D’une structure politique, on en vient à une mobilité sociale, et d’une définition étroite des « égaux » à la sauvegarde des droits de l’homme, pensés comme universels. La démocratie émerge à Athènes avec Solon, mais les réformes de Clisthènes (508 av. J.-C.) sont décisives, même si avec Périclès et ses successeurs, on assiste à une sorte de radicalisation. Clisthènes instaure un nouveau découpage calendaire et territorial conditionnant le fonctionnement même des institutions (assemblée du peuple, conseil permanent, tribunaux, etc.) et dont la vocation est d’entraver la puissance des grandes familles, des « nobles » et de faire pièce aux intérêts locaux ou régionaux. Il s’agit d’instituer une égalité réelle et politique entre les citoyens (dont la définition est particulièrement exclusive), même si l’on ne doit pas sousestimer les luttes entre créanciers et débiteurs, entre riches et pauvres, dans l’invention du compromis démocratique. On qualifie ce type de démocratie de « directe » dans la mesure où les affaires communes sont prises en charge sans la médiation de représentants, et sans que l’on puisse séparer les attributions législatives, judiciaires, de politique « étrangère », etc. L’élection à des responsabilités requérant des compétences techniques – celle des stratèges par exemple – est pensée comme un procédé aristocratique, le procédé démocratique par excellence étant le tirage au sort, qui pose bien que les citoyens sont égaux et également capables d’exercer les responsabilités politiques. L’égalité politique est donc le fondement de la démocratie, comme isonomia (égalité de droit) et iségoria (égalité de parole). Cette égalité n’est pas civile mais bien politique : il ne s’agit pas par exemple de la simple application de la loi sans acception de personnes, mais bien de la possibilité de suggérer ou proposer une loi. L’égalité ainsi entendue est corrélée à la liberté, non pas simplement au sens où les citoyens ne sont des esclaves mais sui juris, mais bien du fait que dans la sphère politique « chacun est tour à tour gouvernants et gouvernés » et ne subit pas de contraintes extérieures. On ne trouve donc trace d’une séparation entre société civile et État. L’instauration par Périclès de la rétribution civique, dédommageant les citoyens les plus pauvres et leur permettant d’exercer leurs capacités politiques, indique à la fois la relative autonomie de l’économique et du politique et la primauté de ce dernier (en témoigne le niveau

de participation, selon Hansen sans aucun équivalent dans l’histoire mondiale). Comme en témoigne l’oraison funèbre que Thucydide prête à Périclès, tout se passe comme si la cité endossait l’idéal aristocratique : faire valoir son excellence par la compétition, l’agon, entre égaux – pour l’étendre à l’ensemble de la communauté civique. La vie politique est donc saisie comme le genre de vie le plus haut (d’où des tensions nécessaires avec la philosophie prétendant à un genre de vie encore supérieur et frappant les autres d’insignifiance relative). L’instauration d’une égalité active entre citoyens, dont les différents internes se règlent par la parole (instrument politique par excellence – Athènes dressa un temple à Peitho, la persuasion) dote le « peuple » de pouvoirs exorbitants, et pose la question et des limites et de la fragilité d’un tel système. Quels que soient les contrepoids institutionnels (ostracisme, procédure d’illégalité, reddition de comptes, concours de théâtre, etc.), rien ne peut réellement s’opposer aux décisions populaires, nécessairement exposées à l’emportement passionnel, la séduction démagogique, l’aveuglement, etc. On comprend que Montesquieu fasse de la vertu (amour de l’égalité et désir de faire prévaloir le bien commun sur l’intérêt égoïste) le principe du gouvernement démocratique, et downloadModeText.vue.download 273 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 271 souligne que la transformation du principe (sous le coup de « l’individualisme », du désir de luxe, etc.) entraîne un changement de régime. Démocratie est donc d’abord un terme péjoratif, les partisans de ce gouvernement préférant le terme d’isonomie, et Aristote ferra encore de la démocratie un type de régime perverti, qui est au régime droit de la « politeia » ce que la tyrannie est à la monarchie. Les critiques de Platon (liées à la dénonciation de la sophistique) pose que la démocratie est le dernier avatar de la dégénérescence des gouvernements précédant la tyrannie. Outre que l’on y confond la liberté avec la licence, l’unité de la cité est menacée par l’inflation des désirs immaîtrisés et contradictoires, la confusion de l’égalité géométrique, respectant les mérites et vertus spécifiques de chacun et fondant un ordre de préséance, avec la simple égalité arithmétique (cf. aussi Aristote), et le poids de la masse y supplée l’inaptitude intellectuelle – la démocratie est l’incompétence au pouvoir. Elle est donc instable et conflictuelle, et la tyrannie du nombre prépare l’arrivée du despote. Cette suspicion envers l’inaptitude intellectuelle et la faiblesse morale du peuple, particulièrement incapable de prévision à long terme et de maîtrise de soi, sera reconduite jusqu’au Contrat social de Rousseau – notamment avec le chapitre consacré au législateur. Si la souveraineté ne peut être que populaire, le gouvernement ne saurait être démocratique. Rousseau reprend le schéma cartésien de l’erreur formelle pour souligner que la

volonté (populaire) ne suit pas toujours un entendement qui lui est extérieur. Corrélativement, la pensée libérale et ses différents courants suspectera toujours la démocratie de n’être que la tyrannie de la majorité. Mais ces effets d’écho sont fallacieux. La pensée classique dénie l’importance de la typologie des régimes. Plus fondamentalement, la nature, les enjeux et les fonctions de la vie politique voient leur signification totalement modifiés. Toute la pensée contractualiste présuppose que chaque homme est naturellement libre et apte à se gouverner lui-même. L’autorité politique est donc une création volontaire, moyen que se donnent les individus pour assurer leur fin. Dans cette conception que l’on qualifie « d’atomistique », la question fondamentale est moins celle du type de gouvernement souhaitable que celle de l’essence du pouvoir ou de la souveraineté, qui réside originairement dans chaque individu. Tout pouvoir légitime est donc ipso facto consenti, et assujetti à une fin qui lui est extérieure, loin que l’inscription dans une communauté politique soit première et naturelle, et que la vie politique vaille par elle-même. Il s’agira donc toujours de penser la différenciation et l’articulation entre la liberté naturelle et la liberté civile, et de comprendre la puissance de l’État – et par suite ses fonctions et ses limites – dont les droits inaliénables que nul homme ne saurait consentir à aliéner, ou encore les droits tels que l’État a pour fonction même d’en assurer la préservation et la jouissance. La question de l’instance légitime détentrice du pouvoir souverain dépend donc d’une anthropologie, anthropologie qui sous-tend les descriptions de cette fiction qu’est « l’état de nature ». Rousseau pose que l’homme veut se conserver comme être libre, et que le bien inaliénable par excellence est la liberté. Par suite le contrat vise à obéir à des lois dont on est soi-même l’auteur pour se prémunir de toute obéissance à une volonté extérieure à la sienne. Chacun promet donc en réalité d’obéir à une partie de sa propre volonté, et à faire prévaloir cette partie (volonté générale) sur le reste (les volitions particulières, propres à l’individu). Bref, chacun s’engage à obéir à la volonté générale, qui désigne ce qu’il y a de commun entre sa volonté et celle de ses concitoyens. Il s’ensuit que l’autorité souveraine ne peut être détenue que par le peuple, que le peuple soumis aux lois doit en être l’auteur, que l’égalité doit être stricte entre souverain et sujet. Ce qui contraint à différencier le souverain (détenteur de la puissance législative) du gouvernement (chargé, par exemple, des décrets). Si l’essence de la souveraineté est d’être démocratique, on ne peut qualifier Rousseau de démocrate, puisque des hommes ne saurait se gouverner démocratiquement – mais il est bien républicain. Mais un des problèmes fondamentaux posés par la logique même du Contrat social est celui de la représentation. Car, en toute rigueur, une volonté ne se délègue pas, ne se représente pas. La représentation est saisie ici comme une survivance féodale. Si le chapitre consacré au législateur indiquait la question fondamentale de l’éducation et des compétences proprement politiques du peuple en « démocratie », la question de la représentation renvoie moins à celle de la taille des États modernes dont la population ne jouit plus du loisir causé par l’esclavage qu’à celle d’une émancipation et d’une trahison toujours possible du représentant à l’encontre

du représenté. On peut concevoir le Contrat social comme une mise à jour des problèmes fondamentaux générés par une souveraineté posée comme démocratique. C’est encore la question de la représentation, qui conduit le Fédéraliste (où Madison, Hamilton et Jay incitent leurs concitoyens de New York à ratifier la constitution fédérale des futurs États-Unis) à opposer la démocratie – toujours conçue comme directe, à la république (dans un sens qui n’est pas du tout celui de Rousseau), où des élus représentent les intérêts et opinions de leurs mandants, mais aussi les filtrent, les retardent et se donnent les moyens de les examiner froidement. La représentation rend possible un gouvernement libre dans un grand État (là où Rousseau déplorait que, n’ayant plus d’esclaves, nous le soyons devenus), contrecarrent l’aveuglement et l’emportement démocratique, et sont efficaces contre les factions, en assurant leur représentations concurrentes et en les contraignants au compromis. La république ici se pense comme différente de la démocratie en ce qu’elle empêche la tyrannie de la majorité, l’écrasement des minorités. Pourtant, l’exemple type des factions fourni par le Fédéraliste – qui autorise l’esclavage – est adossé à la question des inégalités de propriété (le souvenir des réformes agraires antiques, la rébellion des débiteurs dans les anciennes colonies, fournissent l’arrière fond). Si la république est sensée – selon la leçon de Montesquieu – donner voix à des intérêts différents et légitimes et les contraindre à s’entendre, la démocratie est ici suspecte de favoriser la « populace ». Étroitement liés à la représentation, on retrouve donc la structuration en classes sociales, la distinction entre société civile et État, et la question de la définition même de la citoyenneté attribué selon des critères de revenus. Kant distingue encore, non sans embarras, citoyen actif et citoyen passif. Et Spinoza, un des rares auteurs de son époque à défendre la démocratie, en exclue les femmes et les serviteurs, dont la dépendance économique se traduirait en assujettissement culturel. Ainsi, si B. Constant pose un peu brutalement que la liberté des Anciens était politique alors que l’insignifiance politiques des citoyens modernes fait de la vie privée et du labeur le refuge de la liberté, il indique bien que les responsabilités politiques sont pensées comme un fardeau qui distrait des occupations essentielles – c’est-à-dire économiques. TocquedownloadModeText.vue.download 274 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 272 ville souligne plus fondamentalement que l’égalité démocratique renvoie moins à un régime politique qu’à un état social, défini par la destruction des ordres et par sa mobilité, état social qui peut politiquement se traduire aussi bien par la liberté que par la servitude. Si la démocratie (sociale) est une promesse d’émancipation (des corporations, des ordres, de l’autorité parentale, des autorités intellectuelles), la menace

vient de ce que la majorité y vit dans une perpétuelle adoration d’elle-même, et ne perçoit aucune limite à sa propre puissance. La démocratie ainsi entendue est menacée d’une sorte d’entropie, de règne du conformisme, de l’insignifiance et de la monotonie. Tocqueville indique cependant un autre risque : un « monstre dans l’état social » démocratique, « l’aristocratie industrielle ». Le capitalisme dont il est le contemporain lui apparaît comme conciliant l’impersonnalité démocratique à la fixité aristocratique. À la mobilité et à l’égalisation sociale des conditions s’opposent donc le mode de production capitaliste, pour reprendre les termes de Marx. On conçoit que celui-ci ne voit dans les droits de l’homme que l’opération idéologique des temps modernes, dans la mesure où l’on fait de l’émancipation politique, qui n’est que politique, l’essence de l’émancipation elle-même, et que l’on méconnaît que l’État et ses institutions – fussent-elles démocratiques – pérennisent et légitiment l’exploitation, sont un instrument de pouvoir d’une classe. S’il faut préférer la magna charta de la réduction du temps de travail aux proclamations emphatiques des droits de l’homme, c’est que la lutte politique (et juridique) n’est que l’expression et le moyen d’un combat qui vise l’émancipation de l’homme comme tel, la formation de l’homme générique, le dépérissement de l’État. Il semble donc que la critique marxienne de la politique et par suite de la démocratie et de ses droits « formels » intègre un moment proprement libéral, et vise l’abolition de la politique. ▶ L’histoire du XXe s. et des avatars du mépris total des droits formels, et la volonté de transparence totale de la société à elle-même, a amené à l’opposition unilatérale du « totalitarisme » à la « démocratie », parfois même la proclamation de la fin de l’histoire et de l’unicité du modèle démocratique. Lefort a bien montré que l’ouverture démocratique, acceptant de poser, sans pouvoir jamais la résoudre, la question de l’historicité, du fondement, du lieu même du pouvoir, acceptant de dissocier savoir, pouvoir et droit, portait comme son envers le risque totalitaire. Mais outre qu’une opposition aussi caricaturale fait trop bon marché de tous les régimes qui sont oppressifs sans être « totalitaires », elle semble interdire toute interrogation un peu féconde sur le fonctionnement réel et les failles des institutions démocratiques, ou sur le sens même que devrait revêtir la démocratie dans le monde contemporain, ou encore, sur les conditions de possibilité même d’une démocratie, qui ne saurait être les mêmes aujourd’hui que celles du monde des polis, ni celles du monde des États-nations souverains. Anne Amiel ✐ Finley, M.I., Démocratie antique démocratie moderne, Payot,

Paris, 1993. Hansen, M., La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Belles lettres, Paris, 1993 et Polis et Cité-État, Belles lettres, Paris, 2001. Lévêque, P. et Vidal-Naquet, P., Clisthènes l’athénien, Macula, Paris, 1964. Loraux, N., L’invention d’Athènes, Payot, Paris, 1993. Meier, C., La Naissance du politique, Gallimard, Paris, 1995. Romilly De, J., Problème de la démocratie grecque, Hermann, Paris, 1986. ! CITOYEN, CONTRAT SOCIAL, DROITS DE L’HOMME, ÉGALITÉ, ÉTAT, LIBERTÉ, RÉVOLUTION, TOTALITARISME La démocratie moderne ou la révolution impossible ? Dans la Lettre L, Spinoza souligne la différence qui le sépare de Hobbes quant à la politique : elle « consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel » et que, par conséquent, l’état civil « c’est la continuation de l’état de nature 1 ». L’identification entre le droit naturel et la puissance naturelle des hommes (les passions) 2 permet à Spinoza de penser cette « continuation » comme étant la condition même de la politique : la puissance des passions humaines s’affirme aussi bien à l’état de nature que dans l’état civil, mais, alors que dans le premier elle est individuelle, dans le deuxième elle est collective. L’état civil se présente ainsi chez Spinoza comme le résultat d’une mécanique passionnelle fondée sur un rapport de forces trouvant son origine dans la puissance de la multitude. Une telle explication de la « genèse » de l’état civil peut faire l’économie de la notion de contrat 3. En effet, l’état civil, en tant que continuation de l’état de nature, est indissoluble : le corps politique, expression de la puissance collective de la multitude, ne peut jamais être détruit 4. C’est là précisément que résident la spécificité et la

radicalité de la philosophie politique spinozienne. La puissance de la multitude désigne « la forme d’une société qui se confond avec l’exercice d’une démocratie informelle et originaire 5 ». La démocratie épouse et traduit la dynamique absolue et naturelle s’exprimant par la puissance de la multitude : par là, elle circonscrit nécessairement les caractères et les propriétés de l’état civil ainsi que le sens et le contenu de l’action politique. Plus spécifiquement, elle permet de dégager les présupposés d’une théorie politique de l’« émancipation constituante » s’opposant à une théorie de la « révolution étatique » qui trouve sa formulation la plus accomplie et systématique chez Hobbes. Ce double enjeu peut mettre en lumière les alternatives propres à la question de la démocratie moderne : la révolution, comme étatisation d’un processus contractualiste ou conflictuel, et l’émancipation, comme affirmation constituante d’une démocratie originaire et absolue – naturelle et immanente à la puissance collective de la multitude. HOBBES OU LA RÉVOLUTION DE L’ÉTAT H obbes récuse explicitement le principe aristotélico-thomiste faisant de l’homme un « animal politique ». La société se forme « par accident et non pas par une disposition nécessaire de la nature 6 ». C’est la recherche de l’utilité et non pas l’instinct naturel qui conduit les hommes à s’associer et à fonder l’état civil. Dans la perspective hobbienne, le passage de l’état de nature à l’état civil représente une véritable « révolution » : la fondation d’un pouvoir commun (civitas) permet de passer de la conservation individuelle par downloadModeText.vue.download 275 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 273 la force à la production collective de biens garantie par la sécurité et le respect des conventions 7. La guerre qui caractérise l’état de nature empêche l’activité humaine de s’affirmer dans toute sa complexité : la vie de l’homme est misérable et pénible car elle ne peut pas exprimer toutes ses potentialités, aussi bien en matière économique que technique et culturelle 8. Pour Hobbes, le pacte qui conduit à la fondation de l’État constitue une double révolution – libération de l’état de nature et création d’une abondance productive comme condition nécessaire pour une vie véritablement humaine. Ce

n’est que dans la civitas que l’homme accède à son « humanité ». L’État se définit comme étant la seule révolution pouvant conduire à l’humanisation définitive de l’humain. C’est en ce sens que Hobbes pense la politique en termes de révolution. La politique marque une rupture définitive avec une condition naturelle caractérisée par la possibilité perpétuelle de la destruction de la vie humaine. L’état civil est un artifice qui transforme de fond en comble l’horizon vital de l’homme : son invention est une révolution qui offre à l’homme la sécurité grâce à laquelle il peut réaliser tout ce qui est compris dans son essence (lois naturelles) et défini par sa raison 9. C’est pourquoi cette révolution est sans retour. L’institution du pouvoir civil ne peut pas consentir une régression à une condition inhumaine : la révolution sanctionnée par le pacte contraint les sujets à respecter définitivement la convention qui instaure et légitime le souverain 10 – seule et unique garantie de leur existence politique. Penser la politique avec Hobbes signifie penser la nécessité de la révolution – comme condition de la réalisation de la nature rationnelle et productive de l’homme dans l’État. Ce n’est que par la révolution politique, incarnée par l’institution du pouvoir civil, que l’homme appréhende sa condition définitive : produire en sécurité et faire le meilleur usage de sa raison. Depuis Hobbes, l’idée de révolution est indissociable de l’idée d’État et de pouvoir constitué. La conception schmitienne de l’état d’exception en est un exemple : la décision qui fonde la souveraineté se présente comme l’aboutissement de la révolution étatique. Le souverain, de par sa décision, réitère, bien au-delà de la norme juridique, l’essence la plus profonde de l’État : l’impossibilité de revenir à une condition pré-politique et par conséquent la nécessité de préserver la révolution qui a conduit à sa constitution 11. La théorie léniniste de la dictature du prolétariat en est un autre exemple : l’État bourgeois ne peut céder la place à l’État prolétarien par voie d’extinction mais seulement par une révolution. La substitution de l’État prolétarien à l’État bourgeois passe nécessairement par la révolution 12. L’interprétation léniniste de Marx accentue le caractère indépassable de la révolution dans la définition de l’action politique : le communisme se présente ainsi comme la « révolution des révolutions », comme la dissolution définitive de toute révolution dans la constitution d’une société adéquate à la nature la plus profonde des hommes : l’affirmation de la liberté sans coercition et de l’activité dans la coopération. L’ÉMANCIPATION SPINOZISTE OU LA RÉVOLUTION IMPOSSIBLE DE LA DÉMOCRATIE L ’inclusion du droit et de la puissance conduit Spinoza à penser la continuation entre l’état naturel et l’état civil. Celui-ci ne représente pas une « révolution » par rapport à

celui-là : il en constitue plutôt son amélioration et son perfectionnement. L’état de nature se définit par une expression minimale du rapport inclusif du droit et de la puissance 13. En revanche, dans l’état civil cette expression est optimale. C’est dire que pour Spinoza l’état civil se présente comme étant la condition la plus favorable pour l’émancipation des hommes de la servitude des passions. Mais cette condition d’émancipation n’est pas le résultat d’une révolution introduisant une coupure irréversible entre la nature et l’État. Spinoza ne conçoit la révolution que comme un cas limite affectant le changement de la forme-État ; autrement dit-il fait de la révolution une possibilité pour préserver l’émancipation constituante de la multitude 14. La révolution est l’une des étapes possibles dans le processus toujours en acte de l’émancipation humaine. Cette émancipation engendre une dynamique d’autonomie qui est en même temps singulière et commune : il s’agit d’une libération qui affecte aussi bien le mental que le corporel des individus, d’une conquête d’espaces de liberté et d’amour collectifs, de la définition de pratiques de résistance et de vigilance. L’émancipation se construit dans l’horizon ouvert de la « vertu » machiavélienne, de la formation de la liberté contre la fortune – dans le projet constituant qui ne succombe pas aux contradictions du réel 15. C’est là que réside le principe spinoziste de la démocratie comme absoluité du politique. La démocratie se présente comme le présupposé indestructible de la politique : elle est la possibilité toujours immanente de l’émancipation naturelle qui s’oppose à l’étatisation constituée de la révolution, à la subsomption de la puissance matérialiste de la multitude par la norme contractualiste instituant une souveraineté dominant la société civile 16. Si bien que la démocratie se confond avec la politique tout court. La constitution de la politique désigne chez Spinoza les processus multiples de transformation de la puissance humaine – exprimée collectivement dans la multitude. La politique n’est rien d’autre que le lieu des transformations de la puissance humaine, qui s’efforce sans cesse de transiter de la passivité à l’activité, de s’émanciper. Spinoza pense ce lieu et ces transformations d’une manière absolue – c’est-à-dire comme démocratie. Cette démocratie ne peut ainsi se fonder que sur l’impossibilité de la révolution telle qu’elle se trouve formulée et systématisée chez Hobbes et dans la tradition moderne qui y fait référence (doctrines du contrat social, théories de la décision). Le projet spinoziste d’une démocratie absolue, expression de la puissance multiple et différenciée de la multitude, trouve sa formulation la plus féconde dans l’oeuvre de G. Deleuze et de F. Guattuari 17. La politique devient ici l’affirmation d’un désir nomade qui se soustrait par définition à l’appareil de capture de l’État. La fonction de l’État se réduit à strier l’espace sur lequel se métamorphosent les puissances singulières et collectives de la multitude. La démocratie se définit

par la déterritorialisation du désir échappant au pouvoir de surcodage de l’État : machine de guerre qui fuit l’organisation rationnelle de la puissance (le travail) et la souveraineté organisationnelle des affects (bureaucratie). Face à l’imposition réitérée de la révolution étatique, la démocratie réinvente sans cesse l’immanence de la politique et la création de l’émancipation dans la libération du devenir (intensité-imperceptibilité) : « Ce n’est pas en termes d’indépendance, mais de coexistence et de concurrence, dans un champ perpétuel d’interaction, qu’il faut penser l’extériorité et l’intériorité, les machines de guerre à métamorphoses et les appareils identitaires d’État, les bandes et les royaumes, les mégamachines et les empires 18 ». downloadModeText.vue.download 276 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 274 SAVERIO ANSALDI ✐ 1 Spinoza, B., Lettres, in OEuvres, IV, trad. C. Appuhn, Flammarion, Paris, 1993, p. 283. 2 Spinoza, B., Traité politique, trad. P.-F. Moreau, éd. Réplique, Paris, 1979, chap. II. 3 Ibid., chap. IV. Cf. à ce propos A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, Paris, 1969, chap. VIII en particulier. 4 Spinoza, B., Traité politique, op. cit., chap. VI. 5 Lazzeri, C., Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, PUF, Paris, 1998, première section, chap. I, p. 90. 6 Hobbes, T., le Citoyen, trad. S. Sorbière, Flammarion, Paris, 1982, première section, chap. I, p. 90. 7 Hobbes, T., Léviathan, trad. F. Tricaud, éd. Sirey, Paris, 1971, chap. XVII. 8 Ibid., chap. XIII. Cf. sur cet aspect C. B. Macpherson, la Théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, Paris, 1971, chap. II. 9 Hobbes pense l’activité humaine en termes de « travail » : de ce point de vue, la société civile se conserve en sécurisant le travail comme source première de la production et de la transformation de la nature. Cf. Hobbes, T., Léviathan, op. cit., chap. XXIV. 10 Ibid., chap. XVIII. 11 Schmitt, C., Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre der Souveranität, Duncker et Humbolt, Munich-Leipzig, 1934.

12 Lénine, l’État et la révolution, éditions en langues étrangères, Pékin, 1970. 13 Spinoza, B., Traité politique, op. cit., chap. II. 14 Ibid., chap. IV. 15 Cf. A. Negri, le Pouvoir constituant, PUF, Paris, 1997, chap. II. 16 Cf. A. Negri, l’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, Paris, 1982, chap. VIII. 17 Deleuze, G., et Guattari, F., Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980. 18 Ibid., p. 446. DÉMONSTRATION Du latin demonstratio. En grec : apodeixis. PHILOS. ANTIQUE Procédure de déduction qui établit une vérité non évidente à partir de prémisses connues. – Chez Aristote, « syllogisme scientifique » 1, c’est-à-dire « syllogisme qui part de choses vraies et premières, ou au moins qui part de choses dont on a initialement pris connaissance par l’intermédiaire de certaines choses premières et vraies » 2. – Chez les stoïciens, « raisonnement qui conclut de ce qui était davantage compris à ce qui était moins compris » 3, c’est-à-dire « raisonnement qui, par déduction à partir de prémisses sur lesquelles on se met d’accord, révèle une conclusion non manifeste » 4. Pour Aristote et les stoïciens, la démonstration est une forme particulière de déduction. Dans une positions dites « prémisses » étant autre proposition dite « conclusion nécessaire et indubitable. Dans une misses sont vraies et connues comme

déduction, certaines proposées ou accordées, une » en résulte de manière démonstration, les prételles, et la conclusion

n’est pas connue (ou, du moins, elle est moins connue 5 ou « moins comprise ») avant d’être dévoilée par les prémisses. Chez Aristote, la démonstration est la forme « scientifique » du syllogisme. Le syllogisme est « un raisonnement dans lequel, certaines choses étant posées [les prémisses], quelque chose d’autre que ce qui a été avancé s’ensuit nécessairement au moyen de ce qui a été avancé » 6. C’est une démonstration si les prémisses sont vraies et premières, c’est-à-dire si ce sont

des axiomes, ou si elles ont été établies par d’autres démonstrations. Par contraste, les prémisses d’un syllogisme dialectique sont seulement des idées admises 7. La démonstration est ainsi en principe ce qui caractérise la science, encore qu’Aristote admette que « toute science n’est pas démonstrative, mais que celle des [principes] immédiats est indémontrable » 8. La première définition stoïcienne de la démonstration impose que les prémisses soient « comprises », c’est-à-dire fassent l’objet d’une katalêpsis. Cette exigence est analogue à celle d’Aristote : en tant qu’objets d’une katalêpsis, les prémisses sont vraies et évidentes par soi, soit qu’elles fassent l’objet d’une perception sensible, soit qu’elles soient connues grâce à d’autres démonstrations. La seconde définition exige, en outre, que la démonstration révèle une conclusion qui n’est pas connue sans elle. Pour être une démonstration, il faut qu’un raisonnement soit déductif, vrai, avec une conclusion non évidente, dévoilée par ses prémisses 9. Contrairement à ce qui se passe chez Aristote, il semble que, pour les stoïciens, une démonstration puisse ne pas être un syllogisme : une démonstration est un raisonnement qui procède par déduction (sunagôgê) ; or, il y a des déductions non syllogistiques. Pour qu’un raisonnement soit une déduction, il faut en effet que la négation de la conclusion soit incompatible avec les prémisses. Si cette incompatibilité dépend de la forme même du raisonnement, la déduction est un syllogisme, mais elle n’en est pas un si cette incompatibilité n’apparaît que dans le contenu des propositions. Par exemple, le raisonnement : « La proposition “il fait à la fois nuit et jour” est fausse ; or, “il fait jour ; donc il ne fait pas nuit” » n’est pas un syllogisme, bien que ce soit une déduction correcte ; la validité du raisonnement ne dépend pas de sa forme, mais du contenu des propositions 10. Par ailleurs, les syllogismes aristotéliciens reposent sur les rapports des termes des propositions, alors que c’est le rapport entre les propositions elles-mêmes qui détermine la validité d’un syllogisme stoïcien. Chez Aristote, un syllogisme est de la forme : « Si B est A, et si A est C, alors B est C », tandis que, chez les stoïciens, il est de la forme : « Si le premier alors le second ; or, le premier ; donc le second ». A, B et C sont les termes (sujets ou prédicats) des propositions, tandis que « le premier » et « le second » sont des propositions. Cela n’affecte que partiellement la différence entre la démonstration aristotélicienne et la démonstration stoïcienne du fait qu’une démonstration stoïcienne n’est pas nécessairement un syllogisme. Chez les stoïciens comme chez Aristote, il existe des règles d’analyse qui permettent de ramener certains raisonnements complexes aux formes élémentaires du raisonnement (dites anapodictiques chez les stoïciens). Selon les sceptiques, il n’existe pas de démonstration 11. Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b18. 2 Aristote, Topiques, I, 1, 100a27-29. 3 Diogène Laërce, VII, 45 ; Cicéron, Premiers académiques, II, 26. 4 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 135. 5 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b19-22. 6 Aristote, Topiques, I, 1, 100a25-27. 7 Ibid., I, 1, 100a27-30. 8 Aristote, Seconds analytiques, I, 3, 72b18-20. 9 Sextus Empiricus, op. cit., II, 143. 10 Diogène Laërce, VII, 76-78. downloadModeText.vue.download 277 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 275 11 Sextus Empiricus, op. cit., II, 144-192. Voir-aussi : Gourinat, J.-B., la Dialectique des stoïciens, Paris, 2000, pp. 262-320. Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 2, chap. 36, Paris, 2001. Lukasiewicz, J., la Syllogistique d’Aristote, Paris, 1972. ! ANALYTIQUE, ANAPODICTIQUE, AXIOME, DIALECTIQUE, KATALÊPSIS PHILOS. CONN., LOGIQUE 1. Au sens informel, raisonnement déductif par lequel on tire une conclusion de certaines prémisses préalablement admises. – 2. Dans un système formel, suite finie de formules dont la dernière est la conclusion, et dont chacune est un axiome du système ou provient de formules qui la précèdent dans la suite par application de l’une des règles d’inférence du système ; une démonstration est donc une déduction sans hypothèses. – 3. Démonstration par l’absurde (reductio ad absurdum), ou preuve apagogique, raisonnement consistant à prouver un énoncé en montrant que sa négation a pour conséquence un énoncé qui contredit certains énoncés préalablement admis. – 4. Démonstration conditionnelle, raisonnement par lequel on déduit une conclusion C à partir d’hypothèses H1, ... , Hn, l’énoncé conditionnel « si H1, ... , et si Hn, alors C » étant alors inconditionnellement asserté sur la base de cette déduction.

Jacques Dubucs ! DÉDUCTION, DIAGONAL (ARGUMENT) DÉNÉGATION ! NÉGATION DÉNI En allemand : Verleugnung, de verleugnen, « dénier », composé de leugnen, « nier », et de ver-, à valeur de renforcement, « renier », « désavouer », marquant aussi que l’action est fautive, dévie ou rate, « nier à mauvais escient ». PSYCHANALYSE Mécanisme de défense par lequel le moi reconnaît et refuse de reconnaître la réalité d’une perception. Le déni est corrélatif d’un clivage du moi 1 : deux courants indépendants coexistent, l’un satisfaisant aux exigences de la réalité, l’autre refusant de s’y soumettre. Cette défense, d’abord rapportée à la psychose, désigne le refus d’un fragment de réalité. Le déni (Leugnung 2) opère chez l’enfant à l’endroit de la perception de l’altérité des sexes et des rapports sexuels entre les parents. La découverte de la phase phallique et l’exemple du fétichisme 3 permettent à Freud de repérer la fonction du déni dans la perversion. Confronté à l’absence de pénis de la mère, le fétichiste dénie sa perception. Mais elle ne reste pas sans effet. Le fétiche est érigé comme substitut du pénis de la femme – en fait, phallus de la mère et signe de sa toute-puissance. Ainsi le phallus est présent, sous la forme du fétiche, et absent, puisqu’il ne vaut que comme substitut. ▶ L’érection de figures de la toute-puissance, variables selon les cultures – dieux, chefs, argent, etc. – et la croyance qu’elles provoquent témoignent de l’importance des processus de déni en psychologie collective. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Ichspaltung im Abwehrvorgang (1938-1940), G.W. XVII, le Clivage du moi dans le processus défensif, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, pp. 283-286. 2 Freud, S., Die infantile Genitalorganisation (1923), G.W. XIII, l’Organisation génitale infantile, OCF.P XVI, PUF, Paris, p. 307. 3 Freud, S., Fetichismus (1927), G.W. XIV, le Fétichisme, in la Vie sexuelle, PUF, Paris, pp. 133-138.

! DÉFENSE, DIFFÉRENCE DES SEXES, FÉTICHISME, MOI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS, RÉALITÉ, REFOULEMENT, REJET DÉNOMBRABLE MATHÉMATIQUES Ensemble dont l’on peut numéroter les éléments, c’està-dire lorsqu’il existe une bijection entre cet ensemble et l’ensemble des nombres entiers (N). L’exhibition de paradoxes simples associés aux ensembles dénombrables a stimulé, au XVIIe s., les réflexions sur l’infini mathématique. Galilée, dans la première journée des Discours concernant deux sciences nouvelles 1, montre comment il y a autant de carrés parfaits (1, 4, 9, etc.) que de nombres entiers. Un sous-ensemble propre pouvant donc avoir même cardinal que l’ensemble total. Dedekind, en 1930, appuiera sa définition d’un ensemble infini sur cette propriété « Un système S est dit infini quand il est semblable à une de ses parties propres » 2. La considération des ensembles infinis dénombrables (dont N est le modèle) est encore à la base du raisonnement par induction complète dont la première formulation explicite semble due à Pascal, dans son Traité du triangle arithmétique. Les travaux de Dedekind et Cantor notamment ont permis d’établir que les ensembles des nombres rationnels (Q) et des nombres algébriques sont dénombrables. En revanche, l’ensemble des parties de N (P(N)) et l’ensemble des nombres réels (R) ne le sont pas. Ils ont une puissance supérieure ; R a la puissance du continu. Vincent Jullien ✐ 1 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, trad. Maurice Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970 (rééd. PUF, 1995). 2 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ?, trad. in Belna, la Notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, Vrin, Paris, 1996, p. 37. DÉONTIQUE

En grec : deon, « devoir ». LOGIQUE, MORALE Termes qui font l’objet de diverses formalisations en logique déontique comme « il est obligatoire » ou « il est permis ». Plus généralement, est dite « déontique » ou « déontologique » une éthique fondée sur la notion de devoir ou de droit. Les jugements déontiques sont une variété de jugements normatifs introduisant des notions comme celle de devoir, d’obligation, de permission ou d’interdiction. La logique déontique est une extension de la logique classique, proche de la logique modale, qui introduit des opérateurs comme « Op » (il est obligatoire que p) ou « Pp » (il est permis que p), et étudie les types d’inférences autorisées par ces termes. Mais ces principes sont controversés (de ce qu’on doit poster downloadModeText.vue.download 278 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 276 une lettre et que si on la poste elle se perd, il ne s’ensuit pas qu’on doit la perdre). ▶ Les difficultés de la logique déontique tiennent à la variété de nos principes concernant l’obligation. Plus généralement, il y a un conflit entre une éthique déontologique, fondée sur la notion de devoir, et une éthique fondée sur des valeurs, comme le bien ou les conséquences bénéfiques des actions (conséquentialisme). Pascal Engel ✐ Bailhache, P., Essai de logique déontique, Vrin, Paris, 1991. ! LOGIQUE NON CLASSIQUE DÉPASSEMENT Trad. l’allemand Aufhebung. GÉNÉR. En régime hégélien, le dépassement permet de conserver tout en supprimant ; par extension, on peut considérer que Sartre réinvestit cette notion par sa méthode dialectique progressive-régressive.

Pour Hegel, le dépassement désigne le moment dans lequel un état antérieur est à la fois nié comme antérieur et conservé dans l’état ultérieur ; par exemple, le bourgeon est nié et conservé dans la fleur. Les deux dimensions sont également importantes et constitutives de tout ce qui se donne dans une histoire ou une temporalité quelconque. C’est pourquoi le dépassement est l’autre nom de la dialectique, qui caractérise chez Hegel « tout mouvement, toute vie et [...] toute manifestation active dans l’effectivité » ; il ajoute que « tout ce qui nous entoure peut être considéré comme un exemple du dialectique » (Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La Science de la logique, § 81). La notion de dépassement se restreint considérablement chez Sartre, puisqu’elle renvoie désormais à tout ce qui est strictement historique et humain. Plus question donc de parler de dialectique de la nature. Se dépasser, pour l’auteur de L’Être et le néant, c’est être capable de formuler un projet, c’est-à-dire se situer par rapport à une facticité, un donné de départ auquel notre projet a précisément pour tâche de donner sens. Dans Questions de méthode, Sartre expose la méthode progressive-régressive, qui se donne comme un double mouvement, en lequel consiste le dépassement : elle est à la fois mouvement vers le passé, qui replace l’homme dans la facticité de son histoire, et mouvement vers l’avenir, dans lequel s’inscrit son projet. On peut lire une tentative d’application de cette méthode dans L’Idiot de la famille, qui se penche sur le cas singulier de Flaubert. Clara da Silva-Charrak ✐ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, trad. de Jean Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1941. Encyclopédie des sciences philosophiques, I ; La Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943 ; Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1985 ; Questions de méthode, Gallimard, Paris, 1960. En allemand : Überwindung, de über-, « au dessus de », et winden, de winnen, « combattre, vaincre ». La traduction la plus exacte est surmontement (Littré). PSYCHANALYSE Processus par lequel le moi élabore les exigences pulsionnelles (surmonter l’auto-érotisme, les fixations et la toute-puissance infantiles, etc.) et les résistances. Ce faisant, le moi reconnaît les réalités psychique et extérieure, et s’y soumet. Lorsque le moi-réalité canalise le moi-plaisir, on peut parler de surmontement.

Le surmontement n’est pas un concept métapsychologique élaboré comme tel, ses occurrences étant nombreuses et diversifiées chez Freud. Le surmontement est un effort qui, s’il exige du courage, demeure instable, du fait de la puissance des motions pulsionnelles inconscientes. Mazarine Pingeot ! « ENFANTIN ET INFANTILE », FANTASME, MÉTAPSYCHOLOGIE, MOI, PULSION, RÉALITÉ, SEXUALITÉ DÉPLACEMENT En allemand : Verschiebung, « déplacement », « manoeuvre », de ver-, à valeur de renforcement, et schieben, « pousser », « faire glisser ». PSYCHANALYSE Mécanisme caractéristique des processus inconscients (processus primaire) par lequel l’investissement – la quantité d’énergie psychique – lié à une représentation en est détaché et transféré à une autre, selon une liaison associative. Le déplacement rend en outre possible la sommation des investissements sur une représentation à la croisée de plusieurs chaînes associatives, et favorise ainsi la condensation. Le déplacement se retrouve au principe de toutes les formations de l’inconscient (acte manqué, lapsus, mot d’esprit, symptôme psycho-névrotique), mais l’interprétation du rêve 1 est, pour Freud, l’occasion privilégiée de son étude. Le déplacement est, avec la condensation, la prise en compte de la figurabilité et l’élaboration secondaire, un des quatre mécanismes du travail du rêve qui transforme le contenu latent du rêve en son contenu manifeste. Le rêve est ainsi autrement centré, accentué : ce qui est nodal n’est indiqué que par des détails. Le déplacement sert donc, dans le rêve, la censure. Il revêt aussi une fonction défensive, dans les névroses phobiques et de contrainte, par exemple. ▶ Relisant Freud à la lumière de la linguistique, R. Jakobson 2 et Lacan 3 s’accordent à identifier déplacement et métonymie – Lacan précisant que le désir est métonymique. Mais la notion de déplacement excède celle de métonymie. Le mécanisme du déplacement opère localement, comme dans le travail du rêve, mais entre aussi en jeu dans des échanges dont la dimension excède celle de mécanismes locaux – projection

ou encore transfert, avec lequel Freud le confond parfois. Dans la pensée magique, le déplacement, qui dénie les séparations, relève d’une dynamique narcissique. Il restaure ainsi une continuité de seconde espèce qui vise à retrouver les modes de relation premiers à la mère. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1900), l’Interprétation des rêves, chap. VI, 2, PUF, Paris, 1967. 2 Jakobson, R., « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie » (1956), in Essais de linguistique générale, Minuit, Paris, 1963. 3 Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), in Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! AFFECT, CONDENSATION, INCONSCIENT, MAGIE, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PROCESSUS, RÊVE downloadModeText.vue.download 279 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 277 DÉRAISON GÉNÉR., PSYCHOLOGIE Symétrique inverse de la raison, qui désigne ce que la raison doit exclure radicalement, mais qui est susceptible de lui ressembler presque parfaitement. La mise en question préalable de la normativité intrinsèque ou a priori de la raison est précisément ce qu’exclut l’objectivation médicale de la « psychose ». Au contraire, on y suppose qu’il n’y a jamais de cas où la limite entre raison et folie serait indécidable. Plusieurs critiques des prétentions normalisantes de la psychiatrie passent donc par l’élaboration d’un concept de déraison ; celle-ci rejaillit ensuite sur la notion même de raison, qu’elle relativise, en situant historiquement la définition de la folie à laquelle elle s’oppose. De ce jeu dialectique naît la question du choix (donc de la liberté) pour la raison, contre l’abîme, l’inhumain, etc. Un désir transcendant, « sans raison », vient alors inquiéter la rationalité, rejetée loin en aval. ▶ Plusieurs questions éthiques en psychiatrie soulèvent de tels enjeux : les paranoïas où les facultés intellectuelles sont conservées, mais au service d’idéaux extrémistes « dérai-

sonnables », ou encore le voeu transsexuel de changer de sexe, dont on ne sait pas s’il s’agit de folie ou d’un « droit de l’homme » dénié par pur préjugé. Pierre-Henri Castel ✐ Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, 1972. ! FOLIE, PSYCHOSE DE RE / DE DICTO Expressions latines : « au sujet de la chose » / « au sujet de ce qui est dit ». LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT Contraste d’origine scolastique entre deux façons d’interpréter une phrase (et, par extension, une pensée), selon que la phrase (ou la pensée) est conçue comme portant (de re) ou ne portant pas (de dicto) sur une chose particulière. Cette terminologie a été introduite dans la philosophie contemporaine du langage par W. V. O. Quine, qui remarque qu’une phrase comme « je veux un sloop » possède deux interprétations 1. Énoncée par un locuteur, cette phrase peut être vraie si le locuteur désire posséder un sloop particulier ; mais elle est vraie également, selon une seconde lecture, si le locuteur n’a aucun bateau particulier en tête, mais se contente d’exprimer le désir général de combler un « manque de sloop ». En s’inspirant de la distinction russellienne entre connaissance directe et connaissance par description, certains philosophes du langage ont voulu étendre ce contraste aux pensées 2. Une pensée de re porte directement sur un objet en vertu de certaines relations contextuelles, sans la médiation d’une description. Une pensée de dicto ne porte en revanche sur un objet qu’indirectement, au travers d’une médiation conceptuelle que l’on peut formuler dans une description. Les pensées de re, conçues de cette façon, dépendent des objets sur lesquels elles portent, contrairement aux pensées de dicto. Pascal Ludwig ✐ 1 Quine, W. V. O., « Quantifiers and Propositionnal Attitudes », in The Ways of Paradox and Other Essays, New York, Random House, 1966, pp. 183-194. 2 Burge, T., « Belief de re », Journal of Philosophy, 74, 338-62, 1977. ! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, INDEXICAUX, INTENTIONNALITÉ, RÉFÉRENCE DÉRÉLICTION

En allemand : Hilflosigkeit, de Hilfe, « aide », « secours », et los, suffixe privatif. Traduction actuelle : désaide. PSYCHANALYSE Condition fondamentale du nourrisson en situation de danger réel, incapable d’assurer sa survie. État traumatique caractérisé par une augmentation soudaine de la tension psychique, qui n’a pas été anticipée. La déréliction est le prototype de l’angoisse. La prématuration (foetalisation) du nourrisson le rend incapable de satisfaire seul les exigences pulsionnelles. L’absence ou la disparition des objets qui assurent la satisfaction narcissique des besoins et protègent des dangers provoquent l’angoisse. Corrélativement, la dépendance totale du nourrisson à l’endroit des figures parentales implique qu’il leur prête une toute-puissance dont le surmoi, par internalisation de ces dernières, est l’héritier ; il a rôle de protection et de réconfort du moi, dans l’humour notamment, lui échoit – entre autres. ▶ La persistance du besoin de protection et la toute-puissance expliquent la soumission aux figures d’autorité (Dieu, Führer, homme idole, etc.), les bénéfices afférents, mais

la nostalgie de des hommes providentiel, aussi l’ambivalence

à l’égard de celles-ci. Christian Michel ! AMBIVALENCE, ANGOISSE, « ENFANTIN ET INFANTILE », FÉTICHISME, GUIDE, PHALLUS ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Ce terme, qui désigne l’état de chute de l’homme après le péché, a été utilisé à contre-sens pour traduire le terme de Geworfenheit (être-jeté), et par Heidegger pour caractériser la facticité du Dasein. Il est néanmoins repris tel quel par Sartre dans l’Être et le néant et désigne la contingence propre à la réalité humaine telle qu’elle est abandonnée à sa liberté. Jean-Marie Vaysse ✐ Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Paris, 1943. ! ÊTRE-JETÉ DESCRIPTIONS (THÉORIE DES) LINGUISTIQUE Analyse logique et philosophique des groupes nominaux commençant par un article indéfini (descriptions

indéfinies) ou par un article défini (descriptions définies). La théorie des descriptions a été défendue par B. Russell dès 1905, puis dans de nombreux écrits 1. Russell analyse les descriptions définies et indéfinies comme des symboles incomplets, qui ne peuvent contribuer à l’expression d’une proposition que dans le contexte créé par d’autres symboles. Une description comme « le dernier président de la France » ne dénote pas un objet, contrairement à un nom propre comme « François Mitterrand ». La ressemblance entre ces deux types d’expression apparaît à Russell une pure et simple illusion downloadModeText.vue.download 280 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 278 grammaticale, que l’analyse logique doit éliminer. Quelle est donc la contribution sémantique d’une description, si elle ne consiste pas en un objet ? Considérons d’abord le cas des descriptions indéfinies, comme « un homme » dans la phrase « Un homme marche ». Une telle phrase doit être analysée logiquement en deux moments. Elle affirme l’existence d’un homme, et dit de cet homme qu’il marche. En utilisant les notations logiques : ∃x (Homme(x) & Marche(x)), on remarquera qu’aucun des symboles utilisés dans la forme logique de la phrase ne correspond à la description originale, qui a été éliminée de l’analyse logique. L’analyse des descriptions définies du type « le F est G » est semblable, mais comporte trois moments au lieu de deux : il existe un F ; il n’en existe qu’un seul ; ce F est G. Cette analyse a une conséquence ontologique importante : elle permet de résoudre l’énigme des énoncés singuliers existentiels négatifs, comme « Le Père Noël n’existe pas ». Selon Russell, cet énoncé signifie qu’il n’existe pas d’unique individu nommé « Père Noël ». Il peut donc être vrai, sans pour autant que soit présupposée l’existence d’un réfèrent pour l’expression « Père Noël ». C’est sous l’influence de cette analyse des énoncés existentiels que Quine propose son critère d’engagement ontologique : pour qu’une théorie soit engagée relativement à l’existence d’entités, il ne suffit pas qu’elle désigne ces entités à l’aide de descriptions ou de noms propres ; il faut qu’elle affirme leur existence par une quantification existentielle 2. Pascal Ludwig ✐ 1 Russell, B., « On Denoting », Mind, 14, 479-93, 1905. Neale, S., Descriptions, MIT Press, Cambridge (MA), 1990.

2 Quine, W. V. O., « On What there is », in From a Logical Point of view, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2e éd., 1980. ! ANAPHORE, EXISTENCE, NOM PROPRE, RÉFÉRENCE DESCRIPTIVISME / EXPRESSIVISME Trad. de l’anglais descriptivism et expressivism. LINGUISTIQUE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. CONTEMP. Doctrine selon laquelle les jugements moraux énoncent des faits, l’expressivisme qu’ils sont essentiellement non factuels. Le descriptivisme et l’expressivisme sont des thèses sémantiques : elles portent sur ce que signifient les jugements moraux et, donc, non pas directement sur l’état psychologique qu’ils expriment, dont on peut se demander s’il est une croyance (cognitivisme) ou un état affectif (non-cognitivisme). Les deux questions sont parfois confondues. Elles sont pourtant distinctes : un sceptique moral peut soutenir que notre discours moral présuppose des entités (descriptivisme) qui n’existent pas, et expriment seulement l’attitude du locuteur (non-cognitivisme) 1. Ce ne sont pas non plus des thèses sur la nature des valeurs, comme le réalisme moral ou le subjectivisme. Le descriptivisme s’appuie sur la grammaire apparemment factuelle des jugements moraux, sur le fait que nous les soumettions à discussion, que nous parlons de vérité, de fausseté et d’ignorance en morale. Le discours moral énonce donc des faits. Ceux-ci peuvent être naturels (naturalisme éthique, utilitarisme, par exemple), non naturels (intuitionnisme, kantisme éthique) ou ne pas exister (scepticisme). L’expressivisme s’appuie sur la connexion interne entre jugement moral et motivation (cf. « Internalisme éthique ») ; si quelqu’un affirme : « La tolérance est un bien », ou bien il a une inclination à être tolérant, ou bien son affirmation n’est pas sincère. Le jugement moral exprime donc une intention du locuteur. Il peut alors signifier cette attitude (émotivisme), ou une prescription (prescriptivisme). Julien Dutant ✐ 1 Mackie, J. L., Ethics : Inventing Right and Wrong, 1979, pp. 1-49, Harmondsworth, Penguin.

Voir-aussi : Gibbard, A., Wise Choices, Apt Feelings, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 1990, trad. fr. « Sagesse des choix, justesse des sentiments », PUF, Paris, 1996 (défense de l’expressivisme). Wiggins, D., « Vérité et morale », in Canto-Sperber, M., la Philosophie morale britannique, PUF, Paris, 1994. ! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, ÉMOTIVISME, EXTERNALISME / INTERNALISME, INTUITIONNISME, PRESCRIPTIVISME, RÉALISME MORAL, SCEPTICISME, SUBJECTIVISME DÉSENCHANTEMENT DU MONDE Traduction de l’expression allemande Entzauberung der Welt. PHILOS. RELIGION, SOCIOLOGIE Expression métaphorique par laquelle M. Weber résume le trait le plus général des transformations des conceptions du monde au cours du procès de formation des sociétés occidentales modernes. On peut distinguer dans l’usage wébérien deux acceptions différentes, quoique liées de l’expression « désenchantement du monde ». En un premier sens, le désenchantement du monde est un phénomène qui concerne exclusivement l’histoire des religions, à savoir l’élimination de la magie en tant que technique de salut. Cette élimination n’est parfaitement accomplie que par le judaïsme ancien et le puritanisme calviniste et piétiste. Parmi les autres religions étudiées par Weber, le taoïsme et l’hindouisme font une large place à la magie, tandis que le confucianisme, religion sans dieu et orientée vers un salut intramondain, la tolère néanmoins. Le catholicisme conserve des liens avec la magie, dans la mesure où il fait une place à la grâce sacramentelle. L’éradication de la magie est, aux yeux de Weber, un élément décisif lorsqu’il s’agit de rendre raison de certains traits distinctifs de l’histoire occidentale, dans la mesure où la domination de la magie implique la stéréotypisation de la technique et des pratiques, singulièrement économiques, et fait par là même obstacle à leur rationalisation. Une seconde acception, plus large, vient se greffer sur ce premier sens technique et limité, lorsque Weber identifie le retrait de la magie à celui du surnaturel en général. Le désenchantement du monde est alors associé à l’intellectualisation et à la rationalisation des conceptions du monde, qui fondent la conviction que tout ce qui est et advient dans le monde de l’existence humaine est régi par des lois que la science peut connaître et la technique maîtriser 1. Cette prévisibilité principielle des événements s’accompagne de l’impossibilité de prêter au monde, réduit à un « mécanisme causal », une

quelconque signification éthique, donc de le penser comme un cosmos unifié par un sens 2. C’est à ce second sens que fait downloadModeText.vue.download 281 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 279 référence Heidegger dans un passage des Beiträge zur Philosophie, passage où il conteste le bien-fondé de l’usage de cette notion pour caractériser l’époque de la « civilisation » 3. Celle-ci se caractérise selon lui par la domination de la technique, dans laquelle il invite à voir le signe d’un enchantement irrésistible, sous le signe du calcul, de l’exploitation et de la réglementation. L’acception large de l’expression « désenchantement du monde » associe le phénomène ainsi désigné au progrès de la connaissance rationnelle empirique, principiellement incompatible avec la quête de sens. L’influence croissante des prémisses de la connaissance empirique sur les conceptions communes du monde repousserait la religion en général du côté de l’irrationnel, jusqu’à en faire « la puissance irrationnelle (ou antirationnelle) » par excellence 4. Une ligne d’interprétation de l’oeuvre wébérienne a exploité ce thème pour développer une théorie générale de l’évolution culturelle selon laquelle les transformations des représentations seraient l’élément moteur des transformations des pratiques et des structures sociales (Tenbruck). Cette interprétation a été reprise d’une certaine manière par Habermas dans l’opposition entre système d’action et monde vécu, et dans la thèse selon laquelle la rationalisation du monde vécu (c’est-à-dire la culture et les structures de la personnalité) précéderaient et initieraient en général les transformations institutionnelles (Théorie de l’agir communicationnel). Elle est implicite dans les récupérations du motif du désenchantement du monde par des théories de la sécularisation, qui font du retrait du religieux l’élément décisif dans la gestation du monde moderne (M. Gauchet). Quel que soit l’intérêt de ce type d’hypothèse, il convient de rappeler que, chez Weber, la religion n’affecte les formes de la socialité qu’autant qu’elle intervient dans la

détermination des conduites de vie, singulièrement dans les conduites économiques. Weber était certes soucieux de souligner le rôle des idées dans le façonnement de ces conduites, contre une thèse matérialiste vulgaire qui les rabattrait sur les intérêts. Mais le terrain sur lequel s’est jouée selon lui la gestation du monde moderne ne se réduit pas à la confrontation des croyances religieuses et de l’esprit scientifique, comme le montre une analyse détaillée des divers phénomènes qu’il rapporte au procès général de « rationalisation » de la culture occidentale. ▶ La notion de désenchantement du monde relève d’un registre d’intelligibilité qui est celui de l’histoire de l’esprit (Geistesgeschichte), dont on peut se demander s’il est compatible avec les présupposés de l’analyse sociologique. Le désenchantement du monde ne peut résumer ce que fut l’évolution du rapport de l’homme au monde jusqu’à sa forme moderne qu’à la condition que cela ait un sens d’évoquer en général un tel rapport, c’est-à-dire de postuler une homogénéité de ce rapport à chaque époque, par-delà les différences des statuts sociaux. Les études de sociologie des religions de Weber s’inscrivent en faux contre un tel postulat : elles ne considèrent pas que le religieux soit par essence une réponse à une demande de sens et elles admettent que le besoin de sens, quand il est explicitement formulé, est diversement modalisé selon les couches sociales qui en sont porteuses. La fortune de l’expression désenchantement du monde auprès des philosophes ou des historiens des idées est à la mesure de cette généralité problématique, qui lui permet de résumer le caractère d’une époque en négligeant la diversité des expériences sociales. Catherine Colliot-Thelene ✐ 1 Weber, M., « Le métier et la vocation de savant », in Weber, M., le Savant et le politique, Bibliothèques 10/18, Agora, 1998, p. 70. 2 Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996, p. 448.

3 Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie, Gesamtaustage, Bd.65, Klostermann, Frankfurt am Main, 1989, p. 124. 4 Weber, M., Sociologie des religions, note 2, p. 446. Voir-aussi : Colliot-Thélène, C., le Désenchantement de l’État, Minuit, Paris, 1992. Gauchet, M., le Désenchantement du monde, Gallimard, Paris, 1985. Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel, 2 vol., Fayard, Paris, 1987. Tenbruck Friedrich, H., Das Werk Max Webers, Gesammelte Aufsätze zu Max Weber, v. Homann, H. Mohr (Siebeck), Tübingen, 1999. Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, Paris, 2000. Weber, M., « Considération Intermédiaire », in Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996. DÉSESPOIR Du latin spes, « attente ». MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION, PSYCHOLOGIE État de celui qui n’a plus d’espoir, qui n’attend plus rien de favorable. Élément central de l’oeuvre de Kierkegaard, où il caractérise à la fois l’excès et le défaut de « possible », le désespoir peut être rapproché de la « fatigue », selon Nietzsche, et de la mélancolie, selon Freud. Le sentiment que « tout est vanité » et qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil » n’est lui-même pas nouveau, et la figure de Hamlet ne sachant s’il vaut mieux être ou ne pas être (oscillant ainsi entre la fatigue d’exister et l’angoisse du néant) rappelle aussi celle des tragiques grecs : non seulement Ulysse aurait pu être assassiné, et Pénélope trahir, mais Hamlet pourrait avoir lui-même à son insu tué son père et épousé sa mère ! On peut ainsi transformer l’épopée en tragédie, juste par un ratage, et il n’est pas rare que les plus grandes figures de l’espérance se transforment en celles du découragement et du désastre. D’où la question cruciale de Kant : « Que m’est-il permis d’espérer ? », hantée par la question du mal radical, et qui vise à dissocier l’espérance du bonheur des pratiques qui prétendraient nous le mériter, car elles sont vouées à l’échec et au pire. C’est dans la Maladie à la mort (longtemps traduit sous le titre de Traité du désespoir 1) que Kierkegaard propose son analyse du désespoir comme maladie existentielle, comme

l’impossibilité du bonheur qui se cache dans le bonheur luimême, comme le « ne pas pouvoir mourir » (et mourir vivant de cette impossibilité), comme le malheur absolu parce que révélant un malheur toujours déjà là. Le désespoir boîte entre l’impossibilité de se débarrasser de l’étroitesse de soi pour devenir un autre, et l’impossibilité de devenir complètement soi-même, cet individu précis que je pourrais oser être « devant Dieu » (Kierkegaard pense Dieu comme celui qui nous permet d’être seuls, et le « chrétien » comme une figure radicale et tremblante de l’anticonformisme). Le désespoir dévoile cette disproportion intime, ce rapport de soi à soi où le désespéré oscille entre la faiblesse et le défi, entre downloadModeText.vue.download 282 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 280 le fini et l’infini, entre la nécessité et le possible, entre la tentation de condamner le soi comme on condamne une porte risquée et l’émiettement du temps dans l’infinie virtualité des petits devoirs. Le désespéré ne peut même pas s’en prendre à soi-même de son désespoir, car la responsabilité supposerait que quelque chose soit encore possible. Seulement il n’est pas possible de savoir jusqu’au bout que l’on désespère sans devenir soi-même, et si la réalité vécue du désespoir est une perdition atroce, la possibilité de désespérer est tout simplement la faculté d’exister. Dans un tout autre ordre d’idée, il y a, chez Schopenhauer (qui pense aussi que la mort même ne saurait être une délivrance, parce qu’elle n’est pas même un anéantissement, et que, comme le remarque Pessoa, rien ne pourra faire que je ne sois pas né, que je n’aie pas existé), le sentiment aigu qu’il n’y a rien de nouveau, que tout revient au même, que le destin ne nous en veut même pas, que lorsqu’on a atteint son but soi-même on a changé et l’effort était vain, que les chagrins comme les plaisirs viennent à leur heure et qu’alors n’importe quoi fait l’affaire, et qu’il faut bien se guérir de ce cadeau empoisonné qu’est l’espérance 2. Pour Nietzsche, au contraire, c’est cette grande fatigue de vivre, ce grand dégoût, qui est nihiliste et qui est la maladie mortelle, non seulement volonté de dormir mais volonté de néant, non seulement fatigue du sentiment, de la faculté de donner sens, mais que le rien devienne l’idéal 3. Et il faut être fatigué de la fatigue humaine pour aller jusqu’au bout du nihilisme et en finir avec son incapacité à rien finir. On peut rapprocher ces figures du désespoir de la notion de mélancolie chez Freud, dans laquelle la perte d’un être encore aimé, qu’il soit mort ou vivant, entraîne la perte temporaire de la possibilité d’aimer en général : non seulement le monde est endeuillé, mais le moi est vide 4. Tout le travail de la mélancolie consiste à cesser de se reprocher ce qu’on reproche à l’objet de l’amour perdu, et à rompre avec ce dernier pour retrouver la vie : mais la

jubilation orphique de ce retour peut être aussi hyperbolique, excessive et imaginaire, que le désespoir lui-même. Olivier Abel ✐ 1 Kierkegaard, S., la Maladie à la mort (1849), Paris ; le Concept d’angoisse (1844), Paris. 2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1819), Paris ; l’Art d’être heureux, Seuil, Paris, 2001. 3 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale (1887), Paris. 4 Freud, S., « Deuil et mélancolie » (1915), in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968. Voir-aussi : Chrétien, J.-L., De la fatigue, Minuit, Paris, 1996. Ehrenberg, A., la Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998. ! ABSURDE DÉSINTÉRESSEMENT Introduit par les philosophes britanniques, concept devenu central chez Kant, critiqué par Nietzsche, mais resté vivace. ESTHÉTIQUE L’idée apparaît avant sa terminologie et désigne tout d’abord l’amour de Dieu pour lui-même, sans aucun autre but. Progressivement étendue à l’esthétique, elle devient explicite avec Kant et constitue la clef de voûte de son esthétique. En dépit des critiques qu’elle a suscitées, elle continue d’être défendue. D’un bout à l’autre de l’histoire du désintéressement, on trouve J. Stolnitz qui, d’une part, a retracé son émergence dans la philosophie britannique avant Kant 1 et qui, d’autre part, a proposé de la repenser à l’aune de la modernité 2. Pour Shaftesbury, l’idée de désintéressement (sans le terme) procède d’une critique de l’intérêt mêlé à la vertu lorsqu’on s’y adonne par espoir d’être récompensé ou par peur d’être puni 3. Elle définit l’homme vertueux attaché à la vertu pour ce qu’elle a de bon en elle-même ; elle caractérise aussi l’amour désintéressé de Dieu, c’est-à-dire l’amour de Dieu pour lui-même, pour « l’excellence de l’objet » 4. Le philosophe britannique esquisse le glissement du terme vers l’esthétique, lorsque, dans la lignée platonicienne, il parle des qualités morales en termes de beauté absolue et distingue l’intérêt politique de l’amiral qui contemple l’océan de sa contemplation pour sa seule beauté 5. A. Alison est encore plus explicite : à propos d’oeuvres d’art – la Vénus de Médicis et l’Apollon du Belvédère –, il distingue l’attitude critique qui évalue l’oeuvre en fonction de règles de l’attitude esthétique qui se concentre sur l’oeuvre en tant que telle et, suspendant toute relation avec quoi que ce soit d’autre, se laisse entraîner dans « une sorte de rêverie enchanteresse » 6. Chez Kant, la notion explicite de jugement désintéressé

(uninteressiert, ohne Interesse) devient un concept central de la définition du jugement, la clef de voûte de la Critique de la faculté de juger 7. En effet, dans l’« Analytique du beau », qui est construite à partir des catégories logiques – quantité, qualité, modalité, relation –, le philosophe décide de commencer par la qualité et, au sein de cette catégorie, par le jugement indéfini : le beau est non intéressé (uninteressiert). Ce n’est pas un jugement négatif qui corrige une erreur, mais un jugement indéfini qui situe l’esthétique dans le champ ouvert de la satisfaction soustraite à tout intérêt. D’emblée, en tant que désintéressé, le jugement esthétique échappe à la détermination pratique, pathologique ou conceptuelle. C’est un jugement pur, raison pour laquelle il est le modèle même du pur jugement et de l’activité subjective. Jusqu’ici, la question du désintéressement est considérée du point de vue de l’oeuvre et de sa réception, comme une attitude contemplative. C’est ce point de vue que Nietzsche 8 critique, considérant que Kant et Schopenhauer se sont mépris sur l’art en privilégiant non seulement l’angle de la réception, mais encore une approche cognitive de la part du spectateur. Il préconise de reprendre la question du point de vue de l’artiste, de son expérience intime dans la pratique de l’oeuvre et le commerce du beau. Il ne saurait y avoir, à cet égard, désintéressement, mais bien au contraire un intérêt personnel, sensible, que Stendhal exprime en définissant la beauté comme une promesse de bonheur. ▶ On pourrait croire que ce type d’intérêt artistique ait trouvé son plein écho dans les attitudes artistiques modernes. Pourtant, Stolnitz a récemment considéré, non sans paradoxe, que la conception de l’oeuvre autonome que celles-ci manifestent correspond au thème du désintéressement dont il a repris le flambeau. Pour lui, ce concept signifie que l’objet esthétique est considéré indépendamment de tout objectif en vertu duquel il pourrait servir et que l’esprit se concentre sur lui, dans une sorte d’expérience qui n’a d’autre objet qu’elle-même. Partagée par d’autres, cette conception identifie désintéressement esthétique et autonomie de l’art. Dominique Chateau ✐ 1 Stolnitz, J., « On the Origins of “Aesthetic Disinterestedness” », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 1920, 1961. downloadModeText.vue.download 283 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 281 2 Stolnitz, J., Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism (1960), Boston, Houghton Mifflin Co., trad. du chap. I, in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.

3 Shaftesbury, A., Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, etc., 3 vol., Londres, I, 1714. 4 Op. cit., II. 5 Ibid. 6 Alison, A., Essays on the Nature and Principles of Taste, 4e éd., Édinbourg, 1815. 7 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974. 8 Nietzsche, F., Généalogie de la morale (1895), Troisième Dissertation, § 6, trad. Albert, Gallimard, Paris, 1964. ! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, DISTANCE ESTHÉTIQUE, FACULTÉ DE JUGER, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE) DÉSIR Du latin desiderare, « cesser de contempler », puis, par glissement de sens, « constater l’absence », puis « chercher à obtenir », « tendre vers quelque chose qu’on n’a pas et qu’on considère comme bon pour soi ». Le déverbal désir (1160) désigne l’« aspiration » (sens fort) aussi bien que le « souhait » (sens faible). C’est en son sens fort qu’il est objet de l’analyse et de la réflexion morale (chez les classiques) ou anthropologique (chez les modernes). Dans son emploi absolu (le désir), il renvoie à l’appétit sexuel (éros). En allemand, Begierde, Wunsch. Notion centrale de la morale cartésienne 1, de l’anthropologie et de l’éthique spinoziste et leibnizienne. Le désir est promu au rang de faculté ou pouvoir de détermination de soi chez Kant, qui parle de faculté de désirer à côté de la faculté de connaître et du sentiment de plaisir et de déplaisir 2. Le désir, pour la psychanalyse, est une notion jugée trop fondamentale pour être cernée, elle est appréhendée par différence avec le besoin auquel elle est, selon Freud et Lacan, irréductible, tant par son principe que par sa signification. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, MORALE 1. Appétit conscient (du latin appetitio) ou cas particulier de la tendance consciente vers un objet ou une fin connue ou imaginée. – 2. Passion primitive de l’âme ou racine de notre pouvoir d’être (affecté) ou d’agir. On l’oppose, à ce titre, à la raison ou à la volonté (Descartes), ou, au contraire, on fait de la raison (pratique) ou de la volonté un devenir du désir (Kant). Le désir, une passion primitive C’est chez Descartes qu’apparaît de façon précise l’opposition du désir et de la volonté, qui sert de fondement à la morale classique. Chez Descartes, le désir est une passion (de l’âme), alors que la volonté est un genre de pensée qu’il nomme action de l’âme : « Nos pensées sont principalement

de deux genres, à savoir les unes sont les actions de l’âme, les autres sont ses passions. 3 » Toutes nos volontés sont dites des actions, « à cause que nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme et semblent ne dépendre que d’elle » 4. Dans les passions, on inclut donc toutes les autres pensées qui naissent en l’âme par l’action d’une autre chose (ou cause), non seulement tout ce qui est représenté par elle en étant causé par autre chose (les perceptions), mais aussi ses propres mouvements, ou motions, dont elle n’est pas la cause, en particulier le désir. Le désir comme passion est défini comme « une agitation de l’âme causée par les esprits qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente lui être convenables » 5. La proximité apparente du désir et de la volonté, qui se marque par l’expression même qu’emploie Descartes (désirer, c’est être disposé à vouloir par et pour), oblige à en préciser la différence. Ce sont des mobilités différentes par leur cause : dans la volonté, l’âme se dispose elle-même et dispose le corps au mouvement (volontaire), tandis que, dans le désir, l’âme est doublement passive, elle est disposée à vouloir par les esprits et à vouloir ce qui lui est représenté comme convenable : le désir suit d’une perception et il est une agitation causée par une cause extérieure. Le désir est donc une espèce de vouloir de l’âme qui désire, manifeste une apparente activité, mais l’activité n’est pas l’action, et ce qui frappe dans les passions, en général, ce n’est pas l’inactivité, mais la passivité : c’est ce qui apparaît dans la définition générale des passions 6. La distinction du désir et de la volonté est d’ordre physiologique (par la causalité) et d’ordre moral (par la liberté de l’âme dans la volonté et par sa servitude dans la passion). Le désir est une passion primitive, mais ce n’est pas la première de toutes les passions (et Descartes admet un ordre dans la primitivité). Elle vient après l’admiration, qui ne suppose aucun désir ni aucune considération du bon ou du mauvais, et vient aussi après l’amour et la haine, qui sont, pour ainsi dire, des émotions intemporelles, alors que le désir suppose, comme lui étant antérieure, la considération du convenable (le bon, le mauvais, profit et nuisance). La marque propre du désir, qui le met au troisième rang des passions primitives, c’est le rapport au temps : il suppose une conscience du temps, et il donne à l’âme une mobilité de la durée et non seulement spatiale. Ce classement pouvant surprendre, car il nous semble qu’il y a du désir au fond de l’amour ou de la haine, Descartes s’en explique : « De la considération du bien et du mal naissent toutes les autres passions, mais afin de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considérant qu’elles nous portent plus à regarder l’avenir que le présent ou le passé, je commence par le désir, car lorsqu’on désire acquérir un bien qu’on n’a pas encore ou bien éviter un mal qu’on juge pouvoir arriver, mais aussi lorsqu’on ne souhaite

que la conservation d’un bien ou l’absence d’un mal, [...] il est évident qu’elle regarde toujours vers l’avenir. 7 » Ainsi, la crainte et l’espoir sont des espèces de désirs (primitifs), parce qu’ils ont un rapport au temps comme avenir. Le désir n’a pas de contraire ; à l’inverse de l’amour, c’est un seul et même mouvement qui est recherche d’un bien (présent ou absent) pour l’avoir ou le conserver, et fuite d’un mal, pour s’en séparer ou l’éviter. Le désir chez Descartes n’est préliminaire ni dans l’ordre logique ni dans l’ordre affectif, parce qu’il est un seul et même mouvement de l’existant conscient de sa temporalité. Ainsi, on pourrait dire que Descartes reconnaît au foetus une sorte d’amour ou de haine (amour de digestion, haine alimentaire) 8, mais il ne lui reconnaît en aucun cas du désir, la dimension d’avenir manquant dans la simple attention ou conscience du présent. Les premiers désirs dont parle Descartes sont, à la rigueur, des passions du nouveau-né, non d’une vie intra-utérine 9. On peut, enfin, se demander s’il n’y a pas quelque implication de la volonté dans le désir comme dans toute passion. Descartes l’admet, mais la disposition dans le désir à vouloir pour l’avenir, tout intense qu’elle puisse être, n’est pas une volition bien arrêtée, car ce que l’âme désire n’est pas seulement une chose de l’avenir, c’est une chose incertaine. L’objet du désir appartient à l’ordre du possible qui ne dépend pas de nous et qui, lorsqu’il en dépend, est encore incertain, soit pour son élection, soit pour son exécution ; et c’est ce qui nous rend craintifs ou courageux 10. La volonté, dans le désir, a donc un caractère hésitant, downloadModeText.vue.download 284 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 282 irrésolu, incompatible avec l’esprit de décision qu’appelle la morale de la générosité : « La vraie générosité qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il peut légitimement s’estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre

disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté, pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. 11 » Le désir comme essence de l’homme Le désir est donc comme une volonté, inquiète et irrésolue. Si Leibniz met principalement l’accent, pour le définir, sur cette inquiétude, s’il le définit dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain comme « ensemble de petites sollicitations qui tiennent toujours en haleine et qui constituent des déterminations confuses de la volonté » 12, comme « autant de petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir la machine » 13 ; s’il explique par là que nous ne puissions jamais être dits indifférents lors même que nous paraissons l’être ; s’il fait du désir et de son inquiétude, non pas comme le veut Philalèthe, une chose incompatible avec la félicité, mais au contraire une mobilité nécessaire au progrès continuel des créatures, à de plus grands biens ; s’il distingue, enfin, l’aiguillon du désir de la conscience douloureuse du besoin, il ne va pas jusqu’à en faire l’expression du conatus de l’homme, il demeure chez lui comme chez beaucoup de modernes le grand ressort providentiel de l’activité. Spinoza va donc plus loin dans la promotion du désir, qui aboutira à la mise en question du caractère infini de la volonté (qui n’est rien que le désir en tant que rapporté à l’âme seule) et donc d’un prétendu pouvoir absolu de l’âme sur ses passions et ses désirs (pouvoir qu’affirment la morale stoïcienne et la morale cartésienne) 14. Entre activité et passivité, le désir est d’abord ce qui permet de définir l’homme : dire ce qu’est le désir, c’est dire ce que nous sommes, tout ce que nous sommes, âme et corps, action et passion, volonté et raison. C’est par la définition de l’être actif et de l’être passif que commence le De affectibus : l’affection est première. Le désir en est non pas seulement au titre de passion, mais au titre de puissance d’être : « J’entends par affects les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite et en même temps les idées de ces affections. 15 » La puissance d’agir ou de pâtir renvoie donc ici à la variation vitale qui s’explique d’un point de vue causal par un engagement partiel et non total de notre nature. La première définition du désir appelle cette puissance de vivre commune à l’âme et au corps effort, appétit, volonté, selon que le corps seul, ou l’âme seule, ou les deux dans l’unité, sont considérés. « L’appétit n’est rien d’autre par là que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme est ainsi déterminé à le faire. 16 » Le désir est d’abord ce mouvement de persévération dans la puissance, il peut sans différence majeure être appelé volonté ou appétit et, si c’est de l’homme que nous parlons, désir : « Il n’y a nulle différence entre l’appétit et le désir, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils ont conscience de leurs

appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le désir est l’appétit avec conscience de lui-même. » Au lieu, donc, de partir du désir comme témoin de la soumission de l’âme au corps, au contraire de la volonté qui signifie sa liberté, Spinoza part de l’activité (d’une chose quelconque) ou de sa passivité, et y situe le mouvement de l’être et de sa puissance comme mouvement de persévération active ou défensive, ou conatus : « L’essence par laquelle chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. 17 » Par là, on peut dire que le désir est « fondamentalement désir d’être » 18 : la formule de Sartre descend directement de la troisième partie de l’Éthique 19, car si on désire être actif, c’est-à-dire produire un effet déterminé par sa seule nature ou s’expliquant par celle-ci, on ne désire pas seulement cela. Le désir d’être enveloppe nécessairement tout effort d’être, y compris celui où nous ne sommes que cause partielle et inadéquate de notre action. C’est donc au titre de cause adéquate et de cause partielle que nous sommes, et persévérons dans notre être, humains. Action et passions seront donc appréhendées, subjectivement, comme des variations de la puissance d’être et, objectivement, comme différences de puissance sur le plan causal. Le désir est donc l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement tout ce qui sert à sa conservation, il n’est pas l’effet d’une cause extérieure (à l’âme) ni celui de la représentation de choses jugées bonnes ; il est, au contraire, la force qualifiante : « Nous jugeons qu’une chose est bonne, parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. 20 » À ce titre, le désir n’est pas seulement le principe par lequel, entrant dans l’existence, nous tendons de toutes nos forces à y rester (au point que nous ne sentons pas que nous sommes mortels), mais encore le principe d’évaluation de tout ce qui existe avec nous. La première condition de l’existence, c’est l’essence, mais pour l’homme comme pour les autres êtres finis, l’essence ne suffit pas à conférer l’existence, pas plus qu’elle ne suffit à la continuer éternellement. Mais cela ne signifie pas qu’elle n’est pas le principe efficace d’où découlent toutes affirmations existentielles (actives ou passives). L’essence identifiée à l’appétit et nommée désir est donc, pour l’homme, ce principe efficace de position dans l’être et d’action (et passion). On hésite cependant à considérer comme nulle la différence qu’apporte, chez l’homme, la conscience d’appétit ; elle n’est pas nulle par ses effets d’illusions dans l’existence humaine, mais comme tension ontologique, appelée désir, volonté ou appétit ; c’est la même tension, la conscience n’y change rien. La volonté n’est donc elle-même qu’une figure partielle de l’appétit, quand nous considérons séparément l’âme et son corps. Le désir comme conatus coïncide avec l’existence de l’homme et exprime le quantum d’existence qu’il est comme individu singulier ; il est son effort propre. Le désir n’est donc

pas seulement passion, mais action et passion. L’homme n’est pas ce qu’il désire, il est désir de lui-même, de sa propre vie, en toute connaissance des choses (c’est-à-dire sous la conduite de la raison) ou bien de façon aveugle (conscience d’appétit et ignorance du reste). L’insensé est un homme comme le sage, mais il ne vit pas aussi bien. Dans la passion ou dans l’action, le désir est l’essence même de l’homme « en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection donnée en elle » 21 ; il est la force de croissance et d’organisation présente en chacun et actualisée par chacun. Le désir est la puissance motrice de notre vie et non seulement en tant qu’aiguillon. downloadModeText.vue.download 285 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 283 La faculté de désirer L’approche kantienne du désir s’efforce, elle aussi, de réduire et de surmonter, d’un point de vue anthropologique, l’opposition du désir et de la volonté, d’une part, et du désir et de la raison, d’autre part ; mais, d’un point de vue moral, elle semble vouloir en maintenir l’esprit, sinon la lettre. Dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, la question du désir, avec ses variations pathétiques et émotionnelles, n’intéresse et ne suppose qu’une connaissance pragmatique de l’homme, c’est-à-dire « ce que l’homme, en tant qu’être de libre activité, fait ou peut et doit faire de luimême » 22, c’est l’homme comme être du monde. Dans la réflexion morale, menée dans la Critique de la raison pratique, le désir et ses lois sont confrontés à la raison pratique et à la volonté autonome de l’homme en tant que possédant un pouvoir « qui l’élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre » 23, pouvoir par lequel il est une personne. Ce pouvoir-là est inexplicable pour l’anthropologue, selon Kant. Il y a donc deux mesures possibles du désir. Le désir est un certain pouvoir d’être cause ; plus exactement, il est « l’autodétermination du pouvoir d’un sujet par la représentation d’un fait futur, qui serait l’effet de ce pouvoir » 24 ; il appartient à la faculté d’agir de l’homme, et non à sa faculté de connaître ; il a essentiellement un rapport à la vie, et celle-ci est définie comme « pouvoir qu’a un être d’agir d’après les lois de la faculté de désirer » 25. Dans la Critique de la raison pratique, Kant s’est efforcé de déterminer les principes a priori de cette faculté de désirer, après avoir défini ceux de la faculté de connaître, et il veut poser, par là, des lois pratiques dont la raison pure serait la source. C’est dans ce contexte qu’apparaît la désignation du désir comme faculté de désirer inférieure 26, c’est elle qui est l’objet de l’Anthropo-

logie. Dans sa réflexion morale, il se donne pour tâche d’en distinguer une faculté supérieure de désirer. La distinction tient à la nature des principes qui déterminent le sujet (ou sa volonté) dans l’action : selon que ces principes sont purs ou empiriques, ils peuvent ou non fournir à la volonté des « lois pratiques » et, dans ce dernier cas, constituer la raison elle-même comme faculté supérieure de désirer 27. Quand les principes pratiques supposent un objet, ou matière, comme déterminant de la volonté, ils sont dits empiriques et ne peuvent fournir des lois pratiques ; on dit, alors, que le désir de l’objet, ou désir matériel, est antérieur à la règle pratique, et si on cherche à en faire un principe, ce sera un principe empirique, (une simple maxime), et non une loi pratique, c’est-à-dire un impératif non conditionnel ou catégorique. La volonté n’est libre ou morale que si elle se détermine par un principe à valeur universelle et donc non empirique et non conditionnel. Ainsi, la faculté de désirer inférieure se détermine par des principes matériels, qui se rangent tous sous le principe général de l’amour de soi ou du bonheur personnel – et ils ont tous rapport au plaisir, le désir est essentiellement désir de plaisir. Toutes les règles pratiques, ajoute Kant, placent le principe déterminant de la volonté dans cette faculté inférieure, et « s’il n’y avait aucune loi simplement formelle de la volonté, il n’y aurait lieu d’admettre aucune faculté supérieure de désirer » 28. Quand, donc, la faculté de désirer se détermine sans supposer aucun sentiment de l’agréable ou du désagréable, il y a autodétermination du pouvoir du sujet « par la simple forme de la règle pratique », alors seulement la raison détermine par elle-même la volonté (elle n’est plus au service des penchants) : « Ou bien il n’y a pas de faculté supérieure de désirer ou la raison pure doit être pratique par elle seule. 29 » Dans le premier cas, le désir s’oppose à la volonté raisonnable, ou libre ; dans le second cas, il se confond avec elle, ou, du moins, c’est la raison pure ellemême qui est désir et qui, dans la loi pratique, détermine la volonté sans que s’interpose le sentiment de plaisir. À la raison comme faculté de désirer supérieure est subordonnée celle qui peut être « pathologiquement déterminée ». Enfin, cette dernière, explorée du point de vue anthropologique, se présente, sous deux espèces (désir d’objet ou désir se rapportant à l’être même), comme volonté soumise aux penchants ou plus simplement comme penchant (possibilité subjective qui précède la représentation de son objet et qui constitue sa réalité désirable). Le désir peut être impulsion, tendance, mouvement habituel et régulier, et lorsque cette tendance s’impose comme un impératif et empêche la raison de s’exercer, de comparer pour faire un choix, le désir devient passion et tombe malade, puisque les passions sont ici, comme chez les stoïciens, des maladies 30. ▶ On peut, pour finir, se demander selon quel critère s’opère la division des désirs en émotions et en passions, que cellesci relèvent de tendances naturelles (comme la passion de la

liberté, le désir de vengeance...) ou de la culture (manie de l’honneur, de la possession...). La division se fait, chez Kant, d’après le rapport du désir à la raison : la passion est cette inclination que la raison du sujet ne peut pas maîtriser ; l’émotion est aussi, à ce titre, une maladie, quand on y est soumis et qu’elle exclut la maîtrise de soi, mais elle ne suppose de la part du sujet aucune réflexion, « elle doit être envisagée comme une ivresse qui se dissipe en dormant ; la passion est comme un délire... » 31 : on se réveille avec ! Le désir, chez Kant, n’est donc pas essentiellement une passion, mais il peut tomber dans la passion, et c’est alors qu’il court de grands risques. Suzanne Simha ✐ 1 Descartes, R., Traité des passions. 2 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, chap. III, Vrin, Paris. 3 Descartes, R., Passions de l’âme, article 17, première partie, Vrin, Paris. 4 Ibid. 5 Ibid., article 86, partie II, Vrin, Paris. 6 Descartes, R., Traité des passions, articles 27 à 29. 7 Descartes, R., Passions de l’âme, article 57, Vrin, Paris. 8 Matheron, A., Anthropologie et Politique au XVIIe siècle, « La noblesse du chatouillement », p. 29. Vrin, Paris. 9 Descartes, R., Passions de l’âme, article 111, partie II. 10 Ibid., articles 58-59. 11 Ibid., article 153. 12 Leibniz, G. W. Fr., Nouveaux Essais, II, chap. 20-21. 13 Ibid. 14 Spinoza, B., l’Éthique, préface de la cinquième partie, Garnier-Flammarion, Paris. 15 Ibid., III, Définition 3. 16 Ibid., III, 9, scolie. 17 Ibid., III, prop. 7. 18 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, p. 654. 19 Spinoza, B., l’Éthique, III, prop. 7, 8, 9, Garnier-Flammarion, Paris. 20 Ibid., III, 9 sc.

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 284 21 Ibid., p. 196. 22 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, préface, Vrin, Paris, p. 11. 23 Ibid., premier livre, p. 17. 24 Ibid., livre III, p. 109. 25 Ibid., I, ch. 1&3, corollaire et scolie. 26 Kant, E., Critique de la raison pratique, scolie, p. 23, PUF, Paris. 27 Ibid. 28 Ibid. 29 Ibid. 30 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, III, 80, « Des passions », Vrin, Paris. 31 Ibid. ! AFFECT, AFFECTION, AMOUR, APPÉTIT, CONATUS, ÉMOTION, LIBIDO, VOLONTÉ « Le désir de mémoire » PSYCHANALYSE Nom donné par Freud à l’attraction sexuelle par et vers des objets locaux. Pour Lacan, le désir, nommant le manque à être du sujet, trouve son lieu dès que la mère ne répond pas de façon immédiate et automatique, mais par une interprétation, à la demande que les cris de l’enfant manifestent, ce qui exige, comme Freud le remarque, « une renonciation à la satisfaction immédiate de la pulsion » 1. ▶ L’approche psychanalytique du concept et celle de Spinoza sont voisines : le désir, c’est l’homme même. Demeure la question de l’orientation de ce désir vers l’autre. En effet, le désir de l’autre (maternel) vectorise d’abord le désir de

l’infans vers l’autoérotisme. Seule la constitution du fantasme, auquel l’OEdipe donne sens, transforme ce désir en un attribut essentiel du sujet – dès lors associé à sa position sexuelle. Ainsi la notion lacanienne d’un « désir de l’analyste » reste énigmatique, puisqu’elle propose un état, idéal, d’un sujet hors sexe. Jean-Jacques Rassial ✐ 1 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1997. ! PULSION, RÊVE, SEXUALITÉ, SOUHAIT, SUJET La fin du désir La fin du désir, c’est-à-dire son but et son terme, est la satisfaction, recherchée comme mettant fin à un sentiment traditionnellement compris comme un manque, voire une souffrance : le désir ne veut sa mort comme désir, la finalité du désir serait sa propre fin. Mais si « les » désirs et leurs objets se succèdent, « le » désir, lui, se perpétue indéfiniment et apparaît comme l’instance la plus dynamique de la nature humaine. Faut-il comprendre que le désir est sans fin parce que sa véritable finalité lui fait défaut ? Faut-il dès lors penser que le rôle de la philosophie est de la déterminer, ou bien de montrer que toute volonté de définir le désir est une tentative de le cerner théoriquement pour mieux le limiter en pratique ? « JE CHERCHAIS UN OBJET À MON AMOUR » C e qui apparaît d’abord illimité et insensé, c’est l’ambition de satisfaire le désir sensible en dépit de son insatiabilité, ambition que Platon 1 compare à celle de remplir le tonneau des Danaïdes. La satisfaction de nos désirs n’est jamais totale car toujours mêlée de peine, et n’empêche pas un autre désir de renaître aussitôt. Comparable à un tonneau percé, l’instance désirante de l’âme entraîne l’homme à la démesure et l’empêche de se consacrer à la connaissance de la vérité. Le désir est sans fin et entraîne l’homme à « une vie déréglée que rien ne comble ». La philosophie se doit donc de montrer que seule la vérité est susceptible de combler l’âme. Le désir

philosophique, ou « ardeur » des naturels philosophes pour la vérité, est le désir bien compris et réorienté vers sa véritable fin. Il permet d’arracher l’âme à l’esclavage dans lequel ses passions l’installent Comprendre la finalité fondamentale du désir amène donc à donner un coup d’arrêt au désir sensible, soit en le tenant à l’écart « autant qu’il est possible », soit en comprenant qu’il est possible de l’éduquer dans le sens de la vérité 2. Dans des termes différents, la tradition chrétienne apporte le même type de réponse face au problème de la chair. L’infini du désir, qu’Augustin 3 nomme la « perpétuelle tentation », vient de son défaut de finalité : « j’aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l’amour, je m’en voulais de ne l’être pas plus encore ». L’âme doit retrouver Dieu comme la véritable fin de son désir, le reconnaître comme le véritable objet de son amour, et ne peut plus alors que souhaiter la fin du désir sensible qui l’en détourne. Le caractère paradoxal de ces conceptions est qu’elles en viennent toujours, pour déterminer la véritable finalité du désir, à prescrire d’une manière ou d’une autre son annulation : le thème de la mise à distance du corps et de la fin du désir sensible au profit du désir spirituel, mène immanquablement à désigner la mort comme une sorte de modèle, alors qu’elle signifie la fin de tout désir possible. C’est vouloir que la vie se condamne elle-même en exigeant du désir qu’il souhaite sa propre fin. Le désir ne pourrait mettre fin à son errance qu’en se retournant contre lui-même, ce que Nietzsche 4 a dénoncé comme l’idéal ascétique du philosophe : l’ascète manqué ressentant le désir comme une torture, son idéal est l’extirpation pure et simple de toutes nos passions, donc la fin de tout désir. Or, c’est une pratique « castratrice », et l’assignation au désir d’une finalité transcendante n’est là que pour dissimuler l’hostilité à son égard : cette tradition exploite le paradoxe de la structure du désir pour mieux le nier. LA DYNAMIQUE DU DÉSIR O r, cette structure même semble rendre improbable la découverte de l’essence du désir : en désirant la satisfaction, le désir cherche sa mort comme désir mais renaît toujours en se donnant de nouveaux objets. Ce qui montre bien que, derrière l’errance des désirs multiples et contingents, se profile un désir fondamental qu’il s’agit non pas de circonscrire par des valeurs transcendantes, mais de comprendre comme une énergie propre à nous permettre de persévérer indéfiniment dans l’existence. C’est l’hypothèse de l’anthropologie classique, qui réhabilite le caractère illimité du désir sous le terme latin de conatus désignant la notion d’« effort », de « tendance » : l’effort pour persévérer dans l’existence caractérise, selon Hobbes 5, la nature humaine et fait apparaître que le seul terme possible de cet effort est la mort. La vie, downloadModeText.vue.download 287 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 285 elle, est comparable à une course où il y a toujours quelqu’un à dépasser. La nature humaine est une dynamique permanente qui fait que le désir est sans fin au sens où il est un effort perpétuel et sans trêve. La « félicité », dans cette course qu’est la vie, « ne consiste point à avoir réussi mais à réussir ». Comme il ne peut y avoir de contentement qu’en continuant de désirer, « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoir ». Plus on désire, plus on agit, plus on réalise son être : le désir est déjà en lui-même la félicité, il est fondamentalement désir de renouveler son désir. Le désir est donc à lui-même sa propre fin ; aucune valeur transcendante n’est là pour lui dicter sa fin : au contraire, c’est le désir seul qui est créateur des valeurs et qui structure l’action. Spinoza 6 explique ainsi que, s’il y a une essence de l’homme, c’est bien dans le désir qu’il faut la chercher, au lieu de chercher la fin du désir dans une supposée essence de l’homme. Chaque chose se définit par « l’effort par lequel [elle] s’efforce de persévérer dans son être », et ce « pour une durée indéfinie ». Le désir est cet effort en tant que l’âme en a conscience. En ce sens, le désir ne peut vouloir sa propre fin, et la mort vient toujours des causes extérieures. Quant à la valeur de l’objet, c’est le désir seul qui la lui confère : nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire, « nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir ». Le désir est donc une pure dynamique sans but ni terme préétablis. En un sens qui n’est pas éloigné, la psychanalyse freudienne confirme le caractère indéfini et indéterminé du désir en réformant le concept de libido dans le sens de l’aspect dynamique des pulsions sexuelles. Le désir, ou ensemble des pulsions subsumées sous le terme d’Éros, n’a pas de terme parce qu’il ne cherche qu’à se prolonger, tant dans l’individu que dans l’espèce, Éros désignant l’ensemble des pulsions visant à « maintenir et à provoquer la cohésion des parties de la substance vivante 7 ». Ne retenant pas de Schopenhauer 8 l’interprétation qui consiste à voir dans l’instinct une finalité cachée de la nature, Freud identifie la libido à une énergie brute, susceptible de multiples formes et transpositions. C’est parce que le désir n’a pas d’autre finalité que lui-même qu’il peut trouver à se satisfaire dans des objets symboliques, et qu’il peut même, comme en témoigne le rêve, se contenter d’une satisfaction hallucinatoire : il a bien sa propre économie. Mais, en continuant à comprendre le désir en des termes de manque et de satisfaction, cette conception reprend pour une part les thèses qu’elle critique. Elle reconduit en effet une forme de finalité en insistant sur le manque, donc sur l’objet, et ne parvient pas à penser le désir autrement que comme

une souffrance à laquelle il faut mettre fin. AU-DELÀ DE LA VALEUR ET DE L’INTERDIT M ais l’expression apparemment libre du désir, comme l’a montré Foucault 9 dans l’Histoire de la sexualité, dissimule mal la volonté de porter un coup d’arrêt au pouvoir qu’il représente. L’apparente libération du désir et la naissance de la psychanalyse participent d’un arraisonnement de la sexualité au pouvoir par une « théorie de la loi constitutive du désir » : pour mieux assujettir les hommes, « l’Occident a livré le désir au pouvoir », non pas en lui imposant la loi comme principe limitatif extérieur, mais en « piégeant » le désir dans une stratégie fondée sur le savoir et l’aveu. Dans un sens qui n’est pas éloigné, Deleuze 10 montre aussi que la psychanalyse est une fausse libération, car elle parle beaucoup de l’inconscient, mais toujours « pour le réduire, le détruire, le conjurer [...]. Des désirs, il y en a toujours trop, pour la psychanalyse : “pervers polymorphe”. On vous apprendra le Manque, la Culture et la Loi ». Considérer, avec toute une tradition qui va du platonisme à la psychanalyse, l’objet du désir comme ce dont on manque, c’est le comprendre comme une souffrance et s’exposer au finalisme des valeurs. La psychanalyse prétend certes vouloir comprendre plutôt que juger, mais elle s’attribue la vocation de guérir, et impose au désir la culture et la loi, comme des limitations nécessaires dans l’édification de la personnalité. Elle se méfie de l’inconscient et, plutôt que de le produire, préfère le limiter, voire, idéalement, y mettre fin : « wo Es war, soll Ich veerden 11 ». Comme l’avait montré Nietzsche, seul le désir est l’infini créateur de valeur : il n’a ni but ni terme, il se produit lui-même et produit ses objets en les valorisant. Au fond, c’est pour Deleuze un contresens de comprendre le désir en termes de rapport entre un sujet, où il aurait son origine, et un objet, qui serait sa fin : le désir est une énergie, un « flux » dont l’orientation n’est jamais fixée à l’avance. Dès lors, sa nature est d’être « révolutionnaire », car il crée sans cesse, et parfois dans la violence, de nouveaux agencements en remettant en cause la structure rigide de l’interdit. On n’imposera donc pas de fin au désir, ni l’orientation de la pseudo-valeur, ni la limite de la loi. La véritable libération du désir a donc un sens politique et passe par une reconnaissance de son caractère de transgression. Ainsi, H. Marcuse 12 montre que la frénésie de consommation dans les sociétés capitalistes cache mal la misère d’une humanité frustrée et aliénée, car dépossédée du sens même de son désir de bonheur. Par une domination de plus en plus rationalisée, le capitalisme a imposé une culture « unidimensionnelle » qui vise à annihiler tous les désirs qui pourraient le menacer. Même la sexualité est « désublimée », banalisée et rabaissée au rang de marchandise, de « pornographie ». La société n’est donc devenue permissive que parce qu’elle a domestiqué les éléments « explosifs » et « antisociaux » de l’inconscient.

Marcuse développe donc une éthique du désir comme « Grand Refus » de cette société, c’est-à-dire comme contestation et subversion permanentes par rapport à la « vieille morale ». Il exalte l’expérience de la joie sans culpabilité et la force révolutionnaire de la sexualité non génitale, qui « valorise la vie en tant que fin en elle-même » et conteste la génitalité comme fin du désir sexuel. L’art est tout autant mis en valeur car il fournit le paradigme du travail libéré de la peine, et brise la pétrification sociale en ouvrant l’histoire à l’horizon du possible. Le propre du désir est ainsi d’être une rébellion, et de renverser toutes les fins qu’on prétend lui assigner : définitions, valeurs et limites. FABIEN LAMOUCHE ✐ 1 Platon, Gorgias (387 av. J.-C.), trad. M. Canto, Flammarion, Paris, 1987, pp. 231-235. 2 Platon, le Banquet (385 av. J.-C.), trad. É. Chambry, Flammarion, Paris, 1964, pp. 60-70. 3 Saint Augustin, les Confessions, trad. J. Trabucco, Flammarion, Paris, livre III, chap. I, 1964, p. 49. 4 Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, « La morale, une antinature » (1888), trad. J.-C. Hémery, Gallimard, Paris, 1974, pp. 3237. downloadModeText.vue.download 288 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 286 5 Hobbes, T., De la nature humaine, VII, § 4-6 (1640), trad. baron d’Holbach, Actes Sud, Paris, 1997, pp. 54-55. 6 Spinoza, B., Éthique, III, prop. VI-IX et scolie (1675), trad. C. Appuhn, Flammarion, Paris, 1965, pp. 142-145. 7 Freud, S., Au-delà du principe de plaisir, chap. VI (1920), in Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Payot, Paris, 1981, p. 110. 8 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1818), trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966. 9 Foucault, M., Histoire de la sexualité, vol. I, « La volonté de savoir » (1976), Gallimard, Paris, 1976, pp. 99-120. 10 Deleuze, G., Dialogues avec Claire Parnet (1995), Flamma-

rion, Paris, 1966, pp. 95-97. 11 Freud, S., « Là où était du ça, doit advenir du moi », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), trad. R.-M. Zeidin, Paris, 1984, p. 110. 12 Marcuse, H., l’Homme unidimensionnel (1964), trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968. DÉSOBÉISSANCE CIVILE MORALE, POLITIQUE Conduite consistant à enfreindre volontairement et pacifiquement une loi jugée injuste pour en manifester le caractère irrecevable, refuser de participer à l’injustice et inciter ses concitoyens à agir pour la modifier. (Notion introduite par Thoreau en 1848). Thoreau passa une nuit en prison, pour avoir refusé de payer ses impôts à un État esclavagiste en guerre contre le Mexique. Les divers titres donnés à sa conférence expliquant son geste indiquent les difficultés de la notion de désobéissance civile : « Les droits et les devoirs de l’individu en face du gouvernement » (1848), « Résistance au gouvernement civil » (1849), « Du devoir de désobéissance civile » (1886) 1. Obéir à des lois injustes est perçu comme une déshumanisation qui réduit l’individu au statut de rouage de la machinerie gouvernementale. Mais la désobéissance est légitimée soit par l’appel à la conscience individuelle, soit par la nécessité, pour une minorité, dans une démocratie, de se faire entendre de la majorité apathique, ou encore par la nécessité d’une révolution pacifique conforme à l’esprit de la révolution américaine, voire par la réactualisation de la différence évangélique entre la lettre et l’esprit et la volonté de séparer dans l’individu « le diabolique du divin ». En un sens, donc, Thoreau en appelle à la conscience, un être humain digne de ce nom ne pouvant accepter de se commettre avec une injustice qu’il perpétuerait par son obéissance, et cela « même au prix de [l’]existence nationale » ou de la survie de la Constitution. L’intérêt ne saurait justifier l’obéissance, et une morale fondée sur une telle notion est indigne de l’humanité. Dans cette optique, c’est l’intégrité individuelle qui semble primer, le souci politique, l’existence même de l’État passant au second plan, et la désobéissance civile pourrait être confondue avec l’objection de conscience. Mais le « bon citoyen », le patriote, est celui qui sait résister à l’État. Il ne s’agit plus de critiquer, de pétitionner afin de changer légalement la loi en vigueur, car « comment peuton se contenter d’avoir tout bonnement une opinion et se complaire à ça » ? Il s’agit donc d’agir afin de « faire lever la pâte », c’est-à-dire de modifier les rapports entre majorité et minorité. Une « minorité éclairée » et agissante doit désobéir pour inciter la majorité à la suivre, pour ramener l’État à son principe. Si la désobéissance civile est donc révolutionnaire

par essence, s’il s’agit de « déclarer tranquillement la guerre à l’État », ou de « définir une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible », il s’agit tout aussi bien, contre la lettre de la Constitution américaine, de ramener celle-ci à son esprit, celui de la révolution de 1775. La désobéissance civile devient donc la promesse d’une action collective, politique par essence, impliquant une critique interne de la démocratie conçue comme règne de la majorité. En ce sens, la désobéissance civile semble s’inscrire paradoxalement dans la lignée de cette science des associations (civiles ou politiques) décrites par Tocqueville comme une spécificité de la démocratie américaine, et qui est un contrepouvoir à la « tyrannie de la majorité », majorité à la fois conformiste et apathique. Cette notion sera réactualisée durant la décolonisation et les mouvements des droits civiques et de résistance à la guerre du Vietnam. Les principaux héritiers de Thoreau sont donc Gandhi et Luther King, qui soulignent principalement le caractère non violent de la désobéissance civile. Anne Amiel ✐ 1 Thoreau, H. D., la Désobéissance civile, Climats, Paris, 1992. Voir-aussi : Arendt, H., « La désobéissance civile » in Du Mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972. Constant, B., « Principes de politique » in De la liberté chez les modernes, Hachette, Paris, 1980. Kant, E., Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », t. 2, La Pléiade, Paris, 1985. Rawls, J., Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987. ! LOI, RÉSISTANCE, RÉVOLUTION DÉSORDRE – CHAOS (THÉORIE DU) PHILOS. SCIENCES Étude mathématique de phénomènes apparement aléatoires. Cette théorie est apparue au début des années 1970, à partir de l’étude des phénomènes d’oscillation irrégulière d’apparence aléatoire ainsi que de celle de la turbulence dans un fluide. Elle a connu, associée au concept d’attracteur étrange, développé en particulier par D. Ruelle, de nombreuses applications dans des domaines, comme celui de la météorologie, où la prédictivité quantitative semblait impossible. Michel Blay

✐ Ekeland, I., Le calcul, l’imprévu. Les figures du temps de Kepler à Thom, Seuil, Paris, 1984. Ruelle, D., Hasard et chaos, Éditions Odile Jacob, Paris, 1991. DESPOTISME Du grec despotès, « maître ». MORALE, POLITIQUE Régime politique soumis à l’autorité d’un seul, qui s’arroge tous droits sur ceux qu’il gouverne. C’est par essence, selon Montesquieu, que le despotisme est monstrueux. Le despote est « seul, sans loi et sans règle, (il) entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». Dans un tel contexte, propre pour Montesquieu aux climats orientaux, c’est la peur qui pousse les hommes à entrer dans une telle servitude. « Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie, de l’honneur, il faut de la crainte downloadModeText.vue.download 289 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 287 dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n’y est point nécessaire, et l’honneur y serait dangereux » (Esprit des lois, livre III, ch. 9). Par où l’on voit que le despotisme est le seul de tous les régimes politiques distingués par Montesquieu (démocratie, aristocratie, despotisme) à ne comporter aucune nuance ni degré dans sa manière de gouverner : « Il n’y a point de tempéraments, de modifications, d’accomodements, de termes, d’équivalents, de pourparlers, de remontrances ». En effet, dans un tel tableau, l’unique alternative est celle qui oppose la vie et la mort ; désobéir, c’est s’exposer du même coup à perdre la vie d’une manière violente. Bien que les deux termes soient connexes, il faut distinguer despotisme et tyrannie. Si les deux types de pouvoir ont pour ressort la peur et pour mode de gouvernement la force, seul le tyran se passe totalement de l’assentiment des hommes qu’il gouverne : au départ, le despote peut tirer sa légitimité d’un contrat-soumission passé entre chacun des membres du peuple, comme le montre Hobbes dans le Léviathan. Chacun cède la totalité de sa force et de son droit naturel, qui comprend sa liberté, en faveur d’un seul, qui n’est pas contractant. Le calcul consiste ici à échapper à la peur de la mort violente, et à préférer la vie à la mort. Pour réguler les passions humaines, qui dérivent toutes du désir des mêmes objets, et débouchent sur la guerre de tous contre

tous, il faut une autorité qui totalise toutes les forces individuelles. Ce calcul des biens (une vie d’obéissance vaut mieux qu’une vie dans la terreur d’une mort violente) procède d’un réalisme anthropologique (l’homme est un être de désirs et de passions) et débouche sur un mode de gouvernement despotique et autoritaire qui n’a rien, dans son principe, de déréglé. Il faudrait dire que ce n’est que par dérivation que le despotisme peut ici devenir tyrannique, lorsque les termes du contrat ne sont plus respectés et que le despote instaure un nouveau régime de peur. Ainsi, pour Hobbes, la paix civile vaut tous les sacrifices, et notamment celui de sa liberté. On voit, avec la constitution rationnelle et artificielle de l’État-Léviathan, que le despotisme est loin, ici, de correspondre à la description anarchique qu’en produisait toutà-l’heure Montesquieu (le despotisme s’y marquait à son absence de lois et à son dérèglement). Au contraire, le despotisme est le seul moyen, pour Hobbes, de ramener l’ordre dans les rapports entre les hommes. Le paradoxe qui résulte de ces deux conceptions d’un même objet s’explique par une différence de perspectives : si la paix civile constitue pour Hobbes une valeur absolue, elle ne saurait mériter, aux yeux de Montesquieu, qu’on immole en son nom sa liberté. C’est le point fort de la critique du contrat-soumission par Rousseau, dans le Contrat social : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; (...) mais qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi bien dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant d’être dévorés » (livre I, ch. 4). Par où l’on voit que Rousseau récuse dans le despotisme le choix d’un système de valeur dans lequel la vie, le bios, l’emporte sur ce qui selon lui constitue notre humanité, c’est-à-dire notre liberté : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs » (Ibid.). Au contrat-soumission il substitue, à la suite de Locke (Traité du gouvernement), le modèle du contrat-dépôt dans lequel le peuple ou souverain est susceptible de retirer son pouvoir au gouvernant si celui-ci n’en respecte pas les termes. Le droit d’insurrection ou de résistance garantit que le gouvernant est contrôlé, dans la légitimité, par le peuple qui demeure souverain et dispose du vrai pouvoir. C’est donc cette possibilité de la désobéissance qui constitue la ligne de démarcation entre le despotisme et la démocratie. Une telle conception du gouvernement des hommes procède, à l’inverse de Hobbes, d’une vision idéaliste de la nature humaine qui, si elle ne se fait pas d’illusion sur la réalité des

rapports humains (voir le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes), vise à restaurer des vertus recouvertes par la dégénérescence de l’histoire. À ce même compte, et paradoxalement, on peut trouver un caractère despotique à la transitoire « dictature du prolétariat » chez Marx, qui cherche, à terme, à triompher de l’État (la dialectique historique devrait aboutir à son dépérissement progressif) pour rétablir des rapports d’égalité (et non plus de domination) entre les hommes. Au total, la question du despotisme renvoie à la conception, réaliste ou idéaliste, de la nature de l’homme, et à celle de son action dans l’histoire : le réalisme anthropologique de Machiavel ou de Hobbes conduit à défendre l’autorité du prince, qui peut vite basculer dans une forme de cynisme. Rousseau, au contraire, à vouloir en finir avec le despotisme, assigne à l’homme d’autres fins que l’assouvissment de ses passions, et l’engage à réaliser la liberté qui le définit ; au nom de ce même idéal de liberté, mais aussi parce qu’il ne se fait pas d’illusions sur la réalité des rapports de pouvoir, Marx est conduit à dessiner une sorte de despotisme de transition, la dictature des dominés, destinée à en finir avec tout type de despotisme, avec la confiscation du pouvoir par un seul, qui « se change en loup » (Platon, République, 565a-566a). Clara da Silva-Charrak ✐ Derathé, R., Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Vrin, Paris, 1988. Goldscmidt, W., Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Vrin, Paris, 1983. Goldzink, J., Montesquieu et les passions, PUF, Paris, 2001. Hobbes, T., Léviathan, trad. Tricaud, Sirey, Paris, 1971. Locke, J., Le second traité du gouvernement, trad. Spitz, PUF, Paris, 1994. Machiavel, N., Le Prince, trad. Fournel et Zancarini, PUF, Paris, 2000. Marient, P., Naissances de la politique moderne, Payot, Paris, 1977. Montesquieu, C. de S., De l’Esprit des lois, OEuvres complètes, Seuil, Paris, 1964, p. 528-808. Moreau, P.-F., Hobbes, philosophie, science, religion, PUF, Paris, 1989. Platon, République, IX, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, p. 1114. Rousseau, J.-J., Du contrat social, présentation par B. Bernardi,

Garnier-Flammarion, Paris, 2001. Senellart, M., Les arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995. Senellart, M., Machiavélisme et raison d’État, PUF, Paris, 1989. Terrel, J., Les théories du pacte social, Seuil, Paris, 2001. ! CLIMAT, CONTRAT, ESCLAVE, ÉTAT, LIBERTÉ, POUVOIR, RAISON D’ÉTAT, TYRANNIE DESTIN Du latin destinare, « fixer », « attacher ». La mythologie grecque décline le caractère irrévocable du destin à travers les trois Moires, filles de la Nécessité, Lachesis (« qui distribue les lots »), Clôthô (« la fileuse »), Atropos (« l’irréversible »), qui respectivement régissent le passé, le présent et l’avenir. Les dieux eux-mêmes leur sont soumis. Au héros homérique, qui accepte sans se rebeller les limites qui lui sont imparties, on peut opposer l’homme tragique, dont la faute est la démedownloadModeText.vue.download 290 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 288 sure (hubris). Tentant vainement d’échapper à son destin, il le précipite en se faisant l’instrument de cela même qu’il veut éviter, tel Laïos, le père d’OEdipe, qui engage la tragédie en voulant échapper à la prophétie de l’oracle, ou OEdipe lui-même, après qu’eut parlé l’oracle de Delphes. GÉNÉR. Force de ce qui arrive et qui semble nous être imposé sans qu’aucune de nos actions n’y puisse rien changer. Le destin se donne d’abord sous la forme d’un argument théologique, selon lequel notre histoire est écrite par Dieu de toute éternité. Une telle perspective, celle du fatum mahometum, semble à première vue ôter à l’homme toute spontanéité : si Dieu, omniscient, sait depuis toujours ce que je vais faire, le sentiment de liberté que je peux être amené à éprouver ne résulte que d’une illusion. De fait, la prévalence du destin dans un contexte théologique ne signifie pas nécessairement la négation de la liberté humaine : Dieu peut vouloir que l’homme soit libre, libre en particulier de transgresser ses interdits (cf. la Genèse), ce qui explique l’existence du mal et ne retire rien à la puissance divine ; il y a en effet plus de puissance à créer un être libre, capable d’enfreindre les lois divines, que de créer un être déterminé par l’instinct à toujours se conformer à ses décrets (comme l’animal). Ainsi peut être maintenu, en régime théologique, le paradoxe de la liberté humaine et de sa prédestination ; comme l’écrit Bossuet : « Nous tenons les deux extrémités de la chaîne, mais les maillons intermédiaires nous échappent ».

Parler de destin suppose quoi qu’il en soit une volonté qui veut pour nous, et qui assigne des fins à notre existence, même si celles-ci nous demeurent inconnues. Ainsi le destin ne résulte-t-il pas du hasard, qui n’est pas censé ordonner les événements selon une finalité. Le destin se distingue du hasard comme l’ordre du chaos. S’en remettre au destin signifie du même coup que toute action est vaine puisque nous ne sommes pas réellement à son principe. Sartre montre que le destin constitue alors l’une des figures de la mauvaise foi : invoquer le destin pour refuser de prendre une décision ou au contraire pour accepter ce que par passivité l’on nomme « fatalité », c’est en réalité déjà former un projet, vouloir ne pas exercer sa volonté libre. La facticité d’elle-même ne signifie rien ; seul mon projet, issu de mon libre-vouloir, lui confère un sens. Dans une autre perspective, l’injonction nietzschéenne « amor fati », amour du destin, sonne comme un appel esthétique : il s’agit pour Nietzsche, une fois reconnue l’existence de la nécessité, non de se voiler la face (c’est ce qu’il récuse dans l’idéalisme), mais au contraire de l’accepter de manière résolument affirmative, de voir de la beauté dans une nécessité librement consentie : « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! » (Le Gai savoir, § 276). Clara da Silva-Charrak ✐ La Genèse, La Bible de Jérusalem, trad. École Biblique de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975. Bossuet, J.B., Discours sur l’histoire universelle. Sartre, J.F., L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, ch. II, « La mauvaise foi ». Nietzsche, F., Le Gai savoir, Gallimard, Paris, 1950. Voir-aussi : Nietzsche, F., Ecce homo, Denoël, Paris, 1909. Sartre, J.P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1970. ! CONTINGENCE, DÉTERMINISME, LIBERTÉ, VOLONTÉ PHILOS. ANTIQUE Cours de l’existence individuelle considéré comme échappant à la volonté. Le destin renvoie à un partage transcendant, un décret immuable sur lequel l’action n’a pas de prise : moira, en grec, est la part allouée (heimarméné) à chacun. Avec l’idée de nécessité présente dans les mythologiques

grecques, les philosophes chercheront à concilier la liberté humaine. Le mythe platonicien d’Er le Pamphylien 1 est l’exemple d’un tel compromis : si le cours de chaque vie est fixé d’avance, le choix en est offert aux âmes : « La responsabilité revient à qui choisit : le dieu, lui, n’est pas responsable. » Étranger à la pensée d’Aristote, le destin retrouve un sens dans le déterminisme stoïcien. Avec Dieu ou la nature, c’est un des noms du monde, de l’organisation cosmique, qui, intégralement rationnelle, est régie par des liens de causalité qui ne souffrent aucune exception : la liaison entre elles des parties du monde est conjonction et connexion des causes, providence ou destin. « Le Destin est la cause des êtres où tout est lié, ou bien la raison selon laquelle le monde est dirigé »2 ; « De même que de la somme de tous les corps se fait le monde, ... de même de la somme de toutes les causes se fait le destin. 3 » Que l’action autant que ses modalités soient fixées par le destin n’entraîne pas l’adhésion des stoïciens à l’« argument paresseux » du type : « Si mon destin est de guérir de ma maladie, je guérirai, que j’appelle ou non le médecin. 4 » La réplique stoïcienne à cet argument est qu’être malade et appeler un médecin sont des événements liés entre eux par le destin et relèvent de la même nécessité : quand j’appelle le médecin, ma liberté consiste à donner mon assentiment au fait que je suis malade. Ainsi la liberté ne porte-t-elle pas sur la détermination du contenu de l’action, mais sur la qualité de son activité : « Le destin conduit celui qui le veut, et traîne celui qui ne veut pas. » Il faut vouloir ce qui arrive, c’est-àdire en être la cause active, pour autant que cela dépende de nous, et combattre en nous tout ce qui peut s’opposer à la réalisation de l’événement. La logique, divination transposée, déchiffre les signes du destin comme un médecin diagnostique les symptômes d’une maladie. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, République, X, 614a sqq. 2 Diogène Laërce, VII, 149. 3 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, V, 8. 4 Cicéron, Traité du destin, 28-29. Voir-aussi : Hadot, P., la Citadelle intérieure, Paris, 1992. Ildefonse, F., les Stoïciens, I, « Zénon, Cléanthe, Chrysippe », Paris, 2000. Onians, R. B., les Origines de la pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, Paris, 1999. ! CAUSALITÉ, LIBERTÉ, MONDE, NÉCESSITÉ ONTOLOGIE

Chez Heidegger, provenir du Dasein et manière dont l’être se dispense à lui. (En allemand Schicksal, Geschick.) La finitude transporte le Dasein dans son provenir originaire, impliqué par la résolution authentique où, libre pour la mort, il se délivre une possibilité à la fois héritée et choisie. Le Dasein ne choisissant ni son existence factice, ni son passé, la résolution n’ouvre des possibilités d’exister qu’à partir d’un héritage à assumer. Le Dasein historial est destinai, downloadModeText.vue.download 291 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 289 non au sens d’une prédestination mais d’une destination où l’on est destinataire de ce qui nous est envoyé. Le destin a pour condition de possibilité la temporalité, et la répétition, comme passé authentique, consiste à faire retour vers des possibilités du Dasein ayant été là. Existant dans l’être-avecautrui, le destin (Schicksal) est aussi co-destin (Geschick) comme provenir d’une communauté et historialité d’un peuple. Il est résolution au là de l’instant, sur lequel repose le co-destin comme ce qui peut être répété, ouvert à un héritage transmis. Le co-destin définit la métaphysique comme destin de l’être, se destinant en déterminant le mode de pensée de l’Occident comme rationalité universelle en quoi consiste la science et qui culmine en l’hégémonie planétaire de la technique comme devenir-monde de la métaphysique. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 74. ! DASEIN, HISTORIAL PSYCHANALYSE Diverses formes de défenses et interprétations ambivalentes devant les déterminismes psychique et biologiques (mort, différence des sexes, contingence, répétition, malheur) qui entravent le narcissisme. Les allégories du destin (moires, esprits, etc.) sont vues comme substituts et projections des instances parentales dans le surmoi. Dans Pulsion et destins des pulsions (1915), Freud distingue les devenirs nécessaires de certaines pulsions partielles : renversement dans le contraire – par passage de l’activité à la passivité (sadisme / masochisme) ou par renversement de contenu (amour / haine) –, retournement sur la personne propre (autoérotisme), refoulement et sublimation. Ces destins sont autant de défenses contre le déplaisir dû à l’augmentation de la tension pulsionnelle.

Dans la névrose de destinée (Schicksalsneurose), ce déterminisme psychique est méconnu, et une situation douloureuse régie en apparence par une causalité externe se répète : cette compulsion de destin (Schicksalszwang), élucidée dans la cure par la mise au jour du refoulé, suppose une contrainte de répétition située « au-delà du principe de plaisir » (1920) et, plus tard, une pulsion de mort. Benoît Auclerc, Michèle Porte ! AMBIVALENCE, CONTRAINTE, DÉFENSE, DÉTERMINISME, ÉROS ET THANATOS, NARCISSISME, RÉPÉTITION, SUBLIMATION, SURMOI DESTRUCTION En allemand : Destruktion. ONTOLOGIE Chez Heidegger, déconstruction de l’ontologie traditionnelle. La tradition de la métaphysique est ainsi comprise à partir de la question directrice de l’être de l’étant et reconduite vers la question fondamentale du sens de l’être. Dans la mesure où la tradition, loin de rendre accessible ce qu’elle transmet, le recouvre le plus souvent, en livrant un contenu qui barre l’accès aux sources originaires, il convient de réactiver les expériences originaires où furent conquises les premières déterminations ontologiques qui ont par suite régi la tradition. Loin d’être une simple démolition et de se rapporter de façon négative au passé, la destruction vise à libérer l’initial vers un avenir, en montrant comment les philosophies du passé peuvent être non derrière mais devant nous. Elle peut être qualifiée de phénoménologique : si la réduction phénoménologique reconduit de l’étant vers l’être, la destruction phénoménologique est déconstruction critique des concepts communément admis visant à remonter aux sources où ils ont été puisés. Elle permet de comprendre la tradition (Uberlieferung) comme faisant l’objet d’une répétition qui fait retour vers des possibilités du Dasein ayant été là et se fonde sur l’historialité de ce dernier. Il ne s’agit ni d’une restitution ni d’un dépassement du passé, mais d’une remémoration en laquelle le Dasein se choisit ses propres héros. Sa tâche essentielle est alors d’interpréter l’ontologie traditionnelle à la lumière de la temporalité de l’être en dégageant la

secrète structure temporelle des déterminations ontologiques telles qu’elles sont ordonnées à la présence subsistante. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 9, § 6. Heidegger, M., Grundprobleme der Phänomenologie (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie), Francfort, 1975. ! ÊTRE, HISTORIAL, TEMPORALITÉ DÉTERMINANT MATHÉMATIQUES Soit un espace vectoriel de dimension n sur K. Soit une base B (e1, e2, ..., en). Il existe une unique forme n-linéaire alternée prenant la valeur I sur cette base. On l’appelle déterminant dans la base B et on le note detB. Soit alors une suite de n vecteurs (x1, x2, ..., xn), on appelle déterminant de ces n vecteurs, le scalaire detB (x1, x2, ..., xn). Cas où n = 2 Soit (x, x′) et (y, y′), les coordonnées de u et v dans la base B. Alors, detB (u, v) = xy′ – x′y. Cas où n = 3 Soit (x, x, x‴), (y, y′, y″) et (z, z′, z″), les coordonnées de u, v et w dans la base B. Alors, detB (u, v, w) = xy′z″ + x′y″z + x″yz′ – x″y′z – x′yz″ – xy″z′. On en déduit la définition de déterminant d’une matrice carrée A d’ordre n. On appelle déterminant de A le déterminant des vecteurs colonnes de A par rapport à la base ordonnée canonique de Kn. On montre notamment que l’indépendance linéaire des vecteurs est établie si le déterminant est non nul. Il est particulièrement utile de considérer la matrice des coefficients d’un système de n équations du premier degré à

n inconnues pour discuter de l’existence et de l’unicité des solutions. La théorie des déterminants est déduite des développements de l’algèbre linéaire, mais on en trouve des prémices downloadModeText.vue.download 292 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 290 dans l’idée de notation indiciaire introduite par Leibniz pour les coefficients des équations. Vincent Jullien DÉTERMINATION Du latin determinare, « marquer les limites », et de terminus, « terme, borne ». GÉNÉR. En régime hégélien, déterminer une chose revient à dire en quoi elle n’est pas tout ce qui n’est pas elle ; en ce sens, et comme chez Spinoza, déterminer c’est nier (omnis determinatio est negatio). C’est dans la Lettre L à Jelles que Spinoza déclare que toute détermination est négation (« elle indique à partir d’où la chose n’est pas »). Chez Hegel, déterminer revient à poser les limites d’une chose, c’est-à-dire à dire ce qu’elle n’est pas, à la définir par rapport à ce qui l’entoure. Ainsi, il y a dans le fait de poser une chose l’idée d’une négation essentielle. Devenir adulte, en ce sens, c’est nier l’adolescent ou l’enfant en soi, en même temps qu’advenir à un nouvel état. Mais ce nouveau statut d’adulte est riche de tous les états antérieurs, qui ne sont pas purement et simplement effacés ; au contraire, l’adulte ne serait pas ce qu’il est s’il n’avait d’abord été enfant, puis adolescent. Autrement dit, la négativité propre à la détermination comporte aussi une positivité. La détermination pose en même temps qu’elle nie. Clara da Silva-Charrak ✐ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1941. Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970. Spinoza, B., Traité politique, Lettres, Trad. C. Appuhn, Garnier-

Flammarion, Paris, 1966. ! DÉFINITION, NÉGATION DÉTERMINISME Du latin determinare, « borner, limiter », « régler, fixer ». Le prédéterminisme (théologique) informe le déterminisme de Laplace, mais la sensibilité aux conditions initiales (Poincaré), les mesures statistiques (Boltzmann) et les relations d’incertitude (Heisenberg) conditionnent son application à la résolution des horizons de discernabilité. PHILOS. ANTIQUE Doctrine selon laquelle les êtres naturels sont soumis à une nécessité stricte qui les détermine entièrement et selon laquelle la volonté humaine n’est pas libre. Bien que la notion de déterminisme soit une notion moderne, il existe dans l’Antiquité des doctrines « déterministes » ou, du moins, un problème du déterminisme. Le terme qui exprime le mieux la notion, dans l’Antiquité, est celui de « nécessité » (anankhê, en grec ; necessitas, en latin). Le déterminisme antique a deux aspects : le déterminisme de la nature et le déterminisme de l’action humaine. Il peut prendre deux formes : un naturalisme (les causes matérielles déterminent inévitablement leurs effets) ou un providentialisme (la divinité prévoit entièrement la chaîne des actions des hommes comme celle des phénomènes naturels). La première forme de déterminisme est celle de l’atomisme de Démocrite et, dans une certaine mesure, celle de la physique d’Empédocle et d’Heraclite, vus tantôt comme des déterministes 1, tantôt comme des indéterministes qui expliquent tout par le hasard 2. La seconde forme est celle du providentialisme stoïcien. Pour Aristote et Théophraste, ce sont Empédocle et Heraclite qui donnent les meilleurs exemples de philosophies du hasard (tukhê) ou de la spontanéité (automaton). Mais la physique finaliste d’Aristote et l’atomisme d’Épicure, avec sa théorie de la déclinaison, sont d’autres formes d’indéterminisme. La nature aristotélicienne tend vers une fin ou une forme qu’elle ne réalise pas toujours, mais seulement le plus souvent 3 ; les atomes de la physique d’Épicure dévient de leur trajectoire rectiligne à travers le vide de façon imprévisible 4. En fait, à l’exception peut-être de Démocrite, il n’y a guère de forme pure du déterminisme dans l’Antiquité : les stoïciens cherchent à concilier la nécessité du destin et la liberté de la volonté 5. La raison en est essentiellement morale : si l’on admet que tout est soumis à la nécessité, il n’y a plus

de place pour la responsabilité humaine. Et si l’on refuse cette conséquence, il faut admettre soit que l’indéterminisme règne jusque dans la nature (Aristote, Épicure), soit que nos propres décisions contribuent à la chaîne du destin (les stoïciens). La problématique restera vivace dans le christianisme, quand saint Augustin introduira le problème du rapport de la grâce et du libre arbitre. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Cicéron, Du destin, 39. 2 Aristote, Physique, II, 8, 198b31-33 ; Théophraste, Métaphysique, 7a15b8. 3 Aristote, op. cit., II. 4 Lucrèce, De la nature, II, 217-220. 5 Cicéron, op. cit., 39-41. ! DÉCLINAISON, DESTIN, LIBRE ARBITRE MORALE Doctrine qui affirme que tous les événements résultent d’un enchaînement de causes ; à terme, le déterminisme a pour effet de nier l’existence de la liberté humaine. Le déterminisme, en morale, revient à poser que nos actes, dont nous avons le sentiment qu’ils sont l’effet d’une volonté libre, sont en fait le résultat d’une multitude de causes dont nous ignorons simplement l’existence. Ainsi, là où nous croyons être libres, nous sommes en réalité déterminés, ce qui conduit Spinoza, par exemple, à affirmer que la liberté est l’autre nom de l’ignorance où nous nous trouvons des causes qui nous déterminent à agir ; elle est en fait le produit d’une illusion. Dans l’Ethique, (I, pr. 29), Spinoza affirme « qu’il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais (que) tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière ». Spinoza compare l’homme à une pierre, qui ne saurait trouver en elle-même le principe de son mouvement : l’homme n’agit que sous l’effet de causes extérieures qu’il ignore (les désirs, les passions), et il s’impute tout naturellement l’initiative de son action, qu’il qualifie de libre : « Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent » (Lettre LVIII à Schuller).

Mais à cette pseudo-liberté, Spinoza oppose une liberté authentique, qui n’entre pas en contradiction avec le fait de ne pas être cause de soi, de ne pas être au principe de toutes ses actions. Cette liberté authentique de l’homme a des acdownloadModeText.vue.download 293 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 291 cents stoïciens, puisqu’elle consiste à accepter librement la nécessité dans laquelle nous sommes inscrits dès lors que nous ne sommes pas Dieu : « Je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité » (Ibid.). Toutefois, on peut parvenir à distinguer, avec Leibniz, le déterminisme et la nécessité ; que rien n’arrive sans raison ne signifie pas pour autant que rien ne soit libre. Autrement dit, le déterminisme peut s’accorder avec une forme de liberté, ce que Leibniz appelle le « franc-arbitre » – bien que Dieu soit le seul, comme chez Spinoza, à être vraiment libre : « C’est ainsi que Dieu est parfaitement libre, et que les esprits créés ne le sont qu’à mesure qu’ils sont au-dessus des passions ». Leibniz précise plus loin : « le franc-arbitre (...) consiste en ce qu’on veut que les plus fortes raisons ou impressions que l’entendement présente à la volonté n’empêchent point l’acte de la volonté d’être contingent, et ne lui donnent point une nécessité absolue et pour ainsi dire métaphysique » (Nouveaux Essais, livre II, ch. 21). Ainsi, le déterminisme est susceptible de s’arracher à la nécessité qui le renvoyait dos-à-dos à la liberté. Clara da Silva-Charrak ✐ Leibniz, G.W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1990. Spinoza, B., Éthique, trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, Paris, 1965. Spinoza, B., Lettres, trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, Paris, 1966. ! CONTINGENT, DESTIN, LIBERTÉ, NÉCESSITÉ PHYSIQUE Règle de l’évolution d’un système isolé d’après ses

conditions initiales : la reproductibilité technique matérialise l’ordre rationnel. La proportionnalité de l’effet à sa cause est un principe aristotélicien, et l’idée de solidarité universelle se présente chez les stoïciens ; cependant, la question du déterminisme physique, en tension avec celle du libre arbitre, dérive des apories de la transposition de l’omniscience et de l’omnipotence divines en une hypothèse métaphysique 1, dont la formulation par Laplace constitue la forme radicale : « Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. 2 » Le Kosmotheoros établit la condition de possibilité d’une objectivation absolue, i.e. l’extrapolation de l’évolution linéaire caractéristique des systèmes isolés à l’histoire de l’univers au nom de la causalité générale, même si l’Essai philosophique sur les probabilités vise à justifier l’application de probabilités à des causalités particulières. Kant récuse cette confusion entre condition transcendantale et projection ontologique en distinguant le déterminisme au sens du principe de la détermination de l’arbitre par la raisons théorique ou pratique, de l’application du principe leibnizien de raison suffisante, ou « prédéterminisme, d’après lequel des actions arbitraires, en tant qu’événements se produisant, ont leurs motifs déterminant dans le temps antérieur (qui, avec tout ce qu’il contient, n’est plus en notre pouvoir) » 3. De manière autonome, les progrès de la physique vont relativiser la portée du déterminisme en lui intégrant la limitation des conditions d’applications, c’est-à-dire en distinguant l’horizon de discernabilité (information observable) et l’horizon de causalité (limites prédictives) : d’une part, Boltzmann détermine l’évolution macroscopique d’un gaz d’après la modélisation statistique de son état microscopique, en postulant que, pour un système isolé, tous les états microscopiques accessibles sont également probables, i.e. l’indifférence aux conditions initiales, tandis que Hadamard et Poincaré 4 soulignent l’importance de la sensibilité aux conditions initiales

d’autres systèmes ; d’autre part, la relativité limite la simultanéité, et les inégalités de Heisenberg fixent la résolution maximale, ruinant définitivement la causalité et la discernabilité infinies que postulait le déterminisme absolu. L’indéterminisme opère l’intégration des probabilités au sein du déterminisme, et non en réaction à son principe : en mécanique quantique, les fonctions d’onde sont parfaitement déterminées (hors mesure). « As a mean of calculating future probabilities the laws form a completely deterministic system ; but as a mean of calculating future observational knowledge the system of law is indeterministic. 5 » Le chaos est une théorie déterministe : la divergence des systèmes dynamiques n’a pas nécessairement un fondement aléatoire. ▶ La science physique est devenu « trans-déterministe », elle articule horizons de discernabilité et horizons de causalité, processus linéaires et phases de décohérence : l’atmosphère, système complexe et sensible pour lequel les prévisions locales et précises ne s’étendent pas au-delà de quelques jours, redevient prévisible à une autre échelle sur de longues périodes (le temps du chaos). Bachelard a insisté sur la relativisation de l’objet par transition entre déterminisme et indéterminisme 6, et montré comment l’expérimentateur double le déterminisme rationnel d’un déterminisme technique, soulignant ainsi, après Duhem 7, la matérialisation des théories par l’instrument de mesure. Vincent Bontems ✐ 1 Kojève, A., l’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, Librairie générale française, 1990. 2 Laplace, P. S. (de), Essai philosophique sur les probabilités (1825), « Introduction », Bourgois, Paris, 1986. 3 Kant, E., la Religion dans les limites de la simple raison, I, « Remarque générale no 3 », 1793. 4 Poincaré, H., Science et Méthode, Flammarion, Paris, 1908. 5 Eddington, A., The Philosophy of Physical Science, p. 94. Cambridge University Press, Cambridge, 1939. 6 Bachelard, G., le Nouvel Esprit scientifique (1934), Vrin, Paris, 1983. 7 Duhem, P., la Théorie physique (1906), Vrin, Paris, 1993.

! CAUSALITÉ, INDÉTERMINISME, INDISCERNABILITÉ, PROBABILITÉ PSYCHANALYSE Régime de la causalité des événements psychiques selon la psychanalyse. La suggestion posthypnotique, par laquelle une personne éveillée applique un ordre reçu sous hypnose, démontre l’efficience d’une représentation non consciente (Traitement psychique, 1890). L’étude des actes manques, régis par des downloadModeText.vue.download 294 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 292 motifs inconscients, le confirme, de sorte que « le phénomène de détermination, dans le domaine psychique, ne présente quand même pas de lacunes » 1. Cette continuité légitime la méthode des associations « libres » dans la cure. Niant la possibilité du libre arbitre, le déterminisme psychique est une atteinte narcissique : sa méconnaissance conduit à projeter les revendications pulsionnelles inconscientes sur le monde extérieur (superstitions, croyance au destin, etc.). Freud met au jour des déterminismes de portée et de complexité toujours plus grandes : le symptôme hystérique et le rêve sont ainsi surdéterminés (événement infantile et « agent provocateur », voeu inconscient et reste diurne) (l’Interprétation des rêves, 1900). La découverte de la sexualité infantile permet de relier les stades de la libido et les destins des pulsions au développement ultérieur, montrant une détermination de l’adulte par l’enfant jusqu’alors inaperçue (Trois Essais sur la théorie sexuelle, 1905). Les facteurs biologiques – période de latence, anatomie – et phylogénétiques – archifantasmes héréditaires, etc. – complètent cette causalité ontogénétique. Lacan, recherchant le conditionnement de la folie « dans son essence » par les lois du signifiant, n’échappe pas à toute idéalisation scientiste 2. ▶ Au croisement de plusieurs perspectives, le déterminisme psychique s’écarte de la conception mécaniste : Freud refuse

prédictivité à long terme et causalité simple ; la question du choix de la névrose (Neurosenwahl), qui suppose une motivation inconsciente dans l’entrée dans la maladie, reste ainsi problématique (la Disposition à la névrose obsessionnelle, 1913). Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Zur Psychopathologie des Alltagslebens (1901), G.W. IV, « Psychopathologie de la vie quotidienne », chap. 12, Gallimard, Paris, p. 405. 2 Lacan, J., « Propos sur la causalité psychique », in Écrits (1966), Seuil, Paris, p. 153. ! ACTE MANQUÉ, CENSURE, DESTIN, ENFANTIN / INFANTILE, IDÉE INCIDENTE, RÊVE, SYMPTÔME ∼ DÉTERMINISME GÉNÉTIQUE BIOLOGIE Pouvoir des gènes, tant sur les caractéristiques des organismes vivants que sur les propriétés de leurs descendants. C’est dans le cas de l’homme que cette expression trouve toute sa force. La notion de déterminisme génétique est liée au développement de la génétique à partir de la redécouverte des lois de Mendel, au début du XXe s., mais, plus encore, à la mise en place d’une vision matérialiste et corpusculaire de l’hérédité, qui l’a précédée à la fin du XIXe s. ▶ Les développements de la biologie au XXe s. n’ont, d’abord, fait que conforter cette place centrale et déterminante des gènes. Pourtant, depuis quelques années, le déterminisme génétique, très lié à la vision réductionniste du vivant, qui était celle de la biologie moléculaire, s’effrite. Les biologistes ont réalisé que les propriétés des organismes vivants émergent du fonctionnement global des gènes, et non de l’action déterminante de tel ou tel gène, et que l’environnement limite et modèle le pouvoir des gènes. Michel Morange

✐ Jacob, F., Le jeu des possibles, Fayard, Paris, 1981. Morange, M., « Gène function », in Sciences de la vie no 323, pp. 1147-1153, C. R., Acad. Sc., Paris, 2000. Morange, M., La part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998. DETTE En allemand : Schuld. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, ce dont parle la voix de la conscience en renvoyant le Dasein à son être-jeté. Ni péché, ni faute morale, ni endettement empirique, la dette renvoie à l’être-jeté du Dasein selon une facticité dont il n’est pas le maître. La dette est conçue au-delà de toute préoccupation calculante et de tout rapport à une loi et à un devoir. Elle suppose une nullité existentiale constituant le Dasein comme fondement d’une nullité. L’être-en-dette ne résulte pas d’un endettement, mais est le fondement nul et jeté d’où procède tout endettement. Étant son propre fondement jeté le Dasein est en tant que projet jeté essentiellement nul. L’être du Dasein, le souci, est transi de part en part de nullité. Celle-ci ne signifie pas une privation, un défaut par rapport à un idéal. Convoquant le Dasein à son pouvoir-être le plus propre, l’appel du souci somme celui-ci de prendre en charge sa facticité, de comprendre dans le vouloir-avoir-conscience l’être-jeté comme cette nullité inexpugnable que l’existence a à assumer. En comprenant l’appel de la conscience, le Dasein choisit ce qu’il est comme son être-en-dette par rapport à sa facticité. Tel est le mode éminent de son ouverture qui le conduit à la résolution. L’être-en-dette originaire est condition de possibilité du bien et du mal moraux : il ne saurait donc être déterminé par la moralité, car celle-ci le présuppose. L’appel de la conscience ne donne à comprendre aucun pouvoir-être idéal et universel, mais ouvre à chaque fois le pouvoir-être isolé d’un Dasein singulier. On peut ainsi conférer un sens existential à la négativité en la concevant à partir de l’être-jeté et en donnant un nouveau fondement à la responsabilité, consistant pour le Dasein à libérer son être authentique. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 58 à 60, Tübingen, 1967. ! CONSCIENCE, ÊTRE-JETÉ, RÉSOLUTION, SOUCI DÉVELOPPEMENT (PSYCHOLOGIE DU) PSYCHOLOGIE

Étude scientifique de l’évolution de l’individu jusqu’à la maturité, et parfois jusqu’à la mort, sur les plans cognitifs et affectifs et de la personnalité, ainsi que leurs différences interindividuelles et de leurs anomalies. Fortement corrélée au développement des techniques psychométriques, la psychologie du développement se distingue : 1) de la psychologie de l’enfant, même si ses modèles restent prégnants, à la fois parce que l’enfant est défini de façon variable selon les cultures et les époques, et parce que l’enfance n’est qu’un moment du développement ; 2) de la psychologie « génétique », au moins au sens (chez Piaget) downloadModeText.vue.download 295 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 293 d’une stabilisation et d’une intégration structurale progressive de schémas intellectuels, parce qu’il y manque une dimension psychobiologique de l’évolution vers la maturité (selon Wallon). Le défi est donc triple : pondérer les facteurs internes et externes, dissocier la temporalité de genèse du mental et celle de la maturation du corps, et enfin, éviter d’imposer la norme de l’adulte (d’où les efforts récents pour faire de la vie entière l’index du développement), ou celle, plus diffuse, de la culture (notamment de la culture techno-scientifique qui tend à aligner les normes sur ses propres idéaux instrumentaux du développement socio-économique). La psychologie différentielle du développement a pour objet privilégié la mesure par des tests du développement de l’intelligence : soit par la méthode de Binet (qui repose sur l’âge mental), soit par celle de Weschler (qui repose sur la distribution moyenne des performances). Les styles d’acquisition, moins normatifs, sont moins explorés. La raison en est la sollicitation sociale en vue de traiter les pathologies et anomalies du développement (de la prise en charge des arriérés à la sélection des surdoués). La théorie des stades, influencé par la psychanalyse, vaut ainsi d’abord par les « fixations » qu’elle caractérise ; il est plus difficile de la justifier en ellemême sans être suspecté de découper des phases arbitraires dans un continuum. En revanche, par opposition au béhaviorisme, l’approche développementale est dynamique. ▶ L’acquisition du langage est la pierre d’achoppement des théories qui recherchent un continuum biopsychologique du développement : déjà Rousseau avait montré que la double supposition d’un primat de la sensibilité et d’une perfectibilité échoue à réduire notre intuition discordante d’un saut qualitatif quand l’enfant parle. Les « enfants sauvages » (tel Victor, recueilli par Itard) confirment empiriquement la complexité des conditions de ce saut. Wallon, chez qui le point de vue psychomoteur domine, n’a qu’une solution dialec-

tique à l’intégration du langage public conventionnel sur la base d’esquisses sémantiques privées. Quant à Piaget, sans même souligner (comme Vitgostsky) la fragilité de son idée d’un « langage égocentrique de l’enfant » préalable au langage social, la succession de ses « stades » est toujours suspecte de projeter dans un développement mental interne les réponses aux sollicitations du monde symbolico-social des adultes parlants. Pierre-Henri Castel ✐ Bideaud, J., Houdé, O., et Pédinielli, J.-L., L’homme en développement, Paris, 1993. ! ENFANCE, LANGAGE, PSYCHANALYSE DEVENIR Du latin devenire. Le verbe grec gignesthai, qu’on traduit par « devenir », est apparenté à genesis, « genèse » ou « naissance » ; pour les philosophes grecs, le devenir n’en englobe pas moins, avec la naissance, la disparition, « génération » et « corruption ». PHILOS. ANTIQUE Passage d’un état à un autre et, à la limite, du non-être à l’être, et inversement. À l’être au sens absolu, synonyme de permanence, d’incorruptibilité et d’immuabilité, Platon oppose le devenir, statut ontologique de ce qui tantôt est, tantôt n’est pas. Cette distinction correspond à celle entre intelligible et sensible, et la réflexion sur le devenir est liée à la réflexion sur le monde : Platon parle du « principe tout à fait premier du devenir, c’est-à-dire du monde » 1. Indéfiniment mobile et lié à la dégradation, le devenir n’est pas matière à certitude et ne fait donc pas l’objet d’un véritable savoir : « Ce que l’être est au devenir, la vérité l’est à la croyance. 2 » Puisque le devenir est la condition du sensible, du monde sensible, il n’est pas de science certaine : selon Aristote, l’invention de la doctrine platonicienne des Idées ou formes intelligibles fut « la conséquence des arguments d’Héraclite [...] suivant lesquels toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel, de sorte que s’il y a science et connaissance de quelque chose, il doit exister certaines autres réalités en dehors des natures sensibles, des réalités stables, car il n’y a pas de science de ce qui est en perpétuel écoulement » 3. Avec Heraclite, en effet, et les premiers théoriciens grecs de la nature, Platon partage la conception d’un monde essentiellement changeant : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » À la difficulté d’obtenir d’un tel monde une connaissance stable, il apporte une solution originale, qui est de concevoir le monde sensible comme la copie d’un modèle intelligible, comme tel

exempt de changement. Rejetant cette solution, tout en poursuivant l’objectif de penser la nature comme lieu du devenir, Aristote substituera aux Idées les concepts de matière et de forme, de puissance, d’acte et d’entéléchie, comme les opérateurs d’intelligibilité du mouvement et du devenir, qui confèrent une stabilité aux choses naturelles. La réflexion sur le mouvement et l’acte détermine la réflexion sur le devenir, fait de la matière l’instance de l’indétermination, de la forme le principe de la détermination : le devenir est orienté par la réalisation de la forme, celui de l’être naturel par la triple causalité finale, efficiente et formelle de son essence, et celui du monde par le désir que lui inspire Dieu, premier moteur immobile, acte pur, pensée de la pensée. Le mouvement est défini comme l’acte incomplet d’un mobile, et le temps et le lieu sont les coordonnées du mouvement du mobile : nombre du mouvement selon l’avant et l’après 4 et limite immédiate du corps qui enveloppe le mobile 5. La distinction, enfin, entre substance ou essence (ousia), d’une part, accidents, d’autre part, permet de résoudre les apories relatives au devenir – que le même soit aussi autre, et l’un, multiple – et de décider « si Socrate est la même chose que Socrate assis » 6. Mais on peut envisager des solutions différentes de celle du maintien d’une essence identique face à l’altérité des accidents. Les stoïciens, comme avant eux, semble-t-il, les mégariques 7, bannirent le verbe « être » de leurs formulations, disant non plus que l’arbre est vert, mais qu’il verdoie, et évitant ainsi de faire l’un multiple – disant non plus que l’arbre est vert, mais qu’il verdoie. Une telle expression, non plus copulative mais verbale, engage une considération du mouvement comme réalisation – sans les concepts de puissance et d’acte –, et de la temporalité comme chiffre de la complétude ou de l’incomplétude de ce processus : une première théorie des temps verbaux figurera au sein de l’étude logique. Le devenir se dit des manières d’être, des aspects de l’objet, et l’identité à soi se trouve garantie par la qualité propre, que signifie le nom – propre –, par exemple, Socrate. Le monde lui-même, totalité rationnelle intégralement liée, ne souffre aucune exception à la causalité : il est destin, et le devenir n’est autre que l’ordre de la nature, la suite providentielle des événements qui arrivent par nature. Le monde n’a pas la loi de son devenir hors de lui-même ni ne risque la dissolution dans le flux incessant de ses modifications : il rayonne, imdownloadModeText.vue.download 296 sur 1137

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muable, entièrement nécessaire, dans le tota simul, la cohérence solidaire de ses parties et l’indicatif de son ordre. Rejetant l’ordre du destin et jusqu’à la qualité propre comme dernier retranchement de l’essence, les épicuriens, eux, pensent un monde en devenir incessant, en proie aux combinaisons aléatoires des atomes dans le vide qui font se succéder sans autre loi des configurations contingentes et provisoires. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Timée, 29e. 2 Ibid., 29c. 3 Aristote, Métaphysique, XIII, 4, 1078b12-17. 4 Aristote, Physique, IV, 11, 219b2. 5 Aristote, Physique, IV, 4. 6 Aristote, Métaphysique, IV, 1004b2. 7 Aristote, Physique, I, 2, 185b25-32. Voir-aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, 1928. Muller, R., Introduction à la pensée des mégariques, Paris, 1988. Rivaud, A., Le problème du devenir et la notion de la matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste, Paris, 1906. ! ACTE, ALTÉRITÉ, DESTIN, DIEU, ÊTRE, HÉRACLITÉISME, IDENTITÉ, PHYSIQUE, PUISSANCE Hors, peut-être, quelques grandes hypothèses cosmogoniques, la notion de devenir n’a guère sa place dans la physique moderne depuis le mécanisme cartésien, le dynamisme leibnizien ou les principes kantiens d’une science de la nature. Il faut le retour au XIXe s. d’une cosmologie philosophique, d’une philosophie de la nature (Schelling) et, surtout, la puissante construction dialectique du système hégélien pour que l’opposition de l’être et du devenir soit de nouveau au centre de la réflexion philosophique. PHILOS. MODERNE Le début de la Science de la logique hégélienne est célèbre : on y lit que l’être (en soi) se contredit (pour soi) dans le néant pour se réconcilier avec lui-même dans le devenir (en soi et pour soi) 1. Cette extrême abstraction commence et préfigure la dialectique d’un système qui est tout entier devenir. Faut-il aller jusqu’à dire, comme Nietzsche, que Hegel introduisait déjà l’idée d’évolution, qui dominera à la fin du

XIXe s. : « Car sans Hegel, point de Darwin. 2 » Ce serait trop simplifier. La logique hégélienne est une ontologie qui précède et qui fonde une philosophie de la nature, puis une philosophie de l’esprit. Le devenir qui y est décrit est un devenir intemporel, explicitement d’avant la création du monde. Schelling lui aussi, d’une toute autre façon que Hegel, raconte un devenir de Dieu avant le devenir du monde. Pourtant, ce qui a été communément retenu de Hegel est une philosophie de l’histoire : l’humanité se caractérise, se définit même complètement, par son devenir historique. Une philosophie du devenir s’exprime inévitablement avec des métaphores temporelles et vitalistes : Hegel parle de la vie du concept. Chez Nietzsche et chez Bergson, l’existence temporelle est d’emblée vie, et l’affirmation de la réalité du devenir est aussi la dénonciation de l’illusion de l’être, de l’identité, de la finalité, toutes catégories introduites par les exigences de l’intellect et par les approximations du langage. Bergson reconnaît par intuition, au-delà de l’abstraction du temps, une durée intérieure comme énergie spirituelle, libre élan créateur d’imprévisible nouveauté, quelles que soient ses retombées dans une matérialité où elle se fige et se spatialise 3. Nietzsche insiste sur la multiplicité du devenir, chaos de forces, conflit renouvelé de volontés en quête de hiérarchie et de domination. Mais le monde du devenir sans fin, en perpétuelle métamorphose, n’a pas, à l’image d’un Dieu, une puissance créatrice illimitée. Le devenir est un revenir et ne peut être pensé que comme éternel retour. Jean Lefranc ✐ 1 Hegel, G. W. F., la Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970. 2 Nietzsche, F., le Gai Savoir, V, § 357. 3 Bergson, H., Évolution créatrice, 1907. ! DIALECTIQUE, DURÉE, ÉTERNEL RETOUR, TEMPS, VIE DÉVOILEMENT En grec : aléthéia. ONTOLOGIE Dans la pensée de Heidegger, le dévoilement désigne le processus par lequel se donne à voir la vérité. Pour les Grecs, l’aléthéia signifie, au fond, ce qui ne sombre pas dans l’oubli ; Jean Beaufret, dans sa traduction du Poème de Parménide, traduit aléthéia par « l’ouvert-sans-retrait ». C’est en ce sens qu’Heidegger l’entend. L’auteur d’Être et

Temps substitue en effet à la conception classique de la vérité comme adéquation entre la chose et l’entendement une conception plus radicale : la vérité, c’est le dévoilement ou la non-occultation de l’être. Avec ce concept de dévoilement, Heidegger transporte en quelque sorte la question de la vérité du champ logique et métaphysique vers le champ de l’interrogation ontologique. Est vraie une chose dont l’être se donne à voir sans voile, sans opacité. Parler de dévoilement et non plus d’adéquation, c’est bien se situer résolument dans la phénoménologie, et considérer que les choses les plus abstraites telles que la vérité, sont susceptibles de faire l’objet d’une perception et plus seulement d’une conception. Clara da Silva-Charrak ✐ Parménide, Le Poème, trad. Jean Beaufret, Michel Chandeigne, Paris, 1982. Heidegger, M., Être et Temps, trad. Martineau, éd. Authentica, Paris, 1985. Voir-aussi : Beaufret, J., Dialogue avec Heidegger, Minuit, Paris, Tomes I, II, III, IV, 1973, 1974, 1985. Dubois, C., Heidegger, Introduction à une lecture, Seuil, Paris, 2000. ! VÉRITÉ DEVOIR Du grec kathêkon, « convenable », de kathêkein, « convenir ». En latin : officium. PHILOS. ANTIQUE « On appelle devoir l’action dont l’accomplissement possède une justification raisonnable. 1 Les premières morales grecques n’ont pas de notion du devoir. Ce sont plutôt des « éthiques de la vertu » et de la responsabilité, qui ne sont pas du tout fondées sur l’ordre rationnel, mais seulement sur la recherche du bonheur. La notion de kathêkon a été inventée par le stoïcien Zénon de Citium. Cicéron l’a traduite en latin par officium 2, passé dans l’ancien français « office ». Il est d’usage de traduire kathêkon par les termes « devoir » ou « convenable » (ou « fonction propre »), mais la notion est plus large et plus souple que celles des downloadModeText.vue.download 297 sur 1137

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295 « morales du devoir » ultérieures. Zénon a, en effet, conçu l’expression kathêkon comme dérivée de kata tinas hêkein, c’est-à-dire « ce qui convient à certains ». Le kathêkon est « une activité qui est appropriée aux constitutions conformes à la nature » : à ce titre, même les plantes et les animaux ont des choses qui leur conviennent, et tous les êtres rationnels n’ont pas les mêmes 3. Le kathêkon est donc plus large que le devoir parce qu’il s’étend aux plantes et aux animaux, plus souple parce que certains « convenables » varient selon les individus et les circonstances. Par exemple, en général, il ne convient pas de se mutiler, mais si l’on est malade ou blessé, il peut convenir d’amputer le membre atteint. Pour autant, l’obligation inhérente à la notion de devoir n’est pas absente du kathêkon : chez les êtres rationnels « sont kathêkonta tous les actes que la raison nous enjoint de faire » 4. On n’est donc pas dans le cadre conventionnel et peu contraignant de ce qui est « convenable » au sens des « convenances » sociales, mais il s’agit bien de ce qu’impose la raison. En outre, il existe des devoirs qui s’imposent à tous, comme « prendre soin de sa santé », « respecter ses parents, ses frères, sa patrie, partager les soucis de ses amis » 5. Les stoïciens distinguent même les devoirs ordinaires du devoir parfait ou « action droite » (katorthôma), qui est l’apanage du sage et qui consiste à faire ce qui convient par et avec vertu 6. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Diogène Laërce, VII, 107 ; Cicéron, Des fins, III, 58. 2 Diogène Laërce, VII, 108 ; Cicéron, Des devoirs. 3 Diogène Laërce, VII, 107-109. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Cicéron, Des devoirs, I, 8 ; Des fins, IV, 15. Voir-aussi : Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 2, chap. 59, Paris, 2001. ! VERTU MORALE Action humaine conforme aux lois qui en imposent l’obligation (« faire son devoir »). Obligation morale considérée en elle-même et en général (« le devoir »). Loi naturelle et devoirs Les stoïciens admettent l’existence d’une loi naturelle au

nombre des notions communes qui font l’objet d’un consentement universel. Cette loi qui définit nos devoirs est présente en chacun et n’est pas instituée. Elle « n’est pas une invention de l’esprit humain ni un décret des peuples mais quelque chose d’éternel qui gouverne le monde entier, montrant ce qu’il est sage de prescrire ou d’interdire. 1 » De là, on distingue traditionnellement, en contexte chrétien, les devoirs de l’homme en devoirs envers Dieu (connaître son existence et lui rendre un culte), devoirs envers soimême (se conserver et se perfectionner autant qu’il est en notre pouvoir), et devoirs envers autrui, qui se subdivisent à nouveau en différentes sortes de devoirs : devoirs absolus (ne pas nuire à autrui, le respecter, contribuer autant qu’il est possible à sa conservation et à son perfectionnement) et devoirs conditionnels (tenir parole, respecter le bien d’autrui, etc.). À cette dernière catégorie peuvent être rattachés tous les devoirs liés à des relations particulières entre êtres humains en société : le devoir conjugal, celui des parents envers les enfants, des enfants envers les parents, des maîtres envers les serviteurs et réciproquement, des sujets envers le souverain et réciproquement, etc. Les théoriciens de la religion naturelle, dont Rousseau est ici un bon exemple, ont souvent insisté sur l’aspect primordial des devoirs de la morale, réduisant les devoirs de la religion au culte intérieur et à la pratique de la justice : « Songez que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des institutions des hommes ; qu’un coeur juste est le vrai temple de la divinité ; qu’en tout pays et dans toute secte, aimer Dieu par dessus tout et son prochain comme soi-même est le sommaire de la loi ; qu’il n’y a point de religion qui dispense des devoirs de la morale ; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-là ; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nulle véritable vertu n’existe. 2 » La conception kantienne du devoir L’analyse kantienne de la moralité accorde une place centrale à la notion de devoir. L’action moralement bonne, en effet, n’est pas simplement une action conforme au devoir, mais faite par devoir (ce qui a pour conséquence qu’il n’est pas possible de savoir par expérience si une action a jamais été faite moralement, c’est-à-dire purement par devoir, puisque l’expérience ne nous montre jamais qu’une conformité extérieure au devoir et non l’intention de l’auteur de l’action).

Elle tire sa valeur morale non d’un but visé à travers elle mais de la maxime qui préside à l’action, du principe du vouloir d’après lequel elle se fait, qui doit être la loi morale ellemême : « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi » 3. Le principe du devoir est la conformité des actions à la loi en général. Il faut que je puisse vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. En quoi la connaissance de notre devoir est très simple et à la portée de tout être rationnel. Il se présente pour nous avec une nécessité inconditionnée, sous la forme de l’impératif catégorique. Il y a devoir pour nous, c’est-à-dire obligation morale, en tant que notre volonté n’est pas absolument bonne, pas entièrement autonome, soumise à la loi que notre raison nous donne. La loi morale lui apparaît donc comme quelque chose à quoi elle doit se soumettre. « Bien que sous le concept du devoir nous nous figurions une sujétion à la loi, nous nous représentons cependant aussi par là une certaine sublimité et une certaine dignité attachée à la personne qui remplit tous ses devoirs. Car ce n’est pas en tant qu’elle est soumise à la loi morale qu’elle a en elle de la sublimité, mais bien en tant qu’au regard de cette même loi elle est en même temps législatrice et qu’elle n’y est subordonnée qu’à ce titre. 4 » Le devoir, comme action faite avec la loi pour seul principe déterminant se présente comme une contrainte pratique. Il y a une libre soumission de la volonté à la loi, qui va avec le sentiment d’une coercition exercée notre raison sur nos inclinations. « Le concept du devoir exige donc objectivement, de l’action, qu’elle soit conforme à la loi, mais subjectivement, de la maxime de l’action, du respect pour cette loi, en tant qu’unique mode de détermination de la volonté par celle-ci. 5 » Dans la Métaphysique des moeurs, Kant distingue les devoirs de droit, prescrits par une législation extérieure accompagnée de contrainte extérieure (au regard du droit, la

conformité extérieure au devoir suffit) et les devoirs de vertu, downloadModeText.vue.download 298 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 296 où la contrainte exercée sur le libre arbitre ne peut venir que de soi-même 6. Colas Duflo ✐ 1 Cicéron, De legibus, II, cité in J. Lagrée, la Religion naturelle, PUF, coll. Philosophies, Paris, 1991, p. 21. Voir aussi, de Cicéron, De officiis (des devoirs). 2 Rousseau, J.-J., Émile, 1. IV, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 408. 3 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, t. II, p. 259. 4 Ibid. p. 308. 5 Kant, E., Critique de la raison pratique, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, t. II, p. 706. 6 Kant, E., Métaphysique des moeurs, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III, p. 489. ! AUTONOMIE, IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, LOI (MORALE), MORALITÉ, RESPECT DIAGONAL (ARGUMENT) LOGIQUE Type de démonstration très usité en logique mathématique, et qui vise, dans son acception primitive, à montrer qu’une liste supposée contenir tous les objets satisfaisant à une certaine propriété est, en fait, lacunaire ; la démonstration consiste à construire, à partir de la liste donnée, un élément dit « diagonal » qui possède la propriété en question, mais qui ne figure pas sur la liste. Le premier usage d’un argument diagonal dans le domaine des fondements des mathématiques remonte à la preuve cantorienne 1 de la non-dénombrabilité des nombres réels de l’intervalle [0,1] : à chaque liste

0, a11 a12 a13 ... 0, a21 a22 a23 ... 0, a31 a32 a33 ... constituée d’éléments de cet intervalle, nous pouvons en effet associer un nombre qui appartient lui aussi à cet intervalle, mais qui ne figure pas sur la liste en question, à savoir le nombre 0, b1 b2 b3 ..., dont les décimales successives sont définies par bi = aii + 1 si aii ≠ 9 et bi = 0 sinon (ce nombre « diagonal » diffère évidemment du i-ième nombre de la liste par sa i-ème décimale). Jacques Dubucs ✐ Cantor, G., « Über eine Eigenschaft des Inbegriffes aller reellen algebraischen Zahlen » (1874), in Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, (E. Zermelo éd.), Leipzig, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1966, pp. 115-118. DIALECTIQUE Du grec dialektikê, sous-entendu technê (art) ou epistêmê (science), formé sur dialegein, « dialoguer ». Chez Platon et les néoplatoniciens, science de l’intelligible et de l’idée du Bien. Chez les stoïciens, science du dialogue et, par extension, « science du vrai, du faux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre », et vertu de l’assentiment. La dialectique ne reprendra vigueur qu’au sein de l’idéalisme absolu de Hegel et du matérialisme marxiste, qui en est comme l’inversion. Dans toutes ces postures, la dialectique s’inscrit dans la durée où s’accomplit une effectivité : dans la dialectique l’enfant ou l’esclave mis en scène par Platon (Ménon) produit un savoir qui était en lui à l’état d’une abstraction ineffective. Dans la dialectique aussi s’inscrit le devenir des sociétés qui vont en surmontant de moins en moins bien, selon Marx, les contradictions réelles que révèle le matérialisme historique. PHILOS. ANTIQUE 1. Art d’interroger et de répondre. – 2. Art d’argumenter en dialoguant, notamment à partir des opinions de l’interlocuteur ou d’opinions admises (Socrate, Platon, Aristote). La tradition veut que ce soit le disciple de Parménide Zénon d’Élée qui ait « inventé » la dialectique 1, sans doute à cause de son aptitude à développer des antilogies pour défendre les thèses de Parménide en réduisant à l’absurde celles de ses adversaires 2.

Mais les premières définitions du terme se trouvent chez les disciples de Socrate Xénophon et Platon, qui montrent Socrate pratiquant une discussion régie par des règles, réfutant (elenchein) ses adversaires ou classant (dialegein) les choses par genres 3. Chez Platon, la dialectique devient une science 4. Elle est à la fois « capacité d’interroger et de répondre » 5, science de l’intelligible qui connaît les idées, ou « formes », notamment l’idée du Bien 6, et méthode de division et de combinaison des formes 7. Dans les dialogues de la maturité, la dialectique a pour objet les formes intelligibles, qu’elle soit, comme dans la République, préparée par la pratique des mathématiques à la connaissance de l’intelligible, et culmine dans celle de l’idée du Bien, ou qu’elle soit susceptible de « ramener à une forme ce qui est dispersé » et de pratiquer des divisions au sein de cette même forme 8. Le néoplatonisme en fera aussi une science de l’intelligible 9. Avec Aristote et les stoïciens, la dialectique perd son statut de connaissance de l’intelligible. Aristote en fait une forme d’argumentation différente de la démonstration scientifique, et dont les démonstrations partent d’idées admises (endoxa) selon des règles qu’il codifie dans ses Topiques 10. Les stoïciens, qui ne croient pas plus qu’Aristote à l’existence des formes intelligibles, ont cependant rendu à la dialectique son statut de science, allant jusqu’à la définir, avec Posidonius, comme une « science du vrai, du faux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre » 11. Même si cette définition est interprétée par référence au dialogue (les affirmations sont vraies ou fausses, les questions, ni vraies ni fausses), la dialectique devient une vertu de l’assentiment, mais surtout une véritable science du langage et du raisonnement, portant sur les signifiants et les signifiés 12. Par cette conception, les stoïciens ont préparé la dialectique à devenir un des arts libéraux. Jean-Baptiste Gourinat LINGUISTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE Reprochant à la logique médiévale son formalisme et la technicité excessive de son langage, les humanistes cherchent dans la dialectique un art de l’argumentation utilisable non seulement dans le domaine de la controverse logique, mais dans toutes les circonstances de la vie active. La dialectique ne doit pas seulement viser le caractère non contradictoire des énoncés, mais aussi une signification compréhensible,

enracinée dans le sens commun. En conséquence, les humanistes opèrent une recomposition des fonctions des arts du discours (grammaire, rhétorique et dialectique), où la dialectique prend la place de la logique en vertu de sa capacité à employer le langage ordinaire dans l’argumentation. D’où une réévaluation de la rhétorique, non pas comme art de la persuasion ayant prise sur les passions, mais comme méthode discursive employant le langage courant, partagé par le sens commun, et qui, surtout, trouve ses stratégies dans downloadModeText.vue.download 299 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 297 un répertoire codifié des schèmes d’argumentation, appelés « lieux communs ». C’est à l’invention, première opération de la rhétorique, de repérer les meilleurs lieux communs pour produire une argumentation cohérente et convaincante : ainsi la topique, pièce essentielle de la dialectique aristotélicienne, est-elle transférée à la rhétorique, ou celle-ci intégrée à la dialectique 13. Reprenant la tradition aristotélicienne, mais aussi la réflexion méthodologique de Galien, les humanistes chercheront à transformer la dialectique en une véritable méthode de connaissance, notamment pour l’étude de la nature, délaissant ainsi la rhétorique. Ainsi, J. Zabarella (1533-1589) 14 ou P. de La Ramée (1515-1572)15 reprennent les trois procédés définis par Galien pour l’organisation du savoir et l’enseignement (la résolution, la composition et la définition), en les interprétant comme des modalités de démonstration en vue de la découverte et de la production du savoir. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Diogène Laërce, VIII, 57. 2 Platon, Parménide, 128. 3 Platon, Euthydème ; Xénophon, Mémorables, IV, 5, 12. 4 Platon, Sophiste, 253d. 5 Ibid., Cratyle, 390c ; Ménon, 75d ; République, VII, 534b. 6 Ibid., République, VII, 532b-c.

7 Ibid., Phèdre, Sophiste. 8 Ibid., Phèdre, 265d-e. 9 Plotin, Ennéades, 1, 3 [20]. 10 Aristote, Topiques, I, 1, 100a27-30. 11 Diogène Laërce, VII, 42. 12 Ibid., VII, 43-83. 13 Cf. Valla, L. (1407-1457), Repastinatio dialectice et philosophie (1430 / 1444 / 1457, éd. G. Zippel, Padova, 1982) ; Agricola, R. (1444-1485), De inventione dialectica (1479). 14 Zabarella, J., De methodis libri quattuor. Liber de regressu (1578). 15 La Ramée, P. (de), Aristotelicae animadversiones (1536), Dialecticae institutiones (1515 ; éd. M. Dassonville, Genève, 1964). Voir-aussi : Aubenque, P., « La dialectique chez Aristote », in L’attualità della problematica aristotelica, Padoue, 1970, pp. 9-31. Bruyère, N., Méthode et Dialectique dans l’oeuvre de la Ramée, Paris, 1984. Di Liscian, D., et al. (éd.), Method and Order in Renaissance Philosophy of Nature, Ashgate, 1997. Dixsaut, M., Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, 2001. Gourinat, J.-B., la Dialectique des stoïciens, Paris, 2000. Hadot, P., « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l’Antiquité », in Études de philosophie ancienne, Paris, 1998, pp. 159-193. Mack, P., Renaissance Argument, Leiden, 1993. Vasoli, C., La Dialettica e la retorica dell’Umanesimo, Milano, 1968. ! AGONISTIQUE, ANTILOGIE, ÉRISTIQUE, HUMANISME, LIEU, LOGIQUE, PLATONISME, RÉFUTATION, RHÉTORIQUE, SOPHISME, STOÏCISME LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Le terme a connu, dans sa longue histoire polémique, de nombreuses et profondes variations de signification. De nos jours, il désigne surtout un procédé complexe d’investigation et d’explication, principalement exposé par Hegel, et qui privilégie le concret, la vie, le changement, les contradictions internes des objets considérés : ce que la logique traditionnelle a généralement omis de codifier 1. La division Orientation spontanée de l’esprit, manière de penser (Denkart) avant de devenir méthode, elle s’oppose à ce que Hegel appelle le « dogmatisme », la « vieille métaphysique » 2. Ces derniers résultent d’un entendement séparateur (Verstand) que Hegel distingue de la raison finalement unificatrice (Vernunft) – entendement devenu pour l’homme comme une seconde nature (« un métaphysicien-né »). La pensée dogmatique établit en tout domaine des identités, des distinctions, des oppositions, des choses finies – en bref, des « déterminations » –, indispensables à toute efficacité intellectuelle ou pratique. Elle tient ces déterminations, à tort, pour indépendantes d’elle, définitives, universelles, « sacrées », et elle les maintient telles quelles obstinément. Il en va ainsi non seulement des êtres finis, mais aussi des formes générales de la pensée d’entendement, catégories, essentialités : « Ce qui est est ; ce qui n’est pas n’est pas. » Le bien, le vrai, le beau excluent radicalement le mal, le faux, le laid, et pourraient subsister tels quels sans eux... L’unité Les déterminations, relatives et provisoires, sont nécessaires, mais l’obstination en elles est préjudiciable. La raison conteste l’absolutisme des déterminations : elle lève (aufheben) les barrières intellectuelles et pratiques posées (setzen) par l’entendement. Le fini se révèle en fin de compte évanescent – ce qui ne le prive nullement de son objectivité et de sa

validité relative. Mais, devant elle, les dogmes, les tabous et les choses perdent leurs contours figés. Certains s’en tiennent à cette activité négative, dissolvante, de la raison 3 : ce n’est pourtant qu’une face de l’activité rationnelle, car le positif est contenu dans le négatif même. Quelque chose ne peut être détruit ou se détruire sans que de cette destruction naisse autre chose. En niant ce que les déterminations avaient nié, la raison le restitue à la totalité englobante, objective certes, mais spirituelle au fond, pour Hegel, et conçue inversement par Marx comme matérielle, en un sens spécial de ce mot. La raison « fluidifie » les déterminations, observe ou provoque leur passage l’une dans l’autre, en un devenir universel : « Tout ce qui nous entoure est un exemple de dialectique » ; « Le vrai est le devenir » (Hegel). Tout se diversifie dans le Tout, et y revient (Heraclite). Dérives Toutes les « catégories » de la dialectique mériteraient un commentaire : devenir, être, néant, différence, identité, contradiction, négation, fixation, autonomisation, détermination, action réciproque, interdépendance, etc. Des contaminations, parfois confuses, se produisent entre la tendance spécifiquement dialectique (héraclitéenne) et la tendance « dogmatique » (éléatique). Hegel a développé une dialectique déjà magistralement mise en oeuvre dans les temps modernes (Kant, Rousseau, Diderot, etc.). C’est chez lui que l’on trouve désormais le meilleur compendium de la dialectique (Engels) 4. Marx a voulu recueillir cet héritage hégélien sans toutefois conserver sa base (Grundlage) idéaliste 5. Sur une nouvelle base, philosophiquement matérialiste, il lui a imposé des critères pratiques dont l’échec actuel risque de déstabiliser tout l’édifice 6. downloadModeText.vue.download 300 sur 1137

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298 ▶ Dans l’actualité culturelle, la dialectique reste, même tacitement, un enjeu fondamental. Le dogmatisme prétend avoir partout le dernier mot. La dialectique relance toujours un débat sans fin. Jacques d’Hondt ✐ 1 Lefebvre, H., Logique formelle, logique dialectique. Paris, 1969. 2 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, I : « La science de la logique », Paris, 1970 (en particulier, Additions aux § 80-82) ; Science de la logique, t. II, « La logique subjective », Paris, 1981 (en particulier pp. 376-381). 3 Adormo, W., Dialectique négative, Paris, 1978 ; Habermas, J., Connaissance et intérêt, Paris, 1976. 4 Engels, F., Anti-Dühring, Paris, 1950 ; Ludwig Feuerbach, chap. IV : « Le matérialisme dialectique », Paris, 1966. 5 Marx, K., Postface à la 2e édition du Capital, Paris, 1983. 6 Merleau-Ponty, M., les Aventures de la dialectique, Paris, 1955. ! CONTRADICTION, DEVENIR, DIVISION, ÉRISTIQUE, IDÉALISME, MATÉRIALISME, MÉTAPHYSIQUE, NÉGATION, PROCESSUS La dialectique peut-elle encore casser des briques ? Est-elle passée de mode ? Ne risque-telle pas de subir désormais le sort qu’elle promettait naguère à toute chose : se dissoudre, disparaître ? On dit beaucoup de mal de la dialectique, et de bons esprits lui tordraient volontiers le cou. Ce meurtre s’accomplirait-il toutefois d’autre manière que dialectique ? NÉGATION N égligeant de contrôler son appellation, on ne s’attache souvent qu’à l’une des faces de la dialectique, apparente et séduisante, et l’on perd de vue la totalité dans laquelle cette face se laisse distinguer. On préfère, en général, ce que Hegel, dans son jargon, appelait le « côté rationnel négatif », le côté « casseur » de la dialectique, son moment non pas révolutionnaire, mais révolté, acerbement critique, moralement insolent, sceptique jusqu’au désespoir 1. Ce « côté », Hegel, le tenant sans doute pour plus décisif, le qualifiait de « dialectique à proprement parler » (eigentlich dialektisch), particulièrement fascinant en temps de crise, plus facilement isolable que les autres. Il représente toutes les activités, matérielles ou

spirituelles, instantanées ou durables, qui agressent et défont les choses et les idées jusqu’alors bien assises et que l’on pouvait croire établies pour l’éternité. Il anime ce qu’il y a de contradictoire en chacune d’elles. Quand il se manifeste dans le monde social et culturel, on lui confère sans peine une caractéristique hégélienne : « Il est le concept absolu qui se tourne contre tout l’empire des représentations établies et des pensées fixées, qui détruit tout ce qui est fixe et se donne la conscience de la liberté pure. 2 » Il s’incarne merveilleusement dans le neveu de Rameau. Il brise et brouille les déterminations, les configurations, les définitions et, notamment, les « valeurs » logiques et morales consensuelles, et qui tentent de persévérer plus que de raison dans leur être préalablement « posé », fondamentalement fini dans le temps et dans l’espace. Il est, en tout, l’abolition, la corrosion, le pourrissement. Les objets ordinaires, les déterminations tangibles obéissent sans défense, évidemment, à la loi de leur nature et s’effacent quand leur heure a sonné. Les briques le plus soigneusement vernies finissent par se déliter, tôt ou tard. Mais les déterminations de pensée, les représentations, les idées, les catégories, les préjugés et les tabous perdurent autant qu’ils le peuvent et revendiquent une survie abusive. Ce qu’on reproche aux déterminations opiniâtres, ce n’est pas d’être ce qu’elles sont, dans leurs limites, mais c’est de s’incruster, de passer les bornes, d’empêcher tout progrès. À l’oreille du conservatisme, le moment négatif pourrait répéter des paroles de sagesse : « Glissez, mortels, n’insistez pas ! » Ou comme les Trappistes à ceux qui l’oublieraient : « Frère, il faut mourir. » Ou encore, dans un autre registre, avec le jeune Hegel : « Ne jamais, jamais conclure de paix avec le dogme qui régente l’opinion et le sentiment 3 ! » Aucun interstice dans le monde : pour que du nouveau s’y introduise, il faut que de l’ancien s’en éclipse, qu’on soit absorbé par des prédateurs. Sans cela, rien ne changerait jamais. Hölderlin avait intitulé l’un de ses essais de jeunesse : le Devenir dans la disparition (Das Werden im Vergehen) 4. FIXATION P our que de telles destructions ou négations soient possibles, il faut qu’aient eu lieu des positions ou des affirmations antérieures, résultant elles-mêmes de négations. « Toute détermination est négation » (Spinoza). Chaque être qui se pose ou est posé par différenciation du Tout (Héraclite) « s’autonomise », gagne un contour et une indépendance relative, et relativement durable – et cela d’une manière d’autant

plus nette et décidée qu’il s’élève à un plus haut niveau dans l’échelle des êtres. Dans l’effort pour s’affirmer et étendre son pouvoir sur les autres, l’homme est le pire, mais chaque être constitué tente comme il le peut de tirer son épingle du jeu, de se singulariser, de s’abstraire en résistant au courant qui entraîne et qui confond tout. Il n’y aurait rien à casser si aucune identité ne s’établissait dans une permanence parcellaire et provisoire. Certes, le processus de la matière, pour Marx, comme le processus de l’esprit, pour Hegel, dissolvent finalement tout ce qui se montait la tête dans une autonomie imaginairement absolue. Mais, du même coup, il fait surgir d’autres choses distinctes et qualifiées à leur tour, déterminées, qui ne jouiront, elles aussi, que d’une durée spécifique : « Le principe moteur du concept ne dissout pas seulement les particularisations (Besonderungen) de l’universel, mais les produit lui-même. 5 » Le « moment dogmatique » a sa nécessité, sa légitimité. Pour Hegel, il est ménagé par le développement interne de l’esprit, par sa vie même. Pour Marx, il est déjà constatable et utilisable, dans le monde réel, naturel ou social. Les déterminations diverses s’y combinent, se heurtent, se dispersent, vivent. Les hommes doivent s’en donner des représentations assignables, des idées claires et distinctes, et agir efficacement et utilement sur elles. FLUIDIFICATION L a fixation du différencié ne dure qu’un temps. Chaque être recèle en lui-même ses contradictions essentielles qui, en se développant, s’aiguiseront, éclateront et se résoudownloadModeText.vue.download 301 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 299 dront, le conduiront à sa perte. Comme le dit Paul Valéry : « Tout va sous terre et rentre dans le jeu. 6 » Pour détecter les moments critiques, il faut un travail d’observation, d’investigation, de réflexion, inspiré par une dialectique méthodique, mais celle-ci ne dispense personne d’être intelligent. Un troisième moment du logique s’inscrit donc à côté de l’abstrait des êtres posés et du négatif de leur élimination : le « côté rationnel positif », que Hegel appelle aussi parfois le « spéculatif » 7. Faut-il regretter qu’il baptise alternativement « dialectique

à proprement parler » le deuxième moment, et « dialectique » l’ensemble des trois moments, le logique tout entier ? Marx contracte ce vocabulaire, en appelant globalement « dialectique » ce à quoi Hegel réservait le terme de « spéculatif »... Reste cepte d’une elles

l’enseignement, qui se change en norme et en pré: les contradictions essentielles se résolvent, en général, manière ou d’une autre. Selon le modèle privilégié, produisent du nouveau, à un niveau supérieur, en dé-

truisant l’antécédent ou le conditionnant inférieur. Chaque négation se voit donc elle-même à son tour niée, et cette négation de la négation forme le nerf profond de la dialectique globale. Elle est la « levée » (Aufhebung) des barrières, des déterminations, des définitions d’abord instituées. Tout se trouve emporté dans le courant d’un fleuve où l’on ne se baigne jamais deux fois identiquement. Hegel et Marx tirent de cette doctrine générale des conclusions concrètes fort différentes et, en certains cas, procèdent grâce à elle à des anticipations qui, dans la pratique, se sont révélées problématiques et fragiles. FÉTICHISME M ais il est des périls auxquels la dialectique n’échappe que plus précairement encore. Hegel insiste, certes, sur le caractère universel et impérieux de la dialectique. Il l’illustre, à sa manière habituelle, dans une représentation religieuse : « Nous disons que toutes les choses (c’est-à-dire tout être fini en tant que tel) passent en jugement et nous avons en cela l’intuition de la dialectique comme de la puissance universelle irrésistible devant laquelle rien, quelque sûr et ferme qu’il puisse paraître, n’a le pouvoir de subsister. 8 » Et tant pis pour les briques ! On perçoit chez Marx l’écho amplifié de cet éternel Jugement dernier : « [La dialectique] dans l’intelligence positive de l’état de choses existant inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, rien ne peut lui en imposer, elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire. 9 » Vous aurez beau mouler minutieusement, précontraindre, cuire et recuire, cela éclatera. Mais, avant de se briser, et en se brisant, une brique peut faire bien des dégâts. Et, d’abord, elle peut résister. C’est la dialectique ellemême que l’on dénature, en la normalisant à l’extrême. Il

y a grand danger à écouter les « on dit » à son sujet, à filer imprudemment les métaphores, à comparer le processus dialectique à un jugement, concluant un procès, et à un jugement dernier achevant un processus ou rompant une histoire. Par souci d’expression claire et d’efficacité pédagogique, on efface alors le caractère antidogmatique de la dialectique, on la caricature en une personne qui « ferait » ceci ou cela, on la fétichise. Il faut le savoir, et se garder de former paradoxalement, sous prétexte de les assouplir, des nuques raides et des têtes dures comme des cailloux. Cet écueil ne saurait être absolument évité. ▶ En tant qu’individu, nous pensons de manière finie, soumis aux contraintes de l’entendement et des procédures discursives et analytiques, donc, pour retomber dans le jargon, à la manière du premier moment, abstrait. Hegel dénonce l’erreur : les divers « moments » du dialectique « peuvent tous être posés sous le premier moment, l’élément relevant de l’entendement, et par là être maintenus séparés les uns des autres, mais ainsi ils ne sont pas considérés dans leur vérité » 10. Les moments doivent rester des moments, ne pas se solidifier, mais passer l’un dans l’autre, devenir. Il faut sans cesse vaincre leur durcissement. La dialectique ne promet pas le lourd repos, mais exige la vigilance inquiète et l’inlassable effort. JACQUES D’HONDT ✐ 1 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, t. I, pp. 342 et suiv., trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970. 2 Hegel, G. W. F., Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI, p. 1715, trad. P. Garniron, Vrin, Paris, 1985. 3 Hegel, G. W. F., Eleusis, in J. d’Hondt, Hegel secret, p. 236, PUF, Paris, 1986. 4 Hölderlin, F., OEuvres, « Le devenir dans le Périssable », p. 651, La Pléiade, Paris. 5 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, p. 90, trad. R. Derathé, Vrin, Paris, 1975. 6 Valéry, P., le Cimetière marin. 7 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, p. 344, op. cit. 8 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, p. 515, op. cit. 9 Marx, K., le Capital, préface à la 2e édition allemande-1873, p. 18, trad. J.-P. Lefebvre. 10 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, p. 343, op. cit.

DIALECTIQUE (IMAGE) ! DIALECTIQUE DIALOGUE Du grec dia, « de l’un à l’autre », et logos, « discours ». GÉNÉR. Modalité du discours qui permet, entre deux interlocuteurs, de faire progresser un questionnement philosophique. Le dialogue apparaît, avant l’écrit, comme l’acte de naissance de la philosophie, puisque celle-ci est d’emblée définie par Socrate comme « l’art d’interroger et de répondre ». C’est par le dialogue, et selon la méthode dite « maïeutique », que le fondateur de l’Académie circonscrivait une question, sans toujours trouver de réponse – il entre dans la dynamique propre du dialogue philosophique de procéder de manière aporétique, ce qui lui donne souvent un caractère déconcertant. La maïeutique consiste à accoucher les esprits (Théétète) de la vérité dont ils sont porteurs mais qu’ils ignorent ; elle fait appel à la réminiscence (Phédon) : l’âme se ressouvient de l’idée du vrai qu’elle a déjà entrevue pour éclairer la quesdownloadModeText.vue.download 302 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 300 tion soumise à la discussion. Cette méthode est si efficace qu’elle vaut à Socrate le surnom de « torpille », qui paralyse ses adversaires. Clara da Silva-Charrak ✐ Aristote, Topiques. Platon, Phédon, Théétète, Gorgias in OEuvres complètes, trad. et notes C. Robin, Gallimard, Paris. ! DÉFINITION, PHILOSOPHIE, VÉRITÉ DIANOÉTIQUE Du grec dianoetikos, « qui concerne l’exercice de la pensée ou de l’intelligence », formé sur dianoia, « intelligence, pensée, pensée discursive ». PHILOS. ANTIQUE Parce qu’il est formé à partir de dianoia, le terme « dianoétique » peut qualifier un type de connaissance dis-

cursive, par opposition à une connaissance noétique (de noesis, « intellection »), c’est-à-dire directe et intuitive. Pourtant, l’emploi – de loin le plus fréquent – du terme « dianoétique », dans les écrits moraux d’Aristote, incite à considérer la dianoia dans son acception la plus large, au sens de « pensée » ou d’« intelligence », qu’elle soit pratique ou théorique, qu’elle raisonne, délibère, calcule ou appréhende directement les principes. Ainsi, les vertus dianoétiques, vertus intellectuelles qui supposent la mise en oeuvre d’une réflexion et d’un savoir, se distinguent des vertus éthiques ou morales issues du caractère et des bonnes habitudes. Lorsque Aristote, dans la Métaphysique 1, associe science dianoétique et mathématiques, il considère, semble-t-il, la dianoia comme une pensée qui emprunte la voie du raisonnement. Dans la République, déjà, Platon caractérise la dianoia comme mode de pensée des géomètres et lui confère un statut intermédiaire entre intellection (noesis) et opinion (doxa), dans la mesure où, raisonnant à l’aide d’hypothèses, elle ne s’appuie plus sur les sens 2. L’adjectif « dianoétique » trouve cependant un emploi plus caractérisé dans la classification aristotélicienne des vertus qui se fonde sur la bipartition de l’âme humaine en « dénuée de raison (alogos) » et en « pourvue de raison (logon ekhon) ». Le partage entre vertus éthiques et vertus dianoétiques s’établit très précisément sur le rapport de l’âme au logos. La partie de l’âme dénuée de raison peut, en effet, dans sa partie désirante, obéir à la raison comme on obéit à un père, mais, précise Aristote, non à la manière dont on acquiesce à une démonstration mathématique 3. Aristote parle, dans ce cas, de vertus ou d’excellences éthiques ou morales, car elles relèvent des moeurs ou du caractère, elles sont relatives au plaisir et à la peine, et régissent le comportement humain. Ainsi, générosité et tempérance, par exemple, sont des vertus éthiques. Les vertus dianoétiques ou excellences de la pensée ne supposent pas ce rapport de soumission d’une partie de l’âme à une autre. Elles résultent de l’instruction, de l’expé-

rience et du temps 4. Vertus pratiques, elles sont tekhne (art) et phronesis (prudence) : excellences dianoétiques du logistikon (partie raisonnante ou délibérative de la partie de l’âme douée de raison) ayant pour objet ce qui peut être autrement ; vertus théorétiques, elles sont episteme (science), nous (intelligence) et sophia (sagesse) : excellences dianoétiques de l’epistemonikon (partie connaissante ou contemplative de l’âme) ayant pour objet ce qui est nécessaire et immuable 5. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Métaphysique, VI, 1, 1025b6. 2 Platon, République, VI, 511c sq. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13, 1102a-b. 4 Ibid., II, 1, 1103a10. 5 Aristote étudie les vertus dianoétiques au livre VI de l’Éthique à Nicomaque. Voir-aussi : La Vérité pratique : Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VI. Textes réunis par J.-Y. Château, Vrin, Paris, 1997. Natali, C., La Saggezza di Aristotele, Bibliopolis, Roma, 1989, traduit en anglais sous le titre : The Wisdom of Aristotle, trad. Parks G., State University of New York Press, 2001. Oehler K., Die Lehre vom noetischen und dianoetischen Denken bei Platon und Aristoteles, ein Beitrag zur Erforschung der Geschichte des Bewusstseinsproblems in der Antike, Zetemata, Monographien zur klassischen Altertumswissenschaft, 29, München, C.H. Beck, 1962. ! DIANOIA, PHRONÊSIS DIANOIA Mot grec : « pensée, réflexion ». PHILOS. ANTIQUE Pensée discursive. La notion de dianoia, souvent traduite par « pensée discursive » ou « hypothético-déductive », représente, dans la distinction platonicienne des degrés de connaissance, le premier degré de la connaissance des intelligibles 1. S’inspirant du

modèle de la géométrie, Platon définit les sciences dianoétiques, positivement, par le refus du recours aux sens, et, négativement, par l’incapacité de dépasser les hypothèses pour remonter au principe ultime. La démarche hypothético-déductive de la dianoia n’est donc qu’une introduction à la dialectique, qui seule, en considérant synoptiquement le réseau des hypothèses, peut le dépasser et mener à la connaissance (noèsis) fondée sur la contemplation du Bien anhypothétique. Aristote, quoiqu’il rejette le schéma épistémologique platonicien, retient la distinction entre une dianoia atteignant discursivement son objet, et une noèsis qui le possède immédiatement par intuition 2. Alexandre remarque, ainsi, que ce qui relève de la dianoia est ce que la pensée « atteint par un raisonnement à plusieurs termes, ou par induction », tandis qu’appartient à la noèsis « ce qui peut être contemplé, la pensée non composée » 3. Les scolastiques exprimeront cette opposition par la distinction de la cognitio abstractiva et de la cognitio intuitiva. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, République, VI, 511d-e, VII, 533b-534a. 2 Aristote, Métaphysique, IV, 7, 1012a1. 3 Alexandre d’Aphrodise, In Metaph. Comment., 331, 2-3 Hayduck. DIEU Les épicuriens comme les stoïciens considèrent que Dieu constitue une prénotion que possède tout homme, avant toute culture religieuse particulière, mais cela n’empêche évidemment pas la diversité des figures de Dieu créées ou analysées par la philosophie, au point que l’on peut dire que cette fécondité créative est supérieure à celle des religions elles-mêmes. downloadModeText.vue.download 303 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 301 GÉNÉR., PHILOS. RELIGION L’Être suprême.

Si Dieu est toujours supérieur à l’homme, plus puissant et plus complet que lui, les points communs entre l’ensemble de ses figures s’arrêtent à peu près là : certains dieux sont créateurs, d’autres non. Il peut même y avoir plusieurs générations de dieux dont la prééminence dépend de leur contact plus ou moins direct avec la matière et le sensible. Dans le Timée, de Platon, le démiurge qui modèle le monde n’est ainsi qu’un dieu inférieur par rapport au Bien, qui lui délègue le soin de façonner l’univers. De même, cet exemple montre que certains dieux sont transcendants et d’autres immanents, les deux caractéristiques accueillant des degrés divers, selon qu’ils sont confrontés à la matière en l’organisant, ou qu’ils en demeurent radicalement séparés. Cette alternative permet souvent aussi de distinguer entre des dieux personnels (le Dieu des monothéismes) et des dieux impersonnels (le dieu spinoziste ou l’Être suprême des déistes), ces divinités s’identifiant alors souvent à la nature elle-même. Mais chaque conception du divin permet, en fait, de saisir l’ensemble d’un projet philosophique. Chaque philosophe insiste sur tel ou tel attribut de son dieu, au regard de ses thèses propres, qu’il entend ainsi étayer. Le dieu caché et tout-puissant de Pascal n’est pas le dieu sage et rationnel de Malebranche. Parallèlement, selon les facultés que le philosophe convoque pour en parler, on voit se constituer des dieux du sentiment (Rousseau) ou de la raison (Leibniz), des dieux que l’on contemple (néoplatonisme, mystiques rhénane et espagnole) ou que l’on déduit par analogie avec le créé (saint Thomas d’Aquin). On peut d’ailleurs lire, au travers des conceptualisations du divin, une évolution des autres concepts et valeurs de la philosophie, soit qu’elles les fondent, soit qu’elles les reflètent. Relevons ici trois des plus importantes de ces évolutions. Tout d’abord, tant que le néoplatonisme domine, et sous l’influence de Plotin comme du Pseudo-Denys, Dieu est décrit comme supérieur à l’être. Il est le Bien qui vient avant l’être. Cela signifie que la catégorie de l’être est inférieure au premier principe, le Bien. Avec l’influence aristotélicienne détrônant celle des néoplatoniciens au Moyen Âge, Dieu devient l’être même. C’est une interprétation médiévale qui impose une lecture en ce sens du passage de l’Exode, où Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis » (3, 14), permettant par là à Dieu de devenir objet de la métaphysique 1. Ensuite, les visions antiques du divin en font toujours un principe de mesure et d’autosuffisance, et donc un principe autarcique et fini. L’infini est au contraire rattaché à l’illimité de la matière. À la fin du Moyen Âge, notamment avec Nicolas de Cues, s’opère un renversement complet de perspective : Dieu est infini. L’infini devient le principe essentiel du bien et de la toute-puissance, c’est-à-dire du divin, tandis que le fini est la marque de l’incomplétude des créatures. On peut enfin relever un troisième mouvement dans les représentations philosophiques de Dieu, marquant une évolution générale

des idées de la philosophie. Pendant des siècles, Dieu est en quelque sorte l’objet premier pour le philosophe, puisqu’il est parfait. L’homme est pensé par distinction d’avec le divin et comme en creux : on pose la perfection et on en déduit l’imperfection, ou, si on part de l’étude du fini, le philosophe se doit de remonter à sa source infinie. L’âge contemporain inverse cette perspective : Dieu n’est qu’un objet qui permet de réfléchir sur l’homme, ses aspirations et ses craintes. Feuerbach, dans l’Esprit du christianisme, affirme ainsi que « l’homme est l’original de son idole », c’est-à-dire Dieu. Et, lorsque Nietzsche proclame le crépuscule des idoles, c’est en fait celle de l’homme anémié du ressentiment qu’il veut affirmer. Dieu n’est plus alors qu’un révélateur de l’homme et de sa condition. ▶ Dans le champ philosophique, d’autres formes d’absolu semblent ainsi détrôner la notion dieu qui tend à se replier dans le domaine théologique. Car, en devenant un dieu des philosophes, le divin a perdu certaines de ses qualités fondamentales, celles notamment qui en font un objet de crainte et de vénération. La théologie naturelle et la métaphysique, en acclimatant Dieu à la philosophie, l’ont rendu abstrait et théorique. Il est devenu un objet de la raison, mais tend à disparaître comme objet d’amour. Marie-Frédérique Pellegrin ✐ 1 Marion, J.-L, Dieu sans l’être, PUF, Paris, 1982. Voir-aussi : Badiou, A., Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Paris, 1997. Boulnois, O. (sous la direction de), la Puissance et l’Ombre, Aubier, Paris, 1994. Chrétien, J.-L., Lueur du secret, L’Herne, Paris, 1985. Corbin, H., le Paradoxe du monothéisme, L’Herne, Paris, 1980. Lagrée, J., la Religion naturelle, PUF, Paris, 1991. Kolakowski, L., Philosophie de la religion, Fayard, 10/18, Paris, 1985. Magnard, P., le Dieu des philosophes, Marne, 1982. Dieu est-il mort ? L’annonce de la mort de Dieu produit d’abord sur beaucoup d’esprits un effet d’étonnement et de scandale. Elle semble en effet paradoxale en elle-même, bien

qu’à des degrés divers dans la variété de ses contextes. Elle unit deux termes incompatibles en toute rigueur, et c’est ce qui lui confère son pouvoir de fascination. Ou bien il y a un Dieu, défini comme immortel – et donc il ne meurt pas ; ou bien il n’y a pas de Dieu – et donc il ne saurait mourir. Pourtant l’esprit religieux non seulement s’accommode de la fusion de ces opposés, mais il y découvre l’expression même de son essence : le mystère. Comment l’esprit philosophique accueille-t-il une telle idée ? LE PAGANISME L es religions antiques, grecque et romaine, ne craignaient pas d’invoquer les dieux immortels et de décrire simultanément leurs morts et leurs résurrections successives, annuelles ou épisodiques. La croyance appelle le mystère avec ferveur, ou bien, après un moment d’émoi et dans certains cas, elle accorde au mot « mort » une signification inhabituelle : il ne désigne plus alors « la cessation complète et définitive » de la vie de l’individu en tant que tel. Les dieux grecs, bien que « morts », poursuivaient leur existence à leur manière propre, parfois dans des Enfers où ils conservaient leurs prérogatives – du moins selon la représentation des croyants. Ce moment des destinées divines se présentait avec tant d’évidence, se faisait si bien accepter que, en célébrant la downloadModeText.vue.download 304 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 302 mort singulière d’un dieu – ainsi d’Adonis ou de Dionysos –, on ne songeait pas à poser à cette occasion le problème théorique et universel de la mort de Dieu. On n’employait guère cette expression elle-même. Qu’un Dieu mourût, cela se voyait en quelque sort communément et cela se concevait facilement. Il ne s’agissait que d’une mort provisoire, jouant un rôle normal dans la représentation globale d’une vie divine mythique. LE CHRISTIANISME D e fait, c’est surtout dans le christianisme, et en des modulations diverses selon les confessions particulières, que cette question de la mort de Dieu peut tourmenter sérieusement des fidèles, en conséquence de leur croyance en l’Incarnation. Dans ce cadre dogmatique est impliquée l’énigme première de l’existence d’un Dieu, et d’un Dieu à la fois unique et trine. Les textes sacrés rapportent la date, le lieu, la manière dont Jésus a été mis à mort dans un sacrifice

fondateur. Cette mort ne se présente pas comme un accident, ou un événement trop humain, mais bien comme « un moment essentiel de Dieu » (Hegel), reconnu et célébré comme tel par l’ensemble des croyants. Ceux qui tentent de philosopher à propos de cet événement ne sauraient le dissocier de ses concomitants et de ses suites. Alors ils précisent que le Christ, après sa mort, s’est placé « à la droite de Dieu », qu’il reste auprès de ses disciples « jusqu’à la fin du monde » –, c’est-à-dire qu’il n’est pas mort au sens banal du terme, comme une personne humaine, mais que, invulnérable, il se révèle religieusement immortel, ou même éternellement vivant. Aussi la mort du Christ n’est-elle pas « prise tout à fait au sérieux » (Hegel), si l’on s’en tient à la signification profane des mots, et l’on peut l’exprimer autrement, comme il le fit par anticipation lui-même, en disant qu’il est « parti », qu’il a « quitté » ses disciples : « Le Christ s’est éloigné » (Hegel) 1. Mais les concepts se substituent malaisément à la foi. La mort du Dieu chrétien marque sa différence quand on la compare, par exemple, à celle du Dalaï-Lama, dieuhomme, et vivant, mais qui, selon les dogmes de cette religion, meurt réellement et se réincarne dans des individus terrestres différents. Au sens chrétien des termes, la question : « Dieu est-il mort ? » ne surprend pas plus que « Dieu est-il vivant ? ». Les deux moments se dépassent ensemble dans le mystère divin. La « dure parole » s’inscrit donc dans une doctrine théologique et dans une pratique cultuelle où son sens littéral s’estompe. Elle ne consiste pas en une réponse à une interrogation inquiétante qui s’imposerait au départ, mais c’est au contraire à partir d’elle, du consentement à cette mort de Dieu et de son attestation scripturaire, que se posent les véritables questions théologiques, tout autres. NIETZSCHE L a question n’apparaît donc de façon sérieuse qu’en dehors de ce cadre et de ce sens particuliers. Le plus souvent, elle succède chronologiquement et logiquement à une dénégation athée et elle met celle-ci en doute. Certains croyants se heurtent à la thèse, pour eux surprenante, selon laquelle il n’y a pas de Dieu, ou selon laquelle les représentations que les hommes se donnent d’un Dieu ne correspondent à rien d’assignable effectivement. Alors quelques-uns d’entre eux, plus ou moins fortement tentés, se demandent : « Dieu est-il (donc) mort ? » – question qui ne présente littéralement en elle-même aucun sens pour un athée hors d’état de se représenter un Dieu qui ait jamais existé, vécu, et donc susceptible de mourir. Ceux qui adressent cette question à autrui ou à eux-mêmes ne retiennent pas son sens littéral. Ils jouent plutôt de celui-

ci et peut-être leur intention première se trouve-t-elle par lui déjouée. On peut admettre que ce sont des esprits qui cheminent vers l’athéisme, qui commencent à se dégager d’une foi ébranlée, dont ils retiennent cependant encore le langage ; ou bien que ce sont des athées confirmés, soucieux de suggérer leur conviction dans les mots les plus accessibles à ceux qui restent fidèles aux croyances traditionnelles. De toute manière, et indépendamment de l’inclination subjective des utilisateurs, la formule elle-même maintient implicitement la croyance en une existence divine qu’elle souhaite peut-être troubler. Son dessein profond, malgré son apparente absurdité littérale, ne concerne plus un dogme ou un événement intérieur à la religion mais, sous une forme volontairement étrange, elle se comprend elle-même comme une agression contre cette religion. C’est de préférence chez Nietzsche qu’on la prélève, bien qu’elle ait été suggérée par d’autres penseurs avant lui. Il la profère de manière provocante, en savourant semble-t-il cette provocation, à la manière des prosélytes récents. Provocation lancée d’abord sans doute à lui-même et aux survivances chrétiennes qu’il combat sans cesse en son propre esprit. Il estime bien exprimer en elle un athéisme radical. Certes, pour les athées, Dieu ne peut mourir. Ne sont capables d’extinction ou de péremption que des représentations de Dieu (objets, idées, images). Ce n’est pas Dieu qui périt, mais la foi en lui qui s’éteint. Ainsi Jouffroy, dans son célèbre article, « Comment les dogmes finissent », relatait-il qu’un matin, au réveil, il s’aperçut qu’il avait perdu la foi qui l’animait encore la veille. Il tenta de rendre compte philosophiquement, précairement, de ce changement subjectif 2. La « mort de Dieu » et la disqualification ou l’évanouissement de la croyance en Dieu, ce n’est pas la même chose ! Il y a quelque danger intellectuel à employer l’une pour l’autre les deux expressions. Nietzsche lui-même avait parfaitement conscience du caractère métaphorique et en quelque sorte poétique de son propos et il lui adjoignait parfois une sorte de traduction positive et prosaïque : « Dieu est mort [...], la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit... 3 ». DÉRIVES L ’étiolement spontané de la foi dans les pays occidentaux, dû au changement des conditions sociologiques ne suffit pas, dans certains cas, à entraîner un détachement complet de toute religion et une admission éclairée et résolue de l’athéisme. Il ne suscite chez beaucoup de croyants ébranlés dans leurs convictions qu’une aspiration plus ou moins vague à « autre chose », mais dans le même registre. L’expérience subjective d’une sorte de « silence de Dieu » ou de « mort de Dieu » incite les esprits, chez qui le sentiment religieux persiste, à rechercher pour celui-ci des satisfactions nouvelles ou même nettement exotiques. Les grandes religions avaient élaboré, de siècle en siècle, une représentation des dieux qui s’éloignait progressivement des vieilles mythologies. Les premières philosophies, encore

associées à ces religions, poursuivirent et accentuèrent ce mouvement, formant des idées de plus en plus épurées en downloadModeText.vue.download 305 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 303 diverses formes d’idéalisme. Jusqu’à ce que enfin, certaines d’entre elles renoncent à l’existence même des dieux, résolument et « sans phrase ». Alors, contrariant cette progression, la nostalgie du divin, privée désormais de tout ancrage intellectuel, s’orienta parfois populairement vers des représentations mythiques récupérées dans le passé, ou devinée dans un lointain mal exploré. Ainsi se dessine ça et là, par rapport aux dieux érigés par les grandes religions et les grandes philosophies, un retour de la pensée qui s’illustre dans la réalité de sectes variées. Il ne contredit pas radicalement, mais il détourne à son usage l’idée de la « mort de Dieu ». THE DEATH OF GOD THEOLOGY A u XXe s., certains théologiens ont été vivement impressionnés par cette proclamation nietzschéenne, volontiers tenue pour exemplairement athée, ainsi que par les courants de pensée issus de ce philosophe. Il ne leur a pas échappé qu’en réalité cet auteur visait surtout la doctrine kantienne de Dieu, le « Dieu moral ». Une telle représentation de Dieu se range parmi beaucoup d’autres, et l’on peut donc soupçonner que toutes les dénégations ne touchent de la même manière que des représentations intérieures à l’esprit de l’homme : elles n’atteignent donc pas « Dieu lui-même ». Celui-ci reste inaccessible aux critiques athées, qui ne s’évadent pas du champ de la représentation, restent enfermées dans les manières humaines de penser. Il en irait de même pour beaucoup de croyants : ils ne s’adresseraient dans leur foi qu’à un Dieu représenté et non pas à un au-delà de toute représentation. Ils ne franchissent pas les bornes des catégories de l’entendement, ne font pas sauter les cadres épistémologiques, ne désarçonnent pas les concepts logiques, finis, délimités. On se tient entre soi, on ne passe pas la limite.

Des théologiens modernes ont alors estimé que dans le terme négatif « athéisme », le a ne nous prive en réalité que du « théisme », représentation humaine et contingente de Dieu et des choses de la foi – « théisme » qui ne saurait d’aucune façon être assimilé à Dieu. Aucun rapport ! Las de s’évertuer en vain à éradiquer l’athéisme en le privant de son a privatif, ils se sont avisés, dans une sorte de révolution copernicienne de son rapport à lui, de priver le privatif de tout objet de privation, de supprimer le théisme lui-même. Ainsi l’athéisme, réduit à l’état de manque, dépérirait-il. On s’associerait à lui pour proclamer que Dieu est mort, et le combat s’épuiserait, du moins sur ce terrain. La formule nietzschéenne se verrait récupérée au bénéfice d’une foi plus exigeante, heureuse d’abandonner à leur crépuscule des idoles vermoulues : qu’au-delà du Dieu de la représentation – Dieu de la logique aussi bien que Dieu de l’imagination – ne se laisse que deviner le Dieu d’une quête infinie... 5 La thèse de la mort de Dieu embarrasserait désormais les athées plus que les penseurs véritablement religieux, mais peut-être retient-elle encore quelque chose de trop représentatif, et vaudrait-il mieux rendre le Dieu encore plus insaisissable, rebelle à toutes les prises. Alors s’offre la forme interrogative qui d’ailleurs abandonne davantage la créature à son impuissance. Le Dieu de la pensée interrogative s’élève, dans une nouvelle théologie, à une plus indéfinissable idéalité. Cela implique que l’on évacue le « logique » de la théologie, ce qui ne va pas sans une opération presque chirurgicale, dans laquelle le « théique » risque peut-être de se trouver entraîné avec le « logique », à cause des adhérences... Une « théologie de la mort de Dieu » a pris son essor, surtout dans les pays anglo-saxons, surprenante pour des athées qui veillent toujours utilitairement et polémiquement sur l’orthodoxie et la constance de leur vis-à-vis. Comme le dit froidement un interprète autorisé, cette théologie nouvelle « annonce une telle concentration du divin en Jésus qu’au vendredi saint c’est bien toute la divinité qui meurt en croix, sans que nul ne puisse la ressusciter » (J.-Y. Lacoste). Les athées en seront pour leur attente. La dure parole s’exalte soudain en improbable joie.

▶ De telles considérations amorcent un jeu subtil sur les notions de vie et de mort, de divinité et d’humanité. Un jeu d’idées qui frise la rhétorique et le jeu de mots. On peut douter qu’elles affectent le peuple de Dieu, dans son ensemble, plus que des incroyants obstinés à distinguer les êtres et les choses d’un côté et leurs représentations de l’autre. Quoi qu’il en soit, elles manifestent assez que même sous le mode interrogatif, quelque peu furtif, la mort de Dieu ressortit beaucoup plus à la théologie, et même à la simple croyance religieuse, qu’à la philosophie proprement dite. Hors de la foi, la question ne se pose pas. JACQUES D’HONDT ✐ 1 Hegel, G. F. W., Leçons sur la philosophie de la religion, Éd. Marheineke, tomes I et II, Berlin, 1832. Trad. française en cours de publication, par P. Garniron, PUF, Paris, 1996. 2 Jouffroy, T., Comment les dogmes finissent, in Mélanges philosophiques, rééd. Fayard, Paris, 1997, pp. 13-30. 3 Nietzsche, F., le Gai Savoir, § 243, trad. Klossowski, Paris, 1967. 4 Les Athéismes philosophiques (textes réunis par E. Chubilleau et E. Puisais), Kimé, Paris, 2000. 5 Marion, J.-L., Dieu sans l’être, Paris, 1982. Lacoste, J.-Y., Dieu, in Dictionnaire critique de la théologie (§ V, 4), PUF, Paris, col. 328-329. Voir-aussi : Bishop, J., les Théologiens de la mort de Dieu, Paris, 1967. ! ATHÉISME, ONTOLOGIE, PHILOSOPHIE, RELIGION, THÉOLOGIE Y a-t-il un dieu des philosophes ? Dans son Mémorial, Pascal oppose le dieu des philosophes et des savants au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et consacre, pour la critiquer, l’idée que la philosophie se serait forgée ses propres dieux, des dieux qui ne seraient ni ceux du commun, ni ceux de la religion. Au-delà de la démesure que recèle peut-être une telle création, c’est

sa nécessité qu’il faut interroger. Le discours philosophique peut-il être théo-logos, discours sur Dieu ? A-t-il besoin du divin pour se former ou se légitimer ? BAISSER LES YEUX DU CIEL VERS LA TERRE S ocrate est considéré comme le premier philosophe politique, car, comme le rappelle L. Strauss, il s’intéresse « principalement ou exclusivement non pas au céleste ou au divin, mais à l’humain » 1. Mais ne pourrait-on, dans cette affirdownloadModeText.vue.download 306 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 304 mation, omettre l’adjectif « politique » ? Socrate donne, en effet, à la philosophie un sens restreint, mais aussi rigoureux : le philosophe n’est pas un physicien, un astronome ou un théologien qui fait des discours « sur la nature » en général et sur les êtres célestes en particulier, comme c’est le cas de bien de ses prédécesseurs. Socrate, en renonçant à la compréhension du cosmos tout entier se concentre sur celle des choses humaines, et assigne à la philosophie sa tâche essentielle, qui est l’étude de l’homme. Si le fait de se détourner de l’examen du divin est fondateur à la fois de la philosophie et de la figure du philosophe au sens strict, il n’y a donc pas de dieu des philosophes, puisque l’objet Dieu ne relève justement pas du discours philosophique. Cette impression est renforcée par le fait que Strauss ajoute que c’est par piété que Socrate décide de ne pas faire de Dieu, des dieux, un objet philosophique. Le philosophe respecte donc les représentations collectives du divin, celle de sa culture et de son peuple, et s’y soumet sans examen rationnel. Son dieu est celui de tout un chacun, un dieu traditionnel qui suppose l’obéissance, et non la réflexion critique. Et l’on sait que le Socrate de Platon n’hésite pas à appuyer ses thèses philosophiques les plus importantes sur le témoignage des devins et des prêtresses, notamment lorsqu’il présente sa théorie de la réminiscence 2. Dieu est, d’ailleurs, un objet philosophique délicat, justement parce qu’en proposer une compréhension philosophique peut heurter la représentation religieuse admise. Il est l’objet périlleux par excellence, car son annexion par la philosophie est propice à la persécution des philosophes. Et c’est souvent d’abord par simple prudence que nombre d’entre eux ont affirmé ne pas vouloir en traiter. Mais cet argument ne vaut que relativement. Le philosophe préfère suivre des voies dérivées pour parler de Dieu plutôt que de renoncer totalement à aborder philosophiquement une telle question. Il n’y aurait évidemment pas d’Éthique sans une

réflexion philosophique sur Dieu. Il faut donc que ce dieu ne soit connu que des vrais philosophes, ce à quoi veille scrupuleusement Spinoza, qui renonce à la publication de son Éthique de son vivant et n’en diffuse les théories les plus originales (qui portent précisément sur Dieu) qu’à des correspondants amis et initiés. DIEU DE LA RAISON OU DÉESSE RAISON ? E n tant qu’il suppose adhésion pure et obéissance, le Dieu de la foi ne peut être le dieu de la raison et de la philosophie. Même lorsque le philosophe acquiesce à une religion, c’est après le détour de l’analyse rationnelle. Dans son épître aux doyens et docteurs de la faculté de théologie de Paris ouvrant ses Méditations métaphysiques, Descartes fait allégeance aux dogmes catholiques sur Dieu et à l’autorité des Écritures, mais argumente en même temps en faveur d’une démonstration rationnelle de l’existence de Dieu. Dieu est aussi pour les philosophes, et non pour les fidèles seulement, mais guère de la même façon : il doit et peut supporter ces deux types de regards. Il n’y aurait donc pas un dieu des philosophes, mais un dieu de la religion dont les philosophes parlent d’une manière propre, par la « raison naturelle », et non par la foi. C’est ce que dit Descartes (mais aussi bien, quoique de manière évidemment différente, un Averroès ou un Maimonide). Le Dieu d’Abraham serait le même que celui des savants, mais ces derniers l’envisageraient selon des modalités propres : la raison, et non la croyance. La distinction concernerait les facultés et les discours que celles-ci produisent, mais non l’objet lui-même. La philosophie serait un point de vue, celui de la raison, sur le Dieu commun. D’ailleurs, c’est bien en philosophie qu’apparaît d’abord le terme de « théologie », plus précisément chez Platon, dans la République (II, 379 a), où les protagonistes du dialogue affirment vouloir « parler des dieux ». Comme si, en baissant les yeux du ciel vers la terre, Socrate négligeait un objet philosophique primordial. Il est tel, parce qu’il est complexe et mystérieux. Il est donc propre à éveiller la curiosité du philosophe qui cherche à s’affronter aux questions les plus difficiles. Si bien que la question de Dieu est une question philosophique par excellence, parce qu’elle permet de mesurer la puissance de la pensée. D’une certaine manière, si le philosophe parvient à parler rigoureusement de Dieu, cela signifie qu’aucune difficulté ne peut résister à la raison. Et cela, ne serait-ce que parce que Dieu est considéré, a contrario, dans le discours religieux, comme ce dont, par essence, on ne peut rien dire adéquatement. Le dieu des philosophes est donc, d’abord, un objet théorique complexe, peut-être le plus complexe, à l’aune duquel la raison peut juger de son efficience. Cela peut être rapproché du fait que la pensée philosophique elle-même est assimilée par certains penseurs, comme Aristote, à une activité divine, à une activité qui, temporairement, rend semblable au divin. L’objet Dieu relève presque d’un exercice intellectuel particulier qui s’illustre notamment au travers de ce qu’on appelle les preuves de l’existence de Dieu. Elles ressortissent à une

longue tradition (saint Anselme, saint Thomas d’Aquin, Descartes, Kant, Hegel 3) et consistent en argumentations rationnelles, présentées sous la forme démonstrative, dont le but est de prouver l’existence de Dieu au seul moyen de la raison naturelle. De telles démonstrations sont des exercices intellectuels pour le philosophe, qui tente de surmonter la distance entre Dieu et l’homme par l’usage de la raison. Leur diversité même (on parle ainsi de preuve a priori, a posteriori, ontologique, cosmologique, morale ou encore métaphysique) incline à en faire des démonstrations de la puissance de la raison, avant même qu’elles soient des démonstrations de l’existence de Dieu. Dieu est, en effet, ici, un objet théorique sur lequel éprouver les catégories logiques qui structurent la pensée philosophique. Le dieu des philosophes est un dieu qui se plie aux règles de la raison et de la logique, un dieu « philosophomorphe » ou « logomorphe », pourrait-on dire. Le dieu de la philosophie, étant un dieu de la raison, est ainsi un dieu spécifiquement humain, propre à assurer le philosophe de sa capacité de connaître. Il est en fait à mille lieues du Dieu des religions, objet d’adhésion pure, parce qu’il n’est pas compréhensible. Le dieu des philosophes est, au contraire, un dieu auquel on peut acquiescer et obéir « en toute connaissance de cause », puisqu’il est adoubé par la raison. Le discours philosophique sur Dieu a ceci d’intéressant qu’il ne cesse de souligner l’abîme séparant l’humain du divin, selon des conceptualisations d’ailleurs diverses, voire opposées : dans l’Antiquité grecque, par exemple, le fini est mesure et autarcie, il est donc mobilisé pour parler du divin et se distingue de l’infini, associé à la matière et au mal ; à l’âge classique, en revanche, l’infini est le propre du divin, le fini, celui de la créature misérable. Mais, en même temps que le philosophe souligne cet abîme, il ne cesse d’humaniser Dieu en en faisant un objet de la raison. Il doit grandement modifier les figures traditionnelles et religieuses du divin downloadModeText.vue.download 307 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 305 pour que l’esprit humain puisse les accueillir. Le Dieu, ou les dieux, des religions se présente(nt) comme suréminent(s) et, donc, d’une certaine manière, comme définitivement inaccessible(s). Le divin est fondamentalement mystérieux. Et c’est pour cela que la philosophie est forcée de modeler ses propres dieux, des dieux qui servent son discours et dont la raison puisse traiter. Lorsque Descartes déclare : « Nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes, que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils » 4, c’est du Dieu de la Bible qu’il parle, et non du dieu non trompeur constamment mobilisé dans son oeuvre. DIEU ARCHITECTE DE LA PHILOSOPHIE

S ans la garantie divine, il n’y a pas de science ni de monde chez Descartes. Le Dieu du philosophe est le socle de l’ensemble de son système, qu’il fonde et unifie. Ce rôle particulier dévolu à Dieu par la philosophie n’est pas propre à Descartes. La plupart des systèmes philosophiques présentent un dieu qui remplit une fonction précise et indispensable dans chaque échafaudage théorique. Qu’il soit garant, agissant, spectateur ou immanent, il est bien souvent chargé d’assurer la cohérence du système tout entier. C’est parce que Dieu ne peut que créer le meilleur des mondes que le mal s’explique et peut être réduit chez Leibniz. Or, une telle affirmation, si elle s’appuie sur un principe religieux, la bonté divine, relève en fait d’une décision philosophique qu’aucune soumission doctrinale ne pourrait seule expliquer, si elle n’était nécessitée théoriquement et intrinsèquement par la pensée. Ainsi, les dieux de la philosophie ne sont pas des copies déformées des dieux de la religion, mais des originaux nés du sein même du travail philosophique. Cette création résultant d’une nécessité purement interne explique, d’ailleurs, que les philosophes ont ensuite parfois du mal à faire coïncider le dieu de leur philosophie avec celui de leur religion. C’est, par exemple, le cas du père Malebranche, oratorien de son état, qui, ayant une fois présenté Dieu comme « impuissant » 5, se débat ensuite pour accorder une telle assertion avec le principe de la toute-puissance divine, qui est au coeur de la religion catholique. Il a beau dire que c’est sa sagesse qui le rend tel, cela ne plait pas à ses détracteurs au nom du respect des vérités doctrinales fondamentales. Ce critère même de la sagesse est, en outre, ambigu, puisqu’il peut avoir une signification théologique, mais également et surtout philosophique. Le dieu du philosophe est ici lui-même philosophe, puisqu’il agit toujours en fonction de ce que lui dicte sa sagesse, attribut dominant dans son être. Les dieux des philosophes sont donc d’abord des dieux théoriques, c’est-à-dire des dieux qui fondent et qui servent une pensée. Ils existent, au moins au sens où ils sont indispensables aux philosophies qu’ils affermissent. Mais ce ne sont pas des dieux qu’on aime, qu’on révère ou qu’on craint. L’écart entre le Dieu de la religion et celui de la philosophie est donc immense : ce ne sont pas seulement les facultés mobilisées pour le connaître qui ne sont pas les mêmes, c’est lui qui est différent. C’est bien là, d’ailleurs, ce qu’affirme Pascal : un dieu objet de la raison et non du coeur, ce n’est pas un même dieu appréhendé adéquatement ou non, ce n’est tout simplement pas le même dieu. Reste à savoir si, en éludant l’amour et la crainte de Dieu, la philosophie ne manque pas une part fondamentale de sa définition et donc de sa compréhension. À propos des définitions possibles de Dieu, question centrale et récurrente dans toute interrogation philosophique sur le divin, Heidegger considère que le dire « cause de soi » est « le nom qui convient à Dieu dans la philosophie ». Il ajoute cependant que ce « Dieu, l’homme ne peut

ni le prier, ni lui sacrifier, il ne peut, devant la Causa sui, ni tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter et danser » 6. Dieu de la raison, le dieu philosophique ne supporte ni amour ni crainte. Il remplit parfaitement son rôle à l’intérieur de chaque philosophie, mais il est le serviteur du philosophe, et non l’inverse. La christologie hégélienne confirmera, par exemple, l’universalité du procès dialectique pour toute chose qui veut réellement exister. ▶ En créant ses propres dieux, le philosophe se prend donc pour Dieu, il s’érige en créateur du Créateur. Peut-être forget-il par là des idoles, ou peut-être permet-il au contraire le crépuscule des idoles de la théologie et l’aurore du dieu philosophique, le seul dieu que l’on puisse, à bon droit, dire vrai, puisqu’il est issu de la raison. MARIE-FRÉDÉRIQUE PELLEGRIN ✐ 1 Strauss, L., la Cité et l’Homme, Agora, 1987, p. 23. 2 Platon, Ménon, 81 a et suiv. 3 Mais cette idée d’une interrogation logique et démonstrative sur le divin existe déjà chez Aristote d’une certaine manière, puisqu’il affirme que, « dans les êtres éternels, il n’y a pas de différence entre le possible et le réel » (Physique, III, 203 b 30). 4 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, § 28, AT IX-2, 37. 5 Malebranche, N., Traité de la nature et de la grâce, Vrin, Paris, 1976, « Troisième éclaircissement », § IX, p. 180. 6 Heidegger, M., Questions, I, « Identité et différence », Gallimard, Paris, 1968, p. 306. Voir-aussi : Magnard, P., le Dieu des philosophes, Mame, 1992. Marion, J.-L., Dieu sans l’être, PUF, Paris, 1982. Scribano, E., l’Existence de Dieu, Seuil, Paris, 2002. Sève, B., la Question philosophique de l’existence de Dieu, PUF, Paris, 1994. DIFFÉRANCE MÉTAPHYSIQUE Terme introduit par J. Derrida pour penser simultanément une non-identité et un détour, un différer et un temporiser, renvoyant à un jeu d’espacement plus radical que les oppositions métaphysiques du type sensible / intelligible, signifiant – signifié, etc. Permettant d’ébranler le concept de structure et la thèse

saussurienne selon laquelle la différence est origine de la valeur linguistique, la différance est ce jeu des différences, cet espacement en lequel les éléments se rapportent les uns aux autres, excédant les oppositions métaphysiques qui subordonnent le mouvement de la différance à un signifié transcendantal. Il s’agit du mouvement par lequel toute langue et tout système se constituent comme tissu de différences selon la logique de la métaphysique telle que Heidegger la conçoit, articulée en sa constitution onto-théologique selon la différence ontico-ontologique. L’hégémonie de la présence et de la conscience comme son mode le plus éminent est ainsi remise en cause. Espacement, supplément ou trace, la différance ouvre l’apparaître et la signification en récusant toute origine absolue du sens. Se référant à Freud, pour qui l’inconscient se diffère en déléguant des représentants, et à Heidegger, pour qui l’oubli fait partie de l’essence de l’être par downloadModeText.vue.download 308 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 306 lui voilée, Derrida essaie de penser une instance aneidétique plus vieille que l’être et procédant d’une rature de l’origine. Jean-Marie Vaysse ✐ Derrida, J., De la grammatologie, Paris, 1967. Derrida, J., Marges de la philosophie, Paris, 1972. Derrida, J., Positions, Paris, 1972. ! ÊTRE, HEIDEGGERIANISME, STRUCTURE ∼ DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE Du latin differentia specifica, traduction du grec eidopoios : « qui constitue une espèce ». PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Caractère qui distingue une espèce des autres espèces appartenant au même genre, un des cinq universaux, ou prédicables. Le terme apparaît essentiellement dans les développements aristotéliciens sur la définition 1. La différence (diaphora) est, en effet, constitutive de la définition par division qui ne comporte rien d’autre que le genre premier et les différences 2. Le genre est principe d’unité ; la différence est l’altérité propre au genre (et non différence de genre), elle correspond au fait que le genre est diversifié en espèces 3 (par exemple, le genre animal est commun à l’homme et au cheval, qui diffèrent par

l’espèce). En ce sens, la différence est de nature générique 4 : c’est pourquoi, dans les Topiques, Aristote ne considère que quatre prédicables : la définition, le propre, le genre et l’accident. À cette liste, Porphyre ajoute l’espèce et substitue la différence (diaphora) à la définition. Les différences spécifiques (eidopoioi), précise-t-il, appartiennent par soi à la chose et en sont inséparables, elles la rendent spécifiquement autre. Elles sont à la fois productives des espèces – « être capable de raison » fait exister l’espèce « homme » – et diviseuses des genres – « être capable de raison » divise le genre « animal »5 –, le résultat de cette division correspondant à l’espèce. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Topiques, VI, 6, 143 b 8. 2 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1037 b 30. 3 Aristote, id., X, 8, 1058 a 7. 4 Aristote, Topiques, I, 4, 101 b 18. 5 Porphyre, Isagoge, III, 1-8. Voir-aussi : Porphyre, Isagoge. Texte grec, Translatio Boethii, traduction par A. De Libera et A.-Ph. Segonds, introduction et notes par A. De Libera. Paris, 1998. ! DÉFINITION, ESPÈCE, GENRE, PRÉDICABLE, UNIVERSAUX ∼ DIFFÉRENCE DES SEXES En allemand : Geschlechtsunterschied, composé de Geschlecht, « sexe biologique », « genre », et Unterschied, « différence », de scheiden, « couper », « séparer ». PSYCHANALYSE Réalité biologique incontournable, la différence des sexes n’est pas une réalité psychique évidente, comme le montre l’universelle diversité des pratiques sexuelles. L’altérité des sexes, c’est-à-dire le fait d’être assigné à un seul des deux sexes est une atteinte à la toute-puissance, et sa reconnaissance, un travail psychique difficile – compte tenu, en outre, des bisexualités psychique et somatique. L’enfant petit ne connaît qu’un sexe : le sien. Confronté à la constatation sidérante de la différence des sexes, il élabore toutes sortes de défenses : théories sexuelles infantiles, fantasmes, organisation génitale infantile phallique. À la phase

phallique, il n’y a, pour les deux sexes, qu’un sexe : le phallus – ou rien. Ainsi se comprennent terreur de la castration et envie du pénis, qui procèdent de ce moment. ▶ La psychanalyse montre que l’assomption de son propre sexe est un travail psychique incessant : elle regarde diverses attitudes sexuelles, telles l’homosexualité, le travestissement, le transsexualisme, mais aussi l’hétérosexualité, comme autant de tentatives de compromis face à un conflit insoluble. Christian Michel ! DÉNI, FANTASME, FÉTICHISME, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS, SEXUALITÉ DIFFÉREND De l’adjectif différent, dernier quart du XIVe s. ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE Conflit singulier, qui résiste à toute classification, déborde son interprétation légale, et n’a pas de manifestation déterminée ; chez Lyotard, le différend traduit l’aspect irréductible et imprésentable de ce qui se passe (ou ne se passe pas) entre deux personnes ou deux jugements. Le différend est un conflit qui ne se manifeste pas comme tel, parce qu’il n’éclate pas encore ou ne peut éclater. Ainsi, les différends entre les personnes ou les collectivités ne sont pas tous des litiges que l’on soumet aux tribunaux ou des antagonismes que l’on soumet à la logique, et les différends entre États ne mènent pas tous à des conflits armés. On peut classer les conflits, alors que la saisie des différends relève plutôt d’une finesse psychologique, politique ou diplomatique qui épouse la singularité de la situation. Et si la résolution des conflits dépend d’une certaine légalité externe (les systèmes de droit) ou interne (il n’y a pas de grève ou de guerre infinie...) la fin d’un différend, même favorisée par la pratique souple de l’arbitrage, peut très bien ne jamais advenir. Pour le philosophe français Jean-François Lyotard (1924-

1998), la politique, l’art, l’écriture philosophique sont autant de modes d’écoute des différends. L’approche est d’abord politique 1. En radicalisant le sens commun du terme, Lyotard définit le différend comme un conflit qui ne peut absolument pas se présenter comme tel, et ne peut donc se régler. Une personne physique ou morale qui a subi un dommage peut se constituer comme partie plaignante dans un procès ; mais le litige devient un différend quand le tribunal ne dispose pas d’une règle de jugement applicable aux arguments des deux parties. Cette situation ne se réduit jamais à un banal problème de communication : elle implique un tort inhérent à tout langage représenté sous la forme d’un idiome commun, alors même qu’il ne permet que des enchaînements particuliers de phrases, présentant des univers différents. Si la victime ne peut présenter son cas, c’est donc qu’elle se trouve dans l’impossibilité d’enchaîner (de phraser) dans le mode de discours de l’autre : ainsi, le survivant du génocide nazi ne peut prouver l’élimination des personnes face aux négationnistes qui continuent l’élimination des preuves. Être à l’écoute des différends, c’est alors résister aux représentations qui prétendent totaliser en un univers toutes les phrases possibles (le mythe nazi, les systèmes philosophiques ou écodownloadModeText.vue.download 309 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 307 nomiques fermés) ; c’est ensuite s’ouvrir à l’événement, aux phrases en attente. L’approche de Lyotard mène du différend politique aux autres figures de l’im-présentable 2. Rejetant l’idée d’un tribunal de la raison, le philosophe juge d’autant plus indépassable la distinction kantienne entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant. Riche de cet héritage, il entend montrer l’irréductibilité du différend entre sensible et concept. La pensée et l’art s’entretiennent alors en enchaînant des phrases-affects qui ne sont jamais strictement déterminables, mais sont autant de gestes ou de signes événementiels vers une impossible conciliation. Plus qu’une esthétique, s’exprime ici l’invitation à une nouvelle écriture philosophique.

Jérome Lèbre ✐ 1 Lyotard, J.-F., Le Différend, Les Éditions de Minuit, Paris, 1983. 2 Lyotard, J.-F., Leçons sur l’analytique du sublime, Galilée, 1991. Voir-aussi : Coll., L’Exercice du différend, PUF, Paris, 2001. DIFFÉRENTIEL (CALCUL) ! CALCUL DIGNITÉ Du latin dignitas, « fait de mériter », « mérite ». MORALE Qualité de ce qui a du mérite, de l’importance, et plus spécialement : 1) fonction, titre ou charge éminente de l’État ou de l’Église (les dignités ecclésiastiques et temporelles). 2) respect qu’on doit à une personne, à soi-même, à l’humanité en général. L’affirmation de l’éminente dignité de l’homme et la réflexion sur ce qui est la marque de cette dignité est un thème développé à la Renaissance (voir l’article Dignité de l’homme) et que l’on retrouve chez de nombreux auteurs de l’âge classique, époque où le sens (2), à partir d’un emploi plus général du terme (on dit de quelqu’un qu’il parle, qu’il agit, qu’il marche avec dignité, qu’il soutient la dignité de son sujet) et du sens (1), se précise dans son usage actuel. C’est souvent dans la pensée qu’on fait alors consister la dignité de l’homme. Pascal souligne ainsi combien il est paradoxal que cette pensée, qui fait tout le mérite de l’homme, ne s’occupe que de sottises et soit toute consacrée au divertissement, au lieu de s’attacher à méditer sur la condition humaine et sur Dieu 1. C’est dans la philosophie morale de Kant que la notion de dignité prend une importance philosophique décisive. Kant oppose ce qui a un prix, c’est-à-dire une valeur relative, à ce qui a une valeur intrinsèque, la dignité. Il n’y a que ce qui est fin en soi, et non moyen pour autre chose, qui possède une dignité : « La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, sont donc les seules choses qui aient de la dignité. 2 » C’est en tant qu’il possède une raison pratique qui fait de lui un être autonome, à la fois législateur moral et soumis à la moralité, que l’homme a une valeur inconditionnée, une dignité. En tant que tel, il mérite le respect. La dignité se mérite autant qu’elle se possède : elle suppose un certain nombre de devoirs, en particulier le respect de l’humanité qui doit toujours être considérée comme fin et jamais simplement comme moyen, en sa propre personne (ce qui interdit par exemple le suicide ou la prostitution) aussi bien qu’en la personne de tout autre homme (ce qui interdit par exemple l’esclavage, mais aussi le mensonge). « L’humanité elle-même est une dignité ; en effet, l’homme ne peut être

utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même simplement par lui-même) simplement comme moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et c’est en cela que consiste précisément sa dignité (la personnalité) grâce à laquelle il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés. 3 » ▶ Dans un monde marchand généralisé, où des entreprises peuvent fermer des usines entières pour les reconstituer ailleurs, où les employés sont une « masse salariale » et les ménagères de moins de quarante ans des cibles commerciales, la revendication, au delà de la simple application du droit, de la dignité humaine ainsi comprise, reste une des valeurs de résistance aux excès tant économiques que technologiques (et biotechnologiques en particulier) du capitalisme contemporain. Colas Duflo ✐ 1 Pascal, B., Pensées, Le Seuil, coll. Points essais, Paris, 1962. Voir par exemple L. 620 - Br. 146, p. 273 ou L. 200 Br. 347, p. 110. 2 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (AK, IV, 435), in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, t. II, p. 302. 3 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu (AK, VI, 462), in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III, pp. 758-759. ! AUTONOMIE, FIN ET MOYEN, MORALE, RESPECT DILEMME Du grec dilemma : des, « deux fois », et lemma, « principe ». LOGIQUE Raisonnement dont la première prémisse impose une alternative et dont les autres établissent que chaque branche de l’alternative conduit à la même conclusion (positive ou négative). Une de ses formes les plus simples

est : A ou B, or si A, alors C et si B alors C, donc C. L’usage courant du terme retient généralement le cas où l’alternative conduit à une conséquence inacceptable. L’exemple typique en est le fameux dilemme du mariage : Si vous vous mariez, vous épouserez une femme belle ou laide, Si elle est belle, vous serez en proie à la jalousie, Si elle est laide, vous ne la supporterez pas, donc, il ne faut pas vous marier. Ou cet autre, par lequel Machiavel dissuade de recourir à des capitaines mercenaires : Les capitaines mercenaires sont excellents ou ne le sont pas, S’ils le sont, tu ne peux te fier à eux, S’ils ne le sont pas, ils te mèneront, par le fait même, à ta perte. La faiblesse de certains dilemmes tient au caractère plus ou moins pertinent de l’alternative imposée initialement 2. On peut tenter d’y remédier en admettant des disjonctions downloadModeText.vue.download 310 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 308 à trois, quatre termes. Reste toutefois alors à accepter les prémisses qui disqualifient chaque terme disjoint. Denis Vernant ✐ Machiavel, N., le Prince, GF, Paris, trad. Y. Lévy, 1980, p. 118. Arnaud, A., et Nicole, P., la Logique ou l’art de penser, III, 16, p. 230, Vrin, Paris, 1981. ! ANTINOMIE, ARGUMENTATION ∼ DILEMME MORAL ÉTHIQUE, LOGIQUE Raisonnement qui se présente sous la forme logique : p ou q, si p alors q, et si r alors q, donc q. Le dilemme a une dimension éthique et tragique, parce qu’il somme notre

liberté de choisir entre deux solutions contradictoires, mais dont l’issue est de toute façon fatale, ce dont les stances du Cid donnent l’exemple, puisque Rodrigue perd Chimène quoi qu’il fasse. L’importance du sujet tient à ce que l’ensemble des traditions de philosophie morale, de saint Thomas d’Aquin à Kant 1, estiment que les conflits de devoirs sont impossibles, car les devoirs ne seraient alors pas universalisables, et qu’il s’agit de dilemmes apparents qui n’ont pas été bien résolus (J. S. Mill2). La controverse anglo-saxonne pour ou contre l’existence de dilemmes moraux a été introduite par des auteurs comme E. J. Lemmon 3 ou B. Williams 4. Ce dernier propose une distinction qui a joué un rôle important. D’un côté, nous avons les conflits solubles, parce qu’une des obligations est quand même plus forte que l’autre ; c’est, par exemple, la logique de la résultante entre plusieurs « obligations non qualifiées », selon W. D. Ross. De l’autre, les dilemmes véritablement insolubles, où les deux obligations sont aussi impérieuses l’une que l’autre et impossibles à réaliser conjointement, comme de savoir qui sauver entre deux embryons jumeaux, si les deux ne peuvent être sauvés ensemble. Dans une telle situation, quoi qu’il fasse, l’acteur manquera à l’une de ses obligations. Certains estiment, alors, que l’autre obligation disparaît ; ce n’est pas l’avis de B. Williams, qui pense qu’elle demeure, sous la forme du regret, sinon du remords (lesquels montrent que le conflit est dans le sujet, et non dans l’objet d’une croyance morale, comme le supposerait un réalisme moral). Ceux qui s’opposent à l’existence de dilemmes moraux s’appuient sur l’existence de principes implicites à toute argumentation morale, comme le « tu dois donc tu peux » de Kant (on ne peut pas obliger quelqu’un à l’impossible), ou comme le principe d’agglomération (si je dois p et si je dois q, alors je dois p et q), pour montrer que des dilemmes insolubles ruineraient ces principes. Et que l’on a affaire à des contradictions pratiques dues à l’impossibilité de répondre simultanément aux deux obligations, mais non à des contradictions logiques. On peut répondre, avec T. Nagel 5, qu’il existe une « fragmentation des valeurs », c’est-à-dire une incommensurabilité des obligations : elles ne sont ni plus fortes ni moins fortes, mais incomparables (plus de justice d’un côté, par exemple, et plus de bonheur de l’autre). Du côté continental, Hegel déjà avait contesté l’impossibilité d’un conflit des devoirs, et toute sa dialectique du tragique est, au contraire, destinée à montrer que les dilemmes moraux sont essentiels à la vie de l’éthique. La controverse entre Constant et Kant sur le droit de mentir tourne égale-

ment autour de ce thème. À vrai dire, dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Kant avait aussi introduit l’idée d’incommensurabilité morale, et le néokantisme (C. Renouvier) fait souvent appel à la notion de dilemme. Par ailleurs, Kierkegaard 6 et toute la tradition de style existentialiste insistent sur cette situation tragique d’un conflit éthique intérieur au sujet, placé « devant » des choix, dans un conflit des responsabilités, comme on le voit chez Sartre 7. Ce que Ricoeur appelle la « sagesse pratique »8 est issu de ce tragique de conflit ou de « différend », où les personnages de l’alternative (Créon et Antigone) ont autant raison l’un que l’autre, mais ne peuvent sortir de l’étroitesse mortelle de leur angle d’engagement ; tout ce qu’ils peuvent, c’est reconnaître cette étroitesse, et la possibilité de l’autre point de vue. Les exemples qu’il donne, de l’embryon humain ou de la vérité due aux malades, comme du conflit proprement politique entre des grandeurs incommensurables (liberté, solidarité, égalité, sécurité...), rejoignent l’emploi maintenant usuel de l’expression de dilemme pour parler de l’avortement, de la condition féminine parfois déchirée entre vie professionnelle et vie familiale, des choix énergétiques ou de santé publique dans un contexte de ressources limitées, de l’humanitaire, etc. Olivier Abel ✐ 1 Kant, E., Métaphysique des moeurs, II (1797). 2 Mill, J. S., Utilitarisme, II, 25 (1861). 3 Lemmon, E. J., « Moral dilemmas » (1962), in C. W. Gowans, 1987. 4 Williams, B., « Ethical consistency » (1965), in J. Lelaidier, la Fortune morale, 1994. 5 Nagel, T., Questions mortelles (1979), PUF, Paris, 1985. 6 Kierkegaard, S., l’Alternative (1843). 7 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme (1946). 8 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. ∼ DILEMME DU PRISONNIER

MORALE, POLITIQUE Situation stratégique symétrique, d’abord formulée pour deux individus, dans laquelle chacun a intérêt, quelle que soit la conduite d’autrui, à s’abstenir d’une conduite qui conduit pourtant à un résultat meilleur pour chacun lorsqu’elle est adoptée par chacun. Préfiguré dans les Liaisons dangereuses de Laclos, le dilemme du prisonnier a été découvert, sous sa forme actuelle, par Flood et Dresher au cours d’expériences réalisées dans les années 1950 pour tester la solution de Nash dans les jeux non coopératifs 1. Il a reçu son nom de A. W. Tucker, et l’exposé classique fut celui de Luce et Raiffa en 19572. Le problème est le suivant. Un district attorney, convaincu que deux prisonniers ont commis ensemble un forfait important, veut les conduire aux aveux en rendant impossible toute communication entre eux et en faisant à chacun d’entre eux la même proposition : si vous avouez, et si l’autre n’avoue pas, je saurai convaincre le jury de votre mérite, et vous ne serez convaincu qu’à un an de prison (tandis que votre complice sera condamné à dix ans de prison) ; si vous n’avouez pas et si votre complice avoue, vous passerez dix ans en prison et votre complice un an ; si aucun de vous deux n’avoue, vous serez condamnés pour une autre affaire qui vous concerne, moins importante, et vous serez tous deux condamnés à deux ans de prison ; enfin, si vous passez aux aveux l’un et l’autre downloadModeText.vue.download 311 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 309 à propos du forfait important, vous passerez tous deux cinq ans en prison. On vérifie que la meilleure stratégie, pour chacun des prisonniers, est une stratégie dominante : c’est la stratégie qui donne les meilleurs résultats sous n’importe quelle hypothèse concernant la conduite de l’autre. Elle consiste pour chacun à avouer le forfait majeur. Apparemment optimale pour chacun, cette stratégie conduit collectivement à une issue désastreuse : cinq ans de prison pour chacun. Paradoxalement, la stratégie « coopérative », consistant à ne pas avouer, est à pre-

mière vue moins rationnelle pour chacun, mais elle conduit collectivement à un résultat meilleur pour chacun : deux ans de prison seulement. L’importance philosophique du dilemme du prisonnier tient au fait qu’il illustre, en premier lieu, un conflit apparent entre la rationalité individuelle et la rationalité collective (tout en fixant l’attention exclusivement sur ce qui arrive à chacun des individus concernés) et, en second lieu, la possibilité d’une étude précise du dosage de coopération et de conflit que l’on retrouve dans de très nombreuses situations d’interaction sociale. Le dilemme du prisonnier, simple ou répété (joué plusieurs fois), a été mis à contribution pour étudier l’émergence des normes de coopération, de réciprocité et de contribution au bien commun 3. Dans le cas où les joueurs ont des préférences identiques, on peut l’utiliser pour illustrer la possibilité d’une dérivation des normes de moralité à partir de l’identité des raisons de l’action chez les participants 4. Emmanuel Picavet ✐ 1 Flood, M. M., « Some Experimental Games », Management Science, 5 (1), 1958, pp. 5-26. Russell, B., Collective Action, Resources for the Future and Johns Hopkins University Press, 1982, chap. 2. 2 Luce, R. D., et Raiffa, H., Games and Decisions, New York, Wiley, 1957, p. 94. On retrouve l’exposé du dilemme dans de nombreux ouvrages philosophiques, par exemple dans Morals by Agreement de D. Gauthier, Oxford, Clarendon Press, 1986, pp. 79-80. 3 Axelrod, R., « The Emergence of Coopération among Egoists », American Political Science Review, 75 (1981), pp. 306-18. Hardin, R., op. cit. Gauthier, D., op. cit. 4 Gravel, N., et Picavet, E., « Une théorie cognitiviste de la rationalité axiologique », in l’Année sociologique, no 1, 2000. ! DÉCISION (THÉORIE DE LA), JEUX (THÉORIE DES), RATIONALITÉ DIMENSION Du latin dimensio, de meteri, « mesurer ». MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Grandeur ou caractère, attaché à un objet, considéré en tant qu’il est mesurable (cette définition, largement empruntée à celle fournie par Descartes dans la Règle XIV et reprise par l’Encyclopédie méthodique [Mathématiques, à l’article « Dimension »], est compatible avec les emplois

variés de ce terme). Le premier domaine où la dimension est une notion essentielle est la géométrie ; la tradition euclidienne limite à trois les dimensions des figures, des corps et de l’espace, généralement dénommées longueur, largeur et profondeur. D’Alembert accorde déjà quelque mérite à l’idée selon laquelle le monde physique, avec l’adjonction du temps, a quatre dimensions ; cette conception est désormais classique en physique où l’on considère l’espace-temps pour décrire l’état d’un système. Descartes explique dans la Règle XIV, « qu’il peut y avoir dans le même sujet une infinité de dimensions diverses », il évoque, outre les dimensions spatiales, la pesanteur, la vitesse, etc. L’exposant maximal des variables d’un polynôme est aussi sa dimension et, en conséquence, celle des équations, des problèmes et des courbes qui lui sont éventuellement associés. Les mathématiques se sont dotées, depuis le XIXe s. (Riemann, Hamilton) des concepts d’espaces à n dimensions (dont le modèle est Rn). On doit signaler que la théorie des fractals de B. Mandelbrot a introduit des figures de dimensions fractionnaires. Vincent Jullien DIONYSIAQUE Adjectif formé sur le nom de Dionysos, dieu grec de l’ivresse et du sentiment orgiastique. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Par opposition à l’apollinien, ce qui est relatif à la figure de Dionysos dans la philosophie de Nietzsche ; il désigne tout ce qui est dissonant, chaotique, tout ce qui convoque une série indéfinie de contradictions (comme affirmatif et négateur, souffrant et joyeux, ironique et profond, etc.) qui reconduisent à la contradiction fondamentale entre Éros et Thanatos, c’est-à-dire le dynamisme vital-érotique et la mort. Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche développe une « métaphysique d’artiste »1 influencée par la pensée de Schopenhauer. La figure de Dionysos correspond à la dimension proprement philosophique de l’esthétique schopenhauerienne puisque la musique, à la différence des arts plastiques, est déjà une forme d’intuition philosophique de la réalité et

du sens tragique de l’existence tandis que l’art en général désigne, dès 1872, la simple puissance d’illusion vitale qui encourage à vivre en embellissant mensongèrement l’existence. La musique de Wagner, en tant qu’elle incarne la musique dionysiaque par excellence, lui fournit le modèle contradictoire d’une esthétique philosophique de la vérité qui justifie même l’usage des dissonances et d’audaces formelles où le sublime et le laid supplantent le beau au nom d’un « plaisir supérieur » 2. Après sa rupture avec Wagner en 1876, Nietzsche attendra une dizaine d’années avant de recourir à une nouvelle symbolique dionysiaque dans laquelle l’antagonisme initial, la joute d’Apollon et de Dionysos dans la tragédie grecque et le drame musical wagnérien, évolue profondément. Dionysos et le dionysiaque revêtent des caractéristiques apolliniennes par la médiation de la philosophie de l’Éternel Retour qui réconcilie le principe apollinien de l’individuation avec le principe dionysiaque du devenir. Un nouvel antagonisme se crée à l’intérieur même de la figure de Dionysos devenu « Dionysos philosophos » 3. Il provoque la disparition presque complète de la figure d’Apollon par absorption et intégration. Apollon devient alors l’éminence grise de Dionysos dans le formalisme classique qui se constitue de 1876 à 1886 et se précise jusqu’en 1888 sous le nom de « physiologie de l’art » 4. Nietzsche désigne alors comme dionysiaque tout ce qui stimule le désir de s’éterniser. downloadModeText.vue.download 312 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 310 Il s’agit, en art comme en philosophie, de réconcilier l’instant avec l’éternité. ▶ L’art en tant que « grand « stimulant » de la vie »5 et « l’amor fati »6 considérée comme philosophie dionysiaque de l’existence apparaissent en définitive à la fois comme des aspects contradictoires et surtout complémentaires dans l’esthétique et la philosophie de Nietzsche. Mathieu Kessler ✐ 1 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, Essai d’autocritique, trad. P. Lacoue-Labarthe, § 2, Gallimard, Paris, 1977, p. 27.

2 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, trad. P. Lacoue-Labarthe, § 24, Gallimard, Paris, 1977, p. 152. 3 Nietzsche, F., Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, trad. [line] J. Hervier, Fgt. 9, Gallimard, Paris, 1978, p. 223. 4 Nietzsche, F., le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, § 7, Gallimard, Paris, 1974, [line]p. 33. 5 Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, trad. J.-C. Hémery, « Divagations d’un “inactuel” », § 24, Gallimard, Paris, 1974, p. 122. 6 Nietzsche, F., le Gai Savoir, trad. P. Klossowski, § 276, Gallimard, Paris, 1982, [line]p. 189. DISJONCTION En latin : disjunctio, en grec : diedzeugmenon. LOGIQUE Relation dénotée par le connecteur « ou » dans des énoncés de la forme P ou Q et désignée en logique contemporaine par le symbole « ∨ ». On appelle « disjoints » les deux membres P et Q, et quelquefois « disjonction » l’énoncé P ou Q lui-même. Les principales propriétés de ce signe avaient été discernées par la logique stoïcienne. On distingue en général le sens exclusif de la disjonction (P ou Q mais pas les deux, latin aut) – qui était pour les stoïciens le sens principal (diedzeugmenon) du sens inclusif, qui correspond au symbole « ∨ » contemporain (latin vel). En ce sens un énoncé de forme P ∨ Q est vrai quand P et Q le sont, et n’est faux que lorsque P et Q sont tous deux faux. La disjonction comme fonction de vérité a la propriété de dualité par rapport à la conjonction (lois de de Morgan : P ∨ Q = ¬ (¬ P & ¬ Q). La propriété la plus intéressante de la disjonction est l’équivalence entre ce signe et le conditionnel ; en effet : « Si A, alors B » équivaut « Non À ou B » et « À ou B » équivaut à « si non À alors B ». Mais cette dernière équivalence est problématique. En effet, « Edmond est un couard ou Edmond est un montagnard » semble dire la même chose que « Si Edmond n’est pas un couard, alors il est un montagnard ». Mais il ne semble pas possible d’inférer ce dernier énoncé de « Edmond est un couard » alors qu’on peut inférer de celui-ci « Edmond est un couard ou Edmond est un montagnard ». Certains logiciens rejettent la règle du syllogisme disjonctif (A ou B, or non A, donc B) et défendent une logique « de la pertinence » pour éviter de telles inférences. D’autres logiciens, les intuitionnistes, rejettent un principe classique où la disjonction est impliquée, le principe du tiers exclu : P ou non P. ▶ On peut aussi se poser des questions métaphysiques sur la disjonction. Alors qu’il ne semble pas difficile d’admettre l’existence de propriétés conjonctives, comme être une

pomme et être jaune, il est plus difficile admettre l’existence de propriétés disjonctives comme être une pomme ou être jaune. La propriété qui donne lieu à la « nouvelle énigme de l’induction » de Goodman – « vreu » = est examiné avant t et vert, ou examiné après t et bleu – est précisément une propriété disjonctive de ce genre. Cela semble indiquer que les conjonctions ont plus de titres à être dans la réalité que les disjonctions, qui semblent dépendre de notre esprit. Mais quand Hercule arrive à la croisée des chemins pour choisir entre le vice et la vertu, dirons-nous que l’alternative n’existe que dans son esprit ? Pascal Engel ✐ Jennings, R., The Genealogy of Disjunction, Oxford University Press, Oxford, 1995. ! CONJONCTION, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU DISPONIBILITÉ En allemand, Zuhandenheit. ONTOLOGIE S’oppose chez Heidegger à la subsistance et désigne l’étant intra-mondain en tant qu’il est utilisable. C’est le mode d’être de l’outil comme ce qui est littéralement « à portée de main ». Le monde ambiant n’est pas un monde d’objets offerts à un pur regard théorique, mais un monde peuplé d’étants disponibles et utilisables, d’objets d’usage, d’outils cibles d’une vue propre, la circonspection (Umsicht). Notre commerce quotidien avec les choses relève de la préoccupation (Besorgen), qui est une modalité du souci (Sorge). Le Dasein se meut d’abord dans l’indifférence de la quotidienneté, et c’est à partir de là qu’il est possible d’en saisir les structures existentiales. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 15, Tübingen, 1967. ! EXISTENTIAL, OUTIL, SUBSISTANCE, TOURNURE DISPOSITIF En allemand, Gestell, « arraisonnement ». Le terme désigne au sens courant un « châssis » ou un « tréteau ». ONTOLOGIE Chez Heidegger, caractérise la technique moderne. Il

s’agit du déploiement planétaire de la technique accomplissant la métaphysique et l’hégémonie du principe de raison. La technique moderne est un mode de dévoilement consistant en une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie pouvant être accumulée comme un stock disponible. La technique manifeste ainsi la domination de la métaphysique moderne de la subjectivité, telle qu’elle s’accomplit dans la doctrine nietzschéenne de la volonté de puissance qui ne veut rien d’autre que son propre éternel retour en s’affirmant comme volonté de volonté, en un processus défini comme machination en lequel la totalité de l’étant est mise en sécurité et devient calculable. À ce processus appartient d’abord la planification comme organisation de tous les secteurs de l’étant. Lui appartient ensuite l’usure comme pure exigence de produire et de consommer, faisant de l’homme la première des matières premières. Lui appartient enfin l’uniformité résultant de l’abolition des hiérarchies métaphysiques et de l’égalisation de l’animalité et de downloadModeText.vue.download 313 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 311 l’humanité. L’ordre politique correspondant à ce dispositif est le totalitarisme, qu’il s’agisse de sa forme nationaliste (fascisme), socialiste (communisme) ou libérale (américanisme). Contrairement à une idée reçue, Heidegger ne rejette pas la technique de manière réactionnaire, ne la considérant même pas comme dangereuse en elle-même. Le danger tient au mystère de son essence non pensée, empêchant l’homme de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre l’appel d’une vérité beaucoup plus initiale. Si l’âge de la technique apparaît comme la figure achevée de l’oubli de l’être, où la détresse propre à la pensée se manifeste comme absence de détresse dans la sécurisation et l’objectivation inconditionnées de l’étant, il est aussi cet extrême péril à partir duquel est pensable le salut comme possibilité d’un autre commencement une fois la métaphysique achevée. Le dispositif procède en effet d’une mise en demeure de l’homme par l’être, lui révélant qu’il n’est pas le maître de la technique et le renvoyant par là à sa finitude essentielle et à une pensée de l’être en tant que tel. C’est en ce point qu’il est possible de reprendre le sens initial de la techné comme dévoilement produisant le vrai dans l’éclat de son paraître, à savoir le beau. Par là il apparaît que l’essence de la technique n’a rien de technique et que, à l’ère de son déploiement planétaire, il lui serait possible d’appréhender l’art comme un domaine

parent. La question de l’essence de la technique permet ainsi d’ouvrir celle de l’oeuvre d’art, en se demandant comment une nouvelle forme d’art peut alors devenir possible à l’intérieur même du dispositif. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Die Frage nach der Technik (la Question de la technique), Pfullingen, 1954. ! ÊTRE, ÉVÉNEMENT APPROPRIANT, FONDEMENT, VÉRITÉ DISPOSITION Du latin dispositio, formé sur le supin de disponere, « placer en distribuant, distribuer, mettre en ordre » ; grec diathesis. En allemand Befindlichkeit. PHILOS. ANTIQUE Arrangement, manière d’être, état d’une chose. La diathesis est d’abord l’ordonnancement des parties, dans une chose qui en possède (comme un discours ou une cité1), mais en un sens plus général elle désigne un état, comme la chaleur ou la santé, ou une disposition de l’âme. Sous la première espèce de la catégorie de qualité, Aristote distingue cependant la « disposition » (diathesis) de l’« habitude » (hexis) : cette dernière est une disposition qu’on possède (lat. habere, gr. ekhein), de façon stable (telle la vertu ou la science), tandis que la diathesis est sujette à changer facilement : ainsi une santé fragile ou une maladie occasionnelle 2. Toute hexis est donc diathesis, mais non l’inverse. Pour les stoïciens, au contraire, c’est la diathesis qui est une notion de moindre extension. En effet, chez eux la hexis correspond plus généralement à une caractéristique commune (comme la dureté du fer ou la blancheur de l’argent), tandis que la diathesis en est la pleine réalisation 3. Par conséquent, la hexis admet le plus et le moins, mais non la diathesis : c’est là ce qui les distingue, alors que pour Aristote l’une et l’autre admettent des degrés. Par exemple, disent les stoïciens, la rectitude d’un bâton, sa diathesis, peut être perdue, mais non diminuée : il est droit ou il ne l’est pas ; de même la vertu (on reconnaît là le fameux paradoxe : il n’y a pas de degrés dans la vertu). Par ailleurs, on traduit aussi par « disposition » l’expression pôs echôn (littéralement : « se trouvant dans tel état »), par laquelle les stoïciens désignent le troisième de leurs genres de l’être corporel. Il s’agit d’une sorte de variation arrivant à une chose, à un « qualifié » (poion, deuxième catégorie), qui est lui-même la différenciation d’un substrat : par exemple le poing est la main disposée d’une certaine manière, le savoir scientifique est la faculté directrice de l’âme disposée d’une

certaine manière (pôs echôn) 4. Jean-Luc Solère ✐ 1 Platon, Phèdre, 236a ; Lois, 710b. 2 Aristote, Catégories, 8, 8b27-9a13 ; Métaphysique, V, 19-20. 3 Long, A.A. & Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 47 M, 47 S (t. II, p. 273, pp. 277-279). 4 Id., 33 P 2 (t. II, p. 94). ! CATÉGORIE, HABITUDE, HABITUS, QUALITÉ ONTOLOGIE Chez Heidegger, mode d’être de l’être-au-monde de l’homme (Dasein) ; existential caractérisant le Dasein en tant que disposé selon une tonalité affective. N’étant pas un sujet neutre coupé du monde, le Dasein est déterminé par une ouverture tonale. Les dispositions affectives ont une fonction de révélation ontologique plus essentielle que la connaissance, remettant ainsi en question l’opposition traditionnelle raison – passion. Ce n’est pas une disposition intérieure et psychologique, mais ce qui ouvre le Dasein en son être-jeté et qui est condition de possibilité de toute émotion ou affect. C’est la manière dont l’homme est éclairé sur sa situation au sein de l’étant auquel il est ouvert, lui révélant son être-jeté et son existence comme tâche à réaliser. Le monde peut ainsi révéler au Dasein des étants, agréables, menaçants, etc. Si la compréhension repose sur l’avenir, la disposition repose sur l’avoir-été. Il ne s’agit pas de réduire les tonalités affectives à un flux de vécus, mais de dégager la condition de possibilité de leur intentionnalité. Or, ces tonalités ont toutes le caractère du se reporter vers... C’est ainsi que, paradoxalement, la peur ne consiste pas dans l’attente d’un mal à venir, car elle n’est pas tant peur de quelque chose que peur pour quelqu’un, de sorte qu’un tel retour à soi implique un oubli de soi se traduisant par un égarement qui fait d’elle un oubli-attentif-présentifiant. Les tonalités affectives se temporalisent à partir de l’oubli comme passé inauthentique, y compris l’espoir qui est un espérer pour soi. Seule l’angoisse s’angoisse pour le Dasein en tant que jeté dans l’étrangeté, se temporalisant à partir de la répétition comme avoir-été authentique, naissant de l’avenir de la

résolution, alors que la peur naît du présent perdu. Ramenant le Dasein à son être-jeté authentique, l’angoisse ne peut être éprouvée que par celui qui n’a plus peur. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 29, § 68. ! ANGOISSE, AUTHENTIQUE, EXISTENTIAL ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT Tendance, aptitude, faculté, inclination, propension. Pour une chose : être soluble dans l’eau ou être fragile. downloadModeText.vue.download 314 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 312 Pour une personne : être amoureux ou être courageux. Une disposition se distingue d’un état instantané. Pour Aristote, la puissance est « le principe du changement qui se trouve ou bien dans quelque chose d’autre (que ce en quoi ce changement réside), ou bien dans cette même chose en tant qu’elle est autre » 1. La culture se trouve déjà dans l’inculte, virtuellement ; un âne en ce sens ne sait rien, mais n’est pas inculte. Si la disposition est comprise comme puissance, elle est donc seconde par rapport à l’acte (ou à l’état), car la disposition est finalisée par l’état à atteindre. Pour le réalisme dispositionnel, les dispositions sont des états cachés (inobservables) des choses auxquelles on les attribue, et donc des propriétés intrinsèques de la chose qui les manifeste. La fragilité révèle une certaine structure moléculaire, le courage révèle une propriété mentale réelle (ou une vertu). L’antiréalisme dispositionnel explique l’usage que nous faisons des termes comme « soluble », « courageux » ou « amoureux » pour décrire des choses et des personnes, mais n’entend pas dire pourquoi le sucre se dissout, ce qui est la cause du courage ou des comportements amoureux. Dans la mesure où les conditions d’activation sont prises au sérieux, comment maintenir la thèse que les dispositions sont des propriétés strictement intrinsèques ? En effet, les propriétés de l’eau dans laquelle le sucre se dissout sont nécessaires à la dissolution de tel morceau de sucre dans l’eau, mais ce n’en sont pas des propriétés intrinsèques. Faut-il dire alors que les dispositions sont des propriétés de second

ordre, sensibles à des conditions externes, mais fondées sur des propriétés de premier ordre, strictement intrinsèques, lesquelles permettent que se manifestent, en certaines circonstances, des dispositions 2 ? ▶ Les dispositions sont supposées nous permettent de comprendre que quelque chose ou que quelqu’un se comporte de telle ou telle façon, par exemple se dissout dans l’eau (solubilité) ou, encore, plonge dans l’eau glacée pour sauver un enfant (courage). Une disposition est-elle alors réellement présente dans ce à quoi on l’attribue ou bien n’est-ce qu’une façon de décrire une chose ou ce qui arrive à quelque chose ? Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 1020 al. 2 Pour une approche de toutes ces questions, voir en priorité : Mumford, S., Dispositions, Oxford University Press, 1998. Prior, E., Dispositions, Aberdeen University Press, Aberdeen, 1985. Ryle, G., The Concept of Mind, trad. la Notion d’esprit, Payot, Paris, 1986. ! CROYANCE, ESPRIT DISSONANCE COGNITIVE Du latin disonans, « dissonant ». PSYCHOLOGIE État de tension dû à la présence de deux cognitions psychologiquement antagonistes et ayant des incidences affectives. La notion de dissonance cognitive a été formulée par le psychologue L. Festinger. Il la définit comme un sentiment de contradiction éprouvé par un sujet entre deux représentations, affectant, la plupart du temps, l’image que le sujet se fait de lui-même et de ses motivations. Cet état va pousser le sujet soit à se masquer cette tension, soit à augmenter le nombre des éléments consonants, ou encore à diminuer les éléments dissonants, pour essayer de réduire la contradiction qu’il éprouve. Le phénomène a des liens étroits avec ce que la psychologie philosophique contemporaine appelle la « duperie de soi » (self déception) et avec le refoulement selon la psychanalyse. Bien que la théorie fasse référence à un processus interne aux individus, elle a surtout été étudiée dans

les recherches en psychologie sociale. Pascal Engel ✐ Davidson, D., « Déception and Division », in Paradoxes de l’irrationalité, Combas, l’Éclat, 1991. Festinger, L., A Theory of Cognitive Dissonance, Evanston, Illinois, Row, Peterson, 1957. ! MOI, MOTIVATION, REFOULEMENT DISTAL / PROXIMAL Du latin distans, « lointain », et proximus, « proche ». PSYCHOLOGIE Distinction empruntée à la psychologie de la forme entre la stimulation par l’objet et la stimulation sensorielle. Le psychologue gestaltiste K. Koffka appelle « distal » l’objet physique qui provoque une sensation ou une perception, et « proximal » le stimulus qui affecte le système sensoriel au niveau physiologique. Le stimulus distal contient l’information sémantique ou le contenu d’une perception, alors que le stimulus proximal recouvre les propriétés fonctionnelles, physiques et causales du stimulus. Le problème posé par la perception est celui de la distance et de la différence entre les deux types de stimuli : l’environnement perceptif distal est constant et stable, alors que le stimulus proximal est sans cesse en mouvement. Les théories de la perception comme inférence inconsciente (Helmholtz) essaient de réduire cette distance ne postulant pas des représentations intermédiaires d’un stimulus à l’autre ; au contraire, les théories de la perception directe ou « écologique » comme celle de Gibson soutiennent qu’on ne peut pas distinguer la contribution du sujet percevant de celle des stimuli distaux. Pascal Engel ✐ Gibson, J. J., The Ecological Approach to visual Perception, Houghton Mifflin, Boston, 1969. ! AFFORDANCE, FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), PERCEPTION DISTANCE ESTHÉTIQUE ESTHÉTIQUE Pour certains, l’attitude esthétique elle-même, en tant que forme d’attention désintéressée. À distinguer de la distanciation brechtienne, qui implique un intérêt critique et politique. Elle appelle néanmoins des objections quant à sa validité pour représenter l’expérience esthétique ou quant aux valeurs qu’elle véhicule dans la culture. Dickie distingue deux approches de l’esthétique, non exclu-

sives l’une de l’autre : par l’attitude ou par l’expérience. Dans la première catégorie se rangent les théories de la distance esthétique. La seconde représente ce que l’auteur nomme « une conception causale de l’expérience esthétique » 1. La notion brechtienne de « distanciation », que l’on pourrait confondre avec celle de « distance esthétique » appartient plutôt à la seconde approche de l’esthétique. En effet, la distanciation downloadModeText.vue.download 315 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 313 (Verfremdung) part des dispositifs mis en place par l’auteur ou le metteur en scène (mais aussi le peintre) au sein de son oeuvre afin de produire un « effet d’étrangeté » qui oriente le récepteur vers une attitude critique vis-à-vis de la représentation, de son rapport à la réalité et de son interprétation politique (au théâtre, par exemple, le jeu de l’acteur, les chansons, la narration, le décor, etc.). Le fait que la distanciation provoque la prise de distance critique du récepteur avec une finalité de prise de conscience politique ne permet pas de la considérer comme une attitude caractéristique de toute expérience esthétique, ni même comme une variété de distance esthétique. D’autant plus que la finalité politique introduit un intérêt extrinsèque contredisant la théorie de la distance en général comme état psychologique particulier qui se caractérise par la mise entre parenthèses de la vie pratique, l’attention exclusive à l’objet considéré comme esthétique et une totale réceptivité à ses qualités propres 2. De même qu’ils caractérisent négativement la distance, les auteurs qui défendent cette idée utilisent volontiers le contre-exemple, celui, par exemple, du mari jaloux dont l’esprit est accaparé par les frasques de sa femme tandis qu’il assiste à Othello (l’exemple, cité par Dickie, est de Bullough). La distance consiste à accéder à un état de conscience dans lequel ces tracas ou toute sorte de préoccupations et d’idées étrangères sont suspendus au profit d’une attention volontaire et exclusive envers un objet susceptible d’être appréhendé en tant qu’esthétique. Dans le domaine anglo-saxon, on peut rattacher au même thème les théories rénovées du désintéressement (Stolnitz) ou de l’intransitivité (Vivas). ▶ Outre les critiques en provenance de l’esthétique ellemême (Dickie), la distance a fait l’objet d’une critique sociologique. Bourdieu 3 oppose à l’esthétique populaire le détachement de l’esthète qui, motivé par le dégoût du vulgaire, du sensible et du facile, recherche le goût pur, préconise un récepteur libre vis-à-vis de l’objet et la difficulté des oeuvres. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas qu’on puisse le suivre lorsqu’il identifie cette version du désintéressement à la distanciation (à moins d’oublier le sens brechtien du terme pour

en faire un synonyme inutile de distance). Dominique Château ✐ 1 Dickie, G., « Beardsley et le fantôme de l’expérience esthétique » (1969), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p. 135. 2 Cf. Bullough, E., « Psychical distance » as a Factor in Art and an Aesthetic Principle » (1912), in Aesthetics : Lectures and Essays, 1957 ; Dawson, S., « Distancing » as an Aesthetic Principle », Australasian Journal of Philosophy, vol. 56, 1959. 3 Bourdieu, P., la Distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979. ! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, DÉSINTÉRESSEMENT DISTRIBUTIF En latin distributiva. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Propriété affectant les rapports de deux opérations internes et permettant de développer et de factoriser les expressions. Un exemple simple d’opération distributive par rapport à une autre est fourni par la multiplication et l’addition. Quel que soit le triplet de nombres (a, b, c), a · (b + c) = a · b + a · c. La multiplication est distribuée sur l’addition. La réciproque n’est pas vraie puisqu’en général, a + (b · c) ≠ (a + b) · (a + c) En général, une opération ⊥ est distributive par rapport à une autre opération ⊗ lorsque, quelque soit un triplet (a, b, c), a ⊥ (b ⊗ c) = (a ⊥ b) ⊗ (a ⊥ c). La réunion et l’intersection ensemblistes sont distributives l’une par rapport à l’autre. Quels que soit les trois ensembles A, B et C, on a en effet : A ⋃ (B ⋂ C) = (A ⋃ B) ⋂ (A ⋃ C) et A ⋂ (B ⋃ C) = (A ⋂ B) ⋃ (A ⋂ C). Vincent Jullien DISTRIBUTIVE (JUSTICE) ! JUSTICE DIVISION Du latin divisio, de dividere, « diviser, partager ». PHILOS. ANTIQUE

Acte de distinguer et séparer des parties au sein d’un tout. La théorie de la division (diairesis) répond à l’effort de l’ontologie platonicienne tardive pour délimiter les distinctions naturelles de l’être. Dès les dialogues de la maturité, Platon insistait sur la nécessité de savoir couper, en bon « écuyer tranchant », selon les articulations naturelles 1. À partir du Politique et du Sophiste, la diairesis devient un procédé fondamental de la pensée pour circuler de la généralité idéale à la particularité, en parcourant les médiations qui les séparent 2. Les définitions du politique et du pêcheur à la ligne, dans ces dialogues, sont un exemple célèbre : chaque genre qui s’offre doit subir des divisions successives, jusqu’à ce qu’on atteigne l’objet à définir. Platon a pris soin de distinguer ce procédé de la dichotomie : si la division par deux est préférable, elle reste subordonnée au souci de distinguer en vertu de lignes de partage naturelles, de façon duelle ou non 3. Aristote a vigoureusement critiqué la diairesis platonicienne. Il la considère comme un « syllogisme impuissant » : d’une part, elle impose la nature de la distinction qu’elle entend opérer, ce qui revient à présupposer la conclusion recherchée ; d’autre part, elle conclut au-delà de ce qui est demandé, n’atteignant pas précisément le prédicat attendu 4. C’est en fait le caractère non analytique de la diairesis que réprouve Aristote : les distinctions sont posées, et l’objet à définir, isolé en leur sein, sur le mode de la pétition de principe. Impuissante à démontrer, la division s’avère tout aussi impuissante à réfuter. Comme l’induction, elle ne peut au mieux que montrer une essence, mais non la prouver 5. Aristote a défini lui-même l’usage légitime de la division, lorsqu’il s’agit d’atteindre des définitions 6. Il insiste sur la continuité des différences relevées successivement par divisions du genre : seule cette continuité assure que la dernière différence (qui, associée au genre, définira l’espèce) enveloppe par elle-même toutes les différences précédentes. Le procédé de division à l’infini est au coeur des arguments de Zénon d’Élée, qui opposent continu physique et continu mathématique, à un moment où les nombres réels ne sont pas connus. Chez les stoïciens, la divisibilité à l’infini des corporels appuie la théorie du mélange total ; la logique stoïdownloadModeText.vue.download 316 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 314 cienne conçoit la division comme un outil pour déconstruire nos représentations et détacher d’elles ce qui ne dépend pas de nous 7.

La notion de division du travail (spécialisation des tâches) trouve son origine chez Platon 8. Les commentateurs ont néanmoins relevé la différence qui sépare cette spécialisation essentiellement qualitative d’une division du travail vouée à des gains de productivité, telle qu’elle se trouve décrite notamment chez Smith 9. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, Phèdre, 265 e. 2 Platon, Philèbe, 16 c et suiv. 3 Platon, Politique, 262 e, 287 c. 4 Aristote, Premiers Analytiques, I, 31. 5 Aristote, Seconds Analytiques, II, 5. 6 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1037 b 29 et suiv. 7 Marc Aurèle, Pensées, XI, 2. 8 Platon, République, II, 369 e. 9 Smith, A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, I, 1-3. Voir-aussi : Caveing, M., Zénon d’Elée, Prolégomènes aux doctrines du continu, Paris, 1982. Long, A., Sedley, D., les Philosophies hellénistiques, Paris, 2001, vol. 2, sect. 32. Pellegrin, P., « Division et syllogisme chez Aristote », in Revue philosophique, no 171, 1981, pp. 169-187. Pellegrin, P., « Le Sophiste ou de la division », in P. Aubenque (dir.) et M. Narcy (éd.), Études sur le Sophiste de Platon, Naples, 1991, pp. 389-416. DOMINATEUR (ARGUMENT) En grec : kureion logos, ou « maître argument ». PHILOS. ANTIQUE Argument du mégarique Diodore Cronos en faveur du fatalisme logique, qui a joué un rôle essentiel en philoso-

phie, notamment quant à la nature de la liberté. Le Dominateur consiste à nier la compatibilité de 4 prémisses : (1) le passé est nécessaire, (2) l’impossible ne peut suivre du possible, (3) il y a des possibles qui ne se réaliseront jamais, (4) ce qui est ne peut pas ne pas être pendant qu’il est. Diodore nie (3), ce qui conduit au fatalisme logique : seul ce qui est réel est possible. L’argument joue un rôle essentiel dans l’Antiquité. Aristote, dans son examen du problème des futurs contingents, au chap. IX du De interpretatione, rejette le tiers exclu pour les propositions au futur. Chez les stoïciens, Cléanthe nie (1) et admet le temps cyclique ; Chrysippe, au nom du destin, nie (2), et Épicure admet la réalité du hasard. Le problème ressurgit au Moyen Âge avec la question de l’omniscience divine, et chez Leibniz avec l’affirmation de la réalité des possibles. ▶ J. Vuillemin 1 a soutenu que l’argument dominateur était une matrice de toutes les positions philosophiques, soit qu’il commande une conception des modalités, soit qu’il détermine la classification a priori de tous les systèmes. Pascal Engel ✐ 1 Vuillemin, J., Nécessité ou contingence, Minuit, Paris, 1985. ! DÉTERMINISME, FATALISME, FUTUR CONTINGENT, LIBERTÉ, MÉGARIQUES, NÉCESSITÉ, POSSIBLE DONNÉ ÉPISTÉMOLOGIE Ce qui est simplement fourni, constaté ou postulé et constitue la base ou le point de départ d’une construction intellectuelle (en opposition à ce qui est construit ou inféré). En un sens relatif, l’opposition donné / construit ou donné / dérivé se définit en fonction de la problématique considérée : le donné, ce sera, selon les cas, le mieux connu, ou le plus élémentaire, ou le plus immédiat, etc. ; et elle est susceptible de se répéter à différents niveaux : on pourra considérer les perceptions comme données relativement aux connaissances empiriques et comme construites relativement aux sensations. En un sens absolu, relève du donné l’ensemble des contenus, fournis par les sens ou par quelque autre faculté, qui sont à la base de notre connaissance du monde. En supposant l’existence d’un tel donné, on offre un fondement à notre connaissance, on pose un terme ultime aux processus de justification, et on opère éventuellement une distinction entre ce qui est reçu passivement et ce qui implique une élaboration

intellectuelle, même involontaire. Le donné peut être le point de départ de la théorie épistémologique, comme chez Locke, où les idées simples issues des sens (ce rouge-ci, cette forme-là, etc.) constituent les éléments premiers d’une construction destinée à montrer comment l’ensemble de nos idées proviennent de l’expérience. Mais il peut aussi en être un terme (Bergson, Husserl, Moore), résultat de l’analyse ou de la réflexion introspective menées pour retrouver, libérés de tout conditionnement (interprétations, préjugés, mises en formes, etc.), les contenus fournis originellement à la conscience (on croit voir un ballon, c’està-dire un objet tridimensionnel rempli d’air, alors qu’on ne voit, effectivement, qu’une surface colorée, qu’un aspect de l’objet). Selon l’élément mis en avant, l’absence de mise en forme ou l’immédiateté, on peut distinguer deux acceptions principales. Dans le premier cas (a), « donné » désigne le matériau brut de la perception : la part qui ne dépend d’aucune élaboration intellectuelle, mais seulement des stimulations sensorielles ; dans le second (b), « donné » désigne les contenus fournis immédiatement à la conscience. Ces deux sens ne se recouvrent pas nécessairement. Chez Kant, le donné au sens (a), c’est la matière du phénomène qu’on ne peut séparer de ce qui l’informe, quelque chose qu’on peut postuler mais pas saisir, comme l’explique C. I. Lewis 1, alors que le donné au sens (b) est un certain ensemble de contenus conscients : les intuitions, empiriques ou pures (même les objets peuvent, en ce sens, être qualifiés de donnés). ▶ L’horizon fondationnaliste, caractéristique de l’époque moderne, a été en grande partie abandonné au cours du XXe siècle. Dénoncée par W. Sellars en 1956 comme un mythe 2, l’hypothèse d’un donné n’a plus de place dans une épistémologie jugeant que tout élément de connaissance, aussi rudimentaire soit-il, dépend d’hypothèses théoriques ou de mécanismes interprétatifs pouvant être remis en cause et abandonnés. Françoise Longy ✐ 1 Lewis, C. I., Mind and the World Order, chap. II, Constable and Company, Londres, 1929. 2 Sellars, W., Empirisme et philosophie de l’esprit, L’éclat, Paris, 1992. downloadModeText.vue.download 317 sur 1137

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315 DONNÉES ÉPISTÉMOLOGIE Déterminations posées au départ ou informations délivrées par l’expérience. Les données d’un problème, en mathématiques ou ailleurs, sont les valeurs ou les conditions particulières, fournies au départ, en fonction desquelles il faut trouver la ou les solutions. Les informations empiriques obtenues en suivant une certaine procédure ou en respectant certaines conditions constituent des données. Même si elles ne sont pas irrévocables, elles représentent des éléments fiables sur lesquels s’appuyer pour bâtir ou pour tester théories et hypothèses. Ainsi, les expériences, dans le cadre des sciences empiriques, fournissent des données expérimentales. Et, en statistique, tableaux, lois et modèles s’élaborent à partir des données, soit l’ensemble des informations recueillies au départ de façon systématique. Dans le champ spécifique des théories de la conscience, on identifie, en général, les données aux contenus sensibles. Françoise Longy ! DONNÉ, STATISTIQUE DOUBLE ASPECT (THÉORIE DU) PHILOS. ESPRIT, MÉTAPHYSIQUE Théorie défendue par certains philosophes contemporains pour lesquels on peut attribuer à un même organisme, ou à une même personne, à la fois des prédicats attribuant des états de conscience, et des prédicats attribuant des caractéristiques corporelles 1. Cette thèse n’implique pourtant pas le dualisme psychophysique. La théorie du double aspect affirme que la réalité n’est pas seulement matérielle, mais « la relation entre le mental et le physique est probablement plus intime qu’elle ne le serait si le dualisme était vrai » 2. ▶ La théorie du double aspect pose le problème de savoir dans quelle mesure l’aspect mental d’une personne est irréductible à son aspect matériel et continuerait à l’être, même à l’issue de progrès scientifiques dans notre connaissance du fonctionnement du cerveau.

Roger Pouivet ✐ 1 Cf. Strawson, P., The Individuals, an Essay in Descriptive Metaphysics, trad. les Individus, Seuil, Paris, 1973. 2 Nagel, T., The View front Nowhere, trad. le Point de vue de nulle part, L’Éclat, Combas, 1993, p. 38. ! ÉLIMINATIVISME, ESPRIT, INTENTIONNALITÉ, SURVENANCE DOUTE Du latin dubitare, dérivé de dubius, « hésitant, indécis, incertain », luimême dérivé de duo, « deux ». Son sens initial de « crainte » laisse progressivement place à celui d’« incertitude », l’idée de balance entre deux raisons l’emportant sur celle de soupçon. Notion centrale de la philosophie sceptique, mais également de la philosophie dogmatique, qui, avec Descartes, l’inscrit dans le protocole méthodologique de recherche de la vérité. Paradoxalement, doute et évidence sont donc étroitement associés. PHILOS. CONN. Une double définition s’impose, en rapport avec les choix philosophiques : 1. Le « doute sceptique » est le nom donné à une attitude de l’esprit qui se refuse à juger du vrai ou du faux de manière assertorique ; il est l’effet d’une décision de douter, non parce qu’on croit possible d’atteindre le vrai, mais à cause « de la force égale des choses et des raisons opposées » (Sextus Empiricus). Le principe du doute sceptique est donc l’apparente égalité de croire. Son but n’est pas la vérité, mais la dogmatisme dans la recherche. 2. Le doute comme de la méthode », ou opérateur dans la recherche

des raisons négation du « outil du vrai,

est le nom donné à un procédé mental de sélection, ou de criblage, qui consiste à rejeter comme fausse toute assertion (affirmative ou négative) inévidente (Descartes). Ici, encore, il est l’effet non naturel de la résolution de douter de celui qui s’interroge sur la valeur de vérité d’une proposition ; dans l’action, le doute correspond à un principe de précaution et de sagesse. En ses deux significations, le doute est à l’oeuvre dans la recherche philosophique et scientifique dès l’aube du savoir, mais c’est avec les socratiques, d’abord, puis avec les sceptiques qu’il devient un procédé conscient et volontaire de la recherche (zétésis). Mais si les dogmatiques l’utilisent toujours dans le sens du criblage qui tend à promouvoir le savoir et à rejeter la simple croyance (l’opinion fausse ou simplement

probable), les sceptiques, eux, le tournent essentiellement contre l’opinion théorique, cherchant à ne rien assurer sur les objets extérieurs : « Nous vivons sans opinion théorique en nous attachant aux apparences et en observant les règles de vie car nous ne pouvons être complètement inactifs. 1 » Ainsi, le premier historien de la pensée sceptique, Hume, s’est mépris sur le doute pyrrhonien en lui opposant la vie courante et l’action : « La grande destructrice du pyrrhonisme ou des principes excessifs du scepticisme, c’est l’action... » 2, mais il a présenté avec rigueur la différence entre le doute cartésien et le doute pyrrhonien, et entre le sien propre et les deux autres : et, si Hume souscrit au doute cartésien, qualifié de « souverain préservatif contre l’erreur et le jugement précipité », il refuse, en revanche, toute créance au doute hyperbolique et universel, qu’il déclare insoutenable et incurable, par l’extravagance qui consiste à l’étendre aux facultés intellectuelles (la critique valant aussi pour le doute pyrrhonien). C’est donc avec Descartes, mais contre lui, que se construisent le scepticisme moderne et le nouveau concept du doute, celui qui admet la science et la méthode, mais non la logique de la certitude absolue. On peut définir le doute tel que Descartes entend le pratiquer, avec les fins qu’il lui assigne, comme un doute radical, mais seulement opératoire, visant la certitude, donc l’absence de doute. Il s’agit d’un doute qui tend à se dépasser lui même dans l’assurance qu’il n’y a plus de raisons de douter. Un tel doute se présente comme un double rejet : celui de la connaissance vulgaire et celui de la connaissance conjecturale. Il pose la connaissance scientifique véritable comme science certaine : la logique de la certitude implique, chez Descartes, le rejet du douteux et du probable. Le premier acte du doute cartésien étant une destitution de la valeur prétendument cognitive de la sensation et des connaissances empiriques qu’elle autorise, et le second acte étant la mise en question du pouvoir intellectuel, le risque est donc grand de sombrer dans le scepticisme et le subjectivisme. Mais Descartes s’en écarte en insistant sur la valeur heuristique du doute. Il veut progresser dans la découverte des vérités, il lui faut donc trouver le moyen de garantir l’accord des mathématiques et du réel, ou encore de supprimer le hiatus entre le jugement d’extériorité et le jugement d’intériorité intellectuel. Pour cela, le jugement doit downloadModeText.vue.download 318 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 316 faire retour sur lui-même et s’assurer de son propre pouvoir

(c’est l’objet des Méditations cartésiennes), l’enjeu du doute cartésien n’est donc pas seulement la fondation de la science, il est aussi métaphysique, il est de vaincre définitivement le scepticisme à l’égard de la raison afin de pouvoir énoncer la différence entre « je sais », « je crois » et « je doute ». C’est précisément cette confiance dans le doute comme méthode que Spinoza met en question dans son Traité de la réforme de l’entendement. Ne pas douter, si forte que soit l’adhésion, ne peut constituer la certitude : « Jamais nous ne dirons qu’un homme qui se trompe puisse être certain, si forte que soit son adhésion à l’erreur. » Il faut donc tout soumettre à vérification de façon objective, il faut des raisons pour douter (et l’hypothèse du malin génie n’est pas une vraie raison), comme il faut des raisons pour être certain ; Spinoza s’en prend au doute faussement sceptique de celui qui « ne doute que des lèvres », mais il montre aussi que celui qui « doute dans son coeur » n’en a pas moins des certitudes « dans son coeur ». La solution spinoziste au problème de la possibilité de la certitude consiste à dire que celle-ci accompagne toujours le savoir, non comme quelque chose d’ajouté, mais en n’étant rien d’autre que le « se savoir du savoir ». Pour abolir le doute, il suffit donc de « posséder les essences objectives » 3. Il y a doute quand deux idées s’opposent et que l’une d’elles nous entraîne dans le doute : il y a automanifestation du vrai, mais aussi du faux et du douteux (du savoir se sachant ne pas savoir) ; le doute ne peut être qu’un état où nous tombons quand nos idées ne sont pas vraies ; la science n’a besoin, pour avancer, que de savoir et d’être consciente de son savoir : « L’état de doute naît toujours de ce que l’investigation sur les choses se fait sans ordre. 4 » Le doute « modéré » que Hume prétend pratiquer consiste à mettre en question le doute cartésien relatif à la certitude sensible, doute qui contredit, selon lui, « les instincts primitifs de la nature », mais il entend aussi apporter une solution sceptique aux doutes sceptiques 5 en promouvant l’expérience, et elle seule, comme assise (incertaine) de toute connaissance, et en lui donnant pour appui naturel l’habitude, et non la raison. Le doute modéré correspond donc à la philosophie empirique, et celle-ci, à une identification de la connaissance et de la croyance donnant lieu à une théorie de la connaissance probable, la certitude n’étant alors qu’un degré supérieur d’assurance en rapport avec une probabilité plus ou moins grande des faits qui sont objets de croyance.

Le scepticisme de Hume est considéré comme un scepticisme critique de la raison, et non des témoignages des sens ; il ne renonce donc pas à la science, mais à la certitude ; il se présente lui-même comme un moyen de « modérer l’arrogance et l’obstination des savants »6 ; on peut le comprendre comme un principe de modestie. ▶ Pour Popper, comme pour Spinoza, c’est la connaissance elle-même qui accroît et notre savoir et le nombre de nos questions ; il n’est pas nécessaire de disposer d’un critère ni d’une méthode pour progresser, il suffit d’être disposé à apprendre par ses erreurs mêmes. ▶ Ainsi, quand la question centrale de l’épistémologie n’est plus celle du fondement, mais celle de l’accroissement des connaissances, il ne reste plus au doute volontaire et systématique que la valeur d’un principe de précaution, qui est l’apanage de l’esprit scientifique même. Suzanne Simha ✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, chap. 1 à 6. 2 Hume, D., Enquête sur l’entendement, section XII. 3 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 36. 4 Ibid. 5 Hume, D., op. cit., section V. 6 Hume, D., op. cit., section XII. Voir-aussi : Descartes, R., Discours de la méthode, IV. Hume, D., Enquête sur l’entendement humain, section XII. Popper, K., la Connaissance objective, II. Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 33-38 ; 7779. ! CERTITUDE, CROYANCE, EPOKHÊ, MÉTHODE, SCEPTICISME, ZÉTÉTIQUE DRAME Du grec dorien drama, signifiant « action » ; terme dont l’imprécision ne rend qu’imparfaitement compte de l’extrême diversité des éléments qu’il recouvre, tant dans le domaine de la poétique dramatique que dans

celui de son histoire et de ses implications esthétiques et éthiques. ESTHÉTIQUE Dans un sens général, toute pièce de théâtre ou, dans un sens plus restreint, un genre théâtral de nature grave et pathétique ; par extension, une suite d’événements terribles et émouvants. D’Aristote 1 qui, dans sa Poétique, utilise plusieurs fois le terme dans le sens d’action théâtrale, à Hegel 2 qui, dans son Esthétique, donne un rôle majeur à la poésie dramatique, le terme prend, à la suite de l’adjectif dramatique, et à quelques variations près, une valeur générique qui, dans une relation dialectique, désigne toute action théâtrale provoquée par une série de conflits au terme desquels se présente une résolution finale. À partir du XVIIIe s., en France, l’appellation « drame » désigne plus précisément la tentative nouvelle d’imposer, sous l’impulsion essentiellement de Diderot, une troisième voie entre tragédie et comédie : le genre sérieux, appelé plus tard « drame bourgeois » parce que traitant de l’univers social. Le renouveau théâtral du XIXe s., avec le mélodrame et le drame romantique, se rallie à cet élan créateur qui refuse de s’enfermer dans l’alternative de la transcendance tragique ou de la trivialité comique, mais qui cherche, en inscrivant l’une et l’autre dans l’histoire, à croiser leurs portées respectives, changées en « sublime » et en « grotesque ». Une telle démarche suppose, comme chez V. Hugo, une réflexion globalisante d’ordre ontologique et téléologique, qui sous-tend l’ensemble dans la recherche de la liberté d’agir : « Du jour où le christianisme a dit à l’homme : “Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré (...)” ; de ce jour là le drame a été créé. »3 Idée force d’un theatrum mundi que Gouhier 4 résume dans la formule : « Tragédie et drame sont les deux bras de la Croix. » Jusqu’à la fin du XIXe s. chez les symbolistes, qui accentuèrent scéniquement la portée spirituelle de l’acte, puis enfin chez Claudel, l’esthétique du drame finit par transcender l’histoire et par s’approcher au plus près de cette utopie du « drame total », du « théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit » (Hugo), recherchée de tous car devenue métaphore downloadModeText.vue.download 319 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 317 de notre présence au monde, de l’intensité de nos sentiments et de notre liberté face à la mort. À la suite de la première représentation du Soulier de satin, Claudel écrivait ainsi : « Le drame ne fait que détacher, dessiner, compléter, illustrer, imposer, installer dans le domaine du général et du paradigme l’événement, la péripétie, le conflit essentiel et central qui fait le fond de toute vie humaine. Il transforme en acte pour aboutir à une conclusion une certaine potentialité contradictoire de forces en présence » 5. ▶ L’acte dramatique, tel que l’entendait liminairement Aristote, semble avoir ainsi trouvé son accomplissement dans une forme dont l’épanouissement atteste aussi l’épuisement. En effet, les pratiques théâtrales d’aujourd’hui éludent le drame, le mot autant que la chose. La critique, dans le sillage de P. Szondi 6, continue néanmoins d’utiliser le terme, l’enrichissant d’une portée nouvelle pour marquer le ressourcement du théâtre mais aussi ses apories, au-delà desquelles l’écriture dramatique reste, malgré tout, le lieu privilégié d’un agon, d’un affrontement. Jean-Marie Thomasseau ✐ 1 Aristote, Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. 2 Hegel, G. W. F., Esthétique (1818-1829), 3e partie, 3e section, chap. III C, trad. Bénard revue, t. II, le Livre de Poche, Paris, 1997. 3 Hugo, V., Préface de Cromwell, éd. A. Ubersfeld, Flammarion, Paris, 1968. 4 Gouhier, H., le Théâtre et l’existence, Vrin, Paris, 1973. 5 Claudel, P., Mes idées sur le théâtre, Gallimard, Paris, 1966. 6 Szondi, P., Théorie du drame moderne, trad. P. Pavis, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1983. ! LAIDEUR, OPÉRA, TRAGÉDIE DROIT Du bas latin directum, « direct », « droit » (au sens géométrique). MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE

1. Ce qui est juste ou ce qui est conforme à la loi, qui a rapport à la loi. – 2. Ce qu’il est légitime d’exiger, en vertu des lois en vigueur ou du droit naturel. – 3. Ensemble des règles qui régissent la conduite de l’homme en société et les rapports interhumains, qui servent à établir ou à distinguer ce qui est juste et injuste, science du droit ainsi compris. En ce dernier sens, le droit se divise en droit naturel et droit positif. Le droit naturel résulte des lois naturelles, éternelles, nécessaires, qui peuvent se déduire rationnellement de la nature de l’homme et des rapports humain. Le droit positif est l’ensemble des lois établies par les hommes dans une société historiquement donnée. Il se divise à son tour en droit public (relatif aux rapports des citoyens avec l’État), droit privé (relatif au rapports des particuliers entre eux – s’identifie pour l’essentiel avec le droit civil), et droit des gens (ensemble des droits régissant les rapports des états entre eux ou des individus appartenant à des états différents – on peut cependant aussi considérer qu’au sens strict le droit des gens n’appartient pas au droit positif et qu’il forme une classe à part). Une définition problématique La polysémie du mot droit, qui peut désigner à la foi une loi et une faculté (la puissance, le pouvoir de faire ceci ou cela conformément à la loi, dont l’opposé est l’obligation), a été très tôt est très souvent soulignée. Mais c’est surtout le risque de circularité qui rend la définition du droit problématique. On définit en effet le droit par le juste, et ce qui est juste par ce qui est conforme au droit. La tradition latine ancre le droit dans le juste. Ainsi le Digeste d’Ulpien (I, 1), citant Celse, dit que le droit est l’art du bon et de l’équitable (Jus est ars boni et aequi) et les Institutes (I, 2) de Justinien en définissent les préceptes ainsi : vivre honnêtement, ne léser personne, donner à chacun le sien (honeste vivere, alterum non laedere, sum cuique tribuere). Thomas d’Aquin, à partir d’une lecture du livre V de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, définit le droit par le juste (Jus id quod justum est) 1. Les juristes, pour leur part, préfèrent définir le droit comme l’ensemble des lois ou des règles juridiques applicables aux hommes. Ce risque de circularité peut cependant être conjuré pour l’essentiel par la distinction du droit naturel, qui s’identifie à l’équitable et au juste qui est le même en tous temps et en tous lieux, et du droit positif, qui est cet ensemble de règles juridiques qui peut différer selon les temps et les lieux. Comme l’écrit déjà Bodin : « Le droit est un rayon de la bonté et de la prudence divine donné aux hommes pour l’utilité de la société humaine. On le divise en deux espèces, le droit naturel et le droit humain. Le droit naturel, ainsi appelé parce que chacun de nous le possède à l’état inné depuis l’origine de l’espèce, est pour cette raison toujours équitable et bon [...]. Le droit

humain est celui que les hommes ont institué conformément à la nature et en vue de leur utilité. 2 » Morale et droit Comme la morale, le droit fait partie du domaine de la philosophie pratique. Le sujet du droit, comme celui de la moralité, doit être compris comme une liberté rationnelle qu’accompagne la conscience de la loi. Sans ce présupposé, il n’y a pas de responsabilité, ni d’obligation juridique ou morale concevable. Il faut cependant distinguer morale et droit. Contrairement à la moralité, qui demande l’adhésion intérieure à la loi et non la simple conformité, le droit est affaire d’extériorité. Il suffit de se conduire conformément à ce que les lois prescrivent. Il règle les rapports extérieurs des libertés entre elles, quant à la forme et non quant à la matière (par exemple, dans un contrat de vente, le droit s’occupe de la légalité du contrat, et non du caractère avantageux ou non de la transaction). Selon Kant, « le droit est donc le concept de l’ensemble des conditions auxquelles l’arbitre (Willkür) de l’un peut être accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi universelle de liberté. 3 » Comme l’obligation juridique n’est pas l’obligation morale, et ne saurait porter sur les mobiles, et comme la conformité à la loi exigée par le droit ne peut être qu’extérieure, la forme contraignante de l’obligation ne peut être aussi qu’extérieure. Ainsi le droit ne peut être pensé sans la contrainte : « Le droit strict peut aussi être représenté comme la possibilité d’une contrainte réciproque parfaite s’accordant avec la liberté de chacun suivant des lois universelles 4 ». Le droit naturel Les sources de la notion de droit naturel sont à chercher dans l’antiquité, chez Aristote 5, qui affirme qu’il y a un sentiment naturel et commun de la justice avant même tout contrat, et surtout chez Cicéron 6, pour qui la loi naturelle exprime la droite raison conforme à la nature, éternelle et divine. Thomas d’Aquin distingue clairement le droit naturel, ce qui est naturellement juste, fondé sur le rapport d’égalité naturelle entre les choses (je vous donne 5 euros, vous me devez 5 fois downloadModeText.vue.download 320 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 318 un euro), et le droit positif, fondé sur des conventions (nous pouvons être d’accord sur le fait que pour 5 euros, j’ai en échange un kilo de fraises) 7. Ce sont les théoriciens du droit de l’âge classique, comme Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, ou Burlama-qui, qui donnent à cette notion une importance fondamentale dans l’élaboration de l’idée moderne de droit. Le

droit naturel, qui peut se déduire par la seule raison de la nature même des hommes, est conçu comme norme pour l’élaboration du droit positif et de la société politique en général. « La loi naturelle est une loi divine que Dieu a donnée à tous les hommes et qu’ils peuvent connaître par les seules lumières de leur raison, en considérant attentivement leur nature et leur état. Le droit naturel n’est autre chose que le système, l’assemblage de ces mêmes lois. 8 » Colas Duflo ✐ 1 Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, 57, 1, ad Resp. 2 Bodin, J., Exposé du droit universel, cité par S. Goyard-Fabre et R. Sève, les Grandes questions de la philosophie du droit, PUF, Paris, 1986. 3 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du Droit, Introduction, § B, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III, p. 479. 4 Ibid. § E, t. III, p. 480. 5 Aristote, Rhétorique, 1373b. 6 Cf. Cicéron, De legibus. 7 Thomas d’Aquin, IIa, IIae, 57, 2, ad Resp. 8 Burlamaqui, Principes du droit naturel, Hildesheim, Olms, 1984, ch. V. ! JUSTE, JUSTICE, LIBERTÉ, MORALE ∼ PHILOSOPHIE DU DROIT Il n’y a pas de relation analytique entre le droit et la morale. Du moins peut-on affirmer qu’un droit juste inscrit dans la positivité du fonctionnement d’un État une certaine mesure de justice et de morale. C’est le mouvement même de l’histoire, selon Kant, que d’inscrire progressivement dans les Constitutions le point de vue universel et éthique qui ne se trouvera réalisé que dans la “Constitution naturelle”. C’est dans cette tension entre le droit positif, qui est aussi celui de l’extrême injustice où chacun à titre privé vient réclamer son dû, et le droit universel qui tend à considérer l’humain plutôt que chaque homme ou femme en particulier, que se joue la notion de droit. Toutes les contradictions du droit en

dérivent : le droit peut-il prescrire le moment où il convient de modifier le droit lui-même, y a-t-il un droit de révolte, droit de l’homme et droit du citoyen. C’est pourquoi l’espace décrit par le droit doit pouvoir être parcouru par d’autres acteurs que les seuls techniciens, juristes et professionnels de la loi. Car si le droit est véritablement l’expression de l’esprit d’un peuple, du moins faut-il, face aux sources très diverses où il puise son existence (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dans le cas de la jurisprudence), le mettre sans cesse à la question. Les révolutionnaires selon Kant sont ceux qui ont fait mûrir le droit sans jamais avoir à s’exciper des règles du droit en vigueur. PHILOS. DROIT Le champ de la philosophie du droit est vaste et d’une diversité qui résiste à toute présentation d’ensemble. Les débats, les problématiques et les façons de les aborder sont souvent marqués par l’histoire et par les différences des cultures juridiques nationales. Pour ne prendre qu’un exemple, il est clair que Hegel 1 ne pense pas du tout dans le même contexte juridique que R. Dworkin 2. Lorsque ce dernier oppose au conventionnalisme (les juges appliquent des conventions juridiques particulières) et au pragmatisme (les juges produisent des décisions indépendamment) l’idée du droit-intégrité, qui associe jurisprudence et justice, il est manifeste que sa conception d’un droit subordonné à l’interprétation dominée par un principe de délibération est très marquée par le contexte juridique anglo-saxon. En un sens, il ne fait pas la philosophie du même droit que celui dont parlait Hegel. Il n’est pas étonnant dès lors qu’il n’y ait que peu de points de comparaisons possibles entre ces deux pensées. Aussi l’idée d’une courte présentation synthétique des différentes pensées qu’on peut regrouper sous le nom général de philosophie du droit est-elle largement illusoire. On peut cependant expliciter le sens d’une philosophie du droit et évoquer quelques grandes questions débattues. Pourquoi une philosophie du droit ? Si le droit a déjà ses spécialistes, les juristes et tous les professionnels du droit de manière générale, quel peut être l’apport du philosophe ? La différence du philosophe et du juriste,

comme le souligne Kant 3, apparaît lorsque l’on pose la question fondamentale « qu’est-ce que le droit ? ». La réponse est l’objet du philosophe, elle est métajuridique. Car pour celui qui se tient dans les limites de la connaissance des lois positives, elle ne peut donner lieu qu’à une tautologie : le droit est le droit, c’est-à-dire ce que l’ensemble des lois positives définit comme le droit. Or une compréhension du droit métajuridique est nécessaire puisque c’est elle seule qui permet d’évaluer, non simplement la conformité aux lois, mais bien les lois elles-mêmes. Dire si une loi est bonne ou si elle est juste est l’affaire d’une raison qui se préoccupe de la nature des lois aussi bien que de leur justification, des fondements du droit, de l’idée de justice, etc. Ainsi une philosophie du droit, qui ne peut être confondue avec la science du droit du juriste et qui en est le nécessaire complément, est indispensable. Elle s’interrogera sur les sources du droit aussi bien que sur ses fins. Les fondements du droit Un des problèmes majeurs de la philosophie du droit est celui des sources du droit (la métaphore vient du De legibus de Cicéron). Comment le droit positif peut-il être à la fois positif et normatif ? La question, formulée en d’autre termes consiste à savoir si le droit est antérieur à la loi. Les lois présupposent-elles le droit (comme si elles le faisaient exister comme quelque chose qui les précède) ou, au contraire, produisent-elles par elles-mêmes le droit ? Les philosophes du droit naturel, ou jusnaturalistes, considèrent que si la loi positive peut être juste, c’est parce que le droit naturel est fondement du droit positif. C’est ce qui distingue la contrainte légale de la contrainte arbitraire (en quoi les règles du droit ne sont pas les règles d’un jeu) et c’est parce qu’elle est juste que les citoyens peuvent être tenus d’obéir à la loi. Le droit naturel doit fonder le droit positif, inspirer l’élaboration des lois positives et servir à leur évaluation. À l’opposé des jusnaturalistes, les tenants de ce qu’on peut appeler en termes contemporains le « positivisme juridique » affirment, Hobbes le premier, qu’il n’y a de droit que par la loi. Hobbes souligne que celles qu’on appelle « lois de nature » ne deviennent véritablement lois que lorsque la république est établie, c’est-à-dire lorsque le pouvoir souverain oblige les hommes à leur obéir, c’est-à-dire lorsqu’elles sont devenues aussi des lois civiles 4. Spinoza, de son côté, se livre à une critique décapante de la notion de droit naturel, en soulignant que, si le droit naturel est celui qui se déduit de la nature humaine, alors il n’est pas déterminé par la raison, mais par le désir et la puissance, puisque les hommes downloadModeText.vue.download 321 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 319 ne sont pas d’abord déterminés par la raison mais, comme tous les êtres de la nature, par le désir de persévérer dans leur être et d’augmenter leur puissance d’agir. « Par exemple, les poissons sont déterminés par la nature à nager, les gros à manger les petits, et c’est donc par un droit naturel souverain que les poisons sont maîtres de l’eau et que les gros poissons mangent les petits. 5 » Au XXe s., Kelsen 6 a profondément marqué le positivisme juridique en insistant sur l’idée de norme. Les normes du droit, qui servent à interpréter les faits comme conformes ou non au droit, sont crées par la coutume ou par une édification consciente. La norme juridique doit être comprise comme un cadre pour l’interprétation. Les normes sont hiérarchisées (par exemple la loi est subordonnées à la constitution), mais toute application de la loi, qui résulte d’une interprétation de la norme juridique, est ipso facto création de droit. Le droit subjectif (lorsqu’on dit que quelqu’un possède un droit, par exemple le droit de se faire rembourser un prêt) n’existe pas avant les normes juridiques positives, ni même en dehors d’elles, comme le croient les jusnaturalistes : il est simplement la possibilité juridique de contraindre (par exemple, de contraindre juridiquement l’autre à me rembourser). Les fins du droits La question des fins du droit est une autre question récurrente des philosophies du droit. La formule d’origine cicéronnienne, très souvent citée, salus populi suprema lex esto (« le bien du peuple est la suprême loi »), donne la visée du bien général comme objectif premier du droit. Elle trouve un écho dans l’utilitarisme moral de [line]J. S. Mill qui ne se contente pas d’affirmer, après de nombreux auteurs, qu’il est conforme à l’utilité générale que les droits de chacun soient garantis, en particulier ceux qui sont relatifs à la propriété, mais qui fait de cette utilité générale le but même du droit. Un de ses inspirateurs, Bentham, écrivait déjà, au tout début du Traité des preuves judiciaires, que « l’objet des lois est de produire, au plus haut degré possible, le bonheur du plus grand nombre ». Kant s’était insurgé déjà contre ce genre d’analyse, puisqu’on peut bien au nom du bonheur général, priver tout les citoyens de leur liberté innée, ou confisquer la terre d’un peuple au motif qu’il ne sait pas la cultiver lui-même (ou spolier une minorité au profit du bonheur du plus grand nombre). La fin du droit ne peut être que la constitution d’une société juridique parfaite, qui doit se réaliser dans l’accord juridique des États entre eux, c’est à dire dans un droit cosmopolitique, où cessent les guerres, qui sont toujours des plages de non droit : « Cette institution universelle et perpétuelle de la paix n’est pas une simple partie, mais constitue la fin ultime tout entière de la doctrine du droit [...] car l’état de paix n’est que l’état du mien et tien garanti par des lois, au

milieu d’une masse d’hommes voisins les uns des autres donc réunis au sein d’une constitution 7. » Héritier de Kant sous certains aspect, J. Rawls, à son tour, ancre sa réflexion sur le droit dans l’idée d’une primauté de la justice sur toute autre considération : « Nous dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice. 8 » ▶ Les sociétés modernes ont souvent assigné au droit une finalité qui peut être compatible avec chacune des deux conceptions précédentes : la protection des individus et en particulier de leurs propriétés. Dans une analyse quelque peu réductrice, on fait souvent du Second traité du gouvernement de Locke un des textes où s’exprime en premier lieu cet individualisme juridique moderne : « La fin essentielle que poursuivent des hommes qui s’unissent pour former une république, et qui se soumettent à un gouvernement, c’est la préservation de leur propriété. 9 » Colas Duflo ✐ 1 Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, trad. J. F. Kervégan, PUF, Paris, 1998. 2 Dworkin, R., l’Empire du droit, trad. E. Soubrenie, PUF, Paris, 1994. 3 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du droit, Introduction, § B, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III. 4 Hobbes, T., Léviathan, ch. XVIII, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971. 5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. J. Lagrée et P.F. Moreau, PUF, Paris, 1999, p. 505. 6 Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Dalloz, Paris, 1962 ; Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani, PUF, Paris, 1996. 7 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du Droit, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III, p. 629. 8 Rawls, J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, coll. Points-essais, Paris, 1997, p. 31. 9 Locke, J., Second traité du gouvernement, trad. J. F. Spitz et

C. Lazzeri, PUF, Paris, 1994, p. 90. Locke précise bien que sous le nom générique de propriété, il entend la vie, la liberté et les biens. Voir-aussi : Duflo, C., Kant, la raison du droit, Michalon, 1999. Goyard-Fabre, S., et Sève, R., les Grandes questions de la philosophie du droit, PUF, Paris, 1986. ! JUSTICE, LIBERTÉ, PROPRIÉTÉ ∼ DROITS DE L’HOMME MORALE, POLITIQUE Droits naturels et imprescriptibles de tout individu, sans distinction de sexe, d’origine ou de religion. La déclaration de 1789 évoque quatre droits fondamentaux : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Ancrée dans l’idée de droit naturel, l’idée de droits de l’homme trouve son expression emblématique dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, placée en préambule de la constitution de 1791, qui est le modèle de toutes les déclarations des droits de l’homme ultérieures, dont la plus connue est peut-être la déclaration universelle des droits de l’homme adoptée sous forme de charte par l’assemblée générale des Nations-Unies le 10 décembre 1948. La déclaration de 1789 affirme l’idée de droits de l’homme, en référence à des droits naturels de l’individu et du sujet politique. Ce sont les fondements de l’institution politique, qui a pour fin première de les préserver. « Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs. » Dans l’esprit de ses auteurs, il est important qu’il y ait déclaration, c’est-à-dire que les droits de l’homme, fondedownloadModeText.vue.download 322 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 320 ments de toute bonne constitution, soient exposés, rendus publics et protégés par la loi. Il y a là un acte politique, fondé

sur une philosophie du droit naturel, qui passe par une pédagogie politique. La déclaration affirme d’abord la liberté et l’égalité juridiques, avant d’exposer les principes essentiels de la philosophie jusnaturaliste à laquelle elle se rattache : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (art. 1). « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (art. 2). Les quinze articles suivants développent ces premiers éléments. Après l’affirmation de la souveraineté de la nation, ils explicitent le sens à donner à la notion de liberté politique (« pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »), qui ne peut être délimitée que par la loi, et qui se réalise comme liberté physique (ne pas pouvoir être arrêté arbitrairement), liberté d’opinion (notamment religieuse) et d’expression (notamment par voie de presse). L’égalité devant la loi et devant la justice, ainsi que devant l’impôt, est soulignée, fondée sur la reprise de l’affirmation rousseauiste de la loi comme expression de la volonté générale. Le dernier article reprend l’affirmation de la propriété comme « droit inviolable et sacré ». La déclaration de 1789 hérite par bien des aspects de déclarations antérieures, dont les plus connues sont la Magna carta de 1215, la Petition of Rights de 1629 et le Bill of Rights de 1688. Mais ce sont surtout les diverses déclarations liées à la révolution américaine, ancrées dans la revendication de droits politiques inaliénables, comme la liberté individuelle, la liberté religieuse, la propriété, etc., qui peuvent se présenter comme des modèles pour celle de 1789. La déclaration de l’indépendance du 4 juillet 1776 est de ce point de vue exemplaire : « Les hommes naissent égaux ; (...) leur Créateur les a dotés de certains droit inaliénables parmi lesquels sont la vie, la liberté, la recherche du bonheur ; (...) les gouvernements humains ont été institués pour garantir ces droits. » Philosophie et droits de l’homme Il n’en reste pas moins que, comme expression de cet événement historique et politique qu’est la Révolution française, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en laquelle se résument différents courants de philosophie politique antérieurs, devient presque immédiatement un sujet de réflexion pour les philosophes, en particulier en Allemagne. Kant voit dans l’enthousiasme que la Révolution française suscite chez un spectateur impartial le signe d’une disposition morale de l’humanité qui permet de croire au progrès de l’humanité dans l’histoire. C’est que la France présente alors le spectacle d’un peuple qui défend et proclame son droit, et qu’il y a une tendance morale en nous qui fait que nous ne pouvons nous empêcher d’approuver l’affirmation du droit de l’humanité 1. Mais c’est autour de l’inventaire même de ces droits que le débat se focalise. L’article deux en dressait la liste sans hiérarchie : liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression. Kant en ordonne la formulation. Il n’y a qu’un seul droit inné, qui appartient à tout homme en vertu de son humanité, c’est la liberté. La propriété en est une consé-

quence nécessaire dans la mesure ou cette liberté extérieure doit avoir des objets dont l’usage est en sa puissance. La sûreté, qui seule rend la propriété durable, est ce qui doit être produit par le passage de l’état de nature à l’état juridique, état de justice distributive où une constitution garantit le droit. Ce que Kant ne peut admettre, en revanche, c’est l’idée d’un droit de résistance à l’oppression. C’est que la différence entre l’état juridique et l’état de nature tient dans la soumission à une volonté universellement législatrice. Toute insoumission sape l’état juridique lui-même, et retourne à l’état de nature. Elle ne peut par conséquent être un droit, qui serait un droit de supprimer l’état de droit. Le prétendu droit de se révolter est donc contradictoire : « Pour que le peuple soit habilité à résister, il faudrait que l’on dispose d’une loi publique qui permette cette résistance du peuple, c’est-à-dire que la législation suprême renferme un article stipulant qu’elle n’est pas suprême et assimilant, d’un seul et même jugement, le peuple qui est sujet au souverain de celui auquel il est soumis – ce qui est contradictoire. 2 » En quoi Kant s’oppose au jeune Fichte, qui se passionne pour la Révolution française et pour sa promulgation des droits de l’homme, et qui proclame le droit qu’à l’homme de réaliser lui-même son droit, y compris par la violence. Il est légitime de renverser un pouvoir qui ne respecte pas les droits de l’homme, dans la mesure où ces droits priment sur la considération de la stabilité politique 3. Critique des droits de l’homme Marx souligne pour sa part combien les déclarations de 1789 et de 1791 sont liées à un moment historique déterminé. Il note qu’il y a dans l’intitulé même, « droits de l’homme et du citoyen », la trace d’une contradiction mal résolue. Les droits de l’homme, tels que les posent les déclarations sont en réalité ceux de l’individu égoïste : la liberté est définie négativement, la propriété est comprise comme droit de garder son bien privé, et la sûreté n’est rien de plus que la protection de ce bien : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au delà de l’homme égoïste. 4 » Lorsque la déclaration définit le but de toute association politique par la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, elle trahit bien que, en fait de droits de l’homme et du citoyen, il s’agit de mettre le second au service du premier, c’est-à-dire de soumettre la communauté politique aux seuls intérêts privés. Les droits de l’homme sont donc simplement le reflet de l’évolution de la société du XVIIIe s. vers la société bourgeoise, et correspondent à l’affirmation politique et idéologique du bourgeois. L’homme des droits de l’homme, c’est lui. « On a montré que la reconnaissance des droits de l’homme par l’État moderne n’a qu’une signification : la reconnaissance de l’esclavage par l’État antique. En effet, si la base naturelle de l’État antique est l’esclavage, celle de l’État moderne est la société bourgeoise, l’homme de la société bourgeoise, c’està-dire l’homme indépendant, rattaché aux autres hommes par le seul lien de l’intérêt privé et de l’aveugle nécessité natu-

relle, l’esclavage du travail par le gain, l’esclavage de son propre besoin égoïste et du besoin égoïste d’autrui. 5 » ▶ L’analyse marxiste montre à quel point cette proclamation de droits de l’homme qui prétend valoir universellement s’enracine dans la situation sociale et historique particulière de ses auteurs, représentants de la bourgeoisie française de la fin du XVIIIe siècle. En détournant cette analyse, qui ne contestait pas tant l’idée même de droits de l’homme que leur formulation et la finalité particulière de cette énonciation, des voix se sont élevées dans certains pays pour assigner les droits de l’homme à une expression particulière de la conscience occidentale et pour assimiler l’universalisme de leur formulation à un impérialisme déguisé. Les droits de l’homme ne seraient alors que le témoignage d’une culture qui n’aurait downloadModeText.vue.download 323 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 321 pas de leçon à donner aux autres. Cette contestation de l’idée même de droits de l’homme, par l’affirmation du relativisme des valeurs culturelles, vaut ce que valent ses finalités : elle sert à ceux qui veulent continuer à pratiquer l’excision, à ceux qui veulent continuer d’emprisonner leurs opposants politiques, etc. Colas Duflo ✐ 1 Kant, E., le Conflit des facultés, 2e section, § 6, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III. 2 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du Droit, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III, p. 587. 3 Fichte, J. G., Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, trad. J. Barni, préf. M. Richir, Payot, Paris, 1989. 4 Marx, K., la Question juive, cité par B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme, de Kant à Marx, PUF, Paris, 1990, p. 105. 5 Marx, K., la Sainte Famille, cité par B. Bourgeois, Ibid., p. 110. ! LIBERTÉ, PROPRIÉTÉ L’éthique peut-elle commander le droit ? Quelle portée et quelle signification accorder au fait qu’un ordre juridique défini par l’ensemble des lois en vigueur dans une société donnée, autrement dit par ce que l’on

nomme un droit positif, puisse entrer en conflit avec des convictions éthiques qui reposent sur une loi ou un ordre censés être supérieurs à ceux de la cité (Antigone), ou sur une instance censée exprimer ce que tout homme considère comme juste (Socrate) ? Faut-il en conclure que l’éthique peut commander le droit, et que la validité de tout droit positif repose sur un accord, ou du moins un non-désaccord, avec des normes qui définissent ce qui vaut et ce qui ne vaut pas sur le plan éthique ? Ou faut-il penser que l’autonomie et la spécificité du droit imposent d’en concevoir la normativité hors de toute référence à l’éthique ? LE DROIT COMME INSTRUMENT AU SERVICE D’UNE ÉTHIQUE « ABSOLUTISTE » ? S i l’on définit l’éthique comme une représentation du sens de l’existence humaine fondée sur la référence à un bien absolu, force est d’abord de reconnaître qu’il n’est pas sans dangers d’affirmer que l’éthique commande le droit : subordonner le droit à une éthique particulière, en faire l’instrument d’un pouvoir imposant par la contrainte tel ou tel idéal de vie, n’est-ce pas détruire la possibilité même d’une coexistence ou d’une tolérance mutuelles entre des groupes, qui, au sein d’une même société, se réclament de convictions éthiques différentes ? Comment éviter, dans cette perspective, les heurts violents entre divers « fondamentalismes », religieux ou non, dont chacun prétend détenir la vérité exclusive quant aux fins ultimes de l’homme et aux voies de son salut ? Peutêtre dira-t-on qu’il suffit, pour écarter la difficulté, de remplacer telle ou telle détermination particulière du bien par un bien universel ? Mais le remède n’est-il pas pire que le mal ? En réduisant le droit à l’éthique, puisque « la science mystérieuse [...] de la législation » consiste à « mettre dans les lois et dans l’administration les vertus morales reléguées dans les livres des philosophes, et à appliquer à la conduite des peuples les notions triviales de probité que chacun est forcé d’adopter pour sa conduite privée 1 », Robespierre aboutit à un terrorisme de la vertu, mis en oeuvre par un gouvernement qui, se voulant l’incarnation exclusive de l’universel, finit par voir en la singularité même de chacun une menace qui en fait un suspect et un coupable potentiel 2. LA DISTINCTION DU DROIT ET DE L’ÉTHIQUE : LE POSITIVISME JURIDIQUE

D ans ces conditions, la solution n’est-elle pas de séparer les deux domaines et de dire que le droit, chargé d’assurer la coexistence pacifique et la collaboration des membres d’une société, est une « technique sociale » basée sur la contrainte 3, qui n’exige des citoyens que la conformité « extérieure » de leurs actes à la loi, abstraction faite des mobiles 4 ; alors que l’éthique, soucieuse du bonheur de l’individu, dont elle vise « l’absolu accord avec soi-même 5 », exige la pureté des intentions, mais ne concerne que la sphère privée de l’existence ? Cette solution a l’avantage de permettre, outre le fait de dissiper les confusions dues à la polysémie du terme justice 6, que soit tolérée n’importe quelle conviction éthique, pourvu qu’elle demeure une affaire privée et ne trouble pas l’ordre social dont le droit est le garant 7. Mais n’a-t-elle pas aussi l’inconvénient de conduire à une pure et simple identification entre justice et légalité ? Autrement dit de reposer sur un positivisme pour lequel c’est la loi positive et elle seule qui dit ce qui est juste, toute référence à d’autres normes étant un non-sens juridique 8 ? La thèse dispose d’arguments solides : ainsi est-il certain que les défenseurs d’une justice supra positive ont le plus grand mal à s’accorder sur son contenu, ou encore que leurs principes sont d’une généralité telle qu’il est impossible de leur conférer un sens précis et univoque, de sorte que l’invocation d’une justice transcendante relèverait d’une pure idéologie –par opposition à une théorie scientifique 9 – et, qui plus est, d’une idéologie dangereuse qui ruine le principe de la sécurité juridique en introduisant indétermination et arbitraire là où il importe au contraire que le juge dispose de règles déterminées et techniquement interprétables, et que tout citoyen puisse calculer les conséquences légales d’un comportement 10. Ces arguments sont en outre difficiles à contester sur le plan où ils sont énoncés, c’est-à-dire celui de la réflexion du juriste ou de la pratique judiciaire : le juge, en effet, n’a pas à substituer ses convictions éthiques à la loi, même si les lacunes du droit ou la nécessité d’adapter la règle à la singularité du cas peuvent imposer de corriger ce qu’aurait d’injuste l’application mécanique de la loi (summum jus, summa injuria) au nom d’un souci éthique d’équité 11. Pourtant, la conscience contemporaine peut-elle accepter sans réticence cette distinction entre le domaine des faits et celui des valeurs, c’est-à-dire ici entre le plan du jugement éthique et celui de la réflexion proprement juridique ? Instruite par l’expérience historique, n’est-elle pas tentée de protester lorsque H. Kelsen écrit, à propos du « droit de certains États totalitaires » instituant des camps de concentration ou d’extermination : « si énergiquement que l’on puisse condamdownloadModeText.vue.download 324 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 322 ner de telles mesures d’un point de vue moral, on ne peut cependant les considérer comme étrangères à l’ordre juridique de ces États » 12 ? N’est-il pas préférable d’admettre qu’il y a des lois et des ordres juridiques injustes, ou qu’il y a des lois qui ne sont pas de vraies lois parce qu’elles contredisent ce qui est vraiment juste ? LE DROIT NATUREL : LA CONCEPTION ARISTOTÉLICIENNE R este que, pour parler de vraie loi ou de justice véritable, il faut disposer d’un critère permettant de distinguer avec certitude le juste de l’injuste. Or la recherche d’un tel critère n’est-elle pas vaine ? Si les lois varient d’une société à l’autre, comment parvenir en effet à une définition de la justice valant pour tout homme, en tout temps et en tout lieu ? Quelle que soit la force de l’argument, on peut néanmoins douter qu’il soit convaincant. Ainsi Aristote, dans un passage célèbre de l’Éthique à Nicomaque où il discute les thèses des sophistes pour qui toute législation est une convention arbitraire, déclare que les lois positives varient, mais qu’il y a cependant un « juste de nature », bien qu’il soit changeant et que, contrairement au feu « qui brûle également ici et en Perse », il ne soit jamais toujours et partout le même. Que veut dire Aristote ? Et qu’entend-il par « juste de nature » ? Il est clair tout d’abord que celui-ci ne correspond à aucun contenu concret, puisque, sur ce plan, tout est variable. Il s’agit donc d’une forme, comparable à celle dont la connaissance permet, sur le plan biologique, de distinguer le normal du pathologique ou du monstrueux, qui désigne ce sans quoi il n’y aurait ni État, ni loi, c’est-à-dire la structure fondamentale du droit, la forme universelle à l’intérieur de laquelle on peut fixer arbitrairement des règles, diverses selon les cités, mais dont chacun reconnaîtra la validité, étant entendu qu’une telle forme, à la différence d’une Idée platonicienne, n’existe que dans la multiplicité des contenus qu’elle informe 13. Que peut-on en conclure ? Faut-il insister sur le fait que le point de vue aristotélicien nous est devenu étranger, dans la mesure où seule la référence à une représentation de l’univers – le Cosmos – rendue obsolète par la science moderne, lui permet de parler d’une forme du juste et de la concevoir comme une fin naturelle 14 ? Doit-on soutenir au contraire qu’en adoptant l’auto compréhension moderne de l’homme, qui cesse de se percevoir comme un étant inséré dans l’ordre téléologique de la nature pour se concevoir comme un sujet libre et fini, il est possible de retrouver non seulement la question du « juste de nature », mais aussi une part de la solution qu’en avait esquissée Aristote ?

MORALE FORMELLE, JUSTICE ET DROIT POSITIF P eut-être faut-il ici partir de la conception du fondement de la morale telle que l’explicite Kant, autrement dit du critère, formel et négatif, de « l’universabilité » de toute maxime d’action concrète, et se demander à quelle définition de la justice cela peut conduire. Sans doute Kant nous fournit-il un certain nombre d’éléments de réponse : ainsi fait-il du « contrat originaire », qui oblige tout législateur « à produire ses lois de telle façon qu’elles puissent être nées de la volonté unie de tout un peuple (...) la pierre de touche de la conformité au droit de toute loi publique 15 » ; ou encore opposet-il au « moraliste politique », qui subordonne la morale aux intérêts de l’homme d’État, le « politique moral » soucieux de réformer le droit « suivant le droit naturel, comme l’Idée de la raison nous en présente le modèle sous les yeux 16 ». Mais qu’en est-il du « principe universel » qu’énonce la Doctrine du droit ? Concevoir la justice comme la coexistence « de la liberté de l’arbitre de tout un chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle », n’est-ce pas demeurer tributaire de l’individualisme qui caractérise les problématiques modernes du droit naturel ? En ce sens, n’est-il pas préférable de se référer, plus qu’à Kant lui-même, à la réinterprétation de sa philosophie juridico-politique que propose la pensée contemporaine, lorsque, refusant de subordonner le juste au bien, elle cherche une réponse aux insuffisances du positivisme juridique du côté d’une théorie « procédurale » de la justice ? Ne peut-on ainsi espérer aboutir à une fondation du droit qui, malgré les différences manifestes qui séparent formalisme kantien et formalisme aristotélicien, pourrait cependant jouer pour la modernité un rôle analogue à celui que joue la conception d’Aristote dans le contexte antique, en ce qu’elle parviendrait à s’accorder avec le fait de la variabilité historique des systèmes de droit positif ? Ainsi, J. Rawls 17 imagine une situation où des agents capables de rationalité ignorent tout de leurs déterminations concrètes, en y voyant la garantie de ce que leur choix de principe de justice sera un choix universel et désintéressé. De même, J. Habermas soutient que normes morales et normes juridiques, quoique distinctes, dérivent du principe selon lequel ne sont valides que les normes d’action « sur lesquelles toutes les personnes [...] concernées [...] pourraient se mettre d’accord en tant que participants à des discussions rationnelles 18 ». Enfin, dans une autre perspective, E. Weil montre comment l’homme moral peut, en refusant le moralisme de la « belle âme » pour agir positivement dans le monde, aboutir à la définition philosophique d’un droit naturel exigeant qu’« un droit positif cohérent règle tous les rapports pratiques des hommes de telle manière que soit respecté leur sentiment de l’égalité des êtres raisonnables en même temps que l’égalité même (telle qu’elle apparaît au philosophe) » 19. Il semble clair que ces conceptions peuvent toutes propo-

ser une réponse affirmative à la question de savoir si l’éthique commande le droit parce que, refusant d’identifier l’éthique à un système de valeurs à la fois absolues et concrètes, elles voient en elle une exigence formelle – l’exigence morale d’universalité ou d’égalité entre les hommes conçus comme êtres raisonnables – qui doit informer le monde historique et s’y concrétiser en un système cohérent de lois positives. Ce formalisme permet certes de récuser la légitimité d’un ordre juridique fondé sur la violence ; mais suffit-il à établir en quoi consiste un mode d’organisation juridico-politique adéquat à l’exigence d’universalité ? N’est-il pas nécessaire, au contraire, de se tourner sur ce point vers l’histoire, en se demandant si et comment une telle exigence a pu y trouver un début de réalisation ? ACTION RAISONNABLE, ÉTAT DÉMOCRATIQUE ET JURIDICISATION DE LA VIE SOCIALE O n peut constater, de ce point de vue, que tous ces auteurs voient en l’État moderne de type démocratique la forme d’organisation qui satisfait le mieux – ou le moins mal – aux exigences d’une subordination du droit à la morale, même si leurs arguments divergent – E. Weil ou J. Habermas semblant plus critiques à l’égard du libéralisme politique downloadModeText.vue.download 325 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 323 que ne l’est J. Rawls, et ce pour des raisons elles-mêmes divergentes insistance sur le caractère raisonnable de la structure de l’État démocratique chez l’un, sur la possibilité légale d’une « action communicationnelle » chez l’autre). En découle-t-il cependant, comme pourrait inciter à le croire la juridicisation accrue des rapports sociaux que l’on observe dans la plupart des États démocratiques, que le droit y serait devenu une sorte d’instance suprême, capable de se substituer à l’action politique ou, pour user de la formule provocatrice de A. Mac Intyre, que les juges et les juristes formeraient désormais le « véritable clergé » de l’État libéral 20 ? Ce serait oublier que nous vivons au sein d’un monde qui, même informé par la raison, demeure largement un monde de violence, c’est-à-dire un monde où le contenu des lois positives provient, la plupart du temps, de compromis traduisant l’état des rapports de force entre groupes dominants et groupes dominés (étant entendu que cet aspect ne remet nullement en cause la signification éthique intrinsèque de la pratique judiciaire, liée à son caractère dialogique et argumentatif) 21. Aussi peut-être doit-on, au lieu de professer un « idéalisme » du droit, se demander – dès lors qu’est exclue, du moins dans les États démocratiques, une action révolu-

tionnaire – quelle forme peut prendre une action politique qui viserait une concrétisation plus satisfaisante, sur le plan légal, de l’exigence morale d’universalité : faut-il poser, avec Weil, que seuls les gouvernements possèdent la capacité d’agir politiquement, au sens strict du terme, et soutenir, en retrouvant par là le thème kantien d’une réforme progressive de l’État « par le haut » 22, que l’intérêt bien compris des gouvernements démocratiques doit les conduire, sauf à courir le risque d’être démis légalement, à faire droit aux aspirations raisonnables des citoyens, telles que les exprime, de façon plus ou moins confuse, le sentiment moral de la majorité d’entre eux ? Doit-on estimer au contraire avec Habermas que, dans un monde dominé par des systèmes politiques et économiques indifférents aux aspirations du monde vécu, la « moralisation » du droit ne peut reposer que sur l’action des citoyens eux-mêmes, autrement dit sur une « action communicationnelle », chargée de faire valoir le potentiel émancipatoire que recèlent les contenus normatifs de l’État démocratique au-delà de l’interprétation restrictive qu’en propose la légalité instituée ? Ou bien importe-t-il plutôt d’essayer de réactiver la problématique classique du droit de résistance en voyant par exemple en la désobéissance civile une sorte de correctif permanent aux tendances autoritaires qui subsistent en tout État démocratique 23 ? ▶ Malgré leurs divergences manifestes sur le plan politique, ces conceptions possèdent cependant un point commun : elles montrent, chacune à leur façon, que la fonction du droit n’est pas uniquement de garantir la paix sociale mais plutôt d’être, en un monde où les États et les sociétés demeurent des organisations particulières, le lieu où peut se déterminer concrètement la signification de l’universel formel de la morale, dès lors qu’il se veut le principe d’une action historique qui vise, non à imposer aux citoyens un sens absolu et concret de l’existence, mais à créer – en garantissant à tous et à chacun le droit d’en jouir effectivement – les conditions (libertés fondamentales, mais aussi droits sociaux) en l’absence desquelles il est insensé de prétendre que les individus puissent vouloir conférer un sens raisonnable à leur existence. JEAN-MICHEL BUÉE ✐ 1 Robespierre, Discours du 18 floréal an II (7 mai 1794), in OEuvres, X, Paris, 1912-1967, p. 446. 2 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefèvre, Paris, 1991, p. 395. Bodei, R., Géométrie des passions, trad. M. Raiola, Paris, 1997, pp. 329 sq. 3 Kelsen, H., Théorie pure du droit, adaptée de l’allemand par H. Thevenaz, Neuchâtel, 1953, pp. 71 sq. 4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, trad. A. Philonenko, Paris,

1971, p. 93. 5 Fichte, J. G., Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, trad. A. Renaut, Paris, 1984, p. 26. 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, v, 2, 1129a26, trad. J. Tricot, Paris, 1959, p. 216. 7 Locke, J., Essai sur la tolérance, trad. J. Le Clerc, Paris, 1992, pp. 105 sq. Bayle, P., Pensées diverses sur la comète, § 172, Paris, 1994, pp. 102 sq. 8 Austin, J., The Province of Jurisprudence Determined (1832), Cambridge, 1995. 9 Kelsen, H., Justice et droit naturel, trad. E. Mazingue in Annales de philosophie politique, vol. III, Paris, 1959. 10 Weber, M., Économie et société, t. I, trad. J. Freund et alii, Paris, 1971, p. 350. 11 Perelman, C., Éthique et droit, Bruxelles, 1990, p. 519. Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, § 214, § 223, trad. R. Derathé, Paris, 1975. 12 Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. de la 2e éd. de la Reine Rechtslehre par C. Eisenmann, Paris, 1962, p. 56. 13 Weil, E., « Du droit naturel », in Essais et conférences I, Paris, 1970, pp. 179 sq. 14 Strauss, L., Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan, Paris, 1954. Villey, M., Philosophie du droit, t. I, Paris, 1978. Mac Intyre, A., Après la vertu, trad. L. Bury, Paris, 1997. Renaut, A., et Sosoe, L., Philosophie du droit, Paris, 1991. 15 Kant, E., Sur le lieu commun il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point, trad. L. Ferry, Paris, 1986, p. 279. 16 Kant, E., Vers la paix perpétuelle, trad. J.-L. Poirier et F. Proust, Paris, 1991, pp. 112 sq. 17 Rawls, J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, § 4, Paris, 1987, pp. 44 sq. 18 Habermas, J., Droit et démocratie, trad. C. Bouchindhomme, Paris, 1997, pp. 123 sq.

Habermas, J., Droit et morale, trad. C. Bouchindhomme, Paris, 1997, pp. 45 sq. 19 Weil, E., Philosophie politique, § 12, Paris, 1956, p. 36. 20 Mac Intyre, A., Quelle justice ? Quelle rationalité ?, trad. M. Vignaux d’Hollande, Paris, 1993, p. 370. 21 Ricoeur, P., « Le juste entre le légal et le bon », in Lectures 1, Paris, 1991, pp. 193 sq. 22 Kant, E., le Conflit des facultés, trad. J. Rivelaygue, Paris, 1986, p. 904. 23 Balibar, E., Droit de cité, La Tour d’Aigues, 1998, pp. 28-29. Que sont les droits de l’homme ? La théorie moderne du droit naturel rompt avec le droit tel qu’il fut pensé par Aristote et pratiqué dans la Rome antique 1. Désormais, le droit désigne une qualité inhérente à un sujet. Le droit de l’individu n’est plus dérivé des différentes formes d’égalité immanentes à la commudownloadModeText.vue.download 326 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 324 nauté, mais il devient originaire. Comprendre ce que peuvent être des « droits de l’homme » suppose l’examen du sens de cette transformation. Pour Aristote, le droit ne saurait se réduire à la justice légale, à l’ensemble des lois. La signification du concept de droit s’élabore à travers l’étude de la justice particulière 2. Une première espèce de la justice particulière est « celle qui intervient dans la distribution des honneurs ou des richesses ou des autres avantages qui se répartissent entre les membres de la communauté politique » 3. Le droit consiste dans un juste partage des biens, il suppose la découverte d’une forme d’égalité 4. C’est un secteur de la réalité, une juste proportion visée par le juge chaque fois que des biens doivent faire l’objet d’un partage 5. Dans un sens dérivé, il devient possible de se référer à un droit de l’individu, entendu comme la part dévolue à chacun, une fois la juste proportion déterminée. Ainsi, le concept de droit présente trois caractères : il est l’objet d’une recherche, parce qu’il existe dans les choses et ne se déduit pas de la volonté du législateur. Il exprime toujours une égalité immanente à un rapport social ; il est, en ce

sens, naturel. Il doit être reconnu par une autorité politique afin que des individus puissent revendiquer leurs droits. À quelles conditions peut-on inférer de la nature humaine un droit originaire ? À condition de récuser la nature politique de l’homme et de l’envisager en dehors de toute société politique comme un individu qui se suffit à lui-même. Il s’agit alors d’émettre l’hypothèse que cet état de nature abandonne les hommes à la jouissance d’une liberté illimitée. La liberté surgit comme un droit subjectif, une qualité inhérente au sujet, en raison de l’absence de toute loi transcendante à l’état de nature 6. Ainsi se manifeste une nouvelle figure du droit naturel qui n’est plus rattachée à l’ordre naturel ou social, mais est conçue comme un libre pouvoir octroyé par la condition naturelle des hommes : « Le droit de nature [...] est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre pour la préservation [...] de sa propre vie. 7 » Le désir qui dérive nécessairement de la crainte d’un péril est assimilé à une volonté libre 8. Hobbes est pourtant l’un des rares penseurs du contrat social à ne pas étayer sa philosophie politique sur l’existence d’une volonté libre, mais sur la négation du libre arbitre 9. La liberté naturelle traduit simplement ici l’absence d’obstacles légaux qui pourraient contraindre, de l’extérieur, la volonté nécessaire de disposer de tous les moyens pour sauvegarder notre vie 10. LES DROITS NATURELS DE L’HOMME SELON HOBBES ET LOCKE C ette libre volonté qui ne procède que de la dissipation de toute instance légale suffit-elle à ériger un authentique droit naturel de l’homme ? Ce pouvoir illimité de vouloir ne se convertit véritablement en droit que s’il est soumis à l’exigence originaire de conservation de soi. Selon Hobbes, la crainte de la mort violente est ce foyer primitif de la justice auquel il faut rattacher tout pouvoir naturel pour le transformer en droit subjectif 11. Si cette liberté illimitée s’impose au mépris de toute loi, c’est que la vulnérabilité de la condition naturelle des hommes rend juste ce qui émane de la crainte de la mort 12. Cette justice primitive est l’unique source du droit subjectif, de la jouissance d’une liberté illimitée, affranchie de toute loi. Paradoxalement, un droit à la liberté, construit artificiellement, découle en toute nécessité de la crainte de la mort violente. Le deuxième droit originaire que l’on peut inférer de la

nature de l’homme est la propriété. Lorsque Locke déclare que la « fin essentielle » de l’État 13 est la conservation de la propriété, il ne se réfère pas à la propriété dont il a été question tout au long de son analyse 14, mais à l’exercice du droit de propriété qui dérive de l’invention de la monnaie. Tout en ayant recours au langage de la loi naturelle 15, Locke va s’en émanciper progressivement. Dieu a créé l’homme et demeure propriétaire de sa vie 16. Comme l’homme ne s’appartient pas, il a des devoirs naturels : le devoir de se conserver en vie ; le devoir de veiller à la conservation de l’humanité lorsqu’il est certain d’avoir assuré la sienne. L’homme a, en conséquence, des droits : le droit d’agir pour se conserver en vie. Le droit de propriété découle logiquement de ce droit fondamental. Si Dieu a fait don du monde à l’humanité entière 17, la loi naturelle donne à chaque homme le droit de s’approprier une part des richesses communes pour ses besoins 18. Si la loi naturelle est la source de la propriété, le travail en est le fondement 19. Comme l’énergie déployée par l’activité laborieuse est indissociable du travailleur, celui-ci possédera de droit les effets de son travail. L’homme dispose donc d’un droit de propriété sur le produit de son industrie, mais ce droit reste limité par l’usage. En effet, l’homme n’ayant aucun droit sur ce qui n’est pas nécessaire à sa survie, il ne peut, sans transgresser la loi divine, laisser se détériorer des choses dont il n’a pas l’usage, car elles continuent, de ce fait, à appartenir à leur créateur. Ce n’est pas tant le souci de l’autre que le scandale moral du gaspillage qui limite la propriété. Mais ce n’est pas cette propriété embryonnaire que l’État a pour fin de protéger. Dans cet état de nature, nul besoin de gouvernement civil, puisque l’impuissance physique de l’homme lui ôte toute possibilité de se procurer plus qu’il ne peut consommer et de prendre à autrui la part nécessaire dont il a besoin. Cette impuissance physique favorise la socialité naturelle de l’homme. Sous le coup de l’invention de la monnaie, le droit naturel va perdre sa stabilité apparente pour subir une métamorphose radicale : le droit d’acquérir sans limite se substitue au droit de jouir de ce qui est nécessaire à la vie 20. Que recherchent les hommes lorsqu’ils inventent la monnaie ? Pour Locke, l’institution de l’argent a fourni aux hommes l’occasion de conserver et d’accroître leurs possessions 21. L’invention de la monnaie est l’occasion qui rend possible la libération d’un désir, du désir le plus fondamental de l’être humain.

L’homme naturel est frustré, il ne peut posséder davantage que le strict nécessaire 22. La monnaie rend l’extension des possessions possible en évitant le gaspillage ; l’argent rend possible le commerce. Cependant, en quel sens le désir d’enrichissement illimité peut-il devenir un droit ? N’est-il pas condamné par toute la tradition chrétienne avec laquelle Locke refuse de rompre ouvertement ? Locke justifie moralement le droit illimité d’acquérir par sa conséquence essentielle, le bonheur de tous 23. Dans le même temps, les lois naturelles qui nous invitent à rechercher la paix 24 et à nous soucier du bien de l’humanité 25 deviennent des règles de la raison au service d’un droit naturel désormais originaire. Autrement dit, au terme du chapitre V apparaît un désir puissant et tyrannique de bonheur qui exige l’accumulation des fortunes 26 ; pour faire de ce désir downloadModeText.vue.download 327 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 325 un droit, Locke l’intègre dans une théorie classique de la loi naturelle 27. Locke tente d’inscrire dans la forme d’une loi naturelle transcendante un désir radicalement incompatible avec celle-ci. En désignant implicitement ce désir comme attribut constitutif de l’homme, comme une puissance qui n’attend qu’une occasion pour se libérer 28, sans jamais tenter de lui poser des limites, Locke assigne une fin à l’individu comme à l’État. Le droit de propriété, consécutif au désir de bonheur, est désormais constitué comme droit originaire, inaliénable et naturel de l’homme. Il apparaîtra dans toutes les déclarations des droits de l’homme. Avec Hobbes et Locke, le concept de droit subit une dérive sémantique décisive. Il apporte une caution juridique à l’exercice d’un pouvoir absolu, nécessaire à la satisfaction des intérêts de chacun. Comme l’écrit M. Villey 29, cette théorie du droit reste étrangère au droit romain 30, lequel maintenait

une distinction implicite entre droit et pouvoir, notions que la nouvelle théorie du droit subjectif confond. Le citoyen romain ne disposait d’aucun droit absolu sur son domaine, et, si le maître détenait le pouvoir de tuer l’esclave, aucune forme de droit n’aurait su rendre ce forfait légitime. La fonction du droit à Rome n’aurait su qualifier ou légitimer un pouvoir subjectif, mais simplement instaurer une égalité entre les citoyens d’une même communauté 31. Quant au pouvoir sur la chose, il se déterminait selon les moeurs et la morale. De même, saint Thomas d’Aquin a distingué le droit de propriété sur une chose, identique au droit de la gérer, de l’usage de cette chose dont la science juridique ne donne aucune détermination 32. C’est saint Paul, cité par saint Thomas d’Aquin, qui « recommande aux riches de ce monde [...] de donner de bon coeur et de savoir partager », et c’est donc la morale, et non le droit, qui encadrait le pouvoir du propriétaire. L’inclusion du pouvoir de l’individu dans la sphère juridique est un événement majeur qui contribuera à l’émergence de la représentation de l’État moderne, conçu comme instrument de protection des droits de l’homme. LE TRANSFERT DE POUVOIR DU CITOYEN À L’ÉTAT : LE CONTRAT M ais peut-on véritablement assurer la déduction des droits de l’homme à partir du droit subjectif naturel ? N’est-ce pas tenter de limiter la souveraineté en s’appuyant sur ce qui la constitue ? Hobbes comme Locke empruntent à l’école du droit naturel la thèse de l’origine contractuelle de la souveraineté. La source de la souveraineté réside dans le pouvoir que chacun possède par droit de nature de se gouverner soi-même 33, tandis que son fondement se trouve dans la convention par laquelle les individus consentent à transférer une partie de ce droit naturel pour garantir leurs droits inaliénables à la sécurité et à la propriété. Si « personne ne peut conférer à un autre plus de pouvoir qu’il n’a en lui-même » 34, il faut donc distinguer la partie du droit naturel dont on se dépouille pour instituer la souveraineté de celle qui, précisément parce qu’elle ne saurait

être l’objet d’un transfert, assigne au pouvoir souverain sa fin légitime. Les individus se démettent du droit que leur confère l’état de nature de se gouverner eux-mêmes afin de protéger leur liberté et leur propriété inaliénables. Les « droits de l’homme » coïncident avec la partie inaliénable du droit naturel. L’ÉTAT ABSOLUTISTE HOBBÉSIEN S elon Hobbes, le droit que les hommes retiennent dans la société politique doit être d’abord inféré de la nature de l’acte contractuel par lequel les individus édifient la puissance souveraine : « C’est dans l’acte où nous faisons notre soumission que résident à la fois nos obligations et notre liberté. 35 » Afin de mettre un terme à la logique de guerre qui règne dans l’état de nature, des individus s’engagent les uns envers les autres à renoncer à leur « droit sur toutes choses » 36, et à autoriser toutes les actions que le bénéficiaire de ce transfert de libertés pourra accomplir pour assurer leur conservation 37. Quelle est la nature de cet acte d’institution ? Il ne s’agit pas seulement de renoncer à l’exercice de notre droit illimité sur toutes choses, mais également de transférer à un représentant le droit d’agir en mon nom, d’effectuer, pour assurer ma conservation, des actions dont je ne cesse pas d’être l’auteur 38. Chacun des individus s’engage réciproquement à être l’auteur de toutes les actions exécutées par le souverain 39. Dès lors que chaque individu autorise, par un mandat illimité 40, son représentant à recourir à toutes les mesures utiles pour préserver la sécurité du peuple 41, la puissance souveraine érigée par cet acte contractuel dispose d’un droit illimité, absolu 42. Étant donné que les sujets se sont simplement engagés les uns envers les autres à autoriser toutes les actions du souverain, la puissance souveraine n’est liée par aucune convention, elle n’est limitée par aucune obligation contractuelle 43. Alors que le pacte est le fondement de la souveraineté, le pouvoir souverain n’est tenu par aucun engagement. Cependant, la nature absolue de la souveraineté ne dépend pas seulement de la spécificité de l’acte contractuel, mais aussi de la fin de l’institution politique 44 : la sûreté des sujets. Selon Hobbes, la fin recherchée par la société civile n’est pas un principe de limitation de la souveraineté, mais la justification ultime de son absoluité. Seul un pouvoir absolu parviendra à réduire les dissensions entre citoyens, à les soumettre, comme le requiert la paix civile, à une seule volonté souveraine 45.

Dans ces conditions, les lois civiles posées par la volonté du législateur deviennent l’unique source du droit ; elles seules statuent sur le juste et l’injuste 46. Les lois civiles définissent des obligations dont le respect est garanti par la force publique, mais auxquelles le législateur ne saurait être assujetti 47. En renonçant à leur droit naturel sur toutes choses, les individus ont donc transféré au souverain l’usage d’un droit naturel absolu 48. La conception contractualiste des droits de l’homme se heurte donc à un paradoxe : l’État ne peut remplir sa mission de protection des droits inaliénables qu’à condition de disposer d’une souveraineté absolue. Comment concilier l’orientation absolutiste 49 de ce positivisme juridique avec l’inéluctable persistance d’une partie du droit naturel 50 dans la société civile ? Il n’y a, semble-t-il, aucune conciliation possible ; l’acte d’autorisation illimité ne restreint aucunement le droit naturel de sauvegarder sa vie : « En lui permettant de me tuer, je ne suis pas tenu pour autant à me tuer moi-même s’il me l’ordonne. 51 » Nous assistons donc à la collision de deux légitimités antagonistes, car les sujets n’ont pas abdiqué tout droit de résistance. Notre liberté s’étend à tout ce qu’il est impossible de transférer par convention 52. Ce que Hobbes limite, ce n’est pas la souveraineté, mais la puissance du consendownloadModeText.vue.download 328 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 326 tement ; il existe des droits qu’aucun homme ne peut transmettre, quand bien même il le désirerait ardemment 53. Ces droits inaliénables vont se trouver au principe d’une législation naturelle dont le pouvoir politique ne peut s’affranchir. Même si Hobbes ne renonce pas à l’affirmation traditionnelle selon laquelle les lois naturelles ont été révélées par Dieu 54, il adopte le parti radicalement novateur, qui consiste à déduire le contenu de ces lois du seul droit naturel. Une loi naturelle n’est rien d’autre qu’une règle de la raison qui oblige les hommes à s’enquérir des meilleurs moyens pour sauvegarder leur vie 55. LES LIMITES DU POUVOIR DE L’ÉTAT

S i le souverain est tenu, par une loi naturelle, de respecter la fin de l’institution, la « sûreté du peuple » 56, cela ne signifie pas qu’il est lié par un engagement contractuel à des lois constitutionnelles 57, mais qu’il doit s’efforcer de prévenir la dissolution de la République. Aussi absolue soit-elle, la souveraineté cesse d’exister lorsqu’elle ne se place plus au service de cette fin : « Les obligations et la liberté du sujet doivent être déduites » non seulement « de l’acte de soumission », mais également « de la fin poursuivie dans l’institution de la souveraineté » 58. L’obligation d’obéir au souverain s’impose aux sujets aussi longtemps qu’il parvient à garantir leur protection 59. Les sujets ne détiennent le droit naturel de s’opposer individuellement au souverain qu’à partir du moment où il viole les lois naturelles et suspend la fin de l’institution. Il est illusoire de penser qu’un droit de l’homme pourrait limiter la souveraineté, il parvient simplement à l’instituer ou à la destituer. On pourrait opposer à l’État absolutiste hobbésien l’État modéré voulu par Locke. Cette opposition dans ce qu’elle a d’incontestable dissimule le fait que, chez Hobbes comme chez Locke, le pacte social est un contrat de sujétion 60. Au terme d’un accord par lequel les individus s’engagent les uns envers les autres, chacun consent à accepter la décision de la majorité. Sans transférer à l’autorité politique les droits inaliénables à la propriété et à la liberté, l’individu cède simplement le pouvoir de fixer les conditions d’exercice de ceux-ci 61. Le contrat social confère donc au pouvoir politique toute latitude dans le choix des mesures aptes à garantir la fin instituée, à protéger les droits inaliénables. Quelle est la forme que revêt le droit de résistance dans la pensée de Locke ? L’homme peut légitimement résister à un pouvoir lorsque ce dernier vise des fins autres que celles qui justifient son institution. Le peuple conserve la liberté de recouvrer le droit de se gouverner dont il a délibérément consenti le transfert. Le droit de résistance appartient ainsi à la société et octroie au peuple le droit de disposer de nouveau de son autorité législative ou de destituer l’exécutif 62. Le droit de résistance est, chez Locke, un droit de révolution, dévolu au peuple. Dans l’oeuvre de Locke comme dans celle de Hobbes, le souverain est lié par une obligation naturelle au respect de la fin qui a présidé à son institution. Mais, alors que chez Hobbes la violation par l’autorité politique des lois naturelles rend légitime un droit individuel de résistance, qui ne peut être revendiqué que dans une situation de dissolution de l’État, pour Locke le droit de résistance est collectif, il suppose simplement une situation de guerre entre le souverain et la majorité, et non une décomposition de la société politique 63. Ce droit de résistance collectif doit être distingué de la rébellion illégitime des particuliers 64. Ce qui laisse présager qu’une tyrannie de la majorité 65 des propriétaires pourra s’exercer sur des indigents isolés auxquels on ne reconnaît qu’une capacité à se rebeller 66.

LE « PARADOXE » DES DROITS DE L’HOMME L es théoriciens du droit naturel moderne ont promu une conception de la souveraineté qui se démarque de la thèse de l’origine divine du pouvoir 67, comme de toute référence au droit naturel classique. Si le pouvoir est limité par sa fin, il reste absolu dans le cadre de cette fin. Il n’existe plus aucune source originaire du droit extérieure aux décisions promulguées par l’État, qui permettrait de juger de la légitimité de la loi politique, de maintenir un écart entre la loi positive et le droit ou la justice. Dans le cadre de ses fins légitimes, le souverain établit la différence entre le juste et l’injuste. C’est la définition du positivisme juridique. Tout le paradoxe de la contribution de la théorie du droit naturel moderne à la pensée et à la pratique politique tient au fait que la reconnaissance de la primauté des exigences individuelles, désormais sanctifiées comme droits naturels, institue une souveraineté absolue. Dans le cadre de la pensée moderne, il devient impossible de conserver le moindre droit de résistance lorsqu’un État investit sa puissance absolue au service de la sauvegarde des droits inaliénables. Les droits de l’homme ne permettent pas de penser la persistance d’un droit de résistance dans un régime légitime 68. Ce paradoxe se manifeste dans les différentes déclarations des droits de l’homme. La visée des rédacteurs est de protéger l’individu de l’oppression politique 69 en assignant au pouvoir une fin 70, mais le souverain reste seul maître des conditions de réalisation de celle-ci. Si « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » 71, la loi seule détermine ce qui est nuisible. L’homme disparaît derrière le citoyen pour lequel les devoirs civils sont des émanations de la volonté souveraine 72. La Déclaration américaine semble échapper à ce positivisme en situant l’origine du droit du peuple à disposer librement de lui-même dans « les lois de la nature et du Dieu de la nature » 73. La souveraineté appartiendrait alors à Dieu, et le rôle du pouvoir humain serait simplement d’appliquer des lois qui s’imposeraient à lui. Il gouvernerait alors au nom d’une délégation naturelle ou divine, non pas humaine. La soumission à un ordre divin renverrait l’homme autant à ses devoirs qu’à ses droits naturels. Pourtant, la Déclaration insiste sur les droits naturels de l’homme et reste silencieuse sur ses devoirs naturels 74. On peut alors légitimement se demander si la loi divine n’a pas été vidée de son contenu 75. Alors que les droits naturels se sont forgés en s’émancipant de la tutelle de la loi naturelle et morale, il est surprenant de constater que c’est davantage comme idéal moral que comme instrument juridique que les droits de l’homme limitent la positivité du pouvoir. S’il est impossible de s’opposer à une loi sur le plan juridique 76, il reste toujours possible de le faire au nom de la notion plus ou moins confuse de dignité humaine. Cette primauté de la morale révèle le caractère contradictoire

du projet des droits de l’homme. Ainsi, l’instauration d’une Cour européenne des droits de l’homme est la preuve que l’individu ne dispose d’aucun recours face à la souveraineté de l’État-nation, étant donné l’absoluité du pouvoir souverain ; seule une instance supranationale est en mesure de le limiter de l’extérieur. Il apparaît downloadModeText.vue.download 329 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 327 donc contradictoire de considérer que la fonction primordiale de l’État est de protéger les droits individuels. ▶ La pensée des droits de l’homme n’a pas seulement légitimé l’institution d’une souveraineté absolue, elle exerce d’une manière insidieuse une véritable tyrannie des fins. En effet, les théoriciens du droit naturel ont réduit les virtualités de la nature humaine à une somme de besoins et imposent à chaque citoyen une définition du bonheur. Ainsi se manifeste la nature démiurgique de l’État moderne, qui institue la nature de l’homme à laquelle il reconnaît une existence juridique. La véritable dignité de l’homme dont il faut assurer la reconnaissance juridique trouve sa source dans une conception du bonheur qui pas n’est réductible à la satisfaction des besoins. LAURENT GRYN ET NICOLAS ISRAËL ✐ 1 Villey, M., le Droit et les droits de l’homme, PUF, Paris, 1983. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 4, 5, 6, 7. Cf. M. Villey, op. cit. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque V, 5. 4 La langue grecque (to dikaion), contrairement au latin (jus/ justus), ne distingue pas les deux termes. 5 La justice corrective, seconde espèce de la justice particulière, vise à restaurer une égalité qui a été rompue. 6 Hobbes, T., Léviathan, VI, p. 48 ; XIII, p. 126, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971. 7 Hobbes, T., op. cit., XIV, p. 128. 8 Hobbes, T., op. cit., XXI, p. 222. 9 Hobbes, T., op. cit., XXI, p. 222. 10 Hobbes, T., op. cit., XIV, p. 128. 11 « Justice ou injustice ne sont en rien des facultés du corps ou

de l’esprit » (Léviathan, XIII, p. 126). 12 « Il n’y a donc rien à blâmer ni à reprendre, il ne se fait rien contre l’usage de la droite raison, lorsque par toutes sortes de moyens, on travaille à sa conservation propre, on défend son corps et ses membres de la mort, ou des douleurs qui la précèdent. Or, tous avouent que ce qui n’est pas contre la droite raison est juste, et fait à très bon droit. Car, par le mot de juste et de droit, on ne signifie autre chose que la liberté que chacun a d’user de ses facultés naturelles, conformément à la droite raison. D’où je tire cette conséquence que le premier fondement du droit de la nature est que chacun conserve, autant qu’il peut, ses membres et sa vie » (T. Hobbes, le Citoyen, I, 7, GF, p. 96) ; « Un certain souverain degré de crainte » (II, 18, p. 109-110) ; cf. L. Strauss, la Philosophie politique de Hobbes, Belin. 13 Locke, J., Second Traité du gouvernement, IX, 124, trad. J.B. Spitz, PUF, Paris, 1994. 14 Locke, J., op. cit., chap. V (sauf § 50). 15 Il faut donc distinguer trois formes du droit naturel : la doctrine classique du droit naturel objectif ; la doctrine chrétienne d’un droit naturel dérivé de lois naturelles transcendantes, instituées par Dieu ; la pensée moderne du droit naturel subjectif et originaire. 16 Locke, J., Second Traité du gouvernement, II, 6. 17 Théorie classique du dominium que Locke emprunte à la tradition chrétienne et qu’il présente dans le Second Traité du gouvernement, V, 25. 18 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Le Cerf, Paris, 1984, Il a IIae, qu. 66, 1, resp. 19 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 27, 35. 20 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 50. Le seul chapitre, et en même temps le chapitre essentiel consacré à l’accumulation des richesses. 21 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 48. 22 Il n’en a pas le droit et physiquement ne le peut pas. De plus, il n’aurait aucun intérêt à le faire, puisque les biens accumulés se détérioreraient. La loi divine concernant la propriété apparaît donc porteuse d’une obligation négligeable, puisque sa transgression est quasi impossible. 23 « Le roi d’un territoire vaste et productif se nourrit, se loge et s’habille plus mal qu’un travailleur à la journée » (V, 41). Il

invente ainsi une des thèses centrales du libéralisme. 24 Le désir de conservation est un désir de paix. 25 Le souci de l’autre, en donnant une orientation à ce désir, le renforce du même coup. 26 Désir inégalement développé chez les hommes. Il produira donc une inégalité des richesses. 27 Le droit naturel se déduit des lois naturelles, il s’accompagne donc de devoirs. Le droit naturel moderne est originaire et produit des lois naturelles comme conditions de sa réalisation. 28 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 47. 29 Villey, M., la Formation de la pensée juridique moderne, « Le franciscanisme et le droit », chap. IV et V, Montchrétien, 1976. 30 M. Villey attribue la paternité de l’interprétation subjectiviste et individualiste du droit romain aux romanistes modernes. Chap. IV et V. 31 Il serait donc illusoire de penser qu’il existe une continuité entre le droit de propriété tel qu’il est défini par le Code civil dans l’article 544 et le droit romain. Ce droit de propriété demeure le prototype de tout droit subjectif. 32 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, IIae, qu. 66, a 2. 33 Hobbes, Th., Léviathan, XVII, p. 177. 34 Locke, J., Second Traité, XI, 135, p. 243. 35 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 229. 36 Hobbes, T., Léviathan, XIV, p. 129. 37 Hobbes, T., le Citoyen, VI, 20, p. 166. 38 Sur la distinction propriété-autorité, cf. Léviathan, XVI, p. 163. 39 Hobbes, T., Léviathan, XVII, p. 177. 40 Si le mandat était limité, la véritable puissance souveraine serait celle qui est investie du pouvoir de faire respecter les clauses de l’acte d’autorisation (Léviathan, XXIX, p. 346). 41 Hobbes, T., Léviathan, XVII, p. 178 ; XVIII, p. 184. 42 « Nul ne supporte en effet aucune obligation qui n’émane d’un acte qu’il a lui-même posé, puisque par nature tous les hommes sont également libres » (Léviathan, XXI, p. 229). « Nul

n’est obligé par une convention dont il n’est pas l’auteur » (Léviathan, XVI, p. 164). 43 Hobbes, T., Léviathan, XVIII, pp. 181-182. 44 Hobbes, T., le Citoyen, VI, 13, p. 156. 45 Les citoyens perdent ainsi le droit d’agir en conscience, c’està-dire selon leur opinion privée (Léviathan, XXIX, p. 345). 46 Hobbes, T., Léviathan, XXVI, p. 282. La justice n’est que le respect des conventions (Léviathan, XV, p. 143 et p. 147). 47 Hobbes, T., Léviathan, XXVI, p. 283. 48 Hobbes, T., le Citoyen, VI, 18, p. 163. 49 La fin de l’activité législative est la restriction du droit naturel de l’homme (Léviathan, XXVI, pp. 285-286). Il est inéluctable que des « incommodités » résultent de l’institution d’un pouvoir souverain (Léviathan, XVIII, p. 191 ; XX, p. 219). Le « nom de tyrannie ne signifie rien de plus, ni rien de moins, que celui de souveraineté » (Léviathan, « Révision et conclusion », p. 717). 50 « Il est nécessaire à la vie humaine de retenir certains droits » de nature (Léviathan, XV, p. 154). 51 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 230. 52 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 230. 53 Hobbes, T., Léviathan, XIV, pp. 131-132 ; XXI, pp. 233-234. 54 Hobbes, T., Léviathan, XV, p. 160 ; XXI, p. 225 ; XXIX, p. 346 ; XXX, p. 357 ; XXXI, p. 383. 55 Hobbes, T., Léviathan, XIV, p. 128. À tel point que Hobbes va réduire les lois morales à leur dimension sociale, elles constituent « les moyens d’une vie paisible, sociale, agréable » (Léviathan, XV, p. 160). downloadModeText.vue.download 330 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 328 56 Hobbes, T., Léviathan, XXX, p. 357 ; XXIX, p. 346. Les sujets tirent donc des droits substantiels du respect par le souverain des lois morales. Par contraste avec les droits protégés par les lois naturelles, la liberté civile des citoyens « ne réside... que dans les choses qu’en réglementant leurs actions le souverain a passées sous silence » (Léviathan, XXI, p. 224 et p. 232 ; XXVI, p. 311).

57 Hobbes, T., Léviathan, XXIX, p. 346. 58 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 229. 59 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 233. 60 Locke, J., Second Traité du gouvernement, VIII, 97. 61 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XI, 138-139. 62 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XIX, 222. 63 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XIX, 227. 64 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XIX, 230-232. 65 La majorité chez Locke n’intègre pas nécessairement l’ensemble des citoyens et peut ne pas être démocratique. 66 Sur la description par Locke de la situation enviée du journalier (Second Traité du gouvernement, V, 41). Cf. la critique marxiste du droit, comme simple légitimation d’un rapport d’exploitation (« La question juive »). 67 Saint Paul, Épître aux Romains, XIII, 1-8. 68 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XI, 135. 69 La Déclaration d’indépendance américaine justifie la dissolution des liens politiques avec la monarchie anglaise par l’oppression du pouvoir royal. La Déclaration de 1789 vise à mettre en place des principes politiques qui éradiqueraient l’absolutisme. 70 « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (Déclaration de 1789). 71 Déclaration du 26 août 1789, Art. 5. 72 Déclaration du 26 août 1789, Art. 6. 73 Début de la Déclaration d’indépendance. 74 « Ils sont doués par le créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Il n’est question de devoir qu’à propos du rejet du pouvoir anglais.

75 Problème identique à celui que nous rencontrons chez Locke. Chez ce dernier comme dans la Déclaration d’indépendance, il n’est jamais question d’obligations morales envers autrui. 76 Excepté le cas où elle est jugée non conforme à la Constitution. DUALISME Du latin dualis, composé de deux. GÉNÉR. Doctrine qui a recours à deux principes hétérogènes. On appelle dualiste une philosophie qui organise sa conceptualité propre autour de deux instances irréductibles l’une à l’autre. Mais sans doute ce qu’on appelle par la suite dualisme doit-il beaucoup à Platon, dont la doctrine s’articule autour de la partition entre monde sensible, le monde que nous connaissons par l’entremise de nos sens, et monde intelligible, ou monde des Idées, auquel nous n’avons accès que par le détour de la réflexion et l’application de l’esprit. Ainsi le dualisme platonicien oppose-t-il en fait la connaissance perceptive et la connaissance intellectuelle, en montrant que la seconde constitue le seul accès possible à la vérité : c’est en sortant de la caverne et de ses ombres portées que le prisonnier auparavant enchaîné (métaphoriquement, à son corps, source d’erreurs et d’illusions) aura la chance d’apercevoir la lumière du soleil ou du Bien, la plus grande des Idées. Ce dualisme inaugural détermine en fait toute l’histoire de la philosophie, puisque le dualisme de l’âme et du corps, tel qu’il se voit prêté à Descartes, hérite de cette partition originelle : même si Descartes développe une physique élaborée, le corps demeure objet d’étude mais en aucun cas sujet de connaissance ; il reste tel que Platon l’avait défini : un embarras pour l’exercice de la pensée. Dès qu’il s’agit d’appliquer son attention et son esprit, il faut reprendre chez Descartes l’injonction du Phédon : philosopher, c’est s’exercer à mourir. Mourir à son corps pour faire advenir la lumière de la vérité, tel est le geste inaugural de toute l’histoire de la philosophie, que ce soit dans un mouvement de conversion du regard vers le monde intelligible (Platon) ou de suspension du jugement spontané par le doute (Descartes). Mais cette volonté de vérité et de négation du corps et de la perception traduit aussi une volonté mortifère, ou castratrice, selon Nietzsche. Les prêtres et les philosophes ont ceci de commun qu’ils cherchent à « extirper » la vie de la pensée, à rejeter hors de son champ tout ce qui a trait au corps et à la perception dans son épaisseur vécue. La phénoménologie recherchera une issue au dualisme, sans toujours y parvenir, tant est tenace cette tradition qui structure aussi bien l’histoire de la pensée.

▶ On peut dire, ainsi, que jusque dans la doctrine de Sartre, l’opposition de l’en-soi et du pour-soi (si elle ne recouvre évidemment pas celle de l’âme et du corps ou des idées et du sensible), constitue une nouvelle figure de ce dualisme qui permet sans doute d’engrener les rouages de la théorisation, même lorsqu’on veut le dépasser. Clara da Silva-Charrak ✐ Descartes, R., Méditations métaphysiques. Nietzsche, F., Le Crépuscule des idoles. Platon, Phédon, La République. ! CARTÉSIANISME PSYCHANALYSE La compréhension des formations et processus psychiques – en tant qu’ils sont l’expression d’un conflit sousjacent opposant des forces antagonistes – impose l’hypothèse dynamique d’un dualisme pulsionnel (en allemand : Dualismus, « dualisme »). Freud oppose d’abord « la faim et l’amour », les pulsions du moi (ou d’autoconservation), régies par le principe de réalité – mais mal identifiées – et les pulsions sexuelles (libido), soumises au principe de plaisir. L’étude des psychoses et du narcissisme, qui démontre que la libido peut investir le moi, entraîne un monisme pulsionnel libidinal – le conflit opposant libido du moi et libido d’objet. La mise au jour de la contrainte de répétition dans la cure et les névroses traumatiques, qui contredisent le principe de plaisir, imposent l’invention d’un nouvel espace théorique 1. L’opposition entre pulsion de vie (qui comprend désormais les pulsions sexuelles et d’autoconservation) et pulsion de mort – entre capacité d’évolution et éternel retour du même – devient le réfèrent ultime des pulsions. Il vaut désormais pour l’ensemble des faits biologiques. L’évolution qui mène du premier dualisme (autoconservation / sexuel) au second (pulsion de vie / de mort) entraîne un chiasme. Dans la première topique, la sexualité peut être néfaste ou toxique, elle dérange et perturbe ; dans la downloadModeText.vue.download 331 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 329 seconde, elle est un principe vital, ductile et plastique, qui

impose – permet – souplesse et évolution. Elle s’oppose alors aux forces du moi qui, par leur tendance à la sur-stabilisation des formes et des processus (meurtre), servent la pulsion de mort. ▶ Le dualisme pulsionnel freudien ne saurait se confondre avec les dualismes religieux ou philosophiques, qui supposent une solution de continuité entre principes premiers et affirment une irréductible dichotomie : corpsâme, bien-mal, etc. La notion de pulsion reconstruit, au contraire, une continuité entre soma et psyché et suppose leur union. La pulsion s’ancre dans le corps, effectue le lien entre corporel et psychique, et rend intelligible les phénomènes psychosomatiques, tels que conversion et symptômes. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustprinzip (1920), G.W. XIII, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, pp. 41-115. ! ÇA, ÉROS ET THANATOS, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION, SEXUALITÉ DUALITÉ (ONDE-CORPUSCULE) PHYSIQUE Association, dans un même objet, de propriétés ondulatoires et de propriétés corpusculaires. Prenant le contre-pied de la théorie ondulatoire de la lumière, universellement admise depuis les travaux de Fresnel, de Maxwell et de Hertz, au XIXe siècle, Einstein proposa, en 1905, d’admettre que le rayonnement électromagnétique est constitué d’un gaz de quanta localisés spatialement. Cette hypothèse « heuristique », comme il l’appelait lui-même, lui permettait de rendre compte simultanément de la loi de rayonnement du corps noir de Planck et de l’effet photoélectrique. Il n’en restait pas moins que le concept de fréquence, typiquement ondulatoire, continuait à opérer dans la théorie des quanta de lumière, et qu’on ne voyait guère comment rendre compte des effets d’interférence et de diffraction sans un modèle ondulatoire. Durant l’année 1909, Einstein montra que les fluctuations du rayonnement du corps noir résultaient de l’addition de deux termes : l’un corpusculaire et l’autre ondulatoire. Malgré l’absence d’une théorie rendant compte à la fois de la structure « en quanta » et de la structure ondulatoire du rayonnement, Einstein proposa donc, à la conférence de Salzbourg du 21 septembre 1909, une image associant l’une et l’autre. « Je me représente un peu ces points singuliers, écrivait-il, comme entourés chacun d’un champ de forces ayant pour l’essentiel un caractère d’onde plane, mais dont l’amplitude diminue avec la distance par rapport au point singulier. » En 1911, L. de Broglie lut les procès-verbaux du premier congrès Solvay, rédigés par son frère M. de Broglie, et

s’attarda en particulier sur la contribution d’Einstein. Cette lecture l’amena immédiatement à considérer que la caractéristique centrale de la théorie des quanta est l’association de représentations ondulatoire et corpusculaire, et l’idée germa en lui d’étendre cette association à la matière. L’interconvertibilité de la masse et de l’énergie impliquée par la théorie de la relativité suffisait, selon lui, à justifier que l’on traite de façon équivalente la matière et l’énergie électromagnétique. L’égalité correspondante E = mc 2 lui fournissait aussi l’amorce d’un développement formel pour sa théorie dualiste de la matière et du rayonnement, développée en 1922-1923. Cette théorie combinait intimement des quantités relevant de concepts ondulatoires et corpusculaires. Ainsi, dans la célèbre « relation de Broglie » p = h / λ, p est la quantité de mouvement, h la constante de Planck, et λ la longueur d’onde. Cela permit à de Broglie de rendre compte des règles de « quantification » de Bohr-Sommerfeld, par une condition de résonance de l’onde associée à l’électron sur une orbite périnucléaire. Après les années 1920, le concept de dualité onde-corpuscule survécut dans l’interprétation minoritaire de la mécanique quantique proposée par L. de Broglie et développée par D. Bohm (1952) sous le nom de « théorie de l’onde pilote ». Mais le courant majoritaire de l’interprétation de la mécanique quantique fit tour à tour subir au concept de dualité onde-corpuscule une déconstruction phénoméniste et une déconstruction formelle. Chez Bohr, pour commencer, ondes et corpuscules ne devaient pas être considérés comme deux caractéristiques intrinsèques des objets atomiques et subatomiques, mais comme deux types complémentaires de « phénomènes » (et d’images classiques associées), relatifs à des contextes expérimentaux mutuellement exclusifs. Par ailleurs, dans la mécanique quantique telle que P. A. M. Dirac et J. von Neumann l’ont axiomatisée, l’aspect corpusculaire se traduit par le caractère individuellement discret des événements expérimentaux dont la probabilité est fournie, et l’aspect ondulatoire par la prévision de distributions d’événements isomorphes aux figures d’interférences d’une onde. Seuls des fragments des représentations ondulatoire et corpusculaire sont, en fin de compte, retenus par la mécanique quantique, et ils sont unis dans une synthèse purement formelle : celle

d’un symbolisme probabiliste. En théorie quantique des champs, des aspects discrets et des aspects continus coexistent, et ils sont reliés par une variété particulière de relation d’« incertitude » de Heisenberg : ΔN · Δɸ = 1 (où N est le nombre de quanta d’excitation des oscillateurs du champ, représentant une caractéristique discrète couramment associée à l’image corpusculaire, tandis que ɸ est la phase d’une fonction d’onde). Selon cette relation, une détermination satisfaisante du trait ondulatoire qu’est la phase a pour corrélat inévitable une très mauvaise détermination du trait corpusculaire qu’est le nombre de quanta présents dans une cavité donnée. ▶ Comme l’écrit à juste titre P. Teller, les théories quantiques ont « transcendé » plutôt que « réconcilié » les représentations ondulatoire et corpusculaire. Elles ont permis de comprendre les théories classiques d’ondes et de corpuscules comme des cas limites applicables à des situations particulières, au lieu d’assimiler l’intégralité de leur contenu. Michel Bitbol ✐ Broglie, L. (de), Ondes et Mouvements, J. Gabay, 1988. Einstein, A., OEuvres choisies, 1, « Quanta », Seuil, Paris, 1989. Lochak, G., Louis de Broglie, un itinéraire scientifique, La Découverte, Paris, 1987. Teller, P., Interpretive Introduction to Quantum Field Theory, University Press, Princeton, 1995. ! CORPUSCULE downloadModeText.vue.download 332 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 330 DURÉE GÉNÉR. Épreuve que fait un existant du passage du temps dont le contenu révèle un sens immanent qui n’est pas ordonné

à une essence préalable. Schématiquement, l’histoire du concept de durée peut être décrite comme une déliaison progressive entre temporalité et finitude afin de penser le temps vécu comme la possibilité d’une conversion à l’absolu. Contre le dualisme strict du temps successif, « nombre du mouvement », et de l’éternité, énoncé par Aristote 1, Plotin est sans doute le premier à introduire la durée dans l’intelligible pour qualifier un déroulement spirituel sans commencement ni fin, qui permette d’articuler l’éternité du principe et la finitude du sensible 2. Mais c’est dans la doctrine de Spinoza que se met en place une tentative radicale d’articulation entre l’absolu, considéré sub specie aeternitatis, et les modes finis, considérés sub specie durationis. En faisant de la durée « une production de Dieu, cause efficiente sinon prochaine de celle-ci » 3, Spinoza promeut le temps vécu par les modes finis sans faire déchoir le principe, afin de penser une immanence temporelle de l’absolu qui ne soit pas un acosmisme ou un panthéisme vulgaires. Dans la mesure où la durée et l’éternité sont toutes deux comprises comme des formes de l’existence, et non comme les attributs extérieurs de substances distinctes, la durée indéfinie offre la possibilité d’une expérience de l’éternité. En regard, le concept traditionnel de temps, qui sépare la forme et le contenu, l’idée et l’existence, n’est qu’un auxiliaire de l’imagination pour penser la durée. C’est également à partir de cette distinction d’avec le temps formel du sens commun et de la science que Bergson développe une conception encore plus radicale de la durée, comprise à la fois comme expérience psychologique et comme seul fondement de l’ontologie 4. La durée se confond avec la vie de l’esprit, en tant qu’elle est un mouvement indéfini de création d’une multiplicité qui s’accroît et se différencie en ses rythmes, sans pluraliser les substances. Toute réalité n’est qu’une certaine manière de durer, et les notions de temps et d’éternité dépendent d’un même primat de l’instant abstrait, qu’il faut dénoncer pour établir, dans la variété des modes de la durée, un monisme différencié qui articule les degrés de l’être, de l’esprit à la matière, sans les opposer de façon réifiée. ▶ La durée est, d’abord, le temps vécu par le sujet en tant qu’il offre la révélation progressive à la conscience d’un sens immanent qui se développe, sans être subordonné à la réalisation d’une essence préalable, mais où se lient la forme et le contenu dans une vie humaine comprise comme bios, trajet orienté qui décrit une histoire non réductible à une signification dernière et univoque. Au-delà de ce sens psychologique, le concept de durée peut être compris comme le support d’une ontologie qui, certes, accorde la hiérarchie des genres de l’être aux formes de leur temporalité, mais sans déterminer cet accord en fonction des essences, ce qui induit un dualisme contraire aux formes d’articulation de l’un et

du multiple que permet le concept de durée. Il suppose, en effet, que l’essence est une forme dynamique, qui se perd ou se gagne selon l’épreuve temporelle qu’elle fait d’elle-même dans l’existence. La temporalité n’est plus synonyme de finitude : si la réalité dure et n’est pas, ses moments ne sont pas discrets ni successifs, ses régions ne sont pas essentiellement distinctes, mais intégrées dans une totalisation indéfinie qui est créatrice de sens, qui lie les « moments » du temps hors des oppositions statiques du même et de l’autre, de l’immémorial et de l’événement, de l’instant et de l’éternité. Tout surcroît de durée modifie le sens de ce qui le précède et ouvre à un futur qui n’est ni indéfini (puisqu’il est porté par la durée) ni prédéterminé (puisqu’il n’obéit à la prescription d’aucune essence qu’il se bornerait à développer, et qu’il modifie activement le sens de ce qui le précède). Raynald Belay ✐ 1 Aristote, Physique, IV, 223-224. 2 Plotin, Ennéades, III, 7. 3 Spinoza, B., Éthique, I, proposition XXIII, démonstration. 4 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, passim ; Matière et Mémoire, passim ; la Pensée et le Mouvant, « La perception du changement ». Voir-aussi : Husserl, E., Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps. ! ESSENCE, ÉTERNITÉ, EXISTENCE, TEMPS PHYSIQUE Newton définit la durée, comme le temps absolu, par opposition au temps relatif et vulgaire : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc., dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai. 1 » Par la définition a priori de ce temps exprimant l’uniformité de son écoulement par rapport à lui-même, Newton marque définitivement son extériorité au monde et se donne ainsi les moyens d’une mesure d’un temps théorique à partir duquel il devient possible de comparer toutes les mesures effectives du temps. D’un certain point de vue, ce temps absolu correspond à la variable t de la mécanique classique. La critique de ce temps absolu commencée avec Berkeley, et Mach trouvera sa conclusion avec la construction de la relativité einsteinienne. Michel Blay

✐ 1 Newton, L., Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, Londres, 1687. Voir-aussi : Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit. D’Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie. DYNAMIQUE Du grec dunamis, « force, valeur, efficacité » ; chez Aristote, « puissance, potentialité », opposé à « acte », energeia. PHILOS. SCIENCES Force ou puissance qui meut les corps. Leibniz introduit, pour la première fois, le terme de dynamica dans l’intitulé de trois de ses ouvrages : la Dynamica de potentia, de 1689-1690 ; le Specimen dynamicum, publié en partie dans les Acta eruditorum de 1695 ; et l’Essai de dynamique, rédigé entre 1699 et 17011. L’apparition du terme dans le corpus leibnizien marque l’émergence d’une nouvelle conception de la science du mouvement en termes de forces. Si Leibniz n’a pas achevé de construire le nouveau cadre conceptuel de la mécanique, il a mis dans les mains des savants du XVIIIe s. un algorithme essentiel qu’il élabore entre 1684 et 1686, à savoir le calcul différentiel. Il faut attendre downloadModeText.vue.download 333 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 331 que Varignon 2 réordonne, au début du XVIIIe s., les Principes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton en termes de calcul différentiel pour que la dynamique, qui surgit de l’application du calcul différentiel à la mécanique, puisse être constituée via les oeuvres de Jacques, Jean et Daniel Bernoulli, Clairaut, Euler, d’Alembert, puis Lagrange et Laplace. Parmi ces savants, d’Alembert a une place à part, en ce qu’il vise à proscrire de la mécanique les forces inhérentes au corps en mouvement, qu’il considère comme des êtres obscurs et métaphysiques 3. S’il s’inscrit dans la mathématisation de la science du mouvement par le calcul différentiel (seul l’usage de ce calcul garantit à la mécanique sa certitude et son statut de science mathématique), il entend renouer avec la conception cartésienne de la science du mouvement en termes de quantités de mouvement, c’est-à-dire d’effets ou de mouvements effectivement produits. La dissolution qu’il opère, dans la préface de son Traité de dynamique, de la querelle des forces vives va dans ce sens. Il réduit cette querelle à une dispute de mots concernant le problème de la

définition de la mesure de la force engendrée par un corps en mouvement : soit, si on est cartésien, on privilégie le cas de l’équilibre et on mesure la force du corps en mouvement par la quantité absolue des obstacles que le corps rencontre (c’est-à-dire par la quantité de mouvement, le produit de la masse par la vitesse) ; soit, si l’on est leibnizien, on privilégie le cas du mouvement retardé et on mesure la force par la somme des résistances que les obstacles font au mouvement du corps (c’est-à-dire par la force vive, le produit de la masse par le carré de la vitesse). Cette querelle est donc inutile à la mécanique, qui, si elle est bien comprise, se déploie à l’aide de procédures mathématiques sans avoir à se questionner sur la nature même des forces 4. Ce qu’on appelle aujourd’hui le principe de dynamique, c’est la deuxième loi newtonienne (de la force imprimée) transposée dans l’équation F = ma, où F représente la force, m la masse et a l’accélération, mais il est vrai qu’on ne s’interroge plus sur le fondement et la nature de la force. Lagrange, dans sa Mécanique analytique (1788), salue d’Alembert pour avoir fait de la force un concept opératoire 5 : désormais, la dynamique est une affaire de pure analyse. Véronique Le Ru ✐ 1 Leibniz, G. W., la Réforme de la dynamique, trad. et commentaires par M. Fichant, Vrin, Paris, 1994. Voir aussi Duchesneau, F., la Dynamique de Leibniz, Vrin, Paris, 1994. 2 Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique, PUF, Paris, 1992. 3 Alembert, J. (d’), Traité de dynamique, David, Paris, 1743, 2e éd. 1758 (repris par J. Gabay, 1990). 4 Le Ru, V., D’Alembert philosophe, I, Vrin, Paris, 1994. 5 Lagrange, L. (de), Mécanique analytique, Paris, 1788, 5e éd. reprise par Blanchard en 2 vol., Paris, 1965. ! ANALYSE, CALCUL, FORCE, MÉCANIQUE, MOUVEMENT PSYCHANALYSE « La psychanalyse [...] considère la vie de l’âme de trois points de vue, dynamique, économique et topique. Selon le premier, elle ramène tous les processus psychiques

– excepté la réception des stimuli externes – au jeu de forces qui se favorisent ou s’inhibent l’une l’autre, se lient les unes avec les autres, se rassemblent en des compromis, etc. Ces forces, à l’origine, sont toutes de la nature des pulsions, donc de provenance organique, caractérisées par un gigantesque (somatique) pouvoir (contrainte de répétition), elles trouvent leur représentance psychique dans des représentations affectivement investies. 1 » (En allemand, dynamisch.) D’emblée, Freud élucide les symptômes hystériques comme des formes engendrées par des dynamiques de conflits entre représentations dotées de puissance variable 2. Puis il étend cette conception dynamique à toute formation psychique, du rêve au refoulement, du caractère aux idéaux. Il n’invente pas l’inconscient, mais l’inconscient dynamique, doté d’une énergie psychique sexuelle efficiente : la libido, opposée à d’autres énergies psychiques. Toutes se dépensent en créant, entretenant, modifiant ou détruisant les diverses formations psychiques. ▶ Introduire un point de vue dynamique en psychologie et en psychiatrie est la rupture épistémologique freudienne. Les théories classiques des états psychiques séparaient le normal et le pathologique. L’étiologie statique – par exemple, dégénérescence – justifiait la pratique de l’enfermement. Freud propose que toute formation psychique, relativement instable, est soumise aux temps et aux énergies finies d’une dynamique sous-jacente. Seule cette perspective autorise, en droit et en fait, la notion de psychothérapie. Elle est compatible avec les travaux de neurophysiologie dynamique actuels et ouvre sur le parallèle psychophysiologique. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., « Psychanalyse » (1926), in OEuvres complètes psychanalytiques. XVII, PUF, Paris, 1992, p. 291. 2 Freud, S., « Un cas de guérison hypnotique, suivi de remarques

sur l’apparition de symptômes hystériques par “contre-volonté” », in Résultats, Idées, Problèmes. I. 1890-1920, PUF, Paris, 1984, pp. 31-43. ! DÉFENSE, ÉCONOMIE, ÉNERGIE, LIBIDO, MÉTAPSYCHOLOGIE, PULSION, TOPIQUE downloadModeText.vue.download 334 sur 1137 downloadModeText.vue.download 335 sur 1137

E ECCÉITÉ Du latin ecceitas, dérivé de ecce : « voici ». GÉNÉR. Propre d’un individu singulier. L’eccéité, qui n’est en usage courant que dans le cadre de la scolastique, renvoie à l’ensemble des déterminations qui permettent de poser l’individualité d’un être. Le scotisme 1, suivant en cela certaines intuitions d’Avicenne, distingue dans une substance sa nature commune et son eccéité, acte ou forme de l’individuation. Les critiques de l’eccéité, au nombre desquels Henry de Harclay (XIIIe / XIVe s.), font valoir l’impossibilité radicale de séparer la matière qui serait commune, la forme plus spéciale puis l’eccéité qui singulariserait toute la substance ainsi composée. Plus profondément, c’est le statut des universaux qui pose problème dans l’abord de l’eccéité. En donnant consistance à l’idée d’une nature commune séparée de ce qui fait de chaque être un individu, le scotisme tend à poser l’existence réelle de ce qui n’est, pour le nominalisme, qu’une articulation de concepts. De deux choses l’une : soit l’individualité appartient en propre aux choses naturelles, soit elle est produite par la pensée. Dans le premier cas, notre connaissance de l’individuel progressera de noms en noms pour approcher l’unité substantielle existant hors de l’esprit, dans la nature même des choses : l’eccéité est une approche de l’individu mais elle n’en est pas le dernier mot. Dans le second cas, nos définitions par genre et espèce produisent réellement l’individuation des choses. Leib-

niz reprend à son compte dès 1663 la critique de l’eccéité : la socratité, deuxième spécification de l’animalité (matière) puis de l’humanité (forme) est incapable de produire une véritable connaissance de tous les accidents individuels qui forment la notion de Socrate. Il est donc nécessaire de penser dans les choses mêmes, en tant que substances complètes, un principe réel d’individuation qui est nommé principe de distinction 2. La phénoménologie heidegerienne donne, quant à elle, le nom d’eccéité, ou d’eccéité, à une relation réflexive de l’être à son existence d’être jeté dans le monde plutôt que désincarné et à l’écart de celui-ci. Fabien Chareix ✐ 1 Duns Scot, J., Opera omnia, éd. Wadding, 12 vol., Lyon, 1639, rééd. Vivès, 26 vol., Paris, 1891-1895, voir les Theoremata, V, VI. 2 Leibniz, G. W., Nouveaux essais sur l’entendement humain, Flammarion, Paris, 1990 (Éd. de J. Brunschwig), II, 27. ! INDIVIDU ÉCLAIRCIE En allemand : Lichtung. ONTOLOGIE Vérité de l’être (chez le dernier Heidegger). Le terme caractérise d’abord le Dasein en tant qu’il est éclairci dans l’ouverture de son être-au-monde, puis un trait de l’être pensé comme ouverture ou clairière. Ce terme reprend ce que la tradition nomme lumière naturelle pour le retraduire dans les termes de l’analytique existentiale : l’homme, en tant qu’il est dans le là, est ouvert au monde, est éclairé, c’est-à-dire peut aussi séjourner dans la vérité de l’étant qui se tient hors retrait. Il n’est donc pas éclairé par un autre étant, Dieu ou la raison, mais il est lui-même l’éclaircie. Si une telle ouverture fonde la possibilité de la compréhension, ce qui éclaircit le Dasein et le rend ouvert à lui-même est le souci. C’est donc la temporalité ekstatique qui éclaircit originellement le là. L’éclaircie est ainsi clairière pour la présence et pour l’absence. Un tel état d’ouverture, qui rend possible toute donation et vision, nous renvoie à l’entente de la vérité comme aléthéia, non-voilement.

Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 28, § 69, Tübingen, 1967. downloadModeText.vue.download 336 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 334 Heidegger, M., Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens (La fin de la philosophie et la tâche de la pensée), Tübingen, 1968. ! COMPRÉHENSION, ÊTRE, RETRAIT, VÉRITÉ ÉCONOMIE Du grec oikonomos, de oikos, « clan, maison », et nomos, « règle, usage, loi » : « gestion de la maison, des biens ». En allemand : ökonomisch. PSYCHANALYSE La métapsychologie d’un processus psychique est son étude topique, dynamique et économique. Cette dernière examine la circulation de la libido : sources pulsionnelles, répartition des investissements, décharge ; sa régulation : principes de plaisir, de réalité et de nirvana ; elle évalue enfin les quantités d’excitation relatives en jeu. « Personne ne peut penser avec un cerveau gelé » : les acquis de la thermodynamique sont introduits en psychologie par Fechner 1. Si Freud lie tôt « chacune des grandes névroses » à « un trouble particulier de l’économie nerveuse » 2, le point de vue économique n’est défini qu’en 19153, en même temps que la métapsychologie, lorsque la référence mécanique à des forces psychiques locales devient inadéquate pour envisager la régulation énergétique de formations psychiques compliquées, comme le moi. Freud introduit ensuite des considérations de stabilité dans le point de vue économique 4 : la pulsion de mort tend à la stabilité absolue, la pulsion de vie à une stabilité relative. ▶ L’économie est décisive, en psychopathologie : les quantité et stabilité relatives de la libido créent les symptômes, et

non les formes psychiques, présentes chez tous. Mais les instruments théoriques de son intelligibilité ont longtemps fait défaut. La dynamique qualitative, géométrisant en partie la thermodynamique, prévoit les formes qui s’ensuivent de flux énergétiques déterminés, et leur type de stabilité. Elle justifie les intuitions freudiennes, les précise et les explicite 5. Michèle Porte ✐ 1 Fechner, G. T., Elemente der Psychophysik (1860), Leipzig, Breitkopf und Härtel. 2 Freud, S., « L’hérédité et l’étiologie des névroses » (1896), in OEuvres complètes psychanalytiques, III, PUF, Paris, 1989, pp. 105-120. 3 Freud, S., « L’inconscient » (1915), in OEuvres complètes psychanalytiques, XIII, PUF, Paris, 1988, pp. 203-242. 4 Freud, S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, pp. 41-115. 5 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF, Paris, 1994. ! DYNAMIQUE, ÉNERGIE, ÉROS ET THANATOS, MÉTAPSYCHOLOGIE, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION, TOPIQUE ÉDUCATION Du latin educare, « nourrir », « avoir soin de ». PHILOS. ANTIQUE Action qui vise à faire de l’enfant un homme accompli. La question de l’éducation (paideia) est au coeur de la pensée antique et objet constant de débats car elle engage le type d’homme qu’on cherche à promouvoir. Les maîtres de l’âge classique se sont tous prononcés sur ce sujet. Trois modèles éducatifs sont en conflit, à Athènes, à la fin du Ve s. : 1) La vieille tradition aristocratique trouve encore des défenseurs, tel Aristophane, pour valoriser la formation militaire et sportive, et la vertu héroïque qui s’acquiert par imitation des aînés et imprégnation. 2) Les sophistes prétendent, contre rémunération, faire acquérir à quiconque s’adresse à eux l’habileté technique en matière de discours, et un Protagoras se définit même, pour cela, comme simplement éducateur 1. 3) Socrate conteste qu’on puisse enseigner la vertu 2, mais Xé-

nophon affirme qu’« il faisait espérer à ceux qui passaient leur temps avec lui qu’ils deviendraient vertueux en l’imitant ». La question : « La vertu peut-elle s’enseigner ? » s’avère donc cruciale. Platon, à la suite de Socrate, y répond négativement 3, pour cette raison que la vertu est science et que la science ne peut être l’objet d’une transmission 4, mais seulement d’une réminiscence. C’est en lui que l’élève découvre le savoir, et non hors de lui : imiter Socrate veut dire être, comme lui, à l’écoute de son daimon. L’éducation ne consiste donc pas à mettre la science dans l’âme, mais à tourner la faculté d’apprendre vers l’intériorité ; elle est donc conversion 5. Cette thèse de l’éducation-conversion trouvera son expression chrétienne dans le De Magistro de saint Augustin, qui fait de l’enseignant un moniteur attirant l’attention de l’élève sur la vérité intérieure. Pour Aristote, la vertu n’est pas science, mais disposition acquise devenue habitude (hexis). Elle n’est donc pas, pour lui non plus, objet d’enseignement, mais de pratique régulière et continue sous l’égide de la loi 6. Toutes les écoles philosophiques antiques ont ce souci d’éducation morale, et Simplicius définira le philosophe comme un pédagogue pour tous les citoyens 7. ▶ La tension entretenue par l’appel socratique à se soucier de son âme d’une part, le programme sophistique de formation de l’homme public d’autre part, n’empêchèrent pas l’instauration d’un modèle éducatif associant philosophie et arts du discours (poésie et éloquence), qui perdura jusqu’à notre âge classique à travers les « humanités » des Latins et les « arts libéraux » du Moyen Âge, faisant prévaloir, selon les époques, vie contemplative ou vie active. Sylvie Solère-Queval ✐ 1 Platon, Protagoras, 317 b.

2 Platon, Protagoras, Ménon. 3 Platon, Ménon, 94 e. 4 Platon, le Banquet. 5 Platon, République, VII, 581c-d. 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1 ; X, 10. 7 Commentaire sur le Manuel d’Épictète, cité par P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, Paris, 1995, p. 322. Voir-aussi : Jaeger, W., Paideia. Die Formung des griechischen Menschen, 3. Aufl., Bd. I, II, III, De Gruyter & Co., Berlin, 1959. Trad. du t. I (« Paideia. La formation de l’homme grec »), Gallimard, Paris, 1964. Marrou, H. I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Seuil, Paris, 1948. ! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), PHILOSOPHIE, RÉMINISCENCE, VERTU downloadModeText.vue.download 337 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 335 PHILOS. MODERNE Processus de perfectionnement d’un naturel. L’éducation s’oppose avant tout au dressage, elle ne regarde que l’être humain dans sa spécificité, qui réside comme l’affirme Rousseau dans sa perfectibilité : c’est parce qu’il est perfectible que l’homme se distingue de l’animal, qui ne se modifie que sous l’effet de la simple évolution naturelle. Ainsi, l’idée d’éducation renvoie à une forme d’activité, de la part de l’éducateur comme de celle de celui qui reçoit un enseignement. L’éducation, qui suppose une activité de l’esprit, permet aux hommes de « sortir de leur minorité », pour reprendre le mot de Kant, c’est-à-dire d’accéder à l’exercice propre de leur faculté de connaître en toute liberté. La finalité de l’éducation doit précisément consister à faire advenir ce à quoi

la nature de l’homme le destine à être, et c’est pourquoi il y a dans ce processus une véritable téléologie : l’enfant doit devenir autonome pour accomplir l’humanité qui est en lui. Ainsi l’éducation se doit-elle de s’inscrire dans cette injonction kantienne : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » (Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, GF, 1991, p. 43). ▶ Les récits de formation des grands philosophes retracent chacun à leur façon la phase de l’apprentissage : qu’il s’agisse de Montaigne et des Essais, de Descartes et du Discours de la méthode, ou de Rousseau et des Confessions, les itinéraires intellectuels accusent tous une disproportion entre les connaissances acquises et le résultat de cette éducation ; c’est que, précisément, une éducation réussie tend toujours à l’affranchissement de celui qui est éduqué, et que la liberté constitue à la fois le terminus a quo et le terminus ad quem de la perfectibilité. Clara da Silva-Charrak ✐ Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Émile. Confessions. Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ? Montaigne, M., Essais. Descartes, R., Discours de la méthode. Voir-aussi : Platon, La République. Condorcet, J.A.N.C. (de), Tableau des progrès de l’esprit humain. EFFECTIVITÉ Du latin effectivus, « producteur d’effets ». En allemand : Wirklichkeit, « réalité effective » (trad. Jean Hyppolite). GÉNÉR. Chez Hegel, désigne l’actualité d’une chose. Il y a dans la notion d’effectivité l’idée de quelque chose de concret et d’actif, par opposition à l’abstraction de l’idéal, de

l’imagination ou du sentiment. Comme Hegel l’écrit dans la Science de la logique, « la réalité effective est l’unité de l’essence et de l’existence », c’est-à-dire qu’elle réconcilie l’idée et la matière dans laquelle s’incarne cette idée, ou dont elle constitue la manifestation. Hegel distingue Wirklichkeit et Realität, cette dernière notion ne possédant pas le caractère d’activité propre à l’effectivité. On peut comparer le concept d’effectivité à la substance chez Spinoza, qui dénote à la fois une conception moniste (contre la dualité des substances chez Descartes) et une activité permanente. Clara da Silva-Charrak ✐ Hegel, G. W., Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1941. Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, Aubier, Paris, 1949. Labarrière, P.-J., Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l’Esprit, Aubier, Paris, 1979. PHILOS. CONN., LOGIQUE 1. Propriété d’une méthode ou algorithme consistant en un ensemble fini d’instructions dont l’exécution mécanique suffit à calculer en un temps fini les solutions d’une classe donnée de problèmes ; ainsi, le « crible d’Ératosthène », qui consiste à déterminer si un nombre entier est premier en examinant les résultats successifs de sa division par des entiers plus petits que lui, est une méthode effective. – 2. Propriété d’un concept tel qu’il existe une procédure effective capable de déterminer si un objet donné le satisfait ou non ; ainsi, le concept de démonstration dans un système formel est effectif, puisqu’il est toujours possible de déterminer mécaniquement si une suite donnée de formules du système est ou non une démonstration. Une procédure peut être effective sans pour autant être pratiquement faisable ou effectuable, notamment lorsque son application à certains cas particuliers demanderait un laps de

temps excédant toute possibilité pratique de mise en oeuvre. Jacques Dubucs ✐ Dubucs, J., « Logique, effectivité, faisabilité », Dialogue, no 36, pp. 45-68, 1997. ! CALCULABILITÉ, CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) EFFET Du latin efficere, « produire, effectuer ». PHYSIQUE Tout phénomène, en tant qu’il est conçu comme produit par une cause. Au XVIIe s., en mécanique, est introduit, en particulier par Varignon, le principe suivant lequel « les causes sont toujours proportionnelles à leurs effets ». L’introduction de ce principe a pour objet, dans le cas de la chute des graves, de donner à la démarche démonstrative une base qui satisfasse pleinement la raison et qui permette d’échapper au risque de l’empirique et du pragmatique. D’Alembert revient sur cette question à propos du statut ontologique de la force considérée comme cause, dans l’introduction de son Traité de dynamique, publié à Paris, en 1743. Michel Blay ! CAUSE EFFICIENTE (CAUSE) ! CAUSE downloadModeText.vue.download 338 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 336 EFFORT Du latin fortis, « courageux, fort » et ex, « hors de ». MORALE Activité de mobilisation des forces d’un individu

confronté à ce qui lui fait obstacle. Le rapport de l’effort, de la volonté et de la liberté structure la question. S’efforcer est l’exercice d’une puissance. Chez les stoïciens, l’ormè est le mouvement naturel de l’âme antérieur à tout assentiment : tendance qui précède l’orexis (comme intention ou désir qui suit l’assentiment). La notion de conatus (qui, avec appetitus, sert à la traduction latine de l’ormè), qu’elle exprime un effort de nature physique, intellectuelle ou morale, est d’abord utilisée, dans les grandes oeuvres latines, dans le contexte guerrier de l’affrontement des forces (César, Tite-Live, Cicéron). Machiavel (virtù), puis Spinoza (fortitudo) s’inscriront dans la filiation polémologique de la notion. Deux grandes périodes sont traversées par le thème de l’effort : sous la figure du conatus de 1640 à 1677 ; puis sous celle du « fait primitif du sens intime » dans l’histoire du spiritualisme français. Refusant toute référence théologique, Hobbes (De Corpore) affirme contre Descartes que « le principe du mouvement » comme réalité extensive « est le mouvement » lui-même comme grandeur intensive, c’est-à-dire « un mouvement fait en un point et en un instant » ou un effort (conatus ou tonos, au sens stoïcien). Avec Spinoza, l’effort devient ontologique, pure affirmation qui résiste à tout ce qui peut supprimer l’existence de la chose (Éthique, III, 6 et dém.), à la fois déduction, causalité efficiente, productivité de l’être et « continuation indéfinie de l’exister », c’est-à-dire duration de la chose même 1. Avec Leibniz, la réalité intensive de l’effort est opposée à la réalité extensive du mouvement (Hypothèse physique nouvelle, partie I, 1671), et l’effort, pour être concret, se fait essentiellement spirituel. Maine de Biran voit dans l’expérience intime de l’effort le fait primitif d’une liberté 2 que, dans l’Énergie spirituelle, Bergson étudie comme tension, qu’il retrouve aux différents niveaux de l’activité intellectuelle. Le sentiment de l’effort se produit dans le mouvement du schéma dynamique, des relations abstraites aux images concrètes, du fait que les habitudes anciennes ralentissent ou empêchent ce mouvement, et qu’il faut une puissante « attention à la vie » pour les repousser 3. Cet effort intellectuel est activité vitale et participation de l’homme à la création. ▶ L’enjeu majeur est ainsi dans la conception d’une philosophie du réalisme de la durée. Comme dynamique de la décision des problèmes, l’effort pourrait apparaître alors comme une des puissantes clés de l’innovation de l’être. Laurent Bove

✐ 1 Spinoza, B., Éthique, II, déf. 5 (1677), trad. B. Pautrat, Seuil, Paris, 1988. 2 Maine de Biran, Rapports des sciences naturelles avec la psychologie (1813-1815), in OEuvres, t. VIII, dir. F. Azouvi, Vrin, Paris, 1986. 3 Bergson, H., l’Énergie spirituelle, ch. VI, PUF, Paris, 1919. ÉGALITARISME Néologisme formé à partir d’« égalité », du latin aequalitas. L’« isonomie » de la philosophie classique se résout, avec la modernité, dans un concept abstrait d’égalité qui tend à exiger l’égalité en toutes choses, pour tout homme. Le terme d’« égalitarisme » est alors employé avec une connotation péjorative. POLITIQUE Doctrine selon laquelle tous les hommes doivent être mis sur un pied d’absolue égalité et jouir des mêmes droits sur les plans civil, juridique, politique, social et économique. « L’amour de l’égalité [...] est une inclination naturelle du coeur humain » qui alimente aussi bien des « rêves extravagants de partage ou de communauté des biens » 1, c’est-à-dire le désir d’égalité extrême que le souhait modéré et raisonnable d’une « égalité réelle, la seule à laquelle les hommes ont le droit de prétendre » 2, une égalité fondée par la loi. L’égalitarisme comme identité de droit L’isonomia, telle qu’elle est réalisée dans la Grèce antique athénienne, exprime cette identité fondamentale des citoyens devant la loi. Une telle égalité, qui est égalité des droits et des obligations politiques, capacité à engendrer la loi et à s’y soumettre, donne son sens à la notion de justice. Dès lors, il n’y a d’égalité entre les citoyens que dans le cadre politique de la cité : là où les lois s’appliquent, l’ordre de l’égalité règne. Dans le cadre de ces lois se trouve déterminé ce qui est dû à chacun (c’est-à-dire les biens, les charges, le pouvoir, les honneurs, etc.) 3. La loi, consistant en « un certain ordre », réalise ainsi « une forme de communauté d’égaux en vue de mener une vie meilleure possible », selon la conception aristotélicienne de l’État 4. Toutefois, cette égalité politique est une égalité entre égaux toujours relative à un critère, qu’il soit explicite ou non, de discrimination des individus, selon qu’ils méritent ou non de jouir de la pleine citoyenneté. Elle suppose donc une définition préalable de la communauté politique, de ses limites et de son extension.

L’égalité juridique et politique n’est étendue à tous les hommes qu’avec la modernité et sur le fondement d’une anthropologie renouvelée. Aussi divergentes soient les doctrines contractualistes de Grotius, Hobbes, Pufendorf, Spinoza, Locke, Rousseau, Kant, démontrant la nécessité d’un contrat entre les hommes, par lequel ils mettent fin à l’état de nature, toutes ont pour principe l’égalité. Que les hommes soient conçus comme « naturellement égaux » 5, en raison de leur capacité universelle à se nuire réciproquement, par Hobbes, ou comme inégaux en force et en « qualités de l’esprit, ou de l’âme » 6, par Rousseau, l’égalité politique fait nécessairement l’objet d’une institution dont la norme de validité ne peut être conférée par la nature. La tentation de fonder l’égalité politique sur une supposée égalité naturelle présente un danger, car si la nature a la valeur de norme et que les hommes s’avèrent n’être pas « naturellement » effectivement égaux, l’inégalité morale ou politique se trouverait justifiée. Par conséquent, l’institution d’une égalité en droit entre les hommes récuse l’hypothèse qui ferait de la nature la norme de l’égalité politique ou celle de l’inégalité sociale. L’égalité en droit des individus doit nécessairement faire l’objet d’une déclaration. Ainsi, la Déclaration d’indépendance américaine prononce que « nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables » 7. De même, la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 s’ouvre par l’affirmation que « les hommes naissent downloadModeText.vue.download 339 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 337 et demeurent libres et égaux en droits » (article premier). Les déclarations des droits de l’homme s’ordonnent donc autour du principe de l’égale liberté des individus, fondement de la modernité. L’universalisme égalitariste Cette tendance à considérer l’autre comme mon égal est, à l’origine, nourrie par le christianisme. Toutefois l’égalité entre les hommes est moins une origine qu’une destination. Elle relève de la convention et constitue une norme à laquelle mesurer la validité des lois positives. Tel est le sens de l’idée régulatrice de justice comme égalité. Dès lors, l’égalitarisme se nourrit et se justifie du principe d’impartialité, aussi bien sur le plan pénal que dans le domaine politique et social. Elle consiste dans « l’exigence que les citoyens soient traités de manière impartiale, que la naissance, les liens familiaux ou la richesse n’aient aucune

influence sur ceux qui font la loi. L’égalitarisme ne reconnaît aucune espèce de privilèges “naturels”, même si certains privilèges peuvent être conférés par les citoyens à ceux en qui ils ont confiance » 8. Ainsi, toute inégalité demande à être justifiée. Pourtant, l’égalité, dans la pluralité de ses acceptions, est irréductible à l’égalité pure et simple. Elle concerne les droits, mais aussi les biens (pouvoirs, honneurs, richesses). Dans la répartition des richesses, l’égalitarisme défend la possession par chacun de la même quantité de biens (égalitarisme possessif radical), ou bien la possession, par chacun, de ce qui lui revient à proportion de ce qu’il fait (égalitarisme méritocratique). Il peut, enfin, revendiquer l’égalité des chances d’acquisition de ces richesses (égalité démocratique). La logique de la revendication égalitaire, jointe à la difficile formulation des principes de justice, tendrait à suggérer que seule l’égalité totale, fondée sur l’identité logique, est véritablement juste. Entre les apories de l’égalitarisme radical et les sophismes de l’inégalitarisme, la notion de proportion a figure de moyen terme. « Donner à chacun ce qui lui revient », conformément à l’une des définitions traditionnelles de la justice, demeure un principe égalitaire, puisque chacun obtient une part égale à son mérite. L’inégalité se justifie, dans la mesure où il est juste de distribuer des parts inégales aux individus inégaux, c’est-à-dire inégalement méritants. La justice réside alors dans la proportion géométrique. Ainsi, le libertarisme, dans ses formes les plus radicales, défend à la fois l’idée que le concept de justice consiste moins dans l’égalité que dans la distribution des ressources, en fonction du mérite de chacun, d’une part, et rejette, d’autre part, toute intervention de l’État au nom d’une opposition à l’égalitarisme, visant à garantir l’indépendance et l’initiative individuelles. Dès lors, il faut admettre comme une conséquence le développement de formes de dépendance personnelle et d’inégalité dans la valeur effective des droits détenus. L’égalitarisme démocratique À l’inverse, l’égalité des hommes, affirmée par l’égalitarisme démocratique – aussi nommé « égalitarisme libéral » – conjointement au principe de l’incommensurabilité des personnes, revendique un droit égal, pour toute personne, de participation au processus constitutionnel, établissant les lois auxquelles toute personne doit se conformer, ainsi qu’au résultat de ce processus. Cette affirmation de principe induit une revendication portant sur l’égalité des chances, en particulier celle d’un accès égal aux fonctions publiques, et sur l’égalité des résultats. De la sorte se trouvent atténuées les inégalités de répartition, liées aux contingences sociales et au hasard naturel. Une répartition de la richesse et des revenus, de

l’autorité et de la responsabilité équitable, est alors possible 9. ▶ Le principe de différence rawlsien consiste donc à admettre des inégalités et, par conséquent, à les tenir pour justes, dans la stricte mesure où la structure des avantages et des charges est disposée de telle sorte qu’elle favorise les plus désavantagés. Ainsi, une conception de la justice peut être dite égalitariste, alors même qu’elle autorise d’importantes inégalités. Ce principe formalise l’idée intuitive selon laquelle personne ne mérite la position dont il jouit dans la répartition des dons à la naissance, pas plus qu’il ne mérite la place initiale qu’il possède dans la société. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Mounier, J.-J., De l’influence attribuée aux philosophes sur la révolution de France, Tübingen, 1801, p. 47. 2 Holbach, P. H. (d’), Politique naturelle, Fayard, Paris, 1998, p. 280. 3 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 2, 1129 a 32-35. 4 Aristote, Politique, VII, 8, 1328 a 36 et suiv. 5 Hobbes, Th., De Cive, Garnier-Flammarion, section I, chap. I, § 3, Paris, 1982, p. 95. 6 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in OEuvres complètes, t. III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964, p. 131. 7 La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, no 7, Hachette, Paris, 1988, p. 492. 8 Popper, K., The Open Society and its Enemies, RKP, 1962, t. I, chap. VI, p. 95. 9 Rawls, J., Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1971, pp. 97-98. ! JUSTICE ÉGALITÉ Du latin aequalitas. MATHÉMATIQUES Dans les mathématiques modernes, le terme est asso-

cié au signe « = » et désigne l’identité de deux objets éventuellement notés de manière différente. Elle peut encore recevoir une définition logique, selon laquelle deux choses sont liées par le signe « = » lorsqu’elles peuvent être mutuellement remplaçâmes dans les propositions où elles figurent. Plus généralement, l’égalité est une forme affaiblie, ou particulière, de l’identité. Elle est alors une modalité de comparaison pour des choses de même genre, selon un certain critère : deux choses peuvent être égales selon la quantité ; deux mouvements, selon la vitesse ; deux soldats, selon leur courage, etc. Le problème s’est posé dans la définition de l’égalité géométrique. L’égalité, en général, n’est pas définie dans les Éléments d’Euclide, mais on y trouve comme Notion commune 7 : « Les choses qui s’ajustent les unes sur les autres sont égales entre elles », ce qui pose la congruence comme condition suffisante de l’égalité. Tarski relève trois sens distincts de l’égalité géométrique : l’identité lorsque deux définidownloadModeText.vue.download 340 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 338 tions désignent le même objet, la congruence ou, plus faiblement, l’égalité en grandeur 1. Roberval, en 1669, propose la définition suivante : « Des choses égales sont celles dont l’une n’a rien de plus ni de moins que l’autre (mais justement autant l’une que l’autre) » 2. Les développements de l’algèbre et de la théorie des équations ont pu suggérer un épuisement de l’utilité de ce terme, ce qui fait écrire à d’Alembert : « Égalité, en algèbre, est la même chose qu’équation, qui est aujourd’hui plus en usage, quoique l’autre ne soit pas proscrit » 3. L’égalité est alors vraie ou fausse, et c’est l’analyse des propositions situées de part et d’autre du signe « = » qui permet d’en décider. En logique mathématique, on devra tenir compte de la distinction frégéenne entre sens et référence : deux expressions de sens distinct étant égales lorsqu’elles ont même réfèrent. Vincent Jullien

✐ 1 Tarski, A., Introduction à la logique, 3e éd., trad. J. Tremblay, Gauthier-Villars, Paris, 1971, pp. 55-57. 2 Roberval, G., Éléments de géométrie, édition par V. Jullien, Vrin, Paris, 1996, p. 91. 3 Alembert, J. (d’), Encyclopédie méthodique, Mathématiques, Panckoucke, Paris, 1784, t. I, rééd. ACL, Paris, 1987, « égalité », 612a. POLITIQUE ! ÉGALITARISME, MOI EGO Pronom personnel latin de la première personne, « Je, Moi ». GÉNÉR. ! COGITO EIDOS Substantif grec signifiant « aspect extérieur d’une chose », « forme », « espèce ». PHILOS. ANTIQUE Chez Platon, le terme eidos, souvent traduit par « Idée », désigne la forme inengendrée, indestructible, absolue, qui sert de modèle aux réalités sensibles. Alors que ces dernières sont perçues par les sens, l’eidos n’est « visible » que par la pensée (intellection ou dianoia) 1. Eidos désigne aussi, chez Platon, l’espèce, en un sens voisin d’« ensemble » ou de « classe », par exemple, sur la base même du partage opéré entre « formes » sensibles et intelligibles, l’« espèce intelligible » 2. On retrouve, chez Aristote, ces deux sens à d’eidos, « forme » et « espèce », mais sans la séparation de l’intelligible et du sensible, qu’Aristote rejette 3. Inséparable de la substance, la forme est, chez Aristote, à la fois l’une des quatre causes et l’essence d’un être, ce qui entre dans sa définition 4 – ce qui revient à dire que, même non séparée, elle représente la part intelligible de la substance, par opposition à la matière 5 ; comme chez Platon 6, la communauté d’essence ou de forme constitue l’espèce, d’extension moindre que le genre 7. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Timée, 52 a ; République, VI, 511 a 1. 2 Platon, République, VI, 511 a 3. 3 Aristote, Métaphysique, I, 9, 991 b 1.

4 Ibid., V, 2, 1013 a 26-29. 5 Ibid., VII, 10, 1035 b 29. 6 Platon, Ménon, 72 c 7. 7 Aristote, Catégories, 5, 2 b 7-22. Voir-aussi : Narcy, M., « Eidos aristotélicien, eidos platonicien », in M. Dixsaut (éd.), Contre Platon, t. I, le Platonisme dévoilé, Paris, 1993, pp. 53-66. ! ESPÈCE, FORME, IDÉE EKPHRASIS Du grec ekphrazein, « faire entièrement comprendre », « expliquer par le menu », « décrire ». PHILOS. ANTIQUE, ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE Dans la rhétorique de l’Antiquité, toute forme de description (d’événements, de personnes ou d’objets) censée « produire la vision au moyen de l’ouïe ». Aujourd’hui, en un sens plus étroit mais également ancien, description d’une oeuvre d’art, réelle ou fictive (peinture, dessin, tapisserie, sculpture...). Ce glissement sémantique a réduit l’extension de l’ekphrasis, mais non sa complexité : elle peut désigner une technique descriptive, un mode de figuration ou un genre littéraire. Premier exemple connu : l’épisode du bouclier d’Achille, à la fin du chant XVIII de l’Iliade. Au début de notre ère, l’ekphrasis (au sens large) compte parmi les exercices propédeutiques destinés aux apprentis orateurs ; un traité attribué à Hermogène 1 la définit comme « un énoncé qui présente en détail, qui a de l’évidence (enargeia) et qui met sous les yeux ce qu’il montre ». C’est avec la seconde sophistique, aux IIe et IIIe s., qu’elle se constitue (au sens étroit) en un genre autonome et particulièrement raffiné, dont les chefs-d’oeuvre sont les Eikones de Lucien et surtout de Philostrate 2 ; vers la même époque, elle nourrit l’art naissant du roman (Daphnis et Chloé, par exemple, se lit comme une longue ekphrasis).

À la Renaissance, elle est au coeur des débats entre humanistes et peintres ; pour les baroques et les classiques, elle témoigne de la force illusionniste de la parole. Diderot se délecte de ce jeu de miroirs, grâce auquel « les choses sont dites et représentées tout à la fois ». Plus près de nous, une ekphrasis ouvre aussi bien les Géorgiques de C. Simon que les Mots et les Choses de Foucault. ▶ L’ekphrasis suscite nombre de questions théoriques. En voici trois : 1. Si elle représente une représentation, redouble-t-elle la mimèsis, ou finit-elle par la subvertir ? 2. Est-elle une parole qui montre (ut pictura poesis), ou une peinture qui parle ? 3. Sous couleur de célébrer les arts, ne les subordonne-t-elle pas – comme dans le cas des sophistes étudiés par B. Cassin 3 – au seul logos, dont elle serait l’« autocélébration » ? Yves Hersant ✐ 1 Hermogène, l’Art rhétorique, trad. M. Patillon, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1997. 2 Philostrate, la Galerie de tableaux, trad. A. Bougot révisée par F. Lissarague, Les Belles Lettres, Paris, 1991. 3 Cassin, B., l’Effet sophistique, Gallimard, Paris, 1995. ! FIGURE downloadModeText.vue.download 341 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 339 EKSTASE En allemand, Ekstase. ONTOLOGIE Être-hors-de-soi de l’existence et du temps (chez Heidegger). Il caractérise à la fois l’existence du Dasein et la temporalité originaire. En tant qu’il existe comme être-en-avant-de-soi, le Dasein ek-siste comme ek-statique. Ce phénomène renvoie à la temporalité comme sens ontologique du souci. Celle-ci est caractérisée comme ekstatico-horizontale en ce sens qu’elle se temporalise à partir de l’avenir. Ne renvoyant plus à l’intériorité d’une conscience, la temporalité est l’ekstatikon ou le hors-de-soi originaire. L’avenir, l’avoir-été et le présent sont les ekstases d’une temporalité consistant en un mouvement

de temporalisation dont le phénomène originaire est l’avenir. La temporalisation (Zeitigung) est une maturation, impliquant l’idée d’un déploiement se produisant de lui-même. L’avenir est ainsi un « advenir vers soi » (Auf-sich-zukommen), l’avoir-été un « retour sur » (Zurück zu) et le présent un « séjourner auprès de » (Sich-aufhalten-bei). Absorbé par le présent, le Dasein est en même temps transporté vers un avenir lui-même déterminé par les possibilités ouvertes par l’existence passée. À ce caractère ekstatique d’un temps hors de soi correspond l’existence comme ouverture du Dasein, se tenant en retrait par rapport à l’étant et étant exposé à l’être. Référée à l’être-pour-la-mort, une telle temporalité est foncièrement finie, ne se donnant à voir que dans le Dasein comme projet jeté dont l’avenir est fini et le fondement nul. En toute rigueur, on ne peut pas dire du temps qu’il est, mais qu’il se temporalise selon la co-originarité de ses trois ekstases. La compréhension vulgaire de la temporalité consiste en un nivellement de ces ekstases en une suite indéfinie de maintenant. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 65, Tübingen, 1967. ! DASEIN, EXISTENCE, SOUCI, TEMPORALITÉ ÉLABORATION, PERLABORATION En allemand : Verarbeitung, Bearbeitung, Ausarbeitung, Aufarbeitung, de arbeiten, « travailler ». Les préfixes ont valeur de renforcement et marquent que le procès est mené à son terme. Durcharbeitung, de durcharbeiten, « perlaborer » ; durch, « de part en part », « à travers ». En anglais : working-through. PSYCHANALYSE La notion de « travail » (Arbeit), proche de celle d’« élaboration » (Bearbeitung), désigne, dans une perspective physicaliste, la dépense d’une quantité énergétique en une forme. L’élaboration psychique est un travail qui porte sur les quantités d’énergie psychique (affects), les représentations, et leur liaison. En particulier, la perlaboration désigne les processus de maturation par lesquels les interprétations s’avèrent, en surmontant la résistance de l’inconscient. Visant la levée des symptômes, la psychothérapie cathartique tend aux retrouvailles du souvenir de l’événement traumatique et des réactions énergiques (cris, rage, pleurs, récit, etc.) qui n’ont pu l’accompagner. Mais la cure analytique ne recherche plus l’abréaction thérapeutique des affects. « L’élaboration associative »1 privilégie l’effort tendant à donner une tournure verbale à la névrose infantile et aux émotions qui l’accompagnent, dans le transfert. La perlaboration, « tâche ardue » pour le patient et « épreuve de patience »2 pour l’ana-

lyste, est la partie de ce travail qui s’ensuit d’une interprétation. Contraint de répéter – de reproduire en acte – ce qu’il ne peut remémorer, l’analysant, accompagné par l’analyste, trouve dans la cure un espace où il peut perlaborer les contenus des motions pulsionnelles refoulées et les défenses. ▶ Enjeu de la cure, la perlaboration est un processus intime et insu, qui ignore toute linéarité chronologique et reste, comme le travail de deuil (Trauerarbeit), énigmatique. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Über den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene (1892), G.W. I, le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques, in Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 7. 2 Freud, S., Errinern, wiederholen, durcharbeiten (1914), G.W. X, Remémorer, répéter et perlaborer, in la Technique psychanalytique, PUF, Paris, p. 115. ! ABRÉACTION, DÉCHARGE, DÉPASSEMENT, LIAISON-DÉLIAISON, PULSION, REFOULEMENT, RÉPÉTITION ÉLÉATISME ! PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES) ÉLECTRICITÉ Du grec electron « ambre ». PHYSIQUE 1. Dénomination générique d’un système interconnecté de phénomènes d’attraction, de répulsion, d’échauffement de métaux, de production d’effets magnétiques et chimiques, etc. – 2. Origine commune attribuée à ces phénomènes : concentration, déplacement, et action à distance de charges élémentaires (ions ou électrons). « Électricité » offre l’exemple d’un concept physique dont la définition ne peut être qu’opératoire, circulaire ou dogmatique. Une ébauche de définition opératoire est fournie ci-dessus par la référence à une liste de phénomènes expérimentalement liés. Une définition circulaire consiste à poser que l’électricité est l’ensemble des processus physiques résultant de la présence, des déséquilibres de répartition et des mouvements des charges électriques. La définition dogmatique, enfin, assimile l’électricité aux entités théoriques (électrons, ions, champs coulombiens, courants d’induction, etc.) qui rendent compte des phénomènes répertoriés et per-

mettent d’en prévoir d’autres. Seul le recours à l’histoire de la physique peut éclairer les relations qui unissent ces phénomènes, ces dénominations, et ces élaborations théoriques. L’attraction de corps légers par l’ambre frottée semble avoir été connue de Thalès de Milet. Elle est rapportée par Platon, dans le Timée, puis par Théophraste et Pline l’Ancien. Mais c’est seulement en 1600 que W. Gilbert entreprit d’étudier, dans son De magnete, les phénomènes d’attraction par des corps matériels frottés. Il appliqua le premier à ces corps le terme latin electrica. La fin du XVIIe s. et le XVIIIe s. furent témoins d’une expansion du domaine des phénomènes électriques et des spéculations sur leur origine. S. Gray classa les corps en conducteurs et en isolants. C. F. Dufay distingua en 1733 deux types d’électricités, vitreuse et résineuse (plus tard positive et négative), et en étudia les phénomènes de répulsion et d’attraction. Plusieurs chercheurs, de E. von Kleist à B. Franklin, inventèrent ou étudièrent la bouteille downloadModeText.vue.download 342 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 340 de Leyde (premier condensateur électrique), observèrent ses étincelles de décharge et établirent un lien avec la foudre. Franklin défendit également une théorie faisant de l’électricité le résultat de l’excès ou du déficit d’un « fluide » unique se déplaçant dans les pores de la matière. C. A. Coulomb utilisa pour sa part une balance de torsion pour tester sa loi de décroissance de l’attraction et de la répulsion électrique en proportion inverse du carré de la distance entre les corps. Il prit position en faveur d’une théorie à deux « fluides », l’un positif et l’autre négatif. Le XIXe s. fut pour l’électricité celui du développement des lois quantitatives, du lien avec d’autres domaines de la physique et de la chimie, et des applications pratiques. A. Volta inventa la pile, qui permit dès 1800 de réaliser l’électrolyse de l’eau. H. C. OErsted mit ensuite en évidence la déviation d’une aiguille magnétique par un courant électrique. Ce résultat ouvrit la voie aux recherches de A. Ampère sur les forces mutuelles qu’exercent les conducteurs électriques, ainsi qu’à celles de M. Faraday, qui rendait compte des phénomènes d’induction électromagnétiques en représentant des « lignes de force » dans l’espace. Il conduisit également à la conception d’instruments de mesure des variables électriques. L’unification des phénomènes électriques et magnétiques fut achevée en 1873 avec les équations de J. C. Maxwell, et ses

conséquences furent tirées par H. Hertz dans sa théorie des ondes électromagnétiques. La question de l’origine des phénomènes électriques connut également d’importants développements au XIXe s., en liaison avec les conceptions atomistes. L’étude des phénomènes électrochimiques par Faraday conduisit à l’idée d’un atome d’électricité. L’« unité naturelle de charge électrique » fut appelée « électron » par J. Stoney et démontrée expérimentalement en 1911 par R. Millikan. Sa valeur a pourtant été remise en question récemment, lorsqu’on a admis que les quarks portent des charges dont le module est égal au 1/3 ou aux 2/3 de celle de l’électron. Le concept d’électron a subi entre-temps un basculement, passant d’une quantité de charge indivisible à un objet corpusculaire porteur de cette charge. Ce fut J. J. Thomson qui, étudiant la déviation des rayons cathodiques par un champ magnétique, fixa la masse de l’électron corpusculaire à environ 1 / 2 000 de la masse de l’atome d’hydrogène. L’avènement des théories quantiques a eu pour conséquence de profondes refontes des concepts de champ électromagnétique et de charges jouant le rôle de sources pour ce champ. Selon les « théories de jauge », le champ électromagnétique est ce sans quoi une certaine classe de symétries locales ne serait pas respectée. Des procédures successives d’unification des interactions électromagnétiques avec les interactions faibles, puis avec les interactions fortes, ont pu être conduites en élargissant les symétries concernées. Quant à la charge électrique, son statut a également changé dans le cadre des théories quantiques. Elle est rangée dans la catégorie générale des observables (c’est-à-dire des déterminations relatives à un processus d’évaluation expérimentale), et dans la sous-catégorie des observables supersélectives (qui ont pour trait distinctif d’être compatibles avec les autres observables, et de pouvoir à cause de cela être traitées comme si elles étaient des déterminations appartenant aux objets dans l’absolu). Plusieurs chercheurs (en particulier H.D. Zeh) ont proposé une conception unifiée des observables, selon laquelle une observable comme la charge électrique devient supersélective à la suite d’un processus d’auto-décohérence. Conformément à une règle générale d’association de principes de conservation des symétries, la conservation des symétries, la conservation de l’observable « charge électrique » a été rattachée en théorie quantique à une invariance globale des amplitudes de probabilité sous un changement

de phase. Enfin, dans les théories de supercordes, la charge électrique est tenue pour un mode d’excitation quantifié d’une hypersurface plongée dans un espace à 10 (ou 11) dimensions. Michel Bitbol ✐ Davis, E. A., et Falconer, I. J., J. J. Thomson and the Discovery of the Electron, Taylor and Francis, 1997. Whittaker, E., A History of the Theories of Aether and Electricity, Dover, 1989. ÉLÉMENT PHILOS. SCIENCES Se dit des corps simples dont les autres sont formés. La notion de corps simple peut prêter le flanc à de nombreuses confusions et difficultés, puisqu’elle dépend de la théorie considérée. Ainsi, chez les présocratiques, l’élément, qu’il soit feu chez Héraclite ou eau chez Thalès, répond à une question concernant l’origine des choses. D’une façon générale, avec l’introduction par Empédocle, puis par Aristote, des quatre éléments (terre, eau, air, feu), il s’agit de caractériser la permanence des substances par-delà les changements apparents. La théorie alchimique met en oeuvre les éléments du sel, du soufre et du mercure. Une première et profonde transformation apparaît avec Descartes, qui introduit dans son système, où la matière est identifiée à l’étendue, trois éléments, la raclure, les boules et les grosses parties, caractérisés exclusivement par leur forme et par leur mouvement. Cette structure permet, en outre, de rendre compte des phénomènes lumineux, en ce sens que le mouvement de la raclure est ce qu’on appelle lumière dans les corps lumineux (soleil, étoiles) ; les boules, ce qui permet la transmission du mouvement qu’on appelle lumière (elles constituent les cieux) ; et les grosses parties, l’opacité, c’est-à-dire l’empêchement de la transmission du mouvement qu’on appelle lumière (planète, etc.). Une seconde transformation se met en place avec la

chimie de Lavoisier fondée sur le principe de la conservation de la matière. Elle débouche, à la fin du XIXe s., sur une claire distinction entre corps simples et éléments, associée à la construction de la classification périodique des éléments par Mendeleïev (1834-1907). Un élément, d’abord caractérisé par son poids atomique, puis, aujourd’hui, par son numéro atomique Z (nombre de protons dans le noyau), est ce à partir de quoi un corps simple est constitué (l’hydrogène et l’oxygène constituent l’eau – H2O). Il est bon de noter qu’un élément regroupe sous le même numéro atomique les différents isotopes de l’élément considéré, puisque les isotopes dépendent seulement du nombre des neutrons contenus dans le noyau. Michel Blay ✐ Aristote, De Caelo, IV. Descartes, R., Principes de la philosophie, Troisième partie. downloadModeText.vue.download 343 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 341 ÉLIMINATIVISME MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT Doctrine considérant que tout ce que certains philosophes considèrent comme irréductible, conceptuellement ou ontologiquement, à des objets, à des propriétés ou à des processus matériels, est en droit réductible (car il n’existe que des choses matérielles) et le sera un jour (car la science progresse). L’éliminativisme est la forme contemporaine du matérialisme. Il est lié au positivisme, voire au scientisme. Pour R. Rorty : « Il n’est pas plus absurde de dire “Personne n’a jamais ressenti de douleur” que de dire “Personne n’a jamais vu de démon”, si nous avons une réponse adéquate à la question : “De quoi parlais-je en disant avoir ressenti une douleur ?”. À cette question, la science du futur peut répondre : Vous parliez de l’occurrence d’un certain processus neuronal, et cela nous rendrait la vie plus simple si, dans le futur, vous disiez : “Mes fibres C sont excitées” plutôt que de dire : “J’ai mal”. »1 Si l’éliminativiste a raison, notre façon

courante de parler des états mentaux et des processus psychologiques, autrement dit : notre psychologie commune, disparaîtra lorsque les sciences de l’esprit auront atteint leur plein développement. Une raison d’adopter cette thèse tient à l’avantage qu’on croit trouver dans la perspective d’une théorie unifiée de la science. À défaut de penser les désirs, par exemple, en termes de mouvements moléculaires, nous aurions toujours deux domaines irréductibles, celui du mental et celui du physique, et les lois de la sciences ne s’appliqueraient pas à toute la réalité. L’éliminativisme est étroitement lié à l’idée d’une unité de la science dont le paradigme est constitué par les sciences physiques. L’éliminativiste est donc moniste en épistémologie : il n’existe qu’une seule méthode vraiment scientifique, celle de l’explication causale. Mais il accepte aussi une certaine métaphysique, moniste, selon laquelle il n’existe rien d’autre que la réalité matérielle. L’histoire des sciences pourrait ainsi être interprétée comme manifestant un mouvement général de la pensée scientifique dans le sens de cette réductibilité du mental au physique. Pour S. Stich : « L’astronomie populaire était fausse, et pas seulement sur des points de détail. La conception générale du cosmos comprise dans la sagesse populaire de l’Occident était complètement et absolument erronée. On peut en dire autant de la biologie populaire, de la chimie populaire et de la physique populaire. Aussi merveilleuses et imaginatives qu’ont pu être théories et spéculations populaires, elles sont apparues ridiculement fausses dans tous les domaines pour lesquels nous avons aujourd’hui une science sophistiquée. »2 Pour P. Churchland, de même que la notion d’impetus a disparu de l’explication scientifique, celle de conscience elle aussi disparaîtra 3. Au moins sous une de ses formes, le dualisme psychophysique accepte la thèse selon laquelle il existe des processus strictement physiques parallèles aux processus mentaux et s’interroge simplement sur la façon de relier les deux. À la limite, un dualisme psychophysique peut accepter l’intégralité de la position éliminativiste, sauf la doctrine que l’explication physique épuise la réalité (c’est-à-dire en refusant le matérialisme). Une façon plus radicale de s’opposer à l’éliminativisme sans renoncer au monisme ontologique matérialiste se trouve chez Davidson. Pour ce dernier, si tous les événements mentaux sont identiques à des événements physiques, l’irrréductibilité est conceptuelle : une description d’un événement mental ne peut être réduite à la description d’un événement

physique. ▶ L’éliminativiste semble croire que lorsque quelqu’un dit qu’il a mal, le concept de douleur n’est pas normatif. Or, si la psychologie commune est irréductible, ce n’est pas parce qu’elle prétendrait à la vérité au même titre que la psychologie scientifique, mais parce que les concepts psychologiques sont aussi des normes et même des évaluations de nos comportements. Une norme et une évaluation ne sont évidemment pas quelque chose de physique. Roger Pouivet ✐ 1 Rorty, R., « Mind-Body Identity, Privacy, and Categories », Review of Metaphysics, 19, 1, 1965. 2 Stich, S., From Folk Psychology to Cognitive Science, MIT Press, Cambridge (MA), 1983, p. 229. 3 Churchland, P., Neurophilosophy, trad. PUF, Paris, 1999 ; Matter and Consciousness, trad. Matière et conscience, Champ Vallon, Nîmes, 1998. ! DOUBLE ASPECT (THÉORIE DU), ESPRIT, MATÉRIALISME, NORME, PHYSICALISME, SURVENANCE expliquer et comprendre ÉMANATION, ÉMANATISME Du latin emanare, « couler ». PHILOS. ANTIQUE Processus selon lequel les êtres multiples procèdent de l’Un premier, en particulier dans le néoplatonisme. PHILOS. RENAISSANCE, MÉTAPHYSIQUE L’un des traits propres au platonisme humaniste est de souligner la fonction de l’amour dans le processus d’émanation, et surtout dans le chemin de « retour ». M. Ficin 1, dans son célèbre commentaire au Banquet platonicien, explique le processus de la production des différents niveaux ontologiques par l’amour que Dieu éprouve pour sa création, de même que la remontée à Dieu procède par l’amour que l’âme

éprouve pour Dieu. Ce qui caractérise donc l’amour est sa réciprocité : de même que le monde tend et désire Dieu, de même Dieu tend vers le monde. L’amour permet à Ficin, et à ceux qui le suivent, comme F. Patrizi 2, de considérer l’émanation non pas comme l’expression et l’expansion de l’Un, mais comme un acte volontaire, spontané et libre. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Ficin, M., Opera ommia, Bâle, 1576 ; repr. éd. M. Sanciprianp, 2 vol. Turin, 1959. 2 Patrizi, F., Nova de universis philosophia, Ferrare, 1591. Voir-aussi : Allen, M.J.B., The Platonism of M. Ficino, Berkeley / Los Angeles, 1984. Allen, M.J.B., Plato’s Third Eye. Studies in M. Ficino’s Metaphysics and its Sources, Aldershot, 1994. ! ÂME, COSMOLOGIE, DIEU, PLATONISME downloadModeText.vue.download 344 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 342 ÉMERGENCE Calque de l’anglais : emergence. MÉTAPHYSIQUE Existence de propriétés d’un ensemble qui ne peuvent pas être réductibles à celles de ses parties. (Concept d’origine biologique.) Le concept d’émergence a son origine chez des biologistes et des métaphysiciens évolutionnistes anglais du début du XXe s., comme C. Lloyd Morgan 1 et S. Alexander 2, qui rejettent la conséquence apparemment réductionniste de la théorie de la sélection naturelle pour laquelle aucune formation d’organismes nouveaux ou de modifications de la structure de ces organismes ne puisse intervenir. Les émergentistes soutiennent au contraire que l’évolution est compatible avec l’existence de formes nouvelles ou imprévisibles, telles que, notamment, la conscience et l’esprit. L’idée de propriété émergente est donc invoquée, dans le contexte biologique, contre le mécanisme et en faveur de la

thèse selon laquelle il existe des niveaux d’organisation distincts des processus physiques et chimiques qui produisent les formes vivantes. Plus généralement, elle peut ainsi se ramener à l’idée que la totalité n’est pas identique à la somme de ses parties, et impliquer des formes de holisme, par exemple quand on dit qu’une société ne se réduit pas à la somme des propriétés des individus qui la composent. Chez Alexander, mais aussi chez Bergson (avec l’idée d’« élan vital ») et chez Whitehead 3, l’idée d’émergence va de pair avec une forme de vitalisme qui insiste sur l’aspect radicalement nouveau des formes « supérieures » par rapport aux formes « inférieures ». Alexander en tire même un argument théologique en faveur de l’existence d’une divinité qui émerge dans le temps, au terme d’un lent processus. La métaphysique évolutionniste de Peirce et les variantes idéalistes du pragmatisme américain s’appuient aussi sur cette idée. ▶ Le problème se pose de savoir si l’émergence implique une nouveauté radicale, une sorte de saut qualitatif, ou si elle n’implique qu’un changement graduel. Dans cette hypothèse, un tout n’est pas radicalement distinct de ses parties ou de sa structure microphysique, mais dépend, sans s’y réduire, de ces parties. Cette thèse plus faible, et compatible avec un matérialisme, était défendue par le philosophe anglais C. D. Broad 4 ; elle a été redécouverte par les philosophes contemporains de l’esprit et de la biologie, comme J. Kim 5, qui utilisent plutôt le concept (emprunté à la philosophie morale) de survenance. Une propriété B survient sur une propriété A si tout changement dans B implique un changement dans A sans que l’on puisse prédire à partir de A les changements qui auront lieu dans B. Les philosophes et les logiciens ont étudié la logique de la relation de survenance, et ont été conduits à distinguer ainsi diverses variétés de réduction et de dépendance. Le concept d’émergence a également réapparu dans les théories contemporaines de la dynamique des formes du vivant. Claudine Tiercelin ✐ 1 Alexander, S., Space, Time and Deity, McMillan, Londres, 1920. 2 Lloyd Morgan, C., Emergent Evolution, Londres, 1922. 3 Whitehead, A. N., Procès et réalité, Gallimard, Paris, 1993.

4 Broad, C. D., Mind and its Place in Nature, Routledge, Londres, 1925. 5 Kim, J., Supervenience and Mind, Cambridge University Press, 1993. ! ÉVOLUTION, RÉDUCTIONNISTE, SURVENANCE ÉMOTION Du latin ex et moveo : « déplacer », « ébranler » ; par extension, « ce qui met en mouvement et nous jette au dehors ». Conçue au préalable comme un trouble violent mettant en mouvement ce qui devrait au contraire se trouver au repos (ataraxie antique), agitant le corps d’une passion souvent néfaste ou bien suscitant en l’âme une force peu commune (pathétique cartésienne), l’émotion se pare peu à peu d’une valeur métaphysique. Proche de l’enthousiasme romantique, l’émotion est une véritable figure de la conscience et de son rapport au monde dans la tradition ouverte par l’existentialisme. C’est bien évidemment dans l’art qu’un tel concept acquiert une importance que la critique kantienne, tout à sa recherche d’un réconfort ou d’une simple réconciliation entre la sensibilité et l’entendement, ne laissait presque pas entrevoir. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE Mouvement affectif, généralement considéré comme soudain et violent. Depuis le XIXe s. le terme « émotion » a généralement supplanté celui de « passion » en psychologie. Il paraît axiologiquement neutre, il ne conduit pas aussi explicitement à une théorie interprétant l’affectivité comme une passivité de l’âme. Il permet par contre de souligner le rôle des mouvements corporels et des réactions organiques dans la vie affective. Dans les Passions de l’âme 1 de Descartes, « émotion » renvoie parfois indifféremment à une mise en mouvement de l’âme ou du corps. Cependant, le fait que les passions sont les pensées qui « agitent » et « ébranlent » l’âme le plus fortement justifie l’utilisation particulière du terme « émotion » à leur propos (art. 28). Les passions sont « le plus prochainement » causées par le mouvement purement corporel des esprits animaux dans le cerveau. Ainsi dans son rapport à la passion

le terme « émotion » engage ce qu’elle peut comporter d’apparemment perturbateur ou de dérégulateur, en tant même que le corps a des effets sur la pensée. Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique 2, Kant distingue la « passion » (Leidenschaft), liée à la faculté de désirer, de « l’émotion » (Affekt), violemment brève et irréfléchie. Celle-ci, liée à la faculté du plaisir et de la peine, « réside dans la surprise provoquée par l’impression, laquelle abolit la contenance de l’esprit » (§ 74). Darwin 3 cherche l’origine des émotions en les référant à des causes extérieures, par exemple une menace. Celles-ci provoquent chez l’homme et l’animal une modification de l’expression leur permettant de s’adapter efficacement. Cette thèse permettra à William James de concentrer de manière décisive l’étude de l’émotion sur ses manifestations corporelles. Selon lui, l’introspection montre que les « modifications organiques dont on veut faire les simples conséquences et l’expression de nos affections et passions “fortes” en sont au contraire le tissu profond, l’essence réelle » 4. Ainsi l’émotion n’est pas une modification interne de l’âme et une conscience de celle-ci. Elle est la conscience des « changements corporels résultant directement de la perception du fait ayant provoqué l’émotion ». Puisque je tremble face à l’ours que je viens de voir, je ressens de la peur. Juger qu’il faut downloadModeText.vue.download 345 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 343 alors courir ne se confond pas avec l’effroi que j’éprouve. Ressentir une émotion n’est pas raisonner ou calculer. Dans une perspective fonctionnaliste, John Dewey 5 souligne que « L’idée et l’excitation émotive sont constituées en même temps [...]. L’émotion est la manifestation de la lutte pour l’adaptation ». L’émotion est ainsi un comportement. Le vécu conscient n’y est qu’un aspect intervenant dans la coordination entre les stimulus et la réponse. De ce fait, l’émotion n’est pas la simple conscience d’un trouble corporel, elle engage une certaine tension dans un processus de coordination

et donc comporte une certaine rationalité. Pourtant, même considérée comme une « conduite », l’émotion peut paraître simplement dérégulatrice, perturbatrice. C’est pourquoi, en élaborant ou en discutant les apports de la psychologie cognitive, des auteurs ont voulu établir sa rationalité. Ronald de Sousa 6 met en avant sa rationalité « externe » dans les processus adaptatifs. Jon Elster montre comment nos émotions composent une « alchimie mentale »7 au sein de nos motivations et à la base des normes sociales. L’émotion paraît indispensable dans un choix rationnel pour parvenir à une décision et agir. En reconnaissant que l’émotion est une relation intentionnelle, certains phénoménologues avaient abouti à des résultats assez proches. Pour Sartre 8 « la conscience émotionnelle est d’abord conscience du monde ». L’émotion est ainsi une conduite, mais la conscience s’y laisse chuter dans le magique. Le corps est utilisé comme un moyen d’incantation grâce auquel le monde réel et ses dangers sont niés. Ricoeur 9 souligne que l’émotion ne jette pas d’emblée l’individu hors de lui. Sa spontanéité lui donne un rôle fonctionnel. Elle nous tire de l’inertie, en obligeant notre volonté à se reprendre. Ainsi elle ne constitue pas un motif d’action, et elle est un moyen pour notre volonté. L’analyse cartésienne de l’admiration doit servir de guide. Comme le pensait Kant l’attitude émotive la plus simple est la surprise, mais celle-ci dynamise notre activité. ▶ Malgré sa rupture avec la théorie des passions les approches contemporaines de l’émotion peuvent être conduites à souligner la vulnérabilité, la fragilité que cette dernière implique. Le neurobiologiste A. Damasio en vient à parler d’une « passion fondant la raison » 10. De plus, même quand Descartes est rejeté, on est souvent proche de l’approche cartésienne selon laquelle ce qui est en jeu est de l’ordre de la surprise et de l’incitation, non d’une dérégulation. Jean-Paul Paccioni ✐ 1 Descartes, R., Les passions de l’âme (1644), édition RodisLewis, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, 1967. 2 Kant, E., Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), trad. A. Renaut, « Anthropologie du point de vue pragmatique », GF Flammarion, Paris, 1993. 3 Darwin, Ch., The expression of the emotions in man and animals (1872), trad. S. Pozzi et R. Benoît : « L’expression des émo-

tions chez l’homme et les animaux », Éditions du C.T.H.S., Paris, 1998. 4 James, W., Principles of psychology (1890), trad. du chap. XXIV, « La théorie de l’émotion », Alcan, Paris, 1903. 5 Dewey, J., « The theory of emotion », Psychological Rewiew, t. I, 1894, t. II, 1895. 6 Sousa, R. de, The rationality of emotion, MIT Press, Cambridge, 1987. 7 Elster, J., Alchemies of the mind. Cambridge University Press, Cambridge, 1999. 8 Sartre, J.P., Esquisse d’une théorie des émotions (1938), Hermann, L’esprit et la main, Paris, 1960. 9 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté, I. Le volontaire et l’involontaire (1950), Aubier, Philosophie, Paris, 1988. 10 Damasio, A.R., Descartes’ Error (1994), trad. M. Blanc, « L’erreur de Descartes », Odile Jacob, Poches, Paris, 2001. ! AMOUR, DÉSIR, DISPOSITION, ÉMOTIVISME, PASSION, VOLONTÉ PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Réaction affective, souvent intense et accompagnée de manifestations physiologiques, à une situation réelle ou imaginée. Les émotions, appelées passions dans la philosophie classique, sont des états affectifs complexes comportant des composantes physiques et mentales. Elles sont liées à des changements physiologiques et ont souvent une expression physique caractéristique (posture, expression du visage, etc.). Elles font intervenir une représentation d’une situation (ou d’un objet), constituant l’objet intentionnel de l’émotion, et une évaluation de cette situation. Elles ont une dimension qualitative spécifique et une valence positive ou négative. Elles sont généralement associées à des tendances spécifiques à l’action, comme la fuite dans la peur, ou l’agression dans la colère. Leur déclenchement soudain, leur durée brève, leur focalisation sur une situation particulière les distinguent des humeurs ou des traits de tempérament. Les principaux débats philosophiques contemporains sur les émotions portent, d’une part, sur l’existence d’émotions élémentaires et la possibilité de ramener les autres émotions à des complexes de celles-ci, et d’autre part, sur les relations entre les différentes composantes des émotions. Selon la théorie périphéraliste, initialement proposée par W. James 1 et C. G. Lange, une émotion est essentiellement la perception de certains changements physiologiques involontaires et

les différentes émotions correspondent à différents profils de réactions physiologiques. Ainsi, nous avons peur parce que nous tremblons et fuyons, et non l’inverse. La théorie centraliste, développée notamment par W. Wundt et E. Titchener 2, soutient au contraire qu’une émotion est essentiellement caractérisée par un type spécifique d’expérience subjective, irréductible à des sensations physiologiques périphériques. Enfin, selon la théorie cognitive 3, les émotions ont pour élément essentiel une évaluation de la signification que revêt pour le sujet une situation représentée. Dans la cadre de cette approche cognitive, on s’interroge notamment sur les liens entre émotion, croyance et rationalité 4, 5. Élisabeth Pacherie ✐ 1 James, W., « What is an Emotion? », Mind, 19, 1884, pp. 188204. 2 Titchener, E. B., Lectures on the Elementary Psychology of Feeling and Attention, Macmillan, New York, 1908. 3 Lyons, W., Emotion, Cambridge University Press, Cambridge, 1980. 4 Damasio, A. R., l’Erreur de Descartes. La raison des émotions, trad. M. Blanc, Odile Jacob, Paris, 1995. 5 De Sousa, R., The Rationality of Emotions, MIT Press, Cambridge (MA), 1987. ! AFFECT, CROYANCE, RATIONALITÉ ESTHÉTIQUE Type de réponse que nous apportons aux phénomènes esthétiques, et notamment à ceux qui nous rangeons pardownloadModeText.vue.download 346 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 344 mi les oeuvres d’art (d’autres réponses existent, et ne sont pas émotives). Émotion et contenu artistique Il arrive que l’oeuvre exprime dans son contenu manifeste une émotion que nous reconnaissons : de frayeur, de mélancolie, de respect, d’abandon ou de joie, et nous serions supposés y participer d’une manière ou d’une autre. Mais on peut aussi éprouver ce genre de réponse dans d’autres circonstances : voir décoller une fusée, considérer de près

la tête couronnée d’un insecte, etc., peut entraîner une réaction esthétique de contentement, d’admiration ou de surprise. Pour ce qui regarde le contenu émotionnel – décrit ou exprimé – que l’artiste est réputé avoir enfermé dans l’oeuvre, il est difficile d’en parler. Même si le caractère non représentatif de la musique incline souvent à conclure qu’elle serait le véhicule de nos émotions plus qu’aucune autre forme d’art, cet accès immédiat et sans distance soulève nombre d’interrogations. Nous ne sommes nullement assurés qu’existe un rapport déterminé entre le registre des attitudes qu’on prétend suivre (lorsqu’on écoute l’Offrande musicale ou le Sacre du printemps) et le registre des attitudes qui seraient artistiquement « exprimées » afin d’être provoquées sélectivement chez l’auditeur, comme on l’a cru à l’âge romantique. Une inversion peut se produire, qu’a déjà marquée Aristote 1 au sujet de la tragédie, en se servant du concept de catharsis. La peur et la pitié sont retournées et « allégées » dans l’esprit du spectateur. Elles deviennent alors inoffensives. Ces émotions, produites en lui, le sont par l’occasion d’un jeu : le lien n’est pas de conséquence obligée entre la suggestion et la réponse. Mieux encore, la purification des affects appelle un ensemble de dispositions lié à notre comportement antérieur et à des habitudes acquises grâce auxquelles nous les reconnaissons. Le fait est que nous éprouvons à l’audition d’une tragédie d’autres émotions qui ne se réduisent pas à celles qui sont agitées – et imitées – devant nous. Aristote veut signifier par là que les oeuvres scéniques et théâtrales parviennent à capturer des états psychologiques, à les stimuler, mais qu’elles y réussissent en transposant ceux que nous ressentirions dans des moments paroxystiques qui ne sont pas forcément vécus. Le point central est que l’émotion esthétique n’est pas de même nature que l’émotion qu’elle imite et exemplifie le cas échéant, de telle sorte que, pour éprouver une émotion esthétique, il faudrait au sens strict ne pas la subir. Notre capacité à comparer de telles réponses (parfois contradictoires) est déjà un exercice mental qui participe du jeu artistique lui-même. Il en va ainsi aujourd’hui pour le film d’horreur ou pour le film noir. La conception émotiviste de l’art Le sens moderne du mot « émotion » n’enveloppe pas seulement des sensations, pourtant bien réelles, mais d’abord une représentation déterminée du monde qui commande notre réaction. L’attention est concentrée ou elle est déplacée ; nous « croyons comme », selon l’expression de Walton 2. Et de fait, tantôt nous sommes confrontés aux symboles artistiques de telle façon que notre environnement perceptif devient méconnaissable ; tantôt nous réagissons par un état mental et un comportement spécifiques face à un état de choses fictif qui nous est représenté (à l’occasion d’un opéra, à la lecture d’un roman, etc.). Dans les deux cas, la capacité à

être ému est une aptitude distinctive qui suppose l’emploi de critères implicites : nous nous servons de la réponse émotive pour en extraire certaines valeurs. On parle d’émotions négatives, quand ce n’est pas une satisfaction plaisante qui nous est suggérée directement. Une interprétation émotiviste des phénomènes esthétiques attribue aux oeuvres d’art, dans leur statut d’objets non-physiques, un programme d’instructions ou de suggestions susceptibles de guider la performance d’un groupe de spectateurs ou d’auditeurs accueillant ces mêmes phénomènes. Disposition affective et expérience émotionnelle La question de savoir en quoi nous pourrions isoler des autres affects la variété naturelle de ce genre de réponses est un sujet toujours débattu dans l’état actuel de nos connaissances. Elle n’implique pas de l’assimiler à une forme de perturbation mentale car, heureusement, si l’émotion esthétique est un mouvement déterminé de la représentation, elle distingue sans peine par son intentionnalité (et donc sa direction propre) des sentiments corporels qu’elle situation d’entraîner. Sous ce rapport, la dichotomie

se par est en émotion

/ jugement n’est pas toujours opératoire. Rien n’empêche de penser que nos émotions aient une composante intellectuelle très forte à la différence des humeurs qui « colorent » l’action. Néanmoins, l’idée voulant que l’émotion esthétique soit un composé hybride de représentation mentale et de sensations (celles-ci étant « causées » par celle-là) est doublement trompeuse, comme le rappelle Budd 3. Des sensations opposées peuvent instancier, et me faire éprouver, la même émotion – esthétique ou pas – ; ensuite, il est douteux que la représentation puisse requérir l’obtention de réactions qu’il nous serait commandé d’avoir. L’intentionnalité dérive de la représentation intrinsèque de l’émotion, non pas de l’objet extérieur. On entre dans la Sainte-Chapelle de Paris en constatant un effet de mise à distance physique de l’édifice : les sensations corporelles ne servent pas à qualifier pour elle-même l’émotion ressentie. Scruton soutient que cette dernière est une sorte de pensée qui ne fournit pas de croyance positive (unasserted thought) 4. C’est pour faire face au vertige de l’ineffabilité qu’on a coutume de séparer la disposition affective et l’expérience émotionnelle. La première est une capacité que l’on éprouve à être affecté de telle ou telle façon : des oeuvres fort différentes procureraient le même type d’émotion en activant une disposition identique. La seconde est le propre d’un sentiment dirigé et ajusté qui préside à cette activation. La Pietà

de Michel-Ange est un exemple d’appel à la manifestation d’une disposition : l’oeuvre suggère l’amour compassionnel d’une mère soutenant le cadavre de son fils. Mais il faut y ajouter, pour se libérer de tout fétichisme pathétique – et afin qu’une émotion véritablement esthétique soit ressentie –, une direction autonome de la représentation venant gouverner la mobilisation de cette disposition. Nous devons nous appuyer sur les caractéristiques formelles et néanmoins inertes du groupe statuaire. Ce qui nous émeut, en effet, n’est pas la déploration de la Vierge, mais la stylisation de cet affect qui paradoxalement l’accroît. En revanche, si l’on regarde le Cri de Munch et que l’on accueille cette émotion panique, la signification « pathologique » du tableau, comme eût dit Kant, prend alors le dessus. Les peintres expressionnistes ont voulu – pour d’autres raisons formelles –, figer unilatéraledownloadModeText.vue.download 347 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 345 ment le rapport existant entre la disposition contemplative et l’expérience. Émotion et connaissance À quelles conditions l’émotion pourrait-elle contribuer à la connaissance des propriétés reconnues aux oeuvres d’art ? L’ineffabilité de l’émotion a conduit Hanslick 5 à s’opposer à toute espèce de sentimentalité « projetée » dans l’expérience musicale : en elle, il n’y a pas pour lui de contenu expressif. L’expérience émotionnelle de la musique se confondrait avec l’articulation repérable à l’écoute de ses propriétés formelles. Mais cette position extrême demeure contestée (notamment par Kivy 6 et Levinson 7, dans l’école analytique, ou par les commentateurs de Schopenhauer et de Nietzsche). D’autre part, il n’est pas faux que nous avons appris à applaudir, à contempler, etc. D’où vient alors que nous estimions malgré tout que le bénéfice émotionnel n’est pas nul ? La conception standard admet que l’émotion est quelque chose comme la résultante de certaines de nos croyances : une capacité à donner son approbation, à admirer, etc. Contre cette idée, on a soutenu récemment que l’émotion est plutôt assimilable à un épisode, et que ce genre d’épisode n’est pas un état privé d’absorption ou d’ivresse. Il possède une composante dynamique et il est attaché à la manière dont sont perçus le morceau de musique, le tableau, ou le spectacle de danse. Ce qui voudrait dire que des traits non conceptuels et non propositionnels ont été « recrutés » par l’auditeur et le spectateur comme autant d’informations dignes d’exciter son intérêt. En pareils cas, il est admissible que l’émotion nous apprenne

quelles propriétés non syntaxiques sont cognitivement associées aux propriétés esthétiques. ▶ L’émotion esthétique est peut-être dénuée de réelle pertinence en ce qui concerne l’identification du « symbole » artistique. Mais il serait exagéré d’en conclure que certaines oeuvres d’art n’ont pas pour fonction de nous émouvoir, tant il semble difficile de ramener à leur signification intrinsèque la variété des états représentatifs, imaginatifs et perceptuels qui sont les ingrédients spécifiques de ce genre de réponse. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Aristote, la Poétique, chap. 6, 13 et 14, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. 2 Walton, K., Mimesis as Make-believe, Harvard U. P., Cambridge Mass., 1990. 3 Budd, M., « Emotion », in A Companion to Aesthetics, D. E. Cooper (éd.), Blackwell, Oxford, 1992. 4 Scruton, R., The Aesthetics of Music, Clarendon Press, Oxford, 1997. 5 Hanslick, E., Vom Musikalisch-Schönen : Ein Beitrag zur Revision der Ästhetik der Tonkunst (1854), trad. Bannelier, Du beau dans la musique : essai de réforme de l’esthétique musicale, rééd. Bourgois, Paris, 1986. 6 Kivy, P., Sound Sentiment : An Essay on the Musical Emotions, 1989, Temple U. P. 7 Levinson, J., « Emotion in response to Art : A survey of the terrain », in The Pleasure of Aesthetics, Cornell U. P., Ithaca, 1996. Voir-aussi : Budd, M., Music and the Emotions, Routledge, Londres, 1985 ; Values of Art, Pictures, Poetry and Music, Penguin Books, Londres, 1995. Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, Londres, 1999. Sartre, J.-P., Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, Paris, 1939, rééd. Le Livre de Poche, coll. « Références », 2000. Wollheim, R., On the Emotions, Yale U. P., New Haven, 1999. ! CATHARSIS, PLAISIR, SATISFACTION, SENSIBILITÉ, SENTIMENT ÉMOTIVISME Trad. de l’anglais emotivism. Doctrine méta-éthique développée par A. J. Ayer et C. L. Stevenson. Dominante dans les années 1950, avec le prescriptivisme, elle reste l’une

des positions majeures de la philosophie morale contemporaine. PHILOS. CONTEMP., MORALE Doctrine selon laquelle les jugements moraux expriment l’attitude du locuteur (approbation ou blâme) face à certains faits ou actes, et son intention de la faire partager. Il explique aisément la nature motivante des jugements moraux, mais rend problématique le statut du raisonnement pratique. Dire : « C’est mal de voler », c’est manifester une intention, sincère ou non, d’agir et d’inciter les autres à agir. Les jugements moraux ont une force de motivation que les jugements de fait n’ont pas. L’émotivisme se présente comme la seule thèse apte à l’expliquer sans abolir la distinction entre fait et valeur, dont il soutient deux versions. Motivation et croyance En premier lieu, il affirme avec Hume 1 que les croyances seules, sans désir, n’ont aucune force de motivation. Les jugements moraux doivent donc exprimer, outre des croyances en certains faits (le vol désorganise la société), une attitude (l’approbation du lien social). Se pourrait-il toutefois que le jugement moral énonce un type particulier de faits : nos désirs ? « Il est bon de lapider les voleurs » pourrait signifier : « Il est désirable pour le plus grand nombre que les voleurs soient lapidés » (utilitarisme). C’est l’option du naturalisme éthique qui fait de l’éthique une science empirique. L’irréductibilité de l’éthique L’émotivisme répond par une seconde version de la distinction entre fait et valeur : l’argument de la question ouverte, repris à G. E. Moore 2. Supposons qu’un acte soit désirable pour le plus grand nombre : la question de savoir s’il est bon reste ouverte. « Bon » n’est donc pas analytiquement équivalent à « désirable pour le plus grand nombre ». Cette difficulté vaut pour toute analyse des termes éthiques en termes factuels. L’argument de Hume permet à l’émotivisme de rejeter la conclusion de Moore (les jugements moraux énoncent des faits non naturels – cf. « Intuitionnisme ») et de réaffirmer que les jugements moraux n’ont pas de valeur cognitive. « Le vol est puni par la loi », « le vol me dégoûte » énoncent des faits, vrais ou faux. Mais « c’est mal de voler » n’est qu’en apparence l’énoncé d’un fait. Il équivaut à « à bas le vol ! », qui n’est ni vrai ni faux. L’émotivisme explique ainsi la motivation morale sans recourir à une raison pratique, et maintient la distinction entre fait et valeur en évitant les difficultés de l’intuitionnisme.

Le problème de la rationalité pratique Selon l’émotivisme, on ne discute que des faits (« c’est mal de voler, mais je n’ai pas volé ») ou de la cohérence d’un système éthique (« c’est mal de voler, donc c’est mal de voler les riches »). P. T. Geach a toutefois objecté au second point le problème dit « des contextes non assertifs » 3. Dans des énoncés comme : « si c’est mal de voler, alors c’est mal de voler les riches », le locuteur emploie un terme éthique sans endosser l’attitude correspondante : il peut dire cela et approuver le downloadModeText.vue.download 348 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 346 vol. Mais si c’est le fait d’endosser une attitude qui donne à ce terme sa signification, alors de cet énoncé on ne peut déduire cet autre : « c’est mal de voler les riches », où la signification de « mal » ne serait plus la même. L’émotivisme rend donc difficilement compte de la logique de type cognitif que nous appliquons aux jugements moraux. ▶ De plus, l’émotivisme ne semble pas être en mesure de distinguer propagande et argumentation rationnelle dans la résolution des conflits de valeur. Il diminue plutôt la place de ceux-ci, affirmant que les membres d’une même communauté réagissent de la même façon aux mêmes choses. Mais il reste que les valeurs ne sont pas rationnelles. Julien Dutant ✐ 1 Hume, D., Traité de la nature humaine, livre III, I, 1. 2 Moore, G. E., Principia Ethica (1903), Cambridge, Univ. Press, trad. fr. 1998, PUF, Paris. 3 Geach, P. T., « Assertion », Philosophical Review, 74 (4), 1965, pp. 449-465. Voir-aussi : Ayer, A. J., Language, Truth and Logic, chap. 6, Gollancz, Londres, 1936. Stevenson, C. L., Ethics and Language, Yale Univ. Press, New Haven, 1944. Gibbard, A., Wise Choices, Apt Feelings, Mass., Harvard Univ. Press, Cambridge, 1990, trad. « Sagesse des choix, justesse des sentiments », PUF (répond aux objections faites à l’émotivisme), Paris, 1996.

! DESCRIPTIVISME ET EXPRESSIVISME, EXTERNALISME ET INTERNALISME, INTUITIONNISME, PRESCRIPTIVISME EMPIRIQUE Du grec empirikos, nom que se donnaient les membres d’une école médicale du IIe s. qui restreignaient le champ des connaissances aux seules observations. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE 1. Ce qui se limite à des observations ou en provient sans élaboration véritable. – 2. Ce qui se fonde sur l’expérience sensible. – 3. Ce qui est connu au moyen de l’expérience. 1. Les savoirs empiriques, acquis grâce à la pratique, ne réclament, dit-on, que répétition et mémoire. En ce sens, « empirique » sert principalement à distinguer, parmi les connaissances que nous tirons de l’expérience, ce qui est produit de façon spontanée ou sans grande réflexion de ce qui résulte d’une véritable élaboration intellectuelle. Empirique s’oppose alors (1) à scientifique : un savoir empirique n’est pas une connaissance scientifique ; (2) à systématique : avoir une connaissance empirique de x n’est pas avoir une théorie de x ; (3) à expérimental : méthode expérimentale contre méthode empirique, la première élaborant des dispositifs complexes pour obtenir des données bien déterminées, la seconde généralisant à partir d’observations faisables par tous. (« Méthode empirique » a aussi d’autres sens : a) façon de faire issue de la pratique, b) méthode générale des sciences empiriques.) 2. Synonyme de « a posteriori », « empirique » s’applique, à la base, à des assertions. Un jugement est empirique s’il faut faire appel à l’expérience sensible pour établir sa vérité ou sa fausseté ou pour, plus modestement, justifier rationnellement le fait de le tenir pour vrai ou pour faux. Il est a priori dans le cas contraire. Cette dichotomie s’étend aux théories et aux disciplines. Les théories (systèmes d’énoncés) sont empiriques si elles peuvent être justifiées ou réfutées par l’expérience, c’est-à-dire si elles ont comme conséquences des énoncés particuliers (des prédictions) que l’expérience sensible peut confirmer ou infirmer, par exemple : « il y aura une éclipse de soleil à... le... ». Et les disciplines dont les théories sont empiriques le sont elles aussi. Une deuxième signification, subordonnée à cette première, est : ce qui a sa source dans l’expérience sensible. Ce double sens – l’un relatif à la justification (2a), l’autre à l’origine (2b) – s’explique par le lien existant à l’époque moderne entre théorie de la connaissance et théorie des sources de connaissance. Entendu de cette façon, empirique peut s’appliquer à toutes sortes de contenus : concepts, intuitions, etc. Kant opposait, ainsi, concepts empiriques et concepts purs (tirant tout leur contenu de l’entendement), sensible empi-

rique et sensible pur, matériau empirique de l’expérience (les sensations) et formes a priori, etc. Au sens 2b sont attachées deux difficultés : 1) La nécessité de lever l’ambiguïté entre deux compréhensions possibles, l’une renvoyant à un ordre psychogénétique, l’autre à un ordre logique. La formation d’un contenu – le nombre 2 – peut être provoquée par une expérience adéquate (voir des couples) et ce contenu peut résulter cependant d’une autre source (formes a priori, par exemple), étant donné une certaine analyse de ce contenu et de ce qu’il présuppose. Cette différence, sans objet dans le cas de l’empirisme classique, est essentielle chez un Leibniz ou un Kant. 2) L’existence d’un décalage entre la nature d’un jugement et celle de ses composants. Un jugement ne comprenant que des concepts a priori doit être lui-même, peut-on supposer, vrai ou faux a priori. La réciproque, par contre, est certainement fausse : « il pleut ou il ne pleut pas » ou « les corps sont étendus », vrais a priori, selon Kant, comprennent des concepts empiriques. Ces difficultés montrent qu’une articulation des sens 2a et 2b ne va pas de soi, même dans la philosophie classique. Dans les années 1930, avec le néopositivisme, la recherche d’une telle articulation est abandonnée ; au contraire, on fait valoir la nécessité de séparer « contexte de justification » et « contexte de découverte ». En contexte de justification, « empirique » ne renvoie pas à tout le domaine de l’expérience sensible (de nombreux sens existent : proprioception, sens interne nous permettant de percevoir nos propres états mentaux, etc.). Le fait que, scientifiquement, seul ce qui peut être vérifié par n’importe quel observateur semble devoir valoir de plein droit, ajoute une contrainte supplémentaire. La question d’exclure certains sens ou de pondérer leur valeur se pose. Une restriction aux cinq sens habituels semble aller de soi dans beaucoup de cas, mais pas dans tous. Quel statut la psychologie, comme science empirique, doit-elle accorder à l’introspection ? L’idée d’une distinction nette, fondée en droit, entre empirique et a priori (ou formel, ou rationnel, ou conventionnel) est, par ailleurs, plusieurs fois mise à mal au cours du XXe s., ce qui aboutit à un certain brouillage de cette séparation. Ainsi, dans le cadre de son conventionnalisme, Poincaré conserve la distinction entre loi empirique et principe (seules les premières sont approximatives, révisables et directement dépendantes de l’expérience), mais il lui retire sa valeur absolue : en montrant que la séparation entre les deux relève, en partie, de choix conventionnels, il la rend relative à une certaine théorie physique. Et, Quine, remettant en cause la distinction analytique-synthétique, aboutit à la conclusion que la science est semblable à un tissu où les fils conventionnels

et les fils empiriques s’entrelacent de telle manière qu’aucun downloadModeText.vue.download 349 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 347 morceau ne peut être dit purement conventionnel ni purement empirique. 3. « Empirique » ne s’applique pas seulement à la connaissance et à son expression, mais aussi, de façon dérivée, à ses objets. Ainsi, on qualifiera d’« empiriques » les entités connaissablés par les sens, pour les démarquer de celles, mathématiques ou autres, qui réclament des moyens différents ou supplémentaires : induction, abstraction, intuition, etc. Françoise Longy ! A PRIORI / A POSTERIORI, EXPÉRIENCE EMPIRISME Terme apparu au XVIIIe s. L’empereia grecque, c’est une sorte de foire au divers, au multiple et au fuyant qui ne se constitue comme source réelle de la connaissance que lorsque s’est accompli le programme expérimental de la physique classique. En ce sens il n’est pas étonnant de constater que les déclarations inductivistes de Newton sont formulées au même moment que celles de Locke puis de Hume, ouvrant ainsi la voie à une génération entière de penseurs – ceux des Lumières – cherchant sans relâche à penser l’expérience, à la réduire par des lois descriptives ou bien à lui laisser exprimer cette multiplicité infinie et déroutante. GÉNÉR., PHILOS. CONN. Courant philosophique qui, à partir du XVIIe s. et contre les partisans des idées innées, place l’origine de la connaissance dans les informations qui nous viennent de l’expérience. On aurait tort de trop se fier à la terminaison du mot et d’identifier l’empirisme à un contenu doctrinal qui supposerait que l’esprit doit se contenter d’enregistrer passivement les faits rencontrés au hasard d’essais et d’épreuves sans ordre ni principe. Ce sens vulgaire, calqué du grec ancien et de sa reprise par le vocabulaire médical du XVIIIe s., est tout à la fois réducteur et trompeur. En effet, le terme, attesté pour la première fois en philosophie en 1829, apparaît dans le contexte bien particulier du commentaire de la dialectique kantienne et des oppositions qu’elle établit entre thèses dogmatique et empiriste. Or, les grandes figures de ce que l’histoire des idées, telle qu’elle se constitue au XIXe s., conviendra d’appeler l’« empirisme » s’élaborent dans l’indifférence de ces oppositions et de la distribution qu’elles induisent de l’activité et de la passivité de l’esprit entre la raison et la sensibilité.

L’empirisme n’est pas une doctrine ni même, à proprement parler, une école, mais plutôt une méthode, une attitude de pensée qui, dans la théorie de la connaissance, confère une place centrale à l’expérience et qui ne conçoit pas la raison comme une faculté toute-puissante, mais comme un processus complexe et faillible. Une nouvelle conception de la raison Bacon, en montrant que l’expérience, loin d’être un moment de pure passivité, témoigne déjà d’un esprit au travail, énonce l’un des principes fondateurs de ce courant philosophique. Pour le penseur anglais, le vrai travail de la philosophie est à l’image de la méthode de l’abeille qui « recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs puis la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre » 1. L’empirisme bien compris doit être distingué de la pratique de ceux que Bacon, dans ce même aphorisme, nomme les empiriques, et qui, telles des fourmis, « se contentent d’amasser et de faire usage ». Cette version naïve de l’empirisme, qui prétend tirer la vérité du sensible même, est très éloignée des questionnements que les principaux représentants de ce courant philosophique ont conduits, s’agissant du pouvoir de la raison et de la nature de l’expérience. L’empirisme peut bien être opposé au rationalisme, si l’on comprend que la ligne de partage ne passe pas entre la passivité de l’expérience sensible et l’activité de la raison, mais, à l’intérieur même de la conception de la raison, entre celle d’une faculté autonome et toute-puissante et celle qui suspend l’usage de la faculté de raisonner et de connaître à la réception et au traitement des informations que fournit une expérience elle-même profondément repensée. Pour l’empirisme philosophique, rien, dans la pensée, ne précède l’expérience. C’est ce rejet de tout a priori qu’exprime Locke dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain : au commencement, l’esprit est comparable à « une table rase vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu’elle soit »2 ; c’est dans l’expérience, fondement et première origine de toutes nos connaissances, qu’il puise tous ses matériaux et c’est d’elle qu’il reçoit toutes ses idées. Le rejet des idées innées et la référence à la tabula rasa d’Aristote permet de comprendre que l’empirisme, comme courant philosophique, ne saurait être tenu dans les limites d’un moment de l’histoire des idées et considéré comme exclusivement porté par certains penseurs anglais des XVIIe et XVIIIe s. Il demeure que ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’« empirisme classique » offre une théorisation inégalée de l’empirisme comme position philosophique et des consé-

quences qu’il entraîne pour la théorie de la connaissance. Redéfinition de la nature et du statut de l’expérience L’étude de ce courant conduit notamment à préciser l’idée que l’empirisme se fait de l’expérience. Pour les empiristes, l’expérience n’est jamais ce que l’esprit reçoit passivement par l’intermédiaire de la perception sensible. Le démantèlement méthodique de cette conception naïve de l’expérience, que Berkeley mène dans le Traité des principes de la connaissance humaine, marque un moment de radicalisation de l’empirisme 3. Si, pour tout ce qui n’est pas esprit et dont l’esprit peut avoir l’expérience, être c’est être perçu, il n’y a dès lors plus rien à connaître qui ne doive, en son fond, être rapporté à l’acte perceptif comme à ce qui lui confère l’être. Dans l’expérience, l’être de ce dont il y a expérience n’est pas reçu, mais constitué par l’esprit. Il n’y a donc rien en deçà ou au-delà de l’expérience, pas d’objets, pas de substrat dont le donné phénoménal ne serait que la trace dans l’esprit. Cette théorie de la perception ne conduit cependant pas Berkeley à un empirisme strict, dans la mesure où l’esprit reste défini comme une forme substantielle distincte et que, en dernier lieu, la nature est rapportée à son auteur, Dieu, en tant qu’il l’a pensée et organisée. C’est Hume qui franchit le pas ultime et qui propose de l’empirisme la version la plus radicale, en montrant que rien, pas même l’esprit, ne résiste à l’analyse de l’expérience immédiate 4. Cette analyse découvre que toutes les idées, des plus simples aux plus complexes, procèdent d’impressions élémentaires qui précèdent tout et que rien ne précède. Toute idée, y compris celle de nécessité causale – fondatrice de la science –, mais aussi toute forme, toute règle générale et même tout ordre doivent être, en dernier lieu, rapportés à ce sentir initial comme à leur origine. L’esprit trouve donc en cette expérience première non seulement la matière dont downloadModeText.vue.download 350 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 348 est fait ce qu’il peut connaître, mais encore le fonds même de l’activité associative qui le constitue. Dès lors, cette expérience ne saurait plus être conçue comme le simple point de départ de la connaissance, mais bien comme son origine et, par suite, son ultime pierre de touche. Si tout vient de cette expérience primitive, si le monde, mais aussi l’esprit procèdent de ce sentir que Hume désigne par le terme d’« impression », alors aucune démarche de connaissance ne saurait prétendre se porter au-delà de ce plan, et il faut prononcer le caractère indépassable de l’expérience.

Avec Hume, l’empirisme atteint le point ultime de la radicalisation progressive qui caractérise l’histoire de ce courant, mais les siècles suivants verront, par-delà la critique kantienne, l’approfondissement des pistes qu’il a ouvertes à propos de la définition de l’expérience et des conditions de la construction du savoir objectif. Ainsi l’empirisme psychologique d’un E. Mach, qui tente de construire l’objet à partir d’une analyse psychologique des sensations, s’inscrit-il dans la lignée qui, de la perception sensible à la sensation élémentaire, a permis à l’empirisme d’assortir l’affirmation de son principe – tout vient de l’expérience – d’une des plus subtiles réflexions sur la nature et le statut de l’expérience. L’empirisme logique, codifié par le cercle de Vienne au début du XXe s., se proposera, quant à lui, après la critique du psychologisme et l’abandon du phénoménalisme, de reformuler sur de nouvelles bases l’exploration empiriste des pouvoirs et des limites de la raison. Anne Auchatraire ✐ 1 Bacon, Fr., Novum Organum, I, aphorisme 95, p. 156, PUF, Paris, 1986. 2 Locke, J., Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, ch. 1, § 2, p. 61, Vrin, Paris, 1989. 3 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, PUF, Paris, 1985. 4 Hume, D., Traité de la nature humaine, I, Flammarion, Paris, 1995. ! EMPIRIQUE, EXPÉRIENCE, RATIONALISME ENCYCLOPÉDIE Du grec kuklos, « cercle », et paideia, « science, institution », d’où egkuklopaideia, « cycle complet d’études ». GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES Enchaînement des sciences ou des connaissances. Il importe de distinguer les notions d’encyclopédisme et d’encyclopédie. Par encyclopédisme, on désigne l’attitude de l’homme face au savoir, qui cherche à totaliser de manière systématique ce qu’il sait et ce qu’il veut savoir. L’encyclopédie est la forme que prend, à un moment donné du savoir, l’accomplissement de cette volonté encyclopédiste : elle consiste à la fois en une production intellectuelle et une production littéraire spécifique. L’encyclopédie a pour objet de mettre en ordre les connaissances que recouvrent les mots, c’est un dictionnaire raisonné des connaissances ou dictionnaire encyclopédique qui se distingue du dictionnaire de langue qui a pour objet les mots et leur histoire (étymologie, description du sens propre, du sens par extension d’un mot, etc.).

Dès l’Antiquité, deux tendances se manifestent dans l’encyclopédie. Le meilleur représentant de la première tendance « rationnelle » est Aristote, selon qui le savoir a pour fin la sagesse si bien que philosophie et encyclopédie tendent à s’identifier 1. Pour parvenir à la sagesse, il importe de lier les connaissances, mais aussi de les hiérarchiser et, donc, de les unifier (l’unité du savoir étant assurée par une méthodologie générale). Cette conception rationnelle de l’encyclopédie est corrélée à la païedia, c’est-à-dire à l’éducation : le cycle d’études doit permettre d’accéder au savoir comme totalité. La seconde tendance, « empirique », est représentée par l’approche « alexandrine » de l’encyclopédie, c’est-à-dire par une conception qui tend à associer la notion d’encyclopédie à celle de catalogue, voire à identifier l’encyclopédie à la bibliothèque ou au recueil des ouvrages. À l’âge classique, ces deux tendances parviennent à s’unir dans l’Encyclopédie 2 de Diderot et de d’Alembert, qui est l’héritière de la conception empirique repensée par Bacon (une des grandes références de Diderot et d’Alembert), manifeste dans l’exigence d’exhaustivité et dans le choix de l’ordre alphabétique, mais qui est clairement aussi l’héritière de la conception rationnelle d’Aristote dans son exigence d’ordre et d’unité (voir « Le système figuré des connaissances », où l’arbre encyclopédique et le système des renvois d’un article à l’autre visent à instaurer l’ordre encyclopédique et ainsi pallier les insuffisances de l’ordre alphabétique). Cela explique le succès de cet ouvrage. Cependant, à partir du XIXe s. et jusqu’à aujourd’hui, les dictionnaires encyclopédiques prennent pour modèle l’Encyclopaedia Britannica, qui a su profiter du succès de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, mais s’est écartée du pur ordre alphabétique par l’alternance de traités assez longs sur une question et d’entrées plus brèves. C’est, sur le plan international, le prototype du genre encyclopédique. Véronique Le Ru ✐ 1 Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966. 2 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, éditée par d’Alembert et Diderot, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., Paris, 1751-1780. Voir-aussi : Rey, A., Encyclopédies et Dictionnaires, PUF, Paris, 1982. Eco, U., Sémiotique et philosophie du langage, PUF, Paris, 1988. ! CLASSIFICATION, ENCYCLOPÉDISME, ORDRE ENCYCLOPÉDISME Du grec egkuklopaideia, pour « cycle complet d’études ». GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES

Attitude de l’homme face au savoir, qui se caractérise par la relation qu’il établit avec ce qu’il sait et ce qu’il veut savoir et par une volonté de totalisation dans la possession de ses connaissances. Le terme est corrélé à celui d’encyclopédie dans la mesure où celle-ci est la forme que prend, à un moment donné du savoir, l’accomplissement de la volonté encyclopédiste : elle consiste à la fois en une production intellectuelle et en une production littéraire spécifique. À partir de la fin du XVIe s., en coïncidence avec les débuts de la science classique, encyclopédisme et encyclopédie connaissent une mutation profonde, et acquièrent la plupart des traits qui les caractérisent jusqu’à aujourd’hui. Cette mutation profonde est explicitée par Bacon par le biais d’une métaphore : reprenant les deux manières, empirique et rationnelle, de concevoir l’encyclopédie (conçue comme recueil ou catalogue par les empiriques – c’est, par exemple, l’approche downloadModeText.vue.download 351 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 349 alexandrine de la bibliothèque – ou comme système par les rationnels – approche aristotélicienne), il compare les empiriques à des fourmis qui se contentent d’amasser les connaissances et d’en faire usage, et les rationnels à des araignées qui tissent des toiles à partir de leur propre substance ; et il explique que l’heure de l’abeille est venue pour faire une encyclopédie 1. La méthode de l’abeille consiste à recueillir la matière des fleurs des champs, mais à la digérer et à la transformer par une faculté qui lui est propre. L’encyclopédisme est désormais à cette image : il dépend de l’alliance entre les deux facultés d’observation et de réflexion, entre la philosophie expérimentale et rationnelle. L’importance de Bacon dans la conception de l’encyclopédisme classique ne tient pas tant aux projets qu’il a pu former dans ce domaine qu’à sa vision de la science moderne : le savoir n’est pas un trésor hérité et à conserver, mais un processus en perpétuelle avancée, comme l’indiquent les titres de ses ouvrages, The Advancement of Learning (1605) ou Dignitate et augmentis scientiarum (1623). L’ordre des connaissances n’est plus d’origine divine (on rompt avec l’encyclopédisme médiéval des sommes, reflets du livre des merveilles écrit par Dieu) ; c’est l’homme qui le construit par son activité scientifique s’appliquant à la nature considérée comme objet d’expérience. C’est l’esprit humain qui détermine, divise et,

en même temps, unifie les objets du savoir. Cette exigence pour l’esprit d’unifier les objets du savoir, de découvrir un ordre qui ne soit pas arbitraire et de se mouvoir harmonieusement dans l’univers d’un savoir qui s’agrandit sans cesse se retrouve aussi bien dans la conception cartésienne 2 de l’esprit qui reste toujours identique à luimême, quel que soit l’objet auquel il s’applique (il ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit le soleil de la variété des choses qu’il éclaire), que dans le projet leibnizien 3 d’une encyclopédie ou d’une science générale qui rassemblerait non seulement toutes les connaissances des sciences, mais qui consignerait aussi tous les procédés des arts et des métiers jusqu’aux tours de main des artisans, et recueillerait tous les faits historiques qui peuvent être l’origine et l’occasion de découvertes et d’inventions. Le projet cartésien de construire une mathesis universalis, une science nouvelle de l’ordre et de la mesure, et qui aboutit à la célèbre métaphore de l’arbre (toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique ; le tronc, la physique ; et les branches qui sortent de ce tronc, toutes les autres sciences), et l’élaboration leibnizienne de l’art combinatoire, de la langue et de la caractéristique universelle renvoient au même encyclopédisme marqué par l’unité de la raison. Cependant, pour ces deux penseurs, la validité du système unifié des connaissances est suspendue à la métaphysique : les racines de l’arbre cartésien ont pour fondement la démonstration de l’existence de Dieu, tout comme le système leibnizien dépend de Dieu, qui fait régner une harmonie préétablie entre les substances. Cela explique que les encyclopédistes du XVIIIe s., en premier lieu Diderot et d’Alembert, ne voulant pas fonder leur entreprise encyclopédique sur une métaphysique, au sens traditionnel, ne se réclament pas tant de Descartes ni de Leibniz, mais de Bacon. Le système figuré des connaissances ou l’arbre encyclopédique est directement emprunté à Bacon, même si la tripartition des facultés de l’esprit en mémoire, imagination, raison est modifiée dans un nouvel ordre : mémoire, raison, imagination. Diderot et d’Alembert s’en expliquent en disant que les idées directes, originairement reçues par les sens, sont recueillies dans la mémoire, puis comparées et combinées par la raison ; enfin, l’imagination forme les idées composées d’êtres qui sont à l’image des objets des idées directes, vaste champ de l’imitation de la nature dans les arts. C’est donc la raison qui fournit ses règles à l’imagination, et elle le fait en analysant les objets réels de manière à favoriser la composition des objets imaginaires. Au demeurant, la raison est elle-même une puissance créatrice, puisque par l’analyse elle crée des êtres généraux. Ce faisant, l’arbre des connaissances n’a plus de racines dans l’ordre transcendant de Dieu, mais dans l’esprit humain et dans l’ordre des facultés de celui-ci. Du reste, à l’instar de Bacon, les encyclopédistes tendent à substituer à l’image de l’arbre celle de la mappemonde ou du labyrinthe, où la raison, aidée de l’observation et de l’expérience, peut se frayer un chemin. Ils se réfèrent à Bacon dans leur conception du savoir en constante évolution et à Locke dans leur théorie de la connaissance. D’Alembert et Diderot retiennent aussi du Dictionnaire historique et critique

de Bayle qu’un dictionnaire peut être une manifestation de la liberté de l’esprit et une arme de combat idéologique : Diderot, dans l’article « Encyclopédie », assigne, comme fin à l’Encyclopédie, « de changer la façon commune de penser » ; il précise que « l’homme est le terme unique, d’où il faut partir, et auquel il faut tout ramener » 4. Le principe d’ordre et d’unité est à chercher du côté de l’esprit humain, comme l’avaient vu Bacon et, à sa suite, Chambers. La forme de « dictionnaire » livré à l’arbitraire de l’ordre alphabétique est révélatrice d’une volonté de s’en remettre à l’expérience et à la richesse infinie du réel, mais elle n’est pas exclusive de l’exigence d’unification des connaissances dans un système qui enveloppe les branches variées de la science humaine. Diderot et d’Alembert se sont également inspirés du modèle de Chambers (dont l’encyclopédie française devait être au départ la traduction), pour l’exigence de tenue scientifique et technique de leur ouvrage. Comme le faisait la Cyclopaedia, ils s’appuient sur les recherches les plus récentes de grands savants comme Boyle, Halley, Hooke, Newton, Leibniz, Clairaut, Maupertuis, Lagrange et d’Alembert luimême dans le domaine de la physique et des mathématiques, ou encore Boerhaave, Lémery, Sydenham, Réaumur, Bordeu et l’école de Montpellier dans le domaine de la médecine, et puisent largement dans les mémoires de la Royal Society de Londres et de l’Académie royale des sciences de Paris. Enfin, une des principales originalités de l’Encyclopédie réside dans le traitement des arts et des métiers : les onze volumes de planches constituent bien un dictionnaire de technologie sans précédent. Célébrée dans l’Europe entière, réimprimée à Lucques et à Yverdon, l’Encyclopédie est dotée, en 1776-1777, par l’éditeur Panckoucke, d’un « Supplément » rédigé par de nombreux collaborateurs, dont Condorcet (quatre volumes de textes, un volume de planche). Puis Panckoucke toujours fait paraître l’Encyclopédie méthodique, dont les deux cent un volumes ne seront achevés qu’en 1832, mais cette encyclopédie suit l’ordre des matières et non plus l’ordre alphabétique, et présente des traités sur différentes sciences. C’est la fin de la grande époque de l’encyclopédisme. On retrouvera encore l’ambition philosophique qui caractérisait l’esprit des encyclopédistes dans des oeuvres comme celle de Hegel 5 ou de Comte 6. Mais, depuis le XIXe s., les dictionnaires encyclopédiques sont conçues comme des ouvrages de références qui proposent des « topos » sur tel ou tel domaine du savoir. Ils ont pris pour modèle l’Encyclopaedia Britannica, qui s’est downloadModeText.vue.download 352 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 350 écartée du pur ordre alphabétique par l’alternance de traités assez longs sur une question et d’entrées plus brèves. L’exigence d’unité est supplantée par l’exigence d’exhaustivité : l’encyclopédisme est devenu plus descriptif et moins philosophique qu’à l’époque classique dans sa relation au savoir.

Véronique Le Ru ✐ 1 Bacon, Fr., Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.M. Pousseur, livre I, aphorisme 95, PUF, Paris, 1986. 2 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, in OEuvres philosophiques (t. I), Garnier, Paris, 1963-1973. 3 Leibniz, G. W., Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, vol. VII, p. 180, Berlin, texte établi par Gerhardt, en 7 vol., 1875-1890. 4 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, t. V, art. « Encyclopédie », éditée par d’Alembert et Diderot, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., Paris, 1751-1780. 5 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1966. 6 Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842, Hermann, Paris, 1998. Voir-aussi : Pons, A., art. « Encyclopédisme » dans la Science classique. Dictionnaire critique, Flammarion, Paris, 1998. Rey, A., Encyclopédies et Dictionnaires, PUF, Paris, 1982. ! CLASSIFICATION, ENCYCLOPÉDIE, ORDRE ÉNERGÉTIQUE PHILOS. SCIENCES Programme de recherche dans les domaines de la physique et de la chimie. On vise à une unification des diverses théories par le biais de la thermodynamique, ce qui conduit à refuser les explications mécanistes. SYN. : énergétisme. En 1855, Rankine formule le projet d’une science de l’énergétique. La théorie de la chaleur vient d’être constituée sur la base de deux grands principes : la conservation de l’énergie et l’accroissement de l’entropie. Rankine perçoit la possibilité pour la physique d’intégrer de nouveaux champs de phénomènes, tout en mettant en garde contre la tentation d’introduire des hypothèses empruntées à la mécanique. Mais c’est surtout à la fin des années 1880 et au cours des années 1890 que ce programme va se développer avec Duhem, Helm et Ostwald. Ils pourront se réclamer du développement mathématique et conceptuel accompli par Mayer, Helmholtz et Gibbs. ▶ La tentative d’unification recouvre une interdisciplinarité caractéristique de la science de la fin du XIXe s. En effet, la constitution d’une physico-chimie bouscule les frontières établies par Comte entre sciences fondamentales. On voit également que le paradigme newtonien finissant recouvre une pluralité d’écoles. Les tenants de l’énergétique critiquent

le mécanisme sous ses diverses formes, sans anticiper pour autant la théorie de la relativité. Ils sont amenés à se pencher sur la méthode scientifique, rejoignant par là le phénoménisme de Mach ou la physique des principes de Poincaré. Anastasios Brenner ✐ Brenner, A., Duhem : science, réalité et apparence, Vrin, Paris, 1990. Duhem, P., l’Évolution de la mécanique (1903), Vrin, Paris, 1992. Ostwald, W., « Lettre sur l’énergétique » (1895), in Lecourt, D., Une crise et son enjeu, Maspero, Paris, 1973. Rankine, W., « Esquisse de la science énergétique » (1855), in Blanche, R., Méthode expérimentale et philosophie de la physique, Armand Colin, Paris, 1969. ÉNERGIE Du grec energeia, « force en acte », opposée à la dunamis (« force en puissance »). Du verbe energein, « agir, produire ». Composé à partir du préfixe en, « dans », et du substantif ergon, « action, travail ». C’est au cours des XVIIe et XVIIIe s. que le concept d’énergie fut progressivement introduit en mécanique, même s’il n’y tint longtemps qu’un rôle subalterne. Il était toujours associé à un principe de conservation de portée limitée, comme celui de conservation des « forces vives », opposé par Leibniz au principe cartésien de conservation de la quantité (scalaire) de mouvement. PHYSIQUE Mesure de la capacité d’occasionner des changements. Quantité scalaire universellement conservée dans les processus physiques. En mécanique quantique : observable particulière telle que toute autre observable commutant avec elle est une « constante du mouvement ». Le mot « énergie » a, semble-t-il, été introduit par Jean Ier Bernoulli en 1717, avec, pour définition, le produit de la force par le déplacement (c’est-à-dire, en termes modernes, le « travail »), et avec, pour corrélat, un principe de conservation valant pour les travaux virtuels de la statique. Dès cette époque, le principe de conservation de l’énergie se démarquait de son modèle aristotélicien qu’est la clause d’immutabilité de la substance. Le principe de conservation de l’énergie, comme le principe de conservation de la matière, concernait en effet une quantité interchangeable plutôt qu’une identité singulière. Kant fit un compromis entre les deux types de clauses d’invariance dans sa première analogie de l’expérience, en indiquant, d’une part, que le principe de permanence prescrit la stabilité de l’objet individuel, et, d’autre part, qu’il a pour répondant en mécanique la conservation de la quantité de

matière. Ce n’est cependant qu’au milieu du XIXe s. que l’énergie devint le concept central de la physique, en tant que quantité strictement conservée dans les processus faisant intervenir conjointement des effets gravitationnels, élastiques, cinétiques, électriques, magnétiques et thermiques. Le plus grand pas dans cette direction fut accompli par l’affirmation que la conservation de l’énergie vaut partout et toujours, jusques et y compris dans des cas où il s’avère impossible d’obtenir la conversion intégrale d’une forme de la capacité à produire des changements en une autre. Ce pas était lié à l’élaboration de la thermodynamique, science des rapports entre travail et chaleur. Si J. Joule avait montré, en 1847, la possibilité d’une transformation complète du travail en chaleur (niant ainsi que de l’énergie mécanique soit susceptible de disparaître à proprement parler), on savait depuis S. Carnot (1824) que la transformation inverse, de la chaleur en travail, ne pouvait généralement être complète. Une partie de la chaleur était, en effet, nécessairement dépensée en pure perte par transfert de la source chaude à la source froide de la machine thermique. Mais, selon H. Helmholtz (1847) et R. Clausius (1850), la convertibilité imparfaite n’empêchait pas d’admettre la conservation de la quantité totale chaleur + travail, énoncée sous la forme du premier principe de la thermodynamique. Tout ce qu’il fallait faire, pour tenir compte du défaut de réciprocité entre la conversion chaleur-travail et la conversion travail-chaleur, était de compléter le premier principe par un second principe de la thermodynamique, exprimant la directionnalité des transformations et, en particulier, l’impossibilité d’un passage spontané de chaleur de la source froide à la source chaude. L’une des conséquences les plus intéressantes de cette généralisation du principe de conservation de l’énergie fut la remise en cause de toutes celles des interprédownloadModeText.vue.download 353 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 351 tations antérieures de processus mécaniques, comme celle de certaines variétés de chocs de corps matériels par Newton, qui supposaient de véritables pertes d’énergie. Désormais, les « pertes » n’étaient plus considérées que comme des dissipations, c’est-à-dire des conversions d’énergie mécanique en énergie thermique. Cette extension indéfinie du domaine de validité du prin-

cipe de conservation de l’énergie suscita un projet d’unification théorique dans deux directions concurrentes : l’un tendait à généraliser la représentation mécanique ; et l’autre, à atteindre une unité purement formelle et quantitative indépendamment des modèles mécaniques. Le premier, atomiste, était la théorie cinétique ; et le second, continuiste, était l’énergétique. La théorie cinétique établissait une équivalence entre la chaleur et l’énergie cinétique moyenne des molécules composant les corps matériels. Elle se prolongea, avec L. Boltzmann (1877), en une interprétation probabiliste du second principe de la thermodynamique. Les partisans de l’énergétique, comme W. Ostwald (1895) et P. Duhem, se proposaient, à l’inverse, de réduire la matière à des « capacités » et distributions spatiales de l’énergie, seule réalité, selon eux, parce qu’elle est agissante. Au XXe s., l’universalité du principe de conservation de l’énergie fut encore amplifiée, en même temps que se révélait de mieux en mieux son caractère plus fonctionnel que substantiel. L’équivalence de l’énergie et de la masse fut établie par A. Einstein, en 1905, dans le sillage de sa théorie de la relativité restreinte. Elle préludait à une synthèse formelle de la discontinuité atomiste et du continuisme énergétique dans le cadre de la théorie quantique des champs. Les principes généraux de la physique quantique conduisirent, en outre, à retirer à l’énergie son rôle traditionnel de propriété d’objet ou de réalité autonome, et à lui assigner le statut d’observable, c’est-à-dire de détermination relative à la classe de procédures expérimentales utilisée pour l’évaluer. L’énergie était corrélativement assujettie à une relation d’« incertitude », ΔE.Δt = h/4π, qui limite d’autant plus sa détermination précise que la durée de l’état correspondant est brève. L’application de cette relation d’« incertitude » conduisait à prédire que l’« énergie de point zéro » du vide (quantique) n’était pas nulle, et à se représenter les effets de cette énergie de fond en termes de créations éphémères de paires virtuelles particuleantiparticule. En raison de la relation spécifique qu’elle entretient avec le temps, l’observable énergie occupe une position exceptionnelle en physique quantique. Elle est le générateur de l’opérateur d’évolution, de telle sorte que seules les observables qui ne commutent pas avec elle subissent des changements. Sa conservation est, à partir de là, une conséquence triviale du fait qu’elle commute avec elle-même. Il existe un point de vue apte à embrasser les conceptions classique, relativiste, et quantique de l’énergie. C’est celui du théorème d’E. Noether (1919), selon lequel le principe de conservation de l’énergie découle de l’invariance des lois sous l’effet d’une translation générale dans le temps. Appli-

qué à la physique classique et relativiste, ce théorème établit que l’énergie est l’une des « intégrales premières », ou quantités conservées, du mouvement. Mais, appliqué à la physique quantique, le théorème de Noether confère à l’énergie le rang d’observable conservée de référence. Non seulement : a) chaque valeur propre de l’observable énergie a une probabilité stable au cours du temps d’être obtenue comme résultat de mesure ; mais encore : b) toutes les autres observables dont les valeurs propres ont une probabilité stable d’être mesurées commutent avec l’observable énergie. ▶ Symétries et principes de conservation, parmi lesquels la symétrie temporelle et le principe de conservation de l’énergie occupent une place privilégiée, s’avèrent, en fin de compte, beaucoup plus généraux que les paradigmes théoriques successifs qui les incorporent. Le degré d’abstraction croissant des théories physiques doit, dans ces conditions, être considéré comme un progrès épistémologique, car, grâce à cela, les théories laissent de mieux en mieux transparaître leur armature constitutive de symétries au détriment des contenus toujours discutables de leurs modèles associés. Michel Bitbol ✐ Harman, P. M., Energy, Force and Matter : the Conceptual Development of Nineteenth Century Physics, Cambridge University Press, Cambridge, 1982. Hoffmann, E. J., Concept of Energy : Inquiry Into Origins and Applications, Ann Arbor Science Publishers, 1977. Steffens, H. J., James Prescott Joule and the Concept of Energy, Science History publications, 1975. Theobald, D. W., The Concept of Energy, Spon, 1966. ! ENTROPIE, INVARIANCE, OBSERVABLE, SYMÉTRIE, THERMODYNAMIQUE PSYCHANALYSE Tout processus psychique, qu’il crée, maintienne ou modifie des formations psychiques, dépense de l’énergie : l’hypothèse est fondatrice en psychanalyse. L’énergie psychique

sexuelle est désignée par le terme de « libido ». La théorie des pulsions décrit comment la libido se constitue à partir du corps propre, et comment ses conflits avec l’énergie d’autres pulsions (d’autoconservation et du moi, puis de mort) créent les formations psychiques. Les points de vue économique, topique et dynamique envisagent, le premier, les ordres de grandeur des quantités d’énergie investies (« facteur quantitatif ») ; le deuxième, leur lieu d’investissement ; le troisième, leurs conflits et leur devenir. Lier les processus psychiques à des forces sous-jacentes est fréquent au XIXe s. (Herbart, 1823 ; Lotze, 1852). Le lien avec les principes de la thermodynamique parait dans l’oeuvre de Fechner 1, les termes de « psychasthénie » (Béard, 1869), et de « neurasthénie » (Janet, 1903), un peu plus tard. Qualifier une part de l’énergie psychique comme sexuelle, et élucider le psychisme comme dynamiques de conflits entre cette énergie et d’autres est l’originalité de Freud – qui rejoint la tradition où la puissance d’éros est soulignée, d’Empédocle à Bruno. ▶ Les difficultés conceptuelles de la thermodynamique se retrouvent en psychanalyse. Elles ont conduit nombre d’auteurs à abandonner la théorie des pulsions (écoles anglo-saxonnes) ou à en proposer une lecture structurale (Lacan). L’intelligibilité que la dynamique qualitative confère à la thermodynamique permet de prévoir que l’énergétique freudienne bénéficie de ces avancées et soit formulée de façon satisfaisante 2. Michèle Porte ✐ 1 Fechner, G. T. (1860), Elemente der Psychophysik, Leipzig, Breitkopf und Härtel. 2 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF, Paris, 1994. ! AFFECT, DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, LIBIDO, MÉTAPSYCHOLOGIE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION, SEXUALITÉ, TOPIQUE downloadModeText.vue.download 354 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 352 ENFANCE Du latin infans, « qui ne parle pas ». PSYCHOLOGIE

Âge de l’individu avant la puberté censé correspondre à une série de traits mentaux. La relativité historique et culturelle notoire de l’enfance a placé les psychologues sous l’influence constitutive de Rousseau, auquel ils sont redevables de l’idée selon laquelle l’enfant n’est pas un adulte en miniature, et des éducateurs et médecins hygiénistes du XIXe s. qui, dans le cadre de la politique de la famille et à des fins de contrôle social, ont massivement orienté le questionnement psychologique sur l’acquisition des disciplines et la progression des performances. L’enfance est l’objet du psychologue du point de vue du développement de la cognition (acquisitions scolaires) et du point de vue médical des troubles du développement. Construire, à partir des réponses pratiques ici exigées, une psychologie du développement généraliste (c’est-à-dire une théorie génétique de l’individu articulée aux autres sciences humaines et sociales) est le fait tardif de Wallon 1 et Piaget 2, et la notion d’enfance s’éclaire de leurs conflits. ▶ En effet, être enfant, est-ce progressivement entrer en contact avec le monde au fur et à mesure de son développement physique et mental, de vastes pans de la réalité s’ouvrant alors peu à peu à l’expérience (Piaget), ou, au contraire (Wallon), est-ce être contraint d’insérer son développement dans un monde déjà complètement donné, et dont les exigences s’imposent sur le fond d’une immaturité toujours à compenser ? Quasi indécidable dans aucune situation concrète, l’alternative commande et départage les théories psychologiques sur l’enfance, et rejaillit sur leurs méthodes et leur clinique. Car isoler l’enfance comme un temps spécifique d’acquisition présente un danger que redoutait Wallon (qui préférait parler de « psychologie du développement » plutôt que de « psychologie de l’enfant ») : celui d’hypostasier une « mentalité » de l’enfant, pur corrélat des méthodes employées pour en tester les performances. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Wallon, H., De l’acte à la pensée, Flammarion, Paris, 1970. 2 Piaget, J., et Inhelder, B., la Psychologie de l’enfant, PUF, Paris, 1966, 2003 (13e éd.). ! ÉDUCATION, LANGAGE, PSYCHANALYSE, PSYCHOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT ENFANTIN En allemand : kindlich, formé sur Kind, « enfant » et infantil, du latin in-fans, « qui ne parle pas ».

PSYCHANALYSE Retrouvant l’enfant dans l’adulte, la psychanalyse reconnaît le premier comme une personne dont la vie psychique, affective et sexuelle détermine celle de l’adulte. SYN. : infantile. La théorie de la séduction rapporte les troubles de l’âge adulte, qui n’apparaissent qu’après-coup, à des traumas sexuels infantiles refoulés. Freud reconstruit ensuite l’existence de la sexualité infantile. Les pulsions partielles, étayées sur les fonctions physiologiques et les soins, tendent indépendamment les unes des autres vers une satisfaction autoérotique : l’enfant est pervers polymorphe. Cependant, les figures parentales deviennent objets d’amour, et les organisations sexuelles prégénitales (orale, sadique-anale) et génitale (phallique), qui déterminent le mode de rapport au monde de l’enfant, s’élaborent. Corrélativement, la curiosité sexuelle pousse à l’invention : théories sexuelles infantiles, fantasmes. Enfin, la première enfance succombe au refoulement (amnésie infantile) lors de la traversée du complexe d’OEdipe et de l’entrée dans la période de latence. Christian Michel ! DÉFENSE, DIFFÉRENCE DES SEXES, LATENT, NÉVROSE, PHALLUS, SEXUALITÉ ENGAGEMENT i« L’engagement, fondement et devoir de l’existence », ci-dessous. L’engagement, fondement et devoir de l’existence L’engagement appartient au langage contemporain de l’action et de la responsabilité pour signifier l’implication volontaire d’une personne dans un acte, et plus avant dans une attitude, accomplis en faveur d’une cause. S’engage celui qui revendique qu’il faut faire (réagir, améliorer), et non pas laisser faire, parce qu’il se sent intéressé et lié à une situation qui pèse sur lui comme une contrainte, mais vis-à-vis de laquelle il prétend avoir droit, devoir, et pouvoir de prise, en vue de la changer. Si rien n’était notre affaire, l’histoire n’aurait pas de sens.

Mais se savoir partie prenante de l’événement met en question la responsabilité personnelle et collective des hommes face à tout ce qui en relève. L’engagement est ainsi devenu un thème de réflexion lorsque s’imposa dans le débat la question héritée du marxisme – et portée par la visibilité croissante du monde grâce à la communication des informations –, de savoir dans quelle mesure et de quelle manière les hommes font leur histoire. Penser l’usage possible de notre liberté suppose dès lors aussi de saisir l’enracinement de l’engagement dans notre situation fondamentale d’existence. UNE STRUCTURE ONTOLOGIQUE DE L’EXISTENCE P lus qu’une possibilité particulière de ma liberté, qu’un choix parmi d’autres, l’engagement se confond d’abord avec le fait même de mon être-libre que tout choix suppose. C’est du moins ainsi que la description phénoménologique sartrienne en fait l’un des traits fondamentaux de l’existence humaine : « Je n’existe que comme engagé » 1. Notre être se trouve en effet immédiatement engagé dans un certain monde et une certaine situation, eux-mêmes découverts et configurés par cet engagement même. D’un point de vue constitutif, exister est « faire éclore » la situation comme site où se projettent les soucis, les intérêts et les projets de la personne. L’engagement décrit donc la caractéristique ontologique de l’existant libre, qui se personnalise et s’historialise à même downloadModeText.vue.download 355 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 353 une situation finie qui devient « son monde ». Désignant ce co-dévoilement préthématique de moi et du monde, la notion d’engagement récuse l’idée d’un sujet séparable du monde, extérieur à ses actes, disposant de ses possibilités indépendamment des entreprises qui, en vérité, les lui découvrent. Nous sommes donc toujours déjà engagés. L’engagement, compris plus étroitement comme l’acte d’une volonté, pourra dès lors faire figure de résistance aux engagements auxquels nous sommes immédiatement voués. S’engager est d’abord se projeter vers telle fin déterminée, puis, secondairement, par la médiation réflexive, élire des fins à la lumière desquelles un aspect des choses apparaît contestable et révocable. C’est donc en un double sens que l’engagement est structure de mon existence, étant à la fois structure ontologique, puisque exister ne se conçoit que sur fond d’un rapport singulier à l’être et au monde, et structure existentielle, puisque je dé-

couvre mon être toujours après coup, dans le ressaisissement réflexif des engagements premiers avec lesquels je coïncide : l’époque, le lieu, la personnalité, l’enfance, etc. Je n’existe qu’à raison de ce que les circonstances et les autres font de moi, mais, parce que j’existe, ce qui implique la libre transcendance d’une conscience, je ne suis pas réductible aux déterminations extérieures. Aussi, ces conditions qui définissent mon destin ne sont-elles que l’envers d’une liberté. Certes, en elles je me précède et m’échappe. Hors d’elles, cependant, je ne serais rien, et jamais n’apparaîtrait la possibilité d’un engagement responsable. J’existe engagé, mais il n’y a engagement que pour une liberté. Pour évoquer l’engagement responsable, il faut donc évoquer un dégagement, celui par lequel j’émerge de l’immédiateté de l’existence pour éclairer une situation d’après ce qu’elle pourrait et devrait être. Il y a misère, et mobilisation contre elle, à partir de l’idée qu’un état préférable de suffisance est possible. S’engager, c’est faire surgir des possibles qui n’apparaissent pas à d’autres, c’est révéler des conflits et des enjeux, c’est opter pour une action réparatrice et progressiste. De sorte que l’engagement assumé, loin de consacrer un divorce avec la réflexion, se présente plutôt comme sa conséquence. LE PROBLÈME D’UNE ÉPOQUE U n tel engagement naît de la prise en vue d’une obligation violée ou menacée. Pour la défendre, l’individu prétend se soustraire aux puissances de conditionnement et revendique sa liberté de penser, d’agir, selon des valeurs reconnues de lui, afin de changer l’ordre des choses. Il s’agit moins, en vérité, de nier l’existence de ces puissances, que d’affirmer l’irréductibilité de l’événement aux séries de faits qui composent les déterminismes naturels et historiques. Porté par l’idée d’un progrès possible, l’engagement affirme que la situation n’est pas close mais dépend pour partie de ce que les hommes où elle s’incarne décident d’en faire. C’est la croyance en la possibilité et en l’exigence de servir dans les faits une cause juste qui fonde le sentiment d’une responsabilité. Or, notre époque, pour reprendre des mots de Camus qui sont aussi ceux de Sartre, de Merleau-Ponty, et de bien d’autres, n’admet pas que l’on puisse se désintéresser d’elle. Elle est celle où la diffusion de l’information (nonobstant son absence de neutralité) et des idées accroît notre conscience historique d’appartenir à une seule et même humanité ayant son sort entre ses mains, et fait que ne pas parler des maux dont nous sommes témoins revient à les taire, à les couvrir. L’indifférence même aux problèmes de notre époque est devenue l’un de ses problèmes. Cette situation historique définit ce en quoi nous sommes, que nous le voulions ou non, objectivement engagés. Ainsi, le mot d’« engagement », au sens considéré, semble plus jeune que la réalité qu’il désigne : l’homme d’aujourd’hui rencontre le problème de sa responsabilité face à cet « aujourd’hui » dont il sait sans cesse davantage ne pouvoir se désolidariser. Prenant acte de ce point

de non-retour, Camus suggérait en 1957 que nous sommes embarqués dans l’engagement (l’Artiste et son temps). Par conséquent, l’écrivain ne peut plus se contenter d’écrire : écrire, désormais, oblige. L’acte d’écrire doit se dépasser dans une responsabilité morale et politique (Discours de Suède), tandis que le silence sur son horizon social d’une écriture qui ne serait tournée que vers elle-même devient manquement de l’écrivain à son devoir (de témoignage, de dénonciation, de solidarité). À l’instar de E. Sabato acceptant la responsabilité de l’enquête sur les disparus en Argentine pendant la dictature, l’événement qui engage une idée de l’homme, et notamment le crime contre l’humanité, devient pour nous ce qui nous met en demeure de nous resituer face à lui. Loin de déroger à ses tâches spécifiques en s’engageant (position de Benda), l’intellectuel a à être un homme qui s’engage en usant de ses moyens propres. Mais, de même que cet enrichissement de conscience a pu passer pour une soumission de la liberté créatrice à une conception instrumentale de l’écriture, l’engagement se caricature parfois dans l’inféodation à une idéologie. Sartre chercha cependant à définir un engagement placé sous le signe de la liberté comme alternative au militantisme. Jusqu’où, en effet, légitimer une action coupée d’une vigilance critique, est un « engagement politique » distinct d’un « engagement intellectuel »2 ? Plutôt que de rester un caractère de la situation où nous sommes embarqués, il faut que l’engagement manifeste la libre responsabilité d’actes assumés à la première personne. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre réserve ainsi l’image pascalienne à la facticité des circonstances qui nous échoient : nous sommes bien « embarqués », certes, mais il reste à nous engager, c’est-à-dire à ne plus nous dissimuler notre engagement immédiat et foncier dans la situation qui est la nôtre, et à nous efforcer d’entretenir un rapport de lucidité vis-à-vis de ce qu’il est donné à chacun d’accepter ou de refuser par ses actes. MOTIVATIONS ET JUSTIFICATIONS DE L’ENGAGEMENT S ur quoi, alors, prendre fait et cause pour une fin se fondet-il ? Si l’on interroge ainsi le désir et l’acte de s’engager, sans doute faut-il faire l’hypothèse qu’ils s’enracinent, et puisent leur ressource, dans une contestation subjective de soi où l’autocritique, la culpabilité, le narcissisme accompagnent l’effort de promouvoir l’objet de la volonté. Élire des objets d’engagement viserait à justifier son existence de manière plus ou moins expiatoire ou cathartique. Il en va ainsi de l’engagement qui permet à des individus de briser leur isolement et de satisfaire un « besoin, qui rejoint le rêve millénariste, d’enracinement dans un groupe qui soit un groupe de frères » 3. Les motivations de l’inactif, les raisons de l’impassibilité, sont-elles cependant plus claires ? Il reste que les ressorts subjectifs, plus ou moins compréhensibles, qui commandent l’acte de s’engager n’en comdownloadModeText.vue.download 356 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 354 promettent pas le sens objectif comme action responsable tournée vers le changement d’une réalité déterminée. C’est l’intérêt de l’analyse sartrienne de montrer que, si l’intention originelle d’un acte dit « volontaire » échappe par principe à cette volonté (l’Être et le Néant), elle ne la destitue pas de la responsabilité qu’elle instaure pour elle-même en tant que fait du monde déterminant les rapports entretenus avec autrui (Situations, Cahiers pour une morale). Et si la compréhension réfléchie requise par l’engagement assumé consiste d’abord à saisir qu’il y a toujours déjà engagement, l’essentiel reste de décider de l’action à entreprendre ici et maintenant en fonction des fins qu’elle projette. Ne pas déserter (illusoirement) le champ de sa responsabilité conduit à un engagement distancié par la réflexion où l’on se dissimule le moins possible son être-engagé. De nécessité de fait, l’engagement devient l’objet d’une tâche où il s’agit de répondre à un devoir. Appelant au respect d’une valeur, il porte avec lui l’idée de sa légitimité. Cette insoumission à l’état des choses peut créer son droit et se radicaliser en devoir de désobéissance à la loi et aux règles instituées. Le seul guide pour une réflexion assignée à se faire au cas par cas sera dès lors la compréhension de la liberté qu’elle-même manifeste. Il s’agit pour la liberté de se découvrir elle-même, nonobstant l’angoisse pour l’existant d’avoir à porter le double fardeau de son inexorable responsabilité et de son délaissement en l’absence de valeurs transcendantes susceptibles de la fonder. Sartre ne laisse en effet de justification à l’engagement que le choix partagé avec d’autres de la liberté, alors qu’obéir à une valeur conçue comme extériorité reconduirait l’existence à l’esquive, source de passivité, de son caractère originellement constituant. Mais un acte non aliéné à des valeurs toutes faites et absolutisées ne risque-t-il pas de s’exposer à l’arbitraire ? Sartre retourne le sens de la difficulté : un engagement ne doit pas emprunter sa légitimité, il doit la fonder. S’engager est moins servir une cause qu’adopter le point de vue de la liberté à même de dévoiler les situations de souffrances et d’aliénation. Un engagement qui opprime perd toute légitimité. La liberté est donc principe et fin de l’engagement. « L’homme est libre pour s’engager, mais il n’est libre que s’il s’engage pour être libre » 4. Pour lors, s’engager devient reconnaître que nous sommes « en pleine mer » (Camus), contraints de naviguer « avec les moyens du bord » (Sartre), sans terre promise, sans ciel moral, n’ayant à compter que sur nous-mêmes pour orienter nos actes et décider du sens de ce qui nous arrive, et de ce que ce « nousmêmes » signifie. DÉPASSEMENT DE LA PENSÉE I l y a donc cercle constitutif : si s’engager est chercher à transformer une situation, la situation configure les possibilités concrètes d’engagement. Et, pour être tributaire de la

situation donnée, l’engagement est aussi bien ce qui dévoile la situation comme telle situation. Ainsi, pour comprendre les engagements d’un homme, il faut tenter de retrouver quels furent ses choix possibles relativement aux circonstances données. Plus avant, l’engagement nomme l’épreuve ambiguë du réel où je me découvre à partir du monde toujours « engagé » par une nécessité de fait, qui enveloppe en même temps la possibilité, découverte à partir de ma transcendance, d’une contestation de ce réel. L’engagement n’est alors pas une question strictement conceptuelle. L’élaboration intellectuelle d’un engagement peut d’ailleurs le rendre inopérant. C’est que, si la pratique est l’« en deçà » de la pensée, elle est aussi la pierre de touche pour que cette pensée ne soit pas pure scolastique. Il faut que la rigueur de l’idée ou de la valeur défendue s’assouplisse pour naître au réel et y faire ses preuves, sous peine de rester abstraction source d’échec ou de violence. Cela est dire que dans l’engagement quelque chose se dérobe, échappe à la maîtrise. L’acte volontaire que l’on pose s’affronte à des limites de faits, aux autres libertés, aux aléas du monde. Mais qui s’engage consent à négocier avec les réalités du terrain, à mener un « combat » (c’est l’un des sens du terme d’« engagement ») au niveau de l’événement, et à payer de sa personne. S’engager est prendre le parti de l’intranquillité puisque cela suppose se déloger de sa situation première pour aller en occuper une autre où des déchirements intimes, des dangers, des sacrifices, ne sont pas à exclure. Prendre la mesure même de son engagement peut conduire à contester ses propres intérêts, habitus, désirs : tel est le devoir, selon Sartre, de l’intellectuel lorsqu’il prend conscience de sa contradiction en tant qu’il est un produit de la société inégalitaire qu’il cherche à dépasser. Assourdir la pertinence du thème de l’engagement sous le prétexte que l’engagement des intellectuels aurait discrédité à la fois les figures de « l’intellectuel » et de « l’engagement », serait méconnaître la progression contemporaine d’une responsabilisation de chacun. Or, cette prise de conscience, initiée par les exemples notoires d’engagement, relayée par la diffusion des informations, étayée par le débat public, exige l’effort d’analyse rationnelle qui est le rôle propre du penseur. Le philosophe qui analyse la structure de l’être-engagé et l’intellectuel « spécifique » qui intervient dans le champ déterminé d’une compétence qu’il se donne (selon le voeu de M. Foucault) ont frayé la voie pour des actes ou des vies d’engagement anonymes qui sont autant d’affirmations de droits proposées au jugement d’autrui. L’intervention des citoyens sur les systèmes désireux de les contrôler ou de les exclure définit ainsi l’une des données de la situation sociale contemporaine. Il ne s’agit plus d’investir la philosophie d’une fonction de caution, mais les actes qui portent atteinte à des libertés reconnues comme ayant valeur de droits appellent d’autres actes, de résistance, clairvoyants et efficaces, où l’analyse explicitative reste indispensable.

▶ Sans renouer avec un clivage trop simple entre rationalité et irrationalité, c’est la résolution de réfléchir, de s’informer, de comprendre, qui offre à chacun de s’intéresser davantage à sa situation et à celle des autres, et d’agir en pouvant rendre raison de ses actes, dans le refus aussi bien de l’engagement passionnel que du désengagement qui affirmerait que l’histoire n’appartient pas aux hommes, ou en tout cas pas à tous, et qu’il est plus sage d’en rester les spectateurs que de s’en croire les auteurs. À ce titre, l’engagement est devoir et droit lui-même. « La seule chose que nous pouvons, que nous devons savoir, c’est que l’aménagement du monde, l’aménagement de la société et la conduite de notre vie sont notre affaire, que c’est nous qui leur donnons un sens ; [le sens] que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que chacun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide de donner à sa propre vie » 5. JEAN-MARC MOUILLIE ✐ 1 Sartre, J.-P., L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1980, p. 339. 2 Voir Vernant, J.-P., « Réflexions sur le stalinisme français », in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, et Bourdieu, P., downloadModeText.vue.download 357 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 355 « Actes de la représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », in Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars, 1981. 3 Vernant, J.-P., op. cit., p. 596. 4 « Entretien de 1945 », cité dans Contat, M., et Rybalka, M., les Écrits de Sartre, Gallimard, Paris, 1970, p. 115. 5 Vernant, J.-P., « À l’heure actuelle » (1992), in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, p. 616. Voir-aussi : Benda, J., la Trahison des clercs (1927), Grasset, Paris, 1975. Betz, A., Exil et engagement : les intellectuels allemands et la France, Gallimard, Paris, 1991. Bourdieu, P., « Actes de la représentation politique. Éléments

pour une théorie du champ politique », in Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981. Camus, A., « Discours de Suède » (1957), « L’artiste et son temps » (1957), in Essais (1965), Gallimard, La Pléiade, Paris, 1977. Collectif, Philosophies de l’actualité. Marx, Sartre, Arendt, Levinas, in revue Passages, CNDP, Paris, 1998. Marx, K., OEuvres, vol. I et III, Gallimard, La Pléiade, Paris. Ory, P., et Sirinelli, J.-F., les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, A. Colin, Paris, 1992. Sartre, J.-P., Cahiers pour une morale (1947-1948), Gallimard, Paris, 1983. Sartre, J.-P., la Responsabilité de l’écrivain (1948), Lagrasse, Verdier, 1998. Sartre, J.-P., Situations II, III et VIII, Gallimard, Paris, 1948, 1949 et 1972. Vernant, J.-P., « Réflexions sur le stalinisme français » (1982), in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996. ÉNIGME DE GOODMAN ! GOODMAN (ÉNIGME DE) ÉNIGME DE KRIPKE ! KRIPKE (ÉNIGME DE) ÉNONCÉ Du latin enuntiare, « faire connaître au dehors », d’où « exprimer ». LINGUISTIQUE Réalisation concrète d’une phrase, dans un acte de communication oral ou écrit. La distinction entre la phrase, entité abstraite dont les propriétés syntaxiques et sémantiques sont étudiées par les linguistes, et l’énoncé, qui correspond à une occurrence située dans l’espace et dans le temps, a pris une importance particulière dans les travaux des philosophes du langage ordinaire – en particulier dans ceux de P. Strawson 1 et de J. Austin 2 – puis dans ceux des philosophes inspirés par l’oeuvre de Grice 3. Les premiers insistent sur le fait que les énoncés sont des actions : ils ne servent pas uniquement à représenter le monde, mais également à le transformer. Les seconds soulignent que le contenu d’un énoncé diffère de façon fondamentale de

celui d’une phrase. Non seulement ce que dit un énoncé ne peut se réduire aux informations conventionnellement associées à la phrase, en raison du phénomène de l’indexicalité ; mais en outre, l’information communiquée par un énoncé ne se réduit pas à ce qu’il dit littéralement : il faut également tenir compte de ses implicatures, c’est-à-dire des informations qu’il communique implicitement. Pascal Ludwig ✐ 1 Strawson, P., « De l’acte de référence », in Écrits de logique et de linguistique, Seuil, Paris, 1977. 2 Austin, J., Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, 1971. 3 Grice, P., Studies in the Way of Words, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1989. ! IMPLICATURE, INDEXICAUX, PHRASE, PRAGMATIQUE ENQUÊTE Trad. de l’anglais : inquiry. PHILOS. CONN. Notion fondamentale de la philosophie pragmatiste, désignant la conduite de la méthode dans les sciences et les procédures de fixation de la croyance. La notion d’enquête est d’origine sceptique (avec la notion de skèpsis) et empiriste ; elle désigne chez Hume la méthode d’examen des principes de la connaissance et de la morale. Elle a été reprise par les pragmatistes américains, et en particulier par Peirce 1, pour désigner les modes de fixation de la croyance et dégager celui de la méthode scientifique. Contre la conception fondationnaliste des rationalistes et de Descartes, Peirce insiste sur l’idée que le savoir ne repose pas sur des fondations certaines, mais sur une reconstruction graduelle et toujours ouverte, guidée par les nécessités de l’action (la croyance est une disposition à l’action) mais d’une action mue par une visée rationnelle (la maxime pragmatiste assimile le sens d’une théorie à ses effets sur la poursuite de la recherche elle-même). Contre la méthode scolastique d’autorité et contre la méthode cartésienne de la certitude et de l’intuition, Peirce soutient que la méthode scientifique repose sur l’interprétation indéfinie de signes et sur une logique de la recherche qui procède par abductions (formation d’hypothèses), déductions et inductions (tests), au contact de l’expérience. C’est celle du « sens commun critique » qui adopte

une attitude « faillibiliste » d’autocorrection permanente de ses bases comme de ses conclusions foncièrement conjecturales. Il ne s’ensuit pas que le pragmatisme soit un scepticisme ou un empirisme. Peirce insiste au contraire sur le fait que la science cherche à découvrir des universaux réels et vise, « à la limite de l’enquête », une vérité asymptotique. Les pragmatistes ultérieurs insisteront, comme James, sur l’enquête dans le cadre d’une philosophie de l’« expérience radicale », au service de ce qu’il est bon de croire, ou, à l’instar de Royce, sur l’enracinement de l’enquête dans une communauté de chercheurs qui est celle de l’humanité tout entière, avec des accents théologiques et mystiques. Dewey 2 développera une logique comme « théorie de l’enquête » fondée sur l’idée de vérité comme « assertabilité garantie », et sur son immersion sociale. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C.S., « Comment se fixe la croyance », in Textes anticartésiens, Aubier, Paris, 1984. 2 Dewey, J., Logique, théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1993. Voir-aussi : Schneider, H., Histoire de la philosophie américaine, Gallimard, Paris, 1955. ! ABDUCTION, COMMUNAUTÉ, CROYANCE, EXPÉRIENCE, PRAGMATISME downloadModeText.vue.download 358 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 356 ENSEMBLE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES « Toute collection d’objets bien distincts m de notre perception ou de notre pensée »1 (Cantor). Ainsi, tout élément m répondant à la définition qui détermine l’ensemble M appartient à cet ensemble. Le le nombre des éléments de M. Cette théorie des paradoxes lorsqu’elle s’applique à des Si M a pour cardinal n, le cardinal de ses ensembles) est 2n. Or, n < 2n. Considérons de tous les ensembles E, son cardinal doit

cardinal de M est « naïve » conduit à ensembles infinis. parties (ou sousalors l’ensemble être plus petit que

celui de l’ensemble de ses parties, ce qui n’est pas possible si

E est bien l’ensemble de tous les ensembles. À ce paradoxe, découvert par Cantor dès 1899, vint s’ajouter le paradoxe des classes de Russell en 1901. Pour éviter de tels paradoxes, Zermelo 2, puis Frankel et Skolem ont élaboré une axiomatique qui prohibe l’engendrement des ensembles tératologiques. Une telle théorie constitue l’outil privilégié de la formalisation des mathématiques. En particulier, elle permet de se libérer d’une conception empirique du nombre qui en fait le résultat d’une simple énumération. Ainsi, Frege et Russell définissaient-ils le nombre comme une classe de classes « équinumériques » – pouvant être mis en correspondance biunivoque (1-1) avec une classe donnée. Le nombre 2 n’est ainsi rien d’autre que la classe de toutes les classes « équinumériques » à la classe {x, y}, sachant que x ? y. Deux ensembles infinis ont le même cardinal s’ils sont équinumériques, e.g. l’ensemble des nombres pairs et celui des nombres impairs. Pour les ensemble infinis, tel N, le tout n’est donc pas plus grand que la partie. Sur ces bases, Cantor a édifié son arithmétique du transfini. ▶ La création cantorienne a été violemment critiquée en ce qu’elle admettait un infini actuel. À la suite de Brouwer, les intuitionnistes n’acceptent qu’un infini potentiel requérant la construction pas à pas des nombres. Par ailleurs, cette conception de l’ensemble repose sur une interprétation distributive de la totalité. On peut aussi recourir à des totalités collectives composées de parties. Si une collection de tableaux est un ensemble de tableaux différents et indépendants les uns des autres, un tableau est un tout constitué de parties. La méréologie de Lesniewski, qui calcule sur de telles totalités, présente entre autres le mérite d’éviter les paradoxes ensemblistes 3. Denis Vernant ✐ 1 Cantor, G., « Fondements d’une théorie générale des ensembles », Cahiers pour l’analyse, no 10, 1969, pp. 35-52. 2 Zermelo, E., « Recherches sur les fondements de la théorie des ensembles », (1908), trad. partielle in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P. dir., Payot, Paris, 1992, pp. 367-378.

3 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad. Kalinowski, G., Hermès, Paris, 1989. Voir-aussi : Cavaillès, J., « Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles », in Philosophie mathématique, Hermann, Paris, 1962. ! AXIOMATIQUE, CLASSES (PARADOXE DES), INTUITIONNISME, MÉRÉOLOGIE EN-SOI / POUR-SOI Trad. de l’allemand an Sich / für Sich. MÉTAPHYSIQUE Ce qui échappe à la raison / ce qui est de l’ordre de la réalité subjective, puis, joints, chez Hegel puis Sartre, ce qui plonge la condition humaine dans un déséquilibre ontologique constitutif. Chez Kant 1, la chose en soi s’oppose au phénomène comme ce qui rentre dans notre domaine de connaissances possibles et ce qui nous échappe. Ce qui n’est pas phénomène, dit Kant, ne peut être objet d’expérience. Cette décision majeure marque un tournant décisif dans l’histoire de la philosophie, parce que pour la première fois, le philosophe renonce au ciel des Idées « en soi » (le Bien en soi, le Vrai en soi) pour se cantonner aux limites de ce à quoi il a accès. S’il existe un Bien en soi, indépendamment de l’expérience, nous n’en savons rien et ne pouvons rien en savoir ; mais dépasser les limites de l’expérience (auquel correspond l’entendement) pour s’aventurer vers les objets de la raison constitue toujours une tentation pour l’esprit humain, qui le conduit dans les impasses de la Dialectique transcendantale. Le terme « pour-soi » apparaît quant à lui dans la philosophie de Hegel 2 (Phénoménologie de l’Esprit), et désigne la conscience et la réflexion. Ce qui est ou demeure en-soi, en revanche, pourrait s’apparenter à la matière inerte, de tout ce qui n’est pas le sujet (Sartre dira « le monde »). En reprenant ces catégories, Sartre 3 les ré-investit d’un sens nouveau : le pour soi est le résultat d’une dégradation de l’en-soi, ou d’une néantisation, c’est-à-dire qu’en advenant, le sujet ou pour-soi introduit une lacune dans ce qui était avant lui la plénitude de l’être. C’est pourquoi l’en-soi pour-soi est défini par Sartre comme « l’impossible synthèse qui fait notre condition ». Clara da Silva-Charrak ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale.

2 Hegel, F., Phénoménologie de l’Esprit. 3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant. ! NÉANTISATION ENTÉLÉCHIE Translittération du grec entelekheia, de telos, « fin ». PHILOS. ANTIQUE Terme forgé par Aristote pour signifier la réalisation complète de la puissance. À la différence de l’energeia, qui est littéralement le fait d’être « en acte », l’entéléchie est pour une substance le fait d’être arrivée au terme (telos) de la réalisation de sa forme. À ce titre, « chaque substance est une entéléchie, une nature déterminée » 1. La distinction entre acte, entéléchie, forme, d’une part, et puissance (ou matière), d’autre part, représente la solution aristotélicienne du problème du devenir. L’entéléchie participe donc, au même titre que l’acte, au débat avec les mégariques, qui niaient la puissance. Il est possible, rétorque Aristote, d’avoir la puissance de marcher, et pourtant de ne pas marcher actuellement. La solution consiste dans la distinction entre entéléchie première et seconde : la première est à la seconde comme le fait de posséder une science mais de ne pas s’en servir actuellement (parce qu’on dort, par downloadModeText.vue.download 359 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 357 exemple) au fait de s’en servir. C’est en ce sens que l’âme, dont on dit couramment qu’elle est la forme du corps, est plus précisément « l’entéléchie première d’un corps naturel apte à en être l’instrument (organikon) » 2, c’est-à-dire ce qui fait que le même corps qui, dans le sommeil par exemple, est inerte et insensible, retrouve au réveil son activité ou acte. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, VIII, 3, 1044 a 9. 2 Aristote, Traité de l’âme, II, 1, 412 b 5-6. ! ACTE, DEVENIR, MOUVEMENT, PUISSANCE PHILOS. RENAISSANCE À la Renaissance, la réflexion sur l’entéléchie se situe avant tout sur le plan de la philologie. J. Argyropoulos et

A. Politien s’affrontent en effet sur le terrain de la compétence linguistique. Pour le premier, Cicéron ne connaissait pas assez bien le grec, pour le second la confusion entre entéléchie et endéléchie n’en est pas une : il formule en effet, dans le premier chapitre de ses Miscellanae. Centuria prima, (1489) l’hypothèse d’un « Aristote perdu », qui aurait été plus près de la conception platonicienne de l’âme 1. Les humanistes comprennent généralement ce terme comme le mouvement pérenne de l’âme, mais E. Barbaro 2 l’entend comme l’état de perfection, d’actualité d’un étant et propose de le traduire littéralement par « perfectihabia », dont l’étrangeté frappa Leibniz. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Politien, A., Miscellanae. Centuria prima, Florence, 1489. 2 Barbaro, E., Compendium scientiae naturalis ex Aristotele, Venise, 1545. ! ÂME, ARISTOTÉLISME ENTENDEMENT Équivalent du latin intellectus, que l’on traduit aussi parfois par « intellect » (la seconde traduction a l’avantage de conserver la proximité avec l’adjectif « intellectuel »). GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. À l’âge classique, les rapports entre entendement et volonté, puis entre ces deux facultés et l’imagination, constituent l’enjeu de l’explication de la connaissance et de la compréhension métaphysique du moi. Dans l’héritage aristotélicien-thomiste, l’intellectus, faculté de comprendre, s’oppose aux sens ; la volonté est le sommet d’une hiérarchie d’appétits éclairée par la Raison, inclinée vers le Bien qui est de l’être. À partir d’Occam, et plus encore de Descartes, la volonté prend un tout autre statut. Elle est désormais première, illimitée, fondatrice ; l’entendement de l’homme est fini, par opposition à l’entendement infini de Dieu, et l’erreur s’explique par le fait que la volonté libre s’étend au-delà des bornes de cet entendement fini 1. Chez Spinoza, cette distinction disparaît dans la mesure où volonté et entendement se confondent, ou, plus exactement, où volonté et entendement ne sont que des termes généraux pour désigner la série des idées adéquates, d’une part, la série des volitions de l’autre 2. La controverse entre Locke et Leibniz porte également sur la définition, le pouvoir et les limites de l’entendement. Chez Kant, l’entendement est situé entre la sensibilité et la Raison : la première, où règnent les formes a priori de l’espace et du temps, est le lieu de l’intuition ; l’entendement est l’instance où les intuitions viennent s’ordonner selon les règles des catégories ; enfin la raison, « faculté des principes »

prolonge la série par des idées régulatrices. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques. 2 Spinoza, B., Éthique, II. ENTHOUSIASME Du grec enthousiasis ou enthousiasmos, de theos, « dieu », et en, « dans ». PHILOS. ANTIQUE, ANTHROPOLOGIE État de celui qui est « empli » par un dieu et qui, ainsi mis hors de lui, exprime ou révèle certaines vérités inaccessibles à la seule puissance rationnelle. L’Ion de Platon peut être considéré comme la première critique philosophique de l’enthousiasme : divinement inspirés, les poètes et les devins n’ont pas eux-mêmes de connaissance sur ce qu’ils disent 1. Le même Platon, cependant, présente aussi l’enthousiasme comme l’état même du philosophe quand, la beauté sensible le faisant se ressouvenir des réalités intelligibles, il paraît hors de lui 2. C’est cet éloge du délire que retiendra le néoplatonisme 3, qui fera de l’enthousiasme une « connaissance supra-intellective » qui « met l’âme en liaison directe avec l’un » 4. Sylvie Solère-Queval ✐ 1 Platon, Ion, 533 e-535 a, 542 a ; Apologie, 22 c. 2 Platon, Phèdre, 249 d-250 b. 3 Plotin, Ennéades, VI, 9, 11, 13. 4 Proclus, Trois études sur la providence, II, V, 31. Voir-aussi : Brisson, L., « Du bon usage du dérèglement », in J.P. Vernant et al., Divination et rationalité, pp. 220-248, Seuil, Paris, 1974. Dodds, E. R., les Grecs et l’irrationnel, chap. III, chap. VII, trad. M. Gibson, Aubier-Montaigne, Paris, 1965. ! CONNAISSANCE, RÉMINISCENCE ENTHYMÈME Du grec enthumêma, « réflexion, raisonnement, stratagème ». LOGIQUE Raisonnement dont une partie est sous-entendue. Pour Aristote, le terme s’appliquait à tout syllogisme dont les

prémisses sont seulement vraisemblables 1 et non pas vraies comme dans le cas des syllogismes démonstratifs. Les scolastiques en ont restreint la portée en l’appliquant exclusivement aux syllogismes dont une prémisse (et / ou sa conclusion) est implicite. Dans les deux cas, l’enthymème importe essentiellement par son usage « rhétorique » s’inscrivant dans une stratégie de persuasion. Il respecte la forme syllogistique mais s’appuie sur des propositions sous-entendues censées exprimer des « opinions courantes », des « fait[s] connus de tout le monde »2 qui s’imposent d’autant plus qu’ils sont soustraits à toute discussion. L’analyse de l’enthymème relève alors de la pragmatique. De nombreuses implicitations conventionnelles constituent des enthymèmes. L’exemple de Grice 3 « Il est Anglais, donc courageux » requiert comme prémisse majeure la généralisation [hâtive] selon laquelle tous les Anglais sont courageux, vérité présupposée par les interlocuteurs. De même, certains downloadModeText.vue.download 360 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 358 slogans publicitaires (pour ne pas parler d’arguments électoraux) se réduisent souvent à la prémisse explicite d’un enthymème dont la majeure et la conclusion sont omises : « OMO lave plus blanc » suppose qu’acheter une lessive qui donne un linge blanc est judicieux et suggère qu’acheter OMO est d’autant plus judicieux. ▶ Toute communication s’appuie sur un minimum de présupposés, de croyances supposées partagées ; l’enthymème se sert de ce savoir admis pour emporter la conviction. Sous l’apparence d’une preuve logique, il peut devenir une procédure de manipulation idéologique. Denis Vernant ✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, II, 1. 2 Aristote, Rhétorique, 1, 2, 1357 a, 10, 21. 3 Grice, H. P., « Logique et conversation », Communications, no spécial 30, Seuil, Paris, juin 1979, p. 57-72. Voir-aussi : Boyer, A., « Cela va sans le dire, éloge de l’enthymème », in Argumentation et rhétorique, Boyer, A., et Vignaux, G. éd., Hermès, no 15, ps CNRS, Paris, 1995, pp. 73-90. ! IMPLICITE, PRÉSUPPOSITION, SYLLOGISME

ENTROPIE Du grec, composé du préfixe en-, « dans », et du substantif tropè, « transformation ». PHYSIQUE Index de l’irréversibilité des transformations physiques spontanées dans un système isolé. Énergie spécifique minimale, nécessaire pour imposer l’inversion du cours d’une transformation. Mesure de la probabilité des états microscopiques réalisant un état macroscopique donné. Le mot et le concept d’entropie furent introduits par R. Clausius, en 1865. L’entropie correspondait, chez Clausius, à la fonction d’état thermodynamique extensive S = Q / T (où Q est la chaleur, et T la température absolue) 1 ; une fonction ayant une valeur d’autant plus grande que la « capacité de transformation » spontanée du système correspondant était plus faible. Cette définition était l’aboutissement d’une réflexion développée au cours de la première moitié du XIXe s. La première étape en fut l’énoncé du « principe de Carnot » (1824), selon lequel le rendement d’un moteur thermique est inférieur à 1. Plus précisément, le rendement d’un moteur thermique quelconque est inférieur au rendement, lui-même inférieur à 1, d’un moteur thermique idéal parcourant le « cycle de Carnot » dans le diagramme pression-volume. Cet énoncé dû à S. Carnot pouvait être déduit, comme le montra Clausius, de la condition d’impossibilité du passage spontané de chaleur d’un corps froid à un corps chaud ; une condition qu’il appela « second principe de la thermodynamique ». Or, le passage inverse de chaleur d’un corps chaud à un corps froid, seul possible spontanément, s’accompagne d’un accroissement de la valeur de la fonction entropie. Le principe de Carnot apparaissait, par conséquent, comme une forme un peu particulière de l’énoncé de croissance de l’entropie. La forme générale conférée par Clausius au second principe de la thermodynamique fut, à partir de là, la suivante : l’entropie croît jusqu’à une valeur maximale au-delà de laquelle les changements spontanés deviennent impossibles. Cette généralisation fut étendue par Clausius à l’échelle cosmologique, puisque, selon lui, l’Univers est un système isolé dont l’entropie tend vers un maximum : c’est la célèbre « mort thermique de l’Univers », très débattue à la fin du XIXe s. Un développement important intervint au milieu du XXe s., lorsque fut élaborée (par L. Onsager et I. Prigogine) une thermodynamique des systèmes ouverts. À l’énoncé habituel de croissance d’entropie dans un système isolé étaient substituées des considérations sur la production interne d’entropie d’un système ouvert, et sur le flux d’entropie à travers la surface qui le délimite. L’entropie locale du système pouvait parfaitement diminuer, pour peu que le flux net sortant d’entropie excède sa production interne par des processus

dissipatifs. Et une telle diminution locale ne violait en rien le second principe de la thermodynamique, puisque l’entropie de l’ensemble constitué du système et de son environnement continuait de croître. Ces travaux ouvraient la voie à une compréhension des processus d’auto-organisation, qui impliquent l’établissement et le maintien dynamique d’une basse valeur locale de l’entropie. Ils faisaient par là disparaître la contradiction antérieurement relevée entre thermodynamique et biologie, entre principe de croissance de l’entropie et développement de structures vivantes auto-organisées. Le concept d’entropie avait pris naissance, chez Clausius, dans le contexte d’une conception mécanique des phénomènes thermiques. Il était, dans ces conditions, naturel d’essayer de lui donner une interprétation mécanique. L’objet de la théorie cinétique des gaz, rappelons-le, était de réduire les variables macroscopiques de la thermodynamique à des valeurs moyennes de variables mécaniques microscopiques. La pression d’un gaz se voyait ainsi assimilée à la valeur moyenne par unité de surface des variations de quantité de mouvement, occasionnées par le choc des molécules sur la paroi du récipient. La chaleur était, quant à elle, identifiée à l’énergie cinétique moyenne des molécules du gaz. Le programme que se fixa L. Boltzmann (1866, 1872), dans le prolongement de la théorie cinétique des gaz, fut alors de donner un équivalent mécanique au second principe de la thermodynamique. Cet équivalent fut trouvé sous la forme du « théorème H » : une certaine fonction H de la densité de molécules par unité de volume de l’espace des phases ne pouvait, selon Boltzmann, que décroître. La version mécanique du second principe se heurta cependant au « paradoxe de la réversibilité », identifié par J. Loschmidt (1876). À chaque processus mécanique dans lequel la fonction H décroît, remarquait Loschmidt, on peut faire correspondre par la pensée un processus mécanique à fonction H croissante, obtenu en inversant les vitesses de toutes les molécules du gaz. Boltzmann réagit à cette objection dès 1877, en changeant le statut de son théorème H. La décroissance de la fonction H n’était plus rendue inévitable par les lois de la mécanique ; elle n’était que hautement probable pour des conditions initiales éloignées de l’équilibre, et sous l’hypothèse de la validité d’une condition de « chaos moléculaire ». L’entropie S fut corrélativement définie comme une fonction de la probabilité W de la configuration microscopique du gaz : S = kLogW. La « mécanique statistique » était née. Boltzmann renforça, en 1896, sa défense de la conception statistique de l’entropie, en remarquant que la durée, appelée « période de récurrence de Poincaré », qu’il faudrait laisser s’écouler avant de revenir à un certain état improbable du gaz, serait en moyenne excessivement grande. La très grande généralité du lien entre concepts thermodynamique et statistique d’entropie a été illustrée récemment dans l’étude des « trous noirs » résultant de l’effondrement

d’étoiles massives en fin de vie. Durant les années 1970, downloadModeText.vue.download 361 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 359 St. Hawking et d’autres auteurs proposèrent d’identifier l’aire de l’horizon des trous noirs (en deçà duquel ni la matière ni la lumière ne peuvent s’échapper) à leur entropie. En 1996, un calcul montra que l’entropie statistique d’un trou noir, calculée en traitant ses constituants microscopiques dans le cadre de la théorie des supercordes, coïncidait exactement avec l’aire de Hawking. L’intervention de l’hypothèse ad hoc de « chaos moléculaire » et, surtout, l’utilisation du concept de probabilité, considérée depuis Laplace comme une expression de l’ignorance partielle dans laquelle on se trouve à propos d’une certaine situation physique, suscitèrent cependant de la méfiance visà-vis de ce qui apparaissait comme une interprétation essentiellement « subjectiviste » de l’entropie. L’inquiétude face à la tendance qu’avait la mécanique statistique à fournir des définitions « subjectivistes » (en vérité, épistémiques) de l’entropie fut encore renforcée lorsque parut le travail de J. W. Gibbs (1901). Ce que montrait, en effet, Gibbs était que la loi de croissance de l’entropie ne pouvait être dérivée de la mécanique qu’à condition de recourir à un « découpage grossier » (coarse graining) de l’espace des états ; et ce découpage grossier, à son tour, n’était justifiable que par une imperfection des moyens expérimentaux de connaissance de l’état microscopique du gaz. Deux voies de recherche à propos du concept d’entropie furent suivies à partir de là. L’une revenait à tirer toutes les conséquences du statut épistémique que semblait avoir l’entropie en mécanique statistique. L’autre consistait, au contraire, à chercher coûte que coûte une base « objective » à la croissance de l’entropie. La première voie prit comme point de départ l’expérience de pensée du « démon de Maxwell ». Le démon de Maxwell (1867) était un être capable de prendre connaissance de l’état microscopique d’un gaz, et de se servir de ces informations pour diminuer l’entropie du gaz. Ainsi débuta l’histoire des relations entre entropie et information. Cl. E. Shannon (1949) n’hésita pas à appeler « entropie » une fonction des probabilités d’occurrence des symboles dans une chaîne de caractères, qui visait, avant tout, à en mesurer le contenu d’information. L’analogie entre la forme de cette fonction et celle de l’entropie statistique de Boltzmann était, en effet, remarquable, au signe près. L. Brillouin (1956), à la suite de L. Szilard (1929), s’attacha, pour sa part, à établir des théorèmes reliant le gain d’information à la production d’entropie, et, inversement, la diminution d’entropie (ou la production de « néguentropie ») à l’utilisation d’information. Ces théorèmes spécifiaient que tout élément d’information est plus que compensé par l’accroissement d’entropie résultant de la procédure physique utilisée pour l’acquérir. Cela interdisait à un être du type « démon de Maxwell » de violer le second

principe de la thermodynamique. En 1957, E. T. Jaynes alla plus loin encore dans le sens d’une fusion de la thermodynamique et de la théorie de l’information, en montrant que l’ensemble des fonctions et théorèmes de la mécanique statistique était dérivable d’un simple principe de minimisation des conjectures concernant l’information manquante sur la structure microscopique d’un corps matériel. Ce principe, appelé maximum-entropy principle, et plus connu sous le nom de son abréviation « Maxent », est universellement appliqué de nos jours à l’analyse des signaux. En marge des relations ainsi établies entre information et entropie, un débat de nature à la fois verbale et conceptuelle s’est instauré. L’entropie est couramment qualifiée de « mesure du désordre ». Mais qu’entend-on exactement par « ordre » ? S’agit-il d’une redondance des structures ou, au contraire, de leur complexité ? La redondance est-elle d’ailleurs exclusive de la complexité ou bien peut-elle en émerger dans des régimes évolutifs limites « au bord du chaos » (St. Kauffman, 1995) ? La réponse donnée à ces questions sur le concept d’« ordre » ne saurait rester sans conséquences pour les rapports traditionnellement établis entre désordre et entropie. La seconde voie, qui visait à donner une base « objective » à l’évolution unidirectionnelle de l’entropie, a trouvé, pour sa part, une assistance inattendue dans les théories du chaos. Chez I. Prigogine, par exemple, c’est l’extrême sensibilité aux conditions initiales, doublée d’une substitution d’ensembles de « fibres » dilatantes et contractantes aux ensembles de points matériels, qui rend toute réversion d’une transformation, et toute décroissance spontanée de l’entropie d’un système clos, impossibles. Cette tentative de mettre en évidence une véritable « brisure de symétrie » temporelle, au-delà de la conception probabiliste de l’entropie proposée par Boltzmann, reste pourtant inaboutie. Comme le souligne, en effet, I. Stengers, l’insistance sur l’inévitable résidu d’imprécision dans la connaissance des conditions initiales, aussi bien que le choix orienté de l’ensemble de référence, trahissent l’activité constructrice de la physique dans son projet même de l’escamoter. Michel Bitbol ✐ 1 Une grandeur est extensive lorsque la valeur qu’elle prend pour un système physique est la somme des valeurs qu’elle prend pour les parties composant le système (exemples : l’énergie, l’entropie). Elle est intensive dans le cas inverse (exemple : la température). Voir-aussi : Brillouin, L., Science and Information Theory, Academic Press, 1963. Chambadal, P., Évolution et applications du concept d’entropie, Dunod, 1963.

Davies, P. C. W., The Physics of Time Asymmetry, 1974. Jaynes, E. T., Papers on Probability, Statistics, and Statistical Physics, Reidel, 1983. Prigogine, I., Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, Dunod, 1968. Reichenbach, H., The Direction of Time, University of California Press, 1956. Stengers, I., Cosmopolitiques 5. Au nom de la flèche du temps : le défi de Prigogine, La Découverte, 1997. Zeh, H.-D., The Physical Basis of the Direction of Time, SpringerVerlag, 1989. ! ÉNERGIE, IRRÉVERSIBILITÉ, THERMODYNAMIQUE ENVIE ! DÉSIR ENVIRONNEMENT D’environ, en-virum, « tour, rond, cercle ». Différemment de l’écologie, née de l’approche systémique des relations entre des organismes et leurs milieux, l’étude de l’environnement a hérité de la revendication politique et de la prise de conscience de l’action de l’homme sur la nature. Ce dernier se situe à la confluence de l’interaction des systèmes naturels et culturels. GÉNÉR. Ce qui entoure un organisme vivant et, plus généralement, l’ensemble des éléments naturels et artificiels interagissant et susceptibles d’agir sur lui. À la fin du XIXe s., empruntant à la biogéographie naissante et à l’esprit de systèmes du XVIIIe s., émerge une discipline downloadModeText.vue.download 362 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 360 que le biologiste allemand Haeckel définit comme « science de l’économie, des habitudes, du mode de vie, des rapports vitaux entre les organismes » 1. Comme le décrit le philosophe J.-M. Drouin : « L’autonomie de l’écologie repose sur la conception de systèmes assez localisés pour que leur comportement puisse être décrit globalement, et dont les composants soient en nombre assez limité pour être soumis à l’analyse. » 2.

Cette autonomie sera mise à mal par des conceptions holistes ou universalistes de l’environnement. En effet, les termes, notions et concepts de « biosphère » (1875), « noosphère » (1922) dépassent les compétences de l’écologie scientifique, en formant une écologie globale « politique ». C’est de cette dernière que la notion contemporaine d’environnement hérite, en prenant conscience de la fragilité et, surtout, du rôle prépondérant de l’homme dans le déséquilibre ou la destruction de ce qui l’entoure : « L’équilibre qui s’est établi au cours des temps géologiques dans la migration des éléments se trouve perturbé par l’intelligence et l’activité de l’homme. Nous vivons actuellement dans une période où l’humanité est en train de changer les conditions de l’équilibre thermodynamique à l’intérieur de la biosphère »3 (1967). L’exemple français d’un ministère de l’Environnement – transformé, d’ailleurs, en 2002 en ministère de l’Écologie et du Développement durable – créé tardivement et peu soutenu témoigne d’une certaine confusion régnant entre écologie et environnement, tout en soulignant l’incapacité de l’État à s’engager dans des actions « durables ». Une charte est même proposée, devant être « le fondement d’une nouvelle relation entre l’homme, la nature et l’économie et permettra de conjuguer développement économique et respect d’un équilibre harmonieux » 4. Renvoyant à tout, l’environnement ne finira-t-il pas par ne plus rien définir ? Cédric Crémière ✐ 1 Haeckel, E., Generelle Morphologie der Organismen, vol. 1, Berlin, 1866, p. 8. 2 Drouin, J.-M., l’Écologie et son histoire. Réinventer la nature, préface de M. Serres, Flammarion, Paris, 1993, p. 85. 3 Vernadsky, V.A., la Biosphère (1926 pour la première édition russe), F. Alcan, Paris, 1929, p. 184. 4 Discours du 20 juin 2002 de Mme le ministre de l’Écologie et du Développement durable Roselyne Bachelot-Narquin. Voir-aussi : Acot, P., Histoire de l’écologie, PUF, Paris, « Que saisje ? », 1994. Drouin, J.-M., op. cit. Teilhard de Chardin, P., le Phénomène humain, Seuil, Paris, 1955. Vernadsky, V. I., op. cit. Vernadsky, V. I., Several Words on Noosphere, 1944.

! NATURE ÉPICURISME PHILOS. ANTIQUE 1. L’école philosophique du Jardin, fondée par Épicure, à Athènes, en 306 av. J.-C. 1. – 2. De manière plus large, mode de vie et de pensée qui, appliquant à la lettre les préceptes hérités d’Épicure, s’efforce de se conformer au modèle moral que ce dernier incarne. De tous les courants philosophiques de l’Antiquité, l’épicurisme est sans doute celui qui a subi le moins de modifications, et ce malgré une diffusion précoce, large et durable. Plus de deux cents ans après la mort d’Épicure, la figure marquante de l’épicurisme romain, Lucrèce, se contente – selon sa propre expression – d’imprimer ses pas dans les traces du maître 2. Il n’est pas excessif, en ce sens, d’affirmer que l’épicurisme, c’est avant tout Épicure. Telle était d’ailleurs, sans doute, la volonté d’Épicure lui-même, comme en témoigne l’attachement à la mémoire et à la commémoration que manifeste son testament transmis par Diogène Laërce 3. L’épicurisme doit, avant tout, être défini comme une éthique qui considère le plaisir comme le « principe » (arkhe) et la « fin » (telos) de la vie heureuse 4. Les nombreuses critiques dont il a été la cible, faisant de lui, sans aucun doute, la doctrine la plus décriée de l’Antiquité, portent précisément sur cette valorisation du plaisir 5. À la différence des cyrénaïques cependant, pour qui plaisir et souffrance se définissent en termes de mouvement 6, les épicuriens associent le plaisir à la santé du corps et à l’« absence de trouble de l’âme » (ataraxia) 7. En cela, Épicure est incontestablement l’héritier de Démocrite 8, de même qu’il reprend presque en totalité sa conception atomistique et non téléologique de la nature. L’« étude de la nature » (phusiologia) occupe une grande place dans les écrits d’Épicure, mais il convient de la considérer d’abord comme un « moyen » au service de la morale. De même que les affections (plaisir et douleur) représentent, en première approche, les critères de la moralité de l’action, les sensations sont le point de départ d’une observation de la nature, complétée par les anticipations (prolepseis), notions dans l’âme résultant de la mémorisation de sensations réitérées produites par des objets similaires 9. Sensation, affection, anticipation forment une canonique 10 : un ensemble d’outils pour la phusiologia. Les réponses que cette dernière apporte

aux questions capitales qui se posent tant face à « ce qui apparaît » (ta phainomena) que vis-à-vis de « ce qui est caché, l’inévident » (adelon), tranquillisent l’âme et contribuent ainsi à y faire durablement régner la paix. Voilà pourquoi la doctrine d’Épicure, non certes dans toute son ampleur 11, mais au moins sous forme de résumés ou de sentences à mémoriser 12, doit être accessible au plus grand nombre, au même titre que la communauté du Jardin ouvrait, semble-t-il, ses portes sans discrimination 13. La Lettre à Hérodote 14 est ainsi un simple résumé des idées qu’Épicure développe par ailleurs ; elle témoigne cependant pleinement, par sa construction et par les thèmes abordés, de l’unité de la doctrine sur laquelle Épicure fonde sa morale. Les principes premiers, à savoir les atomes et le vide, permettent de rendre compte des mécanismes physiques de manière non téléologique, et l’âme humaine elle-même est décrite comme un composé d’atomes, de même nature, par conséquent, que le corps. La Lettre à Ménécée s’appuie précisément sur ces aspects de la physique pour prescrire, à la manière d’une ordonnance médicale, le « quadruple remède » (tetrapharmakon) qui purgera l’âme de ses craintes et lui permettra de retrouver l’ataraxie : « Dieu n’est pas à craindre, la mort ne crée pas de souci. Et, alors que le bien est facile à obtenir, le mal est facile à supporter. » 15. Dieu n’est pas à craindre : la physique atomistique n’a nul besoin de l’hypothèse d’un dieu créateur ou d’une providence divine pour expliquer l’origine et le mécanisme des mondes ; même si les dieux existent, ils sont ailleurs 16, incorruptibles et comblés, et ne s’occupent pas de nous 17. La mort ne crée pas de souci : la downloadModeText.vue.download 363 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 361 nature de l’âme, dont les atomes se désagrègent au moment de la mort, implique que jamais l’homme ne rencontre sa propre mort 18. Le bien est facile à obtenir : une gestion avisée des désirs, s’appliquant à satisfaire les désirs naturels et nécessaires, et se gardant de poursuivre des désirs illimités, sources de souffrance, permet à l’âme, débarrassée de ses craintes, d’atteindre aisément l’autarcie 19. Le mal est facile à supporter : lorsqu’une douleur est insupportable, la mort nous en délivre rapidement ; le souvenir des moments de plaisir entre amis nous aide à supporter nos maux 20. Deux points de la doctrine, enfin, doivent être particulièrement mentionnés, parce qu’ils contribuent à caractériser la place de l’épicurisme au sein des débats de l’Antiquité. Épicure propose une approche originale du rapport entre la

« loi » et la « nature » (nomos et physis). Parce que la nature n’est pas l’oeuvre d’un dieu, elle est imparfaite. La tâche du nomos consistera à compléter et à parfaire la nature : ainsi du langage, originellement naturel mais perfectionné par la convention 21 ; ainsi également du droit 22. Contre une interprétation strictement déterministe de la théorie démocritéenne, Épicure démontre que le comportement humain échappe à la mécanique des atomes et que l’individu porte la responsabilité de son caractère, résultat de ses choix successifs 23. La notion physique de « déclinaison » 24 (gr., parenklisis ; lat., clinamen) de l’atome apparaît implicitement associée, dans les témoignages de Lucrèce et de Diogène d’OEnoanda, à l’exercice d’une libre volonté 25. Annie Hourcade ✐ 1 Diogène Laërce, X, 1. 2 Lucrèce, III, 4. Le poème de Lucrèce De la nature, rédigé en latin au Ier s. av. J.-C. constitue le témoignage le plus complet de sa pensée. 3 Diogène Laërce, X, 18. 4 Id., X, 128. 5 Id., X, 3-8. 6 Id., II, 86. 7 Id., X, 128. 8 Démocrite, B 3, 4, 191, même si Épicure se qualifie lui-même d’autodidacte (Diogène Laërce, X, 13). 9 Diogène Laërce, X, 33. 10 Id., X, 31. 11 Épicure aurait écrit plus de trois cents rouleaux. Son oeuvre majeure fut probablement le traité De la nature, en trente-sept livres, dont des fragments continuent d’être mis au jour à la villa des Papyri à Herculanum, dans la bibliothèque que Philodème de Gadara, épicurien du Ier s. av. J.-C., a constituée avec les oeuvres d’Épicure et de Démétrius Lacon. 12 Notre connaissance de la pensée épicurienne a essentiellement pour sources trois lettres transmises par Diogène Laërce : Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès, Lettre à Ménécée et deux groupes de maximes transmises aussi par Diogène et découvertes dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane : les

Maximes capitales et les Sentences vaticanes. Autre témoignage privilégié : l’inscription que l’épicurien Diogène d’OEnoanda a fait graver, vraisemblablement au IIe s. apr. J.-C., sur un mur de sa ville. 13 H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887, 227 a. 14 Diogène Laërce, op. cit., X, 35-83. 15 Philodème, Contre les sophistes, IV, 9-14 in A.A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 25 J (t. I, p. 309). 16 Lucrèce, De rerum natura, III, 17-22 ; V, 146-155. Épicure aurait situé le séjour des dieux dans les intermondes (metakosmia) : Usener, Epicurea, 359. 17 Diogène Laërce, X, 139. 18 Id., 124-127. 19 Id., 127-132. 20 Id., 22. 21 Id., 75-76. 22 Id., 150-154. 23 Épicure, De la nature, 34, 21-22 ; 26-30 in A.A Long & D.N. Sedley, op. cit., 20 B, C (t. I, p. 210-214). 24 Le terme n’est attesté ni chez Démocrite ni chez Épicure ; il est cependant mentionné dans plusieurs témoignages plus tardifs et défini comme une propriété de l’atome de dévier de sa trajectoire de manière strictement aléatoire. 25 Lucrèce, op. cit., II, 251 sqq. ; Diogène d’OEnoanda 32, 1, 14-3, 14 in A.A Long & D.N. Sedley, op. cit., 20 G (t. I, p. 219). Voir-aussi : Actes du VIIIe congrès de l’Association G. Budé, Paris, 5-10 avril 1968, Les Belles Lettres, Paris, 1969. Balaudé, J.-F., Épicure. Lettres, maximes, sentences, LGF, Paris, 1994. Bollack, J., Bollack, M., Wismann, H., la Lettre d’Épicure, Minuit, Paris, 1971. Bollack, J., la Pensée du plaisir. Épicure : textes moraux, commentaires, Minuit, Paris, 1975. Bollack, J., Laks, A., Épicure à Pythoclès. Sur la cosmologie et les phénomènes météorologiques, Presses universitaires de Lille,

Lille, 1978. Bollack, J., Laks, A. (éd.), Études sur l’épicurisme antique, Presses universitaires de Lille, Lille, 1976. Boyancé, P., Lucrèce et l’épicurisme, PUF, Paris, 1963. Brunschwig, J., Études sur les philosophies hellénistiques. Épicurisme, stoïcisme, scepticisme, PUF, Paris, 1995. Conche, M., Épicure, lettres et maximes, PUF, Paris, 1987. Conche, M., Lucrèce et l’expérience, Mégare, Paris, 1967 ; Villerssur-Mer, 1981. Ernout, A., Lucrèce. De rerum natura, CUF, Paris, 1920. Étienne, A., O’Meara, D., la Philosophie épicurienne sur pierre. Les fragments de Diogène d’OEnoanda, éditions universitaires Fribourg, Fribourg, 1996. Giannantoni, G., Gigante, M. (éd.), Epicureismo greco e romano, Napoli, 1996 (3 vol.). Gigante, M., la Bibliothèque de Philodème et l’épicurisme romain, Les Belles Lettres, Paris, 1987. Goulet-Cazé, M.-O. (dir.), Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres, LGF, Paris, 1999. Kany-Turpin, J., Lucrèce. De la nature, texte et trad., Paris, 1993, 1997. Long, A. A., Sedley, D. N., les Philosophes hellénistiques. I. Pyrrhon. L’épicurisme, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris, 2001. Pugliese Caratelli, G. (éd.), Suzètèsis, Studi sull’epicureismo greco e romano offerti a Marcello Gigante, Napoli, 1983 (2 vol.). Salem. J., Tel un dieu parmi les hommes. L’éthique d’Épicure, Vrin, Paris, 1989. Salem, J., La mort n’est rien pour nous. Lucrèce et l’éthique, Vrin, Paris, 1990. Usener, H., Epicurea, Leipzig, 1887 (réimpr. Rome, 1963). ! AMITIÉ, ANTICIPATION, ATARAXIE, ATOMISME, AUTARCIE, DÉCLINAISON PHILOS. RENAISSANCE Deux nouvelles sources renouvellent la tradition épicurienne à la Renaissance : la traduction latine de Diogène

Laërce, Vies des Philosophes, en 1420 et la découverte par Poggio de Lucrèce, De rerum natura en 1417. Dans un premier temps, Lucrèce est un auteur largement lu et presque un objet de culte exclusivement sur le plan littéraire. Beaucoup s’en inspirent, comme Politien, Marulle et Pontano, mais tous s’accordent pour en rejeter, scandalisés, ce qu’ils considèrent comme une forme d’athéisme et d’hédonisme. Toutefois, Épicure et Lucrèce sont progressivement réévalués sur le plan moral et philosophique. D’une part, tant M. Ficin que L. Valla downloadModeText.vue.download 364 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 362 rappellent, en se référant à Sénèque, qu’Épicure conduisit une vie très droite et qu’il n’y a pas trace d’hédonisme dans ses écrits, mais un éloge appuyé de la simplicité et de la frugalité. D’autre part, la réflexion sur le plaisir est intégrée dans la réflexion morale. Ceci se comprend dans le cadre de la conception renaissante de l’homme, qui se constitue dans l’action, et dont la condition mortelle n’est pas le signe de son infirmité mais de son espace de liberté et d’action dans le monde. L’homme est considéré en fait comme un être naturel qui cherche le plaisir, entendu avant tout comme l’absence de la crainte de la mort et de la souffrance, en vue de sa survie : ce que soulignent aussi bien F. Filelfo 1 que B. Telesio 2. En ce sens, le plaisir n’est pas constitutivement un péché et peut même faire partie de la conduite chrétienne. C’est là le projet original de L. Valla 3, dans son De vero falsoque bono, où il oppose à l’austérité de la morale stoïcienne, la considération des exigences naturelles de l’homme, qui ne sont pas un obstacle à la morale chrétienne : la vertu doit être conciliée avec le plaisir, non avec le sacrifice de soi. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Filelfo, F., De morali disciplina, éd. F. Robortello, Venise, 1552. 2 Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples, 1586 (Hildesheim, 1971). 3 Valla, L., De vero falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. ! BONHEUR, ÉTHIQUE ÉPIPHÉNOMÈNE Du grec epiphainein, « se manifester ». MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT Phénomène mental (croyance, désir, émotion ou inten-

tion), dont on affirme qu’il n’a aucun pouvoir causal. Des instances d’un type mental M (X veut lever le bras) sont régulièrement suivies par des instances d’un type physique P (le bras de X se lève). Pour l’épiphénoménaliste, dire que des instances M tendent à causer des instances P revient à commettre le sophisme post hoc, ergo propter hoc. C’est donc seulement à titre d’effets (de causes physiques) que des événements mentaux peuvent figurer dans le réseau des relations causales. Toute explication causale doit ainsi se faire en termes de propriétés physiques. ▶ Remarquons aussi que si l’épiphénoménalisme est vrai, nous ne pouvons pas le dire, car une assertion est un acte de langage intentionnel et qu’une intention est supposée être un épiphénomène. La solution est peut-être de dire que si les phénomènes mentaux sont causaux, ce n’est pas en vertu de leur caractère mental, mais en fonction de leurs caractéristiques physiques. Roger Pouivet ✐ Broad, C. D., The Mind and its Place in Nature, Routledge & Kegan, Londres, 1925. Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. fr. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. Malcolm, N., « The Conceivability of Mechanism », Philosophical Review, 77, 1968. ! ÉLIMINATIVISME, ESPRIT, PHYSICALISME, SURVENANCE ÉPISTÉMOLOGIE Du grec epistémè, pour « connaissance », et logos, pour « le discours ». La divergence des traditions épistémologiques remonte au XIXe s. et se radicalise avec la nouvelle physique l’epistemology anglo-saxonne consiste en théories catégoriales ou logiques de la connaissance (cercle de Vienne), alors que l’épistémologie continentale (Bachelard) intègre davantage l’histoire des sciences à sa méthode. L’épistémologie s’élabore en tension avec la recherche contemporaine (Gonseth). PHYSIQUE Engagement disciplinaire à élaborer la pensée des sciences d’après l’exigence de pensée des sciences contemporaines. Les origines problématiques

Dès le XIXe s., on distingue quatre variantes du projet épistémologique : – Des théories de la connaissance procédant d’un « constructivisme transcendantal » : l’Erkenntnistheorie de Cassirer 1 recherche la contemporanéité conceptuelle entre un positionnement philosophique (la subjectivité transcendantale), une évaluation du devenir des concepts (la perspective de l’école de Marburg) et l’intelligibilité des sciences elles-mêmes (la constitution catégoriale de l’objectivité). Toutefois, ces réactualisations doctrinales néokantiennes ou phénoménologiques ne rétablissent la cohérence avec l’horizon scientifique qu’en adaptant leurs catégories sans objectiver la dynamique des transformations de l’objectivité scientifique. – La philosophie analytique vise à fonder logiquement les conditions catégoriales dont dérive la structure formelle des théories. Carnap propose ainsi de reconstruire logiquement le monde physique 2. Ce logicisme réduit les conditions d’intelligibilité de la physique à des déterminations anhistoriques, et présuppose le nominalisme ; l’intégration du dynamisme scientifique et métaphysique exige une complication dialogique 3 ou l’historicisation des catégories 4. – L’épistémologie historique diffère des autres théories internalistes 5 de la connaissance, ou de toute philosophie première, par son engagement rationaliste (l’adhésion à la science contemporaine), voire surrationaliste 6 (l’antériorité de la science en devenir sur toute métaphysique préalable), conjugué à l’exigence de récurrence conceptuelle avec sa propre perspective : « L’histoire des sciences est épistémologie et philosophie en acte précisément parce que la constitution de son objet passe par le jeu de la double référence, scientifique (objet du choix épistémologique) et épistémologique (objet du choix philosophique qui est un choix au second degré, le choix d’un choix), qui fonde la récurrence. » 7. La relativité historique des paradigmes est ainsi dominée par la contemporanéité de méthode entre les objets et le sujet de l’épistémologie : l’amplification récurrente du principe de relativité éclaire la limitation des paradigmes antérieurs. – Les scientifiques font l’exégèse de leurs travaux et s’affrontent notamment au sujet de l’interprétation métathéorique de la mécanique quantique 8. Prendre pour

norme la pensée des sciences pour élaborer la pensée des sciences exige une expertise et fonde une méthode rigoureuse 9 si les savants évitent de verser dans la philosophie spontanée 10. L’auto-épistémologie se concentre sur le mode opératoire de la science, négligeant parfois ses attendus métaphysiques 11. downloadModeText.vue.download 365 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 363 Frontières disciplinaires et enjeux contemporains L’engagement philosophique singularise l’épistémologie en tant que discipline : alors que l’histoire et la sociologie des sciences inclinent à neutraliser les jugements de valeurs entre théories périmées, sanctionnées ou en progrès pour objectiver leurs conditions sociales d’évaluation, l’épistémologie hiérarchise au contraire les paradigmes successifs en fonction d’une axiologie produite par l’analyse interne des théories 12. Elle s’engage encore par son ouverture à la dynamique même de la recherche : « Le discours épistémologique contribue à l’élaboration de l’idée de la science, de la science en train de se faire. » 13. La perspective épistémologique s’élabore dans une tension dynamique entre les horizons de la physique, de l’histoire des sciences et du rationalisme, dont elle cherche à établir la contemporanéité conceptuelle. L’intégration des innovations scientifiques opère le couplage de temporalités distinctes mais relatives : l’évolution irréversible des théories physiques entraîne la révision de leur interprétation ontologique et, par conséquent, la crise des métaphysiques inadaptables. L’unité de la discipline exige en outre une allagmatique (méthodologie transdisciplinaire) qui domine l’alternative du réductionnisme et du pluralisme, malgré la spécialisation croissante des sciences et le polymorphisme métaphysique des épistémologies régionales. Vincent Bontems ✐ 1 Cassirer, E., la Théorie de la relativité d’Einstein, Cerf, Paris, 2000. 2 Carnap, R., les Fondements philosophiques de la physique, Armand Colin, Paris, 1973. 3 Sacchi, J.-C., Sur le développement des théories scientifiques, Harmattan, Paris, 1999. 4 Coumet, E., « Karl Popper et l’histoire des sciences » in les

Annales, no 5, sept.-oct. 1975, pp. 1105-1122. 5 Cavaillès, J., Sur la logique et la théorie de la science, Vrin, Paris, 1997. 6 Bachelard, G., l’Engagement rationaliste, Vrin, Paris, 1972 ; l’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, Paris, 1951. 7 Fichant, M., Sur l’histoire des sciences, p. 137, Maspero, Paris, 1969. 8 Heisenberg, W., Physique et Philosophie, Albin Michel, Paris, 1971. 9 Balibar, F., Lévy-Leblond, J.-M., Quantique : rudiments, InterÉditions, Paris, 1984. 10 Althusser, L., Cours de philosophie pour scientifique, Maspero, Paris, 1975. 11 Feynman, R., Lumière et Matière, Seuil, Paris, 1987. 12 Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1994. 13 Gonseth, F., le Problème de la connaissance en philosophie ouverte, p. 192., L’Âge d’homme, Lausanne, 1990. ! FAIT SCIENTIFIQUE, PROGRÈS, RÉFÉRENTIEL ∼ ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE ÉPISTÉMOLOGIE, PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN. Synthèse de la philosophie de la science et de la théorie de la connaissance opérée sur des bases évolutionnistes à partir de la psychologie du développement. L’idée d’une théorie de la connaissance articulée à la fois à l’évolutionnisme et à la psychologie du développement remonte à J. Baldwin et S. Hall. Mais le renouveau du projet chez Piaget 1, dans les années 1950, se distingue des ambitions philosophiques du XIXe s. par son recours à une psychologie génétique assise sur de solides bases expérimentales, une prise en compte de la critique du psychologisme en logique, et une idée d’évolution moins biologique que historique. La conjugaison de ces trois facteurs d’explication des structures de l’esprit est d’ailleurs une des principales sources d’inspira-

tion du cognitivisme contemporain. Comment naissent les concepts scientifiques dans l’esprit humain ? Plutôt que de répondre par l’histoire des sciences, Piaget propose d’appliquer au problème sa théorie des stades en psychologie de l’enfant en invoquant deux postulats : 1) l’identité de but de l’enfant et du savant (la connaissance objective) ; 2) la récapitulation de la phylogenèse par l’ontogenèse (dans une perspective évolutionnaire). Reprenant à Comte le motif de la hiérarchie des sciences, Piaget l’adapte. C’est désormais la psychologie qui en occupe le sommet. Mais elle en est aussi la base, puisqu’elle a pour objet l’explication des compétences logico-mathématiques des individus, et de leur mode d’acquisition, compétences qui sont, comme chez Comte, la condition initiale du système des sciences, mais aussi l’adaptation la plus parfaite à un réel en mouvement saisi et stabilisé dans ses formes abstraites (groupes de transformation, morphismes, théorie des catégories), lesquelles témoignent d’une capacité humaine ultime à la manipulation mentale. Piaget parle ainsi non de hiérarchie, mais de « cercle des sciences » : le sujet de la connaissance y devient l’objet ultime de la connaissance, dans les termes de l’objectivité scientifique. La psychologie expérimentale de l’acquisition des processus de raisonnement mathématiques les plus raffinés en est la pierre de touche. ▶ L’épistémologie génétique se heurte à deux obstacles. Elle suppose tout d’abord une intégration lisse des stades successifs d’acquisition des compétences, qui, si elle prend pour point de repère le progrès historique dans les sciences, en met de côté les ruptures, ou les impasses culturelles, qui n’y sont pas moins manifestes. La téléologie formaliste qui l’anime, rendue possible du fait que l’histoire des mathématiques est moins irrégulière que d’autres, débouche ensuite sur un problème de circularité argumentative que l’expression « cercle des sciences » revient à nier. Si l’on ne veut pas réduire, en effet, les formalismes hyperabstraits des mathématiques à des énoncés purement analytiques, il faut encore prouver qu’ils dérivent effectivement de notre appareil cognitif et de ses stratégies évolutives. Mais pureté logique et explication naturaliste sont en conflit notoire (dilemme de Bena-

ceraf) : ce qu’on gagne sur un tableau est perdu sur l’autre. Piaget, en faisant à tous les stades intermédiaires l’hypothèse qu’ils servent à la maîtrise d’une rationalité logico-formelle complète, tend à introduire subrepticement cette dernière dans ses propres prémices : les compétences psychomotrices prédiscursives sont chez lui toujours déjà intellectuelles. Du coup, comment décider si le « cercle » de Piaget est un vice du raisonnement ou une découverte empirique ? Pierre-Henri Castel ✐ 1 Piaget, J., L’épistémologie génétique, Paris, 1970. Voir-aussi : Geber, B. A., Piaget and Knowing Studies in Genetic Epistemology, Londres, 1977. ! DÉVELOPPEMENT (PSYCHOLOGIE DU) downloadModeText.vue.download 366 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 364 Épistémologie et théorie de la connaissance L e terme « épistémologie » est en anglais et en allemand synonyme de « théorie de la connaissance » (Erkenntnistheorie, terme venu du néokantisme), et il avait encore, au début du XXe s. (chez Meyerson, par exemple), cette signification en français. Mais, sous l’influence de Bachelard, notamment, il est devenu synonyme de « philosophie et histoire des sciences », ce qui suggère que le type de savoir dont il est fondamentalement question est le savoir scientifique. Mais fautil réellement séparer la théorie de la connaissance, comme étude des conditions les plus générales de la connaissance humaine ou comme gnoséologie, de l’étude de la connaissance scientifique ? Cela dépend, dans une large mesure, de la question de savoir s’il y a une rupture ou, comme disait Bachelard, une « coupure épistémologique », entre la connaissance naturelle et la connaissance scientifique. Cette coupure n’est pas niable, puisque le savoir scientifique rompt, dans ses méthodes et dans ses objets (et, notamment, par le recours systématique à l’instrumentation et à l’expérimentation), avec le savoir naturel, qui, toujours selon Bachelard, dresse des « obstacles épistémologiques » à la constitution des hypothèses et des théories scientifiques qui, dans la science contemporaine, deviennent des constructions si abstraites et mathématisées qu’elles n’ont plus grand chose à voir avec ce que le sens commun peut appréhender. Mais s’ensuit-il pour autant que les questions les plus générales concernant la nature de la connaissance scientifique – celles de savoir comment des théories peuvent être vraies et justifiées et quelle

est leur relation à l’observation – cessent de se poser ? C’est douteux, et c’est pourquoi il est plus raisonnable de considérer que la philosophie des sciences pose les mêmes questions que la philosophie de la connaissance, prise au sens le plus abstrait, comme épistémo-logie. Cette dernière est née chez les Grecs, principalement dans le Théétète, de Platon, où l’on se demande ce qui distingue la connaissance (épistémè) authentique de la perception et de la croyance. Platon arrive, quoique de manière aporétique, à la définition célèbre : la connaissance est la croyance vraie « pourvue de raison » (logos), et on peut dire que toute la philosophie de la connaissance, depuis lors, a consisté à essayer d’élucider le sens de cette dernière relation. Elle vise aussi à répondre aux objections des sceptiques et, en particulier, au fameux « dilemme d’Agrippa » (connu dans la philosophie contemporaine sous le nom de « trilemme de Fries » ou « de Münchhausen »), rapporté par Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes : ou bien les croyances vraies sont fondées sur d’autres croyances ou principes, mais au risque d’une régression infinie dans la chaîne des raisons ou justifications qu’on ne peut interrompre que de manière arbitraire ; ou bien on s’arrête dans la chaîne à des croyances de base, mais au risque du dogmatisme ; ou bien on commet un cercle en retrouvant le fondé dans le fondement. Dans l’épistémologie moderne, la deuxième position est incarnée par le rationalisme, cartésien notamment, en remontant à des principes innés ou a priori connus par la raison seule, ainsi que par l’empirisme, qui fonde toute connaissance dans la perception sensible. À partir du XIXe s., le psychologisme ou l’anthropologisme (chez Fries, notamment) incarne la première, et renonce à fonder la connaissance sur des certitudes premières. L’hégélianisme mais aussi le pragmatisme admettent que la connaissance n’est pas affaire de recherche d’un fondement absolu, mais que les connaissances se justifient mutuellement dans une cohérence globale. Ces options se retrouvent dans l’épistémologie contemporaine, principalement de langue anglaise, qui se déploie aussi sur l’axe d’une autre opposition, entre une conception internaliste et une conception externaliste de la justification. Selon la première, savoir que p, c’est nécessairement savoir qu’on sait que p, c’est-à-dire avoir un accès interne à ce que l’on sait. Selon la seconde, le sujet connaissant n’a pas besoin d’avoir un accès interne et réflexif à son savoir. Un internalisme fondationnaliste cherchera à justifier la connaissance sur des premiers principes connus par intuition, alors qu’un internalisme cohérentiste admettra que la relation de justification peut être circulaire, au sens où toutes les propositions contribuent de concert à la connaissance. Dans l’épistémologie néo-empiriste des positivistes du cercle de Vienne, par exemple, Schlick est un représentant de la première position, quand il fait remonter la connaissance à des Konstatierungen, des énoncés de base connus par observation directe, alors que Neurath est un partisan de la seconde option, quand il soutient qu’il n’y a pas d’énoncés « protocolaires », et que c’est l’ensemble des énoncés de la science qui se justifient mutuellement, par cohérence. Le problème du fondationnalisme est qu’il suppose l’existence de propositions non révisables et incorrigibles, en quelque sorte autofondées, alors qu’il semble, en particulier depuis

la théorie de la relativité et la chute des « absolus » mathématiques et physiques, que la plupart des connaissances scientifiques sont soumises à une révision constante. La théorie de la connaissance de Popper ainsi que l’épistémologie contemporaine des « paradigmes » de Kuhn admettent, au contraire, le caractère foncièrement révisable et faillible des vérités scientifiques (faillibilisme), ou le caractère relatif des propositions tenues, à un moment donné du savoir, comme premières. Cette vision est encore plus accentuée dans le pragmatisme empiriste de Quine, qui admet que même les principes les plus fondamentaux de la logique peuvent, en principe – même s’ils le sont difficilement en pratique –, être soumis à la révision (l’avènement de la physique quantique semble ici avoir joué un grand rôle dans la modification de nos perspectives « absolutistes »). Poussant l’image célèbre de Neurath, celle de la science comme un bateau dont les principes doivent être reconstruits en pleine mer, sans qu’on puisse prouver son mouvement autrement qu’en avançant, Quine va jusqu’à adopter une forme de psychologisme, en admettant que l’épistémologie doit aujourd’hui être une branche de la psychologie. Selon cette épistémologie « naturalisée », seule la science peut connaître la science, et il n’y a pas de « théorie de la connaissance » comme philosophie première, notamment au sens où l’entendaient les néokantiens quand ils cherchaient à fonder la connaissance sur des principes a priori. À cet égard, Quine critique la distinction que proposait encore Carnap, entre des vérités analytiques, dotées d’un statut a priori au moins relatif (à nos conventions de langage et aux conventions que nous adoptons pour formuler nos théories scientifiques), et des vérités synthétiques, connues par observation. Mais, en admettant que la psychologie cognitive, la neurophysiologie et la biologie de l’évolution peuvent éclairer nos mécanismes cognitifs naturels, il ouvre aussi la voie à une position radicalement externaliste, où le sujet connaissant perd ses droits et où la justification des connaissances devient nécessairement externe et relative. Ce naturalisme, qui domine l’épistémologie contemporaine, downloadModeText.vue.download 367 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 365 semble consacrer la position sceptique de Hume, qui niait que l’on puisse rationnellement fonder l’induction et la connaissance des causes, mais il est également compatible avec une épistémologie évolutionniste, qui soutient que les processus et mécanismes cognitifs dont a été dotée notre espèce (y compris les processus sociaux de connaissance, comme la science elle-même) sont fondamentalement fiables, puisque ces mécanismes ont été sélectionnés par la nature et ont survécu (tout comme les meilleures théories survivent aux tests). Cette perspective évolutionniste qui était aussi, au début du XXe s., celle de Mach et de Boltzmann, est séduisante, mais il reste encore à faire la preuve qu’elle est fidèle à la nature du progrès scientifique tel que le décrit l’histoire des sciences.

Et, surtout, elle implique que cessent de se poser, au sujet de la connaissance, des questions normatives, comme celles de sa justification et de la validité des hypothèses scientifiques, puisque la perspective principale sur la science devient essentiellement descriptive (biologique, historique, sociologique). Mais cela paraît douteux. Même quand on déclare que seule la science a autorité pour juger de la valeur de la connaissance scientifique, on fait un jugement normatif. ▶ En ce sens, les questions fondamentales de l’épistémologie, quoi qu’en disent les diverses conceptions relativistes, pragmatistes, ou naturalistes radicales d’aujourd’hui, ne cessent pas de se poser, et la vigueur des discussions qui ont toujours lieu au sein de la philosophie des sciences et de la théorie de la connaissance contemporaines, attestent que la question normative de la justification du savoir, naturel et scientifique, demeure vive. La croyance en une fondation ultime du savoir ou la croyance, qui était encore celle du positivisme logique, en une méthode unifiée de la science ont disparu, mais il ne s’ensuit pas que la question de la validation des procédures et des théories scientifiques, ni de leurs relations à notre savoir naturel aient cessé de se poser. PASCAL ENGEL ✐ Bonjour, L., The Structure of Empirical Knowledge, Harvard University Press, Cambridge, 1985. Chisholm, R., Theory of Knowledge (1977), Prentice Hall, Englewood Cliffs, N. J. (2e éd.). Goldman, A., Epistemology and Cognition, Harvard University Press, Cambridge, 1986. Gettier, E. L., « Is Justified True Belief Knowledge? », in Analysis (1963), 23, pp. 121-123. Lehrer, K., Theory of Knowledge, (1996), Boulder, Co, Westview. Quine, W., le Mot et la Chose (1960), Flammarion, Paris, 1977. Russell, B., Human Knowledge, its Scope and Limits (1947). Schlick, M., Allgemeine Erkenntnislehre (1925), Springer Verlag, Berlin.

EPOKHÊ Mot grec pour « arrêt », d’où « suspension de l’assentiment ». Terme issu du scepticisme antique, repris moyennant quelque modification par le stoïcisme, puis adopté sous sa forme linguistique initiale par Husserl au XXe s. Dans la langue allemande, le terme Epoche est employé au sens courant d’époque, par exemple dans l’expression Epoche machen (« faire époque »). Il n’acquiert le sens technique de l’arrêt suspensif issu du contexte antique que dans la phénoménologie husserlienne, puis heideggerienne. PHILOS. ANTIQUE « Arrêt de la pensée, du fait duquel nous ne rejetons ni n’adoptons rien. »1 Diogène Laërce attribue déjà la notion à Pyrrhon (IX, 61), mais il est possible qu’elle ne soit apparue que dans la polémique entre le stoïcien Zénon et l’académicien Arcésilas. Elle consiste à suspendre son assentiment, et, de ce fait, à ne pas se prononcer sur la conformité de nos représentations à la réalité extérieure. Pour Zénon, le sage ne doit donner son assentiment que s’il peut avoir une représentation claire et certaine de quelque chose. Selon Arcésilas, une telle certitude est impossible, et le sage doit donc pratiquer une abstention généralisée 2. Comme il faut donner son assentiment aux représentations de la vie quotidienne, les sceptiques défendent l’abstention à l’égard des dogmes plutôt que l’abstention généralisée 3. ▶ À la différence du doute radical cartésien, l’epokhê antique ne met pas en doute l’existence du monde extérieur, mais seulement l’exactitude de nos représentations. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 10 (cf. I, 196). 2 Cicéron, Académiques, I, 43-46 ; II, 66-67. 3 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 13-15. ! ASSENTIMENT, KATALÊPSIS, SCEPTICISME, STOÏCISME PHÉNOMÉNOLOGIE Dimension transcendantale de la réduction, au sens d’une « mise entre parenthèses » ou d’une « mise hors-

circuit » de la thèse du monde : ce qui est pré-donné sans être interrogé, qu’il s’agisse de préjugés ou de croyances 1. Alors que Husserl l’épo présente comme une possibilité effective, c’est-à-dire une authentique expérience du sujet, Heidegger 2 verra en elle une abstraction par trop théorique, à laquelle il substitue un analogon affectif et pratique, la tonalité fondamentale de l’angoisse. Natalie Depraz ✐ 1 Husserl, E., Idées directrices... I, PUF, Paris, 1950, § 30. 2 Heidegger, M., Être et temps, Authentika, Paris, 1985. ! MÉTHODE, RÉDUCTION EPR Expression créée par A. Einstein, B. Podolsky, et N. Rosen. PHYSIQUE 1. Corrélation EPR : au sens le plus fort, pour une paire de particules séparées par une distance arbitrairement grande mais issues de la même source : certitude conditionnelle d’obtenir un résultat donné lors de la mesure d’une variable sur la particule 2, étant donné le résultat de la mesure de la même variable sur la particule 1. – 2. Paradoxe EPR : il en existe deux versions principales. – La première, qui est aussi la plus courante de nos jours, est inspirée par la lecture que fit Schrödinger de l’article d’EPR dès sa parution en 1935. Le trait paradoxal est ici que l’état de la particule 2 puisse être déterminé instantanément par une mesure effectuée sur la particule 1, quelle que soit la distance qui les sépare. – La seconde est directement issue de l’article original d’EPR. Elle consiste à mettre en évidence un conflit entre deux composantes majeures de l’interprétation orthodownloadModeText.vue.download 368 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 366 doxe de la mécanique quantique : a) l’affirmation que la

description fournie par la fonction d’onde caractérise complètement chaque objet individuel ; b) l’idée que c’est une « perturbation » locale des propriétés de l’objet par les appareils de mesure qui explique l’impossibilité d’assigner simultanément une valeur précise de sa position et de sa vitesse. La publication de l’article d’Einstein, de Podolsky et de Rosen au printemps de 1935, suivie des réactions de N. Bohr et d’E. Schrödinger, est le point culminant d’un débat qui prit son essor en 1927, lors du Ve congrès Solvay. À cette époque, Einstein proposa une interprétation restrictive de la mécanique quantique à peine née, et s’en servit pour critiquer l’idée d’une limitation insurpassable de la détermination des couples de variables conjuguées (position et vitesse), conformément aux relations d’« incertitude » de Heisenberg. Son interprétation restrictive était que « la théorie ne donne aucun renseignement sur les processus individuels », mais qu’elle fournit seulement des indications statistiques sur de grands nombres de processus élémentaires. Il fallait dès lors admettre, selon lui, que la théorie quantique est incomplète. Les relations d’incertitude de Heisenberg, loin de constituer une limitation fondamentale, ne devaient, en particulier, être considérées que comme un trait superficiellement statistique de cette théorie incomplète. Afin de le prouver, Einstein tenta de prendre en défaut les démonstrations des relations d’incertitude fondées sur l’idée que les appareils de mesure perturbent de façon incontrôlable l’état d’un objet individuel. Sa stratégie consistait chaque fois à exhiber une méthode de contrôle (c’est-à-dire d’évaluation précise) de la perturbation. Mais, chaque fois, y compris lors d’une nuit célèbre du VIe congrès Solvay de 1930, Bohr parvenait à lui montrer que sa méthode de contrôle ne pouvait pas opérer sans exercer, à son tour, une perturbation incontrôlable, et que cette perturbation de second ordre avait pour conséquence une indétermination exactement conforme à celle que prévoient les relations de Heisenberg. Restant dubitatif, malgré les succès remportés par Bohr dans la défense de sa position, Einstein poursuivit sa réflexion. Dès 1933, il décrivit oralement, à l’issue d’une communication de L. Rosenfeld près de Bruxelles, ce qui allait devenir l’expérience de pensée EPR. Enfin, le 25 mars 1935, la Physical Review reçut de Princeton un article cosigné par Einstein et par ses jeunes collaborateurs Podolsky (1896-1966) et Rosen (né en 1909). Ce texte ne visait plus, comme les arguments antérieurs d’Einstein, à contester simultanément : a) la complétude de la mécanique quantique ; b) les preuves d’indétermination des couples de variables conjuguées fondées sur l’hypothèse d’une perturbation des propriétés de chaque objet individuel. Il prétendait seulement montrer l’incompatibilité de (a) et de (b). Les étapes du raisonnement utilisé pour cela étaient les suivantes. 1) On remarque que, en mécanique quantique, il est pos-

sible de préparer une paire de particules (notées 1 et 2) de telle sorte que leur distance (x1 – x2), et la somme de leurs quantités de mouvement (p1 + p2) soient déterminées en même temps avec une précision arbitrairement bonne. 2) La mesure précise de la position x1 de la particule 1 permet, par conséquent, de prédire avec certitude le résultat x2 que donnerait une mesure de la position effectuée sur la particule 2. Une telle prédiction ne suppose aucune perturbation (locale) de la particule 2. La position x2 doit alors être qualifiée d’élément de réalité attaché à la particule 2, conformément à la célèbre définition donnée dans l’article « EPR » : « Si, sans perturber le système en aucune façon, nous pouvons prédire avec certitude (c’està-dire avec une probabilité égale à 1) la valeur d’une grandeur physique, alors il existe un élément de réalité physique attaché à cette grandeur physique. » 3) On peut, de plus, mesurer directement la quantité de mouvement p2 de la particule 2. 4) La particule 2 peut « donc » se voir attribuer à la fois : une valeur précise p2 de la quantité de mouvement (celle qui est directement mesurée), et une valeur précise x2 de la position (celle qui, étant inférée avec certitude de la connaissance préalable de la distance (x1 – x2) et de la mesure de x1, constitue un « élément de réalité » au sens spécifié). 5) Mais la mécanique quantique ne possède aucune « contrepartie » symbolique de cette double attribution. On doit en conclure, selon Einstein, Podolsky et Rosen, que cette théorie est « incomplète ». Bohr ne mit que quelques semaines pour publier une réplique à ce raisonnement. Sa réponse, dont la rédaction est souvent qualifiée d’obscure, est cependant très claire dans son principe. Elle s’appuie sur deux idées essentielles. D’une part, Bohr met à l’écart l’image douteuse de propriétés préexistantes « perturbées » par le dispositif expérimental, et insiste, au lieu de cela, sur l’idée qu’une quantité physique n’est définie que relativement à l’ensemble de la procédure utilisée pour la mesurer. D’autre part, il souligne que la mécanique quantique peut être considérée comme complète, à condition que l’on entende par là qu’elle fournit des prédictions exhaustives pour les résultats d’expériences effectivement accomplies. L’absence de symboles servant à décrire des « éléments de réalité » qui ne sont, au fond, que des prédictions formelles pour des expériences virtuelles, ne saurait donc selon Bohr être reprochée à la mécanique quantique. Ce qui fait à la fois l’intérêt et la faiblesse de cette argumentation est que, au lieu de répondre à Einstein sur le terrain qu’il s’était choisi, Bohr cherche à le faire changer de terrain. Ce sont les préjugés d’Einstein sur ce qu’est une théorie physique (une description fidèle d’« éléments de réalité » indépendants de leur mise en évidence expérimentale) qui l’ont fait conclure à l’incomplétude de la mécanique quantique ; et c’est donc seulement dans le cadre d’une autre conception, plus géné-

rait, de la théorie physique (un symbolisme unifié permettant de prédire les résultats de n’importe quelle expérience effectuée) que la mécanique quantique peut être qualifiée de complète. Ne pouvant emporter la conviction d’Einstein, Bohr a cherché à obtenir sa conversion (à des normes épistémologiques alternatives). Mais cette tentative n’a pas abouti. Einstein a campé sur sa position jusqu’à sa mort ; et la communauté des physiciens n’a cessé de poursuivre le rêve d’un retour à la conception descriptive-représentationnaliste de la théorie physique, même si elle a consenti du bout des lèvres à la conception de Bohr pendant quelques décennies du milieu du XXe s. Le travail d’édification et d’assimilation à notre culture d’une théorie de la connaissance générale conforme à la conception de Bohr ne fait que commencer. Ce qui est resté d’actualité dans l’expérience de pensée d’EPR n’est toutefois pas tant l’argument sur l’« incomplétude » supposée de la mécanique quantique, que le type de corrélations qu’elle implique. Les deux questions qu’on s’est posées à leur propos sont : 1) comment les expliquer ? ; 2) quelle utilisation pratique peut-on en faire ? La mécanique quantique elle-même ne fait que prévoir les corrélations EPR ; elle ne fournit apparemment rien qui resdownloadModeText.vue.download 369 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 367 semble à une explication de leur occurrence ; du moins, elle n’offre aucune autre explication que la forme même de ses lois et règles prédictives. Le débat a donc opposé deux explications standard, généralement invoquées lorsqu’on constate que des propriétés d’objets sont corrélées : l’explication par causes communes et l’explication par influence mutuelle à distance. L’explication par causes communes consiste à affirmer que les deux particules sont prédéterminées à exhiber des corrélations, par une certaine propriété λ qu’elles possèdent toutes les deux dès la source, et qui reste localisée au point où elles se trouvent. Cette explication est en bon accord (même si elle ne s’y réduit pas) avec l’accusation d’incomplétude de la mécanique quantique lancée par Einstein, ainsi qu’avec les préjugés localistes de ce dernier. Ce qui manquerait à la mécanique quantique, et qui la rendrait incomplète, serait la capacité à décrire la « variable cachée » locale λ. Le problème est que l’hypothèse des variables cachées locales a, parmi ses conséquences les inégalités de J. S. Bell (1964), qui ont été réfutées expérimentalement par A. Aspect (1982) et par quelques autres auteurs. Il reste alors l’explication par influence mutuelle à distance ; une influence qui doit, de surcroît, se propager à une vitesse infinie. Cette seconde façon d’expliquer les corrélations EPR a été systématisée par les théories à variables cachées non locales, du type de celle de D. Bohm (1952).

Les corrélations EPR à distance semblent, par ailleurs, riches d’applications potentielles. L’une des premières à avoir été proposées consiste à les utiliser pour transmettre l’information à des vitesses supérieures à celle de la lumière. On a cependant vite réalisé que cela est impossible. La raison de cette impossibilité est que, pour transmettre de l’information, il faut la contrôler au départ. Or, tout ce qu’on peut contrôler lors d’une préparation est la probabilité (non influençable à distance) d’un résultat de mesure ; ce n’est pas chaque résultat individuel (corrélable à distance). Il est cependant permis de se servir des corrélations EPR, pour réaliser ce qu’on a appelé la « téléportation quantique ». Mais il faut, pour cela, les associer impérativement à des processus de transmission classique d’information à vitesse inférieure ou égale à celle de la lumière. ▶ Au total, on doit reconnaître que les « influences supraluminales », que l’on associe couramment aux corrélations EPR, ne sont pas tant leur caractéristique propre que l’une de leurs explications possibles (l’explication par les variables cachées non locales). Qui plus est, ces « influences » ne peuvent avoir aucune autre manifestation expérimentale que les corrélations mêmes qu’elles visent à expliquer. Elles apparaissent donc purement ad hoc. Une approche plus prometteuse, esquissée par Bohm dans les années 1970, et reprise par plusieurs auteurs depuis, consiste à remettre en chantier le concept même d’espace (qui conditionne l’idée de séparation). Plutôt que de poser d’avance l’espace, en s’étonnant d’une corrélation à distance, on partirait du système des corrélations observables, pour se demander ensuite à quelles conditions (et à quelle échelle) un réseau de rapports spatiaux peut en être (re)constitué. Michel Bitbol ✐ Einstein, A., Podolsky, B., Rosen, N., « Peut-on considérer que la mécanique quantique donne de la réalité physique une description complète ? » in Einstein, A., OEuvres choisies, 1, Quanta, Seuil, Paris, 1989. Espagnat, B. (d’), À la recherche du réel, Gauthier-Villars, Paris, 1979. Fine, A., The Shaky Game, The University of Chicago Press, Chicago, 1986. Jammer, M., The Philosophy of Quantum Mechanics, Wiley, 1974. ! PARTICULE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE) ÉQUATION Du latin aequatio, « égalité ». MATHÉMATIQUES Relation d’égalité conditionnelle entre deux quantités

qui peuvent dépendre de variables. L’équation peut dont être vérifiée pour certaines valeurs de la ou des variables (l’égalité est alors vraie), ou non vérifiée. En algèbre, une équation se présente généralement comme une question à résoudre : « résoudre » l’équation consiste à déterminer les valeurs de la ou des variables pour laquelle l’égalité est vraie. En analyse, les relations entre des variables reçoivent une interprétation géométrique ou, plus exactement, graphique, grâce à laquelle les équations sont associées à des courbes, à des surfaces : on a ainsi les équations de droites, de coniques, de courbes trigonométriques, de surfaces, etc. Une équation est alors une condition caractéristique des points de l’espace appartenant au lieu déterminé. En physique, les équations expriment des lois de variation des grandeurs associées dans un même phénomène : les équations du mouvement, de diffusion de chaleur par exemple, de transformation d’état d’un système. La Géométrie (1637), de Descartes représente un moment particulièrement important de l’introduction de ce concept au sein des mathématiques : il constitue l’outil central permettant l’association de la géométrie et de l’algèbre. Théoriquement dérivée de la théorie des proportions, la mise en équation cartésienne est cependant un cadre théorique trop contraignant, que les développements ultérieurs (Fermat, Leibniz, Newton...) feront radicalement évoluer en y intégrant les procédures et les concepts infinitésimaux. Vincent Jullien ÉQUILIBRE Du latin aequus, « égal » et libra, « balance ». PHYSIQUE 1. En mécanique, un système est dit en équilibre, lorsqu’il est susceptible de rester indéfiniment en repos sous l’action des forces appliquées. – 2. En thermodynamique, l’état d’équilibre est celui vers lequel un système isolé évolue de telle sorte que les variables macroscopiques (température, pression, volume, nombre de molécules et énergie interne) prennent des valeurs bien définies. Michel Blay

ÉQUIPOLLENCE Du latin aequipollentia, « avoir une même valeur ou puissance ». Terme d’origine logique, mais surtout employé en géométrie vectorielle. MATHÉMATIQUES Relation d’équivalence dans l’ensemble des bipoints. Deux bipoints, A, B et C, D, sont équipollents si et seudownloadModeText.vue.download 370 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 368 lement si (A, D) et (B, C) ont le même milieu, soit si A, B, D, C forment un parallélogramme. Un ensemble de bipoints équipollents est un vecteur ; les vecteurs sont les classes d’équivalence de l’ensemble des bipoints équipollents. Au sens logique, l’équipollence n’a plus d’utilité dans la mesure où elle n’est qu’une dénomination de l’équivalence. Vincent Jullien ÉQUIVALENCE Du latin médiéval aequivalentia. LOGIQUE Fonction de vérité ou relation. En calcul propositionnel, deux propositions sont dites équivalentes si elles ont même valeur de vérité : le vrai ou le faux. Cette fonction correspond en fait au biconditionnel : la conjonction d’un conditionnel et de sa converse : (A B) = Df (A ! B) . (B ! A). En toute rigueur, le terme d’équivalence doit être réservé à l’expression de la validité du biconditionnel qui relève du métalangage : (A = B) = Df (A B). Dans un contexte extensionnel, deux propositions équivalentes sont substituables salva veritate (principe d’extensionalité). En calcul des relations, l’équivalence définit toute relation qui est réflexive dans son champ, symétrique et transitive. Ce qui vaut pour les relations du type : « avoir même... que ». Par exemple, dans le champ des objets susceptibles d’être colorés, la relation « avoir même couleur » est une relation d’équivalence. Elle instaure une partition de l’ensemble des objets considérés en classes d’équivalence mutuellement exclusives : classe des objets bleus, des objets blancs, des objets

rouges, etc. Denis Vernant ! CONDITIONNEL, EXTENSIONALITÉ, FONCTION, MÉTALANGUE, RELATION ÉRISTIQUE Du grec eris, « lutte, dispute ». PHILOS. ANTIQUE 1. (adj.) Souligne les qualités de débatteur de celui à qui il est appliqué (par exemple, chez Platon, Lysis, 211 b). – 2. (n. f.) Art de disputer, c’est-à-dire de contester la thèse d’un adversaire (par exemple, chez Platon, Sophiste, 225 c). – 3. (n. m.) Débatteur professionnel (Ménon, 75 c) et, ultérieurement (Diogène Laërce, II, 106), désigne les philosophes de l’école de Mégare issue du socratique Euclide. Le terme apparaît chez Platon, souvent porteur du reproche de formalisme dans l’argumentation, au détriment de la recherche d’un accord sur le fond : on pourrait faire, en réalité, le même reproche à la logique. Pour autant que l’éristique consiste en la mise au point de procédés généraux d’argumentation, Platon n’en nie d’ailleurs pas l’intérêt 1. C’est, en fait, Aristote qui, tout en développant l’étude de tels procédés, confond éristique et sophistique dans l’acception exclusivement péjorative qui s’est imposée à la tradition 2. Michel Narcy ✐ 1 Platon, Euthydème, 272 a-b. Sophiste, 225 a-226 a. 2 Aristote, Réfutations sophistiques, 171 b 23. ! AGONISTIQUE, ANTILOGIE, CONTRADICTION, DIALECTIQUE, SOPHISME ÉROS ET THANATOS En grec : Éros, « amour », dieu de l’amour et Thanatos, génie personnifiant la mort. PSYCHANALYSE En dernière théorie freudienne, éros, ou pulsions de vie, regroupant pulsions sexuelles et pulsions d’autoconservation, s’oppose aux pulsions de mort, ou thanatos : ce sont les deux entités fondamentales du conflit pulsionnel. L’éros crée des unités organiques toujours plus grandes, tandis que les pulsions de mort tendent à réduire et à annihiler les excitations et les formes, pour un retour à l’inorganique.

La théorisation du narcissisme (Pour introduire le narcissisme, 1914), rendant caduque l’opposition entre pulsions sexuelles et pulsions d’autoconservation, conduisit à un monisme pulsionnel inapte à rendre compte des dynamiques conflictuelles. Le caractère conservateur des pulsions et l’existence de phénomènes irréductibles au principe de plaisir, révélés par la contrainte de répétition, imposèrent alors la pulsion de mort : « Le but de la vie est la mort et, en remontant en arrière, le sans-vie était là antérieurement au vivant. » 1. À l’inverse, les pulsions sexuelles, « pulsions de vie proprement dites », « conservent la vie elle-même pendant des périodes plus longues » 2. S’il est difficile d’isoler les manifestations d’éros et thanatos du fait de la mixtion pulsionnelle – comme dans le masochisme, qui allie satisfaction libidinale et pulsion de destruction –, ces notions, par leur extension, rendent intelligibles des phénomènes de vaste dimension, des conflits entre les instances psychiques aux fonctionnements collectifs. Ainsi, la cohésion des groupes s’appuie sur l’éros et conduit les individus à réintrojecter les pulsions d’agressivité : « Ce développement ne peut que montrer le combat entre éros et mort, pulsion de vie et pulsion de destruction, tel qu’il se déroule au niveau de l’espèce humaine. »3 ▶ Avec éros et thanatos, la pensée freudienne dessine un « étrange chiasma »4 dans le rôle dévolu à la sexualité : d’abord située du côté de la déliaison, du processus primaire et du pathogène, elle apparaît finalement porteuse de vie, tandis qu’une stabilité durable s’avère mortifère. Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustfrinzips, 1920, G.W. XIII, « Audelà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, PUF, Paris, p. 310. 2 Ibid., p. 312. 3 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur, 1930, G.W. XIV, « Le malaise dans la culture », O.C.F.P. XVIII, PUF, Paris, p. 481. 4 Laplanche, J., Vie et Mort en psychanalyse, Flammarion, Paris,

1970, p. 188. ! NARCISSISME, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION, RÉPÉTITION ERREUR Du latin error, errare, « aller çà et là, se fourvoyer ». Alors que l’erreur, dans la tradition philosophique, ne peut se définir indépendamment de son symétrique, la vérité, ce couple conceptuel tend à perdre de sa pertinence dans l’épistémologie du XXe s. downloadModeText.vue.download 371 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 369 PSYCHOLOGIE, LOGIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE Conformément à la définition aristotélicienne du faux, affirmation de ce qui n’est pas qu’il est ou de ce qui est qu’il n’est pas. L’erreur surgit lorsque la fausseté est prise pour la vérité. Toutefois, l’erreur n’est pas seulement un accident qui, avec plus de soin, pourrait être évité, mais aussi un moment de la vérité. L’erreur comme illusion : l’illusion perceptive La connaissance sensible, acquise par les sens a été, dès l’Antiquité, objet de critique. Comment, en effet, nous assurer que les sens saisissent les choses telles qu’elles sont ? À quelles conditions la perception est-elle fiable ? La perception sensible est source d’illusion, puisque, par exemple, les mêmes objets se montrent courbés aussi bien que droits, selon qu’ils sont vus dans l’eau ou hors de l’eau 1. Cette apparence est moins une erreur qu’une illusion. Ce qu’on appelle « illusion » ou « tromperie des sens » repose sur un « faux pas de la faculté de juger » 2. Les sens ne se trompent pas. L’erreur ne vient pas des sens, mais de l’entendement, c’est-à-dire du fait que nous jugeons. Parce que les sens ne jugent pas, l’erreur est imputable au seul entendement. Il n’y a pas d’erreur des sens, mais seulement une illusion, une apparence sensible ou empirique. L’erreur, au même titre que la vérité, a son lieu dans le jugement. Erreur et confusion Un jugement erroné est « un jugement qui confond l’apparence de la vérité avec la vérité elle-même »3 Les erreurs naissent alors soit de l’ignorance, soit du fait que nous entreprenons de juger, quand bien même nous ne savons pas

encore tout ce qui est exigé pour cela 4. Dans le premier cas, il s’agit moins d’une ignorance absolue que le fait de tenir pour présent ou existant ce qui ne l’est pas. Ainsi, « l’âme n’est point dans l’erreur en tant qu’elle imagine, mais bien en tant qu’elle est privée d’une idée excluant l’existence des choses qu’elle imagine comme présentes » 5. Par exemple, quand nous contemplons le soleil, nous nous imaginons qu’il est éloigné de nous d’environ deux cents pieds. Or, cette erreur ne consiste point dans le seul fait d’imaginer une pareille distance ; elle consiste en ce que, au moment où nous l’imaginons, nous ignorons la distance véritable et la cause de celle que nous imaginons. Par conséquent, la fausseté des idées consiste dans la privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, c’est-à-dire les idées mutilées et confuses 6. L’erreur ne vient donc ni de l’entendement ni de la sensibilité ou de l’imagination – car les imaginations de l’âme considérées en elles-mêmes ne contiennent rien d’erroné 7 ± mais de l’influence de la sensibilité ou de l’imagination sur l’entendement 8. L’erreur la plus grande se produit lorsque certaines choses présentes à l’imagination sont aussi dans l’entendement, c’est-à-dire lorsque ces choses sont conçues clairement et distinctement et que le distinct se mêle au confus. La certitude, c’est-à-dire l’idée vraie, est indissociable des idées non distinctes. Nous évitons cette erreur, en nous efforçant d’examiner toutes nos perceptions selon la norme de l’idée vraie donnée, nous gardant, comme nous l’avons dit au commencement, des idées qui nous viennent par ouïdire ou par expérience vague, c’est-à-dire par une expérience qui n’est pas déterminée par l’entendement, mais qui s’est offerte fortuitement à nous sans jamais avoir été contredite par aucune autre 9. Dans ce cas et en termes kantiens, l’erreur consiste à tenir pour objectives des raisons simplement subjectives, et, en conséquence, à confondre la simple apparence de vérité avec la vérité elle-même 10, autrement dit à tenir pour vraie une connaissance qui est fausse. L’entendement est ainsi abusé, en raison d’un manque d’attention par lequel la sensibilité en vient à l’influencer. Toutefois, l’erreur dans laquelle tombe alors l’entendement humain est seulement partielle. « Une erreur totale constituerait un état d’antagonisme complet à l’encontre des lois de l’entendement et de la raison. » 11. Ainsi, dans tout jugement erroné doit toujours se trouver une part de vérité. L’erreur de logique Ce n’est que lorsque l’entendement s’exerce à l’encontre de ses propres règles, notamment à l’encontre du principe

d’identité, du principe de non-contradiction et du principe du tiers-exclu, que l’erreur en affecte son usage. Cette loi, étendue aux théories scientifiques, consistant en des systèmes de propositions, permet d’établir que l’erreur est nonconsistance, et la vérité, non-contradiction. Une théorie scientifique est consistante, lorsque, à partir de ses axiomes et de ses notions primitives, on ne déduit pas de propositions contradictoires. Ces critères de vérité, et, réciproquement, de l’erreur et de la fausseté, ne sont toutefois que des critères formels, n’affectant que la forme de la pensée et ses lois, ainsi que les règles de la logique. Or, « une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, elle peut cependant toujours contredire l’objet » 12. La recherche d’un critère universel de la vérité matérielle, c’est-à-dire de l’accord d’une connaissance avec son objet, est contradictoire, puisqu’il ne pourrait être identifié qu’à condition de faire abstraction du contenu de la connaissance, alors même que la vérité a précisément trait au rapport à l’objet. Erreur et épistémologie Ainsi, P. Duhem établit, dans le domaine des sciences physiques, qu’« une théorie fausse [...] n’est pas une tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité », mais « un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales » 13. Dans ce cadre, une hypothèse scientifique est retenue, lorsqu’elle est confirmable et réfutable par l’expérience, dans le cadre de procédures de validation externe. L’opposition de la vérité et de l’erreur se brouille, puisqu’une telle hypothèse n’est pas pour autant vraie, mais seulement satisfaisante, parce que corroborée. Il n’y a alors d’erreur qu’en rapport à des procédures de validation externe. Contre l’approche positiviste selon laquelle le critère de la réfutabilité par l’expérience est le signe de l’erreur, K. Popper forge le concept de falsifiabilité. « Un énoncé, ou une théorie, est, selon [ce] critère, falsifiable si et seulement si il existe au moins un falsificateur potentiel, autrement dit un énoncé de base possible qui soit en contradiction logique avec lui. » 14. La falsifiabilité établit ainsi la scientificité d’une théorie. ▶ Néanmoins, aucune procédure expérimentale ne permet de dire si une théorie physique est structurellement vraie ou conforme à la réalité, car on n’en teste jamais directement les axiomes ou les principes, mais seulement leurs consédownloadModeText.vue.download 372 sur 1137

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370 quences. L’expérience ne suffit pas à départager les théories, même si elle suffit, dans un certain nombre de cas, pour réfuter une théorie. Le couple conceptuel erreur-vérité tend donc, en épistémologie, à être abandonné au profit des notions de confirmation ou d’infirmation d’un énoncé ayant la forme d’une loi, par des expériences, au sein de conditions précisément établies. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Platon, République, X, 602 c. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, Édition de l’Académie de Berlin, Berlin, tome IV, p. 236. 3 Kant, E., Logique, Introd., VII ; Édition de l’Académie de Berlin, Berlin, tome IX, p. 53. 4 Kant, E., Recherches sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale, 3e Considération, § 2, Gallimard, La Pléiade, t. I, p. 238 ; Édition de l’Académie de Berlin, Berlin, tome II, pp. 292-293. 5 Spinoza, B., Éthique, II, 17, scolie. 6 Ibid., II, 35. 7 Ibid., scolie de II, 17. 8 « Il faudra donc chercher l’origine de toute erreur seulement et uniquement dans l’influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement » (Kant, E., Logique, introduction, VII ; Édition de l’Académie de Berlin, tome IX, pp. 53-57). 9 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 12. 10 Kant, E., Logique, introduction, VII ; Édition de l’Académie de Berlin, Berlin, tome IX, p. 54. 11 Loc. cit., Édition de l’Académie de Berlin, tome IX, p. 55. 12 Kant, E., Critique de la raison pure, t. III, éd. de l’Académie, p. 80. 13 Duhem, P., la Théorie physique, chap. II, Vrin, Paris, 1997, p. 26. 14 Popper, K.R., le Réalisme et la Science, Hermann, Paris, 1990, p. 2. ! APPARENCE, ILLUSION, VÉRITÉ ESCLAVE Du latin médiéval sclavus, formé sur slavus, « slave ».

MORALE, POLITIQUE Homme qui ne se possède pas, soit parce qu’il est la propriété d’un autre, soit parce qu’en lui-même la liberté est aliénée à une puissance étrangère (passions, désirs, appétits). La conceptualisation de la notion d’esclave a connu quatre grandes étapes historiques. Aristote demande s’il existe des esclaves par nature ou par convention 1. Sa démonstration de la naturalité de l’esclavage fait de l’esclave un appendice du maître, à peine plus qu’un outil : d’une part, l’esclave est esclave par nature, de sorte qu’être dominé est non seulement légitime, mais souhaitable pour lui ; d’autre part, le concept d’esclave apparaît ainsi comme l’exact envers du concept de citoyen. Stoïciens et cyniques reprennent ce problème en mettant en évidence la racine intérieure de l’esclavage : avant d’être politiquement dominé, l’esclave est l’homme qui est inféodé à la partie la plus vile de son âme. L’esclavage est donc un caractère psychologique avant d’être une réalité politique : l’esclave est le nom de celui chez qui la maîtrise de soi fait défaut. De l’humanisme aux Lumières, c’est cette même analyse qui est reprise pour être inversée : l’esclave est celui dont on a abusivement réduit la liberté naturelle, qui est, en chaque homme, puissance totale de l’humanité. Une telle conception interdit l’esclavage naturel et le remet à sa juste place 2 : celle d’un abus dont est façonnée l’histoire politique des civilisations 3. Le XIXe s. reprend ce problème en cherchant à en manifester la portée anthropologique 4 ou politique 5. C’est le caractère historiquement déterminé du concept d’esclave qui est central dans ces problématiques : comme étape de l’histoire de la conscience ou comme fondement de l’histoire de la domination, l’esclave apparaît comme le moment de la dépossession de soi. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, Politiques, I, 3-4. 2 La Boétie, E. (de), Discours sur la servitude volontaire. 3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 1-4.

4 Hegel, G. W. Fr., Phénoménologie de l’esprit, II, chap. 2. 5 Marx, K., L’idéologie allemande, notamment section A. ÉSOTÉRIQUE Du grec esoterikos, « de l’intérieur ». PHILOS. ANTIQUE 1. Enseignement ou écrit destiné à être diffusé exclusivement à l’intérieur d’une école philosophique, auprès d’un public restreint de disciples. – 2. Élève de Pythagore admis, au terme d’une sélection et d’une longue formation, à bénéficier directement de l’enseignement du maître. Le mot apparaît chez Clément d’Alexandrie afin de qualifier, chez les aristotéliciens, des écrits qui ne sont pas « exotériques », c’est-à-dire destinés au public 1. En ce sens, les écrits ésotériques pourraient correspondre aux écrits acroamatiques, qui prennent la forme de notes rédigées par Aristote en vue de ses cours 2 et dont la nature démonstrative les destine à des disciples accomplis. Il convient de noter, cependant, que le mot n’apparaît pas, contrairement à celui d’« exotérique », dans les écrits d’Aristote. Clément lui attribue un sens mystique, qualifiant ainsi un enseignement réservé aux initiés et qui doit donc être tenu secret. Chez Jamblique, les ésotériques sont ces disciples de Pythagore, soigneusement sélectionnés, qui, au terme d’une période de silence de cinq ans, sont admis à passer du côté intérieur du rideau et, donc, à suivre l’enseignement du maître en le voyant, et non plus seulement en prêtant l’oreille du côté extérieur du rideau 3. Annie Hourcade ✐ 1 Clément d’Alexandrie, Stromates, V, IX, 58, 3. 2 Cicéron, Des fins, V, 5, 12. 3 Jamblique, Vie de Pythagore, 17. 72. ! EXOTÉRIQUE ESPACE Du latin spatium, « étendue », « distance », « intervalle » ; de la racine spa- (grec spaô), « tirer », « étirer ». Deux lignes de fracture parcourent la variété des conceptions de l’espace, depuis l’Antiquité jusqu’à la physique contemporaine. La première sépare les théories ontologiques et épistémiques, et la seconde sépare les théories absolutistes et relationnistes. L’espace est-il quelque chose

du monde, ou est-il relatif à nos moyens cognitifs ? L’espace est-il un continuum absolu, ou se réduit-il au réseau des relations actuelles et possibles entre corps matériels ? downloadModeText.vue.download 373 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 371 GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE 1. « Contenant » des corps matériels et scène des rapports entre corps matériels, abstraction faite de ces corps. – 2. Support présumé des systèmes de relations décrits par la (ou les) géométrie(s), quelles que soient leurs caractéristiques métriques, topologiques et dimensionnelles. – 3. En un sens inspiré des contenus concrets de l’étymologie : domaine des capacités d’action (mouvement, étirement, expansion, compression) ; ou bien coordination générale des possibilités de déplacement (J. Piaget). Les théories ontologiques de l’espace insistent tantôt sur son rôle de réceptacle, et tantôt sur sa capacité à jouer le rôle d’étoffe dont sont faits les corps matériels. Le mot réceptacle a été utilisé par Platon dans le Timée, et il est sous-entendu par les thèses démocritéennes, selon lesquelles les atomes sont séparés par un espace vide. Aristote faisait davantage ressortir la caractérisation spatiale des corps. Selon lui, l’étendue, accident des substances, relève de la catégorie de la quantité. Chaque substance se voit ainsi attribuer un lieu (volume dont la surface limitante coïncide avec celle du corps correspondant), et l’espace est défini comme la somme des lieux occupés par les corps. Plusieurs successeurs néoplatoniciens d’Aristote ont accentué cette tendance à l’intrication des concepts de corps et d’espace, faisant passer la quantité (et donc l’étendue) du côté de la substance. Mais le défenseur le plus cohérent de la thèse suivant laquelle l’extension spatiale constitue l’essence de la matière fut Descartes : il la poussa cependant si loin qu’elle se heurta à une difficulté apparemment insurmontable – celle de rendre raison d’une distinction entre matière et étendue, qui seule donne sens aux concepts de mouvement et de compression-expansion de la matière. Cette aporie de la théorie géométrique des corps matériels n’a été résolue que beaucoup plus tard dans le cadre de conceptions physiques post-relativistes. Car ces conceptions admettent des hétérogénéités topologiques et métriques de l’espace, et offrent donc des critères de distinction entre régions spatiales. À l’opposé, on trouve la thèse de l’idéalité transcendantale de l’espace, défendue par Kant, puis transformée, chez J. Dewey, J. Piaget, etc., en celle de son caractère pragmaticotranscendantal. Selon Kant, le concept d’espace ne peut avoir été dérivé de notre expérience du monde extérieur, pour la bonne raison qu’une telle expérience n’est possible que sous sa présupposition. Il est donc une représentation a priori,

et plus particulièrement une forme a priori de la sensibilité. Dans le néo-pragmatisme du XXe s., l’espace, structuré par une géométrie, est une présupposition formelle de l’activité aussi bien courante qu’expérimentale. En marge de cette tendance à la déréalisation de l’espace, on trouve des théories physiques spéculatives qui extrapolent l’idée de non-localité, très présente en physique quantique, par celle de non-spatialité. Ainsi, pour D. Bohm, à partir des années 1970, l’espace ne représente qu’un trait émergent, au niveau d’organisation et d’activité de l’homme, de processus intrinsèquement non spatiaux. Un ordre implicite (non spatial) sous-tend selon lui l’ordre explicite (apparemment spatial). Le second débat, entre théoriciens absolutistes et relationnistes de l’espace, a opposé Newton et Leibniz, et a été développé dans la célèbre correspondance Leibniz-Clarke. Selon Newton, l’espace n’est pas tant une substance ou un attribut des corps qu’un attribut de Dieu (le sensorium Dei). Les lieux sont bien relativisés chez Newton, conformément à la critique galiléenne d’Aristote, mais pas l’espace dans sa totalité, qui garde un caractère de repère absolu pour les mouvements des corps. S’il est vrai que les mouvements uniformes peuvent être repérés les uns relativement aux autres, remarquait Newton, ce n’est plus le cas des mouvements accélérés. L’accélération, qui se manifeste par des forces d’inertie détectables, est absolue ; elle requiert un espace lui-même absolu par rapport auquel l’évaluer. La conception inverse a été soutenue par Leibniz au nom du principe de raison suffisante : à supposer qu’un espace absolu illimité existe, il n’y avait aucune raison, pour Dieu, de créer l’univers matériel dans son ensemble en une région plutôt qu’en une autre de cet espace. Pour éviter que quelque chose n’arrive sans raison, il faut donc refuser l’idée d’un espace absolu, et admettre que l’espace n’est rien d’autre que le système des relations possibles entre substances. Il n’était cependant pas facile à partir de là de répondre à l’argument de Newton sur les forces d’inertie engendrées par des accélérations. Seul E. Mach a fourni un contre-argument plausible, en proposant que les accélérations de chaque corps soient repérées par le centre de masse de l’univers entier. On a souvent affirmé que la théorie de la relativité restreinte avait porté un coup fatal à la conception absolutiste

de l’espace. Cela n’est qu’en partie vrai : à partir du travail de H. Minkowski, la conception absolue de l’espace a été remplacée par une conception absolue de l’espace-temps, qui s’est avérée fructueuse en relativité générale. Dans le cadre de cette conception, l’espace ordinaire n’est plus qu’une hypersurface de l’espace-temps définie par un critère de simultanéité dans un repère inertiel donné. Si elle continue à être active de nos jours, la controverse sur le statut absolu ou relatif de l’espace est donc quelque peu éclipsée par la montée en force d’une conception néocartésienne, introduite par Einstein dans les théories physiques. Selon cette conception, l’espace n’est que l’ombre portée de celles des géométries qui ont vocation à rendre compte (descriptivement ou prédictivement) de l’apparaître matériel et qualitatif. Une limite naturelle de ce programme de géométrisation est il est vrai apparue lors des tentatives d’unifier théories quantiques et relativité générale : il s’agit de la longueur de Planck dont l’ordre de grandeur est 10– 35 m. Lorsque les dimensions caractéristiques des processus physiques tombent au-dessous de cette longueur, les notions métriques, voire topologiques, ne peuvent plus se voir attribuer aucune signification opératoire. Les théories des supercordes permettent cependant de contourner cet obstacle, et de porter à son plus haut point le programme de géométrisation de la physique, en introduisant une nouvelle symétrie qui évite d’avoir à considérer que des processus significatifs se déroulent à une échelle plus petite que celle de Planck. Ainsi s’approchet-on d’une pleine réalisation de l’inversion de priorités ébauchée par la relativité générale : en des termes empruntés à M. Jammer, tandis que, pour Aristote, l’étendue spatiale était accident de la substance, la substance tend désormais à être traitée comme accident d’un espace. Michel Bitbol ✐ Platon, Timée, 50b-53c, tr. A. Rivaud (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 169-173. Aristote, Physique, IV, 208b-217b, tr. H. Carteron (1926), Les Belles Lettres, Paris, 1996, p. 123-147. Descartes, R., Principes de la philosophie, II, §§ 10-16, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 68-72.

Robinet, A., Correspondance Leibniz-Clarke, PUF, Paris, 1957. downloadModeText.vue.download 374 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 372 Newton, L., Philosophia naturalis principia mathematica, II, prop. LIII, édition Cohen & Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972. Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique Transcendantale, Ie section, §§ 2-3, tr. J. Barni et P. Archambault, GF, Paris, 1987. Barbour, J., Absolute or Relative Motion ?, Cambridge University Press, Cambridge, 1989. Jammer, M., Concepts of Space, Dover, 1993. Reichenbach, H., The Philosophy of Space and Time, Dover, 1957. ! CORPS, DIMENSION, ESPACE-TEMPS, ÉTENDUE, EUCLIDIEN, GRANDEUR, MATIÈRE, RELATIVITÉ ∼ ESPACE-TEMPS PHYSIQUE Dans les théories de la relativité, synthèse de l’espace et du temps, non analysable de façon univoque en ses deux composantes. Cadre unifié des rapports causaux entre points-événements. On peut expliquer d’au moins trois manières la fusion, dans les théories de la relativité, des concepts d’espace et de temps. (1) La constance de la vitesse c de la lumière dans le vide, manifestée par les expériences de A. A. Michelson et de E. W. Morley, et érigée en postulat par Einstein en 1905, associe à l’unité de temps τ une unité naturelle de distance cτ. (2) La simultanéité de deux événements distants est une notion relative au repère inertiel considéré ; il est par conséquent impossible de distinguer de façon univoque la composante spatiale et la composante temporelle de l’intervalle qui sépare deux événements. (3) Dans la physique galiléo-

newtonienne, la distance entre deux points matériels est invariante par changement de repère inertiel. Mais ce n’est plus le cas en théorie de la relativité où intervient une contraction des longueurs mesurées. Seul y demeure invariant l’intervalle spatio-temporel entre deux points-événements. Le concept d’espace-temps quadridimensionnel fut introduit par H. Minkowski en 1908, en tant que cadre formel de la théorie de la relativité restreinte. Cette formalisation impliquait entre autres une division de l’ensemble des événements en trois sous-ensembles significatifs, dont les limites sont invariantes par changement de repère inertiel. Le premier, appelé surface du cône de lumière, est composé des événements reliables à l’événement de référence (l’ici et maintenant) par un signal lumineux. Le second est constitué des événements qui peuvent être reliés à l’événement de référence par des signaux se déplaçant à une vitesse inférieure à c. Il forme l’intérieur du cône de lumière, qui se subdivise en cône de lumière passé et cône de lumière futur. On dit des événements occupant l’intérieur du cône de lumière qu’ils sont séparés de l’événement de référence par un intervalle du genre temps (parce que dans tout repère inertiel, le temps qui les sépare de l’événement de référence est supérieur à la distance spatiale correspondante, mesurée en unités naturelles). Le troisième sous-ensemble, enfin, est constitué des événements qui ne peuvent être reliés à l’événement de référence par aucun signal physique, se déplaçant à une vitesse inférieure ou égale à c. On dit des événements extérieurs au cône de lumière qu’ils sont séparés de l’événement de référence par un intervalle du genre espace. Selon des réflexions ultérieures, dues à H. Mehlberg et à R. Penrose, l’espace-temps de Minkowski est avant tout un espace de relations causales. L’espace-temps joue un rôle encore plus considérable dans la théorie de la relativité générale, achevée en 1915 par Einstein. Dans cette théorie, en effet, c’est la courbure de l’espace-temps qui rend compte des phénomènes de gravitation. Le mouvement inertiel d’un point matériel le long d’une géodésique (plus court chemin d’un point à l’autre) de l’espace-temps courbe s’y trouve interprété comme mouvement accéléré dans un champ gravitationnel.

▶ Le statut géométrique conféré au temps dans la formalisation de la relativité restreinte par H. Minkowski, puis en théorie de la relativité générale, n’a pas manqué de susciter un débat philosophique animé. Les deux positions extrêmes y sont représentées par Bergson, qui dénonçait la spatialisation du temps et son éloignement corrélatif de l’expérience vécue, et par Einstein, qui déclarait adhérer à la vision d’un monde néoparménidien, bloc quadridimensionnel figé au regard duquel le passage du temps n’est qu’une illusion. Le meilleur moyen d’éclairer cette controverse est de se rappeler du statut limité de l’espace-temps de Minkowski : il s’agit d’un cadre formel de coordination entre les évaluations métriques et chronologiques pouvant être obtenues dans tous les référentiels d’inertie possibles. Il suffit alors de retrouver l’esprit du travail original d’Einstein en 1905, c’est-à-dire de défléchir les questions portant sur la nature du temps et de l’espace vers des questions d’usage des déterminations chronométriques, pour désamorcer le débat (ou au moins pour montrer que la structure de l’espace-temps relativiste a moins de rapports avec lui qu’il n’y paraît). Michel Bitbol ✐ Earman, J., World Enough and Space-Time, MIT Press, Cambridge, 1989. Friedman, M., Foundations of Space-Time Theories, Princeton University Press, New Jersey, 1983. Grünbaum, A., Philosophical Problems of Space and Time, Reidel, 1973. Sklar, L., Space, Time, and Space-Time, University of California Press, 1976. ! ESPACE, RELATIVITÉ, SIMULTANÉITÉ, TEMPS ∼ PSYCHOLOGIE DE L’ESPACE-TEMPS PSYCHOLOGIE Discipline qui porte sur la construction de l’espace et du temps dans la perception et dans l’apprentissage des concepts. Espace et temps psychologiques obéissent à des règles distinctes de l’espace géométrique et du temps physique.

Les débuts de la psychologie de l’espace et du temps remontent à l’empirisme de Locke et de Berkeley, qui s’interrogeaient sur la relation entre les propriétés de l’espace géométrique et celles de l’espace visuel. Le célèbre problème de Molyneux peut être considéré comme la première expérience de psychologie de l’espace : un aveugle qui recouvrirait la vue pourrait-il reconnaître un carré, autrement dit pourrait-il intégrer les propriétés de l’espace conçu et de l’espace perçu ainsi que celles de deux modalités sensorielles distinctes (toucher et vision) ? En concevant l’espace et le temps comme des formes a priori de la sensibilité, Kant n’entendait pas proposer une conception psychologique de l’espace et du temps comme construits par l’esprit, et il supposait que les propriédownloadModeText.vue.download 375 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 373 tés de l’espace sensible étaient celles de la géométrie euclidienne. Mais les psychologues du XIXe s., en particulier Hering, Helmholtz et Mach, montrèrent que l’espace visuel n’a pas les mêmes propriétés que les relations spatiales du monde physique : ce n’est pas un espace à courbure constante ni sans limites. Les géomètres et les physiciens comme Poincaré montrèrent aussi toute la distance qui sépare l’espace physique de l’espace moteur et de l’espace tactile. La psychologie contemporaine a confirmé ces distinctions. Piaget et Inhelder ont soutenu que l’enfant n’appréhendait d’abord que des rapports topologiques, puis des rapports décrits par une géométrie projective, et que la construction euclidienne de l’espace n’intervenait que durant l’adolescence. La psychologie de la forme montre également que les propriétés de l’espace perçu reposent sur des structures distinctes de celles de l’espace physique. Enfin, les neurosciences cognitives tracent l’origine des directions spatiales dans les localisations cérébrales. La localisation spatiale égocentrée (ici, devant moi) a son origine dans le corps, et la localisation exo-centrée prend des repères dans le monde extérieur (devant la fenêtre), et elles mettent en jeu des circuits neuronaux distincts. Le problème de Molyneux reçoit une réponse : la coordinations des divers systèmes sensoriels se fait très tôt, et l’opposition entre l’innéisme et l’empirisme perd son sens.

Si l’espace a toujours été tenu pour la forme de l’extériorité, le temps psychologique a été tenu pour la forme de l’intériorité. Celui-ci n’est pas perceptible directement, mais il fait partie de tous les phénomènes psychologiques. La psychologie du temps a d’abord été celle de la mémoire, qui fut étudiée dès les travaux pionniers d’Ebbinghaus au XIXe s. Il est courant de distinguer, depuis Bergson, la mémoire habitude et la mémoire souvenir, et cette distinction se retrouve quand on oppose mémoire implicite, ou procédurale, et mémoire sémantique. Selon la psychologie du développement, la représentation de séquences d’événements (antérieur / postérieur, simultané) et l’ordre du temps se produisent très tôt chez le nourrisson, mais la perception de la séquence passé / présent / futur est plus tardive. La question de savoir quelle est la relation entre le temps physique et le temps perçu n’est pas moins complexe que la question homologue portant sur l’espace. La divergence du temps conscient et du temps réel est, par exemple, mise en évidence par les expériences de Libet, qui montrent que le temps des événements dans le cerveau ne coïncide pas avec celui de la perception. ▶ Ce que montrent ces discontinuités entre espace et temps psychologique, d’une part, et espace et temps physique, de l’autre, c’est que les tentatives des philosophes pour psychologiser l’espace et le temps ou pour montrer leur irréalité ont peu de chances de réussir. Pascal Engel ✐ Bergson, H., Matière et mémoire (1939), PUF, Paris, 1999. Fraisse, P., Psychologie du temps, PUF, Paris, 1957. Mérian, J.-B., Sur le problème de Molyneux (1770-1779), édition et postface F. Markovits, Flammarion, Paris, 1984. Piaget, T., Inhelder, B., La représentation de l’espace chez l’enfant, PUF, Paris, 1952. Poincaré, H., La science et l’hypothèse (1902), Flammarion, Paris, 1968. Proust, J. (éd.), Perception et Intermodalité, PUF, 1998.

Tulving, E., Elements of Episodic Memory, Oxford University Press, New York. ! DÉVELOPPEMENT (PSYCHOLOGIE DU), FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), GÉOMÉTRIE, MÉMOIRE, PERCEPTION ∼ ESPACE PUBLIC En allemand : Öffentlichkeit. POLITIQUE, SOCIOLOGIE Sphère de la participation des individus autonomes au débat sur « les affaires publiques ». La traduction française de ce terme d’origine allemande s’est calquée sur l’anglais public sphère. Fondamentalement, la problématique qu’il recouvre est celle de la constitution d’un espace de débat politique correspondant, essentiellement à partir du XVIIIe s., à la formation d’une opinion publique donnant corps à l’existence de la société face à l’État de l’Ancien Régime. Une origine kantienne Introduit par J. Habermas dans la philosophie sociale et politique, le terme Öffentlichkeit prend son origine dans l’opuscule de Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? » 1. Pour Kant, l’homme ne peut sortir de l’état de tutelle et parvenir à « penser par lui-même » (Selbstdenken) par ses propres forces ; « mais qu’un « public » (Publikum) s’éclaire lui-même est plus probable ». La « publicité » dénoue la conjonction des causes intérieures (manque de courage, paresse, lâcheté) et extérieures de la dépendance ; elle doit mettre fin à l’état de minorité dont l’homme est « lui-même responsable », c’est-à-dire au cercle vicieux selon lequel celui qui est mineur s’en remet aux tuteurs, et permet alors à ceux-ci de le maintenir sous tutelle. Le progrès vers les Lumières dépend de la création d’un espace public de réflexion grâce à la publication des pensées sur toutes les matières « relevant de la conscience ». Grâce à la liberté d’écrire et de rendre publiques ses réflexions, une opinion publique se forme et progresse au fur et à mesure que les Lumières gagnent du terrain. Donnant une portée politique et même sociologique à la publicité des maximes requise par la raison morale, la Öffentlichkeit devient ainsi un concept clef de l’articulation entre théorie et pratique. C’est

la courroie de transmission entre la raison pure pratique et la sphère politique. Un concept habermasien Dans Strukturwandel der Öffentlichkeit 2, Habermas a explicité la dimension sociologique et politique concrète de la « publicité » et fait de cette catégorie un des piliers de sa « philosophie sociale ». Il a montré comment se constitue au XVIIIe s. une sphère publique bourgeoise rompant avec la légitimité de l’Ancien Régime et exprimant un consensus social qui entend institutionnaliser une volonté collective de transformation de la représentation politique, et des rapports entre la société civile et l’État. Dans les trois derniers chapitres de l’Espace public, Habermas étudie ensuite la mutation « sphère publique bourgeoise » dans l’État social du lisme avancé, une évolution qui se traduit par une « dalisation » et une « vassalisation » croissantes de

de cette capitareféol’opinion

publique. Sa réflexion sur le consensus 3 et sa « théorie de l’action communicationnelle » constituent les prolongements de sa réflexion sur la publicité. downloadModeText.vue.download 376 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 374 Prolongements actuels La pertinence de l’approche habermasienne est confirmée par tout un ensemble de travaux récents portant sur les transformations de l’espace public sous l’effet des nouvelles technologies de communication et de la mondialisation de l’information (cf. S. Proux et A. Vitalis 4, L. Quéré 5, G. Raulet6). Ces travaux ne s’en tiennent pas à la conception habermasienne de l’action communicationnelle, mais exploitent la théorie de la représentation et de la légitimité politiques qui en est indissociable dans l’Espace public, et la relient aux thèses du sociologue américain R. Sennet sur la disparition de l’homme public 7 et à celles de J. Baudrillard sur « la transparence et l’obscénité de l’espace dans la promiscuité des réseaux » 8. ▶ La notion d’espace public se trouve ainsi au coeur du débat sur l’avenir de la démocratie à l’heure du développement des réseaux de communication mondiaux (Internet), de l’affaiblissement des États-nations et de la crise de la représentation politique.

Gérard Raulet ✐ 1 Kant, E., « Beantwortung der Frage : was ist Aufklärung ? » (1784), in Werke, éd. W. Weischedel, Frankfort, 1964, t. IV, « Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. F. Proust, in Kant, E., Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF, Paris, 1991, p. 43-51. 2 Habermas, J., Strukturwandel der Öffentlichkeit, Darmstadt/ Neuwied, 1962, trad. l’Espace public, Payot, Paris, 1978. 3 Habermas, J., Legitimationsproblem im Spätkapitalismus, Frankfort, 1973, trad. Raison et légitimité, Payot, Paris, 1978. 4 Proulx, S., et Vitalis, A. (dir.), Vers une citoyenneté simulée. Médias, réseaux et mondialisation, Apogée, Rennes, 1999. 5 Quéré, L., Des miroirs équivoques, Aubier-Montaigne, Paris, 1982. 6 Raulet, G., Chronique de l’espace public. Utopie et culture politique, Paris, 1994. 7 Sennett, R., The Fall of Public Man, New York 1974, trad. les Tyrannies de l’intimité, Seuil, Paris, 1979. 8 Baudillard, J., Les stratégies fatales, Paris, 1983. Voir-aussi : Reynié, D., Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public en France du XVIe au XIXe siècle, Odile Jacob, Paris, 1998. ! FOULE, PEUPLE, PRIVÉ / PUBLIC, RÉPUBLIQUE ESPÈCE Du latin species, « vue », « aspect », d’où, par rapprochement avec le grec eidos, « espèce ». PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE En biologie, ensemble d’êtres vivants constituant un type héréditaire. Au sens logique, « espèce » désigne une classe incluse dans une autre classe de moindre compréhension : le genre. L’espèce est un des cinq universaux ou prédicables. Le genre et la différence spécifique constituent la définition de l’espèce 1, par exemple, l’espèce « homme » se définit comme « animal » (genre) « raisonnable » (différence spécifique). L’espèce est le résultat d’une différenciation du genre, sans pour autant être elle-même différence. Bien qu’il utilise pour désigner l’espèce le terme eidos, qui, chez Platon, désigne l’Idée, ou forme, Aristote ne la considère, en aucun cas, comme entité séparée. Comme le genre, l’espèce est

« substance seconde », puisqu’elle se prédique de manière essentielle de la substance première (l’individu), mais elle en fournit une connaissance plus précise. Elle est le substrat du genre, et non l’inverse, elle est donc plus substance que lui 2. Cette hiérarchie entre genre et espèce apparaît de manière plus claire encore avec Porphyre, qui fait figurer l’espèce parmi les cinq prédicables 3. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Métaphysique, X, 7, 1057 b 7. 2 Aristote, Catégories, 5, 2 b 10-22. 3 Porphyre, Isagoge, II, 6 (arbre de Porphyre) ; II, 14. Voir-aussi : Sénèque, Lettre à Lucilius 58, 9-10. ! CATÉGORIE, DÉFINITION, DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE, GENRE, PRÉDICATION PHILOS. SCIENCES En logique, classe d’objets ; en biologie, rang taxinomique. Aristote utilise le terme d’eidos à la fois comme instrument de hiérarchisation des universaux (classe logique), mais aussi comme principe formateur assurant la permanence généalogique. L’espèce est donc une réalité logique et matérielle reposant sur la forme. Face à ces conceptions essentialistes, héritées en partie de l’idea platonicienne vont se développer des conceptions nominalistes à partir des idées de Guillaume d’Occam. Citons, parmi ses nombreux continuateurs, les philosophes Hume (1711-1776) et Condillac (1714-1780). Pour le nominalisme, les espèces n’existent pas dans la nature, elles ne sont que des constructions artificielles. Pour J. Ray (fin du XVIIe s.), affirmant l’existence de groupes « naturels » entre lesquels il « existe des similitudes naturelles », le seul critère d’appartenance à la même espèce est la « pro-

pagation de traits distinctifs » grâce à la reproduction. Buffon complète la définition de Ray et élabore le critère mixiologique de l’espèce (1749) : sont de la même espèce deux individus dont les descendants sont féconds. L’espèce devient ainsi une entité historique, mais ne reflétant pas d’ordre naturel. Bien qu’admettant l’espèce comme une étape d’un processus évolutif, le généticien Dobzhansky 1 (1935) et le zoologiste Mayr (1942) en donnent une définition « opérationaliste » : « groupe de populations naturelles interfécondes et reproductivement isolées d’autres groupes » 2. Pour le paléontologue Simpson (1945), « une espèce évolutive est une lignée (séquence généalogique de descendants-ancêtres) de population évoluant de manière séparée avec des tendances évolutives propres » 3. Le concept écologique, définissant les contours des espèces par rapport à leurs niches écologiques, n’eut guère de succès. En 1997, on dénombrait 22 concepts d’espèces4... signe de l’incommensurabilité du vivant ? Cédric Crémière ✐ 1 Dobzhansky, Th., « A Critique of the Species Concept in Biology », in Philosophy of Science, 1935, 2 : 344-355. 2 Mayr, E., Systematics and the Origin of Species. Columbia University Press, New York, 1942. 3 Simpson, G. G., « The Principles of Classification and a Classification of Mammals », in Bulletin of the American Museum of Natural History, 1945, 85 : 1-350. downloadModeText.vue.download 377 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 375 4 Claridge, M. F., Dawah, H. A., Wilson, M. R., Species. « The Units of Biodiversity », in The Systematics Association Special Volume Series 54, Chapman and Hall, London etc., 1997. Voir-aussi : Bocquet, C., Genermont, J., Lamotte, M. (dir.), les

Problèmes de l’espèce dans le règne animal, Société zoologique de France, Paris, t. I, II, III, « Mémoires de la Société zoologique de France », nos 38, 39, 40 : 1976-1978. Dobzhansky, T., Genetics and the Origin of Species, Columbia University Press, New York, 1937. Mayr, E., Ashlock, P. D., Principles of Systematic Zoology (1969), 2e édition, New York, McGraw-Hill, 1991. Roger, J., Fischer, J.-L. (dir.), Histoire du concept d’espèce dans les sciences de la vie. Colloque international, Paris, 1985, Éditions de la fondation Singer-Polignac, Paris, 1987. ! CLASSIFICATION, DARWINISME, SYSTÈME ESPÉRANCE, ESPOIR Du latin spes, « espoir ». MORALE, PHILOS. RELIGION 1. Désir d’un bien futur considéré comme possible (contraire de la crainte). – 2. Au sens chrétien, vertu théologale consistant dans l’attente confiante de la rédemption prise comme bien futur par excellence (on parlera alors d’espérance). L’espoir est par excellence une affection de l’avenir, au double sens où dans l’espoir l’appréhension de l’avenir nous affecte, en même temps qu’il devient pour nous l’objet d’un attachement dynamique. Si saint Thomas 1 distingue nettement l’espoir du désir ou de l’avidité, qui sont des passions concupiscentes, c’est pour introduire dans la définition de l’espoir l’idée que l’obtention du bien espéré doit faire l’objet d’un effort difficile, ce qui l’apparente à une passion irascible. Cet effort se rattache au fait que l’espoir dans son sens théologal relève de l’attente confiante d’un bien qui n’est pas visible : l’effort réside précisément dans la confiance en un avènement imprévisible (« voir ce que l’on espère, ce n’est pas espérer [...] mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec patience »2). Mais cette approche chrétienne concerne un bien qui mobilise paradoxalement notre appréhension du futur par-delà toute temporalité. La sécularisation de cette vertu modifie profondément sa conception philosophique : dès lors qu’il n’est plus référé à un bien éternel, l’espoir redevient modalité d’un désir immanent (comme par exemple chez Descartes3), en même temps qu’il se pénètre de la conscience que le bien à venir est contingent et précaire. Tandis que la vertu théologale d’espérance exprimait la tension radicale de la vie chrétienne comme attente de la venue du royaume des cieux, l’espoir ainsi restitué à la contingence se comprend comme structuration affective de l’avenir, dans laquelle se révèle notre propre finitude 4. Ainsi l’espoir, dès lors qu’il vise l’avènement d’un bien dans le temps, se tient à égale distance de l’assurance (qui correspond à la probabilité maximale de l’événement souhaité) et du désespoir (qui correspond à sa

probabilité minimale). L’effort difficile que décrivait Thomas devient alors le principe d’un passage du désir passif d’un bien possible à un travail actif en vue de sa réalisation concrète, par où l’espoir devient le programme d’une action sur ce qui est et ce qui doit advenir. Laurent Gerbier ✐ 1 Saint Thomas, Somme Théologique, Ia IIae, q. 40, a. 1-2, Cerf, Paris, 1984. 2 Saint Paul, Épître aux Romains, 8, 24-25, Nouveau Testament, tr. Osty & Trinquet, Seuil, Paris, 1978, p. 332. 3 Descartes, R., Passions de l’âme, II, 57-58, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. XI, p. 374-375. 4 Spinoza, B., Éthique, IV, 9-12 et 47, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1965, p. 228-231 et 265. ! DÉSIR, ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, FOI, FUTUR CONTINGENT, PRINCIPE ESPÉRANCE ∼ ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE MORALE Somme des valeurs que peut prendre une variable aléatoire, pondérée par les probabilités (chaque valeur étant donc multipliée par la probabilité correspondante). En particulier, l’espérance mathématique, dite autrefois espérance morale, est la somme pondérée (par les probabilités) des avantages nets possibles d’une action ou (l’indice numérique représentant le résultat ou d’un choix donnés étant alors la variable on prend l’espérance mathématique). On parle

d’un choix d’une action aléatoire dont dans ce

cas d’espérance mathématique d’utilité, ou encore d’utilité espérée. L’histoire du concept d’espérance mathématique se confond pratiquement avec celle de l’analyse des jeux de hasard ou de stratégie, laquelle recoupe aussi les débuts de l’analyse probabiliste. Conformément à une certaine acception de la notion d’« espérance » en général, il s’agit de se demander ce qu’un agent « peut espérer » de tel ou tel parti qu’il est libre de choisir dans un jeu ou une situation comportant un aléa, ou bien de la participation à un jeu (sous l’hypothèse du choix subséquent du meilleur parti). Les premières formulations claires de cette idée sont dues à Pascal (notamment dans les Pensées), ainsi qu’à Arnauld et Nicole dans la Logique de PortRoyal. D. Bernoulli a ensuite précisé cette idée générale de

manière à tenir compte des caractéristiques des objectifs ou de la satisfaction d’un individu précis 1. La définition de l’espérance mathématique d’utilité prétend fixer une certaine notion de l’avantage s’attachant aux actions. Importante en philosophie morale et dans d’autres domaines (elle a notamment permis l’élaboration de nombreux modèles économiques et politiques), elle peut être dérivée de systèmes axiomatiques. Elle est toutefois restrictive parce qu’elle suppose une prise en compte linéaire des probabilités, comme si la décision ou le jugement devait toujours reposer, face à l’incertain, sur une sorte de moyenne. ▶ D’un point de vue descriptif ou explicatif, on a pu contester l’aptitude de la formule de l’utilité espérée à décrire de manière adéquate le comportement effectif des agents humains confrontés à des situations de risque admettant la définition de probabilités subjectives ou objectives. Mais la norme du choix selon l’espérance mathématique d’utilité maximale conserve une valeur normative qui peut justifier qu’on la retienne à titre de référence, sans doute au prix d’une réinterprétation des éléments à relier (avantages, coûts, jugements de probabilité...) 2. À cause de la volonté d’allier l’explication à la recherche des raisons du choix, il a paru difficile, en effet, de renoncer à cette notion. Emmanuel Picavet ✐ 1 Bernoulli, D., « Specimen theoriae novae de mensura sortis », Commentarii Academiae scientiarum imperialis Petropolitanae, 1738, vol. V (pour 1730-31), pp. 175-192. downloadModeText.vue.download 378 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 376 2 Marschak, J., « Why “Should” Statisticians and Businessmen Maximize Moral Expectation ? », in Proceedings of the Second Berkeley Symposium on Mathematical Statistics and Probability, University of California Press, Californie, 1951. Savage, L. J., The Foundations of Statistics, 2e éd., New York, Dover, 1972, sec. 5. et 6. Harsanyi, J. C., « Nonlinear Social Welfare Functions : Do Welfare Economists Have a Special Exemption from Bayesian Rationality ? », Theory and Decision, 6 (1975), pp. 311-332, repris in J. C. Harsanyi, Essays on Ethics, Social Behavior and Scientific Explanation, D. Reidel, Dordrecht, 1976. ! ALLAIS (PARADOXE D’), DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPOIR ET ESPÉRANCE, PRÉFÉRENCE, PROBABILITÉ, RATIONALITÉ, UTILITÉ

ESPRIT Du latin spiritus, « souffle vital », « inspiration ». En grec, pneûma, « souffle ». PHILOS. ANTIQUE 1. Substance immatérielle, âme ou Dieu. – 2. Dans la physiologie ancienne, matière subtile, intermédiaire entre l’âme et le corps, et, dans le stoïcisme, principe cosmologique et psychique. Attestée dès l’époque présocratique, la notion cosmologique de souffle (pneûma), principe organisateur du monde, animateur du vivant, figure en bonne place dans la littérature médicale grecque. D’après Dioclès de Caryste (IVe s. av. J.-C.), notamment, il y a dans tout être vivant un premier pneûma qui vient du dehors : l’air environnant, qui est aspiré afin de refroidir la chaleur naturelle du corps. Mais il y a aussi un pneûma qui, matériel comme le premier, est une sorte de souffle chaud constitué (comme une matière raffinée et volatile) à partir des exhalaisons du sang sous l’effet de la chaleur organique, et qui sert au mouvement et à la connaissance sensible. Pour cette raison, il sera dénommé « pneûma psychique » (de psuchê, « âme »), tandis que le premier sera appelé « pneûma vital ». Zénon de Citium s’est saisi de cette notion et en a fait une pierre d’angle de la pensée stoïcienne. Abstraction faite des différences de conception intérieures à l’école, le pneûma, corps de nature ignée (feu « artiste » – tecknikon –, différent du feu grossier mais semblable à celui qui se trouve dans les astres, identifié à la divinité, doué d’intelligence et du pouvoir de façonner la matière passive) et aérienne, a fini par être donné pour un principe universel qui pénètre partout et se mélange totalement aux autres éléments, et qui communique en premier lieu (comme pneûma hektikon, sustentateur) au cosmos et à chaque être particulier son unité et sa cohésion, par son tonos, c’est-à-dire la tension interne qu’il possède par lui-même (ce tonos est, en réalité, un mouvement vibratoire double, qui se propage de l’intérieur des corps vers l’extérieur, et inversement : dans la première direction, centripète, il a pour effet l’unité de la chose ; dans le sens inverse, centrifuge, il lui donne ses déterminations, quantités et qualités). Il est aussi pneûma phusikon en tant qu’il fait naître la vie et le mouvement, et, enfin, pneûma psuchikon en tant qu’il se trouve notamment dans l’organisme humain, et y assure les opérations de connaissance sensible et rationnelle. Ces différences de fonction ne recouvrent pas une différence de nature, mais seulement de perfection et de raffinement, de sorte qu’en l’homme c’est le pneûma psychique qui assure aussi les opérations vitales. Le souffle est donc identifié par les stoïciens à l’âme humaine tout entière (au lieu d’être un

intermédiaire entre l’âme et le corps), qui n’est elle-même qu’une étincelle ou une parcelle de l’âme universelle ou de la divinité 1. En dépit de la nature corporelle qu’ils attribuent au souffle, la conception des stoïciens déterminera en grande partie l’usage ultérieur de pneûma, puis de spiritus pour désigner la réalité psychique ou divine. Cependant, d’un autre côté, le vocabulaire des médecins maintiendra la séparation entre âme et pneûma. À Alexandrie, au IIIe s. av. J.-C., Hérophile démontre que les nerfs ne partent pas du coeur, mais du cerveau, et que celui-ci est donc un organe vital, exerçant une fonction de commandement, d’où l’idée qu’il a un pneûma qui lui est propre (ce qui donne raison aux hippocratiques, contre Dioclès, l’école sicilienne, et les stoïciens, qui ramènent tous les flux pneumatiques au coeur comme seul point de départ). Dans cette ligne, Galien continue de distinguer le souffle vital, provenant des fluides corporels et de l’air inspiré, résidant dans le coeur, et le souffle psychique, élaboré à partir du souffle vital dans le réseau des artères à la base du cerveau, qui de là passe dans les différents ventricules cérébraux (sièges spécialisés des différentes fonctions de sensibilité, imagination, mémoire, réflexion), et est transmis aux membres et aux organes en circulant par les nerfs. Galien constate que des incisions de ces ventricules peuvent entraîner la perte de la conscience, mais non de la vie 2. Cela signifie que le seul pneûma psychique est empêché, mais non pas l’âme, principe vital. C’est, pour lui, une preuve expérimentale que le pneûma n’est pas l’âme, mais qu’il est seulement le « premier instrument » de l’âme, selon une formule qui remonte à Aristote. Cette thèse sera reprise par la médecine arabe, puis répandue en Occident (en corroborant des sources latines) par des traités comme celui de Costa ben Luca, Sur la différence de l’âme et de l’esprit, traduit au XIIe s., et qui inspirera notamment le Mouvement du coeur d’A. de Sareshel, un classique des universités médiévales. Le terme spiritus se trouve donc lesté d’une ambiguïté, que constate par exemple le traité pseudo-augustinien De l’âme et de l’esprit (XIIe s.). D’une part, le lexique médical en fait un principe matériel, distinct de l’âme. D’autre part, le vocabulaire patristique en fait un synonyme d’« âme » (plus exactement, spiritus renvoie à la nature intrinsèque de l’âme, tandis qu’anima n’est qu’une dénomination extrinsèque, fondée sur la fonction d’animation du corps). Conformément, en effet, à une définition générale donnée par saint Augustin, « est nommé esprit tout ce qui n’est pas corps et est pourtant quelque chose » 3. En conséquence, on peut appeler « esprit » Dieu lui-même (comme le fait la Bible), l’âme, tant de l’homme que des animaux, ou encore la partie supérieure de l’âme humaine (mens rationa-

lis), la pointe en laquelle se trouve une « étincelle », qui est comme l’oeil de l’âme, la zone où réside l’image de Dieu et en laquelle s’opère la connaissance de ce dernier (il faut encore ajouter le sens particulier d’« imagination », parce que spiritus traduit pneûma et que, pour Porphyre, lu par saint Augustin, le pneûma est une enveloppe ou un véhicule de l’âme, où s’impriment les images des choses corporelles4). Puisque spiritus donne « esprit » en français, le sens médical explique que Descartes parle encore d’« esprits animaux » (cf. pneûma psuchikon, spiritus animalis) pour désigner ces corpuscules (exhalés à partir du sang dans le coeur sous l’influence de la chaleur) qui lui servent à expliquer les mouvements du corps, la perception et les passions 5. Mais ce concept physiologique tombera bientôt en désuétude, et ne downloadModeText.vue.download 379 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 377 subsistera que la signification « spiritualiste » d’esprit, substance immatérielle, qui permet à Leibniz de poser l’équivalence « Les Esprits ou âmes raisonnables » 6. Jean-Luc Solère ✐ 1 Long, A. A., Sedley, D. N., les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 47 (t. II, pp. 264-285). 2 Galien, De placitis Hippocratis et Platonis, livre VII, chap. 3, 14-19. 3 Augustin (saint), De Genesi ad litteram, livre XII, chap. VII, 16. 4 Augustin (saint), De civitate Dei, livre X, chap. IX, 2 ; De Genesi ad litteram, livre XII, chap. IX, 20. 5 Descartes, R., Traité des passions, I, art. 11, et 32-35. 6 Leibniz, G. W., la Monadologie, § 82. Voir-aussi : Onians, R. B., les Origines de la pensée européenne : sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, trad. fr. Paris, 1999. Snell, B., la Découverte de l’esprit. La genèse de la pensée européenne chez les Grecs, trad. fr. Combas, 1994. Spiritus. IVo Colloquio internazionale el Lessico intellettuale europeo, éd. M. Fattori et M. Bianchi, Rome, 1984. Verbeke, G., l’Évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme

à saint Augustin, Paris-Louvain, 1945. ! ÂME PHILOS. MODERNE 1. Souffle qui est au principe de l’animation chez un être vivant. – 2. Puissance qui est au principe de l’intellection chez un être pensant. – 3. À ce double titre, mais dans une acception spécifiquement religieuse, substance immortelle des êtres humains existants en tant qu’elle est apparentée à la substance divine elle-même. Animation et intellection Le principe interne et immatériel de la vie et de la pensée d’un être humain est d’abord conçu comme un certain souffle : le mot même qui désigne l’esprit vital individuel dans l’hébreu de l’Ancien Testament (néfesh) vise littéralement la respiration comme vie personnifiée de l’être humain, et certains termes grecs (pneuma) ou latins (spiritus) évoquent également ce souffle. L’esprit est donc une entité impalpable et pourtant dynamique, orientée, motrice. Conformément à cette racine, qui a investi le mot dans la médecine et l’alchimie médiévales, l’esprit peut désigner une vapeur très subtile et presque dématérialisée, mais qui peut cependant circuler dans un corps et interagir avec lui. Ce sens est encore assez vivace au début du XVIIe s. pour que Descartes l’écarté explicitement lorsqu’il attribue le nom d’esprit à la substance pensante (« ce nom est équivoque, en ce qu’on l’attribue aussi quelquefois au vent et aux liqueurs fort subtiles »1), d’autant qu’il explique lui-même l’action de l’âme sur le corps par la mention d’« esprits animaux » conçus comme de très subtils courants reliant la glande pinéale aux organes du corps 2. L’esprit ne cesse donc de désigner parallèlement le principe qui insuffle la vie dans le corps organisé de l’être pensant, et le principe qui produit en lui des intellections : une vapeur d’un côté, une pensée de l’autre. Le traité De l’âme d’Aristote va fournir à l’Occident une représentation structurée de cette entité complexe : sous le nom de psychè, l’esprit y est décrit comme une hiérarchie des pouvoirs de l’être vivant, de la faculté motrice à la faculté intellective. La spéculation rencontre alors la difficulté d’un morcellement de la substance spirituelle dans ses différents pouvoirs, dont l’ensemble intégré est cependant toujours considéré comme constituant le principe commun de l’activité et de l’individualité d’un corps organisé 3. Individualité et plénitude spirituelle Cependant il té » : parce personnel de comme propre

faut précisément examiner cette « individualique l’esprit se donne d’abord comme le principe vie et de pensée, il est spontanément conçu à chaque individu. Mais, sous l’influence des

doctrines dualistes (orphisme et manichéisme en particulier),

la philosophie accepte très tôt la thèse de l’hétérogénéité radicale du principe spirituel au principe corporel, au point de concevoir l’esprit comme ponctuellement incarné, mais de façon presque contraire à sa nature, de sorte que tout son désir le fait tendre à la plénitude de la vie spirituelle après la mort 4. La définition de l’esprit admet alors que ce souffle pensant personnel vient d’ailleurs : ce point, essentiel dans les doctrines monothéistes, détermine puissamment l’usage de la notion d’esprit dans la pensée occidentale. Le principe personnel de la vie et de la pensée s’y trouve en effet ordonné à un autre souffle, transcendant, qui est à son principe : il faut le souffle divin pour amener l’essence de la vie divine dans un corps organisé, et y adjoindre un esprit, parce que ce souffle divin lui-même est ce qui proprement doit être nommé Esprit (« or ne savez-vous pas que votre corps est un sanctuaire du Saint-Esprit qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? »5). Cet esprit est immortel en l’homme : il est donc le véritable siège de sa personnalité qui se maintient au-delà de la seule vie du corps, qu’elle n’assume que de façon adventice. Seul l’esprit divin est donc restauration de la plénitude spirituelle : l’esprit humain, fini et créé, n’est dans le temps de son incarnation qu’une réalité incomplète. La substance pensante et son opération Cependant, au-delà de cette incomplétude, l’esprit se laisse définir comme une réalité indépendante : l’esprit est le nom de la substance qui pense. Cela entraîne deux conséquences : « la substance, dans laquelle réside immédiatement la pensée, est appelé Esprit »6 (l’animation vitale et le fondement intellectuel convergent ainsi en une attestation métaphysique : l’esprit est même la première chose qui, dans l’enquête philosophique, résiste à la mise en doute de son être), par où l’esprit est aussi un sujet (il est chaque fois moi, et c’est en tant qu’il est mien que je l’atteste d’abord, dans un pouvoir réflexif qui est constitutif de sa nature). Mais sur le fond même de cette attestation réflexive de l’esprit par lui-même se développe un problème : l’esprit est-il la substance saisie par la pensée comme « moi », et ainsi objectivée en une conscience singulière ; ou bien constitue-t-il le fonds à partir duquel cette objectivation a lieu, fonds que l’on doit dès lors considérer comme obscur à lui-même ? À partir de cette question moderne la philosophie de l’esprit peut considérer que ce dernier se caractérise avant tout par son intériorité et sa singularité : se saisissant comme conscience, l’esprit se découvre comme le foyer qui se tient toujours en deçà de tous les objets du monde et de tous les actes de la vie. 1) Dans la première direction, on interrogera le rapport de l’esprit aux objets selon ses différentes façon de les éprouver : ainsi il habite un corps organique propre qui constitue pour ainsi dire son point de vue sur le monde. Depuis cette extériorité paradoxalement intime, il perçoit, imagine, juge,

rappelle ou intellige diverses classes d’objets qui sont extédownloadModeText.vue.download 380 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 378 rieurs à lui, et dans lesquels il joue chaque fois son acte tout entier. La phénoménologie se donne pour tâche de décrire la façon dont ce rapport à ce qui est autre chose que luimême constitue le moteur de l’accomplissement ultime de l’esprit, qui advient à sa propre perfection dans une procession de la conscience singulière au savoir absolu 7. Chez Husserl, la phénoménologie décrit la constitution même de l’acte de se rapporter, en n’y cherchant plus la clef d’une histoire processuelle de l’esprit. Il s’agit cette fois de suspendre la croyance spontanée dans l’existence d’un réfèrent réel à nos actes mentaux : en suspendant cette attitude naturelle, la philosophie s’ouvre la possibilité d’examiner les « vécus de conscience purs » en tant qu’ils sont absolument immanents à la conscience 8. 2) Dans la seconde direction, on interrogera le pouvoir pratique de l’esprit, en tant qu’il ne se rapporte pas seulement au monde sur le mode de l’intellection dans ses diverses figures, mais aussi sur le mode de la volition ou du désir. C’est en effet par la volonté, qui est infinie, que l’esprit que je suis peut être dit véritablement maître de ses actions 9 : c’est ainsi par l’esprit que chaque individu est doté d’une puissance éthique. Cette puissance éthique n’est pas seulement de l’ordre de la confrontation à l’altérité 10 : elle fonde également l’instanciation d’une substance spirituelle partagée par une communauté politique ou temporelle. En ce sens les notions d’« esprit du peuple » n’est pas une métaphore, mais bien l’indication du déploiement de l’esprit dans l’histoire : « L’Esprit est essentiellement individu ; mais dans l’élément de l’histoire universelle nous n’avons pas affaire à des personnes singulières [...]. Dans l’histoire, l’Esprit est un individu d’une nature à la fois universelle et déterminée : un peuple » 11. ▶ On doit donc conclure que l’« esprit », quoiqu’originellement marqué par le contexte religieux dans lequel il est né, est parvenu, par-delà sa propre naturalisation, à s’imposer parmi les autres dénominations de l’activité vitale et noétique de l’homme. La philosophie dispose donc de la notion d’esprit parmi les autres constructions conceptuelles hétéronymes (les notions de l’âme, de la conscience, de la pensée) destinées à spécifier un point de vue particulier sur un même domaine d’interrogation. Laurent Gerbier

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Secondes réponses aux objections, « Abrégé des raisons », définition VI, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 125. 2 Descartes, R., Traité de l’homme, édition citée, vol. XI, p. 165177. 3 Aristote, De l’âme, II, 412a15-20, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993, p. 136. 4 Platon, Phédon, tr. P. Vicaire, Les Belles Lettres, Paris, 1995. 5 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 6, 19, Nouveau Testament, tr. Osty & Trinquet, Seuil, Paris, 1978, p. 353. 6 Descartes, R., Secondes réponses, édition citée, vol. IX, p. 125. 7 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, tr. J. Hyppolite (1941), Aubier, Paris, 1977. 8 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913), II, 2-3, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, rééd. Tel, 1985 ; L’Idée de la phénoménologie (1907), 2e leçon, tr. A. Lowit, PUF, Paris, 1970. 9 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 35-37, édition citée, vol. IX, p. 40. 10 Lévinas, E., Totalité et Infini, « Le visage et l’extériorité » (1971), Livre de Poche, Paris, 1990, p. 203 sqq. 11 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire (1830), II, 1, tr. K. Papaioannou (1965), UGE, Paris, 10/18, 1979, p. 80. ! ÂME, CONSCIENCE, GÉNIE, HOMME, PENSÉE, PEUPLES (PSYCHOLOGIE DES), PSYCHISME, SUJET ∼ MOT D’ESPRIT En allemand, Witz, « intelligence, sagacité » – sens perdus ; traduit ensuite le français « esprit, trait d’esprit ». PSYCHANALYSE « Il m’a traité de manière toute familionaire », dit un lointain cousin du baron de Rothschild après sa visite, selon Heine. Pour Freud, c’est le trait d’esprit par excellence : une pensée préconsciente, livrée un moment au

façonnage inconscient, s’exprime en usant du processus primaire. Dès 1895, Freud note que ses patientes sont witzig 1 ; puis il souligne l’esprit de l’inconscient, à propos de maints rêves ; enfin, il lui consacre un livre 2. Le plaisir préliminaire, le jeu avec les mots, y est distingué du plaisir essentiel du trait d’esprit, provoqué par une levée éphémère du refoulement qui permet l’expression masquée de contenus refoulés – hostilité, obscénité, cynisme, etc. L’esprit est différencié du comique, où les motions pulsionnelles s’expriment directement (tarte à la crème, scatologie, etc.), et de l’humour, où retournement contre soi et contribution du surmoi prévalent. ▶ L’étude de l’esprit ouvre sur la sémiotique, et sur l’ethnologie – ce que la contribution du livre de Freud à l’étude de la culture juive d’Europe centrale démontre. Jean-Marie Duchemin ✐ 1 Freud, S., Studien Über Hysterie (1895), G. W. I, pp. 75312. « Études sur l’hystérie ». 2 Freud, S., Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten (1905), G. W. VI. « Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient ». ! DÉNÉGATION, LAPSUS, REFOULEMENT, SURMOI ∼ PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT On ne doit pas confondre la philosophie de l’Esprit, avec un E, qui conçoit l’Esprit comme la Totalité des choses, réalité idéelle se développant à travers le temps (Hegel), et la philosophie de l’esprit, avec un e, dont l’ambition est, au moins en un sens, moindre. La philosophie de l’esprit examine les réponses aux questions suivantes : quelle est la nature des phénomènes mentaux ? Sont-ils irréductibles à des phénomènes physiques ? Peut-il y en avoir une science ? Le discours ordinaire qui porte sur eux, en termes de sensation, de sentiment, de conscience, de raison, d’intentions, de croyances, peut-il nous en apprendre quelque chose ? Cette interrogation se prolonge dans une réflexion métaphysique et éthique portant sur le problème du libre arbitre (notre volonté est-elle la source de nos actions ?) et de l’identité personnelle (restons-nous le même alors même que nous changeons, physiquement et

psychologiquement) 1. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Étude des phénomènes psychologiques ; elle met l’accent sur la nature et la causalité des phénomènes mentaux. Chez Aristote, au IVe s. av. J.-C., tout comme chez Thomas d’Aquin au XIIIe s., c’est l’âme qui donne vie à tous les vivants 2. Certains d’entre eux, les êtres humains, ont non seulement une âme végétative et sensible, mais aussi une âme rationnelle – c’est-à-dire des dispositions comme des croyances, des intentions, des désirs, etc. Le courant aristodownloadModeText.vue.download 381 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 379 télicien s’oppose au courant néoplatonicien et augustinien, séparant l’âme et le corps. Pour les aristotéliciens, l’âme est la forme du corps, ce par quoi un corps est celui de telle ou telle sorte d’être vivant (huître, chien ou être humain). Pour les augustiniens, l’âme tombe dans le corps, sa « tombe ». Le dualisme cartésien prolonge la thèse augustinienne sous forme d’un dualisme de deux substances. L’une, étendue, est la matière ; l’autre, pensante, est radicalement irréductible à la première. La question se pose alors de savoir comment les propriétés mentales d’un être humain et ses propriétés physiques peuvent être reliées, de telle façon qu’on puisse rendre compte du simple fait que la volonté de lever le bras (événement mental) fait que le bras se lève (événement physique). Toute la philosophie de l’esprit trouve sa source dans l’augustinisme et le cartésianisme. Mais il existe une troisième conception, dans laquelle l’être humain est un composé de mental et de physique capacités et de dispositions, êtres humains. L’esprit n’est lisme) ou un simple phénomène

: l’esprit est l’ensemble de celles de certains êtres, dont les pas une réalité distincte (duaémergent sur le physique,

mais qui lui est foncièrement réductible (monisme matérialiste). À cet égard, la philosophie de l’esprit de Wittgenstein peut être comprise comme la reprise (non revendiquée) de la psychologie philosophique des aristotéliciens 3. ▶ La question de la relation entre l’esprit et le corps est paradigmatique de la philosophie de l’esprit contemporaine 4. Descartes avait assigné à une glande, dite « glande pinéale », le soin d’établir le lien entre notre esprit (qui n’est pas identifié à notre cerveau) et notre corps. La philosophie de l’esprit contemporaine reprend ce problème, tout en discutant son fondement métaphysique, en tâchant en général de l’éliminer, mais parfois, et même de plus en plus, en l’acceptant, sous une forme ou sous une autre 5. Certains philosophes proposent de sortir de cette difficulté en montrant la compatibilité entre un monisme ontologique (il n’y a que de la matière) et un dualisme conceptuel (la description du comportement d’un être humain ne peut se passer de termes intentionnels, c’est-à-dire d’attribuer à cet être des états mentaux) 6. Roger Pouivet ✐ 1 Engel, P., Introduction à la philosophie de l’esprit, La Découverte, Paris, 1994. 2 Aristote, De l’âme, Garnier-Flammarion, Paris, 1993 ; Thomas d’Aquin, Somme théologique, première partie, q. 75 à 89. 3 Descombes, V., La denrée mentale, Minuit, Paris, 1995 ; Pouivet, R., Après Wittgenstein, saint Thomas, PUF, Paris, 1997. 4 Warner, R., et Szubka, T., The Mind-Body Problem, Blackwell, Oxford, 1994. 5 Lowe, E.J., Subjects of Experience, Cambridge University Press, Cambridge, 1996. 6 Davidson, D., Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. ! CROYANCE, DOUBLE ASPECT (THÉORIE DU), ÉLIMINATIVISME, IMAGERIE MENTALE, INTENSIONNELLE (LOGIQUE), INTENTION, INTENTIONNALITÉ, MATÉRIALISME, NATURALISME, PSYCHOLOGISME, SURVENANCE, THÉORIE « Esprit et cerveau », ci-dessous. Esprit et cerveau

En cette fin du XXe s., personne ne peut raisonnablement douter que l’intelligence humaine (ou l’esprit humain) dépend du cerveau ou du système nerveux central des membres de l’espèce humaine. Certes, nous ne disposons pas encore d’une compréhension détaillée des mécanismes de la pensée humaine et animale. Mais c’est un fait scientifique établi que l’intelligence humaine dépend de la structure et de l’organisation des milliards de milliards de connexions synaptiques entre les milliards de neurones qui composent un cerveau humain. C’est un fait scientifique que l’organisation cérébrale des membres de l’espèce Homo sapiens sapiens est ellemême le résultat de l’action de la sélection naturelle sur l’évolution phylogénétique. Toutefois, on aurait tort d’en conclure que les neurosciences contemporaines ont définitivement démontré la vérité du monisme matérialiste et réfuté le dualisme ontologique. Un moniste matérialiste suppose que tous les phénomènes chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et sociologiques sont des phénomènes physiques qui obéissent aux lois fondamentales de la physique. Il affirme notamment que les activités mentales sont des processus cérébraux. Un partisan du dualisme ontologique (comme Descartes) soutient qu’il existe deux sortes d’entités : celles qui pensent et celles qui ne pensent pas. À la différence des premières (qui sont immatérielles), les secondes sont matérielles et obéissent aux lois de la physique. Pour deux raisons, le fait que la pensée dépend du cerveau ne suffit pas à établir la vérité du monisme matérialiste et la fausseté du dualisme ontologique. Premièrement, la plupart des classifications admettent que deux des marques distinctives des activités et des processus mentaux sont l’intentionnalité et la conscience. Or, l’intentionnalité et la conscience semblent difficiles à concilier avec le monisme matérialiste. Deuxièmement, en un certain sens, la thèse selon laquelle la pensée « dépend » du cerveau n’est pas incompatible avec le dualisme ontologique entre l’esprit et le cerveau. L’INTENTIONNALITÉ ET LA CONSCIENCE

E n philosophie et en sciences cognitives, à la suite de F. Brentano, le mot « intentionnalité » sert à désigner la capacité d’un esprit humain à construire des représentations mentales et non mentales de son environnement 1. À la différence des réflexes, les actions humaines intentionnelles dépendent de deux sortes de représentations mentales : les croyances (qui représentent le monde tel qu’il est) et les désirs (qui représentent le monde tel qu’il devrait être). Un matérialiste peut supposer qu’une représentation mentale n’est autre qu’un état physique d’un cerveau humain ou animal. Mais une représentation a un contenu ou une propriété sémantique. Pour trois raisons, le fait qu’une représentation a un contenu est un défi pour le monisme matérialiste. PredownloadModeText.vue.download 382 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 380 mièrement, une représentation peut se rapporter à une entité inexistante (une sirène, par exemple). Deuxièmement, une créature ne peut former une représentation douée d’un contenu caractéristique que si elle satisfait certains principes de rationalité et de cohérence. Or, la rationalité et la cohérence sont des propriétés normatives sans contrepartie dans le monde physique. Troisièmement, à la différence des propriétés physiques intrinsèques d’un symbole, le sens est une propriété extrinsèque d’un symbole. L’examen des propriétés physiques intrinsèques d’une représentation mentale ne suffit pas à révéler son contenu, qui est une propriété extrinsèque 2. Outre son versant représentationnel, un esprit humain contient aussi un versant subjectif. Penser, c’est non seulement représenter le monde mais aussi être conscient. On distingue la conscience réflexive de la conscience subjective, qualitative ou phénoménale. De surcroît, le mot « conscient » a un usage transitif et un usage intransitif. Dans son usage transitif, on dit d’une personne ou d’un animal qu’il est conscient de quelque chose. Dans son usage intransitif, dire d’une personne qu’elle est consciente, c’est dire qu’elle n’est ni anesthésiée, ni dans le coma. On dit tantôt d’une personne qu’elle est (transitivement ou intransitivement) consciente, tantôt d’une activité mentale qu’elle est consciente. Un individu peut être transitivement conscient d’un objet ou d’une propriété exemplifiée dans son environnement. Si un individu est réflexivement conscient d’une de ses activités mentales, alors celle-ci sera réputée intransitivement consciente. La conscience dite « phénoménale » est l’apanage des états qualifiés de « qualia » en raison de leur qualité subjective intrinsèque. Selon le mot fameux de Nagel, les qualia – au premier rang desquels les expériences sensorielles visuelles,

auditives, olfactives, tactiles ou proprioceptives – ne laissent pas indifférent celui qui les éprouve. Le défi lancé par la conscience au matérialisme consiste à expliquer l’émergence de la subjectivité dans un univers de faits objectifs 3. LES VARIÉTÉS DU MONISME MATÉRIALISTE E ntre la conception physique du monde et les mystères conjugués de la conscience et de l’intentionnalité, il y a un fossé. Le dualisme ontologique entre l’esprit et le cerveau tire ses principales justifications de ce fossé. Mais le dualisme ontologique bute à son tour sur l’énigme de la causalité mentale. Un partisan du dualisme ontologique peut admettre qu’une pensée immatérielle « dépend » d’un état physique du cerveau : il peut supposer que celui-ci cause celle-là ou qu’il existe entre les deux une corrélation régulière. Mais il devra se résigner à ce qu’une pensée soit dépourvue de tout effet physique. Autrement dit, il ne pourra expliquer le fait qu’une intention, une croyance ou un désir peut produire un effet corporel. Confronté aux énigmes de l’intentionnalité et de la conscience, un adversaire du dualisme ontologique a le choix entre deux options radicales et quelques options intermédiaires. La première option radicale consiste à épouser l’idéalisme absolu et à admettre que la réalité tout entière est non pas physique mais mentale. La seconde option radicale consiste à nier purement et simplement la réalité de l’intentionnalité et de la conscience et à adapter le monisme matérialiste à la conception physique du monde. Comme l’atteste la persévérance de la croyance dans le géocentrisme, les êtres humains sont irrésistiblement enclins à adopter des croyances théoriques erronées. Peut-être la croyance dans la réalité de la conscience et de l’intentionnalité est-elle l’une de ces croyances théoriques fausses. Le partisan du « matérialisme éliminatif » soutient que quiconque croit à la réalité de l’intentionnalité et de la conscience se trompe 4. Selon le partisan plus modéré de « la stratégie interprétative », en attribuant la conscience et l’intentionnalité à un système physique, on peut prédire efficacement son comportement, mais on n’explique rien 5. Quelles sont les relations épistémologiques entre les descriptions neuroscientifiques du cerveau et les descriptions psychologiques des activités mentales ? Toutes les options matérialistes intermédiaires cherchent à concilier l’autonomie conceptuelle de la psychologie avec l’unité ontologique du monisme matérialiste. Elles souscrivent à une version plus ou moins stricte d’un principe de « dépendance systématique » : la pensée dépend systématiquement du cerveau en ce sens que chaque tâche mentale M est réalisée par un processus cérébral sous-jacent P et nécessairement si P a lieu, alors M a lieu. M peut être la cause ou l’effet d’une autre activité mentale M*. M peut être la cause d’un effet corporel P*. Mais la relation de « réalisation » entre le processus cérébral P sousjacent et l’activité mentale M n’est pas une relation causale. Ce principe exclut que l’activité mentale M se déroule en

l’absence de tout processus cérébral. Si par « processus cérébral », on entend l’activité synchronisée d’un ensemble N de neurones dans une région célébrale déterminée, alors le principe de dépendance n’affirme pas que la tâche mentale M doit toujours être réalisée par l’activité d’un seul et même ensemble de neurones dans une seule et même région du cerveau (qu’il s’agisse d’un seul individu à différents instants ou de plusieurs individus) 6. Selon le fonctionnalisme, une activité mentale est au processus cérébral sous-jacent qui la réalise ce que la fonction présidentielle est à l’individu en chair et en os qui occupe la fonction à un instant déterminé. Tout ce qui est vrai de la fonction n’est pas vrai de celui qui occupe la fonction et réciproquement : le président peut être élu tous les sept ans, mais celui qui a été élu président n’est pas élu tous les sept ans. Celui qui est élu mais non sa fonction peut aimer la bière Corona 7. Selon le monisme anomal de Davidson, les activités mentales sont des processus physiques, mais les concepts psychologiques grâce auxquels nous les décrivons sont irréductiblement distincts des concepts neurophysiologiques. Le monisme anomal est la conséquence des trois prémisses suivantes : (1) il existe des relations causales entre les événements mentaux et les événements physiques, comme l’attestent le fait qu’une pensée (événement mental) peut produire un geste corporel (événement physique) et le fait qu’un percept (événement mental) peut être l’effet d’un événement physique. (2) Il n’y aurait pas de relation causale singulière s’il n’existait pas de lois physiques fondamentales strictes. (3) Il n’existe pas de lois psychophysiques (et a fortiori purement psychologiques) strictes 8. La psychologie confère aux représentations mentales un rôle explicatif sans équivalent dans les sciences de la nature. Concilier le monisme matérialiste et l’autonomie conceptuelle de la psychologie implique donc que soit reconnue à l’intentionnalité une efficacité causale. Comme l’ont fait remarquer les partisans de l’« externalisme », ce que pense un individu ne dépend pas seulement de ses seules ressources cognitives mais des propriétés exemplifiées dans son environnement. À la différence des propriétés neurophysiologiques intrinsèques d’un état cérébral, le contenu est une propriété extrindownloadModeText.vue.download 383 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 381 sèque de la représentation. Pour octroyer au contenu d’une représentation mentale une efficacité causale, un matérialiste doit surmonter deux difficultés. Il doit d’une part montrer qu’une propriété extrinsèque d’une cause peut être causalement efficace dans le processus par lequel la cause produit son effet. Il doit d’autre part se conformer au principe de la « fermeture causale » du monde physique selon lequel tout événement physique doit avoir une cause physique 9. Si le contenu est une propriété extrinsèque d’une représentation, il ne peut manifestement être identifié à aucune de ses propriétés neurophysiologiques intrinsèques. Le contenu mental

peut toutefois être identifié à une relation physique complexe entre des propriétés neurophysiologiques intrinsèques d’un état cérébral et des propriétés physiques exemplifiées dans l’environnement. C’est dans cette direction que s’orientent deux des tentatives les plus fructueuses de compréhension naturaliste de l’intentionnalité : la « sémantique informationnelle » et les théories « téléosémantiques ». Selon la première doctrine, le contenu d’un état physique est l’une de ses propriétés extrinsèques parce qu’il dépend de l’existence de corrélations fiables (« nomiques ») entre cet état et des propriétés régulièrement exemplifiées dans l’environnement. Selon les secondes doctrines, le contenu d’une représentation dépend de la fonction biologique que l’évolution phylogénétique a conférée au mécanisme cérébral qui produit cette représentation. Par exemple, dans des conditions normales, le vol d’une mouche déclenche la décharge des neurones sensoriels du système visuel d’une grenouille, qui provoquent à leur tour la décharge des neurones moteurs commandant les mouvements de capture de la mouche. Il n’est pas absurde de supposer que la décharge des neurones sensoriels du système visuel de la grenouille a pour fonction d’indiquer la présence d’une mouche. Dans des conditions normales, la décharge des neurones sensoriels du système visuel de la grenouille représente donc la présence d’une mouche 10. Certes, la décharge des neurones sensoriels de la grenouille est un modèle simple d’une structure nerveuse possédant une intentionnalité rudimentaire. Grâce à son système visuel, un être humain est conscient d’une pluralité d’attributs visuels exemplifiés par des objets de son environnement. Un être humain ne se contente pas de former des représentations visuelles du vol d’un insecte. Il élabore aussi des représentations perceptives non visuelles dans d’autres modalités sensorielles (auditive, olfactive, tactile et proprioceptive). Outre des représentations sensorielles ou perceptives de son environnement, un être humain est aussi capable de représenter conceptuellement un état de choses qu’il ne perçoit pas directement : après avoir perçu visuellement l’aiguille de la jauge à essence sur le tableau de bord de son véhicule, un automobiliste conclut que le réservoir qu’il ne perçoit pas est à moitié vide. Enfin, les êtres humains ont une « intentionnalité d’ordre supérieur » 11 : ils sont en effet capables de former ce que les philosophes et les psychologues contemporains nomment des « métareprésentations », c’est-à-dire des représentations de représentations 12. Ils peuvent conceptualiser le fait qu’une représentation mentale ou non mentale est une représentation : ils peuvent « métareprésenter » une représentation en tant que représentation. Non seulement un être humain est capable de former des croyances sur des faits (observables ou inobservables) de son environnement et des désirs sur des états de choses non réalisés, mais il est aussi

capable de former des croyances sur des croyances sur des états de choses de son environnement. ▶ Grâce au langage, un être humain peut communiquer à autrui l’une de ses croyances. En général, la communication verbale ne réussit que si le destinataire parvient à déterminer l’intention, la croyance ou le désir de celui ou de celle qui a produit l’énoncé. Grâce à cette intentionnalité d’ordre supérieur, un être humain forme constamment des croyances sur les croyances d’autrui, des croyances sur les désirs d’autrui, des désirs sur les croyances d’autrui, des désirs sur les désirs d’autrui et ainsi de suite. Enfin, grâce à cette intentionnalité d’ordre supérieur, un être humain peut aussi prendre conscience réflexivement de ses propres représentations : il peut représenter conceptuellement ses propres représentations perceptives et il peut s’interroger sur la cohérence de ses propres croyances et de ses propres désirs. PIERRE JACOB ✐ 1 En philosophie, à la suite de Brentano, le mot « intentionnalité » a fait carrière tant dans la tradition phénoménologique, poursuivie par Husserl et ses héritiers, que dans la tradition analytique. 2 Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris, 1993. 3 Certains philosophes comme Dretske et Tye accordent une priorité à l’intentionnalité sur la subjectivité. Cf. F. Dretske, Naturalizing the Mind, MIT Press, Cambridge (MA), 1995 ; Tye, M., Ten Problems of Consciousness, MIT Press, Cambridge (MA), 1995. D’autres, comme Searle, rejettent cette priorité. Cf. Searle, J., The Rediscovery of the Mind, MIT Press, Cambridge (MA), 1992. 4 Churchland, P. M., A Neurocomputational Perspective, The Nature of Mind and the Structure of Science, MIT Press, Cambridge (MA), 1989 ; Smith-Churchland, P. S., Neurophilosophie, l’espritcerveau, trad. M. Siksou, PUF, Paris, 1999. 5 Dennett, D., la Stratégie de l’interprète, trad. P. Engel, Gallimard, Paris, 1990. 6 Kim, J., Mind in a Physical World, MIT Press, Cambridge (MA), 1998.

7 Putnam, H., Philosophical Papers, vol. II, « Mind, Language and Reality », Cambridge UP, Cambridge, 1974 ; Lewis, D. K., Philosophical Papers, vol. I, Oxford UP, Oxford, 1983 ; Fodor, J. A., Representations, MIT Press, Cambridge (MA), 1981. 8 Davidson, D., Essays on Actions and Events, Clarendon Press, Oxford, 1981 ; Engel, P., Davidson et la philosophie du langage, PUF, Paris, 1994. 9 Kim, J., Mind in a Physical World, MIT Press, Cambridge (MA), 1998. 10 Dretske, F., Naturalizing the Mind, op. cit. ; Millikan, R. G., White Queen Psychologie and other Essays, MIT Press, Cambridge (MA), 1993 ; Jacob, P., Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Odile Jacob, Paris, 1997. 11 Dennett, D., la Stratégie de l’interprète, op. cit. 12 Cf. par exemple Sperber, D., la Contagion des idées, Odile Jacob, Paris, 1996. D. Davidson suppose que, faute de maîtriser le concept de représentation, une créature ne peut être créditée de représentations. Cela revient à faire de la capacité méta-représentationnelle une condition nécessaire pour la formation de la représentation. Cf. Davidson, D., Enquêtes sur la vérité de l’interprétation, trad. P. Engel, J. Chambon, Nîmes, 1993 ; Paradoxes de l’irrationalité, trad. P. Engel, L’Éclat, Combas, 1991. downloadModeText.vue.download 384 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 382 ESQUISSE De l’ital. schizzo, « ébauche », de schizzare, « jaillir ». ESTHÉTIQUE Ébauche d’oeuvre, que celle-ci soit envisagée comme l’état préparatoire d’une réalisation en cours ou pour son intérêt indépendant. Toute entreprise artistique ou intellectuelle débute en général par une phase d’exploration dans laquelle l’auteur élabore un plan d’ensemble, envisage plusieurs configurations ou teste des variantes. Étape provisoire, souvent détruite, elle n’en est pas moins une source particulièrement instructive pour la compréhension du résultat ; ainsi la critique géné-

tique analyse les brouillons d’un écrivain ou les états successifs d’une oeuvre complexe. Certains artistes vont jusqu’à faire photographier (voire mouler, comme Rodin) des étapes qu’ils considèrent comme significatives et qui seront pourtant dépassées par les suivantes. Nul mieux que Delacroix n’a senti ce qu’il y a d’irremplaçable et d’unique dans l’esquisse : « je crois que cette différence entre les arts du dessin et les autres tient à ce que les derniers ne développent l’idée que successivement. Quatre traits, au contraire, vont résumer pour l’esprit toute l’impression d’une composition pittoresque. » 1. ▶ Alors que l’esthétique s’est longtemps attachée au seul état terminal dont la facture lisse effaçait toute trace d’hésitation ou de repentir, la sensibilité moderne a revalorisé l’état inachevé, du simple croquis pris sur le vif à une forme de composition qui rend perceptible les aléas du processus de réalisation, voire son prolongement possible. Ainsi le non-fini devient-il une modalité d’exécution à part entière. Jacques Morizot ✐ 1 Delacroix, E., Journal 1822-1863, Plon, Paris, 1996, p. 408. Voir-aussi : Green, A., Révélations de l’inachèvement, Flammarion, Paris, 1992. ! APOLLINIEN ESSENCE Du latin essentia, de esse, « être », trad. du grec ousia, « essence, substance, être ». Essentia entre dans le vocabulaire philosophique au IVe s. avec saint Augustin (De Trinitate). Le terme français d’« essence » apparaît au Moyen Âge (1130), traduisant une notion qui fait partie du vocabulaire de base de la métaphysique. Celle-ci est indissociable du questionnement lié à la notion de substance, dont elle se rapproche sans être exactement synonyme. En allemand : wesen. GÉNÉR., LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Par opposition à l’accident, ce qu’est une chose, ce qui la constitue en propre dans sa réalité fondamentale, et non dans ses attributs secondaires. Par opposition à existence, l’essence signifie la nature d’une chose, sa définition, indépendamment du fait d’exister. Une origine antique L’essence ne fait pas que renvoyer à l’antique notion de substance, puisqu’elle en infléchit la problématique ontologique. En effet, pour Aristote, les catégories de l’être épousent les divers modes de celui-ci 1. Il n’y a pas de divorce entre l’être et le langage, l’être pouvant se dire (en plusieurs sens). La substance est donc l’être réel de la chose, tel que celui-ci est énoncé dans le discours philosophique. Mais si la substance

est à la fois matière et forme, elle, à savoir la substance, faite de matière et de forme, ne se réalise que dans et par la forme, cause formelle et finale. L’essence d’une chose désigne donc sa forme, ce qui rend possible la scission entre essence et existence. En effet, la notion d’essence renvoie-t-elle à l’être intime de la chose, ou à sa conception par l’entendement ? Lorsque la pensée se concevra comme représentation de l’esprit, elle devra ainsi justifier qu’elle accède bien à l’être même des choses, ou pourquoi elle n’y accède pas. Cet infléchissement indique que la seconde opposition au terme d’« essence », l’existence, appartient plus spécifiquement à la pensée moderne, alors que la première opposition, l’accident, est plus propre à la pensée antique, étant d’ailleurs commune au concept de substance. Il y aurait donc un sens antique de la notion d’essence, où celle-ci possède un statut ontologique, désignant la chose telle qu’elle est dans son être ; et un sens moderne, où celle-ci a un sens avant tout idéel, désignant la chose telle qu’elle est conçue par l’entendement. Mais, en fait, ces deux approches ne sont pas juxtaposées dans le temps. Elles existent plutôt de manière concurrente dans un débat qui prolonge jusqu’à nos jours la querelle séculaire des universaux : la généralité doit-elle être recherchée à même les choses, ou seulement conçue par l’esprit ? Quelle est la réalité définie par l’essence : possède-t-elle une existence, ou est-elle une simple idée, comme le proclame le nominalisme au Moyen Âge ? La reprise cartésienne En instaurant le sujet comme source de la représentation, chose pensante distincte de la chose étendue, Descartes n’abandonne pas pour autant la valeur ontologique de l’essence 2. Celle-ci exprime la caractérisation fondamentale des substances, abstraction faite de leurs attributs contingents : l’essence de la substance pensante est la pensée, l’essence de la substance corporelle est l’étendue. En effet, si l’essence des substances peut faire l’objet d’une connaissance claire et distincte, c’est-à-dire être connue sans reste par l’entendement, c’est que celles-ci sont des idées innées, reçues en notre esprit, et non fabriquées par lui. L’essence désigne donc les choses mêmes dans leur généralité, en tant qu’elles s’offrent naturellement à l’esprit connaissant. La critique de Locke Locke, dans Essai sur l’entendement humain, conteste radicalement cette approche, en réveillant la querelle du nominalisme 3. Toute connaissance provenant de l’expérience, il n’y a pas d’idées innées, mais seulement des impressions singulières. L’essence est ainsi une idée abstraite forgée par

l’entendement pour rassembler des propriétés sous un nom. Elle ne permet pas de connaître la chose en elle-même, mais seulement telle que nous l’appréhendons dans l’expérience. L’essence réelle de la chose reste inaccessible. La limitation kantienne Kant reprend cette distinction entre une essence idéelle connaissable et une essence réelle inconnaissable : l’essence logique peut être trouvée par la simple analyse du concept, où celui-ci est décomposé en ses éléments constitutifs 4. Mais l’essence réelle, comme « raison première interne de tout ce qui appartient nécessairement à une chose donnée », reste inconnaissable. Le sujet, doté d’un entendement fini et ne pouvant dépasser ce que lui délivre l’intuition, accède aux downloadModeText.vue.download 385 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 383 phénomènes, et non à la chose en soi. C’est pourquoi la notion d’essence a une validité logique, mais non métaphysique. C’est cette philosophie de l’entendement fini que Hegel entend dépasser, en redonnant à l’essence une valeur ontologique éminente, dans une logique d’autodéploiement du concept. L’intuitionnisme husserlien À rebours de Hegel, Husserl déréalise l’essence en la concevant comme l’objet d’un vécu de conscience, tout en lui garantissant son objectivité 5. En effet, la distinction des deux pôles de l’intentionnalité, le noème et la noèse, évite la confusion entre le vécu subjectif et son corrélat de sens, dégageant ainsi une idéalité, ou essence indépendante du fait. L’intuition des essences est rendue possible par la réduction. Celle-ci consiste à dépasser l’attitude naturelle, où la conscience vise des faits et présuppose l’existence du monde, en réduisant les phénomènes à leur sens pour la conscience. L’essence est ainsi à la fois idéelle et irréelle. La variation eidétique qui permet de l’obtenir consiste en une série d’esquisses, où la conscience, en faisant varier de façon imaginaire les propriétés de l’objet, repère celles qu’on ne peut lui retirer sans faire disparaître l’objet lui-même, et qui constituent ainsi son essence. Cette saisie de l’essence par esquisses successives, sans relever de l’expérience naturelle, s’effectue sur le même mode que la perception. Cela permet à Husserl de répondre à l’empirisme sur son propre terrain : l’intuition n’est pas limitée au sensible, et les généralités idéelles ne sont pas des abstractions dérivées en ce qu’elles peuvent être données à la conscience, tout en restant vis-à-vis d’elle des objets transcendants. Mais le sens délivré par l’essence ne provient-il pas lui-

même d’un accès préalable à l’être de l’étant ? Autrement dit, n’y a-t-il pas une compréhension ontologique plus originaire que la compréhension catégorielle ? Telle est la direction que prendra la phénoménologie posthusserlienne. Le dépassement merleau-pontien Merleau-Ponty critique l’opposition du fait et de l’essence, à l’oeuvre notamment chez Husserl, qui amène à concevoir celle-ci comme une entité positive et détachée de l’existence 6. L’essence est, en effet, prélevée sur une expérience primordiale du monde qu’elle présuppose et qu’elle n’épuise pas. L’essence ne peut ainsi se dissocier d’une expérience qui la déborde et la nourrit. Elle désigne l’être même des choses, mais précisément en tant que, fidèle à l’inachèvement de principe de l’expérience, elle n’accède jamais au statut chimérique d’une essence pure pleinement déterminée. Le sujet ne peut s’abstraire du monde en reculant au fond du néant, ni supprimer, sans trahir l’expérience, la réserve d’absence et d’indétermination qu’il comporte. C’est donc le monde sensible lui-même qui, comme genèse perpétuelle de sens et d’existence, est source de généralité. L’essence doit ainsi être conçue comme principe incarné, ce qui relativise sa différence avec les notions d’accident et d’existence. Mathias Goy ✐ 1 Aristote, Les catégories, ch. 4, 1 b 25. La Métaphysique, V, 7, 1017 a 25, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966. Les Topiques, I, 9, 103 b 20. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, éd. J.-M., Beyssade, Flammarion, Paris, 1992. 3 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, I et II, trad. J.M. Vienne, Vrin, Paris, 2001. 4 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 2001. Kant, E., Lettre à Reinhold du 12 mai 1789, trad. J. Rivelaygue, in OEuvres philosophiques, t. II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985. 5 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie, t. I, trad. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950. 6 Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964. Voir-aussi : Gilson, E., L’être et l’essence, Vrin, Paris, 1981. ! ACCIDENT, EXISTENCE, SUBSTANCE ONTOLOGIE Chez Heidegger, entrée en présence ou le déploiement de ce qui se dispense selon une modalité historiale.

Heidegger rejetant l’opposition métaphysique de l’essence et de l’existence, l’essence n’a plus le sens d’une idéalité métahistorique au sens platonicien ou d’un possible au sens leibnizien, mais désigne un mode de déploiement ontologicohistorial. S’opère ainsi un déplacement radical de la question de l’essence : déterminer une essence, c’est remonter d’un domaine vers sa condition de possibilité historiale, ellemême fondée sur l’historialité du Dasein. L’être de ce dernier n’étant rien d’autre que son existence factice comme projet jeté qui a à être, l’essence est sur le fond de la temporalité finie l’ouverture d’une histoire qui est aussi une époque de l’être. L’essence est foncièrement possibilisante, relevant d’un pouvoir-être qui se tient plus haut que toute effectivité. C’est ainsi que l’essence de la technique n’a rien de technique, que l’essence de l’homme n’est rien d’humain : en aucun cas l’essence n’est susceptible d’une assignation ontique, mais nous reconduit de l’étant vers l’être, en se donnant comme ontologico-historiale. L’essence renvoie toujours à un mode de dispensation de l’être susceptible d’ouvrir une époque. Elle perd ainsi son sens nominal et eidétique pour revêtir une acception verbale et temporelle, indiquant le séjour de l’homme dans la dimension du Quadriparti. Elle désigne alors le séjour temporel et fini du Dasein qui se tient dans le néant de l’ouverture de l’être. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Vom Wesen der Wahrheit (De l’essence de la vérité), Francfort, 1976. ! HISTORIAL, QUADRIPARTI, TEMPORALITÉ PHILOS. MÉDIÉVALE Ce par quoi un être est ce qu’il est et se distingue de tout autre ; l’essence répond à la question « qu’est ce que c’est ? ». Les premières apparitions du mot essentia dans la langue latine sont relativement anciennes. Bien que saint Augustin, dans le De moribus Ecclesiae Catholicae et Manichaeorum (en 388) y voit un terme nouveau, il apparaît déjà, d’après Quintilien 1, chez Plaute et, d’après Sénèque 2, chez Cicéron lui-même, pour rendre le terme grec ousia. Cette notion est centrale dans la philosophie de Platon et d’Aristote. Le premier, à travers certains de ses Dialogues, cherche à définir ce qui constitue la nature même d’un être, en s’efforçant de découvrir, par exemple, l’essence du beau, de l’amitié ou de la justice, indépendamment des réalités sensibles dans lesquelles ces essences (Idées) s’incarnent. Chez Aristote, cette notion est exprimée tantôt par le mot ousia, tantôt par l’expression ti esti (« ce que c’est ») ou to ti ên einai (« le ce downloadModeText.vue.download 386 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 384 que c’était que d’être »). Les analyses qu’il propose au livre Z (VII) de la Métaphysique montrent l’extrême complexité de la question de l’essence. Ousia représente, en effet, trois choses différentes : la forme, la matière et le composé des deux (Z 3, 1029 a 27-33). Le composé, c’est-à-dire les corps et leurs éléments, correspond à la notion de substance (D 8, 1017 b 10-12). Matière et forme sont aussi ousia en ce qu’elles sont causes de la substance composée (1017 b 14-18), bien qu’elles ne le soient pas de manière égale, la matière étant pure puissance, tandis que la forme, cause finale et formelle, est ce qui définit l’essence de la chose. Ainsi, donc, ousia signifie la chose (substance), et ses composants, la matière et la forme ; et c’est à cette dernière que correspond l’essence. Dans le vocabulaire chrétien, Tertullien semble être le premier à employer le mot essentia, devenu d’usage courant en langue latine 3, et saint Augustin l’utilise comme synonyme de substantia pour traduire ousia 4. À l’heure des controverses trinitaires et christologiques, elle va faire difficulté en ce que les premiers conciles admettent, ou rejettent, l’équivalence des mots ousia et hypostasis, et traduisent ces termes tantôt par essentia, tantôt par substantia, laissant l’image d’une gigantesque cacophonie conceptuelle. L’apport de Boèce Boèce, dans son Contra Eutychen et Nestorium, va jeter les bases du vocabulaire ontologique latin, en distinguant les notions d’essence, de substance et de subsistance, qui rendent respectivement, chez lui, les termes grecs ousia, hypostasis et ousiôsis. Est « essence » ce qui est, « subsistance » ce qui n’est dans aucun sujet, « substance » ce qui est sub-jecté à d’autres, qui ne sont pas des subsistances 5. Mais ces équivalences strictes sont brisées par Boèce lui-même dans sa traduction des Catégories 6 d’Aristote, dans laquelle ousia est rendu par substantia. Aristote y distinguait deux types de substances : la substance première, qui n’est pas dans quelque chose et qui n’est pas dite de quelque chose, c’est l’individu ; la substance seconde, qui peut être dite de quelque chose, c’est le genre, l’espèce ou la différence. Pour qu’il y ait accord entre ces deux traductions, il faut identifier essentia avec substance seconde et substantia avec substance première. Mais les médiévaux, à partir du XIIe s., vont avoir accès à la Métaphysique d’Aristote, dans laquelle l’essentia est la forme du composé. Si l’on peut admettre que le composé (substantia) de la Métaphysique est, en quelque sorte, assimilable à la substance première des Catégories, la forme (essentia) ne l’est pas nécessairement à la substance seconde. Ti esti et ti ên einai semblent mieux recouvrir la notion de « substance seconde » (ce que c’est et ce que signifie la définition) ; le premier va donc être traduit par essentia ; et le second par quod quid erat esse, qui devient en abrégé quidditas. La clarification conceptuelle du Moyen Âge

Au Moyen Âge, l’essence est fréquemment nommée quiddité, forme ou nature, bien que ces termes ne soient pas parfaitement synonymes : « Il faut que le mot essence signifie quelque chose qui est commun à tous les contenus naturels par lesquels les différents étants sont placés dans les divers genres et espèces [...]. Et parce que ce par quoi on place une chose dans son propre genre et dans sa propre espèce est ce que la définition signifie [...], les philosophes ont remplacé le mot essence par le mot quiddité [...]. On appelle également cette essence forme, car la nature déterminée de chaque chose est signifiée par la forme. On désigne aussi cela par un autre nom, à savoir celui de nature [...], en tant que nature dénote tout ce qui peut être compris par l’intellect de quelque manière que ce soit. Car une chose n’est intelligible que par sa définition et par son essence [...]. Cependant le terme nature réfère plutôt à l’essence d’une chose, en tant qu’elle est ordonnée à l’opération propre de la chose. »7 Ainsi, pour saint Thomas d’Aquin, l’essence désigne à la fois ce que définit la définition et un des composants ontologiques de la substance : une substance concrète est une essence à laquelle l’être a été conféré. Cette distinction, héritée d’Avicenne, est abordée par la plupart des penseurs du XIIIe s., chacun en proposant une interprétation personnelle. Mentionnons celles de Gilles de Rome, qui parle d’un « être de l’essence » et d’un « être de l’existence »8 ; la distinction réelle de saint Thomas d’Aquin ; Dietrich de Freiberg, qui refuse cette distinction ontologique, l’essence n’étant à ses yeux que ce par quoi une chose est 9. Elle ne vaut bien évidemment pas pour Dieu, Substance suprême, essence et être étant identiques en lui. Mais d’autres distinctions vont naître à l’intérieur même du concept d’essence. Étant considérée en elle-même comme un pur possible (potentialité actuée par l’être), et toute possibilité étant soit intrinsèque, soit extrinsèque, l’essence peut être intrinsèquement possible, comme ne le serait pas un cercle carré, et extrinsèquement possible, en tant qu’une cause existe, « capable de réaliser cette essence ». Mais qu’est ce qui fait qu’une essence est possible intrinsèquement ? Avicenne répond que la possibilité se trouve dans les essences ellesmêmes, elles sont antérieures à leur réalisation, elles existent en tant que possibles ; saint Thomas d’Aquin voit dans cette réponse une limitation de la toute-puissance divine : Dieu n’est pas soumis au contenu essentiel des possibles, il en est la cause. Ce qui rend les choses possibles est ainsi l’essence divine elle-même, en tant qu’elle peut être communiquée. Les modes d’être des choses créées sont des modes selon lesquels il est possible de participer à l’essence de Dieu. Ainsi, quant à la question de l’origine des essences : « Chaque créature a sa propre essence spécifique en tant qu’elle participe d’une manière ou d’une autre à une ressemblance de l’essence divine. » 10. La réalité des essences Il reste néanmoins que, parmi l’ensemble des questions que les médiévaux ont soulevées quant à la notion d’essence (son indivisibilité, son immuabilité, son éternité, sa simplicité, etc.), celle de son statut ontologique fut au centre d’une querelle qui, héritée du problème des universaux de Porphyre, perdurera bien après le Moyen Âge. Il s’agit de savoir si les

universaux (essences) existent « réellement ou s’ils sont posés par l’intellect [...], si ce sont des choses corporelles ou incorporelles, subsistant à part des choses sensibles ou situées en elles et en liaison avec elles » 11. Ce sont des réalités distinctes et indépendantes, parfaites et innées en chacun, à proportion des seules exigences d’intelligibilité qui les rendent universelles et nécessaires, elles ont une existence en soi, par soi et pour soi, comme le disent les réalistes ou réaux (Anselme de Canterbury, Guillaume de Champeaux) ; l’objet universel n’a d’existence que par le mot ou le nom au moyen duquel on le désigne, la réalité de l’universel étant dans l’institution du langage, comme le soutiennent les nominalistes (Roscelin de Compiègne, Guillaume d’Occam). Cette question, et plus généralement celle de l’essence, va passer, à l’époque downloadModeText.vue.download 387 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 385 moderne avec Descartes et Kant, du champ de l’être à celui de la connaissance. Michel Lambert ✐ 1 Quintilien, De institutione oratoria, II, 14, 2. 2 Sénèque, Epist. 58. 3 Tertullien, Advers. Valentin., 30. 4 Augustin (saint), De Trinitate, V, 8, 9. 5 Boèce, Contr. Eut. et Nest., III. 6 Boèce, In Cat. Arist. I. 7 Thomas d’Aquin (saint), De ente et essentia, 1. 8 Gilles de Rome, De ente et essentia. 9 Dietrich de Freiberg, De ente et essentia. 10 Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, I, 15, 2. 11 Porphyre, Isagogè, I. Voir-aussi : Berger, H. H., Ousia in de Dialogen van Plato. Enn terminologisch onderzoek, Leiden, 1961. De Groot, D.H., Philosophies of Essence. An Examination of the Category of Essence, Amsterdam, 1976. De Ghellinck, J., « L’entrée d’essentia, substantia, et autres mots apparentés dans le latin médiéval », in Arch. Lat. Med. Aevi, 16

(1942), pp. 77-112. Gilson, E., l’être et l’Essence, Vrin, Paris, 1948. Libera, A. (de), la Querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996. Libera, A. (de), Segonds, A.-P., L’Isagogè de Porphyre, Vrin, Paris, 1998. Philippe, P.D., l’être. Recherche d’une philosophie première, Paris, 1972. ! ÊTRE, EXISTENCE, IDÉE, SUBSTANCE, UNIVERSAUX ESSENTIALISME GÉNÉR. Doctrine qui donne à l’essence une antériorité, voire une valeur supérieure, par rapport à l’existence. Ce terme ne s’entend que par opposition à celui d’« existentialisme ». P. Foulquié souligne, d’ailleurs, dans l’Existentialisme, que « la philosophie classique jusqu’au XIXe s. ne mettait pas en doute la primauté de l’essence » 1. Michel Blay ✐ 1 Foulquié, P., L’existentialisme, PUF, Paris, 1946. ! ESSENCE, EXISTENTIALISME ESTHÈTE Du grec aisthètès, le terme d’aisthèsis a évolué au XVIIIe s. de l’idée de réception sensible à celle de reconnaissance esthétique. ESTHÉTIQUE Personne en quête du beau et qui en fait une valeur suprême. La figure de l’esthète, remarquable au XIXe s. et affadie par la suite, a incarné une relation subjective au beau et à l’art, ancrée dans une sensibilité exacerbée. Elle a ainsi contribué à émanciper le goût. L’esthète hérite des modifications décisives liées à l’émergence de l’esthétique au XVIIIe s. L’accent se déplace de l’appréhension d’un beau objectif, participant d’un idéal et normé par des canons, à la réceptivité subjective et au plaisir éprouvé par le spectateur ; parallèlement, l’art revendique son autonomie. L’esthète se définit dans ce double déplacement. D’une part, en faisant du beau le seul critère de valeur, il contribue à exalter l’art, à l’affranchir de la référence au

naturel et de toute fonction autre que la sienne propre. En France, Gautier proclame l’indépendance absolue de l’« art pour l’art » et, « vitres fermées », il se consacre à sculpter Emaux et Camées 1 ; en Angleterre, Wilde est le brillant héraut d’un esthétisme (inspiré par le préraphaélisme) qui revendique l’absolue primauté de la beauté sur la lassante platitude de la vie et de la nature 2. D’autre part, et en conséquence, l’esthète refuse la trivialité et les valeurs d’utilité qui gouvernent sa société et il se replie sur un monde intérieur. Lecteur de Schopenhauer 3, il cherche un soulagement esthétique en cultivant le beau sous toutes ses formes. Par bien des traits, il ressemble au dandy dont il se distingue par ce souci exclusif et sa relative indifférence au regard des autres. Pourvu qu’il vive au milieu de beaux objets, variés afin de goûter des sensations neuves ou assortis aux nuances changeantes de son humeur, l’esthète ne craint pas la solitude, voire la recherche à l’instar du héros d’À rebours 4. Il se fait alors collectionneur et s’entoure d’oeuvres et de bibelots, de musiques et d’odeurs qui exaspèrent sa sensibilité. Dans cette recherche effrénée de « paradis artificiels », les distinctions hiérarchiques entre les arts s’abolissent tandis que l’esthétique s’enracine dans une esthésique. ▶ L’idée de beauté s’en trouve notablement élargie. La postérité aura beau se détacher de cette figure de l’esthète décadent et se méfier d’un culte du beau, elle restera marquée par la critique des valeurs qui sous-tend cette posture et ne pourra plus ignorer la question posée par l’autonomie de l’art. Marianne Massin ✐ 1 Gautier, T., Préface à Mademoiselle de Maupin (1835) ; cf. aussi Émaux et Camées, Paris, 1852. 2 Wilde, O., Intentions (1891), Stock, Paris, 1905 ; le Portrait de Dorian Gray (1891), Gallimard, Paris, 1992. 3 Schopenhauer, A., Le monde comme volonté et comme représentation (1819), PUF, Paris, 1966. 4 Huysmans, J.-K., À rebours (1884), Gallimard, Paris, 1977. Voir-aussi : Goncourt, E. et J. de, Journal (1re éd. complète, 19561958), rééd. Robert Laffont, Paris, 1989. Mallarmé, S., Divagations, E. Fasquelle, Paris, 1897. ! AMATEUR, ART (ART POUR L’ART), ATTITUDE ESTHÉTIQUE, BEAUTÉ, DÉSINTÉRESSEMENT, GOÛT

ESTHÉTIQUE Du grec aisthêtikos, « qui a la faculté de percevoir ou de comprendre », de aisthêsis, « sensation ». L’esthétique est la théorie, non de la beauté elle-même, mais du jugement qui prétend évaluer avec justesse la beauté, comme la laideur. Le mot apparaît au XVIIIe s. et ne prend toute son extension qu’avec la publication, par Baumgarten, du premier volume de son AEsthetica en 17501. Un second volume paraîtra en 1758, mais l’auteur mourra sans achever son ouvrage. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Connaissance des critères et des principes sur lesquels se fonde l’appréciation de la beauté comme de la laideur, dans l’art comme dans la nature. Elle se substitue au milieu du XVIIIe s. à ce qu’on nommait auparavant la « poétique ». Adjectivé, le mot qualifie le sentiment ou le jugement qui se rapporte à la beauté. Baumgarten prend pour point de départ le thème leibnizien de la connaissance sensible, claire bien que confuse. Le sentiment du beau est alors l’indice d’une sorte de perfection sensible (distincte par nature de la perfection spéculative) qui se downloadModeText.vue.download 388 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 386 saisit de la vérité confuse de son objet, telle qu’elle se donne à notre sensibilité dans la plénitude de sa manifestation : « La fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance sensible comme telle, c’est-à-dire la beauté » (Esthétique, § 14). On ne définit plus la beauté par la symétrie ni l’eurythmie de la proportion (dans l’objet), mais au contraire par l’excellence de la performance sensible, par l’intensité propre de la sensation (dans le sujet). C’est ainsi que le mot « esthétique » est forgé du grec aisthêsis, qui désigne la sensation. La richesse de la représentation esthétique suppose alors une nécessaire confusion, il est vrai elle-même savante et nullement négligée : la démonstration du géomètre, claire et distincte, est dépourvue de toute force poétique, tandis que le discours du poète, clairement confus, recourt et doit recourir aux fictions de l’imagination, aux figures de la métaphore et

de l’allégorie, et même à la divination du pressentiment, car « les poètes sont aussi des voyants – vates » (AEsthetica, § 36). L’esthétique peut ainsi revendiquer un domaine propre, et « l’horizon esthétique », autonome, doit être séparé de « l’horizon logique ». Certes, la faculté de juger esthétique, qui cultive savamment l’impropre et le confus, reste une « faculté de connaissance inférieure » (Métaphysique, § 520), et seule la connaissance logique atteint la certitude. « Gnoséologie inférieure », ou « art de l’analogon de la raison », la connaissance esthétique appréhende pourtant le singulier sensible, pour lequel la connaissance logique demeure aveugle. C’est pourquoi, dans le domaine esthétique, c’est toujours l’infiniment petit qui est déterminant. Aussi faut-il, pour le discerner, faire preuve d’« esprit de finesse » (perspicacia) et d’« acuité » (acumen). Enfin, la connaissance esthétique, inférieure en force démonstrative à la connaissance logique, lui est pourtant supérieure en ce que l’imagination esthétique a le pouvoir, à l’instar du Dieu de Leibniz, d’inventer des mondes possibles, mais non réels, et de nous les rendre sensiblement présents. Les « inventions poétiques » sont des « inventions hétérocosmiques » : le poète est un faiseur de mondes, il rend sensible le virtuel et visible l’invisible, et l’infinité des univers esthétiques dénombre confusément l’infinité des mondes possibles : « Le monde des poètes en effet comprend des îles et des presqu’îles » (AEsthetica, § 598). Le projet de Baumgarten reste solidaire de l’optimisme des Lumières, et ne doute pas que l’on puisse indéfiniment aiguiser, par l’exercice, l’esprit de finesse et le sens de la grâce, et s’approcher ainsi des véritables principes de la création esthétique. Kant déçoit cette espérance dans une note de la Critique de la raison pure, au début de l’« Esthétique transcendantale », « esthétique » ne désignant plus ici que la mesure de

notre réceptivité sensible, que limitent ses formes a priori, et sans relation avec une quelconque « critique du goût ». Pourtant, la Critique de la faculté de juger redonnera sens à cette recherche 2, mais il est vrai en l’épurant de l’héritage leibnizien : la radicale subjectivité du jugement esthétique interdit la formulation de toute règle objective. Il ne reste donc à l’esthéticien que la tâche de définir le sentiment que nous éprouvons lors de la rencontre esthétique. Psychologie de l’âme soulevée par le sentiment du beau ou du sublime (Kant), ou sociologie de la norme du goût selon le degré d’affinement et de civilisation de nos organes sensibles (Hume), l’esthétique enclôt le jugement de goût dans l’horizon de la seule subjectivité. Cette orientation fonde le point de vue esthétique, mais c’est sur elle aussi que se porte la critique. C’est ainsi que Hegel, pour qui le beau est un moment nécessaire dans le processus d’objectivation de l’Idée, ne se résigne qu’à contrecoeur, se pliant à l’usage, à reprendre le néologisme de Baumgarten, coupable à ses yeux d’avoir fait déchoir la théorie du beau en une simple science des sensations. Aussi faudraitil parler, si l’on veut s’exprimer exactement, non de la philosophie esthétique de Hegel, mais plutôt de sa philosophie de l’art 3. ▶ Dans la postface ajoutée après coup à la conférence sur l’Origine de l’oeuvre d’art 4 qu’il prononça en 1935, Heidegger revient sur ce débat : « Depuis que l’on considère expressément l’art et les artistes, cette considération a pris le nom d’esthétique. L’esthétique prend l’oeuvre d’art comme objet, à savoir comme objet de l’aisthêsis, de l’appréhension sensible au sens large du mot ». Ce que Heidegger refuse dans « l’esthétique », c’est précisément son orientation subjective, qui la conduit à mesurer la valeur de l’oeuvre d’art à l’aune de la sensation ou du sentiment. La grandeur de l’oeuvre vient au contraire, selon lui, de ce qu’elle décèle la vérité de l’étant et fait paraître l’Être duquel il provient. De cette vérité, le Dasein n’est pas la mesure, comme c’est le cas pour la sensation ; il faut dire au contraire qu’il lui est assujetti, et cela par l’expérience originaire de l’angoisse et du souci. Jacques Darriulat ✐ 1 Baumgarten, A. G., Esthétique, précédée des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème, et de la Métaphysique, trad. J.-Y. Pranchère, L’Herne, Paris, 1988. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 1995. 3 Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.

4 Heidegger, M., « L’Origine de l’oeuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, pp. 11-68. ! ART, DISTANCE ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE « Comment naturaliser l’esthétique et pourquoi ? » ∼ ATTITUDE ESTHÉTIQUE ESTHÉTIQUE Manière particulière de considérer les choses, définie par certains auteurs comme « distance psychique » ou « attitude désintéressée ». L’espoir que ces deux traits spécifient l’attitude esthétique est cependant fragile. REM. : c’est une notion spécifique mais problématique, considérée par Dickie comme un mythe, requalifiée comme conduite par J.-M. Schaeffer. Une attitude est « une manière d’orienter notre façon de percevoir le monde », écrit $$$[line] J. Stolnitz 1. Comme d’autres, celui-ci pense que l’expérience esthétique dépend d’une manière particulière de percevoir le monde, d’une attitude spécifique. Dans le cadre des discussions anglo-saxonnes, le vocabulaire utilisé pour rendre compte de cette spécificité est généralement d’ordre psychologique. S. Dawson, reprenant les thèses de Bullough, défend l’idée que l’activité esthétique, downloadModeText.vue.download 389 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 387 appliquée à une oeuvre d’art comme à un spectacle naturel, nécessite une distance psychique telle que nous puissions être « débranchés » de la vie pratique et que notre esprit soit accaparé par l’objet considéré 2. J. Stolnitz préfère la terminologie du désintéressement à celle de la distance : selon lui, la spécificité de l’attitude esthétique repose sur l’absence d’objectif autre qu’elle-même, une pleine sympathie pour l’objet et l’absence de tout intérêt pratique ou cognitif envers lui. L’idée de distance, objecte Dickie 3, est inutile si elle ne signifie rien d’autre que le fait que l’attention du spectateur est centrée sur l’oeuvre. La notion de désintéressement, elle, est ambiguë : si quelqu’un, regardant une peinture ou écoutant un morceau de musique, pense à sa famille, certes il est intéressé, mais, en fait, il ne regarde pas la peinture ou n’écoute pas la musique. Par ailleurs, Dickie considère que cette théorie rend confuse la distinction entre valeur esthétique et valeur morale. D’abord, il n’est pas sûr que toutes les oeuvres véhiculent des valeurs morales ; ensuite, il n’est pas sûr que le caractère critiquable des valeurs morales d’une oeuvre nuise à son appréciation esthétique.

La question de l’attitude esthétique concerne une importante difficulté de la discussion esthétique. Si on part de cette attitude elle-même, on peut conjecturer qu’elle est susceptible de s’appliquer à n’importe quoi ; si on la considère comme un résultat de l’expérience de l’art, on doit soutenir que certaines sortes d’objets la provoquent et pas d’autres. D’où, pour la seconde option, la tentation de nombreux théoriciens, Beardsley ou Dickie notamment, de restreindre la discussion à l’oeuvre d’art, ce qui rend la notion inopérante, comme le souligne Schaeffer 4, dès lors que l’on prend en compte d’autres sortes d’objets, naturels ou artificiels. L’auteur préfère à la notion d’attitude celle de conduite et propose de définir la conduite esthétique par la manière dont elle instaure une relation cognitive avec l’objet. Pourtant, quels que soient les objets considérés, il est rare que ce soit un intérêt cognitif qui justifie leur considération esthétique. ▶ La notion d’attitude esthétique reflète par excellence les deux enjeux majeurs du débat esthétique actuel : choix entre une position objectiviste et subjectiviste, et rôle joué par le cognitif. Dominique Chateau ✐ 1 Stolnitz, J., Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism, Boston, Houghton Mifflin Co. ; Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, chap. I, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p. 103. 2 Dawson, S., « “Distancing” as un Aesthetic Principle », in Australasian Journal of Philosophy, vol. 56, 1959. 3 Dickie, G., « Le mythe de l’attitude esthétique » (1964), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988. 4 Schaeffer, J.-M., Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, Paris, 1996. ! DÉSINTÉRESSEMENT, DISTANCE ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE ∼ HISTOIRE DE L’ESTHÉTIQUE ESTHÉTIQUE Tel qu’il apparaît en 1735, sous la plume de Baumgarten 1, le mot esthétique renvoie à « la science de la connaissance sensible ». Ayant transité du grec à l’allemand par le latin, il conserve la référence à la distinction antique de l’intelligible et du sensible, alors que le rapport aux oeuvres d’art et au beau ne lui est en revanche pas essentiel. On mesure le décalage entre les deux significations, l’étymologique et la moderne, dans la terminologie même de Kant, dans la décennie qui sépare l’« Esthétique transcendantale » de la « faculté de juger esthétique ». Si l’esthétique est ce par quoi le sensible revient à la philosophie, son histoire ne peut manquer d’avoir

partie liée avec elle. Pourtant l’esthétique – la chose et non le mot – ne naît pas seule et elle se trouve d’emblée, autour de 1765, associée à la théorie des arts (Lessing), à l’histoire de l’art (Winckelmann), à la critique d’art (Diderot) et à l’examen des sentiments intervenant dans l’art (Mendelssohn, Sulzer). Sa définition philosophique bute sur la pierre de touche que sont pour elle les oeuvres d’art. Si le beau n’est plus un canon, il continue de régler les débats au titre de la relation que le sujet entretient avec les oeuvres. L’histoire de l’esthétique demeure tributaire de la double contrainte que représentent sa détermination philosophique et son articulation à la production artistique. Kant invalide la proposition de Baumgarten de « soumettre l’appréciation critique du beau à des principes rationnels et d’en élever les règles à la dignité d’une science » ; par là, il élimine la critique du goût réclamée par la tradition anglaise (Shaftesbury, Home, Burke) et française (Batteux, Du Bos) au profit d’une Critique de la faculté de juger (1790). Ne produisant aucune connaissance, le jugement esthétique ne peut être pour Kant que « réfléchissant », indifférent à l’existence d’un objet, sans affect. Il relève d’une expérience interne, qui fait du beau l’évaluation de sa propre capacité de représenter et le produit du jeu des seules facultés de l’esprit. L’expérience artistique ne vaut qu’au titre de son caractère exemplaire pour la compréhension de l’expérience humaine en général. Le développement de l’esthétique au XIXe s. reste en partie inscrit dans celui de la philosophie. Hegel construit cependant son Cours d’esthétique contre la solution kantienne qui ne proposait ni objet ni méthode et, comme Schelling, il s’oriente du côté d’une philosophie de l’art. Il propose une catégorisation triadique des modes artistiques et des formes d’art qui intronise uniquement le beau artistique et supprime définitivement la référence à un paradigme naturel (encore sous-jacent au projet kantien). Dans la lignée de Schiller et des romantiques (Schlegel, Novalis, Solger), il conceptualise l’historicité. Il transforme l’esthétique en une philosophie de l’histoire appliquée à l’histoire des arts et ouvre la voie aux débats sur la hiérarchie des arts et les valeurs des formes d’art qu’alimentent encore Schopenhauer et Nietzsche. En même temps, il soumet les arts à un mouvement d’absolutisation métaphysique de l’art qui annonce les développements heideggeriens. La seconde moitié du siècle est marquée, principalement en Allemagne, par la constitution des sciences de l’esprit ; elles entendent confronter l’esthétique philosophique à l’exigence de scientificité de l’histoire positive de l’art et aux avancées de la psycho-physiologie expérimentale relatives à la compréhension des mécanismes de la perception (Herbart, Fechner, Helmholtz, Zimmermann, Wundt). Il en naît une autre esthétique qui met l’accent sur les questions de forme

et d’empathie (Lipps, Vischer), de visibilité et d’activité artistique (Fiedler). Tant dans les arts visuels (Hildebrand, Brinkmann, Schmarsow) qu’en musique (Hanslick, Westphal), elle ouvre la voie à une théorie de l’expressivité mais réinvestit à l’occasion les perspectives morphologiques issues de Goethe. Elle est au fondement de la « science de l’art » (Riegl, von downloadModeText.vue.download 390 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 388 Schlosser, Wölfflin, Warburg, Panofsky) mais féconde aussi l’intuitionnisme de Croce et le vitalisme teinté de sociologie des esthéticiens français (Guyau, Séailles). La querelle de l’abstraction (Worringer) ouvre le XXe s., sans relation directe avec l’évolution picturale contemporaine et en marge de la philosophie institutionnelle. La polarité entre esthétique post-kantienne et science de l’art se perpétue ainsi jusqu’au milieu du siècle, renouvelée par l’impact de la phénoménologie et de la sémiotique. Si la théorie de l’art d’inspiration saussurienne (Marin, Damisch) s’inscrit dans l’optique formaliste, elle bénéficie également des apports de la psychanalyse et de l’histoire critique des idées. À travers l’école de Marburg, la phénoménologie est au contraire héritière du subjectivisme de l’expérience esthétique (Volkelt, Geiger), mais elle ne trouve son plein épanouissement que dans la recréation opérée par Merleau-Ponty. Après 1950, l’objet prioritaire de l’esthétique est de répondre à la stratégie de rupture inaugurée par les avantgardes artistiques. Dans la mouvance du dernier Wittgenstein s’impose la thèse que l’art est un concept ouvert, non définissable. Ce scepticisme aboutit pourtant à relancer un questionnement d’où va émerger toute une gamme d’approches et de définitions : institutionnelle (Danto, Dickie), ontologique (Currie, Zemach), intentionnaliste (Wollheim, Levinson), sémiotique (Goodman), etc. Sur le versant phénoménologique, les tendances dominantes portent sur la dimension historicopolitique (Benjamin, Adorno), l’enjeu d’une rationalité esthétique sui generis (Seel, Menke, Wellmer) et l’horizon heideggerisant de la déconstruction (Derrida, Nancy, voire Lyotard). Ce qui peut relier malgré tout des recherches aussi disparates, c’est la place de plus en plus importante reconnue à la notion de contexte, même si l’on déplace en fait les divergences

du contenu des doctrines aux multiples interprétations qu’on donne du terme. ▶ Non cumulative, l’histoire de l’esthétique reprend les voies ouvertes dès son origine plurielle et ne cesse d’explorer les apories que les tentatives liminaires de définition ont suscitées. Entre analyse des oeuvres et portée métaphysique, entre critique du goût et promotion sensible de l’expérience, elle n’a en définitive jamais tranché. Danièle Cohn ✐ 1 Baumgarten, A., « Meditationes philosophicae de non-nullis ad poema pertinentibus », in Baumgarten, Esthétique, trad. J.Y. Pranchère, L’Herne, Paris, 1988. Voir-aussi : Bayer, R., Histoire de l’esthétique, A. Colin, Paris, 1961. Becq, A., Genèse de l’esthétique française moderne (1680-1814), Albin Michel, Paris, 1994. Jimenez, M., Qu’est-ce que l’esthétique ?, Gallimard, Folio, Paris, 1997. Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris. Rochlitz, R., les Théories esthétiques après Adorno, Actes Sud, Arles, 1990. Saint-Girons, B., Esthétiques du XVIIIe siècle. Le modèle français, P. Sers, Paris, 1990. Schaeffer, J.-M., l’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1992. ! ESTHÉTIQUE, FACULTÉ DE JUGER, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE) ∼ ESTHÉTIQUE INDUSTRIELLE Calqué sur l’anglais industrial design au début du XXe s. ESTHÉTIQUE Tentative de conjuguer de manière fonctionnelle les dimensions esthétique et industrielle de l’artefact, caractéristique de l’idéologie moderniste. La notion en apparence si peu philosophique de l’esthétique industrielle pose la question philosophique majeure du rapport entre éthique et esthétique. En pensant la quantité et la qualité de l’ornementation en conformité au statut du desti-

nataire, l’âge antique et l’âge classique concevaient en effet l’esthétique sur fond d’éthique sociale au sens de l’ethos de classe. Si la recommandation de l’architecte Marc-Antoine Laugier à propos des logements des pauvres que l’on y rencontre « beaucoup de propreté et de commodité, point de faste », ressemble à s’y méprendre à une déclaration de type moderniste, elle en est pourtant l’exacte antithèse : ce qui est affirmé ici c’est la préséance de l’éthique sociale qui veut que des logements destinés à des usagers occupant le bas de l’échelle sociale ne comportent aucun faste. Cette prescription peut paraître cynique, elle n’en relève pas moins de l’éthique au sens de ce qui a trait à l’ethos. Une telle demande revêt un tout autre sens avec le Modernisme dans la mesure où l’ethos ne se situe plus en amont mais en aval, il résulte d’une esthétique dont le produit industriel « anonyme » est emblématique. Les écrits de Le Corbusier 1 constituent la synthèse éblouissante de cette idéologie dont l’esthétique industrielle est l’Idéal. La préséance de l’esthétique dans le Modernisme ne signifie cependant pas l’abandon de toute ambition éthique, bien au contraire. Elle renvoie à la croyance que, soumis aux influences bénéfiques d’un programme architectural dominé par les valeurs de clarté et de fonctionnalité, l’usager sortira régénéré de ce bain de beauté. Le matériel hygiénique et la maison de verre constituent deux paradigmes centraux de cette nouvelle esthétique où, selon le mot du poète P. Scheerbart, « la vermine est persona non grata. » Parce que la laideur est moralement indéfendable, la beauté est plus qu’un programme esthétique et doit profiter à l’ensemble de la société. Tout est pour le mieux si cet usager adopte les valeurs qu’emporte avec elle cette architecture. Sinon, il ne reste plus qu’à espérer qu’elle sera assez puissante dans ses effets pour produire l’homme nouveau qu’elle appelle de ses voeux. Comme l’écrit le peintre J. Gorin : « Les temps machinistes vont bouleverser complètement la vie de l’homme, ils vont préparer les sociétés futures sans classes. La plastique pure dans le domaine architectural créera l’ambiance adéquate à la vie collective nouvelle. » 2. En d’autres termes, elle revendique un « Idéal de décor » à l’intérieur duquel s’épanouira cet être « qui a en lui-même la fin de son existence, l’homme, cet être qui peut déterminer lui-même ses fins par la raison » 3. Avec l’esthétique industrielle, le Modernisme voudrait donner une « présentation sensible » à un tel Idéal de beauté ou de perfection, en tant

qu’il repose sur la raison et non sur une fantaisie personnelle comme le serait un Idéal de belles fleurs. ▶ Mais cette éthique qu’il pensait pouvoir soumettre à l’ordre de ses raisons s’est finalement révélée l’écueil sur lequel allait buter le mouvement moderne, dès lors que les objets produits pour transformer la vie furent accaparés par les groupes downloadModeText.vue.download 391 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 389 socialement dominants qui, à travers eux, et comme l’avaient toujours fait leurs aïeux, affirmaient leur ethos de classe. L’éthique du design était née ; la parenthèse du Modernisme pouvait se refermer en ce sens que l’éthique retrouvait ses prérogatives anciennes mais, à rebours de l’âge classique, de manière honteuse : le design continuait à véhiculer une idéologie du bien être pour tous à travers la « bonne forme », tout en permettant à l’ordre social et aux hiérarchies qui le constituent de se perpétuer en procurant à la classe dominante les signes de distinction dont elle a toujours été grande consommatrice. Jacques Soulillou ✐ 1 Le Corbusier, l’Art décoratif aujourd’hui (1925), rééd. Arthaud, Paris, 1990 ; Lorsque les cathédrales étaient blanches... Voyage au pays des timides (1937), rééd. Denoël, Paris, 1977. 2 In Cercle et Carré en 1930, rééd. Belfond, Paris, 1971. 3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, § 17, Vrin, Paris, 1968, p. 74. Voir-aussi : Heskett, J., Industrial Design, Thames and Hudson, Londres. Loewy, R., La laideur se vend mal (1953), trad. M. Cendrars, rééd. Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1990. Souriau, P., La beauté rationnelle (1904). ! DÉCORATIF, MODERNISME, MODERNITÉ Le regard esthétique est-il affaire d’éducation ? Le regard esthétique désigne métaphoriquement l’action de considérer et de recevoir esthétiquement un objet dont il importe

peu à cet égard qu’il soit appréhendé grâce à la vue, comme un tableau ou un texte, grâce à l’ouïe, comme une sonate, ou grâce aux autres sens. LE REGARD ESTHÉTIQUE I l se caractérise davantage par une posture que par un état du sujet « regardeur », l’état pouvant prendre des modalités fort différentes, allant de l’approche conceptuelle la plus intellectualisée à une quasi-extase totalement sensuelle. La posture, volontaire ou involontaire – là est le problème – du sujet peut, en fonction du statut de l’objet, avoir deux types de modalités. D’une part, face à un objet artificiel ou naturel dont il sait qu’un individu ou un groupe le juge déjà comme étant artistique ou pouvant engendrer un regard esthétique, le sujet peut, à son tour, considérer qu’il relève de l’art ou bien du sans-art 1 et/ou confirmer ou bien infirmer qu’il peut engendrer un regard esthétique ; dans les deux cas, il a une position esthétique : dans un cas, le regard est esthétique positivement et toujours engendre un rapport esthétique à l’objet et un état particulier du sujet ; dans l’autre, il est esthétique négativement et souvent est suivi d’une absence de rapport esthétique à l’objet et de transformation notoire de l’état du sujet. D’autre part, le sujet peut toujours recevoir esthétiquement un objet artificiel ou naturel qui n’a jamais été considéré ni comme artistique, ni comme pouvant générer une posture esthétique, c’est-à-dire qu’il peut le considérer sous un autre angle que celui de la simple utilité ; il pense et expérimente alors que cet objet peut relever du registre de l’oeuvre d’art et/ou de celui du beau et du sublime. Mais les faits sont là : il n’y a pas d’universalité de facto du regard esthétique : aucun objet n’engendre chez tout sujet un regard esthétique, ni a fortiori le même regard esthétique ; certains sujets n’ont peut-être aucun regard esthétique, en tout cas, tous les sujets n’ont pas eu, n’ont pas et n’auront pas le même regard esthétique, un, unique, universel, anhistorique et intemporel. Le constat s’impose non seulement aujourd’hui, par exemple pour les productions de l’art contemporain ou de cultures peu ou mal connues par un sujet, mais aussi depuis toujours ; face à un objet considéré esthétiquement par un individu ou par un groupe comme étant, par exemple, une oeuvre d’art, chacun ne réagit pas de la même façon ; certains admirent, contemplent ou aiment l’objet, d’autres pas, certains estiment que c’est une oeuvre, d’autres pas, certains affirment que c’est de l’art, d’autres pas. Il y a donc problème : dans les faits et par contrecoup dans la théorie. Le regard esthétique n’est-il que l’effet d’un ensemble de déterminations non-esthétiques ? A-t-il alors une

quelconque valeur et un quelconque intérêt ? Qu’est-ce qui rend possible le regard esthétique, voire qu’est-ce qui le conditionne ou le détermine ? Est-il simplement affaire de personnalité ou bien de hasard, d’influences matérielles et idéologiques ou bien d’éducation ? Si la personnalité, le hasard et les influences matérielles et idéologiques peuvent être aisément repérées, le rôle de l’éducation est plus complexe et, par là même, plus intéressant : comment, en effet, penser les rapports réels, possibles et souhaitables entre le regard esthétique et l’éducation ? Poser ces questions est fondamental, il en va de la nature et du statut du regard esthétique. UNE AFFAIRE DE SOCIÉTÉ ET D’HISTOIRE D ans sa célèbre analyse de L’origine de l’oeuvre d’art, Heidegger remarque avec justesse que l’on peut avoir un regard non-esthétique d’une oeuvre d’art : on peut la considérer comme n’importe quelle autre chose. Ainsi, tel un vulgaire porte-bouteilles, un tableau peut être emballé, expédié dans un train et stocké dans une cave ; aucun regard esthétique ne préside à ces opérations qui ne relèvent que de la manipulation et de la conservation d’objets ; d’ailleurs, le travail d’un conservateur de musée artistique est, pour une très grande part, comparable à celui d’un conservateur de musée scientifique ou historique, disons un musée de la bicyclette. Quelques années avant l’apparition du groupe d’artistes Supports-Surfaces, mais sans avoir les mêmes intentions qu’eux, le philosophe allemand peut ainsi écrire, que « la toile est accrochée au mur comme un fusil de chasse ou un chapeau » 2. L’oeuvre est ainsi reçue comme un objet ordinaire : elle peut alors, au mieux, décorer, parfois avoir une utilité – on raconte que le seul tableau que vendit Van Gogh fut très vite utilisé pour boucher le trou d’un poulailler –, le plus souvent passer inaperçue, c’est-à-dire n’être perçue et reçue par aucun regard esthétique ; ainsi, bien des temples, statues, peintures, textes, musiques, etc. ne furent conçus et, dans un premier temps, reçus que comme des outils, des moyens, des signes et des représentations d’un pouvoir. De même, il arrive que ce qui se donne comme étant une oeuvre d’art dans l’art contemporain soit considéré non-esthétiquement, parfois par le public et même, exceptionneldownloadModeText.vue.download 392 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 390 lement, par des employés des musées d’art : il n’est même pas identifié comme étant exposé ou installé, on nie sa prétendue essence en ignorant son existence et il peut être mis, par mégarde, dans les poubelles à la fin de l’exposition, tel un vieux papier ou une boîte sale et inutile ; cela est arrivé. Un manque d’information, une erreur d’exposition, un défaut de contextualisation ou peut-être une absence de force extrinsèque de l’oeuvre bloquent donc l’émergence de certains regards esthétiques. Au début du siècle dernier, Duchamp avait pointé ce problème des conditions de possibilité de ce type de regard en exposant des objets déjà faits industriellement par une équipe inconnue de techniciens et d’ouvriers. En effet, le musée muséalise l’objet qui y est exposé et esthétise le regard de celui qui regarde l’objet ; souvent, la raison principale qui incite le regardeur à trouver que la toile accrochée au mur est une oeuvre d’art à contempler est qu’elle est dans un musée d’art et non dans un poulailler, une cave ou un musée de la bicyclette. Ces ready-made laissaient à penser que le regard esthétique est fabriqué et déterminé ; Duchamp provoquait l’interrogation et la réflexion et peut-être, corrélativement, conditionnait un regard esthétique d’un autre type. De leur côté, les sciences humaines ont démontré que le regard esthétique d’un individu ou d’un groupe est influencé par le milieu dans lequel il se déploie. Ainsi, l’histoire montre qu’avec le temps la manière dont on considère un même objet – peinture d’histoire, musique militaire, texte religieux, couronne royale, affiche publicitaire, photographie de famille, etc. – se transforme totalement : le regard utilitaire peut devenir esthétique et, au fil du temps, une approche esthétique peut passer de la reconnaissance que l’objet est artistique à l’affirmation que c’est un chef-d’oeuvre absolu : témoin le destin des Iris, non vendus du vivant de Van Gogh, et Du côté de chez Swann, refusé par Gallimard et vendu à compte d’auteur par Proust. Pour Feuerbach, « Les temples érigés en l’honneur de la religion le sont, en vérité, en l’honneur de

l’architecture. »3 : le regard a besoin de certaines conditions historiques pour pouvoir devenir esthétique. La sociologie, en particulier la critique sociale du jugement entreprise par Bourdieu 4, explique quant à elle comment l’appartenance à une certaine classe sociale conditionne la possibilité et les modalités d’un point de vue esthétique : le docte, l’autodidacte, le mondain ou le petit-bourgeois n’ont ni le même regard, ni le même goût, ni la même esthétique. Enfin, la psychanalyse explique comment l’histoire et la vie psychiques du sujet, et en particulier la spécificité de ses processus de sublimation, conditionnent les modalités de son regard esthétique, aussi bien pour l’artiste 5 que pour celui qui est face à un objet relevant de l’art ou du sans-art. Ainsi, une partie de la philosophie, des sciences humaines et de l’art reconnaît que le regard esthétique est affaire de société et d’histoire, sur le plan collectif et individuel. Mais peut-on réduire ce type de regard à cela ? N’est-il pas d’abord une affaire d’éducation ? Si oui, faut-il réduire l’éducation à du social et à de l’historique ? Bref, si l’on peut reconnaître les influences conditionnant ce regard, doit-on en conclure qu’il est totalement déterminé ou bien peut-on montrer qu’il peut être l’occasion de l’exercice d’une certaine liberté et d’une élévation certaine ? UNE AFFAIRE D’ÉDUCATION C es questions concernent tout homme. De facto, tout le monde n’est pas impliqué par elles, ce qui est éthiquement regrettable ; de jure, tout le monde devrait l’être : le regard esthétique est une expérience que chaque homme devrait avoir faite et devrait faire, car il peut être un bien qui élève l’homme face à ce qui est considéré comme une oeuvre d’art ou face à ce qui est du sans-art, artificiel ou naturel. C’est parce que ce type de regard relève du bien et du devoir être universel que la question de l’éducation peut et doit se poser. C’est le devoir être universel de l’éthique qui fonde en raison pratique le devoir être universel du regard esthétique et donc de l’esthétique. Ces questions concernent donc enfants et adultes, critiques et théoriciens, artistes et regardeurs. Le souci des enfants doit mobiliser éducateurs et institutions scolaires, culturelles, artistiques, médiatiques et politiques, celui des adultes prendre en compte l’éducation et l’auto-éducation, la formation et l’information, la transmission et la communication. Une perpétuelle formation approfondie et modeste et non une tendance dérisoire à la mode, au dogmatisme, au spectaculaire et au narcissisme, s’impose aux critiques, de même qu’aux théori-

ciens une capacité à l’ouverture et à la remise en cause, une confrontation aux autres regards esthétiques et une effectivité dans la conceptualisation et la problématisation. Quant aux artistes, ils doivent pratiquer un regard esthétique instruit, curieux et parfois critique, à la fois sur l’art et le monde en général et sur leur oeuvre en particulier. Bref, tous les regardeurs doivent s’éduquer et être éduqués. Mais comment ? Quel type d’éducation est nécessaire pour ces regards esthétiques ? Il va de soi que l’éducation du regard esthétique ne peut être ni un dressage, ni une création d’automatismes, ni un endoctrinement idéologique, ni un gavage d’esprit, ni une manipulation de la sensibilité, ni un étourdissement dans la nouveauté, ni une fuite dans l’érudition, ni une histoire désincarnée, ni une théorie desséchée, ni une de distinctions, ni une pratique ennuyeuse et cela existe malheureusement déjà et n’est pas l’éducation, mais souvent celle de la société

mise en place stérile. Tout l’affaire de et de l’histoire :

l’éducation doit justement lutter contre et prendre en compte les conditionnements et réalités relevant de la société et de l’histoire pour éduquer, c’est-à-dire conduire à l’extérieur du cercle du conditionnement social et historique, conduire l’élève à s’élever plus que l’étudiant à étudier. L’éducation est plus élévation qu’étude, elevatio que studium. Si le regard esthétique doit être affaire d’éducation, c’est que la spécificité de cette dernière est de lutter à la fois contre l’abaissement, la baisse et la bassesse, et pour la liberté, l’autonomie et le doute. L’éducation doit en premier lieu permettre à l’individu de prendre conscience qu’il peut avoir un regard esthétique. Elle doit en créer les conditions et lui faire éprouver et expérimenter la positivité possible d’un tel regard. Ce dernier ne sera pas conformisme à un modèle préexistent, mais découverte infiniment enrichissante non tant d’un objet du regard, ni d’une modalité particulière de ce regard, que de l’existence même de ce regard. La prise de conscience réflexive de ce regard a pour conséquence nécessaire une exigence d’autonomie et de liberté : elle engendre chez chaque individu à la fois une lutte contre les conditionnements sociaux et historiques et un effort progressif de mise en oeuvre de son propre downloadModeText.vue.download 393 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 391 regard esthétique particulier. Ce dernier est toujours minuscule, humble et ouvert à l’autocritique et à la critique, mais il est aussi habité par une exigence de pureté et d’authenticité,

même si l’on sait que ce regard ne peut pas faire comme s’il n’était pas confronté à la société et à l’histoire dont il est partie prenante. Bref, l’éducation permet au regard de faire l’expérience de lui-même et de ses limites, de ses grandeurs et de ses servitudes ; elle offre au sujet la possibilité d’être hors de lui, de le goûter et de se construire à partir de cette extériorité constitutive. Grâce à l’éducation, le regard esthétique a une histoire et des métamorphoses, comparables à celles dont parle Nietzsche : d’abord chameau porteur des valeurs de la société et de l’histoire, il devient lion en se libérant de ces fardeaux pour enfin être enfant, c’est-à-dire créateur de valeurs nouvelles 6. L’éducation du regard esthétique permet d’apprendre non seulement des choses et des méthodes nouvelles, mais surtout qu’il existe du nouveau auquel il doit se confronter : ce qui est mal ou non reçu, mal ou non expérimenté, mal ou non connu par le sujet ; le regard qui veut être éduqué doit s’y aventurer. Ainsi, il ne consomme plus socialement et / ou bêtement, il est évaluation des objets, c’est-à-dire à la fois classification – les uns en différence des autres – et classement – les uns par rapport aux autres. Cette éducation se fait grâce à une confrontation constante avec les objets et les pratiques. Elle doit comporter un contact étroit avec l’exercice d’un art ou la fabrication d’un objet : on éduque son regard poétique en lisant et en écrivant, son regard musical en écoutent et en jouant. Mieux, elle doit favoriser la création du sujet, même si cette création est on ne peut plus élémentaire, à condition de lui permettre d’avoir sur sa propre production un regard lucide et critique. L’éducation doit apprendre à s’évaluer avec justesse et sévérité et non à s’auto-illusionner. Par là, le regard esthétique s’enrichit et devient plus libre, c’est-à-dire plus autonome, donc plus maître de ses propres lois, choix et goûts, et ce, toujours avec un doute méthodique, sans lequel aucun progrès n’est possible. ▶ Le regard esthétique doit avoir affaire avec l’éducation, dans la mesure où cette dernière peut lui permettre non seulement de prendre des distances par rapport à sa société, son histoire et sa vanité, mais aussi de se découvrir, de se

construire et de s’expérimenter positivement face à l’art et au sans-art. FRANÇOIS SOULAGES ✐ 1 Est qualifié de sans-art un objet ou une pratique réalisé sans projet ni volonté artistiques ; cf. Soulages, F., Esthétique de la photographie, chap. 5, « Du sans-art à l’art », Nathan, Paris, 3e éd. 2001. 2 Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Gallimard, Paris, 1962, pp. 12-13. 3 Feuerbach, L., L’essence du christianisme (1841), « Introduction », in Manifestes Philosophiques, trad. Althusser, Maspéro, Paris, rééd. 10/18, p. 107. 4 Bourdieu, P., La distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979. 5 Freud, S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad. Gallimard, Paris, 1987. 6 Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), I, 1, « Des trois métamorphoses », trad. in OEuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1971. ! ESTHÉTIQUE, VISIBLE Peut-on rendre compte rationnellement de la valeur esthétique ? La notion de valeur esthétique ou artistique est des plus controversées. Il n’y a guère de consensus en ce qui concerne son statut (objectif ou subjectif, émotif ou cognitif, etc.), sa pertinence, sa légitimité ou son importance. Il existe des théories esthétiques dans lesquelles elle ne joue aucun rôle ; il en existe d’autres qui sont tout entières centrées autour de la question de la valeur. Ces deux extrêmes ne répondent pas au statut, précaire mais non négligeable, des jugements de valeur dans nos rapports aux oeuvres et aux phénomènes esthétiques, ainsi que dans nos discussions sur les oeuvres d’art, qu’il

s’agisse d’échanges entre amateurs ou de débats entre critiques experts. Une conception rationnelle de la valeur esthétique semble être nécessaire, moins comme définition du fait esthétique ou artistique, que par référence à nos efforts communs pour rendre justice à l’ambition inhérente aux oeuvres d’art et à la sélectivité de notre perception. STATUTS DE LA VALEUR DANS LA THÉORIE ESTHÉTIQUE L a valeur entre norme absolu et relativité. L’importance de la notion de valeur esthétique a décliné au cours de l’histoire, au point qu’il faut aujourd’hui en faire l’apologie pour encore lui réserver une place significative. Jusqu’au XVIIe s., la valeur de l’art passait généralement pour objective et indiscutable. C’est au siècle des Lumières que le doute s’est fait jour à son sujet, entraînant le relativisme et le subjectivisme en cette matière. En esthétique, la notion de valeur se rattache le plus souvent au caractère « absolu », estimable, désirable ou désiré des oeuvres d’art (ou des objets investis d’un intérêt esthétique), voire à leur prix. La succession de ces termes correspond à une échelle qui va du caractère sacré des oeuvres d’art à leur valeur utilitaire ou marchande. Mais ces deux extrêmes font l’impasse sur la valeur artistique ou esthétique. Dans le cas de l’oeuvre sacrée, la notion de valeur est trop faible et trop relative pour rendre compte de son statut absolu ; en parlant de la valeur marchande ou utilitaire, on fait tout bonnement abstraction de la valeur proprement artistique ou esthétique de l’oeuvre. Entre ces deux extrêmes, on considère que les oeuvres ont plus ou moins de valeur, on les compare, on argumente ou discute sur leurs mérites respectifs ou sur leur importance respective. Dans de tels contextes, une oeuvre peut être dévaluée ou réévaluée. De tels changements de statut relativement à la valeur des oeuvres sont des processus normaux, dans la critique et dans le débat des historiens de l’art comme dans le commerce des arts. L’« objectivité » de la valeur. Lorsque les hiérarchies sont

stables pendant des périodes plus ou moins longues, la valeur des oeuvres est parfois considérée comme « objective ». À vrai dire, cette objectivité est due au fait que la valeur en question est unanimement appréciée par les membres d’une communauté qui ne s’aperçoivent pas du fait que les membres downloadModeText.vue.download 394 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 392 d’autres communautés ne la considèrent pas comme telle. L’objectivité repose donc ici sur un partage implicite. Dans un contexte de controverses sur la valeur des oeuvres, on a tenté de leur attribuer certaines « qualités » soustraites à l’appréciation subjective. Une telle acception plus neutre semble échapper aux difficultés de la valeur « objective », mais la notion de qualité est simplement ambiguë. Elle peut, en effet, s’appliquer aussi bien à des propriétés descriptibles (« rouge ») qu’à des propriétés attribuées en vertu d’une préférence ou d’un jugement de valeur (« séduisant »). Une appréciation énoncée comme une préférence (« j’aime ce tableau », « ce roman me plaît », « ce film est formidable ») n’est pas, à proprement parler, un jugement de valeur, dans la mesure où le locuteur maintient son point de vue même s’il n’est pas partagé. En revanche, lorsque la valeur est attribuée à un objet ou à une performance en vertu d’un « jugement de valeur », le locuteur doit en principe avoir des arguments à l’appui de son évaluation pour espérer la partager. LA QUESTION DU JUGEMENT DE VALEUR L e problème est donc de savoir quels sont les arguments ou les raisons susceptibles de fonder un jugement de valeur qui puisse être partagé – si tant est qu’un tel jugement puisse exister. Quoi qu’il en soit, c’est un fait que nous discutons des oeuvres d’art en pensant que ce que nous en disons n’est pas toujours et nécessairement idiosyncrasique. Nous savons en même temps que l’idiosyncrasie existe et que l’on peut aimer ou détester une oeuvre d’art ou un phénomène esthétique, sans que cet enthousiasme ou cette aversion soient forcément partagés. Mais nous distinguons entre un propos qui ne fait qu’exprimer une préférence ou une antipathie, d’une critique qui exprime un jugement justifié sur la réussite, la grandeur, la médiocrité ou l’échec d’une oeuvre d’art. La notion de réussite ou d’échec fait partie du jeu de langage de la critique esthétique. La réussite – l’efficacité, l’intérêt, la signification remarquable, etc. – est l’ambition de toute oeuvre, l’échec le risque que court son auteur. Mais la réussite ou la grandeur d’une oeuvre ne sont pas définissables a prio-

ri ; elles dépendent notamment du genre abordé, du contexte culturel, de l’existence d’oeuvres comparables, antérieures ou postérieures, etc. Il est donc difficile d’énoncer des critères généraux de réussite ou de valeur. Néanmoins, la critique, en discutant de l’oeuvre, s’efforce, en tenant compte de tous ces paramètres et en mettant en jeu sa connaissance du contexte, de parvenir à un jugement de valeur et d’intérêt qui soit pertinent et équilibré. Entre le favoritisme ou la promotion et la sévérité excessive, une juste évaluation est l’un des objectifs et l’un des devoirs de la critique. LE DÉBAT SUR LE RELATIVISME ET SUR LA VALIDITÉ INTERSUBJECTIVE D ans le débat sur la valeur esthétique, l’« objectivité » de cette valeur est toujours controversée. Arguant – avec raison – que les valeurs esthétiques, tout comme les valeurs morales, ne peuvent pas prétendre à la même objectivité que les vérités de la science, plusieurs philosophes (notamment Ayer et Stevenson) ont affirmé que ces prétendues valeurs (« x est beau ») étaient en fait des expressions d’émotions subjectives (« j’aime x »), assorties d’une invitation impérative au partage (« aimez-le vous aussi ! »). Il ne pourrait donc y avoir de bonnes raisons pour considérer qu’une oeuvre d’art est bonne ou mauvaise. Selon ces auteurs, leur démystification des jugements de valeur ne pouvait alors conduire qu’à admettre le relativisme des valeurs. Les arguments anti-relativistes de M. Beardsley. Beardsley 1 a défendu la thèse que ce n’est pas là le sens des jugements de valeur esthétiques. C’est un fait que, lorsque nous attribuons une qualité à une oeuvre d’art, nous ne cherchons pas simplement à faire connaître nos préférences individuelles ou à exprimer des goûts collectifs, mais à dire quelque chose d’intersubjectivement valide sur cette oeuvre. On peut considérer cette partie défensive de la thèse de Beardsley comme toujours actuelle. La question est de savoir si – et comment – un tel jugement à validité intersubjective est possible dans le domaine esthétique. Beardsley a tenté de le fonder sur trois « critères » (ou « canons »), en fait très classiques : l’unité, la complexité et l’intensité ; il a, en revanche, exclu tout argument de type génétique (par ex. l’originalité) ou affectif. Le problème de la partie positive de cette théorie réside dans les préjugés qu’elle induit : sur la base de ces critères, Beardsley a été amené à émettre des jugements négatifs sur des oeuvres aussi universellement reconnues que celles de Giacometti ou d’autres oeuvres de tendance surréaliste ou dada. Plus généralement, il existe indéniablement des oeuvres qui, sans répondre à ces critères pris littéralement, sont considérées comme importantes et significatives. Objections. Goodman a été l’un des premiers à se détourner de ce type d’esthétique évaluative. Selon lui, le jugement esthétique est avant tout un jugement cognitif, le « mérite » des oeuvres étant secondaire à ses yeux. Cependant, s’il mini-

mise l’intérêt des débats sur cet aspect – selon lui surestimé dans les débats et les théories esthétiques –, il ne conteste nullement l’existence et la pertinence des jugements de valeur. Ainsi affirme-t-il lui-même volontiers que « la plupart des oeuvres d’art sont mauvaises » 2, ce qui ne les empêche pas d’être « esthétiques ». En revanche, il ne dit pas au nom de quels critères il les juge mauvaises. Se réclamant de Stevenson et de Goodman, Genette a ensuite actualisé l’argument « émotiviste » ou « subjectiviste » qui prive le jugement de valeur de toute pertinence intersubjective et en fait soit une expression irréductiblement subjective qui n’engage que l’auteur d’un tel pseudo-jugement, soit une préférence collective qui n’engage qu’une communauté 3. Reconstruction des pratiques. Il reste que la fréquentation des oeuvres d’art, tout comme le débat critique à leur sujet, ne font nullement abstraction de l’aspect évaluatif et ne considèrent pas qu’il est sans intérêt et sans pertinence, même s’il n’a pas le statut d’un énoncé scientifique. Être capable de porter un jugement fondé sur le degré de réussite d’une oeuvre reste bien la marque de tout critique digne de ce nom et de tout amateur avisé. La question de savoir comment un tel jugement est possible garde ainsi tout son intérêt, même si l’on ne peut guère espérer donner à ce jugement le statut assuré d’un jugement de vérité, ni même d’un jugement moral. En effet, si, dans chaque culture, un consensus s’établit sur les chefs-d’oeuvre, franchir la barrière des particularismes culturels reste toujours difficile. C’est à cette frontière que resurgit le problème des « goûts ». Ce qui plaide en faveur du statut cognitif – et non simplement émotif – du jugement de valeur, c’est le lien entre l’ambition artistique sous-jacente à toute oeuvre et la reconnaissance de cette ambition. Il y a de ce fait une continuité entre downloadModeText.vue.download 395 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 393 compréhension et évaluation : bien comprendre une oeuvre, c’est aussi savoir si elle est réussie ou ratée, simplement intéressante ou importante et significative. « Statut cognitif du jugement de valeur » veut dire que, dans la mesure où le jugement favorable ou défavorable est irréductible à une préférence (ou une aversion), il doit reposer sur des arguments spécifiques 4. Considérations critériologiques. Parmi ces arguments, il est plus simple de justifier les raisons négatives que les raisons positives. Tout indique qu’un document essentiellement constitué d’informations objectives (un rapport administratif, par exemple), un témoignage personnel sans exemplarité particulière (un journal intime d’adolescent), un produit révélant l’absence de maîtrise du matériau et de la technique employés (le travail d’un poète du dimanche), ont peu de

chances d’être reconnus comme des oeuvres d’art. En revanche, dire ce qui fait, d’une façon générale, la réussite ou la valeur des oeuvres d’art, est impossible. Sinon, on pourrait donner la recette des chefs-d’oeuvre. Il n’existe donc aucun critère qui soit universellement « applicable » et, dans cette application, infaillible. Sur ce point, l’esthétique kantienne n’est guère réfutable. Le jugement esthétique ne peut être porté qu’après coup et en fonction de chaque cas particulier. Quoi qu’il en soit, la « cohérence » de l’oeuvre, au sens non d’une « unité » classique de surface, mais d’une intégration maximale des éléments constituants, semble être une condition de son efficacité. Ce qui ne signifie pas qu’une oeuvre rigoureusement construite est forcément supérieure à une oeuvre apparemment plus improvisée ou plus décousue : dans ce dernier cas, la cohérence des composantes peut se situer à un niveau moins facilement perceptible, mais d’autant plus actif et plus intriqué dans plusieurs dimensions formelles et sémantiques. On peut supposer aussi qu’une oeuvre aura d’autant plus d’intérêt que sa « cohérence » sera conquise sur des forces contraires qui en feront la richesse et la profondeur. Par ailleurs, plus on s’approche de l’époque moderne, plus le fait que l’oeuvre apporte des perspectives, des techniques, des thèmes inédits ou renouvelés aura de l’importance. Mais ce ne sont là que des indications très générales, qui admettent bien des exceptions, étant bien entendu qu’il faut faire abstraction, ici, des préférences multiples et contradictoires qui peuvent se superposer à ces considérations générales, valables pour les jugements de valeur des récepteurs les plus informés et les plus expérimentés dans le domaine des arts. ▶ Le concept de valeur esthétique semble devoir son statut problématique dans l’esthétique philosophique à deux absolutismes : celui d’une théorie – traditionnelle ou romantique – qui sacralise l’art, au point de n’admettre aucune interrogation sur une éventuelle relativité de cette valeur ; et celui d’une théorie qui porte sur les valeurs morales et esthétiques un regard démystificateur, ces valeurs ne relevant selon elle que d’une généralisation abusive de préférences subjectives. Dès lors que l’on reconstruit les pratiques des récepteurs d’oeuvres d’art, on se rend compte que le débat critique parvient à faire la différence entre jugements de valeur argumentes et préférences pures et simples. Ordonnée autour des chefs-d’oeuvre qui structurent chaque époque, l’histoire de l’art apporte d’ailleurs la preuve de la pertinence et de l’efficacité des jugements de valeur. RAINER ROCHLITZ ✐ 1 Beardsley, M., Aesthetics. Problems in the Philosophy of Cri-

ticism, Hackett, Indianapolis et Cambridge, 1958 et 1981. 2 Goodman, N., L’art en théorie et en action, trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, Éd. de l’Éclat, Paris, 1996 ; Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. J. Morizot, J. Chambon, Nîmes, 1990. 3 Genette, G., L’OEuvre de l’art, t. 2 « La relation esthétique », Seuil, Paris, 1997 ; Goldman, A., Aesthetic Value, Westview Press, Boulder, Colorado, 1995. 4 Rochlitz, R., L’art au banc d’essai. Esthétique et critique, Gallimard, Paris, 1998. ! CRITÈRE, FACULTÉ DE JUGER, NORME, PLURALISME, RELATIVISME Comment naturaliser l’esthétique et pourquoi ? Sous la dénomination d’« esthétique », la réflexion philosophique englobe en général la création des oeuvres et leur « contemplation ». Pourtant, en tant qu’il relève du faire, le geste artistique se distingue du discernement perceptuel (ou autre) en quoi consiste la « contemplation ». Or, à l’origine (chez Baumgarten) l’esthétique se voulait explicitement une analyse de l’attention. C’est Kant qui, tout en gardant cette définition attentionnelle, a commencé à brouiller les cartes en traitant conjointement du « génie ». Il importe plus que jamais de rétablir la distinction qui reposait sur l’intuition irréfutable que la création artistique et la conduite esthétique mettent en oeuvre des ressources mentales et des intentionnalités différentes. L’indépendance des deux séries de fait est d’ailleurs illustrée par le fait que le champ investi par l’attention esthétique ne se limite pas au domaine des artefacts artistiques, et que toutes les oeuvres d’art ne sont pas créées afin d’être investies par l’attention esthétique. QU’EST-CE QU’UNE CONDUITE ESTHÉTIQUE ?

L a relation esthétique s’instaure comme activité attentionnelle : on regarde un tableau ou un paysage, on écoute une pièce de musique ou un chant d’oiseau, on lit un poème, on touche une sculpture... Son premier trait distinctif réside donc dans le fait qu’elle est une mise en oeuvre de l’attention cognitive, donc de l’activité grâce à laquelle nous prenons connaissance de la réalité dont nous sommes un élément. La fonction originaire et « canonique » de l’attention cognitive ne réside bien sûr pas dans son usage esthétique mais dans son utilité pragmatique, et la plupart de nos activités attentionnelles ne sont nullement esthétiques. Pour être de nature esthétique, l’activité de discernement doit donc encore remplir une condition supplémentaire. Ramenée à l’essentiel, cette condition supplémentaire est la suivante : pour qu’une activité cognitive relève d’une conduite esthétique, il faut que sa finalité réside dans le caractère satisfaisant de cette activité elle-même. Autrement dit, la relation cognitive doit être entreprise et valorisée pour la satisfaction induite par sa propre mise en oeuvre. Dans la relation esthétique, l’attention et la réaction appréciative forment donc une boucle interactive. L’enjeu immédiat de l’attention esthétique réside ainsi dans sa propre reconducdownloadModeText.vue.download 396 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 394 tion, ce en quoi, comme Kant l’avait déjà souligné, elle est très proche de l’activité ludique. Il importe de voir que la finalité hédoniste de la relation esthétique investit uniquement l’activité attentionnelle. Rien n’exige que l’objet (re)construit par cette activité soit luimême « plaisant ». Ainsi la relation esthétique avec une représentation artistique peut-elle être satisfaisante alors même que les sentiments induits par l’univers représenté sont éventuellement dysphoriques (il suffit de penser à la tragédie). L’inverse est tout aussi vrai : un objet peut évoquer en nous des sentiments plaisants tout en donnant lieu à une expérience esthétique non satisfaisante. Le fait que la relation esthétique se définisse comme fonctionnement autotélique d’une attention cognitive appréciative

n’implique pas que la conduite esthétique elle-même doive être désintéressée, donc dépourvue de fonction. L’analyse découvre qu’en réalité l’attitude esthétique est souvent enchâssée dans d’autres conduites par rapport auxquelles elle est fonctionnelle. Ainsi, dans de nombreux contextes rituels, des moments esthétiques jouent un rôle essentiel en tant qu’éléments de renforcement positif. Plus fondamentalement, dans la mesure où la conduite esthétique résulte de la conjonction de deux structures mentales de base (la relation cognitive et le calcul hédoniste), il est probable qu’elle remplit une fonction constante et stable dans l’économie mentale de l’être humain. APPRÉCIATION ET JUGEMENT L ’appréciation, c’est-à-dire le degré de (dis)satisfaction inhérent à l’attention esthétique, doit être distinguée de ce qu’on appelle couramment le jugement esthétique, c’est-àdire l’acte judicatoire qui accorde telle ou telle valeur à l’objet lui-même. Le lien entre l’attention esthétique et la (dis)satisfaction est de nature causale : l’appréciation est l’état affectif causé par l’activité d’attention esthétique. Ce lien causal est constitutif de la relation esthétique comme telle, au sens où ce qui fait sa spécificité par rapport à d’autres relations au monde réside précisément dans le rôle autorégulateur que remplit ce lien causal. La relation entre l’attention esthétique et le jugement de goût est fort différente. D’abord, le lien entre les deux n’est pas celui, causal, entre un acte attentionnel et sa résultante affective : le jugement esthétique est un acte discursif – ou du moins un acte de pensée – conscient et réfléchi à travers lequel j’exprime (et éventuellement justifie) une sanction (positive ou négative) qui porte sur l’objet esthétique. En deuxième lieu, le jugement esthétique n’est pas une caractéristique interne de la relation esthétique : il n’en est qu’une conséquence contingente, contrairement à la satisfaction appréciative qui en est la finalité interne et le régulateur. Lorsque nous nous engageons dans une relation esthétique, ce n’est pas afin de formuler un jugement mais

afin d’avoir accès à une expérience d’attention satisfaisante dans son déroulement même. Dans la mesure où la conduite se définit comme une relation d’attention appréciative et pour autant que le jugement esthétique est une sanction de cette conduite, il ne saurait qu’exprimer une valeur subjective, puisqu’il trouve sa source dans un état de (dis)satisfaction, donc dans quelque chose qui est par définition une expérience personnelle. Comme Hume l’avait déjà noté, l’approbation (ou la désapprobation) du jugement esthétique n’est pas inférée à partir de la (dis) satisfaction, mais est impliquée dans le plaisir immédiat que les objets esthétiques nous donnent. Cette explication du jugement esthétique en termes « subjectivistes » ne coupe pas le lien entre le jugement esthétique et l’objet sur lequel il porte. Elle n’affirme pas que les propriétés objectales et techniques de l’objet esthétique ne sont pas reliées au jugement. Elles le sont évidemment, puisqu’elles sont à la fois la cause et le réfèrent de mon activité cognitive. Elle n’affirme pas non plus que le jugement esthétique ne saurait être erroné, mais se borne à limiter la source de l’erreur éventuelle : un jugement esthétique peut être erroné quant aux traits objectaux qu’il sélectionne comme justification. La source de l’erreur ne peut se situer qu’au niveau de l’attention et non pas au niveau de l’appréciation. L’explication subjectiviste n’implique pas non plus que le jugement ne puisse pas être partagé : « subjectif » s’oppose à « objectai », et non pas à « général ». Dès lors que deux individus font la même expérience esthétique ou du moins une expérience comparable, leurs jugements esthétiques respectifs sont bien entendu partageables. VERS UNE PHILOSOPHIE NATURALISTE DES CONDUITES ESTHÉTIQUES & #xc9;tant donné que la conduite esthétique naît de la conjonction de deux faits intentionnels de base – une activité cognitive couplée à une réaction affective – on peut formuler l’hypothèse qu’elle est une partie intégrante du répertoire mental des êtres humains. Elle doit donc être étudiée dans une perspective naturaliste. Deux types d’études parlent fortement en faveur de cette hypothèse, et donc en faveur de la pertinence de la perspective naturaliste. La première est l’analyse comparative des cultures : l’étude transculturelle des conduites découvre qu’indépendamment de l’existence ou non d’une réflexion esthétique consciente, toutes les cultures connaissent des conduites esthétiques, même si les objets ou les événements sur lesquels elles portent sont fort variables d’une communauté à l’autre. Le deuxième type de confirmation provient des travaux de psychologie ou de neuropsychologie, d’éthologie ou encore de biologie de l’évolution. Ainsi les études neurologiques ont établi l’existence de connexions neurales directes entre les systèmes de traitement de l’information

et le centre du plaisir/déplaisir. De même on commence à comprendre les dynamiques complexes qui correspondent à l’activation autotélique du traitement de l’information, c’està-dire qu’on commence à pouvoir rendre compte de l’existence d’activités d’attention en l’absence de toute urgence pragmatique. Or, c’est une telle activation autotélique qui définit l’attention esthétique. L’éthologie humaine de son côté montre par exemple que dans toutes les cultures du monde les visages humains sont investis esthétiquement, c’est-à-dire que certains objets esthétiques sont des constantes humaines. Quant à l’éthologie animale, de concert avec la biologie évolutive, elle nous renseigne sur une partie de la préhistoire évolutive de la conduite esthétique. Chez de nombreuses espèces les conduites esthétiques sont en effet le canal central par lequel s’exerce la sélection sexuelle, c’est-à-dire le choix du partenaire sexuel opéré par les femelles. Tel est le cas, entre autres, du chant des oiseaux. L’hypothèse selon laquelle la sélection sexuelle serait un des fondements évolutifs de la conduite esthétique, notamment dans le domaine de l’appréciation esthétique du corps humain, des visages, ou downloadModeText.vue.download 397 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 395 encore de la décoration corporelle, ne signifie bien sûr pas qu’elle soit l’unique facteur généalogique de la naissance des conduites esthétiques. Comme pour la plupart des conduites humaines, il faut admettre que la phylogenèse de la conduite esthétique humaine est due à la conjonction de multiples facteurs évolutifs. En tout état de cause, il faut distinguer entre cette éventuelle causalité évolutive et la causalité proximale, celle des motivations psychologiques et culturelles qui font qu’à un moment donné un individu va ou ne va pas adopter l’attitude esthétique. L’analyse qui vient d’être esquissée permet d’échapper à une fausse alternative, celle qu’exprime la disjonction « relativité culturelle ou universalité ». Si on prend au sérieux l’approche naturaliste de la question esthétique esquissée ci-dessus, la réponse doit être plutôt : « universalité biologique et par conséquent relativité culturelle ». Il n’y a aucune contradiction entre l’existence d’invariants biologiques et la réalisation culturellement variable des conduites, dans la mesure où le potentiel de diversification est un des traits les plus prégnants de cette variété particulière de traits biologiques que sont les faits mentaux : la caractéristique biologique la plus importante du cerveau réside en effet dans la plasticité de l’activité

neurale. Il y a des domaines où cette dynamique a été fort bien étudiée : on sait par exemple que la compétence linguistique met en oeuvre des processus génétiquement fixés ; pourtant, la langue dont le bébé fera sa langue maternelle sera celle dans laquelle il baignera au moment de l’activation endogène de cette compétence. On peut supposer qu’il en va de même des conduites esthétiques, c’est-à-dire qu’elles sont caractérisées par la coexistence d’un soubassement universel (la structure intentionnelle de base de la conduite esthétique) et sa réalisation effective sous la forme d’une réalité culturellement spécifique (qui fait varier les types d’objets investis, la relation avec la création artistique, les types de catégorisations, les fonctions sociales...). L’approche naturaliste de l’esthétique philosophique ouvre ainsi un nouveau champ de recherches pluridisciplinaires susceptibles de nous éclairer sur un ensemble de faits humains encore mal connus et dont l’importance reste largement sous-estimée. JEAN-MARIE SCHAEFFER ✐ Hume, D., Traité de la nature humaine, trad. F. Baranger et P. Saltel, Flammarion, Paris, 1995. Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968. Schaeffer, J.-M., Adieu à l’esthétique, Collège international de philosophie, PUF, 2000. ÉTAT Du latin status, de stare, « se tenir debout » : « position, situation ». Plus généralement, « manière d’être » (état de quelque chose). Pris absolument, et avec majuscule, État est un mot qui a eu une fortune particulière dans la langue usuelle et philosophique, et qui constitue une unité lexicale à part entière depuis le XIVe s. Associée à civitas et à respublica, la notion est au coeur de la philosophie politique antique et classique jusqu’au XVIIe s., mais, avec Hobbes, elle prend pour l’essentiel son sens moderne : le Léviathan est alors devenu la figure emblématique de l’État transcendant. Le XIXe et le XXe s. constituent pour l’État des moments de sacralité inégalée (Hegel), mais aussi de dénigrement radical : avec Marx et Nietzsche, l’État devient la figure

même de la communauté illusoire. POLITIQUE, SOCIOLOGIE 1. Autorité souveraine, généralement conçue comme transcendante, et d’où émanent les droits et les devoirs des citoyens. Il se distingue, en ce sens, du gouvernement et de la société politiquement organisée. – 2. Chose publique (respublica), lieu de vie commune des personnes ayant des droits et devoirs communs, entendue comme réalité d’un peuple défini par une culture, des traditions, et ayant un territoire reconnu et une histoire (synonyme : corps politique et, chez les Anciens, Cité). – 3. Entité géographique et historique qui, relativement à d’autres entités du même type, est appelée « puissance ». Au deux sens du mot (institution étatique et société politique), il faut distinguer l’État des entités politiques dont il constitue historiquement le dépassement, tel que clan, tribu, cité ou communauté politiquement organisée ayant une Constitution, un droit commun, mais non encore constituée comme communauté juridique. Il faut donc admettre qu’il y a eu des Constitutions avant que des États proprement dits existent. L’État qui naît du dépassement du clan ou de la tribu a été perçu comme un artefact par la plupart des philosophes modernes (mais non par tous), et par opposition à ces communautés non juridiques ou à un supposé « état de nature ». Il est, pour cela, appelé « civil ». C’est dans l’oeuvre de Hobbes qu’il se trouve pour la première fois décrit ou théoriquement construit en tant que tel. Tous les théoriciens de la chose politique l’ont admis, l’État est « civil » par nature : « On connaît facilement, écrit Spinoza, quelle est la condition d’un État quelconque en considérant la fin en vue de laquelle il se fonde. Cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la vie. » 1. L’État n’est pas défini par sa seule condition initiale, c’est-à-dire par la « situation » d’où il nous sort (état de nature), mais aussi par la fin qui le fait civil, à savoir le droit, et le premier de tous, la paix et la sécurité de la vie. Mais que faut-il entendre par « la paix et la sécurité de la vie » ? C’est la question politique la plus débattue depuis que Hobbes a construit son « Dieu mortel ». Ainsi Rousseau pourra-t-il estimer que la sécurité qui règne dans ce grand Léviathan ne vaut pas mieux que celle dont on jouit dans une prison ; et Spinoza, avant lui, jugeait que, « si dans une cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix n’est pas la simple absence de guerre » 2. « Civil », pour l’État, signifie donc une paix qui n’est pas un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau « et formés uniquement à la servitude » 3. « Civil » ne s’oppose pas à « naturel », mais à « solitaire » : l’État qui porte le nom de « solitude » n’est pas civil. On voit, par

là, que l’État qui ne remplit pas les conditions de la fin peut être estimé inutile et même monstrueux, ce « monstre froid » serait même, selon le prophète Zarathoustra, « le lieu où tous sont des amateurs de poisons, [...] où le lent suicide de tous s’appelle “la vie” » 4. On ne peut donc dire ce qu’est l’État sans dire ce qu’il doit être ou, au moins, ce qu’il peut être ou devenir. L’État ne peut être simplement décrit, car toujours sous la description pointe la norme (Spinoza, Rousseau et aussi Hobbes) ou la critique (Nietzsche). C’est ce qui apparaît dans l’histoire philosophique de ce concept. L’État transcendant ou le Léviathan Dans l’État tel que le conçoit Hobbes, les rapports entre gouvernants et gouvernés sont nettement distincts des rapports privés, tels que ceux qui existent dans la famille, le clan ou la tribu. L’État ainsi entendu se présente comme un « fait », et non comme un « donné », comme une fabrication humaine, et non comme une entité naturelle ; plus précisément, la nature est, downloadModeText.vue.download 398 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 396 au regard de l’État, une situation intolérable dont il a pour fonction de nous tirer 5. Dans une perspective comme celle de Hobbes (perspective assez partagée), l’État est le fruit de l’art et du dépassement d’un autre état, celui du désarroi, de la guerre et de l’insécurité permanente : « C’est l’art qui crée ce grand Léviathan qu’on appelle République ou État [...], lequel n’est qu’un homme artificiel. 6 » Comme tout produit de l’art, il a une fin, immédiate – quitter l’intolérable – et médiate – produire le droit réellement, produire un état de droit, donc civil. Comme tout fruit de l’art, il est produit par la volonté et comme la voie du salut. De là, son caractère à la fois monstrueux (Léviathan est un monstre biblique [Job, 15]) et vénérable 6, qui appelle la révérence autant que la crainte. Par cette image, Hobbes ne vise ni à illustrer un concept ni à créer un mythe, sa construction, comme celle des philosophes politiques de son siècle ou du suivant ; il ne vise qu’à penser les conditions nécessaires, et peut-être suffisantes, de l’existence du droit réel comme droit civil. L’État, dans ces conditions, peut bien être conçu comme un instrument, une machine dont il dit la matière et l’artisan : l’homme, dans les deux cas. Mais cette machine appelle le respect, il en fait donc un « Dieu mortel » pour signifier ce qui est incontestable à ses yeux, la transcendance de l’État, sa supériorité et notre dépendance. La transcendance est un concept clé de la théologie créationniste ; ici, elle recueille les significa-

tions de dépendance unilatérale de la créature par rapport au créateur, de dépendance et de distance infinies, le pacte qui fait l’État ne liant que les hommes entre eux et sous la dépendance de Dieu, celui-ci comme notre Léviathan étant hors pacte. Léviathan est donc l’État-machine et l’État-Dieu (mortel, puisqu’il est fait). Machine puissante mais protectrice, car tout se passe, dans sa genèse contractuelle, comme si, pour remplir la fonction qui lui est assignée, la machine avait besoin d’être libérée de toute sujétion à notre égard, la transcendance garantissant cette paix que nous en attendons, et donc d’être comme notre Dieu mortel. Mais comment l’État peut-il être à la fois engendré par notre pacte et non concerné par lui (puisqu’il est, comme le Dieu de Job, libre de tout contrat, non lié et non engagé par nos actions ni par les siennes propres) ? L’explication est dans l’origine : il est issu de nos besoins, de nos passions et du sursaut d’une raison affolée par la peur de la mort 7. Il a fallu une puissance qui réduise et qui, en même temps, protège la vie naturelle ; l’État, « réalité factice » et contingente, a, en même temps, une nécessité conditionnelle, il est à la merci du désinvestissement passionnel de ceux qui l’ont fait et, s’il faut qu’il dure et qu’il nous protège, il doit ne pas être dépendant de nous, donc être hors d’atteinte de nos conflits pour les résoudre. La logique qui lui a donné naissance et puissance absolue est celle de la vie : il s’instaure dans une situation de crise et par un renversement de l’intérêt personnel illimité en intérêt personnel limité par la conscience d’un péril mortel 8. La matière de l’État est donc primitivement une multitude agitée par les passions et par la crainte, mais une fois l’État créé, cette matière devient multitude obéissante, volontairement (et non naturellement) soumise (ce qui maintient la condition de contingence et donc de fragilité de l’État). L’État est donc un effet de crise. Crise qui débouche sur un pacte autorisant celui qui en est le bénéficiaire à ne pas en être partie prenante : tels sont le sens et la cause de la transcendance de l’État, il est la figure juridique de la restriction mutuelle des droits (et cela s’appelle un contrat). « Contrat d’esclavage » pour Rousseau ou « mort des peuples » pour Nietzsche, car la transcendance en fait un ordre de contraintes et non seulement une puissance protectrice ; il décide de tout, sans contre-pouvoir, si ce n’est celui de notre nature, et il y a des limites naturelles à tout, comme le montrera l’analyse spinoziste des limites du pouvoir souverain 9. Pourtant, Hobbes, pas plus qu’aucun des théoriciens classiques de la politique, n’admettrait que l’État avec ses institutions puisse être considéré comme un système d’oppression et / ou de répression ; quand bien même il opprime, c’est encore au service de tous ou du tout, et non au service d’un homme (le prince n’est pas un simple particulier) ou d’une classe sociale détentrice du pouvoir économique (concept marxiste de l’État). Hobbes reconnaît donc la nécessité d’un appareil d’État répressif, mais par lequel la liberté de chacun soit limitée au profit de la paix et de la sécurité de la vie. Mais est-il vrai qu’on vit aussi en sécurité dans les pri-

sons ? Si, par ce trait ironique, Rousseau espérait seulement se débarrasser de ce « diable de Hobbes », la question de la nécessité de l’État lui posera des problèmes au moins aussi cruciaux, tel celui, récurrent, de la conciliation de la liberté et de la justice dans l’État : la nécessité d’un ordre social (inséparable de l’ordre juridique) peut-elle rendre légitime le sacrifice de la liberté individuelle, illimitée ? Oui, répond Rousseau, si cet ordre social est juste. Rousseau a donc rêvé d’un autre contrat et d’une autre communauté (illusoire ?). Mais s’agit-il vraiment d’un contrat ? Lorsque Rawls, en 1971, s’avisa de construire une nouvelle théorie de la justice sociale ou de la société juste, il n’hésita pas à réactiver une conception de l’État du droit comme État fondé sur la volonté contractuelle, mais il le fit avec la claire conscience du caractère fictif ou hypothétique de la situation originelle nécessitée par la construction théorique de cet État. Si, politiquement, il cherche à fonder la social-démocratie, sa conception d’un État qui concilie les impératifs de justice et d’égalité avec ceux d’une société démocratique (principe de liberté) se présente elle-même comme une abstraction, et non comme réaliste, bien qu’elle vise à mettre au jour les fondements d’une société juste et réalisable ; elle ne prétend pas penser un État réel. La situation originelle de contractants s’accordant sur des principes de justice et de justice réelle, définie comme adéquation d’un ordre social à la structure idéale que nous sentons et nommons juste, cette situation ou position (status, « état ») d’individus prêts à discuter des principes de justice appliqués à la société est évidemment « imaginée » 10. Il s’agit de penser, contre les doctrines utilitaristes, une théorie pure de la justice et de ses conditions politiques idéales, (un peu à la manière de Kant). C’est ce projet même que Hegel et, après lui, Marx avaient mis en cause, en s’efforçant de penser la réalité de l’État. L’État sans le contrat Hegel veut penser l’État indépendamment de toute conception juridique, voire contre elle. Il récuse comme « abstraites » les conceptions qui tendent à exalter l’affirmation politique des individus dans la constitution d’un État tenant tout son être d’un acte à caractère juridique, un contrat, acte interindividuel. On peut donc penser que l’État selon Hegel n’est pas l’État-République, et qu’il ne tend pas à son autonégation positive, mais à sa propre affirmation ; mais qu’est-il ? Il est réel et rationnel, sa rationalité est celle du réel ; il est indifférent aux modalités contingentes de sa fondation, il a sa propre origine ; et son unité originaire n’est pas l’effet d’un acte downloadModeText.vue.download 399 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 397 d’unification arbitraire (dépendant de la seule volonté), son unité trouve son objectivation dans l’individualité concrète du prince 11. L’État, enfin, est « la réalité en acte de l’Idée morale

objective » 12. Cette définition que développe la troisième section de la troisième partie des Principes de la philosophie du droit a focalisé toutes les critiques (marxistes, postmarxistes, anarchistes, nietzschéennes et libérales). Hegel a-t-il « sacralisé l’État » ? A-t-il inhibé la réflexion critique qui semble inhérente à la définition philosophique de l’État ? Un texte de sa philosophie du droit peut permettre d’y voir clair. Il n’y a pas d’État, dit en substance Hegel 13, s’il n’y a pas Constitution, mais la Constitution elle-même n’est pas un pur artefact, elle est une manière d’être d’un peuple donné, c’est-à-dire un certain degré de formation intellectuelle et morale. La Constitution d’un État dépend de cette manière d’être en tant qu’elle est consciente d’elle-même : « Vouloir donner à un peuple une Constitution a priori, le contenu de celle-ci fut-il plus ou moins raisonnable, cette idée négligerait précisément le moment par lequel cette Constitution serait plus qu’une vue de l’esprit. Ainsi tout peuple possède-t-il la Constitution qui est à sa mesure et qui lui revient. » 14. La Constitution ne s’octroie pas, et il n’y a pas d’état de chose antérieur à la société constituée (organiquement). On ne produit pas une Constitution de toutes pièces, tout « document » n’a de force que s’il correspond à la constitution organique ou réelle. L’État n’est donc pas l’instrument de la réalisation du droit individuel, il a sa raison en lui-même (c’est pour la même raison qu’on peut penser que la République n’est pas le seul État de droit, la monarchie constitutionnelle l’est aussi). L’État est totalité et unité objective de droits et devoirs ; c’est pourquoi il ne saurait être simple « moyen » ou instrument de et pour la liberté individuelle. Il est pour lui-même une fin, c’est lui qui est le concret et c’est lui qui rend concrète la liberté individuelle. Il ne se confond pas avec la société civile (le système des besoins et du travail qui y pourvoie, la sphère économique) ; il « pense » la société civile ; il supprime, en l’élevant, ce que la loi de l’économie a d’aveugle ou de mécanique 15. (Cette thèse, chère aux hégéliens, a été la cible privilégiée de Marx et Engels dans l’Idéologie allemande.) La thèse de la rationalité de l’État ne doit pas nous faire croire que l’État n’est qu’une abstraction ; il n’y a pas d’État universel, il y a toujours « tel » État ; son universalité est en même temps individualité. Il faut, enfin, reconnaître que, si l’État est « image et réalité organiquement dépliées de la Raison effectivement réelle » 16, il n’est pas, comme l’oeuvre d’art, un absolu, il dépend du monde où il se tient. Il ne peut donc satisfaire que la conscience située et finie. Quelle est donc la fin de l’État ? « Que le substantiel demeure toujours dans la conduite et dans la pensée des hommes », les moyens que la raison utilise pour cette fin sont les mobiles individuels, les passions (retournées contre elles-mêmes), l’instrument en est le grand homme, le vrai prince ; la matière de la révélation du substantiel (ou liberté)

où s’unissent la volonté subjective et la volonté substantielle (libre), c’est le corps vivant de l’État (tous les aspects de la vie humaine). À tous ces titres, l’État n’est pas une existence qui doit être dépassée, ce n’est pas un simple moment de l’existence libre, l’existence dans l’État est conforme à la raison, l’État est le véritable « état de nature » de l’homme. On peut donc penser que Hegel est encore sous l’influence des Lumières, lorsqu’il conclut, dans sa Philosophie de l’histoire, que tout ce que l’homme est, il le doit à l’État, que toute sa valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l’État. La conception hégélienne de l’État a été la cible d’une critique anarchiste qui fait de l’État l’ennemi de la liberté individuelle ; d’une critique marxiste qui met en cause la rationalité et l’indépendance de l’État à l’égard des conflits économiques et de classe ; d’une critique nietzschéenne qui fait de l’État la condition même de la mort des peuples. Et l’ennemi de l’existence individuelle et créatrice. La critique anarchiste, qui prétend, par l’abolition de l’État, restaurer des liens librement consentis entre les hommes, méconnaît l’égoïsme et les passions constitutives de leur nature. La critique marxiste, plus lucide, laisse à la suppression des antagonismes de classe le rôle de moteur de la disparition, lente ou violente, de l’État, qui n’est rien que l’instrument politique de la domination d’une classe par une autre : ainsi, la société sans classe est aussi sans État. Mais l’idée d’automate social produisant par lui-même les conditions de sa vie et de sa stabilité participe de la même croyance et ne semble pas à l’abri des difficultés que rencontre le concept dénoncé de l’État comme figure de l’intérêt commun et qui transcenderait les intérêts de classe 17. Par ailleurs, le concept d’une véritable société communautaire (la société communiste), qui doit servir de base à l’abolition de l’État (comme pouvoir de domination d’une classe) et à la mise en place d’une forme d’État qui aurait en soi le principe de sa propre extinction 18, n’est pas moins un « idéal » que l’« illusoire communauté » dénoncée. La critique nietzschéenne n’est que critique. Elle ne se donne pas elle-même comme un examen « sérieux » de la réalité et des fins de l’État ; elle s’apparente plutôt à une réaction d’autodéfense de l’individu « nécessaire » (contraire des « superflus »), celui qui peut et veut vivre seul et créer son « idéal », qui travaille donc à déconstruire les « idoles » les valeurs et les idéaux métaphysiques) pour promouvoir des valeurs de vie, comme puissance individuelle et créatrice,

une vie qui assume les contradictions, sans optimisme et sans dialectique, de façon tragique et non politique. À une telle attente, la notion de « communauté » étatique ne peut apparaître qu’illusoire, mais ce n’est pas l’illusion comme telle qui est dénoncée, c’est celle de l’idole, celle qui « sent mauvais » : « Leur idole sent mauvais, le monstre froid, eux tous sentent mauvais, ces idolâtres. » 19. Évitez donc la mauvaise odeur ! Éloignez-vous de l’idolâtrie des superflus ! Zarathoustra l’a fait, mais pourquoi donc est-il redescendu de la montagne, vers ses « frères » humains ? ▶ Marx et Nietzsche ont nourri toutes les critiques de la croyance en l’État. Que reste-t-il aujourd’hui de ces critiques radicales ? Le crépuscule de l’idée de révolution abolitionniste de l’État semble avoir autorisé des retours, divers et multiples, à l’idée d’État contractuel. Le clivage n’est plus qu’entre ceux qui placent le contrat au fondement et ceux qui en font le moteur (permanent) de la démocratisation permanente en tant qu’elle sollicite la communication et l’intercompréhension (Habermas). La réactivation des idées anciennes (le langage comme lien du tissu social ; l’usage pragmatique de la raison ; la volonté générale comme volonté de l’universel ; la raison comme source de l’intercompréhension qui stabilise la société, source du consensus socio-éthique), contrairement aux critiques qui ont marqué la fin du XIXe s., entre dans le cadre d’un aménagement réformiste de l’idée d’État de droit downloadModeText.vue.download 400 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 398 ou de l’idée d’un devenir inachevable, par définition, de l’État idéal 20. Suzanne Simha ✐ 1 Spinoza, B., Traité politique, III, 1 et V, 2, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1966. 2 Ibid., V, 4. 3 Ibid. 4 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De la nouvelle idole », 10-18, Paris, p. 46. 5 Hobbes, Th., Léviathan, introduction et chap. XVII, tr. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971. 6 Ibid., chap. VII.

7 Ibid., chap. XIII, XIV. 8 Ibid., chap. XIII, XIV. 9 Spinoza, B., op. cit., III, § 2, 3, 4, 8. 10 Rawls, J., Théorie de la justice (1972), I, 1, tr. C. Audard, Seuil, Paris, 1987. 11 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, § 257 à 320, tr. J.-L. Vieillard-Baron, GF, Paris, 2001. 12 Ibid., § 257. 13 Ibid., § 274. 14 Ibid., § 195, 201. 15 Ibid., § 360. 16 Hegel, G. W. Fr., la Raison dans l’histoire, tr. K. Papaioannou (1965), rééd. 10/18, Paris, 1979. 17 Marx, K., L’Idéologie allemande, tr. M. Rubel, dans Philosophie, Gallimard, « Folio », Paris, 1994, p. 317-318. 18 Ibid., p. 372 et suiv. 19 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 47. 20 Kant, E., Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, prop. VII, dans Opuscules sur l’histoire, tr. S. Piobetta (1947), GF, Paris, 1990, p. 79-83. ! CITOYEN, COMMUNAUTÉ, CONTRAT SOCIAL, ÉTAT DE NATURE, GOUVERNEMENT, MORALITÉ, PEUPLE, POLITÉIA, POLITIQUE, PUBLIC, RÉPUBLIQUE ∼ LA GENÈSE DU CONCEPT DE RAISON D’ÉTAT, ENTRE GUERRE ET CONSENSUS Le moment de la genèse du concept de raison d’État, au XVIe s., les enjeux qu’il définit dans un contexte historico-politique sont décisifs pour toute réflexion sur la raison d’État et la nature de l’État. La raison d’État pensée par les théoriciens de la contre-réforme catholique (en premier lieu par Giovanni Botero qui publie en 1589 son Della Ragion di Stato) à cause des guerres civiles de religion en France visait aussi à recouvrir, à occulter une raison d’État pensée par les auteurs florentins (notamment Francesco Guicciardini, le premier à utiliser le terme en 1525) pendant les guerres d’Italie et à cause de ces dernières, et cela parce qu’elle mettait à jour des caractères insupportables, indicibles, de l’État – sa violence, son absence de légitimité. Ce qui naissait alors était une autre

conception de la raison d’État insistant sur la « conservation » et le consensus. Guicciardini : raison d’État et violence de l’État Comprendre pourquoi et comment, à Florence, au XVIe s., les penseurs républicains sont amenés à modifier profondément la tradition de pensée politique dont ils ont hérité, implique de les resituer dans le moment historique particulier qu’instituent les guerres d’Italie et l’émergence de l’état d’urgence permanent – notamment à Florence où s’ouvre une période marquée par une grande instabilité, des « mutations » fréquentes de forme de gouvernement et l’expérience fondamentale de la république du Grand conseil. C’est « par nécessité » (cette nécessité qui naît du caractère « extraordinaire » de la situation historique, de la « qualité des temps ») que se développe à Florence un mouvement de réflexion générale autour de la « façon de gouverner et de la façon de faire la guerre » (Francesco Guicciardini, Storie florentine, 1508-1509). Deux points importants paraissent acquis dans cette réflexion : « le détachement entre les normes morales et religieuses et les comportements ou critères politiques » (Tenenti) et le caractère violent de l’État. Meinecke (1924) cite l’expression guichardinienne « la raison et les usages des États » – tirée du Dialogue sur la façon de régir Florence – en refusant de l’analyser puisqu’il estime que Guicciardini en a parlé « de telle façon que l’on peut douter qu’il ait voulu désigner par là une notion précise ». Or, ce texte de Guicciardini effectue une nette séparation méthodologique entre la sphère de l’agir politique et celle de la morale religieuse, et, surtout, il met en évidence un aspect fondamental de ce que l’on peut désigner ici, à bon droit, par le terme d’État (lo stato, c’est à la fois, dans le vocabulaire des républicains florentins, le pouvoir, les formes que prend ce pouvoir pour gouverner, le territoire et les gens sur lesquels s’exerce ce pouvoir, ceux qui gouvernent et ce qui est gouverné : ces caractéristiques sont incluses dans la pratique et la réalité des États modernes). Il y a, selon Guicciardini, une raison d’État et un usage qui en découle et cette raison, cet usage sont différents des règles morales, de la « conscience » : cette analyse est menée au nom de la démarche pragmatique et critique de l’homme dont la politique est le métier et qui cherche – comme le Machiavel du chapitre XV du Prince – « la vérité effective de la chose ». On remarquera, au passage, que Guicciardini précise que ce « raisonnement » est à faire « entre nous » – c’est-à-dire entre praticiens de la politique – et que c’est précisément ce que

l’on reprochera à Machiavel de ne pas avoir fait ! Pour revenir au texte du Dialogue, il faut ensuite remarquer que le passage sur « la raison et les usages des États » est immédiatement précédé par une formulation qui tient à coeur à Guicciardini puisqu’elle est récurrente dans ses textes, de 1512 à 1525 : tous les États, à bien considérer leur origine, sont violents et, hormis les républiques, dans leur patrie et non au-delà, il n’est aucun pouvoir qui soit légitime ». La raison d’État repose donc sur le caractère violent de l’État. Cette analyse provient à l’évidence de la situation de guerre permanente : l’insistance sur la violence inhérente à l’État, sur la nécessité d’avoir des armes qui sont les instruments nécessaires du « métier » de la politique, signifie certes que l’état de guerre étant permanent, il est, en permanence, nécessaire d’employer des « moyens extraordinaires » (pour utiliser une formule de Machiavel) ; mais elle est aussi une nécessité inhérente à la nature même de tout pouvoir politique qui doit intégrer, dans son action, l’analyse des rapports de force, les armes, la nécessité du conflit. Les enjeux du concept Lorsque Botero, vers la fin du siècle, écrit son Della Ragion di Stato, le terme – et les effets de dévoilement et de vérité qui en découlent – circule déjà « dans les cours des Rois et des grands Princes ». Dans les Cause della grandezza delle città, la raison d’État est présentée comme une arme entre downloadModeText.vue.download 401 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 399 les mains de « ces gens-là [costoro] qui font profession de prudence et de raison d’État, comme ils disent [come essi dicono] » : il y a là sans doute une référence à l’expérience française de Botero pendant les guerres de religion et à son aversion vis-à-vis des « politiques » dont il dira qu’ils ont ramené « toute chose à une raison d’État stupide et bestiale » (Relazioni universali, édition de 1640, p. 272). Le terme, donc, est devenu courant entre « spécialistes », mais pas seulement, à en croire bon nombre d’auteurs : « les basses personnes » – auxquelles, dira Chappuy en 1599, dix ans après la parution de l’ouvrage de Botero, dans la lettre de dédicace de sa traduction « on devrait défendre de parler d’un tel sujet » – en parlent, eux aussi : l’expression vole de bouche en bouche, même « dans les boutiques des barbiers et des plus vils artisans ». Traiano Boccalini, dans plusieurs de ses Nouvelles du Parnasse (1612), élucide, avec son ironie décapante, le sens à donner à cette réalité – ou, pour le moins, à la crainte bien réelle de ceux qui rapportent de tels faits, qu’ils soient réels ou en partie inventés. Boccalini raconte ainsi comment les plus grands princes présentent à Apollon, en louant fort son contenu, « un livre qui traitait de la raison d’État » (celui de Botero, comme le prouve la citation de ses premières lignes). Apollon qui – poursuit Boccalini – savait fort bien combien

les princes ont en horreur les écrits qui traitent des choses de l’État et permettent « aux hommes simples » de savoir quels sont leurs desseins et les façons d’agir, fut très surpris de leur volonté de faire publier ce livre ? (Nouvelles ?, II, 87). On ne saurait être plus clair, ni sur le caractère éclairant que peut avoir la mise en évidence de la rationalité de l’État (pour Boccalini, Machiavel met « de fausses dents de chiens » dans la bouche des brebis ce qui, bien évidemment, n’aide guère ceux qui veulent les tondre et les traire !), ni sur le sens de l’opération d’occultation effectuée par Botero. Botero : consensus et conservation de l’État Il s’agit donc pour Botero de reprendre à son compte – et au compte de l’Église catholique et romaine, car c’est la congrégation du Saint-Office qui lui « passe commande » du livre – un concept qui fonctionne, qui a une valeur explicative et de se l’approprier, de lui donner un autre sens. S’approprier le terme « raison d’État » – pouvoir dire « comme nous disons » et non plus « comme ils disent » – est un enjeu : il faut ôter une arme aux adversaires et la retourner contre eux, car il faut rétablir le consensus, clore et empêcher tout état de guerre. L’ordre, le repos (la quiete) la conservation deviennent la fonction même de l’État. L’État est donné d’emblée, il n’a pas à s’embarrasser de quelque velléité de légitimation que ce soit, il ne doit se poser que la question des modalités de son fonctionnement, de son maintien et définir la mécanique et les pratiques de sa domination : il lui revient en effet de gérer les hommes et les choses à l’intérieur d’un territoire connu, descriptible et décrit. Botero définit un fonctionnement du politique différent des règles et normes religieuses. Mais ce n’est pas là l’essentiel : le plus important, c’est la tentative pour penser les moyens concrets d’une action de l’État visant à maintenir, à « conserver » en s’appuyant sur le bien-être des sujets, en définissant des « façons de gouverner » nouvelles – pour le dire avec les mots de Guicciardini. Chez Botero, l’enjeu est la puissance de l’État, sa capacité à se maintenir, à maintenir sa « domination et seigneurie » en créant du consensus, en masquant son caractère violent. Ainsi, la population devient un enjeu de pouvoir : un État doit être peuplé, sa population doit être riche, son organisation spatiale doit favoriser les échanges, les villes doivent avoir « un site commode », etc. ; dès lors, sont requis des savoirs concernant la démographie et la géographie, et l’économie investit la politique. Le champ de la politique s’élargit donc considérablement. C’est moins leur intérêt théorique et conceptuel qui fait l’importance des ouvrages de Botero que cet élargissement des perspectives : l’art de gouverner ne dépend plus, d’abord, de l’habileté du prince, il relève de sciences nouvelles qui s’appliquent à la population, à la géographie physique et humaine, à l’économie. La recherche « des moyens propres à fonder, conserver et agrandir [la]

domination et seigneurie » de l’État amène de fait Giovanni Botero à être l’un des fondateurs de la statistique au sens de « science qui a pour but de faire connaître l’étendue, la population, les ressources d’un État ». Le point d’arrivée de ce parcours schématiquement esquissé pourrait donc se résumer ainsi : au cours d’un siècle et demi (de 1494 à 1650) l’état de nécessité et d’urgence, né des guerres – et des guerres civiles – permanentes, a entraîné un enrichissement et un accroissement considérables du savoir sur la politique et sur l’État. La définition du concept de raison d’État – la possibilité de s’en servir comme une arme politique – donne lieu à un véritable combat théorique, entre dévoilement et dissimulation, entre guerre et consensus. Les enjeux de ce combat exigent que nous ayons en tête, pour toute réflexion sur l’État et sa rationalité, les deux caractéristiques que ce parcours aux sources à mis en évidence : d’une part, la reconnaissance du caractère violent de l’instance du pouvoir politique, qui à tout moment doit pouvoir mener la guerre par tous les moyens et, d’autre part, la mise en oeuvre de tactiques et de techniques de gouvernement visant, pour le dire une dernière fois avec les termes de Botero, à la recherche « des moyens propres à fonder, conserver et agrandir [la] domination et seigneurie » de l’État. Jean-Claude Zancarini ✐ Un outil bibliographique indispensable : Baldini, E., « Ragion di Stato, Tacitismo, Machiavellismo e Antimachiavellismo tra Italia ed Europa nell’età della Controriforma. Bibliografia (1860-1999) », La Ragion di Stato dopo Meinecke e Croce. Dibattito su recenti pubblicazioni, Enzo Baldini [dir.], Name, 1999. Baldini, E., Botero e la ‘Ragion di Stato’, [dir.], Olschki, Florence, 1992. Borrelli, G., Ragion di Stato e Leviatano. Conservazione e scambio alle origini della modernità politica, Bologne, Il Mulino, 1993. Raison et de raison d’État, Y.C. Zarka [dir.], PUF, Paris, 1994. Croce, B., Storia dell’età barocca in Italia. Pensiero – Poesia e letteratura – Vita morale, Laterza, Bari, 1929. Ferrari, G., Histoire de la Raison d’État, Levy, Paris, 1860.

Lazzeri, Ch., Reynie, D., Le pouvoir de la raison d’État, [dir.], PUF, Paris, 1992. Lazzeri, Ch., Reynie, D., La Raison d’État. Politique et rationalité, [dir.], PUF, Paris, 1992. Meinecke, F., Die Idee der Staaträson in der neueren Geschichte, München-Berlin, Oldenbourg, 1924. « Miroirs de la Raison d’État », Cahiers du Centre de recherches historiques, no 20, avril 1998. Senellart, M., Machiavélisme et raison d’État, PUF, Paris, 1989. Stolleis, M., Staat und Staaträson in der frühen Neuzeit. Studien zur Geschichte des Öffentlichen Rechts, Suhrkamp, Francfort, 1990. Tenenti, A., Stato : un’idea, una logica. Dal commune italiano all’assolutismo francese, Il Mulino, Bologne, 1987. Thuau, E., Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, A. Colin, Paris, 1966. downloadModeText.vue.download 402 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 400 Viroli, M., From Politics to Reason of State : The Acquisition and Transformation of Language of Politics, 1250-1600, Cambridge University Press, Cambridge, 1992. ÉTAT (RAISON D’) ! RAISON ÉTAT (SECRET D’) ! SECRET ÉTAYAGE En allemand : Anlehnung, du verbe anlehnen, « appuyer à ». PSYCHANALYSE Modalité de la genèse des pulsions sexuelles dès la prime enfance à partir des fonctions corporelles et des soins. L’allaitement est la première relation d’étayage et son mo-

dèle 1. La prématuration et l’impuissance du nouveau-né imposent les échanges nécessaires à la survie. Suppléant aux besoins vitaux et prodiguant de sens, les soins créent du plaisir et éveillent les zones érogènes. Le suçotement apparaît autonome 2 par rapport à la fonction vitale, comme un mode de satisfaction auto-érotique. Enfin, qui dispense hérite de l’amour que le plaisir suscite (choix d’objet par étayage, opposé au choix narcissique). Par la suite, les pulsions sexuelles continuent de s’étayer sur les fonctions organiques. Toute partie fonctionnelle du corps est une zone érogène potentielle et peut devenir support éventuel des symptômes (boulimie, anorexie). ▶ La dérivation 3 des pulsions sexuelles à partir des pulsions d’auto-conservation et des soins, montre que leur actualisation dépend de façon essentielle des échanges affectifs pendant l’enfance, de l’histoire personnelle, de l’éducation et de la culture, même si l’énergétique pulsionnelle est ancrée dans le corps. Mauncio Fernandez ✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905, G. W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Folio, Paris, 1968. 2 Laplanche, J., Vie et mort en psychanalyse, Flammarion, Paris, 1970. 3 Laplanche, J., le Fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud, Synthélabo / Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1993. ! AMOUR, ENFANTIN-INFANTILE, OBJET, PULSION, SEXUALITÉ ÉTENDUE Du latin extendere, « étendre ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Objet de la géométrie. De ce sens scientifique dérive le sens courant du terme selon lequel l’étendue est la dimension en superficie et, par extension, l’étendue est la portée dans l’espace (on parle de l’étendue d’un tir, d’une voix, etc.). D’Alembert explicite, dans l’article « Géométrie » de l’Encyclopédie, la formation de cette idée abstraite : on dépouille progressivement les corps de toutes leurs propriétés sensibles pour les concevoir comme des portions d’étendue pénétrables, divisibles et figurées 1. Cependant, cette définition géométrique de l’étendue comme portion d’espace occupée par un corps se démarque

de la conception de l’étendue proposée par Descartes, qui en faisait l’essence même de la matière, refusant ainsi la distinction scolastique entre le locus internus (« lieu ou espace occupé par un corps ») et le locus externus (« surface externe contenant le corps ») 2. Il ne considère pas comme réel un espace distingué des corps, ce qui est lié à son refus du vide (la notion d’étendue vide de matière ou d’espace vide est une contradiction dans les termes : la matière ou le corps pris en général n’est pas « dans » l’étendue, mais est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur). Leibniz s’oppose à l’identification cartésienne de la matière et de l’étendue et à la définition du corps comme étendue, qui en fait un être passif : reliant l’étendue à l’extension et à la faculté de s’étendre, il soulève la question de ce qui s’étend, et fait du sujet qui s’étend une dimension essentielle de la substance corporelle 3. C’est ainsi l’action que toutes les substances exercent les unes sur les autres qui est le principe même de l’unité de la nature, alors que pour Descartes cette unité dépendait de l’extension et de la continuité des parties de la matière. Leibniz souligne, en outre, l’étroite corrélation des concepts d’espace et de temps, et en fait les fondements de toute expérience en définissant l’espace comme l’ordre des coexistences possibles et le temps comme l’ordre des successions possibles. Il prépare ainsi la voie à la conception kantienne de l’espace et du temps comme formes a priori de la sensibilité. Véronique Le Ru ✐ 1 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, art. « Géométrie » t. VII, éditée par d’Alembert et Diderot, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., Paris, 1751-1780. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie (II, 4, 10), in OEuvres (t. IX) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 18971909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974 ; 1996. 3 Leibniz, G. W., « Lettre sur la question si l’essence des corps consiste dans l’étendue » et « Lettres à Pellisson sur l’essence des corps », in Système nouveau de la nature et autres textes, Garnier-Flammarion, Paris, 1994. ! CORPS, DIMENSION, ESPACE, EUCLIDIEN, GÉOMÉTRIE, GRANDEUR, MATIÈRE, TEMPS ÉTERNEL RETOUR En allemand : ewige Wiederkunft. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE Doctrine selon laquelle les êtres et les événements du

monde, à l’issue d’une période déterminée de temps, se répètent à l’identique. L’expression « éternel retour » n’apparaît jamais dans l’Antiquité, mais les stoïciens et les pythagoriciens en défendaient la doctrine, que Nietzsche, dans Ecce homo, attribue à Héraclite. Selon celui-ci et les stoïciens, à l’issue d’une longue période, l’univers s’embrase et tout disparaît. Selon les stoïciens, l’univers renaît alors à l’identique. Ce processus se répète à l’infini 1. C’est ce qu’ils appellent « palingénésie » (nouvelle genèse). Certains pythagoriciens soutiennent une doctrine similaire, mais sans l’embrasement : à l’issue de la Grande Année (quand les planètes retrouvent leur position initiale), downloadModeText.vue.download 403 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 401 tout se reproduit à l’identique 2. Ainsi, une infinité de fois, Socrate renaîtra et sera condamné. Cette doctrine soulevait des difficultés : comment certains événements peuvent-ils en précéder d’autres, s’ils doivent se répéter ? Comment le même individu peut-il renaître, si sa substance est détruite ? Chez Nietzsche, l’« éternel retour » est l’une des notions centrales de sa dernière philosophie, selon les plans pour la Volonté de puissance. Il y avait d’abord vu la conséquence de l’acquiescement au monde : si jamais un instant vous a plu, « alors vous avez voulu qu’absolument tout revienne », et cela pour l’éternité 3. Il en fait finalement une doctrine physique : le monde étant éternel et les combinaisons possibles finies, tout doit se reproduire à l’identique 4. Les premiers chrétiens voyaient cette doctrine comme proche de celle de la résurrection, mais absurde, car la palingénésie n’a pas de but. Nietzsche, lui, y voyait la « forme extrême du nihilisme : le néant (l’absurde) éternel » 5. Seuls les stoïciens y ont vu l’expression de la providence, sans doute parce qu’elle répète à l’infini le meilleur des mondes. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Stobée, Éclogues, I, 20, p. 171. 2 Origène, Contre Celse, V, 21. 3 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, IV, 9. 4 Nietzsche, Fr., Fragments posthumes, printemps 1888, 14 [188].

5 Ibid., été 1886 - automne 1887, 5 [71]. Voir-aussi : Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 2, chap. 52, Paris, 2001. ! DESTIN, STOÏCISME ÉTERNITÉ Du latin aeternitas, contraction de aeviternitas, de aevum, « durée » ; formation parallèle au grec aion. La définition de l’éternité engage trois problèmes différents, qui ne sont pas toujours abordés ensemble : d’une part, la question de la différence entre la sempiternité et l’éternité proprement dite, qui n’est véritablement acquise qu’avec le néoplatonisme ; d’autre part, la question de la coïncidence entre l’éternité divine et l’immortalité des âmes (cette dernière se présentant comme une expérience possible de l’éternité pour nous) ; enfin, la question de la prééminence de la connaissance éternelle de Dieu sur les faits inscrits temps, prééminence qui semble rendre impensable le libre-arbitre puisque Dieu connaît de tout temps les actes que l’homme est destiné à commettre dans le cours de son existence temporelle. PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE 1. Durée indéfinie. – 2. Caractère de ce qui est en dehors du temps, ne possédant ni commencement ni fin, et ne connaissant ni succession ni changement. Tandis qu’il est difficile de décider si Platon confond ou non éternité et sempiternité, Aristote conçoit, quant à lui, l’éternité comme une durée sans fin 1. Au-delà du temps certes, mais pas sans extension, l’éternité se comprend ainsi en termes de persistance illimitée. À ce modèle d’une éternité qui perdure, Plotin va substituer celui dans lequel elle s’oppose au temps et à la durée qui ne se distinguent plus 2. C’est sur la base de cette compréhension que Boèce fournira la définition de l’éternité comme « possession tout entière à la fois et parfaite de la vie infinie » 3, que retiendront les penseurs chrétiens ultérieurs. L’éternité est ainsi placée en Dieu, tandis que la durée perpétuelle (aevum) appartient aux anges et le temps aux êtres corruptibles 4. Michel Lambert ✐ 1 Aristote, Traité du ciel, I, 9, 279 a, tr. P. Moraux, Les Belles

Lettres, Paris, 1965. 2 Plotin, Ennéades, III, 7, tr. E. Bréhier (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1995. 3 Boèce, Consolation de la philosophie, V, pros. 6, Les Belles Lettres, Paris, 2002. 4 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 14, Cerf, Paris, 1984-1986, vol. I. Voir-aussi : Rodis-Lewis, G., Idées et vérités éternelles chez Descartes et ses successeurs, Vrin-Reprise, Paris, 1985. Moreau, P.-F., Spinoza, L’expérience et l’éternité, PUF, Paris, 1994. ! CRÉATION, DURÉE, ÉTERNEL RETOUR, TEMPS ÉTHIQUE Du grec ethos, « moeurs », « mode de vie commun ». GÉNÉR., MORALE 1. Partie de la philosophie qui étudie les fins pratiques de l’homme, c’est-à-dire les conditions individuelles et collectives de la vie bonne. – 2. Doctrine spécifique déterminant le contenu de cette bonté ainsi que le contenu normatif des règles permettant sa réalisation. – 3. Conscience des règles et des valeurs qui guident la pratique d’un groupe déterminé (éthique des affaires, du droit, du journalisme, etc.). Dans la philosophie grecque et hellénistique, l’éthique est une des parties de la philosophie : à côté de la physique (qui traite de la nature) et de la logique ou canonique (qui traite des règles de la pensée), l’éthique concerne la conduite de la vie humaine en tant qu’elle est orientée par la recherche du bien. D’après Diogène Laërce, Socrate est d’un des premiers penseurs grecs à s’être détourné de la physique pour consacrer l’essentiel de son attention à l’éthique 1. Cette dernière est alors conçue comme une sagesse pratique qui ne vise pas seulement le savoir de ce qui est (objet de la physique),

ni le savoir de ce qui est vrai (objet de la logique) : doit-on donc considérer que l’éthique vise pour sa part le savoir de ce qui est bon, ou faut-il aller plus loin et considérer qu’elle détermine le bon dans la recherche de ce qui doit être ? Cette question est au fondement de l’équivocité de l’éthique : elle est le lieu d’une tension constante entre la description et la prescription, ou entre les conditions subjectives de la détermination de la volonté, et les conditions objectives de la valeur d’une norme. Si l’on choisit de mener à son terme une enquête en direction des conditions « objectives » de la validité d’une norme morale, l’éthique rejoint la science générale de l’être. Ainsi chez Spinoza « nul ne peut avoir le désir de posséder la béatitude, de bien agir et de bien vivre, sans avoir en même temps le désir d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister en acte » 2. L’éthique est alors pensée comme indissociale d’une ontologie. Si, au contraire, on se concentre sur les formes singulières des prescriptions, alors la construction d’une science de l’éthique change de sens : elle devient science descriptive des moeurs, par exemple chez J. S. Mill, qui nomme « éthologie » downloadModeText.vue.download 404 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 402 la science descriptive des formes de moralité singulières et normatives 3. Il faut donc distinguer au moins trois sens possibles pour une éthique : science absolue du bien en tant qu’il s’identifie à l’être, science relative des biens en tant qu’ils déterminent concrètement l’action des hommes, et science normative des fins que l’on doit prescrire aux hommes. Cette stratification est encore compliquée par le recouvrement progressif de deux vocables (éthique, issu du grec, et morale, issu du latin). Cependant cette distinction de l’éthique et de la morale peut aussi servir à articuler le plan de la conception du bien à celui de la prescription des normes. Ainsi, raisonnant du point de vue de la question de la nature et de l’origine des normes juridiques, Kelsen est amené à construire une articulation épistémologique entre éthique et morale : « on ne saurait nier qu’il existe une science ayant pour objet la morale

en tant que système de normes, que cette science a pour nom « éthique », et que cette science, comme toute autre science, s’adresse à notre savoir, tandis que son objet, la morale, en tant que système de normes, s’adresse à notre vouloir » 4. Cette conception parvient ainsi à faire de l’éthique une science à la fois descriptive et normative, en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les normes fondamentales qui se présentent comme conditions de validité des normes particulières qu’exige la morale lorsqu’elle rapporte les actes de la volonté à des objets déterminés. L’éthique est alors la fondation intellectuelle d’un acte de la volonté dans le calcul des conditions objectives de sa validité morale. Or, par ailleurs, l’objectivation de l’éthique, prise comme science descriptive des contenus des normes empiriques du vivre-ensemble, a finalement tenté de rompre le lien entre une science de l’éthique qui culminerait dans une science de l’être d’une part, et d’autre part la prescription concrète de devoirs et d’obligations s’imposant à des sujets déterminés historiquement et politiquement, établissant ainsi la distinction entre éthique (normative ou appliquée) et méta-éthique (ou fondement philosophique de l’éthique en tant qu’il concerne la définition même du bien, du juste et du devoir, sans qu’aucun contenu positif ne soit assigné à ces valeurs). Ainsi la méta-éthique est une science pure de l’éthique, qui se détourne des contenus matériels de l’éthicité concrète pour en donner une lecture formelle à laquelle seule la philosophie peut prétendre – avec cette conséquence ultime qu’en retour la philosophie de l’éthique risque désormais de ne plus pouvoir prétendre qu’à cette formalité 5. Laurent Gerbier ✐ 1 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, tr. R. Genaille, GF, Paris, 1965, vol. I, p. 110. 2 Spinoza, B., Éthique, IV, 21, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1965, p. 239. 3 Mill, J. S., Système de logique déductive et inductive (1843), VI, 5, Ladrange, Paris, 1866. 4 Kelsen, H., Théorie générale des normes (1979), PUF, Paris, 1996, note 99, p. 456. 5 Williams, B., L’éthique et les limites de la philosophie (1985), Gallimard, Paris, 1990. ! BIEN, DROIT, ÉTHIQUE DE RESPONSABILITÉ / ÉTHIQUE DE CONVICTION, FIN ET MOYEN, MORALE, MORALITÉ, NORME, VERTU PHILOS. RENAISSANCE L’éthique se caractérise, à la Renaissance, par une réflexion sur la nature morale de l’homme qui souligne sa position centrale dans l’univers d’une part, et par la conception positive de sa condition mondaine, de l’autre. Le premier aspect se traduit par le concept de la dignité de l’homme, sujet

de nombreux moralité de le cosmos : s’abaisser.

traités (de l’homme est ni bête, ni C’est cette

Pétrarque à Pic de la Mirandole). La définie par sa position médiane dans ange, il peut aussi bien s’élever que indétermination qui constitue sa dignité,

son caractère exceptionnel, comme le souligne Pic 1 dans son Oratio de hominis dignitate (1486) : la possibilité de faire tant le bien que le mal est le signe de la liberté humaine et de son indépendance à l’égard du destin ou de la nécessité naturelle. La moralité de l’homme tient à son pouvoir de se métamorphoser, d’être un « caméléon ». C’est ainsi que la condition mortelle n’est pas seulement un passage vers la félicité éternelle : elle est, au contraire, l’occasion de donner un sens individuel à sa propre existence et d’acquérir la gloire ou la renommée qui sont les formes mondaines du salut. C’est alors la reconnaissance publique, auprès des contemporains ou de la postérité, qui devient le critère du jugement moral, et qui caractérise l’éthique comme essentiellement politique. « La philosophie morale est nôtre », souligne L. Bruni 2, dans son Isagogicon moralis disciplinae, à la différence de la philosophie de la nature : c’est la communauté des hommes qui établit les règles de leur conduite, laquelle ne concerne pas tant la maîtrise de soi que la participation aux affaires publiques. La première vertu de l’homme moral est donc l’engagement dans la vie de la cité, alors que l’isolement de l’homme de lettres ou l’austérité de la vie monastique sont considérés comme un acte d’égoïsme. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Pic de la Mirandole, De hominis dignitate, en. fr. dans : Pic, OEuvres philosophiques, trad. O. Boulnois et G. Tognon, Paris, 1993. 2 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996. Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism, Princeton, 1988. Senellart, M., Les Arts du gouverner, Paris, 1995. Skinner, Q., The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, 2 vol., 1992 (5e édition). Struever, N., The Language of History in the Renaissance, Princeton, 1970. ! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), ACTION, BIEN, BONHEUR, HUMANISME, LIBRE ARBITRE ∼ ÉTHIQUE DE RESPONSABILITÉ / ÉTHIQUE DE CONVICTION Traduction de l’allemand Verantwortungsethik / Gesinnungsethik. SOCIOLOGIE

Opposition conceptuelle d’origine wébérienne servant à penser l’écart entre les réquisits du pouvoir et les exigences de la morale. La différence entre « éthique de responsabilité » et « éthique de conviction » est exposée de manière systématique dans la conférence sur « Le métier et la vocation de politique » 1. L’éthique de responsabilité, que Weber avait nommée « éthique du pouvoir » (Machtethik) dans le premier brouillon de cette conférence 2, est celle qui convient à l’homme politique, dans la mesure où il doit prendre en compte les conséquences prévisibles de ses actes. Elle s’oppose à l’éthique de conviction, dont le paradigme est, selon les textes, l’éthique chrétienne consignée dans le Sermon sur la montagne, ou l’éthique du « syndicaliste », c’est-à-dire du militant convaincu downloadModeText.vue.download 405 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 403 de la justesse de ses fins et indifférent aux effets pervers des moyens qu’il met en oeuvre pour les réaliser. L’opposition établie par Weber entre éthique de responsabilité et éthique de conviction s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur la tension qui existe entre, d’une part, la logique immanente à la sphère d’action politique et, d’autre part, les exigences « acosmiques » de l’éthique de fraternité des religions de salut 3. Elle a été généralement banalisée dans le sens d’une reprise, en termes modernes, du thème machiavélien de l’amoralisme de la politique, voire comme une concession de Weber à la realpolitik, c’est-à-dire à une attitude politique opportuniste, parce qu’exclusivement guidée par la quête du pouvoir. Weber toutefois avait explicitement critiqué la realpolitik, entendue comme une politique réglée sur les chances de succès éphémères offertes par les conjonctures, et il avait distingué de celle-ci la « politique réaliste », compatible avec le respect de valeurs fondamentales, quoique soucieuse des conditions concrètes de leur réalisation 4. Sur la foi de ces textes, certains auteurs se sont employés à démontrer que l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction ne constituaient pour lui que des concepts-limites désignant les deux pôles possibles de l’action engagée, étant entendu que toute action concrète participe toujours, selon des proportions variables, de l’une et de l’autre 5.

Catherine Colliot-Thelene ✐ 1 Weber, M., « Politik als Beruf » (1910), in Gesammelte Politische Schriften, J. C. B. Mohr, 1988, pp. 505-560, trad. le Savant et le politique, 10 / 18, Paris, 1998, pp. 166-180. 2 Colliot-Thelene, C., « Éthique de la responsabilité, éthique du pouvoir ? », in De quoi sommes-nous responsables ?, Le Monde éditions, Paris, 1997. 3 Outre la conférence sur « Le métier et la vocation de politique », cf. « Considération intermédiaire », in Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996, pp. 424-426. 4 « Der Sinn der “Wertfreiheit” der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften » (1917), in Weber, M., Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, J. C. B. Mohr, 1988, pp. 513515, trad. « Essai sur le bon sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », in Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, pp. 437-440. 5 Schluschter, W., « Gesinnungsethik und Verantwortungsethik », in Religion und Lebensführung, Suhrkamp, Francfort, 1996. ! ENGAGEMENT, ESPACE PUBLIC, ÉTHIQUE, RESPONSABILITÉ ETHOS Mot grec : « moeurs », « caractère ». GÉNÉR., MORALE Forme non explicitée de la moralité d’un groupe ou d’un individu, en tant que dans les deux cas elle est susceptible de se traduire dans des comportements déterminés. Contrairement au nomos, qui suppose un énoncé déterminé, l’ethos se présente comme une coutume antérieure à toute formule. Sa définition met en évidence une tension entre le caractère collectivement vécu d’un mode de vie et la détermination singulière d’une complexion ou d’un comportement. Platon montre ainsi que l’ethos n’est pas autre chose que la loi des Anciens, en tant qu’elle relève de « coutumes non écrites »1 ; mais il utilise également le mot pour désigner le caractère ou le « naturel » d’un individu particulier. Cette tension se retrouve et se précise dans l’usage que Max Weber inaugure du terme ethos au début du XXe s. 2. L’ethos est alors précisément ce qui permet à Weber de penser la transformation de « l’éthique protestante » en « esprit du capitalisme » : il est le lieu dans lequel les déterminations

éthiques générales (quantitativement) et abstraites (qualitativement) deviennent particulières et concrètes. Laurent Gerbier ✐ 1 Platon, Lois, VII, 792e, tr. A. Diès (1956), Les Belles Lettres, Paris, 1994, p. 18. 2 Weber, M., Éthique protestante et esprit du capitalisme (19041905), tr. I. Kalinowski, Flammarion, « Champs », Paris, 2002. ! CARACTÈRE, ÉTHIQUE, HABITUS ÉTIOLOGIE Du grec tardif aitiologia, d’aitia, « cause », et logos, « traité ». Héritage aristotélicien, l’étude des causes se verra appliquée à la médecine à partir du XVIe s. Soigner implique d’agir sur les effets, mais aussi et surtout sur les causes. PHILOS. SCIENCES En médecine, étude des causes des maladies. Les sensualistes, comme Broussais (1772-1838), pour qui la maladie est le fruit d’une excitation amoindrie ou exagérée, ou d’une influence occasionnelle des milieux, n’accordent qu’une faible place à l’étude des causes pour expliquer une pathologie. Les vitalistes, admettant la maladie comme réaction à un trouble de l’unité, de l’activité, de la spontanéité du corps vivant, font de l’étiologie un motto de leur philosophie naturelle, qui, comme le précise Bardiez (1734-1806), « a pour objet la recherche des causes des phénomènes de la nature, mais seulement en ce qu’elles peuvent être connues par l’expérience » 1. Bernard (1813-1878) mesurera l’importance de l’étiologie dans l’élaboration d’un « déterminisme » des phénomènes physiologiques qu’il transfère au domaine de la pathologie. Faisant du microbe la cause morbide, certains pasteuriens (fin XIXe s.-début XXe s.) fondent certes l’étiologie microbienne, mais sombrent du même coup dans un « causalisme » excessif. L’étiologie dans son sens contemporain englobe l’ensemble des facteurs pathogènes. Cédric Crémière ✐ 1 Barthez, P.I., Nouveaux Éléments de la science de l’homme

(1778), réédition augmentée, Goujon et Brunot, Paris, 1806, 2 vol. ! DÉTERMINISME, VITALISME ÉTRANGEMENT ! ALIÉNATION ÊTRE Du latin esse, équivalent du grec einai. L’être est, dès les premières analyses de la philosophie, écartelé entre son sens de simple copule, celui de désignation d’une ontologie régionale puis celui d’un concept enveloppant l’être en tant qu’être, sans scories attributives ou prédicatives. Avant cette mise en forme aristotélicienne, l’être monolithique de Parménide empêchait toute fondation d’une connaissance de l’être en mouvement entre ses différentes apparitions dans le monde. À cet arrêt, la théorie platonicienne des Idées ne substitue qu’un pseudo-mouvement, celui de la participation, qui laisse toutefois l’être de la matière à son essentielle nullité – sauf si l’on se souvient downloadModeText.vue.download 406 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 404 qu’il faut une matière-réceptacle (donc ontologiquement mieux déterminée) pour former le monde du Timée. La question de l’être demeurera cependant fixée par l’analyse aristotélicienne qui, dans sa métaphysique, oscillera entre l’ontologie en son sens le plus propre (la science de l’être en tant qu’être) et la théologie (la science de l’être primordial). D’une certaine façon, toute l’histoire de l’ontologie, y compris dans les formes les plus radicales de l’imprécation heideggerienne, revient à instancier l’être dans ce que Heidegger nomme son « étantité » c’est-à-dire dans une sorte d’annexion à des catégories où l’être se dilue et perd l’horizon de son questionnement le plus authentique. La forme la plus abâtardie de l’interrogation sur l’être est sans conteste celle qui appartient aux philosophies de l’existence, qui posent l’être comme la conscience ou comme le sujet, suivant en cela une pratique hégélienne de la phénoménologie. On peut se demander si, face à la clôture aristotélicienne de la question de l’être, la résurgence de l’ontologie dans la philosophie contemporaine ne tient pas dans la phraséologie de l’écoute de l’être une autre forme de son étantité. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE En grec, « réalité » se dit on (participe présent neutre du verbe einai, « être »). Dans son emploi philosophique, le verbe être est susceptible de trois emplois : un emploi existentiel, où être signifie exister, un emploi absolu, où être s’oppose à devenir, un emploi copulatif enfin, où être, copule, relie un

prédicat à un sujet, comme dans « la rose est belle ». Dans son sens absolu, l’être implique permanence, incorruptibilité et immuabilité, contre le changement, les modifications, la génération et la corruption propres au devenir. Parménide écrivait : « l’être est, le non-être n’est pas. » L’être est unique, sans cause, sans commencement et sans fin : « fini de partout, ressemblant à la masse d’une sphère bien ronde, du centre déployant une force égale en tous sens. » (fragment 8). Il y a unité de la pensée et de l’être : c’est le même en effet que de penser et d’être (fragment 3). Platon reprend l’opposition parménidienne entre être et devenir, comme sa distinction entre opinion et pensée. La forme (eidos) est qualifiée, par redoublement adverbial d’être, d’ontôs ousia, ou d’ousia ontôs ousa (Sophiste, 248 a, Phèdre, 247 c-e). Contre l’interdit parménidien, toutefois, Platon, dans le Sophiste, fondant l’attribution et problématisant la prédication, établira l’être du non-être. Le non-être sera l’autre, et justifiera que d’une chose on dise non seulement cela même qu’elle est, mais également une pluralité d’autres dénominations. Une telle reconnaissance d’un certain nonêtre de l’être fondera aussi, contre les sophistes, avec l’être de l’image et l’existence de la fausseté, la distinction entre vrai et faux. L’image sera caractérisée comme ouk on ouk ontôs (240 c). Dans le mélange des genres qui permet l’attribution, c’est-à-dire l’un et multiple dans le langage comme dans l’intelligible, il y a cinq genres principaux. L’être ne figure donc pas seul, mais aux côtés du même, de l’autre, du mouvement et du repos : « l’être, à son tour, participant de l’autre, sera donc autre que le reste des genres » (Sophiste, 259 b). Ainsi, « le Sophiste n’est pas le traité d’ontologie que l’on voulut dire, précisément parce qu’il ne traite pas de l’être. Bien plutôt, il s’adosse à une réalité solidaire de ses déterminations premières et de ses cohérences – repos et mouvement, même et autre. » (C. Imbert). La philosophie d’Aristote engage une réflexion sur les multiples acceptions d’être : « L’être se prend en de multiples sens [...] : en un sens, il signifie ce qu’est la chose, la substance, et, en un autre sens, il signifie une qualité, ou une quantité, ou l’un des autres prédicats de cette sorte » (Métaphysique, Z, 1). Les différentes acceptions d’être rencontrent ici l’intérêt du concept de catégorie : l’être se dit en plusieurs acceptions selon les catégories. Mais la multiplicité des acceptions d’être ne recoupe pas exactement la multiplicité des catégories, qui se définissent comme les multiples signifiés des dits hors combinaison. Parmi les acceptions d’être, figurent en outre l’être par soi et par accident, l’être comme vrai et comme faux, et l’être selon la puissance et l’acte. Or Aristote classe les acceptions d’être : « l’être au sens premier est le “ce qu’est la chose”, notion qui n’exprime rien d’autre que la substance. En effet, lorsque nous disons de

quelle qualité est telle chose déterminée, nous disons qu’elle est bonne ou mauvaise, mais non qu’elle a trois coudées ou qu’elle est un homme : quand, au contraire, nous exprimons ce qu’elle est, nous ne disons pas qu’elle est blanche ou chaude, ni qu’elle a trois coudées, mais qu’elle est un homme ou un dieu ». Le terme de substance traduit lui-même un substantif, ousia, que peut également traduire « essence », et qui est composé sur la même racine que le verbe être. Toutes les autres choses qu’on dit des êtres ne sont dites telles que « parce qu’elles sont ou des qualités de l’être proprement dit, ou des qualités, ou des affections de cet être, ou quelque autre détermination de ce genre ». Que l’être au sens premier soit « ce qu’est la chose », l’essence, le to ti en einai ou la quiddité, dégage un ordre dans les acceptions d’être et un privilège de la substance, comme être par soi. La question posée par Aristote : Ti to on, « qu’est-ce que l’étant ? » (Métaphysique, Z, 1) se poursuit aussitôt en : Ti hè ousia, « qu’est-ce que la substance ? » qui s’identifie alors au to ti en einai, littéralement « ce que c’était que d’être », que Jacques Brunschwig propose de traduire par : « l’essentiel de l’essence ». C’est ainsi que les multiples acceptions d’être ne font pourtant de l’être ni un genre, ni un homonyme ; l’être se dit relativement à un terme unique (pros hen) : « nous n’attribuons l’être ni par homonymie, ni par synonymie : il en est comme du terme médical dont les diverses acceptions ont rapport à un seul et même terme, mais ne signifient pas une seule et même chose, et ne sont pourtant pas non plus des homonymes : le terme médical, en effet, ne qualifie pas un patient, une opération, un instrument, ni à titre d’homonyme, ni comme exprimant une seule chose, mais il a seulement rapport à un être unique. » (Métaphysique, Z, 4). Ce terme unique est la substance, ousia, non pas tant le sujet ou substrat des déterminations que le ceci déterminé. De toutes les substances, Dieu est la première, définie comme premier moteur immobile, acte pur qui meut la nature par le désir qu’il lui inspire. À la suite des mégariques, les stoïciens refusent d’énoncer les jugements à l’aide de la copule. Ils rejettent l’équivalence

aristotélicienne entre « l’homme marche » et « l’homme est marchant », et l’inversent : ils substituent à « l’arbre est vert » « l’arbre verdoie », et cette substitution engage une modification considérable de la théorie de la prédication. Dès lors que le verbe signifie le prédicat, qui n’en est pas séparé sous la forme d’un attribut, le prédicat n’est pas un concept, un objet ou une classe d’objets, mais un fait ou un événement. De même, la physique stoïcienne des corps qui n’admet pas seulement des corps, qui sont effectivement des « étants » (onta), mais également des incorporels, qui ne sont pas des êtres sans pour autant n’être rien, ne peut admettre l’être ni comme genre suprême, ni comme terme ultime de l’analyse physique, et lui substitue le « quelque chose » (ti) comme l’unique trait commun entre corps et incorporels. Lorsque le grammairien grec Apollonius Dyscole, au second siècle après J.-C., parlera des pronoms qui « signifient downloadModeText.vue.download 407 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 405 seulement la substance » (ousia), il définira l’ousia comme « ce que signifie le “Je suis”. » Frédérique Ildefonse ✐ Aristote, Métaphysique (en particulier, G, 2 ; Z, 1 et 4 ; Q, 10 ; N, 2), tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986. Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1962. Bréhier, É., La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Vrin, Paris, 1928. Imbert, Cl., Pour une histoire de la logique – Un héritage platonicien, PUF, Paris, 1999. Parménide, Sur la nature ou sur l’étant – La langue de l’être, présenté, traduit et commenté par B. Cassin, Seuil, Paris, 1998. Platon, Sophiste, tr. A. Diès (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1994. ! AUTRE, CATÉGORIE, COPULE, CORPS, DEVENIR, ESSENCE, HOMONYME, INCORPOREL, RÉALITÉ, SUBSTANCE, SYNONYME PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Heidegger introduit une distinction essentielle entre

l’étant et l’être en tant qu’il n’est rien d’étant. La question centrale de la pensée de Heidegger est la question de l’être, reposant sur une distinction entre le plan ontique de l’étant et le plan ontologique de l’être. La métaphysique interroge l’étant en direction de son être, de son étantité, donnant à chaque époque un sens exclusif à l’être (idée, substance, monade, objectivité, esprit, volonté de puissance) et omettant de penser l’être en tant que tel pour le concevoir comme ce qui est le plus étant, à la fois au sens de l’étant le plus commun et de l’étant le plus élevé, conformément à la constitution onto-théologique de la métaphysique. Dans tous les cas, celle-ci finit par rabattre l’être sur un étant transcendant, procédant ainsi d’un oubli de l’être. Cette formule ne doit pas s’entendre comme une omission propre à une telle pensée, mais comme un génitif subjectif : la métaphysique est le lieu en lequel l’être se dispense en s’oubliant. L’oubli est donc un trait essentiel de la manifestation de l’être. Or, en pensant l’être comme étantité de l’étant, la métaphysique omet l’être au profit de l’étant jusqu’au point où, en s’accomplissant dans la nihilisme avec Nietzsche, il n’en est plus rien de l’être et où elle devient oubli de cet oubli en tant qu’il est lui-même un trait de l’être. Aussi convient-il de distinguer la question directrice de la métaphysique, qui est celle de l’étantité de l’étant, de la question fondamentale, qui est la question de l’être en tant que tel que la métaphysique ne pose jamais. L’une caractérise le premier commencement de la pensée, allant des Grecs à Nietzsche et s’achevant dans le déploiement de la technique. L’autre permet de penser un autre commencement où l’être (Seyn) doit être pensé en sa vérité, indépendamment de sa relation à l’étant. S’ouvre alors la perspective d’un événement de co-appartenance de l’être et de l’homme, où l’être n’est plus pensé ni comme une idéalité universelle ni comme une transcendance verticale (Dieu), mais comme le mystère qui se dispense en s’occultant. Loin d’être le plus étant, il est cet autre de l’étant qui peut se donner à penser comme le Rien. Aussi le nihilisme, ultime accomplissement de la métaphysique telle que Nietzsche l’a pensée, peut-il préparer à une telle pensée ? Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. Heidegger, M., Nietzsche II, Pfullingen, 1961, tr. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1971.

Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie (Contributions à la philosophie), Francfort, 1989. Heidegger, M., Besinnung (Méditation), Francfort, 1997. ! ESSENCE, ÉVÉNEMENT APPROPRIANT, EXISTENCE, FONDEMENT, ONTOLOGIE, VÉRITÉ ÊTRE-JETÉ En allemand : Geworfenheit. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, facticité de l’existence, fait que le Dasein soit jeté au monde. Ce n’est pas une déréliction ni une chute, mais une détermination du Dasein à qui sa provenance et sa destination sont voilées. Le Dasein est jeté au monde sans en avoir décidé tout en ayant à se décider pour des possibles factices. L’être-jeté caractérise le phénomène de la naissance et l’étrangeté du Dasein jeté dans le monde. Le plus souvent, le Dasein fuit devant cette étrangeté et se réfugie dans le monde rassurant de la déchéance. Seule l’angoisse, l’arrachant à son immersion dans la quotidienneté, dévoile le lien de l’être-jeté et du projet. Si le Dasein est toujours en-avant-de-soi, l’être-jeté le constitue comme déjà là malgré lui. Il ne relève pas du passé au sens d’un événement révolu, mais de ce qui est irrécupérable dans l’existence. Ne posant pas son propre fondement mais existant en lui, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, tel qu’il est ouvert sur l’avenir. De même que la mort n’est pas réductible à un événement qui arrivera, la naissance n’est pas un simple événement datable : étant pour la mort tant qu’il existe, le Dasein vient au monde de la même façon. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), § 38, Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. ! ANGOISSE, DASEIN, DÉCHÉANCE, EXISTENTIALISME, FACTICITÉ, MORT EUCLIDIEN MATHÉMATIQUES 1. Qui se rapporte à Euclide d’Alexandrie. – 2. Dans une acception courante, se dit de l’espace de notre expérience sensible. Les treize livres des Éléments d’Euclide servent de référence à toute la pensée géométrique hellénistique, arabe et occidentale depuis leur rédaction. D’importantes critiques ont été

développées, pratiquement depuis l’origine du traité. Le cinquième postulat du livre I en est la proposition la plus questionnée : « Et que, si une droite, tombant sur deux droites, fait les angles intérieurs et du même côté plus petits que deux droits, les deux droites indéfiniment prolongées se rencontrent du côté où sont les angles plus petits que deux droits ». La géométrie qui accepte cette demande est conforme à l’expérience sensible immédiate et a pu fournir un cadre adéquat à la physique classique, newtonienne. La permanence des recherches en vue de modifier le statut de cet énoncé – de le démontrer – a conduit à l’élaboration de doctrines géométriques, logiquement valides, qui n’acceptent pas ce postulat et choisissent l’une ou l’autre de ses deux possibles négations : l’hypothèse de l’angle aigu et / ou l’hypothèse de l’angle obtus ont donné naissance, au downloadModeText.vue.download 408 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 406 XIXe s., aux géométries non euclidiennes. Celles-ci servent de cadre formel aux développements modernes de la physique relativiste. La crise de la géométrie euclidienne a fortement ébranlé certaines lectures du kantisme et sa qualification de l’espace comme forme a priori de notre sensibilité. Vincent Jullien ! ESPACE, ÉTENDUE, GÉOMÉTRIE EUDÉMONISME Du grec eudaimonia, « bonheur ». MORALE Éthique pour laquelle le bonheur est le souverain bien de l’homme, et sa recherche, le principe légitime de toute action. En ce sens, il n’y a pas dans l’Antiquité de morale qui ne ressortisse à l’eudémonisme. Tous les courants de pensée prennent, en effet, comme point de départ l’axiome « nous voulons être heureux »1 ; on se divise ensuite sur la nature du bonheur (consiste-t-il ou non dans le plaisir, et si oui dans quel type de plaisir ?) et sur les moyens de l’obtenir. On a même pu considérer que la philosophie consiste essentiellement dans la recherche du meilleur genre de vie pour ce but. C’est que le bonheur ne se réduit pas à un état psychologique

subjectif et arbitraire, mais correspond à une valeur objective où la nature humaine se trouve actualisée à son maximum de plénitude. Par là s’est trouvée introduite la considération du bien moral (kalon, honestum) qui spécifie le bien en général (agathon, bonum) visé comme fin de toute action 2. Socrate a pu ainsi soutenir le paradoxe que celui qui satisfait un désir déréglé est, en fait, malheureux 3. Pour le stoïcisme, le choix conscient d’une manière d’agir conforme aux valeurs morales est la condition même du bonheur 4. Chez Plotin, l’eudaimonia devient une réalité subsistante (hypostasis) : elle appartient à la vie parfaite, qui se trouve dans l’Intellect 5. De là, saint Augustin dira que « la vie bienheureuse de l’âme, c’est Dieu » 6, et son eudémonisme consistera autant à aimer Dieu pour lui-même que pour soi-même, car il identifie le bien visé avec le Bien ontologique. Jean-Luc Solère ✐ 1 Platon, Euthydème, 278 e ; Saint Augustin, De Trinitate, XIII, 4 ; Cicéron, Hortensius, fr. 36 Müller. Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095 a 18-20. 2 Aristote, op. cit., 16, 1098 a 16-18. 3 Platon, Gorgias. 4 Cicéron, Tusculanes V, 40-41. 5 Plotin, Ennéades I, 4, 11. 6 Augustin (saint), De Libero arbitrio, II, 16, 41. Voir-aussi : Hadot, P., Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, Paris, 1995. Holte, R., Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et le problème de la fin de l’homme dans la philosophie ancienne, Études augustiniennes, Paris, 1962. Robin, L., la Morale antique, PUF, Paris, 1938. ! ATARAXIE, BIEN, BONHEUR, FRUITION, HÉDONISME EUGÉNISME De l’anglais eugenics (Galton, 1883), lui-même construit sur le grec eugenès, « bien né » (de eu, « bien », et genos, « naissance », « lignée », « genre »). Les « jeunes hommes bien nés » qu’évoque Platon dans La République 1 constituent l’apparition de l’idée d’eugénisme en philosophie ; mais pendant des siècles l’eugénisme, sans jamais reprendre ce nom, corres-

pondra simplement à une théorie de la noblesse. Cette théorie de la noblesse peut fonder une hiérarchie sociale, ou offrir une légitimité à l’exercice de la force politique ou militaire, mais l’eugénisme ne prend son visage moderne qu’avec l’invention du mot par Francis Galton 2 : il devient alors un programme, revendiquant ses fondements scientifiques dans la théorie de l’évolution. BIOLOGIE, MORALE, POLITIQUE Doctrine regroupant les recherches (génétiques, biologiques) et les pratiques (morales, sociales) visant à améliorer une race. Circonscrit à l’amélioration des races animales, l’eugénisme a été appliqué à l’homme, puis détourné par les idéologies discriminatoires pour devenir une théorie sociale visant à ne permettre la reproduction et la survie qu’à certains sujets jugés les plus aptes. L’amélioration des races domestiques s’est construite selon le schéma eugéniste de contrôle de la procréation par sélection, ce qui, du reste, a conduit à un appauvrissement génétique. L’eugénisme « positif » consiste à sélectionner les reproducteurs ; l’eugénisme « négatif », à empêcher certaines reproductions. Appliqué à l’homme, ce programme n’avait pas la connotation discriminatoire qu’on lui connaît. Ainsi, A. Pinard (1844-1934), médecin accoucheur et fondateur de la puériculture, définissait l’eugénisme comme l’« étude des conditions qui doivent présider à une bonne procréation ». ▶ Imprégnée d’idéologie raciste, l’eugénisme devait prendre une tout autre tournure : des programmes de stérilisation de personnes mentalement déficientes à l’exhortation d’une race supérieure. Cédric Crémière ✐ 1 Par exemple Platon, La République, II, 375a, tr. P. Pachet, Gallimard, « Folio », Paris, 1993, p. 125. 2 Galton, F., Inquiries into Human Faculty and its Development, Londres, 1883. Voir-aussi : Pichot, A., La société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, « Champs », Paris, 2000. Habermas, J., L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (2001), tr. Ch. Bouchindhomme, Gallimard, Paris, 2002. Taguieff, P.-A., La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, intr. et ch. IV, nouvelle éd., Fayard, « Mille et une nuits », Paris, 2002.

! GÉNÉRATION, GENRE, RACE, RACISME EUTHANASIE Du grec eu, pour « bonne », et thanatos, pour « mort ». Apparaît dans Suétone, Vies des douze Césars. MORALE Acte de hâter ou de provoquer délibérément la mort d’une personne, en vue de la délivrer de souffrances ou d’une condition de vie insupportables. L’euthanasie à travers les siècles Platoniciens, cyniques, stoïciens et épicuriens considéraient l’euthanasie volontaire, le suicide, comme une issue noble à downloadModeText.vue.download 409 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 407 une vie diminuée par la maladie ou par la souffrance. Platon n’admettait le suicide que dans les cas de maladies insurmontables. Aristote condamnait la lâcheté de celui qui, en se donnant la mort pour fuir l’infortune, privait la cité d’un membre utile ; il est cependant douteux qu’il ait étendu cette condamnation à l’euthanasie volontaire d’un malade. En Grèce et à Rome, quand le cas d’un patient était désespéré, le médecin pouvait refuser de le soigner ; tenter de prolonger temporairement sa vie, surtout contre sa volonté, était jugé de manière défavorable. L’aide médicale au suicide relevait de la seule conscience du médecin, et elle était relativement courante. À Sparte, à Athènes et à Rome était aussi pratiquée l’euthanasie involontaire des nouveau-nés victimes de malformations ou gravement malades. La valeur d’un individu et de sa vie étant déterminée par rapport à la cité, le recours à la médecine n’était légitimé que par son utilité sociale. Platon refusait que l’on prolongeât la vie d’individus incurables et, pour cette raison, dépendants de la cité ; Aristote justifiait aussi cette pratique d’élimination. La tradition hippocratique, les religions juive et chrétienne interdisent l’euthanasie, mais tolèrent l’abstention thérapeutique en vue de mettre fin à des souffrances extrêmes. L’euthanasie volontaire a été défendue par Montaigne, par More, par Bacon et par Hume, alors que Kant s’y est opposé. Le problème de l’euthanasie est devenu aigu au XXe s. du fait de la maîtrise technique de la vie et du déni de la mort, caractéristiques des sociétés hautement médicalisées : certains craignent que la technique permette de prolonger artificiellement leur vie et qu’elle les dépossède de leur mort. Néanmoins, craignant plus encore la mort, ils souhaitent contrôler les conditions de leur fin de vie. En Angleterre et aux ÉtatsUnis, depuis les années 1930, des associations promeuvent le droit de mourir dans la dignité et la légalisation de l’euthana-

sie volontaire. Ce n’est qu’aux Pays-Bas qu’elle est permise dans le cadre de strictes conditions légales. Euthanasie et éthique La question de l’euthanasie est de savoir si, et selon quels critères, on peut juger que la mort, dans certaines circonstances, est préférable à la vie. Elle suppose que la vie biologique n’a pas de valeur intrinsèque ou sacrée, qu’elle se distingue de l’existence dont le sens est à rechercher et que la qualité de la vie est au moins aussi importante que sa prolongation. Le problème éthique de l’euthanasie naît de la contradiction entre l’interdit du meurtre et le devoir de protection qui fondent la société, et le droit de la personne de disposer librement de sa vie. À quelles conditions une société peutelle tolérer l’homicide ? Le risque est de permettre l’euthanasie involontaire (pratiquée contre la volonté de celui qui la subit) qui pourrait être soumise, au détriment des intérêts de l’individu, à ceux de la collectivité, à des considérations économiques, à des fins eugénistes ou à des idéologies barbares (cf. l’extermination présentée par les nazis comme euthanasie de malades ou d’individus socialement indésirables). Il n’y a donc pas de cadre moral prédéterminé pour orienter la décision toujours singulière d’euthanasie. Celle-ci manifeste le caractère éthique de l’acte médical dont la valeur est relative à l’individu auquel il s’applique et au jugement que celui-ci porte sur son état, jugement qui, idéalement, devrait dépendre de sa volonté. L’euthanasie passive, appelée aussi abstention thérapeutique par ceux qui refusent de la considérer comme une euthanasie, consiste à s’abstenir d’agir en ne mettant pas en oeuvre des traitements jugés inutiles (en soulageant toutefois les souffrances de la personne), même si cela hâte le moment de sa mort. Destinée à éviter l’acharnement thérapeutique, elle est tolérée par la déontologie médicale en vertu du principe de bienfaisance. Elle se justifie à partir des distinctions entre omission et action, et entre ce qui est voulu et ce qui est prévu, selon le principe des actions à double effet (saint Thomas d’Aquin) : la recherche du soulagement qui est un bien peut autoriser l’action dont la mort est la conséquence prévisible mais involontaire. Ces distinctions, souvent imprécises, n’annulent pas la responsabilité de l’auteur de l’euthanasie. L’euthanasie active consiste à agir en vue de donner la mort. L’euthanasie volontaire se fonde sur la demande préalable et le libre consentement de celui qui la subit et s’apparente à un suicide assisté. Elle est incompatible avec la déontologie médicale traditionnelle, qui prescrit le respect de la vie et qui, afin de préserver la confiance du patient, refuse au médecin le droit de provoquer délibérément la mort. Le principe de l’autonomie et du respect de la dignité de la personne humaine, invoqué pour justifier l’euthanasie active, trouve ses limites dans le cas de l’euthanasie non volontaire, pratiquée sur une personne durablement incapable d’exprimer sa volonté (nouveau-né gravement malformé, enfant malade,

personne sénile) à laquelle il faut un substitut. Céline Lefève ✐ Aristote, Éthique à Nicomaque (111, 6 a), trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990 ; La Politique (1335 b), trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1987. Bacon, Fr., Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), trad. M. Le Doeuff, Gallimard, Paris, 1991. Battin, M. P., The Least Worth Death, Oxford Univ. Press, NewYork / Oxford, 1994. Brock, D. W., Life and Death, At the University Press, Cambridge, 1993. Brody, B. A., Suicide and Euthanasia : Historical and Contemporary Themes, Dordrecht, Kluwer, 1989. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad. M. O. Goulet-Cazé, 4, 3, 6, 18, Librairie générale française, Paris, 1999. Doucet, H., les Promesses du crépuscule : réflexions éthiques sur l’euthanasie et l’aide médicale au suicide, Fides, Montréal, 1998. Engelhardt, H. T., The Foundations of Bioethics, Oxford Univ. Press, New-York / Oxford, 1986. Fletcher, J., Morals and Medicine (1954), Univ. Press, Princeton, New Jersey, 1979. Glover, J., Causing Death and Saving Lives. The Moral Problem of Abortion, Infanticide, Suicide, Euthanasia, Capital Punishment, War and Other Life-or-Death choices, Harmonds Worth, Penguin Books, 1977. Hume, D., « Essai sur le suicide », in Histoire naturelle de la religion et autres essais sur la religion, trad. M. Malherbe, Vrin, Paris, 1971. Kant, E., Métaphysique des moeurs, partie II : « Doctrine de la vertu », trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1985. Kuhse, H., The Sanctity-of-Life Doctrine in Medicine : A Critique, Clarendon Press, Oxford, 1987. Montaigne, M. (de), Essais, livre II, ch. 3 : « Coustume de l’Isle de Cea », PUF, Quadrige, Paris, 1992. More, Th., Utopie (1516), trad. A. Prévost, Mame, Paris, 1978. Platon, la République, livre III, 406 c-410 a, trad. E. Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1996.

Rachels, J., The End of Life : Euthanasia and Morality, Oxford Univ. Press, Oxford, 1986. Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. H. Noblot, Les Belles Lettres, Paris, 1957. Singer P., Rethinking Life and Death, Oxford Univ. Press, Oxford, 1995. Verspieren, P., Face à celui qui meurt. Euthanasie, acharnement thérapeutique, accompagnement, Desclée de Brouwer, Paris, 1984. downloadModeText.vue.download 410 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 408 BIOLOGIE, MORALE Fait de faciliter, par acte ou par défaut d’acte, la mort d’un malade dont la vie est condamnée en vue d’abréger ses souffrances. Utilisé par certains auteurs antiques (Cicéron, Posidippe, etc.) dans le sens général d’une belle mort, le mot sera défini dans son sens moderne médical par Bacon (1623) : c’est « presque une religion pour les médecins d’assister les malades une fois qu’ils n’ont plus d’espoir » 1. Le terme recouvre aujourd’hui trois sens : le soin contre la douleur, dans le cas de malades agonisant (soins palliatifs) ; l’absence de traitement thérapeutique d’un malade condamné (euthanasie indirecte) ; et l’acte d’un individu en vue d’atténuer les souffrances d’un tiers (euthanasie directe). Le soin palliatif peut être taxé d’acharnement thérapeutique ; l’euthanasie indirecte, interprétée comme non-assistance à personne en danger ; et l’euthanasie active, comme homicide. Si le corps médical accepte les deux premières pratiques, bien qu’elles ne soient pas, en France, légalement encadrées, la dernière pose un sévère problème déontologique pour qui prête serment de « tout faire pour la vie ». ▶ La question devient celle de la liberté des individus de faire usage de leur corps, et de ses conséquences... Cédric Crémière ✐ 1 Bacon, Fr., Historia vitae (1623), livre IV, chap. II, § 11, éd.

de Bouillet, Hachette, Paris, 1834, p. 221. Voir-aussi : Munk, W., Euthanasie ou traitement médical pour procurer une mort facile et sans douleur (1889), trad. W. Gent. ÉVALUATION PHYSIQUE Mesure d’une grandeur, consistante à comparer cette grandeur, suivant des procédés techniques bien définis, à une grandeur de même espèce prise pour unité. La mesure d’une grandeur, sa valeur numérique, est donc un nombre réel qui doit toujours être suivi du nom de l’unité, sauf si cette grandeur est un nombre pur, comme, par exemple, l’indice de réfraction. En mécanique quantique, un système physique étant dans un état décrit par sa fonction d’onde, on fait correspondre des opérateurs hermétiques aux grandeurs qui lui sont attachées. Michel Blay ! GRANDEUR, MESURE, VALEUR ÉVÉNEMENT Le latin tire du verbe evenire (« se produire ») deux mots pour dire l’événement : eventum, qui désigne l’acte même de se produire (et qui est généralement utilisé au pluriel), et eventus, qui désigne ce qui est arrivé en tant que fait et produit. GÉNÉR. Élément du devenir dont le surgissement est perçu ou conçu comme une rupture de sa trame. L’événement est maintenant d’un noeud singulier (conformément à

d’abord présence : c’est le surgissement ici et fait qui se produit. Cette production est un dans l’enchaînement des causes et des effets la définition que Boèce donne du hasard :

« événement inopiné issu de causes confluentes »1). Comme tel l’événement est accidentel : cependant cette accidentalité même désigne à son voisinage un ordre causal qui la réintègre dans la trame de la temporalité qu’elle rompt. Ainsi, aux yeux de Leibniz, chaque substance comprend virtuellement tous les événements qui constitueront sa temporalisation propre dans l’existence, de sorte qu’un entendement infini pourrait les y lire d’un seul regard : « chaque substance singulière exprime tout l’univers [...] et dans sa notion tous ses événements sont compris avec toute la suite des choses extérieures » 2.

Cependant, s’il est produit par le temps selon un certain ordre que nous ne pouvons saisir que rétrospectivement, l’événement à son tour rompt le cours du temps et reconfigure son ordre. La singularité qui surgit dans le temps est alors, comme le « retournement » du temps du cosmos abandonné par le Dieu chez Platon 3, un principe d’orientation dans la durée. La conception chrétienne de la temporalité 4 illustre parfaitement ce phénomène : l’événement par excellence, c’est l’avènement du Christ, pensé comme articulation de la temporalité à l’éternité et avènement de la Loi nouvelle. L’événement est alors aussi bien le signe de la contingence radicale du temps que le moyen de son organisation : l’événement est, dans ce sens, la première clôture qui chez Rousseau marque la vraie fondation de la société civile. L’événement est alors le point saillant qui permet au discours historique de constituer des époques et de scander le temps long ; mais pourtant Rousseau lui-même ne cesse de rapporter ces points saillants à la « lente succession d’événements » qui purent les engendrer 5. L’événement ne cesse donc de participer de la double nature du surgissement et de ce qui, ayant surgi, s’accumule et forme le fonds même du temps. Laurent Gerbier ✐ 1 Boèce, Consolation de la philosophie, V, 1, tr. J.Y. Guillaumin, Les Belles Lettres, Paris, 2002, p. 125. 2 Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique (1686), § 9, édition G. Le Roy, Vrin, Paris, 1988, p. 44. 3 Platon, Le Politique, 269a-270d, tr. A. Diès (1935), Les Belles Lettres, Paris, 1970, p. 20-23. 4 Boureau, A., L’événement et le temps. Récit et christianisme au Moyen Âge, Les Belles Lettres, Paris, 1993. 5 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), OEuvres Complètes, vol. III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964, p. 164. ! ACCIDENT, FAIT, HASARD, HISTOIRE, HISTORIAL, IRRÉVERSIBILITÉ, TEMPS LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE Changement, ou ce qui arrive. Mais on peut soit le concevoir comme une propriété des choses qui changent, soit comme une chose particulière, une occurrence. Au sein des changements, Aristote distinguait les « mouvements » (kinèseis), les « accomplissments » (energeiai), les générations, et les corruptions, mais les « événements » (sum-

bébèkoi) avaient un statut intermédiaire, ni substances ni propriétés des substances, mais accidents. Avec la science moderne, l’événement est ce qui est capable d’entrer dans des relations causales et des lois. Dans la philosophie contemporaine, notamment chez Davidson 1, le débat traditionnel devient celui de savoir si les événements sont des substances ou des individus (une explosion) ou des entités telles que des faits identifiés en vertu des concepts qui les décrivent (le fait downloadModeText.vue.download 411 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 409 que la bombe ait explosé). Les événements sont-ils singuliers ou répétables ? ▶ Les disputes ontologiques sur les événements affectent la manière dont on comprend la causalité (est-elle une relation entre événements ou faits ?), le problème du rapport de l’esprit / corps (quand un événement mental cause un événement physique) et la théorie de l’action intentionnelle (si une action humaine est un événement, qu’est-ce qui la distingue d’un événement naturel ?). Pascal Engel ✐ 1 Davidson, D., Actions et événements, PUF, Paris, 1993. Voir-aussi : Bennett, J., Events and their Names, Cambridge, 1992. ! ACCIDENT, CAUSE, FAIT PHYSIQUE Ce qui se produit en un lieu et à un instant donné. Un événement est caractérisé par ses coordonnées spatiotemporelles (x, y, z, t). Une mesure physique se ramène à l’observation de relations entre des événements. La situation est plus complexe en mécanique quantique. Michel Blay ! QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ ∼ ÉVÉNEMENT APPROPRIANT ONTOLOGIE Chez le dernier Heidegger, nouvelle relation à l’être, constituant la pensée d’un autre commencement à la fin de la métaphysique. Ce terme désigne une co-propriation

de l’être (Sein) et de l’homme, sans pour autant donner un nouveau nom de l’étantié de l’étant, inaugurant une nouvelle époque de l’histoire de l’être. (En Allemand : Ereignis.) Une telle pensée suppose une certaine clôture de l’historialité. Il s’agit de penser de manière plus radicale la donation de la présence, le « il y a » (es gibt), étant admis que si l’être se donne comme présence, il n’est pas une présence absolue sans retrait ni réserve, mais implique une présence qui en s’approchant de nous se tient aussi en retrait. À l’Ereignis appartient l’Enteignis, le dépropriement, ce voilement qui est comme la léthé de l’aléthéia. L’être (Seyn) peut être considéré comme un mode de l’Ereignis, qui n’est pas un simple événement, mais l’avènement de la donation d’une présence qui ne s’ouvre qu’en se dissimulant. D’Être et Temps (1927) à Temps et Être (1962) s’est opéré un déplacement essentiel : si la question demeure celle de l’être et de son sens temporel, l’ontologie fondamentale s’est néanmoins découverte comme rebelle à toute démarche de fondation, à laquelle s’est substituée une donation, l’énigme du « il y a ». À la différence ontico-ontologique s’ouvrant dans le Dasein s’est substituée la duplicité de l’être même se retirant dans le dévoilement de l’étant. Si être signifie présence, il doit s’entendre comme ce qui, en portant l’étant au non-voilement, laisse se déployer dans la présence en étant lui-même le don de ce déploiement. Le temps est alors compris comme entrée en présence, Heidegger réhabilitant la présence massivement rejetée en 1927 dans la substantialité métaphysique. Il nomme « espace de temps » (Zeit-Raum) la dimension de donation des trois ekstases temporelles, dont le jeu constitue une quatrième dimension qui est la donation de la présence. La donation de l’être reposant sur le règne du temps, tous deux se co-appartiennent dans l’Ereignis. L’être est ainsi pensé comme éclaircie conçue à partir de l’Ereignis, qui est le temps comme présenteté (Anwesenheit), de sorte que ce qui donne à penser soit le rapport de l’éclaircie et de la présenteté. Une telle pensée a pour condition l’hégémonie du Dispositif. L’âge de la technique n’est donc pas seulement celui de l’aliénation dans la planification et l’objectivation, mais il porte en son extrême péril la promesse d’un nouveau commencement pour la pensée. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie (Contributions à la philosophie), Francfort, 1989.

Heidegger, M., Bremer und Freiburger Vorträge (Conférences de Brême et Fribourg), Francfort, 1994. Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. ! DISPOSITIF, ÉCLAIRCIE, ÊTRE, TOURNANT ÉVHÉMÉRISME D’après Evhémère de Messène (IIIe s. av. J.-C.). PHILOS. RELIGION Doctrine qui considère les dieux comme autant de héros ou de rois historiques divinisés après leur mort par leur peuple. Evhémère de Messène est l’auteur d’un livre traduit en latin par Ennius sous le titre Historia Sacra : ce livre, dont seuls quelques fragments sont conservés par Lactance, eut une large fortune à l’époque hellénistique. La thèse d’Evhémère, selon laquelle le panthéon païen provient du culte des héros bienfaiteurs, lui vaut d’être accusé d’impiété par Cicéron 1. Mais son effort de rationalisation des mythes a surtout fourni aux apologètes chrétiens (Clément d’Alexandrie, Tertullien, Cyprien, Arnobe, etc.) le modèle d’une critique constante de l’idôlatrie païenne opposée à la « véritable » religion : l’affirmation selon laquelle « les dieux [païens] ont été des hommes »2 permet en effet de rejeter la théologie païenne dans le domaine de la fabulation. En revanche, au Moyen Âge et à la Renaissance, l’evhémérisme perd peu à peu sa charge polémique pour devenir un principe d’explication historique de l’origine des dieux : ainsi l’evhémérisme est une « arme à double tranchant »3 qui tout en destituant les dieux païens de leur statut, contribuait à rendre pensable la divinisation du legs historique du paganisme. Laurent Gerbier ✐ 1 Cicéron, De la nature des dieux, I, 118-119, tr. C. AuvrayAssayas, Les Belles Lettres, Paris, 2002, p. 53. 2 Saint Augustin, Cité de Dieu, VII, 18, tr. L. Moreau, Seuil, Paris,

1994, vol. 1, p. 305. 3 Seznec, J., La survivance des dieux antiques (1980), Flammarion, Paris, 1993, p. 27. ! ATHÉISME, DIEU, FOI, MYTHE, RELIGION downloadModeText.vue.download 412 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 410 ÉVIDENCE Du latin evidentia, de videre, pour « voir ». PHILOS. CONN. Certitude si claire et si manifeste par elle-même que l’esprit ne peut la refuser. L’évidence s’impose comme manifestement vraie (étymologiquement, l’évidence, c’est ce que l’on voit), elle emporte l’adhésion de chacun et ne nécessite pas de preuve pour que l’on reconnaisse sa force, sa vérité et sa réalité. Elle s’oppose à ce qui est douteux ou incertain. On distingue généralement deux types d’évidence : l’évidence intellectuelle ou rationnelle, qui peut concerner une proposition, un axiome ou un principe (par exemple, le principe de contradiction) ; et l’évidence sensible ou empirique, qui se donne directement dans l’expérience (par exemple, une sensation visuelle en tant que donnée de la conscience). Mais si l’évidence s’impose, elle ne laisse pas pourtant de poser problème : émane-t-elle directement, comme le pensent les stoïciens, de la structure même de la représentation et du jugement, ou est-elle obtenue au terme d’un travail critique sur les préjugés ? Le statut de l’évidence est corrélé à la conception de la vérité : pour les stoïciens, l’évidence est a priori fondée et fondatrice, parce que la vérité constitue le cadre permanent de l’activité de juger. En revanche, pour les sceptiques, une telle conception de l’évidence est impossible, car aucune vérité ne préexiste au jugement. Or, comme toute proposition qui se présente comme une évidence (qu’elle soit vraie ou fausse) ne nécessite pas de preuve pour emporter l’adhésion, le problème est de mettre en oeuvre une critique de l’évidence, c’est-à-dire de toute proposition qui prétend au titre d’évidence. La philosophie cartésienne en quête de l’évidence Si l’on prend l’exemple de la philosophie cartésienne, on constate que Descartes fait de l’intuition intellectuelle de la clarté et de la distinction d’une idée le critère de l’évidence de l’idée, c’est-à-dire de la vérité de l’idée 1. Ainsi, dans l’arène

du doute, où même les vérités mathématiques sont en lice, la proposition « je pense donc je suis » est la première certitude que personne ne peut révoquer en doute. Mais, si l’évidence de l’idée en même temps que sa clarté et sa distinction sont érigées en critères de vérité par Descartes, c’est au prix d’un long cheminement qui lui a fait remettre en cause ce que tous les hommes considèrent comme des évidences : l’existence des corps extérieurs, du corps propre, des vérités mathématiques, comme « le tout est plus grand que la partie » ou « deux et deux font quatre », etc. L’évidence que Descartes choisit comme critère de vérité de l’idée n’est donc pas première au sens chronologique du terme : elle ne se présente pas immédiatement dans la philosophie cartésienne, mais est construite méthodiquement et résulte précisément de la mise en oeuvre de la méthode cartésienne, qui a pour objet de distinguer le vrai d’avec le faux, les vraies évidences des fausses. Descartes commence par critiquer non pas l’évidence sensible en tant que telle, mais l’évidence sensible qui se donne pour une évidence rationnelle : il reconnaît l’utilité des sens dans le domaine de la conservation de la santé, mais dénonce les préjugés liés à l’union de l’âme et du corps, qui font croire aux hommes que le monde est tel qu’ils le sentent, que le soleil, par exemple, a un diamètre de deux pieds (soit environ soixante centimètres). Seul l’entendement, ou la raison, peut concevoir la nature même d’une chose. Il faut donc lutter contre la prévention (les préjugés) et la précipitation du jugement et contre l’évidence sensible quand elle prétend dire ce qu’est la nature des choses, puisqu’elle n’enseigne en réalité que ce qui est utile ou nuisible à la santé et n’a une légitimité que dans ce domaine, ce qui est parfaitement résumé dans ce vers de La Fontaine : « Si l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse » (« Un animal dans la lune », Fables, livre VII, 18). La conception cartésienne de l’évidence des idées innées comme celle de l’âme ou de l’esprit, a été l’objet de nombreuses critiques dont, en premier lieu, celle de Locke 2. Alors que Descartes compare, dans la Règle 1 des Règles pour la direction de l’esprit, l’esprit à la lumière du soleil, qui n’est pas altérée par les objets qu’elle éclaire, et qu’il en fait une substance pensante saisie dans l’évidence d’une intuition intellectuelle, Locke, dans l’Avant-propos de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, fait de cette comparaison le préambule d’une nécessaire réflexion sur les limites de l’esprit humain : si l’esprit est comparable à un oeil qui fait voir et comprendre toutes les autres choses, il est nécessaire de réfléchir sur le pouvoir et la portée de l’oeil, car l’oeil ne se voit pas lui-même. Pour Locke, il n’y a donc pas de saisie immédiate et intuitive de l’esprit par lui-même, car toute idée venant directement ou indirectement des sens (Locke distingue bien deux sources d’idées – la sensation et la réflexion –, mais il conçoit la réflexion comme une perception a posteriori, ce qui suppose que l’âme a déjà reçu des idées par les sens), aucune idée n’est donc innée. Par conséquent, la connaissance de l’esprit ne relève pas de l’évidence d’une

idée claire et distincte. Cette critique lockienne de l’évidence cartésienne des idées innées, qui était elle-même construite sur une critique de l’évidence des préjugés, conduit à penser la critique de l’évidence comme une des tâches principales de la philosophie. La philosophie et la critique de l’évidence La perspective huronienne 3 permet de franchir un pas considérable par rapport à la conception classique de l’évidence, dont elle parvient à dépasser l’alternative du (l’évidence était jusque-là fondée soit sur la des perceptions de l’esprit [idées innées pour sur les perceptions [toutes les idées viennent

fondement vérité a priori Descartes], soit des sens]). En

montrant que le vécu de sensation est animé par une appréhension, Husserl dépasse l’empirisme : la chose n’est pas une collection de sensations, mais le même que chacune d’elles manifeste et qui est visé en chacune d’elles. Husserl reprend à son compte les exigences de l’intellectualisme : il ne peut y avoir de chose perçue comme évidente que dans l’appréhension d’un sens unitaire. Cependant, ce sens n’est pas un être positif a priori donné dans l’entendement ; l’unité de la chose est une unité seulement esquissée dans des aspects sensibles, puisque le caractère partiel de la perception définit l’essence de la chose transcendante. En ce sens, Husserl se rapproche de l’empirisme : la réalité de la chose perçue comme évidente est inséparable de sa donation sensible. Avec Husserl, l’évidence de la perception a cessé d’être réduite soit aux sensations, soit à l’acte d’intellection ; elle apparaît comme ce qui résulte d’une intentionnalité spécifique, à partir de laquelle on peut rendre compte des sens et du sensible. De nombreux autres exemples pourraient ici être développés du travail philosophique comme travail critique sur l’évidence. Par exemple, la notion d’espace doté de trois didownloadModeText.vue.download 413 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 411 mensions a longtemps été considérée comme une évidence, comme une notion primitive qu’il était vain d’examiner ou de définir. Or, questionner l’évidence d’une telle notion s’est révélé fécond, puisque ce questionnement a permis de construire un espace à 4, puis à n dimensions dans les géométries non euclidiennes. Cela incite à penser que l’évidence est nécessaire pour construire une théorie de la connaissance ou une science, mais qu’elle doit être désolidarisée de la notion d’absolu pour s’inscrire dans l’histoire du savoir. Car l’évidence n’existe pas en soi, mais exprime toujours un rapport de certitude entre un sujet et un objet, ce qui signifie

qu’elle doit être pensée et réfléchie dans un travail critique de la raison. En effet, l’évidence, dans l’histoire du savoir, peut perdre son efficacité épistémologique ou scientifique. Si l’on reprend l’analyse que propose Thomas Kuhn de la structure d’une révolution scientifique, on comprend que la science qu’il appelle « normale », c’est-à-dire le modèle scientifique qui fait autorité à un moment donné du savoir, repose sur des évidences admises par la communauté scientifique, mais qui sont remises en question lors d’un changement de paradigme, c’est-à-dire lors d’une révolution scientifique 4. Les évidences de l’ancien paradigme perdent alors leur efficacité et leur fécondité, et sont remplacées par de nouvelles évidences. Il n’y a donc pas d’évidence absolue, si ce n’est dans le discours religieux, mais il y a des propositions qui ont le statut d’évidences à tel moment et dans tel domaine du savoir, parce qu’elles expriment une relation féconde entre la théorie et l’expérience, ou entre le sujet connaissant et l’objet à connaître. De même qu’on ne peut pas tout définir ni tout prouver car, comme l’explique Pascal 5, dans toute définition, on utilise le verbe « être » et qu’on ne peut pas définir l’être sans utiliser le verbe « être », de même on ne peut pas tout justifier ni démontrer, et, en ce sens, se donner des propositions comme évidentes, c’est se donner un point de départ pour penser. Véronique Le Ru ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, in OEuvres, vol. VI, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974 ; 1996 ; Règles pour la direction de l’esprit in OEuvres philosophiques, t. I, établies par Alquié en 3 tomes, Garnier, Paris, 1963-1973. 2 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding, 1re éd. 1690, trad. fr. de la 4e édition anglaise par Pierre Coste « Essai philosophique concernant l’entendement humain », Amsterdam, chez Henri Schelte, 1700, repris par Vrin, Paris, 1983. 3 Husserl, E., L’idée de la phénoménologie, trad. A. Lowit, PUF, Paris, 1970. 4 Kuhn, T., La structure de la révolution scientifique, trad. Laure Meyer, Flammarion, Paris, 1962, 2e éd. 1970 ; Pascal, Bl., OEuvres complètes, Seuil, Paris, 1963. 5 Pascal, Bl., « L’esprit géométrique », in OEuvres complètes, op. cit. ! CERTITUDE, CRITIQUE (PHILOSOPHIE), INTUITION, VÉRITÉ, VRAI ÉVOLUTION Du latin evolutio, « développement », « déploiement ». GÉNÉR., BIOLOGIE

Au sens strict, transformation biologique graduelle, dans le temps, d’un individu ou d’une espèce vivante. L’évolution est d’abord le simple fait du changement d’un être à partir de lui-même : elle se présente comme le déploiement de ce qui est enveloppé et seulement virtuel. Le terme s’applique plus particulièrement aux être vivants, pris dans les processus naturels qui les voient se transformer pour passer d’un état à un autre. Jusqu’au XVIIIe s., le terme décrivait préférentiellement les transformations progressives de l’individu qui se développe de l’embryon à la maturité. L’évolution concernait alors essentiellement l’accomplissement de la forme parfaite à partir d’un état primitivement enveloppé. Les progrès de l’observation microscopique, dont Leibniz se fait le témoin, permettent alors de prendre le contre-pied de la doctrine aristotélicienne de l’épigénèse pour affirmer la préformation dans l’oeuf de l’individu achevé : « ce sont les expériences des Microscopes, qui ont montré que le papillon n’est qu’un développement de la chenille, mais surtout que les semences contiennent la plante ou l’animal déjà formé [...] » 1. Mais à partir de la fin du XVIIIe s., les progrès de la paléontologie permettent d’envisager l’évolution à une autre échelle, qui va devenir essentielle : celle des espèces et des genres du vivant, conçue comme changement progressif à partir des formes les plus simples du vivant. Avec le transformisme de Lamarck 2, on passe de l’évolution ontogénétique à l’évolution phylogénétique. La voie est alors ouverte à l’installation de la théorie de l’évolution au coeur de la biologie moderne, comme solution à un finalisme qui subsistait comme part non-scientifique de la biologie : Darwin, avec L’Origine des espèces 3, fournit une énorme masse de faits à l’appui de ce qu’il nomme la « modification avec descendance », ce qui lui permet de synthétiser les différents sens de l’évolution appliqués au vivant. D’une part, en tant qu’elle concerne les espèces et plus les individus, l’évolution remet en cause la fixité intelligible des formes « accomplies » des êtres vivants, et rompt avec le fixisme classique. D’autre part, en concevant la complexification progressive des formes du vivant, la théorie de l’évolution se place à la hauteur de la doctrine de la création, dont elle prend l’irréductible contre-pied. Enfin, la théorie de Darwin fournit à l’évolution un principe moteur décisif : l’idée de sélection naturelle, concept calqué sur la sélection artificielle pratiquée par l’homme, permet de rendre compte de la survie et de la reproduction des variations les plus favorisées dans leur environnement. Un disciple de Darwin, E. Haeckel, cherchera à réintégrer l’ancienne évolution dans la nouvelle, en proposant une loi dite « loi de récapitulation », selon laquelle l’ontogénèse récapitule la phylogénèse (selon ce principe, chaque individu accomplirait de l’embryon à la maturité un processus qui reproduit de façon très contractée l’ensemble du processus par lequel son espèce s’est développée jusqu’à lui), mais c’est néanmoins l’idée de sélection naturelle qui constitue le principal héritage du darwinisme en matière de théorie de l’évolution : la

sélection naturelle, couplée à l’idée de variations aléatoires, permet en effet de produire un modèle non téléologique de la production des caractéristiques nouvelles dans une lignée 4. Le problème théorique commence cependant pour le darwinisme lorsqu’il affirme que la sélection naturelle a un rôle créateur et pas seulement destructeur, car il est alors difficile de maintenir l’idée d’un mécanisme sans finalité. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Leibniz, G.W., Considérations sur la doctrine d’un esprit universel unique (1702), édition Ch. Frémont, in Système nouveau de la nature et de la communication des substances, GF, Paris, 1994, p. 224-225. 2 Lamarck, J.-B., Philosophie zoologique (1809), édition A. Pichot, GF, Paris, 1994. downloadModeText.vue.download 414 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 412 3 Darwin, Ch., L’origine des espèces (1859), tr. E. Barbier revue, Paris, GF, 1992. 4 Tort, P. (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, Paris, 1986. Voir-aussi : Canguilhem, G., et al., Du développement à l’évolution au XIXe s. (1962), PUF, Paris, 1985. Jacob, F., La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Gallimard, Paris, 1970. Pichot, A., Histoire de la notion de vie, Gallimard, Paris, 1993. Tort, P., Darwin et le darwinisme, PUF, Paris, 1997. ! FINALISME, GÈNE, GÉNÉTIQUE, HÉRÉDITÉ, VIE ÉVOLUTIONNISME ANTHROPOLOGIE, BIOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Approche qui utilise les concepts et les outils de la biologie de l’évolution pour l’analyse des phénomènes cognitifs, éthiques ou culturels. Dans le domaine de la cognition, l’évolutionnisme vise à expliquer l’existence, le fonctionnement, la diversité des systèmes et des sous-systèmes cognitifs, et les contraintes générales auxquelles ils sont soumis, en les considérant comme des adaptations résultant soit, littéralement, d’un processus

de sélection évolutionniste ayant opéré sur nos ancêtres et les ancêtres d’autres espèces animales dans leur environnement d’origine, soit de processus de sélection analogues aux mécanismes de la sélection naturelle. Des stratégies évolutionnistes ont été proposées dans le cadre des programmes de naturalisation de l’intentionnalité. La sémantique téléologique de R. Millikan 1 développe ainsi l’idée que le contenu d’un état mental est fixé par les conditions de correction de cet état telles qu’elles sont déterminées par la fonction biologique qu’il sert. En épistémologie, certaines approches naturalistes font aussi intervenir des considérations évolutionnistes pour rendre compte de l’harmonie qu’elles supposent exister entre nos capacités psychologiques et la structure causale du monde, et ainsi entre ce que sont nos processus de formation de croyance et ce qu’ils devraient être 2. Il existe également des approches évolutionnistes des phénomènes culturels qui s’efforcent de montrer comment certains aspects des changements culturels peuvent être modélisés au moyen d’outils empruntés à la biologie des populations. C’est le cas notamment de la théorie de la transmission culturelle de R. Dawkins 3 selon laquelle les « mêmes », conçus comme ensembles d’informations organisées, seraient des unités de transmission culturelles soumis à des processus de réplication, de sélection et de mutation analogues aux processus opérant sur les gènes. ▶ Ces approches évolutionnistes s’exposent à plusieurs critiques. Certaines portent sur la conception de l’évolution qui les sous-tend. Ainsi, le recours à une stratégie évolutionniste pour la naturalisation de l’épistémologie semble présupposer le caractère pan-adaptationniste et optimisateur de la sélection naturelle. D’autres soulignent les limitations d’une approche évolutionniste. On a notamment objecté que le recours aux notions de sélection naturelle et de fonction biologique pour naturaliser l’intentionnalité ne permettait pas de rendre compte du contenu déterminé des états mentaux. Enfin, certaines critiques soulignent le caractère forcé de l’analogie entre transmission biologique et transmission culturelle, la première étant caractérisé par la réplication, la seconde par le changement 4. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Millikan, R. G., Language, Thought, and other Biological Categories, MIT Press, Cambridge (MA), 1984. 2 Kronblith, H., Inductive Inference and its Natural Ground – An Essay in Naturalistic Epistemology, MIT Press, Cambridge (MA), 1993. 3 Dawkins, R., le Gène égoïste, trad. L. Ovion, A. Colin, Paris, 1990.

4 Sperber, D., la Contagion des idées, Odile Jacob, Paris, 1996. ! CULTURE, DARWINISME, ÉPISTÉMOLOGIE, ÉTHIQUE, INTENTIONNALITÉ, TÉLÉOSÉMANTIQUE EXACT Du latin exactus, « exact », « achevé », adjectivation du participe de exigere, « mener à terme », « accomplir ». GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE Caractère d’une connaissance qui est parfaitement adéquate à son objet. On appelle exacte une relation entièrement déterminable (dans le cas d’une proposition, l’exactitude réside dans l’adéquation à l’objet ; dans le cas d’une mesure, l’exactitude réside dans le rapport de grandeurs commensurables – ainsi la diagonale du carré et son côté ne sont pas dans un rapport exact). Exact diffère donc de précis comme l’absolument déterminé diffère du suffisamment déterminé. On parlera alors de sciences exactes pour les mathématiques, dont les propositions sont susceptibles d’exactitude ; par différence, les sciences qui font intervenir la considération du degré de précision de leur rapport à l’objet (qu’il s’agisse de nos sens ou des appareils de mesure) ne peuvent pas être stricto sensu appelées exactes, même lorsqu’elles sont capables de définir mathématiquement ce rapport. ▶ Le langage commun, qui oppose les sciences humaines aux sciences exactes, néglige cette dernière distinction, et omet qu’en toute rigueur seules les mathématiques sont purement exactes, eu égard aux objets qu’elles construisent elles-mêmes. Laurent Gerbier ! DÉTERMINATION, MESURE, OBJET, RELATION, VÉRITÉ EXAMEN Du latin examen, « aiguille de balance ». GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN. Considération attentive et exhaustive d’une chose à des fins d’évaluation critique. L’examen est un processus d’observation dans lequel l’attention portée à l’objet doit permettre d’en prendre la mesure, sans toutefois intervenir sur lui : l’examen, contrairement à l’expérimentation, laisse son objet être ce qu’il est sans chercher à le produire. Ainsi, au lieu de faire fond sur une estimation préjudicielle du résultat de l’observation, l’examen implique un jugement à venir, fondé sur une considération exhaustive et extérieure de l’objet.

Cependant cette extériorité ne fait pas de l’examen l’oeuvre d’un spectateur distant : l’examinateur ne contemple downloadModeText.vue.download 415 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 413 pas, il scrute. Chez Berkeley, ce principe de proximité entraîne même un éloge de la myopie : « les vues les plus larges ne sont pas toujours les plus claires [...] un myope pourra approcher l’objet plus près de lui et par un examen (survey) serré et minutieux, découvrira peut-être ce qui avait échappé à de bien meilleurs yeux » 1. Dans un sens spécifiquement moral, l’examen de conscience désigne le passage en revue exhaustif des déterminations internes du sujet en tant que ces déterminations sont susceptibles de faire l’objet d’un jugement moral. L’examen s’apparente donc à une surveillance qui cherche à repérer des fautes et à les châtier. En ce sens il sera considéré par Foucault comme une pièce essentielle des dispositifs disciplinaires : appliqué aux observations médicales ou aux évaluations scolaires ou militaires, l’examen est un « regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer et de punir. [...] Dans tous les dispositifs de disciplines, l’examen est hautement ritualisé » 2. On retrouve ainsi dans l’examen une approche de l’objet qui ne vise plus à le saisir ni à le déterminer mais à en organiser la visibilité optimale. Laurent Gerbier ✐ 1 Berkeley, G., Introduction manuscrite au traité des principes (1709), § 5, OEuvres, vol. 1, PUF, Paris, 1985, p. 155. 2 Foucault, M., Surveiller et punir, III, 2, Gallimard, Paris, 1975, p. 187. ! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), EXPÉRIENCE, EXPÉRIMENTATION, JUGEMENT, MESURE, OBSERVATION EXÉGÈSE Du grec : exegesis, « explication » attesté en français à partir du XVIIe s. Terme spécifiquement lié à l’explication de la Bible pendant le Moyen Âge et la Renaissance, il définit, par la suite, la pratique de la compréhension alors que le terme herméneutique signifie davantage la théorie de l’interprétation. PHILOS. RELIGION Recherche de la signification des textes anciens. L’exégèse ancienne et médiévale consiste essentiellement

dans l’explication des textes du passé. La nécessité de l’exégèse est étroitement liée à un projet d’organisation et d’évaluation de la tradition textuelle, en particulier en ce qui concerne l’établissement de la lettre et de la signification de la Bible. C’est la situation textuelle propre au texte sacré qui caractérise l’exégèse comme essentiellement biblique tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance. Car les Juifs de la Diaspora, s’étant insérés progressivement dans la culture hellénistique, entreprirent, sous le royaume de Ptolomée Philadelphe (285-247 après J.C.), de traduire en grec la Bible (la Septante ou LXX). Cette version fut critiquée, remaniée et même remplacée jusqu’au moment où la Septante devint le texte de la première église chrétienne. De nombreuses tentatives d’explication systématique et de comparaison de différentes versions furent entreprises à partir d’Origène (vers 240). Augustin, dans De doctrina christiana, 2, 15, 22, signale la présence de plusieurs traductions latines, c’est pourquoi Jérôme chercha à établir un texte unique en latin, la Vulgate. C’est ce texte qui fut critiqué selon des procédures philologiques par L. Valla au XVe s., puis Erasme au XVIe s., montrant la nécessité du retour au texte grec. Les querelles exégétiques portent sur les stratégies qu’il faut adopter pour expliquer certains passages : doit-on se borner au sens littéral du texte ? ou bien est-il nécessaire d’en restituer la signification cachée, en retrouvant le sens figuré, en particulier allégorique ? Le choix présuppose une certaine conception du langage, orientant, de la sorte, l’interprétation dans une direction soit plus historique et philologique, soit plus mystique et inspirée. Ces problèmes sont repris et développés par l’herméneutique sacrée des XVIIe-XVIIIe s. jusqu’à Fr. Schleiermacher, qui les intégra dans son herméneutique philosophique, comme théorie de l’interprétation. ▶ L’exégèse, comme pratique de l’explication, met en avant le caractère problématique de la compréhension des textes du passé. Fosca Mariani Zini ✐ Dahan, G., L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval : XIIe-XIVe siècles, Paris, 1999. Ferraris, M., Storia dell’ermeneutica, Milan, 1988. Lombardi, P., La Bibbia contesa. Fra umanesimo e razionalismo, Scandicci, 1992. Lubac, H. de, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959-1964.

! HERMÉNEUTIQUE, INTERPRÉTATION, PHILOLOGIE EXEMPLE Du latin exemplum, « échantillon », « modèle ». GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN. Item extrait d’un ensemble pour qu’il le représente ou l’illustre. Au premier sens, un exemple est littéralement une chose exemptée, c’est-à-dire mise à part pour servir de modèle. L’exemple va alors trouver à se déployer dans deux perspectives distinctes : d’une part, il peut être compris comme un élément pris dans une série d’éléments semblables, choisi pour son caractère typique ; d’autre part, il peut incarner de façon singulière une règle ou un principe général. Comme élément d’une série, l’exemple se borne à soutenir la possibilité de la détermination qu’il illustre. Mais, en tant qu’affirmation singulière, aucun exemple ne suffit à prouver une vérité universelle : il peut seulement invalider son universalité, s’il se présente comme sa négation singulière. Cependant, si l’on conçoit qu’il possède éminemment les traits qui lui valent d’être utilisé comme incarnation d’une détermination donnée, l’exemple n’est plus choisi parce qu’il est semblable aux autres items de sa série, mais au contraire parce qu’il s’en distingue. Dès lors il n’est plus seulement une occurrence singulière, dont on examine la puissance logique : il peut devenir le principe d’une imitation. Ainsi en morale, l’exemple n’est pas seulement l’illustration contingente d’une détermination générale de la vertu : il est au contraire la manifestation même de la réalité de cette détermination, incarnée dans une figure qui la rend tangible et, partant, imitable. Toutefois cet usage de l’exemple moral est dénoncé par Kant qui y voit un cercle vicieux : « On ne pourrait [...] rendre un plus mauvais service à la moralité que de la faire dériver d’exemples. Car tout exemple qui m’en est proposé doit luimême être jugé auparavant selon les principes de la moralité pour que l’on sache s’il est bien digne de servir d’exemple originel, c’est-à-dire de modèle » 1. ▶ L’exemple ne parvient donc jamais à se détacher de sa singularité matérielle pour s’élever à la détermination formelle downloadModeText.vue.download 416 sur 1137

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du vrai ni du juste : il ne vaut que par sa singularité même. Cette singularité réside, qu’il s’agisse d’exemples justes ou d’exemples vrais, dans leur faculté d’incarner narrativement l’adéquation du fait concret et du jugement qui lui est extérieur. Ainsi les recueils d’exempla moraux fournissent au prédicateur du XIIIe s. des récits susceptibles de toucher l’attention de son auditoire pour lui faire saisir un enseignement doctrinal ou moral précis. On comprend alors que l’exemple ne réside pas seulement dans le processus même de l’emblématisation, mais aussi dans la stratégie d’un discours qui a toujours déjà déterminé sa valeur, et qui l’utilise comme le support singulier d’une leçon. Laurent Gerbier ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (1785), IIe section, tr. V. Delbos, Delagrave, Paris, 1990, p. 115. ! FAIT, PARADIGME, PREUVE, SYMBOLE EXISTENCE En latin exsisto, ere : « sortir de, naître ». L’existence est une notion dont l’existence même n’est pas aussi ancienne que la philosophie. Aristote et Platon, les Présocratiques avant eux, parlaient de l’« être » (to òn), à la rigueur, de l’« étant ». De ce point de vue, l’existence est une réduction de l’ontologie à l’analyse des déterminations qui s’attachent au fait d’être, et non pas à l’être lui-même (en tant qu’être ou en tant qu’être ceci, être ici ou là). Il n’est donc pas étonnant que la problématique de l’existence soit née d’une analyse sur le statut logique et éthique du fini ou de la créature face à l’infini ou à la transcendance. Toute réflexion sur l’existence porte en effet sur la valeur de l’être et non sur l’être lui-même. Des réflexions classiques sur les rapports du possible et de l’existant, jusqu’à l’invention contemporaine d’une catégorie – l’existential – l’existence s’est révélée en philosophie comme une question plus axiologique qu’authentiquement ontologique. GÉNÉR. Un des modes d’être caractérisé par le fait d’être dans le monde. Dans exister, il y a naître au monde. La première difficulté de cette question de l’existence, c’est précisément sa définition. Qu’est-ce qu’exister ? C’est être un existant. Le défini est dans la définition. Cette notion est introduite dans le cadre très précis, au Moyen Âge, de la désignation d’une filiation des êtres : un être ex-siste parce qu’il provient d’un autre être. Selon Gilson le « sens primitif et savant du verbe exister, [...] signifie d’abord avoir accédé à l’être réel en vertu de l’efficace d’une cause, soit efficiente, soit finale » 1. L’existence n’est ni des pierres, ni des anges, ni de Dieu : elle appartient en propre à la créature qui sait devoir le fait d’être à un autre

être qu’elle-même. Quel que soit le sens que l’on donne au concept de réalité, exister c’est s’inscrire dans une réalité, une effectivité qui dénote un mode d’être ontologiquement déterminé par les propriétés du réel (si elles ne sont pas le pur produit d’une vie engluée dans un songe) : causalité, entr’expressivité et existence séparée des volitions et idéations d’un sujet. La perspective classique prise sur l’existence vise à distinguer l’existant du simple possible. Chez Leibniz, dont l’ultime philosophie fait usage d’une définition de la substance individuelle comme d’une notion complète, le passage du possible à l’existant relève d’un calcul ou comput divin. La logique leibnizienne des essences repose sur la formulation, qui précède Dieu, d’un univers des possibles. Ces possibles sont tous recueillis dans (et non créés par) l’entendement divin, où ils forment le point de départ d’un calcul : celui des structures mêmes du monde. Les vérités de fait n’impliquent pas contradiction. Leur actualisation, ou passage à l’existence, relève essentiellement du calcul de la compossibilité en Dieu. Ce calcul repose en son fond sur l’évaluation de la perfection, c’est-à-dire de la meilleure compossibilité, celle qui rassemble tout à la fois le maximum d’essences actualisables dans le même monde. Les vérités de fait sont elles-mêmes intégrables, c’est-à-dire que leur production peut toujours être assignée à une chaîne d’actualisation des possibles par l’entendement divin. Il y a une trace du comput infini qui conduit des essences à la racine même de la contingence, mais cette activité de la contingence renvoie à la transcendance comme à un point aveugle, origine d’une série qui ne se confond pas avec elle mais en donne la raison, au sens mathématique du terme. Ainsi Leibniz doit-il préciser, dans la Monadologie : « 36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures, où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme présentes et passées qui entrent dans la cause finale. 37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou série de ce détail des contingences, quelque infini qu’il pourrait être. 38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des

changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source, et c’est ce que nous appelons Dieu. » 2. C’est en termes de séries que Leibniz évoque la remontée au sein des causes antécédentes, qui toutes demeurent toutefois sur le même plan d’immanence. Parvenir à la « dernière raison », c’est véritablement se hisser à la connaissance d’une transcendance. Or, comment les réalités s’actualisent-elles à partir des simples possibles qui sont dans l’entendement divin ? Ce que Leibniz nomme « réalité » n’est pas autre chose qu’un certain de perfection définitionnelle. Est réelle une chose dont l’existence est en quelque sorte analytiquement déduite de la quantité de perfection qui est en elle ou dans la série où on la tire. Par perfection, entendons la faculté de produire un réseau maximalisé d’essence qui sont en relation les unes aux autres : Il faut reconnaître d’abord, du fait qu’il existe quelque chose plutôt que rien, qu’il y a, dans les choses possibles ou dans la possibilité même, c’est-à-dire dans l’essence, une certaine exigence d’existence, ou bien, pour ainsi dire, une prétention à l’existence, en un mot, que l’essence tend par elle-même à l’existence. D’où il suit que tous les possibles, c’est-à-dire tout ce qui exprime une essence ou une réalité possibles, tendent d’un droit égal à l’existence, en proportion de la quantité d’essence ou de réalité, c’est-à-dire du degré de perfection qu’ils impliquent. Car la perfection n’est autre chose que la quantité d’essence 3. La façon dont Leibniz ordonne les classes de vérité implique une structure de régression où le terme est un être downloadModeText.vue.download 417 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 415 dont la réalité est impliquée dans sa possibilité même (c’està-dire dans son concept, Leibniz reformulant, article 45 de la Monadologie, l’argument d’Anselme dans le Proslogion). Ainsi : « 43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité : c’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible. » 4.

Vérité et réalité sont intimement liées dans la mesure où Leibniz semble rabattre intégralement, en Dieu, le plan des déterminations possibles et le point de vue de leur actualisation dans l’être. Or cette thèse comporte un danger pour l’établissement de la liberté. C’est essentiellement dans le champ de la liberté qu’intervient la doctrine de l’incompossibilité, qui sépare et distingue vérités de fait et vérités de raison, être et concept, essence et existence, afin de ne pas faire de la production du réel une simple exploration des possibles par le calcul divin. Ce recouvrement du réel par le possible permet toutes les audaces métaphysiques, au nombre desquelles la preuve de l’existence de Dieu, formellement récusée par Kant au nom d’une distinction cruciale : « Cent thalers effectifs ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles signifient le concept, et les thalers effectifs l’objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celuilà, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par conséquent, il n’en serait pas non plus le concept adéquat [...]. Quand donc je pense une chose, quels que soient et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je la pense (même dans la détermination complète), par cela seul que je pose en outre que cette chose existe, je n’ajoute absolument rien à la chose. Autrement, en effet, il n’existerait plus juste elle-même, il existerait au contraire plus que je n’ai pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c’est exactement l’objet de mon concept qui existe » 5. L’existence relève de ce qui m’est actuellement donné et ne peut faire l’objet que d’un jugement a posteriori. Il y a loin du concept d’une chose à la déduction de son existence car l’existence, dont nous savons déjà qu’elle est un mode bien particulier de l’être, n’est en outre pas un concept. Ni essence, ni être, l’existence regarde l’existant en tant qu’il est concerné par le fait même d’exister. Sortant du dilemme classique où la pierre d’achoppement regarde tout de même l’existence d’un être – Dieu – qui n’a que peu de rapports avec les vicissitudes qui sont le lot d’une créature finie, la question de l’existence va subir une inflexion pratique majeure au sein de la philosophie contemporaine. L’analytique existentiale (sur laquelle nous ne revenons pas ici, cf. article infra) de Sein und Zeit a dégagé comme unité primordiale de l’être-là ou Dasein, le Souci (Sorge). L’existentialisme, qui clôt une période de l’histoire de la philosophie ouverte sur la problématique de la valeur de l’existence, promeut la catégorie de l’existential comme détermination des conduites proprement humaines. Chez Sartre plus que chez Heidegger, cette orientation donnée à une philosophie de l’existence aura à coeur de capitaliser les travaux issus de la psychologie expérimentale (même la plus improbable, comme celle de Wundt). Bien plus que la simple leçon d’inversion des valeurs respectives de l’essence et de l’existence 6, bien plus qu’à une antienne relative à l’appréhension postmoderne de la liberté et de la subjectivité, c’est

à une large reconstruction du problème pratique posé par l’insertion d’un sujet dans un monde qu’il objective, un trou dans l’être, que nous convie l’Être et le néant. La question de l’existence, Sartre l’a bien compris, déborde largement celle de l’existentialisme comme mode, puisqu’elle est encore chez lui la recherche d’une philosophie appropriée à un être qui n’est pas comme les autres êtres : il a en partage de pouvoir interroger son être. Cette dimension de la question de l’être est absente de la tradition antique et elle hante toujours la philosophie contemporaine. Fabien Chareix ✐ 1 Gilson, E., L’être et l’essence, Vrin, Paris, 1948, p. 251. 2 Leibniz, G.W., La monadologie, Delagrave, Paris, 1987 (1880), §§ 36-38. 3 Leibniz, G.W., De la production originelle des choses prise à sa racine, in Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1969, trad. du texte de 1697 par P. Schrecker. 4 Leibniz, G.W., La monadologie, op. cit., § 43. 5 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1968 (1781), trad. Tremesaygues et Pacaud, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch. III, section 4, p. 429. 6 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, pp. 17 et suiv. : « les existentialistes pensent que l’existence précède l’essence, ou, si vous voulez, qu’il faut partir de la subjectivité ». ! ESSENCE, ÊTRE, EXISTENTIALISME, IMMANENCE, LIBERTÉ, ONTOLOGIE PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, être-au-monde de l’homme (Dasein) comme cet étant qui a à être. Le Dasein se comprend à partir de son existence, qui est une possibilité d’être lui-même ou de ne pas être lui-même. Ce terme n’a plus rien à voir avec la compréhension traditionnelle de l’existence opposée à l’essence et signifiant son

actualisation. Il convient de distinguer clairement le niveau ontologique et existential du niveau ontique et existentiel. Le Dasein a de lui-même une compréhension existentielle, au sens où l’existence est son affaire ontique, la question de l’existence ne pouvant être réglée que par l’exister lui-même : tels sont aussi bien les grands choix de vie que les décisions anodines de la vie quotidienne, qui impliquent tous une compréhension de l’existence. En revanche, est qualifiée d’existentiale la recherche analytique de ces déterminations ontologiques du Dasein nommées existentiaux : il s’agit d’une analyse ontologique des structures du Dasein. La confusion de l’existentiel et de l’existential a donné lieu à l’existentialisme. L’analytique existentiale examine un étant qui, ayant une compréhension de son être, a aussi une compréhension de l’être des étants qu’il n’est pas lui-même. Elle est condition de possibilité de l’ontologie fondamentale comme élaboration du sens de l’être. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), § 4, Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. ! DASEIN, EXISTENTIAL downloadModeText.vue.download 418 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 416 LOGIQUE En calcul des prédicats, l’existence se réduit à la quantification existentielle d’une proposition. Ex F(x) exprime le fait qu’au moins une valeur du domaine d’individu satisfait la fonction F(x). Ce qui peut ou non être le cas. L’existence est alors la propriété d’un concept 1. Ceci a deux conséquences importantes. D’abord, à la différence de la syllogistique qui admettait la subalternation de « Tous » à « Quelque », la logique moderne interprète les propositions universelles en termes exclusifs de rapports d’inclusion de concepts n’engageant pas l’existence : « L’énoncé “tous les Grecs sont mortels”, à la différence de l’énoncé “Socrate est

mortel”, ne nomme personne et exprime seulement et uniquement un rapport entre prédicats » 2. De plus et surtout, il devient proprement dénué de sens d’attribuer l’existence à un objet : « C’est de la mauvaise grammaire que de dire “ceci existe” » 3. On peut parfaitement attribuer l’existence à une classe puisque c’est une construction logique complexe : une classe peut avoir ou non au moins un membre. Mais on ne peut écrire Ea si a est une constante d’individu. Cet individu figure ou non dans le domaine d’individu que l’on se donne, mais il ne saurait avoir une existence logique. Au nom de cette exigence syntaxique, Carnap a stigmatisé le « Je suis » cartésien comme paradigme des pseudo-énoncés métaphysiques 4. Pour la même raison est mise en cause la traditionnelle « preuve » ontologique de l’existence de Dieu. « Dieu existe » se traduit par « Il existe un et un seul individu qu’on peut qualifier de Dieu ». Cette proposition est vraie si et seulement si l’on peut se donner par des moyens extralogiques un domaine comprenant l’individu qui satisfait cette fonction. Ce qui, comme l’avait bien vu Pascal, relève du coeur et non de la raison. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., Les fondements de l’arithmétique, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1969, § 53, pp. 180-181. 2 Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, chap. VI, p. 83. 3 Russell, B., op. cit., chap. VII, p. 106. 4 Carnap, R., « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage » (1932), in Manifeste du cercle de Vienne, Soulez A. éd., PUF, Paris, 1985, pp. 170-171. ! ONTOLOGIE, QUANTIFICATION Qu’appelle-t-on « exister » ? De tout ce qu’il y a dans le monde, ou pourrait dire qu’il est ou qu’il existe. Rien alors ne différencierait « être » et « exister » ; l’être et l’existence seraient les concepts les plus génériques et indéterminés. Or, il importe de distinguer être et exister ; si le premier concept n’a pas de détermination (étant ce par quoi des propositions peuvent être énoncées), le second est un concept qui

détermine l’homme comme tel. Ainsi, l’investigation consistera en une exploration de l’homme et de ses rapports, exprimés par de multiples prépositions, à savoir dans, pour, avec, entre, devant. Comment ces rapports s’ordonnent-ils dans l’acte d’exister ? ÊTRE AU MONDE ET S’EXTRAIRE DU MONDE U ne expression commune dit que, en naissant, un homme « vient au monde ». L’irruption qu’est toute naissance se rapporte à un certain monde, déterminé par un espace et un temps, à un monde hérité et partagé. C’est une thèse de Heidegger d’affirmer que l’homme est un être-là (Dasein) et qu’il est un être-au-monde (In-der-Welt-Sein). Ce n’est donc pas un ego qui caractérise initialement un homme, mais il se forme une identité sur le fond d’une appartenance, la première étant celle du temps, donc une appartenance non pas déterminée, mais déterminante. Cette temporalité essentielle à l’existence prend une expression phénoménale dans les diverses figures d’une culture, spécialement dans les traditions et les coutumes. Exister, c’est ainsi participer à un corps de principes partagés en commun. À l’encontre du courant idéaliste, selon lequel le « je » est premier (sur le mode de la pensée ou de la conscience), on rappelle que la constitution d’une personne est inhérente à un monde et que ce monde est transcendant à chacun. Dans ce monde et de ce monde, l’individu émerge et se distingue. Selon l’étymologie, exister (exsistere), c’est sortir d’un lieu, s’extraire de quelque chose. Ainsi y a-t-il un acte violent dans ce processus de devenir soi. Si, donc, c’est bien à partir de quelque chose qui n’est pas soi que se constitue un soi singulier, il se constitue en rapport à des fins et en vue d’une unicité. En ce sens, exister, c’est être-pour ou être-vers. Être-dans (le monde) et être-vers (soi) : cette relation circonscrit le lieu où s’effectue l’acte d’exister, et elle est vécue comme celle de la remémoration et de l’anticipation. Entre ces deux limites, qui renvoient l’une à une provenance et l’autre à une finalité, se dessine le chemin d’une existence. L’EXPÉRIENCE ORIGINAIRE : EXISTER, C’EST SENTIR C ’est d’abord comme vie que se pose l’existence. Il y a un point minimal où l’existence ne se distingue pas de la vie, et celle-ci se donne dans l’expérience du monde. Ainsi est-ce dans un rapport au sensible qu’est saisie une existence ; c’est comme être sensible (la sensibilité est la subjectivité élé-

mentaire) que l’homme se rapporte au monde (le sensible est l’objet). Par ses cinq sens, l’homme établit des rapports multiples et hétérogènes ; et l’un des problèmes d’un existant est d’unifier ces rapports, c’est-à-dire de se constituer un monde qui soit son monde. Le sensible est ainsi à la fois subjectif et objectif, puisque c’est par une activité de la sensibilité (et de l’intellect) que se constitue l’objet sensible. Également, c’est par la sensibilité (comme sentiment) que l’individu se rapporte à un monde intérieur, lui-même médiatisé par des procédures qui mettent en jeu les divers sens. Alors, exister, c’est toujours, par la perception et le sentiment, vivre comme un être dont l’intérieur et l’extérieur ne sont pas dissociables. Aussi l’interrogation sur l’existence et sur la constitution du soi a-t-elle souvent pris la forme conjointe d’une phénoménologie du corps et d’une exploration des sentiments. Se pose alors la question d’une expérience originaire par laquelle serait atteint ce qu’a de primitif le fait d’exister. Il s’agit de chercher au plus profond de soi quelque chose qui serait ce à partir de quoi toute expérience déterminée prendownloadModeText.vue.download 419 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 417 drait sens. Telle est l’expérience que Kierkegaard a rencontrée dans l’angoisse. Dans l’angoisse se vit une expérience vraiment primitive, où le soi d’une subjectivité commence à advenir. Mais ce n’est une expérience qu’en un sens très spécial, puisque l’angoisse n’a pas d’objet ; elle n’est pas intentionnelle ; c’est même cela qui la distingue de toute autre affection (comme la peur ou la crainte). C’est donc un sentiment très particulier, à vrai dire une tonalité affective unique, par laquelle un individu commence à avoir le sentiment d’exister. Au sens strict, l’angoisse est en deçà de toute expérience, elle est la condition de toute expérience existentielle, quelque chose comme une proto-expérience, en ceci que, sans l’angoisse, aucune expérience ne serait faite. L’angoisse est ce pathos par lequel l’individu commence à se révéler à soi ; devant le néant, il éprouve le vertige face à un gouffre sans fond, et, prenant soudain conscience de sa situation, il se pose, et se pose en transgressant un interdit. Que l’on puisse aller plus loin que l’angoisse, c’est une question ; c’est, par exemple, la thèse de Heidegger, qui considère qu’une Stimmung est encore plus profonde, à savoir le « souci ». Mais il est bien vrai que c’est toujours dans la direction du pathos qu’est recherché ce que l’existence a de plus originaire, dans un mouvement qui tend peut-être vers l’infini. Or, ce pathos qu’est l’angoisse est à porter au rang d’un concept ; il est pensable comme une pure possibilité, comme une ambiguïté essentielle à l’existence et, d’abord, comme « une antipathie sympathique et une sympathie antipathique » 1. LA CONSTITUTION DU SUJET :

L’EXISTENCE COMME INTÉRÊT S i, maintenant, on s’interroge sur la constitution de l’existence, on y remarque que la dualité y prend une forme particulière, celle de l’entre-deux. Certes, déjà l’existence est un entre-deux en tant qu’elle est vécue entre les deux limites de la naissance et de la mort. Mais, surtout, cet espace est le lieu où l’existant se constitue comme un être-entre, c’est-àdire comme intérêt, inter-esse. En elle-même, l’existence est écart, intervalle et intermédiaire. Cet intérêt qu’est l’existence se dit de multiples manières, mais il s’agit toujours d’une relation dissymétrique entre deux éléments incommensurables. Ainsi est-ce sur le mode de la tension indépassable qu’est donnée l’existence. On trouve déjà, chez Platon, une présentation topique de l’existence sous la figure d’éros, comme le rappelle Kierkegaard. « La nature de cette existence rappelle la conception grecque d’Éros dans le Banquet. [...] Car l’Amour désigne manifestement ici l’existence ou ce par quoi la vie est partie intégrante du Tout, la vie, synthèse d’infini et de fini. Suivant Platon, Pénurie et Richesse ont aussi engendré Éros dont l’essence est faite de l’une et de l’autre. Mais qu’est-ce que l’existence ? C’est l’enfant engendré par l’infini et le fini, l’éternel et le temporel, et qui, pour cette raison, est constamment dans l’effort. » 2. C’est ce que signifie la vie même de Socrate, qui fut vraiment un existant, et non pas un spéculatif ou un théoricien. Exister, c’est ainsi vivre dans la disproportion, et cela d’une manière telle qu’est toujours creusé l’écart entre les deux éléments qui se font face et qu’il faut pourtant tenir ensemble. Exister, c’est être au-delà de soi, de sa finité, c’est s’ouvrir vers les possibles, c’est transcender sa nature par sa liberté, c’est se porter au-delà du temps vers l’éternité ; mais cet acte de transcendance n’a de sens et de portée qu’en tant qu’il s’inscrit dans l’immanence du temps et de la nature. Par là, l’existence est invention ; elle est l’invention de soi. Il y a alors un point sur lequel les philosophes de l’existence ont mis l’accent, à savoir que ce qui est crucial pour révéler l’existence, ce sont les positions limites, bien entendu les limites que sont la naissance et la mort, mais aussi (et ce peut être corrélatif) les expériences limites, notamment les engagements décisifs, donc les ruptures, les affrontements, les conversions, avec leur cortège de souffrances et de joies. Exister, c’est, dans une situation imprévue, vécue comme épreuve, se découvrir à soi-même et révéler une figure nouvelle de l’humanité. C’est, en effet, une violence intrinsèque qui marque l’existence. L’affrontement aux situations avive, redouble et d’abord révèle les affrontements internes au sujet. C’est cela qui fait l’intérêt de l’existence, intéressée en ellemême et intéressante par la diversité des expériences qu’elle offre à chacun. S’ACCOMPLIR COMME SINGULIER S i la violence est originaire, si l’homme est un être de conflits, si, donc, il est tiraillé en soi au point que jamais, peut-être, il ne soit un être unifié, c’est pourtant à son unité qu’il aspire. Si la division est l’état initial et d’ailleurs perma-

nent, c’est bien l’unité qui est le telos d’une existence. Une existence en est une, seulement si elle réalise son identité et son unité, et cette unité est à faire. Un caractère primordial de l’existence (sur lequel Sartre insiste plus que nul autre philosophe), c’est la liberté. Celleci est entendue au sens fort, non pas comme un pouvoir de choisir entre des contraires, mais comme une spontanéité originaire, comme la capacité de commencer une série nouvelle d’actes, comme une puissance d’invention. L’homme serait même le principe de son être, de ses normes et de ses valeurs. Dans cette affirmation d’une subjectivité absolue, l’homme serait exactement créateur, et sa plus haute création serait lui-même ; il accomplirait ainsi un projet défendu par Nietzsche : « Car créer des valeurs est proprement le droit du seigneur. » 3. Or, que cette liberté soit première, qu’elle soit même comme une marque divine en l’homme, qu’elle soit le caractère le plus indéracinable, qu’elle soit donc ce qui formellement l’identifie, tout cela laisse entier le problème de son effectivité. Une liberté abrupte ne serait que fictive et vaine. Elle pourrait apparemment tout, mais ce tout ne serait rien. L’absolu de la liberté doit être corrigé, équilibré par la situation, ce qui lui donnera de la consistance. Si l’acte libre est en son fond l’acte de se choisir, c’est toujours le choix de sa vie dans la vie, de sorte que, si, par ma liberté, je transcende le monde, le monde aussi me transcende, en tant qu’il s’impose à moi et que tout simplement il est le lieu d’exercice de ma liberté. La vie, c’est ici le monde commun, c’est-à-dire l’univers des appartenances. Il y aurait une illusion à maintenir en suspens ce monde, comme si un existant pouvait s’en abstraire, comme s’il pouvait être une conscience absolue, comme s’il était lui-même hors du monde et le surplombant. En rappelant une critique acerbe de Kierkegaard, l’individu ne serait plus qu’un être fantastique s’adressant à des êtres fantastiques. Au contraire, une existence réelle plonge ses racines dans un monde partagé, un monde qui est autre chose qu’une convergence ou un consensus entre des individus. Le partage entre des personnes s’enracine dans un autre partage, par lequel chacun participe au même monde ; on passe ainsi du partage comme répartition au partage comme appartenance. À downloadModeText.vue.download 420 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 418 la limite, cela revient à dire que, en deçà de toutes les générations, des héritages, des traditions et des coutumes, ce qui est partagé, c’est la participation à l’humanité. La pensée de l’existence est celle d’un humanisme transculturel. Là se fait l’histoire de l’individu comme devenir soi. C’est

bien comme singulier que chacun existe. Et, même si quelque chose de cette identité est donné initialement, en tant que des caractères biologiques et culturels définissent chacun comme unique, cette identité n’a encore rien d’existentiel. Ces caractères décrivent simplement l’être immédiat de chacun, cet être qu’il doit s’approprier afin de devenir réellement soi, un soi réflexif, capable de dire « je » : « C’est bien moi qui suis cet être-ci, déterminé par tel système de caractères, moi qui me reconnais comme Untel parmi les autres et qui puis répondre de mes actes. » Il faut donc aussi qu’une instance soit là, anticipée ou découverte, qui puisse constituer un critère. Face à cette instance, intériorisée dans la conscience, l’individu se fait sujet éthique. Si l’on voulait énoncer par une formule unique et concentrer dans une seule thèse ce qu’est l’acte d’exister, on trouverait dans l’oeuvre de J. Lequier une expression parfaite, ciselée comme une maxime : « FAIRE, non pas devenir mais faire, et en faisant SE FAIRE. » 4. Cette formule universelle (sans sujet grammatical, mais ouverte à tout sujet possible), opposant l’activité humaine à la vie naturelle, et comprenant toute activité comme le moyen de l’accomplissement de soi, peut être tenue pour une formulation canonique d’une pensée de l’existence. Chez les modernes, l’existence a son sort lié à la subjectivité, une subjectivité passionnée, celle du désir et de la volonté bien plus que celle de la raison, réputée abstraite et désintéressée. Peut-être, alors, une fascinante attraction entraîne-telle l’existence vers l’irrationnel, la portant même au vertige. Mais, précisément, imprégnant de réflexion ce pathos, la pensée travaille à y reconnaître et à y réaliser l’universel. ▶ Exister n’est pas simplement vivre. C’est une tâche qui s’effectue entre deux limites : la vie, biologique et culturelle, donnée dans un monde commun ; et la constitution d’un soi unifié et réfléchi. Exister, c’est toujours se porter vers sa limite en s’inventant soi-même par des expériences nouvelles. Si, donc, l’acte d’exister est une sortie hors d’un certain état, s’il est un affrontement à autrui aussi bien qu’à soi, il n’est pourtant pas rebelle à la raison ; mais l’existence

est à penser comme la quête infinie de soi, en tant que sujet singulier dont les caractères relèvent d’une exploration à jamais ouverte. ANDRÉ CLAIR ✐ 1 Kierkegaard, S., le Concept d’angoisse, trad. Tisseau, L’Orante, Paris, 1973, p. 144. 2 Ibid., Post-scriptum, trad. Tisseau, 1977, vol. 1, p. 87. Voir le Banquet, 203 b. 3 Nietzsche, Fr., Par-delà le bien et le mal, § 261. 4 Lequier, J., Recherche d’une première vérité, PUF, Paris, 1993, p. 72. Voir-aussi : Gilson, E., l’Être et l’Essence, Vrin, Paris, 1948. Levinas, E., Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961. Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. Sartre, J.-P., l’être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943. EXISTENTIAL En allemand : Existential. ONTOLOGIE Chez Heidegger, détermination ontologique du Dasein, distinct des catégories qui sont les déterminations des étants autres que le Dasein. L’analytique existentiale élucide les existentiaux comme structures ontologiques spécifiques du Dasein en partant de celuici comme cet étant exemplaire qui questionne en son être et fonde la possibilité essentielle du questionner. Ces structures existentiales (compréhension, disposition, déchéance, être-jeté), unifiées en un tout structurel, constituent le souci comme être du Dasein. L’objectif de l’analytique existentiale n’est pas de fonder une anthropologie, mais d’élaborer la question du sens de l’être en partant du Dasein comme cet étant qui a à être et inclut en lui une compréhension de l’être, et en dégageant la temporalité comme sens ontologique du souci. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), §§ 4 et 9, Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. ! COMPRÉHENSION, DASEIN, DÉCHÉANCE, DISPOSITION, ÊTREJETÉ, SOUCI, TEMPORALITÉ

EXISTENTIALISME Terme apparu au XXe s., dérivé de l’adjectif existentiel. GÉNÉR., MORALE Doctrine qui affirme la précédence de l’existence humaine sur l’essence, et qui en tire les conséquences concernant la libre détermination de l’existence humaine par elle-même. L’existentialisme pris généralement affirme la primauté de l’existence humaine comme situation et condition fondamentale de tout acte et de toute pensée : la précédence de l’existence sur l’essence ne signifie alors rien d’autre que la nécessité de se situer dans le milieu de l’existence humaine pour commencer à penser. Dans cette perspective l’existentialisme est l’héritier d’une tradition chrétienne qui confronte l’existence humaine dans son immanence à l’ouverture de la transcendance qui n’est possible qu’à partir d’elle et pour elle : de Kierkegaard à Jaspers ou Gabriel Marcel, ce courant existentialiste qui n’en a jamais revendiqué le nom a grandement contribué à la constitution de l’existence subjective comme seul authentique point de départ de la philosophie 1. Explicitement revendiquée par Sartre, et généralement élargie à un groupe d’auteurs français qui lui sont contemporains (parmi lesquels S. de Beauvoir et M. Merleau-Ponty), l’appellation « existentialisme » est donc problématiquement utilisée pour désigner un ensemble de penseurs dont le trait commun tient à la centralité de l’existence humaine dans leur réflexion – au point parfois de s’être cherché rétrospectivement des prédécesseurs chez certains philosophe ou écrivains du XIXe s., comme Kafka ou Dostoïevski. À ce titre, Être et temps de Martin Heidegger 2 constitue en 1927 une des étapes décisives dans la constitution de l’existentialisme comme doctrine philosophique : c’est en effet chez Heidegger à partir d’une analytique des caractères fondamentaux de l’existence humaine que doit être restaurée la possibilité d’ouvrir la question de l’être comme question fondamentale de la philosophie. Dans ce sens, l’existence downloadModeText.vue.download 421 sur 1137

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humaine (Dasein) est dotée d’un privilège décisif ; elle est cet étant pour lequel il en va de son être dans son existence. L’existence humaine se conçoit donc comme une certaine façon d’être au monde qui est toujours d’emblée concernée par ce que cela signifie pour elle que d’être – et de pouvoir n’être pas. L’analytique existentiale conçue sur cette base postule que l’existence humaine ne se saisit elle-même comme ainsi concernée qu’au prix d’un arrachement à la quotidienneté, qui occulte en permanence l’idée inconfortable de la mort. Cet inconfort se manifeste selon l’analytique existentiale dans la modalité du souci (Sorge), qui projette l’existence humaine en dehors d’elle-même. Heidegger met ainsi en forme un certain nombre de traits caractéristiques de la philosophie de l’existence qui vont influencer une génération de jeunes philosophes français et allemands, au premier rang desquels Jean-Paul Sartre. En effet, dans l’effort même pour saisir l’existence humaine comme foyer depuis lequel ouvrir un autre questionnement, Heidegger déterminait une non-coïncidence à soi qui constitue le paradigme constant des philosophies de l’existence. Sartre creuse cette figure de l’existence, et lui donne une forme ontologique déterminée dans L’Être et le néant : elle est définie comme la « possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole » 3, c’est-à-dire d’éprouver une distance avec l’être qui se laisse saisir comme « néantisation ». Cette structure ontologique de l’existence humaine permet de la définir comme pour-soi, qui par sa faculté de s’appréhender sur fond de néant s’éprouve, dans les vécus de la conscience, comme l’impossibilité de reposer simplement dans sa propre essence : « concrètement, chaque pour soi est le manque d’une certaine coïncidence à soi » 4. Cette non-coïncidence à soi est la conséquence directe du refus du primat de l’essence sur l’existence. L’existentialisme sartrien refuse donc d’un côté la détermination d’une nature humaine préalable aux actes singuliers des hommes (« cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après »5). Il refuse donc aussi d’un autre côté la position d’un monde de valeurs transcendantes qui pourraient être utilisées comme critères pour juger et valider les actes immanents de la subjectivité (ce qui le conduit à penser l’existence humaine, à la différence des existentialistes chrétiens, de façon radicalement athée, c’est-à-dire privée de la garantie éthique d’un Dieu mais privée également de toute morale formelle qui laïciserait Dieu « avec le moins de frais possible »). L’homme existe donc au sens où il se trouve situé dans la subjectivité comme un certain projet, que rien ne précède ni ne détermine d’autre que son acte et son choix. Cette solitude se conçoit sans pour autant alléger en quoi que ce soit la responsabilité éthique de l’homme : « la première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence »6). L’existentialisme définit ainsi les conditions strictes dans lesquelles la liberté humaine est concevable : chaque acte de l’homme est un engagement

total dans lequel l’existence humaine se réalise à titre individuel et se projette comme choix engageant la totalité de l’humanité, parce que la « subjectivité » dont il est question n’est pas individualité mais détermination immédiatement rapportable à tous les autres hommes. Ainsi chaque homme, en se choisissant, « choisit tous les hommes » 7. Laurent Gerbier ✐ 1 Wahl, J., Esquisse d’une histoire de l’existentialisme, Paris, L’Arche, 1949, p. 13 sq., considère que la philosophie de l’existence naît du refus par Kierkegaard de la réduction hégélienne de la conscience à un simple « chapitre » du Savoir Absolu ; en sens inverse M. Merleau-Ponty montre que certaines caractéristiques de l’existentialisme naissent précisément chez Hegel (« L’existentialisme de Hegel », dans Sens et non-sens (1966), Gallimard, Paris, 1996). 2 Heidegger, M., Être et temps (1927), tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. 3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), Ie partie, I, 5, Gallimard, Paris, 1976, p. 59. 4 Sartre, J.-P., ibid., IIe partie, I, 4, p. 140. 5 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1970, p. 21. 6 Sartre, J.-P., ibid., p. 24. 7 Sartre, J.-P., ibid., p. 25. Voir-aussi : Dufrenne, M. et Ricoeur, P., Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Seuil, Paris, 1947. Gadamer, H.-G., « Existentialisme et philosophie de l’existence » (1981), tr. J. Grondin dans Les chemins de Heidegger, Vrin, Paris, 2002. Mounier, E., Introduction aux existentialismes, Seuil, Paris, 1947. ! CONSCIENCE, EXISTENCE, FACTICITÉ, LIBERTÉ EXOTÉRIQUE De l’adjectif grec exoterikos, « du dehors, extérieur ». PHILOS. ANTIQUE Dans la philosophie aristotélicienne, qualification attribuée principalement à un écrit ou un enseignement des-

tiné à un public large. Le qualificatif « exotérique » peut renvoyer, chez Aristote, aux dialogues publiés, par opposition à l’enseignement ou aux écrits acroamatiques, les premiers relevant plutôt du genre rhétorique, contrairement aux seconds, de nature démonstrative. Mais le terme peut aussi faire référence à un type d’enseignement non sélectif au sein de l’École – par opposition à celui qui est réservé aux disciples confirmés –, et même à des conceptions extérieures à l’École. Cicéron qualifie d’« exotériques » des livres destinés au public, par opposition à des écrits plus approfondis, laissés à l’état de notes 1, et ce fut longtemps l’interprétation la plus répandue du terme. La diversité de ces occurrences dans les écrits d’Aristote empêche cependant de lui assigner cette seule signification. Il peut faire référence à des écrits d’Aristote destinés au public extérieur 2, mais aussi à des débats ou à des écrits extérieurs au Lycée 3 ; signifier « extérieur à la question »4 ; désigner à un type précis d’argumentation qui se fonde sur l’opinion 5. Aulu-Gelle appelle « exotériques » des auditions destinées, dans le cadre du Lycée, à un public non sélectionné 6 ; il les oppose aux exercices « acroatiques », s’adressant à des disciples choisis. Jamblique utilise le terme « exotériques » pour désigner « les gens de l’extérieur » visà-vis desquels les disciples de Pythagore doivent conserver secret l’enseignement du maître 7. Annie Hourcade ✐ 1 Cicéron, De finibus, V, 5, 12, « Des termes extrêmes des biens et des maux », tr. J. Martha (1930), Les Belles Lettres, Paris, 1999, vol. II. 2 Aristote, Politique, III, 1278 b 31, tr. J. Aubonnet, Les Belles Lettres, Paris, 1971, vol. II, 1. downloadModeText.vue.download 422 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 420 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13, 1102 a 26, tr. J. Defradas, Pocket, Paris, 1992. 4 Aristote, Politique, I, 1254 a 33, op. cit., vol. I. 5 Aristote, Physique, IV, 217 b 30, tr. H. Carteron (1926), Les Belles Lettres, Paris, 1996, vol. I.

6 Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 5, tr. Y. Julien, Les Belles Lettres, Paris, 1998, vol. IV. 7 Jamblique, Vie de Pythagore, 32. 226. ! ÉSOTÉRIQUE EXPÉRIENCE En latin : experientia. L’empirisme classique traite à la fois les expériences comme des événements privés et comme des données à partir desquelles s’élabore la connaissance. Kant pose la question de savoir si l’expérience ne requiert pas à la fois des formes de l’intuition et des concepts. Le caractère conscient des expériences est ce qui résiste le plus à une analyse matérialiste des contenus mentaux. PHILOS. ESPRIT Les expériences sont les contenus conscients et phénoménaux éprouvés dans la sensation. Si, à la manière de Berkeley 1 et de Hume, et dans la tradition empiriste de Mach à Russell et au positivisme logique, on traite les expériences comme des données sensorielles primitives, la question se pose de savoir si ce phénoménisme ne nous coupe pas du monde objectif et ne nous conduit pas à l’idéalisme et au scepticisme. C’est à la fois parce qu’il reconnaît qu’il ne peut y avoir de connaissance sans intuition sensible et parce qu’il veut comprendre comment l’expérience d’un monde objectif est possible que Kant 2 soutient que celleci repose sur des formes a priori de l’intuition (espace et temps) et de l’entendement (catégories ou concepts), et non pas sur une réceptivité passive. Une autre critique de la notion d’expérience comme saisie de contenus privés vient des conceptions en philosophie de l’esprit qui insistent sur le caractère public du mental, des béhavioristes à Wittgenstein et au matérialisme contemporain, et qui cherchent à réduire les expériences à des comportements, à des représentations objectives ou à des événements physiques. Mais, malgré les efforts matérialistes pour trouver les bases neuronales de la conscience, le caractère subjectif de l’expérience semble inéliminable. ▶ La notion d’expérience conduit à un dilemme : ou on réduit ses contenus à des représentations objectives ou à des jugements – mais en ce cas l’expérience cesse d’apparaître

comme un donné indépendant de nos concepts –, ou on conserve son statut phénoménal irréductible – mais on court le risque de tomber dans une conception « cartésienne » de l’esprit, comme sphère purement privée et coupée du monde extérieur. Pascal Engel ✐ 1 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine (1710), tr. D. Berlioz, GF, Paris, 1991. 2 Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987. Voir-aussi : Nagel, T., « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », in Questions mortelles, PUF, Paris, 1983. ! CONSCIENCE, CONTENU, EMPIRISME, LANGAGE, MATÉRIALISME, QUALIA « Que nous apprend l’expérience ? » MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Concept fondamental du pragmatisme contemporain, qui ne fait pas de l’expérience une réception passive mais un principe actif de connaissance. Le concept d’expérience désigne à la fois le contenu phénoménal des qualités perçues et la relation que nous entretenons avec le monde sensible. Les philosophies qui, comme l’empirisme classique, entendent dériver la connaissance de l’expérience, envisagent plutôt celle-ci comme un principe limitatif par rapport aux abus de la spéculation et du rationalisme. Ce thème est repris par le pragmatisme américain, mais sans les accents anti-métaphysiques. Peirce 1 conçoit l’expérience comme la source de l’enquête scientifique, et entend développer une philosophie de l’autocorrection des croyances communes qui culmine dans une métaphysique évolutionniste. James 2 propose un « empirisme radical » ouvert à l’expérience mystique. Dewey 3 développe un naturalisme social fondé sur l’idée d’une continuité entre la nature et la culture. Le courant pragmatiste se caractérise ainsi par le double souci de ne pas dissocier la connaissance de l’action, qui en

est le guide et le correcteur, et de retrouver dans les structures du monde sensible les traces de l’universel et de l’idéal qui se réaliseront, selon les différentes conceptions, dans la communauté sociale, dans l’éthique ou dans la religion. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, Cambridge, 1931-1958. 2 James, W., Essays in Radical Empiricism, Harvard University Press, Cambridge, 1976. 3 Dewey, J., Experience and Nature, Dover Books, 1958. ! PRAGMATISME ∼ EXPÉRIENCE VÉCUE PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Les langues romanes ne disposent que des mots « vie » et « expérience ». En allemand les termes Erleben et Erlebnis distinguent en revanche, par opposition à Erfahrung (expérience empirique), l’expérience première d’un soi et de son monde, avant toute construction théorique et avant tout déploiement d’une philosophie de la connaissance. Mis à la mode dans la deuxième moitié du XIXe s., ils constituent ensuite des notions clefs de la phénoménologie et de la sociologie de la modernité. La « philosophie de la vie » Si l’on peut leur trouver des origines mystiques, prenant naissance dans l’idée de participation à la présence vivante du divin (Geleben) 1, les termes Erleben et Erlebnis n’acquièrent un statut philosophique qu’au XIXe s. Il se prépare chez Fichte, qui utilise le couple « leben und erleben » pour désigner le mode d’être pré-théorique du moi, c’est-à-dire aussi le fondement premier, non encore logicisé, de la théorie transcendantale du savoir 2. Sans la codifier clairement le romantisme a également contribué à l’émergence de la notion d’Erlebnis en valorisant l’idée d’une connaissance downloadModeText.vue.download 423 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 421 intime et immédiate, procurée « par le seul sentiment et sans l’aide du concept » 3. C’est surtout Novalis qui lance l’idée

d’une « psychologie réelle » (Realpsychologie) reposant sur le principe que « la vie ne peut s’expliquer que par la vie » 4. De son côté F. Schlegel oppose à l’abstraction dialectique l’exigence d’une « philosophie de la Vie » appréhendant la vie intérieure de l’esprit dans toute sa richesse 5. Deux positions s’affrontent au XIXe s. : celle de l’empirisme psychologique, qui accepte l’Erlebnis mais en fait l’appropriation individuelle et la confirmation vécue de l’expérience empirique, et d’autre part tout un courant qui s’efforce de faire valoir la spécificité de l’Erlebnis. Un auteur aujourd’hui à peu près oublié mais dont l’influence fut considérable sur Dilthey et à plus long terme sur Benjamin a puissamment contribué à cette valorisation : H. Lotze 6. Dilthey est l’héritier de cette évolution (cf. son article sur Novalis de 1865), dont il fait la base de l’affirmation de la spécificité des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften). À la psychologie empirique qui s’impose au XIXe s. sur des bases naturalistes il oppose la nécessité d’appréhender les réalités psychiques « de l’intérieur » 7. Son opposition des « sciences de la nature » et des « sciences de l’esprit » répond à une prise de conscience progressive qui s’est développée avec la naissance de la science historique. Il est devenu clair que l’implication du sujet connaissant dans ce qu’il connaît requiert que l’on distingue « explication » (Erklären) et « compréhension » (Verstehen). Dilthey a ainsi jeté les bases psychologiques et herméneutiques d’une « construction du monde historique » 8. Pour Dilthey les faits de conscience, l’intuition de la liberté et des valeurs ne peuvent être expliqués par aucune science naturelle. L’originalité des sciences morales tient à ce que l’ensemble, au lieu d’être composé progressivement comme dans les sciences de la nature, est au fondement de la connaissance. Non seulement chaque événement renvoie en histoire à un ensemble, en sorte que la logique des sciences de l’esprit n’est pas linéaire comme celle des sciences de la nature, mais il correspond du côté du sujet à un ensemble psychique qui n’est ni une connaissance distincte ni une sensation pure mais l’unité d’une diversité d’affections. Dilthey conçoit cette conjonction entre un état de conscience et son objet comme fondamentalement dynamique, comme un instantané rassemblant en soi le devenir et la durée, « l’unité intelligible et rétrospective du moi, des époques, des évolutions » 9. De Das Erlebnis und die Dichtung (Vécu et littérature, recueil d’études sur Lessing, Goethe, Novalis et Hölderlin, 1905), l’intelligentsia allemande a retenu que la réalité spirituelle est accessible par « l’expérience intérieure », condition nécessaire de toute « compréhension ». Toute la critique littéraire allemande (F. Gundolf, R. Unger, H. A. Korff, M. Kommerell, etc.) s’est alors engagée dans la voie ouverte par Dilthey. Mais Dilthey

n’était pas seul à plaider en faveur d’une science autonome de l’esprit. Son offensive fut épaulée par le livre du néokantien H. Rickert Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung (Les limites de la conceptualité des sciences de la nature, 1896). Elle a profondément marqué toute la pensée du tournant du siècle. D’un côté il s’agissait d’affirmer la spécificité des « sciences de la culture », d’un autre côté l’Erlebnis était devenu, au tournant du siècle, une idée à la mode et quasiment un slogan. Nous avons affaire, avec l’Erlebnis, à un mixte d’offensive épistémologique et de philosophie populaire. Le tournant du siècle : de Bergson à la phénoménologie En France, la philosophie de Bergson représente une offensive similaire. Pour Bergson l’expérience vécue relève de la durée, par opposition eu temps mesurable. La durée vécue par la conscience est pur changement ; elle est qualitative et ne se prête à aucune mesure : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs [...]. La pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure. [...] Dès l’instant où l’on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l’espace » 10. Bergson connut une réception considérable. J. Ortega y Gasset en fut un des acteurs et en outre un médiateur entre la France et l’Allemagne. Il traduisit Erlebnis par vivencia, insistant délibérément sur le caractère non réflexif du vécu 11. En Allemagne Bergson joua un rôle décisif dans la gestation de la phénoménologie, de M. Scheler à Husserl, Heidegger et Schütz 12. Certes ces quatre auteurs considéreront comme simpliste et trop dualiste l’opposition introduite par Bergson entre l’espace et le temps mais ils reprendront chacun à leur compte, sinon l’idée de durée (opposée par Bergson au temps mesuré), du moins celle d’une appréhension psychologique intuitive et immédiate de la temporalité. On est en droit d’y voir une impulsion essentielle à la naissance de la phénoménologie. Tout en rompant avec la version populaire de l’expérience vécue au nom d’une « science rigoureuse » (Husserl), la phénoménologie fit de l’Erlebnis son thème central. Elle le conçoit comme une expérience subjective immanente qui requiert néanmoins, pour être connue, c’est-à-dire communiquée, d’être rattachée au monde par le biais de l’intentionalité, donatrice de sens et référée aux objets. Un Erlebnis sans référence intentionnelle reste inobjectivable, c’est-à-dire inconnaissable. C’est donc le surgissement même de la réflexivité à partir de l’irréfléchi, l’activité réfléchissante en tant que telle qui est en jeu dans l’Erlebnis. La réflexivité in statu nascendi, aussi immanente et immédiatement empathique soi-elle chez Lipps 13 ou encore chez Schütz, tel est l’enjeu.

C’est de Lipps que Husserl reprit d’abord la notion de vivre immanent pour qualifier la conscience et ses vécus, avant de les modéliser comme « vie transcendantale » et constituante. La phénoménologie a visé avant tout à faire apparaître l’écart réflexif qu’implique déjà l’Erleben par rapport à la vie immédiate et naturelle, écart dont la langue grecque rend compte dans l’usage distinct des termes zoè et bios. En référence à Aristote, G. Agamben a mis en évidence la discontinuité entre la communauté naturelle des vivants et la communauté politique, qui introduit un genre de vie spécifique incluant le langage et la conscience du juste et de l’injuste 14. Le monde de la vie (Lebenswelt) husserlien se tient dans un entre-deux entre les deux formes de communauté distinguées par Aristote. Le paragraphe 38 de la Crise des sciences européennes révèle cette ambivalence dont la traduction par « monde de la vie » tente de rendre compte en refusant de choisir entre monde des vivants et monde vécu 15. Le monde de la vie est cet a priori communautaire, corrélatif de l’a priori qu’est la subjectivité transcendantale, qui tente de downloadModeText.vue.download 424 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 422 tenir ensemble la possibilité immanente d’une auto-organisation du monde naturel des vivants et son irréductibilité à la conscience vécue communautaire qui en émane. L’approche cognitive contemporaine la plus anti-réductionniste nomme par le terme d’« émergence » et par l’expression « couplage structurel autopoiétique » entre la conscience et le monde ce fondement du vivre-ensemble 16. Sociologie de la modernité Chez G. Simmel, qui fut un des acteurs de la réception de Bergson mais mourut avant la maturation de la phénoménologie, l’occurrence des termes erleben et Erlebnis est certes diffuse mais insistante dans sa sociologie des formes de la vie moderne. W. Benjamin, qui ne s’est pas converti à la phénoménologie, les a systématisés pour rendre compte de la transformation moderne de l’expérience. Il a en même temps inscrit l’Erlebnis dans une conception messianique de l’histoire qui diverge radicalement de (et constitue une alternative à) la conceptualisation phénoménologique. Pour Benjamin « ce qui distingue l’“expérience vécue” (Erlebnis) de l’“expérience” (Erfahrung) tient à ce qu’elle ne peut être dissociée

de la représentation d’une continuité, d’une succession » 17. L’appauvrissement de l’expérience (cf. Erfahrung und Armut, 1933) est l’effet des modes de production modernes et des modes de perception qu’ils induisent (choc, dispersion). Elle se traduit par une perte de la tradition et la réduction de l’expérience collective au vécu privé. La sensation prend la place de la tradition. On peut schématiser la conception benjaminienne de la mémoire au moyen de trois termes : Erinnerung, Gedächtnis, Eingedenken – « souvenir », « mémoire », « remémoration ». Le souvenir n’est plus compatible avec la forme d’expérience moderne. Le « souvenir » (Erinnerung) de la tradition est détruit par le Erlebnis (« instant vécu ») moderne, conscience ponctuelle, succession de chocs. Tant qu’elle était tradition la Erinnerung avait une dimension collective. Si cette dimension collective existe encore, elle est enfouie dans l’inconscient de la « mémoire » (Gedächtnis ; cf. « Sur quelques thèmes baudelairiens »). Chez Proust Benjamin trouve une forme de mémoire qui n’est certes pas collective mais restitue l’expérience authentique et lui paraît homologue à la figure du réveil : la mémoire involontaire. Il la retrouve chez Baudelaire sous la forme de la remémoration et des correspondances. La remémoration est seule à même de faire resurgir ce qui s’est réfugié dans la mémoire. Or, le propre de la remémoration est d’être instantanée ; elle relève donc de l’à-présent mais aussi du choc ; elle est, au sein de l’expérience moderne, le mode messianique moderne d’un sauvetage (salut) de l’expérience. Nathalie Depraz et Gérard Raulet ✐ 1 Cf. Dictionnaire des frères Grimm, Deutsches Wörterbuch, art. « Leben », t. 12, Munich, 1984, p. 397. 2 Fichte, J. G., « Sonnenklarer Bericht an das grössere Publikum über das eigentliche Wesen der neuesten Philosphie » (1801), in Werke, éd. F. Medicus, t. 3. 3 Cf. Fries, J. F., « Julius und Evagoras », éd. W. Bousset, 1910, p. 449.

4 Novalis, F., Schriften, t. 3, éd. J. Minor, 1923, p. 85. 5 Schlegel, F., Philosophie des Lebens (1828), t. 10, éd. E. Behler et al. Paderborn / Munich / Vienne, 1979. 6 Lotze, H., Metaphysik (1841), Mikrokosmos (1856-1864). 7 Dilthey, W., Einleintung in die Geisteswissenschaften (1883), in Gesammelte Schriften, t. I, Leipzig, 1922. 8 Dilthey, W., Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften (1911), in Gesammelte Schriften, t. VII, Göttingen, 1927. 9 Aron, R., la Philosophie critique de l’histoire, Vrin, Paris, 1969, pp. 78 sq. 10 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience (1899), PUF, Paris, 1967, pp. 74-77. 11 Trad. espagnole des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure de Husserl, Madrid, 1913. 12 Scheler, M., Versuche einer philosophie des Lebens. Nietzsche, Dilthey, Bergson, in Gesammelte Werke, t. 3 ; Husserl, E., « Phänomenologie als strenge Wissenschaft », in Logos, t. 1, Tübingen, 1910-1911 ; Heidegger, M., cf. entre autre les « Remarques sur la “Psychologie des visions du monde” de Karl Jaspers » et « Die Grundprobleme der Phänomenologie », in Gesamtausgabe, t. 9 et 24 ; Schütz, H., Theorie der Lebensformen, Francfort, 1981. 13 Lipps, T., Psychologie des Schönen und der Kunst, t. I, not. « Grundzüge der Ästhetik », Hambourg / Leipzig, 1903. 14 Agamben, G., Homo sacer. Le Pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997. 15 Husserl, E., la Crise des sciences européennes, Gallimard, Paris, 1976 ; cf. Biemel, W., « Réflexions à propos des recherches husserliennes de la Lebenswelt », in Tidjschrift voor Filosofie, Leuven, 1971, no 4, p. 660. 16 Varela, F. J., Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, 1989. 17 Benjamin, W., Gesammelte Schriften, t. 1-3, Francfort, 1978, p. 1183. ! COMPRÉHENSION, MÉMOIRE, MONDE, TEMPS, VIE (PHILOSOPHIE DE LA VIE)

∼ EXPÉRIENCE CRUCIALE ÉPISTÉMOLOGIE Le concept d’« expérience cruciale » a été introduit par Bacon parmi les instantiae praerogativae (« cas privilégiés ») sous la dénomination d’instantia crucis 1. Cette catégorie de « cas privilégiés », qui emprunte son nom aux poteaux indicateurs des carrefours, permet, suivant Bacon, de choisir entre deux hypothèses ou, plutôt, entre deux causes, non seulement en réfutant la fausse, mais simultanément en établissant la vraie. Le concept baconien a fait fortune assez rapidement. On le trouve, en particulier, sous la plume de Hooke 2 sous la dénomination d’experimentum crucis, ainsi que dans la lettre adressée par Newton à la Royal Society le 6 février 1672, lettre dans laquelle il fait connaître les résultats de ses travaux fondamentaux sur la lumière et sur les couleurs. D’une façon générale, on appelle donc experimentum crucis toute expérience susceptible de trancher entre deux hypothèses, de telle sorte que, pour reprendre Duhem, « celle qui ne sera pas condamnée sera désormais incontestable » 3. Cependant, une réflexion s’appuyant tout à la fois sur l’histoire des sciences et sur l’analyse épistémologique de la procédure effective qui recouvre le concept d’experimentum crucis montre qu’il n’existe aucune expérience, y compris justement l’expérience cruciale, qui puisse conférer la vérité au sens fort à une hypothèse. Michel Blay ✐ 1 Bacon, Fr., Novum Organum, II, 36, tr. M. Malherber et J.M. Pousseur, PUF, Paris, 1986. 2 Hooke, R., Micrographia, Londres, 1665. 3 Duhem, P., La Théorie physique, son objet et sa structure (1906), Vrin, Paris, 1981, p. 286. downloadModeText.vue.download 425 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 423 Voir-aussi : Kuhn, T. S., La structure des révolutions scientifiques

(1962), tr. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1983. ! EXPÉRIMENTATION, HYPOTHÈSE, VALIDATION, VÉRIFICATION Que nous apprend l’expérience ? Si l’expérience est toujours synthétique, au sens dégagé par Kant dans la Critique de la raison pure 1, c’est-à-dire si elle constitue toujours en quelque façon une extension des contenus de notre connaissance, nul ne pourra contester qu’il y a quelque chose à apprendre d’elle. La question de l’expérience et le problème qu’elle pose ne peuvent être compris que dans une interrogation de la structure et des fondements de la connaissance. Les données perceptives qui constituent l’expérience contribuent-elles à former la faculté de connaître, donnent-elles à l’esprit ses idées les plus générales, ou bien se limite-t-elle à informer l’esprit de ce dont il ne peut former une prénotion : la contingence ? C’est donc dans son rapport à l’origine de nos idées que l’expérience se présente comme un problème, donnant naissance à deux dogmatismes opposés où l’on reconnaît le champ de bataille (le fameux Kampfplatz auquel Kant voulait mettre fin) ordinaire de la philosophie. D’une part, l’empirisme, qui affirme une origine unique de nos idées en tant qu’elles proviennent toutes de l’expérience. Les idées générales ne sont alors que la collection, toujours singulière, des impressions sensibles. Nous n’avons, dans ce système, aucune idée qui soit vraiment universelle, puisque l’expérience tient originairement à la façon dont les individus la constituent. L’échange possible des idées entre elles, la correspondance de ces idées et leur communicabilité n’en font pas des universels authentiques. D’autre part, l’idéalisme affirme que nihil est in sensu quod non fuerit prius in intellectu (« il n’est rien qui soit dans les sens qui n’ait d’abord été dans l’intellect »), soutenant l’existence séparée d’une certaine structure de l’intellect, qui sait concevoir les idées les plus générales avant de pouvoir confronter ces idées à l’expérience. Nous

avons l’idée du triangle (comme figure dont les propriétés géométriques sont universelles) avant même d’avoir pu percevoir un triangle réel. D’un côté, donc, l’idée est construite à partir de la recomposition des impressions singulières, associées les unes aux autres, qui forment une représentation que l’on nomme, par commodité, un monde. De l’autre côté, l’engendrement génétique des idées part de la faculté même de penser pour aller affronter, en second lieu, l’expérience qui ne fait alors que reproduire dans le monde un ordre qui est préconstitué. L’expérience, moment nécessaire mais second, ne nous apprend, littéralement, rien que nous ne sachions par nous-mêmes. EXPÉRIENCE OU RAISON L e heurt des positions dogmatiques peut être mieux saisi à travers l’exposé d’une controverse classique : le problème dit « de Molyneux », posé et débattu à la charnière des XVIIe et XVIIIe s. 2. Supposons un aveugle de naissance auquel on aurait appris à reconnaître au toucher un globe et un cube. On restitue à cet aveugle, par une expérience pensée, la vue. Il est intéressant de noter que cette manipulation théorique des sens est ici orientée vers la vue, c’est-à-dire intellectualisée : la faculté de voir est, depuis le Phédon, de Platon, la fonction sensitive majeure dans la mesure où elle donne accès aux formes intelligibles. Voir, dans cette tradition, c’est comprendre et s’approprier l’Idée (d’eidos, « forme »). Mais on pourrait transposer cette question de la constitution de l’expérience dans n’importe quelle dimension sensorielle. La question posée n’est, en effet, pas celle de la supériorité d’un sens sur l’autre, mais bien celle de la nature de notre représentation ou idéation originaire du monde. Cette représentation est-elle strictement dépendante d’une éducation expérimentale qui nous fait distinguer, peu à peu, des formes objectives et des notions dégagées de ces formes ? Ou bien sommes-nous capables de reconstituer rationnellement les données manquantes d’une expérience qui est aussi une mondanéisation ? Locke, qui vient, en 1690, de publier l’aveugle ne saura pas reconnaître le simple raison que, découvrant la vue, à mettre en relation les informations

son Essay, affirme que cube du globe pour la il n’a pas encore appris du toucher et celles de

la vue 3. Chaque expérience de l’extériorité est d’abord irréductiblement liée aux data de sensation propre à chaque organe sensoriel. Construire une idée du monde consiste alors à combiner les data (c’est l’activité même de l’esprit). Pour un aveugle, l’idée de courbe est essentiellement tactile.

De même, l’idée d’angle repose en son fond sur l’expérience d’une rupture tactile des surfaces. De ces expériences originaires proviennent toutes nos idées, y compris – c’est là le point le plus discutable et le plus discuté – celles qui relèvent de la géométrie. N’ayant pas appris à combiner les data du toucher et ceux de la vue, l’aveugle se trouve face à un continent inconnu de son expérience du monde. Il lui est donc possible d’apprendre à reconnaître l’angle et la courbe qu’il voit, mais pour cela il lui faut toucher la sphère et le cube. La reconnaissance n’est donc pas immédiate, elle repose nécessairement sur la mise en oeuvre d’une médiation-combinaison qui informe la vue. Leibniz interroge ce problème dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain 4. Il propose une approche différente : si personne ne dit à l’aveugle que ce qu’il voit (« les peintures au fond de ses yeux ») représente un globe et un cube, alors il ne s’avisera pas, en effet, de faire le rapprochement avec les formes que le toucher lui a appris à distinguer. Mais, cette indication générale lui étant donnée, Leibniz pense qu’il pourra les distinguer : puisant dans son esprit la notion pure de la courbe, il pourra juger de la correspondance entre cette notion et ce qu’il voit. De même le cube, pris dans sa notion, comporte assez de propriétés mathématiques pour qu’il soit possible de le reconnaître sans le toucher. Le globe se distingue, par exemple, du cube en ce qu’il ne présente aucun point saillant, mais une enveloppe régulière dont la courbure est identique en tous points. Le cube, anguleux, est de ce point de vue très aisé à distinguer de la sphère. Si l’on y regarde bien, juger de l’appartenance des deux objets à la classe des sphères ou à la classe des cubes exige une médiation. Chez Locke, cette médiation est celle de l’expérience du toucher, qui permet la combinaison de ce que l’on sait et de ce que l’on cherche à savoir. Chez Leibniz, la médiation est rationnelle, car elle ne suppose chez l’aveugle qu’un usage somme toute modéré (i.e. commun) des universels mathématiques. L’empirisme de Locke conduit à l’affirmadownloadModeText.vue.download 426 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 424 tion selon laquelle nous ne pouvons apprendre qu’à travers l’accumulation des data de sensation, la raison n’intervenant que dans le calcul et la combinaison qui aboutissent au jugement. Dans sa solution « idéaliste », le problème de Molyneux fait de la raison le socle universel d’une communication qui ne saurait être prise en défaut par l’absence de tel ou tel organe de perception. Il y a un fond originaire commun à toutes les substances, où elles entre-expriment, quantum in se est, leurs notions, ce que Leibniz nomme un monde. Sans doute la question demeure-t-elle elle à l’impasse de toute formulation à séparer ce qui provient des sens et le problème de l’expérience revient à

mal posée et conduitdogmatique. Conduisant ce qui n’en provient pas, rechercher s’il existe

une chose, dans ce que nous apprenons, qui ne doit pas son origine à une reformulation progressive de ce que l’expérience nous livre. Mais, si cette chose existe, quelle est sa nature ? Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu, affirme l’empirisme. Nisi intellectus ipse (« si ce n’est l’intellect lui-même »), semble affirmer de son côté l’idéalisme, si par intellectus on entend seulement les « idées innées » et non pas la structure mentale qui autorise l’acte de connaître. Un tournant peut être accompli dans la résolution de ce conflit, dès lors que l’intellectus ipse sera pensé non pas comme une somme positive de vérités éternelles, un catalogue de lois gravées dans l’esprit par un Dieu logique, mais bien l’architecture logique profonde de l’esprit. Leibniz se garde bien de donner dans une alternative radicale entre expérience et raison, mais ce qui échappe à l’expérience (tout en pouvant être réactivé par elle) est bien de l’ordre des vérités innées conçues comme des germes de vérité disposés dans l’esprit au titre de son patrimoine plus que de sa structure : « Les idées de l’être, du possible, du même sont si bien innées qu’elles entrent dans toutes nos pensées et raisonnements, et je les regarde comme des choses essentielles à notre esprit, mais j’ai déjà dit qu’on n’y fait pas toujours attention et qu’on ne les démêle qu’avec le temps [...]. » 5. Ainsi, non seulement l’empirisme bien compris est supposé par la définition idéaliste de l’âme, mais, plus encore, l’empirisme doctrinaire méconnaît la nature de l’idée, c’est-à-dire aussi celle de l’âme : « L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des idées ? L’âme a-t-elle des fenêtres ? Ressemble-t-elle à des tablettes ? Est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l’âme la rendent corporelle dans le fond. » 6. Ce qui est nouveau dans l’expérience, c’est tout ce que nous avons oublié, tout ce qui relève d’une perception confuse et qu’un entendement absolument attentif pourrait connaître démonstrativement. L’univers leibnizien, où la notion de chaque substance l’« incline sans la nécessiter » 7, ne peut expliquer la production d’une idée que par ce qui est soi-même une idée : l’âme ou l’esprit. En ce sens, même s’il est convenu de voir dans Leibniz une préfiguration de Kant, la question demeure ici dans les strictes limites imposées par la représentation classique de l’acte de connaître. D’une certaine façon, l’idéalisme tend à s’approprier le réel, qui devient rationnel de part en part, et sa forme la plus systématique est celle qui lui est donnée par la philosophie de l’esprit de Hegel. La fameuse proposition de Hegel, « tout le réel est rationnel, tout le rationnel, réel », ne peut certes se comprendre qu’au niveau de l’Esprit, qui sait reconnaître ce qui, dans le fatras de l’expérience la plus commune, appartient à la nécessité du concept : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est ration-

nel. C’est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c’est à partir de là que celle-ci aborde l’étude du monde de l’esprit comme celui de la nature. [...] Le rationnel est synonyme de l’Idée. Mais, lorsque, avec son actualisation, il entre aussi dans l’existence extérieure, il y apparaît une richesse infime de formes, de phénomènes, de figures ; il s’enveloppe comme le noyau d’une écorce, dans laquelle la conscience tout d’abord s’installe et que seulement le concept pénètre, pour découvrir à l’intérieur le coeur et le sentir battre dans les figures extérieures. Les circonstances infiniment diverses qui se forment dans cette extériorité [...], ce matériel infini et son système de régulation, ne constituent pas l’objet de la philosophie. Elle peut s’épargner la peine de donner de bons conseils en ce domaine. C’est ainsi, par exemple, que Platon aurait pu s’abstenir de recommander aux nourrices de ne jamais laisser les enfants sans mouvement, de les bercer dans leurs bras, et Fichte de perfectionner la police des passeports [...]. » 8. Il ne s’agit pas d’une pure déduction de toute la réalité, mais la transformation même du concept de réalité en tant qu’effectivité et nécessité. La philosophie ne se donne pas pour objectif de justifier jusqu’à la contingence, mais ce dont elle peut rendre raison est vraiment réel et ce qui est posé en face d’elle, au titre de réalité (toute réalité n’est donc pas « réelle » au sens hégélien). Il n’en demeure pas moins que Hegel, en affirmant que la nature relève de l’actualisation de l’Idée, pousse dans ses dernières conséquences la difficulté soulevée par l’idéalisme dogmatique depuis le Ménon, de Platon : feindre de ne voir dans l’expérience que l’objectivation secondaire de ce qui est déjà là, présent aux yeux de l’esprit. Qu’est-ce qui, dans l’intellect, se constitue indépendamment des sens ou de l’épreuve de la perception ? Qu’est-ce qui, en revanche, dans notre faculté de connaître et d’apprendre, se situe dans l’horizon indépassable de l’expérience sensible, c’est-à-dire au sein de la pure et simple contingence ? Telles sont les questions que l’on retrouve dans la philosophie critique de Kant. L’opposition de l’empirisme et de l’idéalisme, sous quelque forme que ce soit, est représentative de la façon dont la métaphysique a toujours traité des

problèmes philosophiques : la thèse et l’antithèse, soutenues avec une force égale par la raison, ne font que souligner l’inanité de l’usage dogmatique de cette même raison. Déchirée entre deux propositions contradictoires, dans lesquelles elle trouve néanmoins également sa place, la raison se contredit elle-même. D’une certaine façon, le conflit naît ici de l’usage illégitime qui est fait ici des conditions de possibilité de nos idées. Toute entreprise philosophique qui se donne pour objet de penser les conditions de possibilité et non pas ce qui est conditionné (i.e. ce qui est dans l’expérience même) ne peut être couronnée de succès. Pour parvenir à cette affirmation, il faut comme Kant opérer une critique de la raison qui limite son pouvoir de connaître à une région (le conditionné), mais aussi une critique de l’intellectus, ou entendement. Subordonné à la connaissance de ce qui est cause ou effet dans la chaîne des conditions, l’entendement n’est plus de l’ordre de cette orgueilleuse raison dogmatique qui pouvait, de droit, retrouver la racine nécessaire de tout ce dont elle analysait la notion. downloadModeText.vue.download 427 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 425 D’une certaine façon, nous n’avons jamais de relation immédiate aux data de la perception, puisque le travail de l’Esthétique transcendantale consiste à fournir à l’Analytique transcendantale (le pouvoir logique des catégories) une matière pensable au moyen des concepts. L’expérience est donc, chez Kant, tout comme chez Leibniz, une matière indispensable qui doit et qui peut être mise en forme au moyen de ce qui ne se trouve pas en elle : les intuitions et concepts a priori par lesquels Kant reformule les dogmatiques idées innées. EXPÉRIENCE, EXPÉRIMENTATION C e que la philosophie critique de Kant permet de saisir n’est autre que le caractère construit de l’expérience, qui ne peut être définie comme simple observation première, ce que Bachelard nomme une simple « occasion de recherche » 9, sensible, mais bien comme ce qui résulte de la mise en forme du divers par le jeu du schématisme et des catégories. Il n’est pas indifférent que Kant ait choisi la figure de Galilée, dans la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure, pour montrer à la métaphysique un modèle de constitution scientifique rigoureuse. C’est que la science moderne pratique exactement l’usage empirique des catégories, limitant son usage à la sphère de l’expérience sensible, promouvant ce qui devient très vite une véritable physique mathématique dans laquelle la nature, interrogée de façon construite, est préalablement analysée et remodelée à l’intérieur de systèmes formels qui permettent le calcul symbolique : l’expérimentation repose en son fond sur une expérience dont on suppose qu’elle admet un ordre et une régularité. Galilée, note Kant, ne fait rouler ses boulets sur un plan incliné que parce qu’il détient déjà une forme symbolique de la loi de la chute des corps.

La représentation de la théorie scientifique comme forme symbolique destinée à penser non pas l’expérience, au sens large, mais un faisceau construit de faits expérimentaux destinés à mettre les prévisions théoriques à l’épreuve est défendue par P. Duhem 10. La théorie physique ne peut émettre que des jugements qui sont sanctionnés de deux façons. D’une part, l’analyse interne de la consistance des propositions permet d’éliminer les hypothèses qui ne se soumettent pas aux règles de la logique ou à celles, plus étendues, des mathématiques. L’expérience permet alors de passer du possible à l’existant, puisque la vérité en physique ne peut être obtenue qu’au prix d’une restriction du champ du possible (ou de la simple forme symbolique théorique), c’est-à-dire d’une validation par l’expérience. L’expérience est construite : seul un groupe de faits expérimentaux peut contribuer à écarter une théorie au profit d’une autre, et Duhem réfute l’idée qu’il puisse y avoir une « expérience cruciale » (experimentum crucis) isolée et directe, qui soit à l’exact point de conflit entre deux hypothèses, puisque les théories ne sont pas tant contradictoires que concurrentes dans l’esprit de celui qui peut les concevoir. Une théorie physique (archétype de ce qu’est la connaissance dans la Critique de la raison pure, par opposition aux mathématiques, qui construisent leurs concepts et sont un art de l’imagination) est donc le lieu où toute connaissance authentique ne peut commencer qu’avec l’expérience, sans que soit le moins du monde remise en cause l’idéalité pure et a priori des outils formels dont dérive cette même connaissance. L’expérience première, immédiate, est selon Bachelard le premier obstacle épistémologique. Enlisée dans l’image, dans la simple perception, cette expérience est à peu près celle que Leibniz se donnait comme repoussoir, face à la doctrine des idées. Chez Bachelard, l’expérience ne peut être que construite, ordonnée à partir d’une théorie qui la fait être, cette expérience légitime dont l’autre nom est : l’expérimentation. « [...] Dans l’enseignement élémentaire, les expériences trop vives, trop imagées, sont des centres de faux intérêt. On ne saurait trop conseiller au professeur d’aller sans cesse de la table d’expériences au tableau noir pour extraire aussi vite que possible l’abstrait du concret. [...] L’expérience est faite pour illustrer les phénomènes. [...] Sans la mise en forme rationnelle de l’expérience que détermine la position d’un problème, sans ce recours constant à une construction rationnelle bien explicite, on laissera se constituer une sorte d’inconscient de l’esprit scientifique qui demandera ensuite une lente et pénible psychanalyse pour être exorcisé. » 11. La science, comme production objective, correspond à un besoin de l’esprit, et, en ce sens, il n’y aurait qu’une satisfac-

tion médiocre, différée, qui se complaît dans une variété, ou profusion, assimilée par Bachelard à une « paresse intellectuelle » (op. cit. p. 30), celle qui est propre à l’empirisme. Il faudrait encore savoir quel lien il est possible de construire entre ce besoin de l’esprit insatisfait par l’expérience première et le sens le plus général de l’expérience, qui est de ne se constituer qu’à partir du moment où un sujet ordonne le divers empirique et lui donne sens en le fondant comme savoir. À ce sens plus originaire de l’expérience peut être annexée la découverte de la puissance fondatrice de l’ego cogito, dans les Méditations métaphysiques, de Descartes, ou l’affirmation du sens intime, qui, dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, de Husserl, oppose le processus de constitution d’un savoir puisé dans l’idéalité, détaché du présent vivant, au retour de la conscience vers la chose même. L’expérience ici ne nous apprend rien, puisqu’à son tour elle devient la condition de possibilité subjective de tout savoir, ce qu’elle était aussi chez Kant dans la mesure où l’analyse de la dialectique des catégories et des data de perception laissait intacte la possibilité d’une expérience plus originaire : celle qui reconduit le sujet à lui-même. ▶ L’expérience n’est pas univoque, et son extension la fait tour à tour entrer et sortir du champ traditionnel de la connaissance. Prise comme élément constitutif du rapport d’un sujet à ses objets (ou à soi-même comme objet capable de mondanéisation), l’expérience n’a, littéralement, rien à nous apprendre. Pensée comme l’un des éléments de ce rapport du sujet à l’objet (son pôle objectif), l’expérience peut être soit source de toute connaissance, soit simple commencement et occasion du travail rationnel authentique. L’expérience de l’art le montre bien, qui se meut à la fois dans l’espace le plus traditionnel de la perception et dans celui, moins aisément communicable quoique tout aussi universel sans doute, du sens intime. FABIEN CHAREIX ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1968. Cf. Analytique des principes, ch. 2, 1 à 4, pp. 156 et suiv. 2 Cassirer, E., la Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Fayard, Paris, 1970. 3 Locke, J., Essay Concerning Human Understanding, London, 1690. downloadModeText.vue.download 428 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 426 4 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre II, 9, trad. J. Brunschvig, Flammarion, Paris, 1991. 5 Ibid., livre I, 3, § 3. 6 Ibid., livre II, 1, § 2. 7 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, art. XXX, Vrin, Paris, 1986, pp. 79 et suiv. 8 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, préface, Gallimard, Paris, 1989, pp. 54-56. 9 Bachelard, G., la Formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1989, p. 42. 10 Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Chevalier et Rivière, Paris, 1906 ; 2e éd. augm. 1914, rééd. Vrin, Paris, 1981. 11 Bachelard, G., op. cit., p. 40. EXPÉRIMENTATION Du latin experimentum, « épreuve », « preuve par les faits », le mot apparaît en français au début du XIXe s. PHILOS. SCIENCES Organisation raisonnée et systématique d’expériences scientifiques. L’expérimentation, ainsi que le suggère l’allemand par la distinction classique entre Experiment (« expérimentation ») et Erfahrung (« expérience »), se distingue de l’« expérience » en général par son caractère systématique et construit. On admet couramment que la première étude détaillée de la démarche expérimentale dans les sciences modernes est due à Bacon dans le Novum Organum (1620), à l’époque des travaux de Galilée. Alors que l’ensemble des sciences de la nature devint expérimental au XVIIe s., les réflexions des philosophes sur la science négligèrent généralement, sauf exception (tel Diderot), ses aspects expérimentaux les plus concrets, comme le fonctionnement des appareillages ou les conditions sociales de son exercice. Mais Cl. Bernard et, surtout, P. Duhem 1 renouvelèrent l’étude de l’expérimentation, en envisageant progressivement la science non plus seulement comme un

simple corpus théorique, mais comme une pratique effective et collective. G. Bachelard 2, puis I. Hacking 3 notamment approfondirent cette voie, qui peut désormais s’aider d’études historiques minutieuses sur la manière dont les expérimentations sont réellement conduites en laboratoire 4. Paradoxalement, une expérimentation n’est pas toujours « matérielle ». D’une part, parce que certains scientifiques, comme Galilée et Einstein, s’aident d’« expériences de pensée » purement mentales. D’autre part, parce que l’expérimentation utilise de plus en plus massivement l’informatique, au point, parfois, de remplacer l’investigation matérielle par la modélisation numérique et par la simulation. Alexis Bienvenu ✐ 1 Duhem, P., La Théorie physique, son objet, sa structure (1906), Vrin, Paris, 1981. 2 Bachelard, G., Le Rationalisme appliqué (1906), PUF, Paris, 1949. 3 Hacking, I., Concevoir et Expérimenter (1983), trad. B. Ducrest, C. Bourgois, Paris, 1989. 4 Galison, P., Ainsi s’achèvent les expériences (1987), trad. B. Nicquevert, La Découverte, Paris, 2002. Voir-aussi : Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), GF, Paris, 1966. Gooding, D., Experiment and the Making of Meaning, Dordrecht, Kluwer, 1990. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), EXPÉRIENCE, EXPÉRIENCE CRUCIALE, HOLISME, MÉTHODE, OBSERVATION EXPLICATION Du latin explicatio, « action de déplier », « développement clair ». PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Réponse à la question « Pourquoi ? ». Depuis Aristote, on distingue aux moins deux types d’explications, celles qui donnent la cause efficiente et celles qui donnent la cause finale. Mais toutes les explications ne sont pas causales. Certaines donnent la raison d’un phénomène et non seulement sa cause, et la tradition herméneutique soutient que, dans le domaine des actions humaines, seule l’explication par les raisons ou la compréhension est appropriée. La conception moderne de l’explication en fait la subsomp-

tion d’un événement sous des lois. L’empirisme rejette les explications par les causes comme qualités ou natures, et le positivisme contemporain, avec Hempel 1, défend l’unicité du « modèle déductif-nomologique » de l’explication (déduction d’un phénomène tombant sous une « loi de couverture »). Mais les héritiers de la tradition herméneutique rejettent ce modèle pour les actions et l’histoire, et insistent sur le caractère téléologique des raisons. ▶ Outre la question de savoir s’il y un type unique d’explication, il y a celle de savoir si les lois sont nécessaires à l’explication scientifique. Pascal Engel ✐ 1 Hempel, C., Éléments d’épistémologie, A. Colin, Paris, 2002. ! CAUSALITÉ, CAUSE, HERMÉNEUTIQUE, RAISON, TÉLÉOLOGIE Expliquer et comprendre Cette opposition récupère celle des deux termes allemands erklären et verstehen, dont le premier désigne le mode d’explication par des causes naturelles dans les sciences physiques, et le second, le mode d’explication par des raisons dans les sciences humaines. À la fin du XIXe s., des philosophes allemands, et principalement W. Dilthey, réagirent à ce qu’ils considéraient comme un excès positiviste – la prétention à exiger de toute science qu’elle endosse le modèle de la causalité propre aux sciences physiques. Si les « sciences naturelles ou physiques », Naturwissenschaften, expliquent leurs objets, les « sciences de l’esprit », Geisteswissenschaften, visent leur compréhension. L’histoire est dès lors le paradigme de la science de l’esprit. Pour G. Simmel, la compréhension suppose la recréation dans l’esprit du savant de l’atmosphère mentale de son objet, sous forme d’empathie, Einfühlung. Vertstehen pourrait ainsi être traduit non seulement par comprendre, mais aussi par interpréter. La compréhension des choses de l’esprit, c’est-àdire de tout ce qui n’est pas réductible à la matière et manifeste la culture, relèverait d’une herméneutique. Quant aux philosophes qui refusent l’alternative entre expliquer et comprendre, et parmi eux les positivistes logiques du cercle de Vienne, ils défendent au contraire l’idée d’une unité de la science, supposant à la fois un langage unifié et, à terme, downloadModeText.vue.download 429 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 427 la réduction de toutes les sciences aux sciences physiques, même les sciences dites de l’esprit. Si la réflexion sur la distinction entre expliquer et comprendre caractérise certains débats dans l’histoire de la philosophie de langue allemande – environ entre 1880 et 1930 – elle doit aussi être examinée comme un topos philosophique. Dans le Phédon, s’interrogeant sur l’explication du fait qu’il reste là à dialoguer avec ses amis alors même qu’il va mourir, le Socrate de Platon distingue clairement une explication dans laquelle n’interviennent que des causes physiques – manifestement, une explication indigente, pour Platon – et une autre : « à savoir que (dit Socrate), les Athéniens ayant jugé qu’il valait mieux me condamner, moi, à mon tour, et précisément pour cette raison, j’ai jugé qu’il valait mieux, pour moi aussi, d’être assis en ce lieu ; autrement dit, qu’il était plus juste, en restant sur place, de me soumettre à la peine qu’ils auraient décidé » 1. Pour comprendre pourquoi Socrate reste assis, alors qu’il pourrait fuir, il faut entrer dans ses raisons, saisir quelles valeurs il respecte, quelles sont les normes de son comportement – ce dont une explication par les causes physiques ne dit rien. Aristote dit la même chose en une seule phrase « La décision ne va pas sans intellect et sans pensée, ni sans état habituel du caractère » 2. Donc la décision de faire ou de ne pas faire n’est semble-t-il pas réductible à une explication causale ; elle comporte des raisons sous la forme de normes rationnelles de l’action. En un sens, la même idée se retrouve chez Kant quand il distingue entendement et raison, le domaine de la nature et celui de la liberté. Pour N. Malcolm, « les explications intentionnelles expliquent l’action. Les explications neurophysiologiques expliquent les mouvements. Mais c’est seulement parce qu’on use du terme comportement de façon ambiguë qu’on peut dire que les deux expliquent le comportement. » 3. Dès que nous tenons compte du caractère intentionnel de l’esprit, il est exclu que notre explication – que notre compréhension, convient-il de dire alors – puisse être enclose dans la seule causalité physique. On pourrait situer toutes les thèses portant sur la distinction entre expliquer et comprendre entre les deux extrêmes représentés par l’herméneutique radicale et par le physicalisme radical. La première affirmerait que finalement la distinction n’a pas lieu d’être, car nos explications en termes de causalité physique ne sont que l’expression d’une idéologie scientiste naïve. Le physicalisme n’est-il pas lui-même une attitude mentale ? Bien loin d’être la description correcte de phénomènes objectifs, l’explication physicaliste ne serait qu’une forme de projection de l’esprit sur le monde. À l’inverse, pour un physicaliste radical, parler d’intentionnalité revient à faire appel à la psychologie populaire ou commune. Or, pense-t-il, une telle psychologie est appelée à disparaître le jour où les lois des sciences physiques auront aussi trouver

à s’appliquer dans les domaines que, pour le moment, nous pensons encore en termes d’intentionnalité. Entre l’idéalisme absolu et le matérialisme complet, il existe différentes thèses : elles acceptent la distinction entre expliquer et comprendre, mais sans jamais la réduire. Pour Wittgenstein 4 ou E. Anscombe 5, il existe un lien conceptuel entre les raisons et ce dont elles sont les raisons, alors que les causes sont totalement extérieures à ce dont elles sont la cause. L’énoncé « L’athlète court afin de gagner la course » est une explication téléologique. Celle-ci peut être paraphrasée par une explication causale : « Le désir de gagner la course fait que l’athlète court. » Le désir est une raison de courir et non une cause, il ne joue nullement le même rôle que la pierre dans « La chute de la pierre fait que la vitre est brisée ». Ce qui est refusé est la réduction des explications téléologiques à des explications causales, du moins dans la conception de la causalité apparue au XVIIe s., et développée par Hume, alors qu’Aristote parlait pour sa part de causalité finale, c’est-à-dire acceptait l’idée d’une téléologie non intentionnelle. « Les racines de la plante croissent afin qu’elle se nourrisse » n’est pas réductible à « Le désir de se nourrir de la plante fait que ses racines poussent », car les plantes, à proprement parler, n’ont pas de désir. Davidson propose pourtant de traiter les raisons comme des causes 6. Toute raison est en même temps une cause dans la mesure où il y a survenance du mental sur le physique. Mais ce monisme ontologique (un événement physique et un événement mental peuvent être le même événement) n’empêche pas de soutenir un dualisme conceptuel ou descriptif. La description d’un événement en termes de propriétés mentales est même irréductible à sa description en termes de propriétés physiques, dans la mesure où il n’existe pas de lois psycho-physiques strictes qui lient un événement décrit comme mental à un événement décrit comme physique. ▶ L’opposition entre expliquer et comprendre n’est plus aujourd’hui celle des sciences physiques, causales, et des sciences de l’homme, herméneutiques et donc non causales. Dans la mesure où nous demandons, par exemple, pourquoi Charles est allé dans la cuisine, nous cherchons une explica-

tion en termes de causalité. Le clivage est plutôt entre ceux qui considèrent que la causalité mentale implique l’existence de causes mentales (nos intentions, désirs, volontés sont des causes), comme Davidson, et ceux qui rejettent cette idée et dès lors tendent (semble-t-il) à se rapprocher d’une position aristotélicienne : la causalité intentionnelle et finale est non seulement irréductible à la causalité mécanique, mais elle signifie que les êtres humains possèdent une seconde nature, mixte de nature et de convention. Refuser le matérialisme complet revient ainsi à défendre un matérialisme non réducteur ou bien à recourir à l’idée de l’irréductibilité de la nature humaine. Dans le premier cas, on entend conserver une dose d’explication physicaliste dans la compréhension des actions humaines, dans le second on n’est pas sans se rapprocher d’une certaine forme d’herméneutique. Ces deux positions philosophiques sont instables entre les deux extrêmes du matérialisme réducteur et de l’herméneutique radicale. Cela ne les rend pas moins beaucoup plus crédibles. ROGER POUIVET ✐ 1 Platon, Phédon, 98 e. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1139 a 33. 3 Malcolm, N., « The Conceivability of Mechanism », Philosophical Review 77, 1968. 4 Wittgenstein, L., The Blue and Brown Books, trad. le Cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, Paris, 1996. 5 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Oxford, 1957. 6 Davidson, D., Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. downloadModeText.vue.download 430 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 428 EXPLICITATION

En allemand : Auslegung. ONTOLOGIE Configuration du projet propre à la compréhension du Dasein (chez Heidegger). Par l’explicitation, la compréhension s’approprie ce qu’elle comprend : comprendre étant projeter son être vers des possibles, elle permet d’élaborer ces possibilités. Un outil est explicité « comme » étant bon à quelque chose. Cette « structure du comme » (Als-Struktur) constitue l’explicitation : l’usage de l’étant-disponible intramondain voit celui-ci comme table, marteau, etc. L’explicitation de quelque chose repose sur une préacquisition, qui l’adosse à une compréhension déjà acquise, sur une prévision, qui fixe une direction, et sur une anticipation, qui décide d’une certaine conceptualité. L’« énoncé » (Aussage) n’est qu’un mode dérivé de l’explicitation, car il est d’abord un faire voir, une mise en évidence de l’étant à partir de lui-même, ensuite une prédication, et enfin une communication. Il procède d’un « comme apophantique » qui présuppose le « comme existential-herméneutique » de l’explicitation. S’opère ainsi un nivellement du « comme » originaire propre à l’explicitation, qui vise des étants disponibles, en « comme » dérivé, qui détermine l’étant comme subsistant dans l’énoncé. Le discours est un existential qui fait venir à la parole une disposition et une compréhension. Le langage est une possibilité d’être du Dasein, qui est foncièrement signifiant et existe dans un réseau de significations. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 32 à 34, Tübingen, 1967. ! COMPRÉHENSION, EXISTENTIAL, PAROLE EXPOSITION Du latin expositio (de exponere), « mettre en vue », mais aussi « expliquer », « raconter ». ESTHÉTIQUE Dispositif d’ostension appliqué à des objets ou à des oeuvres, qui renvoie à diverses expériences socio-historiques ; elle se trouve au coeur du processus de la représentation entendue à la fois comme « indication et apparaître » (M. Foucault). Du cabinet curieux au studiolo, de la vigna romaine à la grotte, à l’espace de la galerie enfin, l’exposition mobilise d’abord les qualités d’un lieu, selon une perspective où se mêlent considérations astrologiques, philosophiques et politiques. À la Renaissance, la rhétorique mobilise des magasins d’archives, de lieux communs, d’où l’orateur tire son développement, la copia. Sous le signe de l’abondance, de la cornucopia, l’exposition s’organise parfois en théâtre de mémoire,

indispensable à la saisie du monde, et revêt un sens magique (F. Yates1). En un temps où le caractère public ou privé de l’exposition n’est pas déterminé par des critères d’accessibilité mais bien par le statut de la personne, et où, comme l’indique Elias, le collectionnisme privé peut faire partie de la réussite professionnelle (à notre sens du terme), l’exposition engage de tout autres catégories d’intelligibilité que les nôtres. L’exposition démonstrative, privilégiée par le musée, réfléchit sur la poétique des parerga, dont les questions de l’accrochage et du socle de l’oeuvre, de son horizontalité ou de sa verticalité, manifestent aujourd’hui la vive actualité. Depuis les années 1930, les tendances d’exposition privilégient l’effet psychologique de l’espace libre autour des oeuvres d’art et s’efforcent de servir un dessein d’immédiateté, de plénitude ou d’évidence de l’oeuvre moderne – jusqu’au retour singulier de la Wunderkammer (Biennale de Venise, 1986 ; château d’Oiron). L’exposition engage donc une éthique de l’objet, comme l’ont prouvé dans un autre domaine les vifs débats à propos de l’exposition du bombardier d’Hiroshima dans un musée de l’air, ou celle de mobilier funéraire indigène aux États-Unis. Pour l’anthropologue J. Clifford 2, l’exposition joue le rôle d’une « zone de contact » entre cultures différentes : les objets, parfois fort éloignés de leurs liens premiers, y sont supports d’une mémoire, et deviennent enjeux de luttes. Dans ses versions les plus spectaculaires, telles que la technologie virtuelle en donne des exemples de plus en plus convaincants, l’exposition tient lieu d’espace synthétique, interactif, où se joue, le temps d’un rite social, la représentation d’informations. Si la réflexion des sciences sociales sur le phénomène a été marquée à son origine, dans l’entre-deuxguerres, par une problématique de l’évaluation souvent héritière de la psychologie béhavioriste, elle nourrit aujourd’hui un corpus de savoirs sur les formes de transposition et de traduction du savoir savant. Enfin, le corps du visiteur ne cesse pas de requérir l’attention : le principe et les aléas de son parcours, sa durée et sa vitesse répondent aux effets de correspondances, de ruptures ou de branchements auxquels réfléchit le concepteur d’exposition. ▶ Le « montage » des expositions a successivement ou simultanément emprunté au collectionnisme privé ou à la salle des ventes, aux salons académiques ou aux recueils de modèles et de spécimens. Par-delà ces emprunts, on assiste depuis une génération à l’émergence d’une authentique culture d’exposition, dont les responsables acquièrent une légitimité artistique ou intellectuelle spécifique. Dominique Poulot ✐ 1 Yates, F., l’Art de la mémoire (1975), trad. D. Arasse, Gallimard, Paris, 1987.

2 Clifford, J., Malaise dans la culture. L’Ethnographie de la littérature et l’art au $$$[line] XXe siècle, trad. M.-A. Sichère, ENSBA, Paris, 1996. Voir-aussi : Davallon, J. (éd.), Claquemurer, pour ainsi dire, tout l’univers. La Mise en exposition, CCI–Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1986. « En revenant de l’expo », in Cahiers du musée national d’art moderne, no 29, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1989. Hamon, P., Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, José Corti, Paris, 1989. Holt, E.(éd.), The Triumph of Art for the Public, 1785-1848, The Emerging Role of Exhibitions and Critics, vol. II, Princeton University Press, Princeton, 1979. Poinsot, J.-M., Quand l’oeuvre a lieu, l’art exposé et ses récits autorisés, Mamco, Genève, 1999. ! ART, MUSÉE, PUBLIC, PUBLICITÉ EXPRESSION Du latin expressio, supin de exprimere, « action de faire sortir en pressant ». GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE Rapport de correspondance qui fait d’une chose la traduction de l’intériorité d’une autre chose. L’expression, si elle se conçoit particulièrement de l’extériorisation d’une conscience en un certain système de signes downloadModeText.vue.download 431 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 429 (linguistiques, affectifs, esthétiques), désigne également cette extériorisation en tant qu’elle articule deux entités, abstraction faite de leur caractère de « chose pensante ». Ainsi une chose sera dite en exprimer une autre à condition qu’elle manifeste par sa nature la nature intime de la chose exprimée. Chez Spinoza 1 la substance s’exprime ainsi dans les attributs, qui expriment tous une essence infinie ; de ce point de vue l’expression s’inscrit dans une doctrine de la complicatio qui est caractéristique des courants néoplatoniciens antiques et médiévaux 2 : l’expression s’articule donc d’un côté à l’explicatio et de l’autre à l’involutio, en ce sens qu’elle déplie les éléments enveloppés dans l’essence de la substance. Ainsi l’expression ne fait que traduire dans un ordre déployé l’ordre qui se trouve contracté dans la substance prise en elle-même.

Mais l’expression ne tient pas seulement au déploiement de la substance dans ses attributs : elle a également un rôle à jouer dans la communication entre les substances ellesmêmes. Ainsi, selon la définition de Leibniz, « une chose en exprime une autre lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de l’une et de l’autre » 3. Étant donné que les substances sont naturellement indépendantes et ne sont donc pas susceptibles d’interagir matériellement, elles entrent en correspondance par la médiation de l’harmonisation divine : telle substance contiendra donc les raisons qui rendent compte de ce qui arrive indépendamment à telle autre. La première agit, la seconde pâtit, en ce que toutes deux entretiennent des rapports réglés : ainsi action et passion sont recomprises comme des relations d’entre-expression. Dans cette généralisation de la doctrine de l’expression à la totalité des substances, c’est le problème de l’union de l’âme et du corps qui se trouve placé dans la juridiction métaphysique du concept d’expression. D’autre part, à l’entre-expression (des substances et du monde) se superpose toujours l’expression au sens premier (par laquelle les substances elles-mêmes, dans leur existence temporelle, déploient la perfection divine). À partir de cette conception classique, l’expression devient donc le rapport par lequel l’intériorité même des choses est susceptible d’une manifestation ou d’une expansion quelconque qui la rende appréhendable : ainsi la loi de la chose se constitue chez Hegel dans le jeu des forces par lequel la conscience saisit le déploiement de l’intérieur même du phénomène comme sa vérité 4. Une telle doctrine permet alors de considérer que l’expression, comme déploiement de l’essence des choses et traduction de ce déploiement, est le milieu même de la vérité. Laurent Gerbier ✐ 1 Spinoza, B., Éthique, I, 10, scolie, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1965, p. 29-30. 2 Deleuze, G., Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, Paris, 1968. 3 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, édition G. Le Roy, Vrin, Paris, 1988, p. 180-181. 4 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, A, III, tr. J. Hyppolite (1941), Aubier, Paris, 1977, p. 109 sq. ! ATTRIBUT, EXPLICATION, EXTÉRIORITÉ, REPRÉSENTATION ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE 1. Acte de représenter, de faire connaître et de signifier par le langage et l’art, qui qualifie l’art lui-même pour les romantiques. – 2. Dans le cadre d’une philosophie qui donne priorité à l’esprit (entendement, intellect, idées ou pensée), ensemble des productions humaines, mais plus spécialement de celles de l’art, en tant qu’elles portent sur l’individualité de la vie intérieure. Éprouvée comme expé-

rience esthétique globale, l’expression n’en met pas moins en jeu des mécanismes complexes, comme l’ont souligné les pragmatistes. Longtemps définie comme première fonction du langage, avant même celle de communication, l’expression désigne le moment où une pensée née dans un esprit s’extériorise en une langue. La translatio hobbesienne 1 situe bien le rôle de l’expression dans le langage verbal qui « traduit en un enchaînement de mots l’enchaînement des idées » du langage mental. Cependant, l’expression peut n’être pas seulement langagière, elle est aussi comportementale ou corporelle, théâtrale ou plus généralement artistique. Elle sert dans tous les cas à manifester par des signes des états affectifs ou intentionnels, où la singularité d’un sujet ou d’un artiste proprement s’exprime. Ainsi Diderot y voit « en général l’image du sentiment »2 et Langer défendra une conception émotionnelle de l’art en tant que processus de transformation symbolique 3. Quand, avec les philosophes du langage, la priorité de la pensée sur le langage est contestée, l’expression acquiert un rôle majeur dans la formation du sens. L’esthétique comme science de l’expression Contre Wölfflin pour qui chaque époque se définit grâce à son style exprimant l’esprit d’un peuple à un moment donné de son histoire, Croce s’intéresse au caractère singulier des oeuvres. Refusant de distinguer entre intuition intérieure, spirituelle, et expression extérieure, objectivante, il caractérise l’art comme « intuition-expression », chose mentale en même temps que médiation par des signes. Ainsi l’esthétique sera-t-elle définie comme « science de l’expression » 4. Cette définition renvoie néanmoins selon les auteurs à des conceptions différentes de l’art : si Collingwood 5 insiste sur le pouvoir imaginatif de rendre intelligible une émotion dont la traduction reste incomparable à toute autre, Tolstoï 6 met à l’inverse l’accent sur la capacité de l’oeuvre de provoquer des sentiments chez le récepteur, ce qui lui confère une portée inséparablement morale. Par ailleurs, l’intérêt de ce type

de conception tient également au rapport qu’on peut trouver entre les formes spirituelles d’expression de Croce et les formes symboliques théorisées par Cassirer 7. Expérience et symbolisation Pragmatiste, Dewey conçoit « l’art comme expérience » dont un moment réside en l’acte d’expression. Sans se confondre avec l’impulsion qui l’initialise, ni avec l’émotion (nécessaire mais non suffisante), ni avec la spontanéité qui en est l’apparence, non plus qu’avec la singularité d’une oeuvre qui généralise des expériences singulières, l’expression est un processus temporel puisqu’elle mûrit en intriquant des traits présents avec des valeurs passées que l’expérience a incorporées dans la personnalité. Processus d’organisation aussi, elle intègre des matériaux bruts, les transforme, retravaille et interprète réflexivement, elle les porte à signifier en transfigurant l’émotion en émotion spécifiquement esthétique. « Un peintre convertit les pigments en des moyens d’exprimer une expérience imaginative » 8. L’expression construit une expédownloadModeText.vue.download 432 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 430 rience intégrale qui inclut interaction et transformation d’un matériau primitif et de ce qui est pressé dehors (ex-primé). Selon Goodman 9, l’expression reçoit le sens technique d’exemplification métaphorique : de même qu’un échantillon correct exemplifie le motif d’un tissu parce qu’il y fait référence et partage avec lui une même propriété, une peinture grise exemplifie littéralement la couleur grise, mais elle exemplifie aussi métaphoriquement la tristesse qu’elle exprime ainsi. Aussi la réussite de l’art se mesure-t-elle à la pertinence et à la richesse des chaînes référentielles qui exploitent les propriétés des données et des prédicats. ▶ L’expression prend l’allure d’un concept multiforme selon qu’il est rapporté à un esprit (qui, chez Hegel, peut être l’esprit), à une subjectivité dont elle décrit les états intentionnels ou les émotions, ou consiste plutôt en un mode de donation qui a le pouvoir de construire sens et référence. Peut-être estce la parole du poète qui résume le mieux les multiples voies de l’expression artistique lorsque Keats 10 évoque les « innombrables compositions et décompositions qui ont lieu entre l’intellect et ses milliers de matériaux avant que d’arriver à cette tremblante, délicate et limaçonne perception de la beauté ».

Marie-Dominique Popelard ✐ 1 Hobbes, T., Léviathan (1651), chap. I, 4, trad. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 28. 2 Diderot, D., Essais sur la peinture (1765), chap. IV, in Versini, L. (éd.), OEuvres, t. IV, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1996. 3 Langer, S., Felling and Form, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1953. 4 Croce, B., l’Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, trad. H. Bigot, Giard et Bière, Paris, 1904. 5 Collingwood, R. G., The Principles of Art (1938), Oxford U. P., Oxford. 6 Tolstoï, L., What is Art ? (1896), chap. V, Hackett Pub. Co., Indianapolis, 1996. 7 Cassirer, E., Philosophie des formes symboliques, t. I, trad. J. Lacoste, Minuit, Paris, 1972. 8 Dewey, J., Art as Experience (1934), Perigee Book, Berkley Pub. Gr., New York, 1980. 9 Goddman, N., Langages de l’art (1968), chap. II, trad. J. Morizot, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990 ; Manières de faire des mondes (1978), chap. VII, trad. M.-D. Popelard, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992. 10 Cité par J. Dewey, op. cit., pp. 70-71. ! ÉMOTION, INTENTION, REPRÉSENTATION, SENTIMENT, SYMBOLE « La symbolisation est-elle à la base de l’art ? » EXPRESSIVISME ! DESCRIPTIVISME ET EXPRESSIVISME EXTASE Du grec ekstasis, « fait d’être hors de soi », « égarement ». PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE Expérience dans laquelle la conscience s’échappe à elle-même. Dans le néoplatonisme, l’extase désigne le détachement de soi et du monde par lequel l’âme parvient à l’union avec l’Un : l’extase est alors purification et séparation en vue d’une

union 1. La possibilité de cette union fait l’objet d’un débat qui traverse tous les néoplatonismes arabes, médiévaux ou datant de la Renaissance : l’enjeu en est la possibilité pour l’âme d’atteindre cet état de béatitude suprême. L’extase signifie en effet aussi et par extension l’état de plaisir parfait dans lequel l’âme ne s’appartient plus et, se perdant soi-même, cesse tout commerce avec le monde. Dans cet état l’expérience mystique rejoint le paroxysme érotique et la pathologie de l’esprit. Cette sortie de soi qui caractérise l’extase se retrouve dans l’expérience de la distance à soi que cherchent à saisir les philosophies de l’existence : ainsi chez Heidegger les trois dimensions classiques du temps (passé, présent, avenir) sont recomprises comme ekstases au sens où « la temporalité est le hors-de-soi originaire » 2. Pour Sartre, cette triple « ek-stase » de la temporalité correspond au mode de présence à soi de la conscience, qui se caractérise comme distance et écart à soi-même 3. Laurent Gerbier ✐ 1 Plotin, Ennéades, IV, 8, tr. E. Bréhier (1927), Les Belles Lettres, Paris, 1993. 2 Heidegger, M., Être et temps (1927), § 65, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. 3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), II, 2, Gallimard, Paris, 1976, p. 168-189. Voir-aussi : Couliano, I. P., Expériences de l’extase, Payot, Paris, 1984. ! AMOUR, BÉATITUDE, TEMPORALITÉ, TRANSCENDANCE, UN EXTENSION Du latin extendere, « étendre ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Au sens traditionnel, ensemble des entités auxquelles s’appliquent un concept ou un terme général ; ainsi, l’extension du concept homme est l’ensemble des hommes. – 2. En logique contemporaine, objet de type approprié qu’une interprétation d’un langage associe à une expression en vertu de sa catégorie ; ainsi, l’extension d’un nom propre

est un individu, l’extension d’un prédicat monadique est un ensemble d’individus, et l’extension d’un énoncé est une valeur de vérité. – 3. Relativement à une théorie T, théorie T′ dont le langage contient celui de T et dans laquelle tous les théorèmes de T sont encore démontrables ; ainsi, l’analyse, ou théorie des nombres réels, est une extension de l’arithmétique. Alors que l’extension d’un terme général est l’ensemble des objets auxquels il s’applique, son intension est l’ensemble des propriétés qui sont satisfaites en totalité par tous les éléments de son extension et par eux seuls ; ainsi, l’intension du mot chiffre est la propriété d’être un symbole individuel désignant un nombre entier, et son extension est l’ensemble (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9). Jacques Dubucs ! ARITHMÉTIQUE, CONSERVATIVITÉ, ENSEMBLE, EXTENSIONALITÉ, INTENSIONNELLE (LOGIQUE) EXTENSIONALITÉ LOGIQUE Extensionnel, le calcul logique considère la valeur de vérité des propositions à l’exclusion de leur contenu de signidownloadModeText.vue.download 433 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 431 fication (intension). Dès lors, deux propositions équivalentes sont substituables salva veritat (principe d’extensionalité) en tout contexte propositionnel : {(A = B) · C(A)} ! C(B). Soit la conjonction vraie : « La Terre est une planète et le Soleil est une étoile ». On peut considérer « La Terre est une planète » et comme le contexte propositionnel C(...) de q. Soit la proposition r = « Vénus est une planète ». Comme cette proposition est vraie, donc équivalente à q, on peut la substituer à q pour obtenir la nouvelle proposition : « La Terre est une planète et Vénus est une planète » qui reste vraie. Ceci ne saurait valoir pour tout contexte. L’énoncé : « Galilée croyait que les orbes des planètes étaient circulaires » met en jeu l’attitude propositionnelle de croyance du sujet d’énon-

ciation 1. Elle renvoie alors non à la valeur de vérité mais à la signification. Ce genre d’énoncé requiert une logique intensionnelle. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., « Sens et Dénotation » (1892), in Écrits logiques et philosophiques, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1971, pp. 111-114. ! CALCUL, CROYANCE, EXTENSION, INTENSIONNELLE (LOGIQUE) EXTÉRIORITÉ Du latin exterior, comparatif de l’adjectif externus « externe ». GÉNÉR. Caractère de ce qui est posé au dehors. L’extériorité est d’abord conçue comme le dehors d’un dedans : en d’autres termes, il n’y a d’extérieur que pour une conscience qui se saisit d’abord elle-même comme intériorité. L’extériorité se redouble alors : elle constitue non seulement l’existence d’un dehors, mais elle constitue également la loi de ce dehors en tant que les choses extérieures sont pensées à partir des relations d’extériorité réciproques qu’elles entretiennent entre elles (ainsi l’étendue n’est pas extérieure au seul sens de sa différence avec l’intériorité de la conscience : elle l’est aussi essentiellement en ce qu’elle se présente comme une juxtaposition de parties mutuellement extérieures les unes aux autres, partes extra partes). Dans le cadre d’une théorie de la connaissance, la position de l’extériorité annonce alors un problème : comment le sujet intérieur à lui-même peut-il atteindre cette extériorité, et comment peut-il penser sa différence permanente à elle-même ? Une fois posée l’hétérogéniété réciproque de la chose pensante et de la chose étendue, Descartes doit passer par la considération de la fiabilité de Dieu pour récupérer l’assurance de l’existence des corps extérieurs 1 ; chez Berkeley, l’idéalisme radical conduit même à nier qu’existe quoi que ce soit qui puisse être considéré comme véritablement extérieur à mon esprit, à l’exception des autres substances pensantes 2. Kant, rejetant l’idéalisme problématique (Descartes) et l’idéalisme dogmatique (Berkeley), cherche à montrer que si « ce que nous nommons objets extérieurs consiste dans de

simples représentations de notre sensibilité dont la forme est l’espace » 3, en revanche le fait même que la conscience soit empiriquement affectée « prouve l’existence des objets extérieurs dans l’espace » 4. Dans le projet critique qui consiste à prendre de l’intérieur la mesure de l’extension des facultés de la raison, l’extériorité radicale n’est donc que le concept d’une limite. Mais on peut alors concevoir que cette limite n’est qu’un moment de la constitution du savoir, dans lequel la conscience saisit la manifestation des choses comme extériorisation : cette extériorisation n’est alors que le déploiement dans lequel s’atteste l’intériorité des choses comme leur vérité qui excède la simple perception sensible 5. On est alors conduit à considérer la faculté de se rapporter à une extériorité comme constitutive de l’oeuvre de la conscience – et non pas seulement comme adventice. Ainsi dans la phénoménologie l’intentionnalité définira la conscience comme originairement orientée vers le dehors : ce dehors n’est plus alors un pôle éloigné qu’il faudrait rejoindre, mais un élément indispensable de cette non-coïncidence à soi de la conscience que Sartre nomme le « circuit de l’ipséité » 6. L’extériorité cesse alors d’être un problème pour le processus de connaissance, pour devenir au contraire le mode même de notre être-au-monde : « [...] finalement tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres » 7. Laurent Gerbier ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, VI, édition Adam & Tannery, Vrin, Paris, 1996, vol. IX, p. 62-63. 2 Berkeley, G., Traité des principes de la connaissance humaine, §§ 3-7, dans OEuvres, vol. I, PUF, Paris, 1985, p. 320-322. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, I, § 3, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987, p. 89. 4 Kant, E., Critique de la raison pure, Analytique des principes,

chapitre II, section III, point 4 (« Postulats de la pensée empirique en général »), éd. cit., p. 249. 5 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, A, 3 (« Force et entendement »), tr. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1941, vol. I. 6 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), II, 1, Gallimard, Paris, 1976, p. 142 sqq. 7 Sartre, J.-P., « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » (1943), repris dans Situations, Gallimard, Paris, 1990, p. 12. ! CHOSE, ESPACE, ÉTENDUE, IMMATÉRIALISME, INTENTIONNALITÉ, MATIÈRE, OBJET, PHÉNOMÈNE, SPATIALITÉ EXTERNALISME / INTERNALISME Calque de l’anglais externalism et internalism. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, SÉMANTIQUE On appelle externalisme la thèse selon laquelle on ne peut caractériser le contenu des pensées sans faire référence à l’environnement, et internalisme la thèse contraire selon laquelle le contenu des pensées d’un individu est interne et subjectif, et peut être caractérisé indépendamment des relations de celui-ci au monde qui l’entoure. L’externalisme affirme que le monde joue un rôle constitutif dans l’individuation des pensées. Il prend appui sur le fait que certaines pensées ont une composante indexicale et que leur contenu dépend pour partie du contexte de l’épisode de pensée 1. Ainsi la pensée « ceci est une pipe » implique une référence à un objet particulier et dépend de l’existence réelle de son objet intentionnel. Certains externalistes, tels T. Burge 2 ou H. Putnam 3, soutiennent en outre que nos concepts doivent leur contenu au moins en partie à la downloadModeText.vue.download 434 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 432 nature de l’environnement physique ou social (notamment linguistique).

L’internalisme peut, à l’inverse, avoir pour motivation une conception dualiste, de type cartésien, selon laquelle l’esprit est une substance autonome, ontologiquement indépendante de l’environnement externe sur lequel peuvent porter ses pensées et ses perceptions. Toutefois, les internalistes contemporains sont rarement dualistes. Leur position est notamment motivée par certaines conséquences contre-intuitives que semble avoir l’externalisme. Celui-ci leur paraît notamment incompatible avec la thèse selon laquelle la connaissance que nous avons sur nos propres contenus de pensées a une autorité particulière. Il introduit d’autre part des distinctions de contenus qui sont sans pertinence pour l’explication psychologique. En réponse à ce second problème, de nombreux auteurs ont proposé des théories duales du contenu, distinguant un contenu étroit, interne, et un contenu large, dépendant des relations à l’environnement 4. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Evans, G., The Varieties of Reference, Clarendon Press, Oxford, 1982. 2 Burge, T., « Individualism and the Mental », in Midwest Studies in Philosophy, vol. IV, pp. 73-121, 1979. 3 Putnam, H., « The Meaning of “Meaning” », in Mind, Language and Reality, Cambridge University Press, Cambridge, 1975. 4 McGinn, C., Mental Content, Blackwell, Oxford, 1989. ! CONTENU, INDIVIDUALISME, REPRÉSENTATION PHILOS. CONTEMP., MORALE L’internalisme éthique affirme que la connexion entre jugement moral et motivation est nécessaire ; l’externalisme, qu’elle est contingente. Selon l’internalisme, on ne peut juger qu’un acte est juste sans avoir une motivation pour agir, que celle-ci l’emporte ou non. Pour Socrate 1 et pour Kant 2, le jugement fait la volonté ; pour Hume 3 et l’émotivisme, c’est l’inverse. L’externalisme insiste sur le phénomène de la faiblesse de volonté (acrasia4), qui consiste précisément à juger qu’un acte est juste sans être capable de le vouloir. Cette question porte sur des états mentaux (jugement et motivation). A. J. Ayer l’a reposée au niveau de la signification des jugements moraux : dire qu’un acte est juste, est-ce signifier l’intention d’agir 5 ?

Julien Dutant ✐ 1 Platon, Protagoras, 358 c-e. 2 Kant, E., Critique de la raison pratique (1788), « Des mobiles de la raison pure pratique ». 3 Hume, D., Traité de la nature humaine (1739), livre III, I, 1. 4 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VII. 5 Ayer, A. J., Language, Truth and Logic, chap. 6, Gollancz, Londres, 1936. Voir-aussi : Ogien, R., La Faiblesse de volonté, PUF, Paris, 1993. ! DESCRIPTIVISME ET EXPRESSIVISME, ÉMOTIVISME, INTENTION, VOLONTÉ downloadModeText.vue.download 435 sur 1137

F FACTICITÉ Dérivé de l’adjectif factice, à partir du latin factum, « fait ». GÉNÉR., ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE 1. Caractère de ce qui est un fait. – 2. Façon d’être au monde propre à l’existence humaine. Prise dans son sens littéral et général, la facticité désigne l’état de ce qui est un fait au sens du participe – c’est-à-dire comme un « être-fait ». La facticité (Tatsächlichkeit) appartient en ce premier sens à toutes les choses du monde naturel en tant qu’elles sont à la fois déterminées et contingentes 1. C’est cette approche qui se trouve transposée à l’analyse de l’être au monde de l’homme par les philosophies de l’existence. Dans ce cas, la facticité désignera proprement le mode d’existence de cet étant que nous sommes et qui découvre sa propre situation dans le monde : « le concept de facticité (Faktizität) inclut ceci : l’être-aumonde d’un étant “intramondain” qui est capable de se comprendre comme lié en son “destin” à l’être de l’étant qu’il rencontre à l’intérieur de son propre monde » 2. La facticité de l’existence humaine se distingue ainsi de toute substantialité au sens où elle se découvre comme projetée dans le monde et dirigée d’y expliciter son rapport à l’être. Ce rapport n’étant plus donné, l’existence humaine constitue pour le sujet « quelque chose dont il n’est pas le fondement »3 : ainsi la conscience se découvre dans le

monde, posée dans la contingence comme et parmi les faits. Loin de limiter sa liberté, la facticité de l’existence humaine la rend au contraire à sa pleine responsabilité : puisque celle-ci se découvre comme un fait sans fondement, elle doit désormais assumer sa propre fondation dans un « faire » qui la détermine comme projet 4. Laurent Gerbier ✐ 1 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913), I, 1, § 2, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, p. 16. 2 Heidegger, M., Être et Temps (1927), § 12, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987, p. 89 (tr. modifiée). 3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), II, 1, Gallimard, Paris, 1976, p. 118. 4 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, IV, 1, p. 538-546. ! CONSCIENCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, FAIT, LIBERTÉ, MONDE FACTUEL Adjectif forgé au XXe s. sur l’anglais factual, avec lequel il partage sa dérivation du substantif « fait » (ou fact). ÉPISTÉMOLOGIE, LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN. De l’ordre du fait. Sur le fondement d’une notion de fait comme ce qui est effectivement le cas, deux oppositions majeures déterminent un premier type d’usage pour l’adjectif « factuel » : la distinction leibnizienne entre vérités de fait et vérités de raison, et celle, plus courante et plus vague, entre ce qui est de l’ordre des faits observables et ce qui est de l’ordre de la théorie ou de l’interprétation. Est factuel ce qui est relatif à des faits empiriques ou en dépend (1re distinction), avec éventuellement l’exigence supplémentaire qu’ils soient élémentaires et peu contestables (2e distinction). En ce sens, les preuves factuelles se différencient des arguments généraux ou a priori, et les questions factuelles, des questions théoriques. Un deuxième type d’usage renvoie à la distinction humienne entre fait et valeur, fondée sur l’impossibilité de

déduire un « doit être » d’un « est ». Est factuel ce qui ne fait intervenir aucune évaluation, morale ou autre, et aucun devoir être. Dans la première moitié du XXe s., cette distinction a été reprise et élaborée sous la forme d’une séparation entre énoncés : d’un côté, les énoncés factuels (ou descriptifs), de l’autre les énoncés normatifs (ou prescriptifs). Françoise Longy ! ÉNONCÉ, FAIT, FAIT SCIENTIFIQUE, VALIDATION downloadModeText.vue.download 436 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 434 FACULTÉ Du latin facultas, « capacité », « aptitude », dérivé de facere, « faire ». GÉNÉR. Pouvoir ou capacité reconnue à un agent, et particulièrement à l’esprit. En un sens dérivé, corps à qui l’ont reconnaît la capacité d’enseigner et de collationner les grades (université). Une faculté désigne un « pouvoir de faire » dans lequel est immédiatement impliqué le pouvoir de ne pas faire : la faculté définit ainsi une capacité qui ne s’actualise pas nécessairement. Les « pouvoirs de faire » déterminés comme des facultés sont donc littéralement des pouvoirs « facultatifs », autre façon de dire que ne possèdent véritablement des facultés que des sujets libres, capables de décider si et comment ils utilisent leurs pouvoirs. Les facultés, prises au pluriel, renvoient l’unicité de l’âme humaine à la multiplicité des pouvoirs qu’elle intègre (c’està-dire classiquement la sensibilité, l’entendement, et la volonté). La question est alors de savoir si les facultés sont des réalités distinctes dans l’esprit, ou si au contraire elles ne consistent qu’en de certaines dénominations que l’on utilise

pour identifier a posteriori les formes que prend la puissance unique de l’esprit. De plus, faculté ne s’entend pas seulement d’une « puissance active »1 de l’esprit : Kant, qui reprend cette définition (« par rapport à l’état de ses représentations, mon esprit est actif et manifeste une faculté, ou bien il est passif et consiste en une réceptivité »2), précise que les pouvoirs passifs de l’esprit peuvent aussi être nommés « facultés inférieures » par opposition à des « facultés supérieures », dans lesquelles l’esprit est actif (ainsi la faculté inférieure de connaître est la sensibilité, par opposition à la faculté supérieure de connaître qu’est l’entendement) : or les opérations des facultés supérieures ne peuvent s’entendre sans l’appui des facultés inférieures. Cette distinction entre facultés supérieures et facultés inférieures se retrouve dans les facultés prises au sens corporatif : ainsi le problème des facultés devient un problème de hiérarchie des savoirs tels que la puissance publique entend les constituer en institutions 3. Laurent Gerbier ✐ 1 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1765), II, 21, § 1, édition J. Brunschwicg, GF, Paris, 1990, p. 133. 2 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique (1797), Ire partie, I, § 7, tr. M. Foucault, Vrin, Paris, 1984, p. 26-27. 3 Kant, E., Le conflit des facultés (1798), tr. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1935. ! ÂME, CONNAISSANCE, FACULTÉ, FACULTÉ DE JUGER PSYCHOLOGIE Pouvoir de l’esprit isolé à partir des significations du langage courant. On distingue la raison et l’entendement (par la faculté de juger), la sensibilité (par la faculté de sentir, d’où procèdent imagination et mémoire), mais aussi le pouvoir d’être affecté (sentiment de plaisir et de peine), et le vouloir (par la faculté de désirer). Pour le psychologue, une théorie scientifique de l’esprit exige d’écarter le contenu naïf de la notion de faculté (verbalisme, défaut d’appui expérimental). Le risque inhérent à toute psychologie des facultés consiste par exemple à naturaliser trop vite des a priori culturels (la phrénologie de Gall, ainsi, localisait sur le crâne le « talent mathématique » ou l’« avarice »),

ou à négliger l’interrelation intrinsèque des facultés dans leur exercice réel (ainsi Binet mesurait-il, dans ses tests, la résultante globale d’une masse d’opérations mentales dont il s’épargnait la description analytique). En sciences cognitives, la théorie des facultés revit dans la doctrine de la « modularité » de l’esprit : les moments requis pour accomplir une fonction (comme parler) coïncident avec des structures hypothétiques que la neuropsychologie pourra localiser. ▶ Mais si les facultés décrivent l’articulation interne de l’esprit, comme chez Kant, où elles épuisent la combinatoire des relations du sujet à ses objets, le grief de naïveté face au projet scientifique de naturalisation tombe. Bien plus, « faculté » désigne un pouvoir producteur de l’esprit à l’égard de ses contenus, et implique leur hiérarchie : en parlant de « facultés supérieures » (jugement scientifique, volonté libre, sentiment du beau), on caractérise donc l’autonomie de l’esprit. Une psychologie strictement descriptive ne saurait capter celle-ci. Enfin, même s’il récuse la circularité des mécanismes dispositionnels (postuler une faculté comme l’intellect pour justifier l’intelligibilité de l’intelligible, etc.), Wittgenstein note qu’on ne saurait se passer d’un « pouvoir » quelconque dans la grammaire de nos concepts mentaux. « Faculté » apparaît alors comme inéliminable. Pierre-Henri Castel ✐ Fodor, J., La modularité de l’esprit, Paris, 1986. Kant, E., Critique de la faculté de juger, Paris, 1979. Wittgenstein, L., Remarques sur la philosophie de la psychologie, 2 vol., Mauvezin, 1989. ! ESPRIT, MODULARITÉ ∼ FACULTÉ DE JUGER Trad. littérale de [Kritik der] Urteilskraft, qu’il faut préférer à [Critique du] jugement, Urteil. ESTHÉTIQUE Notion cardinale de la troisième des grandes Critiques de Kant, publiée en 1790, et dans laquelle il expose sa théorie des jugements esthétique et téléologique. C’est dans la lettre à Reinhold, datée des 28 et 31 décembre 1787, que Kant définit pour la première fois avec clarté le

projet de la troisième Critique 1. Il compte alors l’intituler Critique du goût, qu’il faut entendre comme un don plutôt que comme une faculté qu’on peut soumettre à l’analyse, un sixième sens plutôt qu’une opération de l’esprit. La Critique de la faculté de juger, publiée en 1790, analysera pourtant les diverses fonctions d’un véritable jugement, que Kant dit « réfléchissant », qui trouve son origine dans le singulier sensible mais n’est pas cependant sans principe a priori, et qu’il faut distinguer du jugement « déterminant », qui dicte la règle de l’entendement au divers de la sensation quand il est spéculatif, et la loi de la raison à la maxime de la volonté quand il est moral. La troisième Critique ambitionne de jeter un pont au-dessus de l’abîme qui sépare le domaine de la nature, dont la première Critique a montré qu’il doit se soumettre à la forme de nos catégories, et le domaine de la liberté, dont la seconde Critique a énoncé la loi d’autonomie, qui prend la valeur d’un fait de la raison. Bien qu’elle doive assurer l’unité architectonique du système, elle est pourtant elle-même divisée en deux grandes parties, la première consacrée au jugement esthétique, la seconde au jugement téléologique, c’est-à-dire downloadModeText.vue.download 437 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 435 au jugement de finalité, qui sont les deux formes nécessaires du jugement réfléchissant. Le jugement esthétique porte successivement sur les sentiments du beau et du sublime (et non sur le beau et le sublime eux-mêmes, sujets d’interminables dissertations depuis la traduction par Boileau du traité du Pseudo-Longin, en 1674). L’analyse du sentiment du beau met en lumière sa nature paradoxale : il est un plaisir désintéressé, une expérience non conceptualisable mais revendiquant justement l’universalité, une finalité dont on ne saurait déterminer la fin, enfin une nécessité qu’on ne saurait prouver. Quant au sentiment du sublime, il résulte de la confrontation de l’immensité de la nature ou de sa puissance, qui sont en notre imagination, avec l’idée de l’absolument grand, ou celle de la résistance de notre liberté, qui sont en notre raison. La révolution esthétique enracinant le beau comme le sublime dans le sentiment subjectif et non dans la forme objective, la dispute ne saurait en ce domaine donner lieu qu’à une discussion, la nécessaire indétermination du concept rendant impossible toute démonstration et empêchant le jugement de goût de s’ériger en jugement de connaissance. L’entre-

tien esthétique n’est cependant pas vain, puisqu’il permet de communiquer, et même de communier dans notre commune nature, à la fois réceptive et spontanée, fermant ainsi le cercle amical d’une société de goût, à la mesure de notre condition, ni simplement logique comme la cité savante, ni héroïquement suprasensible comme la république des libertés. Dans la seconde partie, Kant montre comment le jugement téléologique porte essentiellement sur la finalité interne de l’organisme vivant, être organisé s’organisant lui-même. L’idée de finalité, dont seule est capable un être doué d’autonomie, donc un animal rationnel, susceptible de déterminer par lui-même la fin de son action, n’a pourtant, quand le jugement réfléchissant l’invoque pour la connaissance du vivant, qu’une valeur régulatrice, ou heuristique, et non constitutive, orientant le progrès de la recherche mais se dissipant comme un simple reflet quand le naturaliste réussit à soumettre son objet aux lois mécaniques de la causalité. ▶ L’idée de finalité constitue ainsi le principe et l’unité de la troisième Critique : la première partie analyse la finalité subjective du sentiment esthétique, qui consiste dans l’accord et le libre jeu de nos facultés dynamiques, imagination d’une part, entendement ou raison de l’autre ; la seconde partie analyse la finalité objective de l’organisme, dont chaque membre vaut à la fois comme une cause et comme un effet, comme une fin et comme un moyen. Jacques Darriulat ✐ 1 Kant, E., Kritik der Urteilskraft, éd. G. Lehmann, Stuttgart, Reclam, 1981 ; Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1995. Voir-aussi : Baeumler, A., le Problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle, trad. O. Cossé, Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1999. Basch, V., Essai critique sur l’esthétique de Kant (1897), Vrin, Paris, 1927. Chédin, O., Sur l’esthétique de Kant, Vrin, Paris, 1982.

Pareyson, L., l’Estetica di Kant, Milan, 1968. Philonenko, A., l’OEuvre de Kant, t. II, Vrin, Paris, 1892. Weil, É., Problèmes kantiens, Vrin, Paris, 1970. ! BEAUTÉ, GOÛT, JUGEMENT ESTHÉTIQUE, SUBLIME FAILLIBILISME Dérivé du substantif « faillibilité », lui-même traduit du latin médiéval faillibilitas, « possibilité de commettre une faute ». PHILOS. CONN. Conception épistémologique selon laquelle nos croyances et nos connaissances pourraient s’avérer fausses et ne peuvent donc jamais être absolument fondées. Dans le Théétète de Platon, les interlocuteurs sont conduits à examiner les mérites d’une définition de la connaissance qui en fait « une opinion droite accompagnée de sa justification » 1. Si on accepte cette définition, on dira que X sait que p si et seulement si (a) X croit que p, (b) p est vrai, (c) X a de (bonnes) raisons de (ou est justifié à) croire que p. Acceptant cette définition, les philosophes cherchent à déterminer quelles sont ces raisons qui peuvent justifier nos croyances – raisons qui transforment les croyances vraies en connaissance. Si (c) implique (b), la connaissance implique l’infaillibilité (la certitude complète). On exclut le cas où l’on possède de bonnes raisons de croire que p et, pourtant, p est faux. Proposant de fonder toute la connaissance sur une première certitude indubitable et de procéder en passant de proposition certaine en proposition certaine, c’est cette thèse que Descartes semble avoir soutenue. À la fin des Principes, il distingue deux sortes de certitude. La « certitude morale » n’implique nullement que ce que nous croyons ne puisse être faux (et sert simplement dans « la conduite de la vie »). La « certitude métaphysique » est celle que nous avons « lorsque nous pensons qu’il n’est aucunement possible que la chose soit autre que nous la jugeons » 2. Cette certitude suppose le principe de la véracité divine. En revanche, on peut raisonnablement penser qu’Aristote était faillibiliste. Dans les Seconds Analytiques, il prend en compte non seulement les propositions universelles nécessaires, qui ne peuvent pas ne pas être vraies, mais aussi des propositions qui sont vraies « dans la plupart des cas », même si elles ne relèvent pas du hasard, de l’accident 3. En effet, en dehors des vérités mathématiques et de celles qui concernent les cieux éternels et non changeants, le reste de la nature connaît des exceptions aux régularités. Si quelqu’un est un homme, on peut croire qu’il a du poil au menton, mais

l’homme n’a du poil au menton que dans la plupart des cas. Et donc, notre croyance pourrait s’avérer fausse, même si nous avons toutes les bonnes raisons de la croire vraie. Critiquant le rôle que Descartes prétend faire jouer au doute en philosophie, le philosophe américain Peirce insiste sur le caractère non critique des jugements de perception : nous sommes contraints par notre croyance perceptive 4. Mais cela ne signifie en rien que le caractère indubitable de ces jugements, pas plus que n’importe quel autre, pas même les principes de la logique déductive, les rendent infaillibles. Ne pas mettre raisonnablement une croyance en doute, ou même ne pas pouvoir le faire, cela ne constitue en rien une garantie absolue de sa vérité. Pour le philosophe américain E. Gettier, une définition de la connaissance comme croyance vraie et justifiée n’implique nullement que celui qui connaît soit infaillible 5. En effet, il se pourrait qu’ayant toutes les bonnes raisons de croire ma voiture garée à sa place habituelle et la retrouvant à l’endroit où je l’ai garée, quelqu’un l’ait empruntée et remise à la même place. Il conviendrait donc d’exclure non pas les possibilités d’erreur, car cela semble bien impossible, mais les cas de justification accidentelle de nos croyances. On parle aujourd’hui downloadModeText.vue.download 438 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 436 du « problème de Gettier » et les avis divergent sur la façon de le résoudre, voire sur la nécessité de le faire. ▶ Les philosophes qui rejettent le faillibilisme affirment que certaines croyances sont analytiquement vraies ou intuitivement évidentes. Ils craignent que le rejet de cette thèse ne conduise au scepticisme épistémologique. Pourtant, le faillibilisme n’est pas du scepticisme puisqu’il ne met pas en cause la possibilité de la connaissance, mais la thèse, d’origine platonicienne, selon laquelle nous devons distinguer de façon absolue l’« opinion » (doxa), par principe faillible, et la « connaissance » (épistémé), dont la caractéristique serait qu’elle ne peut s’avérer fausse. Roger Pouivet ✐ 1 Platon, Théétète, 208c, tr. A. Diès (1924), Les Belles Lettres, Paris, 1993, p. 259. 2 Descartes, R., les Principes de la philosophie, IV, § 206, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 324325. 3 Aristote, Seconds Analytiques, II, 12, 96a 8-19, tr. J. Tricot, Vrin,

Paris, 1995, p. 210-211. 4 Tiercelin, C., la Pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993, « Croyances, raison et normes ». 5 Gettier, E., « Is Justified Belief Knowledge ? », in Analysis, 1963. ! CERTITUDE, CONNAISSANCE, ERREUR, FAUX, GETTIER (PROBLÈME DE), OPINION, VÉRITÉ FAIT Du latin factum, « fait », participe de facere, « faire ». GÉNÉR. Élément de la réalité effective. Le participe substantivé indique que le fait est saisi comme « produit », c’est-à-dire comme « ayant été fait ». Le fait est donc déposé dans l’épaisseur de la réalité : il est un certain état de choses déterminé, ce qui lui confère trois caractéristiques. Tout d’abord, le fait est posé dans l’existence, comme un certain effet. Par là il s’oppose au droit comme le caprice de la contingence s’oppose à la règle raisonnée : le fait se trouve du côté de la force immanente et variable. Ensuite le fait, parce qu’il est posé dans l’existence comme force concrète, s’oppose à la pensée comme le foyer de toute objectivité s’oppose à la subjectivité qui le pense : le fait seul configure la réalité et peut vérifier un énoncé. Mais, enfin, parce qu’il n’est qu’une configuration, le fait s’oppose à la chose comme l’état à la substance. Le fait précisément ne se tient pas « audessous », comme fondement métaphysique de l’existence : il est bien plutôt le contenu même de l’existence ainsi fondée, en tant que forme contingente et périssable. ▶ Cette appartenance du fait au domaine de la contingence permet de le considérer comme le déploiement de la substance dans l’existence temporelle. Les faits sont dans ce sens les états successifs des substances, ou de leurs interactions ; ils sont vrais en un sens, mais d’une vérité qui demeure inachevable 1. Cependant cette vérité contingente n’est pas une chimère : le fait implique une constitution essentielle qui, sans le substantiver, lui confère une consistance éidétique qui fonde son usage scientifique (cette consistance est ce qu’Husserl nomme la « factualité », Tatsächlichkeit2). Ce problème de la constitution se rencontre également en droit, ou dans les sciences sociales, ou dans les sciences de la nature. La même question critique surgit désormais devant tout discours qui veut fonder son adéquation au réel sur les faits : quel type de constitution essentielle autorise à se saisir du fait comme d’un objet pour l’enquête ?

Laurent Gerbier ✐ 1 Leibniz, G. W., Monadologie (1714), § 33, édition Ch. Frémont, GF, Paris, 1996, p. 250. 2 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913), I, 1, § 2, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, p. 16. ! EFFET, EXISTENCE, FACTUEL, FACTICITÉ, RÉALITÉ LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Selon la théorie de la vérité comme correspondance, ce qui rend vraie une proposition. Dans l’atomisme logique de Russell et de Wittgenstein, les faits sont des entités indépendantes dont le monde est constitué. La notion de fait est ambiguë : est-elle ce qui est exprimé par une proposition au sens du lekton stoïcien, ou une entité autonome, comme un état de chose ? Des traces de l’atomisme de faits se trouvent chez Leibniz, puis chez le premier Husserl, mais ce sont les doctrines de Russell et du premier Wittgenstein qui ont promu l’idée que le monde est la totalité des faits. Les difficultés que rencontre cette doctrine sont celles de l’individuation des faits (sont-ils indépendants ? y-at-il des faits disjonctifs, des faits généraux ? des faits négatifs ?) et le problème de savoir si les faits peuvent être décrits indépendamment des phrases vraies qui les expriment. ▶ Ces difficultés ont conduit Wittgenstein 1 à abandonner son atomisme logique, et le holisme des philosophes contemporains comme Quine a rejeté l’idée d’un monde de faits élémentaires distincts des phrases vraies. Pascal Engel ✐ 1 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger, Gallimard, Paris, 1993. ! ATOMISME LOGIQUE, ÉNONCÉ, HOLISME, MONDE, PROPOSITION, VÉRITÉ ∼ FAIT SCIENTIFIQUE Fondement positif des sciences (Comte, Bernard, etc.). À la suite des critiques du positivisme, le fait devient l’enjeu des réflexions sur la construction méthodologique des sciences (Bachelard, Hacking, etc.).

ÉPISTÉMOLOGIE Donnée objective de l’expérience observée et contrôlée par l’appareillage technique et conceptuel d’une théorie scientifique. Pour Comte, la science explique des faits par des hypothèses : « S’il est vrai qu’une science ne devient positive qu’en se fondant exclusivement sur des faits observés et dont l’exactitude est généralement reconnue, il est également incontestable [...] qu’une branche quelconque de nos connaissances ne devient science qu’à l’époque où, au moyen d’une hypothèse, on a lié tous les faits qui lui servent de base. » 1. La référence aux faits fonde la légitimité de la méthode expérimentale face aux hypothèses invérifiables : « Les faits sont la seule réalité qui puisse donner la formule à l’idée expérimentale, et lui servir en même temps de contrôle, mais c’est à condition que la raison les accepte »2 ; donc il faut, pour Claude Bernard, que les procédures d’observation soient respectées. La méthododownloadModeText.vue.download 439 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 437 logie positiviste étend cette prénotion à d’autres champs : fait social, fait juridique... ▶ Le néokantisme, entre autres, récuse la supposition d’une donnée objective indépendante des catégories conceptuelles déterminant la recherche. Le fait n’est pas donné « tout fait » et ne devient scientifique que s’il est « refait » ; l’épistémologie bachelardienne vise à élucider sa construction rationnelle et sa production technique : « La physique n’est plus une science de faits ; elle est une technique d’effets. » 3. Toutefois, dans le domaine des sciences sociales, l’interrogation sur la possibilité de constatation et de qualification glisse du plan transcendantal vers les conditions sociales et politiques 4. Le fait est donc l’enjeu de la confrontation des variantes du constructivisme. Vincent Bontems ✐ 1 Comte, A., Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne, p. 36, Aubier, Paris, 1971. 2 Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 12, de Gigord, Paris, 1936. 3 Bachelard, G., Études, p. 17, Vrin, Paris, 1970. 4 Hacking, I., The Social Construction of What ?, Harvard University Press, Cambridge, 1999. ! CHOSE, ÉPISTÉMOLOGIE, EXPÉRIENCE, FAIT, OBJET, POSITIVISME

FALSIFIABILITÉ Du latin falsum, « faux ». ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Propriété d’une théorie ou d’une thèse de pouvoir être réfutées par l’expérience. Dans la philosophie des sciences de K. Popper, le critère de falsifiabilité permet de distinguer les disciplines scientifiques comme la théorie de la relativité, qui n’énoncent que des thèses falsifiables, des pseudo-sciences comme la psychanalyse ou le matérialisme historique, dont les thèses ne sont pas falsifiables 1. Popper accepte la critique humienne de l’induction et soutient que le caractère scientifique d’une hypothèse ou d’une théorie ne peut jamais provenir de confirmations empiriques. Il insiste sur la dissymétrie logique entre confirmation et réfutation. Alors que l’observation de faits impliqués par une hypothèse ne permet pas de la justifier, l’observation de faits incompatibles avec elle la réfute logiquement. La méthode scientifique doit donc consister non à multiplier les confirmations, mais à formuler des hypothèses risquées, capables d’être réfutées par l’observation ou l’expérimentation. Les hypothèses ayant résisté à la réfutation lors de tests expérimentaux sont nommées « corroborées » par Popper. S’il est rationnel selon lui de préférer ces hypothèses à celles qui ne le sont pas, ce n’est pas en raison d’un raisonnement inductif, et surtout pas parce qu’elles seraient plus probables que les hypothèses rejetées. ▶ La philosophie contemporaine des sciences a remis en question la dissymétrie entre confirmation et réfutation sur laquelle repose le critère de falsifiabilité. P. Duhem 2, suivi en ceci par Quine 3, a insisté sur le fait qu’on ne pouvait jamais tester empiriquement une hypothèse théorique isolée : c’est toujours une hypothèse théorique accompagnée d’hypothèses auxiliaires, donc d’un « morceau de théorie », qu’on teste. Si ces auteurs ont raison cependant, l’observation de faits incompatibles avec les prédictions d’une hypothèse ne permet pas de la réfuter, mais de réfuter la conjonction de l’hypothèse et des hypothèses auxiliaires. On peut toujours réagir à la découverte d’une réfutation en modifiant les hypothèses auxiliaires plutôt que l’hypothèse théorique testée. Du point de vue logique, il y a donc symétrie et non dissymétrie entre confirmation et réfutation. Pascal Ludwig ✐ 1 Popper, K. R., la Logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 1973. 2 Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Vrin,

Paris, (rééd.), 1981. 3 Quine, W. V. O., « Les deux dogmes de l’empirisme », in P. Jacod (dir.), De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), FAILLIBILISME, FAUX, HYPOTHÈSE, RÉFUTABILITÉ FAMILLE Du latin médiéval familia, formé sur famulus, « serviteur de la maison ». MORALE, POLITIQUE Dans la langue courante, groupe de personnes rassemblées par les liens de la parenté et par la communauté de résidence. L’extension de la notion est variable selon les lieux et les époques. Il faut, pour penser la famille, distinguer deux éléments qui peuvent alternativement la fonder : la parentèle et la communauté de résidence. La parentèle met l’accent sur le double phénomène de la complétude sexuelle (moyen de la perfection chez Aristote 1) et de la transmission patrimoniale (la famille assure la permanence dans le temps) ; la communauté insiste plutôt sur la cellule originelle du vivre-ensemble, orientée vers le travail (la gens latine inclut les esclaves et les travailleurs saisonniers), ou vers l’existence d’une affinité non biologique entre individus (la familia humaniste désignera alors le cercle des familiers : les amis). À partir de ces distinctions, la pensée morale et politique a fait de la famille un paradigme constant de sa réflexion : la famille représente ainsi l’origine de la communauté politique (même lorsque c’est, comme chez Rousseau 2, par une analogie prudente). Mais la pensée de la famille ne saurait en oublier la composante affective : elle fait de la famille la scène originaire où se nouent des rapports de désirs dont l’individu achevé, majeur, est issu 3. ▶ La famille est finalement un concept indissolublement éthique et juridique 4 : s’y articulent le modèle naturel (biologique) et le modèle conventionnel (affinité ou nécessité sociale) du vivre-ensemble. Ces modèles donnent à penser la famille comme lieu du passage de la nature à la culture 5, ou comme une machine sociale de gestion des désirs 6. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, Les politiques, livre I (notamment 1-3 et 12), tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1990, p. 85-93 et 125-126. 2 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 2, OEuvres Complètes, Gallimard, « Pléiade », Paris, vol. III, 1964, p. 352.

3 Freud, S., Malaise dans la civilisation (1929), trad. C.-J. Odier, PUF, Paris, 1992. 4 Ourliac, P., Gazzaniga, J.-L., Histoire du droit privé français, II, 4, Albin Michel, Paris, 1985. 5 Lévi-Strauss, Cl., Les structures élémentaires de la parenté, PUF, Paris, 1949. 6 Deleuze, G., Guattari, F., L’anti-OEdipe, Minuit, Paris, 1972. downloadModeText.vue.download 440 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 438 ! ÉDUCATION, ENFANCE, PRIVÉ / PUBLIC, SEXUALITÉ, SOCIABILITÉ, PHANTASIA FANTASME Du grec : Phantasma, de phanein, « apparaître », et phaos, « lumière ». Phantasma désigne à la fois l’« apparition » et l’« image hallucinatoire », « sans consistance » ou « fantomatique ». En allemand : Phantasie, « imagination », « fantaisie », « fantasme ». Le terme a une extension plus grande qu’en français, et est aujourd’hui traduit par « fantaisie ». Wunschphantasie (n.f.), « fantasme de désir », « fantaisie de souhait ». PSYCHANALYSE Mise en mots et phrases des motions pulsionnelles inconscientes, les fantasmes sont des configurations organisées, stables et efficientes, qui mettent en scène l’accomplissement d’un souhait, selon des scénarios éventuellement divers. Ils informent et déterminent le style de vie de chacun. Freud affirme en outre l’universalité de quatre schèmes, les fantasmes originaires, qui sont au principe de la vie fantasmatique individuelle. Abandonnant en 1897 la théorie de la séduction, Freud promeut la notion de fantasme. L’étiologie des symptômes névrotiques n’est plus rapportée à un événement réel, mais à une configuration efficiente : les fantasmes sexuels infantiles. La « réalité psychique » (psychische Realität) se substitue à la « réalité matérielle » (Wirklichkeit). La notion de fantasme est trans-topique. Les fantasmes, « hautement organisés » et « exempts de contradiction » 1, se laissent difficilement distinguer des formations conscientes, mais leur énergétique et leur dynamique relèvent de l’incons-

cient et du processus primaire. Enfin, « les fantasmes clairement conscients des pervers [...], les craintes délirantes des paranoïaques [...], les fantasmes inconscients des hystériques [...] coïncident par leur contenu dans les moindres détails » 2. La formule lacanienne du fantasme – S ?a – signifie la réciprocité du sujet de l’inconscient et de l’objet de son désir, et leur rapport d’exclusion réciproque. ▶ Proposant une investigation contrôlée de la vie fantasmatique, Freud retrouve une tradition ancienne, marginale souvent, hérétique parfois, qui, à l’instar des Grecs, de M. Ficin ou de G. Bruno, de Pétrarque ou de Dante, lie étroitement puissance imaginative, Éros et connaissance. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Das Unbewusst (1915), G.W. X, l’Inconscient, in Métapsychologie, OCF.P XIII, PUF, Paris, p. 229. 2 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G.W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, no 1, Gallimard, Paris, p. 80. ! ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, ORIGINE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÉALITÉ, SEXUALITÉ, SOUHAIT FATALISME Du latin fatalis, « du destin », « fixé par le destin », dérivé de fatum, « destin », spécialement au sens funeste. Le terme, introduit dans la première moitié du XVIIIe s. est un peu ambigu. Il peut désigner l’idée selon laquelle tous les événements passés, présent et futurs dépendent de façon nécessaire de la liaison causale qui les précède : en ce sens il est synonyme du terme plus tardif « déterminisme » (1827). Il peut aussi renvoyer à l’idée que, le cours du monde étant fixé d’avance, tout ce qui doit arriver arrivera quoi qu’on fasse. MÉTAPHYSIQUE, MORALE Doctrine qui attribue tout ce qui arrive à la fatalité ou au destin et ne laisse aucune place au libre-arbitre. Par extension, attitude morale qui s’ensuit. Le fatalisme ainsi compris existe plutôt, dans l’histoire de la philosophie, à titre d’erreur à dénoncer, en particulier dans ses conséquences morales, que comme doctrine explici-

tement soutenue. Ainsi, dans De l’interprétation, Aristote 1 réfute, contre les mégariques, l’idée selon laquelle tous les futurs se produisent nécessairement, fondée sur la généralisation abusive du principe selon lequel une affirmation est vraie ou fausse, qui oublie l’indétermination dans le devenir, le fait que les choses qui n’existent pas en acte ont indifféremment la puissance d’être ou de ne pas être, et l’expérience qui nous montre que les choses futures dépendent de nos délibérations et de nos actions. De même, Leibniz, pour se défendre de l’accusation de fatalisme, qu’il adresse pour sa part à Spinoza et Hobbes, montre que sa doctrine préserve les futurs contingent et refuse l’argument paresseux qui consiste à dire qu’il ne sert à rien de délibérer et de se donner de la peine puisque ce qui doit arriver arrivera. Enfin Kant, contre le matérialisme moderne et le spinozisme, soutient que le fatalisme confond la causalité empirique des sciences de la nature, et la causalité intelligible par liberté et que le criticisme nous permet de l’éviter. ▶ C’est peut-être Diderot qui, dans Jacques le Fataliste, a le mieux pris au sérieux cette doctrine dans sa difficulté existentielle. D’un côté, elle a une grande force rationnelle, puisque, comme nous avons toujours une raison de vouloir et que tout effet à sa cause, il est difficile de croire en une liberté dans un monde dont, en ce sens, le cours ne dépend pas de notre libre-arbitre. De l’autre, nous aimons, nous nous mettons en colère contre le méchant, nous agissons préventivement, bref, nous vivons comme si nous étions libres. Colas Duflo ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, trad. J. Tricot, chap. IX, Vrin, Paris, 1984, pp. 95-106. Voir-aussi : Diderot, D., Jacques le fataliste (1778), GF, Paris, 1977. Leibniz, G. W., Théodicée, (en particulier la « Préface »), édition J. Brunschwicg, GF, Paris, 1969, p. 28-37.

Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, § 60, tr. L. Guillermit, Vrin, Paris, 1986, p. 144. ! DESTIN, DÉTERMINISME, FUTUR CONTINGENT, LIBERTÉ, LIBREARBITRE, NÉCESSITÉ FAUTE Du latin populaire (XIIe s.) : fallita, « action de faillir, de manquer », participe passé de fallere, « tromper », « trahir ». La notion de faute pose le problème de l’origine du mal moral et de sa possible réduction à l’erreur (entendue comme jugement erroné d’un esprit qui prend le vrai pour le faux ou inversement). L’idée d’une possible conversion de la faute en une providence est particulièrement saillante chez Leibniz : la felix culpa adamique permet en effet que soit par la suite entreprise la geste humaine par laquelle la gloire de Dieu est augmentée dans l’univers. downloadModeText.vue.download 441 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 439 MORALE Mal moral. Infraction ou manquement à une règle éthique, c’est un mal commis, imputable à un sujet libre et désigné comme coupable, ayant agi ou omis d’agir. Si toute volonté tend au bien, la faute ne peut être que le fait d’une volonté qui se trompe. Elle est donc par définition involontaire. Dans le Ménon, Platon assimile la faute à l’erreur : commettre le mal, c’est prendre le mal pour le bien. Une fois détrompé ou éclairé, le coupable accomplit le bien qu’il n’a en réalité jamais cessé de poursuivre : « lorsque qu’un homme a la connaissance du bien et du mal, rien ne peut le vaincre et le forcer à faire autre chose que ce que la science lui ordonne ». Le passage du connaître (la science) à l’agir (la vertu) se fait de toute nécessité. La réduction de la faute à l’erreur dans le jugement fait du mal moral un problème relevant de la distinction du vrai et du faux, qu’il appartient à la connaissance de régler (ainsi

Descartes dans Méditations IV). Or, ce qui manque à cette définition de la faute, c’est, estime Kierkegaard, « la volonté, le défi ». Contrairement à la conception grecque, le christianisme montre que le péché « ne consiste pas à ne pas comprendre le juste, mais à ne pas vouloir le comprendre, à ne pas vouloir le juste » 1. La faute est volontaire, car elle s’enracine dans une volonté qui s’oppose à Dieu, chez un être qui commet l’injuste, tout en connaissant le juste. L’agir ne suit pas le savoir, et, comme l’écrit l’apôtre Paul, « le bien que je voudrais, je ne le fais pas ; et je commets le mal que je ne veux pas » (Romains, 7-19). Kant insiste sur cette irréductibilité de la faute à l’erreur : le mal moral a pour fondement subjectif « la possibilité de s’écarter des maximes de la loi morale ». L’homme « a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s’en écarter (à l’occasion) » 2. La faute est toujours l’acte d’un sujet libre, quelles que soient les causes naturelles ou inclinations agissant sur lui. Mais l’origine rationnelle du mal moral est insondable, car, note Ricoeur, si la faiblesse de l’homme rend le mal possible, de cette possibilité à la faute effective « il y a un écart, un saut : c’est toute l’énigme de la faute » 3. Paul Rateau ✐ 1 Kierkegaard, S., Traité du désespoir, Gallimard, Paris, 1990, pp. 442 et 449. 2 Kant, E., La religion dans les limites de la simple raison, I, 2 p. 73 et I, 3 p. 76, Vrin, Paris, 1994. 3 Ricoeur, P., Finitude et culpabilité, Aubier, Paris, 1960, p. 158. ! CULPABILITÉ, LIBERTÉ, MORALE, RÉDEMPTION FAUX Du latin falsus, de fallere, « tromper ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN. Le contraire du vrai, ou : ce dans quoi le vrai manque. Ainsi défini le faux suppose que son contraire, le vrai, soit lui-même intuitivement évident comme ce qui n’implique pas contradiction. Aristote recherche dans l’apophantique formelle ce que nul autre assemblage de propositions (rhétorique, poésie) ne peut donner : le logos apophantikos peut être dit vrai ou faux du point de vue de la mécanique syllogistique qui l’exhibe. Ainsi le syllogisme : Tous les hommes sont martiens Aucun homme n’est vert Aucun martien n’est vert est vrai du point de vue de la forme (syllogisme de deuxième figue en Camestres selon la terminologie médiévale) quoique toutes ses propositions, prises une à une, se présentent comme douteuses ou très éloignées de ce que l’on nomme le vrai. Aristote lui-même, dans les Analytiques Seconds, reconnaît que l’apophantique ne suffit pas pour satisfaire à toutes les exigences de rigueur dans la connaissance de la phusis. Le syllogisme scientifique 1 est une forme spéciale du syllogisme dans laquelle la vérité ou la fausseté des parties de la démonstration pèse sur la vérité ou la fausseté de la conclusion. Chez Descartes c’est le corps et l’imagination qui sont seuls capables d’introduire le faux dans l’enchaînement des intuitions vraies et simples qui constitue le socle de la chaîne d’évidences par où un sujet s’approprie les objets qui sont soumis à son attention. En ce sens le faux est bien une inadéquation constatable entre l’intellectus et la res, selon une définition qui prend son origine dans les catégories de la logique médiévale, mais cette inadéquation est immédiatement saisissable pour un esprit attentif : comme lorsque, dans des calculs, l’erreur et la fausseté se glissent dans un raisonnement et peuvent être trouvés par l’emploi de la décomposition analytique qui fait toute la méthode. Dans l’erreur, ni

l’entendement ni la volonté ne sont en cause : c’est la manière dont nous usons de ces facultés qui est à l’origine d’un jugement faux librement produit 2. Plus profondément, chez Descartes, l’innocence foncière de l’entendement ne peut être appliquée à la façon dont nous usons de nos sens : un corps inséré dans une nature y reçoit un certain nombre de leçons et d’impressions qui, contrairement aux idées, peuvent contenir le faux et attiser le désir pour des objets trompeurs 3. Une fois de plus le faux s’introduit dans un processus qui est, par bien des aspects, inadéquat, car la production d’un jugement issu des impressions sensibles n’est en aucun cas imputable à une fausseté qui serait originairement imputable à l’esprit. Dans la perspective classique en général, le vrai constitue la marque de l’esprit et le faux en est une négation dont l’origine est une cause extérieure au règne des idées. Le faux est donc pour les doctrines classiques bien autre chose que le produit de l’ignorance et on peut dire que paradoxalement, pour ces logiques d’entendement, le vrai et le faux sont les deux faces d’une unique pièce de monnaie 4. Cette image hégélienne caractérise la pensée abstraite qui place le vrai et le faux dans un rapport simple, non devenu, de négation. Selon Hegel, au contraire, le concept ne peut se satisfaire d’une telle pensée en arrêt : le faux est un travail du négatif dans lequel toute effectivité séjourne pour y découvrir ses propres contradictions. Le faux est la découverte d’un point de vue sur le Soi que le Soi ignorait et qui le plonge dans la scission et le déchirement. Les figures dialectiques qui illustrent ce passage sont innombrables dans la philosophie hégélienne : ainsi la contradiction qui frappe la figure la plus primitive (la conscience sensible immédiate) lorsqu’elle découvre que ce qu’elle est (et qui est tout entier contenu dans sa perception immédiate) n’est ni le jour, ni la nuit, ni le maintenant, ni l’après, mais bien tous ces moments dans downloadModeText.vue.download 442 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 440 lesquels elle passe et devient dans le processus de réalisation qui constitue son chemin vers la conscience de soi. Certes, la logique classique ne peut se défaire du principe d’identité (A=A) et elle ne peut admettre la figure logique induite par le mouvement des essentialités au sens hégélien (¬A implique A). Mais l’enseignement hégélien demeure : pour une pensée qui doit avoir des processus dialectiques comme objets, et non pas de pures relations d’entendement fondées dans l’identité ou dans le tiers-exclus, la contradiction, le faux sont des moments où s’opèrent les déterminations c’est-à-dire la reconnaissance des limites internes qu’un savoir voudrait relever, dépasser, sursumer par le concept. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, Vrin, Paris, 1973, I, 2, pp. 7 et suiv. 2 Descartes, R., voir en particulier les Méditations métaphysiques, Méditation Quatrième, Flammarion, Paris, 1979 (éd. Michelle et Jean-Marie Beyssade). 3 Descartes, R., op. cit., « Méditation Sixième ». 4 Hegel, G.W.F., Préface à la Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1966. ! ERREUR, VRAI FÉMINISME Néologisme forgé au XIXe s. MORALE, POLITIQUE Doctrine qui préside à la défense des droits et de la dignité des femmes. Le sens général du féminisme réside dans une inadéquation entre l’affirmation de l’égalité théorique entre les sexes et le constat de leur inégalité réelle : parce que les femmes sont saisies par le féminisme comme sujets d’un rapport de domination, l’affirmation de l’égalité juridique, morale et métaphysique des sexes se prolonge naturellement en une revendication d’émancipation. Le féminisme contribue ainsi à dénoncer

la naturalisation subreptice des rapports de domination, et met ainsi en question l’anthropologie politique classique qui entérine la domination masculine comme principe de la constitution des sujets de droit : dans leur développement historique à partir du début du XIXe s., les différents mouvements féministes ont occupé l’ensemble des positions qui, de la revendication d’une stricte application de l’égalité républicaine à l’affirmation d’une valeur intrinsèque de la féminité comme figure de l’humanité, permettaient l’objectivation et la mise en crise du sujet moral et politique en tant qu’il est toujours constitué de façon préjudicielle sur un modèle masculin. Ce processus tend alors à constituer la différence sexuelle elle-même en lieu exclusif de la domination : dans cette cristallisation de la question du genre, toute autre forme de domination, et tout autre projet d’émancipation, se trouve intérieurement travaillé par la différence sexuelle. Laurent Gerbier ✐ Albistur, M., et Armogathe, D., Histoire du féminisme français du Moyen âge à nos jours, Éditions des femmes, Paris, 1977. Beauvoir, S. de, Le Deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1949. Bourdieu, P., La domination masculine, Seuil, Paris, 1998. Fraisse, G., « La constitution du sujet dans la pensée féministe, paradoxe et anchronisme », in E. Guibert-Sledziewski et J.L. Vieillard-Baron (dirs.), Penser le sujet aujourd’hui, actes du colloque de Cerisy (1986), Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p. 257-264. ! FAMILLE, FEMME, MASCULIN / FÉMININ, NATURALISME, SEXUALITÉ PSYCHANALYSE ! MASCULIN / FÉMININ La femme, un objet pour la philosophie ? C’est l’histoire d’un objet impossible. Le philosophème « différence des sexes » n’existe pas en philosophie. Peut-il advenir ? Il est trop tôt pour le savoir. Trop tôt ? La réflexion sur les sexes coïncide avec la réémergence d’une pensée de l’égalité des sexes. Cela commence au XVIIe s. Poulain de La Barre et, plus tard, J. St. Mill et S. de Beauvoir ont élaboré une réflexion philosophique sur l’égalité des sexes. Il s’agit donc de philosophie politique avant d’être de la philosophie générale. Les sexes

seraient pensés dans le cadre de la réflexion démocratique contemporaine. L’ont-ils été avant l’ère démocratique ? Oui et non. Rappelons que, dès l’Antiquité, le souci de l’universel démocratique a été de pair avec une exclusion politique des femmes fondée sur un rejet du féminin, féminin vu comme un univers populaire et secret, alternatif à celui du logos. L’universalité du logos fut, en conséquence, posée du point de vue d’une capacité masculine. Pourquoi les femmes seraient-elles un objet pour la philosophie ? Pourquoi les femmes sans les hommes ? Sont-elles aussi des sujets, en philosophie ? Pas si sûr. Disons-le tout de suite : les femmes furent comme hétérogènes à la philosophie, étrangères à la philosophie ; sans pourtant être seulement une autre, voire l’Autre. L’étrangeté n’est pas l’altérité. On se souvient de la servante de Thrace, qui voit le philosophe Thalès tomber dans le puits, ou Xanthippe, la femme de Socrate, si désagréable d’après Xénophon. La servante comme l’épouse sont au plus loin du philosophe. Quant à Platon, il nomme deux femmes dans ses dialogues : Diotime dans le Banquet, personnage fictif et absent, et Aspasie dans Ménexène, femme réelle et tout aussi absente. Elles tiennent des discours, mais sont ailleurs, hors du dialogue. On se souvient aussi des élèves de philosophes : Héloïse, élève d’Abélard ; la Marquise, amie de Fontenelle. Elles apprennent, mais que feront-elles de ce savoir ? On connaît toutes les figures privilégiées, les correspondantes de Descartes, les amies et amantes de Diderot ou de Nietzsche, par exemple. Elles pensent, elles écrivent, elles répondent. Sont-elles pour autant des philosophes ? Inspiratrices ou interlocutrices ? La réponse varie suivant la philosophie même de chacun. Il est clair que l’idéalisme, en mettant le corps à distance, facilite une pensée de la similitude entre les sexes, et que le matérialisme, en tenant le corps à proximité, court le risque de fabriquer de la différence ontologique. Toutes ces femmes représentent d’abord l’ailleurs, toutes ces femmes sont ailleurs que dans le champ délimité de la philosophie. Et, même si certaines sont douées pour la philosophie, elles restent des étrangères. Elles sont trop réelles. Avant de savoir si les femmes sont un objet pour la philosophie, rappelons-nous qu’elles n’en sont pas d’évidence un sudownloadModeText.vue.download 443 sur 1137

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441 jet possible. Sujets de la philosophie, elles le seraient cependant devenues. Depuis Hypathie, qui fut assassinée comme gnostique, et bien d’autres, en incluant à juste titre des mystiques et des féministes, nous arrivons au XXe s., où H. Arendt et S. Weil ne sont plus contestées comme philosophes à part entière. On négligera le fait que ni l’une ni l’autre ne voulaient de la qualité de « philosophe ». Aujourd’hui, l’étrangère de la pensée s’est faite sujet qui pense. Si elles sont ailleurs, étrangères à la philosophie, on imagine volontiers qu’elles puissent être traitées comme des autres, représentation, incarnation de l’altérité. En ce cas, la femme peut être un objet pour la philosophie, au même titre que d’autres autres : races, enfants, peuples, animaux... et toutes catégories de l’universel humain et vivant. Pourtant, on ne trouvera pas de traité ni de chapitre sur la ou les femmes. Ou alors de façon fragmentaire : sur le domestique ou sur l’espace public, sur la reproduction ou sur les passions, sur la famille ou sur l’amour... Plus aisément, la femme sera pensée au détour d’une démonstration, dans une note en bas de page, au mieux dans un paragraphe. L’examen approfondi de la question reste souvent un programme qu’on se garde bien de réaliser, tel Descartes, qui ne veut pas ennuyer son correspondant Chanut par une lettre trop longue (à propos de l’amour), ou Bergson, qui se refuse à se lancer dans « une étude comparée des deux sexes » au profit d’une banale et modérée représentation de la différence sexuelle (les Deux Sources de la morale et de la religion). Nul doute que la ou les femmes soient un autre, ou l’Autre principal, mais la thèse n’est jamais très développée. Hegel peut-être, après Aristote, a su dessiner par-delà les textes de philosophie du droit (famille et cité, civil et politique), toujours privilégiés pour dire la place des femmes, le lieu de la pensée des sexes comme histoire phénoménologique (« les femmes comme ironie de la communauté ») et comme « rapport sexuel » aussi bien du côté de la philosophie de la nature que de la philosophie de l’esprit. La « différence des sexes » est conceptualisée par Hegel. En général, pourtant, l’autre féminin, la femme, est plutôt maltraité par les philosophes. Le bêtisier de la misogynie des philosophes est désormais connu. Mais il n’a d’intérêt que s’il est pensé à l’intérieur de la philosophie d’un auteur, et non à l’extérieur, avec les « préjugés de son temps ». Car le misogyne pense l’autre autant que le philosophe. Pourrait-on, aujourd’hui, envisager de reconstituer ou de constituer cet autre ? Sûrement. Là encore, le XXe s. innove. Outre les sciences humaines qui ne peuvent esquiver les sexes – sociologie, psychologie, anthropologie –, la psychanalyse perpétue la mise au centre du sexe féminin. Mais, surtout, la déconstruction menée par Lévinas, puis par Derrida introduit l’usage du féminin dans l’argumentaire philosophique. Le féminin, mais sans les femmes : la catégorie philosophique n’est toujours pas au rendez-vous. Cependant, cette convocation du féminin à l’intérieur d’une critique du phallocentrisme induit deux remarques. D’abord, une réflexion sur

l’usage : le sexe féminin peut servir un propos philosophique. C’est remarquable au XXe s., mais peut-être pas si nouveau. Ensuite, l’anticipation de la construction à venir : si la notion de féminin est désormais accueillie dans l’espace philosophique, l’objet, à son niveau politique comme ontologique, pourrait l’être aussi. Les travaux s’accumulent désormais, qui retracent l’histoire de la philosophie, cherchent l’impensé et le refoulé de cette histoire, décident d’entamer une autre histoire théorique. Plutôt construire que déconstruire : la philosophie politique, cela a été précisé d’entrée de jeu, est l’accès le plus facile. Les concepts d’égalité, de citoyenneté, d’émancipation ou de gouvernement permettent de travailler. La question de la vérité nous retient aussi, parce qu’elle est au plus loin du réel politique. L’amour en est un point de départ. Le désir et le sexe sont les mots qui se trouvent dans ce concept d’amour. Éros philosophe comme désir de vérité et le sexe comme enjeu du savoir contemporain bornent l’histoire de la philosophie. Construire avec les concepts anciens de l’ontologie comme de la politique, ou construire avec un concept nouveau, comme celui de « genre » ? La question se pose, en effet. La pensée anglo-saxonne a éprouvé la nécessité de créer un concept, les mots « sexe » et « différence sexuelle » étant trop marqués par le biologique. « Différence des sexes », Geschlecht Differenz sont intraduisibles. Mais, qu’on utilise le vocabulaire politique de l’égalité, la notion classique d’éros philosophe ou le néologisme « genre », on rencontre la même recherche d’intelligibilité d’un objet difficile à capter. Et, pourtant, l’objet est là, sans aucun doute. Il est la femme réelle du rapport social, il est le féminin de l’imaginaire occidental, il est la construction sociale du fait biologique. Il est là, mais il nous échappe. Si la question politique de l’égalité croise l’histoire ontologique du même et de l’autre, il n’est pas certain qu’on puisse faire autre chose que de prendre la mesure des intersections entre ces niveaux de lecture de la différence des sexes. Si on accepte ces limites, le travail sur les points de rencontre peut s’avérer stimulant. Dans ce cas, il n’est pas sûr que les schémas épistémologiques proposés par la recherche récente sur le genre donnent une solution. Si sexe et genre s’opposent comme nature et culture, si le genre l’emporte sur le sexe dans la construction des identités, si les sexes et les genres, au pluriel, suscitent l’analyse d’un rapport, ou de sa désarticulation, il faut reconnaître que dans tous les cas un jeu binaire subsiste ; y compris quand il est dénoncé. Mais la binarité, si bien synthétisée par le schéma nature-culture (biologique-social, inné-acquis) privilégié dans la pensée du XXe s., n’est peut-être pas la seule possibilité heuristique. Ce schéma pourrait même être un obstacle à la pensée, dans la mesure où il reproduit ce qu’il veut déconstruire. Mettre la nature à distance, c’est la considérer encore ; en dénoncer la représentation oppressive, c’est en maintenir la référence, voire lui redonner du sens. Que la sexualité soit réintroduite dans le schéma sexe versus genre, ou l’inverse, est sûrement nécessaire, mais non suffisant. Plus difficile, et peut-être plus subversif, paraît le déchif-

frage de l’inscription des êtres sexués dans l’élaboration historique. Comment ils font l’histoire, comment ils sont un produit de l’histoire, comment les penser en termes de temporalité, telles sont les questions jusque-là sans réponse. En effet, personne ne semble vouloir représenter l’historicité des sexes. En revanche, leur atemporalité semble faire consensus autant du côté de la psychanalyse et de l’anthropologie que de celui de la critique féministe. Même si les invariants sont relativisés, même si les rapports sociaux sont repérés, l’image des sexes non pas produits de l’histoire, mais produisant de l’histoire, est loin d’être advenue. Et, pourtant, c’est bien par l’histoire que le biologique et l’essentialisme peuvent être récusés. ▶ Mais il faut, pour finir, revenir au point de départ : dans le passage progressif vers la position de sujet, qui caractérise l’époque contemporaine, les femmes restent confrontées à l’ancienne position d’objets, d’objets d’échange. De l’enlèdownloadModeText.vue.download 444 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 442 vement des Sabines à la marchandisation de la prostitution, les femmes sont prises dans l’échange pour la construction sociale. On pourrait montrer également comment certains philosophes se servent des femmes, du féminin ou de la différence sexuelle dans leur argumentation. La situation d’aujourd’hui serait donc nouvelle dans l’histoire occidentale, les femmes étant à la fois sujets et pourtant toujours objets. Alors, peut-être, la cristallisation historique est là, dans ce passage de l’objet au sujet, passage vu comme une rupture historique, passage pourtant sans cesse recommencé. GENEVIÈVE FRAISSE FÊTE Du latin festa dies, « jour de fête », appartenant à une famille dont la racine fas- désigne généralement la célébration. MORALE Commémoration d’un fait historique ou religieux ; c’est surtout dans son élément empirique, comme association immédiate d’individus animés par les mêmes dispositions joyeuses, qu’elle intéresse la philosophie. La tradition philosophique éprouve certaines difficultés à faire sa place à la notion de fête. D’une part, en effet, la fête exprime une relâche de la raison au profit de la satisfaction des sens, qui peut aller jusqu’à l’étourdissement. Mais, d’autre part, Platon lui-même met en scène une philosophie qui se

fait depuis les banquets, comme les beaux corps désignent en réalité le beau en soi. Et il est clair que le thème de la fête recoupe bien celui de l’expansion spontanée des corps, d’une communication affective qui n’explicite pas toutes ses médiations. C’est bien au titre de cette immédiateté presque naïve que, au XVIIIe s., Rousseau entreprend de réhabiliter la fête en philosophie politique – non parce qu’elle distrait le peuple de son gouvernement (il ne s’agit pas des jeux de Rome), mais en ce qu’elle produit une incarnation sensible de l’appartenance à une même communauté. Elle redouble, au plan passionnel, la réunion des hommes : « Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous avez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voit et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. » 1. L’opposition de la fête et du théâtre, dans la Lettre à d’Alembert, répond à celle d’un peuple véritable (où chacun est destiné à être à la fois sujet et souverain) et d’une simple multitude (où les individus, sans être jamais réunis, demeurent aliénés à l’extérieur d’eux-mêmes). L’individu est donc destiné à se perdre dans la fête. La conception nietzschéenne du principe dionysiaque s’engage radicalement dans cette perspective, puisque Dionysos, en même temps qu’il brise l’individu, le reprend dans un vouloir universel. Comme réalisation de l’ivresse, de la démesure et du délire des corps, la fête s’oppose à la belle apparence et à l’équilibre du principe apollinien ; mais elle résout la même contradiction, selon laquelle la vie aurait besoin d’être rachetée – comme chez Rousseau, mais sur un mode foncièrement excessif, la fête assume la reconstitution d’une unité originelle : « Sous le charme de Dionysos c’est peu de dire que la fraternité renaît (...). C’est par des chants et des danses que l’homme se manifeste comme membre d’une collectivité qui le dépasse. (...) L’homme n’est plus artiste, il est devenu une oeuvre d’art. » 2. André Charrak ✐ 1 Rousseau, J.-J., Lettre à d’Alembert sur les spectacles, OEuvres

Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. V, 1995. 2 Nietzsche, F., La naissance de la tragédie, tr. M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, OEuvres complètes, I, 1, Gallimard, Paris, 1977. ! COMMUNAUTÉ, CORPS, PASSION, SOCIABILITÉ FÉTICHISME De l’allemand Fetichismus, forgé par Krafft-Ebing en 1893. PSYCHANALYSE Position psychique perverse fondée sur le déni, c’est-àdire la reconnaissance et le refus de reconnaître la réalité d’une perception – celle de l’absence de phallus de la mère, qui vaut comme signe de sa toute-puissance. Le fétichisme est corrélatif d’un clivage du moi (Ichspaltung1). Sidéré par l’absence de pénis de la mère, le fétichiste dénie sa perception. Mais elle ne reste pas sans effet. Le fétiche, qui rappelle ce dont il est le signe (fourrure, nattes, talons aiguilles, sous-vêtements, etc.), est érigé comme le « substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit garçon et auquel [...] il ne veut pas renoncer » 2. Le phallus est présent, sous la forme du fétiche, et absent, puisqu’il ne vaut que comme substitut. Investi de la puissance d’affubler, ou non, la femme de cet attribut essentiel, le fétichiste regarde celle-ci comme un objet à la fois aimable et méprisable. ▶ Freud repère l’importance du fétichisme en psychologie collective 3. L’érection de figures de la toute-puissance, variables selon les cultures – dieux, Führer, argent, marchandise (Marx), enfant-roi –, les croyances qu’elle provoque, les processus de déni qu’elle implique et les clivages du moi qu’elle entraîne éclairent le comportement singulier des tortionnaires-bons pères de famille sous les dictatures, et précisent les enjeux collectifs de certains agissements dans les sociétés démocratiques (culte de l’enfant-roi / pédophilie). Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Ichspaltung im Abwehrvorgang (1938 / 1940), G.W. XVII, le Clivage du moi dans le processus de défense, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 2002, pp. 283-286. 2 Freud, S., Fetichismus (1927), G.W. XIV, Fétichisme, OCF.P XVII, PUF, Paris, 1991, p. 126. 3 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W. IX, Totem et tabou,

chap. II, Payot, Paris, 2001. ! DÉFENSE, DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, GUIDE, MASSE, PHALLUS ∼ FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE En allemand : Warenfetischismus, Fetischcharakter der Ware. POLITIQUE Dans la théorie marxiste du capital, réification des produits du travail humain sous forme de marchandises. La notion de fétichisme de la marchandise a son origine dans l’analyse du processus de production capitaliste engagée par Marx dès les Manuscrits de 1844. Dans le troisième manuscrit elle apparaît à trois reprises pour désigner l’attachement aux formes objectives de la richesse (la terre, downloadModeText.vue.download 445 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 443 l’argent métal) 1 par opposition au rôle d’équivalent universel de l’argent analysé dans le Capital. Elle repose sur l’analyse de l’aliénation du produit du travail humain dans le premier manuscrit : « L’objet que le travail produit, son produit, l’affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur » 2. Le fétichisme est indissociable de la forme marchandise que prennent tous les produits du travail. En tant que tels ils sont complètement déconnectés des rapports sociaux de production et se présentent comme de pures choses, apparemment naturelles. Il s’ensuit que dans le mode de production capitaliste les relations entre les hommes passent non seulement par mais aussi pour des relations entre des choses – qu’ils s’aliènent en relations entre des choses. La notion de fétichisme de la marchandise recouvre globalement la même réalité que celle de réification, c’est-àdire une situation dans laquelle les rapports sociaux, qui sont des rapports historiques, apparaissent comme des rapports naturels. L’argent est, en tant qu’équivalent universel entre les produits du travail, la forme extrême du fétichisme de la marchandise. C’est donc dans le capitalisme que ce dernier se déploie pleinement. Dans les Manuscrits de 1844, Marx note déjà que « la réalisation du travail se révèle une perte de réalité » ; c’est l’origine du terme de fantasmagorie qu’il utilisera dans Le Capital. La « forme fantasmagorique d’un rapport entre des choses » y atteint un degré de déréalisation tel que les individus ne sont plus « socialisés » par les produits de leur travail mais par la valeur de ces produits sur un marché capitaliste complètement déconnecté de leur réalité utile (valeur d’usage) et de leur signification sociale. L’économie immatérielle issue des nouvelles technologies porte ce phénomène à son paroxysme. Un lien important entre l’oeuvre de jeunesse de Marx (les Manuscrits de 1844) et le Capital mérite d’être relevé car il atteste la continuité de la problématique de l’aliénation, qui s’origine dans la critique de la religion. Dans le

premier manuscrit de 1844 Marx compare déjà l’aliénation du produit du travail (et celle du travailleur dans ce produit) avec la religion : « De même que dans la religion l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du coeur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui [...] ; de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même » 3. Dans le Capital, il confirme que « pour trouver une analogie à ce phénomène [le fétichisme attaché aux produits du travail], il faut la chercher dans la région nébuleuse du monde religieux ». 4. Gérard Raulet ✐ 1 Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972, pp. 79, 82, 106. 2 Ibid., p. 57. 3 Ibid., p. 60. 4 Marx, K., le Capital, livre I, Éditions sociales, Paris, 1983, p. 83. ! ALIÉNATION, RELIGION, VALEUR FICTION Du latin, fictio dérivé de fingere, « feindre ». La réflexion philosophique sur la fiction commence avec Platon, lorsqu’il introduit dans sa philosophie des mythes : un détour par la fiction peut constituer une voie efficace d’accès au savoir. Pourtant, Platon est aussi un des plus féroces critiques de la fiction car elle peut nous faire ressentir une émotion sans rapport avec la réalité 1. À la différence de Platon, Aristote verra moins dans la fiction le risque d’une confusion malsaine de l’apparence et de la réalité qu’une manière d’expérimenter des émotions sans justement courir le risque de l’émotion réelle ; la fiction ouvre la possibilité de comprendre la nature des choses par l’examen de leur représentation 2. ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN. Récit ou image qui ne représente pas des entités ou des événements du monde actuel. Comme le mensonge, c’est parce qu’elle est volontaire que la fiction se distingue de l’erreur mais, à la différence du mensonge, la fiction n’est pas destinée à tromper. En quoi consiste-t-elle ? On distingue couramment au moins trois grands types d’approches : sémiotique, sémantique et intentionnelle.

La théorie sémiotique comprend la fiction (picturale ou verbale) en termes de fonctionnement symbolique. Des symboles peuvent représenter en dénotant ou sans dénoter ce qu’ils représentent. Dans le deuxième cas, ce sont des symboles fictionnels. Une image de licorne n’est pas l’image d’une licorne, mais une image-licorne. Elle représente une licorne sans la dénoter. La possibilité de la fiction est donc intelligible si l’on accepte de dire que le fonctionnement de certains symboles est indépendant de leur capacité à dénoter. Ils supposent chez leurs utilisateurs une capacité de comprendre à quelle classe ils appartiennent : ici, celle des images-de-licorne 3. Une théorie sémantique de la fiction tend plutôt à faire des fictions – particulièrement des romans – des récits vrais, non pas dans notre monde actuel mais dans un monde possible, accessible à partir de notre monde actuel. L’interprétation de la notion de possibilité dans la sémantique modale permet en effet d’accorder des valeurs de vérité aux énoncés portant sur des entités et sur des situations qui ne sont pas actuelles 4. La théorie intentionnelle met l’accent sur l’idée de simulation, étymologiquement incluse dans le terme de fiction 5. Ainsi, les lecteurs d’Anna Karénine sont placés à l’intérieur d’un monde fictionnel et ils jouent à le tenir pour vrai. On peut donc dire que la fiction est le fruit de l’imagination, comprise comme la permission (implicite) que je m’accorde de tenir pour vrai ce que je sais pertinemment être faux. ▶ Chacune des trois théories : sémiotique, sémantique (ou modale) et intentionnelle doit faire face à la question, peutêtre la plus importante, de savoir pourquoi les fictions jouent un tel rôle dans la compréhension que nous avons du monde réel. À cet égard, il est remarquable que la fiction n’a pas seulement, loin de là, une spécificité artistique ; on la retrouve aussi bien en philosophie, sous la forme des expériences de pensée (malin génie chez Descartes, état de nature chez Rousseau, etc.) que dans le domaine scientifique (sous forme d’hypothèses ou de conjectures). La fiction joue surtout un rôle considérable dans l’apprentissage des normes et des valeurs morales et dans la réflexion sur ces normes et ces valeurs 6. C’est peut-être la raison pour laquelle nous faisons face au paradoxe de la fiction : nous savons que c’est faux et pourtant, au cinéma ou en lisant, nous éprouvons des émo-

tions ou des sentiments, comme si cela était vrai. Roger Pouivet ✐ 1 Platon, La République, in OEuvres complètes, t. I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950. 2 Aristote, La Poétique, Seuil, Paris, 1980. 3 Goodman, N., Languages of Art, trad. Langages de l’art, J. Chambon, Nîmes, 1990. downloadModeText.vue.download 446 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 444 4 Cf. Lewis, D., « Truth in Fiction », Philosophical Papers, vol. I, Oxford U. P., New York, 1983 ; Pavel, T., Univers de la fiction, Seuil, Paris, 1988. 5 Cf. Walton K., Mimesis as Make-Believe, Harvard U. P., Cambridge (Mass.), 1990 ; Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?, Seuil, Paris, 1999. 6 Cf. Currie, G., « Realism of Character and the Value of Fiction », in Aesthetics and Ethics, Cambridge U. P., Cambridge (Mass.), 1998. ! ART, CRÉATION, MYTHE, REPRÉSENTATION MATHÉMATIQUES Énonciation dont on souligne le caractère inactuel, la non-existence réelle. En littérature, on désigne ainsi les oeuvres « d’imagination » qui ne s’inspirent pas de faits, de situations ou de personnages existants ou ayant existé. En mathématiques, le caractère logiquement valide d’une fiction autorise à en reconnaître l’utilité. Les nombres imaginaires (les complexes) ont d’abord été considérés comme des quantités fictives, car ils ne correspondaient pas à des quantités représentables, bien qu’ils soient utiles au développement de l’algèbre : ils permirent notamment de progresser dans la résolution des équations – de même pour les quantités infinitésimales qui « faisaient leur effet », sans pouvoir être assignées. En un second sens, la fiction est une hypothèse sur la véri-

té de laquelle on ne se prononce pas. C’est – négativement – ce sens que lui donne Newton lorsqu’il affirme ne pas feindre d’hypothèses en sa physique. C’est encore cette fonction que lui attribue Descartes dans le Traité du monde lorsque, à partir du chapitre VI, il imagine un chaos initial dans des espaces imaginaires. La fiction est alors une construction utile dans la mesure où elle peut servir de point de départ pour des déductions qui devront être conformes aux phénomènes. Vincent Jullien ! HYPOTHÈSE, IMAGINATION, MODÈLE, MYTHE FIDÉISME Du latin fides, « confiance », « fidélité ». PHILOS. RELIGION Doctrine qui fait de la vérité religieuse un pur objet de foi, préférant se fier à la continuité d’une tradition plutôt qu’à l’examen de la raison. Le fidéisme est d’abord une option quant à la détermination de la vérité dans les matières religieuses : selon le fidéisme, les seules vérités sont issues de l’adhésion à la révélation telle qu’elle est soutenue par les seuls enseignements de la tradition. Parmi les trois vertus théologales (la foi, l’amour, et l’espérance), le fidéisme soutient la prééminence de la première d’entre elles. La foi ainsi conçue n’est justiciable d’aucune démonstration rationnelle (en effet, « Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? »1). Cette doctrine est condamnée par le concile de Vatican I (1870) : non seulement elle rejette la juridiction de la raison sur la foi (et limite donc les pouvoirs de la philosophie), mais elle limite également le rôle de la justification rationnelle du dogme, telle que la théologie entend la mener. En effet les représentants du fidéisme au XIXe s. sont, en particulier en France, les défenseurs d’une foi si intériorisée que le dogme lui-même finit par se résorber dans une pure affection intime. Mais dans cette « théologie du coeur » c’est, comme le dit

Hegel, le royaume même de la foi qui se trouve dissocié de la simple aspiration vide : « ainsi la foi a perdu le contenu qui remplissait son élément et l’a enfoui dans un profond tissage de l’esprit en soi-même » 2. Laurent Gerbier ✐ 1 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 1, 20. Nouveau Testament, tr. Osty & Trinquet, Seuil, Paris, 1978, p. 346. 2 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, tr. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1977, vol. II, p. 120. ! FOI, GRÂCE, SAINTETÉ, TRADITION FIDÉLITÉ Du latin fides, « confiance », « crédit », « loyauté ». MORALE, PHILOS. RELIGION Qualité de constance du dévouement d’une personne à une autre, ou à quelque chose, qui oriente durablement sa vie (on parlera de fidélité d’un engagement amoureux, politique ou religieux). Mais aussi, à partir de cette signification de loyauté, de crédit en la parole donnée, qualité d’exactitude, de véracité. La fidélité apparaît comme thème éthique lorsque le lien féodal (féalté) d’attachement cesse d’être une allégeance de vassalité ou de servilité pour devenir un « libre attachement », une alliance entre des égaux. Qu’est-ce qu’être librement fidèle ? La question est sans doute plus ancienne, puisque saint Paul la rencontre avec sa conversion qui est une abjuration, une trahison, et qu’il qualifie pourtant comme un acte de plus grande confiance. Mais c’est avec la réflexion sur le divorce de Milton 1 – théologien anglais du XVIIe s., partisan d’un humanisme sans compromission – c’est-à-dire avec la possibilité de rompre l’alliance ou le contrat, qu’il soit conjugal ou politique, qu’apparaît le thème moderne de la fidélité, contemporain d’une nouvelle réflexion sur le statut de la parole et de la confiance que l’on peut lui accorder. Il soulève plusieurs questions. Comment faire entrer dans le cadre d’un engagement fiable et durable un sentiment ou un événement qui échappe

à la contrainte purement extérieure et physique, mais aussi au commandement intérieur de la volonté ? C’est la question que pose Bayle pour la foi dans son traité sur la tolérance religieuse 2, mais qui, vers la même époque, se pose aussi sur les plans amoureux et politique. La fidélité soulève la question de la sincérité de la personne devant les autres, devant elle-même ou « devant Dieu », qui devient centrale chez Kierkegaard. Mais ici, encore, la fidélité au stade éthique (par excellence, le mariage, que la durée distingue de l’éphémère esthétique et de l’éternité religieuse) dépend d’une rupture et d’un re-commencement, d’une nouvelle alliance, de la possibilité d’une reprise : « L’amour selon la reprise est le seul heureux. » 3. Dans cette ligne, Emerson écrit de la « confiance en soi » qu’elle n’a rien à faire du souci de cohérence (« Autant se préoccuper de son ombre sur le mur »4). Ainsi le thème de la fidélité est-il peu à peu écartelé entre celui de la sincérité individuelle, de la véracité impartiale et celui de la loyauté des appartenances. Il est possible que la fidélité soit maintenant excessivement chargée du poids d’une morale sexuelle rigide, qui l’a peu à peu vidée de son downloadModeText.vue.download 447 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 445 contenu révolutionnaire pour subordonner l’attachement amoureux et l’alliance conjugale à une fidélité entièrement reportée sur l’ordre de la filiation, de la transmission et de la tradition. Mais les travaux récents de S. Cavell sur les comédies du remariage 5 permettent de rouvrir la question de la libre alliance, dans un temps où, la fidélité ayant mauvaise presse, la sociologie montre cependant l’importance des figures de l’attachement, de la fidélisation, de la confiance, du crédit – et, pour les plus démunis, la ressource de contestation véhiculée par elles. Enfin, A. Badiou place la fidélité au centre de son éthique 6, où elle consiste à se rapporter à la situation selon l’événement qui l’oriente, à inventer l’attitude qui permet de ne pas trahir, de ne pas céder sur une vérité au nom de son intérêt. ▶ Ne pas manquer à la foi donnée, à l’engagement pris, à sa propre parole (« Notre parole c’est notre engagement » 7) : cette signification profonde de la fidélité montre bien que le problème central est celui de l’inconstance, des intermittences du coeur et, plus généralement, celui du temps, du maintien d’une certaine cohérence de soi dans les vicissitudes de la vie. Mais le problème apparaît parce que le soi n’est pas assuré de son identité, et ne la découvre qu’au travers de ses altérations et sur les limites de ses variations mêmes, comme le montre Ricoeur 8. C’est sans doute que la fidélité ne se comprend pas, à la limite, sans la trahison, et que la rupture de l’alliance fait partie de son histoire. Olivier Abel

✐ 1 Milton, J., Doctrine et Discipline du divorce (1644), Belin, Paris, 2002. 2 Bayle, P., Sur la tolérance (1686), Presses-Pocket, Paris, 1992. 3 Kierkegaard, S., La reprise, Garnier-Flammarion, Paris, 1990, p. 66. 4 Emerson, R. W., La confiance en soi, Rivages, Paris, 2000, p. 97. 5 Cavell, S., « À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage », Les Cahiers du cinéma, Paris, 1993. 6 Badiou, A., L’éthique, essai sur la conscience du mal, Hatier, Paris, 1993, p. 38. 7 Austin, J. L., Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, p. 44. 8 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. ! FOI, PROMESSE FIGURE Du latin figura (trad. lat. du grec skhêma), de même racine que fingere, « modeler », et effigies, « portrait ». Terme polysémique, utilisé dans les disciplines et les contextes historiques les plus différents, tantôt pour étayer l’ordre du discours, tantôt pour l’ébranler. LINGUISTIQUE, SÉMANTIQUE Forme ou représentation d’une forme intermédiaire entre le sensible et l’intelligible (ou entre le concret et l’abstrait, le spirituel et le matériel, le visible et l’invisible, le stable et le mouvant). En rhétorique classique : expression verbale censée s’écarter de l’expression « simple et directe ». La figura latine, dont E. Auerbach 1 a minutieusement étudié les occurrences de Térence à Quintilien et des Pères de l’Église à Dante, pouvait désigner une empreinte dans la cire, une image onirique, un tracé géométrique, une combinaison de mouvements, une épure, un procédé oratoire ; chez les chrétiens, de surcroît, une « prophétie en acte » (l’Ancien Testament préfigurant le Nouveau). Héritier de cette richesse

sémantique, le terme français figure déjoue toute définition univoque. En des sens eux-mêmes figurés, il a essaimé dans de nombreux domaines : grammaire et rhétorique, logique et mathématique, science des rêves et linguistique. Reste que pendant des siècles, de Quintilien à Fontanier, les théories les plus élaborées et les plus problématiques ont été fournies par les rhétoriciens. Ils ont classé leurs figures (« de mots », comme l’allitération ; « de construction », comme le chiasme ; « de pensée », comme la prosopopée) selon des taxinomies contradictoires ; ils les ont analysées comme effets expressifs et comme écarts par rapport à l’usage naturel ou normal ; de Longin à B. Lamy, ils les ont souvent associées au langage des passions. Cette pensée des figures a joué un rôle décisif dans la constitution des belles-lettres, de la littérature et de l’« espace de l’écriture » 2. ▶ Plus près de nous, la phénoménologie et la psychanalyse ont puissamment remodelé la notion de figure ; plutôt qu’au langage, elles l’ont reliée au corps et au désir. Ainsi J.-F. Lyotard 3 oppose-t-il à l’« hégémonie du logos » les pouvoirs du « figural ». L’esthétique contemporaine est largement tributaire de cet auteur et de la distinction qu’il propose entre la figureimage (située dans l’ordre du visible), la figure-forme (visible mais généralement non vue) et la figure-matrice (invisible et immergée dans l’inconscient). Yves Hersant ✐ 1 Auerbach, E., Figura (1938), trad. M. A. Bernier, Belin, Paris, 1993. 2 Genette, G., Figures III, Seuil, Paris, 1972. 3 Lyotard, J.-F., Discours, figure, Klincksieck, Paris, 1971. Voir-aussi : Didi-Huberman, G., Fra Angelico, dissemblance et figuration, Flammarion, Paris, 1995. Ducrot, O., et Schaeffer, J.-M., Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, Paris, 1995, pp. 480-493. Francastel, P., La figure et le Lieu, Gallimard, Paris, 1967. Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1979. ! RHÉTORIQUE, STYLE MATHÉMATIQUES Ensemble de points (conformément aux propositions issues des réformes de l’enseignement des années 1970). Les difficultés liées à la définition même d’une figure sont

clairement repérables par la comparaison entre celle due à Euclide : « Une figure est ce qui est contenu par quelque ou quelques frontière(s) » 1, et celle que propose Hilbert : « Des points en nombre fini constituent une figure » 2. Selon la première, le segment, l’angle ne sont pas des figures et l’étendue limitée par les dites frontières est dans la figure alors que, selon la seconde, le segment est une figure définie par deux points et le triangle est « seulement » le triplet de ses trois sommets. La définition hilbertienne est élaborée de façon à découpler le concept de figure des images sensibles ou des figures proposées par le monde physique. Le « point » n’est que le nom donné au premier type d’objet de la géométrie et l’ensemble des figures n’est alors que l’ensemble des parties finies de ce premier système. Chez Euclide aussi, la figure – radicalement distinguée de son origine matérielle – est un objet intelligible et abstrait et « ce qui fait la nouveauté de la géométrie grecque, c’est qu’elle thématise la figure » 3. ▶ L’étude des formes physiques, rapportées à des figures pures de la géométrie a été un des plus puissants vecteur de downloadModeText.vue.download 448 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 446 la mathématisation des sciences de la nature ; à cet égard le problème dit de « la figure de la Terre » fut – notamment au XVIIIe s. – au croisement de la géométrie, de l’analyse, de la physique, de l’astronomie et de la géographie. Vincent Jullien ✐ 1 Euclide, les Éléments, I, 14. 2 Hilbert, D., Fondements de la géométrie, chap. 1, § 69. 3 Caveing, M., Introduction générale aux Éléments d’Euclide, vol. I, PUF, Paris, 1990, p. 98. FILM ESTHÉTIQUE OEuvre cinématographique, nommée d’après l’objet matériel qui lui sert de support, incarnant la spécificité de chaque univers de réalisation. Initiée en France par les travaux de Cohen-Séat 1 et de Souriau 2 et par la création d’un Institut de filmologie de l’univer-

sité de Paris, l’esthétique filmologique a pour objet l’étude de « l’espace filmique » propre à chaque oeuvre cinématographique et les conditions de sa réception selon des méthodes d’approche objectives. Bien que de vocation pluridisciplinaire, son développement a reflété les dominantes théoriques du discours des sciences humaines, en particulier la sémiologie et la psychanalyse. Sous l’impulsion d’une recherche de base linguistique, C. Metz 3 envisage l’objet film comme déroulement signifiant. Les distinctions opérées entre « code », « message », « système » et « texte » permettent d’étudier celui-ci à la fois par rapport à sa structure et à son écriture. L’analyse de film est alors en mesure d’intégrer également les approches textuelles littéraires. Ainsi, R. Bellour se penche sur le système textuel du cinéma classique de Hitchcock et tente d’éclairer les modes de structuration du texte filmique en analysant un segment (découpage de plans). Pour lui comme pour Metz, « l’analyse filmique (est) tout simplement le versant textuel d’une sémiologie ou d’une sémiotique où la psychanalyse occuperait une place déterminante » 4, puisque la pulsion scopique y tient un rôle essentiel. Il éclaire l’irréductibilité du film au texte et enclenche une lecture critique de l’analyse creusée par ce « texte introuvable » : « l’analyse de film est le produit d’une transgression double : constituer le film en texte et, de là, constituer un texte » 5. Toutefois, la résistance du texte filmique à la synthèse des codes structurels laisse subsister une marge vacante où le film se donne comme énigme de sens. Barthes s’intéresse ainsi, après le niveau informatif du message et la signification symbolique, au « troisième sens » du film, le sens obtus, qui se réfère au champ du signifiant, mais structure différemment le film. Cet autre texte, que seule une lecture attentive de photogrammes permet de déceler, « apparaît alors comme le passage du langage à la signifiance, et l’acte fondateur du filmique même » 6. Plus récemment, J. Aumont 7 s’est aussi interrogé sur la « puissance de l’image » et la « puissance de l’analyse » à la fois pour poser « le film comme site théorique » et pour questionner les conditions d’actualisation du geste interprétatif, entre violence et création intellectuelles. Diane Arnaud ✐ 1 Cohen-Séat, G., Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, I. Introduction générale, PUF, Paris, 1946. 2 Souriau, E., l’Univers filmique, Albatros, Paris, 1953. 3 Metz, C., Langage et Cinéma, Larousse, Paris, 1971. 4 Bellour, R., l’Analyse du film, Albatros, Paris, 1979, p. 16. 5 Ibid., p. 27. 6 Barthes, R., « Le troisième sens, Note de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein » (1970), in l’Obvie et l’obtus,

Seuil, Paris, 1982, p. 60. 7 Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris, 1996. Voir-aussi : Aumont, J., et Marie, M., l’Analyse des films, NathanUniversité, Paris, 1998. Bergala, A., Voyage en Italie de Roberto Rossellini, Crisnée, Yellow Now, 1990. Bordwell, D., et Thompson, K., Film Art : an Introduction (1979), trad. « L’art du film : une introduction », trad. C. Beghin, De Boeck Université, Bruxelles, 1999. Daney S., L’exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., Paris, 1993. Gagnebin, M., Du divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999. Leutrat, J.-L., Kaléidoscope : analyses de films, PUL, Lyon, 1988. Odin, R., De la fiction, De Boeck Université, Bruxelles, 2000. ! CINÉMA ET PHILOSOPHIE, SÉMIOTIQUE, VISIBLE FIN / MOYEN De finis, « borne », « limite », « frontière », « terme », « but », « achèvement » (correspondant alors au grec telos) ; et de medianus, « situé au milieu ». MORALE, POLITIQUE Tout processus finalisé, et en particulier l’action humaine, peut s’analyser en utilisant l’idée de fin, qui marque le but visé, le point où l’action (ou la série d’actions) s’arrête si l’objectif est atteint ou réalisé, et celle de moyen, qui décrit tous les termes intermédiaires entre le point de départ initial et la fin. Les êtres, les choses, les qualités, les valeurs peuvent être considérés comme moyens ou comme fin (le bois et l’action du menuisier sont moyens et la chaise est fin, la gymnastique est moyen et la santé est fin, etc.). Une même chose peut-être considérée, à différents égards, comme fin et comme moyen (le bon repas est fin de l’activité du cuisinier, et moyen de conserver sa santé pour le mangeur).

L’analyse de l’acte humain Lorsqu’il analyse la structure de l’acte moral, Aristote 1 distingue la proairesis (« choix délibéré »), la bouleusis (« délibération ») et la boulésis (« souhait raisonné »). La boulésis porte sur la fin, qui est un bien réel ou apparent. Cette fin n’est pas en elle-même un objet de délibération : le médecin ne se demande pas s’il doit guérir le malade, ni l’orateur s’il doit persuader l’assistance. C’est pourquoi la bouleusis est examen des moyens qui permettent d’atteindre cette fin, c’est une recherche qui va de l’idée de la fin à la compréhension des moyens à notre portée : elle porte autant sur les outils de l’action (faut-il de l’argent ?) que sur l’action elle-même (comment s’en servir ?). Si cette recherche rencontre une impossibilité (il faut de l’argent, et je n’en ai pas), elle s’interrompt. Si, en revanche, la délibération débouche sur l’aperception de moyens en notre pourvoir, elle entraîne le « choix préférentiel », la proairesis, qui est volontaire, mais qui ne s’identifie pas simplement au volontaire (puisqu’un enfant veut aussi, mais sans délibération), et qui porte sur les moyens possibles de réalisation d’une fin par nous même : je souhaite la santé downloadModeText.vue.download 449 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 447 et je fais le choix délibéré des moyens qui me permettent de rester en bonne santé. Thomas d’Aquin reprend et précise l’analyse aristotélicienne de la structure de l’acte humain 2 en accentuant le rôle de la volonté, qui fait acte d’intention, c’est-à-dire qui veut la fin (qui est l’objet propre de l’intention) et les moyens pour l’obtenir. L’acte volontaire simple de l’intention s’accompagne du choix des moyens, l’« élection » (electio), acte mixte d’intellect et de volonté. En effet, dans le terrain mouvant des affaires humaines, l’élection doit être précédée d’abord de la « délibération » (consilium) qui est étude des moyens et qui s’achève en un ou plusieurs jugements sur les moyens possibles de parvenir à la fin, auxquels la volonté donne son consentement (consensus). Entre ces différents consentements (s’il y a plusieurs moyens proposés par la raison) la volonté choisit : c’est l’élection proprement dite, dont la matière (la considération des moyens appropriés) est fournie par l’entendement, mais dont la forme (ce choix des moyens orienté par la fin choisie), qui en fait l’essence même, est un acte de la volonté. L’homme comme fin Chez Kant, la distinction entre fin et moyen vient prendre une place cruciale dans l’élaboration de la philosophie morale. La volonté, faculté de se déterminer soi-même à agir selon la représentation de la loi qui ne se trouve que chez les êtres raisonnables, se détermine toujours en fonction d’une fin.

Le moyen est « le principe de la possibilité de l’action dont l’effet est la fin » 3. On peut distinguer des fins subjectives, qui reposent sur des mobiles liés au désir (je désire manger un gâteau), et des fins objectives du vouloir, qui se fondent sur des motifs valables pour tout être rationnel (je dois tenir mes promesses). Les fins subjectives sont dites matérielles en tant qu’elles sont liées à la nature particulière du sujet et ne peuvent fournir de principes universels, valables en tous temps et pour tout être raisonnable. En ce sens, elles ne font pas loi. En revanche, les fins objectives sont formelles puisqu’elles font abstraction de toutes les fins subjectives et de la singularité du sujet. Les fins subjectives ne fondent que des impératifs hypothétiques alors que les fins objectives sont le principe des impératifs catégoriques de la moralité (voir ces mots). Au principe de la moralité, on doit donc trouver quelque chose qui n’est pas une fin relative, mais qui possède une valeur absolue, qui soit fin en soi. Or, tous les objets de notre inclination, que notre action peut acquérir, n’ont qu’une valeur conditionnée et relative (à leur utilité, au désir que nous en avons, etc.), ce sont des choses, qui peuvent toujours être considérées simplement comme des moyens. Mais les êtres raisonnables sont des personnes, des fins en soi, dont l’existence n’est pas remplaçable par une chose équivalente, qui ne sont jamais simplement des moyens. « L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin. »4 Colas Duflo ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, L. III, chap. 1 à 8, tr. J. Defradas, Pocket, Paris, 1992. 2 Aquin, T. (d’), Somme théologique, Ia IIae, 12 à 15, Cerf, Paris, 1984. 3 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, tr. V. Delbos, 2e section, in OEuvres philosophiques, t. II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 292. 4 Ibid., p. 293. ! IMPÉRATIF, JUGEMENT, PERSONNE, VOLONTÉ FINALISME Substantif forgé au XXe s. à partir du syntagme « cause finale ». GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE Usage des causes finales comme fondements de l’explication de la nature des choses. Chez Aristote, la cause finale n’est qu’une des quatre causes,

qui concerne la forme achevée d’une génération (et qui, dans l’opération de l’art, peut aisément se confondre avec la cause formelle) 1. Mais, référée à la providence, la considération des causes finales des choses conduit à faire de toute explication finaliste une tautologie (selon laquelle la chose existe parce que son existence et sa nature correspondent aux fins du dessein divin). La critique de l’aristotélisme scolastique par les modernes conduira donc à considérer comme véritablement scientifique une attitude qui, s’interdisant le recours facile à cette finalité transcendante, borne ses principes explicatifs à l’immanence même de la chose expliquée. Le mécanisme moderne se présente alors comme l’opposé du finalisme. Cependant, entre un réductionnisme mécanique, dans lequel il a lui-même versé, et l’abus du finalisme dans les explications physiques, dont il entend se garder, Leibniz considère que le recours aux causes finales est illégitime dans le détail de la physique mais indispensable pour donner aux êtres naturels un fondement métaphysique 2. On retrouve chez Kant une position assez proche : Kant considère en effet que si rien ne nous permet de déterminer, ni a priori ni empiriquement, l’existence d’une fin matérielle de la nature, en revanche nous avons besoin de postuler une telle finalité objective « lorsqu’il s’agit de juger un rapport de cause à effet que nous ne parvenons à considérer comme légal que si nous posons au fondement de la causalité de sa cause l’idée de l’effet comme condition de possibilité de cette causalité » 3. On opère alors une fusion de la causalité effective et de la causalité finale qui s’applique particulièrement aux êtres organisés qui possèdent une force formatrice et sont à eux-mêmes leur propre fin. Mais le finalisme n’est alors qu’une nécessité interne de notre jugement, et c’est en tant que l’homme est lui-même une fin qu’il soumet ultimement la nature à une causalité finale. ▶ Le finalisme ainsi compris constitue une position qui dans une large mesure recoupe l’attitude actuelle de la philosophie naturelle : dans les sciences du vivant en effet il est tentant d’utiliser une préconception de l’état achevé d’une

forme pour y rapporter tous ses états antérieurs. Le finalisme général devient dans ce cas un principe téléonomique interne aux processus de développement des êtres vivants. Mais, en prédéterminant la « perfection » d’un être pour l’utiliser comme principe explicatif de son devenir, le finalisme constituerait au fond le critère d’un changement de plan du discours (tout énoncé rapportant les êtres naturels à leur cause finale prise comme leur authentique principe cesserait par là downloadModeText.vue.download 450 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 448 d’appartenir à la seule science naturelle pour s’articuler à la métaphysique). Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, Physique, I, 3, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 2000, p. 128 sq. 2 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. XIX, édition G. Le Roy, Vrin, Paris, 1988, p. 55-57. 3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, II, 1, § 63, tr. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974, p. 186. ! CAUSE, ÉVOLUTION, MÉCANISME, ORGANISME FINALITÉ MORALE Comme caractère de ce qui tend à un but, le terme décrit d’abord l’action humaine volontaire qui adapte les moyens en vue de la fin poursuivie. Colas Duflo ! FIN / MOYEN FINI Participe substantivé de finir, du latin finire, « borner », « terminer ». Globalement, l’Antiquité conçoit le fini comme une perfection, un achèvement, l’accomplissement d’une essence, toujours finie, par opposition au donné empirique, disparate, infini et sans limites ; partant, indéterminé, vague et confus. La philosophie moderne, sur fond de judéo-christianisme, voit dans le fini une limitation entendue comme imperfection,

inachèvement, contrairement à l’infini divin, absolu. C’est l’homme qui est l’être fini par excellence, en ce que lui seul, comme être raisonnable, se sait tel. GÉNÉR. Ce qui a des limites, quantitatives ou qualitatives. La pensée du fini est fondamentale en philosophie, dans l’élaboration d’une théorie de la connaissance. Chez Descartes, l’idée de l’infini étant en moi avant même celle du fini, l’ego cogito, en même temps qu’il reconnaît l’existence nécessaire de Dieu, se sait par là même borné, imparfait et, donc, sujet à l’erreur 1. Avec Kant 2, la finitude prend valeur positive dans la théorie de la connaissance, en ceci que l’homme n’est libre qu’en tant qu’il est un être raisonnable et fini, dont le corollaire est la limitation de sa connaissance possible aux seuls phénomènes, qui permet alors d’assigner à l’idée d’infini sa valeur légitime, régulatrice, sans que jamais celle-ci ne puisse être absorbée dans un discours totalisant, la pensée restant en effet ancrée dans cette finitude qui ouvre la raison sur son usage pratique, sur la liberté. Contre cette conception, Hegel 3 en revient à l’idée d’un fini comme détermination et, partant, négation. Dépasser ce moment négatif ne peut s’effectuer qu’au sein de la dialectique, qui permet de se hisser au savoir absolu de la totalité englobant en elle les moments du fini tout en les dépassant. C’est le mouvement de l’Aufhebung. L’infini effectif, le Logos, est celui que la dialectique hégélienne se propose de saisir. C’est donc bien à partir de l’infini accessible au Logos qu’il faut cerner le fini pour le comprendre. Heidegger 4 propose, lui, de revenir à l’idée d’une contingence inéluctable du Dasein (être-là) en tant que son essence réside dans la temporalité, et ne saurait donc être assignable. L’homme parce qu’il est fini, a donc toujours à se faire, et ne saurait faire l’objet d’une définition. Cette facticité, (cette contingence), l’être-là l’expérimente dans le souci, l’angoisse. Coupé de tout rapport à l’infini, par cela même que le Dasein, comme être-pour-la-mort, est temporalité et donc finitude inéluctable, le fini demeure la seule aune à laquelle il est possible de ramener le discours sur l’être. Christelle Thomas ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IIIe Méditation, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX. 2

Kant, E., Critique de la raison pure, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987 ; Critique de la raison pratique, tr. F. Picavet (1943), PUF, Paris, 1989. 3 Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.P. Lefebvre (« La phénoménologie de l’esprit »), Aubier, Paris, 1991. 4 Heidegger, M., Être et Temps, § 10, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. Voir-aussi : Pascal, Bl., Pensées, dans les OEuvres complètes, édition L. Lafuma, Seuil, Paris, 1963. Platon, Philèbe, tr. A. Diès (1941), Les Belles Lettres, Paris, 1993. ! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), EXISTENCE, FACTICITÉ, INFINI, LIMITE MATHÉMATIQUES Ce qui admet des bornes. La discussion philosophique sur le fini a inversé l’attribution des valeurs positives et négatives affectées au couple (fini / infini). Si, chez Aristote 1, le fini est la marque positive du monde existant, la marque de l’achèvement et de la perfection, si donc l’actualisation se réalise dans la finitude, la pensée moderne attribue bien plutôt à l’infini les caractères de la perfection : Dieu d’abord, substance parfaite est infini. Avec Descartes, le monde lui-même n’est pas fini mais sa nonfinitude, mêlée d’une certaine confusion est dite indéfinie : « pour signifier seulement n’avoir point de fin, ce qui est négatif [...] j’ai appliqué le mot d’indéfini » 2. Le monde est pensé comme un cosmos fini jusqu’au milieu du XVIIe s., malgré les thèses atomistes antiques, les suggestions de N. de Cues 3 et les hésitations de Copernic. Sa limite ou frontière, la voûte des étoiles fixes est alors rejetée jusqu’à ce qu’une autre forme de limite (en expansion) soit rendue à l’univers par la théorie du big-bang. En mathématiques, la définition du fini – par opposition à l’infini – est issue d’une remarquable exploitation des paradoxes associés aux « ensembles » infinis. Galilée avait déjà insisté sur le fait que les nombres en général pouvaient être mis en correspondance bijective avec les nombres carrés qui n’en sont qu’une petite partie. Dedekind 4 propose comme définition des systèmes fini et infini : « Un système est dit infini quand il est semblable à une de ses parties propres ; dans le cas opposé, il est dit fini ». On dirait aujourd’hui qu’un ensemble est infini s’il est en bijection avec une de ses parties

propres ; sinon, il est fini. En se donnant (comme l’accordent toute axiomatisation de l’arithmétique) le nombre fondamental 0 et l’application successeur φ (o), on peut définir un nombre entier fini ainsi : c’est un nombre cardinal contenu dans toute classe S qui contient 0 et qui contient φ (n), si elle contient n. Une difficulté est apparue quant à l’énoncé d’existence des ensembles infinis : Dedekind, Bolzano chercheront en vain à le démontrer, jusqu’à ce qu’il faille admettre qu’un downloadModeText.vue.download 451 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 449 axiome était nécessaire, ce que fera Zermelo, en 1908, en axiomatisant la théorie des ensembles. Vincent Jullien ✐ 1 Aristote, Métaphysique, ?, 16-17, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, vol. I, p. 298-301. 2 Descartes, R., Lettre à Clerselier, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. V, p. 356. 3 Cues, N. de, De la docte ignorance (1440), II, 2, tr. M. de Gandillac, OEuvres choisies de Nicolas de Cues, Aubier, Paris, 1942. 4 Dedekind, Was sind und was sollen die Zahlen (1872), no 64. ! INDÉFINI, INFINI, LIMITE, NOMBRE FINS (RÈGNE DES) ! RÈGNE DES FINS FIXE (IDÉE) ! IDÉE FLOU (LOGIQUE DU) Du flamand flauw, « faible ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. Flou est la propriété d’un concept dont l’extension n’est pas strictement délimitée, c’est-à-dire tel qu’il existe des objets à propos desquels la question de savoir s’ils satis-

font le concept en question reste indécidable, même en présence de toute l’information envisageable relative à ces objets ; ainsi, le concept jeune est flou (on dit encore : vague), puisque certains individus humains (par exemple ceux qui sont âgés de 8 ans) appartiennent certainement à son extension, que d’autres (ceux qui sont âgés de 70 ans) ne lui appartiennent certainement pas, mais que d’autres encore (ceux qui sont âgés, par exemple, de 30 ans) constituent des cas limites, c’est-à-dire des cas à propos desquels il est impossible de trancher sans arbitraire la question de savoir s’ils sont jeunes ou pas. Une illustration fameuse des problèmes logiques soulevés par les termes flous concerne le concept de tas. Le paradoxe (« sorite ») auquel il donne lieu repose sur la contradiction entre les trois énoncés suivants, dont chacun semble pourtant acceptable : 1) un grain de blé ne fait pas un tas ; 2) si une collection de grains n’est pas un tas, ce n’est pas l’ajout d’un seul grain qui en fera un tas ; 3) la réunion d’un million de grains forme un tas. L’enchaînement (« polysyllogisme ») d’un million d’inférences successives fondées sur la seconde prémisse du paradoxe conduit, en partant de la première prémisse, à nier la troisième. Cette possibilité de passer par transitions insensibles d’un cas où le concept flou ne s’applique pas à un cas où il s’applique, a incité les logiciens classiques à exclure de tels concepts, et il faut attendre la période contemporaine pour voir proposer des systèmes logiques spécifiquement appropriés au traitement des termes flous : logiques plurivalentes, sémantiques des « supervaluations », théorie des ensembles flous. Jacques Dubucs ✐ Dubucs, J., « Logiques non classiques », in Dictionnaire des mathématiques, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, Paris, 1998, pp. 319-362. ! EXTENSION FLUX Du latin classique fluxus, « écoulement d’un liquide », voc. médical, Ier quart du XIVe s. PHILOS. CONTEMP., HIST. SCIENCES Mouvement des fluides, des ondes, et finalement de tout type d’éléments soumis à une dynamique d’ensemble ; le flux de la subjectivité précède et fonde idéalement toute détermination statique, à moins que le sujet ne soit luimême qu’un effort visant à canaliser une multiplicité réelle de flux divergents. Le flux est initialement, en médecine, l’écoulement d’un li-

quide organique (d’une humeur) hors de son réservoir naturel. Deux couples fondamentaux de la mécanique classique, celui du flux et du reflux (phénomènes hydrographiques liés au mouvement des planètes) et celui de l’équilibre et de l’écoulement des fluides (les deux problèmes de l’hydraulique) généralisent l’utilisation du terme 1. Poursuivant cet effort de généralisation et de quantification, la physique actuelle définit le flux comme le nombre de particules qui traversent le segment d’un faisceau en un temps donné (flux de lumière). Sur ce modèle, le terme est utilisé pour désigner toute quantité mesurable d’éléments transitant à l’intérieur d’un système (flux de monnaie, de voyageurs, etc.). Cependant, la philosophie post-kantienne, considérant que toute détermination objective implique une fixation de la variabilité du donné dans le temps, entend remonter génétiquement jusqu’au flux non-objectivable et non-quantifiable de la vie subjective. Ce thème, très présent chez Fichte 2, explique la prédilection des romantiques pour les flots impétueux, mais aussi la fluidité du système chez Hegel. Plus tard, chez Husserl 3, le flux constitutif du temps dans la conscience pure offre un champ originaire aux flux multiples des actes constitutifs d’objets. L’intuition bergsonienne 4 rejoint également notre courant de conscience, lequel découle d’un élan vital qui s’est frayé un chemin à travers l’inertie (ou plutôt le flux inverse) de la matière ; la durée et la vie sont ainsi des multiplicités qualitatives qui doivent perdre en intensité pour se muer en éléments déterminables (états, positions, concepts, espèces) sur le plan homogène de la causalité mécanique. Deleuze et Guattari 5 ont réactivé tous les sens du terme. Le sujet s’efface devant la multiplicité des flux organiques, circulant toujours d’une machine-organe à une autre (le sein produit un flux de lait, que la bouche du nourrisson prélève et coupe). Cette mécanique des fluides s’étend de la dynamique du désir aux autres domaines. L’économie traite de flux d’argent, de marchandises et de personnes ; l’État canalise le flux des rivières, puis continue avec les flux économiques et les flux de population ... Aux efforts réactifs voués à la capture des flux et à leur convergence vers un centre unique, s’oppose leur distribution divergente sur un espace lisse. D’un côté, l’organisme, l’irrigation sédentaire et la course ; de l’autre, la circulation des désirs sur un corps sans organes, le passage nomade d’un puits à l’autre et le surf. On peut finalement dire que les flux divergent vis-àvis des codes ; l’inertie implique alors un surcodage, et le dynamisme ne consiste pas à tout décoder (tout déréglemen-

ter) mais à évaluer les lignes de décodages, à la fois sources d’intensité et de dangers nouveaux. Jérome Lèbre ✐ 1 Descartes, R., Le Monde ou traité de la lumière et Traité de l’homme, in OEuvres philosophiques, I, Bordas, Paris, 1988. Coll. downloadModeText.vue.download 452 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 450 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers – Diderot et d’Alembert, éd. numérique, Marsanne, Redon, 1999 ; Article « flux et reflux » et articles des rubriques « Mécanique », « Physique », « Hydraulique ». 2 Fichte, J.G., La Théorie de la science, Exposé de 1804, trad. fr. D. Julia, Aubier, Paris, 1967. 3 Husserl, E., Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. H. Dussort, PUF, Paris, 1964. 4 Bergson, H., L’Évolution créatrice et La Pensée et le mouvant, in OEuvres, PUF, éd. du Centenaire, Paris, 1959. 5 Deleuze, G. et Guattari, F., L’Anti-OEdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972 et Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980. FOI Du latin fides, « confiance », « fidélité ». PHILOS. RELIGION Attitude de l’esprit qui conjoint la fidélité à l’engagement, la croyance en l’existence de Dieu et la confiance dans sa justice. Le mot hébreu hemeth, qui désigne dans l’Ancien Testament la foi ou la fidélité, renvoie à la promesse passée entre Dieu et son peuple. Cependant la foi prend tout son sens dans le christianisme, dans la mesure où ce dernier se conçoit historiquement comme le nouvel âge de la promesse, dans lequel la « justice de la loi » est remplacée par la « justice de la foi » 1. La foi se substitue ainsi aux oeuvres, qui ne manifestent pas l’adhésion véritable du coeur : c’est de la méditation de Paul

qu’est ainsi issue la théologie luthérienne, dans laquelle la foi constitue une véritable régénération du pécheur en un « nouvel homme » 2. Dans cette perspective, la foi se substitue également à l’oeuvre de la raison : Luther rejette ainsi les tentatives scolastiques pour « raisonner » la croyance et l’adhésion du coeur. Pourtant la conciliation de la foi et de la raison, dans laquelle c’est la foi elle-même qui recherche l’intelligence 3, est un des piliers de la théologie chrétienne. Dans le débat moderne entre une conception mutuellement exclusive de la foi et de la raison (conception qui considère généralement la foi du point de vue de l’affect intérieur) et une conception conciliatrice (dans laquelle la raison ne fait qu’établir discursivement ce dont la foi délivre toujours déjà la calme certitude4), c’est une limite de la raison par la foi qui se dégage peu à peu. Kant fait de cette limitation un usage critique, en déterminant ce qui relève des attributions légitimes de la raison humaine, et en accordant que la croyance seule, c’est-à-dire le passage à l’attitude pratique, détermine la possibilité pour nous d’outrepasser cette limite. Le fameux aveu « j’ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance »5 ne fait qu’introduire à la foi rationnelle, c’est-à-dire à cette confiance en l’existence indémontrable d’une liberté réellement inconditionnée en l’homme. Laurent Gerbier ✐ 1 C’est un thème fondamental chez saint Paul (en particulier dans l’Épître aux Romains). 2 Luther, M., Préface à l’épître de saint Paul aux Romains (1522), tr. Ph. Büttgen, dans De la liberté du chrétien, Seuil, Paris, 1996, p. 84 sq. 3 Le premier titre de l’opuscule de saint Anselme consacré à la preuve de l’existence de Dieu est Fides quaerens intellectum, « la foi à la recherche de l’intelligence » (expression empruntée à saint Augustin). 4 Leibniz, G. W., Théodicée, « Discours de conformité de la foi avec la raison », édition J. Brunschwicg, GF, Paris, 1969, p. 50 sq. 5 Kant, E., Critique de la raison pure, préface de 1787, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987, p. 49. ! AMOUR, CROYANCE, FIDÉISME, GRÂCE, RELIGION

FOLIE De l’ancien fr. fol, « fou », lui-même issu du latin follis, « sac ou ballon plein d’air », par métaphore. L’étymologie de « fou » renvoie à sac plein d’air, mais ce sac n’est pas seulement l’emblème du vide ou du creux, c’est aussi une déclinaison de la figure pneumatique de l’esprit. Ce vent dans un sac est l’image d’un souffle enfermé, d’une circulation de l’esprit qui est empêchée (ou délibérément inversée dans la folie carnavalesque1). On peut concevoir cet empêchement comme l’effet d’un conflit des passions obscurcissant la raison (à la manière stoïcienne), ou plus généralement comme une ombre que le corps fait peser sur l’âme, mais la radicalité même de ces approches oblige la philosophie à envisager toujours la possibilité que la pensée soit naturellement folie 2. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE Perte de la raison. La notion désigne de façon informelle la perte de la raison (pas son échec, qui est l’irrationalité), sans la nuance de maladie mentale formellement stable de « psychose ». Chez Pinel et Esquirol, les « folies essentielles » désignaient les folies sans lésion cérébrale ni fièvre, authentiquement mentales. Les dénominations psychiatriques qui s’y référeraient ont peu à peu reculé (la « folie circulaire » est devenue la psychose maniaco-dépressive, les « folies raisonnantes » sont devenues les délires paranoïaques, etc.). « Folie » en effet garde une nuance morale (« folie aux yeux du monde, sagesse devant Dieu » de l’Évangile, « folie morale », désignant au XIXe s. divers comportements pervers) et normative, avec la connotation transgressive qu’elle a chez Érasme. ▶ L’usage antipsychiatrique du mot (Laing) sous-entend que le fou est arbitrairement exclu par la société dont il gêne le conformisme. Mais la folie est plus problématique quand les facultés y sont conservées, sinon exaltées, au service de la poursuite systématique de buts délirants. Ce ne sont plus alors les conventions sociales qu’elle dérange, mais l’intangibilité et l’autofondation de la raison. Les exemples canoniques de « folie raisonnante », sans hallucinations, donnés par Sérieux et Capgras, sont Rousseau et Strindberg (tous deux atteints de délire de persécution). Il peut être alors difficile à l’expert de discriminer folie et lucidité parfaite ; c’est le cas du testament haineux du persécuté, ou de certains revendicateurs, juristes brillants, dans la « folie des procès » (paranoïa quérulente). La notion d’« aliénation mentale » devient éventuellement inadéquate, dans la mesure où l’interprétation des faits (toujours négative et source de la réaction violente du malade) est parfois équivoque : seul un diagnostic structural de psychose, mobilisant une théorie explicite du sujet, permet de qualifier la pathologie (Lacan), même si le sujet a, par ailleurs, des motifs objectifs de réagir.

Pierre-Henri Castel ✐ 1 Brant, S., La nef des fous (1494), tr. N. Taubes, José Corti, Paris, 1997 ; Érasme, Éloge de la folie (1509), tr. P. de Nolhac, GF, Paris, 1964. 2 Aristote, Problème XXX, tr. J. Pigeaud, sous le titre, L’homme de génie et la mélancolie, Rivages-Payot, Paris, 1988 ; Descartes, R., Méditations métaphysiques, I, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 14. downloadModeText.vue.download 453 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 451 Voir-aussi : Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Tel, Paris, 1972. Lacan, J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris, 1980. Pigeaud, J., La Maladie de l’âme. Essai sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Les Belles Lettres, Paris, 1981. Sérieux, P., et Capgras, J., Les folies raisonnantes, J. Laffitte, Marseille, 1982. Swain, G., Le sujet de la folie, Privat, Toulouse, 1978. ! DÉRAISON, PSYCHOSE, RAISON FONCTION Du latin functio, « accomplissement ». Terme introduit par Leibniz et Bernoulli à la fin du XVIIe s. MATHÉMATIQUES Procédé qui fait correspondre à tout élément d’un ensemble, un élément d’un second ensemble. Le concept de fonction mobilise celui d’ensemble et on ne saurait retenir l’idée trop vague de correspondance ou de dépendance entre des quantités comme directement annonciatrice de la fonction mathématique. On peut considérer qu’une première présence implicite des fonctions se rencontre dans la théorie et dans les graphiques de la théorie de la latitude des formes élaborée au XIVe s., dans les écoles d’Oxford et de Paris. Avec la loi de la chute des graves, telle que l’énonce Galilée, plusieurs des éléments constitutifs de la fonction sont présents : le temps sert de variable et la relation formelle qui associe les espaces parcourus au temps de chute est nettement « pensée comme une règle fonctionnelle » 1. D’origine cinématique est aussi la relation logarithmique que J. Napier invente entre deux mouvements, vers 1615. Avec

Descartes, un nouveau pas, purement mathématique, est franchi puisqu’on lit à la fin du livre I de la Géométrie de 1637 « prenant successivement infinies diverses grandeurs pour la ligne y, on en trouvera aussi d’infinies pour la ligne x ». C’est avec Newton et surtout Leibniz que les lois de variations de type fonctionnelle deviennent explicites ; le terme apparaît sous la plume de celui-ci dans un manuscrit de 1673, intitulé justement la Méthode inverse des tangentes ou à propos des fonctions. J. Bernoulli peut donner la définition suivante : « On appelle fonction d’une grandeur variable une quantité composée, de quelque manière que ce soit, de cette grandeur variable et de constantes » 2. Le concept fonctionnel va considérablement déborder le cadre de cette définition : il faudra admettre qu’une fonction peut bien avoir plusieurs expressions analytiques, qu’elle peut être algébrique en certaines parties de son domaine et transcendante sur d’autres, qu’elles peut être continue sans être partout dérivable etc. Dirichlet, à partir de l’idée de Fourier selon laquelle « toute fonction d’une variable peut être représentée par une série trigonométrique », publie, en 1829 un mémoire capital qui permet de circonscrire précisément les questions centrales de la théorie des fonctions : séparation des notions de continuité et de dérivabilité, caractérisation de l’ensemble des points où une fonction est discontinue, de l’ensemble de ses extrema. Il produit l’exemple célèbre d’une fonction définie sur et discontinue en chacun de ses points : celle qui associe 0 à tout rationnel et 1 à tout irrationnel. Les travaux ultérieurs de Cauchy, Riemann et Weierstrass introduisent les fonctions à variables complexes, puis les méthodes de prolongement analytique permettant – en principe – de déduire, à partir de la connaissance locale d’une fonction n’ayant pas trop de points critiques, sa valeur en tout point où elle est définie. Vincent Jullien ✐ 1 Dahan-Dalmedico A., et Peiffer, J., Une histoire des mathématiques, Seuil, Paris, 1986, p. 212. 2 Ibid., p. 218. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Opération mathématique importante qui donna naissance au concept central de la logique contemporaine. Une fonction numérique du type y = f(x) permet le choix d’une unique valeur y pour un argument x donné. Ainsi, pour y = x 2, si x = – 1, alors y = (– 1) 2 = 1 ; si x = 0, y = 0 ; si x = 1, y = 1 ; etc. Ce parcours de valeurs peut être représenté géométriquement par une parabole dont chaque point correspond à un x et à la valeur y associée. Frege procéda à l’extension de la fonction mathématique

pour définir la fonction logique 1. Soit l’égalité x2 = 1. Elle peut être considérée comme une fonction du nombre x qui admet pour valeurs non plus des nombres, mais une des deux valeurs de vérité, le Vrai ou le Faux : si x = – 1, f(x) = V ; si x = 0, f(x) = F ; si x = 1, f(x) = V, etc. Il suffit alors de remplacer l’argument numérique par un argument d’objet pour obtenir un schème d’analyse universel. Ainsi, « (x) conquit la Gaule » est une fonction purement logique, i.e. un concept [Begriff] qui prend les valeurs Vrai ou Faux selon les arguments d’objet qu’on lui assigne : si x = César, F(x) = V ; si x = Platon, F(x) = F, etc. Par lui-même, le concept est insaturé, ce qu’on peut représenter ainsi : « ( ) conquit la Gaule », l’objet qui tombe sous lui le sature. Au concept frégéen répond chez Russell la fonction propositionnelle, i.e. une fonction logique F(x) qui engendre des propositions par substitution à sa(ses) variable(s) de valeurs d’individus 2. Évitant les ornières de l’analyse traditionnelle de toute proposition en sujet / copule / prédicat, l’analyse fonctionnelle contemporaine permet aussi bien d’engendrer des propositions prédicatives au moyen de fonctions à une variable d’individu : F(x) que des propositions relationnelles par des fonctions à deux variables d’individu F(x,y), i.e. R(x,y), ou plus, F(x,y,z), F(x,y,z,t), etc. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., « Fonction et concept » (1891), in Écrits logiques et philosophiques, trad. Imbert, C., Paris, Seuil, 1971, pp. 80-101. 2 Russell, B., « Principes des Mathématiques », chap. II, § 22, in Écrits de logique philosophique, trad. Roy, J.-M., PUF, Paris, 1989, pp. 42-43. ! VARIABLE BIOLOGIE Dans la totalité complexe d’un organisme, activité spécifique d’un organe, faite en vue de la structure complète qui en recueille les effets. ! ORGANISME FONCTIONNALISME PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Stratégie de caractérisation des phénomènes mentaux fondée sur l’idée que ce qui est essentiel à la définition d’un downloadModeText.vue.download 454 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 452 état mental est son rôle ou sa fonction au sein d’un système cognitif. L’un des avantages du fonctionnalisme est de permettre de définir les états mentaux, en partie par le rôle qu’ils jouent les uns par rapport aux autres et non plus seulement, comme dans le béhaviorisme, par leurs relations à des stimulations sensorielles et à des comportements. On peut, par exemple, définir l’intention en disant qu’elle est produite sur la base de croyances et de désirs, et contribue à la production d’actions. Le fonctionnalisme autorise également une forme non réductionniste de matérialisme. Il permet de soutenir que chaque état mental est identique à un état physique qui le réalise, mais que différents exemplaires d’un même type d’état mental peuvent avoir des réalisations physiques différentes (thèse de multi-réalisabilité). On peut ainsi définir un niveau d’explication psychologique relativement autonome par rapport à un niveau d’explication physiologique sous-jacent. Il existe diverses manières de faire intervenir des considérations fonctionnelles dans le domaine du mental. Le fonctionnalisme conceptuel de D. Armstrong et de Lewis 1 propose que les concepts mentaux soient définis par la place qu’ils occupent dans le réseau de concepts formé par la psychologie de sens commun. Le fonctionnalisme machinique, prôné par H. Putnam 2 dans l’un des premiers manifestes fonctionnalistes, considère les états mentaux comme équivalents à des états fonctionnels ou logiques d’un automate probabiliste. Enfin, le psychofonctionnalisme s’intéresse aux relations entre états mentaux que peut mettre à jour une psychologie scientifique

empirique 3. Beaucoup de philosophes pensent toutefois qu’une approche fonctionnaliste ne permet à elle seule de rendre compte ni de l’intentionnalité des états mentaux, ni des aspects phénoménaux de la vie mentale. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Lewis, D., « Psychophysical and theoretical Identifications », Australasian Journal of Philosophy, 50, pp. 249-258. 2 Putnam, H., « Minds and Machines », in Mind, Language and Reality, Cambridge University Press, Cambridge, 1975, pp. 362385. 3 Block, N., « What is Functionalism ? », in N. Block (éd.), Readings in Philosophy of Psychology, vol. I, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1980. Voir-aussi : Pacherie, E., « Fonctionnalismes », Intellectica, 21, 1995. ! EXTERNALISME / INTERNALISME, INTENTIONNALITÉ, MATÉRIALISME, QUALIA SC. HUMAINES, SOCIOLOGIE Dans le domaine des sciences humaines et sociales, plus particulièrement en sociologie et en anthropologie, le concept de fonction renvoie simultanément à un principe de méthode ; l’analyse fonctionnelle, à un mode d’explication ; l’explication fonctionnelle, et à un parti pris théorique : le fonctionnalisme. L’analyse fonctionnelle consiste à traiter d’un fait social ou culturel sous l’angle des relations qu’il entretient, dans le présent, avec d’autres faits sociaux ou culturels au sein d’un ensemble dont il n’est pas nécessaire de postuler qu’il est entièrement organisé en système. La notion de fonction désigne ici le rapport de dépendance, au moins partiel, entre les composants d’une même réalité. L’analyse fonctionnelle équivaut donc à replacer les phénomènes à étudier dans leur contexte. En ce sens, tout essai de compréhension d’une réalité sociale mobilise l’analyse fonctionnelle. L’explication fonctionnelle vise à rendre intelligible une institution sociale ou culturelle en spécifiant sa contribution au fonctionnement de la société où elle est présente. Alors que l’analyse fonctionnelle tire sa légitimité de l’idée selon laquelle les éléments d’une réalité sociale s’agencent selon une certaine logique de configuration à découvrir, l’explication fonctionnelle repose sur la présupposition d’une logique d’utilité assemblant des éléments dont la coexistence présenterait la caractéristique d’être orientée vers un but (la continuité, la stabilité, l’intégration, l’adaptation, etc.). C’est bien

pourquoi le rôle rempli par l’un de ces éléments, sa fonction dans une acception empruntée à la biologie, pourrait en expliquer la présence. Dans la mesure où la référence à la fonction permet de livrer une explication à l’existence d’une institution dont on ignore l’origine et les développements historiques, l’explication fonctionnelle a été particulièrement à l’honneur en anthropologie, notamment en Grande-Bretagne (Malinowski 1, Radcliffe-Brown). Une théorie fonctionnaliste est un corps de doctrine consignant une portée étiologique à la fonctionnalité : la fonction d’une institution en expliquerait l’apparition. Cette version forte du fonctionnalisme requiert l’adoption de trois postulats d’inspiration organiciste : 1) le postulat de l’unité fonctionnelle de la société selon lequel cette dernière serait entièrement structurée ; 2) le postulat de la généralisation du fonctionnement selon lequel chaque élément d’un système social exercerait une fonction déterminée au service d’une finalité d’ensemble ; 3) le postulat d’existence nécessaire selon lequel chaque élément, parce que présent et donc fonctionnel, serait une partie indispensable du tout (Merton 2, 1957). Le fonctionnalisme a fait l’objet de nombreuses critiques. Force est toutefois de reconnaître que déjà Durkheim 3 (1895) avait gommé la dimension téléologique de la notion de fonction, conçue comme fin intentionnellement recherchée (Spencer), en lui donnant le sens de conséquence objectivement constatable. De la même façon, Durkheim avait désactivé le pouvoir explicatif étiologique prêté à la détermination de la fonction, en stipulant qu’aucune fonction ne saurait prédéterminer la structure susceptible de la remplir (argument des mutations fonctionnelles et des équivalents fonctionnels), pas plus qu’une structure ne saurait être caractérisée par son seul emploi fonctionnel (argument des survivances). ▶ Alors que le fonctionnalisme en sciences humaines et sociales paraissait discrédité, et sa critique un exercice quasiment obligé, le débat a rebondi avec l’émergence des sciences cognitives et l’ambition de « naturaliser » certains domaines de recherche à l’aide des enseignements des sciences de la vie dans une perspective évolutionniste, c’est-à-dire en faisant référence à un processus de sélection. Assigner une fonction à une structure consiste alors à décrire un état de choses présent en renvoyant à un état de choses futur, que cette structure aurait pour finalité de contribuer à réaliser. Pour les tenants d’une telle approche, notamment en psychologie et en anthropologie cognitives, il s’est agi de lever la suspicion pesant sur la validité des explications fonctionnalistes, renouant qui plus est avec la téléologie. La discussion s’est plus particulièrement concentrée sur la distinction entre énoncés causaux et fonctionnels, sur la question de savoir s’il est possible d’éliminer ce qu’il y a de relatif à l’obser-

vateur et à son système de valeurs (la valeur de survie, par downloadModeText.vue.download 455 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 453 exemple, ou d’adaptation) dans l’assignation d’une fonction à une structure, ou s’il fallait se résoudre à admettre que, selon les termes du philosophe J.R. Searle 4 (1995), « en ce qui concerne la nature de manière intrinsèque, il n’y a pas de faits fonctionnels au-delà des faits causaux ». Gérard Lenclud ✐ 1 Malinowski, B., A Scientific Theory of Culture (1944), Oxford University Press, New York, trad. Une théorie scientifique de la culture, Maspero, Paris, 1968. 2 Merton, R. K., Social Theory and Social Structure (1957), The Free Press, Glencoe, trad. Éléments de théorie et méthode sociologique, Plon, Paris, 1965. 3 Durkheim, E., les Règles de la méthode sociologique (1895), PUF, Paris, 1997. 4 Searle, J. R., The Construction of Social Reality, The Free Press, New York, trad. la Construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris, 1998. Voir-aussi : Wright, L., « Functions », in The Philosophical Review, 82, no 2, 1973, pp. 137-168. FONDEMENT Du latin fundamentum, « fondation ». La réflexion sur la connaissance a longtemps eu pour ambition de garantir les énoncés scientifiques par le recours à des instances infaillibles (Dieu, l’intuition intellectuelle, la conscience pure, etc.). La pensée contemporaine a dû cependant s’acheminer vers une conception plus souple et instrumentale de la notion de fondement. GÉNÉR. Ce qui sert de base à une chose ou à la connaissance qu’on en prend. Le fondement procède d’une métaphore architecturale, qui conduit à considérer la structure de ce qu’il fonde du point de vue d’une organisation spatiale (par opposition avec le principe qui vise cette structure d’un point de vue métaphoriquement temporel). Ce rôle se dédouble, selon que l’on considère le fondement comme ce par quoi une chose peut se tenir dans l’être, ou comme ce sur quoi on peut bâtir une

connaissance ou un jugement. Dans le premier cas, le fondement de l’être désigne ce sur quoi reposent ultimement les choses. Fondement n’est pas fonds : on a bien affaire à un socle et pas à une source. De ce point de vue, la question métaphysique du fondement est celle de la substance : ainsi sur la substance aristotélicienne 1 les accidents peuvent « se tenir », de même que chez Descartes les qualités secondes que saisit la perception trouvent leur consistance dans la substance étendue appréhendée par l’entendement 2. La considération du fondement sert alors à distinguer la chose même de sa superficie contingente : la chose est en ce sens un fondement, que l’on rencontre enfin après avoir traversé les apparences. Mais ces « supports » euxmêmes peuvent exiger leur propre fondation, et la recherche d’un fondement non fondé devient alors un exercice transitif aussi infini que la quête d’une première cause non causée ou d’un premier principe non principié. Dans le second cas, le fondement de la connaissance désigne ce sur quoi l’on peut s’appuyer pour commencer à penser ; fonder est en ce sens un geste constant de la philosophie, et un grand nombre d’oeuvres philosophiques ne se présentent précisément que comme des fondements. Contrairement au principe, le fondement une fois la fondation opérée ne persiste pas dans le fondé comme sa règle ; en revanche, il se présente comme une raison, qui donne dans la base la direction dans laquelle poursuivre l’édifice (ainsi le cogito fonde l’enquête de Descartes et lui fournit le critère de l’évidence comme expérience gnoséologiquement solide, à partir de laquelle on peut s’élever dans l’ordre des connaissances3). Alors la raison elle-même se laisse appréhender comme un approfondissement. Ces deux pistes différentes sont en réalité convergentes, dans la mesure où ce qui est métaphysiquement fondé est aussi ce qui peut à son tour servir de fondement à une construction de la pensée : « toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses » 4. Ainsi l’architecture du réel est analogue à l’architecture de la pensée, toutes deux se rejoignant dans un usage commun de la métaphore architecturale (on pense à la « cathédrale » logique de la Somme théologique de saint Thomas 5, où à la présence chez Kant d’une architectonique qui assimile l’organisation de la connaissance à l’étagement d’un bâtiment). Mais cette convergence recouvre également l’attitude commune à la fondation métaphysique et au fondement gnoséologique : toute quête et toute mise en oeuvre du fondement reposent sur la certitude qu’un tel fondement existe, et que le propre de l’être et de la raison est précisément de reposer sur quelque

chose. Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, Métaphysique, A, 1, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, pp. 245-247. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation IIe, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 23 sq. 3 Descartes, R., Discours de la méthode, IV, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 33. 4 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, art. VIII, Vrin, Paris, 1988, p. 43. 5 Panofsky, E., Architecture gothique et pensée scolastique (1948), tr. P. Bourdieu, Minuit, Paris, 1992. ! ARCHÉTYPE, CAUSE, HYPOSTASE, ORIGINE, PRINCIPE, RAISON PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE À la fois l’étantité de l’étant et l’être comme tel qui doit se penser comme fond abyssal (Abgrund). [En allemand : Grund.] Alors que la métaphysique en quête de l’étantité de l’étant fonde l’étant sur l’étant pour remonter vers un étant suprême, Heidegger s’interroge sur l’essence du fondement et remet en question l’hégémonie du principe de raison. Du fait de sa facticité et de sa transcendance qui le pousse a dépasser l’étant vers l’être, le Dasein en tant que nul et jeté fonde sans fond, sans se référer à un étant-subsistant. La liberté est ainsi origine de toute fondation. Il convient alors de ramener le fond au Dasein en sa liberté, puis de rattacher le fond à l’être en son retrait essentiel. Interroger l’essence du fondement, c’est poser la question de l’être comme fond selon une démarche qui ne se contente pas de perpétuer la classique interrogation sur les premiers principes. Le fondement n’est plus un premier principe parmi d’autres, mais le fondement premier lui-même sans fond. Il s’agit donc de penser l’être comme fondement sans fond ou fondement abyssal, l’être n’étant sans fond que parce qu’il est le fondement dans une démarche qui n’a rien de fondateur et ne décide jamais que le fondement sans fond est ceci ou cela. Au caractère abyssal de l’être comme fond correspond le caractère abyssal de la liberté-pour-fonder du Dasein. La question de l’être est celle d’un downloadModeText.vue.download 456 sur 1137

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454 fond abyssal, de sorte que Seyn = Abgrund (être = abîme). On peut alors déconstruire l’hégémonie du principe de raison telle qu’elle s’impose dans la métaphysique, notamment avec Leibniz, préfigurant l’ère de la technique. Dans une telle perspective l’être est ce dont raison peut être rendue et la raison est ce qui peut être rendu comme étant. L’être de l’étant est donc inféodé à la raison tout comme la raison l’est à l’étant, la gestion de l’étant ne dépendant plus que de lui-même. Ce qui est ainsi voulu n’est pas la réalisation d’une fin, mais le vouloir lui-même, la volonté de puissance nietzschéenne achevant l’onto-théologie leibnizienne qui, pour expliquer l’étant, assujettit l’être à la raison divine et, partant de l’étant, revient à lui, de sorte qu’il soit fondé sur lui-même. La métaphysique éclipse ainsi le savoir du retrait de l’être au bénéfice d’une science totalisant les présentations de l’être rabattu sur un fondement ontique. Au fil du temps, la tradition dit de moins en moins le dérobement de l’être et le fond abyssal au bénéfice de leur capture culminant en une absolue possession. Si le dévoilement de l’être de l’étant implique un retrait essentiel de l’être comme tel, la pensée de l’être doit envisager le fond comme fond abyssal, se laissant penser comme un jeu, à l’instar de ce jeu dont parle Héraclite pour qui la dispensation de l’être est le jeu d’un enfant qui joue parce qu’il joue. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., De l’être-essentiel d’un fondement ou raison (Vom Wesen des Grundes, 1957), tr. H. Corbin (1968), in Questions I et II, Gallimard, Paris, 1990. Heidegger, M., Le principe de raison (Der Satz vom Grund, 1976), tr. A. Préau (1962), Gallimard, Paris, 1983. ! DASEIN, DISPOSITIF, ÊTRE, RETRAIT PHILOS. SCIENCES Ensemble des principes, objets, facultés ou phénomènes qui garantissent en dernière instance la validité des énoncés scientifiques. En mathématiques, l’ambition de trouver une garantie absolue de validité connut une grave crise au début du XXe s., après que Russell eut mis au jour des paradoxes dans la lo-

gique fregéenne qui prétendait fonder les mathématiques 1. Trois types de recherches fondationnelles « métamathématiques » émergèrent alors 2 : le logicisme autour de Russell ; le formalisme autour de Hilbert ; et l’intuitionnisme, préfiguré par Poincaré et Borel, et défini par Brouwer. Mais, dès 1931, le second théorème d’incomplétude de Gödel 3 ruina l’espoir formaliste de prouver la non-contradiction des systèmes formels (au moins aussi riches que l’arithmétique) au moyen des seules ressources propres à ces systèmes. L’intuitionnisme, de son côté, ne s’imposa que très partiellement. Et le logicisme de Russell, tel qu’il apparaît dans sa théorie des types ramifiés, ne fut généralement pas jugé entièrement satisfaisant, à cause de l’aspect arbitraire qu’y prenait l’introduction de certains axiomes (comme les axiomes de choix et de l’infini), et à cause de la complexité de sa mise en oeuvre effective. Les mathématiques reposent, depuis, sur des axiomatiques choisies avec précaution, mais sans garantie ultime. La quête de fondements derniers dépend désormais d’arguments non plus strictement métamathématiques, mais aussi philosophiques 4 (platonisme de Gödel, psychologisme de Quine, voire nominalisme si l’on renonce à l’idée même de fondement). La logique connaît la même situation. Dans les sciences de la nature, des fondements absolus furent cherchés soit dans des principes a priori (métaphysiques, transcendantaux ou mathématiques), soit dans la perception, ou base empirique. Mais des principes a priori ne peuvent être acceptés que s’ils s’articulent correctement avec le donné empirique. Or, cette base empirique elle-même n’est pas univoque, ainsi que l’ont montré les critiques de l’empirisme logique. C’est pourquoi, aujourd’hui, les tentatives de fondement ont tendance à laisser place à des justifications plus relatives ou instrumentales. Si, dans ce cadre, la plupart des épistémologues maintiennent l’exigence d’une axiomatique 5 et d’une certaine caution empirique, d’autres ont tiré une leçon encore plus radicale des échecs du fondationalisme, tel Feyerabend, qui défendait rien de moins qu’une « connaissance sans fondements » 6. Alexis Bienvenu ✐ 1 Russell, B., Principles of Mathematics, 1903. 2 Cavaillès, J., Méthode axiomatique et formalisme (1937), Hermann, Paris, 1981.

3 Van Heijenoort, J. (dir.), Front Frege to Gödel. A Source Book in Mathematical Logic, 1879-1931, Harvard University Press, Harvard, 1967. 4 Wang, H., From Mathematics to Philosophy, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1974. 5 Bunge, M., Foundations of Physics, Springer-Verlag, New York, 1967. 6 Feyerabend, K. P., Une connaissance sans fondements (1961), trad. E. Malolo Dissakè, Dianoïa, 1999. ! AXIOMATIQUE, CONSTRUCTIVISME, FORMALISME, INTUITIONNISME, LOGICISME, PLATONISME FORCE Du latin vis, la « force ». Du latin fortia, « acte de courage », « puissance d’action physique », de fortis, « courageux ». En grec dunamis, qui a donné « dynamique ». La force désigne le déploiement de la puissance d’un être : comme telle, elle est commune aux êtres vivants et aux choses inanimées, ce qui permet à Leibniz d’en faire un des concepts décisifs de sa métaphysique, en tant qu’elle définit l’essence même de la substance. D’autre part, si l’on comprend la force du point de vue de la relation qu’elle instaure entre les êtres, et non plus du seul point de vue des natures singulières qui la déploient, alors la force devient l’élément d’une comparaison destinée à déterminer la maîtrise d’un être sur un autre. Cette façon de comprendre la force excède le domaine de la physique : si la combinaison et la comparaison des forces a des enjeux mécaniques évidents, elle comporte aussi des conséquences morales et politiques. La représentation allégorique de la force par le lion (dont de nombreuses fables de La Fontaine donnent l’exemple) indique en effet que la force est pensée comme une certaine suprématie. Toute la question est alors d’articuler l’exercice physique de la force à une fondation légitime : à quelles conditions peut-on parler d’un « droit du plus fort » ou d’une « raison du plus fort » ? MORALE, POLITIQUE Essentielle à la problématisation du pouvoir, la notion de force implique une certaine définition de l’État et engage la question de la liberté des sujets. L’étymologie situe le terme « force » à mi-chemin entre une détermination strictement physique et le registre des vertus morales. De cette ambivalence se déploie une double problématisation de la force, qu’illustre exemplairement l’opposition de Calliclès et de Socrate dans le Gorgias, de Platon. La question, qui engage une certaine définition de la justice, est celle du rapport de la nature et de la loi. Calliclès fonde la loi downloadModeText.vue.download 457 sur 1137

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455 sur la force, à laquelle il subordonne toute pratique politique. L’institution humaine relève de ce que Nietzsche appellera la « morale des faibles », de ceux qui recourent aux lois comme au subterfuge par lequel sont légitimées les valeurs de bien et de mal et qui entendent vaincre la force naturelle. Légitimité mensongère pour Calliclès, car autofondée ; à l’opposé, la force trouve dans la nature sa justification et fournit ses preuves en s’exerçant. Est, dès lors, dite juste la domination du plus fort sur le moins fort, selon la loi naturelle. « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. » Au chapitre III du Contrat social, Rousseau rejette des principes du droit politique le droit du plus fort. Il distingue de manière capitale la contrainte, qui est un « acte de nécessité, non de volonté », et l’obligation. La légitimité d’une puissance à exercer sa force résulte de son droit à exercer sa puissance, envers laquelle les citoyens sont obligés : « La force ne fait pas droit. » Julie Poulain ! DROIT, ÉTAT, JUSTICE, NATURE, POUVOIR, VIOLENCE PHILOS. SCIENCES Puissance d’action d’un être ou d’un corps. En mécanique, la notion de force est apparue très tôt, et signifie ce qui est capable d’effectuer des changements (les forces mouvantes des machines simples des Grecs visant à remplacer ou à augmenter la force musculaire). Au XVIIe s., les savants utilisent la notion de force de manière surdéterminée : Galilée, quand il parle de la force d’un corps, l’appelle tantôt moment, tantôt impulsion, tantôt énergie 1 ; de même, Descartes entend, par la force, l’action du corps sur un corps par contact de superficies, mais en réalité il confère au moins quatre sens au terme « force » : il l’utilise pour désigner d’abord la pression ou le poids ; puis le travail (c’est-à-dire le produit du poids par la hauteur) ; puis la quantité de mouvement (c’est-à-dire le produit de la masse par la vitesse) ; quelquefois même, la résistance qu’un corps au repos oppose au mouvement 2. Le terme « force » tend à désigner soit la puissance de mouvement d’un corps, soit l’invariant qui se conserve au cours du mouvement. Newton généralise les travaux de Huygens sur la force centrifuge aux cas des forces centripètes et des forces centrales, et définit la force d’attraction entre deux corps comme inversement proportionnelle au carré de leur distance. Même si Leibniz refuse l’idée newtonienne de force d’attraction, qu’il tient pour un miracle perpétuel, on lui doit la découverte du calcul différentiel, que Varignon utilisera pour transcrire en termes différentiels la théorie newtonienne, ce qui conduira à la défi-

nition dynamique de la force comme le produit de la masse par l’accélération (F = ma). C’est aussi à Leibniz que l’on doit la mesure de la force d’un corps par la force vive (le produit de la masse par le carré de la vitesse), ce qui a entraîné une polémique avec les cartésiens, qui, eux, mesuraient la force par la quantité de mouvement (le produit de la masse par la vitesse). Pour Leibniz, ce qui se conserve, c’est la force vive, et non la quantité de mouvement, comme le prétendait Descartes. Ce faisant, il contribue à la détermination d’un invariant mesurant ce qu’on appelle aujourd’hui l’énergie mécanique. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que Coriolis donne, en 1829, l’expression exacte de la force vive : = mv 2, qu’on appelle aujourd’hui énergie cinétique ; on doit également à Coriolis la choix du terme « travail » pour désigner le produit de la force par le déplacement. Au XIXe s., tandis que la notion de force tend à être complétée en mécanique par les termes mieux définis de « travail », d’« énergie mécanique » ou d’« énergie cinétique », elle prend toute son importance dans les sciences de la vie sous le terme de « force vitale », ainsi que dans les sciences nouvelles de l’électricité et du magnétisme (forces électromagnétiques, champs de forces). Véronique Le Ru ✐ 1 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, introd., trad. et notes de M. Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970. 2 Descartes, R., Traité de la mécanique et Principes de la philosophie, in OEuvres, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, resp. vol. I & IX. Voir-aussi : Leibniz, G. W., De la nature du corps et de la force motrice (1702), dans Système nouveau de la nature et autres textes, tr. Ch. Frémont, GF, Paris, 1994, p. 171-187. Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 3, « Du droit du plus fort » (1762), dans les OEuvres Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, p. 354-355. Feynman, R. P., Mécanique 1 (Massachussetts, 1963), trad. G. Delacôte, InterÉditions, Paris, 1979. Mach, E., la Mécanique, Hermann, Paris, 1904 ; Gabay, 1987. ! CALCUL, DYNAMIQUE, ÉNERGIE, ENTÉLÉCHIE, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, POUVOIR, VIOLENCE

PHYSIQUE Cause physique d’une accélération ou d’une déformation. Newton a placé le concept de force au centre de la construction de la science du mouvement dans les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, publiés à Londres, en 1687. Peut-on pour autant considérer la force comme un objet de science suffisamment clair et mesurable a priori, ou bien doit-on plutôt en faire une notion dérivée susceptible, par exemple, d’être mesurée à partir de la seule considération du mouvement ? C’est pour trancher dans ce débat qui traverse tout le XVIIIe s. que d’Alembert, par exemple, reformule les principes de la mécanique. ▶ Il importe donc de garder à l’esprit, lorsqu’on associe cause et force, qu’une telle association n’implique pas a priori que la force soit douée d’une véritable portée ontologique. Michel Blay ∼ FORCES PRODUCTIVES En allemand : Produktivkräfte. POLITIQUE Concept économique fondamental de la conception marxienne et marxiste de l’histoire (« matérialisme historique »), qui repose sur la détermination en dernière instance par l’économique, les forces productives comprennent la force de travail du travailleur, l’objet de son travail et les moyens de travail qu’il utilise (outils, machines, etc.). Le concept de forces productives apparaît dans la Sainte Famille (1845) et vise la conception idéaliste de l’histoire. Selon l’Idéologie allemande, les forces productives sont à la fois l’indice et un facteur du développement historique. À partir de 1857-1858 et dans le Capital Marx utilise le terme (au singulier) dans le sens de productivité, qu’il reprend des économistes anglais (productive power) 1. La productivité est downloadModeText.vue.download 458 sur 1137

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le résultat de la mise en oeuvre de la force de travail du travailleur dans des conditions d’exploitation données. Aussi la notion de forces productives est-elle à l’articulation de la conception économique de l’histoire et de la théorie politique marxistes. Le développement historique du capitalisme se caractérise par la contradiction entre les forces productives humaines (les ouvriers s’appropriant l’objet du travail et créant des richesses au moyen de leur force de travail) et la propriété des forces productives matérielles (les moyens de production possédés par le capitaliste). Cette contradiction est un facteur déterminant de la lutte des classes. Toutefois, selon la critique maoïste du « révisionnisme », cette dernière ne s’y réduit pas. Le débat porte sur le caractère déterminant ou non du développement des forces productives pour le processus révolutionnaire (dans quelle mesure les révolutions industrielles, scientifiques et techniques entraînent-elles des révolutions politiques et sociales ?). Selon Marx, le développement des forces productives matérielles entraîne nécessairement un « conflit entre le développement matériel de la production et sa forme sociale » 2. « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entre en contradiction avec les rapports de production existants [...] Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »3 Marx ajoute même qu’une formation sociale ne cède la place à une autre que lorsque ses forces productives ont atteint le maximum de leur développement ; c’est le sens de la phrase fameuse selon laquelle « l’humanité ne se propose jamais que des tâches qu’elle peut résoudre » 4. Gérard Raulet ✐ 1 Lefebvre, J. P., « Les deux sens de “forces productives” chez Marx », in la Pensée, no 207, 1979. 2 Marx, K., le Capital, t. III, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 795. 3 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 4. 4 Ibid., p. 5. FORCLUSION PSYCHANALYSE

Terme juridique (« déchéance d’une faculté ou d’un droit non exercé dans les délais prescrits ») et traduction proposée par Lacan de l’allemand Verwerfung (« rejet »). La forclusion est une « abolition symbolique » 1. Confinant l’enfant en deçà de la relation duelle et spéculaire – imaginaire – à la mère, elle lui barre l’accès à l’ordre du symbolique. Ce qui n’a pu être élaboré dans et par le langage – « Nom du père », signifiant de la Loi – fait retour dans le réel, l’indicible. Christian Michel ✐ 1 Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud » (1954), in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 386. ! DÉNI, FÉTICHISME, NÉVROSE, PSYCHOSE, RÉEL, REJET FORMALISATION Du latin forma, « forme ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. Opération visant à transformer une théorie axiomatique en système formel, et qui consiste (1) à spécifier un langage formel constitué d’un alphabet de symboles primitifs ainsi que de règles de formation permettant d’engendrer à l’aide de ces symboles un ensemble effectivement décidable d’expressions bien formées ; (2) à spécifier, parmi ces expressions, un ensemble décidable d’axiomes ainsi que des règles d’inférence permettant de définir rigoureusement la notion de démonstration dans le système formel considéré. Alors que l’axiomatisation d’une théorie a pour effet de remplacer, au titre de « théorèmes primitifs », une classe plus ou moins déterminée d’énoncés « évidents » par une liste explicite d’axiomes, la formalisation a pour but de remplacer, au titre d’ « inférences immédiates », une classe plus ou moins vague de transitions « intuitivement correctes » par un ensemble bien déterminé de règles qui permettent de conclure de certains énoncés à d’autres en vertu de leur seule forme. Ces règles d’inférence (par exemple le modus ponens, qui de A et de A ! B autorise à conclure B) doivent être assez élémentaires pour qu’il soit toujours possible, une liste quelconque d’énoncés étant donnée, de déterminer mécaniquement, sans recourir à la signification éventuellement attribuée aux symboles, si le dernier énoncé de la liste découle ou non d’énoncés qui l’y précèdent en vertu de l’une de ces règles. Frege, qui fut le premier à avoir mené à bien la formalisation complète d’une discipline, soulignait 1 l’intérêt philosophique de l’entreprise : c’est seulement lorsque l’« on résout les inférences en composants élémentaires » que l’on

se trouve contraint d’expliciter sous forme d’axiomes toutes les hypothèses tacites d’un raisonnement, et que l’on peut alors identifier les « sources de connaissance » dont émane une science. Jacques Dubucs ✐ 1 Frege, G., « Über die Begriffschrift des Herrn Peano und meine eigene » (1896), in I. Angelelli (éd.), Kleine Schriften, Georg Olms Verlag, Leipzig, 1990, p. 221. ! DÉCIDABILITÉ, DÉMONSTRATION, EFFECTIVITÉ FORMALISME Du latin forma, « forme ». En esthétique, le terme fait référence à « formel », au sens plastique, et est associé le plus souvent à une défense de l’esthétique moderne. LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Système formel résultant de la formalisation d’une théorie. – 2. Par opposition à l’intuitionnisme de Brouwer et au logicisme de Frege et de Russell, doctrine communément attribuée à Hilbert, et selon laquelle les énoncés des mathématiques, tout au moins dans leur partie formalisée, doivent être considérés comme des assemblages de symboles intrinsèquement dénués de signification. Dans sa variante la plus radicale et la plus ancienne, le formalisme soutient que les formules mathématiques, loin d’exprimer des assertions capables d’être vraies ou fausses, sont de pures concaténations de signes que le mathématicien manipule selon des règles déterminées, à la façon dont le joueur d’échecs meut les pièces de son jeu. Frege a systématiquement critiqué cette doctrine dans une série d’études demeurées fameuses 1, lui objectant notamment son inaptitude à rendre compte de l’applicabilité des mathématiques à l’expérience. Jacques Dubucs ✐ 1 Frege, G., On the Foundations of Geometry and Formal downloadModeText.vue.download 459 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 457 Theories of Arithmetic, E.H.W. Kluge (éd.), Yale UP, New Haven, 1971.

! FORMALISATION, INTUITIONNISME ESTHÉTIQUE Doctrine esthétique et méthode d’approche critique, qui considère que l’essence proprement artistique de l’oeuvre repose exclusivement sur les caractéristiques matérielles et sur l’organisation objective de ses constituants formels. La tentation du formalisme est fort ancienne. Les théories du nombre d’or, par exemple, faisaient dépendre le sentiment de la beauté du recours à des proportions particulières. Cependant, si la beauté demeurait un enjeu esthétique indépendant, la réalisation plastique n’était pas pour autant émancipée de ses fonctions descriptives et narratives. C’est pourquoi il a fallu attendre que l’oeuvre revendique son autonomie pour pouvoir développer une approche strictement formaliste qui stigmatisait l’opposition canonique du « contenu » et de la « forme », considérée comme un préjugé sans fondement. Associé aux théories de la « pure visibilité », le formalisme s’est donc déployé dans toute sa rigueur quand, à la fin du XIXe s., la modernité imposait une autonomie de l’oeuvre corrélative d’un discrédit du sujet de la représentation. Ainsi, au début du XXe s., C. Bell se demande s’il existe bien une qualité commune entre des réalisations par ailleurs dissemblables, une qualité intrinsèque qui permettrait pourtant de les considérer sous les auspices d’une catégorie unique, l’art. Sa réponse, la seule qui lui paraît possible, est la « forme signifiante ». Dans chacune des oeuvres d’art, en effet, « une combinaison particulière des lignes et des couleurs, certaines formes et certains rapports de formes, éveillent nos émotions esthétiques 1 ». Ainsi, peu importe ce que racontent les peintures de Giotto ou ce que représentent celles de Vélasquez, la forme n’est pas l’habillage nécessaire d’un hypothétique contenu, elle signifie pleinement, en toute indépendance, et porte seule la valeur proprement esthétique du tableau. Le formalisme russe, appliqué surtout à la littérature, puis les développements du structuralisme, ont aussi largement contribué à l’approfondissement et à la diffusion des conceptions formalistes. Malgré des tentatives de résistance comme celle de Klee déclarant que « le formalisme, c’est la forme sans la fonction » 2, c’est l’optique formaliste qui prévaudra jusque dans les années 1960, à travers la démarche esthétique de Greenberg et de ses proches. ▶ En dépit de ses excès – car comment ignorer l’impact proprement iconique d’une image, la valeur des réseaux de signification qu’elle met en place et des affects qu’elle mobilise ? –, le formalisme conserve un immense intérêt. Il contraint les analystes à ancrer leurs commentaires dans l’apparaître singulier des oeuvres, à étayer leurs hypothèses interprétatives en tenant le plus grand compte des concrétions formelles objectives dans lesquelles elles s’originent. Denys Riout

✐ 1 Bell, C., Art, Londres, 1914, trad. partielle in Salvini, R., Pure visibilité et formalisme dans la critique d’art au début du XXe siècle, trad. C. Jatosti et al., Klincksieck, Paris, 1988. 2 Klee, P., Théorie de l’art moderne, trad. P.-H. Gonthier, rééd. Gallimard, Paris, 1998, p. 54. Voir-aussi : McEvilley, T., Art, contenu et mécontentement. La Théorie de l’art et la fin de l’histoire (1991), trad. C. Bounay, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994. ! ABSTRACTION, CONTENU, FORMEL FORME Du latin forma, « moule », « modèle », « figure », qui provient lui-même probablement du grec morphè (« forme ») par métathèse ; mais forma traduit également le grec eidos (« forme », « aspect », « idée »). La « forme » (eidos) est littéralement ce qui se voit, l’aspect, l’apparence extérieure, qui délimite les contours d’un individu : à ce compte, la forme est ce qui fait qu’un corps circonscrit apparaît. Elle a partie liée avec l’idéa, l’« idée », dont le terme est formé sur la même racine du voir (oraô). De fait, chez Platon, eidos et idéa, la « forme » et l’« idée », sont des traits communs à plusieurs réalités, et renvoient toutes deux aux réalités intelligibles. Celles-ci ne sont pas accessibles à une vue sensible, mais à la vue de l’« intellect » (nous), qui est de même nature qu’elles, et qu’il se rémémore, d’un savoir antérieur qu’il possédait d’elles et d’une vie qu’il menait avec elles avant de tomber dans un corps. PHILOS. ANTIQUE Principe de distinction d’une chose, soit d’un point de vue intellectuel (idée ou notion) soit d’un point de vue sensible (acte, apparence). Les formes sont les seules vraies réalités, immuables, modèles inaltérables ; causes séparées de leurs images et copies sensibles, qui participent d’elles et en sont homonymes (Phédon, 100 c), elles existent dans un lieu distinct, intelligible, précisément organisé. Dans le Sophiste, Platon soutient la thèse d’un mélange des genres, c’est-à-dire de l’existence de relations réglées entre les formes (eidè), qui font l’objet même de la dialectique. À la différence de l’Idée platonicienne, la forme (eidos ou morphè) chez Aristote n’existe pas à l’état séparé : tout individu du monde sublunaire (situé sous la lune) est un composé hylémorphique, de matière et de forme. Chez Aristote, la forme s’oppose à la matière comme le principe de la dé-

termination au principe de l’indétermination. Dieu, premier moteur immobile, et les astres, certains fixes, d’autres seulement animés d’un mouvement circulaire, sont dépourvus de matière. Pures formes, ils sont pur acte. La forme est un principe de saisie, réel, de compréhension et de connaissance. Dans la connaissance ce sont les formes que l’âme saisit. « C’est [...] la forme, ou l’objet en tant qu’il a forme, qui doit servir à désigner un objet, et il ne faut jamais le désigner par son élément matériel pris en lui-même. » (Métaphysique, Z, 10). Le « substrat » ou hupokeimenon est « ce dont tout le reste s’affirme, et qui n’est plus lui-même affirmé d’une autre chose » (Métaphysique, Z, 3). Or ce sujet premier d’une chose, qui est ce qui constitue le plus véritablement sa substance, c’est « en un sens la matière, en un autre sens la forme, et, en un troisième sens, le composé de la matière et de la forme. Par matière, j’entends par exemple l’airain, par forme, la configuration qu’elle revêt, et par le composé des deux, la statue, le tout concret. » ▶ La forme est antérieure à la matière et a plus de réalité qu’elle. Pour la même raison, elle est aussi antérieure au composé de la matière et de la forme. Elle est l’essence et le principe d’intelligibilité tant de l’être individuel que de son mouvement. Dans la nature, la forme, principe de causalité, regroupe également causalité productrice et causalité finale. Productrice : c’est la forme qui meut l’être naturel en tant que, par son mouvement naturel, il vise à réaliser son essence, sa forme (finalité). L’« acte » (energeia) et l’« entéléchie » (entelekheia) sont la réalisation et la présence réalisée de la forme, corrélatives de sa domination sur la matière qui, corrélativement, s’exténue. Selon la distinction entre puissance et acte, downloadModeText.vue.download 460 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 458 la forme est identique à la matière prochaine, l’une en acte, l’autre en puissance. Ce qui est en puissance et ce qui est en acte ne sont en quelque sorte qu’une seule chose, et dans les êtres naturels c’est la forme qui opère le passage de la puissance à l’acte. Principe de la détermination, la forme est principe de l’unité. Les choses dépourvues de matière sont essentiellement et absolument des unités. La matière, enfin, est relative à la forme : toute matière en effet ne reçoit pas toute forme et « la matière est un relatif, car autre forme, autre matière. » (Physique, II, 2) Frédérique Ildefonse ✐ Aristote, Physique, II, 1-7, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 2000 ; Métaphysique, Z, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, vol. II. Dixsaut, M., « Ousia, eidos et idea dans le Phédon », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, Paris, 1991, p. 479-500.

Platon, Phédon, 100c, tr. P. Vicaire, Les Belles Lettres, Paris, 1995 ; Sophiste, tr. A. Diès (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1994. ! ACTE, DEVENIR, EIDOS, ENTÉLÉCHIE, IDÉE, PUISSANCE, SUBSTRAT GÉNÉR., PHILOS. MODERNE Détermination métaphysique d’une diversité matérielle par un principe organisateur ; symétriquement, détermination cognitive d’une diversité sensible par un principe noétique. La philosophie moderne conçoit la forme comme principe d’individuation d’une matière indéterminée : elle est ce qui rend un individu séparable. La forme est donc pensée comme une limite ou une détermination apportée à l’illimité ou à l’indéterminé de la matière. Dans cette perspective, la forme se trouve géométrisée : on la comprend alors, comme le fait le jeune Leibniz, comme l’individualité de la figure que le mouvement universel découpe dans la matière étendue et passive 1. Mais cette spatialisation de la forme, qui répond à son premier sens (aspect ou silhouette) en se concentrant sur une topologie, évacue complètement l’enjeu métaphysique (ainsi Leibniz commence par rejeter les formes substantielles des scolastiques, au motif qu’elles font intervenir des principes métaphysiques arbitraires dans les êtres qu’elles cherchent à expliquer). Cependant cette géométrisation, qui constitue une réduction de la philosophie à la philosophie naturelle, et de la philosophie naturelle à la physique géométrique, est soumise à une double critique : 1) tout d’abord, Leibniz lui-même renonce à cette voie et réhabilite le concept de forme substantielle, en considérant que si des formes spatiales suffisent à articuler des explications mécaniques en physique, en revanche la dignité métaphysique de la substance exige qu’à ces formes géométriques correspondent des formes conçues comme foyers d’action. Cela revient explicitement à reconnaître que la considération de la grandeur, de la figure et du mouvement ne suffit métaphysiquement pas à fonder des substances, et qu’il faut leur accorder à toutes « quelque chose qui ait du rapport aux âmes et qu’on appelle communément forme substantielle » 2. Alors la forme est proprement la substance, laquelle se définit comme un « automate formel » 3, foyer de ses actes et de ses accidents qu’elle développe conformément à une loi inhérente. 2) dans un sens différent, Kant considère que la spatialité générale, « flexible et muable »4 est le résultat d’une appréhension déjà formalisée. La philosophie critique va alors chercher la forme du côté de la constitution subjective de l’objet. Dans cette perspective, la forme est d’abord condition de la réceptivité sensible (la forme a posteriori des phénomènes est ainsi conditionnée par la forme a priori de notre sensibi-

lité, qui est espace et temps5). L’information littérale du divers matériel par les formes de notre réceptivité constitue ainsi un objet pour nous. La forme intervient alors à nouveau comme condition cette fois intelligible sous laquelle un concept pur peut se rapporter à un objet donné : cette condition est le schème de l’entendement, et le principe suprême des jugements ainsi rendus possibles, ou la forme générale de toute intellection, est l’aperception transcendantale 6, c’est-à-dire le « Je pense » qui accompagne tous mes jugements. La forme est alors conçue comme la présence de la conscience à ses propres vécus, qu’elle fonde et qu’elle focalise nécessairement : la forme par excellence, c’est l’unicité du moi pur qui est au principe non empirique de ses vécus, et l’unicité du flux de ces vécus en tant qu’ils se succèdent en remplissant les trois dimensions du temps. Cette conjonction d’un foyer formel pur et d’une forme temporelle générale est ce que Husserl nomme la « forme originaire » (Urform) de la conscience 7. Ainsi la forme peut être pensée comme le mode d’être de la conscience elle-même en tant qu’elle se rapporte au monde, ou encore, dans une perspective néokantienne 8, comme le principe de l’élaboration d’un monde objectif pour la conscience qui l’habite. Laurent Gerbier ✐ 1 Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius (16631672), tr. R. Bodéüs, Vrin, Paris, 1993, en particulier lettre VI, p. 97 sq. 2 Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique (1686), art. XII, édition Ch. Frémont, GF, Paris, 2001, p. 217. 3 Leibniz, G. W., Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695), édition Ch. Frémont, GF, Paris, 1994, p. 74. 4 Descartes, R., Méditations métaphysiques (1647), « IIe méditation », édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 24. 5 Kant, E., Critique de la raison pure (1787), « Esthétique transcendantale », § 8, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987, p. 97 sq. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique des concepts », II, § 16, op. cit., p. 154. 7 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913), § § 82-83, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, rééd. Tel, 1985, p. 277-282. 8 Cassirer, E., Philosophie des formes symboliques (1953), tr.

O. Hanse-Love et J. Lacoste, Minuit, Paris, 1972, 3 vol. ! CONSCIENCE, FIGURE, FORMALISME, JUGEMENT, MATIÈRE, OBJET ∼ FORME LOGIQUE LINGUISTIQUE, LOGIQUE Partie de la structure d’une phrase qui explique le rôle que la phrase peut jouer dans des inférences déductives. La forme logique d’une phrase est l’élément qui est responsable du fait qu’elle puisse entrer dans des relations déductives avec certaines phrases plutôt qu’avec d’autres. Considérons ainsi la phrase (1) « Pierre aime Marie et Marie aime Jean ». Cette phrase implique que Pierre aime Marie ; elle implique aussi que Marie aime Jean. On peut expliquer cette propriété par sa forme logique : P & Q. Toute phrase possédant cette forme aura un comportement inférentiel semblable. La détermination de la forme logique d’un type de phrase peut avoir des enjeux philosophiques importants. downloadModeText.vue.download 461 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 459 Considérons ainsi les énoncés singuliers existentiels négatifs, comme (2) « Sherlock Holmes n’existe pas ». Si l’on attribue à ces phrases une forme logique proche de leur forme grammaticale observable, du type « non E(a) », un problème apparaît. Dans cette forme, « a » est un nom propre logique. Mais un nom propre logique ne peut pas être dénué de référent. Pourtant, le nom propre « Sherlock Holmes » n’a pas de référent, puisque Sherlock Holmes n’existe pas. Russell a proposé une solution élégante à ce problème, qui consiste à accepter un divorce entre la forme grammaticale de surface d’une phrase et sa forme logique 1. Selon lui, la forme logique de (2) comporte un quantificateur plutôt qu’un nom propre logique, ce qui reflète son contenu, d’après lequel il n’existe pas d’individu nommé « Sherlock Holmes ». Pascal Ludwig ✐ 1 Russell, B., « On Denoting », Mind, 1905, repr. in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. ! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), GRAMMAIRE ∼ PSYCHOLOGIE DE LA FORME En allemand : Gestalt. PSYCHOLOGIE Courant majeur de la psychologie contemporaine dont la thèse principale est que la perception et l’ensemble de la vie psychique sont fondés sur des configurations globales

de structure. La Gestalttheorie est née en Autriche à la fin du XIXe s., autour de philosophes de l’école de Graz disciples de Brentano (C. Ehrenfels, A. Meinong, S. Witasek, V. Benussi), qui s’interrogeaient sur la nature des qualités et des relations perçues, à la fois sur le plan ontologique et sur le plan psychologique. C’est un article d’Ehrenfels, « Sur les qualités de forme » (Gestaltqualitäten), lui-même inspiré par l’Analyse des sensations, de E. Mach, qui lança l’idée. Selon la théorie de la « production » des formes défendue par les élèves de Meinong, l’existence d’une Gestalt dépend des sensations élémentaires dont elle est composée, mais l’émergence de la forme est quelque chose de nouveau, produit par l’esprit sur la base de ces sensations (Mach défendait aussi une thèse de ce type). Après la Seconde Guerre mondiale, l’école de Graz se dispersa, mais eut encore de l’influence en Italie, notamment avec les travaux de G. Kanizsa. L’autre branche de l’école gestaltiste se forma à Berlin, dans les années 1920, avec M. Wertheimer, étudiant de C. Stumpft (lui aussi élève de Brentano), W. Köhler et K. Koffka. À la différence des Autrichiens, les Berlinois tenaient les formes comme des structures données directement dans la perception, et non pas construites par inférence à partir de sensations. Les gestaltistes berlinois émigrèrent aux États-Unis, où leurs thèses furent influentes. La thèse principale des gestaltistes est qu’il n’existe pas d’expérience qui n’ait une forme, ce que l’on peut exprimer comme une thèse holiste et antiassociationniste : la perception n’est pas une somme de sensations, mais une perception de totalités. Le cas le plus clair est celui d’une mélodie : si on permute les notes dans leurs relations, la mélodie est changée. Köhler (mais aussi son disciple K. Lewin) a appliqué à la psychologie la notion de champ, comme distribution dynamique d’énergie entre ses parties. Il défend une forme de physicalisme, postulant un isomorphisme entre le champ perçu et le champ cérébral. Les gestaltistes définissent également des lois d’organisation du champ perceptif dont les plus connues sont la loi de proximité, la loi de similitude et la loi de continuité ainsi que celle de prégnance (les éléments proches se regroupent, les semblables se regroupent, et la perception cherche des continuités). Toutes ces lois sont illustrées par des figures et des expériences célèbres, comme l’illusion de Müller-Lyer, celle du canard lapin de Köhler ou encore l’illusion de Kanizsa. La question philosophique fondamentale que la psychologie de la forme éclaire est celle du caractère direct ou non de la perception. La psychologie de Helmholtz faisait de la perception une forme d’inférence inconsciente ou de jugement. Les gestaltistes (et, en particulier, J. J. Gibson, héritier de ce courant) tendent à adopter une théorie de la perception directe, selon laquelle nous avons un accès direct à des

« affordances » de la réalité. Comme le disait Koffka : « Le fruit nous dit “mange-moi” ; le verre, “bois-moi” ; et la femme, “aime-moi”. » ▶ Bien qu’il n’y ait plus de psychologues se réclamant officiellement de la Gestalttheorie, son influence a été profonde, en phénoménologie (chez Merleau-Ponty, notamment), en psychologie cognitive de la perception et en ontologie, où elle est au coeur des discussions sur la psychologie du sens commun et sur la structure des catégories fondamentales de ce dernier. Pascal Engel ✐ Kanizsa, G., Princi della teorie della Gestalt, Becara, Firenze, 1984. Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, 1935, Berlin, trad. angl. Routledge, Londres, 1959. Köhler, W., La psychologie de la forme, Gallimard, Folio, Paris, 2000. Smith, B., Foundations of Gestalt Theory, Philosophia Verlag, München, 1988. ! AFFORDANCE, FORME, HOLISME, ILLUSION, PERCEPTION FORMEL Adjectif construit sur « forme », et parfois substantivé. ESTHÉTIQUE Ensemble des déterminations relatives au médium, à la forme et à la facture, donc à l’apparence extérieure d’une oeuvre. Par suite, parti pris de valoriser ces aspects de manière plus ou moins exclusive. Longtemps considéré comme une simple modalité de présentation du contenu, et en tant que telle inessentielle, le formel n’a acquis sa pleine reconnaissance qu’à travers la mutation moderne de l’art ; le facteur déterminant est l’autonomisation de l’acte artistique, au double sens de son inscription dans une historicité interne et de l’importance accrue accordée désormais à l’individualité du style. C’est au XIXe s. qu’émerge pour elle-même la considération esthétique du formel, et d’abord en Allemagne. Hanslick 1 pour la musique, Fiedler 2 et Hildebrand 3 pour les arts plastiques vont exercer une influence décisive sur critiques

d’art et historiens (Riegl, Dvoràk, Wölfflin, etc.). L’idée de base de Fiedler est que l’oeil est productif et qu’il sait associer les aspects optiques et tactiles. La notion de « forme signifiante » introduite par Bell 4 vise elle aussi à capter la qualité émotive qui fait la force d’une oeuvre, quitte à recourir à une argumentation circulaire. En France, c’est curieudownloadModeText.vue.download 462 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 460 sement par le biais du symbolisme que se fait l’évolution : en combinant une dimension idéelle à un style décoratif, Aurier 5 a ouvert la voie à une réflexion sur la puissance structurante des formes, dont E. Faure 6 et Focillon 7 seront les héritiers inspirés. Libérée à la fois du poids de la réalité et de la contrainte de perfection technique, l’oeuvre tend alors à être un « organisme formel » (Klee) valant pour lui-même. Elle devient composition, terme qui a migré du langage musical vers celui des arts plastiques, et qui renvoie à un jeu réglé dans l’organisation des composantes spatiales : formes et figures, rythmes, couleurs, contrastes, textures, etc. De Kandinsky à Gleize ou à Mondrian, les artistes de la première moitié du XXe s. se sont efforcés de délimiter et d’articuler des invariants plastiques préexistant à toute démarche créatrice. La poésie lettriste et vocalique en est la contrepartie littéraire. Ces artistes n’ont pas été pour autant indifférents aux connotations idéologiques sous-jacentes : Klee n’hésite pas à écrire que « nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement » 8, c’est-à-dire comme la projection d’un monde sui generis à partir de formes primordiales, de type géométrique ou organique. À l’inverse, les minimalistes trouvent dans le choix de formes élémentaires ou symétriques la manière la plus efficace de rompre avec l’héritage de l’art européen et ses présupposés esthétiques. Quant au goût de l’inachevé, du détail, voire du bâclé, il est certes un désaveu cinglant bien qu’indirect pour la belle

forme célébrée par le classicisme, mais en même temps la volonté de retrouver le sens de la spontanéité et de revaloriser les aspects les plus élémentaires de notre dialogue avec le monde. ▶ Notion emblématique du modernisme, l’idée de formel accompagne toutes les évolutions de l’art au XXe s. Elle est un excellent révélateur des forces idéologiques qui l’ont agité, des combats pour la conquête de son identité jusqu’à la revendication réductionniste que la forme constitue l’unique contenu artistique appréhendable, voire effectif, ce qui en fait une nouvelle prison. Jacques Morizot ✐ 1 Hanslick, E., Du beau (1854), trad. Bourgois, Paris, 1986. 2 Fiedler, K., « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887), trad. in Salvini, R. (éd.), Pure Visibilité et formalisme, Klincksieck, Paris, 1988. On consultera avec profit Junod, P., Transparence et opacité. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, L’âge d’homme, Lausanne, 1976. 3 Hildebrand, A., « Le problème de la forme dans les arts plastiques » (1893), trad. partielle in Salvini, R., op. cit. 4 Bell, C., Art (1914), Chatto and Windus, Londres. Voir aussi Fry, R., Vision and Design (1926), rééd. New York, Meridian, 1956. 5 Aurier, G. A., « Le symbolisme en peinture » (1891), rééd. in Textes critiques 1889-1182, ENSB-A, Paris, 1995. 6 Faure, E., l’Esprit des formes (1924), rééd. Gallimard, Paris, 1991. 7 Focillon, H., Vie des formes (1934), PUF, Paris, 1970. 8 Klee, P., Théorie de l’art moderne, rééd. Gallimard, Paris, 1999, p. 60. ! ABSTRACTION, CONTENU, FORMALISME ∼ MODE FORMEL LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Caractérise l’interprétation syntaxique, en métalangage, de certains énoncés. Selon Carnap 1, le discours de la science dépend d’une syntaxe logique qui en détermine précisément les conditions de sens (règles de formation) et d’engendrement (règles de transformation : modus ponens). Ce discours s’interprète au mode matériel : il relève de l’usage habituel consistant à parler d’objets et à décrire des faits. Par contre, la plupart des énoncés de la métaphysique sont dénués de sens en ce qu’ils violent les règles de la syntaxe logique. Tel est le cas de l’énoncé cartésien « Je suis », l’existence étant propriété de propriété et non d’objet 2. Certains autres peuvent cependant recevoir une traduction en mode formel. Ils portent en fait sur les conditions syntaxiques d’usage de leurs termes. L’aphorisme 1.1 du Tractatus : « Le monde est la totalité des faits non des choses » acquiert sens si on le réinterprète en : « La science est un système d’énoncés non de noms ». Au mode formel, les énoncés ont une valeur non descriptive mais prescriptive : ce sont des propositions d’usage d’une règle syntaxique relativement au choix conventionnel, et finalement pragmatique, d’un certain langage. Denis Vernant ✐ 1 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge and Kegan, London, 1937 (original allemand, 1934). 2 Carnap, R., « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage » (1932), in Manifeste du cercle de Vienne, Soulez, A. éd., PUF, Paris, 1985. ! EXISTENCE, MÉTALANGUE, SYNTAXE FORMULE Du latin formula, « cadre, règle ». MATHÉMATIQUES Énoncé qui a généralement la forme d’une égalité et qui, sous forme symbolique, décrit les relations entre

diverses quantités en jeu dans un calcul ou dans un algorithme, ou dans l’expression quantitative d’un phénomène. La formule de l’alchimiste qui désignait une recette assez précise pour être reproduite a perdu son caractère chimérique pour laisser place aux formules chimiques, qui sont le résultat univoque de l’analyse des corps et des réactions. En mathématiques, la notion de formule est fortement associée à l’idée de généralisation : il s’agit de rassembler sous un unique énoncé « un résultat général tiré d’un calcul algébrique, et renfermant une infinité de cas ; en sorte qu’on a plus à substituer que des nombres particuliers aux lettres, pour trouver le résultat particulier dans quelque cas proposé que ce soit » 1. Une formule mathématique, comme la formule du binôme, contient donc des termes variables, et sa pertinence vient de ce qu’elle est vraie sur tout l’ensemble de définition de ces variables. Vincent Jullien ✐ 1 Alembert, J. (d’), Encyclopédie méthodique, mathématiques, t. 2, 99 b. downloadModeText.vue.download 463 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 461 FORTUNE Du latin fortuna, qui désigne le sort en tant qu’il peut être favorable ou défavorable. GÉNÉR., MORALE 1. Dans le monde latin, déesse de la chance et de la malchance. – 2. Personnification du caractère accidentel et inconstant du temps en tant qu’il échappe à la détermination des hommes pour, au contraire, déterminer l’issue de leurs actions. La fortune est d’abord une déesse : la bona dea des latins, qui dispense aléatoirement échec et succès, malheur et bonheur. En tant qu’elle représente le temps dans sa contingence la

plus imprévisible et la plus capricieuse (elle est figurée dans l’allégorie classique par une femme aux yeux bandés debout sur une roue), la fortune est la figure même de la brutalité des circonstances temporelles : elle est donc par excellence ce contre quoi le sage doit se prémunir. Ainsi Boèce réclame contre les revers de la fortune la consolation de la philosophie 1, comme après lui Pétrarque 2 : le sage résolu contre la fortune, héritant de la morale stoïcienne l’idée de l’impassibilité à conquérir, devient une des images les plus constantes de la résistance du philosophe aux accidents du temps. La morale pratique de Descartes se fait encore l’écho de cette résistance, lorsqu’elle se propose dans son troisième précepte de « tâcher toujours plutôt a [se] vaincre que la fortune » 3. Mais la fortune ne représente pas seulement l’inconstance du destin individuel : elle distribue aussi les puissances terrestres, et se trouve ainsi au principe des variations des règnes et des empires. Elle fait alors obstacle à l’opération libre des hommes : l’art et la science politiques n’ont de sens que si l’on assure la possibilité de construire dans le temps des actions qui ne seront pas systématiquement annulées par la fortune. Machiavel donne dans le Prince la formule ramassée de cette opposition : « pour que notre libre arbitre ne soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais que etiam elle nous en laisse gouverner l’autre moitié, ou à peu près » 4. L’art politique devient alors un art de la ruse temporelle, qui doit permettre aux hommes de se protéger contre les caprices de la fortune : c’est le sens du pacte que le riche propose au pauvre dans le Second Discours de Rousseau : « instituons des règlements [...] qui réparent en quelque sorte

les caprices de la fortune » 5. Or selon Rousseau ce pacte est un piège qui ne vise qu’à protéger la propriété du riche : Rousseau décrit ainsi l’histoire même de l’idée de fortune, progressivement réduite à la seule manifestation de la richesse matérielle 6. Laurent Gerbier ✐ 1 Boèce, Consolation de la philosophie (524), tr. J.Y. Guillaumin, Les Belles Lettres, Paris, 2002. 2 Pétrarque, F., Le remède aux deux fortunes (1366), éd. et tr. Ch. Carraud, J. Million, Toulouse, 2 vol., 2002. 3 Descartes, R., Discours de la méthode (1637), III, édition Adam & Tannery, Vrin, Paris, 1996, vol. IV, p. 25. 4 Machiavel, N., Le Prince (1513), XXV, tr. J.-L. Fournel et J.Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2001, p. 199. 5 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), dans OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, p. 177. 6 La fortuna des latins désignait déjà, à côté de la puissance du sort, la richesse matérielle et en particulier pécuniaire. ! ACTION, DESTIN, ÉVÉNEMENT, HASARD, HISTOIRE, IMPASSIBILITÉ, LIBRE-ARBITRE, TEMPS FOULE Du latin fullare, « fouler », « presser ». POLITIQUE, SC. HUMAINES Multitude humaine en tant qu’elle est passive, passionnelle et inorganisée. La foule est fondamentalement passive et passionnelle, mais par là même dominable, influençable, et canalisable : sa passivité peut se transformer en violence (conformément à son étymologie, la foule est saisie comme une certaine pression potentielle). Il faut donc la dénombrer et la répartir : Platon s’interroge ainsi longuement dans les Lois 1 sur le nombre par-

fait du peuple, nombre déterminé par opposition à la multitude indéterminée de la foule, ainsi que sur la meilleure organisation spatiale de la cité ; de même chez Aristote le plethos (« multitude ») s’oppose au demos (« peuple ») comme la multitude indéfinie à la communauté constituée : tous deux retrouvent ainsi le souci des grands législateurs athéniens, Solon ou Clisthène 2. La hiérarchie sociale une fois constituée, la foule désignera la part de la multitude qui reste écrasée en bas de l’échelle (c’est la situation de la « plèbe infime » qui, dans les cités marchandes de la Renaissance, est trop basse pour être intégrée dans le moindre corps de métier, ou pour prétendre à la moindre charge publique3). Cette place concrète de la foule est analogique à sa place doctrinale : dans une théorie de l’État moderne, la foule désigne la masse qui reste, inconstituée, au dehors de la société politique ; ainsi Hobbes souligne la différence entre « le peuple, qui se gouverne régulièrement par l’autorité du magistrat, qui compose une personne civile, qui nous représente tout le corps du public, la ville, ou l’État, et à qui je ne donne qu’une volonté ; et cette autre multitude qui ne garde point d’ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui ne doit prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance » 4. Mais il est de plus en plus difficile de contenir la puissance du nombre dans ces barrières sociales et doctrinales : les épisodes révolutionnaires, qui font de la masse un acteur politique, réintroduisent le concept de foule au premier plan des doctrines. À partir de la fin du XIXe s., la foule est conçue comme un phénomène non plus seulement physique (la quantité de force qu’il faut dénombrer, répartir, parfois contenir) mais comme un phénomène psychologique : chez Le Bon, en particulier, la foule est un être dynamique, lieu de mouvements de refoulement (elle dissout à l’intérieur les

sujets qui la composent : en elle « l’hétérogène se noie dans l’homogène » 5) et de défoulement (elle synthétise vers l’extérieur la force mécanique de ces individus « digérés ») qui sont les rythmes de son mouvement animal. De passionnelle, la foule est devenue pathologique : elle relève du renoncement à la subjectivité libre. C’est sur cette hypothèse que se joue l’identification de la foule à la horde archaïque : régressive politiquement (Le Bon insiste sur son caractère exclusivement destructeur), la foule est aussi régressive historiquement (« dans la mesure où la formation en foules régit habituellement les hommes, nous reconnaissons en elle la persistance de la horde originaire. Nous devons en conclure que downloadModeText.vue.download 464 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 462 la psychologie de la foule est la plus ancienne psychologie de l’homme »6). On retrouve cette détermination fondamentale à la naissance même de la sociologie : les mouvements collectifs sont définis chez Durkheim à partir de la pression qu’ils exercent sur les individus qui s’y trouvent pris, et cette pression qui n’a jamais abandonné les définitions de la foule se transforme, chez Durkheim comme chez Le Bon ou Freud, en une contagion dangereuse (ainsi les effets de la pression sont inconscients et amoraux : « Nous nous apercevons que nous les avons subis beaucoup plus que nous ne les avions faits. Il arrive même qu’ils nous fassent horreur, tant ils étaient contraires à notre nature. C’est ainsi que des individus, parfaitement inoffensifs pour la plupart, peuvent, réunis en foule, se laisser aller à des actes d’atrocité. » 7. ▶ La foule est ainsi le nom du phénomène collectif pris comme archaïque, et destructeur. La foule se présente donc comme une thèse sur la multitude humaine : elle n’est pas seulement l’objet d’un savoir neutre, elle est le mot à travers lequel la science des communautés humaines a toujours refusé que la multitude concrète constitue actuellement et consciemment un sujet.

Laurent Gerbier ✐ 1 Platon, Lois, V, 735a-745e, tr. E. Des Places (1951), Les Belles Lettres, Paris, 1994, pp. 89-104. 2 Aristote, Constitution d’Athènes (en particulier ch. XVI et XX), tr. G. Mathieu et B. Haussoulier (1985), Gallimard, Paris, 1996. 3 Machiavel, N., Histoire de Florence (1525), III, 12, tr. Ch. Bec, in OEuvres, Laffont, Paris, 1996, p. 766-767. 4 Hobbes, Le citoyen (1642), VI, 1, tr. S. Sorbière, GF, Paris, 1982, pp. 149-150. 5 Le Bon, G., Psychologie des foules (1895) ; PUF, Paris, 1995, p. 12. 6 Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), tr. A. Bourguignon et al. (1981), dans Essais de Psychanalyse, Payot-Rivages, Paris, 2001, p. 213. 7 Durkheim, E., Règles de la méthode sociologique (1937), chap. I, PUF, Paris, 1997, p. 7. Voir-aussi : Canetti, E., Masse et puissance (1960), tr. R. Rovini (1966), Gallimard, Tel, Paris, 1986. Reynié, D., Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du XVIe au XXe s., Odile Jacob, Paris, 1998. Tarde, G., L’opinion et la foule (1901), PUF, Paris, 1989. ! COMMUNAUTÉ, MASSE, PEUPLE FRAGMENT Du latin fragmentum. ESTHÉTIQUE Partie d’un ensemble (lui-même détaché ou détruit), morceau d’un objet brisé. Partie incomplète d’une oeuvre perdue ou non réalisée. Les XVIIIe et XIXe s. sont marqués par une esthétique des ruines 1. Au XXe s. s’y substitue une esthétique du fragment ; celui-ci ne renvoie plus seulement aux restes du passé. Rodin a donné, en sculpture, ses lettres de noblesse au fragment, en y voyant l’équivalent d’une oeuvre pleine 2. Le fragment a longtemps été pensé en relation étroite avec l’objet dont il provenait et sur le fond d’un art figuratif. Il ne pouvait alors y avoir de fragment ou de reste que d’un objet ou d’une figure

reconnaissables. Le fragment appelait le prolongement virtuel de l’ensemble de ses manques. Partie d’un tout qui n’a pas besoin de figurer en son entier pour se manifester, le fragment constitue au contraire, pour la pensée contemporaine, une entité autosuffisante. Utilisant comme matériau tout ce qui est de l’ordre du rebut ou du déchet (emballages, objets cassés), l’art contemporain confère à la notion un nouveau statut. Sa réhabilitation passe par celle de l’art populaire (Picassiette), du marché aux puces (le surréalisme), de l’art brut (Dubuffet), de la récupération (Picasso), du bricolage (Lévi-Strauss). Ainsi, T. Cragg recycle dans ses oeuvres des fragments qu’il assemble en tenant compte de leurs couleurs, contours et lignes de force. Le fragment n’est plus envisagé en lui-même (comme chez Rodin) mais comme élément au sein d’un nouvel ensemble. L’univers des mythes apparaît de même à Lévi-Strauss comme un perpétuel réassemblage de fragments hétérogènes 3. Vers 1960, les « nouveaux réalistes » se comportent ainsi vis-à-vis du monde : « Détachons-en un fragment : sa valeur d’universelle signifiance est égale à celle de l’ensemble, c’est la partie prise pour le tout. » 4. ▶ Sur le plan littéraire et philosophique, et dans la perspective de Nietzsche, le XXe s. a vu le développement d’une pensée fragmentaire, opposée à la toute-puissance d’une pensée rationaliste et organisée. Artaud 5 et Barthes 6 accordent au fragment un statut de fulgurance. Longtemps défini comme la partie d’une oeuvre détruite ou non effectuée, le fragment se voit (en raison même de son caractère lacunaire) doté d’une profondeur, d’une richesse de sens supplémentaire. Florence de Mèredieu ✐ 1 Volney, C. F., les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires (1791), rééd. A. et H. Deneys, in OEuvres, t. I, Fayard, coll. « Corpus », Paris, 1990. 2 Rodin, A., l’Art (Entretiens réunis par P. Gsell), Grasset, Paris, 1911. 3 Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962. 4 Restany, P., « Manifeste de la nouvelle peinture » (1960), in les Nouveaux Réalistes, éditions Planète, Paris, 1968. 5 Artaud, A., Fragments d’un Journal d’enfer (1926), in l’Ombilic des Limbes, Gallimard, Paris, 1956. 6

Barthes, R., Fragments d’un discours amoureux, Seuil, Paris, 1977. ! SCULPTURE FREUDO-MARXISME PSYCHANALYSE Doctrine qui tente une synthèse entre la théorie marxiste de la société et la théorie freudienne de l’inconscient. Freud a, dans plusieurs de ses écrits, exprimé l’idée que la psychanalyse avait à dire quelque chose sur le collectif et le social 1. À l’égard du marxisme, il est resté réservé, ses préférences politiques allant du côté du libéralisme. Mais certains psychanalystes de la deuxième ou de la troisième génération, s’inscrivant dans des courants de gauche, socialistes ou communistes, tentèrent d’articuler l’analyse freudienne des processus psychiques et l’analyse marxiste des processus sociaux. Ce courant, appelé freudo-marxisme, a été illustré principalement par des auteurs comme P. Federn downloadModeText.vue.download 465 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 463 (1870-1950), E. Fromm (1900-1980), S. Bernfeld (1892-1953) et W. Reich (1897-1957). P. Federn s’intéresse très tôt aux questions sociales : son texte de 1919, Psychologie de la révolution : la société sans pères, ouvre la voie au freudo-marxisme. E. Fromm propose le concept de « surface psychique », dans le Dogme du Christ, à partir des conditions de vie matérielles des groupes sociaux d’une part, des attentes et frustrations des croyants d’autre part 2. Dans Escape from Freedom (1941), il avance le concept de « caractère social ». Mais le plus connu d’entre eux est W. Reich. Il a fondé une psychologie sociale s’interrogeant sur les traits psychologiques communs aux membres d’un groupe. Sa Psychologie de masse du fascisme (1933) en est un exemple célèbre 3. Dans Matérialisme dialectique et Psychanalyse (1934), il affirme que si les pulsions sont biologiquement déterminées, elles sont aussi susceptibles d’être modifiées en fonction du

milieu social. La Révolution sexuelle (1936) dénonce le rôle de la famille comme « fabrique d’idéologies autoritaires et de structures mentales conservatrices ». Le freudo-marxisme a suscité les critiques les plus violentes, tant du côté des psychanalystes que de celui des marxistes. Cependant, un courant freudo-marxiste continue après la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, autour de la revue Psyche et d’A. Mitscherlich (le Deuil impossible et Vers la société sans pères). L’école de Francfort s’intéresse aussi aux interfaces de la psychanalyse et d’une théorie sociale inspirée par le marxisme. Des ouvrages tels que la Personnalité autoritaire, de T. Adorno, témoignent de cette recherche. Aux États-Unis, H. Marcuse publie, en 1955, Éros et Civilisation 4. Il y critique la thèse freudienne, à ses yeux trop pessimiste, selon laquelle la civilisation exige de l’individu le sacrifice de sa libido. Pour lui, la répression des pulsions n’est pas la même selon les cultures. Il propose le concept de « surrépression » pour désigner cette part de répression qui dépend de la civilisation et n’est pas indispensable à la vie sociale. ▶ Bien que le freudo-marxisme soit aujourd’hui très décrié, il convient de souligner qu’il a laissé sa trace dans notre culture, et particulièrement en Amérique latine. Son intérêt est d’avoir ouvert la voie à une réflexion qui se poursuit aujourd’hui sur les interfaces entre le psychique et le social. Michèle Bertrand ✐ 1 Freud, S., l’Intérêt de la psychanalyse ; l’Avenir d’une illusion ; Psychologie des masses et Analyse du moi ; Malaise dans la civilisation. 2 Fromm, E., le Dogme du Christ (1931), Éditions Complexes, Paris, 1975. 3 Reich, W., Psychologie de masse du fascisme (1933), Payot, Paris, 1972. 4 Marcuse, H., Éros et Civilisation (1955), Minuit, Paris, 1963. ! CULTURE, GUIDE, ILLUSION, MAGIE, MASSE FRUITION Du latin fruitio, de frui, « jouir de quelque chose ».

PHILOS. MÉDIÉVALE, MORALE Jouissance, plaisir suprême. L’éthique augustinienne s’articule autour du couple uti / frui, « utiliser / jouir », c’est-à-dire autour de la distinction entre les biens finis, qui ne doivent pas être aimés pour eux-mêmes et dont il ne faut user qu’en passant, comme moyens ; et le Bien infini et souverain, dont seul il convient de désirer la jouissance, car jouir revient à s’arrêter au plaisir de la possession d’un être qui, par le fait même, est posé comme but ultime de la recherche. Seul Dieu pouvant avoir le statut de fin dernière, c’est donc lui qui doit être l’objet de la fruition. Mais cette notion ne se borne pas à désigner la jouissance au sens psychologique, elle dit aussi une relation ontologique avec Dieu : l’âme participe à la vie divine, elle en reçoit sa plénitude, sa stabilité. Cependant, les médiévaux se demanderont en quoi le désir pour Dieu ne se réduit pas alors à un pur eudémonisme. À la suite de P. Lombard (XIIe s.), la question sera généralement traitée dans la distinction 1 du livre I des Commentaires des sentences. On distinguera dans la fruitio l’amour (dilectio), acte de la volonté, et le plaisir (delectatio). C’est la bonté même de Dieu qui doit être l’objet de notre amour (qui se porte vers lui comme vers le bien moral, honestum) et de notre béatitude, donc de la fruition. Sinon, cet amour serait déréglé, puisque nous aimerions quelque chose plus que Dieu, à savoir notre propre delectatio. Jean-Luc Solère ! BIEN, BONHEUR, EUDÉMONISME, HÉDONISME FUREUR Du latin furor. GÉNÉR. Dans l’humanisme italien, mouvement psychique qui revêt tantôt l’aspect d’un égarement de l’âme victime de ses attaches terrestres, tantôt la forme d’une inspiration divine, avec libération des entraves sensibles au profit de la vision des essences. Ainsi distingue-t-on fureur bestiale et fureur divine. Cette séparation rappelant l’âme à son origine est indissociable d’une dialectique de la conversion, qui consiste, d’une part,

en une phase éthique de déprise des passions corporelles et, d’autre part, en une phase cognitive de contemplation intellectuelle. Ficin divise la fureur divine en quatre espèces : l’érotique, ayant pour principe le regard ; la poétique, naissant de la musique solennelle ; la mystique, tendant aux cérémonies sacrées ; et la prophétique, annonçant le futur 1. Plus précis, Bruno départage les furieux divins passifs, comme les saints en état de ravissement, et les furieux divins actifs, « principaux artisans » de leur élévation à la science suprême 2. Tension héroïque, la fureur est le sommet de la liberté qui aboutit à l’expansion infinie de l’homme en la substance divine ainsi qu’à la divinisation du furieux. Sébastien Galland ✐ 1 Ficin, M., De Divino Furore, Opera omnia, I, p. 612, éd. downloadModeText.vue.download 466 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 464 Kristeller, Turin, 1962. 2 Bruno, G., Des fureurs héroïques, I, 3, tr. P.-H. Michel, Les Belles Lettres, Paris, 1999. ! ENTHOUSIASME, GÉNIE, PASSION FUTUR CONTINGENT LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Problème, discuté par Aristote, de savoir si un énoncé au sujet d’un événement futur contingent est présentement vrai ou faux. Dans les Catégories 9, Aristote 1 considère le cas d’une bataille navale. Il est nécessaire qu’elle aura lieu ou qu’elle n’aura pas lieu. Mais s’il est vrai maintenant qu’elle aura lieu, comment peut-elle ne pas se produire, et comment éviter le fatalisme ? Diodore Cronos, avec son argument dominateur, endossait cette conclusion. Aristote semble dire que ce qui est vrai

est qu’elle aura lieu ou pas, le résultat dépendant des choix humains. Mais, en ce cas, il faut renoncer au principe de bivalence et admettre que les propositions au futur ne sont ni vraies ni fausses. Le problème est discuté par les stoïciens, qui invoquent la notion de destin, et il reparaît dans les discussions de la théologie médiévale sur la scientia media et l’omniscience divine (si les futurs sont contingents, Dieu ne les connaît pas, et s’ils sont nécessaires, la liberté est impossible), ainsi que chez Leibniz 2 avec le choix divin des possibles : si Dieu connaît l’ensemble des mondes possibles, et si tous les événements possibles sont contenus dans les substances, comment échapper au déterminisme ? Leibniz distingue nécessité métaphysique et nécessité morale, qui incline sans nécessiter. ▶ La question des futurs contingents est reprise dans la logique modale et la logique temporelle contemporaines. Prior 3 soutient que le principe de bivalence ne s’applique pas aux énoncés singuliers au futur, qui acquièrent une valeur de vérité seulement quand les états de choses correspondants ont lieu. D’autres logiciens défendent une conception anticipée par Occam, qui distingue les énoncés dont la vérité dépend de l’existence de quelque chose qui n’est pas le cas et peut ne jamais advenir, et des énoncés dont la vérité dépend entièrement de ce qui s’est passé. Pascal Engel ✐ 1 Aristote, De l’Interprétation, 9, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1989, pp. 102-103. 2 Leibniz, G. W., Théodicée, I, § § 36-46, édition J. Brunschwicg, GF, Paris, 1969, pp. 124-130. 3 Prior, Past, Present and Future, Oxford, 1967. Voir-aussi : Vuillemin, J., Nécessité ou contingence, Minuit, Paris, 1985. ! BIVALENCE, DOMINATEUR (ARGUMENT), FATALISME, NÉCESSITÉ, PARESSEUX (ARGUMENT), POSSIBILITÉ FUTURES (GÉNÉRATIONS) ! GÉNÉRATION

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G GALILÉE (TRANSFORMATION DE) PHYSIQUE Transformation de coordonnées spatiales permettant de passer d’un référentiel d’inertie R à un autre R′ en mouvement rectiligne et uniforme par rapport à R. Si le mouvement se fait avec une vitesse relative v dans le sens positif de l’axe des x, on a : x′ = x – vt, y′ = y, z′ = z, t′ = t Le temps t est considéré comme invariant. Dans ce cas, les lois de la mécanique, de la mécanique classique ou newtonienne, sont les mêmes dans les deux référentiels, ce qui exprime le principe de relativité classique. Michel Blay GÈNE Du grec genos, « naissance, origine », « descendance, race, genre, génération ». BIOLOGIE Unité de bases nucléotidiques, héréditairement transmise, servant à fabriquer une protéine. La définition du gène constitue l’un des problèmes et l’un des enjeux majeurs de la biologie contemporaine. Sa petite taille contraint parfois à l’emploi de modèles et de métaphores. Il requiert la compréhension de ce qu’il commande. Il n’existe pas sans une matière, mais la déborde en étant un certain usage réglé de cette matière. Trois définitions possibles du gène Trois types de définitions, métaphorique, descriptive, métamatérielle peuvent approcher sa réalité. (1) La définition métaphorique éclaire l’intuition. Toute cellule contient une sorte de mémoire (ADN) où sont, pour ainsi dire, stockés les plans de fabrication (gènes) des éléments (protéines) qu’elle va fabriquer tout au long de son

existence. Un gène est comme un plan de fabrication au sein d’une mémoire. (2) Cette définition métaphorique requiert immédiatement la description des éléments nécessaires au déroulement de ce processus. Le rôle de mémoire est joué par une molécule très longue et compacte, appelée acide désoxyribonucléique (ADN), composée d’une ossature de deux brins disposés en double hélice antiparallèles, chacun des deux brins étant constitué de maillons pourvus d’une extrémité appariée, en face, à celle de l’autre brin. Ces extrémités (ou bases nucléotidiques), au nombre de quatre, sont toujours appariées deux à deux, l’adénine (A) et la thymine (T) (qui forment comme une prise à deux fiches), la cytosine (C) et la guanine (G) (qui forment comme une prise à trois fiches). Pour fabriquer une protéine, la double hélice s’ouvre à un certain endroit, une empreinte est prise de l’un des deux brins, et cette empreinte (ARN) est convertie, groupe de trois bases (triplets) par groupe de trois bases, par un ribosome qui, lié à l’ARN, associe à chaque triplet l’un des 20 acides aminés qui est l’équivalent biochimique de ce triplet. Comme il existe mathématiquement 64 combinaisons possibles de chacune des quatre bases dans un triplet, mais seulement 20 acides aminés, cette traduction admet un assez grand nombre d’équivalences (le code génétique est dit « redondant »). Assemblés un à un, les acides aminés, comme les grains d’un collier, constituent un long filament qui, en se repliant, acquiert une configuration fonctionnelle : c’est une protéine. Un gène est donc une suite d’éléments biochimiques qui servent de moule pour fabriquer une protéine. (3) Mais tout segment d’ADN, toute suite ou séquence de bases n’est pas nécessairement codante, c’est-à-dire ne sert pas nécessairement à fabriquer une protéine. Pour être codante, une séquence doit comprendre deux types de suites de bases, celles qui correspondent à la fabrication d’une protéine, et celles qui servent simplement de repères ou d’accrochés aux différents acteurs de cette fabrication, c’est-à-dire celles qui sont des signes traduits, et celles qui sont des signes « de ponctuation » (signe de début downloadModeText.vue.download 468 sur 1137

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de traduction [ATG, codant l’acide aminé méthionine], et plusieurs signes de fin de traduction [TAA, TGA, TAG] ne codant aucun acide aminé, et appelés « codons stop »). Enfin, puisque c’est un groupe de trois bases d’ADN qui est converti en un acide aminé et que la traduction progresse triplet par triplet, celle-ci admet trois points de démarrage possibles et, donc, trois résultats de traduction différents. Par exemple, selon le point de fixation du ribosome, le segment ACGTCATCCC peut être lu ACG TCA TCC (C..) ou (..A) CGT CAT CCC ou (.AC) GTC ATC (CC), trois découpages respectivement traduits en Thréonine / Serine / Serine, en Arginine / Histidine / Proline ou en Valine / Isoleucine / (Proline). Un même segment d’ADN peut donc contenir les parties de plusieurs gènes coexistant par superposition, c’est-à-dire coder tout ou partie de protéines totalement différentes. La notion de gène se dématérialise donc à mesure qu’elle devient plus étroitement spécifiée : la correspondance n’existe pas entre une base et un acide aminé, mais entre trois bases et un acide aminé. Le gène ne peut donc pas être défini indépendamment de cette correspondance (code génétique) qui rend secondaire (ou qui dématérialise) le matériau sur lequel elle s’exerce, matériau qui pourrait être, éventuellement, d’un autre type (E. Fox Keller, 1995). C’est pourquoi la définition du gène comme unité de signes au sein d’un code peut être dite « métamatérielle ». Le vocabulaire de la linguistique a beaucoup servi à caractériser l’organisation de ces unités de signes. Les résultats de séquençage de nombreux génomes permettent de reconnaître formellement de nombreux gènes dont la fonction est inconnue. La connaissance de sa fonction ne suffit donc pas à définir un gène. Quelques précisions Aucune de ces trois définitions approchées n’est juste, si l’on oublie que la très longue molécule d’ADN, agitée de mouvements incessants et support de très nombreux processus, subit des mutations qui doivent être constamment réparées. Certaines mutations, n’affectant qu’une seule base, sont atténuées par la redondance du code génétique. D’une génération cellulaire à l’autre, la réplication d’une molécule d’ADN laisse passer une erreur non réparée pour un million de paires de bases (soit 4 ou 5 erreurs par génération de colibacille, et environ 3 000 serreurs par génération de cellule humaine). Lorsque, sous l’effet de mutations ou de virus qui dérèglent à leur profit la réplication cellulaire, le taux d’erreur ne parvient plus à être contrôlé par l’organisme, les cellules peuvent proliférer sous forme de tumeurs, et devenir cancéreuses. La définition d’un gène et les règles générales de sa traduction en protéine sont les mêmes, que l’ADN soit en libre accès dans la cellule (Procaryotes) ou entouré d’une membrane (Eucaryotes), qu’il existe sous la forme d’une seule macromolécule, ou qu’il soit fragmenté dans chaque cellule de l’homme en 23 paires de chromosomes. Un niveau de complexité supérieur augmentera seulement le nombre des facteurs de régulation transcriptionnelle (de l’ADN à l’ARN) et traductionnelle (de l’ARN à la protéine). Par exemple,

chez la plupart des organismes eucaryotes, une première transcription de l’ADN donne un ARN primaire, contenant un mélange de séquences non codantes (introns) et de séquences codantes (exons). L’excision des premières et l’épissage des secondes donne un ARN mature, qui va pouvoir être traduit. La notion de gène se dématérialise alors un peu plus : morcelé dans l’ADN, le gène reconstitue son unité lorsqu’il existe sous la forme fonctionnelle d’un ARN mature. La génétique moléculaire s’efforce de caractériser avec précision la séquence d’un gène et la fonction de la protéine qu’il code. La fonction de cette protéine peut correspondre à un processus observable (phénotype) caractérisant l’organisme qui la possède. Mais un caractère observé dépend très souvent d’une pluralité de causes, de sorte que génotype et phénotype ne coïncident pas toujours. Dans la génétique probabiliste issue des lois de Mendel (1822-1884), un caractère observé chez les organismes dotés de paires de chromosomes homologues est en principe spécifié par deux allèles (couples de gènes occupant la même position sur les deux chromosomes homologues) qui peuvent être identiques ou différents. Lorsque les deux allèles sont différents, celui qui est tenu pour responsable de la forme du caractère observé est dit « dominant », tandis que l’autre est dit « récessif ». La probabilité d’apparition d’un caractère dominant ou récessif peut être calculée, sans pouvoir relever d’un déterminisme génétique autre que probabiliste. Éléments d’histoire de la notion de gène L’histoire de la notion de gène s’organise aussi autour de la question de sa matérialité. La théorie cellulaire construit le concept de noyau (Schleiden, 1838), dont le rôle est d’assurer la transmission des caractères héréditaires (Haeckel, 1866), de particules transmises intactes de génération en génération (Galton, 1876 ; De Vries, 1889), « globules chromatiques » ou « chromosomes » (Flemming, 1888) identifiés (Flemming, 1882) à la nucléine isolée par Miescher (1869). Le fonctionnement de ce matériau repose sur des « unités physiologiques », intermédiaires entre les cellules et les molécules capables de se reproduire (Spencer, 1864). De Vries appelle « gemmules » les particules matérielles portant les caractères héréditaires, transmises par division cellulaire et susceptibles d’exister sous une forme dormante ou latente de non-expression du caractère porté (De Vries, 1889). Pour Nägeli, l’idioplasme de la cellule contient des filaments qui peuvent aller d’une cellule à l’autre et sont constitués de micelles (Nàgeli, 1884). Weismann (1885) soutient que le plasma germinal, éternellement transmissible à la descendance, n’est pas affecté par ce qui arrive au reste de la cellule, et que le noyau contient tout le matériel responsable de l’hérédité, structuré en unités : les « biophores » (portant un caractère particulier), spécifiés par des déterminants groupés en ides (chromosomes). De Vries (1889), à la suite de ses travaux d’hybridation, appelle « pangènes » les unités matérielles de l’hérédité, et postule que chacune est indé-

pendante, responsable d’un caractère, et transmise indépendamment de génération en génération. Les pangènes sont inactifs dans le noyau, et actifs lorsqu’ils le quittent : ils se multiplient alors et expriment les caractères qu’ils portent. L’hérédité s’explique par le maintien du stock de pangènes dans le noyau. La redécouverte des lois de Mendel en 1900, d’une manière indépendante, par De Vries, Correns et Tschermak, paraît confirmer la nature matérielle des unités intrachromosomiques portant les caractères héritables (Sutton, Boveri, Correns, 1902). Johannsen s’oppose à cette conception matérielle et propose le terme de « gène » (1909) pour désigner une sorte d’unité non matérielle de calcul. L’étude downloadModeText.vue.download 469 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 467 de mutations chez la drosophile confirme pour Morgan leur nature chromosomique (1910) et le conduit à établir la première carte de loci génétiques mutés ou carte génétique (Morgan, Sturtevant, 1913). Un gène est alors conçu comme le locus génétique d’une mutation possible. En 1941, Beadle et Tatum montrent qu’une déficience nutritionnelle, qui se traduit par l’absence de l’enzyme appropriée, dépend à chaque fois de la mutation d’un gène. La relation un gène-une enzyme s’impose naturellement. Une fois l’ADN reconnu comme le constituant du matériel héréditaire (Avery, 1944 ; Herschey et Chase, 1952), et découverte la structure en double hélice de l’ADN (Watson et Crick, 1953), l’hypothèse d’un code génétique est émise pour expliquer la détermination physique de la relation un gène-une enzyme (1954-1957), ce code est déchiffré (1961-1966), et le lien est établi entre l’ADN, l’ARN et la protéine (1961-1965). Deux types de gènes sont découverts : les gènes de structure, qui codent les protéines ; et les gènes de régulation, qui codent des éléments régulant le déclenchement des premiers (Fr. Jacob et J. Monod, 1959). La découverte, en 1971-1972, d’enzymes capables de couper de manière sélective l’ADN (enzymes de restriction) ouvre la voie d’un séquençage de l’ADN et fait espérer la possibilité d’une thérapie génique par réparation des gènes abîmés, ou inactivation des gènes

dangereux pour l’organisme. Mais, d’une part, l’excision de gènes nuisibles dans une phase de lecture peut représenter aussi l’excision de fragments de gènes très utiles dans une autre phase de lecture. D’autre part, rares sont les maladies n’impliquant qu’un seul gène. Leur survenue dépend bien plus souvent de nombreux facteurs et de nombreux systèmes et niveaux de régulation. ▶ La définition et l’histoire de la notion de gène progressent vers sa matérialisation de plus en plus précise, qui ouvre vers la réalité d’un code qui déborde cette matérialisation. La caractérisation des bases devient celle de leur usage comme signes capables de diriger la fabrication d’objets que l’urgence d’une action cellulaire à accomplir dote d’une fonction. Un gène apparaît ainsi comme une réserve de fonctions, connues ou non, sélectionnées par l’évolution sous la forme d’une mise en signes ou commandes. Le gène, usage d’une matière et matérialisation d’une fonction, est à la fois matière et sens biochimiques, réalité et réserve de réalité codée, résultat et support d’une histoire évoluant entre sélection et variation. La réalité de cette histoire suppose que le code et les signes qu’elle emploie ne sont pas des métaphores, mais des réalités. Nicolas Aumonier ✐ Danchin, A., la Barque de Delphes. Ce que révèle le texte des génomes, Odile Jacob, Paris, 1998. Denis, G., article « Gène », in Lecourt, D. (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999. Gayon, J., article « Génétique », in Lecourt, D. (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999. Gros, F., les Secrets du gène, Seuil, Paris, 1986. Jacob, F., Monod, J., « Gènes de structure et gènes de régulation dans la biosynthèse des protéines », C. R. Acad. Sci. Paris, 249, 4, pp. 1282-1284, 1959. Jacob, F., la Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970. Keller, E. F., Refiguring Life : Metaphers of 20th Century Biology (1995), New York, « Le Rôle des métaphores dans les progrès de la biologie », Le Plessis-Robinson, 1999. Kourilsky, F., les Artisans de l’hérédité, Odile Jacob, Paris, 1987.

Morange, M., Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte, Paris, 1994 ; la Part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998. ! ADAPTATION, GÉNÉTIQUE, RÉGULATION ∼ GÈNE ALTRUISTE BIOLOGIE Gène susceptible de déterminer un comportement altruiste. Les insectes, les animaux sont capables de comportement altruiste : l’ouvrière renonce à une descendance en faveur de la reine ; une termite peut se faire exploser en projetant sur des attaquants un liquide toxique ; un oiseau peut émettre un cri d’alarme qui sauve ses congénères, mais le condamne en le signalant au prédateur. Partie de l’étude des insectes sociaux, la sociobiologie affirme que nos comportements (et nos croyances) sont génétiquement déterminés. Cette thèse comporte deux difficultés majeures : (1) faire porter le poids de la détermination causale sur un seul facteur ; (2) identifier ce facteur causal au gène. Or, non seulement un processus biologique déterminé peut être produit par une pluralité de causes actuelles, mais la décision organique de transcrire un gène déterminé peut dépendre des produits de plusieurs gènes, ou encore d’une réponse plus globale de l’organisme aux variations de son environnement. L’expression de « gène altruiste » relève, en outre, de ce que N. Jerne appelle une vision « instructive » (causalité directe, presque toujours fausse) et non pas « sélective » (causalité indirecte) des processus biologiques, et semble désigner seulement notre ignorance d’une « pluralité » de causes sélectives. Nicolas Aumonier ✐ Jerne, N. K., « Antibodies and learning : selection versus instruction », The Neurosciences. A study program, G. C. Quarton, T. Melnechuk, Schmitt, F.O. (éd.), The Rockefeller University Press, New York, 1967. Morange, M., la Part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998. Wilson, E. O., Sociobiology : The New Synthesis, Harvard University Press, Cambridge, 1975. ! GÈNE, GÉNÉTIQUE, RÉGULATION ∼ GÈNE ÉGOÏSTE BIOLOGIE

1. Gène, ou séquence non codante, susceptible de proliférer sans utilité dans l’ADN. – 2. Point de vue évolutionniste concevant les organismes comme de simples supports de la perpétuation de l’ADN. 1. Après que Watson et Crick eurent révélé la structure en double hélice de l’ADN, que l’hypothèse d’un code génétique eut aussitôt été proposée, et que ce code eut été décrypté (1961-1966), il paraissait évident que la continuité du filament protéique était construite à partir de la continuité de la séquence des bases de l’ADN. Or, de nombreux organismes possèdent des gènes discontinus. Certains sont éparpillés en plusieurs endroits de l’ADN. D’autres apparaissent après un tri effectué sur l’ARN messager (excision des introns, non codants, et épissage des exons, codants). De sorte qu’un organisme contient parfois beaucoup plus d’ADN non codant que d’ADN codant. La proportion d’ADN non codant semble augmenter en fonction du degré d’évolution de l’organisme. Chez l’homme, la proportion d’ADN codant est d’environ 1 % - 2 %. Enfin, chez la plupart des organismes, les gènes semblent répétés plusieurs fois, soit qu’ils aient trouvé avantage à démultiplier le codage d’une protéine importante, soit downloadModeText.vue.download 470 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 468 qu’il y ait eu un avantage plus structural que fonctionnel à laisser s’accumuler des doubles au cours de l’évolution, ou encore que l’organisme n’ait pas été capable de contrôler une certaine prolifération génétique. C’est à ces grandes zones non codantes, et aussi à ces très longues zones de répétition qu’Orgel et Crick donnent le nom de « gène égoïste », pour désigner le caractère inutile et parasitaire, d’après eux, de ces répétitions de gènes ou de séquences non codantes qui semblent avoir déjoué la sélection naturelle pour occuper le plus de place possible dans l’organisme. 2. Dans son ouvrage le Gène égoïste, le sociobiologiste anglais R. Dawkins affirme que les organismes ne seraient que le moyen utilisé par les gènes pour assurer leur survie et leur multiplication : « Nous sommes des machines destinées à assurer la survie des gènes, des robots programmés de façon aveugle pour transporter et préserver les molécules égoïstes appelées gènes ». Dawkins soutient que le « point de vue du gène » permet de comprendre l’utilité sélective de plusieurs pratiques naturelles violentes (combats des mâles pour conquérir les femelles, piqûres de guêpes paralysant sans le tuer un organisme capable d’abriter leurs larves, etc.) : permettre la survie des gènes. Ceux-ci maximisent leurs chances de survie en utilisant tous les moyens qui sont à leur disposition. Tout ce qui nous paraît beau dans la nature ne serait qu’un leurre destiné à favoriser cette survie. L’égoïsme des gènes, indifférents à toute notion de bien ou de mal, suffit à expliquer tous les comportements des êtres vivants.

▶ L’intérêt de cette hypothèse tient à la cohérence de son réductionnisme ; sa faiblesse, à ce qu’elle surestime le rôle des gènes. Nicolas Aumonier ✐ Dawkins R., le Gène égoïste, Éditions Menges, Paris, 1978. Doolittle W. F., Sapienza C., « Selfish Genes, the phenotype paradigm and genome évolution », Nature, 284, 1980, pp. 601-603. Orgel, L. E., Crick, F. H. C. « Selfish DNA : the ultimate parasite », Nature, 284, 1980, pp. 604-607. ! GÈNE GÉNÉALOGIE Du grec genealogein, « raconter les origines » ; « recherche de la filiation ». Depuis le XVIIe s., la généalogie est une science auxiliaire de l’histoire, ayant pour objet d’établir la suite des ancêtres d’une famille ou d’un individu. Au XIXe s., la recherche darwinienne sur « l’origine des espèces » et « la descendance de l’homme » donne au concept de généalogie une importance majeure, puisque l’explication de l’existence et des propriétés des diverses espèces relève d’un principe systématique de filiation entre elles. Mais c’est dans la perspective critique élaborée par Nietzsche que la généalogie va influer de façon décisive sur l’esprit de la connaissance historique d’une part, sur l’approche philosophique des valeurs, en particulier morales, d’autre part. GÉNÉR. D’une part, filiation réelle d’un être ou d’une représentation ; d’autre part, recherche qui permet d’établir cette filiation, et qui peut relever, selon l’objet d’étude, soit de la connaissance scientifique, soit de l’interprétation et de l’évaluation philosophiques. Généalogie et mythologie La Théogonie d’Hésiode a eu un système de filiation des et de structurer l’ensemble monde. Une telle généalogie

le mérite de fournir aux Grecs dieux leur permettant d’ordonner des êtres et des puissances dans le est d’un recours fréquent chez

les penseurs grecs, dès qu’il s’agit de concevoir, tant dans l’univers que dans les activités humaines un ordre principiel et de donner sens à cet ordre. En ce sens, la démarche généalogique s’attribue une fonction à la fois fondatrice et de dévoilement (les origines sont en deçà de l’histoire connue, et elles portent un sens qui subsiste dans le présent, mais sous une forme méconnaissable). Approche généalogique de l’évolution

Dans le champ des sciences du vivant, la recherche darwinienne sur « l’origine des espèces » et « la descendance de l’homme » donne à l’approche généalogique une importance majeure dans l’explication de l’existence et des propriétés des diverses espèces : l’évolution, déterminée par la sélection naturelle, implique entre les espèces successives, d’un point de vue structurel et fonctionnel, un principe de continuité, l’homme portant encore dans sa structure physique les traces indélébiles de son origine. Une approche généalogique de l’ensemble des espèces rend compte de l’unité et de la diversité du monde vivant, en rendant raison de chaque forme actuelle par ses origines, qui sont les formes dont elle dérive. Généalogie, philosophie et histoire La recherche de Rousseau sur les origines de la société, du langage et de la raison a une dimension généalogique manifeste : elle prétend reconstituer, au besoin par le détour d’une fiction méthodologique (l’homme des toutes premières communautés), la suite des circonstances qui vont provoquer des mutations remarquables dans la manière de produire, d’être affecté, de s’organiser et de penser des hommes, livrant ainsi à la conscience contemporaine les origines des inégalités, des injustices et des malheurs qui affectent l’homme de nos civilisations, et qui sont masquées par les évaluations convenues. Tout en maintenant cette visée de dévoilement des origines, Nietzsche donne une signification nouvelle à la généalogie philosophique, qu’il projette de développer à partir de son expérience philologique : à l’érudition traditionnellement attachée à collationner textes et discours sans se préoccuper de la vie qui a pu s’y exprimer et s’y interpréter, Nietzsche substitue par un acte fondateur une recherche des conditions de vie et des problèmes réels qui ont pu être à l’origine des textes anciens, afin de cesser de projeter à l’origine des interprétations esthétiques, morales ou métaphysiques issues de nos propres expériences ; il s’agit, par exemple, de reconstituer « l’ascétisme pratique des philosophes grecs, leurs tentatives courageuses et sévères pour vivre selon telle ou telle morale » 1. Il s’agit encore de « remonter des exigences d’intellection aux besoins originels de forme » et « du symbole émoussé par l’usage à sa force originelle » 2. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche entreprend la recherche des formes de volonté (et des états physiologiques qui en sont le soubassement) à l’origine « de nos oui et de nos non », présents dans nos jugements moraux et les raisons que nous leur donnons. Le « fil conducteur » de la généalogie est ainsi le corps en tant que texte caché, langage chiffré des affects. Cette « recherche » (Versuch) qui intègre les exigences

et les méthodes de la philologie, dans la mesure où elle s’efforce de reconstituer le sens originel des notions et des discours dont nous faisons usage, requiert, en outre, du chercheur une capacité à en reconnaître le soubassement vital et affectif ; d’où ce rapprochement, fréquent chez Nietzsche, du généalogiste et du médecin, ou du philologue et du phydownloadModeText.vue.download 471 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 469 siologiste. Mais la recherche généalogique se présente aussi comme une « expérience » (Experiment) consistant à retrouver et à éprouver les sentiments et les forces qui ont pu être à l’origine des concepts et des discours (moraux, principalement, dans la mesure où la genèse du discours moral révèle au généalogiste l’essentiel des procédés de transformation et de travestissement de la réalité en discours). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la prévalence des métaphores de l’ouïe (écoute, auscultation, résonance, interprétation musicale, rythme, tempo) qui font de la lecture généalogique des textes de la culture une forme d’écoute. La généalogie se présente désormais comme un travail de retraduction, qui considère le corps en tant qu’il porte les traces de l’ensemble des formes successives de dressage et d’éducation qu’il a subis, comme un texte plus originaire et plus déterminant que le texte qu’il proclame (qu’il s’agisse de morale ou de culture). C’est la raison du langage physiologique adopté par la généalogie nietzschéenne, qui vise moins à réduire les processus caractéristiques de la culture (création artistique, formes de dressage et d’éducation, formation de représentations et de croyances, par exemple) à leurs déterminations biologiques qu’à y déceler le travail d’interprétation (selon des modalités diverses de travestissement, de dénégation, de refoulement ou de déplacement) accompli par la culture à diverses périodes de l’histoire pour exprimer de façon fonctionnelle, et recevable par une communauté humaine, une expérience affective complexe, marquée par une série de mutations qui ont affecté ses formes et ses significations. Les titres mêmes des oeuvres principales de Nietzsche qualifient ce travail généalogique consistant à retrouver le corps originaire des humeurs, des penchants et des actions : la Naissance de la tragédie, Humain trop humain, Par-delà le bien et le mal, la Généalogie de la morale. Sous la sereine évidence des catégories et des formes expressives de la connaissance, de la vie sociale et de la morale se dissimule le texte terrible « des passions de haine, de cupidité, de jalousie, de domination » 3. Le langage de la psychologie et de la physiologie inaugure, dans l’usage qu’en fait Nietzsche, une nouvelle approche his-

torique des discours, des jugements et des institutions, marquée par une suspicion méthodique à l’égard de toute référence à quelque forme de nature ou d’essence censée porter dès l’origine leur signification et leur valeur : le sens et la valeur d’une institution ou d’un code ne cessent de traduire, dans leurs mutations successives, le travail et la composition des forces et des affects qui donnent réalité aux origines. La recherche des commencements réels se confond avec celle des vouloirs effectifs qui sont à l’oeuvre dans ces commencements : sans un travail de décryptage et d’évaluation de ces vouloirs, il ne saurait y avoir de généalogie philosophique. La fécondité théorique et pratique de cette conception de la généalogie n’a pas échappé aux penseurs posthégéliens de l’histoire ; dans la mesure où l’anamnèse historique ne fait plus dépendre sa possibilité de l’existence d’un processus historique téléologique, une archéologie des savoirs et des pouvoirs qui les sous-tendent s’impose comme un préalable indispensable à la compréhension des significations qui se sont constituées successivement, en un devenir qui n’est ni linéaire ni univoque, avant de produire nos propres conditions de vie, de connaissance et d’évaluation. L’oeuvre de M. Foucault est, à cet égard, exemplaire : de la mise en évidence des discontinuités entre systèmes de représentation à la recherche des conditions d’émergence et de constitution des diverses formes de subjectivité, la recherche généalogique se déploie en un double mouvement – d’élargissement du champ historique d’investigation, et d’exploration de plus en plus fine de l’espace d’intériorité qui permet à des individus de se reconnaître eux-mêmes comme sujets et de maintenir une marge d’autonomie par rapport aux normes relatives au système qui les assujettit. De l’Histoire de la folie à l’Histoire de la sexualité, de l’âge classique à l’Antiquité grecque et romaine, la recherche de Foucault semble prendre du champ par rapport à ses premières préoccupations ; la généalogie semble s’éloigner des mutations historiques et des déplacements constitutifs de l’âge classique, pour s’intéresser à l’ordre éthique qui se manifeste dans l’esthétique de l’existence des Anciens. En réalité, cet éloignement historique rapproche plus étroitement encore la généalogie de Foucault de celle de Nietzsche, dans la mesure où elle vise à retrouver dans le plus lointain passé des possibilités de vie et de pensée jusque-là perdues, ou déformées par la connaissance historique. Dans des conditions tout autres que les nôtres, les individus trouvent des modalités d’autonomie qui dessinent une possibilité de liberté qui n’est pas à jamais révolue. ▶ Loin de toute présupposition de « fondement originaire » (Ursprung), la généalogie accorde à la connaissance des origines et des commencements, dont la pluralité et l’étrangeté font le prix, la puissance pratique d’une véritable anamnèse. André Simha

✐ 1 Nietzsche, Fr., Aurore, § 195, tr. J. Hervier, OEuvres Complètes, vol. IV, Gallimard, Paris, 1970. 2 Nietzsche, Fr., « La vision dionysiaque du monde », tr. J.L. Backès, in Écrits posthumes, OEuvres complètes de Nietzsche, Gallimard, Paris, 1975, tome I. 3 Nietzsche, Fr., Par-delà le bien et le mal, § 22, tr. C. Heim, I. Hildebrand et J. Gratien, OEuvres Complètes, vol. VII, Gallimard, Paris, 1971. Voir-aussi : Foucault, M., Nietzsche, la généalogie, l’histoire, in Hommage à Hyppolite, PUF, Paris, 1971. Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1961. Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. 1 : la Volonté de savoir (1976), t. 2 : l’Usage des plaisirs, t. 3 : le Souci de soi (1984), Gallimard, Paris. Hésiode, Théogonie. La naissance des Dieux, éd. et tr. A. Bonnafé, Rivages, Paris, 1993. Nietzsche, Fr., Humain trop humain, tr. Robert Rovini, OEuvres Complètes, vol. III, 1-2, Gallimard, Paris, 1968. Nietzsche, Fr., La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960. Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), dans les OEuvres Complètes, vol. III, Gallimard, Paris, 1964. ! INTERPRÉTATION, ORIGINE, SENS GÉNÉRALISATION PHILOS. SCIENCES Attribution d’une propriété observée sur un nombre limité de cas à un nombre indéfini de cas semblables. Les usages de la généralisation sont très variés, allant de l’« induction complète » en mathématiques (où la généralisation universelle est valide) à la logique inductive et à la généralisation statistique (où la généralisation est seulement partielle). Dans tous les cas, ce passage du particulier au général constitue le procédé des divers genres d’induction. downloadModeText.vue.download 472 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 470 ▶ Cependant, dans les cas où la généralisation part d’observations empiriques, elle joue certes un rôle essentiel pour l’édification des lois scientifiques, mais sa validité demeure toujours limitée. En effet, une propriété constatée empiriquement pour un nombre fini d’éléments peut difficilement prétendre valoir a priori pour tous les cas possibles. Les limites de la généralisation empirique conduisent soit à relativiser la validité des lois empiriques inductives, soit à leur chercher un autre fondement. Alexis Bienvenu ✐ Carnap, R., Les fondements philosophiques de la physique (1966), Armand Colin, Paris, 1973. Popper, K., La logique de la découverte scientifique (1934), trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973. ! INDUCTION, PROBABILITÉ GÉNÉRATION Traduction du grec genesis, « devenir, engendrement ». GÉNÉR. Fait de venir à l’être. Parménide refuse que la génération et la destruction affectent l’être : la génération est en effet un passage de l’être au nonêtre qui contredit le strict monisme parménidien, de même que la corruption ou la destruction en sens inverse 1. Pour contourner l’interdit Parménidien, Aristote détermine la forme de la génération en tant qu’elle exige trois principes : un sujet qui ne change pas, un accident qui change, et le principe même de la privation qui convertit formellement un accident en son contraire. Ainsi les deux accidents contraires, qui ne peuvent s’affecter immédiatement, sont articulés par le sujet qui les reçoit successivement 2. Aristote considère par là qu’il a répondu à l’objection parménidienne, en faisant pour ainsi dire travailler par accident le non-être : « Pour nous, nous dirons qu’il n’y a pas de génération qui vienne absolument du non-être, ce qui n’empêche pas qu’il y en a à partir du non-être, à savoir, dirons-nous, par accident » 3. La privation est donc un non-être passager qui permet la génération, ce qu’Aristote réfère explicitement à la doctrine de l’acte et de la puissance : l’être en puissance constitue en effet une autre façon de concevoir le passage du non-être à l’être, en accordant au sujet la puissance des accidents contraires. Dans cette seconde perspective, qui travaille particulièrement les textes consacrés à la génération du vivant, il est possible de décrire tous les changements naturels comme des transformations de la matière qui, en tant qu’elle est puissance des contraires, accueille successivement des formes qui se suppriment réciproquement 4.

De la même façon, Leibniz considérera que les monades, qui ne peuvent être engendrées ni détruites par des changements naturels, enveloppent en revanche toute la succession des accidents qui leur seront attribués tout au long de leur existence 5 : et Leibniz conclut que la génération et la destruction ne sont que des processus d’enveloppement et de développement des puissances de la substance. Leibniz étaye sa conception de la génération en commentant les résultats des observations microscopiques des animalcules que réalisent à la même époque Van Leeuwenhoek, Malpighi, ou Swammerdam : le contenu philosophique de la question de la génération se trouve alors placé sous la juridiction scientifique de la question de l’embryologie. La conception de la génération se déploie à partir du XVIIIe s. dans l’horizon du débat entre épigénèse et préformation 6. Laurent Gerbier ✐ 1 Parménide, Fragment B VIII, tr. J.-P. Dumont, dans Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988, p. 261-262. 2 Aristote, Physique, I, 7, 190b29-191a3, tr. H. Carteron (1926), Les Belles Lettres, Paris, 1996, vol. I, p. 46. 3 Aristote, ibid., I, 8, 191a13-15, p. 48. 4 Aristote, De la génération et de la corruption, I, 318b, tr. Ch. Mugler, Les Belles Lettres, Paris, 1966, p. 14-15. 5 Leibniz, G. W., Monadologie, §§ 6-7 et 63-77, GF, Paris, 1996, pp. 243-244 et 256-260. 6 Caspar, Ph., Penser l’embryon, III, 6-7, Éditions Universitaires, Paris, 1991. ! DEVENIR, MATIÈRE, VIE ∼ GÉNÉRATIONS FUTURES De l’allemand künftige Generationen. Expression introduite par Hans Jonas en 1979 dans son ouvrage Das Prinzip Verantwortung. MORALE, POLITIQUE Objet d’obligation pour une éthique transformée, quand la simple présence d’un monde approprié à l’habitation humaine est menacée par le développement de la technique moderne. Selon H. Jonas, le développement de la technique moderne engage une transformation de l’agir humain telle qu’il dé-

borde le site de l’éthique traditionnelle. Celle-ci se limitait à ce qui est proche et présent. Or, les forces en jeu supposent un sujet collectif, font disparaître la différence entre le naturel et l’artificiel et concernent directement l’avenir. L’existence d’un monde pour les prochaines générations humaines est menacée. Ainsi, le futur devient directement l’horizon de notre responsabilité. La morale ne peut plus considérer la présence de l’homme comme une simple donnée, mais comme un objet d’obligation. Un nouvel impératif apparaît, selon lequel « nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures ». H. Jonas en recherche ensuite les conditions philosophiques précises. ▶ On remarquera que cette position implique un certain anthropocentrisme. Jean-Paul Paccioni ✐ Jonas, H., Das Prinzip Verantwortung, (Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1979) trad. « Le principe de responsabilité », Cerf, Paris, 1990. ! ÉTHIQUE, GÉNÉRATION, HOMME GÉNÉTIQUE W. Bateson propose ce terme, en 1905, pour désigner la science de la transmission héréditaire. BIOLOGIE 1. Branche de la biologie qui étudie la transmission des caractère héréditaires. – 2. Branche de la biologie qui caractérise les gènes, les protéines qu’ils codent et les fonctions de ces protéines. L’histoire de la génétique peut être divisée en trois périodes, qui correspondent aussi à trois champs différents de cette discipline. La première, issue de la découverte (1865), puis de la redécouverte (1900) des lois de Mendel (1822-1884), consiste downloadModeText.vue.download 473 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 471 à calculer l’occurrence de produits de croisements en supposant des entités physiques inconnues, les gènes (1900-1915). Loin de la notion de descendance, comprise de manière floue comme somme des influences ancestrales, et mathématisée plus tard par les biométriciens (Galton, Weldon, Pearson) à l’aide de coefficients de corrélation parents-enfants, Mendel établit trois lois – dominance, disjonction (ou ségrégation) et indépendance – qui permettent de prédire, à partir des génotypes des organismes croisés, l’arbre de probabilité des génotypes ultérieurs. Il devient alors possible de prédire au-delà de la génération présente. La médecine prédictive actuelle

s’appuie sur ces règles de probabilité, mais confond parfois les règles de transmission d’un caractère (qui peut dépendre de plusieurs gènes) avec les règles de transmission d’un seul gène. La génétique des populations s’inscrit, elle aussi, dans la voie ouverte par Mendel, en étudiant la dynamique des fréquences et des mutations géniques à l’intérieur de populations données. La deuxième période de la génétique, ouverte par Morgan (1866-1945) en 1915, s’efforce de localiser les gènes en dressant les premières cartes génétiques. La nature du gène reste encore inconnue. Les cartes génétiques actuelles, établies après recoupement de toutes les unités de séquence d’ADN analysées (« gels de séquences »), utilisent encore comme points de repère les données topologiques issues des méthodes de Morgan. La troisième période est celle de la génétique dite « moléculaire », commencée dans la seconde moitié du XXe s. avec l’identification de la nature chimique de l’ADN, et la meilleure compréhension du rôle des gènes par rapport aux protéines qu’ils codent (régulation de l’expression génétique, régulation de la réplication et de la différenciation cellulaire). Pourtant, le séquençage de l’intégralité de l’ADN de plusieurs organismes a fait apparaître l’existence de nombreuses séquences codantes dont la fonction reste inconnue. Les relations entre structures génétiques et fonctions protéiques requièrent encore le croisement de nombreuses connaissances pour être décryptées. ▶ Qu’il s’agisse de probabilités d’occurrences, de données topologiques ou d’études de fonctions et de régulations, il convient de nuancer souvent la présentation assurée de bien des résultats, en rappelant que la génétique, comme science de l’étude des gènes, oeuvre dans le domaine de la pluralité des causes, dans lequel ce que nous décrivons souvent de manière immobile, et dans un milieu de culture donné (celui du laboratoire), possède sa dynamique propre. Les nombreuses expériences qui corroborent la notion de déterminisme génétique et donc de science génétique ne doivent pas faire oublier que les voies déterminantes que nous connaissons ne sont peut-être pas les seules, et qu’elles peuvent changer. Nicolas Aumonier ✐ Correns, C. G., « Mendel’s Regel über das Verhalten der Nachkommenschaft der Rassen Bastarde », Berichte der Deutschen Botanischen Gesellschaft, 18, 1900, pp. 158-168. Danchin, A., la Barque de Delphes. Ce que révèle le texte des génomes, Odile Jacob, Paris, 1998. De Vries, H., « Sur la loi de disjonction des Hybrides », C. R. Acad.

Sc. Paris, 130, 1900, pp. 845-847 ; Des Spaltungsgesetz der Bastarde (Vorläufige Mitteilung), Berichte der Deutschen Botanischen Gesellschaft, 18, pp. 83-90. Gayon, J., article « Génétique », in Lecourt, D. (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999. Gros, F., les Secrets du gène, Seuil, Paris, 1986. Jacob, Fr., la Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970. Kourilsky, F., les Artisans de l’hérédité, Odile Jacob, Paris, 1987. Mendel, G., « Versuche über Pflanzen-Hybriden », Verhandlungen des naturforschenden Vereines in Brünn, 1865, 4, pp. 3-47. Morange, M., Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte, Paris, 1994 ; la Part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998. Morgan, T., Sturtevant, A., Müller, H., & Bridges, C., The Mechanism of Mendelian Heredity, Henry Holt, New York, 1915. Tschermak, E. (von), Über künstliche Kreuzung bei Pisum sativum, Berichte der Deutschen Botanischen Gesellschaft, 18, pp. 232-239. ! DÉTERMINISME, GÈNE ∼ ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE BIOLOGIE ! ÉPISTÉMOLOGIE ∼ PROGRAMME GÉNÉTIQUE BIOLOGIE Partie des informations contenues dans le génome, qui assurerait non la synthèse des composants de base, mais la régulation, dans le temps et l’espace de l’organisme, de cette synthèse : les biologistes s’intéressent particulièrement au programme génétique du développement. Cette notion trouve son origine dans les travaux de l’École française de biologie moléculaire menés par Fr. Jacob et J. Monod. Elle est en résonance avec la vision informationnelle des êtres vivants et de leur fonctionnement, qui a accompagné le développement de la biologie moléculaire dans la seconde moitié du XXe s. ▶ Cette comparaison entre le génome et un ordinateur fut très vite critiquée. Les travaux réalisés dans les décennies qui suivirent l’invention de ce concept ne révélèrent pas l’existence, chez les êtres vivants, d’un tel programme. Cette expression reste néanmoins utilisée comme une métaphore utile pour décrire le rôle des gènes dans le fonctionnement et le développement des organismes.

Michel Morange ✐ Atlan, H., La Fin du « tout génétique » ?, INRA, Paris, 1999. Kay, L. E., Who Wrote the Book of Life : a History of the Genetic Code, Stanford University Press, Stanford CA, 2000. Keller, E. F., Le Rôle des métaphores dans les progrès de la biologie, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1995. Maurel, M. C., et Miquel, P. A., Programme génétique : concept biologique ou métaphore ?, Kimé, Paris, 2001. Morange, M., « Le complexe T de la souris : un mirage riche d’enseignements » in Revue d’histoire des sciences, no 53, 2000, pp. 521-554. GÉNIE Du latin genius et ingenium, de gigno, « engendrer » et, par extension, « produire, causer », au sens physique et moral. La définition du génie pourrait être reprise de Dubos : « On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine » 1. Résumant en apparence l’opinion commune, cette définition se situe en fait à la charnière entre la conception ancienne et la conception moderne. L’origine latine – genius : divinité présidant à la naissance ; ingenium : caractère donné à la naissance – oppose un pouvoir spontané, naturel, à une compétence acquise. C’est l’abréviation genium qui semble avoir engendré le mot français génie, qui s’introduit dans la langue allemande autour de 1750 et y est d’abord traité comme un néologisme. La fusion downloadModeText.vue.download 474 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 472 de genius et d’ingenium vient cependant avant tout du tournant qui se produit dans la pensée anglaise du XVIIIe s., lorsqu’« avoir du génie » est remplacé par « être un génie ». Le concept est désormais associé à un pouvoir du sujet. Dans le même temps se produisent, d’une part, la rupture avec l’imitation et, d’autre part, l’émancipation du génie par rapport à la conception antique et prémoderne de l’ingenium. ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN. Don, aptitude ou faculté (trois termes qui ne s’équivalent nullement et dont la différence fait toute l’histoire du concept) de concevoir et / ou de réaliser des choses grandioses.

La rhétorique antique distinguait entre studium et ingenium 2, mais par ce dernier elle entendait l’inventio. Dans le rationalisme du XVIIe s., notamment chez Descartes (Regulae ad directionem ingenii), ingenium désigne l’« entendement ». Wolff a toutefois, comme du reste Leibniz, ouvert une perspective nouvelle : de même que la métaphysique n’est pas la science du réel mais la science de tout le possible, la mimésis ne doit pas être comprise en art au sens d’une plate imitation ; l’artiste invente des mondes possibles, bien que Dieu ne les ait pas retenus – des « fictions hétérocosmiques » (figmenta heterocosmica) 3. L’artiste, comme la nature, produit des représentations sensibles 4. Kant semble ne pas dire autre chose à propos du génie qui crée « comme la nature » et de l’art qui est un « analogon de la nature ». Pourtant, le point de vue à partir duquel est fondée l’expérience esthétique n’a plus rien à voir avec la métaphysique leibniziano-wolffienne, dans laquelle le monde (réel ou possible) reste la référence. L’esthétique devient avant tout une expérience subjective. Pour Kant, le génie est un talent « totalement opposé à l’esprit d’imitation », qui se caractérise au premier chef par son originalité (§ 46). L’origine des règles est à chercher dans le génie, mais, comme celui-ci tient son talent incommunicable de la nature (§ 47), il ne peut y avoir de contradiction entre l’art du génie et la nature. Le génie est exemplaire ; ses règles peuvent et doivent servir aux autres. Quant aux facultés de l’esprit qui constituent le génie (§ 49), il s’agit d’un « heureux rapport qu’aucune science ne peut enseigner et qu’aucun labeur ne permet d’acquérir » entre l’imagination et l’entendement. Les théories anglaises du génie (Addison 5, Hogarth 6, Warton 7, E. Young, W. Duff, A. Gerard, etc.) jouèrent un rôle décisif dans la transformation de sa conception au XVIIIe s., et influencèrent considérablement le Sturm und Drang allemand. En revanche, contrairement aux idées reçues, le XIXe s. et le romantisme ne sont pas l’apogée du génie. Hegel a, implacablement, fait le bilan du culte du génie. Il n’y voit qu’une manifestation de la subjectivité exacerbée, comparable à la

belle âme. Le destin romantique du génie est à ses yeux illustré notamment par « l’ironie divine et géniale » de F. Schlegel. La théorie schopenhauerienne du génie est à la fois une exacerbation et une brutale remise en question de la souveraineté du sujet génial, qui a pour conséquence le désenchantement du génie et inaugure l’intérêt pour les liens entre le génie et la folie. Opposant avec insistance le génie à « l’homme normal », Schopenhauer en arrive à une psychopathologie de la génialité et souligne notamment, en référence à Bichat, la similitude entre le génie et l’enfance 8. Cette conception constitue incontestablement un tournant, représenté notamment par Lombroso, qui voit dans la créativité géniale l’exutoire d’une forme dégénérative de psychose 9. À côté des innombrables études pathographiques 10 vont ensuite se multiplier aussi les études sur le génie comme phénomène social. Gérard Raulet ✐ 1 Du Bos, C., Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, 1719. 2 Entre autres : Horace, De arte poetica, pp. 409 sq. 3 Baumgarten, A., Méditations, § LII ; et Aesthetica, § 584 sq. 4 Baumgarten, A., Aesthetica, § 108-111. 5 Addison, Spectator, n° 160, 1711. 6 Hogarth, Analyse de la beauté, 1753. 7 Warton, Essai sur le génie et les écrits de Pope, 1756. 8 Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, suppl. livre III, chap. XXXI : « Vom Genie », in Sämtliche Werke, éd. Löhneysen, Francfort, Insel 1968, t. II, pp. 484-514. 9 Lombroso, C., Genio e follia, Turin, 1882. 10 Cf., entre autres, Jaspers, K., « Strindberg und Van Gogh. Versuch einer pathographischen Analyse unter vergleichender Heranziehung von Swedenborg und Hölderlin », in Arbeiten angewandter Psychiatrie, 5, 1922. ! ESTHÉTIQUE, FOLIE, IMAGINATION, INVENTION Mutation de sens au XVIIIe s. ; réduction d’emploi proposée par Kant et d’avance critiquée par Diderot. ESTHÉTIQUE Dispositions innées et acquises qui élèvent celui qui les

possède au-dessus des autres hommes et se signalent par des comportements, des entreprises ou des oeuvres tranchant sur le commun. Dans l’Antiquité, le génie qualifie la divinité qui engendre un individu et le protège, et, en un second temps, le talent à cultiver ou la force à développer sous sa protection. La réflexion se développe alors selon les deux axes de l’inventio et de la furor : pouvoir de synthèse et de trouvaille dans les arts libéraux, les arts mécaniques et les sciences, d’un côté ; et, de l’autre, inspiration, délire, enthousiasme, mais aussi manie. Au XVIIe s., l’ingenium est rapproché d’acumen, qui signifie « ce qui perce, au sens physique et moral », autrement dit la finesse et la pénétration. Matteo Peregrini et Baltasar Gracián y voient le pouvoir humain le plus haut dans des domaines aussi différents que la poésie, la philosophie ou la politique. Et le chevalier de Méré place l’« esprit » au-dessus de la raison. Un pas décisif est franchi au XVIIIe s., quand les « grands artisans » et les « illustres auteurs » ne sont plus seulement crédités de génie, mais baptisés de ce nom. Ainsi sera rendue possible à l’âge romantique la transformation du génie en idéal, supplantant ceux du saint, du chevalier, du cortigiano ou de l’honnête homme. Contre Du Bos, qui tente de réduire le génie à une heureuse conformation du sang et du cerveau, et Helvétius, qui voit en lui une simple combinatoire, fruit du hasard et de l’éducation, Diderot excipe de l’expérience vécue pour souligner l’« impulsion tyrannique du génie » et montrer son appartenance à la « nature plastique universelle », selon Shaftesbury 1. C’est dans cet horizon que kant définit le génie comme « la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature confère ses règles à l’art » 2. Étant donné que le génie ne saurait « indiquer scientifiquement comment il réalise son oeuvre », Kant estime « ridicule » de le confondre avec le savant 3. Or, si l’art constitue sans doute le domaine d’élection du génie, l’erreur ne consiste-t-elle pas à limiter a priori son downloadModeText.vue.download 475 sur 1137

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473 champ d’exercice ? Diderot, en tout cas, se plaisait à souligner les « extravagances » des grands physiciens expérimentaux et des grands philosophes. ▶ Quelle que soit la valorisation dont la notion a été l’objet, d’un point de vue critique, la question se pose néanmoins de savoir s’il ne vaut pas mieux tenter de cerner le sublime d’actes, d’oeuvres ou de segments d’oeuvres déterminés, plutôt que de recourir trop vite à une causalité géniale, dont l’obscurité, rançon du prix, prête à des manoeuvres souvent peu convaincantes et suspectes. Baldine Saint Girons ✐ 1 Shaftesbury (Cooper A. A., comte de), Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times (1711), L. E. Klein, Cambridge U. P., Cambridge, 1999. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 46, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968, p. 138. 3 Ibid. § 47, p. 141. Voir-aussi : Diekmann, H., « Diderot’s conception of genius », in Journal of the History of Ideas, 1941. Matoré, G., et Greimas, A. J., « La naissance du génie au XVIIIe s. », in le Français moderne, octobre 1957. ! ARTISTE, CRÉATION, SUBLIME, TALENT GÉNITAL ! ENFANTIN GENRE Du latin genus, « naissance », « origine » ; par suite, « toute réunion d’êtres ayant une origine commune et des ressemblances naturelles ». PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Au sens biologique, subdivision de la famille. Au sens logique, classe qui englobe d’autres classes de moindre extension : les espèces. Le genre est un des cinq universaux, ou prédicables. Aristote donne trois définitions du genre 1 : génération continue des choses ayant la même forme (par exemple, le genre humain) ; ce qui remonte à une naissance ou une origine commune (une race ou une ethnie) ; le premier composant de la formule répondant à la question « qu’est-ce que l’être

dont il s’agit ? » (par exemple, « animal » dans la définition de l’homme animal raisonnable) : en ce dernier sens, philosophiquement le plus important, le genre est ce qui se prédique essentiellement de plusieurs choses spécifiquement différentes 2. En tant que prédicable essentiel bien que non coextensif de la substance première, il est substance seconde 3. Porphyre, dans l’Isagoge, remanie et systématise l’organisation des « prédicables », (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident). Il contribue également à expliciter les problèmes soulevés par la conception du genre chez Aristote. Il nie, d’une part, contre les stoïciens 4, l’existence de tout genre suprême, fidèle en ce sens à la thèse de l’incommunicabilité des genres soutenue par Aristote 5. Il évoque, d’autre part, la question du statut ontologique des genres et des espèces, reprise dans le cadre des polémiques de la fin du Moyen Âge, opposant les tenants d’un réalisme des universaux comme Duns Scot au nominalisme de Guillaume d’Occam. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 28, 1024 a 28 sq. 2 Aristote, Topiques, I, 5, 102 a 31. 3 Aristote, Catégories, 5, 2 b 28 sq. 4 Alexandre d’Aphrodise, In Aristotelis Topicorum, 359, 12-16. 5 Aristote, Métaphysique, X, 7, 1057 a 26. Voir-aussi : De Libéra, A., La querelle des universaux, de Platon à la fin du Moyen Âge, Seuil, Paris, 1996. ! ACCIDENT, CATÉGORIE, DÉFINITION, DIFFÉRENCE, DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE, ESPÈCE, NOMINALISME, PRÉDICABLE, PROPRE, RÉALISME, UNIVERSAUX ESTHÉTIQUE Ensemble formé par les propriétés non contingentes communes à une classe d’oeuvres littéraires ou artistiques. La notion de genre appartient d’abord à la poétique, comprise depuis Aristote comme l’étude des faits verbaux artis-

tiques. En tant que telle, elle se trouve avoir été étroitement liée à la réflexion sur la littérature. S’il est indéniable que certains genres peuvent être tenus, à une époque donnée, pour constitutivement littéraires (tel le roman aujourd’hui) 1, il s’en faut pourtant que la question des genres recouvre celle de la littérarité. La mise en oeuvre et la perception de traits d’ordre générique mobilisent en effet des catégories et des processus cognitifs qui, par delà le domaine des oeuvres littéraires, ouvrent sur une typologie générale des discours. C’est bien ce qu’indique déjà la distinction aristotélicienne entre « récit » (diègèsis) et « représentation dramatique » (mimésis), dans la mesure où ces deux modes d’énonciation définissent pour partie le cadre pragmatique dans lequel s’insère l’énoncé 2. De fait, comme J.-M. Schaeffer l’a montré 3, le statut générique de tout énoncé est nécessairement déterminable en fonction des choix inhérents à l’acte locutoire dont il est le produit : outre le mode d’énonciation (à travers l’opposition entre récit et représentation dramatique, mais aussi entre récit factuel et récit de fiction), ils concernent le pôle du destinataire (le destinataire d’une lettre est déterminé, celui d’un récit de fiction ne l’est pas, tandis que le roman par lettres se construit sur la dissociation entre destinataire fictif et destinataire réel) et la dominante illocutoire (l’énoncé effectue-t-il une description ? une demande ? une menace ?, etc.). À la différence des précédents, les choix que font intervenir les autres aspects génériques ne sont ni constituants ni obligatoires : ils en appellent à des modèles formels et thématiques qui ou bien font l’objet de prescriptions explicites (règles de la poésie à formes fixes, de la tragédie française classique), ou bien donnent lieu à des relations directes d’imitation et de transformation (ou relations hypertextuelles) entre des oeuvres singulières 4. Dans l’un et l’autre cas, ces règles normatives peuvent être modulées et même violées sans que la référence au modèle cesse d’être perçue. C’est à ces règles que se rapportent les prescriptions de la rhétorique classique régissant les rapports entre les « styles » (soutenu, médian, familier) et les trois grands « genres » de l’éloquence, que sont les genres judiciaire, délibératif et démonstratif ; c’est d’elles que participent les divers « arts poétiques » qui ont fait autorité jusqu’au seuil de l’époque des modernités, et c’est sur l’obsolescence de ceux-ci que s’est construit le credo moderniste (soutenu en France par Blanchot) d’une fin des genres. Enfin, des travaux comme ceux de A. Jolles (sur les « formes simples ») 5, de E. Staiger (sur les « tonalités affectives ») 6, de N. Frye (sur les « modes thématiques ») 7 ont particulièrement contribué à isoler une quatrième famille de downloadModeText.vue.download 476 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 474 parentés génériques : alors que les parentés pragmatiques ou normatives correspondent à des choix auctoriaux et sont donc causalement motivées, celles-ci reposent sur l’extraction des ressemblances « objectives », formelles ou surtout thématiques, que présentent des oeuvres pouvant appartenir à des traditions très éloignées dans le temps et dans l’espace. Comme celle des constantes pragmatiques, bien que d’une manière différente, l’existence de constantes thématiques qui ne seraient pas historiquement déterminées pose la question des universaux. Quoi qu’il en soit, la diversité, l’hétérogénéité et la variabilité des aspects sémiotiques sur lesquels reposent les catégories génériques s’opposent aussi bien aux tentatives de formalisation systématique (comme celle entreprise par Hegel dans ses Leçons d’esthétique) qu’aux descriptions qui assimilent les genres à des causes agissantes dotées d’une autonomie et d’une « vie » propres (Brunetière). Les mêmes observations vaudraient sans doute pour les différents genres liés aux arts non verbaux, tels que la peinture, la sculpture, la musique, la danse, etc., qui ne connaissent vraisemblablement que les règles normatives. On remarquera seulement à ce propos que la réflexion sur les genres artistiques a été longtemps obérée par les orientations de la poétique classique : les distinctions entre les différents genres picturaux, qui devaient aboutir à une « hiérarchie » restée indiscutée jusqu’au XIXe s., n’ont pu prendre effet que dans le contexte d’une culture humaniste qui faisait de la littérature le paradigme de référence de la peinture (ut pictura poesis). ▶ Liée très longtemps à la poétique et à la rhétorique, la notion de genre a été renouvelée par les développements de la pragmatique et reçoit un nouvel éclairage des recherches sur les opérations classificatoires induites par la perception. Bernard Vouilloux ✐ 1 Genette, G., Fiction et Diction, Seuil, Paris, 1991, pp. 11-40. 2 Genette, G., Introduction à l’architexte, Seuil, Paris, 1979, p. 17. 3 Schaeffer, J.-M., Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Seuil, Paris, 1989.

4 Genette, G., Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982. 5 Jolies, A., Formes simples (1930), Seuil, Paris, 1972. 6 Staiger, E., Grundbegriffe der Poetik, Zurich, 1946. 7 Frye, N., Anatomie de la critique (1957), trad. Gallimard, Paris, 1969. Voir-aussi : Combe, D., Les genres littéraires, Hachette éducation, Paris, 1992. Hamburger, K., Logique des genres littéraires (1957), trad. Seuil, Paris, 1986. Molino, J., « Les genres littéraires », in Poétique, 1993, pp. 3-28. Todorov, T., Les genres du discours, Seuil, Paris, 1978. ! PRAGMATIQUE, ROMAN, STYLE GÉOMÉTRIE Du latin geometria, du grec geômetria, « science de la mesure de la terre ». Avec les Éléments d’Euclide, une science rigoureusement déductive dont les objets sont les figures et leurs rapports est durablement codifiée. La géométrie classique, euclidienne, semble avoir pour elle, outre sa rigueur et sa valeur discursive, une profonde et inaliénable connivence avec notre expérience du monde. Elle pourra donc aussi bien être mise au service des doctrines de l’idéalisation des objets mathématiques, de la donnée de ces mêmes objets par abstraction, ou encore de conceptions qui y voient une science expérimentale. Elle sera aussi exploitée pour valider, voire constituer, le concept d’intuition. MATHÉMATIQUES À partir d’un sens premier concret et pratique, le terme désigne, depuis les débuts du XXe s., un ensemble de théories hypothético-déductives distinctes et qui n’ont en principe pas de fondement dans notre expérience du monde. Trois extensions de la pensée mathématique et logique ont brisé ce cadre qui semblait devoir être commun à toute pensée géométrique. L’association, d’une part, du calcul algébrique, des algorithmes infinitésimaux et des théories fonctionnelles d’une part et, d’autre part, la géométrie classique (débutée au XVIIe s.

et poursuivie depuis) a donné naissance à la géométrie analytique, dont les procédures ramènent les objets et les lieux géométriques à des expressions formelles, et les raisonnements à des considérations sur les équations qui en expriment les propriétés. Les énoncés premiers de la géométrie ont été soumis à une critique intense de nature logique qui a fait apparaître la relativité de certains d’entre eux, en particulier de la cinquième demande euclidienne. La cohérence et la complétude de la théorie se sont trouvées sauvegardées quand bien même était nié ce postulat. Il en est résulté des géométries non euclidiennes (hyperbolique et elliptique, inventées au cours du XIXe s.) qui, découplées de notre expérience sensible grossière, sont de nature hypothético-déductive. Le rejet, par Véronèse et Hilbert, de l’axiome d’Archimède génère des géométries plus générales encore. Enfin, la diversité des concepts d’espace considérés par les mathématiciens contemporains a achevé la destruction de toute vision unique de la géométrie. Lorsque Kant écrit que la géométrie est la « science de toutes les espèces possibles d’espace », il consacre – involontairement peut-être – cet éclatement. Une classification de ces multiples géométries a été proposée par F. Klein en 1872. Dans ses Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes, celui-ci formule ainsi son programme général : « Étant donné une multiplicité et un groupe de transformations de cette multiplicité, en étudier les êtres au point de vue des propriétés qui ne sont pas altérées par les transformations du groupe, soit développer la théorie des invariants relatifs à ce groupe ». Vincent Jullien ∼ GÉOMÉTRIE ANALYTIQUE PHILOS. MODERNE Ce terme ne désigne aujourd’hui aucun domaine des mathématiques. S’il a eu un sens assez rigoureux au XVIIe s., ce fut bien éphémère. L’expression est attachée à l’oeuvre de Descartes ; non pas que celui-ci l’ait lui-même défendue, mais parce qu’elle fut régulièrement utilisée par ses commentateurs et par bien des historiens de la philosophie. Elle n’est certes pas illégitime tant il est vrai que pour Descartes, comme d’ailleurs avant lui pour Viète, la grande réforme des mathématiques devait consister en l’application de l’analyse à la géométrie. L’Algèbre nouvelle, de Viète, commence ainsi : « Il se rencontre, dans les mathématiques, une certaine manière et façon de rechercher la vérité, laquelle on dit avoir été premièrement inventée par Platon, que Théon a appelé Analyse. » La conception cartésienne de l’analyse trouve un domaine privilégié d’élaboration et d’application dans ce domaine simple du savoir

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 475 que sont les mathématiques ; on sait que la réunion de la nature géométrique des objets mathématiques et de l’ordre algébrique nécessaire qui doit y régner produira ce que l’on pouvait bien, alors, nommer la géométrie analytique. C’est d’ailleurs ce qu’illustre d’Alembert en définissant la « méthode analytique en géométrie [comme] la méthode de résoudre les problèmes, et de démontrer les théorèmes de géométries, en y employant l’analyse ou l’algèbre » (article « Analyse », Encyclopédie méthodique, vol. I, 49 a). ▶ L’histoire des mathématiques a cependant établi une sorte de distance entre l’analyse et l’algèbre, qui associe immédiatement la pensée de l’infini, du continu et des limites à celle de l’analyse ; l’algèbre relevant du dénombrable ou encore des équations polynomiales. Pour cette raison, le terme de « géométrie analytique » ne peut certainement plus désigner la réunion de l’algèbre et de la géométrie. Si, d’un autre côté, on évoque l’analyse, rien n’implique nécessairement qu’il s’agisse de géométrie. Une branche des mathématiques fait toutefois vivre le vocabulaire déjà en usage à l’âge classique ; en effet, on désigne aujourd’hui par « géométrie algébrique » ce domaine des mathématiques qui traite des ensembles de points définis par des équations polynomiales. Vincent Jullien GESTALTHEORIE ! FORME GESTELL ! DISPOSITIF GETTIER (PROBLÈME DE) Du nom du philosophe américain E. Gettier. PHILOS. CONN. Problème consistant à se demander si la définition traditionnelle de la connaissance comme croyance vraie justifiée est adéquate. Depuis le Théétète de Platon, on définit la connaissance comme croyance vraie pourvue de raison. Gettier 1 propose des contre-exemples à cette formule, dans lesquels un agent a une croyance vraie justifiée, mais où l’agent n’est pas relié de manière appropriée à la vérité de sa croyance : par exemple, je crois de manière justifiée que mon auto est à présent garée

dans la rue, mais, à mon insu, un voleur l’a dérobée et remise opportunément à sa place, en sorte que c’est pur hasard si ma croyance est vraie et justifiée. ▶ Ces contre-exemples de connaissances accidentelles, déjà relevés par Platon et Russell 2, ont été abondamment discutés dans la théorie de la connaissance contemporaine de tradition analytique, et ont conduit à des théories complexes de la justification des connaissances, notamment comme processus fiable. Pascal Engel ✐ 1 Gettier, E., « Is Justified True Belief Knowledge ? », in Analysis, 1963. 2 Russell, B., Problèmes de philosophie, Payot, Paris, 1995. Voir-aussi : Engel, P., « Philosophie de la connaissance », in P. Engel éd., Précis de philosophie analytique, PUF, Paris, 2000. ! CONNAISSANCE, CROYANCE, ÉPISTÉMOLOGIE GEVIERT ! QUADRIPARTI GEWORFENHEIT ! ÊTRE-JETÉ GNOSE, GNOSTICISME Du grec gnôsis, « connaissance ». PHILOS. RELIGION Connaissance parfaite des vérités divines, par laquelle on peut unifier les doctrines ésotériques des différentes sectes et des religions. Si la gnose ne désigne à l’origine que la véritable connaissance de Dieu que recherche le croyant, s’opposant par là aux fausses connaissances et aux illusions du monde temporel 1, son approfondissement a donné lieu au développement d’une hérésie syncrétique. On appelle en effet gnosticisme le courant éclectique philosophique et religieux qui, aux IIe et IIIe s., entend synthétiser la connaissance divine parfaite, et qui repose sur un ensemble de dogmes aux origines mal

définies, parmi lesquels le dualisme strict, le rejet du monde, et la considération de la hérarchie des puissances qui articulent l’âme à l’Un 2. Le Christ et Dieu lui-même se trouvant comptés par les gnostiques au nombre de ces puissances intermédiaires, le gnosticisme a suscité une intense activité de réfutation chez les premiers Pères de l’Église 3. Laurent Gerbier ✐ 1 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 8, 1-4, Nouveau Testament, tr. Osty & Trinquet, Seuil, Paris, 1974, p. 356. 2 Puech, H.-Ch., En quête de la Gnose, vol. I-II, Gallimard, Paris, 1978. 3 Irénée de Lyon, Contre les hérétiques, tr. A. Rousseau, Cerf, Paris, 1991. ! CONNAISSANCE, HÉRÉSIE, MANICHÉISME GNOSÉOLOGIE De gnôsis, « connaissance », et logos, « discours », « science ». GÉNÉR., PHILOS. CONN. Doctrine ou partie de doctrine traitant des fondements, des modes et de la valeur de la connaissance. La notion de gnoséologie, qui désigne de façon neutre un ensemble de thèses portant sur la connaissance humaine, se présente comme un axe transversal autour duquel se rassemblent des auteurs et des textes hétérogènes, axe qui permet d’identifier un souci théorique commun à leurs perspectives différentes : la gnoséologie nomme ainsi un objet problématique que l’on peut retrouver dans le Théétète de Platon, dans les Méditations métaphysiques de Descartes, dans la Critique de la raison pure de Kant et dans l’Idée de la phénoménologie de Husserl. La gnoséologie se distingue également par là de la critique, en ce sens qu’elle ne cherche downloadModeText.vue.download 478 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 476 pas à déterminer systématiquement et « de l’intérieur » les limites du pouvoir de connaître, mais plutôt à décrire « de l’extérieur » les processus d’acquisition et d’élaboration de la connaissance.

Laurent Gerbier ! CONNAISSANCE, CRITIQUE (PHILOSOPHIE), SCIENCE GÖDEL (THÉORÈME DE) LOGIQUE, PHILOS. CONN. Nom donné aux deux résultats d’incomplétude obtenus par Gödel en 1931 ; selon le premier, pour chaque théorie mathématique T consistante et suffisamment riche (c’est-à-dire contenant au moins un certain fragment élémentaire de l’arithmétique), il existe une formule du langage de T qui est indécidable dans T, c’est-à-dire qui ne peut y être ni prouvée ni réfutée ; selon le second, dans les mêmes conditions, la formule du langage de T qui exprime le fait que T est consistante ne peut être prouvée dans T. Les résultats d’incomplétude de Gödel reposent sur un argument proche du « paradoxe du Menteur », qui tire une contradiction d’une phrase affirmant sa propre fausseté, et dont découle le fait que le prédicat « vrai dans T » ne peut être exprimé dans le langage de T. Mais la « formule de Gödel pour T », qui affirme sa propre indémontrabilité dans T, peut être, quanta elle, exprimée dans le langage de T sans aucune contradiction. L’écriture de cette formule est obtenue par « arithmétisation de la syntaxe » : à l’inverse de la notion abstraite de vérité, la notion de démonstration dans un système formel, qui est de nature entièrement combinatoire, peut être adéquatement représentée dans un fragment élémentaire de l’arithmétique. Le premier théorème d’incomplétude donne un exemple de formule arithmétique vraie (dans le « modèle standard ») mais indémontrable dans T : comme ce théorème s’applique à toute théorie du même type, il en résulte qu’aucun système formel ne peut prouver toutes les vérités arithmétiques et rien qu’elles. En d’autres termes, un système comme l’arithmétique de Peano est non seulement incomplet, mais incomplétable. Le second théorème d’incomplétude montre, quant à lui, l’impossibilité d’atteindre l’objectif que Hilbert s’était fixé, à savoir de donner une preuve « finitiste » de la consistance de

l’arithmétique : une théorie arithmétique ne peut prouver sa propre consistance, sauf dans le cas trivial où elle est, justement, inconsistante. Jacques Dubucs ✐ Le Théorème de Gödel, trad. J.-B. Scherrer, Seuil, Paris, 1989. ! ARITHMÉTIQUE, COMPLÉTUDE, CONSISTANCE, DÉCIDABILITÉ, DÉMONSTRATION, EFFECTIVITÉ GOODMAN (ÉNIGME DE) ÉPISTÉMOLOGIE, LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE x est bleu =déf x a été examiné avant l’instant t et on constate qu’il est vert, ou x n’est pas examiné avant t et il est bleu. Dès lors, une émeraude examinée aujourd’hui, et dont on constate qu’elle est verte, ou examinée après t, est bleue ; donc elle est bleue. Cette énigme a été inventée par le philosophe américain N. Goodman en 19531. Elle a été au centre d’une floraison d’articles dans les années 1960 et 1970, et sa discussion se poursuit aujourd’hui 2. L’enjeu véritable de l’énigme est peut-être moins épistémologique que métaphysique : les prédicats que nous utilisons ne correspondent pas à des propriétés réelles des choses, mais constituent des catégories que nous projetons sur la réalité et qui sont implantées dans notre langage. Dès lors, on peut dire avec I. Hacking : « Qu’est-ce qui fait que certains prédicats sont projectibles ? Rien. [...] La seule évidence de projectibilité est l’histoire de l’usage, ce que Goodman appelle l’implantation. » 3. Roger Pouivet ✐ 1 Goodman, N., « La nouvelle énigme de l’induction » (1954), trad. fr. dans Faits, fictions et prédications, Minuit, Paris, 1984. 2 Stalker, D. (éd.), Grue, Open Court, La Salle, III, 1994. 3 Hacking, I., Le plus pur Nominalisme, l’énigme de Goodman, trad. fr. l’Éclat, Combas, 1993, p. 99. ! INDUCTION, NOMINALISME GOÛT Du latin gustus, « action de goûter », « dégustation » et « goût d’une chose ». Concept central au XVIIIe s., critiqué par Hegel comme modèle de

connaissance des beaux-arts et réactivé dans le champ de la philosophie anglo-saxonne contemporaine. ESTHÉTIQUE Empreinte forte faite sur les sens, au propre (distinguer des saveurs) comme au figuré (recevoir une impression agréable ou désagréable). Le goût intéresse l’esthétique en tant que faculté d’exprimer un jugement de plaisir ou de déplaisir sur un objet contemplé et est alors indissociable d’une tension entre l’individuel et le collectif. Le concept de goût a été introduit comme aptitude à discerner une valeur généralement esthétique, par excellence la beauté dans un objet. Dès le XVIIe s., en France, le souci de définir des règles de l’art chez les théoriciens des Belles-Lettres, dans le théâtre de Corneille ou les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, permet de déterminer ce qui est beau. Au XVIIIe s., l’attrait des cours européennes pour le bon goût et l’intérêt des philosophes pour le jugement de goût (Hume, Kant) l’instituent en tant que notion cardinale. Cependant, cette détermination est aussi liée à une histoire plus ancienne qui éclaire l’origine de l’importance qui lui est donnée. Le terme gusto a déjà une histoire considérable dans l’Italie de la Renaissance 1 : proche du style, il renvoie à une activité singulière qui favorise une maniera personnelle, souvent l’expression d’un rapport de l’artiste à la beauté. La tradition d’analyse du jugement de goût qui s’établit à partir du XVIIe s. abandonne la force expressive du gusto mais maintient sa dimension individuelle. Selon Du Bos 2, le goût sert à apprécier la présence et le degré des émotions, fixés en nous par la perception d’un poème ou d’un tableau. Toutefois, comme la perception esthétique n’est pas ordinaire, le goût n’est pas n’importe quel sentiment mais un sentiment juste et public de l’art. L’analyse du goût comme faculté sensible aboutit à une recherche downloadModeText.vue.download 479 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 477 sociale visant la manière dont se forme le goût du public. Hume prend pour objet la détermination d’un sentiment juste du beau 3 ; la délicatesse du goût par laquelle l’esprit affine les émotions suscitées par les beaux-arts autorise l’énoncé de jugements justes sur l’art. Cette capacité esthétique est celle du bon critique chez qui le travail de connaissance des arts

développe une affectivité plus fine et plus profonde capable d’identifier les qualités réelles d’une oeuvre. La perspective kantienne est tout autre 4. Le jugement réfléchissant qu’est le jugement de goût rend possible la découverte de conditions subjectives de l’expérience esthétique attachées au sentiment de plaisir. Mais l’établissement d’un jugement de goût subjectif se fait à partir d’une aspiration à l’universalité. Car cette faculté subjective prétend en même temps énoncer des jugements de valeur universelle : celui qui juge subjectivement qu’une chose est belle sollicite par là-même l’adhésion de tous à son jugement. La définition d’un tel jugement en termes de sentiment désintéressé fait la valeur universelle du jugement de goût sur le beau. Parce que le plaisir du beau est affranchi de tout intérêt, la faculté de désirer et l’existence de l’objet étant mises hors circuit, il est impossible qu’un tel jugement soit lié à une inclination personnelle ou singulière. Il est le plaisir de tout homme. L’esthétique plus récente s’est souvent écartée de la réflexion sur le jugement de valeur qu’est le goût censé réduire l’appréciation artistique à des critères privés ou sociaux. La mise en cause de la prétention du concept à dire la vérité de l’art commence sans doute avec Hegel qui voit dans les philosophies du goût de simples expressions de la forme de la subjectivité la plus abstraite. La relation qu’instaure le goût reste relativement indéterminée ; il se limite à la surface des choses, en reste aux détails de l’art 5. À l’inverse, la philosophie anglo-saxonne maintient un travail important sur la notion de goût en insistant sur la tension exprimée par cette expérience entre perception et évaluation. Relativement à la valeur artistique d’une oeuvre, Budd 6 caractérise l’expérience d’appréciation de l’oeuvre d’art comme un acte complexe de l’intelligence. Dans un tel contexte, le goût est une activité humaine spécifique liée au plaisir qui détermine les propriétés esthétiques des objets. ▶ Le statut du goût, expérience singulière et règle générale, affaire de conduite et de disposition sociale, se heurte à un problème philosophique essentiel : comment être à la fois sentiment et jugement ? L’embarras de l’esthétique contemporaine à penser la place du goût et de l’évaluation, en particulier dans la réflexion sur l’art contemporain, ne révèle-t-il pas aussi la complexité d’un univers artistique éclaté, écartelé entre des genres stylistiques et des conceptions de la création incompatibles ? Dans un tel contexte, la réflexion sur le goût ne s’avère pourtant pas moins nécessaire dans la mesure où elle est sous-tendue par une compréhension de la constitution des propriétés esthétiques d’une oeuvre. Fabienne Brugère ✐ 1 Klein, R., « Giudizio et Gusto dans la théorie de l’art au Cin-

quecento », in la Forme et l’intelligible, Gallimard, Paris, 1970. 2 Du Bos, J. B., Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), rééd. ENSB-A, Paris, 1993. 3 Hume, D., OEuvres philosophiques (1777), trad. M. Malherbe, t. I, Essais moraux, politiques et littéraires, « De la règle du goût » et « De la délicatesse du goût et de la passion », Vrin, Paris, 1999. 4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. J. R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J. M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985. 5 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von Schenk, t. I, Aubier, Paris, 1995. 6 Budd, M., Values of Art, Penguin Books, Londres, 1995. Voir-aussi : Brugère, F., le Goût. Art, passions et société, PUF, Paris, 2000. ! AMATEUR, ART (ART POUR L’ART), BEAUTÉ, CRITIQUE D’ART, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE), PLAISIR, SATISFACTION, SENSIBILITÉ, SENTIMENT, VALEUR GOUVERNEMENT Du grec kubernan « diriger à l’aide d’un gouvernail » ; en latin, gubernare, « diriger un navire », « conduire, gouverner », qui a donné gubernatio, « conduite d’un navire », « gouvernement ». Défini d’abord dans un cadre de pensée religieux (le « gouvernement des âmes »), le concept de gouvernement, au Moyen Âge, a pris peu à peu un sens politique, s’identifiant au XVIIe s. à l’idée de souveraineté, avant de s’en distinguer au siècle suivant (Rousseau). MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE 1. Forme d’organisation d’un État, son régime constitutionnel (c’est en ce sens, issu de la notion grecque de politeia et synonyme du concept de régime, que l’on distinguait classiquement trois espèces de gouvernement, monarchique, aristocratique et démocratique) – 2. Pouvoir politique au sein de l’État, dans l’acception la plus large (autorité publique) ou la plus étroite (pouvoir exécutif, distinct du législatif) ; voire, enfin, la conduite même des affaires publiques, ou, plus spécialement, la manière d’exer-

cer cette action. Le champ d’application de la notion, jusqu’au XVIe s., englobait la conduite de soi-même (« se gouverner »), de sa maison et de ses enfants, mais aussi la direction des hommes, le soin des animaux et la gestion des choses, l’art de la navigation, les diverses modalités du commerce humain (fréquenter, ou avoir une influence sur l’esprit de quelqu’un), etc. C’est dans la pensée religieuse, dès le VIe s., que l’idée de gouvernement (regimen) fit l’objet d’une première élaboration doctrinale rigoureuse (Grégoire le Grand, Règle pastorale) 1. Par opposition au pouvoir des princes, fondé sur la crainte, le regimen se donnait pour tâche de guider les hommes, par l’exemple et par la persuasion, sur la voie du salut. Gouverner une personne ou une chose, c’était donc agir conformément à leur nature, comme l’écrit saint Thomas d’Aquin, pour « les conduire à la fin qui leur est due » 2. Cette conception finaliste, d’inspiration religieuse, domina la pensée politique jusqu’à la fin du Moyen Âge. Avec la séparation des sphères civile et religieuse, le gouvernement, dissocié de toute fin transcendante, ne tira plus son principe que de la seule nécessité des rapports de force. Gouverner, depuis Machiavel 3, c’était mettre en oeuvre l’ensemble des moyens, ordinaires ou extraordinaires, nécessaires à la conservation de l’État. L’idée de raison d’État, qui constitua, pendant un siècle, l’étoile polaire de la politique absolutiste, traduit cette identification du gouvernement avec la puissance souveraine. C’est Rousseau qui, dans le Contrat social, les distingua rigoureusement l’un de l’autre. Alors que, dans les monarchies, le gouvernement se confond avec la puissance souveraine, dans les Républiques (c’est-àdire « tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être »4), il lui est strictedownloadModeText.vue.download 480 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 478 ment subordonné. Selon les principes du droit public, il n’est que la puissance exécutive soumise à la volonté du souverain – la puissance législative qui appartient au peuple. « Qu’est-ce donc que le Gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que politique. » 5. C’est à cette condition qu’il ne reproduit

pas la domination de l’homme sur l’homme. ▶ Avec le développement de la pensée libérale, dans la seconde moitié du XVIIIe s., la question n’est plus seulement celle des limites de droit de l’action gouvernementale, mais celle de son extension souhaitable sur la société. À la dénonciation des abus du pouvoir s’ajoute désormais la critique de l’excès de gouvernement. C’est cette double problématique qui constitue le cadre des réflexions actuelles sur les pratiques de « gouvernance ». Michel Senellart ✐ 1 Grégoire le Grand, Règle pastorale (590-591), Cerf, Paris, 1992. 2 D’Aquin, T. (saint), De regno, II, 2, « Du royaume », Egloff, Paris, 1946, p. 115. 3 Machiavel, N., De principatibus (1513), « Le prince », PUF, Paris, 2000. 4 Rousseau, J.-J., Du contrat social (1762), II, 6, in OEuvres complètes, t. 3, Gallimard, Paris, 1964, p. 379. 5 Ibid., III, 1, p. 396. Voir-aussi : Derathé, R., Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, « État, souveraineté, gouvernement », Vrin, Paris, 1970, pp. 380-386. Foucault, M., Sécurité, territoire, population (cours au Collège de France, 1979), Gallimard-Seuil, Paris, 2003. Senellart, M., les Arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995. ! ÉTAT, LIBÉRALISME, RAISON D’ÉTAT, TYRANNIE GRÂCE Du latin gratia, traduction du grec charis, « ce qui donne ou éprouve de la joie » ; plus particulièrement, « bienveillance » et, en retour, « reconnaissance ». En anglais : grace ; en allemand : Grazie, Anmut ; en italien : grazia. Présente dès l’Ancien Testament sous sa forme hébraïque hén (bienveillance du puissant envers ses serviteurs), la grâce ne prend sa signification religieuse que dans les écrits pauliniens du Nouveau Testament. La réflexion théologique sur le concept de grâce est, avant tout, médiévale. MORALE, PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE Don gratuit et surnaturel que Dieu concède librement à sa créature afin qu’elle parvienne au salut éternel. Sur la base de la formule paulinienne de la grâce perçue comme une aide purement bienveillante de Dieu à l’égard

de l’homme en vue de lui faire vouloir ce qui est bon, sans que cela ne résulte d’un quelconque mérite (Phil., II, 13), Augustin va développer, dans sa controverse avec Pélage, la définition que les théologiens ultérieurs vont retenir : c’est un ensemble de dons distincts de la nature et de ses perfections par lesquels l’homme est destiné, justifié et glorifié (De gratia, c.XV, n.31). Le problème du mariage entre liberté de choix et causalité divine sera abordé plus directement par les scolastiques. Ils posent que c’est la grâce elle-même, à la fois surnaturelle et interne, qui assure cet impossible accord (saint Thomas d’Aquin, In IV Sent., dist. XXIX). La réflexion théologique sur ce concept durant cette période va donner naissance à de nombreuses distinctions. Parmi celles-ci, on peut retenir : « grâce incréée », Dieu lui-même, et « grâce créée », don surnaturel en l’homme ; « grâce de Dieu », don indépendant du Péché originel, « grâce du Christ », don dépendant de la rédemption. Mais, lorsque les médiévaux emploient le mot « grâce », c’est avant tout pour désigner la grâce habituelle ou sanctifiante, réalité créée, infuse et stable en l’âme, pour l’opposer à la grâce actuelle dont la fonction est de mouvoir l’homme de façon immédiate à des actions salutaires. Michel Lambert ✐ Rondet, H., Gratia Christi. Essai d’histoire du dogme et théologie dogmatique, Beauschesne, Paris, 1948. Saint Augustin, De gratia et libero arbitrio. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q.109-111. ! ÂME, BIEN, NATURE, PÉCHÉ, SAINTETÉ Notion essentielle dans l’évolution de l’esthétique philosophique au XVIIIe s., la grâce fonde la relation entre la morale et la sensibilité. ESTHÉTIQUE, MORALE Agrément, charme d’un être animé. Pour l’esthétique française du XVIIe s., la grâce dépasse la simple beauté, liée à des règles, par un « je ne sais quoi » (Bouhours), un « charme » associé à la naïveté 1. L’importance que revêt la notion de grâce dans l’esthétique schillerienne – et le projet politique d’éducation esthétique qui lui est lié – rompt avec le statut mineur de ce concept dans la poétique des Suisses (Bodmer, Breitinger), qui lui conféraient toutefois la fonction intéressante d’être une représentation indistincte de la beauté des petites choses. En 1759, dans son traité Von der Grazie in Werken der Kunst (Sur la grâce dans les oeuvres d’art) 2, Winckelmann oppose une grâce « plutôt dépendante de la matière », et une grâce qui exprime la moralité ; elle est

certes un « don du ciel », mais peut aussi « par l’éducation et la réflexion » retrouver la nature. De Wieland (Abhandlung vom Naiven [Traité sur la naïveté], 1755) 3, Schiller reprend par ailleurs l’idée que la grâce est le « reflet d’un coeur beau » – la belle âme. Il va utiliser cet héritage pour sa reformulation de l’esthétique kantienne, en concevant la grâce comme l’expression de l’harmonie entre « la sensibilité et la raison, le devoir et les penchants ». Mais surtout, dans son traité Sur la grâce et la dignité (1793), il définit la grâce comme une « beauté en mouvement ». Partant de l’opposition kantienne entre le beau naturel et le beau artistique, il distingue la beauté gracieuse de la beauté architectonique. Cette dernière est une création naturelle qui existe partout où la nécessité naturelle nous apparaît bien proportionnée ; par exemple dans le physique d’un être humain. La beauté gracieuse lui est incomparablement supérieure. Elle peut d’ailleurs être l’apanage d’un être humain dénué de beauté naturelle 4. Schiller rompt ainsi avec le canon de l’esthétique objective du rationalisme – les proportions – et avec la référence de l’esthétique classicisante à la beauté du corps humain. À cette objectivité architectonique il oppose non pas une définition subjective du beau, mais une autre forme d’objectivité : l’objectivation de la liberté dans l’être, du suprasensible dans le sensible, de l’âme dans le mouvement du corps. C’est pourquoi la grâce est la figuration de la beauté morale. Elle ajoute ce faisant à cette beauté morale un effet sensible qui réconcilie la morale avec les sens. La downloadModeText.vue.download 481 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 479 beauté architectonique ne peut que susciter l’étonnement ou l’admiration. Seule la grâce suscite le ravissement. Cette conception constitue l’aboutissement de la transformation à laquelle Schiller soumet l’esthétique kantienne pendant l’hiver 1792-1793 dans ses lettres à Körner (Kallias, oder über die Schönheit [Kallias ou Sur la beauté]). Pour lui, « la beauté est la liberté en tant qu’elle apparaît » (Freiheit in der Erscheinung). Elle n’est donc pas seulement belle apparence, mais expression phénoménale de la liberté. La grâce est « la liberté des mouvements volontaires ». Schiller fait de la grâce l’expression d’une beauté qui a non seulement une réalité objective, mais de plus une réalité animée – une beauté en mouvement, à partir de laquelle il va pouvoir aussi penser son inscription dans l’histoire, comme expression de la synthèse réussie entre la moralité et l’ordre naturel. Schiller s’inspire des philosophes anglais Home, Burke

et Hogarth 5, qui définissent la grâce comme la beauté du mouvement – Hogarth l’associant à l’arabesque (« serpentine line »), c’est-à-dire en termes kantiens à la « beauté libre ». Dans les Lettres sur les sentiments de Mendelssohn (1755) 6, autre source d’inspiration de Schiller, la grâce est également liée au mouvement. G. Simmel reprendra cette conception en définissant la grâce (Anmut) comme « beauté fluide » (fliessende Schönheit) 7. C’est vraisemblablement aussi de Home que Schiller tient l’opposition entre la grâce et la dignité. La grâce et la dignité parlent à deux composantes différentes de notre être ; elles ne sont pas à proprement parler contradictoires mais constituent une synthèse en mouvement, jamais achevée. Lorsque dans une représentation artistique la grâce et la dignité sont réunies, l’une parle à notre sensibilité, l’autre à notre nature suprasensible. Schiller suit là manifestement Shaftesbury 8. Gérard Raulet ✐ 1 Bouhours, D., les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Amsterdam, 1708. 2 Winckelmann, J. J., Von der Grazie in Werken der Kunst, in Werke, éd. J. Eiselein, 1825 sq, t. I. 3 Wieland, C. M., Abhandlung vom Naiven (1755), in Gesammelte Schriften, Berlin, 1916, t. I-IV. 4 Schiller, F., Über Anmut und Würde (1793), Nationalausgabe [NA], Weimar, 1943 sq, t. XX. 5 Burke, E., A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublim and Beautiful, Londres, 1757. Hogarth, W., The Analysis of Beauty, Londres, 1753. Home, H., Essays on the Principle of Morality and Natural Religion in Two Parts, Edimbourg, 1751. 6 Mendelssohn, Briefe über die Empfindungen, in Gesammelte Schriften, t. I, Stuttgart, B. Cannstatt, 1974. 7 Simmel, G., Einleitung in die Moralwissenschaft, 2 tomes, 1892-1893. 8 Shaftesbury, A. A. C., Characteristics of Men, Men, Manners,

Opinions, Times, 3 vol., Londres, 1711-1714. ! BEAUTÉ, BELLE ÂME, DIGNITÉ, NAÏF GRAMMAIRE Du grec graphein, « écrire ». LINGUISTIQUE Ensemble de règles permettant de construire, par applications successives, les signes complexes d’un langage, les phrases en particulier, à partir de signes plus simples. En linguistique, l’étude de la grammaire se subdivise en morphologie – étude de la façon dont les termes atomiques d’une langue, les mots, sont construits à partir de signes plus simples mais néanmoins pourvus de sens – et de syntaxe – étude des règles qui permettent de construire des phrases correctes à partir des mots. L’étude scientifique de la grammaire a été considérablement influencée par N. Chomsky. Celui-ci a formulé un programme de recherche visant à créer une grammaire universelle, c’est-à-dire un ensemble de catégories et de règles grammaticales applicables à toutes les langues humaines. La période contemporaine a vu se développer les approches formelles de la grammaire. Une grammaire formelle peut être définie comme un ensemble de règles, formulées dans un langage logique, permettant d’engendrer de façon mécanique l’ensemble des phrases grammaticalement bien formées d’une langue. Montrer qu’il existe une description formelle de la grammaire d’une langue s’avère une tâche importante pour les philosophes qui prennent au sérieux le principe de compositionnalité. Pascal Ludwig ! COMPOSITIONNALITÉ, FORME, LANGAGE, SÉMANTIQUE GRANDEUR MATHÉMATIQUES Qualité de ce qui est susceptible du plus grand et du plus petit, ou encore d’augmentation et de diminution. Comme l’écrit d’Alembert, « voilà un de ces mots dont tout le monde croit avoir une idée nette et qu’il est pourtant assez

difficile de bien définir » 1. Une première tradition présente dans les Éléments d’Euclide propose de comprendre la grandeur comme l’un des deux aspects de la quantité. Elle s’oppose alors à la multitude comme la quantité continue s’oppose à la quantité discrète. Seraient alors grandeurs de la géométrie, la ligne, la surface, le solide et l’angle. L’exclusion du nombre, quantité discrète, est récusée par bien des auteurs qui assimilent grandeur et quantité, en y réinjectant la distinction continu / discret. Cette distinction se retrouve, sous une autre forme chez d’Alembert qui considère les grandeurs abstraites et les grandeurs concrètes : la première « qui ne renferme aucun sujet particulier » relève alors du discret et la seconde « qui renferme deux espèces l’étendue et le temps » relève du continu. Une distinction supplémentaire oppose les grandeurs extensives qui sont susceptibles de l’addition et du partage (en parties) des grandeurs intensives, seulement concernées par l’ordre et la comparaison. Les fondateurs de l’axiomatique mathématiques moderne ont suggéré des définitions implicites, ou purement structurelles de cette notion ; ainsi écrit Frege : « Un domaine de grandeurs résulte de l’exigence que les lois essentielles connues sous le nom de principes commutatif et associatif soient valables pour l’addition » 2. Vincent Jullien ✐ 1 Encyclopédie méthodique, mathématiques (1784), t. 2, article « Grandeur », ACL, Paris, 1987. downloadModeText.vue.download 482 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 480 2 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique (1884), trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1969, p. 90. GROUPE (STRUCTURE DE) MATHÉMATIQUES Structure particulière des ensembles. Un ensemble E muni d’une loi de composition interne T (pour tout (a, b) de ExE il existe c dans E tel que aTb = c), nommé (E, T), est un groupe si :

a) T est associative (∀ a1, a2, a3 ∈ E (a1 Ta2)Ta3 = a1 T(a2 Ta3)) b) Il existe, pour tout a de E, un élément neutre e (∀ a ∈ E, aTe = eTa = a) c) Tout élément a de E possède un inverse ā (∀ a ∈ E, aTā = āTa = e) Si la loi interne est commutative (∀ a, b ∈ E, aTb = bTa), le groupe défini est alors nommé commutatif ou abélien. La structure de groupe munie de cette loi de composition interne et / ou de lois de composition externes est une propriété fondamentale de la théorie générale des ensembles. Son application s’étend à la majeure partie des structures algébriques. C’est dans les travaux de Galois que l’importance de la notion de groupe a pu être mise en évidence pour la première fois. Dans son mémoire de 18311, écrit alors qu’il avait 20 ans, Galois découvre étudie la résolution des équations au moyen des permutations soigneusement choisies sur les racines de cette équation. Le « groupe de l’équation » est une structure algébrique particulière qui comprend toutes les permutations possibles des racines qui laissent invariables les expressions des polynômes correspondants. La théorie de Galois montre que la résolution par radicaux des équations d’un degré supérieur à 5 (cas de l’équation générale de degré 5 étudié par Abel) n’est pas généralisable. La résolution de problèmes relevant de la théorie des corps peut désormais être réduite à l’analyse des groupes tels que celui de Galois, qui revient à construire entre deux corps une extension finie au traitement généralisable. Dans un tout autre domaine, la mécanique, la notion de groupe des transformations covariantes a elle aussi permis d’étendre la validité des opérations relevant d’une partie de la physique, à une autre partie, par simple substitution de paramètres. Ainsi Lorentz puis Poincaré définissent-ils une transformation galiléenne qui permet de transcrire les propriétés d’accélération d’un système vers un autre système dont l’état de mouvement est différent. La notion de groupe exprime ici aussi la symétrie profonde de certains corps de lois en physique (électromagnétisme et mécanique classique). Fabien Chareix ✐ 1 E. Galois, Mémoire envoyé à l’Académie des sciences sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux, 1830 cf. OEuvres mathématiques, Gabay, Paris, 1989. GROUPES (PSYCHOLOGIE DES) PSYCHOLOGIE

L’objet de la psychologie des groupes est un ensemble arbitrairement grand d’individus structuré en un sens quelconque (mais d’où résulte la cohésion affective et l’unité des croyances et des désirs) à la condition impérative que le groupe compte en tant que tel pour les individus qui le composent. Une théorie scientifique des sentiments d’appartenance identitaire, d’influence ou bien de conformisme est possible à la condition d’opérationnaliser les facteurs dégagés dans l’étude expérimentale des groupes. C’est dans cette direction que s’est engagée la psychologie sociale, surtout américaine, avec pour but d’expliquer causalement la genèse de ce que les individus ressentent comme les normes qui s’imposent à eux, et les effets d’autorité au travail, dans des groupes variant de la famille à la nation. Elle démontre que l’évaluation des performances des individus dépend de l’influence d’autrui. La psychologie des groupes s’est substituée ainsi à la psychologie des foules, thème idéologique réactionnaire fondé sur la théorie hypnotique de la contagion mentale (Le Bon). Les petits groupes, facilitant l’identification et la projection, sont un lieu psychothérapeutique censé permettre l’expression, voire la résolution inter-individuelle de conflits intrapsychiques inconscients (Bion). ▶ Le groupe, en psychologie, a-t-il une réalité propre, ou n’est-il qu’une résultante des interactions individuelles ? Dans sa réaction au béhaviorisme, le gestalstisme (Lewin) pose d’emblée que l’interaction est une « attraction » comportementale interindividuelle. Mais les réponses méthodologiques masquent des faits empiriques intéressants. Par exemple, selon la taille du groupe et sans doute aussi son mode de structuration, soit l’identité des membres est façonnée par l’interaction (cas de la famille), soit au contraire, c’est en fonction de cette identité psychologique que les affinités fondent le groupe (phénomènes d’affiliation). L’auto-catégorisation révèle ainsi de façon cruciale l’économie psychologique intra-individuelle de l’appartenance au groupe. Pierre-Henri Castel ✐ Aebisher, V., et Oberlé, D., le Groupe en psychologie sociale, Dunod, Paris, 1998. Kaës, R., le Groupe et le sujet du groupe, Dunod, Paris, 1993. ! FOULE, MONDE, PEUPLE, PSYCHOLOGIE SOCIALE GUERRE Du francique werra, « bataille ».

POLITIQUE Affrontement armé engageant des rassemblements d’hommes dans une épreuve violente destinée à établir une suprématie. Bien qu’elle ait très tôt servi à désigner métaphoriquement tous les types de conflit (à commencer par la discorde conçue comme principe même de l’être1), la guerre dans son sens le plus propre implique l’expérience de la mort collective, c’està-dire aussi bien l’épreuve de la possibilité permanente de la mort violente pour soi, que l’épreuve de la nécessité permanente de la mort infligée à autrui. En plongeant ainsi les hommes dans l’élément même de leur finitude, tout en leur offrant brusquement la maîtrise paradoxale de la vie d’autrui, la guerre est très tôt saisie comme un des lieux où se déterminent l’expérience et l’idée de la vertu. La guerre pose alors le problème de la confrontation des vertus civiles et des vertus militaires, illustré dans la tragédie grecque par le thème du retour des héros de la Guerre de downloadModeText.vue.download 483 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 481 Troie : les héros, qui ont démontré leur excellence militaire sur le mode de l’excès, ne parviennent pas à se plier aux règles de la vie de la cité fondée sur la mesure (l’Ajax de Sophocle en donne un bon exemple). À Rome, c’est l’idée de république qui permet de penser la conjonction des deux ordres de vertu : la conduite de la guerre est alors conçue comme l’épreuve de l’expérience politique, et le service militaire fait partie des devoirs attachés à la citoyenneté. L’idée de milices populaires joue le même rôle dans le républicanisme italien de la Renaissance ; ainsi chez Machiavel, dont L’Art de la guerre se donne pour tâche de rehausser les vertus militaires au rang de vertus civiques 2. Il semble que la pensée politique moderne choisisse une voie inverse en concevant l’État comme nécessairement destiné à assurer la paix (reprenant ainsi l’ancienne analogie de l’unité organique de la cité). L’État est même directement construit contre l’état de guerre de chacun contre chacun qui caractérise l’homme prépolitique 3. Mais cette fiction d’une naturalité belliqueuse sert en réalité simplement à naturaliser la guerre en la réduisant à la violence sauvage. En refusant cette thèse, Rousseau plaide aussi pour que la guerre soit comprise dans un sens purement humain, c’est-à-dire civil, et non pas subrepticement hypostasiée 4 : la guerre n’est pas la

loi même du monde, elle est l’acte déterminé d’une puissance publique. Il n’y a proprement guerre qu’entre des États, ce qui permet de montrer que le « droit de la guerre » n’aliène pas un vaincu à son vainqueur, puisque la qualité de vaincu et de vainqueur n’est pas dans les hommes mais dans les appartenances civiles (l’idée de « guerre privée » est « contraire à toute bonne policie »5). La guerre demeure pourtant le creuset des vertus des peuples, et l’épreuve collective de la mort continue de forger le sentiment d’appartenance. Plus d’un siècle avant qu’une génération intellectuelle ne trempe sa conception de la communauté dans les tranchées (en un héraclitéisme ravivé dont témoigne Heidegger6), Kant pointe ce caractère sublime de la guerre, et ravive ainsi le paradoxe de la vertu des armes 7. Cependant ce n’est plus désormais aux vertus civiles que les vertus militaires s’opposent, mais au commerce. Ce déplacement est décisif : si Kant conserve l’idée que la guerre produit la vertu tandis que le commerce l’affaiblit, c’est pour fonder tout aussitôt sur ce commerce l’espoir d’une paix perpétuelle 8, qui passerait ainsi nécessairement par l’affaiblissement collectif de la vertu, désormais conçu comme une nécessité intrinsèque du processus de civilisation. La condamnation de la guerre pour des raisons seulement morales constituerait ainsi un des témoins de la dégradation indispensable de la politique 9. Le seul critère politique permettant alors de fonder une conception de la guerre comme lieu de la vertu serait le concept de « guerre d’indépendance » : dans une telle guerre, qui retrouve l’exigence machiavélienne d’une armée populaire, la guerre n’est que l’acte d’un peuple libre défendant sa liberté. La force de ce dernier modèle tient à ce qu’il est capable de décrire l’ultime recodage des figures de la guerre à l’intérieur même de celles du commerce, dont les développements marchands constitueraient le véritable foyer de l’aliénation (dans ce sens, « l’organisation de la guerre est antérieure à celle de la paix » 10, mais dans un sens qui n’est plus celui de Hobbes). Dès lors il devient possible de percevoir le « combat ininterrompu » qui constitue la véritable essence de l’histoire du pouvoir. Lorsque Clausewitz affirmait que la guerre, c’était la politique continuée par d’autres moyens, il ne faisait peut-être au fond qu’inverser un jugement plus profond : « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens » 11. Laurent Gerbier ✐ 1 Heraclite, Fragments (en particulier B LIII et B LXXX), tr. J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988, pp. 158 et 164.

2 Machiavel, N., L’Art de la guerre (1521), tr. Ch. Bec, dans les OEuvres, Laffont, Paris, 1996, pp. 471 sq. ; sur l’idée d’armées composées de citoyens, voir Le Prince (1513), ch. XII-XIV, tr. J.L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, Seuil, Paris, 2000, pp. 114-135. 3 Hobbes, Th., Le Léviathan (1651), tr. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, pp. 124-127. 4 Rousseau, J.-J., L’état de guerre (ca. 1757), OEuvres Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, pp. 601 sq. 5 Rousseau, J.-J., Du contrat social (1762), I, 4, OEuvres Complètes, vol. III, pp. 357-358. 6 Heidegger, M., Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin (1934-1935), « Germanie », II, § 10, tr. F. Fédier, Gallimard, Paris, 1988, en particulier pp. 117-124. 7 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 28, tr. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1989, pp. 100-101. 8 Kant, I., Projet de paix perpétuelle (1795), II, 1er supplément, tr. J. Gibelin, Vrin, BTP, Paris, 1988, pp. 43-48. 9 Tocqueville, A. (de), De la démocratie en Amérique, IInd livre (1840), III, ch. 22-28, GF, Paris, 1981, vol. II, pp. 325-350. 10 Marx, K., Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), tr. M. Rubel et L. Evrard (1965), repris dans Philosophie, Gallimard, Paris, 1994, p. 482. 11 C’est l’hypothèse que formule M. Foucault, « Il faut défendre la société » (1976), cours II et III, Gallimard-Seuil, Paris, 1997, pp. 21-53. Voir-aussi : Alain, Mars ou la guerre jugée (1921), Gallimard, « Folio », Paris, 1995. Castoriadis, C., Devant la guerre, Fayard, Paris, 1981. Clausewitz, C. (von), De la guerre (1832-1834), tr. D. Naville, Minuit, Paris, 1995. ! DROIT, ÉTAT, ÉTAT DE NATURE, FORCE, POUVOIR GUIDE En allemand : Führer, « chef », « guide », « meneur ». PSYCHANALYSE Le meneur tient lieu d’objet extérieur, d’objet du moi et

d’idéal du moi aux membres d’une foule 1. Cette réduction de la diversité psychique à un trait commun, fondée sur le lien érotique (tendances sexuelles à but inhibé) à un meneur « absolument narcissique » 2, permet l’identification réciproque des membres, qui assure la cohésion et la stabilité de la foule. Le meneur est l’héritier, dans l’ontogenèse, de la toutepuissance que le nourrisson prête aux figures parentales. Ainsi s’expliquent la soumission des membres de la foule au meneur, et les bénéfices afférents : conviction d’existence de la toute-puissance, restauration de l’aséparation et de la complétude narcissiques, ignorance de la réalité et de la mort, conviction d’être aimé d’un amour égal et d’être protégé. Mais le rapport de complétude est réciproque. Le meneur, terrible, est lui-même une figure de nourrisson. « [Le meneur] n’aim[e] personne en dehors de lui et n’aim[e] les autres que dans la mesure où ils serv[ent] ses besoins » 3. La foule est au meneur ce que la mère est au nourrisson : l’instrument de la satisfaction narcissique de ses besoins, downloadModeText.vue.download 484 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 482 qui permet de maintenir l’illusion de toute-puissance et de complétude. Selon le « mythe scientifique » de la horde originaire 4, le meneur, dominateur, violent et jaloux, est l’héritier, dans la phylogenèse, du père primitif. « Le père originaire est l’idéal de la masse qui à la place de l’idéal du moi domine le moi » 5. Ce père, qui persécute les fils d’une manière égale, devient, par transposition idéaliste – après que les fils l’ont tué – celui qui était censé les avoir protégés et les avoir aimés d’un amour égal – comme le meneur, désormais. ▶ La psychanalyse éclaire les bénéfices psychiques de la « servitude volontaire » (La Boétie). Elle en détermine les motifs infantiles, et précise, notamment, que la revendication – politique – de l’égalité et de la justice est une formation réactionnelle : si je ne peux être le seul à être aimé, alors que nul ne le soit plus que moi. Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), G. W. XIII, Psychologie des masses et analyse du moi, OCF.P XVI, PUF, Paris, 1991, p. 54. 2 3 Ibid., p. 63. 4 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G. W. IX, Totem et tabou, Payot, Paris, 2001. 5 Ibid., p. 67. ! CHARISME, DÉRÉLICTION, MASSE, NARCISSISME, ORIGINE, PHALLUS downloadModeText.vue.download 485 sur 1137

H HABITUDE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Automatisme comportemental stable acquis par apprentissage. En psychologie, « habitude » n’a pas d’usage strict. Il importait, au moment où naissait la psychologie scientifique, d’écarter les spéculations spiritualistes relatives aux modalités selon lesquelles l’habitude révélait une sommation intelligente des expériences passives de la mémoire (Maine de Biran), établissant une analogie entre la vie et l’esprit (Ravaisson). De façon ouvertement naturaliste, on y a plutôt vu une forme motrice de la mémoire. L’usage en reste également informel quand il désigne un fondement non conscient de la conscience mobilisant des routines elles-mêmes architecturées, comme dans les doctrines du subconscient (Janet). Toutefois, en psychologie expérimentale, on parle d’« habituation » (et de « déshabituation ») quand un stimulus répété déclenche de moins en moins, voire plus du tout, sa réponse normale (cas des tests « d’inhibition latente » en psychologie cognitive). En éthologie, le mot désigne enfin la familiarisation du sujet avec la situation expérimentale en vue d’éviter les interférences émotionnelles. Pierre-Henri Castel ✐ Ravaisson, F., De l’habitude, (1838), PUF, Paris, 1999. Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de pensée, in OEuvres complètes II, Vrin, Paris, 1988.

! CONDITIONNEMENT, MÉMOIRE, SUBCONSCIENT HABITUS Du latin habere, « avoir », habitus est utilisé pour traduire le grec hèxis, « disposition ». GÉNÉR., SOCIOLOGIE Disposition acquise et déterminée. Le terme habitus, dans la tradition aristotélicienne, désigne soit une disposition pratique (c’est-à-dire un mode d’appropriation singulier de la vertu), soit une disposition intellectuelle (c’est-à-dire le mode sous lequel un savoir est rendu disponible au sujet qui a fait l’effort de l’acquérir). Dans les deux cas, le terme « habitude » contient encore un lointain écho du concept d’habitus, dont la philosophie médiévale péripatéticienne a longuement exploré les enjeux (en particulier dans le débat concernant l’origine et le sujet réel de nos actes d’intellection) 1. Le terme habitus connaît d’autre part un nouvel usage en sociologie politique (en particulier chez P. Bourdieu 2) ; il désigne dans ce cas la détermination des modes d’action, de comportement et de perception de soi par un sujet social « saisi » par la structure du groupe social auquel il appartient. Laurent Gerbier ✐ 1 Averroès, L’intelligence et la pensée, commentaire sur le De anima, tr. A. de Libera, GF, Paris, 1998 ; et D’Aquin, Th. (saint), Contre Averroès, tr. A. de Libera, GF, Paris, 1994. 2 Bourdieu, P., La distinction. Critique sociale du jugement, ch. III, Minuit, Paris, 1979, p. 189 sq. ! AVICENNISME, DISPOSITION, HABITUDE, SOCIÉTÉ HARMONIE Du grec harmonia, « juste rapport ». GÉNÉR., PHILOS. CONN. Système des rapports qu’entretiennent les multiples

parties d’une chose ; perception de ces rapports par un sujet. L’harmonie est un rapport entre les éléments d’un tout, en tant que ce rapport permet à l’unité du tout d’envelopper réellement la multiplicité des parties. En ce sens, l’harmonie suppose la co-présence des éléments et leur différence effective (l’harmonie, qui est avec la mélodie et le rythme une des trois dimensions selon lesquelles la théorie classique étudie downloadModeText.vue.download 486 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 484 la musique, implique ainsi la perception simultanée des sons différents). En tant qu’elle désigne l’ordre des parties ou des états d’une chose, l’harmonie confère à cette chose une forme déterminée : elle postule donc la présence d’une raison dans les choses jugées harmonieuses, et ouvre ainsi la possibilité d’une reconstruction de cette raison. Cependant, perçue avant d’être conçue, elle révèle une faculté naturelle des sujets : nous sommes capables de saisir l’harmonie, c’est-àdire qu’elle nous affecte sensiblement et que nous sommes capables de la saisir intellectuellement. Chez Leibniz, l’harmonie désigne le caractère ordonné du monde en tant qu’il est l’objet d’un calcul divin qui considère dans chaque essence les perfections qui rendent compte des dispositions des autres essences. La série d’essences possibles que Dieu fait passer à l’existence est donc liée par des rapports d’entre-explication (dans l’esprit divin) qui deviennent des rapports d’entre-expression (dans le monde créé). Le monde est donc harmonieux en vertu d’une harmonie dite « préétablie » qui permet de penser l’accord des substances sans passer ni par une doctrine de l’influence réelle des substances les unes sur les autres, ni par l’intervention continuelle de Dieu que demande l’occasionnalisme. Ainsi l’Harmonie préétablie, ou hypothèse de la concomittance, considère « ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de

communications ensemble [et qui] ne saurait venir que de la cause commune » 1. Laurent Gerbier ✐ 1 Leibniz, G. W., Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695), édition Ch. Frémont, GF, Paris, 1994, p. 75. ! EXPRESSION, MESURE, MUSIQUE, ORDRE, RAISON HASARD Étymologie incertaine, probablement arabe : (1) az-zahr, « dé », « jeu de dé » ; (2) Hasart, nom d’un château en Palestine médiévale où un jeu utilisant des dés aurait été inventé. En grec, automaton, « qui se meut de soimême » ; tukhe, « ce que l’on obtient », « sort », « fortune », « chance ». Le terme automaton désigne originellement le mouvement spontané. Dans l’Iliade, les trépieds fabriqués par Héphaïstos se déplacent d’eux-mêmes (automatoi) 1. Pour les atomistes, l’automaton constitue l’amorce du mécanisme tourbillonnaire à l’origine de la mise en ordre d’un monde. Les mondes, produits par l’agrégation des atomes qui tombent de toute éternité dans le vide, sont donc toujours le résultat d’un hasard initial, sorte de cause non causée et, par conséquent, totalement imprévisible, suivi d’un enchaînement strictement régi par la nécessité, dont toute forme de hasard se trouve, en revanche, exclue 2. C’est précisément ce rôle du hasard dans la cosmologie des Anciens (Démocrite, mais aussi Empédocle) que Platon conteste au livre X des Lois. Le hasard y est associé à la nature et à la nécessité 3 : ce que Platon nomme d’une dence prend

hasard (tukhè), c’est l’action d’une cause qui n’est pas le fruit délibération – dans le cas de la création du monde, d’une providivine. Le débat sur les relations entre hasard et détermination évidemment une autre tournure dans le cadre de la physique

contemporaine puisque l’introduction des méthodes statistiques et / ou probabilistes a réintroduit, contre le déterminisme placide de la science newtonienne, une part d’indétermination dont Einstein ne souhaitait pas qu’elle fît son entrée en physique. PHILOS. ANTIQUE, GÉNÉR. Cause d’un phénomène qui ne s’inscrit pas dans le cadre d’un processus déterminé et qui échappe, par conséquent, à toute forme de prévision. Cause d’un événement qui, bien que susceptible d’être souhaité ou, au contraire,

craint, n’est pas le résultat d’une délibération. La différence entre automaton et tukhè est explicitée par Aristote au livre II de la Physique. Le hasard (automaton ou tukhe) relève des causes accidentelles. Ainsi, ce qui se produit « par hasard » ne se produit pas « sans cause », mais n’est pas uni à sa cause par un lien nécessaire. Néanmoins, contrairement à l’accident, la fortune (tukhè) est une cause dont les effets, tels qu’ils sont constatés, pourraient être imputés à une causalité de type final, c’est-à-dire mise en oeuvre en vue d’une fin : par exemple, c’est par hasard que celui qui va accidentellement au marché y rencontre un débiteur en train de recevoir de l’argent, mais s’il en avait été informé, c’est par choix qu’il s’y serait rendu ; qu’un trépied, en revanche, tombant par accident retombe sur ses trois pieds de telle sorte qu’on peut s’y asseoir, c’est un effet du hasard (automaton) et non de la fortune, puisqu’on ne peut imaginer qu’il aurait pu en avoir l’intention 4. Limitée aux actions humaines, la fortune est un sous-ensemble du hasard : on parle de fortune (tukhè) au sujet d’événements advenus par hasard, mais qui auraient pu faire l’objet d’un choix raisonné 5 ; le hasard, lorsqu’il est heureux, s’appelle chance ou fortune, et lorsqu’il est malheureux, malchance ou infortune 6. Hasard et fortune se distinguent, en outre, de l’accident, en ce que ce dernier est essentiellement dû à la résistance que la matière oppose à la forme ; le hasard et l’art, en revanche, loin d’aller à l’encontre des fins de la nature, en constituent souvent le prolongement, de manière strictement aveugle pour le premier, délibérément pour le second 7. En aucun cas, cependant, le hasard ne peut être antérieur à la nature ou à l’intellect, ce qui permet à Aristote de rejeter la théorie démocritéenne d’un hasard (automaton) originel 8. Il refuse, de plus, au hasard cette régularité caractéristique de l’oeuvre finalisée de la nature, justifiant ainsi le rejet de la conception d’Empédocle selon laquelle le mouvement spontané est à l’origine de la bonne disposition des organes et donc de la survie et du développement des espèces les plus adaptées 9. Épicure critique l’attitude superstitieuse que constituent la croyance à la chance, le culte voué à la déesse Fortune, censée présider à la destinée humaine 10. Le hasard initial (automaton) des atomistes est cependant précisé par l’évocation du clinamen (chez Lucrèce) 11 comme déviation purement aléatoire d’un atome, permettant seul de justifier la création d’un monde, la chute des atomes dans le vide étant, par ailleurs, rectiligne. Surtout, l’introduction du clinamen conduit à

autoriser l’existence d’un libre arbitre humain qui ne pouvait être déduit des thèses démocritéennes. Annie Hourcade ✐ 1 Homère, l’Iliade, XVIII, 376. 2 Démocrite, A 67-70, in J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 3 Platon, les Lois, X, 889 c ; voir aussi Sophiste, 265 c, où Platon utilise l’expression « cause spontanée » (aitia automate) pour désigner une cause naturelle qui ne fait pas intervenir une intelligence divine. 4 Aristote, Physique, II, 6, 197 b 17. 5 Ibid., II, 6, 197 b 19 et suiv. 6 Ibid., II, 5, 197 a 25 et suiv. 7 Sur cette association entre art et hasard, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 a 19. 8 Aristote, Physique, II, 4, 196 a 25. downloadModeText.vue.download 487 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 485 9 Ibid., II, 4, 196 a 24 ; 8, 198 b 17 et suiv. 10 Épicure, Lettre à Ménécée ; Diogène Laërce, X, 134-135. 11 Lucrèce, De rerum natura, II, 216-250. Voir-aussi : Long, A. A., « Chance and natural law in Epicurianism », in Phronesis, no 22, 1977, pp. 63-88. Mansion A., Introduction à la physique aristotélicienne, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-Neuve, 1913, 1987, pp. 292-314. ! ACCIDENT, CAUSE, DÉCLINAISON, FINALITÉ, FORTUNE, NÉCESSITÉ MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Terme jouant le rôle d’une pseudo-cause substitutive pour un événement dont aucune cause n’a pu être identifiée. Un événement qui, selon toute apparence, est dénué de cause, se voit attribuer comme pseudo-cause le hasard. Cette

définition se focalise sur l’absence de cause avérée d’un événement plutôt que sur son imprédictibilité. La théorie du chaos montre en effet qu’un événement imprédictible n’est pas obligatoirement dénué d’antécédent auquel il est relié par le biais d’une loi pouvant même être déterministe. On comprend à partir de là que les conceptions du hasard soient étroitement liées au statut de la causalité. Avant l’avènement de la mécanique quantique, la plupart des chercheurs considéraient qu’aucun événement ne devait être tenu pour complètement dépourvu de cause déterminante. Les occurrences apparemment aléatoires s’expliquaient soit par une ignorance des causes (Laplace) soit par un concours de deux ou plusieurs séries de causes indépendantes (Poincaré). L’un des principaux arguments avancés en faveur de cette façon de voir était la position de principe constitutif tenu par la causalité dans le système de la Critique de la raison pure. Kant n’était-il pas allé jusqu’à affirmer que « [...] le principe “rien n’arrive par un hasard aveugle” [...] est une loi a priori de la nature »1 ? Dans un ordre d’idées voisin, M. Schlick assignait à la causalité un statut de principe régulateur de la recherche qui la mettait à l’abri d’une réfutation par un résultat particulier de cette recherche. La mécanique quantique poussa les partisans de cette position dans leurs derniers retranchements. Selon Heisenberg, dans son article de 1927 sur les relations d’indétermination, la mécanique quantique prononçait en effet la faillite du principe de causalité. Mais jusqu’à quel point cette position tranchée était-elle valide ? Confortant le doute de Schlick quant à la possibilité de réfuter expérimentalement le principe de causalité, quelques chercheurs formulèrent des théories à variables cachées empiriquement équivalentes à la mécanique quantique, mais impliquant une version stricte, déterministe, de la causalité. Le problème était que cette variété du principe de causalité ne s’appliquait qu’à des processus situés en dehors du domaine de toute expérience possible. De façon plus crédible, on s’est aperçu que le principe de causalité trouve une application naturelle et indiscutable en physique quantique : celui d’une règle de succession qui gouverne non pas directement les phénomènes, mais indirectement les probabilités de ces phénomènes (par exemple à travers l’équation de Schrödinger qui régit l’évolution des vecteurs d’état). Chaque phénomène apparaît ainsi non pas privé de cause, mais simplement privé de cause déterminante. Cette sorte d’application indirecte et limitée du principe de causalité définit une région intermédiaire entre le hasard aveugle repoussé par Kant et la stricte détermination rêvée par Laplace. Un groupe minoritaire de philosophes et de physiciens a d’autre part avancé l’idée d’une primauté du hasard sur

le principe de succession selon une règle. C. S. Peirce a par exemple soutenu au XIXe s. la doctrine du tychisme (du nom grec Tyché, hasard personnifié), définie comme l’exact opposé du déterminisme. Selon lui, les lois de la nature reflètent des tendances approximatives ou des « habitudes » des choses, plutôt que des règles strictes. Plus tard, entre 1918 et 1922, Exner et Schrödinger ont souligné que les lois déterministes de la mécanique classique pouvaient très bien être des effets émergents macroscopiques à partir d’un fonds d’occurrences microscopiques aléatoires. La mécanique quantique a offert un supplément d’arguments à l’appui de cette position sans pour autant exclure, nous l’avons vu, toute forme d’application du principe de causalité. Michel Bitbol ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure. Voir-aussi : Born, M., Natural Philosophy of Cause and Chance, Oxford University Press, Oxford, 1949. Sklar, L., Physics and Chance, Cambridge University Press, Cambridge, 1993. ! ALÉATOIRE, CAUSALITÉ, PROBABILITÉ HÉDONISME Du grec hèdoné, « plaisir ». GÉNÉR., MORALE Doctrine selon laquelle la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir constituent des impératifs catégoriques. L’hédonisme déborde l’eudémonisme, qui, lui, en appelle seulement au bonheur. Généalogie de l’hédonisme : le moment grec La première pensée du plaisir se trouve chez Aristippe de Cyrène (435-350 av. J.-C.), un contradicteur contemporain de Platon. À tort on le présente comme un petit socratique, alors qu’il est bien plutôt, avec Diogène et Socrate, qu’il côtoie, une figure philosophique radicale, constitutive d’un authentique triangle subversif. Aristippe souffre de la disparition intégrale de ses textes. Ceux qui demeurent en lambeaux rendent parfois l’interprétation périlleuse et génèrent nombre de contresens. Aristippe et ses disciples, les Cyrénaïques, écartent les sciences, les mathématiques, la métaphysique et tout ce qui

ne contribue pas explicitement à la constitution d’une éthique praticable dans la vie quotidienne. Le souverain bien consiste à construire une existence tout entière vouée au plaisir et à l’évitement du déplaisir. Dans cette perspective, le corps sert de fondement à la connaissance. Cet empirisme sensualiste débouche sur un perspectivisme parent de celui des sophistes. L’individu devenu la mesure de toute chose peut s’installer dans la seule dimension du réel : le présent. La première postérité hédoniste : l’épicurisme L’histoire de ce que doit la pensée d’Épicure au corpus cyrénaïque reste à écrire. On distinguera la pensée d’Épicure de la pensée épicurienne : la première formule une version downloadModeText.vue.download 488 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 486 eudémoniste de l’hédonisme, sinon un paradoxal hédonisme ascétique. Le plaisir défini comme satisfaction des seuls désirs naturels et nécessaires (boire de l’eau et manger pour survivre...) procède de l’idiosyncrasie du philosophe au corps délabré incapable de supporter la charge énergique d’un hédonisme digne de ce nom. Quant aux épicuriens – Lucrèce, certes, mais aussi les élégiaques et les poètes du cercle Campanie, Horace entre autres, ou Philodème de Gadara –, ils réactivent assez singulièrement les thèses de l’hédonisme cyrénaïque : le carpe diem horacien, la joie bachique et gastronomique, le corps libéré et la sexualité ludique, la vie comme exercice visant l’augmentation de la liberté, etc. Traces et formule d’un matérialisme hédoniste Avec le triomphe du christianisme, l’hédonisme disparaît de l’horizon philosophique. La patrologie voue une haine forcenée au plaisir et au corps. Quelques traces hédonistes persistent tout de même dans des courants de résistance judéo-christianisme : des gnostiques licencieux (IIIe puis des frères et soeurs du libre esprit (du Moyen Âge Renaissance), ou quelques libertins dits érudits (XVIIe

au IVe s.), à la s.), par

exemple, revendiquent une position matérialiste, antichrétienne, anti-platonicienne, sensualiste et pragmatique. Après Aristippe de Cyrène, l’autre grande figure de l’hédonisme est sans conteste J. Offray de La Mettrie (1709-1751), médecin de formation, matérialiste radical, voluptueux sans complexe, il fustige le spiritualisme chrétien, le dualisme et l’idéalisme platonicien, l’idéal ascétique stoïcien, et milite pour un monisme athée qui reprend peu ou prou les thèses cyrénaïques : réduction de la philosophie à la morale, soumission de la pensée à l’action, négation de la métaphysique, éloge du corps sensuel, nominalisme matérialiste, perspectivisme éthique, subjectivisme ludique. Résistances et persistances de l’hédonisme La Révolution française conforte la tradition judéo-chrétienne, et condamne le plaisir sous toutes ses formes. Après 1789, on vise plutôt un eudémonisme social (voire les variations sur le thème socialiste), qui discrédite l’option hédoniste jugée bourgeoise et individualiste. Intempestif, Jeremy Bentham (1748-1832) propose pourtant à cette époque un authentique projet de société hédoniste. L’arithmétique des plaisirs, la soumission de la société au principe de l’augmentation du plaisir – et non seulement du bonheur – pour le plus grand nombre installe son oeuvre, mal connue, au coeur des projets hédonistes les plus achevés. L’utilitarisme procède de cette doctrine. Permanence d’un refoulement Alors que toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité ont vu très tôt l’établissement de leur doxographie, que l’on dispose depuis toujours d’éditions et de traductions des auteurs de la tradition idéaliste, que les travaux et les cours abondent sur ce courant, la pensée cyrénaïque est restée absente de l’édition, de l’université et de la librairie jusqu’au début de l’an 2002... Un pareil « oubli » persiste pour les figures hédonistes du gnosticisme, du Libre Esprit, du libertinage dit érudit, ou de la tradition matérialiste, voire pour l’oeuvre même de Bentham. L’hédonisme passe souvent pour une option philosophique intenable, parce qu’il met en jeu et en scène le grand refoulé de la pensée traditionnelle occidentale : le corps défini comme une machine sensuelle, l’invitation existentielle à la conversion et au souci de soi dans la vie quotidienne, l’obli-

gation de cohérence entre le dit d’une doctrine et les faits d’un comportement, la volonté de ne pas en rester au désir frustrant doublé de sa réalisation dans un plaisir manifeste, la philosophie débordant l’université, l’option d’une aristocratisation de l’individu comme antidote à l’élitisme des castes, la pratique d’une esthétique ludique et d’une théâtralisation de la pensée. Trop de réel, pas assez de mise à distance du monde, ce dont vit la pensée classique – ce qui, d’ailleurs, la définit. ▶ Dans la perspective contemporaine (fin des grands discours, disparition du christianisme et du marxisme, triomphe du nihilisme, retour réactionnaire de quelques pensées conservatrices de la tradition), l’hédonisme propose une alternative inexploitée susceptible de permettre un grand chantier contemporain pour la philosophie, certes, mais aussi pour la politique, l’esthétique et tous les secteurs idéologiques associés. Michel Onfray ✐ Bentham, J., Traité de législation civile et pénale, Bossange, 1802. Lacarrière, J., les Gnostiques, Gallimard, Paris, 1973. La Mettrie, OEuvres philosophiques, Fayard, Paris, t. I, 1984, et t. II, 1987. Onfray, M., l’Invention du plaisir. Fragments cyrénaïques, Livre de poche, Biblio-Essais, Paris, 2002. Pintard, R., le Libertinage érudit, Slatkine, 1983. Vaneighem, R., le Mouvement du libre esprit, Ramsay, Paris, 1986. ! BONHEUR, ÉTHIQUE, EUDÉMONISME, PLAISIR HÉGÉLIANISME PHILOS. MODERNE Nom collectif désignant l’ensemble des écoles de pensée et doctrines se rattachant à la philosophie de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), que ce soit pour la préserver, la développer, l’actualiser ou la renverser. En un sens étroit, on désigne par « hégélianisme » l’école hégélienne, constituée des élèves de Hegel et de cesseurs immédiats. Formant au départ un courant sée relativement uni, disposant d’une revue, les Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, l’école

ses sucde penBerliner hégélienne se

sépare en deux vers 1835 : on distingue alors les « jeuneshégéliens » ou « hégéliens de gauche » des « vieux-hégéliens » ou « hégéliens de droite ». La distinction entre une « gauche » et une « droite » hégéliennes a été faite par D. F. Strauss (1808-1874) sur le modèle de la position des courants réformateur et conservateur sur les bancs du Parlement français. Strauss a lui-même classé les élèves de Hegel : il a rangé à « droite » K. F. Göschel (1784-1862), G. A. Gabler (1786-1853) et B. Bauer (1809-1882), il a placé K. Rosenkranz (1805-1879) au « centre » et s’est lui-même considéré à « gauche ». Un autre hégélien, K. L. Michelet, a proposé en 1838 une coalition « centre-gauche » dont les membres auraient été, outre luimême, K. Rosenkranz, D. F. Strauss et E. Gans (1798-1839). downloadModeText.vue.download 489 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 487 Alors que l’école hégélienne jouissait d’une reconnaissance institutionnelle, et même de la protection de l’État par l’intermédiaire du ministre de l’Instruction Altenstein, c’est le livre de Strauss, La vie de Jésus (1835-36), qui provoqua l’éclatement de l’école hégélienne, puis rendit les autorités prussiennes de plus en plus méfiantes à l’égard des hégéliens. Les dissensions entre les hégéliens sont apparues à propos de la relation entre philosophie et religion (ces dissensions étaient déjà apparues du vivant même de Hegel dont deux disciples – Göschel et H. F. W. Hinrichs – s’étaient opposés sur cette question), entre la foi et la raison : alors que Hegel avait cherché à les concilier en montrant qu’elles possèdent un même contenu (l’Idée ou le vrai) qu’elles présentent sous deux formes différentes (la forme de la représentation pour la religion, et celle du concept pour la philosophie), Strauss remet en cause l’édifice hégélien en attribuant au récit évangélique un caractère mythique irréductible à la vérité rationnelle. Strauss ne se contente donc pas de séparer foi et raison, il sépare aussi la réalité historique et la rationalité, remettant ainsi en cause le coeur même de la pensée hégélienne, à savoir l’identité du réel et du rationnel. L. Feuerbach (1804-1872) s’engouffre aussitôt dans la brèche, généralise à l’ensemble de la religion le caractère mythique attribué par Strauss au récit biblique, et renverse l’idéalisme hégélien au profit d’une philosophie matérialiste. C’est essentiellement dans les polémiques déclenchées par Strauss que se forma la « gauche hégélienne » : A. Ruge (1802-1880) prit le parti de Strauss dans sa revue, les Annales de Halle, un organe dans lequel s’exprimait aussi une autre aspiration du jeunehégélianisme, mise à l’ordre du jour par A. von Cieszkowski (1814-1894), l’aspiration à passer à l’action. L’hégélianisme de gauche prit ainsi une tournure plus radicale : passant, avec Bauer (revenu du hégélianisme orthodoxe), M. Hess (18121875) et K. Marx (1818-1883), du terrain religieux au terrain politique, les jeunes-hégéliens cherchèrent d’abord dans la critique, puis dans l’action le moyen d’une transformation radicale du monde existant. Ils évoluèrent du libéralisme au

socialisme (Hess), puis au communisme (K. Marx et F. Engels, 1820-1895). L’hégélianisme de gauche n’a donc pas été qu’une variante du hégélianisme : ce fut aussi un mouvement politique et le premier parti politique que l’Allemagne ait connu. S’il est convenu de désigner par « hégélianisme » la pensée et les oeuvres des successeurs directs de Hegel (qu’ils soient conservateurs ou réformateurs), il faut alors, si l’on veut donner au terme « hégélianisme » un sens plus large, plutôt parler de « néo-hégélianisme » : on désignera ainsi les auteurs et les doctrines qui se sont réclamés de la pensée de Hegel dans la seconde moitié du XIXe s. puis tout au long du XXe s. Aux États-Unis, le néo-hégélianisme fut incarné par G. S. Morris (1840-1889), puis par J. Dewey (1859-1952) qui donna une version subjective, psychologique et utilitariste de la philosophie hégélienne de l’esprit. Mais c’est en Italie que le néo-hégélianisme prit l’ampleur d’une véritable école philosophique, imposant une marque durable à l’ensemble de la philosophie italienne : ses principaux représentants sont B. Spaventa (1817-1883), A. Labriola (1843-1904), G. Gentile (1875-1944) et B. Croce (1866-1952). Alors que Gentile développe à partir de Hegel, et à partir de l’interprétation de la pensée de Marx comme philosophie de la praxis par Labriola, une philosophie idéaliste de l’esprit comme acte pur, Croce, quant à lui, revenant à l’unité hégélienne du théorique et du pratique, reconnaît l’histoire comme le lieu même de la mise en relation de la « forme théorique » (le connaître) et de la « forme pratique » (le vouloir), et transforme la philosophie en une « méthodologie de l’histoire » non-métaphysique. L’anglo-hégélianisme – avec E. Caird (1835-1908), T. H. Green (1836-1882), F. H. Bradley (1846-1924) et B. Bosanquet (1848-1923) – fut quant à lui originairement une réaction contre l’empirisme de J. S. Mill et le naturalisme darwinien de H. Spencer. Il connut des développements notables dans les domaines de la réflexion éthique (avec les importantes Ethical Studies de Bradley, 1876), de la pensée politique et de la philosophie de la religion débouchant, avec Bosanquet, sur une doctrine de l’immanence de l’absolu. Notons que G. E. Moore et B. Russel fondèrent la philosophie analytique en réaction à l’idéalisme néo-hégélien anglais. En Allemagne, le néo-hégéliansime de la seconde moitié du XIXe s., incarné par J. E. Erdmann (1805-1892), E. Zeller (1814-1908) et surtout K. Fischer (1824-1907), se prolongea dans la première moitié du XXe s. avec R. Kroner (Von Kant bis Hegel, 1921-24), H. Glockner et surtout G. Lasson (1862-1932) qui se consacra à l’édition critique des oeuvres de Hegel en 26 volumes. Le début du XXe s. fut marqué par la découverte des écrits de jeunesse de Hegel, commentés par W. Dilthey (1833-1911) et édités par H. Nohl (1879-1960) : les travaux de Dilthey en vue d’une fondation des « sciences de l’esprit » revendiquent l’héritage de « l’esprit objectif » hégélien. À la même époque, un autre courant néo-hégélien, situé dans la descendance de l’hégélianisme de gauche, était représenté par des penseurs marxistes hétérodoxes comme G. Lukacs (1885-1971), K. Korsch (1886-1961), E. Bloch (1885-1977) ou

encore M. Horkheimer (1895-1973) et T. Adorno (1903-1969), les fondateurs de l’École de Francfort et de la Théorie critique. Cette dernière fut dès l’origine en constant débat avec Hegel : Horkheimer et Adorno considèrent Hegel comme le fondateur de la « philosophie sociale ». On constate un regain d’intérêt pour Hegel chez les représentants actuels de la Théorie critique, particulièrement A. Honneth (Kampf um Anerkennung, 1994 ; Leiden an Unbestimmtheit. Eine Reaktualisierung der Hegelschen Rechtsphilosophie, 2001). La figure majeure du néo-hégélianisme français est A. Kojève (1902-1968). Ses leçons sur la Phénoménologie de l’esprit, données entre 1933 et 1939 à l’École Pratique des Hautes Études, ont eu une influence décisive sur leurs auditeurs, parmi lesquels se trouvaient M. Merleau-Ponty (1908-1961) et G. Bataille (1897-1962). S’il y avait bien eu avant lui des études hégéliennes françaises – dont les représentants majeurs sont E. Meyerson (1859-1933), L. Herr (1864-1926), V. Basch (18631944) et J. Wahl (1888-1974) –, et même déjà un premier néohégélianisme français incarné par O. Hamelin (1856-1907), Kojève est celui qui a diffusé en France une interprétation athée et anthropologique de la pensée de Hegel, mettant en son centre les motifs de la « lutte pour la reconnaissance » et de la « fin de l’histoire » : dans sa version kojèvienne, le hégélianisme français a joué un rôle de médiateur entre le marxisme et la phénoménologie heideggérienne, et l’existentialisme sartrien y a largement puisé. L’impulsion donnée par Kojève dans les années 1930 – mais aussi par A. Koyré (1892-1964) à la même époque – a provoqué une renaissance des études hégéliennes dans le champ universitaire français, dont témoignent les traductions et les études de J. Hyppolite (1907-1968), suivies des travaux de J. D’Hondt (1920-) et de B. Bourgeois (1929-). Cette forte présence des études hégéliennes sur le terrain académique a eu pour conséquence une référence constante de la philosophie française contemdownloadModeText.vue.download 490 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 488 poraine à l’hégélianisme. Les postures relatives à l’hégélianisme s’échelonnent sur une large gamme, depuis la volonté d’actualisation et de reconstruction de G. Lebrun (1930-1999) ou de J.-L. Nancy (1940-), en passant par une distance critique assumée à partir de différents points de vue – marxien avec L. Althusser (1918-1990), nietzschéen avec M. Foucault (1926-1984), herméneutique avec P. Ricoeur (1913-) –, jusqu’à la posture déconstructrice de J. Derrida (1930-) et la franche hostilité de G. Deleuze (1925-1996). Franck Fischbach ✐ Belaval, Y., « La droite hégélienne », in Y. Belaval (dir.), Histoire de la philosophie, II, vol. 2, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1999. Bienenstock, M. et Waszek, N., « L’école hégélienne, les hégéliens », in Philosophie politique, no 5, avril 1994.

Bourgeois, B., « Hegel en France », in B. Bourgeois, Études hégéliennes, PUF, Paris, 1992. Bréhier, E., Histoire de la philosophie, tome 3, livre I, chap. 10 : « La décomposition de l’hégélianisme », PUF, Paris, 1981. Cornu, A., Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur oeuvre, tome 1 : « Les années d’enfance et de jeunesse, La gauche hégélienne, 1818-1844 », PUF, Paris, 1955. Descombes, V., Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Minuit, Paris, 1979. Die Hegelsche Linke, hrsg. von K. Löwith, Stuttgart / Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962, 2. Aufl. 1988. Die Hegelsche Rechte, hrsg. von H. Lübbe, Stuttgart / Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962. Die Hegelsche Linke. Dokumente zu Philosophie und Politik im deutschen Vormärz, hrsg. von Heinz und Ingrid Pepperle, Leipzig, Ph. Reclam jun., 1985. Groethuysen, B., « Les Jeunes Hégéliens et les origines du socialisme contemporain en Allemagne », in Revue philosophique de France et de l’Étranger, mai et juin 1923, no 5 et 6. Koyré, A., « Rapport sur l’état des études hégéliennes en France » (1930), in A. Koyré, Études d’histoire de la pensée philosophique, Gallimard, Paris, 1971. Löwith, K., « Althegelianer, Junghegelianer, Neuhegelianer », in K. Löwith, Von Hegel zu Nietzsche (1939), F. Meiner Verlag, Hamburg, 1995. McLellan, D., Les jeunes-hégéliens et Karl Marx, trad. A. McLellan, Payot, Paris, 1972. Mercier-Josa, S., Théorie allemande et pratique française de la liberté, Harmatann, Paris, 1993. Pucelle, J., L’idéalisme en Angleterre de Coleridge à Bradley, Droz, Neuchâtel / Paris, 1955. Tosel, A., Marx en italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1991. HEIDEGGERIANISME PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Pensée de Martin Heidegger et courants ou traits d’influence qui s’enracinent en elle. En réalité, il ne s’agit pas tant d’une philosophie que d’un chemin de pensée, ne proposant pas un système mais une interrogation sur la philosophie à partir de la question de l’être, que celle-ci ne thématise jamais comme telle. Développement de l’oeuvre Le jeune Heidegger affirme que si, dans le climat de néokantisme de l’université, Aristote était son modèle et Luther, qui détestait le premier, son compagnon de route, c’est Kierkegaard qui lui a porté les coups et Husserl qui lui a ouvert les yeux. En effet, pour lui, la philosophie est d’abord connaissance historique de la vie factuelle et manière d’exister au lieu d’être une simple doctrine. Elle requiert ensuite une méthode qui est la phénoménologie comme retour « aux choses mêmes » et qui doit faire voir l’étant en son être. Ouvrage programmatique et inachevé, Être et Temps (1927) pose la question du sens de l’être à partir de l’analytique existential qui débouche sur la question de la temporalité de l’être, et qui va déterminer la lecture de la tradition philosophique dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1927), l’interprétation de Kant dans Kant et le problème de la métaphysique (1929), et l’interrogation sur le sens de la métaphysique dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (1929). Dès 1936, les Contributions à la philosophie marquent un tournant en distinguant la métaphysique comme premier commencement de la pensée interrogeant l’être de l’étant et un autre commencement qui questionne l’être (Seyn) en tant que tel. Heidegger entame alors un dialogue avec Nietzsche et Hölderlin, qui lui permet, d’une part, de remonter vers les présocratiques et de penser simultanément l’époque contemporaine comme celle du déploiement planétaire de la technique, comme en témoignent notamment la Lettre sur l’humanisme (1946), Chemins qui ne mènent nulle part (1950), Essais et conférences (1954), et le Principe de raison (1957). À cela doit s’ajouter un dialogue du penseur avec la poésie dans Approche de Hölderlin (1951) et Acheminement vers la parole (1959). Une interrogation fondamentale La seule question qui détermine la pensée de Heidegger est ainsi la question du sens de l’être. Alors que l’ontologie traditionnelle donne à l’être un sens prédicatif et, depuis Aristote, prend comme fil conducteur de son élucidation le logos, Heidegger entend l’être en un sens verbal et transitif et le conçoit comme un événement dont le sens advient à un étant exemplaire pour qui il y a en son être de l’être même et qui est appelé Dasein. Ce nouveau nom de l’homme se substitue ainsi à la détermination traditionnelle de l’essence de l’homme et se caractérise par sa finitude essentielle en tant qu’il est cet être-au-monde inscrit dans l’horizon de la mort comme possibilité ultime de sa propre impossibilité. L’objectif

de l’analytique existentiale développée dans Être et Temps est de dégager les structures ontologiques du Dasein, les existentiaux dont l’unité constitue le souci. Le temps est le sens ontologique du souci et, en tant que projet jeté et être-enavant-de-soi, le Dasein se temporalise selon l’avenir. On peut alors passer de la temporalité du Dasein (Zeitlichkeit) à la temporalité de l’être (Temporalität) en montrant comment les structures ontologiques traditionnelles ont un sens foncièrement temporal. La métaphysique est alors comprise comme la démarche qui interroge l’étantité de l’étant conçu comme présence subsistante, sans jamais poser la question de l’être en tant que tel. Poser une telle question c’est remonter en-deçà de la métaphysique jusque vers son fondement impensé dans une histoire de l’être exposant les modes de dispensation de l’être selon les différentes époques. La métaphysique est ainsi reprise dans le tout de son histoire, définissant le premier commencement de la pensée. Si elle commence avec Platon qui détermine le sens de l’être comme Idée pour déboucher sur la modernité qui, de Descartes à Hegel, conçoit l’être dans l’élément de la subjectivité souveraine, elle s’achève avec Nietzsche qui pense l’être comme vie et volonté de puissance, accomplissant ainsi le destin de la métaphysique comme inversion du platonisme. La métaphysique s’effectue donc dans la frénésie de domination de l’étant propre à la volonté de puissance à l’âge du déploiement planétaire de l’essence de la technique. Ce processus fait en même temps signe vers un autre commencement de la pensée qui prend downloadModeText.vue.download 491 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 489 en considération l’être en tant que tel et non plus comme étantité de l’étant. L’être (Seyn) n’est plus alors un fondement au sens de la métaphysique qui ordonne l’étant au principe de raison, mais le jeu d’un fond abyssal ordonné à la finitude essentielle du Dasein. Il ne se dispense qu’en se retirant selon un foncier demeurer-manquant dont la méditation est la tâche de la pensée à l’âge de la technique, qui est aussi bien celui du péril extrême que celui de la possibilité du salut. Postérité de Heidegger Objet à la fois d’adulations et de dénigrements excessifs, la pensée de Heidegger n’en a pas moins profondément marqué le XXe s. L’ensemble des courants procédant de cette pensée partent de l’idée que la métaphysique est achevée et que la tâche de la pensée se situe soit dans une reprise déconstructive de la métaphysique comprise dans le tout de son histoire des Grecs à Nietzsche, soit dans son dépassement vers une autre expérience de pensée et d’écriture. En Allemagne, cette pensée a permis aussi bien la théologie de Bultmann que la philosophie herméneutique de H. Gadamer. Si elle a influencé l’existentialisme de Sartre, celui-ci a aussi rendu possibles

nombre de contre-sens, notamment la compréhension de la pensée de l’existence comme un humanisme, et l’oubli corrélatif de la question fondamentale, la question de l’être. Cette mécompréhension a permis de faire de Heidegger un philosophe du pessimisme à l’époque de l’ère atomique. Cette pensée a été en fait introduite dans toute sa rigueur en France par J. Beaufret, marquant ensuite tout un courant de la pensée contemporaine placé sous le signe de la déconstruction de la métaphysique et de la question de l’écriture (J. Derrida, G. Granel). Elle a aussi amplement fécondé, en une approche critique, nombre de courants phénoménologiques (Lévinas, Henry, Marion). On peut dire qu’elle a d’abord permis un renouvellement profond de la lecture de l’ensemble de la tradition philosophique et un retour aux textes fondamentaux. Heidegger est sans conteste l’un des penseurs majeurs du XXe s. À cela il convient d’ajouter que la publication en cours des oeuvres complètes, qui comprendra plus de cent volumes, est loin d’être achevée et nous promet de nouvelles découvertes. Jean-Marie Vaysse ✐ Beaufret, J., Dialogue avec Heidegger, Minuit, Paris, 1973. Derrida, J., Marges de la philosophie, Minuit, Paris, 1972. Dubois, Ch., Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, Paris, 2000. Granel, G., Traditionis traditio, Gallimard, Paris, 1972. Lévinas, E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, Paris, 1974. HEIMAT Terme allemand. ANTHROPOLOGIE, SOCIOLOGIE Difficilement traduisible, le mot allemand Heimat désigne le pays natal, la patrie. Dérivée de Heim (le chez-soi, le foyer), la notion de Heimat exprime le sentiment d’appartenance à un milieu de socialisation qui peut être le lieu de naissance, la maison des parents, le terroir, la région, la communauté et, par extension, la patrie au sens politique. Le pédagogue J. H. Pestalozzi a distingué cinq cercles vitaux dans lesquels s’épanouit l’individualité : la maison paternelle, la vie professionnelle, l’État et la nation, le « sentiment inté-

rieur » (la moralité) et la relation à Dieu, l’amour 1. L’éthologie et l’anthropologie 2, la sociologie 3 et l’existentialisme ont repris à leur compte cette notion, dont on trouve la trace dans le concept husserlien de « monde familier » (Heimwelt) 4. Le rôle considérable que joue la Heimat dans la pensée allemande tient sans doute à la persistance jusqu’à la fin du XIXe s. du Heimatrecht, droit local en vertu duquel la personnalité juridique (droit de s’établir, de se marier, d’exercer une activité) était reconnue à celui qui était propriétaire dans une commune. Avec la création des États modernes, la Heimat fut concurrencée, administrativement, idéologiquement et affectivement, par le Vaterland (la « patrie »). Sous l’effet de la modernisation économique simultanée, elle devint un des ressorts de la Kulturkritik (« critique de la civilisation »). Les associations locales (« Heimatvereine ») se multiplièrent, une « science du local » (Heimatkunde) se développa. Le sociologue E. Spranger estime que cette dernière doit devenir une composante essentielle d’un savoir englobant les sciences de la nature et les sciences de la culture 5. Le national-socialisme ne manqua pas de faire appel à la fois au sentiment patriotique et à l’appartenance affective « au sol et au sang », à une Heimatfront. C’est pourquoi, dès 1935, E. Bloch vit dans la Heimat une des notions « non contemporaines », c’est-à-dire exprimant une contradiction inhérente à la modernisation, dont il fallait contester l’exploitation idéologique aux nazis 6. Après avoir combattu le passéisme réactionnaire de la Heimat, le régime de la RDA donna en quelque sorte raison à Bloch en tentant, sous E. Honecker (à partir de 1971), de susciter chez les citoyens l’appartenance à une Heimat socialiste. Dans la pensée concrète », la Heimat (le dernier recouvre cependant un programme à logique : une « démocratie réelle

biochienne de « l’utopie mot du Principe Espérance) la fois politique et éco» mettant fin non seulement

aux dérives idéologiques mais à toute forme d’aliénation et reposant sur une alliance de l’homme avec la nature 7. Le sens religieux reste également très fort dans « l’utopie concrète » de Bloch, qui entend tout à la fois récupérer dans un sens constructif la nostalgie du « chez-soi » et séculariser l’espérance chrétienne. L’impact de cette pensée a été très important dans les courants écologistes allemands. Il rejoignait une aspiration générale à de nouvelles formes de démocratie locale. Dans les États-nations centralistes du type de la France, l’équilibre entre l’appartenance locale et les formes institutionnelles de la citoyenneté a beaucoup plus de mal à s’établir et engendre des confusions graves entre l’identité locale et l’identité politique (revendications autonomistes). Gérard Raulet ✐ 1 Pestalozzi, H., Kritische Ausgabe, éd. A. Buchenau, E. Spranger, H. Stettbacher, 1927, t. I, pp. 196, 266, 273.

2 Leyhausen, P., « Vergleichendes über die Territorialität bei Tieren und Raumanspruch des Menschen », in K. Lorenz et P. Leyhausen, Antriebe tierischen und menschlichen Verhaltens, 1973. 3 Simmel, G., « Exkurs über den Fremden », in Soziologische Orientierungen, 1973. 4 Husserl, E., Phänomenologie, in Husserliana 9, Den Haag, 1962. 5 Spranger, E., Der Bildungswert der Heimatkunde, 1923. 6 Bloch, E., Erbschaft dieser Zeit, trad. Héritage de ce temps, Zurich, 1935. 7 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung, trad. le Principe espérance, 1955 sq, Frankfort, 1959, p. 1628. Raulet, G., Natur und Ornament. Zur Erzeugung von Heimat, Darmstadt, 1987. downloadModeText.vue.download 492 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 490 ! ALIÉNATION, COMMUNAUTÉ, ÉTAT, IDENTITÉ, UTOPIE HEMPEL (PARADOXE DE) LOGIQUE, PHILOS. CONN. Paradoxe de la confirmation inductive permettant de mettre en évidence la faiblesse de nos intuitions ordinaires au sujet de la classe des exemples positifs susceptibles de confirmer une loi. C. G. Hempel est un philosophe allemand émigré en 1937 aux États-Unis, où il devint un représentant du positivisme logique 1. « Tous les corbeaux sont noirs » peut être reformulé à l’aide de la logique des prédicats sous la forme : [1] (x) (Corbeau x –> Noir x) Cette formule est logiquement équivalente (a les mêmes conditions de vérité) que cette autre formule : [2] (x) (Non Nx –> Non Cx) Rendant compte de nos intuitions inductives, J. Nicod 2 a énoncé le principe selon lequel toutes les instances de A qui sont des B fournissent une confirmation de la formule selon laquelle « Tous les A sont B ». Dès lors, tout ce qui confirme [2] confirme la formule équivalente [1]. D’une façon apparem-

ment paradoxale, un mouchoir blanc confirme la noirceur des corbeaux. Du fait de l’équivalence logique de [1] et [2] avec [3] (x) (Cx v Non Cx) –> (Non Cx v Nx) n’importe quel non-corbeau confirme l’hypothèse que tous les corbeaux sont noirs. ▶ Comme en témoignent les travaux de Goodman 3 et de I. Scheffler 4 par exemple, le paradoxe de Hempel est la source d’un travail important sur les paradoxes de la confirmation empirique. Roger Pouivet ✐ 1 Hempel, C. G., Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science, The Free Press, New York, 1965. 2 Nicod, J., le Problème logique de l’induction (1930), PUF, Paris, 1961. 3 Goodman, N., Fact, Fiction and Forecast, trad. Faits, fictions et prédictions, Minuit, Paris, 1984. 4 Scheffer, I., The Anatomy of Inquiry, trad. Anatomie de la science, Seuil, Paris, 1966. ! ABDUCTION, INDUCTION HÉRACLITÉISME GÉNÉR. Doctrine liée à la pensée du devenir chez Héraclite. On ne peut réduire la philosophie d’Héraclite, l’« obscur », aux seuls aphorismes conduisant au mobilisme universel, tels que : « nous nous baignons et nous ne nous baignons pas dans le même fleuve », ou encore « on ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve » 1. L’héraclitéisme n’est pas une philosophie de l’humide et du fluide, mais une cosmologie du feu, de la violence des contrariétés qui conduisent chaque chose à passer dans son autre, en un cycle dont le soleil, toujours renouvelé 2, semble être le moteur principal. Avant de pouvoir être saisie comme une doctrine du devenir, l’héraclitéisme est un essai d’explication systématique, dans le plus pur style ionien, de la matière du monde et de ses transformations. Héraclite pose en effet les fondements d’une physiologia élémentaire du feu. Feu et mouvement orienté selon le haut et le bas se combinent pour engendrer les autres éléments : l’eau et l’air en tor-

nade, puis la terre nourricière 3. Thalès tenait l’eau pour un principe d’engendrement. Anaximandre lui substitua l’air. Xénophane opta pour la terre. En privilégiant le feu et une dunamis guerrière diffuse dans toutes les parties d’un monde en perpétuel mixtion, Héraclite s’inscrit dans la tradition ouverte par les Ioniens, mais c’est au rôle joué par les contraires dans sa philosophie fragmentaire, qu’il faut attribuer le caractère saillant de sa doctrine. Mise en rapport avec l’éléatisme de Parménide et de Melissus, doctrine qui se soustrait à l’impératif ionien de combiner les éléments et pose l’immobilité de l’être, l’héraclitéisme a connu une fortune philosophique que ni la synthèse d’Empédocle, ni les critiques d’Aristote n’ont su reléguer dans l’oubli. Ainsi parée des atours prestigieux d’une « philosophie du devenir », l’héraclitéisme est posé, tout particulièrement chez Hegel, comme la forme même de toute pensée de la dialectique : « “le devenir”, en tant qu’il est la première détermination de pensée concrète, est en même temps la première qui soit vraie. Dans l’histoire de la philosophie, c’est le système d’Héraclite qui correspond à ce degré de l’Idée logique. Quand Héraclite dit “Tout coule” (panta rei) le devenir est par là exprimé comme la détermination fondamentale de tout ce qui est, alors qu’au contraire [...] les Eléates appréhendaient l’être, l’être immobile non pris dans un processus, comme ce qui est seul vrai » 4. Reconduit à cette liquidité qui le caractérise si mal, Héraclite, ce penseur du feu, est tout simplement posé comme le premier philosophe ayant un jour pensé concrètement. Fabien Chareix ✐ 1 Héraclite, Fragments 11 et 91 in Penseurs grecs avant Socrate, trad. J. Voilquin, Garnier Frères, Paris, 1964, pp. 75 et 79. 2 Ibidem, Fragment 6, p. 74. 3 Ibidem, Fragment 31, p. 76. 4 Hegel, G. W. E., Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1986, Add. § 88, p. 523. ! DEVENIR, PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES) HÉRÉDITÉ Du latin hereditas. « Hérédité » est un doublon de « héritage ». BIOLOGIE, HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES L’histoire du mot est exemplaire. Sous l’Ancien Régime, le substantif « hérédité » est un terme de droit. Il est alors

souvent synonyme d’« héritage » (« accepter » – ou refuser – l’hérédité de quelqu’un). Mais, depuis le XVIe s., il tend à désigner plus spécifiquement la transmission des privilèges (hérédité des offices, hérédité de la Couronne de France, etc.). Simultanément, ce sont les médecins qui utilisent l’adjectif « héréditaire » au sens technique de transmission d’un caractère organique des parents aux enfants. Mais cette notion n’apparaît que dans le syntagme « maladies héréditaires ». Sous l’Ancien Régime, donc, le lexique de l’hérédité dénote toujours la transmission de quelque chose qui se distingue de l’ordinaire : soit les privilèges (dénoté par le substantif « hérédité »), soit les maladies et monstruosités (dénoté downloadModeText.vue.download 493 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 491 exclusivement par l’adjectif « héréditaire »). C’est peu après la période révolutionnaire que le substantif « hérédité » sera appliqué, d’abord aux maladies (« hérédité des maladies », et plus seulement « maladies héréditaires »), puis à l’ensemble des caractères, physiques ou mentaux, de chacun. Une telle hérédité, démocratisée, dépathologisée et généralisée, désigne alors une catégorie de causes spécifique et ayant un statut exceptionnel dans le champ des sciences biologiques. L’hérédité naturelle est, en effet, une dimension de description et d’explication de tous les caractères, dans toutes les espèces et chez tous les individus. On ne peut s’empêcher de penser que la Révolution a eu quelque chose à voir avec ce remarquable changement conceptuel. Il est à peine besoin de souligner, par ailleurs, ses enjeux dans la sphère sociale et politique. C’est, en fait, sur les terrains de la maladie mentale, de la misère, des nations et des races que le néologisme a d’abord et principalement été utilisé, avant de devenir un concept essentiel pour la biologie expérimentale. Quoi qu’il en soit, c’est sur ce socle conceptuel que se sont édifiées, d’une part, la science de l’hérédité (nommée « génétique », en 1905, par W. Bateson) et, d’autre part, les idéologies héréditaristes, dimension majeure et souvent dramatique de l’histoire contemporaine. L’eugénisme, mais aussi les théories raciales ont trouvé dans le vocabulaire et dans l’imaginaire de l’hérédité un facteur structurant de première importance. ▶ Les rapports de la philosophie avec le concept d’hérédité

demeurent à écrire. L’hérédité n’est pas, et n’a jamais été, un « concept philosophique ». Mais il ne serait pas difficile de montrer que de nombreux philosophes ont rencontré cette notion. Kant, dans ses écrits sur les races humaines, a beaucoup contribué à l’analyse du concept moderne, en distinguant soigneusement les caractères héréditaires accidentels (ou individuels : par exemple, la couleur des cheveux « des brunes et des blondes ») des caractères qu’il disait « infailliblement héréditaires ». Ceux-ci n’étaient autres que les caractères raciaux (par exemple, la couleur de la peau), qui laissent une emprise indélébile au-delà de tout croisement possible. Lorsqu’on lit aujourd’hui ces textes, on est frappé par l’intelligence que Kant met au service d’une entreprise de clarification scientifique, sur laquelle une bonne partie de la science du XVIIIe s. avait buté. Mais on est aussi impressionné par le caractère si banalement idéologique du discours sur les races humaines. Une histoire philosophique de l’hérédité s’attacherait à suivre, dans les marges des systèmes philosophiques, les contours sinueux d’un regard embarrassé des philosophes sur un fait de culture qui a le meilleur des sciences de la vie et le pire des idéologies naturalistes des modernes. Jean Gayon ✐ Kant, E., « Des différentes races humaines » (1777) et « Définition du concept de concept de race humaine » (1785), trad. S. Piobetta, dans la Philosophie de l’histoire, Denoël, Paris, 1965. López, B. C., Human Heredity 1750-1870 ; The Construction of a Domain (1992), PhD Dissertation, Université de Londres, Londres. HÉRÉSIE Du grec hairesis, « choix », « option » et, par extension, « adhésion à une doctrine ». PHILOS. RELIGION Courant de pensée, école ou parti qui, sur des matières doctrinales, adopte une position singulière, opposée à la thèse dominante. En grec, le mot sert à désigner les différentes traditions ou écoles qui se disputent la vérité dans un domaine du savoir : il y a donc des hérésies en physique ou en philosophie comme en médecine ou en logique. Le terme n’a pas alors

de valeur spécifiquement religieuse, et permet simplement de décrire le fait même de la coupure entre des positions doctrinales différentes, que leur opposition rend mutuellement extérieures les unes aux autres. C’est l’examen des positions des différentes sectes qui occupe ainsi fréquemment les premiers chapitres des traités aristotéliciens 1. Très tôt, le mot est adopté par les chrétiens hellénophones pour désigner les « partis » qui se forment parmi les premières églises. En l’absence d’une autorité doctrinale unique et reconnue, le dogme se fixe dans le tâtonnement des communautés éparses (une part importante des épîtres de saint Paul est destinée à redresser ces dérives et à maintenir l’unité de l’Église primitive contre ces « coupures »). Ces hérésies vont jouer un rôle décisif dans l’élaboration du dogme lui-même : c’est en effet en combattant les « erreurs » successives de l’arianisme, de l’adoptionisme ou du nestorisme que les penseurs chrétiens vont progressivement développer les argumentaires susceptibles de définir le corps de doctrines « droites » par rapport auquel les hérésies seront jugées extérieures 2. Dans ce sens les hérésies ne cessent de jouer, tout au long du premier millénaire de l’Église, le rôle d’outil de la formulation du dogme : la réfutation des positions extérieures est le moyen même de la constitution de la position intérieure 3 (ainsi les censeurs, exagérant le dogme pour réfuter une hérésie, tombent dans l’hérésie contraire et sont à leur tour condamnés, de sorte que le jeu constant des contradictions détermine les limites internes de l’orthodoxie). Par ailleurs, des premiers siècles de l’Église jusqu’à la Renaissance, les hérésies renvoient aussi à des réalités sociopolitiques fortes : « moments » de la formulation technique du dogme, les hérésies sont aussi des « outils » de la résistance politique à l’Empire. Cependant le fonctionnement même de ce mouvement de constitution de l’orthodoxie par la balance des erreurs suppose que le dogme soit accessible à l’argumentation et à la preuve discursive. Lorsque l’unité de l’Église l’emporte sur la vie de la doctrine, les hérésies perdent leur utilité, et l’élaboration d’une raison commune des matières religieuses laisse place à la pure et simple négation : l’hérésie est alors considérée comme non seulement extérieure à la raison dominante, mais étrangère et attentatoire à toute raison possible. La place même de l’hérésie tend alors à se transformer : elle passe pour ainsi dire du dehors au dedans et devient l’objet d’une enquête permanente visant à repérer dans la conscience même de chaque croyant les ferments possibles d’une pensée qui, dès lors qu’elle n’est pas strictement conforme à la vérité unique, entraîne sa coupure d’avec la communauté. Laurent Gerbier

✐ 1 Voir par exemple De l’âme, I, 2-5, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993, p. 89-133 ; ou Physique, I, 2-4, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 2000, p. 71-91. downloadModeText.vue.download 494 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 492 2 Le traité le plus emblématique de ce procédé est probablement le Contre les hérésies (120) d’Irénée de Lyon, tr. A. Rousseau, Cerf, Paris, 1991 ; mais Augustin lui-même est l’auteur d’un De haeresibus. 3 Boèce élabore ainsi la notion de « personne » à l’occasion des controverses christologiques qui marquent la période des grands conciles oecuméniques : voir le Contre Eutychès et Nestorius (ca. 512), tr. A. Tisserand, in Traités théologiques, GF, Paris, 2000, pp. 63-67. ! FOI, VÉRITÉ HERMÉNEUTIQUE Du grec hermeneia, « interprétation ». GÉNÉR., PHILOS. CONN. Au sens premier, art de l’interprétation des textes ; en un sens plus large, art de la compréhension, en tant qu’il décrit notre expérience générale du monde. Il y a un processus herméneutique, au sens littéral, dans toute communication linguistique en tant qu’elle repose sur l’équivocité des mots utilisés dans la langue 1, et qu’elle oblige donc les locuteurs à sélectionner les significations adéquates dans un ensemble de possibilités. Dans ce sens toute pratique de la langue constitue par elle-même une certaine herméneutique. Mais l’herméneutique moderne se constitue plus précisément au carrefour de trois arts de l’interprétation : celui de l’exégèse des textes sacrés, discipline essentielle pour les religions du livre, qui vise la mise au jour de la vérité divine enveloppée et impliquée dans le texte 2 ; celui de l’interprétation juridique, qui vise l’application du sens général d’une norme écrite à un cas particulier ; et celui de la philologie appliquée aux belles lettres par les humanistes, philologie qui s’impose comme la première des sciences humaines, débarrassée de sa stricte inféodation à la théologie, et concevant l’universalité de l’humanité comme horizon de toute lecture 3. Ces trois « philologies » peuvent alors être comprises comme des applications particulières d’une discipline unique qui demande à être constituée comme « herméneutique générale ». Le développement de la « critique » au XVIIe s. constitue le premier moment de cette naissance d’un art unifié de la lecture

et de l’interprétation contextuelle des sens d’un texte : c’est à cette époque qu’apparaît le mot « herméneutique » lui-même (J. Dannhauer, Hermeneutica sacra sive methodus exponendorum sacrarum litterarum, 1654). Mais la véritable fondation de l’herméneutique générale date du début du XIXe s. : F. Schleiermacher est le premier à concevoir un art général de l’interprétation qui s’applique à différents types de production de l’esprit humain (textes, mais aussi oeuvres d’art) en tant qu’elles résistent à la compréhension 4. L’herméneutique consiste à conjoindre un art grammatical lié à l’appréhension formelle des oeuvres à un art psychologique visant, à travers l’oeuvre, l’expérience vécue de l’esprit qui l’a créée. Cette conjonction problématique se retrouve chez W. Dilthey, qui cherche à conférer à l’herméneutique le rôle d’épistémologie générale des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) en tant qu’elles doivent être susceptibles de la même rigueur que les « sciences de la nature » (Natürwissenschaften) 5 ; l’herméneutique devient ainsi la méthode fondamentale des sciences historiques en tant qu’elles visent l’explicitation de l’esprit humain par lui-même. Tandis que l’herméneutique de Schleiermacher et Dilthey enveloppait encore la tension entre la méthode rationnelle de la critique et l’idée romantique de l’objectivation de l’esprit dans ses oeuvres, Heidegger conçoit l’existence humaine ellemême comme ontologiquement herméneutique : en deçà de toute objectivation dans un texte ou dans une oeuvre, c’est le mode même de notre être au monde qui se caractérise comme le projet d’une explicitation de l’existence 6. H.-G. Gadamer, élève de Heidegger, récapitule l’ensemble de cette histoire pour y pointer la question fondamentale de l’herméneutique comme art de la compréhension qui ne relève pas seulement d’une science des textes mais bien d’une expérience globale que l’homme prend du monde. Dans cette perspective on rencontre en effet la difficulté de l’objectivation des significations, en tant qu’elle est à la fois nécessaire pour achever le processus herméneutique et impossible en raison de notre propre appartenance au processus historique sur quoi porte ultimement l’art du comprendre 7. C’est à la lumière de cette difficulté que P. Ricoeur propose de ramener l’herméneutique à son objet privilégié, le texte, en tant que la signification que l’on y vise n’est pas seulement l’intention originelle de l’esprit qui l’a agencé, mais aussi l’oeuvre même du dispositif textuel comme tel. P. Ricceur choisit de nommer « monde du texte »8 ce contenu que

le sujet vise dans le texte et qui articule l’oeuvre du discours et la compréhension de soi. Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1989. 2 Ricoeur, P., « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, Paris, 1986, p. 119 sq. 3 Valla, L., La Donation de Constantin (1442), tr. J.-B. Giard, Les Belles Lettres, Paris, 1993. 4 Schleiermacher, F., Herméneutique (1804-1810), tr. Ch. Berner, Cerf, Paris, 1987. 5 Dilthey, W., Écrits d’esthétique, OEuvres VII, tr. S. Mesure et H. Wismann, Cerf, Paris, 1995. 6 Heidegger, M., Être et temps (1927), §§ 3 à 7, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987, p. 18-66. 7 Gadamer, H.-G., Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, tr. E. Sacre et P. Ricoeur, Seuil, Paris, 1976. 8 Ricoeur, P., « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l’action, op. cit., p. 101 sq. Voir-aussi : Gadamer, H.-G., La philosophie herméneutique, tr. J. Grondin, PUF, Paris, 1996. Gusdorf, G., Les origines de l’herméneutique, Payot, Paris, 1988. Ricoeur, P., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique I, Seuil, Paris, 1969. ! COMPRÉHENSION, CRITIQUE, EXÉGÈSE, HORIZON, INTERPRÉTATION, LANGAGE, MONDE, SENS, VÉRITÉ HERMÉTISME D’après Hermès Trismégiste, « Hermès le trois fois très grand », auteur mythique des oeuvres transmises par la tradition hermétique. PHILOS. RELIGION Ensemble des doctrines regroupées autour de la transmission d’un corpus de textes ésotériques de nature religieuse, philosophique ou astrologique, dont les plus anciens remontent au IIIe s. av. J.-C.

Les oeuvres appartenant au Corpus Hermeticum sont, pour les plus anciennes, de nature astrologique ou magique ; d’autres, plus récentes, traitent de la connaissance initiatique et de la doctrine du salut (on y trouve des traces d’influences tour à downloadModeText.vue.download 495 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 493 tour platoniciennes, néoplatoniciennes ou gnostiques). Bien que l’essentiel de ces dix-sept traités date probablement du IIe ou IIIe s. de notre ère, et bien que les Pères de l’Église, en particulier grecs, y fassent plusieurs allusions, c’est la traduction latine des quatorze premiers traités par Marsile Ficin à la fin du XVe s. qui annonce la véritable fortune de l’hermétisme. Le caractère ésotérique des doctrines du corpus, et la difficulté d’interprétation qu’offrent ses textes, ont contribué à faire de l’hermétisme l’emblème du savoir obscur et fermé. Laurent Gerbier ✐ Festugière, A.-J., La révélation d’Hermès Trismégiste, Les Belles Lettres, Paris, 1986. Hermès Trismégiste, Corpus Hermeticum, édition A. Nock et A.J. Festugière, tr. A.-J. Festugière, 4 vol., Les Belles Lettres, Paris, 1946-1954. ! GNOSE, HERMÉNEUTIQUE, PLATONISME HÉTÉRONOMIE Formé sur le grec heteros, « l’autre », et nomos, « loi ». MORALE, PHILOS. MODERNE Fait d’être soumis à une loi extérieure à soi-même. Rapportée à la volonté, l’hétéronomie se définit dans son opposition à l’autonomie. Pour Kant, cette opposition recouvre celle des lois de la nature et de la loi de la liberté, ou encore, celle de la nature sensible – par laquelle l’existence des êtres raisonnables étant soumise à des lois empiriques est hétéronomie, et de la nature suprasensible des êtres raisonnables, qui est « au contraire leur existence sous des lois indépendantes de toute condition empirique, et appartenant, par conséquent, à l’autonomie de la raison pure » 1. Chaque fois que la volonté cherche la loi qui doit la déterminer, non en elle-même, mais dans la propriété de quelqu’un de ses objets, il en résulte une hétéronomie. Ainsi, pour Kant, l’hétéronomie de la volonté est « la source de tous les principes illégitimes de la moralité » 2. Sophie Nordmann ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, Gallimard, La

Pléiade, Paris, 1985, p. 659. 2 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 309. Voir-aussi : Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. V. Delbos, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985. Kant, E., Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wissman, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985. Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, trad. J.-L. Schlegel et A. Derczanski, Seuil, Paris, 1982. ! AUTONOMIE, LOI, NORME, VOLONTÉ HÉTÉRONYME Du grec heteronumos. PHILOS. ANTIQUE, LANGAGE Dans la classification des noms élaborée par Speusippe 1, sont hétéronymes tous ceux qui présentent entre eux une différence. Sont hétéronymes au sens propre des noms différents désignant des choses différentes ; mais sont aussi hétéronymes, selon Speusippe, les polyonymes, noms différents désignant une même chose (« manteau » et « pardessus ») et ceux qu’Aristote appelle paronymes 2, noms formés par dérivation pour désigner des êtres dont la définition renvoie à celle du mot-souche (par exemple, de « grammaire », « grammairien », de « courage, « courageux ». Aux hétéronymes, Speusippe oppose les tautonymes, mots de forme identique qui peuvent être soit homonymes, s’ils désignent des choses différentes, soit synonymes, lorsqu’ils ne désignent qu’une seule chose. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, p. 38, 19-24 Kalbfleisch. 2 Aristote, Catégories, 1, 1a12-15. Voir-aussi : Ammonius, Commentaire au traité De l’interprétation d’Aristote, 16. 25. Hadot, I. (dir.), Simplicius. Commentaire sur les catégories : traduction commentée. Fasc. III (p. 21-40 Kalbfleisch), Leiden, 1990. ! HOMONYME, SYNONYME

HISTOIRE Du grec histor, « celui qui sait », d’où historia, « recherche », « relation d’une information ». L’allemand distingue Geschichte, l’histoire en tant qu’elle advient, et Historie, l’histoire comme connaissance des faits advenus. GÉNÉR. 1. Déroulement temporel effectif des événements qui affectent l’humanité. – 2. Connaissance de ces événements articulée dans un récit. Pour qu’il y ait histoire, il est nécessaire que des événements se déroulent, et qu’une conscience à laquelle ce déroulement apparaît en organise le récit. Cette définition a servi de principe à une distinction entre la connaissance historique (connaissance des faits) et la connaissance scientifique (connaissance par les causes), de sorte que l’on a longtemps nommé « histoire naturelle » la recension des faits de la nature. À ce compte, l’histoire ne serait que « le registre où est consignée la connaissance du fait » 1. Mais, en tant que cette connaissance est articulée en un récit, elle ne peut se réduire à un simple enregistrement du fait : elle témoigne de l’activité configuratrice d’une conscience qui s’investit dans les événements imprévisibles et irréversibles et cherche à les ordonner. L’histoire comme conscience du déroulement du temps conditionne donc l’existence d’événements historiques, autre façon de dire qu’il n’existerait pas d’histoire (Geschichte) sans histoire (Historie), tandis qu’il existerait une nature même sans physique : on en conclut qu’il existe des sociétés sans histoire 2, dans lesquelles ce déroulement du temps n’est pas par lui-même l’objet d’un investissement – ou, plutôt, qu’il existe une distinction entre les sociétés qui assument et intériorisent le devenir pour en faire un moteur de développement, et celles qui tentent de l’annuler 3. L’histoire est donc une institution, l’expression d’une volonté collective de comprendre le devenir comme un processus orienté. D’autre part, l’objet de l’histoire est le fait temporel, c’està-dire quelque chose qui n’existe plus et dont il faut produire un récit qui en est la remémoration. Il n’existe donc d’histoire que s’il existe une mémoire collective, disposant de procédures de ressouvenir. Outil par excellence de cette remémoration, l’écriture sert à distinguer, dans le devenir de l’humanité, la préhistoire de l’histoire. En tant qu’elle conserve ainsi la mémoire des faits passés, l’histoire fournit aux individus downloadModeText.vue.download 496 sur 1137

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494 comme aux sociétés des exemples à imiter et des leçons à méditer. Pour assumer ce magistère moral, l’histoire vise l’universalisation des événements ou des séries d’événements en tant que manifestations de l’accession de l’humanité à la conscience d’elle-même. Cette tâche est proprement celle de la philosophie de l’histoire : « la seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la Raison – l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est aussi déroulée rationellement » 4. Cependant cet enseignement que la conscience de l’humanité se prodigue à elle-même passe par des récits subjectifs. La prétention de l’histoire universelle n’est-elle pas alors récusée par la singularité concrète de ses vecteurs ? Dans ce sens, Aristote oppose la poésie à l’histoire comme le discours qui vise l’universel au discours qui vise le singulier 5. Or il n’est pas de science du singulier : ainsi l’histoire peut bien être un récit, mais pas une science. C’est que l’objectivité de l’historien n’est pas celle du scientifique : le premier confère, par le récit, une figure ordonnée à des faits dont il produit une représentation. Cette représentation, dans laquelle sa subjectivité est impliquée au titre de la « mise en intrigue » constitue au sens plein une relation : non pas seulement au sens du récit, mais aussi au sens du rapport entre la situation présente de la conscience historique et la situation passée du fait qu’elle saisit 6. La singularité même de l’objet historique en fait ainsi le lieu d’un « passage (par l’histoire) de moi à l’homme » 7. ▶ Parce qu’elle tente l’instauration d’un rapport au passé comme passé, l’histoire manifeste avec éclat la contingence du temps humain, qui constitue le premier contenu de la conscience historique. Mais cette conscience n’est pas seulement l’outil de l’accomplissement de l’humanité : on peut aussi la comprendre comme une rumination proprement létale, si l’on considère qu’« il est absolument impossible de vivre sans oublier » 8. De ce point de vue, l’oubli comme faculté active appartient en propre au travail de la conscience historique.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Hobbes, Th., Léviathan, ch. IX, tr. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 79. 2 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire, « première ébauche », tr. K. Papaioannou (1965), rééd. UGE, 10 / 18, Paris, 1979, p. 25 (à propos de l’Inde). 3 Lévi-Strauss, CL, La pensée sauvage, VIII, Plon, Paris, 1962. 4 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire, op. cit., « deuxième ébauche », ch. I, p. 47. 5 Aristote, Poétique, IX, 1451b, tr. M. Magnien, Livre de Poche, Paris, 1990, p. 98. 6 Ricoeur, P., Temps et récit, I, 2-3, Seuil, Paris, 1983, rééd. 1991. 7 Ricoeur, P., Histoire et Vérité, Seuil, Paris, 1955, p. 23-24. 8 Nietzsche, F., Considérations inactuelles, II, § 1, tr. P. Rusch, in OEuvres Complètes, II, 1, Gallimard, Paris, 1990. Voir-aussi : Aron, R., Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938), Gallimard, « Tel », Paris, 1986. Aron, R., La philosophie critique de l’histoire (1969), Seuil, Paris, 1991. Bourde, G. et Martin, H., Les écoles historiques, Seuil, Paris, 1997. Braudel, F., Écrits sur l’histoire, Flammarion, Paris, 1969. Foucault, M., L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969. Herder, J. G., Histoire et culture. Une autre philosophie de l’histoire, tr. M. Rouché, GF, Paris, 2000. Kant, E., L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, tr. S. Piobetta (1947), in Opuscules sur l’histoire, GF, Paris, 1990. Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971. ! DEVENIR, ÉVÉNEMENT, FAIT, PROGRÈS, TEMPS L’histoire a-t-elle un sens ? « Il faut aller dans le sens de l’histoire ». Voilà l’injonction des temps modernes. Mais le sens de l’histoire ne se laisse pas aisément déchiffrer. Dans la tradition judéo-

chrétienne, l’histoire humaine, accomplissant le dessein divin, conduit à la Cité de Dieu, à la Jérusalem céleste. Mais, dès que les hommes sont censés faire librement leur histoire, dès que le Dieu organisateur des fins suprêmes cède la place aux lois déterministes des processus naturels, la question de la destinée de l’homme est posée devant nous, béante. Les philosophies laïques de l’histoire, de Herder à Marx, semblaient établir ce sens, en découvrant un principe rendant raison de l’histoire et en indiquant la direction qu’elle suivait nécessairement. Mais « l’État rationnel » s’est incarné dans la puissance de la bureaucratie et le totalitarisme. Le communisme a pris les traits de la dictature stalinienne et nous avons perdu confiance dans le progrès de la raison. Les catastrophes de notre siècle marquent-elles la faillite sans recours de la philosophie de l’histoire ? Faut-il consentir joyeusement à une existence privée de sens ? LES LOIS DE L’HISTOIRE D éterminer le sens de l’histoire, c’est d’abord découvrir une rationalité dans le processus historique et en dégager les lois. Il faut établir les faits et leur logique. Ensuite, il faut pouvoir reconstituer l’enchaînement des causes et des effets et en déduire quelques grandes lois historiques. Mais l’histoire humaine ne se prête pas aux idéalisations auxquelles on a recours dans les sciences de la nature. L’expérience n’y peut être recommencée jusqu’à ce que l’hypothèse soit confirmée. Les économistes ont cru trouver dans l’égoïsme rationnel – chaque individu cherche rationnellement à maximiser sa réussite – l’invariant qui permettait d’appliquer la méthode de Newton aux affaires humaines. Mais les historiens sont loin d’avoir atteint ce succès pourtant problématique. La causalité historique reste une théorie des facteurs qui conditionnent le devenir. Les uns insistent sur la géographie, les autres sur les mentalités, ou sur les structures sociales et les conflits de classes. L’action des individus, des personnages historiques, un moment remisée au second plan, retrouve les faveurs des spécialistes. D’inévitables questions surgissent alors sur la hiérarchie de ces facteurs : qu’est-ce qui est « déterminant en dernière instance » ? L’idéal pour sortir de ces désaccords résiderait alors dans ce que F. Braudel a désigné sous le nom d’« histoire totale » articulant les événements historiques avec la sociologie, l’économie, la géographie. Mais, quels que soient les progrès accomplis dans la re-

cherche historique, elle ne semble pas sur « la route sûre de la science » dont Kant parle dans la Critique de la raison pure. Vico 1 faisait remarquer que la différence entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine est que nous avons fait celledownloadModeText.vue.download 497 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 495 ci et non celle-là. Les faits naturels tombent sous le sens et les principes de la méthode scientifique permettent d’en garantir l’objectivité. Rien de tel avec les choses humaines qui « tombent et ne tombent pas sous le sens » (Marx). Intuition qu’on retrouve dans l’opposition des sciences explicatives ou nomologiques (des sciences qui fournissent des lois générales des phénomènes naturels) et les sciences historiques, ou sciences de l’esprit, qui comprennent les singularités historiques. Ainsi, l’histoire peut être comprise rationnellement, au sens de Dilthey, mais non expliquée sur le modèle des sciences de la nature. Elle a du sens alors que la nature n’en a point, si on s’en tient au refus moderne de voir dans la nature un ensemble de signes du discours divin et si on maintient ferme le refus des « causes finales ». LE PROGRÈS ET SA CRISE F aute de « lois », le sens de l’histoire résiderait dans la direction générale du mouvement historique. L’histoire est progrès du simple au complexe, du sauvage au civilisé, de l’obscurité vers la lumière. Si le progressisme nous semble naturel, on devrait pourtant remarquer que la conception de l’histoire comme décadence est une idée courante (« dans le temps, c’était mieux ») ; chez Platon, reprenant Hésiode, l’histoire humaine passe de l’âge d’or à l’âge de fer. Cette conception rencontre aussi spontanément le sens romantique : nostalgie et mélancolie sur le thème du déclin. Après la grande crise du XIVe s., l’horizon européen s’élargit brusquement. La reprise de l’économie, les grandes découvertes, les bouleversements religieux, tout cela fait voir l’histoire comme un progrès, comme une ascension. Le savoir est conçu comme un programme qui ne vise plus simplement le savoir lui-même mais « l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », et surtout tout ce qui est utile « pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes). De ce progrès on passera à celui de l’esprit humain, de la moralité et des

institutions politiques. Si la raison humaine peut s’engager dans un mouvement infini du progrès de la connaissance, comment, dans le même temps, l’homme resterait-il dans la dépendance politique ? Le progrès est donc le mouvement par lequel l’homme accède à l’autonomie, à la capacité de se donner à lui-même sa propre loi. Les grands succès remportés par les sciences de la nature ont fourni à ces idées des bases à prétention scientifique. Passant de la physique à la « physique sociale », on a cru découvrir le « moteur de l’histoire » et donner ainsi une explication scientifique d’un progrès qui devait s’accomplir avec la rigueur des lois de la nature. « L’histoire, jusqu’à nos jours, n’est que l’histoire de la lutte des classes », affirme Marx 2. À la suite des découvertes de Darwin, l’histoire va être vue comme un processus de sélection naturelle : les peuples et les civilisations les mieux adaptés doivent dominer le monde. Pourtant, en dépit des certitudes du scientisme, la confiance dans le progrès s’est retournée. À la critique romantique du progrès vient s’ajouter un pessimisme plus profond né sur le sol du scientisme lui-même. La crise et le déclin de la civilisation sont annoncés. La barbarie nazie n’est pas le retour d’un passé refoulé, mais apparaît comme une des figures possible de la « modernité » et du « progrès ». Et la prise de conscience écologiste, à la fin du XXe s., viendrait sonner le glas de ce grand rêve de toute la modernité, rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». Avec les conséquences qui en découlent : renoncer à l’idéal d’autonomie et retourner à la soumission aux forces sacrées. PORTÉE ET LIMITES DE LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE L es philosophies de l’histoire recherchent un principe ultime qui puisse rendre compte de l’apparente folie de l’histoire et justifie qu’elle soit inscrite dans un progrès. Comment penser le progrès sans définir un but, une finalité ultime de l’histoire ? Principe providentiel de l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique de Kant 3, réalisation de l’Esprit absolu chez Hegel 4, ou encore le communisme comme vérité des luttes sociales, il s’agit, à chaque fois de laïciser l’histoire théologique. Refusant l’optimisme progressiste et les cris de Cassandre des prophètes du déclin, la philosophie de l’histoire présente d’abord une dialectique qui fait du mal le moyen par lequel le bien finira par s’accomplir. Pour Kant, n’est-ce pas parce qu’il a des qualités « en ellesmêmes peu sympathiques » que l’homme est conduit néan-

moins, pour la réalisation de ses propres fins, à construire un État de droit et à s’installer, presque par habitude, dans le monde de la moralité ? Le plan de la nature rend raison du chaos apparent de l’histoire humaine. Hegel et Marx, mutatis mutandis, ne feront que reprendre ce schéma kantien. Si, pour ces philosophes, l’histoire a une fin, cela ne signifie pas que l’histoire doit se terminer. La finalité historique kantienne n’est qu’un idéal régulateur et non un stade historique déterminé. Le mouvement dialectique de l’esprit hégélien suit une spirale infinie. Et le communisme, pour Marx, est seulement la fin de la préhistoire et le commencement de l’histoire vraiment humaine. Que Fukuyama puisse déduire de ces philosophies que nous avons effectivement atteint la fin de l’histoire, ce n’est qu’une démonstration de la confusion qui règne souvent dans les esprits sur cette question. Mais cette philosophie de l’histoire n’est-elle pas qu’une métaphysique ? Dilthey l’affirme 5. « Ces prétentieux concepts généraux de la philosophie de l’histoire ne sont rien autre que ces “notiones universelles” dont Spinoza a magistralement démontré l’origine naturelle et la funeste action qu’elles exercent sur la pensée scientifique. » Et donc « l’idée qu’il existe un plan unitaire dans le cours de l’histoire du monde se transforme dans la mesure où, au XVIIIe s., elle ne survit qu’en se détachant des solides prémisses qu’elle trouvait dans le système théologique : elle perd sa réalité massive pour devenir une fantasmagorie métaphysique ». Allant « par-delà bien et mal », Nietzsche 6 élimine la responsabilité historique de l’homme. Si la morale n’est que l’illusion de la vie, l’idée même d’un progrès historique est dépourvue de sens, puisque le progrès suppose l’opposition du bien et du mal, le passage du mal au bien, qui recouvre le passage de la nature à la culture. La genèse nietzschéenne des valeurs morales en fait des moyens de la vie ; elles se construisent à travers une sorte de sélection naturelle. Évaluer, c’est déterminer ses aversions et ses inclinations car on ne peut pas vivre sans aversion ni inclination. Donc, on ne peut pas vivre sans évaluer. C’est pourquoi le seul « progrès » possible est un progrès de type darwinien : ne sont retenues que les aversions et les inclinations qui sont utiles à la vie, c’est-à-dire, pour Nietzsche, celles qui permettent la survie des plus forts. downloadModeText.vue.download 498 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 496 Ainsi, Nietzsche semble rabattre toute l’histoire sur une véritable histoire naturelle fortement ancrée dans une sorte de biologisme. Pourtant, cette genèse des valeurs morales se double d’une généalogie qui apprécie ces valeurs morales elles-mêmes. Le point de vue « scientifique », neutre, sur l’histoire va donc se doubler d’un point de vue axiologique, souvent contradictoire avec le précédent. Si la genèse biologique des valeurs morales conduit à penser l’innocence du devenir, la généalogie va placer les valeurs morales dans un procès de décadence. Ainsi le « sens historique » dont s’enorgueillit le XIXe s. est-il considéré comme un signe de déclin. Au progrès de la vie Nietzsche va opposer le mouvement rétrograde de l’histoire humaine. L’Europe est malade, malade de sa civilisation. Pourtant, curieusement, Nietzsche remarque que, depuis Napoléon, elle est à nouveau entrée dans une période guerrière qui stimule les qualités vitales. Mais, si les valeurs morales sont sélectionnées par la vie, comment considérer l’égalité des droits ou le christianisme comme des marques de déclin – ou encore du ressentiment des faibles à l’égard des forts ? Peut-être les grands mots de la moralité ne sont-ils que des drapeaux pour la lutte. Mais s’ils triomphent, si les faibles, grâce à eux, ont fini par vaincre les forts, c’est que les forts n’étaient pas si forts que cela et que les faibles, les victimes de la « brute blonde » des débuts de la Généalogie de la morale, ont fini par être les plus forts. Il y a alors une incohérence à parler de décadence, c’est-à-dire à réintroduire des jugements de valeur qu’on vient à l’instant de récuser. La philosophie de l’histoire n’est peut-être qu’une illusion qui légitime le cours réel du monde en donnant à cette reconstruction a posteriori l’apparence d’une rationalité a priori. Incontestablement, nous ne pouvons plus croire à l’avenir radieux. Sans sombrer dans les thèses sur le « déclin de l’Occident » à la Spengler, Freud 7 analyse avec une grande lucidité les contradictions du processus de civilisation : le processus de civilisation et le type de comportements qu’il exige des individus ne peut qu’engendrer des tendances toujours plus fortes à l’agression contre la civilisation. L’histoire humaine, loin d’être le déploiement d’une rationalité, se révélerait comme le dénouement toujours incertain d’un complexe au sens psychanalytique du terme. Si les transformations d’ensemble de l’économie mondiale et des rapports entre les nations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale semblent accomplir l’idée kantienne ou hégélienne d’une « histoire universelle », il est évidemment impossible d’y voir un terme de l’histoire humaine. Tout ce qu’on appelle du nom un peu confus de « mondialisation » peut, certes, être considéré comme une nouvelle manifestation du « progrès », stimulé par la dynamique économique. Mais il est impossible de fermer les yeux sur les contradictions qui s’accumulent

dans ce système mondial hautement différencié, où la multiplication des « possibles » s’accompagne d’une croissance jamais vue des inégalités et de manifestations inquiétantes de régression. Tous les possibles ne sont pas compossibles, pourrait-on dire en parlant comme Leibniz. Ainsi, pendant qu’on célèbre les triomphes du marché unique et du « village global » rendu possible par Internet, certains auteurs prédisent le conflit des civilisations. L’avenir semble hors d’atteinte de nos raisonnements et nous refusons désormais de renoncer au présent et d’hypostasier nos aspirations dans quelque « Jérusalem terrestre ». Au temps historique, notre époque adresse cette fameuse objurgation : « Arrête-toi ! tu es si beau ». ▶ Il est, pourtant, presque impossible de renoncer à l’idée qu’il y a un sens de l’histoire. Mais c’est l’action humaine qui est ce sens. Le cours de la nature obéit à un déterminisme causal auquel aucune fin, aucune signification ne peut être assignée. Mais les hommes agissent en vue de fins dont ils sont conscients. Ces fins, nécessairement, ils les intègrent dans une vision plus générale. Donner un sens à l’histoire, c’est définir un système de valeurs à partir desquelles l’action peut s’orienter. L’accusation contre les philosophies de l’histoire peut ainsi se retourner. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le « grand Reich » est là pour « mille ans ». La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal. Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire. DENIS COLLIN ✐ 1 Vico, G., La Scienza nuova (1725), la Science nouvelle, trad. C. Trivulzio, Gallimard, Paris, 1993. 2 Marx, K., et Engels, F., Manifest der Kommunistischen Partei (1848), Manifeste du parti communiste, in OEuvres I, Gallimard, La Pléiade, sous la direction de Maximilien Rubel, Paris, 1963. 3 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, trad. L. Ferry, in OEuvres II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985. 4 Hegel, G. W. F., la Raison dans l’histoire, trad. K. Papaioan-

nou, UGE 10/18, Paris, 1965. 5 Dilthey, W., Introduction aux sciences de l’esprit, trad. S. Mesure, in OEuvres I, Cerf, Paris, 1992. 6 Nietzsche, F., Seconde Considération intempestive, trad. H. Albert, GF, Paris, 1988. 7 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (Vienne, 1929), trad. le Malaise dans la culture, PUF, Quadrige, Paris, 2002. HISTORIAL En allemand : geschichtlich. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, constitution ontologique du Dasein en tant qu’il s’étend entre sa naissance et sa mort. Le Dasein doit être compris selon l’enchaînement de sa vie en une mobilité spécifique constituant son provenir (Geschehen) dont l’historialité est la structure ontologique. Le Dasein se décide pour des possibles dont il hérite, se délivrant à lui-même en une possibilité à la fois héritée et choisie. L’histoire ne tire son poids ni du passé ni du présent enchaîné au passé, mais du provenir de l’existence jaillissant de l’avenir. Le Dasein peut ainsi répéter une possibilité transmise d’existence, faisant retour vers des possibilités d’existence du Dasein ayant été là. En se fondant sur la résolution devançante, il se choisit ses propres héros dans une répétition qui n’est pas une réactualisation du passé, mais une réplique downloadModeText.vue.download 499 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 497 tournée vers l’avenir d’un passé ayant été. En tant qu’il est être-au-monde et être-là-avec, son destin est celui d’une communauté advenant comme un monde historial. Aussi faut-il de distinguer l’histoire (Geschichte) comme ouverture d’un monde de la simple science historique (Historie) : si « historique » qualifie ce qui prend place dans l’histoire comme objet d’une connaissance, « historial » qualifie le Dasein en tant qu’il ouvre une histoire. La science historique a son origine dans l’historialité du Dasein. Le besoin de tout expliquer en termes historiques et l’historicisme qui en résulte finissent par aliéner l’historialité du Dasein. En ce sens, une époque anhistorique n’est pas pour autant anhistoriale. Reprenant la distinction nietzschéenne entre histoires monumentale, antiquaire et critique, Heidegger montre comment l’historialité présente un aspect monumental, dans la mesure où le passé hérite de possibles devant être réappropriés, dans une répétition ; un aspect antiquaire, dans la mesure où le passé devient objet de conservation, et un aspect critique, dans la mesure où doit s’opérer une déprésentification de l’actualité, un détachement par rapport à la quotidienneté.

▶ En tant qu’élaboration concrète de la temporalité, l’élucidation de l’historialité fonde la possibilité de la destruction de l’histoire de l’ontologie et de la compréhension de la métaphysique comme histoire de l’être. Celle-ci montre comment l’être se dispense selon une modalité précise à chaque époque, depuis le commencement grec de la philosophie jusqu’au devenir-monde de la métaphysique dans le déploiement planétaire de l’essence de la technique à notre époque. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Être et Temps (1927), § 72 à 77, Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. Heidegger, M., Nietzsche II, Pfullingen, 1961, tr. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1971. ! COMMUNAUTÉ, DASEIN, DISPOSITIF, ÊTRE, RETRAIT HISTORICISME De l’anglais historicism, formé à partir de l’allemand historismus. Attitude théorique visant soit à situer les contenus de savoir dans la stricte perspective de leur contexte historique, soit à subordonner le concept à l’histoire. Dans le premier cas, l’historicisme est dit aussi historisme. Dans le second cas, l’historicisme est un simple relativisme culturel. ! HISTORISME HISTORISME Calque de l’allemand Historismus. GÉNÉR., POLITIQUE Courant spécifique de la pensée historique et politique allemande au XIXe et au début du XXe s. L’historisme est généralement confondu avec l’historicisme, dont il procède mais avec lequel il ne se confond pas. Contre la philosophie de l’histoire E. Rothacker a découvert en 1960 les premiers emplois du terme « historisme » dans les manuscrits de Freiberg de Novalis 1, c’est-à-dire à un moment de crise aiguë de la rationalité moderne, le tournant des années 1797-1800 (c’est également chez Novalis qu’on trouve les premiers usages du terme « moderne » – encore sous forme d’adjectif – qui inaugurent

la critique de la modernité). Mais les défenseurs de la spécificité de l’historisme, notamment Meinecke, la font remonter à Herder, qui oppose aux Lumières « une autre philosophie de l’histoire » 2. Tandis que la philosophie de l’histoire des Lumières recherche des lois historiques, l’historisme affirme l’incommensurabilité du particulier et de l’universel ; aucune loi ne peut selon lui jeter un pont entre eux, seule la foi le peut. Chaque particularité est du même coup en elle-même une totalité – une Gemeinschaft (« communauté ») dont le sens n’est pas historique mais renvoie à une origine transcendante. Les totalités individuelles sont, selon la formule célèbre de J. Möser – adversaire brückische

Ranke, toutes dans le même rapport à Dieu 3. Déjà qui s’inspirait de Herder tout autant que de son déclaré Montesquieu – avait glorifié dans sa OsnaGeschichte (Histoire d’Osnabruck, 1780 sq) l’État

comme individualité historique et la validité de la « raison locale » (Lokalvernunft). Pour Ranke, l’universel s’incarne dans des individualités dont l’extension et la force normative s’imposent seulement face à des individualités moins englobantes. Aussi l’historisme récuse-t-il l’idée d’un progrès linéaire et infaillible. Herder substituait en ce sens le Fortgang au Fortschritt. Le scepticisme radical à l’égard de toute philosophie de l’histoire motive l’opposition de l’École historique du droit (Savigny) 4 au droit naturel et au système hégélien 5, et même l’opposition de l’historien C.G. Droysen à la philosophie en général 6. J. Burckhardt parle du caractère « énigmatique » de l’histoire et, dans son cours « Über geschichtliches Studium » (« Sur les études historiques »), en 1872-1873, il exprime ses doutes envers « l’optimisme historique » de Hegel auquel il oppose la nécessité d’un scepticisme méthodique 7. Pour lui, l’historiographie, qui prend la relève des prétentions universalistes de la philosophie de l’histoire, n’apporte aucune certitude ; elle montre au contraire la « réversibilité de toutes choses ». L’historiographie allemande du XIXe s. et l’idéologie prussienne Ce courant de pensée allemand qui s’affirme au XIXe s. et fonde, en même temps que la grande historiographie prussienne, l’histoire comme science et discipline universitaire, représente cependant une tentative pour contrer et maîtriser les effets dissolvants de l’historicité moderne. Le « siècle de la révolution » est le mot clef de tous les grands historiens

« historistes » – Niebuhr, qui consacra son cours en 1829 à l’« Histoire du siècle de la révolution », ou encore Ranke dans son cours de 18508. Droysen estime le temps venu pour l’histoire de s’efforcer d’affirmer « sa nature, ses devoirs, ses compétences » 9. Cette « professionalisation de l’historien » affirme sa « modernité » contre une historiographie des Lumières dont le dilettantisme lui apparaît pré moderne 10. L’historisme fut en ce sens un des ressorts essentiels de la modernisation du savoir. L’historisme a largement contribué à fonder l’idéologie nationale allemande. Par les centres d’intérêt dominants de ses études historiques – d’une part la religion et l’Église, d’autre part l’État et la nation –, la postérité de Ranke, de Dahlmann à Treitschke, fournit à l’Allemagne l’idéologie dont elle avait besoin pour s’affirmer en tant que nation. T. Mommsen, H. von Treitschke, C.G. Droysen ou encore H. von Sybel furent les idéologues de la « solution petite-allemande ». Les représentants de ce courant ne sont toutefois pas tous des nationalistes réactionnaires ; il s’agit de la génération de 1848 dont font également partie G.G. Gervinus, L. Häusser, H. BaudownloadModeText.vue.download 500 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 498 mgarten, M. Duncker..., incarnant un libéralisme modéré, ou encore ce qu’on pourrait appeler un libéralisme de droite. Ils ont participé au mouvement libéral du Vormärz et à la révolution de 1848. Mais, au lendemain de 1848, ils tirent le bilan de l’échec de la bourgeoisie allemande à prendre en mains le destin politique de l’Allemagne – défaite à leurs yeux tout autant théorique que politique 11. Les historiens « petits-allemands » confient alors à la Prusse la réalisation de la tâche dont la bourgeoisie allemande s’est révélée incapable ; la création d’un État national allemand devient, selon l’expression de Droysen, « la mission de la Prusse » 12. Le risque du relativisme. La « crise de l’historisme » au XXe s. La relève de la philosophie par l’histoire n’était cependant

nullement de nature à endiguer la relativisation des références et des normes. L’offensive de l’historisme avait commencé dans le domaine juridique avec l’École historique du droit, qui considère les valeurs comme le résultat d’un devenir historique (historisch Geworden). Elle s’est poursuivie pendant tout le XIXe s. dans les études historiques. En 1884, c’est en économie politique que se situe le coeur du débat (célèbre « débat sur l’historisme » entre C. Menger et G. Schmoller, suivi en 1888 du débat sur l’historisme en jurisprudence entre R. Stammler et E. I. Bekker), et autour de 1900 en théologie avec l’école de Ritschl. Dans les années 1920 et 1930 se développa en Allemagne une controverse générale sur les effets de l’historisme. Lorsqu’ils parlent de la crise de l’historisme, Troeltsch, Meinecke, Litt, Heussi, etc., s’en prennent au relativisme des valeurs qui résulte, selon eux, de l’historicisation moderne de la vision du monde. Dans son étude de 1913 sur le XIXe s., Troeltsch stigmatise la transformation de l’histoire « en un pur historisme, en une résurrection complètement relativiste de contextes passés arbitraires » qu’il estime « improductive pour le présent » 13. ▶ Dans une large mesure, la « crise de l’historisme » des années 1920 et 1930 fut aussi la crise de son idéologie nationale, de son identification à la voie allemande-prussienne. Elle est à la mesure du succès rencontré par un Treitschke, dont les ouvrages, les cours et les conférences avaient contribué à former l’élite antidémocratique de l’Allemagne wilhelminienne, laquelle se trouva plongée par la défaite de 1918, par l’instauration de la République et par la modernisation sociale dans une nouvelle crise d’identité politique, sociologique et idéologique. Gérard Raulet ✐ 1 Rothacker, E., « Das Wort Historismus », in Zeitschrift für deutsche Wortforschung, t. XVI, 1960, pp. 3 sq. 2 Herder, Auch eine Philosophie des Geschichte zur Bildungder Menschheit (1774), éd. Suphan, t. V.

3 Ranke, L. von, Über die Epochen der neueren Geschichte. Historisch-kritische Ausgabe, éd. T. Schieder et H. Berding (Aus Werke und Nachlass), Munich, 1971, p. 60. 4 Savigny, K. K. von, Vom Berufunserer Zeitfür Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, Heidelberg, 1814. 5 Schnädelbach, H., Geschichtsphilosophie nach Hegel. Die Problem des Historismus, Fribourg / Munich, Alber, 1974, pp. 9 sq. 6 Droysen, J. G., « Die Erhebung der Geschichte zum Rang einer Wissenschaft », trad. l’Accession de l’histoire au statut de science, in Historische Zeitschrift, 9(1963) ; Historik Vorlesungen über Enzyklopädie und Méthodologie der Geschichte, éd. R. Hübner, 7e éd., Munich, 1974. 7 Burckhardt, J., « Über das Studium der Geschichte ». Der Text der Weltgeschichtlichen Betrachtungen nach den Hanschriften, éd. P. Ganz, Munich, 1982, pp. 166 sq et 226. 8 Berg, G., Leopold von Ranke als akademischer Lehrer. Studien zu seinen Vorlesungen und zu seinem Geschichtsdenken, Göttingen, 1968, p. 92, note 48. 9 Droysen, J. G., Historik, op. cit., p. 4. 10 Rüsen, J., « Von der Aufklärung zum Historismus. Idealtypische Perspektiven eines Strukturwandels », in H. W. Blanke et J. Rüsen, Von der Aufklärung zum Historismus. Zum Strukturwandel des historischen Denkens, Paderborn, Schöningh, 1984, p. 16. 11 Jaeger, F., et Rüsen, J., Geschichte des Historismus, Munich, Beck, 1922, pp. 86 sq. 12 Droysen, J. G., Geschichte der preussischen Politik, 14 tomes, Leipzig, 1855-1886. 13 Troeltsch, E., « Das Neunzehnte Jahrhundert », in Gesammelte Schriften, t. IV, éd. H. Baron, Tübingen, 1925, p. 628. ! COMMUNAUTÉ, DROIT, HISTORICISME, LIBÉRALISME, TOTALITÉ HOLISME Du grec holos, « tout ». ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE Thèse selon laquelle on ne peut jamais tester empiriquement une hypothèse isolée, mais seulement un ensemble d’hypothèses. P. Duhem est considéré comme le fondateur de la thèse holiste de la réfutation 1. Il montre que le test d’une théorie implique toujours un ensemble d’hypothèses. À strictement parler, le test négatif d’une théorie ne réfute donc pas directement une hypothèse précise, mais seulement une au moins de ses hypothèses. On reste, par conséquent, libre de choi-

sir les hypothèses que l’on désire conserver ou rejeter. Cela implique, entre autres, qu’une expérience n’est jamais « cruciale » au sens strict. Le choix entre les hypothèses reste donc pour une grande part conventionnel. On dira que la théorie est « sous-déterminée » par l’expérience. Plus tard, Quine a repris et étendu cette thèse à l’ensemble de nos énoncés, depuis nos énoncés d’observation les plus empiriques, jusqu’aux énoncés purement mathématiques et logiques. Il a ainsi donné naissance au holisme de la confirmation et au holisme sémantique. La formulation canonique de ce holisme épistémologique étendu, ou « thèse de DuhemQuine », devient alors « nos énoncés sur le monde extérieur sont jugés par le tribunal de l’expérience sensible, non pas individuellement, mais seulement collectivement » 2. ▶ Dans cette perspective, si tout énoncé peut être sauvé de la réfutation, inversement, tout énoncé est révisable. Un énoncé ne possède donc jamais de nécessité absolue. La part de relativisme impliquée par cette thèse a été âprement discutée, notamment pour tenter de réaffirmer la fermeté de certains énoncés. Par exemple, K. Popper condamne le holisme de la réfutation en interdisant l’emploi d’hypothèses ad hoc pour sauver les théories. Dans la pratique ordinaire de la science, il existe un consensus sur les hypothèses fondamentales, qui limite la relativité induite par la thèse holiste. Alexis Bienvenu ✐ 1 Duhem, P., la Théorie physique (1906) Vrin, Paris, 1981. 2 Quine, W. V. O., « Les deux dogmes de l’empirisme », in De Vienne à Cambridge (1951), sous la direction de P. Jacob, Gallimard, Paris, 1980, p. 115. downloadModeText.vue.download 501 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 499 Voir-aussi : Brenner, A., Duhem, science, réalité et apparence, Vrin, Paris, 1990. ! AD HOC (HYPOTHÈSE), CONVENTIONNALISME, EXPÉRIENCE CRUCIALE HOMME Du latin homo, littéralement « né de la terre » ; de l’indo-européen ghyom, « terre ». En allemand, Mann désigne un humain du genre masculin ; Mensch désigne un humain, sans spécification de genre. Les deux termes, de même étymologie incertaine, proviennent peut-être du nom d’un dieu indo-européen, Manus, père de l’humanité. GÉNÉR. 1. Être vivant singulier appartenant au genre hu-

main. – 2. Genre humain comme ensemble de ces êtres. – 3. Modèle invariant possédant tous les traits essentiels de l’humanité. La définition de l’homme peut être abordée du point de vue de la spécificité qui l’isole sur le fond du genre animal (l’enquête vise alors le propre de l’homme, s’il s’agit de sa différence spécifique, ou la nature humaine, s’il s’agit du système de ces « propriétés »). À partir de l’identification de cette spécificité, on peut constituer le concept de genre humain en tant qu’il ne s’agit pas seulement d’une classe logique, mais aussi d’un horizon éthique dans lequel est spontanément projetée l’existence individuelle des hommes. Mais cette « situation » de l’existence individuelle, qui se vit en même temps comme différente des autres êtres et appartenant à la classe de ses semblables, conduit à déplacer le débat pour appréhender l’homme à travers le concept de « condition humaine » plutôt qu’à travers celui de genre. Dans l’étude de cette condition la détermination stable d’une nature laisse place à une plus grande plasticité, aux termes de laquelle l’homme se découvre séparé de lui-même et soumis à la nécessité de produire librement une essence à laquelle il ne peut plus se contenter de s’adosser. Le propre de l’homme et la nature humaine L’enquête qui vise le propre de l’homme témoigne du fait que les individus humains s’appréhendent avant tout comme différence d’avec le reste des êtres. Mais il est malaisé de passer du constat de cette différence à l’assignation précise de ses raisons. Ainsi la définition caricaturale de l’homme que Diogène le Cynique reprochait à Platon (« bipède sans plumes » 1) constitue en réalité, dans le Politique dont elle est tirée, le résultat d’un long processus dialectique visant à saisir la différence spécifique de l’homme sur le fond de l’animalité prise comme son genre prochain 2. C’est alors dans la définition de cette différence spécifique que se joue le « propre » de l’homme comme essence de l’humanité : on définira ainsi l’homme comme « animal politique », ou comme « animal doué de raison », ou encore comme « animal capable de rire » (Aristote3). Parmi ces différentes définitions, la plus constante est celle qui place dans la pensée le propre de l’homme. Or définir l’homme comme capable de penser, c’est le saisir à partir de la distinction entre sujet et objet : c’est donc placer l’humanité dans la subjectivité pensante en tant qu’elle est capable de ménager entre elle et les choses un certain rapport, qui est le

lieu propre de la vérité, mais aussi en tant qu’elle est capable de se saisir réflexivement pour « examiner ce qu’elle est » 4. Le propre de l’homme tient alors à sa double capacité à s’écarter de lui-même et à utiliser cet écart pour s’appréhender comme un de ses objets. Cependant dans cet écart l’homme se pense lui-même comme une chose qui existe, et cette conscience de l’existence ouvre une piste de réflexion qui outrepasse le problème du propre de l’homme : pris en tant qu’il existe sur le mode de la non-coïncidence à soi, l’homme n’est plus l’être à qui une nature déterminée peut être assignée, mais au contraire l’être qui excède les limites de toute nature parce qu’il dispose de la puissance de toutes les natures qu’il voudra actualiser en lui. Cette approche, qui nous fait « nés capables de devenir tout ce que nous voulons être » 5, définit précisément notre dignité d’hommes, en la comprenant comme la tâche qui nous est confiée de déterminer nous-mêmes notre propre nature. La condition humaine et la situation de l’homme Chaque individu possède alors cette variabilité virtuellement infinie pour seule nature – et chacun porte à ce titre en lui-même « la forme entière de l’humaine condition » 6. Or ce passage de la nature à la condition produit deux effets concomitants : d’une part, notre condition nous apparente immédiatement à nos semblables, chaque homme constituant ainsi pour tous les autres un paradigme, et cette communauté profonde est le fondement d’une appréhension éthique du genre humain comme horizon de notre liberté. Mais, d’autre part, cette condition nous conduit à nous penser au sens littéral comme conditionnés, c’est-à-dire jetés dans une existence dont nous ne sommes pas nous-mêmes le principe. L’appréhension de la condition humaine est alors la découverte par l’homme de sa finitude, qui marque l’impossibilité de résider désormais dans une nature assurée (« condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude », diagnostique laconiquement Pascal7).

Dans le mouvement de cette intranquillité constante, l’homme est le résultat toujours changeant de la réalisation continuelle des hommes, le produit de leur acte libre. Cette liberté est le pendant éthique de la non-coïncidence à soi qui caractérise l’homme : comme existence sans cesse projetée dans le monde, de sorte qu’elle précède toujours son essence, l’homme se saisit comme le projet et le produit d’un « agir ». Dans cette perspective les deux composantes de la condition humaine se rejoignent : en effet la finitude inquiète qui fait de l’homme une existence perpétuellement tendue vers la mort lui confère également le pouvoir de définir l’humanité entière dans chacun de ses actes 8. L’autre homme est alors, comme je le suis moi-même, un accroc irréparable dans la trame de la réalité, qui révèle qu’une éthique fonde l’être au monde de l’homme en deçà de toute ontologie 9. Laurent Gerbier ✐ 1 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, tr. R. Genailie, GF, Paris, 1965, vol. I, p. 21. 2 Platon, Politique, 261d-267c, tr. A. Diès (1935), Les Belles Lettres, Paris, 1970. 3 Aristote, respectivement Politiques, I, 2, 1253a, tr. J. Aubonnet (1960), Les Belles Lettres, Paris, 1991, vol. I, et Parties des animaux, III, 10, 673a25, tr. P. Louis (1953), Les Belles Lettres, Paris, 1993 (cette dernière façon de concevoir le propre de l’homme est reprise par Rabelais, Gargantua, « Au lecteur », Gallimard, La Pléiade, Paris, 1995, p. 3). downloadModeText.vue.download 502 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 500 4 Descartes, R., Discours de la Méthode, IV, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 32. 5 Pic de la Mirandole, G., Discours de la dignité de l’homme (1486), tr. O. Boulnois, dans les OEuvres philosophiques, PUF, Paris, 1993, p. 13.

6 Montaigne, M. de, Essais (1580-1595), III, 2, édition P. Villey (1924), PUF, Paris, 1992, vol. III, p. 805. 7 Pascal, B., Pensées (1658-1670), II, 24, dans les OEuvres complètes, édition L. Lafuma, Seuil, Paris, 1963, p. 503. 8 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme (1946), Nagel, Paris, 1970. 9 Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Montpellier, 1972. ! ANTHROPOCENTRISME, CONSCIENCE, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, HUMANISME, SUJET « Les machines intelligentes sont-elles l’avenir de l’homme ? » PSYCHANALYSE ! MASCULIN / FÉMININ Y a-t-il des sciences de l’homme ? L’existence de sciences de l’homme paraît être de l’ordre du fait accompli ; mais ce fait accompli n’appartient pas à cette catégorie de faits dont la réalité et l’objectivité ne doivent rien à ce que des hommes en pensent. Comme toute institution humaine, une nation, un gouvernement, l’argent ou – songeons-y – la science en général, les sciences de l’homme dépendent pour leur existence d’une forme d’accord, socialement distribuée, sur leur existence. Aujourd’hui cet accord existe ; les sciences de l’homme existent donc. On en enseigne certaines à l’école, d’autres à l’université. On peut y faire carrière ; il arrive même que les sciences de l’homme exercent une certaine influence sur le cours du monde historique. Alors pourquoi poser la question de leur existence ? C’est évidemment parce que, si leur existence est reconnue, des doutes s’expriment, diversement argumentes, sur la qualité de sciences des sciences de l’homme. Elles existent mais en sont-elles ? Pour qui croit à l’unité de la Science et

en détecte généralement les principes dans certaines sciences plus que dans d’autres, les sciences de l’homme n’en seraient pas tout à fait, voire pas du tout. Il est bien connu, affirmet-on, que l’histoire, par exemple, n’est pas exacte comme l’est la physique, laquelle est déductive ; et l’on ne voit pas pourquoi la sociologie ou l’anthropologie le seraient davantage. L’histoire, toujours elle, n’est pas non plus expérimentale comme l’est la biologie. C’est faute, dit-on parfois, de pouvoir placer le vécu au fond d’éprouvettes ou sous le microscope, afin de se livrer à des observations rigoureuses sur des variables isolées, de constater des régularités à partir desquelles établir des types ou des lois de fonctionnement et d’évolution. Pour qui reconnaît la pluralité des régimes de scientificité, y compris au sein de sciences traditionnellement regroupées en genres (sciences de la vie, sciences de l’univers, sciences humaines et sociales), les sciences de l’homme en sont bien, mais c’est à leur manière et qui n’est pas nécessairement unifiée. Supposons que cela soit : les sciences de l’homme sont scientifiques à leur façon dont on constate le plus souvent qu’elle est différente de celle des sciences de la nature, du moins de celles qui servent de référence. Le problème se pose sur le champ de savoir pourquoi. D’où vient que la majorité d’entre elles se déploient dans un autre espace que celui du raisonnement logico-formel ou expérimental ? D’où vient qu’elles ne pourraient démontrer ou prédire ? ONTOLOGIE ET GNOSÉOLOGIE S i l’on postule qu’au moins pour certaines sciences de l’homme, sinon pour toutes, cet état est adulte et non de jeunesse, plusieurs réponses sont possibles. On peut estimer que la raison en est fondamentalement ontologique. Elle tiendrait au mode d’être des choses à connaître. Les faits dont traitent les sciences de l’homme posséderaient une forme de présence dans le monde différente de celle des faits dont s’occupent les sciences de la nature. Une institution, une action ou une oeuvre humaine ne seraient pas des faits comme en sont une éruption volcanique, la transmission des gènes ou

le mouvement des astres. C’est ainsi, par exemple, que l’on entend parfois dire que les faits humains sont plus, ou autrement, historiques que les faits physiques ou encore qu’ils sont moins, ou autrement, déterminés que les faits physiques. Ils seraient donc réfractaires à la démarche de connaissance mise en oeuvre par les sciences de la nature. Il faudrait, par conséquent, admettre une sorte de dualisme des faits, quasiment un dualisme de « substances ». On peut aussi juger que la raison pour laquelle sciences de l’homme et sciences de la nature se développent dans des espaces épistémologiquement hétérogènes est principalement gnoséologique. Elle tiendrait au mode de connaître adopté par les sciences de l’homme. Il faudrait, en somme, substituer au dualisme de « substances » des faits, envisagé au moins implicitement par l’hypothèse ontologique, un dualisme de points de vue pris sur les choses à connaître. On lit quelquefois que l’histoire, par exemple, aurait fait le choix d’être idiographique, en décrivant ce qui est et qui est donc sous forme individuelle, là où d’autres sciences auraient fait le choix d’être nomologiques, en s’essayant à découvrir ce qui fait être. Convenons d’un sentiment de malaise face à l’idée d’une différence d’origine purement ontologique ou purement gnoséologique entre sciences de l’homme, ou certaines d’entre elles, et sciences de la nature, prises abusivement en bloc. Commençons par ce qui ne va pas avec le primat conféré à l’ontologie, le mode d’être des faits. Il est difficile d’admettre l’hypothèse d’un dualisme des faits, ou dualisme de « substances », selon laquelle les faits humains s’opposeraient aux faits physiques à la manière dont on opposait autrefois l’âme au corps ou aujourd’hui encore le mental au physique. Que peut donc être un fait qui n’aurait pas de support physique ou matériel ou qui ne serait pas la manifestation d’une realité ayant une existence physique ou matérielle, et qui donc ne serait en rien « naturel » ? Non, les faits humains, sur lesquels

se penchent les sciences de l’homme, ne diffèrent pas en nature, c’est à dire absolument, des faits qui sont la cible des sciences de la nature. La meilleure preuve en est que ce sont souvent les mêmes ! downloadModeText.vue.download 503 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 501 Poursuivons par ce qui nous gêne avec l’exclusivité réservée à la gnoséologie, le mode de connaître. Certes chaque science construit ses faits, ou du moins les constitue, plutôt qu’elle ne les trouve « tout faits ». Ce constat banal vaut évidemment pour les sciences de l’homme et même pour l’histoire la plus idiographique, dont on ne voit pas qu’elle puisse éviter de tailler ses faits dans une réalité qui est évidemment aussi inépuisable que confuse. Le cours du monde historique ne présente aucune particule élémentaire ! On peut donc concevoir que les sciences de l’homme, ou certaines d’entre elles, aient sélectionné par parti pris un mode de constitution des faits distinct de celui choisi par les sciences de la nature, entraînant d’autres conditions du connaître, par exemple le récit à la place du modèle, le langage naturel au lieu du langage formel. Observons néanmoins que l’histoire a bien, à certaines époques, aspiré à la dignité nomologique ; Hempel en avait forgé le patron qui est, bien sûr, celui du postulat déductif. Le problème est que, de leur propre aveu, les historiens n’écrivent pas l’histoire avec ce patron dans la tête. Observons également que la sociologie et l’anthropologie ont bien formé le projet d’être, la première, une « science expérimentale des faits sociaux » (Durkheim), et la seconde, une « science naturelle théorique de la société humaine » (Radcliffe-Brown). Le problème est que l’on attend toujours, de l’avis quasi général, qu’elles aient formulé une loi digne de ce nom, non triviale, de fonctionnement ou de développement. Des contraintes paraissent donc être mises à l’exercice de la liberté de choix gnoséologique. Ces contraintes peuvent-elles manquer d’être, au moins partiellement, d’ordre ontologique ? Par ailleurs, il est difficile d’imaginer que n’existe aucune sorte de corrélation entre ontologie et gnoséologie même si plus personne n’adhère à l’idée naïve selon laquelle la réalité extérieure présenterait des subdivisions, aussi tranchées que les articulations du fameux poulet, auxquelles viendrait s’ajuster le dispositif multi-lames des sciences. L’HOMME DES SCIENCES DE L’HOMME L a question de l’existence, en droit sinon de fait, de sciences de l’homme distinctes, du point de vue des conditions du connaître, des sciences de la nature de référence, rebondit donc sur le problème posé par ce dont elles sont, ou seraient, les sciences. L’homme ? N’allons surtout pas croire que nous avons prononcé un grand mot, chargé de mystère. Tout juste nous offre-t-il l’occasion, mieux que tout autre nom d’être, de faire deux découvertes qui n’en sont pas. Premièrement

faits humains et faits physiques sont également naturels, donc également historiques même si leur rythme d’historicité n’est pas le même, donc également déterminés, ce qui ne veut pas dire que leur déterminabilité soit identique. L’homme est « de nature » autant que l’est une montagne, quand bien même lui pense alors que la montagne ne pense pas, tout simplement parce que la pensée est, elle aussi, un phénomène naturel (et non surnaturel). Deuxièmement la différence dans le connaître entre faits humains et faits physiques tient à la manière, nullement libre, dont on en traite. Le dualisme supposé d’existence est seulement conceptuel ou de jeux de langage. Que l’homme dont s’occupent, selon des modalités trêmement diverses, les sciences de l’homme soit homme que celui sur lequel se penchent, à partir tout aussi divers, les sciences de la nature est car, substantiellement, un homme n’est pas deux.

exle même d’attendus une évidence L’homme

qui, dès sa naissance, va inéluctablement développer les capacités de son espèce, laquelle s’inscrit dans une histoire soumise à des processus déterminés, et dont la plus remarquable de ces capacités est l’aptitude au langage, l’homme dont l’organisme révèle au scalpel son anatomie et à l’imagerie la sorte de chose physico-chimique qu’il est, n’est pas une autre entité, sinon conceptuelle, que l’homme se servant de son langage pour raconter des mythes ou son histoire, de son corps pour accomplir des rites ou faire la guerre, de son cerveau pour effectuer des calculs politiques ou scientifiques, de ses représentations mentales pour, en commun avec d’autres hommes, faire exister des sociétés, des églises ou des arts. Le dernier a les mêmes propriétés physiques que le premier et les propriétés du premier conditionnent les réalisations du second. Qu’on n’aille pas dire au biologiste que Guillaume le Maréchal, pour avoir été le sujet d’un livre d’historien, n’était pas dépositaire d’une nature. Évitons de suggérer au spécialiste de génétique des populations que cette communauté d’hommes, pour avoir partagé des valeurs décrites par un anthropologue, ne relève d’aucune spécification naturelle ! Qu’on puisse savoir de l’homme, comme de tout autre phénomène, sous différents aspects selon qu’en l’occurrence on s’intéresse à ses propriétés et à ses manifestations d’être de nature (faits « physiques ») ou à ses réalisations (faits « humains ») autorisées par ces propriétés, est une autre évidence. Chaque homme, après tout, le sait bien, qui appelle un médecin pour ses migraines et un prêtre pour ses remords. On traite, pour en savoir, du même homme, puisqu’il n’existe qu’un seul monde, mais en prenant sur lui des vues différentes. Kant opposait déjà la connaissance « physiologique » de l’homme, visant à explorer ce que sa nature fait de lui, et la connaissance « pragmatique » du même homme, tournée vers l’investigation de ce qu’il fait, lui-même, de lui. Des sciences portent sur l’être de nature que l’homme est, d’autres s’appliquent à l’usage qu’il fait de sa manière à lui, fort privilégiée par l’évolution, d’être de nature. Cette manière est caractérisée, entre autres, par la conscience de soi, l’aptitude à saisir les représentations d’autrui, la possession du – et non

d’un – langage, la capacité à fabriquer du lien social et à développer une infinité de façons culturelles d’être le même homme, la volonté et le pouvoir de conserver du passé dans le présent, la faculté d’agir et de penser selon des modalités régionales qui pourraient être autres et en vue de fins rationnelles qui ne sont pas les seules possibles. Il va de soi que l’homme n’est pas la seule réalité susceptible d’être envisagée à partir de plusieurs points de vue : le climatologue et l’hydrogéologue ne parlent pas de l’eau, qui tombe ou qui est en crue, comme le chimiste parle de H2O. Pourtant les faits, à la fois physiques et humains, dont l’homme, tant au singulier qu’au pluriel, est le protagoniste offrent une variété impressionnante de points de vue possibles. Soit une phrase parlée : elle peut être considérée comme une suite de sons, comme une succession organisée de mots ayant un sens, comme l’expression d’une intention du locuteur, comme un fragment de discours spécialisé, comme un bout de conversation standardisée, comme un mot d’ordre politique, comme le réceptacle d’un lapsus, etc. Elle relèvera éventuellement de la curiosité du neurophysiologiste, du phonéticien, du sémanticien ou du grammairien normatif, du psychologue, du pragmaticien, du philologue ou du théoricien des genres, de l’ethnométhodologue, du politologue ou du psychanalyste. On en passe évidemment ! downloadModeText.vue.download 504 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 502 Il faut en tirer deux conclusions modestes et nullement définitives. D’abord chaque science qui prend l’homme pour objet selon un certain point de vue est détentrice d’un mode de connaître entretenant une affinité évidente avec le mode d’être des faits constitués par le point de vue adopté. Convenons, sans dissimuler tout à fait notre embarras sur ce point, que le mode de connaître n’est pas étroitement conditionné par la réalité mais qu’il ne saurait en faire abstraction ; il n’en est ni étroitement dépendant ni tout à fait indépendant. Ensuite, si l’on veut bien se déprendre de l’idée selon laquelle il n’existerait que deux modes de connaître dans les sciences traitant de l’homme, l’un scientifique (logico-formel, expérimental) et l’autre non, moins ou radicalement autre, on admettra la diversité des sciences de l’homme. Une preuve de cette diversité se découvre dans l’examen des relations établies par ces sciences entre l’être de nature et l’« être de libre activité » (Kant). Certaines visent, à travers l’être de libre activité, ou plutôt donc d’activité libre sous conditions, l’être de nature ou celui qu’on peut styliser, et cherchent donc à être naturalistes dans leurs modes de connaître. Y parviennentelles ? La paléontologie humaine ou la psychologie cognitive sont-elles beaucoup moins naturalistes que la biologie de l’évolution, par exemple, qui ouvre, par nécessité, la porte aux contextes spatiaux et temporels ? D’autres s’appliquent à ne connaître que de l’être d’activité libre sous conditions

mais se soucient, précisément, de relier ses réalisations à leurs conditions de possibilité, c’est à dire aux propriétés de nature de cet être. Ce peut être pour différentes raisons : ancrer leur traitement des faits dans le sol moins meuble des faits physiques, renforcer la plausibilité des hypothèses explicatives par ajustement aux explications existantes de type naturaliste, combler les parties manquantes dans la description des mécanismes, se donner des contraintes descriptives afin d’éviter de créditer l’homme du pouvoir d’outrepasser sa nature. D’autres sciences, enfin, tournées vers le même projet que les précédentes, n’éprouvent pas le besoin d’avoir à se référer à des propriétés de nature. Ainsi s’esquisse, sous des dehors qu’on avouera un peu tremblés, une réponse à la question posée de savoir s’il y a des sciences de l’homme, moins catégorique eu égard à la solution des problèmes qu’elle entraîne parce qu’assurée d’être provisoire. Sait-on jamais de quoi demain une science sera faite ? LA DIVERSITÉ DES SCIENCES DE L’HOMME ET L’ILLUSION DU GRAND PARTAGE O ui, les sciences de l’homme existent. Non, elles ne se laissent pas définir uniquement, en tant que sciences, par la différence qu’elles présenteraient toutes ensemble par rapport aux sciences de la nature qui ne forment pas, elles non plus, un ensemble épistémologiquement indifférencié. La vérité est que la science de l’homme n’existe pas au singulier. On veut dire par là non seulement que les sciences de l’homme offrent l’aspect, selon les termes de Jean-Claude Passeron, d’une large gamme d’intelligibilités partielles et de chantiers morcelés, mais aussi qu’elles n’occupent pas de fait et en droit un espace continu et homogène. Il convient, pour reconnaître l’hétérogénéité de cet espace, d’admettre le caractère parfaitement conventionnel du partage entre genres séparés (sciences de la vie et sciences humaines et sociales, par exemple) et espèces distinctes (histoire, anthropologie et sociologie, par exemple), de ne pas confondre le produit de l’organisation des disciplines avec des configurations épistémologiques. Assurément, et pour paraître revenir en arrière, on peut repérer un noyau de pratiques de savoir qui semblent se déployer dans le même espace logique, celui du raisonnement naturel au sens où l’on dit qu’une langue est naturelle. Appelons-les sciences historiques et évoquons ensemble archéologie, histoire, anthropologie, sociologie, géographie humaine, sciences politiques, etc. Oubliant le plus souvent leur appétence d’hier pour le régime nomologique, elles se donnent pour mission de rendre compte de ce qui est embarqué dans le cours du monde historique, donc d’individualités, passées ou présentes peu importe. Pour en connaître, il n’est d’autre moyen que de commuer la singularité individuelle en spécificité à l’aide d’universaux, parfois appelés concepts « sortaux » (sortals). Les concepts d’État, de religion, de classe sociale ou de caste sont des sortaux à parité avec ceux de bateau ou de pipe. Ces universaux qui ne parviennent pas à être

déshabillés des lieux et dates appartenant aux individualités les instanciant exemplairement, n’ont que peu à voir avec les abstractions, sans domicile mondain, élaborées par celles des sciences de la nature qui sont « exemplairement » nomologiques. Que les sciences historiques puissent s’appuyer sur des procédures scientifiquement irréprochables, comme l’archéologie sur l’archéométrie ou les sciences politiques sur le calcul statistique, ne change rien à l’affaire qui est à la fois de point de vue adopté et d’ontologie. On peut aussi repérer, à l’intérieur des sciences de l’homme, des pratiques de savoir, discontinues entre elles, qui, derrière les innombrables réalisations de l’être d’activité libre sous conditions, cherchent à retrouver l’être de nature ou, du moins, celui dont il est concevable de définir les conditions de liberté, d’en épurer les comportements et dont il paraît licite de construire des modèles puis d’opérer des calculs sur ces modèles. Citons dans le désordre et sans souci d’exhaustivité la psychologie, la linguistique, l’économie ou la démographie. Qu’elles n’expliquent aucunement ce qui se déroule exactement dans le cours du monde historique est dans l’ordre des choses, c’est à dire du point de vue adopté et donc de l’ontologie. Doit-on, maintenant, se satisfaire de cette opposition binaire entre tout, ou presque tout, et rien, ou presque rien ? Oui, sans doute, si l’on maintient, par exemple, qu’« entre le vécu et le formel il n’y a rien » (Paul Veyne) ; oui, encore, si l’on estime qu’« une intelligibilité qui n’est ni formelle ni nomologique ne peut être qu’interprétative » (Jean-Claude Passeron), tout en insistant sur le fait qu’une interprétation, dans les sciences historiques, n’est ni libre, ni acquise à bon compte, ni délivrée de l’épreuve probatoire. Moins, peut-être, si l’on reconnaît l’existence d’un vaste espace intermédiaire entre la connaissance du singulier et la théorie hypothéticodéductive ; moins, à coup sûr, si l’on veut bien observer, aujourd’hui, le nombre de passerelles lancées entre les sciences historiques de l’homme et les autres. Les sciences historiques ne se contentent plus de livrer aux secondes les matériaux indispensables, puisque, après tout, il faut bien un savoir préalable pour construire un modèle, ni de les obliger à se plier au principe de réalité, puisqu’il faut bien, du modèle, redescendre sur terre. Force est de constater, en effet, que les sciences historiques, elles mêmes, constituent des agrégats de faits ou des séquences micro-événementielles et y reconstruisent des déterminations précises se substituant à la chaîne interminable de la causalité histodownloadModeText.vue.download 505 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 503 rique. Il arrive même que le postulat déductif n’y apparaisse

pas incongru ou dépaysé. On reconnaîtra donc que, dans certains domaines de l’expérience humaine et pour des raisons qui sont indissociablement ontologiques et gnoséologiques, des sciences de l’homme, qu’on aurait pu juger historiques à tout jamais, parviennent à désassocier des séries de faits humains de leurs coordonnées spatio-temporelles, faisant subir par là au vécu une cure d’amaigrissement contextuel, laquelle entraîne une restriction sévère des variables prises en compte. C’est évidemment à la condition de renoncer à généraliser en tous sens. Il peut même arriver que, du coup, l’on se demande si une même discipline n’est pas en train d’éclater en plusieurs sciences de l’homme. Pas plus que l’économie ne semble être une, quand elle est ici formelle et là narrative, l’anthropologie, par exemple, ne paraît être une, dès lors qu’ici elle emprunte des chaînons à l’écologie ou à la psychologie, et que là elle s’attache à révéler l’esprit d’une culture. ▶ L’illusion d’un grand partage, dont les frontières seraient éternelles, est née au XIXe s. en Allemagne lorsqu’on y a dit que « nous expliquons la nature et nous comprenons l’homme » (Dilthey). Il semble qu’aujourd’hui l’on soit revenu de l’idée selon laquelle l’homme ne serait pas de nature, puisque ce par quoi il ne serait pas de nature et qui serait l’esprit est l’objet de sciences de la nature, et que l’on soit davantage attentif au fait que ni l’explication, ni la compréhension, ou l’interprétation, ne sont des procédures bien unifiées. Ces concepts sont, si l’on veut, des universaux renvoyant à des choses bien historiques : des états de sciences situés dans le temps. GÉRARD LENCLUD ✐ Aron, R., « Comment l’historien écrit l’épistémologie », Introduction à la philosophie de l’histoire, nouvelle édition augmentée, Gallimard, Paris, 1981, pp. 492-546. Foucault, M., L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969. Granger, G.-G., Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier, Paris, 1960. Gusdorf, G., Les origines des sciences humaines, Payot, Paris, 1967. Gusdorf, G., Les sciences humaines sont des sciences de l’homme, Ophrys, Paris, 1967. Gusdorf, G., L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, Payot, Paris, 1973. Passeron, J.-C., Le raisonnement sociologique : l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, Paris, 1991. Revue européenne des sciences sociales, « Du bon usage de la sociologie », tome XXXIV, 1996, no 103. Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971. HOMONYME

Du grec homonumos, « de même nom ». PHILOS. ANTIQUE, LANGAGE Dans la terminologie philosophique fixée par Aristote, sont homonymes deux choses de nature différente que désigne un même nom. À la différence de la conception moderne de l’homonymie, qui se dit de mots, la conception antique de l’homonymie concerne tout d’abord des choses. Pour Homère 1, ce sont les deux Ajax, le fils de Télamon et le fils d’Oïlée, qui sont homonymes. L’homonymie, c’est-à-dire le fait qu’un même nom s’applique à des choses différentes, fondait un des quatre arguments que Démocrite objectait à l’idée de la naturalité du nom 2. Pour Platon 3, les choses sensibles, homonymes par rapport aux formes intelligibles, tiennent de celles-ci aussi bien leur être que leur nom. Ce n’est qu’avec Aristote que le terme « homonyme » va recevoir une acception philosophique déterminée : « On dit homonymes les items qui n’ont de commun qu’un nom, tandis que l’énoncé de l’essence, correspondant au nom, est différent, par exemple si l’on dit animal à la fois l’homme et le portrait. »4 Cette définition, on le voit par l’exemple qui l’accompagne, a pour effet de ruiner la notion platonicienne de participation 5. C’est pourtant l’acception aristotélicienne qui s’imposera chez les platoniciens eux-mêmes : pour Plotin, ce sont les catégories aristotéliciennes elles-mêmes, à commencer par la substance, qui souffrent d’homonymie, du fait qu’elles ignorent la séparation de l’intelligible et du sensible 6. La diversité des acceptions de l’être – autre innovation d’Aristote –, qui empêche de le ranger parmi les synonymes, ne se réduit pourtant pas à une pure et simple homonymie : en quelque sens qu’une chose soit dite être, c’est toujours par rapport à un terme unique. Les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote parviendront à réduire cette apparente anomalie présentée par l’être – ni homonyme, ni synonyme – au moyen d’une taxinomie des homonymes qui distinguera entre homonymes par hasard et homonymes par intention, cette dernière classe regroupant les homonymies dues à une ressemblance, à une analogie, au fait pour plusieurs êtres d’avoir même origine ou d’être relatifs à la même chose. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Iliade, XVII, 720. 2 Démocrite, B 26, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.

3 Platon, Phédon, 78 e. 4 Aristote, Catégories, 1, 1 a 1-3. 5 Aristote, Métaphysique, I, 9, 990 b 6-7. 6 Plotin, Ennéades,VI, 1, 1-2. Voir-aussi : Aubenque, P. (éd.), Concepts et catégories dans la pensée antique, Vrin, Paris, 1980. ! SYNONYME HORIZON Du grec orizein, « délimiter », « séparer » ; en allemand, Horizont. Le concept d’horizon connaît un destin historique intéressant, qui témoigne des mutations de l’épistémé. Les très anciennes réflexions cosmologiques et métaphysiques sur l’horizon ont, de Nietzsche à H. G. Gadamer en passant par Husserl, Heidegger et E. Bloch, repris un intérêt ontologique et anthropologique dans la philosophie de l’existence, dans l’herméneutique et dans la philosophie de l’histoire. PHILOS. CONTEMP., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Limite imposée à l’expérience ou à la connaissance. Chez Aristote, la notion d’horizon est à peu près synonyme de métharios, ce qui forme la frontière. Dès le néoplatonisme, l’horizon, comme ce qui délimite et sépare, prend un sens anthropopologique et désigne chez les Pères de l’Église la place de l’homme dans le cosmos 1. L’homme est « limitrophe » (metorios), il a part au monde spirituel tout autant qu’au monde physique 2. Dans son De monarchia, Dante en déduira la justification des deux pouvoirs, celui du pape et celui de l’empereur 3. Il semble qu’à l’époque moderne cette dimension métaphysique et religieuse ait régressé au profit d’un usage strictement astronomique et géographique 4. Corrélativement, le concept d’horizon s’établit dans la théorie de la connaissance, chez Leibniz, chez les leibniziens BaudownloadModeText.vue.download 506 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 504 mgarten et G. F. Meier, et chez Kant. Pour Leibniz, il s’agit du nombre de « toutes les vérités ou faussetés possibles »5 – une conception qui prend même déjà un sens historique puisque « toute conscience n’a que l’horizon de sa capacité d’appréhension présente dans le cadre des sciences existantes et jamais celui de sciences futures » 6. Baumgarten définit quant à lui l’horizon de connaissance en fonction de la nature des

facultés et distingue un horizon aestheticus et un horizon logicus 7. Il préfigure par là l’approche kantienne, qui vise à déterminer si l’entendement estime justement ce qui relève ou non de son horizon 8. Nietzsche renoue avec le sens de l’astronomie antique, c’est-à-dire avec la définition de l’horizon comme espace visuel limitant la vision orizon kuklos 9. Selon lui l’homme qui agit déploie autour de soi un horizon de connaissances, qui sont le résultat d’une sélection au sein du passé et du présent. Cet horizon sélectif conditionne son action, c’est-à-dire l’affirmation de la vie. L’horizon est l’espace où se rencontrent le passé, le présent et l’avenir. Mais étant lié à l’affirmation d’une subjectivité agissante, nécessairement injuste à l’égard de « l’objectivité », il est aussi une illusion nécessaire qui, comme la représentation apollinienne, arrête le flux du devenir et rend ainsi possible la connaissance et l’action. S’il n’était pas sélectif, l’homme serait prisonnier du savoir mort, de l’histoire. « Toute vie ne peut devenir saine, forte et féconde qu’au sein d’un horizon » 10. Le terme est utilisé en phénoménologie dans la théorie de la perception et désigne la structure spatiale différenciée qui environne l’objet perçu et donné selon tel ou tel de ses profils. L’horizon de l’objet, à ce titre, est co-donné sans être expressément remarqué au moment de l’acte perceptif 11. Dans Philosophie première II, Husserl distinguera entre l’horizon interne et l’horizon externe, l’un désignant la structure de condonation proprement dite, l’autre l’environnement plus large de l’objet. Enfin, la dimension primairement spatiale de l’horizon se double d’une appréhension temporelle dont les traits descriptifs sont transposés de l’espace, ce qui ne va pas sans poser un problème dans l’appréhension spécifique des « extases » temporelles que Heidegger détermine quant à lui dans leur autonomie par rapport à l’espace 12. Alors que chez Husserl l’horizon est le fond de surgissement d’une chose, pour Heidegger il s’agit de la modalité de présence de l’étant, qui en tant que telle n’est rien d’étant, à savoir le temps comme horizon transcendantal de l’être. Citant Goethe, à l’instar de Nietzsche, E. Bloch reprend terme d’horizon dans sa philosophie de l’utopie concrète « Tout ce qui est vivant, disait Goethe, baigne dans une mosphère ; tout ce qui est réel [...] a un horizon ». Le

le : atmonde

est le lieu de rencontre entre l’imagination utopique et la possibilité réelle. Cette corrélation s’exprime par quatre catégories : Front, Novum, Ultimum et Horizont. L’horizon a une dimension verticale, celle de l’intériorité, de « l’obscurité » du sujet qui ne s’est pas encore accompli, et une extension horizontale, celle de la matière et du monde également inachevés. À ce titre, l’horizon est constitutif du réalisme authentique, celui de l’utopie concrète qui appréhende la réalité comme un « tissu de processus dialectiques ». Là où l’horizon est ignoré, la réalité n’est plus que du devenu, une réalité morte ; « les empiristes et les naturalistes enterrent leurs morts » 13. L’herméneutique de H. G. Gadamer a contribué à la popularisation de la notion d’horizon en définissant l’acte d’interprétation comme « une fusion d’horizons qui, en projetant un horizon historique, accomplit en même temps son dépassement » 14. Gérard Raulet ✐ 1 Aquin, Th. (d’), (saint), Summa contra gentiles (1258-1260), t. III, p. 61 (Somme contre les Gentils, III, tr. V. Aubin, GF, Paris, 1999). 2 Ibid., IV, p. 55. 3 Dante, A., De monarchia (1311), éd. C. Witte, Wien, 1874, pp. 136 sq (La Monarchie, tr. M. Gally, Paris, Belin, 1993). 4 Wolff, C., Mathematisches Lexikon (1716), J. H. Zedler, Universal-Lexicon (1732 sq). 5 Bodemann, E., Die Leibniz-Handschriften der Königl. öff. Bibliotek zu Hanover, 1895, p. 83. 6 Ettlinger, M., Leibnizals Geschichtsphilosoph, 1921, p. 27. 7 Baumgarten, A., Aesthetica (1750), § 119 (Esthétique, tr. J.Y. Pranchère, L’Herne, Paris, 1988). 8 Kant, E., Critique de la raison pure, B 297, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987. 9 Aristote, De coelo, II, 14, 297b 34 (Du ciel, tr. P. Moraux, Les Belles Lettres, Paris, 1965, pp. 100-102). 10 Nietzsche, F., Deuxième considération intempestive : « Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben » (« De l’utilité

et de l’inconvénient de la science historique pour la vie »), in Kritische Studienausgabe, éd. Colli / Montinari, Munich, 1980, t. I, p. 251, tr. P. Rusch, in OEuvres complètes, II, 1, Gallimard, Paris, 1990. 11 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913), t. I, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, § 27 sq. 12 Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, §§ 8, 81, 83, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. 13 Bloch, E., Le Principe Espérance, chap. XVII, trad. Gallimard, Paris, 1976, p. 269. 14 Gadamer, H. G., Vérité et méthode (1960), tr. E. Sacre, Seuil, Paris, 1976, pp. 143 sq, cit. p. 148. ! COSMOLOGIE, HERMÉNEUTIQUE, HISTOIRE, MÉTAPHYSIQUE, UTOPIE PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Alors que chez Husserl et Merleau-Ponty l’horizon est ce fond de surgissement d’une chose qui n’est pas visé thématiquement, mais constitue une limite de visibilité, pour Heidegger il s’agit de l’amplitude d’un domaine de visibilité, déterminant la modalité de présence de l’étant. Or, si l’étant n’entre en présence qu’eu égard à son être comme ce qui se retire et n’est rien d’étant, l’horizon transcendantal de l’être est alors le temps. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, §§ 8, 83, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987. ! DASEIN, ÊTRE, PRÉSENCE HUMANISME Du latin médiéval (XIVe - XVe s.) humanista., du latin humanitas, « humanité », mais aussi « culture humaine ». Le substantif « humaniste » est employé en français depuis le XVIe s. « Humanista », celui qui se consacre à l’étude de l’humanitas 1 ou des « humanités », à savoir la culture de l’humain en général et sous tous

ses aspects, que sont censées dispenser les littératures grecque et latine. Attesté d’abord au sens de « philanthropie » (France, 1765), ce n’est qu’en 1818 que le substantif « humanisme » est usité pour désigner la culture humaniste 2. downloadModeText.vue.download 507 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 505 GÉNÉR., PHILOS. RENAISSANCE, SC. HUMAINES En philosophie, « humanisme » désigne toute pensée soulignant le rôle central de l’homme dans la cosmologie, voire l’ontologie, et mettant en relief sa capacité d’émancipation et d’autodétermination par un processus d’éducation. On appelle en général humanisme la culture propre à l’Italie des XIVe - XVe s., dont l’apport spécifique, exporté ensuite dans toutes les cours d’Europe, fut de promouvoir l’étude des littératures grecque et latine en tant que modèle idéal d’éducation et de civilisation. L’attitude intellectuelle principale de l’humanisme est le retour à l’authenticité des textes des Anciens, considérés comme fondateurs de la culture, si bien que l’humanisme est étroitement lié à la naissance de la philologie comme art de la restitution et de l’interprétation des oeuvres du passé. Le caractère principal de la philosophie humaniste est la position centrale donnée à l’homme, médiateur entre les degrés de l’être et même, à l’égal du démiurge de Platon, artisan du monde politique et historique. Ainsi l’humanisme donne-t-il à la vie active la primauté sur la vie contemplative, et conçoit-il la nature de l’homme comme constitutivement morale et politique : l’humanité est considérée comme le produit d’une éducation qui permet à l’homme de s’élever aux niveaux suprêmes de l’être, s’arrachant à l’animalité, à laquelle il appartient par son corps et ses pulsions. L’élévation de l’homme est donc le fruit d’une volonté d’émancipation et d’autodétermination par la raison. Une image récurrente de l’homme à la Renaissance était celle du centaure, tiraillé entre le sensible et l’intelligible. L’humanisme comme catégorie historique C’est avec Pétrarque (1304-1374) ou Coluccio Salutati (13311406) qu’apparaît le terme humanista pour désigner celui qui s’adonne aux études littéraires, studia humanitatis, héritage des disciplines « libérales » des anciens écrivains latins 3. C’est donc un geste d’auto-définition qui signifie avant tout un refus, la mise à l’écart de toutes les préoccupations savantes qui, portant sur la nature, l’être, ou Dieu, négligent ce qui

fait réellement l’homme : son passage transitoire et mondain qui doit être jugé par la qualité morale et politique de ses actions. C’est ainsi que l’on a pu définir l’humanisme comme un mouvement essentiellement « civil », celui de Salutati ou de Leonardo Bruni (1374-1444), qui cherche par l’éducation, en particulier par la familiarité avec les humanités, à former l’homme nouveau, c’est-à-dire le civis, le « citoyen », défini par son action au sein d’une communauté historique et politique. L’humanité devient ce que l’on conquiert en entrant dans une communauté politique, par une éducation morale qui doit libérer l’homme de toute parenté initiale avec les instincts de l’animal. Ainsi la place centrale de l’homme dans l’univers humaniste est-elle celle d’un médiateur entre plusieurs niveaux, le sensible, l’intelligible, la matière et l’esprit, liés dans l’âme humaine. Le projet éducatif humaniste va de pair avec le refus de l’enseignement universitaire médiéval, notamment du langage technicisé de la scolastique, tenu pour être une source de vaines ergoteries, sans aucune prise sur le réel. En revanche, les arts du discours (grammaire, poésie, rhétorique) permettent à l’humaniste d’articuler sa pensée dans un discours adapté aux situations singulières et contingentes de l’existence. C’est pourquoi les humanistes adoptent en particulier l’argumentation du discours rhétorique, fondé sur le « sens commun » et attentif à saisir toutes les circonstances de chaque situation. Mais l’originalité de l’humanisme tient aussi au fait que le retour à la tradition se traduit par une nouvelle façon de lire les Anciens, et par là, de les interpréter. Le souci d’authenticité conduit les humanistes à mettre au point des stratégies de restitution et de lecture des textes qui peuvent être définies comme philologiques. La tradition cesse d’être une source d’autorité pour être soumise à une approche critique : l’humaniste est conscient que les textes que l’on considère comme originaux sont souvent le résultat d’une transmission lacunaire, éventuellement manipulée. Les humanistes deviennent ainsi les premiers historiens de la philosophie au sens moderne, grâce à leur lecture critique des oeuvres de Platon, d’Aristote, mais aussi de Lucrèce. L’humanisme comme idée de l’homme C’est du Discours sur la dignité de l’homme (1486) de Jean Pic de la Mirandole que l’on peut dater l’idée de l’homme, centre et médiation de l’univers. Bien plus tard, Ludwig Feuerbach 4 adopte le terme « humanisme » pour remplacer par une anthropologie les conceptions théologique et métaphysique de l’homme. Après avoir partagé l’humanisme de Feuerbach 5, Karl Marx lui reprochera de renvoyer somme toute à une nature humaine universelle 6, tandis que pour Marx l’anthropologie doit être radicalement historique, sociale et économique, refusant tout reliquat d’« essence ».

C’est en soulignant que l’homme n’a pas d’essence mais seulement une existence que Jean-Paul Sartre présente l’existentialisme comme un humanisme, mettant au centre la notion de projet par laquelle l’individu constitue son humanité 7. Mais Martin Heidegger, dans la Lettre sur l’Humanisme 8, prend position contre l’interprétation humaniste et existentialiste de la phénoménologie que proposait Sartre. Pour Heidegger, en fait, Sartre n’a fait qu’inverser les termes de la métaphysique occidentale, remplaçant l’essence par l’existence. L’existence est, au contraire, ek-sistence, ouverture au véritable être et non simple opposition à l’essence. En définitive, l’humanisme ne constitue pour Heidegger qu’une étape de l’histoire de la métaphysique. ▶ Considéré longtemps comme une époque littéraire ou artistique, l’humanisme représente aujourd’hui une véritable position philosophique dont le trait principal est : une position anthropologique non anthropocentrique, considérant l’humanité comme le résultat d’un processus de libération et d’une éducation dont le succès n’est pas garanti a priori. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Cicéron, De oratore, 1, 71 ; 2, 72, etc. 2 Niethammer, F., Der Streit des Philanthropismus und Humanismus in der Theorie des Erziehungsunterrichts unserer Zeit, Jena, 1818. 3 Cicéron, Pro Archia, I. I-III. 4. 4 Feuerbach, L., Principes de la philosophie de l’avenir, 1843. 5 Cf. Marx, K., Manuscrits économico-philosophiques, 1844 (publiés en 1932). 6 Id., Thèses sur Feuerbach, 1845 (publiées par Friedrich Engels en 1888). 7 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Genève, 1946. 8 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme, Gallimard, Paris, 1966. Voir-aussi : Pic de la Mirandole, J., Discours sur la dignité de l’homme, OEuvres philosophiques, trad. fr. O. Boulnois et G. TodownloadModeText.vue.download 508 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 506

gnon, PUF, Paris, 1993. Schiller, F.C.S., Études sur l’humanisme (1906), trad. fr. Paris, 1909. Schmitt, Ch.B. & Skinner, Q. (edd.), The Cambridge History of Renaissance Philosophy, Cambridge, 1988. ! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), COSMOLOGIE, DIALECTIQUE, ÉTHIQUE, INTERPRÉTATION, MICROCOSMEMACROCOSME, PHILOLOGIE, PLATONISME MORALE, POLITIQUE Conception indissociablement pédagogique, éthique et politique du savoir, selon laquelle ce dernier est indispensable à la perfection humaine. Cette conception est fréquemment identifiée aux courants littéraires et philosophiques de la Renaissance qui l’ont développée, au point que le mot lui-même est très souvent utilisé dans son sens historique et critique plutôt que dans son sens philosophique. La conception latine de la culture englobe sous le nom d’« humanité » la plénitude de la réalisation de la nature humaine dans l’individu et les savoirs humains (en particulier, les belles-lettres) en tant qu’ils contribuent à la culture et à l’achèvement de cette plénitude. On parlera ainsi de « toutes les parties de l’humanité » pour désigner toutes les branches du savoir humain 1. C’est à cette conception du savoir et des lettres comme éléments déterminants de l’humanisation de l’homme que les philologues, les poètes et les philosophes de la Renaissance se réfèrent. Leur humanisme désigne alors l’accomplissement, par le savoir, de l’homme conçu comme puissance. Dans cette perspective, l’humanisme marque une rupture importante avec la projection dans l’au-delà des fins ultimes de l’homme, puisque la thèse de l’actualisation des puissances de l’humanité fait fond sur une conception intellectuelle (et non spirituelle) de la félicité. Ainsi, les outils philologiques rigoureux par lesquels les humanistes restituent à l’Occident le legs culturel païen sont aussi les outils philosophiques de la naissance de la modernité comme af-

firmation de l’universalité de la forme humaine dans chaque homme 2. Il n’y a pas de rupture entre les puissances naturelles de l’humanité et les moyens techniques de l’érudition qui les développe, et il n’y a donc pas de rupture entre la bonne nature de l’homme et la perfection de la culture qui réalise cette nature. Cette double continuité constitue le sens philosophique de l’humanisme. Cependant, le mot même d’« humanisme » n’apparaît qu’au XVIIIe s., dans le cadre d’une histoire littéraire puis philosophique qui l’identifie à la Renaissance. Le concept historico-critique a, dès lors, tendance à recouvrir le concept philosophique en n’y lisant qu’une « anthropolâtrie » simpliste 3, en l’élevant au rang de philosophie de la modernité par excellence, ou en le réduisant à sa composante morale 4. ▶ L’enjeu de l’humanisme est alors par métonymie celui d’une philosophie de la modernité dont on se borne à constater l’obsolescence : dégradé, d’un côté, dans l’humanitarisme du bon sentiment ; et renié, de l’autre, comme paradigme du subjectivisme bourgeois 5, l’humanisme philosophique n’échappe à ses détracteurs qu’en se réfugiant dans une confusion historique savante. Ne subsiste alors plus qu’une question : la philosophie peut-elle penser l’universalité de la condition humaine sans se borner à généraliser sa condition présente ? Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Cicéron, De l’orateur, I, 71, tr. E. Courbaud (1922), Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 30. 2 Montaigne, M. de, Essais (1580-1595), III, 2, édition P. Villey (1924), PUF, Paris, 1992, vol. III, p. 805. 3 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme (1946), tr. R. Munier, in Questions III, Gallimard, Paris, 1966, rééd. Tel, 1990. 4 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme (1946), Nagel, Genève, 1970. 5 Engels, F., et Marx, K., La Sainte Famille, ou critique de la critique critique (1845), tr. M. Rubel (1982), dans Philosophie, Gallimard, Folio, Paris, 1994, pp. 248 sq. ! CULTURE, ÉDUCATION, HOMME, SUJET « L’humanitaire est-il un humanisme ? » HUMANITAIRE Adj. dérivé de humanité, se trouve aussi sous forme substantivée.

MORALE, POLITIQUE Le terme apparaît dans la première moitié du XIXe s. Littré, qui le considère comme un néologisme, le définit de façon très vague : « qui intéresse l’humanité entière » ou, sous forme substantivée, « partisan de l’humanité considérée comme un être collectif ». Il tend maintenant à signifier tout ce qui vise au bien de l’humanité. On peut penser que le terme marque un sens nouveau par rapport à la notion plus ancienne de philantropie qui est, comme son nom l’indique, plus « sentimentale », puisqu’elle signifie un amour des hommes dont il est facile de voir combien, même laïcisé, il doit à l’amour du prochain prôné par le Christ. Le terme humanitaire semble plus lié à l’idée de respect de l’humanité en tant que telle, ainsi qu’à l’idée de droits fondamentaux de l’homme, tels que celui de survivre, d’être soigné, de recevoir une éducation, de n’être pas poursuivi pour sa religion ou ses opinions, de n’être pas torturé, etc. Le terme a connu un regain d’usage dans le dernier tiers du XXe s., avec le développement de l’aide humanitaire, gouvernementale ou non. En ce sens, il pose sous forme nouvelle d’anciens problèmes de philosophie morale et politique. Si la notion de devoir d’assistance humanitaire semble aller de soi, comme principe moral dérivé de l’aide due à autrui des laïcs ou de la charité des religieux, elle a des conséquences politiques complexes lorsqu’il prétend s’exercer dans les faits contre la volonté d’un État souverain. De même l’idée d’une juridiction humanitaire internationale qui s’imposerait aux États reste encore à penser comme un des enjeux pour une philosophie morale et politique présente. On retrouve ici des problèmes juridiques classiques, relatifs à la notion difficile de droit des gens ou à la question de savoir s’il y a des limites à la souveraineté. Mais l’idée d’un droit humanitaire, qui ne serait jamais qu’un mode mineur de l’idée kantienne d’un droit cosmopolitique, reste, quelles que soient ses difficultés, une exigence de la raison dès lors qu’on admet, pour chaque homme, un droit naturel individuel. Colas Duflo ✐ Bettati, M., le Droit d’ingérence, mutation de l’ordre international, Odile Jacob, Paris, 1996. Torelli, M., le Droit international humanitaire, PUF, Paris, 1989. ! DROIT, DROITS DE L’HOMME downloadModeText.vue.download 509 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 507 L’humanitaire est-il un

humanisme ? Peut-on travailler dans l’humanitaire sans être humaniste ? On serait tenté de répondre négativement : que ce serait de l’hypocrisie au plus haut degré. Ces deux termes s’inscrivent d’emblée dans un dispositif moral où l’un paraît souvent substituable à l’autre. L’humanisme est une théorie, une manière de penser, l’humanitaire une pratique, une manière d’agir. Mais est-ce que, comme le sens commun le suggère, l’humanitaire est la pratique de l’humanisme et l’humanisme la théorie de l’humanitaire, comme deux côtés de la même chose : l’humanité ou le souci de l’homme pour l’homme ? Dans une problématisation du rapport entre l’humanisme et l’humanitaire, on n’évite guère de faire intervenir ces deux derniers termes : le concret l’homme, et l’abstrait qui en dérive, l’humanité. La réponse à la question « l’humanitaire est-il un humanisme ? » exige une compréhension de l’enjeu de ces quatre termes : l’humanisme et l’humanitaire, l’homme et l’humanité. La question se pose désormais en ces termes : la pratique humanitaire est-elle forcement soutenue par une théorie humaniste, et si elle l’est, qu’est-ce que cela implique pour la compréhension de l’homme et de l’humanité qui sont censés en bénéficier ? LES QUATRE ÉTAPES DE LA THÉORIE DE L’HUMANISME L ’humanisme désigne un ensemble de théories dans l’histoire de la pensée dont le trait commun est de mettre l’homme au centre de leurs réflexions, souvent attaché à la maxime d’homo mensura de Protagoras. Ainsi, l’humanisme désigne, abstraction faite des différences spécifiques des théories historiques communément désignées par ce terme, une pensée conçue en fonction de et pour l’homme. Selon Heidegger, « l’humanisme en général est l’effort visant à rendre l’homme libre pour son humanité et à lui faire découvrir sa dignité. »1 Son histoire comprend en gros quatre étapes : l’humanisme de la Renaissance, le néo-humanisme, l’humanisme existentialiste, et l’anti-humanisme. L’humanisme de la Renaissance surgit en Italie au XVe s. Il s’oppose aux théismes de la scolastique en formulant une nouvelle anthropologie, comme par exemple chez Pic

De la Mirandole dans son discours De dignitate hominis de 1486. C’est l’idéal de l’humanitas de Cicéron qui inspire ce nouvel intérêt pour l’individu humain. Au XVIe s., l’humanisme est lié à l’apparition du protestantisme. Érasme en Hollande, à l’aube de la Réforme, s’oppose à la scolastique médiévale et invoque une nouvelle forme de christianisme qui en fait une croyance individuelle libérée des règles de vie dogmatiques. Le néo-humanisme apparaît en Allemagne vers 1800 et comprend des noms aussi célèbres que Goethe, Schiller et Humboldt. Avec le néo-humanisme l’homme devient un projet plutôt qu’une essence stable : la nature de l’homme s’inscrit dans le devenir et la référence à l’idéal divin s’efface. De là leur emphase sur la formation, cette formation dût-elle prendre la forme d’une éducation esthétique comme chez Schiller ou d’une acquisition de la vraie science, comme plus tard chez Hegel. L’homme n’est pas encore la mesure de toutes choses, mais l’homme doit réaliser sa propre mesure, doit réaliser sa propre finalité. Cette finalité s’appelle chez Humboldt l’humanité. L’humanisme désigne désormais la théorie de la formation morale de l’humanité idéale. On retrouve l’idée d’un projet humain des néo-humanistes au XXe s. en une version radicalisée chez Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. Ici, Sartre introduit l’existentialisme comme un humanisme athée. Selon Sartre, et contre le néo-humanisme, l’humanisme ne consiste pas dans l’aspiration de l’homme à une humanité conçue comme idéal abstrait. Comme l’écrit Sartre : « L’existentialisme ne prendra jamais l’homme comme fin, car il est toujours à faire. Et nous ne devons pas croire qu’il y a une humanité à laquelle nous puissions rendre un culte [...] » 2. Toutefois, dans ses choix de vie, l’homme singulier est responsable pour l’humanité entière, car même si Sartre nie l’idée d’une essence universelle de l’homme, il affirme une complicité des êtres humains au niveau de la condition de leur être. Ainsi le projet humain, ou l’humanisme, repose sur l’obligation de réaliser sa propre existence. En s’opposant aussi bien à l’existentialisme qu’au néohumanisme, M. Foucault initie avec les Mots et les Choses le mouvement philosophique communément appelé anti-humanisme. Il va encore plus loin que Sartre : l’homme ne doit pas se libérer de l’humanité pour retrouver son propre être, mais se libérer de son être même. Selon Foucault l’homme

comme tel n’apparaît qu’à partir de la formulation du cogito réflexif de Kant au seuil du XIXe s. L’homme n’est pas un être donné, mais une figure historique à la veille de sa disparition. Ainsi Foucault finit son oeuvre avec ces mots : « On peut être sûr que l’homme est une invention récente. L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » 3. Si l’homme disparaît, c’est parce qu’il est une construction en contradiction perpétuelle avec elle-même, un trait qui opère une négation de l’homme par l’homme : l’homme en tant qu’homme ne peut que se nier, n’arrive jamais à s’affirmer dans son être. Ainsi est proclamée la fameuse fin de l’homme. Foucault n’était ni le seul ni le premier à poser que l’homme a une origine historique et idéologique. Déjà en 1932, C. Schmitt décrivait le concept d’humanité comme un « instrument idéologique »4 et en 1968, Althusser reprenait la même figure en invoquant que «... le concept d’humanisme n’est qu’un concept idéologique. »5 Pourtant, cela ne veut pas dire que ces penseurs sont « contre » les hommes. Comme le dit Heidegger : « l’opposition à “l’humanisme” n’implique aucunement la défense de l’inhumain, mais ouvre, au contraire, d’autres échappés [...] Ce qui compte, c’est l’humanitas au service de la vérité de l’Être, mais sans humanisme au sens métaphysique. »6 Ils veulent simplement dire que, pour que l’on puisse enfin penser pour l’homme concret, on doit d’abord se débarrasser du concept abstrait de l’homme, de la métaphysique de l’homme. Car sinon on impose à l’homme la restriction inhumaine de vivre sous la menace de l’humanité, sous le jugement de cet homme idéal que nous n’atteignons jamais. Quand Nietzsche déclarait que nous sommes « humains, trop humains », lui aussi pointait vers une telle figure : que nous souffrons sous notre propre humanité. Voilà décriés les termes « humanisme » et « humanité ». downloadModeText.vue.download 510 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 508 LA PRATIQUE HUMANITAIRE :

PITIÉ, COMPASSION, CHARITÉ L e terme « humanitaire » est relativement récent : il ne paraît dans la langue française qu’au milieu du XIXe s. Selon le Larousse Universel le terme s’emploie comme adjectif et « se dit d’une action, d’une institution, d’une doctrine (parfois de quelqu’un) qui s’intéresse au bien de l’humanité, qui cherche à améliorer la condition de l’homme. »7 On le connaît dans le sens des organisations humanitaires. La notion de l’humanitaire joue aussi un rôle important en droit en opérant la distinction entre les droits de l’homme en général et le droit humanitaire, un code spécifiquement lié au droit de la guerre (l’obligation de soigner les blessés de l’adversaire, ne pas induire plus de souffrance que nécessaire, etc.). L’acte humanitaire implique de donner ou d’aider autrui. Sur le plan conceptuel, comme l’humanisme, l’humanitaire est lié au terme d’« humanité », mais ici dans le sens qu’en donne Diderot dans l’Encyclopédie : « un sentiment de bienveillance envers tous les hommes, qui ne s’enflamme que dans une âme grande et sensible. Ce noble et sublime enthousiasme se tourmente des peines des autres et du besoin de les soulager. »8 Aussi pourrait-on comparer l’humanitaire avec le « sentiment d’humanité » dont Cicéron parle dans l’Amitié 9. Mais surtout l’humanitaire reprend tout la tradition chrétienne de la charité, de la pitié et de la compassion. R. Legros affirme ainsi que « l’attitude humanitaire est en effet animée d’un sentiment – la pitié ou compassion universelle. » 10 Il découle d’une disposition de compassion de l’esprit comparable avec le sensus humanus dont parle Saint Augustin dans la Cité de Dieu 11. Il y a pourtant des différences. La charité du chrétien est une imitation de la miséricorde de Dieu, en suivant Sa volonté et pour la grâce du miséricordieux plutôt que pour le bénéfice de ceux qui en profitent. Elle est inscrite dans un dispositif théologico-jundique qui oblige le chrétien à suivre la loi de Dieu, à savoir d’aimer le prochain. L’humanitaire prétend par contre cultiver les rapports des hommes entre eux et pour le bénéfice de l’autre homme. R. Brauman de la Fondation Médecins sans Frontières en donne la définition suivante : « l’humanitaire part du souci de réduire la souffrance, la souffrance en général d’autres êtres de qui nous nous rapprochons par un processus d’identification. Le sentiment humanitaire exprime donc l’idée que l’humanité est un tout homogène et qu’en dépit de cette diversité, elle contient une unité fondamentale. » 12 L’humanitaire sert le but de rapprocher l’homme de l’homme par une espèce d’imitation des sentiments, par une empathie fondamentale entre l’homme et l’homme qui n’est plus médiatisée par l’obligation envers la loi de Dieu comme l’était la miséricorde chrétienne. Cela ne veut pourtant pas dire que l’humanitaire se réduit au souci de l’homme pour l’autre homme. Comme la charité chrétienne, l’humanitaire contient l’élément d’un souci de soi. Ceci dans la mesure où l’on comprend l’humanitaire comme

un acte par lequel l’homme démontre son humanité, comme le soulignent par exemple les principes fondamentaux de la Croix-Rouge établis en 196513. Dans l’acte humanitaire il s’agit de faire de son action un acte dans lequel l’homme peut se retrouver dans son être moral : dans l’acte humanitaire l’homme s’affirme dans son humanité. Dans ce sens l’humanitaire s’inscrit immédiatement dans la longue tradition de l’humanisme. Elle se confond avec l’humanisme d’Humboldt, parce qu’elle est une pratique dans laquelle l’individu réalise sa propre finalité en tant qu’être moral. Finalement, la référence à la loi n’a pas disparue, simplement la loi de l’Humanité remplace la loi de Dieu. CRITIQUE DU DISPOSITIF HUMANISTE DE L’HUMANITAIRE P ris dans ce sens, enraciné dans la tradition humaniste, l’humanitaire se réfère à une entité abstraite dans laquelle nous voyons notre propre idéal : l’humanité. Un exemple frappant de cette complicité entre l’humanitaire et l’humanité se trouve dans l’idée du crime contre l’humanité du droit humanitaire, une notion forgée aux Tribunaux de Nuremberg en 1945 pour désigner la monstruosité du régime nazi, et entrée définitivement dans le vocabulaire du droit humanitaire sous la définition d’« acte inhumain » qu’on en donnait en 1945. Mais s’agit-il là d’un crime contre l’homme concret ou contre l’idée abstraite de l’homme ? L’utilisation du mot « humanité » suggère la dernière possibilité. Par exemple, Jankélévitch présente la notion du crime contre l’humanité de cette manière : « Ce sont, dans le sens propre du terme, des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire des crimes contre l’essence humaine ou, si l’on préfère, des crimes contre l’“hominité” en général. » 14 Cette assimilation de l’humanitaire à l’humanité, bien qu’apparemment conçue dans l’intention la meilleure, comporte pourtant de nombreux dangers. D’abord, comme un problème reconnu par beaucoup des théoriciens de l’humanitaire, la pratique humanitaire ne court-elle pas le danger de se réduire à un souci narcissique de soi ayant peu à voir avec un rapprochement des hommes ? L. Boltanski met nettement ce point : « L’action humanitaire [...] est aussi dénoncée en tant qu’elle donnerait à chacun la possibilité de cultiver son soi en s’émouvant de sa propre pitié au spectacle de la souffrance d’autrui. » 15 En contradiction avec l’intention même de l’humanitaire, sa subordination à l’humanité et à l’humanisme produit une distance entre l’homme qui donne et l’homme qui reçoit, distance semblable à celle entre le chrétien et autrui dans sa compassion et sa pitié : le concept d’humanité se substitue à Dieu comme intermédiaire. L’homme est aussi loin de l’homme qu’auparavant, l’acte humanitaire devenant l’expression d’une « télécompassion », une « compassion à distance » selon O. Abel 16. Ensuite, la notion de l’humanité autour de laquelle l’humanisme construit sa morale renferme un universalisme qui ne

diffère guère d’un totalitarisme. C’est que le concept de l’humanité opère une hiérarchisation de la diversité humaine : il fait de la différence entre les hommes une différence de valeur, et une valeur mesurée par la conformité de l’action humaine à l’idéal de l’humanité. Cela importe pour le travail humanitaire, puisqu’une telle hiérarchisation détermine l’ensemble des actions humaines qu’il protège et promeut et la manière dont ces travaux sont menés à bien. J. Florence résume ainsi ce problème : « Sous l’idée abstraite et généralisante d’humanité se sont menées des actions les plus généreuses mais, tout autant, les entreprises les plus aveuglément destructrices des individus, des groupes, des peuples dans leur existence et leurs valeurs singulières. » 17 Finalement, et c’est peut-être le problème le plus important, le dispositif moral produit par la configuration humanisme-humanité fait de l’humanitaire une question de droit, de loi. L’action humanitaire est devenue une affaire juridique par la référence constante des organisations humanitaires aux Droits de l’homme, Amnesty International en étant l’exemple le plus frappant 18. Il est clair que cela leur offre un instrudownloadModeText.vue.download 511 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 509 ment très efficace pour obtenir des moyens économiques suffisants : on en appelle non seulement à la miséricorde, mais également au devoir. Or, cette confusion entre une obligation presque juridique et la miséricorde se fonde sur une métaphysique de l’humanité. Car les droits de l’homme ne sont finalement que les droits de l’humanité. Et les droits de l’humanité ne sont strictement les droits de personne, ils ne concernent pas telle ou telle personne ou groupe de personnes particulières dans telle ou telle situation. Si l’on se réfère au droit dans le travail humanitaire, on fait également appel à une humanité « en général » dont la nature sert comme une mesure de l’homme selon laquelle aussi bien le « donateur » que le « bénéficiaire » sont jugés. Le travail humanitaire se trouve désormais animé, d’une part, par la culpabilité du donateur de ne pas avoir donné suffisamment pour enfin atteindre son idéal d’humanité, et de l’autre, par la conscience du bénéficiaire de ne pas encore avoir reçu assez pour regagner sa dignité humaine. L’échange humanitaire repose sur ce déséquilibre où nous nous trouvons tous hors mesure et sommes tous jugés inadéquats. Dans la plupart des cas les praticiens du travail humanitaire affirment la liaison de l’humanitaire avec l’humanisme. Mais, en prenant en considération l’histoire conceptuelle et philosophique des termes impliqués, ne pourrait-on dire qu’on est obligé de répondre à la question négativement ? Car, en suivant les leçons d’Heidegger, de Foucault ou d’Althusser, la complicité conceptuelle de l’humanisme et de l’humanité

rend impossible l’affirmation de l’homme concret et installe le danger d’un totalitarisme narcissique au sein de l’action humanitaire. Ce dispositif, par sa liaison avec la loi, implique également la construction d’un régime de jugement. Le problème ne réside pas dans la loi particulière à travers laquelle l’action humanitaire s’organise, la loi de Dieu ou la loi de l’humanité, mais dans le fait qu’elle se réfère à une loi. L’aide humanitaire n’implique pas moins un jugement que les tribunaux du droit humanitaire. ▶ Ne serait-il pas possible de concevoir un rapport de l’homme à l’homme, qui ne serait pas placé sous les auspices de la Loi, celle de Dieu ou celle de l’humanité ? Un tel remaniement de la structure de l’humanitaire exigerait trois choses : une dépréciation de l’aspect universel du rapport humanitaire. Cela supposerait une localisation du rapport de l’homme à l’homme. Ensuite une dé-finalisation du rapport : il faudrait se débarrasser de l’idée que l’humanitaire travaille pour que nous puissions tous nous rejoindre dans notre humanité commune. Finalement une mise en procès de ce rapport. Si l’acte humanitaire repose, et doit reposer, sur une identification entre des hommes, ces points communs doivent être recherchés dans le rapport actif même et ne pas être déterminés théoriquement avant l’établissement réel du rapport. L’identification de l’homme avec l’homme réside dans le processus d’identification lui-même. Sinon elle ne renvoie qu’à l’abstraction de l’humanité. Sans son détachement du dispositif humanité-humanisme et son remaniement selon ces trois lignes – localisation, dé-finalisation, et mise en procès –, l’acte l’humanitaire demeure un acte de jugement. PAUL RATEAU ✐ 1 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme, Aubier, Paris, 1983, p. 49. 2 Sartre, J.-P., l’Existentialisme est un humanisme (1946), Nagel, Paris, 1970, p. 92. 3 Foucault, M., les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 398. 4 Schmitt, C., la Notion de politique (1932), Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 98. 5 Althusser, L., Pour Marx, Maspero, Paris, 1968, p. 229. 6 Heidegger, M., op. cit., pp. 127-139.

7 Grand Larousse Universel, t. VIII, art. « Humanitaire », Larousse, Paris, 1995. 8 Diderot, D., Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), vol. 8, art. « Humanité », Verlag, Stuttgart, 1967. 9 Cicéron, l’Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1983. 10 Legros, R., « L’expérience démocratique d’autrui et la sensibilité humanitaire. », in Humanité-humanitaire, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998, p. 43. 11 Saint Augustin, la Cité de Dieu, in OEuvres de saint Augustin, t. 33-37, livre XIX, chap. 7, Desclée de Brouwer, Paris, 19591960. 12 Brauman, R., « Devoir humanitaire, devoir d’humanité », in Humanité-humanitaire, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998, p. 19. 13 Cf. les principes fondamentaux de la Croix-Rouge. Commentaire par Jean Pictet, Institut Henry-Dunant, Genève, 1979. 14 Jankélévitch, V., l’Imprescriptible, Seuil, Paris, 1986, p. 22. 15 Boltanski, L., la Souffrance à distance, Métaillé, Paris, 1993, p. 8. 16 Abel, O., « “Comment peut-on être humain ?” De l’humanité métaphorique à l’action humanitaire », in Humanité-humanitaire, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998, p. 1. 17 Florence, J., « Avant-propos », in Humanité-humanitaire, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998, p. 1. 18 Cf. Leaud, A., Amnesty International. Le parti des droits de l’homme, Seuil, Paris, 1993. Voir-aussi : Arendt, H., Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967. Buirette, P., le Droit international humanitaire, La Découverte, Paris, 1996.

Centre mondial d’études humanistes, Quelques termes fréquents de l’humanisme, Éditions Références, Paris, 1995. Delmas-Marty, M., « L’humanité saisie par le droit », in Humanité-humanitaire, Publications des Facultés Universitaires SaintLouis, Bruxelles, 1998. Lalande, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. « Humanisme » et « Humanité », PUF, Paris, 1997. Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, chap. IX, Plon, Paris 1962, pp. 324-357. Marcel, G., la Dignité humaine, et ses assises existentielles, Aubier, Paris, 1964. Marx, K., À propos de la question juive, in OEuvres III. Philosophie, Gallimard, Paris, 1982, pp. 347-381. Maurer, B., le Principe de respect de la dignité humaine et la convention européenne des droits de l’homme, La Documentation française, Paris, 1999. Mirandole, P. de, De la dignité de l’homme, Éditions de l’éclat, Combas, 1993. Nietzsche, F., Humain, trop humain, Librairie générale française, Paris, 1995. Schiller, F. von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Aubier, Paris, 1992. Sudre, F., Convention européenne des droits de l’homme, coll. Que sais-je ?, no 2513, PUF, Paris, 1997. Torterrelli, M., le Droit international humanitaire, coll. Que sais-je ?, no 2211, PUF, Paris, 1985. downloadModeText.vue.download 512 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 510 HUMEUR Du latin humor, « liquide » (en particulier corporel). GÉNÉR., HIST. SCIENCES Dans la médecine ancienne, fluide corporel dont la répartition conditionne ponctuellement l’état de santé de

l’individu et détermine généralement son caractère. Les quatre humeurs de la médecine galénique sont le flegme, la bile ou cholère, la bile noire ou atrabile, le sang. Chez Galien 1, les humeurs sont les liquides physiques dont la circulation, la production et la combinaison définissent deux formes d’équilibre : d’un point de vue général, la balance durable des humeurs détermine un tempérament, c’est-àdire une disposition fondamentale du corps et de l’âme (de telles dispositions permettent alors une classification des types de caractère) ; d’un point de vue particulier, l’équilibre des humeurs dans l’instant détermine la maladie ou la santé dans un individu 2. En tant que ces humeurs correspondent à des combinaisons de qualités physiques (chaud ou froid, sec ou humide), mais aussi à des éléments naturels ou à des influences astrales, la médecine humorale peut intégrer l’idée de complexion individuelle dans un cosmos qui lui répond point par point. Parce qu’elle désigne un équilibre fluide et fluctuant par lequel les états du corps peuvent conditionner les états de l’âme, l’humeur a fini par excéder le seul champ médical pour désigner les dispositions du caractère 3, mais aussi les états de l’âme, et parfois même les dispositions collectives des peuples 4. Laurent Gerbier ✐ 1 Galien, L’âme et ses passions, tr. V. Barras, T. Birchler et A.F. Morand, Les Belles Lettres, Paris, 1995. 2 Grmek, M. D. (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident, vol. I, « Antiquité et Moyen Âge », Seuil, Paris, 1995. 3 Burton, K., Anatomie de la mélancolie (1621), tr. B. Hoepffner, Corti, Paris, 2000. 4 Machiavel, N., Le Prince (1513), ch. IX, tr. J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2000, pp. 99-101. ! CARACTÈRE, MÉDECINE, MÉLANCOLIE HUMOUR Emprunt à l’anglais humour, lui-même dérivé du français « humeur ».

ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE À partir du XVIIIe s., manière de plaisanter jugée tout d’abord spécifiquement anglaise, puis définie comme forme du comique à part entière, au même titre que l’esprit ou l’ironie. Par opposition à l’esprit, jugé plus intellectuel, l’humour doit à son ancrage dans l’humeur une connotation d’abord physiologique : il est souvent considéré, au XVIIIe et encore au XIXe s., comme une disposition de caractère, une « bizarrerie naturelle » selon Philarète Chasles, faite d’un mélange de gaieté et de tristesse 1. Dans sa forme littéraire, il peut prendre une dimension critique féroce dont la Modeste Proposition de Swift (1729) apparaît comme le paradigme. Les romantiques reprennent la notion pour en faire une constellation comique qui remonterait à Shakespeare et au Tristram Shandy de Sterne (1759). L’humour présente, selon Jean Paul, une image inversée du sublime, contrepoint de la gravité et du pathos, dans laquelle le monde apparaît minuscule et risible 2. Ainsi doté d’une « valeur anéantissante universelle », l’humour se présente comme une totalité. Il acquiert, dans son insignifiance même, une profondeur que lui reconnaît Hegel 3. Bien qu’il prétende s’en distinguer, il est alors difficilement dissociable de l’ironie, toujours construite dans la visée du dévoilement d’une vérité supérieure. C’est du reste autour de cette opposition à l’ironie que nombre de philosophes ont caractérisé l’humour, tout en donnant aux deux notions des définitions personnelles. Selon Kierkegaard, l’humour recèle toujours une douleur cachée et une sympathie étrangères à l’ironie 4. Pour Bergson, l’humour « décrit ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être », alors que l’ironie énonce ce qui devrait être, en feignant de croire que c’est précisément ce qui est 5. Mais l’humour peut être abordé non seulement comme figure du discours, comme la caractéristique d’une époque de l’art ou d’un stade de l’existence, mais également dans la

fonction psychique qu’il revêt pour son auteur. Selon Freud, l’humour est un moyen d’obtenir un plaisir en dépit d’affects pénibles 6. Cette économie réalisée sur soi-même (l’humour est essentiellement dirigé sur la personne propre) est aussi ce qui explique le lien de l’humour avec les situations difficiles ou extrêmes (ainsi de « l’humour noir » du prisonnier qui, conduit à la potence un lundi matin, s’exclame : la semaine commence bien !), et plus généralement avec les situations minoritaires ou opprimées (humour juif). L’humour est la dérobade, « l’échappatoire qui sent le ghetto » 7. J.-F. Lyotard le nomme encore ruse minuscule de celui qui transforme sa faiblesse en force 8. Car l’humour n’est pas résigné. Il défie et fait triompher narcissisme et principe de plaisir. Pour cette raison, Freud est conduit à souligner dans l’humour une dimension « grandiose », analogue à celle du regard de l’adulte sur l’enfant, qui serait la contribution au comique par la médiation du surmoi 9. Par là s’expliquerait la valeur élevée que nous accordons à l’humour, et sa fonction « consolatrice ». ▶ Quel que soit le rôle qui peut lui être conféré dans un système philosophique, l’humour garde sa spécificité, qui le distingue des autres formes du comique. S’il a perdu son ancrage national, il reste lié à l’idée de distance, avec soi-même comme avec le monde, et à une certaine légèreté qui en fait à la fois un moyen de plaisir et un instrument de résistance. Françoise Coblence ✐ 1 Chasles, P., article « humour », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture, W. Duckett (dir.), vol. 11, 1832, Paris (1re éd.), et 1867-1868 (2e éd.). 2 Richter, F., Cours préparatoire d’esthétique (1804), trad. A. M. Lang et J.-L. Nancy, L’âge d’homme, Lausanne, 1979, pp. 129-139. 3 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, t. II, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schrenk, Aubier, Paris, 1996, p. 218. 4 Kierkegaard, S., Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques » (1846), trad. P. H. Tisseau et E. M. Jac-

quet-Tisseau, in OEuvres complètes, t. XI, Orante, Paris, 1977, p. 235. 5 Bergson, H., le Rire (1899), PUF, Paris, 1981, p. 97. 6 Freud, S., le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), trad. D. Messier, Gallimard, Paris, 1988, p. 399. 7 Bloch, E., Traces, Gallimard, Paris, 1968, p. 208. 8 Lyotard, J.-F., « Puissance des traces, ou contribution de Ernst Bloch à une histoire païenne », in Utopie-Marxisme selon Ernst Bloch, Payot, Paris, 1976, p. 62. downloadModeText.vue.download 513 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 511 9 Freud, S., « L’humour » (1927), in l’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Gallimard, Paris, 1985, p. 328. Voir-aussi : Breton, A., Anthologie de l’humour noir, 1939, Pau vert, Paris, 1972. HYLÉMORPHISME Néologisme 1 formé à partir des termes grecs hulè, « matière », et morphè, « forme ». PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Bien qu’absent du vocabulaire d’Aristote, le terme sert à désigner la doctrine aristotélicienne selon laquelle tous les êtres sujets au devenir sont par nature constitués d’une matière (hulè) et d’une forme (morphè) 2. Le terme apparaît essentiellement dans le cadre des études néoscolastiques. Annie Hourcade ◼ On désigne aussi sous le nom d’« hylémorphisme » universel la doctrine, d’origine sans doute néoplatonicienne plus qu’aristotélicienne, du philosophe juif espagnol Ibn Gabirol (XIe s.), selon laquelle toutes les substances, et non pas seulement celles sujettes au devenir, sont composées de matière et de forme, la matière, conçue comme pure potentialité, assurant l’unité des mondes matériel et spirituel. Cette doctrine influença certains théologiens franciscains (Bonaventure, Roger Bacon), mais fut réfutée par saint Thomas d’Aquin 3. Michel Narcy ✐ 1 Nys, D., « L’hylémorphisme dans le monde inorganique », in Revue néo-scolastique, 11, 1904, p. 35.

2 Aristote, Physique, I, 7, 190a17-23. 3 Thomas d’Aquin (saint), De ente et essentia, 2-4. Voir-aussi : Libéra, A. (de), la Philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993, pp. 199-206. Sirat, C., la Philosophie juive médiévale en terre d’Islam, Presses du CNRS, Paris, 1988, pp. 88-104. ! FORME, MATIÈRE, SUBSTANCE HYPOSTASE Du grec hupostasis, de hupo « sous » et stanai « se tenir » : « fondement, support ». PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE 1. Dans la philosophie alexandrine, principes divins émanant de toute éternité l’un de l’autre. – 2. Dans la théologie chrétienne, synonyme à la fois de sujet, en tant que substance première ou individuelle, et de personne, lorsqu’on parle d’hypostase rationnelle, ainsi les trois personnes de la Trinité, par opposition à leur nature commune, et l’unique personne du Christ par rapport à la dualité de ses natures. Le terme « hypostase », bien que présent dans l’oeuvre d’Aristote qui le prend dans le sens de résidu, voire de réalité consistante (par opposition à l’illusoire), n’acquiert de sens philosophique que dans la tradition stoïcienne, où il désigne une réalité dépendante, et surtout néoplatonicienne. Ainsi, chez Plotin, l’univers est hiérarchisé en trois stades désignés chacun par le nom d’hypostase : l’Un absolu, d’où émane l’Intellect, lequel comprend toutes les intelligences particulières et engendre lui-même l’Âme du monde, troisième hypostase, source du monde sensible et, par là même, de multiplicité et de dispersion 1. Accordant ces spéculations à leurs problématiques propres, les Pères de l’Église, aux IVe et Ve s., adopteront le terme « hypostase » pour désigner la personnalité distincte du Père, du Fils et de l’Esprit saint, en opposition à l’ousia (« substance »), qui exprime la nature commune à ces trois hypostases. De même, ils expliquent le mystère de l’union du Verbe incarné par la rencontre de deux natures en une seule hypostase, synonyme de prosôpon (« personne »). Chez les scolastiques, la notion, tout en gardant le sens d’individu, désigne aussi plus spécialement la substance première, voire

la personne morale : « Les substances individuelles sont appelées hypostases ou substances premières. » 2. Michel Lambert ✐ 1 Plotin, Ennéades, V, 1-3 ; 6-7, tr. E. Bréhier (1931), Les Belles Lettres, Paris, 1991. 2 D’Aquin, Th. (saint), Somme théologique, I, q.29, a.1c ; voir III, q.2, Cerf, Paris, vol. I, 1984. Voir-aussi : Dörrie, H., « Hupostasis. Wort- und Bedeutungsgeschichte », in Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, no 3, pp. 35-92, 1955. ! ÉMANATION, NATURE, PERSONNE, SUBSTANCE HYPOTHÈSE Du grec hupothesis, « action de mettre en dessous » d’où : « base d’un raisonnement », « fondement », « principe », « supposition ». PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Proposition, n’ayant pas nécessairement valeur de vérité, formant le point de départ d’une démonstration. Antonyme de « anhypothétique », le mot « hypothèse » est lui aussi un néologisme forgé par Platon pour désigner une notion ou une proposition qui, n’étant pas évidentes par ellesmêmes, sont « placées sous », c’est-à-dire dans la dépendance de, une proposition logiquement antérieure. Ainsi le pair et l’impair, les figures et les trois espèces d’angles, sont-ils qualifiés d’hypothèses : d’une clarté telle que nul ne pense qu’il y ait lieu d’en rendre compte, ces notions et d’autres semblables servent de point de départ aux démonstrations des mathématiciens. À ce dernier titre, elles posent cependant une valeur heuristique, puisqu’elles constituent le fondement de la déduction, non seulement des propriétés, mais aussi de l’existence d’autres objets mathématiques 1. On peut dire en ce sens que les hypothèses ont chez Platon le statut qui est celui des définitions et des axiomes dans les mathématiques contemporaines, c’est-à-dire celui des notions et propositions de base sur lesquelles s’édifie la théorie, mais sur la vérité desquelles cette même théorie ne se prononce pas. L’hypothèse posée par Platon dans le Ménon, selon la-

quelle « la vertu est un bien »2 présente, elle aussi, les caractéristiques d’un principe qui pourra servir de base à un raisonnement valide, sans qu’il soit nécessaire d’en fournir la vérification et ce, en vertu de son caractère évident. Comme dans le cas des mathématiques, la démonstration, dont le point de départ est l’hypothèse, ne conduira jamais à la remise en cause de cette dernière. Cette conception de l’hypothèse diffère cependant, de manière fondamentale, de celle exposée par Platon dans le Parménide. L’hypothèse formulée sur l’être : « s’il est un », affirmée puis niée, se trouve en définitive rejetée, en raison des conséquences logiques qu’elle entraîne 3. L’hypothèse abandonne dans ce cas son statut de principe pour celui de simple downloadModeText.vue.download 514 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 512 supposition, qu’il appartient au raisonnement de confirmer ou au contraire d’infirmer. Ces deux acceptions de la notion d’« hypothèse » marquent le partage entre les deux sections de l’intelligible définies par Platon à la fin du livre VI de la République. En définitive, le raisonnement mathématique constitue un niveau inférieur à la dialectique, en raison, précisément, de l’usage qu’il fait des hypothèses. Considérer les hypothèses comme des principes voue l’âme à l’inertie, lui interdit de s’élever au-dessus des images, la cantonne dans un type de connaissance incomplète parce qu’hypothétique. Seule la dialectique, qui prend les hypothèses pour ce qu’elles sont, à savoir non pas des principes mais des « tremplins », des « points d’appui » provisoires, vers le principe anhypothétique, contribue à définitivement élever l’âme 4. Cet « éveil » de l’âme n’est possible qu’en « supprimant »5 les hypothèses, c’est-à-dire en les réfutant. Comme la « définition » (horismos), l’hypothèse selon Aristote est une thèse : un principe immédiat du syllogisme, posé sans démonstration ; cependant, outre le sens d’un mot, l’hypothèse pose l’existence d’une chose 6. L’énoncé

de cette existence ne présente pas un caractère évident, contrairement à l’« axiome » (axioma) qui s’impose à l’esprit 7. Le « postulat » (aitema) lui-même, se distingue de l’axiome en ce qu’il est, en quelque sorte, imposé par le maître, qui demande au disciple de l’accepter en dépit des réticences de ce dernier. Les stoïciens distinguent les « hypothèses » et les « ecthèses » 8, ces dernières s’appliquant exclusivement aux objets géométriques. Dans les deux cas, il s’agit d’énoncés qui n’ont pas nécessairement valeur de vérité mais qui permettent de déduire des propositions ayant valeur de vérité. Ainsi de la démonstration par une expérience de pensée de l’existence d’un vide au-delà de l’univers : supposons un homme se tenant à l’extrémité de la sphère des fixes et étendant la main vers le haut ; s’il y parvient, il y a là un espace extérieur au monde mais vide ; s’il en est empêché, il y a quelque chose d’extérieur au monde, à la limite duquel on peut l’imaginer se porter, etc. 9. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, République, VI, 510c-d. 2 Platon, Ménon, 87d. 3 Platon, Parménide, 137b sq. 4 Platon, République, VI, 511a-e. Cf. Phédon, 101d-e. 5 Platon, République, VII, 533c. 6 Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 72a21. 7 Id., I, 10, 76b20 sq. 8 Diogène Laërce, VII, 196. 9 Long, A.A. & Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 49 F (t. II, p. 297). Voir-aussi : Bobzien, S., « The Stoics on Hypotheses and Hypothetical Arguments », in Phronesis, 42, 1997, pp. 299-312. Canto, M. (éd.), Platon, Ménon, Paris, 1991, Introduction, pp. 94-102. Caveing, M., « Platon, Aristote et les hypothèses des mathématiciens », in J.-F. Mattéi (éd.), La Naissance de la raison en Grèce, Actes du congrès de Nice, mai 1987, Paris, 1990, pp. 119-128. Gourinat, J.-B., La Dialectique des stoïciens, Vrin, Paris, 2000, pp. 187-193.

Hamelin, O., Le Système d’Aristote, Vrin, Paris, 1985. Narcy, M., « Aristote et la géométrie », Les Études philosophiques, 1978/1, pp. 13-24. Wallace, W.A., « Aristotle and Galileo : The uses of hypothesis (suppositio) in scientific reasoning », in D.J. O’Meara (éd.), Studies in Aristotle, Washington D.C., 1981, pp. 47-77. ! ANHYPOTHÉTIQUE ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Affirmation dont on n’est pas assuré de la vérité au moment ou à l’étape du raisonnement où on la pose, ou encore dont le critère de validité est d’ordre logique et non empirique. Le recours à l’hypothèse a différentes justifications. La première est inhérente à la méthode d’induction et, en ce sens, Poincaré a raison de noter que « toute généralisation est une hypothèse ». L’accumulation d’observations de type « ces x sont P » n’autorise l’induction « tous les x sont P » qu’en reconnaissant à cette loi « généralisante » un statut hypothétique. Il est aussi exact que si cette « loi » se trouve régulièrement confirmée, acquiert une puissance prédictive et étend le domaine des observations où elle est pertinente, son caractère hypothétique tend à s’estomper pour laisser place à un principe. Telle est la position développée par Huygens dans son Traité de la lumière. La seconde justification est au coeur des conceptions dites déductives de la science. Un corps de principes hypothétiques, retenus d’abord pour leur cohérence et leur puissance représentative des phénomènes, forme le socle de la théorie. Ces hypothèses demeureront valides tant qu’elles-mêmes ou quelques-unes de leurs conséquences n’auront pas été réfutées. En ce sens, les hypothèses scientifiques sont provisoires. Il n’est pas choquant que des hypothèses distinctes soient alors en compétition pour rendre compte d’un même ensemble de phénomènes. Le recours à l’hypothèse peut encore être un moyen de raisonnement : c’est le rôle que lui attribue Platon lorsque, dans le Ménon, il s’agit de savoir si la vertu s’enseigne. Ayant admis, par hypothèse, que ce qui s’enseigne est une science, on cherchera à savoir si la vertu s’enseigne. C’est « un procédé semblable à ce que les géomètres font souvent au cours de leurs examens » (Ménon, 188). Un sens encore différent est celui qui fonde les théories hypothético-déductives. Les hypothèses sont alors des énoncés premiers qui doivent être non contradictoires et l’on s’intéresse à l’ensemble des propositions que l’on peut logiquement en déduire. La vérité de telles hypothèses est – en ce sens – une catégorie logique et ne doit pas être cherchée dans une adéquation aux choses, mais dans la cohérence (ou

consistance) et la complétude des énoncés déduits. Ce sens est celui qui préside aux développements des mathématiques contemporaines. Vincent Jullien HYPOTHÉTIQUE (IMPÉRATIF) ! IMPÉRATIF HYSTÉRIE Du grec hystera, « matrice ». En allemand : Hysterie. PSYCHANALYSE Névrose de transfert dont les symptômes ont l’apparence de troubles organiques atteignant la mémoire, la sensorialité, la motricité, la sexualité, l’hystérie a inspiré downloadModeText.vue.download 515 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 513 à Freud nombre de concepts fondamentaux : dynamique de conflit psychique, refoulement, inconscient, après-coup, identification, pluralité des personnes psychiques. Le terme « hystérie », utilisé dès Hippocrate et toujours en usage en psychiatrie et en psychanalyse, relève d’une théorie étiologique sexuelle de troubles psychiques des femmes. La psychogenèse des troubles hystériques et leur présence dans les deux sexes sont démontrées par Charcot 1. Freud construit ensuite la théorie dynamique de l’hystérie comme psychonévrose de défense 2, 3, dont les symptômes – de conversion et d’angoisse – actualisent les voeux sexuels refoulés. L’insatisfaction que l’hystérie manifeste devant tout objet est interprétée par Lacan comme preuve que le désir humain est désir de désir. ▶ Réduisant à l’impuissance la science et la médecine classiques, dont elle démontre les limites, se jouant de la séparation de l’âme et du corps, l’hystérie montre l’efficience du langage dans ses conversions (« c’est dur à digérer » : troubles digestifs, « j’en ai plein le dos » : lombalgie, etc.). Elle retrouve l’expressivité corporelle de l’enfance et impose l’étude de la dynamique du sens. Abdelhadi Elfakir, Michèle Porte ✐ 1 Charcot, J.-M., Leçons du mardi à la Salpêtrière (1887-1888 et 1888-1889), 2 vol., Progrès médical-Bataille, Paris, 1892. 2 Freud, S., « Les psychonévroses de défense » (1894), in Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1973, pp. 1-14. 3 Freud, S., « Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora) » (1905),

in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1967, pp. 1-91. ! CONVERSION, MASCULIN / FÉMININ, NÉVROSE, TRANSFERT HYSTERON PROTERON En grec : « en dernier ce qui est premier ». PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE Erreur logique consistant à intervertir les termes d’une succession, à « mettre en dernier ce qui est premier ». Les Lois en donnent un exemple célèbre, lorsque l’Athénien découvre la cause de l’impiété dans l’erreur fondamentale des physiciens matérialistes, qui, inversant l’ordre des causes, mettent l’âme en dernier (hysteron), alors qu’elle est principe premier (proteron) 1. Kant a pareillement dénoncé un exemple d’hysteron proteron, qu’il qualifie de « raison renversée » 2. Il s’agit de l’erreur qui consisterait à poser comme constitutif, et non simplement régulateur, le principe de l’unité systématique de la nature : l’idée d’une unité des lois universelles de la nature, provenant d’une intelligence suprême, ne découlerait plus des progrès de la science physique elle-même, mais d’une présupposition qui entraverait la compréhension même de la nature, posant a priori ce qui est à démontrer (« cercle vicieux »). L’hysteron proteron renvoie au problème de la hiérarchisation des causes matérielles et finales 3 : c’est le finalisme platonicien qui fait de la position matérialiste un hysteron proteron. Kant surmonte le problème par la téléologie, simple « représentation » d’une fin. En littérature, l’hysteron proteron désigne une figure de style consistant à inverser l’ordre logique d’une proposition : « Mourons et courons au combat »4 ; « Elle l’avait revêtu d’habits au doux parfum et l’avait baigné »5 Christophe Rogue ✐ 1 Platon, Lois, X, 891 e. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, « Du but de la dialectique

naturelle de la raison humaine », (trad. Trémesaygues et Pacaud, Paris, PUF, 2001, p. 479. 3 Platon, Philèbe, 26 e-27a. 4 Virgile, Enéide, II, 353. 5 Homère, Odyssée, V, 264. Voir-aussi : Decleva Caizzi, F., « Hysteron proteron. La nature et la loi selon Antiphon et Platon », in Revue de métaphysique et de morale, no 91, 1986, pp. 291-310. downloadModeText.vue.download 516 sur 1137 downloadModeText.vue.download 517 sur 1137

I ICÔNE Du grec eikôn, qui renvoie au verbe inusité eikô, « je semble », « je ressemble », qu’on ne trouve qu’au parfait, et dont eikôn pourrait être le participe présent substantivé. En anglais : icon. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, THÉOLOGIE Terme spécifique du christianisme orthodoxe, qui ne devrait pas être confondu avec eidôlon, phasma, phantasma, tupos, ou avec les termes qui désignent les différents aspects du visible et les différentes étapes de sa production, mais qui fait néanmoins aujourd’hui partie du vaste lexique de l’image et de toute production visuelle. Traduire le grec eikôn par « icône » plutôt que par « image » suppose que l’on revienne sur le déploiement historique, à la fois philosophique et religieux du mot. Icône est devenu, à l’ère chrétienne, un mot qui désigne deux choses indissociables : un objet fabriqué et destiné au culte (icône du Christ, de la Vierge et des saints) ; et une notion doctrinale ayant statut de concept. Au nom de l’Incarnation, les penseurs chrétiens élaborèrent, d’une part, une philosophie du regard, où l’icône est manifestation visible de l’invisible, et, d’autre part, une stratégie politique de la persuasion et de la soumission visuelles, où l’icône est Bible des Illettrés, outil de catéchèse et de propagande. Bien avant cette appropriation byzantine de l’icône, qui demanda neuf siècles avant son installation légitime (concile

de Nicée II, en 787), le terme d’eikôn a une histoire philosophique dans la pensée classique. Désignant le registre de toute manifestation visible, l’icône mobilisa la philosophie de façon critique puisqu’elle est pensée avec la rhétorique comme une manipulation mensongère de l’opinion. Semblance et ressemblance forment le double versant des opérations disqualifiées par l’exigence ontologique. Chez Platon, l’icône suscite soupçon et rejet face à l’exigence métaphysique de saisir et définir l’être substantiel et permanent du monde 1. L’icône n’est qu’un relais analogique ou métaphorique dans la démarche qui mène à l’Être et au vrai. Elle s’oppose à la puissance du logos. Les choses changent avec Aristote. Platonicien quand il s’agit de fonder logiquement la validité ontologique du savoir, il s’ouvre à l’icône dans l’intérêt qu’il porte à la réalité politique, rhétorique et poétique des signes échangés par ceux qui cohabitent et qui dialoguent dans la cité. Le spectacle et la vision, opsis, désignent bien d’un même terme l’ensemble de ce que les regards produisent et reçoivent dans la construction d’un monde commun 2. Sur cette base dialectique, le christianisme élabora sa propre conception de l’« incarnation iconique ». C’est le Christ lui-même qui, dans les épîtres de Paul, se voit attribuer le nom d’icône 3. L’Eikôn tou Patros, traduit par « image du Père », a pour résultat de réintroduire l’icône dans le champ de la vérité de façon irréfutable puisque révélée. L’image incarne la vérité, puisque la vérité s’est incarnée dans l’image. Ce retournement lexical est déterminant pour l’Occident, qui y puisa toute sa conception philosophique et politique des productions visuelles. Pour légitimer l’efficacité symbolique des icônes, les philosophes chrétiens ont dû repenser la perception sensible et la création plastique. Ils ont découvert pour la première fois les fondements imaginaires, voire fictifs, de la vérité elle-même. Ils ont approché une conception phénoménologique de l’icône définie comme visée du regard, indissociable des opérations constitutives du sujet et de la possibilité de l’art. Mais c’est dans le même mouvement, qui fait de la vérité du visible un enjeu des opérations critiques du sujet, que l’icône devient l’instrument majeur des stratégies de conversion, d’enseignement et de diffusion doctrinale. Elle préside à la naissance de ce qui est aujourd’hui l’« image-média ». ▶ Tel est l’héritage de l’icône dans le monde moderne, où elle désigne à la fois la production d’une réalité critique et

le mode d’asservissement du regard à tout programme visuel univoque et séducteur. Sur le modèle de la catéchèse, la propagande et la publicité pensent désormais l’icône en termes de communication massive, mondialisée et comme downloadModeText.vue.download 518 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 516 un signe parmi les autres. Au fil du déploiement économique des images, sa définition s’appauvrit et se trouve réduite à des opérations techniques et stratégiques, tantôt chez les théoriciens (sémiologues, médiologues), tantôt chez les praticiens (informaticiens, publicitaires). Ainsi, la sémiotique de Peirce a pu retrouver le terme d’icône pour désigner l’image distinguée du symbole et de l’indice dans une typologie où s’est perdue toute la richesse phénoménologique de l’iconicité 4. Marie José Mondzain ✐ 1 Platon, Sophiste, 239a sq., tr. A. Diès (1925), Paris, Belles Lettres, 1994 ; Cratyle, 432b sq., tr. L. Meridier, Paris, Belles Lettres, 1931 ; République, VI et VII, 510a, 515a, 596d sq., tr. E. Chambry (1933), Paris, Belles Lettres, 1996, vol. I. 2 Aristote, Rhétorique, tr. M. Dufour (1931-1938) et A. Wartelle (1973), Paris, Belles Lettres, 1989-1991 ; et Poétique, tr. J. Hardy (1932), Paris, Belles Lettres, 1999. 3 Saint Paul, 1Cor. 11,7 ; 2Cor. 4,4 ; Col. 1,15, Nouveau Testament, tr. Osty & Trinquet, Paris, Seuil, p. 361, 377, 418. 4 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, trad. Deledalle, Seuil, Paris, 1978. Voir-aussi : Belting, H., Image et Culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art (1990), éd. du Cerf, Paris, 1998. Ladner, G. « The Concept of Image in the Greek Fathers and the Byzantine Iconoclastic Controversy », in Dumbarton Oaks Papers, 7, 1953. Mondzain, M. J., Image, Icône, Économie. Genèse byzantine de l’imaginaire contemporain, Seuil, Paris, 1996. Schönborn, C. (von), l’Icône du Christ, Fondements Théologiques, éd. du Cerf, Paris, 1986. ! ICONOCLASME, ICONOLOGIE, IMAGE, REGARD, VISIBLE LINGUISTIQUE Dans la sémiotique de Peirce, signe qui représente son objet par une ressemblance plus formelle que matérielle.

Peirce 1 distingue icône, index et symbole. L’icône désigne son objet en vertu de caractères qui lui sont propres : son trait essentiel est de représenter les aspects formels des choses, aussi a-t-elle une fonction moins de ressemblance avec son objet que d’exemplification de celui-ci. L’icône n’est donc pas une simple image empirique : ce peut être un tableau, une photo, mais aussi un diagramme, une formule algébrique ou une métaphore. Elle a la capacité de communiquer directement une idée et d’exhiber la nécessité d’une inférence. D’où son rôle monstratif (mais non assertif), à côté du symbole, dans la déduction et en mathématiques, et son caractère non suffisant mais nécessaire dans toute relation de signification. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, trad. Deledalle, Seuil, Paris, 1978. ! INDEX, INTERPRÉTANT, SÉMIOTIQUE, SIGNE, SYMBOLE ICONOCLASME Du grec eikôn, « image », et klasma, « fragment brisé » (klaô-ô, « briser »). Mot formé au VIIIe s., à Byzance, pour qualifier l’attitude des empereurs hostiles aux icônes, qui ordonnèrent leur destruction par décret. Le contraire de l’iconoclasme est l’iconophilie ou iconodoulie, qui désigne l’attitude respectueuse à l’égard des icônes et de leur culte. POLITIQUE, ESTHÉTIQUE, THÉOLOGIE Depuis la crise byzantine des VIIIe et IXe s., terme utilisé pour qualifier tout geste critique ou révolutionnaire à l’encontre d’un ordre iconique dominant et, en général, lié à des périodes de crise, de convulsion historique ou psychologique ayant entraîné l’anéantissement réel ou symbolique de valeurs visuelles reconnues, y compris de la part d’artistes non conformistes, comme Duchamp, Picabia ou Malevitch. Par extension, toute forme de profanation symbolique, au-delà même du champ des icônes et des images. On ne peut faire l’économie d’un retour sur la crise de l’image à Byzance. Ce fut une crise philosophique et politique qui se déploya dans le monde chrétien au moment où l’Église cherchait à s’emparer du pouvoir temporel. Dans la mesure où la pensée et la stratégie de l’icône sont tout entières dérivées de l’interprétation chrétienne de l’incarnation, la crise politique ne pouvait qu’emprunter la voie théologique pour se faire entendre. Dans l’Empire byzantin, la destruction de toutes les images religieuses s’accompagna d’un renouveau

de l’art impérial qui ne laisse aucun doute sur la signification politique des décrets iconoclastes. La guerre entre les images (religieuses et impériales) dura plus d’un siècle, de 724 à 843, et s’acheva par le triomphe des icônes, c’est-à-dire par la victoire du pouvoir ecclésiastique. Ce triomphe iconique, dont nous sommes les héritiers en Occident, est une victoire de l’argumentation iconophile. L’icône provoqua une mobilisation philosophique autour de la question de la gestion et du sens des visibilités dans la construction d’une communauté. L’iconoclasme eut une puissance théorique aussi grande que celle de ses adversaires, qui voulaient faire passer ses partisans pour des vandales incultes et blasphémateurs. L’iconoclasme spéculatif s’appuyait non seulement sur l’interdit biblique de fabrication des idoles, mais aussi sur une conception de la séparation des pouvoirs temporel et spirituel. Il s’agissait bien de laisser l’empereur gouverner les hommes et les choses de ce monde, et de ne donner à l’Église que la charge du salut des âmes. Or, l’Église ne l’entend pas ainsi et, depuis le message paulinien, a la ferme intention de faire du gouvernement terrestre le lieu de sa mission céleste. L’Incarnation légitimait toutes les formes de la visibilité au nom de la rédemption. L’iconophilie a gagné, parce qu’elle a construit l’articulation symbolique des productions de la parole et du regard dans l’espace public à gouverner. L’installation du pouvoir temporel de l’Église sur la gestion des images a conduit, dans les siècles suivants, ceux qui contestaient ce pouvoir à repartir en guerre contre le règne ecclésial des visibilités. La Réforme fut marquée par un retour à l’iconoclasme, inséparable des combats contre la papauté. Dans les pays du Nord, Allemagne et Flandres surtout, les violences iconoclastes furent religieuses autant que politiques. La nature politique des enjeux de visibilité n’ont fait que se confirmer en changeant non point de nature, mais de cible. Une fois établi dans le monde occidental que le pouvoir sur les territoires et sur les corps est inhérent au pouvoir que l’on prend sur les esprits et sur les regards, toutes les souverainetés se sont appuyées à l’envi sur une stratégie du visible, donc sur un contrôle de la production des images. La conséquence inévitable fut de donner une figure iconoclaste à toute révolution politique. Renverser les images, briser les

idoles, substituer aux icônes détruites les emblèmes et le images du monde nouveau que l’on veut construire, tel fut le spectacle que donnèrent les grandes mutations depuis la Révolution française. L’iconoclasme révolutionnaire est même devenu un thème iconique à son tour. Aujourd’hui, la photographie et le cinéma ont construit et diffusé les documents qui nous font assister à la destruction des effigies de ceux qui downloadModeText.vue.download 519 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 517 ont imposé leur dictature en imposant leurs icônes et leurs emblèmes. ▶ Désormais il faut constater que l’iconoclasme n’est que l’ordre de détruire les images de l’autre en les qualifiant d’idoles et de promouvoir ses propres idoles en les qualifiant d’images. Ce mouvement, amorcé par les jésuites au Mexique, nous oblige à reconsidérer ce que pourrait être une véritable rigueur en matière de visibilité, c’est-à-dire ce que devrait être un « idoloclasme » critique, animé par le seul respect des images et de l’image de l’autre. Marie José Mondzain ✐ Boespflug, F., et Lossky, N., Nicée II, 787-1987, Douze siècles d’images religieuses, éd. du Cerf, Paris, 1987. Deyon, S., et Lottin, A., les Casseurs de l’été 1566, l’iconoclasme dans le Nord, Presses universitaires, Lille, 1981. Grabar, A., l’Iconoclasme byzantin. Le dossier archéologique, Paris, Flammarion, 1984. Gruzinsky, S., la Guerre des images : de Christophe Colomb à Blade Runner (1492-2019), Fayard, Paris, 1990. Mondzain, M. J., Image, Icône, Économie, Seuil, Paris, 1996. Réau, L., Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, 2 vol., rééd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris. ! ART ET POLITIQUE, ICÔNE, IMAGE ICONOLOGIE Du grec eikonologia, rare et appartenant au vocabulaire savant ; désigne

chez les sophistes le style imagé par opposition au style concis (brachulogia), par exemple chez Polos et chez Gorgias (Platon, Phèdre, 267 c et 269 a). ESTHÉTIQUE Étude, inventaire et interprétation des figures allégoriques et de leurs attributs. Au XXe s., le mot se spécialise dans le domaine des arts, et désigne alors l’interprétation des images en tant qu’elles sont l’expression d’une culture ou d’une civilisation. Quand, en 1939, Panofsky publie la première édition de ses Studies in Iconology, qui fera école dans l’interprétation de l’oeuvre d’art, il n’invente pas un néologisme mais reprend à son compte, pour lui donner une nouvelle force, une notion déjà forgée par les théoriciens de l’art à la fin de la Renaissance : c’est en effet en 1593 que C. Ripa publie en Italie son Iconologia, vaste recueil où se trouvent expliqués « les images, emblèmes et autres figures hiéroglyphiques des Vertus, des Vices, des Arts, des Sciences, des Causes naturelles, des Humeurs différentes et des Passions humaines ». C’est É. Mâle qui, en 1927, dans un article de la Revue des Deux Mondes, attire l’attention sur ce curieux ouvrage. Mais c’est bien Panofsky qui donnera toute sa force à la méthode iconologique dans l’histoire des arts. Se réclamant explicitement de la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, Panofsky distingue, dans l’introduction méthodologique de ses Essais d’iconologie 1, entre l’analyse iconographique, qui interprète les thèmes et les types de la représentation (ainsi apprend-on, par exemple, à distinguer entre Judith tenant la tête d’Holopherne et Salomé celle du Baptiste), de l’analyse iconologique, qui déchiffre la représentation comme le symptôme d’une vision du monde, ou Weltanschauung (c’est ainsi que l’interprétation de la toile du Titien représentant l’Amour sacré et l’Amour profane met en jeu toute la culture néoplatonicienne de l’Italie renaissante). La démarche de Panofsky doit beaucoup à celle qu’adoptait, au début du XXe s., dans une célèbre conférence se rapportant aux fresques du palais Schifanoia de Ferrare, Warburg, qui faisait alors de l’iconologie sans le savoir. La

méthode iconologique en histoire de l’art s’est développée, à partir de 1935, à l’Institute for Advanced Studies de l’université de Princeton, où enseignait Panofsky, et surtout à l’Institut Warburg de Londres, qui bénéficia en 1930 des dons d’un généreux mécène, S. Courtauld. Chastel en France s’est réclamé de cette école, comme en témoigne la longue introduction, qui vaut pour un véritable discours de la méthode, aux soixante-quatre essais réunis sous le titre Fables, formes, figures 2. ▶ Panofsky, fort critique à l’égard de ce qu’il nommait le « formalisme » de Wölfflin, sera lui-même critiqué pour son approche trop exclusivement herméneutique de l’oeuvre d’art : à trop considérer le tableau comme un rébus, ou comme un message chiffré, on risque de se rendre insensible à la force purement esthétique de sa manifestation. C’est ainsi que O. Pächt, qui choisit en 1963, de quitter l’Institut Warburg, où il était un savant reconnu, pour revenir à Vienne qu’il avait abandonnée en 1933, disait ironiquement de l’iconologie qu’elle était « de l’histoire de l’art pour les aveugles ». Jacques Darriulat ✐ 1 Panofsky, E., Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’Art de la Renaissance, trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Gallimard, Paris, 1967. 2 Chastel, A., Fables, formes, figures, Flammarion, Paris, 1978. Voir-aussi : Gombrich, E., Symbolic Images. Studies of the art of the Renaissance, Phaidon, Londres, 1972. Pächt, O., Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. Lacoste, Macula, Paris, 1994. Warburg, A., Essais florentins, trad. S. Muller, Klincksieck, Paris, 1990. Wind, E., Mystères païens de la Renaissance, trad. P.-E. Dauzat, Gallimard, Paris, 1992. Wittkover, R., Allégories and the Migrations of Symbols, Londres, 1977. ! ART, ESTHÉTIQUE, HISTOIRE DE L’ESTHÉTIQUE, ICÔNE IDÉAL Du grec, via le latin idea et idealis. En allemand : Ideal. GÉNÉR. Principe de la connaissance qui ne peut être qu’une

façon régulatrice de fonder les lois. Chez Kant, un Idéal de la raison pure est considéré comme valide s’il prend la signification d’un principe régulateur 1, par opposition à tout principe constitutif. On fait usage d’un Idéal lorsque l’on ne parvient pas à totaliser l’expérience par la découverte d’une loi générale tirée des phénomènes seuls. L’Idéal transcendantal est typiquement, dans la métaphysique dogmatique, une condition originaire, située hors de la série des causes et effets. Lorsqu’un Idéal se présente de façon subreptice comme réel, il prend la valeur d’un principe constitutif qui voudrait penser les conditions de possibilité d’un objet du savoir, c’est-à-dire l’inconditionné. La critique kantienne consiste à purger la philosophie de tels principes, lorsqu’ils se présentent comme constitutifs (immutabilité de Dieu, principe de moindre action, finalité dans la nature). downloadModeText.vue.download 520 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 518 Kant aura une approche plus différenciée des idéaux de la raison pure et spéculative lorsqu’il en viendra, dans la Critique de la faculté de juger, à poser l’existence sans doute réelle d’une finalité interne et externe (ou relative) entre les parties du monde. Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Paris : PUF, 1968, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch. 3, sections 4 et suiv. ! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), INCONDITIONNÉ, PRINCIPE MATHÉMATIQUES (A, +, ×) étant un anneau commutatif, un idéal de A est une partie I, non vide, de A, telle que : 1. pour tout couple (x, y) d’éléments de A, x – y ∈ I 2. pour tout élément x de I et tout élément z de A, xz ∈ I Les ensembles {0A} et A sont des idéaux de A. Un idéal est aussi un sous-groupe de (A, +). Les idéaux de l’ensemble Z des entiers relatifs sont les ensembles de la forme nZ où n est un entier quelconque. Dans la théorie des coupures de Dedekind, la notion d’idéal joue un rôle important puisque, si l’on considère l’ensemble Q des rationnels muni des deux opérations ensemblistes ∩ et ∪, alors, toute coupure (c’est-à-dire tout nombre réel) est un idéal de (Q, ∩, ∪). Vincent Jullien

PSYCHANALYSE Modèle de perfection, pôle de voeux et de valeurs qui motivent les actes, ou se révèlent une fiction opposée au réel. En psychanalyse la dimension idéale est signifiée par le concept d’Idéal du Moi (Ichideal), en tant que modèle de référence du Moi. Introduit en 19141, l’idéal est vu comme héritier du narcissisme primaire et agent du refoulement. Incapable de renoncer à l’état où, enfant, il « était lui-même son propre idéal » 2, l’homme cherche à le regagner dans la forme de l’Idéal du Moi. Le refoulement procède alors de l’incompatibilité entre les voeux et les conditions narcissiques-idéales. Plus tard 3, Freud montre que l’idéalisation d’un objet commun – guide réel ou abstraction –, tenant lieu d’idéal, soudent les membres d’un collectif par identification. L’idéal devient enfin 4 une fonction du surmoi, qui veille à conserver sa valeur narcissique à l’objet ainsi qu’au Moi. ▶ Une idéalité abstraite eût entraîné un spiritualisme de type junguien. Freud y échappe en concevant une formation érigée dans le Moi par une dynamique narcissique, impliquant le rapport libidinal de la personne à elle-même. Les origines infantiles de la formation de l’idéal élucident la puissance de ses avatars, dans la passion amoureuse, l’hypnose et les aliénations collectives, politiques ou religieuses. Ainsi, la métapsychologie compliquée de l’idéal demeure une recherche d’actualité. Mauricio Fernandez ✐ 1 Freud, S., « Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, 1969. 2 Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981. 3 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965. 4 Freud, S., « le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981. ! AMOUR, GUIDE, MASSE, MOI, NARCISSISME, OBJET, SEXUALITÉ IDÉALISATION PHILOS. SCIENCES Procédure de simplification des représentations ; résultat de cette procédure.

Les idéalisations sont couramment utilisées dans la plupart des disciplines scientifiques afin, le plus souvent, de rendre possible ou de faciliter le traitement théorique et / ou mathématique de la représentation ainsi transformée. En physique, un corps peut ainsi être représenté par un « point matériel » sans étendue, mais de même masse, ce qui permet de ne pas tenir compte des effets liés à l’extension spatiale du corps. Les idéalisations sont des représentations délibérément inadéquates, souvent obtenues par des procédures de passage à la limite – on réduit l’extension du corps jusqu’à la limite où elle devient nulle –, et dont on sait comment elles pourraient être corrigées dans le cadre d’un traitement théorique ou mathématique plus complet et plus complexe, s’il était possible. Leur manipulation conceptuelle et, le cas échéant, mathématique est une partie importante de l’apprentissage des disciplines où elles sont utilisées. Elles sont des éléments essentiels des modèles scientifiques. Anouk Barberousse ✐ Balzer, W., Moulines, C.U., Sneed, J.D., An Architectonic for Science : The Structuralist Program, ch. VII, Reidel, Dordrecht, 1987. Cartwright, N., How the Laws of Physics Lie, Oxford University Press, Oxford, 1983. ! MODÈLE IDÉALISME Du grec idein, « voir ». Apparition tardive du terme, au XVIIe s., par opposition à « matérialisme ». Les Répliques aux réflexions de Bayle (Leibniz, 1702) attestent de l’usage de ces deux termes en français, Leibniz y définissant sa propre doctrine comme l’union « de ce qu’il y a de bon dans les hypothèses d’Épicure et de Platon, des plus grands matérialistes et des plus grands idéalistes » 1. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Position philosophique qui conçoit le monde ou la réalité extérieure comme la représentation d’une conscience ou d’un sujet pensant. Le primat de l’idée Défini par opposition au matérialisme, l’idéalisme est une notion dont il faut souligner l’ambiguïté. Au sens courant,

on évoque l’idéalisme d’un homme ou d’un mouvement qui tend à subordonner les réalités du monde à des idéaux, qu’ils soient d’ordre moral, politique ou religieux. Ce terme prend une connotation péjorative dès lors qu’il stigmatise l’aveuglement causé par cette obsession de l’idéal et le mépris de la réalité qui en découle. Dans la catégorie philosophique de l’idéalisme se retrouvent des pensées très différentes, comme celles de Platon, Descartes, Berkeley, Kant, Schelling ou Hegel, qui ont comme point commun d’affirmer l’importance de l’idée, bien qu’elles divergent dans le sens qu’elles accordent à ce terme. D’une manière générale, la position idéaliste accorde aux idées – et à la faculté intellectuelle productrice de ces idées – une valeur plus importante qu’à la réalité extérieure. C’est en ce sens que l’on a qualifié d’idéaliste la philosophie platonicienne, qui offre le degré de réalité supérieure aux Idées ; les Idées supplantent la réalité downloadModeText.vue.download 521 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 519 extérieure et constituent le réel véritable, d’où l’expression également employée et apparemment contradictoire de « réalisme platonicien ». Parce qu’elle présuppose une réflexion sur le statut des idées et sur les rapports entre l’intelligence et la réalité, la position idéaliste s’est, sans doute, aussi nourrie de la démarche du christianisme, qui instaure une hiérarchie en distinguant l’âme humaine du monde et qui souligne le rôle de la conscience. Il faut enfin différencier l’idéalisme du spiritualisme, qui concentre son analyse sur le rapport entre l’esprit et la nature. Ces deux pôles ne peuvent s’expliquer par le seul mécanisme : l’esprit, qui est pensée et liberté, n’est pas un simple effet du corps ; et la vie, dans son dynamisme, est irréductible à la matière. C’est, en fait, l’esprit qui se révèle ultimement le principe d’explication de la nature elle-même. Les philosophies idéalistes L’idéalisme donne la primauté à la puissance intellectuelle dans le domaine de la connaissance. La philosophie cartésienne, par exemple, a ainsi été décrite comme un idéalisme « problématique » (par Kant). L’idéalisme cartésien est, en effet, méthodique : le moment du doute met entre parenthèses

la réalité extérieure. Pourtant, Descartes se distingue nettement de cette position, dès lors qu’il revient par ce détour à poser l’existence d’un monde matériel extérieur existant indépendamment de la pensée. C’est plutôt par l’importance qu’il accorde aux données de la conscience que Descartes s’apparente aux idéalistes. Mais, si l’idéalisme se caractérise donc, en premier lieu, par sa puissance critique au sens étymologique – l’idéalisme suppose la distinction entre différents types de réalité et met ainsi en place une hiérarchisation entre idée et réalité extérieure –, il faut également souligner sa valeur négative : il est, en effet, caractérisé par le refus de connaître, voire de reconnaître toute réalité non représentée. Cette double valeur, critique et négative, qui définit véritablement l’idéalisme, se trouve exposée radicalement dans la pensée de Berkeley, qu’il présente lui-même comme un immatérialisme 2. Berkeley rejette l’existence d’un monde matériel : les objets sont ontologiquement destitués au profit des idées, et le monde se résume à la représentation que nous en avons. « Être est être perçu » ou, plus exactement, être représenté. Toute conception d’un support matériel s’évanouit, la matière est radicalement désubstantialisée. L’idée est-elle alors substance ? L’idéalisme se confond-il avec l’éloge d’une toute-puissance de la raison ? Berkeley renvoie finalement à la puissance divine pour fonder les idées. Mais c’est avec Kant que s’opère la rupture épistémologique marquant l’apparition historique de l’idéalisme. En effet, Kant en propose une analyse transcendantale : il s’agit de déterminer quelles sont les conditions et les limites de l’usage légitime de la raison 3. Le monde − tel que le sujet peut le connaître et en parler − se compose exclusivement de ses représentations. C’est dans l’incise que se manifeste la grande différence entre Berkeley et Kant : Kant identifie l’être pour nous à l’apparaître, mais ce qui n’apparaît pas, demeurant inconnaissable, est pour nous comme s’il n’existait pas. Pour Hegel enfin, l’Idée permet de rendre compte de ce à quoi elle a été traditionnellement opposée : le réel 4. Celui-ci résulte, en effet, du développement de l’Idée, qui, au terme d’un processus dialectique, s’avère moins le point de départ que le point

d’aboutissement. Le réalisme n’est donc pas tant l’opposé de l’idéalisme que l’un de ses moments. La critique de l’idéalisme La position idéaliste soulève un certain nombre de problèmes. Si la réalité objective des idées tient lieu de réalité extérieure, il n’y a pas d’indépendance de l’objet par rapport à l’esprit. L’objectivité de l’objet est toujours relative au sujet, d’où le terme employé par Kant d’« objectivité subjective ». C’est à ses propres limites que le sujet est confronté, aux limites de sa pensée. Le monde extérieur se réduit-il aux idées qu’on en a ? N’existe-t-il que nos représentations ? Le risque d’une telle philosophie est manifeste selon Marx, notamment dans le traitement de l’histoire. L’idéalisme allemand est décrié par Marx et Engels pour son aspect idéologique : il semble avoir perdu tout contact avec le « sol réel de l’histoire » et sa dimension pratique, auxquels ils substituent ces « fantômes » que sont les catégories de la pensée. La phénoménologie s’engouffre dans cette brèche critique et compare la position idéaliste à celle d’un spectateur désincarné, dégagé de la réalité, refusant toute insertion dans le monde. Elle postule l’existence d’un sujet constituant une pure conscience, transparente à elle-même et prétendant poser la réalité et le monde. Cette conception d’une conscience utopique va de pair avec une illusion sur notre être : à une prétention épistémologique illégitime s’ajoute une méprise ontologique. La réduction du réel à mes représentations s’accompagne d’un oubli de notre être incarné et de notre rapport au monde. C’est surtout le rôle du corps et la remise en question de notre prétention à être un pur sujet qui constituent les pôles d’étude de ces critiques de l’idéalisme, dont Nietzsche fut le précurseur. Claire Marin ✐ 1 Cité par Bloch, O., Le matérialisme (1985), p. 5, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1995. 2 Berkeley, G., Trois Dialogues entre Hylas et Philonous in OEuvres, II, trad. J.-M. Beyssade, PUF, Paris, 1987. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, « Dialectique transcendantale », II, ch. 1, section IV : « Antinomie de la raison pure : l’idéalisme transcendantal comme clef de la résolution de la dialectique cosmologique », PUF, Paris, 1990. 4 Hegel, G. W. Fr., Propédeutique philosophique, « Phénoménologie de l’esprit et logique », § 3, pp. 89-90, trad. M. de Gandillac, Éditions de Minuit, Paris, 1963.

Voir-aussi : Bergson, H., L’énergie spirituelle (1919), IV, PUF, Paris, 1999. Marx, K., Engels, Fr., L’idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1974. Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), Gallimard, Paris. Ricceur, P., Philosophie de la volonté (1950), t. I : « Le volontaire et l’involontaire », Aubier, Paris, 1988. ! CONSCIENCE, ESPRIT, IMMATÉRIALISME, MATÉRIALISME, RÉALISME, REPRÉSENTATION ∼ IDÉALISME ALLEMAND La notion d’idéalisme allemand renvoie schématiquement à la succession des systèmes philosophiques de Kant à Hegel. Entre 1781, date de parution de la Critique de la raison pure, à 1831, date de la mort du philosophe de Berlin, serait intervenue la maturation progressive de prémices identiques. Cette conception de l’histoire de la philosophie, faisant la part belle à Hegel, a justement été accréditée par l’école hégélienne. À la suite du maître, qui avait déclaré que son point de vue était « le connaître de l’idée [...] en tant qu’esprit absolu » 1, des élèves comme Michelet ont présenté la spéculation nationale comme s’étant développée jusqu’à l’idéalisme absolu, abîmant uniment en lui Moi et nature 2, idéalismes subjectif de Fichte et objectif de Schelling. En plus des quatre figures principales que constituent Kant, Fichte, Schelling et Hegel, l’idéalisme downloadModeText.vue.download 522 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 520 allemand accorde une place historique déterminée à des personnages considérés comme mineurs, tels que Jacobi, Reinhold ou encore Schulze. Avant qu’enfin les principaux protagonistes ne viennent, d’autres purent, pour un temps, occuper l’avant-scène. MORALE, POLITIQUE Jacobi et Reinhold occupent une place de choix à l’orée de l’idéalisme allemand. Jacobi avait en effet déclaré, dans une annexe à son essai sur Hume, qu’avec la chose en soi il ne pouvait demeurer dans la philosophie kantienne, et que,

sans cette dernière, il ne parvenait guère à y pénétrer 3. Cette déclaration, universalisée, aurait eu valeur de prophétie pour la suite du développement de l’idéalisme allemand. La question de la chose en soi, et du possible reliquat dogmatique qu’elle induirait chez Kant, aurait constitué l’aiguillon qui aurait poussé Fichte à affirmer sa doctrine propre. R. Kroner, dans son ouvrage De Kant à Hegel, a mis en parallèle l’apport de Jacobi et la contribution de Reinhold à l’idéalisme allemand. Là où le premier oubliait la notion scolastique de système au profit de son ouverture au monde, le second faisait le contraire 4 ; l’alliance des deux permettait donc qu’on développe entièrement les germes déposés par Kant dans l’architectonique de la Critique de la raison pure 5. Comme Jacobi, poursuit Kroner, Reinhold lutte contre la séparation de la réceptivité et de la spontanéité ; pourtant, c’est à Fichte qu’il appartiendra de repousser la théorie de la chose en soi transcendante, partant, de faire mûrir le système idéaliste 6. Avant que l’abandon définitif de la chose en soi kantienne se produise, il fallut qu’une médiation intervienne. Elle fut trouvée en la personne de Schulze, qui, sous le pseudonyme d’Aenesidemus, s’en prit avec virulence à la philosophie critique en sa forme reinholdienne. Le principe de conscience de la philosophie élémentaire, « dans la conscience, la représentation est distinguée du sujet et de l’objet, ainsi que rapportée à l’un et à l’autre, par le sujet » 7, loin de sauver le kantisme de l’équivoque, l’entretenait au contraire. Rapporter pouvait bien renvoyer à la cause et à l’effet, et distinguer, à la forme et à la matière 8. Le dualisme de la chose en soi et de l’esprit demeurait apparent : l’objet était cause d’une partie de la représentation consciente, c’est-à-dire de sa matière. La chose en soi kantienne, fond non représentable de toute représentation, s’affichait avec netteté et précision. J. E. Erdmann, dans la section qu’il consacre au développement de la spéculation allemande depuis Kant, reconnaît à Reinhold le mérite d’avoir affûté les contradictions au sujet de la chose en soi et, par suite, précipité leur solution 9. Restait à la force créatrice des idéalistes proprement dits à accomplir le destin de la pensée allemande en en supprimant le reliquat dogmatique. Les mérites de Reinhold, comme ceux de Maimon, Beck, Jacobi ou Schulze, qui ne furent pas des têtes géniales, mais plutôt des adeptes discutant de la doctrine du maître, surtout au sujet de la question, devenue centrale, de la chose en soi, ont été pareillement soulignés par N. Hartmann dans la Philosophie de l’idéalisme allemand 10. Après ces épigones, le tour de Fichte vint de reprendre le flambeau philosophique national. Kant avait qualifié son entreprise d’« idéalisme transcendantal », doctrine qui identifiait les objets d’expérience possible aux phénomènes, et qui devait admettre l’existence d’êtres étendus et temporels si nous voulions avoir des représentations effectives 11. Un dualisme apparaissait entre les formes a priori d’un côté et la matière donnée a posteriori de l’autre. En un mot, l’idéalisme transcendantal était aussi bien un réalisme empirique ; l’expérience possible, vide, était toujours en attente de l’expérience réelle, aveugle. Fichte et son

« idéalisme transcendantal achevé » rappelleront que « forme et matière ne sont pas des éléments séparés », et que la chose tout entière surgit devant les yeux du penseur dans l’intuition intellectuelle 12. Le dualisme kantien se résorbera dans l’unité génétique du sujet-objet. Il est utile de s’interroger sur les présupposés de l’idéalisme allemand. L. Pareyson, dans son étude magistrale sur Fichte, a mis en garde contre deux préjugés rétrospectifs, l’un concernant le nécessaire passage de Kant à Hegel, où Fichte et Schelling représenteraient un simple « développement », et l’autre touchant la fracture de la doctrine de la science en deux époques. Ces clés de lecture ne se comprenaient, en fait, que dans une ambiance hégélienne ou néo-hégélienne 13. Sans doute la présente période se pourrait-elle désigner, plutôt que par l’expression fortement connotée d’« idéalisme allemand », par celle de « philosophie classique allemande ». Cette visée historique aurait l’avantage de préférer au schéma linéaire de développement, ne considérant avant tout que les réalisations systématiques, l’image de constellations, où hommes de lettres et philosophes de profession, par leurs échanges oraux ou écrits, leurs débats privés ou publics, donneraient son visage changeant et multiforme à la spéculation. On doit à D. Henrich d’avoir attiré l’attention sur les constellations ayant présidé à la formation du postkantisme à Iéna, et d’avoir souligné, entre autres, le rôle de Jacobi ou de Hôlderlin dans le procès de formation de la philosophie classique allemande 14. Fort des arguments de l’auteur de la doctrine de la science, R. Lauth s’est efforcé de séparer philosophie transcendantale d’un côté, commençant avec Descartes et se prolongeant, via Kant et Reinhold, jusqu’à Fichte et au-delà, et idéalisme absolu de l’autre. La notion habituelle d’idéalisme allemand se montrait un obstacle à la saisie véritable de la pensée fichtéenne de l’épistémologie ou de la liberté 15. L’apport essentiel de Fichte − avoir montré que des moments pratiques interviennent déjà dans la constitution de l’objet, dans le poser qui se dissoudrait s’il n’était en même temps réflexion, et non avoir refusé la chose en soi ou absolutisé le moi, le subjectif 16 − n’aurait que peu de rapport avec l’élargissement par Schelling de l’intuition intellectuelle à l’objectif ou la présentation du tout en son essence authentique, avant la création de la nature et d’un esprit fini, par Hegel. Dans le cas de Schelling également, la question se pose de savoir si le cadre de l’idéalisme allemand rend compte exactement de la singularité de sa spéculation. Celle-ci ne manifeste-t-elle pas une « irréductibilité aux autres versions de l’Idéalisme allemand » ? La place qu’occupe la dernière philosophie de Schelling, qu’elle excède ou non le système hégélien 17, permet de réfléchir à la pertinence du présent cadre historique. Il est encore légitime de se demander quelle est la place à accorder aux autres figures importantes de l’époque au sein de l’idéalisme allemand. En 1820, alors qu’il recensait Le monde comme volonté et comme représentation, Herbart n’avait pas manqué de souligner les liens qui unissaient Schopenhauer, malgré qu’il en ait, à Fichte, voire à Schelling. La

détermination schopenhauérienne de l’Idée, indépendante du phénomène, en tant que noumène purement pratique, ainsi que les passages sur le corps ou l’orientation « idéalistespinoziste » auraient montré une filiation indubitable 18. La position de Herbart lui-même, ou celle de Fries, tous deux fondateurs d’écoles durables en Allemagne, mériteraient également d’être précisées. Herbart a rejeté l’ensemble de l’interdownloadModeText.vue.download 523 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 521 prétation de Kant dont Reinhold fut à l’initiative. Ce ne fut pas dans la systématisation uniforme qu’il se reconnut, mais dans l’esprit libre d’un Kant capable de prendre en lui-même « la diversité de l’objet » pour l’exposer dans sa variété 19. Fries, quant à lui, adhéra à l’idée qu’il existait une continuité essentielle de Reinhold à Hegel. Toute cette lignée aurait abondé dans le sens du « préjugé transcendantal » kantien, en ne distinguant pas suffisamment entre connaissances psychologique empirique et philosophique pure 20. ▶ Un aperçu plus complet du paysage philosophique allemand compris entre Kant et Hegel pourrait ainsi tenir compte des influences et démarcations croisées entre idéalisme et positivisme 21. Les conditions de la réception en France de la pensée d’Outre-Rhin ne semblent guère non plus devoir être ignorées. L’analyse des transferts culturels franco-allemands permet, en particulier, de saisir l’interprétation politique que l’on donna de Fichte, ou la reprise universitaire que l’on fit de Hegel 22. Jean-François Goubet ✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. 7, trad. P. Garniron, Vrin, Paris, 1991, p. 2117. 2 Michelet, C. L., Geschichte der letzten Système der Philosophie in Deutschland von Kant bis Hegel, t. 2, Berlin, Duncker & Humblot, 1838, p. 601. 3 Jacobi, F. H., David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, trad. L. Guillermit, Vrin, Paris, 2000, p. 246. 4 Kroner, R., Von Kant bis Hegel, Mohr, Tübingen, 1961, pp. 315316. 5 Kant, E., Critique de la raison pure, B 866-867.

6 Ibid., p. 323. 7 Reinhold, K. L., le Principe de conscience. Nouvelle présentation des principaux moments de la Philosophie élémentaire, trad. J.-F. Goubet, L’Harmattan, Paris, 1999, p. 49. 8 Schulze, G. E., Aenesidemus oder über die Fundamente der von dem Herrn Professor Reinhold in Jena gelieferten Elementar-Philosophie. Nebst einer Vertheidigung des Skepticismus gegen die Anmaassungen der Vernunftkritik, Reuther & Reichard, Berlin, 1911, p. 49s. 9 Erdmann, J. E., Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung der neuern Philosophie, Frommann, Stuttgart, 1931, p. 495. 10 Hartmann, N., Die Philosophie des deutschen Idealismus, Walter de Gruyter, Berlin et Leipzig, 1923, pp. 7-9. 11 Kant, E., Critique de la raison pure, B 519-520. 12 Fichte, J. G., OEuvres choisies de philosophie première, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1990, pp. 260-261. 13 Pareyson, L., Fichte. Il sistema della libertà, Mursie, Milan, 1976, pp. 13-15. 14 Henrich, D., Konstellationen. Probleme und Debatten am Ursprung der idealistischen Philosophie (1789-1795), Klett-Cotta, Stuttgart, 1991. 15 Lauth, R., « Philosophie transcendantale et idéalisme absolu », Archives de philosophie, 1985 / 48, pp. 371-384. 16 Lauth, R., « Le progrès de la connaissance dans la première Doctrine de la Science de Fichte », Fichte. Le bicentenaire de la Doctrine de la science, Cahiers de philosophie, hors-série, Lille, 1995, pp. 29-45. 17 Fischbach, F., Renault, E., présentation à Schelling, F. W. J., Introduction à une esquisse d’un système d’une philosophie de la nature, Le livre de poche, Paris, 2001, p. 9. 18 Herbart, J. F., Sämtliche Werke, dir. K. Kehrbach et O. Flügel, vol. 12, Scientia Verlag, Aalen, 1989, pp. 56-75. 19 Ibid., vol. 10, 1989, p. 34. 20 Fries, J. F., Sämtliche Schriften, dir. G. König et L. Geldsetzer,

volume 19, Scientia Verlag, Aalen, 1969, pp. 639-642. 21 Köhnke, K. C., Entstehung und Aufstieg des Neukantianismus : die deutsche Universitätsphilosophie zwischen Idealismus und Positivismus, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1986. 22 Espagne, M., les Transferts culturels franco-allemands, PUF, Paris, 1999. ! CRITICISME, HÉGÉLIANISME, NATURPHILOSOPHIE IDÉAL-TYPE Traduction de l’allemand Idealtyp. SOCIOLOGIE, POLITIQUE Construction théorique élaborée à partir de certains aspects sélectionnés de la facticité sociale et historique connue empiriquement, et qui prête aux structures de l’action collective une cohérence logique absente du réel. La notion d’« idéal-type » est introduite par Weber dans un essai de 1904, « L’objectivité dans les sciences et la politique sociale » 1, pour élucider la fonction de la théorie dans les « sciences empiriques de l’activité » (histoire et sociologie), dont l’objectif ultime est d’expliquer des consécutions empiriques singulières. L’interprétation des concepts génériques des sciences sociales en termes idéal-typiques est la contribution originale de Weber au « Methodenstreit », c’est-à-dire au conflit de méthodes qui opposait les partisans d’une économie politique historique (G. Schmoller, K. Knies) et les tenants de l’économie théorique (K. Menger). L’idéal-type est, selon les propres expressions de Weber, un « tableau-idéal », un « cosmos non contradictoire de relations pensées », une « utopie que l’on obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité » 2. Toutes ces expressions sont choisies pour souligner l’écart irréductible entre les constructions théoriques et la réalité empirique. En insistant sur cet écart (ce qu’il nomme, dans des termes empruntés au néokantien H. Rickert, le « hiatus entre le concept et la réalité »), Weber ne veut pas contester l’intérêt de la théorie pour la connaissance empirique, mais en préciser le lieu et en mar-

quer les limites : la schématisation conceptuelle est indispensable pour la clarté de la communication scientifique, mais elle ne doit pas laisser croire qu’il serait possible de déduire le réel des constructions théoriques. L’expression « idéal-type » est souvent utilisée dans le langage épistémologique des sciences sociales modernes en une acception lâche, qui la distingue mal du modèle théorique ou du concept générique. Il n’est donc pas inutile de rappeler les précisions données par Weber à son propos. 1) Le terme « idéal » s’entend ici en un sens logique, et non normatif. L’idéal-type n’est pas un modèle par rapport auquel on juge la réalité, mais une construction nécessaire pour les besoins de la pensée rationnelle. 2) L’idéal-type n’est pas un instrument méthodologique inédit, mais la systématisation d’une opération cognitive impliquée dans l’usage ordinaire que les historiens ou les sociologues font des catégories collectives. Comme le remarque J.-C. Passeron, Weber, en forgeant cette catégorie épistémologique, attire l’attention sur « une propriété sémiologique du langage historique et, par voie de conséquence, du langage sociologique » 3. 3) Avant tout destinée à écarter les équivoques d’un langage non contrôlé, l’explicitation idéal-typique des concepts utilisés par les historiens n’est qu’une phase préparatoire de l’explication causale, laquelle downloadModeText.vue.download 524 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 522 constitue, en dernier ressort, l’objectif de connaissance ultime des sciences historiques. Catherine Colliot-Thelene ✐ 1 Weber, M., « L’objectivité de la connaissance dans les sciences sociales et la politique sociale », in Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, pp. 117-213. 2 Ibid., pp. 179-180. 3 Passeron, J.-C., Introduction à Weber M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996, p. 32 ; le Raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Nathan, Paris, 1991.

! HISTOIRE, IDÉAL « Y a-t-il des sciences de l’homme ? » IDÉE Du grec idea, « aspect extérieur », « forme », ou d’eidos, « forme », en rapport avec le verbe idein, « voir ». L’étymologie grecque nous renvoie à la vision distinctive et à la compréhension, mais c’est au latin notio que l’on fait remonter l’idée ou notion des classiques. Notion centrale dans la théorie idéaliste de la connaissance et de l’action, de Platon à Kant. Elle trouve son affirmation la plus complète dans l’idéalisme absolu de Hegel. L’idée est aussi une notion fondamentale du rationalisme classique (Spinoza) et de la philosophie transcendantale (Kant, Husserl). Dans la philosophie classique, l’idée est chose de l’esprit en tant qu’il conçoit et non en tant qu’il sent. Dans la définition classique, l’idée peut aussi englober toute espèce de représentation, comme chez les sensualistes (de Locke à Hume) ou se restreindre à un type de représentation, celle qui signifie un acte de l’esprit qui le met au plus près de l’essence des choses (synonyme de concept). PHILOS. ANTIQUE Pour les philosophes d’inspiration platonicienne, forme intelligible et par là soustraite au devenir, séparée des réalités sensibles dont elle est le modèle. Pour les aristotéliciens, forme d’un être, distincte de sa matière sans en être séparée, et objet de sa définition, d’où : espèce. Étymologiquement, le mot grec idea est un doublet d’eidos. Platon et Aristote emploient indifféremment les deux termes, avec le même éventail de significations. Cependant, c’est idea qui a été privilégié pour désigner la doctrine platonicienne des formes intelligibles, à l’imitation desquelles, ou par participation auxquelles, existent les réalités sensibles. Jusqu’à la fin du Moyen-Âge, le latin idea puis le français « idée » conserveront cette référence originelle à la forme d’un objet, intelligible ou sensible, qui permet de l’identifier dans sa singularité ou de le rapprocher de ce qui lui est semblable, jusqu’à constituer une espèce. « Idée » au sens d’objet mental, de représentation de l’esprit, est une notion exclusivement moderne. Michel Narcy PHILOS. MÉDIÉVALE Les théologies des religions du Livre ont retenu du platonisme, entre autres éléments, la fonction archétypale des idées, jointe au schème de la création par un Dieu-artisan. S’il existe un ordre dans le monde, qui ne résulte ni du hasard ni d’une causalité naturelle, c’est que les choses sont faites d’après des modèles intelligibles par une cause intelligente

agissant intentionnellement 1. Les idées sont donc, comme chez Platon, les formes des choses, principes de leur production et de leur connaissance. Mais elles se voient désormais assigner un « lieu » définitif : l’intellect divin. Si Philon d’Alexandrie (à la suite peut-être d’Antiochus d’Ascalon) avait déjà posé leur existence dans le Logos divin, le texte normatif pour le Moyen-Âge latin sera le De diversis quaestionibus 83, q. 46, de S. Augustin. Les idées sont les pensées de Dieu, déployées dans son Verbe, et ce fondement garantit leur statut ontologique d’éternité et d’immutabilité. Elles ne sont par là ni supérieures ni inférieures à Dieu (ce dernier point sera régulièrement rappelé contre Jean Scot Erigène, qui les avait placées au niveau de la « nature créée et créante »). En poursuivant l’inspiration platonicienne dans une voie réaliste, les idées divines pourront être considérées comme étant les universaux, existant ainsi substantiellement (Wyclif). Par ailleurs, elles trouveront un emploi dans toutes les théories de la connaissance qui supposent une illumination divine éclairant les esprits créés. Mais comment une diversité de pensées peut-elle se trouver au sein de l’unité absolue de l’essence divine ? Pour l’éviter, Plotin avait relégué la multiplicité des formes dans la seconde hypostase. Cependant, le pseudo-Denys l’Aréopagite trouvera une solution chez Proclus : la Cause première contient d’avance en elle toutes les « raisons productrices » des êtres, mais sur un mode d’union synthétique et suressentiel 2. En partant de prémisses aristotéliciennes, on rencontre une difficulté et une échappatoire analogues. Si Dieu pense, il ne pense que lui-même. En effet, si sa connaissance avait pour terme autre chose que sa propre essence, qui est la perfection suprême, elle ne serait pas la plus parfaite possible. De plus, il y aurait en lui plusieurs intellections différentes, ce qui signifierait que son essence est divisée ou bien que certaines de ces intellections ne sont pas son essence. Donc l’intellection de Dieu est unique et ne peut avoir que luimême pour objet. Est-ce à dire qu’il ne connaît rien d’autre que lui ? Thémistius avait proposé une réponse, que reprendra le Moyen-Âge : en se pensant, Dieu pense le monde. En effet, dira Thomas d’Aquin, en toute cause préexiste l’effet, ou sa similitude, sur le mode d’existence de la cause. Or Dieu est cause première universelle, et sa nature est intellectuelle : tous ses effets s’y trouvent donc pré-contenus sur un mode intelligible. Donc Dieu, en se connaissant, connaît en luimême, comme idées, les autres êtres qui proviennent tous de lui. Plus précisément, en intuitionnant sa propre essence, Dieu la connaît non seulement telle qu’elle est en soi, mais aussi en tant qu’elle est imitable d’une infinité de manières. Par là il connaît les essences de tous les êtres, créés et possibles, car elles se définissent, selon des relations de raison,

comme des participations ou limitations de sa perfection. On le voit, cette théorie repose sur les notions de relation et de similitude. Quant à la première, il faut admettre que la relation de raison soit capable de délimiter l’essence divine sans en compromettre l’unité et l’infinité. Quant à la seconde, elle est impliquée dans une thèse métaphysique (la cause contient la similitude de l’effet) et une thèse noétique (la connaissance s’explique par la présence, dans l’intellect connaissant, de la ressemblance de l’objet connu : l’espèce intelligible chez l’homme, l’idée chez Dieu). Ces deux points seront attaqués dès le XIVe s. Ockham supprimera l’idée comme intermédiaire dans la connaissance. Elle n’est qu’un nom connotatif, qui ne désigne pas autre chose que la créature en tant qu’elle est connue, par Dieu, dans son intelligibilité éternelle (esse obiective). Mais auparavant, Duns Scot aura inversé le rapport platonicien entre l’intelligible et l’intellect 3. À ses yeux, les relations d’imitabilité sont des « raisons de connaissance » (rationes cognoscendi) des idées qui rendent l’intellect infini passif à l’égard du fini. Au contraire, l’intellect divin ne se borne pas à constater une ressemblance, il produit downloadModeText.vue.download 525 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 523 l’intelligible (cf. l’entendement intuitif chez Kant), et se l’oppose en tant qu’« être connu » dans un rapport direct de vis-àvis. Comme l’intellect humain, il conçoit les essences comme objets absolus, c’est-à-dire sans la médiation d’une comparaison, antérieurement à toute relation. Ceci explique peutêtre pourquoi, alors que pour le Moyen-Âge les idées restent divines, Descartes les fera descendre dans l’entendement humain 4. Il sait fort bien que ce nom est traditionnellement réservé aux « formes des conceptions de l’entendement divin », mais assure (bien que le lexique scolastique ne manque pas d’autres termes, et que lui-même utilise par exemple notio ou concept 5) n’en pas connaître de plus « apte » à désigner « ce qui est conçu immédiatement par l’esprit ». Jean-Luc Solère ✐ 1 Voir par exemple Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia p. q.15, a. 1 et 2. 2 [Denys l’Aréopagite], Des noms divins, V, 8. 3 Voir O. Boulnois, Être et représentation, Paris, 1999, chap. VIII. 4 Descartes, R., Réponses aux Troisièmes objections, no IV (Ch. Adam & P. Tannery, OEuvres de Descartes, réimpr. Pa-

ris, 1996, t. VII, p. 181. 5 Id., op. cit., t. VII, p. 39, l. 23, et p. 178, l. 20. Voir-aussi : Fattori, M. & Bianchi, M.L.(edd.), Idea. VI. Colloquio internazionale del lessico intellettuale europeo, Roma, 1989. Fronterotta, F., « Methexis ». La Teoria platonica delle idee e la partecipazione delle cose empiriche. Dai dialoghi giovanili al Parmenide. Pisa, 2001. Hoenen, M., « Propter Dicta Augustini. Die Metaphysische Bedeutung der Mittelalterlichen Ideenlehre », Recherches de théologie et de philosophie médiévale, no 64/2, 1997, pp. 245-262. Boland, V., Ideas in God according to Saint Thomas Aquinas. Sources and Synthesis, Leiden, 1996. Maurer, A., « The Role of Divine Ideas in the Theology of William of Ockham », in Id., Being and Knowing. Studies in Thomas Aquinas and Later Medieval Philosophers, Toronto, 1990. ! EIDOS PHILOS. MODERNE Aspect, forme ou structure qui rend visible, qui fait voir la réalité d’une chose ou ce qu’elle est en elle-même. Dans son usage platonicien, le mot « idée » renvoie à l’eidos ou à l’idea, qui sont deux manières dont l’ousia se montre, et signifie l’aspect, non au sens moderne du perceptible ou du visible, mais au sens de l’intelligible. C’est à ce titre que l’idée est un réel et ce qu’il y a de plus réel dans ce que nous percevons clairement. Chez Platon, l’idée est aussi forme, au sens causal de la forme, elle est cause du nom et de ce qui confère son sens à la chose ; cause non d’une existence (physique), mais d’une présence. L’idée n’est pas une chose extérieure à l’intelligence, c’est par elle ou en elle que la chose extérieure participe au sens – ainsi, le monde intelligible n’est pas un monde mais le domaine intelligible. Aristote, qui n’a vu dans cette théorie de la participation qu’une « métaphore poétique » 1, a cependant conservé à la notion de forme la valeur de cause que Platon reconnaît à l’idée. S’interrogeant sur le statut ontologique de l’idée platonicienne, il commence par en refuser le caractère séparé (chorismos). Il se demande s’il peut exister des formes sans matière et, si oui, si ce sont des substances. « Les réalités transcendantes dont nous croyons qu’elles existent séparées des phénomènes sensibles, comme les idées et les objets de la pensée mathématique, existent-elles vraiment ?2 » Il ouvre, par sa critique de la théorie platonicienne des idées, la voie

à tous ceux qui vont restreindre l’idée, ou forme intelligible, de la chose à l’acte de l’intelligence formatrice. Cependant, il n’entend pas par là que c’est l’esprit qui crée cette forme, puisque, pour lui comme pour les platoniciens, l’objet précède toujours la pensée de l’objet et devient pensée de soi dans la pensée. C’est en ce sens qu’il faut entendre la formule selon laquelle « le savoir est identique à l’objet de pensée » 3. Aristote admet l’identité de la forme immatérielle pensante et de la forme immatérielle pensée, mais non une production par la pensée des formes intelligibles, ou idées. Le problème du rapport de l’idée à la réalité, engagé à partir de celui de la réalité de l’idée, va aboutir chez les successeurs d’Aristote à la question du rapport des idées à l’être pensant. La pensée antique refuse de réduire les idées à des modes de la pensée, et c’est précisément ce qui va constituer la thèse des modernes selon laquelle l’idée est quelque chose d’idéel, et non une réalité en soi. Il faudra attendre Hegel pour que le mot « idée », distingué du « concept », retrouve une dimension ontologique qui fait dire : « Tout ce qui est réel ne l’est que pour autant qu’il contient et exprime l’idée. 4 » L’Idée dans la théorie moderne de la connaissance, ou du rapport des idées aux choses Cette approche va, avec Descartes, donner priorité au sujet pensant. Ce qui était, chez Platon ou Plotin, intériorité de l’idée à l’intellect (homogénéité ontologique de l’intellect et de son objet intérieur) devient, chez Descartes, subjectivité de l’idée ou appartenance au moi pensant dont elle constitue la forme supérieure d’existence et ce qui lui permet de s’affirmer avec certitude comme existant. Descartes place dans le sujet qui juge le fondement de la réalité de l’objet et de toute existence en général ; il commence par assurer le « je suis » dans et par l’acte du « je pense ». Pour cela, il élimine d’abord les cogitata afin de saisir la forme pure et pensante qui va l’assurer de la réalité ou vérité de son existence propre ainsi que de la possibilité de la cogitata universa. Descartes admet que toutes les idées ne sont pas formées par moi, mais il n’admet pas qu’elles puissent être quelque chose indépendamment de moi qui les pense et les aperçois ; elles ne sont idées qu’en étant pensées et conscientes :

« Ce sont seulement certaines façons de penser entre lesquelles je ne connais aucune différence ou inégalité et qui toutes semblent procéder de moi d’une même sorte. 5 » Le tournant qu’opère Descartes consiste à poser que l’idée n’est ni une réalité en elle-même ni une simple disposition de l’esprit (affect) ; elle est, d’abord et indépendamment de son objet, présence de l’esprit à lui-même, et elle suppose pour être idée l’acte de la conscience. C’est à ce titre qu’elle est représentation. La première idée que je rencontre en cherchant à m’assurer d’un point fixe, dans la quête de la vérité, c’est l’idée que je suis, ou mon âme, nature simple, séparée, éternelle de la res cogitans à quoi se trouve éidétiquement réduit le moi pensant. Dans la « Troisième Méditation », l’amplitude de la pensée prend la forme objective différentielle d’une multitude de pensées ou de modes de pensées ; nous sommes alors dits connaissant et non seulement pensant. Les idées se répartissent alors à partir des facultés qui leur servent de référence. La volonté de garantir la certitude de la science downloadModeText.vue.download 526 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 524 coïncidant avec celle d’affirmer le plein exercice de son esprit conduit Descartes à distinguer, parmi les idées, celles qui lui font le mieux connaître et son esprit et le monde : « En nous, l’entendement seul est capable de percevoir la vérité. 6 » Ainsi, en explorant la nature de notre intelligence pour y découvrir des pensées possédant une valeur objective, Descartes pose un ordre qui distribue ses pensées en certains genres et en définit la nature ; il distingue alors celles qui seront dites représentatives et qui sont nommées « idées » au sens le plus large, et celles qui sont des pensées, mais non des idées. Le premier groupe est celui des pensées qui sont « comme des images des choses » 7. Dans le Traité des passions, Descartes les nomme des « perceptions » et, dans les Méditations, les définit comme « tout ce qui est perçu immédiatement par l’esprit » ; l’idée est alors « la chose même, conçue ou pensée », c’est sur ce premier groupe que porte l’enquête des Méditations métaphysiques. Le deuxième groupe de pensées comprend des formes relevant de la faculté de vouloir et de sentir ; ce ne sont pas des représentations, et elles n’ont pas de valeur cognitive, mais elles sont formellement des pensées. L’idée n’est donc pas seulement une réalité sur le plan formel ; l’idée, c’est ce que l’esprit pense : elle est dans l’âme, et non seulement de

l’âme comme le sont la volition et l’affect. Elle a valeur objective. Les volitions et les affects sont respectivement des états actifs ou passifs de l’âme qui témoignent de la présence du moi pensant, mais non de ce qu’il pense. Priorité est donc accordée aux idées, puisque les autres pensées les supposent : on ne peut désirer ou aimer quelque chose sans en avoir une idée, ou représentation. Il faut, en outre, distinguer, au sein des idées elles-mêmes, celles qui tiennent leur réalité de ma propre nature et celles qui semblent venir du dehors ; ce qui nous donne trois sortes d’idées (ou deux, selon l’interprétation qu’on donnera des secondes) : – les idées qui appartiennent à notre être pensant (les idées innées) : l’idée de vérité, par exemple, ou l’idée de chose ; – les idées qui sont faites par notre esprit (fictions, inventions de mon esprit) ; – les idées, enfin, qui semblent s’imposer à moi et non venir de moi (par leur contenu) et qui sont donc comme causées par autre chose (comme lorsqu’on pense un homme, un cheval, un ciel, une chimère ou un ange). Les idées adventices ont néanmoins un statut ambigu : elles ne sont étrangères que par leur contenu, formellement elles sont de ma pensée ; et les fictives, qui semblent venir entièrement de moi, ont un contenu qui n’appartient pas à ma nature. Il faut donc refuser l’affirmation erronée de la conformité de l’idée et de la chose que l’expression « image » ou « représentation des choses » semble suggérer ; la représentativité de l’idée ne signifie pas que les objets du dehors en sont cause, et que « représentation » signifie « ressemblance à la chose représentée ». Une idée innée, tout en ne provenant que de ma nature propre, peut posséder une valeur objective plus grande que l’idée adventice (l’idée du Soleil astronomique est plus représentative de la chose elle-même que l’idée sensible du soleil). Nous touchons ici à ce qui, chez Spinoza, constituera la

division des idées en adéquates et inadéquates. L’approche spinoziste L’idée est-elle essentiellement une représentation ? La question se pose sitôt qu’on aborde la nature de l’idée chez Spinoza. Ce dernier, tout en ayant à l’esprit les distinctions cartésiennes (les trois sortes d’idées), les estime insuffisantes. Comme Descartes, Spinoza n’appelle « idées » que celles qui sont porteuses de connaissances, et non les affects ; mais, dès la définition III qu’il propose dans la deuxième partie de l’Éthique, il cherche à lever toute ambiguïté, et distingue l’idée de la perception : « J’entends par idée un concept de l’âme, que l’âme forme pour ce qu’elle est une chose pensante. » L’explication qui suit la définition précise les raisons de la distinction qui écarte la perception au profit du concept : « Je dis concept de préférence à perception parce que le mot de perception semble indiquer que l’âme est passive à l’égard d’un objet tandis que le concept semble exprimer une action de l’âme. » Le partage se fait donc à partir de l’activité de l’âme (dans le Traité de la réforme de l’entendement, cette activité se marque dans le troisième et le quatrième mode de représentation : inférer, déduire, connaître par l’essence) 8. L’action de l’âme est elle-même une expression de l’activité ou de la puissance de Dieu, considéré sous l’attribut de la pensée, et la représente à notre niveau. On comprend, dès lors, que la définition de l’idée adéquate (définition IV) se contente de nous renvoyer à son identité avec l’idée vraie (l’idée telle qu’elle est dans l’entendement de Dieu). C’est que la vérité reconnue à l’idée vraie ne résulte pas d’une convenance entre elle et son objet (sens usuel de l’adéquation de l’idée). Pour Spinoza, la vérité n’est pas une qualité extrinsèque, accidentelle et passagère de l’idée, mais une propriété constitutive, si bien qu’on est conduit à se demander si, pour lui, il n’y a de véritable idée que l’idée adéquate ou vraie. Une chose est sûre : l’âme n’est pas au spectacle de ses idées, et l’idée ne se forme pas à partir de l’objet, mais à partir de l’âme et en elle, par une relation intrinsèque de son être formel à sa cause, à Dieu comme Être pensant. L’intériorité de l’idée dans l’âme n’est donc pas l’expression d’une subjectivité pensante (moi pensant), mais l’expression ou l’affirmation modale et singulière de l’attribut Pensée. C’est pourquoi la définition de l’idée adéquate n’exclut pas tant ce qui est habituellement signifié par le mot « adéquation » qu’elle n’affirme les propriétés intrinsèques de l’idée et de l’idée adéquate ou vraie. L’idée adéquate n’est rien d’autre que l’idée pleine ou complète, non mutilée. Le caractère extrinsèque de l’adéquation (représentation exacte de l’objet) est déduit de la relation intrinsèque de l’être formel de l’idée à sa cause ou à Dieu considéré sous l’attribut Pensée. L’approche kantienne se présente comme un certain retour à Platon, pour ce qui est de la force causale des

idées dans le domaine pratique (l’action morale ou historique de l’individu ou de l’humanité), position qu’on peut résumer par cet éloge ambigu que Kant fait de l’usage du mot « idée » chez Platon : « Platon se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose qui ne dérive jamais des sens, mais qui même dépasse de beaucoup les concepts de l’entendement, dont s’est occupé Aristote [...]. Les idées sont pour lui des archétypes des choses elles-mêmes et non simplement des clés pour les expériences possibles, comme les catégories. [...] Platon trouvait surtout des idées dans tout ce qui est pratique, c’est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté. [...] Mais downloadModeText.vue.download 527 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 525 ce n’est pas seulement dans les choses où la raison humaine montre une vraie causalité et où les idées deviennent des causes efficientes (des actions et de leurs objets), je veux dire dans le domaine moral, c’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves... que les choses tirent leur origine des idées. [...] À part ce qu’il y a d’exagéré dans l’expression, l’acte par lequel ce philosophe s’est élevé de la contemplation textuelle de l’ordre physique du monde à la liaison architectonique de cet ordre du monde selon des fins, c’est-à-dire des idées, cet acte est un effort qui mérite le respect et qui est digne d’être imité. 9 » Ainsi, c’est encore dans la philosophie transcendantale de la connaissance que Kant marque son originalité par rapport aux classiques en distinguant le concept comme produit de l’entendement, oeuvrant dans la représentation objective des phénomènes, de l’idée ou concept rationnel, c’est-à-dire des principes régulateurs qui systématisent les synthèses de l’entendement. Avec ses idées, la raison oriente l’entendement et réfléchit sur elle-même, elle érige la connaissance en un système organique. L’expression « concept rationnel » montre, selon Kant, que « ce concept ne se laisse pas enfermer dans les limites de l’expérience », les concepts rationnels, ou idées, servent à comprendre (ce qui exige d’aller jusqu’à la raison dernière et inconditionnée), alors que les concepts intellectuels servent seulement à entendre ou à percevoir. Ainsi, le rôle de la raison avec ses idées consiste à affranchir de leur limitation les concepts de l’entendement (limitation liée à

l’expérience possible). « Les concepts rationnels, dit Kant, renferment l’inconditionné », c’est-à-dire qu’ils se rapportent à quelque chose où rentre toute l’expérience, mais qui n’est jamais en lui-même objet d’expérience 10. Il ressort de là que l’idée se caractérise doublement : par son caractère transcendant, d’une part (elle n’est pas prisonnière de l’expérience), et, d’autre part, par son caractère transcendantal (exprimant le besoin d’unité de la raison). Dans la section II du même livre, Kant définit les idées telles qu’il les entend, comme formes propres de la raison, et comme « concepts purs ou idées transcendantales qui déterminent suivant des principes l’usage de l’entendement dans l’ensemble de l’expérience toute entière » 11. Il faut donc distinguer, chez Kant, l’idée pratique, dont on ne peut jamais dire que « ce n’est qu’une simple idée » et qui a le statut d’une cause efficiente ; et l’idée transcendantale, d’usage théorique, qui détermine l’usage de l’entendement dans l’ensemble de l’expérience possible. Ces idées n’ont jamais d’usage constitutif, mais elles ont un usage régulateur et indispensablement nécessaire : « Celui de diriger l’entendement vers un certain but. » Suzanne Simha ✐ 1 Aristote, Métaphysique, A, chap. IX, 991 a, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1986, vol. I, p. 88. 2 Aristote, Métaphysique, B, chap. I, op. cit., p. 119 sq. 3 Aristote, De l’âme, III, 4, 492 a-b, tr. R. Bodéüs, Paris, GF, 1993, p. 222-223. 4 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, II, 463. 5 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III, édition Adam & Tannery, Paris, Vrin-CNRS, vol. IX, p. 29-30. 6 Descartes, R., les Règles pour la direction de l’esprit, XII, édition F. Alquié, Paris, Bordas, 1988, vol. I, p. 135. 7 Descartes, R., Méditations métaphysiques, loc. cit. 8 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 26, tr. B. Rousset, Paris, Vrin, 1992. 9 Kant, E., Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », livre I, section I, tr. Treymesaygue et Pacaud, Paris, PUF,

1950, p. 262-263. 10 Ibid., p. 261. 11 Ibid., p. 267. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, A 9 ; B 1, 2 ; M 4, M 1 ; Z 2, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1986, vol. I, p. 88. Descartes, R., Méditations métaphysiques III ; V ; Raisons (définitions 1, 2, 3), édition Adam & Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1996, vol. IX. Diès, A., Définition de l’Être et nature des idées dans le sophiste de Platon, Paris, Vrin, 1932. Jaeger, W., Aristote, fondements pour une histoire de son évolution, Paris, L’Éclat, 1997. Kant, E., Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », livre I, sections I, II, tr. Tremesaygue et Pacaud, Paris, PUF, 1950. Lachièze-Rey, P., l’Idéalisme kantien (1932), Paris, Vrin, 1950. Leibniz, Qu’est-ce que l’idée ? (1677), tr. Ch. Frémont, in Discours de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001, p. 113-115. Moreau, J., Construction de l’idéalisme platonicien (1939), G. Olms Verlag, Hildesheim, 1986. Platon, Phédon 97 a-99 d, tr. P. Vicaire, Paris, Belles Lettres, 1995 ; République, V, 475 c-480 a, tr. E. Chambry (1933), Paris, Belles Lettres, 1996 ; Sophiste, 251 a-256 d, tr. A. Diès (1925), Paris, Belles Lettres, 1994. Spinoza, B., Éthique, II, définitions 3, 4 ; propositions 4 à 13, tr. Ch. Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 69-84. ! CATÉGORIE, CONCEPT, ENTENDEMENT, ESPRIT, FORME, IDÉALISME, PENSÉE, PLATONISME, REPRÉSENTATION ∼ IDÉE FIXE PSYCHOLOGIE Au sens banal, c’est l’équivalent d’obsession. Formellement, le terme souligne la conscience souvent lucide qu’un sujet a d’une représentation (morbide) dont il est impuis-

sant à empêcher la transformation en action. Chez Janet, l’idée fixe témoigne, au sein même de la conscience, de la division du moi entre sa partie subconsciente automatique et sa partie consciente volontaire. Elle résulte de l’aboulie (la volonté échoue à contrôler le mouvement qui va de la représentation à l’action). Si elle correspond à divers phénomènes que fournit la clinique des obsédés, elle tend toutefois, dans sa version systématique et prétendument explicative, à résoudre verbalement une antinomie cruciale en psychopathologie : celle de la teneur intentionnelle des contenus mentaux introspectifs allégués comme autant de raisons (voire de motifs moraux) par le sujet, qui décrit l’idée fixe qui l’obsède, et des mouvements réels, régis par une causalité indifférente à ces raisons, et qui constituent l’action qui lui échappe. Ce caractère purement verbal justifie que la notion, qui n’est en somme qu’un hybride conceptuel, ait été abandonnée. Pierre-Henri Castel ✐ Janet, P., Névroses et idées fixes, Paris, 1895. ! AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE, OBSESSION downloadModeText.vue.download 528 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 526 ∼ IDÉE INCIDENTE En allemand, Einfall, du verbe einfallen « venir à l’esprit ». Dans d’autres contextes, « faire irruption, envahir ». Formé sur ein-, « idée de pénétrer », et fallen, « tomber ». PSYCHANALYSE Pensées subites qui viennent à l’esprit sans qu’on y pense. Les idées incidentes sont au coeur de la première technique utilisée par Freud en psychothérapie. Se présentant sous forme de pensées, d’images, de mots, de nombres ou de mélodies, elles sont le point de départ de chaînes associatives qui donnent accès aux diverses formations psychiques inconscientes 1. Sous l’apparence du hasard, leurs connexions démontrent le déterminisme psychique. À partir de cette

expérience, Freud développe la méthode des « associations libres », règle de la cure. Dans les rapports entre analyste et analysant, elle met en évidence les résistances qui se manifestent par les réserves à rendre compte des idées incidentes, ou par leur absence 2. ▶ Excédant le contrôle des processus de penser par la rationalité consciente, l’idée incidente ouvre à d’autres espaces de penser. Elle questionne la pertinence de la rationalité lors des processus psychiques de création intellectuelle ou artistique, sans donner dans l’indéterminisme de l’inspiration ou de l’illumination. Jean-Marie Duchemin ✐ 1 Freud, S., Études sur l’hystérie (1895), PUF, Paris, 1956, p. 216. 2 Freud, S., Psychanalyse et Théorie de la libido (1923), OCP, t. XVI, pp. 186-187. ! ASSOCIATION, DÉTERMINISME, REFOULEMENT, RÊVE IDENTIFICATION Du latin identificare : idem, « même », facere, « faire ». En allemand : Identifizierung. PSYCHANALYSE Processus inconscient qui constitue et modifie le psychisme en le rendant semblable aux éléments du monde extérieur qu’il assimile, de façon partielle ou globale. L’identification est illustrée par de nombreuses créations mythologiques et littéraires de l’humanité, puisqu’elle participe à toute la vie psychique et constitue des modes de relation au monde et aux autres. La création de l’homme à l’image de Dieu trahirait un sens « centrifuge » de l’identification (le sujet identifie l’autre à sa propre personne) ; quand Mercure prend les traits de Sosie, il réalise une opération réflexive (le sujet identifie sa personne propre à une autre) plus proche du sens psychanalytique ; identifier, c’est aussi connaître et reconnaître le monde et les autres – un trait sur le corps de l’enfant trouvé indique son appartenance à la généalogie royale, son identité. Chez Freud, le terme désigne d’abord le voeu d’« être comme » et un mécanisme du rêve qui figure la relation de similitude entre représentations 1. Une signification plus technique paraît avec l’identification hystérique, qui exprime par un trait symptomatique le voeu inconscient d’une communauté avec une autre personne. Ensuite, les identifications secondaires sont conçues comme l’élaboration psychique des relations perdues avec des personnes ou des objets, tandis que l’identification primaire postule un processus d’inscription de tout nouveau-né dans sa famille et sa culture, avant

toute différenciation du « je » et du « non-je ». ▶ Freud n’a pas exploré tous les mécanismes intimes des identifications et exprima en 1932 son insatisfaction quant aux résultats obtenus 2. Après lui, l’extension du concept a varié, notamment à cause de l’éventail des modalités que l’identification comporte – du mimétisme animal à la création d’idéaux chez les humains. Les théories biologiques et mathématiques modernes montrent que les identifications relèvent de la fonction d’aliénation du système nerveux qui « permet à un être vivant d’être (sémantiquement, imaginairement) autre chose que son être spatial » 3. Ces théories rendent intelligibles certaines identifications qui néanmoins relèvent toujours du domaine de la recherche. Mauricio Fernandez ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, G. W. II-III 325, l’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967. 2 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 1932, G. W. XV, Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1984. 3 Thom, R., Stabilité structurelle et morphogenèse, InterÉditions, Paris, 1977, p. 298. ! HYSTÉRIE, MÉLANCOLIE, MOI IDENTITÉ Du bas latin identitas, de idem, « le même ». Le navire de Thésée perd chaque année une partie considérable de ses composants matériels. Au terme d’un cycle complet, il n’y a plus rien dans ce navire de la nef d’origine. Seul subsiste le lien substantiel qui, dans la doctrine de Leibniz (qui conte cette parabole dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain 1) ne saurait se réduire aux simples apparences phénoménales. L’identité dans le changement ou dans le devenir est le fait même de la substance, celle qui reste une dans sa nature d’étendue malgré les modifications d’état du fameux morceau de cire 2, celle qui renvoie à un seul et même individu passé de l’âge du berceau à l’âge adulte en n’ayant plus en lui que des bribes éparses de cette matière qu’il fut, enfant. L’identité, lorsqu’elle n’est pas prise dans son sens purement logique, constitue le point de départ philosophique de toute interrogation du moi et de son existence en tant que substance séparée ou bien au contraire en tant qu’accident d’un corps qui le façonne, par affects et percepts, tout au long d’une existence. De ce point de vue l’interrogation d’Héraclite sur le devenir et celles des sciences humaines ont une même origine. PSYCHOLOGIE, PHILOS. MODERNE

Effet qu’on ressent à être soi-même, et reconnu par autrui comme doté d’une personnalité ; les hypothèses sur ce vécu sont formées à partir soit de déficits neuro- et psychopathologiques, soit des stratégies de comparaison interpersonnelle en société. La teneur logico-normative du concept d’identité en fait, en psychologie, un horizon de description plus qu’une notion empirique claire. Elle est cependant ce à quoi on se réfère en psychologie sociale pour penser la construction de la conscience de soi et la régulation des appartenances de groupe. La psychopathologie cognitive tente d’en déduire les troubles d’une dérégulation du contrôle de l’action. ▶ Mais peut-on naturaliser de façon plausible la référence du pronom « Je » ? Une tentative négative consiste à partir des troubles de l’identité en neurologie (amnésie d’identité, cas des « cerveaux divisés » dont les hémisphères fonctionnent à part, etc.) ou en psychiatrie (personnalités multiples, schizophrénie, autisme, etc.), et à en inférer les traits de l’idendownloadModeText.vue.download 529 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 527 tité manquante. Or, il n’y a aucune identité personnelle dont on constate des propriétés constantes dans chacun de ces troubles. Ils révèlent au contraire les logiques descriptives hétérogènes dans lesquelles leur clinique s’est fixée. Plus positivement, on peut tenter de partir d’une analyse de l’individuation, qui s’enracine dans l’organisme, et qui culmine dans la singularité subjective (Simondon). Mais l’identité semble être ce que la personne doit déjà posséder pour être identifiée comme telle, et la circularité guette ces essais. En psychologie sociale, on mesure les biais qui apparaissent selon qu’on se prend ou non pour point de référence dans ses jugements, ainsi que les écarts de comportement selon qu’on a ou pas conscience de son identité. Révélatrices, certes, de sa fonction sociale et de ses usages, ces relations ne définissent pour autant pas l’identité personnelle. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Leibniz, G. W., Nouveaux essais sur l’entendement humain (1765), II, 27, § 4, édition J. Brunschwicg, Paris, GF, 1990, p. 180. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IIe Méditation, édition Adam & Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1996, vol. IX, p. 23 sq. Voir-aussi : Mead, M., l’Esprit, le soi et la société, Paris, 1963. Simondon, G., l’individuation psychique et collective, Paris,

1989. ! CONSCIENCE, IDENTITÉ, PERSONNALITÉ, SOI ∼ IDENTITÉ LOGIQUE LOGIQUE La logique de ce concept désigne les propriétés formelles de ce concept. L’identité logique est une relation d’équivalence caractérisée par l’indiscernabilité. Selon la tradition, l’identité d’un être réside dans son unité et son caractère de substance : se demander si un objet est un seul et le même, c’est se demander comment il est continu dans le temps et l’espace. Depuis Leibniz, l’identité repose sur deux principes : l’« identité des indiscernables » (si x et y ont toutes leurs propriétés en commun, alors ils sont identiques) et l’« indiscernabilité des identiques » (le converse du précédent). Leibniz formule également le principe de substituabilité : eadem sunt qui substitui possunt salva veritate (deux choses sont identiques si elles peuvent être substituées l’une à l’autre en conservant la valeur de vérité). Chez Frege et Russell, l’identité est intégrée au sein des notions logiques, en tant que relation d’équivalence : elle est réflexive (x = x), symétrique, (si x = y, alors y = x) et transitive (si x = y et y = z, alors x = z). Mais l’identité logique rend-elle compte de toutes les caractéristiques de l’identité ? C’est loin d’être évident. Tout d’abord, le principe de substituabilité ne vaut pas dans les contextes intensionnels (par exemple, de « Jean croit que Vénus est l’étoile du soir » et du fait que « l’étoile du soir est l’étoile du matin », on ne peut inférer que « Jean croit que l’étoile du matin est l’étoile du matin »). Ensuite, l’identité des indiscernables est-elle une vérité nécessaire ? Enfin, la notion logique d’identité est absolue : une chose est identique à une autre, mais pas sous un certain respect. Mais la plupart de nos attributions d’identité sont relatives à l’espèce ou à la sorte à laquelle appartiennent deux objets. L’identité répond aux mêmes critères logiques, quels que soient les types d’êtres (objets matériels, artefacts, individus vivants, personnes, objets sociaux et culturels), mais les propriétés formelles de l’identité ne permettent pas de décider en quoi deux objets d’un type particulier sont identiques. Il appartient à l’ontologie de déterminer ces conditions d’individuation. Pascal Engel ✐ Wiggins, D., Sameness and Substance (1980), Oxford, Blackwell, 3e éd. révisée 2001. ! CONTINUITÉ, ESSENCE, INDISCERNABILITÉ Identité et changement sont-ils compatibles ? Sur quoi se fonde cette conviction, organi-

sant notre commerce théorique et pratique avec le monde, selon laquelle une chose peut tout à la fois perdre sa ressemblance d’avec elle-même, c’est à dire changer, et rester ellemême, c’est à dire conserver son identité ? Pourquoi nos usages linguistiques nous dictent-ils alors l’idée que le changement serait la négation de l’identité lorsque nous disons, par exemple, d’une chose ayant changé qu’elle n’est plus la même chose ? La controverse à propos de l’identité porte-t-elle sur les choses ou bien est-elle une affaire de mots ? CONCEPTS D’IDENTITÉ E n réalité, nos usages linguistiques pèchent par ambiguïté. Le terme d’identité, comme l’adjectif « même », exprime trois concepts différents que nous savons fort bien distinguer dans nos exercices quotidiens d’identification. Il y a d’abord le concept d’identité numérique, pierre de touche du principe d’identité, selon lequel un objet, dans l’acception logique du mot, est nécessairement identique à lui-même et à nul autre que lui-même. L’identité est alors la relation que chaque objet entretient avec lui-même tout au long de son existence. Il y a ensuite le concept d’identité qualitative qui désigne une ressemblance aussi parfaite qu’il se peut soit d’un objet avec lui-même à deux moments distincts de sa carrière temporelle, soit entre objets numériquement différents (des jumeaux, par exemple). Il y a enfin le concept d’identité spécifique, ou « sortale », renvoyant à l’identité partagée par tous les objets, numériquement différents, appartenant à une même classe, ou sorte, de choses ou d’êtres. Le porteur de l’identité spécifique, au contraire du dépositaire de l’identité numérique qui est singulier par définition, est, par définition également, pluriel. Il est aisé de vérifier, au travers de nos pratiques individuatives, qu’il n’existe aucun lien nécessaire entre identité numérique, la relation de coïncidence en principe absolue

d’un objet avec lui-même, et identité qualitative, la relation de ressemblance, admettant des degrés, d’un objet, avec luimême ou avec d’autres. Deux boules de billard blanches, manufacturées à l’identique, exhibent à nos yeux une différence numérique – chacune d’elles est une et la même – et une identité qualitative – elles sont indiscernables à l’oeil nu. Si l’on peint en rouge l’une de ces boules, elle cesse d’être qualitativement identique à elle-même tout en préservant son identité numérique : elle reste une et la même boule bien que n’étant plus ressemblante à elle-même (Derek Parfit). La downloadModeText.vue.download 530 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 528 ressemblance n’est pas un critère d’identité ; le changement n’est donc pas la négation de l’identité. Il faut dépasser ce constat trivial et observer que certains objets doivent changer qualitativement pour rester ce qu’ils sont, c’est à dire numériquement identiques à eux-mêmes. Il en est ainsi de tous les êtres dotés d’une nature biologique (végétaux, animaux, humains). Pour emprunter un exemple à Locke, un chêne qui croît d’une minuscule pousse jusqu’à un grand arbre, qui est nu en hiver puis feuillu au printemps, reste toujours le même chêne. Supposons maintenant que le gland ne soit pas devenu arbre ou que le chêne ait cessé de changer entre l’hiver et le printemps, cela signifierait qu’il serait mort. Et en mourant, puisque n’ayant pas changé, il aurait changé de « nature », passant de la catégorie de chose vivante à celle de matière inerte. D’où il faut déduire que certains changements, qui sont de degré, sont non seulement compatibles avec la préservation de l’identité numérique mais en sont la condition nécessaire, tandis que d’autres, qui sont de « nature » (d’espèce), détruisent l’identité. S’il n’y a aucun lien obligé entre identité numérique et identité qualitative, il existe donc une interdépendance étroite, du point de vue épistémique en tout cas, entre identité numérique et identité spécifique : le maintien de l’identité spécifique paraît, en effet, être une condition nécessaire, à défaut évidemment d’être suffisante, de la préservation de l’identité numérique. Cette boule de billard blanche, devenue rouge, est bien restée cette boule de billard et non une autre ; mais, transformée par compression accidentelle en objet carré, et donc inutilisable pour le billard, elle cesserait à nos yeux d’être une et la même. Elle ne serait plus cette boule de billard, faute d’être restée une boule de billard, c’est à dire de tomber toujours sous le concept spécifique de boule de billard. De même, ce chêne, débité en bûches et bientôt transformé en cendres ne serait plus ce chêne faute d’être resté un chêne. Il convient d’en conclure que, dans le tableau que nous nous construisons communément du monde, l’identité numérique d’un être, ou d’une chose, consiste dans sa coïncidence avec lui-même sous un concept (David Wiggins).

CRITÈRES D’IDENTITÉ A insi donc considérons-nous qu’un bateau, par exemple, ou un arbre, une personne également et aussi une nation persistent à être ce qu’ils sont, c’est à dire préservent leur identité numérique, alors même qu’ils ont encouru d’importantes transformations de forme ou de composition, c’est à dire qu’ils ont perdu leur identité qualitative. Pourtant disposons-nous de critères nous permettant de savoir si une chose, ou un être, est bien restée ce qu’elle est, cette chose ou cet être et non une autre ? Prenons, pour des raisons qui apparaîtront plus loin, l’exemple d’un bateau et demandons-nous ce qui permet de le réidentifier à coup sûr. Aussi surprenant cela puisse-t-il sembler, il faut « seulement » en théorie connaître les conditions, idéalement nécessaires et suffisantes, d’appartenance d’un objet à la classe des bateaux. Cela revient à savoir tracer la ligne de démarcation entre ce qui est un bateau, pirogue ou porte-avions, et ce qui n’en est pas ou plus un, tronc flottant ou épave rouillant sur la grève. Si je dis que ce bateau, aujourd’hui ancré au port, est le même bateau que celui remarqué la semaine dernière, voguant en mer voiles déployées, c’est que je n’ignore pas ce qu’est un bateau, c’est à dire où commence et où finit cette sorte de choses que sont les bateaux. Comment pourrais-je réidentifier un bateau si je suis dans l’incapacité d’élucider le terme général occupant la place centrale dans tout jugement d’identité ? Dans la mesure où je sais ce qu’est un bateau, je suis dès lors a priori capable de mobiliser un principe d’individuation à propos des bateaux : je sais non seulement distinguer un bateau d’une grume à la dérive ou d’un hydravion mais un bateau d’un autre bateau. Lorsque je soutiens, en effet, que ce bateau est le même que celui de la semaine dernière, en d’autres termes que l’existence de ce bateau est une existence continuée, cela sous-entend que j’ai l’idée d’une existence distincte, ou séparée, de ce bateau : il n’en est pas un autre. Or savoir ce qu’est un bateau, c’est nécessairement savoir quand il y en a un et quand il y en a deux, c’est à dire les compter. Dans la mesure, toujours, où je sais ce qu’est un bateau, et donc faire la différence entre un et deux bateaux, je suis, de ce fait même, apte en principe à déterminer ce qui compte pour un bateau, c’est à dire le seuil à partir duquel un bateau cesse d’être ce qu’il est, un bateau donc ce bateau, pour en devenir un autre. Savoir ce qu’est un bateau, c’est savoir en principe en vertu de quoi n’importe quel bateau peut rester identique à lui-même. Un jugement d’identité, et donc un énoncé de réidentification, à propos d’une chose n’exige rien de plus, mais rien de moins, que la possession complète du concept de cette

chose. La possession complète d’un concept de chose ou d’être implique, par définition, l’aptitude à différencier spécifiquement choses et êtres et, par là, à déterminer les changements d’espèce qui détruisent leur identité. Cette aptitude implique, à son tour, la capacité à différencier individuellement les choses ou les êtres tombant sous le même concept d’espèce, c’est-à-dire à statuer sur ce que c’est qu’être un spécimen de cette espèce. Enfin cette capacité inclut, par conséquent, la connaissance des conditions d’existence continuée de ces choses ou de ces êtres, c’est à dire l’aptitude à « diviser la référence » (W.V.O. Quine) en sachant « jusqu’où » c’est une et la même chose ou un et le même être. Se pourrait-il que nous ne disposions pas de véritables critères d’identité, faute de posséder complètement les concepts des choses ou des êtres que nous réidentifions communément ? Quelles conclusions faudrait-il alors en tirer ? OBJETS C ommençons par le monde des objets. De l’Antiquité jusqu’à nos jours, c’est un bateau, précisément, qui constitue un cas exemplaire, parce que renvoyant malgré ses aspects paradoxaux à une situation parfaitement banale, de perplexité ontologique et épistémique. Il s’agit, bien sûr, du bateau de Thésée dont Plutarque rapporte que les Athéniens le conservèrent en ôtant au fil des ans les vieilles pièces de bois pour les remplacer par des pièces neuves. À la fin s’agissait-il toujours du même bateau ? La question fut reformulée par Hobbes dans son De corpore (1655). Supposons qu’un ouvrier ait conservé les vieilles planches, celles continuellement remplacées par des charpentes neuves, pour les réassembler exactement dans le même ordre. On se trouverait alors face à deux bateaux, le et le bateau reconstitué avec deux est-il le dépositaire de de Thésée, c’est à dire son « downloadModeText.vue.download

bateau inlassablement rénové les pièces d’origine. Lequel des l’identité numérique du bateau continuant », sachant qu’énoncer 531 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 529 qu’il y aurait deux bateaux numériquement le même serait une violation flagrante du principe logique d’identité ? Divisons sommairement les réponses en deux catégories. On peut, d’un côté, estimer que l’un des deux bateaux est bien porteur de l’identité numérique du bateau de Thésée en fonction du principe selon lequel il n’y a pas d’entité sans identité. Certains des partisans de cette thèse, qui fonctionne au couperet du tout ou rien, élisent le bateau inlassablement rénové au nom de l’argument de la continuité spatio-temporelle. D’autres penchent en faveur du bateau reconstitué avec

les pièces d’origine, faisant valoir l’argument de l’identité des substances matérielles qui le composent. Comment trancher dans la mesure où les deux arguments présentent des faiblesses évidentes ? Il semble, si l’on se place de ce point de vue, que l’identité du bateau de Thésée soit, pour simplifier beaucoup, bien réelle mais indéterminable. On peut, d’un autre côté, juger que la solution du problème est parfaitement conventionnelle en ce sens que l’identité du bateau de Thésée ne serait pas déposée en lui, et par extension dans tout objet placées, mais dans notre manière les objets fabriqués en général. nable mais indéterminée. L’adage

dont des parties ont été remde considérer le bateau et Elle serait non pas indétermi« Pas d’entité sans identité »

serait trompeur, à tout le moins équivoque (P. F. Strawson). La réponse au problème paraît, en effet, dépendre de ce que nous faisons rentrer dans le concept spécifique de bateau : une forme persistante dans l’espace et le temps ou un assemblage de parties ? Si l’on déduire que, contrairement sédons pas complètement le à même de décider ce qu’il

admet cette position, il faudrait en à nos impressions, nous ne posconcept de bateau, faute d’être faut tenir pour un bateau. La

différenciation spécifique n’ouvre pas la voie à un principe d’individuation. Donc il semblerait que nous réidentifions à l’aveuglette, c’est à dire au gré de nos emplois conceptuels ou, pire encore, de nos intérêts : s’agissant du bateau de Thésée, le point de vue d’un armateur ne recouperait pas celui d’un antiquaire ! Remarquons que les objets fabriqués ne sont pas les seuls à poser problème. Il en est de même des éléments de notre environnement. Ainsi notre concept de montagne est-il vague puisque nous sommes bien incapables, malgré tout notre savoir géographique, de décider si un col traverse une montagne ou sépare deux montagnes. Or la décision fait précisément toute la différence entre une et deux montagnes (W.V.O. Quine). L’identité des choses ne serait-elle qu’une question de mots ? PERSONNES L ’identité dans le temps d’une personne est-elle davantage déterminable ou, à tout le moins, assurément déterminée ? On pourrait l’espérer dans la mesure où, à la différence d’une chose ou d’un être biologique qui d’eux-mêmes n’entretiennent aucune relation avec eux-mêmes, une personne qui est un être pensant noue d’elle-même un rapport intrinsèque avec elle-même et peut donc s’identifier et se réidentifier. Un bateau a seulement une présence dans le monde ; une personne a aussi une présence à soi. Un bateau n’a pas d’idées sur ce qu’il est ; une personne se pense elle-même et, précisément, se pense en personne.

C’est pourquoi, depuis Locke, l’identité dans le temps de la personne, qui ne se confond pas avec celle de son support organique, a été le plus souvent définie par la conscience de soi continuée : le lien rattachant la conscience du présent à celle de ses états passés, soit la mémoire de soi à des moments différents. Ce critère d’identité de la personne, qui est d’ordre psychologique, a été vivement discuté, soit pour en affiner la formulation afin de parer au risque de circularité qu’il présente (la mémoire sous-entend l’identité personnelle et ne saurait donc la constituer) ou à l’argument selon lequel tout oubli ferait d’une personne une autre personne, soit pour compléter ce critère par le critère corporel, voire le remplacer par le critère cérébral, soit enfin pour le passer à l’épreuve d’expériences imaginaires (transplantations, bissections, fusions, télétransportations, etc.) ou au banc d’autres mondes possibles afin d’en tester la consistance. Il s’avère que non seulement ce critère de la conscience de soi continuée ne fonctionne pas, dans tous les cas réels ou virtuels, au couperet du tout ou rien impliqué par le principe logique d’identité mais qu’il se heurte à certaines objections préjudicielles. On en mentionnera quelques unes. Tout d’abord, une personne n’est pas forcément la mieux placée pour savoir qui elle est et si elle est restée ce qu’elle est. Une chose est de ressentir intérieurement le fait d’être et de rester un et le même par delà les changements, une autre d’être et de rester celui qu’on est objectivement (Stéphane Ferret). Cette objection se nourrit d’une autre : la conscience de soi ne saurait livrer l’identité objective de la personne dans la mesure où la conscience, par définition, ne coïncide pas avec son objet. Un être qui se représente lui-même ne saurait être identique à celui qu’il se représente. On a conscience ; est-on ce dont elle est conscience ? D’autres objections ont été émises à l’encontre de la constitution de la conscience de soi continuée en critère de l’identité personnelle. C’est ainsi qu’il est rappelé qu’en raison de sa nature sociale un homme n’est pas à lui tout seul une personne. D’une certaine façon, autrui « remplit » l’identité de la personne. Écoutons le rabbin Mendel de Kotzk : « Si je suis moi simplement parce que je suis moi et si tu es toi simple-

ment parce que tu es toi, alors je suis moi et tu es toi. Mais si je suis moi parce que tu es toi et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n’es pas toi » 1. Se pourrait-il que l’identité d’une personne soit à découvrir partiellement hors d’elle, dans le rapport qu’elle entretient avec d’autres ? Si cela était, il faudrait admettre qu’être une personne, c’est être considéré comme une personne par des êtres se considérant, selon la même procédure, comme des personnes. D’où alors le fait que la référence du concept métaphysique de personne n’est sans doute pas détachable de celle des concepts éthique et juridique de personne. Il convient de se souvenir que rares sont les sociétés ayant entrepris de faire de la personne « une entité complète, indépendante de toute autre » (Marcel Mauss). S’agissant des personnes, nous disposons bien d’un principe d’individuation, mais lié à cet accès unique que chacun détient à soi-même et qui n’est garanti par rien d’autre que par ce sens primitif du soi. Est-ce à dire que nous possédons complètement un concept spécifique de personne, nous permettant de déterminer jusqu’où une personne reste une et la même ? Sans doute pas car, en réalité, nous mobilisons simultanément plusieurs concepts qui, dans les usages que nous en faisons, nous obligent à vérifier que l’identité personnelle dans le temps admet des degrés et à constater que nous ignorons où commence une personne et où elle finit. downloadModeText.vue.download 532 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 530 NATIONS N ous incluons dans notre tableau du monde, tant savant que profane, des entités collectives auxquelles nous assignons, comme à des objets matériels ou à des personnes, la capacité de rester elles-mêmes tout en changeant : sociétés, peuples, nations, États, villes, armées, etc. mais aussi langues, sciences, doctrines, etc. Leur identification et leur réidentification sont une partie intégrante et un élément nécessaire de notre façon de connaître et d’habiter le monde dans lequel nous vivons (et critiquer cette assignation d’identité dans le temps sous le seul prétexte que ces entités changent revient à confondre identité et ressemblance). Les philosophes estiment, pour la plupart, qu’il s’agit là d’une perspective ontologique erronée. Leibniz, en particulier, au nom de son célèbre principe selon lequel « un être, c’est un être », refusait l’idée que les êtres par agrégation, dans lesquels il faisait d’ailleurs rentrer les objets matériels,

possèdent une existence réelle et puissent donc détenir une identité autre que nominale. Ces êtres par agrégation ne tiendraient leur unité, donc leur réalité, que de celle des êtres dont ils sont composés. Le pluriel présuppose le singulier. Curieusement, il est de plus en plus fréquent que les sciences sociales adoptent cette attitude en professant l’individualisme (ou la méthode compositive), lequel ruine d’une certaine manière les fondements sur lesquels ces sciences se sont construites. Or il est frappant de constater que certains des arguments opposés au holisme du social, consistant pour simplifier à admettre la réalité des entités collectives, s’appliquent parfaitement au cas des particuliers physiques ou des personnes. Certains philosophes, de David Hume à Derek Parfit, l’ont souligné en effectuant le trajet inverse, de l’âme à la République pour le premier, de la personne vers la nation pour le second. Si l’on souscrit à l’idée qu’il n’y a pas d’entité sans identité, l’on doit s’interdire de se référer à une classe d’entités pour laquelle nous ne disposons pas de critère d’identité, faute d’en posséder complètement le concept spécifique. De là il découle que nous n’aurions pas le droit, par exemple, de parler de la France ou de l’Allemagne. En effet, les nations n’auraient pas d’existence réelle puisque nous sommes à l’évidence démunis d’un critère nous permettant de décider, dans chaque cas possible, si une nation a continué ou non d’exister en tant qu’une et la même. Or 1. nous n’avons pas davantage le droit de parler d’un bateau ou d’une personne puisque nous avons vérifié que nous étions dans l’incapacité de savoir dans quel bateau le bateau de Thésée s’était continué ou d’être assuré, sur la base de critères objectifs, qu’une personne est restée une et la même ; 2. nous devons constater que l’inexistence supposée de la France et de l’Allemagne est différente de l’inexistence attestée de la Ruritanie et du Monomotapa ; 3. lorsque nous disons que la France et l’Allemagne n’ont pas le même concept de nation, nous ne voulons pas dire que chaque Français, de sa naissance à sa mort, n’a pas le même concept de nation que chaque Allemand, du berceau à la tombe. Une nation n’est pas une addition de citoyens et moins encore la somme improbable d’une population (chaque jour renouvelée), d’un territoire (dont les frontières sont soumises aux aléas de la géopolitique) et d’un régime politique (dont la constitution n’est pas immuable) ; 4. si le pluriel suppose le singulier, c’est l’inverse dans de nombreux cas : pour qu’il y ait un citoyen, il faut qu’il y ait une nation (une communauté de citoyens) et pour qu’il y ait un soldat, il est nécessaire qu’existe une armée. RELATIVITÉ CONCEPTUELLE N ous considérons à bon droit que changement et identité ne sont pas incompatibles et que, dans certains cas le changement est même nécessaire à la préservation de l’identité. Pourtant, sauf en ce qui concerne les êtres biologiques

pour lesquels la science vient à notre secours en nous livrant les lois de développement interne des organismes, nous ne disposons généralement pas de critères susceptibles de nous fixer les limites à partir desquelles les objets cessent d’être ce qu’ils sont pour en devenir d’autres. Nos concepts spécifiques sont fautifs. Néanmoins nous attribuons de l’identité. Cette identité assignée correspond-elle à ce que nous savons de la « nature » des objets identifiés eux-mêmes ou dépend-elle de nos conventions ? ▶ Pour le réaliste intransigeant, c’est le monde qui trierait les choses en espèces. Il serait une collection d’objets déjà intrinsèquement découpés. Choses et êtres seraient et resteraient, ou non, ce qu’ils sont ; tout particulier véritable aurait une identité absolue même si elle était hors d’atteinte pour nous. Ce sont nos concepts qui seraient flous et non le monde qui serait vague. Une autre forme de réalisme est concevable qui prend la mesure de la relativité conceptuelle en admettant que « l’esprit et le monde construisent conjointement l’esprit et le monde » (Hilary Putnam). D’où il résulterait que le monde porte l’empreinte indélébile de notre activité conceptuelle et qu’il nous est impossible de prétendre tracer la frontière entre les propriétés que possèdent les choses elles-mêmes et celles que nous projetons en elles quand nous nous appliquons à en connaître. Si l’on adopte cette perspective, force est d’en conclure que les objets n’existent pas pour nous en dehors de schèmes conceptuels qui commandent même notre utilisation de notions logiques comme celles d’entité, d’existence et d’identité. GÉRARD LENCLUD ✐ 1 Cité par Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice, Paris, Albin Michel, 1992. Voir-aussi : Ferret, S., Le philosophe et son scalpel, Paris, éditions de Minuit, 1993. Locke, J., Identité et différence, trad. fr. du chap. 27 du Livre II de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, Paris, Seuil, 1998. Mauss, M., « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1960. Parfit, D., Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984. Quine, W.V.O., Le mot et la chose, trad. fr. Paris, Flammarion, 1977. Putnam, H., Représentation et réalité, trad. fr. Paris, Gallimard, 1990. Strawson, P.F., Entity and Identity and Other Essays, Oxford, Clarendon Press, 1997. Wiggins, D., Sameness and Substance, Oxford, Basil Blackwell,

1980. IDÉOLOGIE Du grec idea, « idée » et logos, « sujet d’entretien, d’étude ou de discussion », « explication ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., POLITIQUE 1. Au sens strict, approche qui a pour objet les idées en tant que faits de conscience, l’étude de leur origine, de downloadModeText.vue.download 533 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 531 leurs lois et de leur relation aux signes qui les représentent. – 2. Le terme a pris un sens politique péjoratif et polémique qui n’est que l’effet dans le langage commun du rôle central qu’il joue en philosophie politique depuis le début du XIXe s. et en particulier dans le marxisme. Créé en 1796 par Destutt de Tracy 1, le terme idéologie s’est d’emblée imposé comme une notion relevant à la fois de la théorie de la connaissance et de la philosophie politique, son auteur représentant, avec Cabanis, Volney, Garât et Daunou, le groupe philosophique et politique des « Idéologues ». Cette double dimension se maintient, mais avec une intention critique, chez Marx et Engels lorsqu’en 1845, avec l’Idéologie allemande, ils appliquent l’appellation d’idéologie aux conceptions politiques des Jeunes hégéliens, qu’ils accusent de ne pas « se demander quel est le lien entre la philosophie et la réalité allemande, entre leur critique et leur propre milieu matériel » 2. Les idéologues Le programme philosophique des idéologues est indissociable de leur engagement politique, notamment en faveur d’une réforme profonde de l’éducation nationale – création des Écoles Normales et des Ecoles Centrales. C’est à cette fin que Destutt de Tracy écrivit les cinq parties de ses Éléments d’idéologie (1801-1815). L’idéologie est la science « qui traite des idées ou perceptions, et de la faculté de penser ou percevoir », elle « résulte de l’analyse des sensations » 3. Bien qu’il se réclame, comme les autres Idéologues, de Condillac et de sa méthode d’analyse des opérations par lesquelles nous formons nos idées 4, Tracy est en désaccord avec la conviction de ce dernier que le point de départ de toute connaissance est la sensation brute 5. Il pose quatre modes également originaires de la sensibilité : vouloir, juger, sentir, se souvenir. L’Idéologie entendait constituer une philosophie première, « la science unique », « la première de toutes dans l’ordre généalogiques » 6, et assurer ainsi un fondement à la connaissance comme à la pratique (le Traité sur la volonté, quatrième

partie des Éléments de Tracy, est consacré à la morale et à l’économie). La rupture, après le 18 Brumaire, entre les Idéologues et Bonaparte, qui les avait fréquentés et soutenus, est pour une large part à l’origine du sens négatif et polémique du terme « idéologie ». La critique marxiste de l’idéologie Marx et Engels héritent du sens négatif, qui s’était répandu avant la Révolution de 1848, mais si l’Idéologie allemande est un texte de combat philosophique, c’est aussi le texte fondateur d’une conception nouvelle de l’origine et du statut des productions spirituelles. C’est dans l’ordre historique de la production qu’il faut aller chercher la source des idéologies. Quoique dans un style encore un peu vague et général, on y trouve des concepts qui vont faire date et qui ont pu conduire les marxologues à considérer l’Idéologie allemande comme le document de la « coupure épistémologique » dont est né le marxisme : « Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relations qui y correspond. [...] Et si dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent la tête en bas comme dans une caméra obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. À l’encontre de la philosophie allemande, qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici » 7. Marx et Engels dénoncent donc comme idéologie une fausse conscience qui voit les choses à l’envers et croit « que le monde est dominé par les idées ». Leur cible est non seulement la génération des Jeunes Hégéliens mais aussi les théoriciens bourgeois de l’économie, qui se bornent à systématiser les représentations des agents du mode de production capitaliste et s’en font par là-même les apologistes. Les idéologies ne résultent toutefois pas d’une intention délibérée, même si elles sont volontiers des expédients commodes, donc des illusions volontaires. Elles ne désignent pas des représentations « fausses », auxquelles il suffirait d’opposer une « vérité ». Marx leur reconnaît bien plutôt un pouvoir propre et une autonomie, qu’il découvre précisément en exigeant que la critique de l’idéologie les mette en relation avec les réalités économiques et sociales. Il doit alors admettre que l’humanité ne se pose certes jamais « que les problèmes qu’elle peut résoudre » mais que les idéologies formulent ces problèmes dans leurs propres systèmes de références et que non seulement « le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure » mais que l’idéologie peut formuler un problème alors que les conditions de sa solution sont encore « en voie de deve-

nir » 8. Les idéologies ainsi comprises sont donc l’expression des consciences de classes d’une époque, avec des décalages qui font qu’une classe peut avoir une conscience de soi problématique et, tout en étant objectivement réactionnaire, produire des effets de connaissance critiques, voire progressistes. Limites et renouvellements néo-marxistes de la critique de l’idéologie Dans la préface de 1859 à la Critique de l’économie politique Marx souligne qu’il faut « toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques, sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout » 9. Il prévient ainsi une conception simpliste de l’idéologie. Certes « on ne saurait juger une époque à partir de sa conscience de soi » ; « il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production » 10. Mais, pour mettre en oeuvre ce programme, il faut jouir d’un « point de vue » 11. procurant un « avantage de conscience » 12. Selon Marx chaque classe qui accède à la domination prétend à l’universalité. C’est la position du « point de vue du prolétariat » défendue par Lukács dans Histoire et conscience de classe (1922) 13. Lukács considère toutefois ce point de vue comme une potentialité inscrite dans la dynamique de la pratique 14. Pour les penseurs de la Théorie critique l’avantage de conscience du prolétariat est de plus en plus problématique ; « la situation du prolétariat elle-même ne constitue pas, dans cette société, la garantie d’une prise de conscience correcte. [...] Il n’existe pas de classe sociale à l’assentiment de laquelle on pourrait s’en tenir. N’importe quelle couche de la société peut fort bien, dans les circonstances actuelles, présenter une downloadModeText.vue.download 534 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 532 conscience idéologiquement rétrécie et corrompue, quelque vocation à la vérité que lui donne par ailleurs sa situation » 15. La critique de l’idéologie doit se transformer en « critique immanente de la culture » 16. En outre, à supposer même que l’on soit en mesure de les percer à jour, les idéologies ne perdent

pas pour autant leur efficacité pratique. Constatant que le socialisme scientifique ne correspond pas à la conscience de classe du prolétariat, Lénine avait déjà fait de l’idéologie une donnée essentiellement pratique de la lutte des classes ; l’écart entre la conscience de classe du prolétariat et le socialisme scientifique rend nécessaire le Parti comme avant-garde théorique et pratique. Le marxisme a pris une conscience croissante de deux phénomènes convergeant dans l’idée d’une efficacité matérielle des idéologies. D’une part l’idéologie ne consiste pas seulement dans un système de représentations mais recouvre aussi des pratiques matérielles allant des coutumes et modes de vie aux pratiques sociales, politiques et même économiques 17 une idée qu’imposait déjà la caractérisation par Marx et Engels du mode de production féodal. C’est ce que Althusser entend éclairer au moyen de sa conception des « appareils idéologiques d’État », institutions qui « fonctionnent à l’idéologie » et entretiennent avec la domination de l’appareil d’État des liens de légitimation plus ou moins étroits (églises, école, presse, partis, syndicats, etc.) 18. D’autre part, l’évolution des forces productives du capitalisme avancé a révélé le rôle de plus en plus important joué par la science et la production culturelle dans la constitution de la formation sociale. Dès 1941, Marcuse introduit la notion de « voile technologique » 19 pour désigner la fusion croissante des forces productives et de l’idéologie, qui ne relève plus seulement de la « superstructure » – une conception qui débouchera sur l’Homme unidimensionnel (1964) 20. Cette évolution est devenue évidente avec le rôle économique moteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (qu’il importe de ne pas affranchir trop hâtivement des cadres d’analyse forgés par le Capital, et notamment de la forme marchandise – qui, chez Marx, s’appliquait déjà aux produits de l’esprit). La conception « neutre » de la sociologie du savoir La sociologie du savoir (Wissenssoziologie) a quant à elle largement contribué à conférer un sens neutre à la notion d’idéologie. Dans ses « Problèmes de sociologie du savoir » 21 Scheler ne récuse pas la détermination par l’appartenance à une classe mais s’attache à caractériser des « modes de pensée formels ». Dans Idéologie et utopie, K. Mannheim entend dégager la théorie de l’idéologie de « l’arsenal polémique d’un parti » 22. Il définit l’idéologie à l’utopie comme des représentations qui « transcendent l’être et la réalité » et s’opposent en cela aux « représentations qui correspondent à l’ordre d’être qui s’affirme de facto à une époque donnée » et que « nous nommons des représentations “adéquates”, congruentes à l’être » 23. Tandis que les utopies sont « des représentations transcendantes à l’être [...] qui à un moment donné ont eu pour effet la transformation de l’être historique et social », « nous nommes idéologies les représentations transcendantes qui de facto ne parviennent jamais à réaliser la teneur de leurs représentations » 24. Le critère distinctif du succès a pour

conséquence, comme dit E. Bloch, de « rendre tout relatif » 25. La conscience de tous les groupes sociaux dépend dans son contenu et sa forme des conditions sociales. Mannheim déconnecte ainsi la notion d’idéologie de la dynamique historique de la lutte des classes 26. C’est la conception qui s’imposera dans la sociologie américaine : « Une idéologie est un système de croyances partagées par les membres d’une collectivité, c’est-à-dire par une société ou un sous-ensemble d’une société, [...] un système d’idées orienté vers la cohésion de la collectivité au moyen de valeurs » 27. Gérard Raulet ✐ 1 Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser, 17961798. 2 Marx, K., et Engels, F., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 44. 3 Destutt de Tracy, Mémoire, op. cit., p. 325. 4 Condillac, E., Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746. 5 Condillac, Traité des sensations, 1754. 6 Destutt de Tracy, Mémoire, op. cit., p. 286. 7 Marx, K., l’Idéologie allemande, op. cit., pp. 50 sq. 8 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, pp. 4 sq. 9 Ibid. 10 Ibid., p. 5. 11 Lukács, G., Histoire et conscience de classe (1922), trad. Minuit, Paris, 1960. 12 Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique (1937), trad. Payot, Paris, 1974. 13 Lukács, G., « La conscience de classe », in Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 83 sq. 14 Lukács, G., « La réification et la conscience du prolétariat », ibid., p. 256. 15 Horkheimer, M., op. cit., pp. 45, 78.

16 Adorno, T. W., Prismes (1955), trad. Payot, Paris, 1986, pp. 17 sq. 17 Cf. Poulantzas, N., l’État, le pouvoir, le socialisme, PUF, Paris, 1978, p. 31. 18 Althusser, L., « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 67-124. 19 Marcuse, H., « Some Social Implications of Modern Technology », in Studies in Philosophy and Social Science, IX, 1941. 20 Marcuse, H., One-dimensional Man. Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, 1964. 21 Scheler, M., Die Wissensformen und die Gesellschaft, Leipzig, 1926. 22 Mannheim, K., Ideologie und Utopie, Bonn, 1929, p. 32. 23 Mannheim, K., op. cit., pp. 169, 171. 24 Ibid., pp. 179, 171. 25 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, 1972, p. 51. 26 Cf. Horkheimer, M., « Un nouveau concept d’idéologie ? » (1930), in Théorie critique, Payot, Paris, 1978, pp. 41-63. 27 Parsons, T., The Social System, New York, 1951, pp. 349, 351. ! CLASSE, FORCES PRODUCTIVES, IDÉE, ILLUSION, PRODUCTION, RELIGION, VÉRITÉ IDONÉISME Forgé sur l’adjectif « idoine », du latin idoneus, « approprié », « convenant ». Terme introduit par Gonseth en 1936, dans son ouvrage fondamental les Mathématiques et la Réalité. Essai sur la méthode axiomatique. downloadModeText.vue.download 535 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 533 ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN. Théorie de l’adéquation du rationnel au réel. Par l’introduction de ce terme, Gonseth cherche à répondre à ce qu’il appelle le problème central de toute connaissance, à

savoir celui de l’adéquation du rationnel au réel. Une partie de l’ouvrage de Gonseth est construit autour du dialogue de trois personnages, Sceptique, Idoine et Parfait. Idoine expose les vues de l’auteur et doit se défendre contre Sceptique, qui admet malaisément que les pensées d’Idoine ne soient pas vides de sens et chargées de réalité, et contre Parfait, qui cherchera constamment à ancrer les définitions et les explications dans un absolu auquel l’esprit d’Idoine reste par nature étranger. La pensée de Gonseth est gouvernée par l’idée d’un renouvellement incessant du questionnement de telle sorte qu’à la fin du livre Idoine est dépassé par le Nouvel Idoine : « Mais moi (le Nouvel Idoine), je vous reconnais tous trois pour trois moments de ma pensée. Nul ne peut être Idoine qui ne fut et ne sait être Sceptique en face des faits et Parfait en face des Idées. » La pensée de Gonseth peut, dans un certains sens, être rapprochée du rationalisme appliqué de Bachelard. Michel Blay ! RATIONALISME ILLOCUTOIRE (ACTE) LINGUISTIQUE, LOGIQUE Frege définissait la force assertive [behauptende Kraft] comme la manifestation d’un jugement, acte par lequel un locuteur reconnaît la vérité d’une pensée 1. En 1962, J. Austin généralisa ce concept en celui de force illocutoire [illocutionary force] 2. C’est l’acte que l’on fait en disant [il-locutio], e.g. l’assertion : « La porte n’est pas fermée », l’ordre : « Fermez la porte », la promesse : « Je fermerai la porte », le souriait « Que la porte soit fermée ! », etc. Par la suite, J. Searle classa les actes illocutoires selon leur direction d’ajustement : par l’assertion les mots s’adaptent aux choses ; par les directifs et les promisses, les choses s’adaptent aux mots ; les déclarations, en produisant des actions sociales (e.g. « La séance est ouverte ») par le fait de dire, ont une double direction d’ajustement et les expressifs possèdent une direction vide 2. Recourant aux ressources des logiques contemporaines, D. Vanderveken a élaboré une logique illocutoire 3 qui, à partir de la définition des cinq forces initiales, permet de dériver toutes les autres forces illocutoires et de déterminer leurs relations logiques. ▶ Incontestablement, la force illocutoire caractérise la dimension proprement pragmatique du sens relevant de conventions sociales qui régissent les conditions de succès des actes de discours. Reste toutefois à proposer une classification qui ne néglige plus certains types fondamentaux d’actes (tels les métadiscursifs) et une théorisation qui ne fasse plus abstraction de la réalité dialogique des actes de discours 4. Reste surtout à articuler l’illocutoire avec le perlocutoire, i.e. avec les effets non conventionnels produits chez l’allocutaire. C’est une théorie générale de l’action (praxéologie) qui est alors requise. Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., « Recherches logiques » (1918), in Écrits logiques et philosophiques, trad. Imbert, C., Paris, Seuil, 1971, pp. 175176. 2 Austin, J., How to do Things with Words (1962), trad. fr. Lane, G., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. 3 Searle, J., Expression and Meaning (1975), trad. fr. par Proust, J., Sens et expression, Paris, Éd. de Minuit, 1982. 4 Meaning and Speech Acts, Cambridge UP, vol. 1, 1990, vol. 2, 1991. 5 Vernant, D., Du Discours à l’action, Paris, PUF, 1997. ! ACTE DE DISCOURS, DIALOGUE ILLUSION Du latin illusio, de in- et ludus, « jeu » ; « ironie », d’où « moquerie, objet de dérision », puis « erreur des sens, tromperie ». En allemand, Illusion. GÉNÉR. Interprétation erronée d’une perception, ayant la propriété de ne pas se dissiper lorsqu’on en prend conscience. Par extension, croyance ou opinion également fausse, qui persiste même une fois réfutée. C’est la persistance qui distingue l’illusion de l’erreur : un jugement faux peut être rectifié, mais il n’est pas en notre pouvoir de faire cesser la distorsion entre les sens et l’esprit. Cette faiblesse met en doute la possibilité même pour nous de connaître : si nos sensations varient perpétuellement et que les choses nous apparaissent différentes selon leur propre disposition ou selon la nôtre, comment peut-on ne serait-ce qu’offrir un objet à l’activité de l’entendement ? Il faudrait se contenter alors, comme le font les sceptiques, de simples jugements d’apparence, sur la nature comme sur les conduites humaines 1. Ce serait pourtant ignorer que même le jugement d’apparence suppose le travail législateur de l’entendement, auquel les sens ne font que proposer le divers sensible : par conséquent ce n’est pas la distorsion des apparences qui nous leurre, c’est le fait que l’entendement se laisse conduire par la sensibilité 2. Les sens sont disculpés, « parce qu’ils ne jugent pas du tout 3 ».

Dès lors, contre les sceptiques, il est possible de discipliner son esprit de façon à connaître quelque chose avec certitude même dans un monde où tout ne serait qu’illusion 4. Pour autant, si l’on peut corriger l’entendement, on ne peut faire de même pour la sensibilité, car une perception illusoire obéit à des règles nécessaires et suffisantes que l’on ne peut changer, mais que l’on peut suivre afin de fabriquer des illusions à volonté. En dernière analyse, c’est notre désir de juger et de décider « même là où, en raison de notre caractère borné, nous n’avons pas le pouvoir de juger ni de décider » qui est en nous cause d’illusion 5. L’illusion des sens vient ainsi de notre désir de donner au phénomène un statut d’objet, et l’on peut de même expliquer une deuxième classe d’illusions, qui consistent à attribuer de fausses causes ou de faux principes au monde qui nous entoure. L’illusion que le monde a été créé en vue d’une fin qui est l’homme 6, ou celle qu’il existe un dieu paternel terrible et protecteur 7, répondent ainsi à un besoin d’objectiver une vision subjective du monde. L’illusion trouve là une justification, spécialement l’illusion fabriquée, l’art, qui est « le grand stimulant de la vie » sans laquelle la cruauté et l’absurdité de la nature seraient intolérables 8. Sébastien Bauer ✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, I, 19-21, tr. P. Pellegrin 1997, Seuil, Paris. downloadModeText.vue.download 536 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 534 2 Kant, E., Critique de la Raison Pure, Dialectique transcendantale, 4ème paralogisme. Trad. J. Barni 1980 in OEuvres philosophiques, I, NRF-Gallimard, Paris. 3 Kant, E., Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 11, trad. P. Jalabert 1986, in OE.P. tome III. 4 Descartes, R., Méditations métaphysiques, II, GF-Flammarion, 1992, Paris. 5 Kant, E., Logique, Introduction, VII, trad. A. Delamarre in OE.P. Tome III. 6 Spinoza, B., Éthique, Appendice au livre I, trad. C. Appuhn 1965, Flammarion, Paris. 7 Freud, S., L’avenir d’une illusion, in OEuvres complètes, Psychanalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994.

8 Nietzsche, F., Naissance de la Tragédie, trad. M. Haar 1977, NRF Gallimard, Paris, OEuvres Philosophiques Complètes, Tome I. ! APPARENCE, ERREUR, JUGEMENT, SCEPTICISME, SENSIBILITÉ, VÉRITÉ PSYCHOLOGIE Désaccord persistant avec la réalité. Elle manifeste des incohérences flagrantes entre ce que les sens nous présentent et la réalité objective. En philosophie, elle pose la question de savoir s’il peut y avoir une connaissance perceptive authentique. En psychologie, la question est de savoir comment l’expliquer à partir des mécanismes perceptifs. Les illusions perceptives, en particulier visuelles, ont été étudiées dès l’Antiquité et, surtout, depuis la Renaissance, où elles ont joué un rôle important dans les arts visuels (perspective, anamorphoses). On distingue, en général, les illusions qui ont pour origine un phénomène physiologique d’adaptation et qui sont comparables aux erreurs dues aux instruments (comme les images qui restent sur la rétine après exposition à une lumière vive) ; et les illusions cognitives, comme la célèbre illusion de Müller-Lyer (où deux flèches de même longueur apparaissent inégales), l’illusion taille-poids, qui fait paraître un objet plus petit qu’un autre mais de poids identique moins lourd que celui-ci, ou encore les figures ambiguës ou paradoxales comme le « canard-lapin » ou les « objets impossibles » représentés dans les fameux tableaux de M. C. Escher. Il existe aussi des illusions auditives, comme celle qui fait percevoir un son qui n’existe pas en raison de la mauvaise identification de sa source. Les explications de ces illusions diffèrent beaucoup selon les cas. Les physiologistes cherchent à expliquer certaines illusions, comme celle de Müller-Lyer, ou les effets de distorsion à partir d’effets d’optique internes à l’oeil ou par une perturbation des signaux émis par la rétine. Les psychologues cognitifs tels que R. L. Gregory ont tendance à expliquer la plupart des illusions visuelles par l’existence de processus inconscients de jugement à l’origine de mauvaises interprétations des données sensorielles. Ainsi, les images en perspective posent à l’oeil des problèmes que le système visuel ne peut résoudre sans produire des distorsions : quand les indications de profondeur sur certains images d’illusions sont corrigées, les distorsions disparaissent. Cette analyse, qui implique la thèse classique selon laquelle la perception est une forme de jugement, entre cependant en conflit avec le fait que, même quand le sujet sait que l’illusion en est une

(par exemple, il sait que les deux lignes de Müller-Lyer sont égales), sa perception illusoire demeure. Pascal Engel ✐ Gregory, R. L., The Intelligent Eye, « l’OEil et le Cerveau », Hachette, Paris, 1966. ! PERCEPTION PSYCHANALYSE Croyance dont la motivation est l’accomplissement d’un souhait, l’illusion dépend du principe de plaisir et procède du narcissisme. Elle n’est pas nécessairement une erreur. Autorisant le travail de désillusion, elle se distingue de la conviction délirante. Envisagée en détail en 1927, à propos des croyances religieuses, l’illusion est inhérente aux humains 1. En effet, en masquant les motions pulsionnelles sexuelles et agressives, les processus défensifs permettent de se croire plus civilisé qu’on ne l’est et de « vivre, psychologiquement parlant, au-dessus de ses moyens » 2. Arts, religions et philosophies pourvoient en illusions, dans la mesure où ils permettent de croire aux souhaits infantiles – toute-puissance, immortalité, bonté, etc. À l’illusion, Freud oppose l’exigence de véridicité, qui reconnaît la réalité psychique pour ce qu’elle est – par exemple, « notre inconscient pratique le meurtre même pour des vétilles » 3, et par conséquent « [...] nous sommes nous-mêmes, si l’on nous juge selon nos motions de souhait inconscientes, comme les hommes originaires, une bande d’assassins » 4. Si la tâche de la science est circonscrite à « montrer comment le monde doit nécessairement nous apparaître, par suite de la spécificité de notre organisation » 5, elle échappe à l’illusion. ▶ D. W. Winnicott a éclairé l’ontogenèse de l’illusion en développant le fonctionnement du moi-plaisir : « Au début, la mère, par une adaptation qui est presque cent pour cent, permet au bébé d’avoir l’illusion que son sein à elle est une partie de lui, l’enfant. [...] La mère place le sein réel juste là où l’enfant est prêt à le créer, et au bon moment. [...] L’adaptation de la mère aux besoins du petit enfant, quand la mère est

suffisamment bonne, donne à celui-ci l’illusion qu’une réalité extérieure existe, qui correspond à sa propre capacité de créer. 6 » Interpolant l’aire primaire d’illusion en « aire d’expérience intermédiaire », Winnicott y voit la topique de toute sublimation, mais l’économie et la dynamique manquent. De fait, la sublimation implique l’élaboration psychique de séparations – entames narcissiques que l’aire d’illusion masque. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Die Zukunft einer Illusion (1927), « L’avenir d’une illusion », in OEuvres complètes, Psychanalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994, pp. 141-197. 2 Freud, S., 1915, Zeitgemässes über Krieg und Tod, « Actuelles sur la guerre et la mort », in OEuvres complètes, Psychanalyse, XIII, PUF, Paris, 1988, pp. 125-155, p. 137. 3 Ibid., p. 152. 4 Ibid. 5 Freud, S., Die Zukunft einer Illusion, op. cit., p. 197. 6 Winnicott, D. W., 1971, Playing and Reality, « Jeu et réalité », Gallimard, Paris, 1975, pp. 21-22. ! DÉFENSE, IDÉAL, MOI, NARCISSISME, PLAISIR, RÉALITÉ, SUBLIMATION downloadModeText.vue.download 537 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 535 IMAGE Du latin imago, « représentation », « imitation », « image », « ombre d’un mort » ; suivant la valeur de vérité qui lui est reconnue, plusieurs mots grecs désignent l’image, eikon : avec une connotation de ressemblance, eidolon ; avec une nuance d’irréel (comme le latin species), phantasma, « simulacre », « fantôme ». En allemand Bild, qui donne le verbe bilden, « former », et le substantif Bildung, « formation », « configuration ». Est image en un sens large tout ce qui évoque analogiquement une autre chose, avec ou sans support matériel. D’une part, le statut de l’image engage celui de la représentation, tant dans le champ d’une théorie bien construite de la connaissance que dans celui d’une esthétique où c’est de la sensibilité qu’il doit être question. Dans l’image, la

dialectique entre la conscience percevante et la matière même de la perception n’a jamais vraiment été élucidée, pas même dans la doctrine matérialiste des simulacres ou dans l’alliance du mécanisme classique et de la géométrie projective. En définitive, si nous n’avons du monde qu’une image, si toute donation ne se fait que dans et par la délégation d’une figuration au statut incertain, en quel sens pouvons-nous garantir l’objectivité de ce qui est au-delà de la vitrine des impressions visibles, au-dehors et dans l’étrangeté de ces corps qui ne sont pas nos corps ? D’autre part, dans le champ esthétique, il importe de déterminer si l’image est d’abord imitation ou création. L’art ne s’affranchit de la figuration, selon Hegel, que dans le moment où il parvient, dans la poésie et dans la musique, à ne plus figurer et travestir la matière, mais à s’en affranchir. PHILOS. ANTIQUE Imitation d’une chose, soit comme reproduction matérielle d’un modèle (simulacre), soit comme représentation figurée d’une idée (symbole). L’image s’adresse essentiellement à la vue et plus généralement aux sens. Elle renvoie toujours à autre chose qu’à elle-même, substrat ou modèle avec lequel elle entretient un rapport de ressemblance ou d’imitation. Deux conceptions philosophiques de l’image sont particulièrement significatives dans l’Antiquité. L’eidolon des atomistes, simulacre en deux dimensions, à l’image de la chose dont il émane, est, comme elle, de nature atomistique. Il joue un rôle central dans le mécanisme de la vision, mais aussi de l’imagination et du rêve. L’image platonicienne, au contraire, n’est pas de même nature que son modèle, elle en constitue, dans une approche artificialiste, l’approximative imitation. En cela, elle relève non seulement de l’apparence, mais aussi de l’illusion. Ainsi, si l’eidolon des atomistes – notamment Épicure – constitue une étape nécessaire dans le processus de la connaissance, l’image, selon Platon, est un moyen tantôt d’approximation, tantôt d’éloignement de la vérité. Chez Homère, l’eidolon signifie l’image d’un mort 1. Le terme trouve un emploi technique spécifique avec les atomistes. Les êtres, tous composés d’atomes et de vide, émettent en permanence de minces pellicules d’atomes, en deux dimensions, que l’on nomme eidola (« simulacres »), qui sont causes de la vision et font ensuite leur chemin dans l’âme 2. La notion d’image est aussi au centre de la théologie épicurienne. L’image est le mode d’existence des dieux, corporels mais néanmoins éternels, parce que constitués d’un flux continu d’images similaires 3. Chez Platon, si phantasma relève de façon univoque du faux et du non-être 4, eidolon et eikon désignent soit l’image plus ou moins fidèle de l’intelligible, qui en permet la réminiscence, soit l’imitation d’un objet sensible, ombre, reflet 5 ou produit de la technique de l’imitation, mais toujours copie de copie éloignée de trois degrés de la vérité 6. Le monde, pourtant, oeuvre du démiurge, est une image du monde intelligible, copie imparfaite en raison de la cause errante à l’oeuvre

dans la matière réceptacle (khora) 7. Annie Hourcade ✐ 1 Homère, l’Iliade, chant 23, vers 59-107, trad. 1956 M. Meunier, Albin Michel, Paris. 2 Die Fragmente der Vorsokratiker, Ed. Diels-Kranz, Berlin, 1952 (6e éd.) 67 A 29 ; 68 A 77 ; Lucrèce, De natura rerum, IV, 42 et suiv., trad. 1995 C. Labre, Arléa. 3 Cicéron, De la nature des dieux, I, 49 ; Diogène Laërce, X, 139, et scolie. 4 Platon, Sophiste, 236 c, trad. 1950 L. Robin, OEuvres complètes tome II, NRF, Paris. 5 Ibid., République, VI, 509 e, trad. 1950 L. Robin, OEuvres complètes tome I, NRF, Paris. 6 Ibid., X, 598 b. 7 Ibid., Timée, 29 b et suiv, trad 1950 L. Robin, OEuvres complètes tome II, NRF, Paris. Voir-aussi : Kany-Turpin J., « Les images divines. Cicéron lecteur d’Épicure », in Revue philosophique de la France et de l’Étranger, no 176, 1986, pp. 39-58. Lassègue M., « L’imitation dans le Sophiste de Platon », in Études sur le Sophiste de Platon, publiées sous la direction de P. Aubenque, Rome, Bibliopolis, 1991, pp. 249-265. Vernant, J.-P., « La catégorie psychologique du double », in Mythe et Pensée chez les Grecs, II, Maspero, Paris, 1965, pp. 65-78. ! FAUX, IMAGINATION, NON-ÊTRE, RÊVE Au centre de l’esthétique kantienne et de la formation de l’ordre symbolique, puis rattaché chez Schelling à la production de l’original, Bild se trouve thématisé par Husserl dans le cadre de l’expérience de l’imagination, puis par Roman Ingarden dans son esthétique phénoménologique. PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN., ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE La problématique critique puis place décisive à la faculté de productrice en l’homme 1. Bild cette dimension originairement

idéaliste accorde une l’imagination comme capacité est porteur dans son sens de formatrice voire créatrice,

qu’elle soit symbolique (Kant) ou intuitive (Schelling). La phénoménologie reprend à son compte une telle origina-

lité de l’imagination, dont elle fait un acte intuitif éminent. Dans la phénoménologie de l’imagination 2, Bild entre dans le composé Bildbewusstsein, qui définit une des deux formes principales d’imagination que retient Husserl, et que l’on traduit par « conscience d’image », par différence d’avec la Phantasie (traduite couramment par imagination). La première décrit le processus psychique par lequel se forment en nous des images que l’on appréhende comme des objets intentionnels neutralisés dans leur validité d’existence, par contraste avec les objets de la perception externe ; la seconde désigne la puissance imaginative du sujet comme telle. Dans le cadre d’une esthétique comme celle de Roman Ingarden 3, inspirée par l’intuition husserlienne, la typologie des différents objets esthétiques, picturaux ou musicaux, reprend à son compte la structure de la conscience d’image, en tant qu’imagination principalement noématique, ce qui permet de circonscrire clairement la pertinence du Bild (l’image) par rapport au Phantasieren (l’activité imaginative). Natalie Depraz ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1986. 2 Husserl, E., Husserliana XXIII, Dordrecht, Kluwer, 1980. 3 Ingarden, R., Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, Tübingen, Niemeyer, 1968. ! FIGURE, FORME, IMAGINATION ESTHÉTIQUE Réalité matérielle saisie par le regard, qui reproduit ou représente une autre réalité matérielle, spirituelle, abstraite ou imaginaire. Par extension, procédé technique downloadModeText.vue.download 538 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 536 ou rhétorique permettant de passer d’une réalité donnée à une autre réalité grâce à un processus de transfert de forme ou de sens. Une approche esthétique de l’image est confrontée à au moins deux types de réalité et corrélativement à au moins deux groupes de problèmes distincts bien que liés : les uns concernent les images matérielles auxquelles a été attribué le statut d’oeuvre d’art (par exemple, des images numériques, cinématographiques, photographiques ou picturales), les

autres, les images poétiques et littéraires (comparaisons, métaphores, allégories, symboles). L’esthétique des images matérielles Une esthétique générale de l’image matérielle doit être fondée sur des esthétiques régionales d’images particulières. La tâche est donc difficile, eu égard à l’ampleur des études à mener, aux différences à articuler et aux oppositions à résoudre. 1. De nombreuses contradictions apparaissent en effet au cours de cette mise en oeuvre. Les premières sont relatives à la nature même de l’image. Il faut poser à la fois que le réel ne peut pas être donné par l’image et que, cependant, pour l’image, le problème du réel et le rapport qu’on peut avoir à lui ne peuvent être occultés. Il faut savoir que l’image est à la fois du côté de l’imagination reproductrice et de l’imaginaire créateur. Il faut reconnaître à la fois que l’image possède son autonomie et qu’elle est toujours interprétée. Il faut prendre en compte que l’image est à la fois travaillée par une conscience imageante qui rêve de la maîtriser et par un inconscient qui souvent la maîtrise. Les secondes sont relatives à la pluralité et à l’hétérogénéité même des images, qui vont des figures de Lascaux aux images numériques ; par leur histoire et par leur nature (conditions de production, modes de fonctionnement, modalités de réception), ces images sont différentes, même si elles sont visuellement appréhendées les unes et les autres comme des images et nommées ainsi. En effet, si certaines images, comme le dessin, voire la peinture, relèvent de la logique du tracé, d’autres, comme la photographie, voire le cinéma, obéissent à celle de la trace : cela change le rapport que l’image artistique peut avoir au réel et au temps, à la reproduction et à la représentation. De même, comment penser ensemble l’image-mouvement du cinéma et l’image fixe de la photographie, l’image unique de l’aquarelle et l’image multiple de la gravure, l’image muette du dessin et l’image sonore du multimédia, l’image-produit de la peinture et l’image-matrice du numérique ? Le problème se complexifie encore avec

les nouvelles images qui relèvent de la simulation et non de la représentation, du calcul et non de la trace, de l’interactivité et non de la fixité, bref d’un autre régime de l’image. Les troisièmes dépendent du fonctionnement problématique de l’art, en particulier de l’art contemporain : une partie des arts des images font passer des images du sans-art à l’art en leur donnant un nouveau destin, en les recontextualisant et en les « muséalisant ». Les quatrièmes, enfin, sont relatives à la méthode : il faut à la fois être au plus près des images et fonder en raison une esthétique générale, avoir une approche à la fois poétique et théorétique de l’image, avoir à la fois une approche théorétique de l’image sans-art et une approche esthétique de l’image relevant de l’art, en espérant que la seconde puisse se fonder sur la première, penser à la fois l’autonomie de l’art et le passage obligé du sans-art à l’art, analyser les images sous l’angle à la fois de l’art-fait et de l’art-valeur. 2. L’univers des images n’est pas pour autant un ensemble chaotique ; de multiples structurations conceptuelles et culturelles ont été proposées, qui en organisent la diversité. Debray montre que la notion d’image ne doit pas être séparée d’une perspective historique et anthropologique. Trois âges l’ont successivement façonnée : celui de l’idole, dans lequel l’image est un être, une présence qui témoigne du surnaturel et sert de médiation avec lui ; celui de l’art, où elle devient représentation, c’est-à-dire transposition du réel et en même temps exercice d’exploration et de virtuosité ; celui du visuel enfin, mode de simulation qui exploite le jeu avec les codes, faisant passer du monde clos (image fermée sur ellemême) à l’univers infini (image explorable et modifiable à volonté) mais réduisant du même coup le réel au seul perçu. Ces régimes de l’image sont moins des catégories que des « types d’appropriation par le regard » 1. Il en va de même de la triade peircienne qui constitue le second moment de sa déduction du signe, celle qui le rapporte à son objet 2 ; elle oppose moins l’image à d’autres sortes de signes qu’elle n’en diagnostique différents types de fonctionnement. L’image-icône prend appui sur la ressemblance, jouant à la fois de l’identification et de l’écart vis-à-vis de son réfèrent ; l’image-indice introduit une relation directe, par contiguïté (par exemple, relique) ou sur un mode causal (empreinte de pied) ; l’image-symbole présuppose une convention pour l’interpréter, qu’il s’agisse d’une figure de géométrie ou d’un motif iconographique. L’image bénéficie par ailleurs, autant que le texte, des méthodes d’analyse des sciences humaines : les diverses ap-

proches psychologiques (de la Gestalt à la psychanalyse), sociologiques (en termes d’influence ou de champ), celles dérivées de la linguistique (les diverses sémiotiques) mais aussi de l’iconologie, etc. Les arts de l’image matérielle et visible sont aussi éclairés par des approches théorétiques relatives aux autres sens du terme : l’image psychique et mentale, perceptive, optique, verbale, etc., et ce d’autant plus que l’image est devenue omniprésente en tant que forme ouverte à l’hybridation et à la virtualisation. Avec le développement de l’image numérique et de l’interactivité, apparaît un momentclé de l’histoire des arts de l’image, une nouvelle révolution copernicienne qui réinvente l’image, puisque le récepteur devient le coauteur d’images sans cesse en transformation. À travers ses pouvoirs et ses métamorphoses, on peut comprendre qu’une image belle et rebelle et qu’une oeuvre créatrice et critique peuvent advenir et bouleverser l’histoire d’un sujet. L’image poétique Bachelard a bien montré comment l’image habite le langage, et en particulier la littérature, au point de la rendre poétique et de lui donner ainsi, par ce jeu avec les images, le statut d’art. Toute image engendre l’onirisme du lecteur, d’autant plus si elle est nouvelle donc surprenante, comme, par exemple, avec le surréalisme. L’image poétique explore des contradictions, des ambivalences et des dualités, au point de faire exploser le sens ancien pour créer un sens nouveau qui ne lui préexistait pas. Elle signifie autre chose et fait rêver d’une autre manière. Sens et sujet émergent autrement. Aussi, ni l’approche réaliste qui se focalise sur la représentation, ni l’approche psychologique qui cherche la cause ne downloadModeText.vue.download 539 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 537 peuvent rendre compte de l’image poétique. Cette dernière engendre le mouvement, prolonge le devenir des choses, offre au lecteur rêverie, découverte, complétude et bonheur, exalte la conscience et l’imagination et ainsi invente un monde entier, à la fois monde de l’oeuvre et monde du lecteur-rêveur. Cette approche poétique de la littérature ne peut qu’enrichir à son tour l’esthétique des images matérielles. ▶ Image et art entretiennent des rapports riches et complexes, du fait de l’hétérogénéité et de la pluralité des images. Ce qui pourrait apparaître comme un obstacle insurmontable est aussi un inépuisable terreau de possibilités. Tel est l’enjeu

d’une esthétique de l’image : centrée sur les images matérielles, elle ne cesse de s’ouvrir à une poétique. François Soulages ✐ 1 Debray, R., Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Paris, 1992, p. 297. 2 Pierce, C. S., « Logic as Semiotic : The Theory of Signs », trad. In Deledalle (éd.), Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978. Voir-aussi : Aumont, J., L’image, Nathan, Paris, 1990. Bachelard, G., La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1961. Couchot, E., La technologie dans l’art, J. Chambon, Nîmes, 1998. Debray, R., Vie et mort de l’image, Gallimard, Paris, 1992. Deleuze G., Cinéma 1. L’image-mouvement, 2. L’image-temps, Minuit, Paris, 1983 et 1985. Didi-Huberman, G., Devant l’image, Minuit, Paris, 1990. Sorlin, P., Esthétiques de l’audiovisuel, Nathan, Paris, 1992. Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 3e éd., 2001. ! ART, CINÉMA, IMAGINAIRE, PHOTOGRAPHIE, VIRTUEL ∼ IMAGE DIALECTIQUE En allemand : dialektisches Bild. PHILOS. CONTEMP. Concept propre à la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin. W. Benjamin oppose sa théorie de l’image dialectique à la conception linéaire de l’histoire. Cette théorie est indissociable de son messianisme. Cristallisant dans « l’à-présent », ou « maintenant » (Jetztzeit), le rapport du présent au passé, elle sauve ce dernier 1. L’image dialectique appréhende une constellation significative de l’évolution historique ; elle la sort du devenir, du flux de l’histoire continue, temps « homogène et vide ». Elle est la « dialectique en arrêt » (Dialektik im Stillstand). Lui apparaissent alors les contradictions structurantes des époques, qui toutes se ramènent à une tension entre la fuite en avant du nouveau (de la modernité) et les rêves archaïques que cette fuite en avant croit assouvir. Cette coïncidence de l’archaïque et de l’utopique fonde le projet benjaminien d’une « archéologie de la modernité ». Les inventions de la technique moderne font naître des espoirs qui sont la réactualisation de rêves archaïques de l’humanité. Cette coïncidence prend la forme d’une ambiguïté. La tâche de

l’historien consiste à redialectiser cette ambiguïté, à voir en elle une image dialectique 2. Il doit tenter d’y faire apparaître à chaque fois le moment d’une décision, tant dans l’écriture de l’histoire passée que pour la perception de l’histoire présente. L’image dialectique peut être mise en relation avec la notion de constellation, utilisée par Benjamin et par Adorno. Chez ce dernier, la théorie de l’oeuvre d’art est analogue à la conception benjaminienne de l’image, à ceci près que le messianisme benjaminien est remplacé par la tension propre à toute oeuvre d’art entre objectivation et dissociation 3. Gérard Raulet ✐ 1 Benjamin, W., Das Passagen-Werk, Francfort / M. Suhrkamp, 1982, trad. Passages, Paris, Cerf, 1989, p. 479. 2 Ibid., p. 43. 3 Adorno, Théorie, esthétique (1970), trad. Paris, Klincksiek, 1974, chap. X. ! DIALECTIQUE, MAINTENANT, UTOPIE L’image est-elle l’enjeu d’une nouvelle révolution copernicienne ? L’univers des images est immense et disparate : il s’échelonne d’un pôle matériel à un pôle mental, il peut soutenir des revendications d’objectivité aussi bien que de subjectivité et il mobilise, souvent au sein de la même entité, des capacités qui découlent de l’exercice spontané de la perception et d’autres qui passent par une médiation interprétative. Il n’est donc pas surprenant que l’image ait donné lieu à des prises de position unilatérales et conflictuelles, mais il est plus important de se demander quel rôle central elle joue aujourd’hui dans la redéfinition des rapports entre esprit, langage et réalité. L’HORIZON PHILOSOPHIQUE : DÉPRÉCIATION ET REVALORISATION A ux sources de la pensée occidentale, l’héritage socratique du platonisme confère à l’image un statut ontologique mineur, celui d’une apparence plus ou moins inconsis-

tante. Dans le texte dit de la ligne 1, non seulement elle relève du visible c’est-à-dire d’un domaine sujet au devenir et qui n’est appréhendable que par l’opinion, mais elle en occupe le degré inférieur : elle est apparentée à l’ombre, au reflet, à la copie, toutes manifestations qui présupposent une réalité plus riche dont elle est la trace ou le fantôme. Si rectitude de l’image il y a, ce ne peut être qu’à la condition de ne pas nier la distance d’avec ce dont elle est image 2 ; seule la reconnaissance de son moins-être constitutif la préserve de se confondre avec un double ou le simulacre qu’exploite le sophiste 3. En dépit de ce cadre défavorable, Platon lui-même esquisse un début de réhabilitation épistémologique de l’image. Dans la digression philosophique de la Lettre VII 4, il montre que les instruments imparfaits de la connaissance (nom, définition, image) constituent la seule voie praticable vers la science ; ils ne condamnent pas au scepticisme et ils n’imposent pas davantage le mysticisme qu’illustrera le néo-platonisme. C’est que l’image se prête à la schématisation ; ainsi la figure géométrique surmonte ses limitations empiriques pour prendre une portée universelle. De même, l’idée de totalité – le cosmos en tant qu’ordre et beauté du monde – offre une médiation efficace entre le sensible et l’intelligible 5. Faisant davantage écho à la phantasia aristotélicienne, la pensée classique se montre soucieuse d’articuler les deux downloadModeText.vue.download 540 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 538 pôles de la sensation et de la mémoire. Dans la tradition leibnizienne, si le sensible est une image confuse de l’intelligible, la connaissance agit comme un filtre régénérateur qui en extrait le distinct et l’adéquat. Avec la pensée empiriste, la perception devient l’original de la connaissance et l’on ne saurait avoir d’idées ou de souvenirs sans un travail préalable sur ses impressions 6. Loin d’être un résidu des essences, l’image devient l’ingrédient de base de la connaissance effective, au point que le langage peut à son tour être repensé par rapport à elle. Pour Wittgenstein, chaque proposition est un tableau d’un état de fait avec lequel elle partage une forme de représentation qu’elle ne peut exprimer mais que montre sa structure logique 7. Prendre en compte de la diversité empirique des images complexifie le mécanisme de la représentation mais ouvre en revanche sur de nouveaux modes d’appropriation qui ne cessent d’en enrichir la teneur. Telle est la tâche propre de l’esthétique confrontée à deux types de réalité et, corrélativement, deux groupes de problèmes distincts bien que liés : les uns concernent les images matérielles auxquelles a été attribué le statut d’oeuvre d’art, les autres les images poétiques et les conséquences qui découlent de la généralisation de l’image.

L’ESTHÉTIQUE DES IMAGES MATÉRIELLES U ne esthétique générale de l’image matérielle ne peut faire abstraction des esthétiques régionales d’images particulières. Tâche difficile, eu égard à l’ampleur des études à mener, aux différences à articuler et aux oppositions à résoudre. 1. L’analyse doit affronter plusieurs types de difficultés, voire d’antinomies. Les premières sont relatives à la nature même de l’image : poser à la fois que le réel ne peut pas être donné par l’image et que le rapport de l’image avec le réel ne peut être occulté ; savoir que l’image est du côté à la fois de l’imagination reproductrice et de l’imaginaire créateur ; reconnaître à la fois que l’image possède son autonomie et qu’elle est toujours interprétée ; prendre en compte le fait que l’image est à la fois travaillée par une conscience imageante qui rêve de la maîtriser et par un inconscient qui, à son insu, la domine. Les secondes sont relatives à l’hétérogénéité des images qui vont des figures de Lascaux aux images numériques ; par leur histoire et par leur identité (conditions de production, modes de fonctionnement, modalités de réception), ces images sont différentes, même si on les appréhende visuellement les unes et les autres comme des images et qu’on les dénomme ainsi. En effet, si certaines images (le dessin, voire la peinture) relèvent de la logique du tracé, d’autres (la photographie, voire le cinéma) obéissent à celle de la trace : cela change le rapport que l’image artistique peut avoir au réel et au temps, à la reproduction et à la représentation. De même, comment penser ensemble l’image-mouvement du cinéma et l’image fixe de la photographie, l’image unique de l’aquarelle et l’image multiple de la gravure, l’image muette du dessin et l’image sonore du multimédia, l’image-produit de la peinture et l’image-matrice du numérique, etc. ? Le problème devient encore plus complexe avec les nouvelles images qui relèvent de la simulation et non de la représentation, du calcul et non de la trace, de l’interactivité et non de la fixité. Les troisièmes dépendent du fonctionnement problématique de l’art, en particulier de l’art contemporain : une partie des arts des images font passer des images du sans-art à l’art, du document à l’oeuvre, en leur donnant un nouveau destin, en les recontextualisant et en les muséalisant. Les quatrièmes enfin sont relatives à la méthode : il faut à la fois être au plus près des images et fonder en raison une esthétique générale, avoir une approche à la fois poétique et théorétique de l’image, avoir à la fois une conception théorétique de l’image sans-art et une conception esthétique de l’image relevant de l’art (en espérant que la seconde puisse se greffer sur la première), penser à la fois l’autonomie de l’art et le passage obligé du sans-art à l’art, analyser les images à la fois sous l’angle de l’art-fait et sous celui de l’art-valeur. 2. L’univers des images n’est pas pour autant chaotique ;

de multiples structurations conceptuelles et culturelles en ordonnent la diversité. Il est d’abord peu probable qu’on puisse aborder la notion d’image hors de toute perspective historique et anthropologique. Selon R. Debray, trois âges l’ont successivement façonnée : celui de l’idole dans lequel l’image est un être, une présence qui témoigne du surnaturel et sert de médiation avec lui ; celui de l’art où elle devient représentation, c’està-dire transposition du visible et en même temps exercice d’exploration et de virtuosité ; celui du visuel enfin, mode de simulation qui exploite le jeu avec les codes, faisant passer du monde clos (image fermée sur elle-même) à l’univers infini (image explorable et modifiable à volonté) mais réduisant du même coup le réel au seul perçu. Ces régimes de l’image sont moins des catégories séparées que des « types d’appropriation par le regard » 8. Il en va de même sur un plan sémiotique avec la triade peircienne qui constitue le second moment de sa déduction du signe, celle qui le rapporte à son objet 9 ; elle oppose moins l’image à d’autres sortes de signes qu’elle n’en diagnostique différents modes de fonctionnement. L’image-icône prend appui sur la ressemblance, jouant à la fois de l’identification et de l’écart vis-à-vis de son réfèrent ; l’image-indice introduit une relation directe, par contiguïté (par exemple, une relique) ou causalité (par exemple, une empreinte de pied) ; l’imagesymbole présuppose une convention pour l’interpréter, qu’il s’agisse d’une figure abstraite ou d’un motif iconographique. Derrière l’appellation trompeusement simplificatrice d’« image » se profile en fait une multitude d’usages hétérogènes qui empiètent les uns sur les autres et en remodèlent le concept. La prise en compte de l’image poétique va encore compliquer la situation mais surtout la réorienter profondément. L’IMAGE POÉTIQUE ET L’IMAGE GÉNÉRALISÉE L e souci constant de Bachelard a été d’inscrire l’image sous le signe de la mobilité : elle habite le langage plutôt qu’elle e découle du perçu, elle est inséparable d’un « trafic d’images » 10. L’image est par excellence poétique, elle élève la littérature à la hauteur d’un art, une poétique de la rêverie qui infléchit en retour le regard sur toute image. Ni l’approche réaliste qui se focalise sur le contenu et la représentation, ni l’approche psychologique qui recherche une cause ne sont aptes à rendre compte de la liberté essentielle de l’image. Celle-ci se mesure à « l’étendue de son auréole imaginaire » 11, à sa capacité de vitaliser le psychisme, de lui donner un relief. L’image prend alors un sens émergent et projectif : « une image littéraire, c’est un sens à l’état naissant » downloadModeText.vue.download 541 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 539 d’où ses deux fonctions inséparables : « signifier autre chose et faire rêver autrement » 12. Toute image engendre l’onirisme du lecteur, elle explore des contradictions, des ambivalences et des dualités, au point de faire exploser le sens littéral pour créer un sens qu’on ne savait pas qu’il pouvait receler. Sens et sujet se transforment corrélativement. Une simple image est un germe autour duquel se recompose un monde ; elle prolonge le devenir des choses, offre au lecteur rêverie, découverte, complétude et bonheur, exalte la conscience et l’imagination et ainsi invente un cosmos à sa mesure, à la fois monde de l’oeuvre et monde du lecteur-rêveur. Cette conception de l’image qui peut sembler si loin de l’image visuelle prosaïque est au contraire en résonance immédiate avec les nouvelles images nées de la vidéo et des techniques de synthèse. L’image numérique recourt à l’hybridation et à la virtualisation, elle intègre l’interactivité, elle fait éclater les frontières qui séparent les registres sensoriels et engendre une genèse plurielle. Moment-clé de l’histoire des arts de l’image, une nouvelle révolution copernicienne est en train de réinventer l’image et de faire de chaque récepteur le coauteur d’images en incessante transformation. Chez Kant, le savoir sur l’objet se découvrait dépendant de catégories que l’esprit impose à l’appréhension des phénomènes ; aujourd’hui, c’est du côté de l’action, de la capacité de produire et de manipuler tous les paramètres qui entrent dans la caractérisation d’une image que se situe l’enjeu principal. Les approches traditionnelles de l’image (de la Gestalt à la sémiologie, de la psychosociologie à l’iconologie) reçoivent de plein fouet le défi d’images qui tendent à abolir la différence entre le réel et l’image. Aristote l’avait lointainement deviné lorsqu’il s’avisait qu’un animal peint est à la fois animal et image : « tout en étant une seule et même chose, il est les deux choses à la fois bien que celles-ci ne soient pas identiques » 13. L’image en son sens généralisé pousse beaucoup plus loin l’interférence ; elle est une réalité qui ne cesse de se mêler à la réalité, d’en recueillir l’empreinte et d’y répondre – un fragment de réel qui déplace la notion du réel. Art et algorithmes, sciences cognitives et modélisation de la nature, identité subjective et conscience planétaire entrent dans un nouveau rapport qui agit en retour sur la totalité de notre héritage culturel. ▶ La leçon traditionnelle de l’esthétique, qu’une image belle

et rebelle et une oeuvre créatrice et critique peuvent advenir et bouleverser l’histoire d’un sujet, n’est pas oubliée ni annulée. Il s’y ajoute une dimension supplémentaire qui non seulement accroît ses pouvoirs et ses métamorphoses, mais tend à faire passer l’image du pôle de la lecture à celui de l’écriture, l’instituant en une matrice de langages innovants. Il est assez naturel que jusqu’ici le jeu ait constitué une plateforme d’expérimentation privilégiée car les opérations formelles et les réponses corporelles y sont au plus près. Ce n’en serait pas moins une erreur de ne pas comprendre qu’il n’est qu’une manifestation d’un processus beaucoup plus large et dont les répercussions n’en sont qu’à leurs premiers balbutiements. FRANÇOIS SOULAGES ET JACQUES MORIZOT ✐ 1 Platon, la République, VI, 507-511, trad. E. Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1996. 2 Platon, Cratyle, 432b-d, trad. C. Dalimier, GF Flammarion, Paris, 1998. 3 Platon, Gorgias, 463a-465d, trad. M. Canto, GF Flammarion, Paris, 1987 ; et le Sophiste, 240b-d et 264a sq, trad. N. Cordero, GF Flammarion, Paris, 1993. 4 Platon, Lettre VII, 342-344b, trad. L. Brisson, in Lettres, GF Flammarion, Paris, 1987. 5 Platon, Timée, 31-34, trad. L. Brisson, GF Flammarion, Paris, 1992. 6 Hume, D., Traité de la nature humaine, livre I, 1re partie, trad. P. Baranger, et P. Saltel, GF Flammarion, Paris, 1993. 7 Wittgesnstein, L., Tractatus logico-philosophicus (1922), 2.1 sq et 2.2 sq, trad. G.G. Granger, Gallimard, Paris, 1993. 8 Debray, R., Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Folio, Paris, 1994, p. 297. 9 Peirce, C. S., « Logic as Semiotic : The Theory of Signs » (1897), trad. in Deledalle (éd.), Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978. 10 Bachelard, G., L’engagement rationaliste, PUF, Paris, 1972, p. 70. 11 Bachelard, G., L’air et les songes, J. Corti, Paris, 1943, p. 7.

12 Ibid., p. 283. 13 Aristote, « De la mémoire et de la réminiscence », 450b I 2030, in Petits traités d’histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, GF Flammarion, Paris, 2000. Voir-aussi : Aumont, J., L’image, Nathan, Paris, 1990. Bachelard, G., La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1961. Couchot, E., La technologie dans l’art, J. Chambon, Nîmes, 1998. Didi-Huberman, G., Devant l’image, Minuit, Paris, 1990. Quéau Ph., Éloge de la simulation, Champ Vallon, Seyssel, 1986. Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 2001. ! ART, CINÉMA, CONTEMPORAIN (ART), IMAGINAIRE, PHOTOGRAPHIE, VIRTUEL IMAGERIE MENTALE PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Capacité à évoquer mentalement une expérience présentant certaines similitudes avec une expérience de perception effective dans une modalité sensorielle donnée (imagerie visuelle, tactile, etc.), ou avec une expérience d’agir (imagerie motrice). La philosophie ancienne fait jouer un rôle essentiel aux images mentales dans la pensée, et les conçoit sur le modèle de représentations picturales, qui représentent leur objet en vertu d’une relation de ressemblance. Cette tradition est reprise par Descartes et radicalisée par les empiristes britanniques qui font consister toute la pensée en la manipulation d’images simples dérivées de l’expérience sensorielle ou en la construction d’images complexes à partir d’images simples. Cette conception des images mentales et de leur rôle essentiel dans la pensée a été largement critiquée au XXe s. 1 Le parallèle avec les images matérielles paraît douteux : les images mentales ne sont pas des objets physiques qui posséderaient des propriétés de forme et de couleur et elles ne peuvent donc littéralement ressembler à ce qu’elles représentent, l’idée d’un oeil interne qui inspecterait les images mentales étant problématique. Voyant dans la conception iconique de la représentation une illusion de l’introspection, de nombreux philosophes se sont ralliés à une conception descriptiviste selon laquelle les images représentent à la manière des descriptions linguistiques 2. Toutefois, la mise au point dans les années

1970, notamment par Kosslyn, de techniques expérimentales d’étude de l’imagerie mentale tend à réhabiliter la théorie iconique. Les travaux empiriques récents 3, 4 suggèrent que l’imagerie fait intervenir des représentations mentales dont downloadModeText.vue.download 542 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 540 la structure et la dynamique de transformation reflètent de manière analogique la structure et la dynamique physiques des objets évoqués, et que l’imagerie et la perception partagent de nombreux sous-systèmes fonctionnels. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Block, N. (éd.), Imagery, Cambridge (MA), MIT Press, 1981. 2 Tye, M., The Imagery Debate, Cambridge (MA), MIT Press, 1991. 3 Denis, M., Image et cognition, Paris, PUF, 1989. 4 Kosslyn, S. M., Image and Brain, Cambridge (MA), MIT Press, 1994. ! PERCEPTION, REPRÉSENTATION IMAGINAIRE Du latin imaginarius : « qui n’existe qu’en imagination ». ESTHÉTIQUE Ce qui se distingue du réel, selon différentes acceptions (ordinaire, mathématique, philosophique, psychanalytique, esthétique, etc.). Il constitue un ingrédient essentiel d’une oeuvre d’art pour sa création, sa réception et son exposition. « Mes personnages imaginaires m’affectent, me poursuivent, ou plutôt c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoisonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi tout mon dîner. » 1. Par cette remarque, Flaubert montre comment un créateur, même obnubilé par le style et la forme, peut faire appel à l’imaginaire pour inventer ses personnages et ce qui leur arrive. Dans ce cas, le besoin de cohérence oblige l’artiste à leur donner une vie quasi-réelle. Ce quasiréel caractérise à la fois l’imaginaire et certaines oeuvres d’art, pour lesquelles, souvent, ce qui importe le plus, n’est pas tant la réalité matérielle que la dimension imaginaire qu’elles peuvent engendrer. Création et réception artistiques

L’imaginaire n’est pas le réel, mais se donne pour le réel et ainsi, fait travailler l’imagination créatrice du récepteur. Face à une page, le lecteur lit, rêve et imagine ; face à la colonne d’un temple, le spectateur voit et s’envole avec et dans l’imaginaire. Les personnages d’un roman, d’un film, d’une photographie ou d’une peinture hantent l’imaginaire de leur créateur et de leur récepteur, au point d’avoir des effets sur le réel de ces deux êtres réels : de même que Flaubert sent réellement l’arsenic et vomit en écrivant son roman, il peut arriver que son lecteur éprouve les mêmes effets ; en tout cas, celui qui décide, même froidement, de voir un film ne peut qu’être marqué intimement dans son corps et son imaginaire par l’histoire imaginaire qui se déroule devant ses yeux, sinon le film n’est qu’un banal message, instructif ou divertissant. Cette plongée dans l’imaginaire ne tient pas au côté réaliste du roman ou du film. En effet, bien des films surréalistes ou de science-fiction qui présentent un monde qui n’a, apparemment, aucun rapport avec la réalité frappent leur créateur et leur récepteur par une croyance puissante qui les retient dans les rets de cette fiction. L’imaginaire peut aussi se déployer avec la musique ou la peinture non-figurative, tout aussi bien, voire mieux, dans la mesure où le réalisme (et même le surréalisme) peut fonctionner comme une imageécran interdisant ou amoindrissant la totale liberté de l’imaginaire. À travers la non-figuration en art. l’imaginaire devient un roi tout puissant. Il n’est donc pas surprenant que Platon ait voulu chasser les poètes de la cité 2 ; de l’imaginaire de l’artiste à celui de l’idéologue sophiste, il n’y a qu’un pas. Tous les régimes politiques l’ont compris qui exercent une censure sur l’art, lequel favorise l’exercice corrélé de l’imaginaire et de la liberté : les oeuvres de Picasso et de Buñuel étaient dangereuses pour la dictature de Franco. Même le paisible Anatole France l’affirmait quand il écrivait que « ce ne sont point des êtres réels, mais des êtres imaginaires qui exercent sur l’âme l’action la plus profonde et la plus durable. »3 L’imaginaire pour l’artiste et le récepteur peut être certes un ferment d’utopie ou de lutte, il peut être aussi une évasion ou un repli personnels : « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. » Ces quatre premières phrases du Voyage au bout de la nuit de Céline 4 montrent combien, par l’imaginaire, l’art crée un monde et des mondes à part, aussi nombreux qu’il y a de récepteurs. Si l’art ne se réduit pas à être le lieu de l’imaginaire, il est impossible de le penser sans prendre en compte son incontournable composante imaginaire. Le musée imaginaire

Malraux l’avait parfaitement compris, lui qui créa la notion et la réalité du « musée imaginaire » 5. À cet effet, il utilisa le médium photographique pour rassembler un très grand nombre d’oeuvres d’art, non dans un musée réel, mais dans un musée livresque, composé d’images des oeuvres. Outre l’intérêt pratique de ce genre indispensable d’ouvrages, le travail de Malraux – exploité au XXIe s. par le multimédia et Internet – présente un intérêt esthétique et théorique. En confrontant le regardeur non plus à des oeuvres mais à leurs images, il impose une réflexion sur l’écart et l’analogie entre une oeuvre et sa reproduction. Ainsi, la photographie, de moyen neutre, devient médium spécifique à interroger. Non seulement elle y acquiert son autonomie, mais elle devient oeuvre à part entière ; l’imaginaire du photographe a joué, celui de Malraux aussi et celui du regardeur peut alors se mettre en action. Le regardeur n’est plus tant face à des images que face à des images d’images ; ainsi, il s’éloigne de plus en plus d’un réel de départ pour parcourir un monde ouvert d’images libérées de leurs origines. Malraux insiste beaucoup sur un double point : d’une part l’artiste et le récepteur sont d’abord dans le monde imaginaire de l’art, dans lequel chaque objet renvoie à un nombre indéfini d’autres ; d’autre part, grâce au livre, des rapprochements étonnants se réalisent : une nouvelle contextualisation transforme non seulement l’image, le statut et la nature de chaque objet, mais aussi l’imaginaire du sujet regardant : « L’agrandissement fait de certains arts mineurs [...] des rivaux de leurs arts majeurs. »6 L’image et l’imaginaire sont alors tellement puissants qu’ils créent des arts fictifs qui regroupent et réunissent sans différences d’origine, par exemple l’image d’une statue de vingt mètres et celle d’un sceau de vingt millimètres. Ainsi, par le musée imaginaire, tout se recompose et se redéfinit pour ne devenir que du photographique. Cette reconfiguration de l’art n’est possible que parce que le regardeur possède déjà un imaginaire qui, de son côté, downloadModeText.vue.download 543 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 541 reconfigure tout élément qu’il s’approprie. C’est même un des plaisirs suprêmes du regardeur que de se composer son propre musée imaginaire dans lequel chaque objet accède à un destin nouveau.

▶ L’imaginaire est une modalité de la conscience imageante visant un objet posé comme absent ou irréel à partir de son représentant pictural, photographique, littéraire, etc. Cette dimension de la conscience permet au sujet d’entrer dans un monde imaginaire. Avec le rêve et la rêverie, l’art est un domaine qui, par excellence, fait naître de tels mondes et les offre aux créateurs et aux récepteurs. Le musée imaginaire, grâce aux images, multiplie cette possibilité, allant jusqu’à inventer des arts fictifs. François Soulages ✐ 1 Flaubert, G., « Lettre à Taine », citée dans Taine H., De l’intelligence (1870), I, 90, Paris. 2 Platon, la République, III 367 b et VIII 568 b, trad. L. Robin, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950. 3 France, A., Crainquebille (1902), p. 79, rééd. Gallimard, La Pléiade, Paris, t. III. 4 Céline, L.-F., Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Paris, 1952. 5 Malraux, A., le Musée imaginaire (1947), 1ère partie de « La psychologie de l’art », repris dans les voix du silence, Gallimard, Paris, 1951. 6 Ibid., rééd. Folio, p. 106. Voir-aussi : Bachelard, G. La poétique de la rêverie, 1960, Paris, PUF. Durand, G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 11e édition 1992, Paris, Dunod. ! CRÉATION, FICTION, IMAGE, PHOTOGRAPHIE, REPRODUCTION PSYCHANALYSE ! FANTASME, RÉEL IMAGINATION Du latin imaginatio, de imago, « image », « effigie », « idée », « portrait », de même racine que imitari. En grec : ei)kasi / a, fantasi / a. En allemand : Einbildungskraft, Phantasie. Ce qu’on entend par imagination dans l’Antiquité et jusqu’au XVIIe s. a peu de chose à voir avec la fonction de l’imagination dans l’esthétique

philosophique qui naît au XVIIIe siècle. Reproductrice et relevant de la mémoire dans la pensée prémoderne, l’imagination conquiert le statut d’une faculté essentielle dans la théorie de la connaissance et dans l’esthétique moderne. GÉNÉR. Faculté de former des images. La pensée antique ne reconnaît pas à l’imagination de rôle légitime dans la connaissance. Platon situe l’eikasia – représentation imagée, comparaison – au degré le plus bas de la connaissance, à égalité avec les sensations, en l’affectant d’une connotation négative, car l’assimilation d’une représentation à une autre peut être trompeuse. Dans la rhétorique, en revanche, l’imagination intervient au titre de memoria (mnémè), celle des cinq opérations constitutives du discours qui fait appel à la mémoire de l’auditeur. Le sens négatif, largement répandu chez les auteurs antiques, pour lesquels l’imagination doit être combattue pour faire place à la raison (les stoïciens vont même jusqu’à faire des « fantaisies » des « maladies de l’âme »), persistera bien au-delà de la révolution que représente pour la théorie de la connaissance et pour le jugement esthétique l’approche moderne. Pourtant, Aristote rappelle que « l’imagination (phantasia) a tiré son nom de la lumière (phôs) » et que « sans lumière il est impossible de voir » 1, établissant un lien étymologique entre phantasia et phainomenon. Certes, l’imagination ne saurait être confondue avec les sensations « qui sont toujours vraies, tandis que les images sont le plus souvent fallacieuses » ; elle correspond plutôt au cas où « nos perceptions manquent de clarté ». Elle « ne peut s’identifier non plus à aucune des opérations qui sont toujours vraies, comme la science ou l’intellection, car l’imagination est aussi bien trompeuse » 2. Mais elle distingue l’homme des animaux, chez qui la sensation est toujours présente, tandis que l’imagination ne l’est pas. L’aristotélisme du Moyen Âge reprendra ces définitions en un sens positif ; pour saint Thomas d’Aquin l’imaginatio ou phantasia est non seulement représentation de choses absentes, mais ces représentations sont le matériau de l’intelligence productrice (intellectus agens) 3. L’époque de transition – Descartes, Leibniz, Wolff, la Popularphilosophie allemande Pascal ne voit dans l’imagination qu’une « maîtresse d’erreur et de fausseté », une « superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer » 4. Descartes, en revanche, reprend d’Aristote l’idée qu’« imaginer n’est autre chose que contempler la figure ou l’image d’une chose cor-

porelle », « par la force et l’application intérieure de mon esprit » 5. Mais il faut distinguer l’imagination de quelque chose qui n’est point des « imaginations qui n’ont pour cause que le corps », que notre volonté ne forme pas, qui ne sont que des passions de l’âme 6. S’il n’y a pas à proprement parler d’esthétique leibnizienne ou wolffienne, il y a chez Wolff une Psychologie dont l’impact fut important lors de la transition du rationalisme métaphysique à l’esthétique philosophique – ainsi chez Baumgarten 7. La position des Suisses (Bodmer, Breitinger) est, dans cette évolution, très originale par la façon dont ils tentent de prolonger la Psychologie de Wolff vers ce qu’on peut déjà appeler une esthétique de la réception. Ils reconnaissent en principe à tout homme le droit d’être un critique. Cette approche anthropologique frôle de très près la reconnaissance d’un statut spécifique d’une expérience esthétique fondée dans la nature humaine. Mais en cela résident cependant aussi les limites de leur esthétique : d’une part, l’art doit être en accord avec le « bon sens » et présuppose même un bon goût universel, d’autre part « l’imagination » tend à n’être qu’un outil rhétorique visant à se mettre à la portée de tous. L’imagination a, sur les bases leibnizo-wolffiennes, le plus grand mal à s’affirmer comme faculté autonome. Bodmer et Breitinger, alors même que la défense du merveilleux est au coeur de leur argumentation, conçoivent l’imagination en fonction de la mimésis, quand bien même ils entendent qu’il s’agit d’imiter l’effet de la nature sur le récepteur et non la nature elle-même. Tout au plus admettent-ils que l’expérience esthétique précède l’intervention de l’entendement. L’imagination (facultas fingendi) reste comme chez Wolff la faculté de se représenter des choses en leur absence 8 ou de combiner des représentations afin d’engendrer l’image de mondes possibles 9. Kant et l’idéalisme allemand L’imagination est chez Kant tout à la fois la puissance médiatrice entre l’entendement et la sensibilité et, dans la Critique downloadModeText.vue.download 544 sur 1137

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de la faculté de juger esthétique, la médiatrice entre l’idée et le réel. La Critique de la raison pure distingue de manière tranchée l’imagination productrice et l’imagination reproductrice. La première est un pouvoir de synthèse transcendantal, elle rend possible la connaissance a priori ; elle relève de l’unité synthétique originaire de l’aperception. C’est elle qui met en oeuvre le schématisme et rend possible l’application des catégories, concepts purs de l’entendement, aux intuitions sensibles. Comme les schèmes sont des « déterminations a priori du temps », l’imagination peut être définie comme intuition du temps 10. Cet enracinement de la rationalité dans la temporalité est considéré comme fondamental par Heidegger ; dans Kant et le problème de la métaphysique, la temporalité des schèmes constitue pour lui l’ouverture du dasein humain à l’être 11. L’imagination reproductrice, quant à elle, est soumise aux lois empiriques de l’association et relève de la psychologie 12. Dans l’art, l’imagination, « créatrice de formes arbitraires d’intuitions possibles », est productive. La Critique de la faculté de juger n’envisage plus l’imagination comme rapport aux objets des sens mais comme rapport au sujet ; le plaisir que ressent ce dernier exprime « la convenance (Angemessenheit) de l’objet aux facultés de connaître qui sont mises en jeu dans la faculté de juger réfléchissante ». Dans le cas du sublime, en revanche, le sentiment de déplaisir ressenti « provient d’un défaut de conformité de l’imagination, dans l’estimation esthétique de la grandeur, avec l’évaluation de la raison » 13. Selon Hegel, « [la] liaison [entre l’entendement et la sensibilité] est l’une des plus belles pages de la philosophie kantienne » 14. Mais il reproche à Kant de n’avoir pas vu qu’il saisissait ce faisant l’unité de l’entendement et de l’intuition, l’unité originaire du sujet et de l’objet antérieure à leur scission. Toute oeuvre de l’imagination est pour Hegel une figure de l’unité de l’esprit. Dans sa philosophie de l’histoire, Hegel utilise le verbe einbilden (littéralement « informer ») pour l’activité de l’esprit qui « fait entrer » le principe de la liberté dans le monde. La Propédeutique philosophique réduit donc l’imagination à la représentation (Vorstellung), à une présentation imparfaite de l’absolu. « L’imagination poétique, en tant qu’imagination productrice (Phantasie), est au service des idées et de la vérité de l’esprit en tant que telle 15 ». La radicalisation contemporaine de l’imagination La lutte pour les droits de l’imagination n’est pas seulement devenue un poncif de l’esthétique moderne, mais elle a été

promue au premier plan des « idées » politiques. Chez Marcuse, qui connut pour cette raison un regain de notoriété dans le contexte du mouvement d’émancipation politique et social des années 1965-1970 en Europe et aux États-Unis, ce poncif repose toutefois sur une réelle réflexion philosophique qui puise aux sources de la révolution du statut de l’imagination opérée par le XVIIIe siècle. Marcuse se réclame au premier chef de Schiller et de sa tentative d’objectivation de l’esthétique kantienne comme « liberté dans l’ordre des phénomènes » (Freiheit in der Erscheinung). Mais, tandis que Schiller ne parvient à envisager l’expression objective du libre jeu des facultés mentales que par la grâce, la « beauté en mouvement », il surinterprète l’instinct de jeu (Spieltrieb) et entend en faire, en un sens vitaliste, « le jeu de la Vie ellemême » 16. Cette thèse d’Éros et civilisation s’enracine dans une réflexion plus ancienne, remontant aux années 1930 et visant une théorie de l’imaginaire historique qui se substituerait à tout autre fondement de la rationalité. Dans « Sur la philosophie concrète », Marcuse tentait de faire de l’imagination productrice l’organon d’une connaissance inscrite dans l’histoire 17. Cette conception, dans l’Homme unidimensionnel, se retrouve aux prises avec le développement des forces productives qui préforment le schématisme de l’imagination. L’imaginaire de la société technologique est la sphère dans laquelle la réification se déploie comme illusion. Or, cette société offre à l’imagination des possibilités jusqu’alors « inimaginables », grâce auxquelles sa prétendue rationalité se révèle sous un jour « fantastique et démentiel ». Si la rationalité esthétique peut encore lui résister, c’est en s’affirmant comme « fiction avouée », une sorte de contre-fiction en somme, utopie ou dénonciation de la démence du mode de production par les moyens de l’art 18. ▶ Cette offensive a été, depuis, dépassée et invalidée par le développement des nouvelles technologies, dans lesquelles la distinction traditionnelle entre le virtuel et le réel devient floue, comme, du même coup, la distinction entre imagination productrice et imagination reproductrice. Les nouvelles technologies de production et de diffusion d’images tant réelles que virtuelles s’arrogent la place qui était celle de l’aperception originaire dans la théorie kantienne 19. Elles ne sont plus seulement des moyens de saisie, de reproduction et de transformation des réalités perçues, elles sont des moyens de perception et de constitution du donné perçu en

connaissance. L’intelligence devient artificielle – mais en a-t-il jamais été autrement ? L’objet construit par la science n’a-t-il pas toujours été l’objet d’un certain état de développement des moyens techniques de la science ? Il est du même coup également vain de vouloir opposer à cette imagination productrice les droits de l’imagination créatrice (Bachelard) ou même ceux de l’imagination visionnaire de l’artiste. L’esthétique du XVIIe s. reposait sur une ontologie ; celle du XVIIIe s. a fait valoir contre elle les droits du sujet. Il semble que l’« ontologie », si on peut l’appeler encore ainsi, ait pris sa revanche en imposant au sujet de l’esthétique kantienne, le génie qui crée « comme la nature », la fonction d’un technicien lançant les programmes d’une combinatoire de mondes possibles qui possède sa vie propre et ne la tient plus de son « génie ». Le sujet moderne est dépossédé de sa position de centre incontournable ; il n’est plus que le cameraman des métamorphoses du réel / virtuel. Gérard Raulet ✐ 1 Aristote, De l’âme, 429a. 2 Ibid., 427b, 428a. 3 Saint Thomas d’Aquin, De veritate, I, a. 11. 4 Pascal, B., Pensées, éd. Lafuma, 44 & 551. 5 Descartes, R., Méditations, in OEuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, pp. 277 sq et p. 318. 6 Descartes, R., les Passions de l’âme, art. 20 & 21, in OEuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, pp. 705 sq. 7 Cf. Baumgarten, A., Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus (1735), rééd. Meiner, Hambourg, 1983, trad. Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème, L’Herne, Paris, 1988, § 43, § 50 sq ; Métaphysique (1739), § 531 sq ; Esthétique (1750-1758), trad. L’Herne, Paris, 1988, § 423 & 424. 8 Wolff, C., Vernünftige Gedanken von Gott (1719), trad. Pensées rationnelles sur Dieu, § 235. 9 Wolff, C., Psychologia empirica, § 144. downloadModeText.vue.download 545 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 543 10 Kant, E., Critique de la raison pure, § 24 : « De l’application des catégories aux objets des sens en général », trad. A. Trémesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1944, p. 155. 11 Heidegger, M., Kant et le problème de la métaphysique (1929), Gallimard, Paris, 1953, p. 186. 12 Ibid., pp. 129 sq. 13 Ibid., § 27, p. 96. 14 Hegel, G. W. F., Geschichte der Philosophie, in Sämtliche Werke, éd. Glockner, 1965, t. XV, p. 570. 15 Hegel, G. W. F., Propédeutique philosophique, in Sämtliche Werke, éd. Glockner, 1971, t. III, pp. 35, 204 sq. 16 Marcuse, H., Éros et civilisation (1955), trad. Minuit, Paris, 1968, pp. 164 sq. 17 Marcuse, H., « Sur la philosophie concrète », trad. in Philosophie et révolution, Denoël, Paris, 1969, pp. 128 sq. 18 Marcuse, H., L’homme unidimensionnel(1964), trad. Minuit, Paris, 1968, pp. 301, 310 ; La dimension esthétique, Seuil, Paris, 1979 ; et G. Raulet, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, PUF, Paris, 1992. 19 Virilio, P., L’espace critique, Bourgois, Paris, 1986. ! APERCEPTION, DASEIN, ENTENDEMENT, INTUITION, REPRÉSENTATION, RHÉTORIQUE, SCHÉMATISME, SENSIBILITÉ, SUBLIME, TEMPS, TRANSCENDANTAL PHILOS. MODERNE À l’âge classique, le terme a deux sens : image corporelle singulière ; faculté de former ou de recevoir des images. Chez Descartes, l’imagination s’oppose à la fois aux sens – qui exige la présence de l’objet, alors qu’elle peut former une image en l’absence de celui-ci – et à l’entendement – qui peut se passer des images (l’exemple du morceau de cire montre que seul l’entendement peut accéder à l’essence des choses). Malgré son caractère trompeur, elle se voit reconnaître un rôle dans la science de la nature et tout ce qui concerne la connaissance des corps 1. Chez Hobbes, l’imagination se confond avec la sensation, qu’elle répète en l’absence de l’objet, et elle forme des images ou des idées, alors que l’entendement produit des raisonnements, c’est-à-dire met en ordre les idées ou images grâce aux noms 2. On retrouve chez Spinoza une opposition entre entendement et imagination

analogue à celle du cartésianisme, mais ici on peut construire des lois de l’imagination, qui sont celles du premier genre de connaissance 3. ▶ Dans ces problématiques, comme dans beaucoup d’autres à l’âge classique, quelles que soient leurs variantes, l’imagination joue un rôle surtout négatif, lié au corps, au langage, à la mémoire – mais retrouve un rôle positif lorsqu’il s’agit de penser ce qui échappe à l’entendement. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques. 2 Hobbes, T., IIIes Objections aux Méditations de Descartes. 3 Spinoza, B., Traité de la Réforme de l’Entendement. ESTHÉTIQUE Faculté de se représenter des images ou d’en former de nouvelles. D’abord pensée comme faculté reproductrice et liée à la mimèsis, l’imagination va progressivement s’affirmer comme puissance créatrice, contribuant parallèlement à libérer l’art de son obédience au réel. Du fait qu’il la sollicite nécessairement (tant pour dupliquer le réel que pour en goûter l’imitation), l’art mimétique encourt la même défiance que l’imagination, longtemps suspectée de ne fournir que des images dérivées de la sensation immédiate, sans posséder leur évidence ni rigueur de pensée. Pour Platon 1, l’image est d’autant plus trompeuse qu’elle paraît ressemblante ; l’art risque ainsi de produire des simulacres captieux qui enferment dans les mirages de l’apparence. C’est néanmoins lui reconnaître en creux le pouvoir de donner corps au non-être au point d’en imposer la présence. Selon Longin, l’orateur atteint le sublime s’il sait ressentir et susciter ces imaginations (phantasiai) qui font surgir la scène évoquée et transportent l’auditeur 2. La Renaissance amplifie cette conception en forgeant, par la seule force de l’évocation littéraire, les contours d’un monde sans lieu : une utopie alternative 3. Dès lors, l’art revendique cette puissance active qui ne se contente pas de répliquer le réel mais crée un écart fécond, même si elle reste soumise aux desseins de l’intelligence. Kant

l’affranchit de cette subordination : le jugement esthétique est un jugement réfléchissant où s’éprouve le jeu harmonieux de l’imagination et de l’entendement. Dans sa liberté, l’imagination « élargit le concept lui-même esthétiquement et d’une manière illimitée » ; elle est ainsi créatrice et essentielle au génie 4. Les romantiques l’exalteront en la distinguant définitivement de la simple fantaisie reproductive. Baudelaire en fait même la « Reine des facultés » qui doit gouverner toutes les autres ; elle seule sait « digérer et transformer » le « magasin d’images » du visible qui n’est qu’un « dictionnaire à feuilleter » pour composer et créer une surnature 5. ▶ L’imagination a donc conquis une place centrale dans les arts, en se délivrant à la fois de la tutelle du concept et de la restitution d’un réel. Que Sartre l’interprète comme une néantisation du monde et une visée d’irréel 6, ou que Bachelard choisisse d’exalter le dynamisme d’une imagination enracinée dans le monde et les matières, et « à qui appartient cette fonction de l’irréel psychiquement aussi utile que la fonction du réel » 7, elle transcende le réel immédiat pour affirmer sa puissance de liberté et de création. Marianne Massin ✐ 1 Platon, République X, Sophiste. 2 Longin, Du sublime (XV), Rivages, Paris, 1991. 3 More, T., l’Utopie (1516), Flammarion, Paris, 1987. 4 Kant, E., Critique de la faculté déjuger, § 49, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968. 5 Baudelaire, C., OEuvres complètes, t. 2, Salon de 1859 (cf. aussi Notes nouvelles sur Edgar Poe), et t. 1, Fusées, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1973-1976. 6 Sartre, J.-P., l’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Gallimard, Paris, 1940. 7 Bachelard, G., la Terre et les rêveries de la volonté, José Corti, Paris, 1948 ; la Psychanalyse du feu, 1938 ; l’Eau et les Rêves, 1942 ; l’Air et les Songes, 1943 ; la Poétique de l’espace, 1957 ; la Poétique de la rêverie, 1960.

Voir-aussi : Starobinski, J., L’oeil vivant II. La relation critique (« L’empire de l’imaginaire »), Gallimard, Paris, 1970. Védrine, H., Les Grandes Conceptions de l’imagination. De Platon à Sartre et à Lacan, le Livre de Poche, Paris, 1990. ! ART, CRÉATION, GÉNIE, IMAGINAIRE, SUBLIME downloadModeText.vue.download 546 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 544 PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN. Faculté d’évoquer des images en l’absence de modèle (imagination productrice) ou de les recombiner à partir de souvenirs d’images (imagination reproductrice). La théorie psychologique de l’imagination dépend au départ des idées sur sa fonction épistémique en philosophie de la connaissance : sur un premier axe, l’imagination est comme le moyen terme entre la sensation et l’entendement. Elle hériterait de l’une divers traits de passivité (l’imagination reproductrice, du moins) et du second l’autonomie active dans la construction de formes. Sur un deuxième axe, l’imagination est supposée à la reviviscence du souvenir, qu’elle réactualise à l’occasion de l’anticipation du nouveau. Mais l’élucidation du pouvoir intrinsèque d’imaginer est alors obérée par sa disqualification traditionnelle comme principe d’illusion, introduisant soit le sensible dans le concept, soit le disparu dans le présent. Deux traits résument ce qu’il y a à expliquer, en psychologie, dans l’imagination. Le premier, noté par Sartre 1, c’est qu’imaginer, c’est poser l’irréalité de l’objet imaginé ; on ne peut donc reprocher à l’imagination de tromper puisque n’est trompeur que l’usage de cette irréalité dans le raisonnement. Le second, dégagé par Wittgenstein 2, demande pourquoi, si j’ai une image de Pierre, j’ai bien une image de Pierre : certainement pas parce que l’image ressemble à Pierre (sous peine de régresser à l’infini) ; il en ressort que l’image est intrinsèquement intentionnelle (imaginer c’est « voir comme »). Mais il est difficile de changer ces remarques conceptuelles en contenu scientifique positif. La psychologie cognitive substitue donc à la problématique de l’imagination l’analyse expérimentale des opérations mentales sur les images. Mais il est possible que cette tenta-

tive évacue complètement l’imagination et ne l’éclairé pas. En effet, si l’on examine ce qui se passe quand je déplace ou transforme une image mentale, on suppose que l’image est un objet perçu « à l’intérieur de soi » par un observateur qui en juge. Or, est-ce que j’imagine le mouvement d’une chose, ou bien est-ce que je déplace l’image mentale que j’en ai ? C’est différent : dans le dernier cas, on prend une métaphore valable pour les objets du monde extérieur au pied de la lettre, et il manque par exemple entre moi et l’image-objet les repères spatio-temporels requis pour objectiver l’image (selon Alain, on peut imaginer le Panthéon avec toutes ses colonnes ; mais peut-on compter les colonnes sur l’image mentale du Panthéon comme sur le Panthéon réel ?). Pierre-Henri Castel ✐ 1 Sartre, J.-P., l’Imaginaire, Paris, 1940. 2 Wittgenstein, L., Philosophical Investigations, Oxford, 1953. Voir-aussi : Ribot, T., Essai sur l’imagination créatrice, Paris, 1900. ! IMAGERIE MENTALE, IMAGINAIRE, SCHÉMATISME IMAGO Terme latin signifiant « image ». En biologie, forme adulte de l’insecte à métamorphoses. PSYCHANALYSE Prototypes inconscients des proches, construits dans la petite enfance : imagos paternelle, maternelle, fraternelle avec agrandissement, clivage, voire inversion des caractéristiques des adultes, pouvoir / impuissance, beauté / laideur, etc. Chez Jung 1, ce terme est lié aux notions d’inconscient collectif et d’archétypes. Freud y voit des élaborations des interactions entre l’enfant et le monde des adultes, et l’emploie peu. « Imago » devient fréquent chez ses successeurs, surtout chez M. Klein 2, qui introduit le clivage des imagos bonnes / mauvaises. Lacan 3 rattache l’imago au stade du miroir, à l’identité aliénante et à l’imaginaire. ▶ Les successeurs de Jung ont développé les notions corrélées d’imago et d’archétypes. Chez les freudiens, le terme reste technique. Lacan et ses élèves ont déployé l’imaginaire dans ses relations avec le symbolique et le réel, jusqu’à des tentatives de formalisation.

André Bompard ✐ 1 Jung, C.G., Wandlungen und Symbole der Libido (1912), trad. Métamorphoses et symboles de la libido, Éditions universitaires, Genève, 1927. 2 Klein, M., Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, Paris, 1967. 3 Lacan, J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), in Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! IDÉAL, INCONSCIENT, MOI, OBJET, RÉEL, SURMOI IMITATION Du latin classique imitari, verbe déponent signifiant « reproduire par ressemblance », « représenter » ; dans le latin chrétien imitatio désignait l’ascèse de la créature convertie qui travaille à restaurer en elle l’image de Jésus-Christ dépravée par le péché. À la Renaissance, le mot vaut aussi dans le domaine des arts et de la littérature : imiter, c’est alors ressusciter l’art des Anciens, méconnu par la barbarie « gothique » du Moyen Âge. Mais c’est au XIXe s. seulement que l’imitation prend le sens de « contrefaçon » ou de « faux ». Mimeisthai : le verbe grec, qui signifie « imiter, ou mimer, par exemple par une pantomime ou par une danse », ne se conjugue qu’à la voix passive, même quand il prend un sens actif. Cette incertitude dénote une ambivalence dans l’acte lui-même : imiter, ce n’est pas vraiment agir, ni créer (poiein), mais seulement reproduire une création déjà accomplie. L’acte de l’imitation comporte en lui une certaine passivité, puisqu’il s’assujettit lui-même à l’autorité d’un modèle (paradeigma) et n’est pour ainsi dire actif que sous influence. ESTHÉTIQUE Pour l’artiste, acte de reproduire par ressemblance un modèle, qu’il soit sensible ou intelligible. Les « arts d’imitation » sont au XIXe s. la peinture et la sculpture, mais non la musique ni la poésie, qu’on suppose alors, contre l’opinion de Platon et d’Aristote, pures de toute intention mimétique. L’âge classique distinguait entre l’imitation, qui suscite par artifice l’illusion du naturel, et la copie, simple répétition mécanique d’un original. Le nom grec mimêsis, qui signifie « imitation », prend un sens passif chez Platon, selon lequel l’image mimétique fascine l’esprit et fait obstacle à la connaissance : à l’idée, que seuls peuvent contempler les yeux de l’âme, la mimêsis substitue

l’idole, qui suscite l’illusion d’une présence sensible, dépravant ainsi l’intelligible dans le visible 1. Le même mot prend en revanche un sens actif chez Aristote, selon lequel l’imitation n’est pas sans rapport avec l’activité créatrice, ou « poiétique », à tel point que les traducteurs de la Poétique ont parfois proposé « représentation » au lieu du traditionnel « imitation »2 : imiter un modèle, c’est apprendre à en connaître la morphologie, et même la morphogenèse, et c’est parce que les hommes dédownloadModeText.vue.download 547 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 545 sirent naturellement savoir que l’imitation leur est naturelle, et qu’il s’y exercent dès l’enfance. Il est vrai que l’imitation peut être plus ou moins fidèle : Aristote distingue entre les peintres qui représentent les hommes comme ils sont, et ceux qui les peignent plus beaux, ou plus laids, qu’ils ne sont. Si l’artiste a vocation d’imiter, du moins doit-il choisir un modèle qui soit digne d’être ainsi célébré ; pour éviter le péril de la caricature comme la trivialité du réalisme, il se tournera vers un idéal que l’intellect seul peut concevoir – l’Idée même de la Beauté – et que la nature peut sans doute approcher, mais qu’elle ne saurait accomplir. C’est ainsi que Cicéron et Pline l’Ancien à sa suite 3 racontent l’histoire du peintre Zeuxis qui, devant exécuter un portrait d’Hélène de Troie dans le temple de Junon à Crotone, ou à Agrigente, fit paraître devant lui les cinq plus éclatantes beautés de la cité et, empruntant à chacune d’elles les traits les plus exquis, recomposa en les réunissant l’aspect de la plus belle des mortelles. Cet apologue est un thème obligé de la théorie de l’imitation. On le retrouve par exemple dans une lettre célèbre que Raphaël adresse en 1514 à B. Castiglione. Au début du XVIIIe s. encore, l’abbé Batteux, cherchant à formuler le principe qui réduit les beaux-arts à l’unité et à les organiser en un système cohérent, croit le trouver dans l’imitation de la belle nature, dont la nature ne nous offre que le reflet imparfait 4. Modernité Pourtant la servitude de l’imitation, qui soumet l’artiste au modèle extérieur, contredit l’autorité du génie qui prétend ne tenir que de sa seule inspiration les règles de son art. L’imitation suppose que l’artiste s’efface pour que paraisse le modèle, tel le miroir qui se fait oublier dans le reflet : mais la « manière » réfute cette transparence, et imprime dans l’oeuvre la marque irréductible de l’individualité. En outre, comme le démontre Lessing dans son Laocoon (1766), les arts diffèrent entre eux, et la peinture obéit à des impératifs qui sont distincts, par exemple, de ceux de la poésie ; tous ne sauraient

se confondre dans la théorie trop générale de l’imitation 5. L’impératif mimétique n’est pas seulement approximatif, il est plus encore vain, et même irréalisable : dans son Histoire de l’art de l’Antiquité (1764), Winckelmann met en évidence combien l’art des Anciens, qu’on proposait depuis la Renaissance à l’imitation des Modernes, appartient à des temps irrémédiablement révolus, l’éloignement de l’histoire rendant impossible l’entreprise même du miméticien qui s’efforce de rendre présent ce qui est à jamais absent, de retrouver ce qui est irréversiblement perdu. La modernité porte donc désormais le deuil de l’Idéal, et l’artiste renonce à rejoindre cette beauté parfaite dont il croyait apercevoir les fragments dispersés dans la nature, ou dans les oeuvres du génie. Pourtant, ce renoncement est aussi un affranchissement : c’est chez K. P. Moritz en 17856 qu’on trouvera pour la première fois l’idée que l’oeuvre d’art vaut par elle-même et non par référence à un modèle qui lui serait imposé, qu’elle est, comme l’écrira Schelling, « tautégorique », fin en soi et unique source de son unique valeur. Parfaitement achevée en elle-même, l’oeuvre se désintéresse de tout ce qui lui est extérieur et, souveraine, ne se rapporte qu’à sa propre splendeur. Le renversement esthétique, inauguré par Baumgarten et accompli par Kant., renforce cette orientation : le beau, qualifiant désormais la qualité du sentiment, trouve son principe dans la subjectivité, et non dans une forme objective qui prendrait valeur de modèle. La beauté est donc libre, jeu gratuit des formes qui ne représente ni ne signifie rien, elle n’adhère pas à un idéal de perfection et ne suppose aucun concept qui viendrait en finaliser la forme. Il est alors remarquable que ce soit l’improvisation musicale qui paraisse aux yeux de Kant l’exercice le plus propre à faire entendre cette liberté nouvellement acquise ; la musique est en effet, de tous les arts, celui dont le mimétisme est le plus problématique, et les partisans de la théorie de l’imitation avaient toujours quelques difficultés à l’intégrer dans leur système. C’est pourquoi la musique apparaîtra, dans le cercle des romantiques d’Iéna où se forge, après Kant, l’esthétique de la modernité, le premier et le plus sublime de tous les arts : pur jeu de la variation et de la reprise, de l’harmonie et du contrepoint, elle est affranchie des servitudes de l’imitation. Aussi les promoteurs de la peinture non figurative, qu’on dit aussi « abstraite », se réclameront, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, de la musique tout autant que de la peinture : pour Kandinsky, qui se découvrit peintre devant les Meules de Monet, mais aussi en entendant le Lohengrin de Wagner, la peinture est équivalente à la musique et exprime comme elle une « nécessité intérieure » ; on connaît les Carrés magiques en lesquels Klee, par ailleurs excellent violoniste, voyait une transcription chromatique des fugues de Bach ; on se souvient enfin que le dernier tableau de l’austère Mondrian, Victory boogie-woogie (1943-1944), comme Broadway boogie-woogie, qui le précède d’un an, porte le nom d’un

rythme de jazz. Jacques Darrulat ✐ 1 Platon, République, livres III et X, in OEuvres complètes, trad. É. Chambry, Les Belles Lettres, tomes VI et VII (1re et 2e parties), Paris, 1970 et 1967. 2 Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1965. 3 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle XXXV. La peinture, trad. J.M. Croisille, Les Belles Lettres, Paris, 1997. 4 Batteux Ch., les Beaux-Arts réduits à un même principe, éd. critique par J.-R. Mantion, Aux amateurs de livres, Paris, 1989. 5 Lessing G. E., Laocoon, Hermann, Paris, 1990. 6 Moritz, K. P., le Concept d’achevé en soi et autres écrits (17851793), trad. P. Beck, PUF, Paris, 1995. Voir-aussi : Kant, I., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion GF, Paris, 1995. Todorov, T., Théories du symbole, Seuil, Paris, 1977. ! ART, CRÉATION, COPIE, MUSIQUE, REPRODUCTION PSYCHOLOGIE Action intentionnelle et psychologiquement structurante de reproduire le comportement d’un autre individu. L’imitation psychologique a peu à peu émergé au sein d’une vaste famille de conduites de reproduction. Au mimétisme physiologique par rapport à l’environnement (le caméléon) s’oppose son orientation sur un individu semblable, qui sert de modèle. Toutefois, l’imitation de la seule image de l’autre (les « syncinésies », qui sont des mouvements mimés) n’est qu’un effet de capture global et passif. L’imitation doit être articulée et active (intentionnelle). À la « contagion sociale » (sur le modèle de la mode et de l’hypnose chez Tarde), elle s’oppose par le fait qu’elle est apprise. Elle suppose donc une articulation cognitive interne – mal élucidée dans un effet massif d’entraînement social qui réduirait l’imitation à un mot passe-partout. Sur cette base, la psychologie génétique s’est intéressée à l’imitation des expressions de visage des adultes downloadModeText.vue.download 548 sur 1137

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par les nourrissons : l’enfant reproduit de façon intermodale (du visage de l’autre au sien), et à la suite d’essais et d’erreurs, certains mouvements d’origine innés : protrusion de la bouche – le sourire, surtout. Il s’agit là d’une première constitution de l’intentionnalité des réponses interindividuelles. Elle est prédictive des capacités futures de l’enfant. ▶ On se demande souvent si l’appareil cognitif qui se développe par l’imitation doit être doté de capacités préalables de percevoir (au moins le modèle). Il est clair que percevoir une conduite « comme modèle » ne peut pas être un trait interne de la perception. L’espace social préexiste apparemment ici. Des travaux sur l’autisme (Meltzoff et Gopnick) ont cependant tenté de déduire d’une incapacité aux jeux d’imitation les étapes neuropsychologiques du développement de l’individu. En revanche, une imitation trop socialisée ne décrirait guère que l’identification, par internalisation du modèle, sans élucider le comment du processus. Pierre-Henri Castel ✐ Meltzoff, A., et Gopnick, A., in Baron-Cohen, S., Tager-Flussberg, H. et Cohen, D. (éds.), Understanding Other Minds, Oxford U. P., 1993. Piaget, J., la Formation du symbole chez l’enfant, Neuchâtel, 1945. Tarde, G., les Lois de l’imitation, Paris, 1890. IMMANENCE Du latin immanere, « demeurer en ». L’immanence est à l’origine un concept religieux : elle définit le panthéisme et dans le christianisme, elle donne une consistance théologique à l’incarnation divine. GÉNÉR. Caractère de ce qui a son principe en soi-même, par opposition à transcendance qui indique une cause extérieure et supérieure. Par différence avec la permanence, qui désigne le caractère de ce qui demeure soi-même à travers la durée, l’immanence n’assigne aucun espace ni temps à cette façon de demeurer en soi : insistant sur l’intériorité, elle est le caractère de la chose qui n’a besoin d’aucun rapport à autre chose qu’elle même pour être, valoir, ou signifier. L’immanence s’oppose donc à la transcendance, aussi bien comme principe extérieur que comme position d’une référence par rapport à laquelle la chose prendrait un sens. L’immanence est par là un absolu : chez Spinoza, elle est une détermination ontologique qui passe par la coprésence de Dieu à la Nature dans un même plan, où se joue toute valeur et toute intelligibilité 1.

Pourtant, l’immanence ne signifie pas la pleine présence de la chose à elle-même : comme réduction à un seul plan ontologique, éthique et noétique, elle n’exclut pas les articulations internes : l’immanent n’est pas l’immédiat. Ainsi l’esprit comme vie immanente à elle-même souffre une certaine noncoïncidence à soi : chez Hegel, l’esprit ne se sent « chez lui » partout que pour s’être détourné et aliéné, et être revenu en soi. L’épreuve de la négation n’abolit en rien son immanence, mais la précise : l’esprit absolu est la nature elle-même, réalisée comme esprit à travers une série de médiations 2. Dans une autre perspective, l’immanence définit une position critique opposée à la métaphysique comme recours à des principes extra-mondains. Elle est la pierre de touche de plusieurs traditions philosophiques (matérialisme, naturalisme et empirisme principalement) ayant en commun de ne croire qu’en l’ici-bas. En ce sens, ce n’est pas tant la compréhension du concept qui fait problème que son usage comme valeur. La principale implication de l’usage systématique du concept se trouve en effet dans le champ moral : Lucrèce 3, Spinoza, mais aussi Nietzsche 4 et Deleuze 5 en font d’abord usage dans une éthique d’évaluation et non plus de justification, qui refuse la condamnation de la vie inhérente à l’invocation d’un principe transcendant. Sébastien Bauer ✐ 1 Spinoza, B., Éthique, trad. C. Appuhn 1965, Flammarion, Paris. 2 Hegel, G., Phénoménologie de l’esprit, Préface, trad. J.P. Lefebvre, 1991, Aubier, Paris. 3 Lucrèce, La nature des choses, trad. 1995 C. Labre, Arléa. 4 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, I, trad. P. Wotling, 2000, Librairie Générale Française, Paris. 5 Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, chap. 2. 1991, Minuit, Paris. ! ABSOLU, ESPRIT, TRANSCENDANCE PHILOS. CONTEMP. Quant aux voies actuelles de la philosophie occidentale, l’une s’oriente vers la saisie de la transcendance dans l’immanence même : c’est la tâche (soulignée par Levinas)

de la Phénoménologie, qui inscrit la visée de l’objet dans le vécu de la conscience pure 1. On peut signaler de ce point de vue la tentative inouïe de M. Henry qui consiste à dénoncer toute transcendance comme secondaire, dérivée, et même oblitération de l’immanence qui serait la seule phénoménalité effective. C’est que, pour Henry, la transcendance, incapable de « se fonder elle-même » en tant que pur mouvement extatique, s’effondrerait si elle n’était pas soutenue par cela même qui se refuse à son mouvement, l’immanence. On remarquera qu’en sa radicalité la pensée henrienne décrit comme procès de transcendance toute « mise en lumière » – et donc toute phénoménalité au sens jusqu’ici reçu du terme, si le « phénomène », depuis les Grecs, est en quelque sorte « ce qui se montre dans la lumière ». La lumière du Monde, contrairement à ce que nous ont enseigné Husserl et Heidegger, ne montre rien, et, pire, déréalise, désubstantialise ce qu’elle éclaire dans le geste même de l’éclairer. Se revendiquant phénoménologue, Henry s’affronte dès lors à la tâche redoutable de décrire un autre apparaître, l’immanence comme apparaître, qui n’emprunte rien à la transcendance (et à ce compte, le Monde, la conscience, l’intentionnalité, la visibilité de l’essence ou de la forme, relèvent de l’ordre de la transcendance) 2. Une autre voie actuelle, consiste à saisir effectivement tout en un. Ainsi, pour Deleuze et Guattari, le plan d’immanence est à la fois un et multiple : il est feuilleté en une multitude de coupes dans le chaos du réel ; chaque coupe sélectionne en fonction de son orientation propre des traits pertinents pour la pensée, et les concepts sont les ordonnées de ces traits. Penser, c’est donc créer des concepts sur un plan singulier qui forme l’image immanente, mais non-pensable, du dynamisme créatif. Et la transcendance consiste moins à changer de plan qu’à fuire hors du plan – fuite statique, à vrai dire, vers le concept de tous les concepts 3. Jérôme Lèbre et François-David Sebbah ✐ 1 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1947. – L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 2ème éd. 1978. downloadModeText.vue.download 549 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 547 2 Henry, M., L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963 (puis 1990). – Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000. 3 Deleuze, G. et Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE Plan d’intelligibilité où toute existence doit pouvoir s’expliquer par elle-même ou dans une relation (causalité, contiguïté) avec des existences comparables, sans solution de continuité. L’immanence est traditionnellement opposée à la transcendance, qui pose un autre plan de réalité, supérieur, séparé et antérieur, pour rendre compte des existences immédiates, qui deviennent du même coup secondes et dérivées. Par définition, la métaphysique occidentale s’est construite contre les schémas immanentistes, notamment contre la réduction du sens à une causalité matérielle, comme le montre la déception symbolique de Socrate face à la promesse d’Anaxagore d’une Intelligence ordonnatrice 1. Dès lors, pour les héritiers de l’idéalisme platonicien, l’immanence n’est que le propre du corporel, du matériel, subordonnée à la transcendance première du spirituel et du divin, qui fonde une ontologie verticalement hiérarchisée. Ce n’est que dans l’ontologie moniste de Spinoza 2 que Dieu et la Nature, le corps et l’âme seront conçus comme un seul et même ordre, soumis à une causalité immanente. La liberté et la conscience humaines y sont elles-mêmes déterminées et produites dans un plan d’immanence strict. À y regarder de près, l’immanence reste un concept éminemment paradoxal, dans la mesure où toute pensée consciente suppose un surplomb au-dessus de ce qui est, une ascension soudaine par quoi débute la transcendance. Com-

ment concilier l’immanence et la pensée, le langage ou l’action, qui tous prétendent à une efficacité et à un ordre spécifiques ? Dans quelle mesure l’immanence ne condamne-t-elle pas à une perte du sens, résorbant la spécificité humaine ? Quand bien même le matérialisme historique de Marx pose que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie », mais « la vie qui détermine la conscience », et ainsi prétend démasquer « les sublimés nécessaires du processus matériel de la vie »3 que sont morale, métaphysique et religion, on ne peut que constater le besoin d’une altérité radicale, d’une finalité (l’Histoire ou le Progrès) à l’oeuvre au coeur des déterminismes immanents, et les justifiant. La pensée chinoise a, sans doute, été celle qui, dès ses origines, est restée la plus fidèle à un postulat d’immanence. Le réel y est conçu comme un procès infini et impersonnel, laissant peu de prise à une organisation conceptuelle surplombante. Le non-agir taoïste, l’importance accordée à la potentialité et au vide, la non-dualité homme / nature ou corps / âme font porter l’accent sur une circulation totale du sens, sans normes ni fondations humaines ou divines 4. Dalibor Frioux ✐ 1 Platon, Phédon, 97b-101a. 2 Spinoza, B., Ethique, I, prop. 18 et passim. 3 Marx, K., l’Idéologie allemande, I.a. 4 Tchouang-tseu, OEuvres complètes, Gallimard, 1985. Lao-tseu, Tao-te-king, Gallimard, 1985. Jullien, F., le Détour et l’Accès, Grasset, 1995. Jullien, F., Figures de l’immanence, Pour une lecture philosophique du Yi King, Grasset, 1993. Granet, M., la Pensée chinoise, Albin Michel, 1968. IMMATÉRIALISME GÉNÉR., PHILOS. CONN. Doctrine qui consiste à refuser l’existence d’une réalité matérielle extérieure à l’esprit qui la perçoit (chez Berkeley). Exposé pour la première fois de façon complète dans le Traité des principes de la connaissance humaine 1, l’immatérialisme est une doctrine philosophique opposée au dualisme cartésien, dont Berkeley considère qu’il est à l’origine du scepticisme et de l’athéisme. Contre la distinction de deux classes de substances hétérogènes, l’immatérialisme considère que ne peuvent véritablement prétendre à l’existence que les es-

prits en tant que foyer d’action et de perception. Les choses non pensantes, en revanche, n’existent qu’en tant qu’elles sont perçues. Ce principe est résumé dans l’expression « esse is percipi or percipere (être c’est être perçu ou percevoir) » 2. Cette formulation est devenue l’inévitable résumé de l’immatérialisme. Elle laisse pourtant dans l’ombre une articulation fondamentale de la pensée de Berkeley : s’il affirme que « ces corps qui constituent l’imposant cadre du monde n’ont aucune subsistance en dehors d’un esprit » 3, Berkeley n’entend pas pour autant renoncer à la réalité de ces choses nonpensantes que sont les idées. Berkeley, au contraire, affirme : « Je ne vise pas à changer les choses en idées, mais plutôt à changer les idées en choses, puisque je tiens les objets immédiats de la perception [...] pour les choses elles-mêmes dans la réalité de leur être. » 4. Cette affirmation repose sur la thèse selon laquelle, puisque les idées que nous percevons ou connaissons ne dépendent pas de notre caprice, il y a nécessairement un autre esprit à leur principe. L’ensemble de la réalité des idées tient donc à leur consistance propre, c’est-à-dire à leur caractère ordonné et indépendant, lequel dépend à son tour de l’esprit infini qui les produit. La réalité n’est ainsi plus référée à une substantialité matérielle indépendante de l’esprit : prise comme ordre des idées, elle est pensable comme un langage de Dieu 5. Laurent Gerbier ✐ 1 Berkeley, G., Traité des principes de la connaissance humaine (1710), OEuvres, vol. I, Paris, PUF, 1985. 2 Berkeley, G., Commonplace Book (1706-1709), « Notes philosophiques », OEuvres, vol. I, p. 78. 3 Traité des principes, § 6, p. 322. 4 Berkeley, G., Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713) ; OEuvres, vol. II, 1987, p. 125. 5 L’expression est introduite en 1732 dans l’Alciphron (OEuvres, vol. III, 1992). ! CORPS, ÉTENDUE, IDÉE, IDÉALISME, MATÉRIALISME, MATIÈRE, MOLYNEUX (PROBLÈME DE), QUALITÉ, SUBSTANCE IMMATÉRIEL THÉOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, ESTHÉTIQUE Qui n’a pas de consistance matérielle, que ce soit en raison de sa nature spirituelle, abstraite ou conceptuelle, ou faute de rapport avec les sens ou avec la chair. Le terme apparaît dans les textes de Jean Scot Erigène (810877) ; il désigne alors « la contemplation immatérielle des

hiérarchies célestes » 1. On le trouve au XIVe s. dans le bas-latin ecclésiastique, ce sont les connotations religieuses qui dominent : le corps « immatériel » des anges. Pascal s’en sert en downloadModeText.vue.download 550 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 548 1648 pour désigner ces « choses abstraites et immatérielles » que considère la géométrie ; de même « les proportions des nombres sont des choses immatérielles » 2. L’idéalisme de Berkeley (1750) sera de même perçu comme un « immatérialisme », le dialogue entre Hylas (partisan de la matière) et Philonoüs (celui qui aime l’esprit) amenant à privilégier les seules apparences sensibles au détriment de tout support ou substrat 3. Les choses et les êtres ne sont découverts que dans l’action du sujet percevant ; ils n’ont donc pas d’autre réalité que celle de la perception et se présentent comme autant de fantasmagories immatérielles. Le terme est d’usage récent dans le champ esthétique. Son idée paraît effectivement antinomique avec la dimension d’incarnation de l’oeuvre d’art. Elle a longtemps servi à désigner la dimension spirituelle ou abstraite de l’oeuvre et se confond alors avec sa dimension formelle. Hegel, dans son Esthétique, parle plutôt de « spiritualité ». Son oeuvre, cependant, paraît bien se circonscrire dans le champ délimité par les deux pôles du « matériel » et de l’« immatériel ». Le terme est employé au XIXe et au XXe s. par les écrivains (Sand, Zola – un « Jésus immatériel » –, Balzac, les Goncourt, Martin du Gard, Duhamel, Bernanos...) en opposition aux valeurs de la « chair » et aux jouissances terrestres. Il est alors synonyme de grâce, de légèreté, de spiritualité : selon Goncourt, la supériorité de la littérature « est d’avoir pour domaine et pour carrière de vendre de l’immatériel » 4. Il finit par désigner le « féerique », le « fantasmagorique », le « merveilleux » 5. Dans le contexte d’aujourd’hui, il vise à se substituer au terme de spiritualité en vidant celui-ci de ses connotations religieuses. Employé dès la fin des années 1950 par Y. Klein qui souhaite « Longue vie à l’immatériel » 6, il est réactivé par Lyotard en 1985 et par F. de Mèredieu en 1994. Klein inaugure en 1962 ses « Cessions d’immatériel ». La « sensibilité picturale immatérielle » imprègne d’énergie l’ensemble d’une oeuvre plastique qui tend à l’invisible, au vide. Cette notion réapparaît en 1985, avec l’exposition conçue par Lyotard pour le CCI du Centre Pompidou. Il s’agissait de désigner les « nouveaux matériaux » et d’analyser leur impact sur la création artistique. Le terme d’« immatériaux » permet de désigner les transformations que les nouveaux médias et les nouvelles technologies font subir à la matière. Celle-ci tend à s’éva-

nouir au sein de processus énergétiques et dans les images produites par les ordinateurs. « Les matériaux « immatériels », sinon l’immatériel, sont désormais prépondérants dans le flux des échanges, qu’ils soient objet de transformation ou d’investissement » 7. Les nouveaux matériaux industriels (dont se sert l’art) apparaissent comme de plus en plus dématérialisés, leur conception en laboratoire précédant leur apparition. Le terme d’« immatériaux » survivra d’ailleurs à l’exposition. En 1994, date de parution de l’Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, le terme constitue un des deux pôles indissociables du développement de l’art moderne et contemporain (des impressionnistes à nos jours). Il acquiert droit de cité dans le vocabulaire de l’esthétique et de la critique d’art 8. La notion sert alors à désigner non pas « l’inverse ou le corrélat de la matière » mais l’« exténuation de celle-ci », sa « sublimation ». L’« immatériel » représente alors « l’extrême affinement, l’allégement et comme la fine pointe de la matière » ▶ Placé sous l’égide de la philosophie hégélienne, le terme (qui fonctionne en corrélation avec son opposé, « matériel ») constitue désormais une catégorie à part entière. Il devient un principe explicatif qui permet de rendre compte de la totalité du développement de l’art moderne. Son champ d’application s’élargit considérablement, il envahit alors le champ de la critique d’art et devient d’usage courant à la fin des années 1990. Florence de Mèredieu ✐ 1 Panofsky, E., Architecture gothique et pensée scolastique, Latrobe, 1951, traduction et notes de Pierre Bourdieu, Paris, Editions de Minuit, 1967, p. 45. 2 Pascal, B., Pensées (1670), in OEuvres complètes, Seuil, Paris, 1963. 3 Berkeley, G., Trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs (1713), trad. GF Flammarion, Paris, 1999. 4 Goncourt, J., et E. Journal (1862), éd. R. Ricatte, Paris, 1959, p. 1015. 5 Cf. le Vocabulaire esthétique de Souriau, PUF, Paris, 1990. 6 Klein, Y., Manifeste de l’hôtel Chelsea (1961), in Yves Klein, Centre Georges- Pompidou, Paris, 1983, pp. 194-195. 7 Lyotard, J.-F., les Immatériaux, Centre Pompidou / CCI, Paris, 1985.

8 Mèredieu, F. de, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Larousse, Paris, 1999. ! CONTEMPORAIN (ART), MATÉRIAU, RÉEL, REPRÉSENTATION, SCULPTURE IMMÉDIAT GÉNÉR. Désigne ce qui est donné à l’expérience ou à la pensée sans intermédiaire. Sont dites immédiates les données qui se présentent à la conscience sans médiation aucune, c’est-à-dire dans une vérité qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même. Ces données sont dites immédiates en deux sens : d’une part, comme élément de l’évidence naturelle ininterrogée, dans laquelle la conscience adhère spontanément à ses contenus comme seuls vrais ; d’autre part, comme décision de la pensée qui examine ses propres contenus en omettant délibérément la double question de leur provenance métaphysique et de leur transformation par un appareil perceptif. Dans la première direction, l’immédiateté représente la naturalité naïve d’une conscience qui n’a pas encore atteint le stade de la réflexion sur ses propres contenus. Une des plus anciennes tâches que la philosophie s’est assignée consiste alors à désavouer l’immédiateté au profit du travail réfléchissant (ainsi chez Hegel l’immédiat qualifie l’évidence sensible qui n’est pas encore concept, qui n’est pas passée par la médiation du négatif pour devenir une véritable connaissance1). Dans la seconde direction, c’est au contraire dans l’effort même de la réflexion que la conscience découvre en elle une sphère d’immédiateté radicale qui résiste à la médiatisation. L’immédiat désigne alors un champ d’étude particulier, ouvert par Descartes : celui de la présence immanente de la conscience à ses propres pensées (« par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes »2). Sébastien Bauer ✐ 1 Hegel, G., Phénoménologie de l’Esprit, A, I, « La certitude sensible », tr. J.P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991. 2 Descartes, R., Principes de la Philosophie, I, 9, édition Adam & Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1996, p. 28. downloadModeText.vue.download 551 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 549 Voir-aussi : Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. 1997, PUF, Paris.

! CONNAISSANCE, INTUITION, SENSIBILITÉ IMPASSIBILITÉ En grec : apatheia. PHILOS. ANTIQUE, MORALE Figure antique du bonheur, spécialement stoïcienne et cynique, qui repose sur l’absence de troubles passionnels. Porphyre oppose impassible (apathes) au fait d’être susceptible de passions (empathes). L’impassibilité a à voir tant avec l’ataraxie, l’absence de troubles qui définit le bonheur du sage épicurien, qu’avec la pure activité : est impassible celui qui n’est aliéné par aucune passivité, qui, quelle qu’elle soit, est nocive et pathologique. Si tout sentir est passion, l’impassibilité est insensibilité. L’impassibilité est un idéal éthique et l’objectif de la vie humaine dans sa recherche de la sagesse, chez les Stoïciens comme chez les Épicuriens. Il y a discussion sur le fait de savoir si l’idéal des sceptiques était l’insensibilité (apatheia) ou la douceur (praotès). Mais l’impassibilité concerne également la métaphysique et la théorie de la connaissance. Platon définissait les idées ou formes, pures réalités intelligibles, comme impassibles, et cette impassibilité était le corrélat de la perfection et de leur caractère incorruptible et immuable. En théorie de la connaissance, l’opposition peut passer entre impassible (apathes) et passible (pathètikos), et l’impassibilité s’appliquer à l’intellect, (nous) actif, séparé, divin (chez Anaxagore, puis chez Aristote), comme la condition de la réussite de son activité : impassible, il ne brouille aucune des informations qu’il reçoit et devient, dans l’acte de connaître, les formes elles-mêmes. Frédérique Ildefonse ✐ Aristote, De l’âme ; De la génération et de la corruption, trad. 1934, J. Tricot, Vrin, Paris. Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, trad. 1965, R. Genaille, Flammarion, Paris. Épictète, Entretiens, III, 13, 18 et 24, trad. 1995 M. Gondicas, in Ce qui dépend de nous, Arléa, Paris. ! ATARAXIE, FORME, IDÉE, PASSION IMPÉRATIF Du latin imperato, « commander ». Distinction kantienne permettant de séparer la morale de la prudence. Attaquée sur plusieurs fronts, elle conserve cependant une valeur opératoire. MORALE

Commandement (imperium) qui énonce une règle contraignante. En ce sens il ne s’adresse qu’aux hommes, c’est-à-dire à des êtres dont les inclinations sensibles sont susceptibles de s’opposer à la règle, et qui par conséquent reçoivent celle-ci comme une contrainte. Les impératifs hypothétiques prescrivent un action qui est bonne en tant que moyen pour atteindre une fin quelconque. L’impératif catégorique, exprimant une loi a priori de la raison pratique, prescrit à l’homme une action bonne en soi, sans relation à une fin contingente : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. »1 Les impératifs hypothétiques comprennent 1) les impératifs de l’habileté, qui s’appliquent à des fins seulement possibles ; 2) les impératifs de la prudence, qui concernent la fin que visent réellement tous les hommes, à savoir le bonheur. L’impératif catégorique, nommé « impératif de la moralité », est indépendant de la recherche du bonheur. Il ne présuppose aucun intérêt particulier mais s’applique nécessairement à l’homme en tant qu’être rationnel. Son contenu n’est autre que la simple forme d’une loi en général, c’est-à-dire l’universalité. L’agent moral doit chaque fois évaluer s’il peut vouloir que la maxime de son action soit en même temps une loi universelle de la nature. L’impératif catégorique consacre « l’autonomie de la volonté », c’est-à-dire le pouvoir qu’a la volonté humaine d’obéir à sa propre loi (celle de la raison) sans se laisser déterminer par ses inclinations et ses intérêts. Il fournit le critère négatif de l’action morale, en ce qu’il permet de rejeter toute maxime qui ne peut devenir une loi universelle de la nature. Par exemple, la maxime qui nous prescrit de garder un dépôt, si son propriétaire est décédé et si personne ne peut prouver qu’il nous a été confié, est dépourvue de valeur morale, car elle ne peut valoir sans contradiction comme loi pratique universelle : universalisée, elle aurait pour résultat de supprimer tout dépôt, car plus personne ne ferait confiance au dépositaire potentiel. L’approche critique Dans son essai sur le Fondement de la morale, Schopenhauer montre que l’impératif kantien, contrairement à ce qu’il prétend, coïncide très précisément avec l’intérêt individuel. En effet le passage à l’universel nous permet de concevoir ce qui nous attendrait, comme patients et non plus comme auteurs de l’action, si telle ou telle maxime était universalisée. Si je ne peux vouloir ériger mon désir de voler autrui en loi uni-

verselle, c’est d’abord parce que je n’ai aucun intérêt, comme patient, à ce que le vol soit universalisé : j’en serais alors à mon tour victime. Hegel souligne d’une part que le critère moral fourni par l’impératif, purement négatif, ne permet pas de construire les conditions sociales et juridiques d’une éthique concrète. D’autre part ce critère, servant à vérifier si la maxime de mon action contredit ou non la forme de l’universalité, n’est pas un critère décisif. Dans l’exemple du dépôt, si « je change mon point de vue » en considérant que le dépôt n’est plus un dépôt, une fois son propriétaire mort, il n’y a plus de contradiction. Je peux très bien ériger en loi universelle de garder un bien qui n’appartient plus à personne 2. Bergson critique également « la prétention de fonder la morale sur le respect de la logique », qui est étrangère au bien et au mal. Il élargit le champ de la moralité en distinguant la morale kantienne de l’obligation, dont la portée est simplement sociale (morale close), de celle de l’amour (morale ouverte) 3. Nietzsche dénonce dans l’impératif catégorique une fausse liberté. L’obéissance à une loi générale impersonnelle révèle « que tu ne t’es pas encore découvert toi-même. » La règle que le sujet kantien prend pour sienne n’est justement pas la sienne. L’affirmation de la singularité, qui passe par la création d’un idéal propre, est alors sacrifiée à l’universalité de la loi 4. L’approche contemporaine La distinction kantienne des impératifs a servi l’entreprise de Rawls, visant à fonder la justice sur des principes universels, et non plus relatifs à telle ou telle culture donnée. L’impératif downloadModeText.vue.download 552 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 550 catégorique définit en effet un principe tel qu’aucune contingence (culturelle, religieuse etc.) « n’apparaît comme prémisse dans sa déduction », de telle sorte qu’il peut servir de modèle pour penser des principes rationnels « s’appliquant à nous tous, quels que soient nos objectifs particuliers » 5. On retrouve chez Apel et Habermas l’idée que l’impératif catégorique prévient les déformations de perspective introduites par les intérêts particuliers. Cet impératif, exprimant le caractère impersonnel et universel des commandements moraux

valides, est au principe leur « éthique de la discussion » : une norme n’est valide que si toutes les personnes qu’elle concerne s’accordent, au terme d’une discussion, sur la validité de cette norme 6. Christophe Bouriau ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de l’Académie, t. IV, p. 421. 2 Hegel, G. W. F., Phaenomenologie des Geistes, éd. Hoffmeister, p. 308. 3 Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1961, p. 87. 4 Nietzsche, F., Le gai savoir, §§ 21 et 355, trad. 1997 P. Wotling, Flammarion, Paris. 5 Rawls, J., Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987, p. 290. 6 Habermas, J., Morale et communication, Cerf, Paris, 1986, pp. 63-130. Voir-aussi : Nancy, J.-L., L’impératif catégorique, Flammarion, Paris, 1983. ! COMMANDEMENT, DEVOIR, LOI, MORALITÉ, PRUDENCE, RÈGNE DES FINS, VOLONTÉ « règne des fins » IMPETUS Mot latin (n. m.) pour « impulsion », « tendance », traduisant le grec hormê. C’est le terme utilisé par Sénèque pour traduire le grec hormê ; Cicéron utilise appetitio. Tirant son origine des facultés de l’âme, l’impetus prend en philosophie naturelle la valeur d’une première ébauche de la notion de force chez Galilée. Abandonnée au profit de l’inertie proprement dite, elle a tout de même été l’occasion des premières critique de la physique aristotélicienne (en particulier : l’antiperistasis) chez Philopon et Nemorarius, dès les premiers siècles de notre ère. PHILOS. ANTIQUE Mouvement de l’âme qui la pousse vers un objet ou qui l’en éloigne ; c’est l’une des quatre facultés de l’âme distinguées par les stoïciens, avec la représentation, l’assentiment et le logos. Il existe deux sortes d’impulsion : l’impulsion « pratique », qui

nous pousse à agir ; et les impulsions purement réactives, comme le plaisir et la peine. L’impulsion première, réaction spontanée de l’âme accompagnant une représentation, se distingue de l’impulsion propre aux animaux rationnels, qui se développe une fois donné l’assentiment à la représentation. « Il serait bon de marcher : je ne marcherai que si je me le suis dit et si j’ai ensuite donné mon assentiment à cette opinion. 3 » Les stoïciens distinguent l’impulsion raisonnable (joie, volonté, crainte) de l’impulsion déraisonnable, ou passion, pathos (plaisir, souffrance, désir et peur) 4. Jean Baptiste Gourinat ✐ 1 Sénèque, Lettres à Lucilius, 113, 18. 2 Cicéron, De finibus, IV, 39. 3 Sénèque, loc. cit. Cf. De la colère, II, 3. 4 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, VII, 110-116, trad. 1965, R : Genaille, Flammarion, Paris. ! ASSENTIMENT, STOÏCISME PHILOS. SCIENCES Attribution à un mobile, par exemple un corps lancé, du seul fait de sa mise en mouvement et par suite de son association avec un moteur, par exemple la main, d’une espèce de qualité, de puissance ou de vertu qui s’y serait imprimée ou qui l’imprégnerait. Cette conception, tout à fait étrangère à l’esprit de la « dynamique » aristotélicienne, apparaît dans les écrits de Philopon (v. 490-v. 566). Cependant, elle a été pour l’essentiel développée par la physique parisienne du XIVe s., illustrée principalement par les travaux d’Oresme (1323 [?]-1382) et de Buridan (1300-1358). Ces derniers précisent entre autres que la qualité acquise par le mobile est, d’une part, d’autant plus grande que l’association au moteur dure plus longtemps mais aussi, d’autre part, qu’elle s’épuise dans le mouvement. Reprise dans ses écrits de jeunesse (époque pisane), puis critiquée par Galilée, la notion d’impetus, qui ne peut être comprise comme première forme du principe d’inertie, disparaît de la science du mouvement. La Définition IV des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton, publiés à Londres en 1687, en témoigne clairement : « La force imprimée est une action exercée sur le corps, qui a pour effet de changer son

état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme. Cette force consiste dans l’action seule, et elle ne persiste pas dans le corps dès que l’action vient à cesser [...]. » Michel Blay ✐ Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1950. Jouguet, E., Lectures de mécanique, Gauthier-Villars, Paris, 1924. Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966, rééd. 1980. ! DYNAMIQUE, FORCE, MÉCANIQUE IMPLICATION Du latin implicare, « envelopper ». LOGIQUE Connecteur propositionnel binaire, 1) noté ⊃ pour une implication matérielle ; A ⊃ B (qui se lit « Si A, alors B »), est une formule du langage-objet, caractérisée sémantiquement par le fait que son seul cas de fausseté est celui où A (l’antécédent de l’implication) est vrai tandis que B (son conséquent) est faux. 2) noté pour une implication stricte ; dans son interprétation attendue, le seul cas de vérité de la formule A B est celui où il est impossible que A soit vraie sans que B ne le soit aussi. La nature du conditionnel « si ... , alors ... » du langage ordinaire, aussi bien que l’adéquation de sa traduction logique par l’implication matérielle ont été, dès l’Antiquité, objets de controverse. Deux caractéristiques de ce connecteur soulèvent des objections : la vérité de A ⊃ B dans tous les cas où A est fausse (ex falso quodlibet), et sa vérité dans tous les cas où B est vraie (verum ex quodlibet), en l’absence même de toute connexion conceptuelle ou factuelle entre A et B. Ces « paradoxes de l’implication », qui ont conduit C.I. Lewis 1 à downloadModeText.vue.download 553 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 551 proposer une notion d’implication stricte, sont à l’origine de la logique dite de la « pertinence ».

Jacques Dubucs ✐ 1 Lewis, C. I., « A New Algebra of Strict Implication », Mind, vol. 23, 1914, pp. 240-247. ! DÉDUCTION, PERTINENCE IMPLICATURE Calque de l’anglais implicature, introduit par Grice. LINGUISTIQUE Conclusion que l’on peut tirer d’un énoncé à l’aide d’inférences non logiques prenant comme prémisses le contenu de l’énoncé, le fait de son énonciation, et certaines règles conversationnelles. Ce terme a été introduit par Grice afin de distinguer les implications logiques d’un énoncé d’autres implications, non logiques, mais jouant un rôle important dans la communication 1. Considérons ainsi l’énoncé (1) « la fenêtre est encore ouverte ». Le fait que la fenêtre ne soit pas fermée est une conséquence logique de l’énoncé. Énoncé dans un contexte adéquat, il possède des implications autres que celles qui sont purement logiques. Un locuteur peut ainsi produire (1) pour demander implicitement à son interlocuteur de fermer la fenêtre, ou pour lui communiquer son irritation. On remarquera que de telles implications, puisqu’elles ne sont pas logiques, peuvent être contredites même lorsque leurs prémisses sont toutes vraies : elles sont défaisables. Grice distingue les implicatures conventionnelles, qui sont déclenchées par certains termes linguistiques, et que l’on peut rapprocher des présuppositions, des implicatures conversationnelles, que l’on ne peut recouvrir qu’en raisonnant sur les relations entre l’énonciation, son contexte, et les règles générales de la conversation. Pascal Ludwig ✐ 1 Grice, P. H., « Logique et conversation », trad. F. Berthet et M. Bozon, in Communications, 30, 1979, pp. 57-72. ! PERFORMATIF, PERTINENCE, PRAGMATIQUE, PRÉSUPPOSITION IMPLICITE Du latin implicare, « envelopper ». MATHÉMATIQUES, LOGIQUE Ce dont la notion est contenue dans un énoncé sans qu’elle soit exprimée en tant que telle. Le caractère implicite d’une propriété peut être considéré comme révélateur d’un défaut ou d’un manque : certaines démonstrations des Éléments d’Eudide (V, 10) font un usage im-

plicite d’une relation d’ordre total sur les grandeurs, sans que celle-ci ne soit jamais énoncée, ce qui affaiblit la démonstration. Par ailleurs, certaines conséquences très évidentes d’un théorème peuvent être passées sous silence, comme « allant de soi » ; elles sont alors implicites au sens d’être évidemment incluses, impliquées par le théorème que l’on vient d’établir. Le mouvement d’axiomatisation des mathématiques engagé à la fin du XIXe s. a donné une grande importance à la théorie des définitions implicites, qui revendique l’usage de cette notion. La définition implicite efface l’ancienne distinction entre les définitions, d’une part, et les axiomes et postulats, de l’autre, pour unifier les énoncés fondateurs d’une théorie. Elle ne produit pas directement de nouvel objet. Elle consiste à élucider un terme sans le définir par sa forme, mais par son usage. Ainsi, la définition des nombres entiers, chez Dedekind, est implicite : au lieu de définir explicitement le nombre entier, on donne les conditions qui font que deux objets ont même nombre. Le concept se dégage indirectement de ces énoncés. De même, rompant avec les tentatives de définitions explicites (Bernoulli, Laplace...) d’une probabilité, A. N. Kolmogoroff énonce, en 1933, six axiomes formels et « définit » une probabilité comme « n’importe quoi vérifiant les axiomes ». Vincent Jullien IMPRÉDICATIVITÉ / PRÉDICATIVITÉ Du latin praedicare, « proclamer ». LOGIQUE Propriété d’une définition qui caractérise un objet par référence à une classe à laquelle cet objet appartient ; ainsi, la définition de l’ensemble N des entiers naturels comme le plus petit ensemble contenant 0 et clos pour l’opération « successeur » est imprédicative, puisqu’on y définit N par référence à une collection d’ensembles à laquelle il appartient. Les définitions imprédicatives enfreignent ce que Russell 1 nomme le principe du cercle vicieux, selon lequel il est interdit de définir x par référence à une totalité dont x est élément, ou dont sont éléments des objets qui ne se laissent définir qu’en termes de x ; mais ce principe ne s’impose vraiment que dans une optique constructiviste, et l’on peut admettre l’imprédicativité si l’on considère que les objets mathéma-

tiques existent indépendamment de leur définition. Jacques Dubucs ✐ 1 Russell, B., « La logique mathématique fondée sur la théorie des types » (1908), in Rivenc et de Rouilhan (éd.), Logique et fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), Paris, Payot, 1992, pp. 309-334. ! CONSTRUCTIVISME, DÉFINITION INCERTITUDE Du latin certus, « déterminé », « établi » ; participe passé du verbe cernere, « décider », « déterminer ». Avec in- privatif. PHYSIQUE Manque de connaissances déterminées à propos d’un événement ou d’une valeur de variable. La composante épistémique du concept d’incertitude est avérée en physique générale dans la théorie des erreurs de mesure. Là où le mot « erreur » est utilisé pour dénoter l’écart d’un résultat de mesure par rapport à la valeur vraie postulée, le mot « incertitude » est préféré lorsqu’il s’agit d’insister sur un déficit de connaissances au sujet de cet écart. En physique quantique, le mot « incertitude » a été employé dans l’expression « relations d’incertitude (de Heisenberg) ». La question est de savoir s’il l’a été à bon escient. Au premier degré, les relations de Heisenberg imposent une limite inférieure mutuelle à l’écart quadratique moyen des valeurs mesurées de deux variables conjuguées (comme la coordonnée spatiale x et la composante correspondante downloadModeText.vue.download 554 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 552 de la quantité de mouvement p ). Appliquées à ces variables, x les relations de Heisenberg s’écrivent : Δx · Δp ≥ h/4π (où h x est la constante de Planck). Selon l’expression précédente, à la suite d’une certaine préparation expérimentale, plus l’écart quadratique moyen Δx est petit, plus l’écart quadratique moyen Δp est grand. Toute la difficulté est à partir de là x d’identifier la nature de cette limite incompressible : s’agit-il d’une limite de notre connaissance des variables, d’une limite

inhérente aux processus microscopiques, ou bien des deux à la fois dans une situation où aucune véritable séparation entre les propriétés et l’acte consistant à les connaître ne serait légitime ? Chacun des mots utilisés pour caractériser les relations de Heisenberg favorise l’une de ces trois interprétations. « Incertitude » favorise la lecture épistémique. « Indétermination » favorise une lecture objectiviste, voire ontologique. « Imprécision », terme neutre, peut faire incliner vers la troisième interprétation, non dualiste, sans exclure les deux premières. Notons que, pour désigner les relations dont il était l’auteur, Heisenberg n’utilisait presque jamais « incertitude », assez fréquemment « indétermination », et le plus souvent « imprécision ». ▶ L’interprétation épistémique des relations de Heisenberg, encouragée par la dénomination « relations d’incertitude », est contestable, puisque rien ne permet de distinguer, dans les écarts quadratiques moyens prévus par la théorie quantique, ce qui revient à l’imperfection supposée de nos connaissances et ce qui revient aux processus naturels. En suggérant qu’il y a quelque chose à propos de quoi nous sommes incertains, c’est-à-dire quelque chose que nous ignorons en partie mais qui se tient par-delà les phénomènes expérimentaux, elle incite à entreprendre la recherche même qu’elle déclare impossible. De surcroît, elle focalise l’attention sur les aspects limitatifs des relations de Heisenberg, au détriment de leur teneur heuristique utilisée dans les laboratoires. Michel Bitbol ✐ Heisenberg, W., Les principes physiques de la théorie des quanta, Gauthier-Villars, 1972. ! INDÉTERMINATION, PROBABILITÉ INCIDENTE (IDÉE) ! IDÉE INCOMMENSURABLE ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES S’emploie depuis les années 1960 dans le champ de la philosophie des sciences pour qualifier un certain type de rapport entre des paradigmes, théories ou concepts scientifiques. En un sens intuitif mais vague, deux théories scientifiques à propos du même objet (le monde physique par exemple) sont dites incommensurables lorsqu’elles diffèrent si profondément qu’il semble n’exister entre elles aucune commune mesure. Au sens précis que Kuhn finit par conférer au terme, l’incommensurabilité signifie l’impossibilité de superposer les structures lexicales constitutives de deux théories, les deux

réseaux conceptuels mobilisés de part et d’autre pour décrire le même objet opérant des découpages trop radicalement différents de cet objet et recourant chacun à des traits discriminants inconnus de l’autre. Elle découle d’après Kuhn du fait que ce qui est dicible dans un langage donné peut ne pas du tout l’être dans un autre (ou ne l’être que trop approximativement). Première introduction de l’incommensurabilité en philosophie de la physique C’est en 1962 que Kuhn 1 et Feyerabend 2 introduisent, indépendamment l’un de l’autre, le terme d’incommensurabilité en épistémologie. Deux théories physiques T1 et T2 sont dites incommensurables quand l’on ne peut définir les termes (théoriques et / ou observationnels) de T1 au moyen des termes de T2 (et vice versa) ; corrélativement, ce ne sont en général plus (ou plus exactement) les mêmes choses ou situations qui tombent sous le même signifiant dans T1 et dans T2. L’incommensurabilité découle donc de changements de signification (meaning) et comporte des aspects à la fois intensionnels et extensionnels. Chez Kuhn dans les premiers écrits, elle comprend en outre des changements relatifs aux normes de scientificité (méthodes, problèmes-types et solutions standards) associées à deux paradigmes. L’incommensurabilité dans la dernière phase de la réflexion kuhnienne L’incommensurabilité devient après 1962 la thèse kuhnienne la plus controversée, et le concept fait chez Kuhn l’objet de réélaborations parfois subtiles 3 : 1) les changements de normes ne sont plus considérés comme relevant de l’incommensurabilité ; 2) l’incommensurabilité des contenus théoriques est présentée comme une conséquence du fonctionnement holistique de tout langage humain (et est donc susceptible de s’appliquer à des théories non scientifiques) : elle tient au fait que la signification d’un terme t − ou son usage, ou les conditions de son emploi correct − dans T1, ne peut être saisie indépendamment de la manière dont t se trouve connecté (sous certains rapports rapproché et sous d’autres rapports opposé) à d’autres termes t′, t″ et t‴ de T1, du fait que t, t′, t″ et t‴ délimitent réciproquement leur contenu et constituent les noeuds d’une structure lexicale multidimensionnelle qui

s’applique en bloc à l’expérience et à travers laquelle s’effectue l’identification des référents ; 3) l’incommensurabilité de deux théories T1 et T2 est alors définie comme la non-homologie des structures lexicales de T1 et de T2 : lorsqu’un signifiant t de T1 se maintient dans T2, il se trouve dans T2 connecté à d’autres signifiants que t′, t″ et t‴, et / ou connecté de manière différente aux mêmes signifiants, de telle sorte qu’aucune unité signifiante de T2 n’est (même approximativement) équivalente en intension et en extension à celle qui correspond à t dans T1. Kuhn parle d’impossibilité de traduire : l’on ne peut sans distorsions de sens excessives (lesquelles s’accompagnent presque toujours de changements au niveau des référents) remplacer l’un quelconque des termes t, t′, t″, etc. de T1 par un terme (ou une expression courte) de T2 ; 4) l’incommensurabilité est en général seulement locale : tous les termes de T1 ne sont pas impossibles à traduire dans ceux de T2 ; 5) l’incommensurabilité de T1 et de T2 n’empêche nullement un adhérent, disons de T2, de comprendre les affirmations de T1 et d’accéder à la vision du monde qu’elle propose. Mais il doit pour ce faire fréquenter assidûment la structure downloadModeText.vue.download 555 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 553 lexicale de T2, jusqu’à devenir familier avec le système des similitudes, des oppositions et des équivalences propres de T2, et jusqu’à savoir mettre en rapport les ingrédients de ce système avec des états de choses observables. Kuhn nomme un tel processus « interprétation ». Il le décrit comme analogue à l’apprentissage d’une langue étrangère, et appelle « bilinguisme » la compétence qui résulte d’une interprétation réussie. Le philosophe des sciences bilingue est capable de basculer d’une vision du monde de T1 à celle de T2, mais il ne peut pour autant traduire au sens kuhnien tous les termes de T1 dans ceux de T2. ▶ Les conséquences épistémologiques de l’incommensurabilité, importantes, continuent d’être l’objet de débats 4 et touchent essentiellement à trois questions interconnectées. L’incommensurabilité récuse-t-elle le réalisme scientifique ? Si des paradigmes incommensurables découpent le

monde de manière radicalement différente et postulent en conséquence l’existence d’entités fondamentalement distinctes, il devient difficile de prétendre que les théories successives offrent une image toujours plus fidèle de la réalité. Dans le cas des théories physiques, on tente souvent de sauver le réalisme contre Kuhn en arguant que la forme des équations mathématiques est globalement préservée de la physique de Newton à la mécanique quantique en passant par la théorie de la relativité. Kuhn ne nie pas cette continuité formelle, mais souligne qu’elle s’accompagne d’une rupture conceptuelle : les mêmes symboles (la masse, le temps, etc.) n’ont pas la même signification dans les physiques de Newton, d’Einstein et de Bohr, et l’incommensurabilité concerne le niveau de l’interprétation physique de ces lois. Reste dans ces conditions aux défenseurs du réalisme structural à préciser la nature de la correspondance postulée entre la forme des équations mathématiques et la réalité physique. L’incommensurabilité empêche-t-elle de comparer les théories scientifiques à propos du même objet ? Il s’agit d’une interprétation répandue mais d’après Kuhn erronée. L’on ne saurait certes comparer point par point les visions du monde coordonnées à deux théories incommensurables, évaluer individuellement les énoncés de chaque système. Mais il reste en général possible de comparer deux paradigmes, considérés comme deux touts indécomposables, du point de vue de leur succès eu égard à des objectifs stables déterminés (notamment eu égard à leur efficacité prédictive) 5 : l’incommensurabilité étant seulement locale, les nombreux termes qui restent employés à peu près de la même manière par les deux théories fournissent une base suffisante pour un jugement comparatif du type spécifié. L’incommensurabilité implique-t-elle le relativisme ? Il l’a souvent semblé, à la fois du fait de l’impossibilité supposée de comparer deux paradigmes incommensurables eu égard à des objectifs et à des normes de scientificité fixés, et du fait de l’affirmation kuhnienne de la variation de ces normes au cours du temps. La première raison a été considérée en 2 / et procède d’après Kuhn d’un malentendu. La seconde ne relève pas de l’incommensurabilité telle que la conçoit Kuhn dans l’état le plus abouti de sa réflexion, et ne justifie

de toute façons pas d’après Kuhn l’accusation de relativisme, puisque reste affirmée l’existence d’un progrès scientifique (conçu non comme dévoilement progressif de la vérité, mais comme augmentation de la capacité à résoudre des énigmes et du succès prédictif). Léna Soler ✐ 1 Kuhn, T., La structure des révolutions scientifiques, 1962, Flammarion, 1983. 2 Feyerabend, P., « Explanation, Reduction, and Empiricism », 1962, in Scientific Explanation, Space, and Time, Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. III, pp. 28-97, H. Feigl et G. Maxwell éd., University of Minnesota Press. 3 Kuhn, T., « Commensurability, Comparability, Communicability », 1982, in PSA 1982, Proceedings of the 1982 Biennal Meeting of the Philosophy of Science Association, pp. 669-688, éd. P. D. Asquith and T. Nickles, Philosophy of Science Association, 1983. 4 Hoyningen-Huene, P., Reconstructing Scientific Revolutions, 1989, University of Chicago Press, 1993. 5 Kuhn, T., « Possible Worlds in History of Sciences », 1989, Possible Worlds in Humanities, Arts ans Sciences, pp. 9-32, S. Allen éd., de Gruyter, 1989. Voir-aussi : Kuhn, T., La tension essentielle, 1977, Gallimard, 1990 ; « What are Scientific Revolutions ? », 1987 ; The Probabilistic Revolution, vol. 1, Ideas in History, pp. 7-22, éd. L. Krüger, L. J. Daston and M. Heidelberger, Cambridge MIT Press, 1987 ; « The Road since Structure », 1991, in PSA 1990. Proceedings of the 1990 Biennal Meeting of Philosophy of Science Association, vol. II, pp. 2-13, A. Fine, M. Forbes et L. Wessel (éd.), Philosophy of Science Association, 1991 ; « Afterwards », 1993, in World Changes. Thomas Kuhn and the Nature of Science, pp. 311-341, P. Horwich (éd.), Cambridge (MA), MIT Press, 1993. Soler, L., Introduction à l’épistémologie, 2000, chap. 7, Ellipse, 2000. ! PARADIGME, RÉALISME, RELATIVISME

INCOMPLÉTUDE Substantif dérivé, dans les années 1930, de l’adjectif « incomplet ». LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, ÉPISTÉMOLOGIE Caractère d’un système axiomatique formalisé qui contient au moins une proposition indécidable, c’est-à-dire une proposition ni démontrable ni réfutable. En 1931, Gödel a démontré l’incomplétude de l’arithmétique écrite dans un langage logique du premier ordre. La proposition indécidable construite par Gödel l’est de telle manière qu’on puisse reconnaître par un raisonnement informel qu’elle est vraie. Il en découle cette conséquence de taille pour les mathématiques et la philosophie que les sphères du vrai et du démontrable ne coïncident pas : il y a des propositions vraies non démontrables. La démonstration d’incomplétude de Gödel venait après plus d’un siècle de tentatives diverses de la part des mathématiciens de réduire les mathématiques à l’arithmétique comme à leur base la plus simple et la plus sûre. C’est ce que l’on a appelé le mouvement d’« arithmétisation » de l’analyse, de la géométrie, de l’algèbre même, etc. Quelle ne fut donc pas la surprise générale lorsqu’il est apparu que « la reine des sciences », comme l’appelait C. F. Gauss, loin de pouvoir garantir les démonstrations des autres disciplines, ne pouvait même pas elle-même être formellement garantie. C’est alors que, au rebours de toute la tradition doublement millénaire qui voyait en la mathématique la science la plus certaine, on a parlé de « perte de la certitude » et qu’on a cessé de vouloir trouver un fondement formel absolu à la pratique des mathématiciens. downloadModeText.vue.download 556 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 554 ▶ Il faut noter que la plupart des théories mathématiques usuelles sont incomplètes au sens logique. Cela a apporté force grains au moulin des intuitionnistes, qui soutiennent que l’intuition constitue à la fois la source et le fondement de la connaissance mathématique. Mais il est bien difficile de définir l’intuition et encore plus difficile de l’isoler du savoir accumulé par des générations de mathématiciens et de l’ex-

périence spécifique de chacun. Par ailleurs, il faut rappeler que le théorème d’incomplétude de Gödel est vrai dans des conditions logiques bien définies. Il n’est pas vrai absolument : formalisée dans un langage logique du second ordre, l’arithmétique est complète. Gardons-nous donc de faire dire à ce théorème n’importe quoi et que l’on cesse de justifier par lui une mystique de l’ineffable. Hourya Sinaceur ✐ Tarski, A., Introduction à la logique, chap. VI, Paris-Louvain, Gauthier-Villars, 1960. Nagel, E., Newman, J.R., Gödel, K., Girard J.Y., Le théorème de Gödel, 1989, Paris, Seuil. ! AXIOMATIQUE, INDÉCIDABILITÉ INCONDITIONNÉ En allemand Unbedingt. GÉNÉR. Principe métaphysique unique auquel tout ce qui est peut se rapporter comme à sa condition, sans qu’il dépende lui-même d’une condition. Chez Kant, unité absolue que vise la connaissance rationnelle. Inconditionné est un synonyme d’absolu, pris au sens particulier de ce qui clôt la série des conditions d’une connaissance vraie : « la raison aspire à connaître l’inconditionné et avec lui la totalité de toutes les conditions, car autrement elle ne cesse de questionner, tout juste comme si aucune réponse ne lui avait encore été donnée » 1. Pour Kant, tout le problème de la métaphysique peut se résumer à ceci : l’inconditionné n’étant pas immanent à la série des conditionnés, il ne se trouve nulle part dans la nature, ce qui signifie qu’il n’est pas comme tel connaissable, puisqu’il y manquera toujours l’expérience, mais en même temps il est ce qu’il faut supposer pour qu’une connaissance soit possible. L’aspiration naturelle de la raison à connaître l’inconditionné la précipite dans des antinomies, que la spéculation dogmatique ne peut pas résoudre (comme : « existe-t-il dans le monde ou hors du monde un être qui en est la cause ?2 »). Comme d’autre part, renoncer à la recherche d’un inconditionné équivaut à renoncer à savoir, il faut laisser à la raison pratique le soin de poser

l’inconditionné comme un postulat nécessaire de la raison, et non comme un objet de connaissance 3. Sébastien Bauer ✐ 1 Kant, E., Sur la question (...) : quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff, 2ème supplément. 2 Kant, I., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Livre II., Chap. 3 Kant, E., Critique de la raison pratique, Livre II, Chap. 2. ! ABSOLU, INFINI, TOTALITÉ INCONSCIENT En allemand : unbewusst, das Unbewusste, « in-conscient ». GÉNÉR. PSYCHOLOGIE 1. Négativement ce qui en l’homme échappe à la pensée consciente ou rationnelle. – 2. Positivement une fonction psychique déterminant souterrainement l’économie du désir. Que le mot n’apparaisse que tardivement n’interdit pas de parler d’un problème philosophique de l’inconscient avant Freud. Les « petites perceptions » admises par Leibniz 1, ou les « représentations obscures » dont Kant affirme qu’elles recouvrent la plus large part de nos intuitions et sensations 2, signalent bien plus qu’un problème d’intensité ou de clarté de la perception : ce qui est en jeu philosophiquement, c’est l’existence en nous d’un domaine psychique échappant à l’emprise de la raison, non pas tant du point de vue psychologique d’une partition de l’âme humaine que d’un point de vue métaphysique (pour lequel la distinction entre les deux définitions prend toute son importance). En effet, accorder l’existence d’une fonction psychique positive et efficace, susceptible de déterminer la volonté autant ou plus que ne le fait la conscience, c’est ruiner la métaphysique du sujet (comment puis-je me définir comme substance pensante si ma pensée est discontinue ? Il faut, comme Descartes, distinguer la pensée, qui m’est consubstantielle, et la mémoire que j’en ai, qui peut faillir3). C’est aussi contredire l’idée de liberté comme responsabilité et autonomie, dans la mesure où des actes inconscients ne peuvent être imputés à un auteur : pour sauver la volonté libre mis en doute par l’inconscient 4, il faut recourir à des concepts comme la mau-

vaise foi 5. La thèse de Sartre partage avec celle de Descartes le refus de toute positivité des manifestations de l’inconscient, ramenées à un défaut de la mémoire. Isoler un noyau métaphysique de la question de l’inconscient n’autorise toutefois pas à considérer comme infra-philosophique la question des psychologues : Platon montre que déterminer la place des désirs irrationnels en nous met en jeu la nature de l’âme. Sébastien Bauer ✐ 1 Leibniz, G.W., Nouveaux essais sur l’entendement humain, préface, 1703, édition française 1966, Paris, Garnier Flammarion. 2 Kant, E., Anthropologie d’un point de vue pragmatique, 1ère partie, § 5, trad P. Jalabert 1986, in OEuvres philosophiques, NRF, Paris. 3 Descartes, B., Méditations métaphysiques, méditation 1ère Éd. 1992, GF-Flammarion, Paris. 4 Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, § 19, trad. P. Wotling 2000, Flammarion, Paris. 5 Sartre, J.P., L’Être et le Néant, I, 2, a. Paris, Gallimard, TEL, 1976. Voir-aussi : Vaysse, J.M., L’inconscient des modernes, 1999, NRF Gallimard, Paris. ! ÂME, CONSCIENCE, LIBERTÉ, MOI PSYCHANALYSE Notion topique et dynamique qui démontre que « l’essence du psychique » ne se situe pas dans la « conscience » 1. Comme tel, objet de l’étude psychanalytique. Il désigne d’abord un lieu psychique (lcs), dont les contenus sont soumis à une force, le refoulement, qui les rend inaccessibles, puis une qualité (ics) des instances et des processus psychiques. Il a pour propriété de ne connaître que le principe downloadModeText.vue.download 557 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 555 de plaisir, et par conséquent d’ignorer la négation, le doute et le temps (processus primaire) : la pensée y vaut l’acte.

Notion commune au XIXe s., promue notamment par Herbart et Hartmann, le terme n’apparaît chez Freud qu’une fois acquise l’intelligibilité dynamique du processus par lequel des représentations sont soustraites au champ de la conscience (théorie du trauma infantile et de l’après-coup). L’étude des psychonévroses de défense, qui révèle l’existence de « groupes psychiques séparés » 2, participe de cette mise au jour de l’inconscient. Des formations locales, symptômes, phobies, obsessions, etc., mais aussi lapsus, actes manques, rêves, etc., sont déterminées par des représentations inaccessibles, mais efficientes. Elles sont l’expression (formation de compromis) de souhaits inconscients ou refoulés, qui s’efforcent inlassablement d’atteindre à la conscience. Les contenus de l’inconscient se composent de traces phylogénétiques héréditaires (fantasmes originaires), du refoulé originaire et des représentations liées à la vie sexuelle infantile refoulée ; ils sont un pôle d’attraction pour les représentations qui seront ultérieurement refoulées. Dans la seconde conception topique de la personnalité psychique, le ça inclut l’inconscient et hérite de ses propriétés. Le moi et le sur-moi sont, dans leur plus grande partie, inconscients, comme le montrent la résistance dans la cure, le sentiment de culpabilité et les conflits entre instances. ▶ La découverte de l’inconscient dynamique est certes la troisième blessure narcissique infligée à l’humanité, après celles de Copernic et de Darwin, mais elle révoque aussi en doute la distinction normal-pathologique et la dichotomie corpsâme. Elle démontre enfin l’ubiquité de la sexualité dans les processus psychiques humains – les plus abstraits compris. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, le Moi et le ça, OCF.P XVI, PUF, Paris, p. 258. 2 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 96. ! ACTE, ÇA, DYNAMIQUE, FANTASME, MOI, ORIGINE, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, REFOULEMENT, SURMOI, TOPIQUE ∼ INCONSCIENT CÉRÉBRAL PSYCHOLOGIE Ensemble des manifestations réflexes (c’est-à-dire ni conscientes ni volontaires) qui, au XIXe s., enracinent la vie mentale dans le cerveau et lui imposent une rationalité neurologique. Portée par l’extension du matérialisme réflexologique de la neurologie à la psychologie, l’expression « cérébration in-

consciente » (plus qu’« inconscient cérébral ») apparaît chez T. Laycock et W. Carpenter en Angleterre et se systématise chez J. Luys. L’arc réflexe, dans une perspective darwinienne, évolue graduellement, et le cerveau humain est conçu comme un détour infiniment complexe entre input perceptif et output moteur. La volonté apparaît alors comme un système de contrôle biologiquement intégré à la décharge motrice, et perd sa transcendance. Cet étagement, dont la conscience est l’ultime niveau, a inspiré Jackson, Freud, et même le cognitivisme. M. Gauchet y a vu l’individualisation biologique de « l’asservissement intérieur » qui est la rançon de l’émancipation politique de l’individu moderne, à cause de la déspiritualisation de la volonté qu’implique la notion. Pierre-Henri Castel ✐ Gauchet, M., L’inconscient cérébral, Paris, 1992. ! RÉFLEXE ∼ INCONSCIENT COGNITIF PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN. Ensemble des processus non conscients inférés à partir de performances cognitives observables, et qui sont considérés, au moins par destination, comme mentaux. L’idée d’inconscient cognitif vise à démarquer la nécessité d’inférer des processus mentaux non conscients en psychologie expérimentale de l’usage psychanalytique du concept d’inconscient. Dans l’inconscient cognitif, ni conflit, ni privilège du désir, ni représentations refoulées. Les observables qui lui servent de prémisses ne sont pas pathologiques. Cependant, dans la perception, ou le langage, le traitement computationnel de l’information implique des opérations intelligentes qui ne peuvent faire l’objet de comptes rendus introspectif : par exemple, les transformations qui permettent de passiver une phrase à l’actif. Sans être des actes mentaux donateurs de sens, des opérations de ce type sont conçues autant comme des règles que comme des mécanismes. Elles occupent une place intermédiaire entre cognitions et activations cérébrales. S’ils participent causalement à la genèse de totalités sémantiques de haut niveau, la question se pose enfin de la cohérence entre eux des divers processus cognitifs inconscients. Pierre-Henri Castel ✐ Reber, A. S., Implicit Learning and Tacit Knowledge : An Essay on the Cognitive Unconscious, Oxford University Press, Oxford, 1993.

! RÈGLE INCORPOREL Du latin incorporalis ; gr. Asomaton. PHILOS. ANTIQUE Qui n’a ou qui n’est pas un corps, immatériel. Seuls des témoignages tardifs permettent d’attribuer aux présocratiques l’emploi du terme « incorporel », et a fortiori la croyance, pour certains d’entre eux, en l’existence de réalités incorporelles. Ce n’est donc qu’avec l’opposition platonicienne du sensible et de l’intelligible et l’attribution d’une réalité véritable au seul intelligible que l’incorporel obtient un droit de cité incontesté en philosophie. Platon utilise le terme dans des dialogues tardifs pour caractériser les êtres intelligibles 1 ; mais il l’emploie déjà dans le Phédon dans l’exposé de la thèse de l’âme-harmonie 2 – l’accord que fait sonner la lyre est incorporel, et par analogie, peut-on penser, l’âme aussi. À la suite d’Antisthène, qui rejetait l’existence des formes platoniciennes 3, les stoïciens sont revenus à une conception matérielle de la réalité, ne reconnaissant d’être qu’aux corps. Reprenant la définition de l’être dans le Sophiste de Platon, à savoir la capacité d’agir ou de subir 4, Cléanthe faisait remarquer que seul un corps agit ou subit, alors qu’un incorporel downloadModeText.vue.download 558 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 556 n’agit ni ne subit : « Aucun incorporel n’interagit avec un corps, ni un corps avec un incorporel, mais un corps interagit avec un autre corps. »5 Il suit de là que toute cause est corps, et en particulier que l’âme, puisqu’elle interagit avec le corps, est un corps. À la différence de Platon, donc, l’incorporel n’est plus cause et principe, ni degré supérieur de la réalité, mais indissociablement effet, prédicat et événement : « toute cause est un corps qui devient pour un corps cause de quelque chose d’incorporel. Par exemple, le scalpel est un corps qui devient pour la chair, autre corps, cause du prédicat incorporel “être coupé”. De même, le feu est un corps, qui devient pour le bois, autre corps, cause du prédicat incorporel “être brûlé”. » 6. Il semble que les Stoïciens aient distingué quatre incorporels : le vide, le lieu, le temps et le lekton. Avec le néoplatonisme, l’incorporel retrouve évidemment

la priorité ontologique qui était la sienne dans le platonisme : la matière n’est, pour Plotin, qu’un miroir où vient se refléter l’intelligible, donnant par là naissance au monde sensible. Quant à l’Un, source de tout être, il est au-delà même de l’intelligible. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Sophiste, 246b ; cf. Politique, 286a. 2 Platon, Phédon, 85e ; cf. Philèbe, 64b. 3 Cf. le mot rapporté par Simplicius (Commentaire des Catégories d’Aristote, p. 208, 28-32 Kalbfleisch) : « Platon, dit-il, le cheval, je le vois, mais la chevalité, je ne la vois pas ». 4 Platon, Sophiste, 247d-e. 5 A.A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 45c (t. II, p. 248). 6 Ibid., 55b (t. II, p. 378). ! CAUSE, CORPS, LEKTON, LIEU, VIDE INDÉCIDABILITÉ Substantif appartenant exclusivement au vocabulaire spécifique de la logique mathématique. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Propriété d’une proposition qui n’est pas démontrable et dont la négation n’est pas démontrable non plus. Inversement, une proposition est décidable si elle-même ou sa négation est démontrable. La notion s’applique aussi à une théorie pour laquelle il n’existe pas de procédure automatique permettant de démontrer ou de réfuter chacune des propositions formulables dans le langage de cette théorie. La notion de décidabilité / indécidabilité est relative. Cela veut dire qu’une proposition indécidable dans une théorie T1 peut être décidable dans une théorie T2. Cependant, si une proposition P demeure indécidable dans toute extension convenable de T1, alors on dit qu’elle est « essentiellement indécidable ». La notion de décidabilité / indécidabilité est, de plus, méta-théorique dans la mesure où elle décrit une propriété d’une proposition P dans un langage L2 qui ne se confond pas avec le langage L1 de la théorie T1 où est écrite P. Par exemple, la célèbre proposition de Fermat s’écrit dans le langage algébrique : xn + yn = zn, où x, y, z et n désignent des nombres entiers. Fermat a conjecturé que pour n = 3 cette équation est insoluble. Conjecture récemment confirmée. L’insolubilité de l’équation xn + yn = zn ayant été démontrée, on peut dire (dans le métalangage, qui est ici le langage courant) que la proposition de Fermât est décidable.

Un célèbre exemple de proposition indécidable est celle de Gödel, écrite dans le langage de l’arithmétique du premier ordre et qui n’est dans ce langage ni démontrable ni réfutable. Un exemple classique de théorie décidable est constitué par le calcul des propositions, la procédure de décision étant constituée par la méthode des tables de vérité. Au contraire, le calcul des prédicats du premier ordre est indécidable, comme A. Church et A. Turing l’ont démontré en 1936. ▶ L’existence de propositions indécidables a ruiné la croyance en la résolubilité de principe de tout problème mathématiquement formulé. Elle a également conduit à remettre en cause la validité universelle du principe logique du tiers exclu. Selon ce principe, il n’y a que deux valeurs de vérité, qui s’excluent mutuellement, le vrai et le faux. Mais on peut imaginer des systèmes logiques où aux valeurs « vrai » et « faux » s’ajoute la valeur « indéterminé » (ni vrai ni faux), ce qui est le cas de la logique trivalente de Lukasiewicz (18781956) et de la logique intuitionniste de Brouwer (1881-1966) et Heyting (1898-1980). On peut aussi imaginer des logiques avec une infinité de valeurs de vérité comparable à l’infinité des nombres réels compris entre 0 et 1 (logiques floues). Hourya Sinaceur ✐ Tarski, A., Introduction à la logique, chap. VI, Paris-Louvain, Gauthier-Villars, 1960. ! INCOMPLÉTUDE, LANGAGE, PROPOSITION, THÉORIE INDÉFINI Du grec apeiron auquel Anaximandre donne aussi le sens « d’illimité », « sans fin ». Dans la philosophie grecque, le terme a plutôt une valeur négative, il s’oppose à ce qui est déterminé, circonscrit, finalisé. Le terme indéfini se distingue ensuite des termes de fini et d’infini. GÉNÉR., PHILOS. CONN. Ce qui, étant rationnellement fini, peut cependant être conçu comme plus grand que toute quantité donnée. L’indéfini est l’objet d’une représentation de l’imagination et

qualifie un processus où il s’agit de répéter une opération sur une grandeur finie, répétition par essence inépuisable (par exemple ajouter 1 au nombre entier qu’on fixe comme le plus grand, ce qui conduit à concevoir la suite des nombres entiers comme indéfinie). La distinction entre l’infini et l’indéfini recoupe la distinction établie par Aristote entre l’infini en acte et l’infini en puissance. La distinction entre l’infini et l’indéfini est élaborée par Descartes 1 dans un contexte qui lui donne un sens tout à fait original. Descartes réserve l’infini à la considération de l’ordre pur, détaché de toute considération mesurable, domaine exclusif et privilégié de la métaphysique : Dieu seul est infini. La distinction cartésienne entre infini et indéfini recouvre des enjeux métaphysiques et théologiques mais aussi physiques et épistémologiques. C’est parce que l’étendue du géomètre est conçue comme indéfinie et toujours imaginable que la matière hérite de ses propriétés : l’attribut principal de la matière – l’étendue – donne à connaître l’extension et la divisibilité indéfinies de la matière et son homogénéité parfaite. Sur le plan métaphysique, la nature indéfinie de l’étendue est l’indice que les ouvrages de Dieu ne sont pas Dieu luimême ; le créationnisme est maintenu intégralement : la rupture entre Dieu et le monde s’exprime par la distinction qui sépare l’infini de l’indéfini. Enfin la distinction entre infini et indéfini exerce une fonction limitative quant au connaissable et à l’inconnaissable : le terme indéfini rappelle les hommes downloadModeText.vue.download 559 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 557 à l’ordre, à l’ordre de ce qui est humainement connaissable. L’indéfini est donc le concept cartésien qui marque la rupture entre l’infini et les choses créées parmi lesquelles l’Homme a un statut à part en raison de sa volonté (seule chose en dehors de Dieu qui peut aussi être dite infinie, la volonté étant la marque de Dieu en l’Homme). Ontologiquement, l’infini est premier et pleinement positif, le fini est la limitation de l’infini et vient en second, enfin l’indéfini désigne l’ensemble des choses dont l’entendement humain, à cause de sa finitude, ne peut assigner les bornes. C’est, pour Descartes, un concept négatif à la différence de l’infini qui est pleinement positif. Mais, avec la conceptualisation progressive de l’infini mathématique, la distinction entre indéfini et infini tend à perdre son sens. D’Alembert, nourri de l’analyse lockienne de l’idée d’infini et instruit de la découverte par Leibniz du calcul infinitésimal explique que la seule notion claire que l’on puisse avoir de l’infini, c’est celle de la géométrie et du calcul infinitésimal qui font de l’infini la limite du fini 2. Il reprend ainsi

l’analyse lockienne selon laquelle la notion de l’infini, inspirée par la considération des grandeurs extensives ordinaires, est l’expression d’une opération négative sur une notion positive finie (l’idée d’une durée infinie est, par exemple, le résultat du retranchement des bornes d’une période de temps donnée ou encore, selon Locke, la négation d’un commencement3). L’idée d’infini se forme à partir de la répétition d’une même opération sur une quantité finie (addition, multiplication pour l’infiniment grand, ou division pour l’infiniment petit), opération dont on ne peut évidemment pas se représenter le terme. Le concept d’infini change ainsi de statut, il n’est plus réservé à Dieu, il ne désigne plus l’inconnaissable, mais devient de plus en plus connaissable. Non seulement il recouvre le sens du concept cartésien d’indéfini, mais il est relégué au même statut de concept opératoire. Véronique Le Ru ✐ 1 Descartes, R., OEuvres, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974. 2 D’Alembert, « Éclaircissement XV », in Essai sur les Éléments de philosophie (1759), suivi des « Éclaircissements sur différents endroits des Éléments de philosophie » (1767), reprise de la 3e éd. de 1773 par Fayard, Paris, 1986. 3 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding (1690), trad. de la 4e édition anglaise par Pierre Coste (« Essai philosophique concernant l’entendement humain »), Amsterdam, Henri Schelte, 1700, repris par Vrin, Paris, 1983, livre IV, ch. X. ! ÉTENDUE, INFINI, LIMITE, MÉTAPHYSIQUE, MONDE INDÉMONTRABLE Du bas latin indemonstrabilis, et d’usage courant depuis le XVIIIe s. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES, PHILOS. DROIT Qui ne peut être démontré, soit relativement à un système d’axiomes et de règles de déduction, soit absolument ; se dit aussi dans le cas de faits empiriquement observés, mais qui ne peuvent être établis au terme d’une chaîne de déductions théoriques. Par définition, les axiomes et les règles de déduction qui constituent les principes premiers à partir desquels se fait toute démonstration dans un système donné sont des indémontrables. Il n’est pas forcément clair tout de suite qu’un principe est indémontrable ou seulement indémontré. Ainsi, on a essayé pendant deux millénaires de démontrer le cinquième postulat d’Euclide, celui des parallèles, à partir de

l’ensemble des autres axiomes et postulats euclidiens pour la géométrie. On a su que le cinquième postulat était indémontrable dans la géométrie euclidienne seulement lorsqu’on a construit au XIXe s. les géométries non euclidiennes en montrant la compatibilité logique de la négation du cinquième postulat avec l’ensemble des autres principes euclidiens. ▶ La notion d’indémontrable a – comme celle d’indéfinissable – joué un grand rôle dans les discussions philosophiques qui ont accompagné l’effort mené par les mathématiciens pour présenter leurs théories sous forme déductive. Avec les éléments d’Euclide d’Alexandrie (IVe-IIIe s. av. J.-C.) et la théorie de la démonstration d’Aristote (384-322 av. J.-C.), on pensait que les principes de démonstration sont des propositions vraies par évidence intuitive ou par vérification sur un grand nombre de cas. Avec l’axiomatique formelle, apparue au XIXe s., on a déconnecté la notion de démonstration de celle de vérité. Les principes de démonstration sont des principes premiers, donc indémontrables, et les théorèmes sont non pas des propositions vraies, mais, en toute rigueur, des propositions démontrées à partir de principes admis. Hourya Sinaceur ✐ Aristote, Seconds Analytiques, I, 1, traduction. Tricot, 1987, Vrin, Paris. Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 57, Remarque I, trad. A. Delamarre 1985, in OEuvres philosophiques tome II, NRF, Paris. Poincaré, H., « Sur la nature du raisonnement mathématique », 1894, et « Les géométries non-euclidiennes », 1891, in La science et l’hypothèse, 1968, Paris, Flammarion. ! AXIOMATIQUE, DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, INDÉPENDANCE INDÉPENDANCE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES

Un axiome An est indépendant d’un ensemble d’axiomes {A1, A2, ..., An – 1} s’il est indémontrable à partir de la conjonction A1 & A2 ... & An – 1. Si le langage de la théorie considérée comporte un symbole pour la négation, soit ¬, alors se demander si An est indépendant de la conjonction A1 & A2 ... & An – 1 revient à démontrer la consistance logique, ou non-contradiction, de A1 & A2... & An – 1 & ¬ An. C’est selon ce processus que l’invention des géométries non euclidiennes a montré l’indépendance du cinquième postulat d’Euclide, ou postulat des parallèles (par un point pris hors d’une droite, on peut mener une et une seule parallèle à cette droite), par rapport à l’ensemble des axiomes et postulats de la géométrie euclidienne. Quand un axiome n’est pas indépendant, il est démontrable à partir de la conjonction des autres axiomes de la théorie ; c’est donc un théorème de la théorie. On peut donc le supprimer de la liste des axiomes sans perte pour la théorie considérée. La recherche de l’indépendance de certaines propositions de géométrie euclidienne par rapport à un ensemble d’autres propositions géométriques a fait partie de l’effort, particulièrement soutenu à la fin du XIXe s., d’expliciter le plus clairement possible quelles propositions sont effectivement utilisées dans la démonstration de tel théorème. Par exemple, downloadModeText.vue.download 560 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 558 D. Hilbert a montré dans ses Fondements de la géométrie (1899) que pour démontrer le théorème de Pappus-Pascal on n’a pas besoin des axiomes de la congruence, si l’on utilise l’axiome d’Archimède. En revanche, on peut faire toute une série de constructions géométriques sans utiliser l’axiome d’Archimède 1. Hourya Sinaceur ✐ 1 L’axiome d’Archimède stipule que pour toute paire de segments de droite inégaux, A < B, il existe un nombre entier n tel que nA > B. Le théorème de Pappus-Pascal peut s’énoncer sous la forme suivante : soient A, B, C et A′, B′, C′ deux groupes de trois points appartenant respectivement à deux droites concourantes et tous différents du point d’intersection des deux droites. Si CB′ est parallèle à BC′ et CA′ parallèle à AC′, alors

BA′ est parallèle à AB′. ! AXIOME, CONSISTANCE, CONTRADICTION / NONCONTRADICTION, DÉMONSTRATION, THÉORÈME INDÉTERMINATION Du verbe latin de-terminare, « poser des bornes » ou « fixer des limites » ; avec in- privatif. PHYSIQUE Défaut de définition d’une propriété, d’un événement ou d’une valeur de variable. « Relations d’indétermination » est une dénomination courante des inégalités de Heisenberg, à côté de « relations d’incertitude ». Ces inégalités s’écrivent par exemple : Δx · Δp ≥ h/4π, x où x est une coordonnée spatiale, p la composante corresx pondante de la quantité de mouvement, et h la constante de Planck. Les quantités Δx et Δp représentent les écarts quax dratiques moyens des distributions de valeurs mesurées des variables, à la suite d’une préparation expérimentale donnée. Appeler les inégalités de Heisenberg des relations d’indétermination, c’est favoriser l’une de leurs interprétations possibles en l’occurrence l’interprétation objectiviste (voire par une extrapolation discutable, « ontologique »). Selon l’interprétation objectiviste, ce que traduisent les inégalités de Heisenberg est une limitation mutuelle de la définition des propriétés, spatiales et cinématiques, des objets microscopiques. Cette interprétation s’oppose à l’interprétation épistémique des inégalités de Heisenberg, suggérée par l’expérience de pensée du microscope à rayons γ. Si l’on prend cette expérience à la lettre, on est en effet porté à conclure que les inégalités de Heisenberg expriment une limitation mutuelle de nos possibilités de connaître simultanément les deux variables avec précision, en raison de la « perturbation » incontrôlable qu’occasionne la mesure de l’une sur la valeur de l’autre. Des efforts ont été conduits depuis le début des années 1980 pour promouvoir l’interprétation objectiviste des inégalités de Heisenberg. Ils ont abouti à l’idée d’unsharp measure-

ments (« mesures imprécises »), puis à celle de « mesures protectives ». Les procédés d’unsharp measurements permettent d’obtenir une stricte reproductibilité des mesures individuelles indépendamment de l’ordre de leur mise en oeuvre, moyennant une imprécision égale à l’écart quadratique moyen fixé par les inégalités de Heisenberg. Cette insensibilité à l’ordre des mesures permet de détacher du contexte expérimental une valeur, fût-elle imprécise, de chaque variable, et de l’attribuer en propre à un objet microscopique. P. Mittelstaedt parle à ce propos d’« objectivation imprécise ». L’« indétermination » en question est cependant facile à retourner en moyen de prédire des déterminations inédites. Un exemple spectaculaire de cet usage des inégalités de Heisenberg est la prédiction de l’« énergie de point zéro » du vide quantique (ou encore d’une possibilité de création de paires virtuelles particules-antiparticules). Michel Bitbol ✐ Busch, P., Lahti, P. J., et Mittelstaedt, P., The Quantum Theory of Measurement, Springer-Verlag, 1991. ! INCERTITUDE, PROBABILITÉ ∼ INDÉTERMINATION DE LA TRADUCTION LINGUISTIQUE Thèse défendue par Quine selon laquelle le comportement de sujets – en particulier leur comportement linguistique – ne permet pas de choisir la traduction correcte de leurs énoncés parmi un ensemble de traductions possibles. Quine soutient que deux personnes ne parlant pas une langue, mais disposant de toutes les données pertinentes sur les comportements et les énoncés des membres d’une population, pourraient néanmoins produire deux manuels de traduction incompatibles pour ces énoncés, c’est-à-dire des manuels attribuant des conditions de vérité différentes à certains énoncés 1. La thèse plus faible de l’inscrutabilité de la référence consiste à soutenir que des interprètes, dans une telle situation de traduction radicale, pourraient attribuer des références différentes aux signes atomiques de la langue, tout en attribuant les mêmes conditions de vérité aux phrases composées à l’aide de ces signes.

Pascal Ludwig ✐ 1 Quine, W. V. O., Word and Object, Cambridge (MA), MIT Press, 1960, trad. J. Dopp et P. Gochet, le Mot et la chose, Paris, Flammarion, 1978. INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE Toute doctrine selon laquelle l’homme possède un libre arbitre absolu, c’est-à-dire l’indépendance totale des actes de sa volonté par rapport à toute série de causes antécédentes comme à tout ordre de circonstance. En épistémologie, l’indéterminisme réside dans le refus d’un déterminisme strict de type laplacien (étant donné un système mécanique – par exemple, des masses ponctuelles se déplaçant librement sous l’effet de leur gravitation mutuelle –, il suffit de connaître avec précision la configuration du système à l’instant t0 – les conditions initiales – pour être en mesure, grâce aux équations différentielles du mouvement décrivant son évolution, de prédire avec une totale exactitude son état à un temps t quelconque) et dans l’affirmation de l’intervention du hasard dans les phénomènes naturels principalement au niveau microphysique. La dénomination recouvre cependant une ambiguïté, car elle se réfère aussi bien à l’idée d’une indétermination immanente aux phénomènes physiques eux-mêmes qu’à la thèse selon laquelle l’indétermination serait seulement l’effet des limites inhérentes aux downloadModeText.vue.download 561 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 559 procédures de connaissance, celles-ci pouvant elles-mêmes modifier le phénomène étudié. Michel Blay ! CHAOS, DÉTERMINISME, HASARD INDEX En latin : index, de indicare, « indiquer ». LINGUISTIQUE Dans la sémiotique de Peirce, signe qui indique son objet par une relation causale. Peirce 1 distingue icône, index et symbole. Alors que l’icône

est une image de l’objet (par exemple, une trace de pas), l’index est l’indication de la présence de l’objet (par exemple, la présence d’un homme) par une relation causale dynamique (la fumée signe du feu). Cette relation peut donc exister en l’absence d’un interprète du signe. Mais ce n’est que quand le signe index est interprété qu’il acquiert réellement sa valeur complète (dans un symbole). La catégorie peircienne d’index est donc plus large que celle des termes linguistiques qu’on appelle indexicaux, comme les démonstratifs (« ceci », « ici », « maintenant »), qui ont néanmoins en commun avec les index de ne pouvoir fonctionner comme signes indépendamment de la présence hic et nunc de leur référence dans le monde. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978. ! ICÔNE, INDEXICAUX, SIGNE, SYMBOLE INDEXICAUX Du latin index, « celui qui montre, qui indique ». LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT Termes dont la référence dépend du contexte de renonciation des phrases dans lesquelles ils figurent. Ainsi, les termes « je » et « tu » sont des indexicaux en français. La phrase « j’ai raison et tu as tort », dans laquelle ils apparaissent, exprime des propositions contradictoires selon qu’elle est énoncée par Jean s’adressant à Jacques, ou qu’elle est énoncée par Jacques s’adressant à Jean. C’est A. Burks qui inaugure en 1949 la réflexion sur les indexicaux 1. En s’inspirant de la tripartition peircéenne des icônes, des indices et des symboles, Burks analyse les différentes propriétés d’un énoncé contenant des indexicaux. Lorsqu’on considère un tel énoncé, il faut au moins distinguer entre l’occurrence particulière des signes indexicaux, qui a lieu à un certain moment, dans un certain contexte, et le type linguistique auquel chacun appartient. Au type se trouve associée conventionnellement une signification linguistique qui détermine la référence de l’occurrence en fonction de relations que cette occurrence entretient avec le contexte. Ainsi, une règle linguistique associée à « je » conçu comme un signe d’un certain type indique que la référence de toute occurrence du symbole n’est autre que le locuteur de la phrase dans laquelle il apparaît. Burks distingue d’autre part entre la signification linguistique associée aux types d’indexicaux et la contribution que chaque occurrence de ces signes apporte en contexte à l’information véhiculée par les énoncés. D. Kaplan opère une distinction semblable dans sa logique des indexicaux 2. Il souligne que des phrases exprimant des propositions identiques, comme « Je suis ici maintenant » énoncée par Kaplan à New York le 12 / 04 / 89, et « David Kaplan était à New York le

12 / 04 / 89 » possèdent des propriétés épistémiques très différentes. La première semble trivialement vraie, au moins du point de vue du locuteur, contrairement à la seconde. La distinction entre la signification conventionnelle associée au type et l’information propositionnelle créée par l’utilisation du signe dans un contexte permet d’apporter une solution à ce problème : les deux phrases possèdent des significations linguistiques différentes, que Kaplan nomme des caractères, et peuvent donc jouer des rôles distincts dans la pensée, bien qu’elles possèdent en contexte les mêmes conditions de vérité. L’importance du phénomène de l’indexicalité pour des problèmes tels que celui de la première personne, ou des relations entre pensée, perception et action, est reconnue depuis les travaux de D. Lewis 3 et de J. Perry 4. Pascal Ludwig ✐ 1 Burks, A., « Icon, Index and Symbol », Philosophical and Phenomenological Research, 9, (4), 673-89, 1949. 2 Kaplan, D., « Demonstratives », in Almog, J., Perry, J. et Wettstein, H., (dir.), Themes from Kaplan, New York, Oxford University Press, 1989. 3 Lewis, D., « Attitudes de dicto and de se », The Philosophical Review, 88, 513-43, 1979. 4 Perry, J., The Problem of the Essential Indexical, New York, Oxford University Press, 1993. ! CONTEXTE, PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE INDIFFÉRENT Du latin indifferens, traduction du grec adiaphoron. PHILOS. ANTIQUE Ce qui n’est ni bien ni mal. Les stoïciens distinguent trois sens d’« indifférent »1 : (1) ce qui ne provoque ni impulsion (impetus) ni répulsion, comme le nombre des étoiles ; (2) ce qui n’entraîne pas de préférence, comme deux pièces de monnaie identiques : nous voulons prendre l’une des deux, mais n’importe laquelle ; (3) ce dont

il est possible de faire un bon ou mauvais usage, comme la santé et la richesse, et qui n’est donc ni bien ni mal. C’est dans ce troisième sens qu’ils disent que seule la vertu est un bien (on ne peut pas en faire mauvais usage) ; seul le mal est un vice, et tout le reste indifférent. Néanmoins, certains indifférents sont préférables. Est préférable ce qui a une valeur, comme la santé, parce qu’elle est favorable à la conservation de l’individu et, en ce sens, conforme à la nature. Est rejetable ce qui a une valeur négative, comme la maladie. Ce qui n’est ni préférable ni rejetable – par exemple, tendre ou plier le doigt – est ce qui est complètement indifférent 2. Certains sceptiques disent que tout est indifférent, c’est-àdire ni connaissable ni préférable 3. C’est le deuxième sens stoïcien qui sera retenu à l’époque classique dans la thématique de la « liberté d’indifférence ». Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, XI, 59-62. 2 A.A. Long & D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, ch. 58 (t. II, p. 416-426). 3 Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 18, 3. ! IMPETUS downloadModeText.vue.download 562 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 560 INDISCERNABILITÉ Le principe leibnizien de l’identité des indiscernables récuse la distinction purement numérique. La mécanique (Newton) distingue cependant ses objets selon leur position. La mécanique quantique fonde un horizon de discernabilité limite en raison de la préindividualité des phénomènes. GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES Caractérisation des individus ne différant par aucun caractère intrinsèque. Leibniz pose l’identité des indiscernables : « Quoiqu’il y ait plusieurs choses de même espèce, il est pourtant vrai qu’il

n’y en a jamais de parfaitement semblables ; ainsi, quoique le temps et le lieu, c’est-à-dire le rapport au dehors nous servent à distinguer les choses que nous ne distinguons pas bien par elles-mêmes, les choses ne laissent pas d’être distinguables en soi. 1 » Il postule l’horizon d’une discernabilité absolue, une ontologie monadique. La physique newtonienne distingue par leur seule position des objets interchangeables. Les objets de la mécanique quantique sont sans individualité permanente : l’électron n’est pas substance, il n’est qu’événement potentiel (Schrödinger) 2, voire intégrale de trajectoires indiscernables (Feynman) 3. À l’échelle quantique correspond donc un horizon de discernabilité limite : « L’horizon dont les amplitudes de probabilité décrivent les lignes est celui de la discernabilité quantique. Deux états d’un système, ou deux voies de transition, sont dites quantiquement indiscernables si, pour les distinguer, il en coûte au moins un quantum d’action. 4 » Vincent Bontems ✐ 1 Leibniz, G. W. Fr., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 11-27, § 1, Flammarion, Paris, 1966. 2 Schrödinger, E., Physique quantique et Représentation du monde, Le Seuil, Paris, 1992. 3 Feynman, R., Lumière et Matière, Le Seuil, Paris, 1987. 4 Cohen-Tannoudji, G., les Constantes universelles, p. 78, Hachette, Paris, 1998. ! CHOSE, DÉTERMINISME, RÉFÉRENTIEL INDIVIDU Du latin Individuum, « chose indivisible ». En allemand : Individuum : Einzelner, « individu isolé, particulier ». Qu’est-ce qu’un être dont on pourrait dire qu’il forme une unité entièrement discernable de tout autre agrégat de matière dans l’univers ? Former 1e projet d’une connaissance de l’individu, en philosophie comme en psychologie, c’est oser prétendre déduire le singulier de l’universel. La contradiction est patente et ouverte depuis l’invention d’une pensée par concepts qui classe, articule, range et ordonne les êtres comme s’ils n’existaient pas aussi, du moindre ciron jusqu’au plus complexe des mammifères supérieurs et jusqu’à l’homme, à la façon d’individus irréductiblement uniques, irrévocablement inconnaissables. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE Objet de pensée constituant une unité distincte, et qui ne peut être lui-même divisé sans disparaître en tant que tel.

L’idée, dont le premier auteur connu est Leucippe, que la réalité peut être conçue comme constituée d’unités indivisibles ou atomes est une idée fort abstraite. Rien dans notre expérience ne répond à cette idée : nous savons que tout corps est divisible, que la personne que nous appelons couramment un individu est faite de parties dont certaines peuvent lui être retirées sans que cela menace son existence, et qu’elle est promise à la décomposition. Aussi les atomistes tenaient-ils les atomes, constituants ultimes de la réalité, pour inaccessibles aux sens et connaissables seulement par la raison. Cette doctrine avait pour conséquence que n’est donné à notre expérience aucun individu, mais seulement des agrégats d’atomes plus ou moins contingents. L’alternative à cette vision sera offerte par la notion de forme (eidos), élaborée successivement et en des sens différents par Platon et Aristote. Mais dans la mesure où la forme est commune à plusieurs individus et définit volontiers une espèce (tel est le double sens de eidos dans le lexique aristotélicien), la relation entre forme et individualité ne cessera de faire problème en métaphysique. Dans le langage de la métaphysique ancienne, le terme « individu » ne se limite pas à sa portée actuelle, mais désigne n’importe quel être, pris dans sa singularité. Il équivaut aux termes « sujet », « substance » ou « hypostase » (ce même être pris comme substrat des accidents), ou encore suppôt (suppositum, cet être pris comme sujet d’inhérence d’une nature commune, d’une essence), et lorsque l’individu est de nature rationnelle (par son âme, comme un être humain, ou par la totalité de sa substance, comme telle hypostase divine), il est appelé, à la suite de Boèce, « personne » 1. L’individu correspond donc à ce qu’Aristote appelle « substance première » : sujet ultime d’existence et d’attribution 2. C’est cela qui est vraiment, la chose particulière (to kath’ hekaston), existant séparément de toute autre. La substance (ousia) d’un chacun lui est propre et n’appartient pas à un autre 3 alors que l’universel est commun à une multiplicité (telle l’Idée platonicienne, qui par là même ne peut exister ; à moins qu’il n’y ait des idées des individus, ce qu’admettra Plotin4). Cependant, puisqu’il est en deçà de toute communauté, l’individu semble échapper à toute saisie conceptuelle, et ne pouvoir être que montré à la vue ou touché du doigt, désigné d’un nom propre ou par un accident particulier 5 (peut-il d’ailleurs exister un savoir de l’individu, contingent et corruptible, s’il n’y a de science que du général ?). Il est signifié par un démonstratif, qui pointe vers sa singularité : gr. tode ti 6, lat. hoc aliquid, « ce quelque chose ». Mais y a-t-il une raison de l’individualité, un fondement ou une cause qui fasse que chaque chose existante est distincte de toute autre ? Aristote a laissé là-dessus des indications

divergentes. D’une part, il lui arrive de dire que c’est la forme qui établit par soi la chose dans sa singularité 7. D’autre part, il soutient que l’individu Socrate, par exemple, est identique à son père par la forme, et autre que lui par la matière (ces os et cette chair où est réalisée cette nature humaine singulière) 8. Mais, dans la première hypothèse, par quoi au juste la forme particulière se distingue-t-elle de la nature spécifique ? Et dans la seconde, comment l’indéterminé qu’est la matière, pure puissance, peut-il déterminer quelque chose ? Qu’est-ce qui fait que cette matière elle-même est individuelle ? En tout état de cause, la question du principe de l’individuation, ainsi que l’on dira au Moyen Âge, reste pendante. Porphyre et Boèce, Avicenne et Averroès Dans la classification logique de Porphyre, les individus d’une même espèce se trouvent au-delà de la différence spécifique dernière, ou de l’espèce spécialissime 9. Il n’existe plus entre eux de différence essentielle mais seulement des différences accidentelles – qui ne sont pas pour autant nédownloadModeText.vue.download 563 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 561 gligeables, puisqu’elles sont justement ce qui distingue les individus et marque leur singularité : l’individu (atomon) est identifié par un rassemblement (athroisma) particulier de caractères accidentels, que l’on ne retrouve dans nul autre 10. De là vient, comme le souligne Boèce 11, que le terme individuum renvoie à l’idée d’indivisibilité au sens où l’individu n’est pas « partageable », c’est-à-dire ne peut appartenir ni être attribué à rien d’autre qu’à lui-même. Ne différant que numériquement (c’est-à-dire non en nature) de ceux de la même espèce, chaque individu est en même temps numériquement un. Cette unité numérique (absolue, au contraire de l’unité de l’espèce), signifie, comme les médiévaux le soulignent généralement, d’une part l’unité intrinsèque de l’individu, son indivision (toutefois, il n’est pas forcément indivisible absolument comme le sont l’unité pure ou une substance immatérielle, mais il ne peut être divisé sans être détruit comme tel : cf. le transcendantal unum), d’autre part son unicité, qui fait qu’il ne peut être identique ou interchangeable avec aucun autre (transcendantal aliquid). « Non séparé [distinctum] en

soi, mais séparé de tous les autres », ainsi que le résume Thomas d’Aquin 12. En exploitant un des versants de la pensée d’Aristote, il est tentant de rapporter les différences accidentelles entre individus corporels (donc la singularité elle-même) à la présence de la matière, qui par sa nature est principe de l’aléatoire et du changement, des infinies variations individuelles, alors que la forme est toujours une et identique à soi. C’est la théorie que proposera de son côté Avicenne, et qui sera largement reprise par les Latins : la distinction de la substance composée singulière par rapport aux autres se manifeste dans les accidents et dispositions extérieures 13 ; son fondement est la matière qui lui est propre, cette matière-ci que l’on peut montrer, d’où l’expression de materia signata (= designata). Cependant, la matérialité entre dans la définition de ces substances : il est par exemple de l’essence d’un être humain d’avoir un corps 14. Pour éviter que l’essence comme telle soit d’emblée individuée et particulière, il faut dire qu’il s’agit ici de la materia non signata : « la chair et les os en général », et non « cette chair et ces os ». Seule la materia signata est individuante et limite une essence à être une chose singulière. Elle est complètement déterminée lorsqu’elle est actualisée en recevant une forme substantielle ; mais, inversement, cette réception, et l’individuation de l’essence qu’elle produit, présuppose que telle portion de matière ait pu être délimitée, divisée de toute autre. Ce qui rend possible cela est, selon Avicenne, la présence d’une première forme, dite « forme de corporéité », qui rend la matière apte à recevoir les trois dimensions spatiales fixées par la forme substantielle. Averroès introduira une correction majeure 15 : la forme de corporéité ne précède pas toute information quantitative, mais consiste elle-même en certaines « quantités dimensives » fondamentales. En puissance d’être déterminées comme la matière l’est à l’égard de la substance toute entière, ces dimensions ne sont pas encore les dimensions propres à la chose constituée (figures et limites – lesquelles d’une part dépendent de la forme substantielle, et d’autre part varient fréquemment dans le même individu selon l’accroissement et le décroissement). Il s’agit donc de dimensions interminatae, inachevées ou indéterminées, mais qui « signent » la matière et lui permettent d’être cause de la diversité numérique, en en faisant un continu divisible. Le Moyen Âge latin Reprenant en grande partie cette thèse de l’individuation par la materia signata quantitate (ce qui devient une position péripatéticienne standard), Thomas d’Aquin se contente finalement de cette synthèse : c’est la matière qui donne à la chose d’être substance première, de n’être ni dite de, ni dite dans un substrat autre ; c’est la quantité dimensive qui lui

assure de ne pas exister en plusieurs êtres (de même rang), car c’est elle qui divise la matière et permet à tel individu d’exister indivis et séparé de tout autre 16. Mais, premièrement, peut-on alors encore dire que la matière soit principe d’individuation ? Car son rôle semble réduit à la réception de déterminations qui, en fin de compte, sont formelles. Deuxièmement, ou bien l’on soutient que la quantité est requise comme condition dispositive et se trouve dans la matière avant l’introduction de la forme substantielle ; ou bien l’on dit que la matière est seulement en puissance de la quantité, qui ne la déterminera en acte qu’après la venue de la forme substantielle. Mais dans le premier cas, on contrevient au principe qui veut que l’accident ne peut précéder la forme substantielle et que cette dernière s’unit à la matière nue. Dans le second cas, on concède que la quantité ne contribue pas fondamentalement à l’individuation, qu’elle est au plus un signe de l’individuation ; mais puisque la matière, en tant qu’elle est commune à plusieurs individus et est pure puissance, ne peut être facteur suffisant d’individuation, il faut alors se tourner (en exploitant l’autre versant de la pensée d’Aristote) vers la forme pour obtenir une détermination de la singularité. Troisièmement, les difficultés épistémologiques de cette théorie ne sont pas moins aiguës. Si c’est la matière qui individualise, et puisque l’intellect ne connaît que l’intelligible, c’est-à-dire la forme, celle-ci, considérée en soi, n’est pas individualisée, n’est qu’un universel ; l’individu échappe alors à toute intelligibilité, et n’est appréhendé que par les sens. Thomas d’Aquin répond qu’il existe tout de même une intellection indirecte de l’individuel, par réflexion sur l’acte de connaître et sur les images d’où est abstrait l’universel : on revient vers le singulier, qui a fourni l’impression première, en lui appliquant le concept qui a été dégagé. Mais alors, comment les êtres non sensitifs, tels que Dieu, ont-ils connaissance des individus ? Quatrièmement, l’individuation par la matière pose des problèmes spécifiquement théologiques : comment expliquer l’individualité de Dieu (et de chacune des personnes divines), des formes séparées, des âmes humaines ? Thomas d’Aquin assume cette conséquence, avancée par Avicenne 17, qui sera souvent critiquée : parmi les être immatériels (comme les anges), il ne peut y avoir de différence accidentelle qui distingue un individu d’un autre de même essence ; autrement dit, chaque espèce ne peut comprendre qu’un seul individu, car plusieurs seraient indiscernables les uns des autres. C’est une des raisons pour lesquelles Jean Duns Scot posera que l’individualité n’est pas de l’ordre de l’accident, mais termine la série des prédicats essentiels 18. Elle est constituée par une réalité positive, l’« haeccéité » (terme forgé à partir du démonstratif haec : cette singularité), qui s’ajoute à l’essence : elle ne lui apporte pas un nouveau contenu quidditatif, mais en achève et clôt l’unité de manière à ce qu’elle ne soit plus divisible ultérieurement. Tout ce qui est commun est divi-

sible, l’haeccéité constitue précisément l’individu dans sa singularité impartageable, radicalement différente de toute autre. downloadModeText.vue.download 564 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 562 Elle n’est pas une nouvelle forme (car toute forme peut être commune), mais l’actualité dernière de la forme (mais peu importe que la chose en question soit ou non dotée d’une existence actuelle : « cette pierre-ci » peut être conçue distinctement, indépendamment du fait qu’elle existe ou non ; en l’imaginant, nous la concevons comme une pierre singulière, qui ne se confond avec aucune autre). Cependant, la façon dont s’applique l’haeccéité pose problème. Si elle s’ajoute, pour la déterminer, à la nature commune, qui est une entité une et par soi, elle ne s’en distingue pas seulement par une distinction de raison ; mais si elle doit former avec elle une nouvelle unité par soi, et non par accident, elle ne s’en distingue pas non plus réellement. Autrement dit, la théorie de Scot repose entièrement sur celle de la distinction formelle (ni réelle ni seulement de raison), et subit le même sort qu’elle si cette dernière est rejetée. C’est le cas avec Guillaume d’Ockham, qui en fin de compte récuse purement et simplement le problème même de l’individuation, au motif qu’il n’y a pas de raison de l’individuel à rechercher puisqu’il est premier en nature. La singularité, l’identité à soi inanalysable, est le trait fondamental et non déductible de chaque étant. Toute substance est individuelle par elle-même, de plein droit 19, et inversement il n’existe que des individus. Il n’y a rien qui précéderait le singulier et pourrait être dit s’individualiser : la forme n’est pas une entité existant à un niveau spécifique, comme nature commune, avant d’être réalisée dans tel individu. En un sens, l’universel peut être dit aussi individu, en tant qu’affection de l’âme numériquement une. Mais il n’existe pas hors de l’âme et est le signe d’une autre chose, contrairement à l’individu au sens fort du terme. La priorité de l’individu s’affiche également au plan cognitif. D’une manière générale, les Franciscains défendent (contre Thomas d’Aquin notamment) la possibilité d’une intellection directe de l’individuel (connaissance intuitive, rapport direct de connaissance, par opposition à l’abstraction et à la médiation des « espèces »), doté en soi d’une certaine intelligibilité puisque sa singularité n’est pas liée à la matière mais relève de la forme. Pour Scot néanmoins, la connaissance de l’individuel est réservée aux esprits dégagés de la matière. L’intellect humain n’atteint pas directement l’haeccéité comme telle, mais seulement la nature (quiddité), qui en soi n’est ni singulière ni universelle. L’individuel est saisi dans ce concept qui est celui de l’espèce la plus déterminée (corrélativement,

la saisie de l’universel est le résultat d’une généralisation de cette représentation de la quiddité). Avec Ockham, le singulier, non réellement distinct de l’essence (il est l’essence), est le premier intelligible, par une intuition directe. Le singulier est perçu à la fois dans sa manifestation sensible par les sens, et dans son essence intelligible par l’intellect. ▶ Avec l’intervention du nominalisme, la question du principe de l’individuation tendra donc à tomber en déshérence. Lorsque le temps et l’espace seront devenus deux formes universelles et absolues, les contenants de la totalité des objets (au lieu d’être des accidents de ces derniers), ils suffiront à distinguer extrinsèquement les individus les uns des autres, par le seul fait qu’ils existent ici ou là, maintenant ou plus tard. Leibniz sera un des derniers à poser la question de la raison de l’individualité : selon lui, si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux en leur nature, ils seraient indiscernables 20 ; autrement dit, « il ne peut y avoir dans la nature deux choses singulières différant seulement par le nombre » 21. La différenciation par le temps et l’espace ne suffit pas, il doit y avoir un principe interne de distinction, ce qui conduit Leibniz à inclure tous les prédicats dans l’essence du sujet, et ainsi à ramener en quelque sorte l’individu à une infima species. Il faut noter aussi qu’à partir de 1695 (Système nouveau de la nature), il semble réserver le terme d’« individu » aux âmes humaines, alors qu’il choisit pour terme plus général « substance simple » ou « monade ». Jean-Luc Solère ✐ 1 Albert le Grand, Commentarii in primum librum Sententiarum, d. 23, B, a. 2, éd. Borgnet, t. 25, p. 585b. 2 Aristote, Catégories, 5, 2 a 12. 3 Aristote, Métaphysique, VII, 13, 1038 b 10. 4 Plotin, Ennéades V, 7. 5 Boèce, In Porphyrii Isagogen, editio 2a, III, § 10, CSEL p. 234 l.1-8. 6 Aristote, Métaphysique, VII, 3, 1029a27-28. 7 Aristote, Traité de l’âme, 412a6-9. 8 Aristote, Métaphysique, VII, 8, 1034 a 6-8. 9 Porphyre, Isagoge, II, 6-7 (trad. A. de Libéra et A.-Ph. Segonds, Paris, Vrin, 1998, pp. 6-7).

10 Isagoge, op. cit., II, 15, p. 9. 11 Boèce, In Porphyrii Isagogen, editio 2a, II, § 7, CSEL p. 195 l.12 sq. 12 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia p., q. 29, a. 4, c. 13 Met. V 1 et 2. 14 Cf. Thomas d’Aquin, « De Ente et essentia », chap. 2, in L’Être et l’Essence. Le vocabulaire médiéval de l’ontologie. Deux traités de ente et essentia de Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiberg, trad. A. de Libera et C. Michon, Paris, 1996. 15 De substantia orbis, chap. I, éd. du texte hébr. et trad. angl. A. Hyman, Cambridge-Jérusalem, 1986, pp. 53-65. 16 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIIa p., q.3, a.2, c. 17 Shifâ, De Anima l. V, chap. 3, Metaphysica l. V, chap. 2. 18 Voir Scot, J.D., Le Principe d’Individuation, trad. G. Sondag, Paris, 1992. 19 d’Ockham, G., Scriptum in librum primum Sententiarum Ordinatio, d. 2, q. 6, éd. S. Brown et G. Gál, Opera theologica, t. II, St Bonaventure, N.Y., 1970, p. 196. 20 Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, l. II, chap. XXVII, § 3. 21 Leibniz, « Primae veritates », in Opuscules et Fragments inédits, éd. L. Couturat, Paris, Alcan, 1903, p. 519 (cf. ibid., pp. 8-10). Voir-aussi : Alféri, P., Guillaume d’Ockham. Le singulier, Paris, 1998. Bérubé, Q., La Connaissance de l’Individuel au Moyen Âge, Montréal-Paris, 1964. Boler, J.F., « Intuitive and abstractive cognition », in N. Kretzmann et al. (édd.), The Cambridge History of Medieval Philosophy, Cambridge, 1982. Mayaud, P.-M. (éd.), Le Problème de l’Individuation, Paris, 1991. Le De ente et essentia de S. Thomas d’Aquin, éd., introd., notes et études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Kain, Le Saulchoir (Revue des Sciences philosophiques et théologiques), 1926.

Solère, J.-L., « Cajetan et le problème de l’individuation dans la tradition dominicaine », in B. Pinchard (éd.), Rationalisme analogique et Humanisme théologique. Thomas de Vio-Cajetan, Naples, 1993, pp. 85-109. ! ACCIDENT, CONCEPT, ESSENCE, FORME, MATIÈRE, NOMINALISME, SUBSTANCE downloadModeText.vue.download 565 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 563 PHILOS. MODERNE Unité substantielle à laquelle s’attachent l’identité et la singularité. L’individualité ne se laisse pas connaître, car la connaître, c’est la figer dans des catégories, un entrecroisement de concepts c’est-à-dire d’universels dont on ne voit pas à quel moment ils parviennent à cerner la pointe ténue de la singularité. Georges Politzer a vu dans sa psychologie concrète 1 un moyen de venir à bout de cette contradictoire et antinomique connaissance du singulier. Ce qui fait à chaque fois problème, c’est la déduction de l’individualité, l’antique aporie de la science qui n’est que du général et de la perception même des réalités, nécessairement singulière. La singularité se dérobe au savoir, constitutivement en quelque sorte, et imprime au bergsonisme honni par Politzer le style même de la psychologie classique qui abandonne l’individu à sa différence prochaine. La critique de Politzer repose sur l’idée qu’il existe un moyen de ne pas engendrer l’individu à partir des pôles de la qualité et de la durée d’une part, et du vécu d’autre part, mais qu’il y a une science capable de séjourner dans l’individuel comme tel. L’individu n’est donc pas le terme d’une succession (elle pourrait être infime et ne jamais supposer aucune concrétude puisque chaque qualité peut être décrétée a priori 2, affirme Politzer dans) de classes de plus en plus particularisées (il faut bien franchir à un moment le seuil du général au singulier et expliquer en quoi tel acte est proprement celui de tel sujet : ce que la psychanalyse fait immédiatement en se plaçant sur le terrain de la vie dramatique) mais le centre de référence de ce que nous devons nous contenter de nommer avec Politzer, le drame d’une existence individuelle. Une connaissance de ce genre ressemble fort à la connaissance spinoziste du troisième genre, celle qui, débarrassée d’une connaissance par entrecroisement de concepts, possède une intuition vraie et joyeuse de l’essence singulière des choses. La notion classique de l’individualité s’est formée dans le

débat entre Descartes et Leibniz. Pour expliquer l’individualité d’un corps, tout en refusant l’hylémorphisme (qui assurait l’individualité d’un corps par la matière et la forme) aussi bien que la physique atomistique (qui individualise les composants des corps), Descartes s’appuie sur l’unité de mouvement 2. Non seulement un corps peut participer à divers mouvements, mais il n’en possède qu’un seul propre. Ainsi, si l’on peut définir le corps individuel comme ce qui se meut ensemble, il y a autant de mouvements propres qu’il y a de composition de parties de matière ou de corps individuels. Mais la connaissance du mouvement propre d’une telle substance suppose celle du corps individuel et réciproquement. Pour échapper à la circularité seule une décision de l’esprit peut déterminer, en fonction d’un usage pragmatique, ce qu’est un corps individuel. L’individu découpé dans une région de la matière est tout à la fois une unité interne de mouvement et une désignation commode face à la divisibilité infinie de la matière. La divisibilité à l’infini est l’une des propriétés fondamentales de la matière chez Descartes. Par conséquent il n’y a pas, en toute rigueur de corps individuel. Chez Descartes, l’étendue est connue pour cela seul qu’elle est dimensionnelle : en elle on trouve longueur, largeur et profondeur. L’un des éléments traditionnels de la corporéité, l’impénétrabilité ou antitypie, ne se trouve pas dans la philosophie naturelle de Descartes. Il faudrait ajouter à l’étendue une propriété non intelligible pour en faire un corps au sens du matérialisme ordinaire. Cette propriété, Leibniz veut en rendre raison. Intéressons-nous à la façon dont Leibniz remet en cause cette désignation (ou absence de désignation) de l’individuation chez Descartes par la considération seule de la division modale d’une étendue d’abord indifférenciée. La réalité n’est pas pour Leibniz la simple actualisation de l’étendue, mais bien la mise en place des séries de notions complètes qui expriment mécaniquement, dans l’étendue (mécaniquement : i.e. selon les lois du mouvement qui ne sont que la traduction au niveau des corps des rapports dynamiques constants qui s’observent dans l’univers monadique), leur force interne. La mécanique en ce sens ne décrit que la surface de la substance. Les phénomènes matériels traduisent avec confusion, dans le temps et dans l’espace, l’activité sous-jacente des substances. L’inertie est l’expression même de cette puissance interne aux corps, qui prouve qu’ils ne sont pas seulement étendus. C’est dans le champ ouvert par le problème de l’unité substantielle de la matière que Leibniz éprouve la difficulté de saisir le temps, et singulièrement ici : l’espace, comme

des réalités, c’est-à-dire comme des êtres subsistant per se. Cette difficulté le conduit à poser une distinction entre les phénomènes qui sont donnés dans des conditions d’espace et de temps et la composante réelle qui, en eux, garantit leur réalité. La détermination cartésienne du corps comme étendue dont les modifications de figure et de mouvement constituent l’essence se heurte à l’affirmation de Leibniz selon laquelle il faut plus qu’une différence de figure ou de mouvement pour pouvoir réellement parler d’un corps. Pris dans sa signification authentique, le mouvement est un simple changement de place dont Leibniz sait, en fidèle lecteur de Christiaan Huygens, qu’il n’est que relatif entre plusieurs corps. Relatif, c’est-à-dire selon l’interprétation de Leibniz : sans réalité, sans que l’on puisse attribuer le mouvement à l’un ou à l’autre corps qui se meuvent toujours respectivement. Le critère distinctif, qui permet d’attribuer réellement le mouvement à un corps, c’est la force : « (...) le mouvement, si l’on n’y considère que ce qu’il comprend précisément et formellement, c’est-à-dire un changement de place, n’est pas une chose entièrement réelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il n’est pas possible de déterminer par la seule considération de ces changements, à qui entre eux le mouvement ou le repos doit être attribué (...). Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus réel, et il y a assez de fondement pour l’attribuer à l’un ou à l’autre. Or cette force est quelque chose de différent de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par là que tout ce qui est conçu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’étendue et dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes encore obligés de rétablir quelques êtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il paraît de plus, quoique tous les phénomènes particuliers de la nature se puissent expliquer mathématiquement ou mécaniquement par ceux qui les entendent, que néanmoins les

principes généraux de la nature corporelle et de la mécanique même sont plutôt métaphysiques que géométriques, et appartiennent plutôt à quelques formes ou natures individownloadModeText.vue.download 566 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 564 sibles comme causes des apparences qu’à la masse corporelle ou étendue » 4. Leibniz s’appuie en définitive sur le constat d’un manque dans le corps ou plutôt d’une lacune dans la constitution de la matière parla seule étendue. L’étendue n’est pas différente du vide et les différences dans l’étendue, la disposition relative des agrégats de matière dans un espace géométrique donné, ne disent encore rien de l’individuation des corps, de ce qui les fait tenir ensemble et leur donne une dimension substantielle. Ce que Descartes décrit dans le principe de conservation de la quantité de mouvement 5, c’est un monde de matière agrégée, dont les interpolations et les variations sont indifférentes parce qu’elles ne touchent pas à la réalité des corps, mais seulement à leur position et à leur configuration. Le monde visible exige d’être fondé en raison, les phénomènes sont en attente de cette liaison et de cette connexion (panta sumpnoia : tout conspire) que l’on voit partout dans l’univers, depuis les arrangements de matière jusqu’à l’activité de l’esprit pur, connexion qui transparaît, au niveau des corps, dans la conservation de la même quantité de force dans l’univers. La géométrie est utile puisqu’elle permet de mener à bien la connaissance mécaniste des corps. Mais elle demande à être relevée et subsumée dans la métaphysique, science qui assure très nettement le lien ici entre une mécanique potentiellement athée et les exigence minimales d’une Théodicée. Le corps en tant que tel ne saurait être une substance (i.e. un être réel, existant par soi) et il suppose un de ces être ou une de ces « formes » indivisibles que Leibniz nomme Ames / Entéléchies. Le corps pris en lui même n’est que la répétition de quelque chose qui, en lui, est étendu et continu. L’espace est de l’ordre des vérités universelles : il est, de même que le temps, une idéalité. S’il en était autrement, l’espace serait une substance, un être. Cette affirmation serait contraire à deux principes dont Leibniz affirme qu’ils sont au fondement de toute substance : le principe du meilleur et le principe des indiscernables. Si l’espace uniforme et plein se voyait attribuer des parties réelles 1) on ne pourrait pas comprendre « pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l’espace ainsi et non pas autrement ; et pourquoi tout n’a pas été pris à rebours (par exemple), par un échange de l’Orient et de l’Occident » 6. 2) les « parties » étant homogènes, rien ne les distinguerait. Cela va contre le principe des indiscernables qui gouverne

l’individualité radicale des substances. L’espace, comme le temps, sont les conditions de possibilité idéales des rapports. L’espace est le rapport de coexistence qui mesure l’étendue, le temps, quant à lui, est succession qui mesure la durée. Ce qui donne sa réalité au corps, ce n’est donc pas ce qui est mesuré par l’espace, c’est-à-dire l’étendue, mais bien plutôt ce qui donne à l’être par agrégat sa résistance, son infrangibilité, son élasticité propre. Aucune de ces qualités n’est déductible de l’étendue seule. Il y a quelque chose de plus qui fait l’essence et la réalité substantielle des corps. Fabien Chareix ✐ 1 Politzer, G., Écrits II - Les fondements de la psychologie, textes réunis par Jacques Debouzy, Éditions sociales : Paris, 1973. 2 Politzer, G., La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme. J.-J. Pauvert éditeur : Utrecht, 1967. 3 Descartes, R., Principes de la philosophie, Seconde Partie, article 25 (Éd. Vrin-reprise, XI vol., Paris, Vrin, 1993). 4 Leibniz, G.W., Discours de Métaphysique, art. 18 (Paris, Vrin, 1978). 5 Descartes fait comme si le mouvement pouvait mesurer la force. Or c’est la différence des mouvements dans le temps (l’accélération) qui permet de mesurer la force. Cette dernière n’entre pas immédiatement dans le mouvement, elle en est la cause cachée. 6 Leibniz, G.W., Correspondance de Leibniz-Clarke, Éd. A. Robinet, Paris, PUF, 1991 (1957) Lettre à Clarke, III, § 5. ! CLASSE, GENRE, IDENTITÉ, INDISCERNABILITÉ PSYCHANALYSE Notion qui embrasse une pluralité de personnes psychiques (moi, ça, surmoi) sans désigner pour autant leur unité tant topique que dynamique. La psychologie individuelle ne peut faire abstraction des rela-

tions de l’individu avec les autres : il n’y a pas d’individu isolé. Aussi est-elle d’emblée et simultanément une psychologie sociale. Les deux sont traitées conjointement dans Psychologie collective et Analyse du moi 1. ▶ La psychanalyse déconstruit la notion classique de sujet, le tenue d’« individu » qui lui est substitué ne recouvre pas une réalité assignable. Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., « Massenpsychologie und Ich-Analyse » (1921), G.W. XIII, « Psychologie collective et Analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, p. 191. ! ÇA, GUIDE, MASSE, MÉTAPSYCHOLOGIE, MOI, SURMOI INDIVIDUALISME MORALE, POLITIQUE Au sens moral, sentiment de soi qui précède et conditionne tout engagement collectif. Au sens politique, doctrine selon laquelle l’individu précède la société, aussi bien chronologiquement qu’axiologiquement. En économie, doctrine selon laquelle c’est l’initiative individuelle qui constitue le moteur de la richesse. Aussi bien comme sentiment que comme doctrine, l’individualisme n’existe pas avant l’époque moderne : comme le dit Tocqueville, c’est « une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme » 1. Pour un Grec en effet, il est impensable que l’individu préexiste à la société : c’est la cité qui forme les citoyens, et non l’inverse, et on ne peut même pas parler d’humanité hors de ces unions nécessaires et naturelles que sont la famille et la cité. L’autarcie est le propre des bêtes et des dieux, l’homme au contraire tire son humanité des institutions dans lesquelles il vit, et qui lui préexistent 2. On ne peut parler d’individualisme que si l’on remet en question cette prémisse aristotélicienne 3 : les théoriciens du droit naturel moderne fondent ainsi la société politique sur un pacte passé entre des individus autosuffisants, définis comme des unités de force physique, des foyers d’intérêts

et de besoins vitaux, et des sujets naturels de droit (parmi lesquels le droit de propriété fonde la doctrine juridique de l’individualisme possessif4). La défense de leurs biens et le souci de leur conservation les poussent à transférer leur puissance et leur droit à la forme juridique de la communauté. Par ce transfert de puissance les hommes sortent de l’état de downloadModeText.vue.download 567 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 565 nature pour entrer dans un état civil dont toute la solidité provient de leur puissance cumulée 5. L’individualisme doit se défendre contre trois critiques modernes : on lui reproche tout d’abord de dénouer les liens anciens qui tenaient la société féodale et aristocratique au nom de l’égalité démocratique. À partir de ce jugement, Tocqueville accuse l’individualisme de détourner les citoyens du bien commun, et de préparer ainsi des tyrannies nouvelles 6. Dans un second temps, on attaque l’individualisme en montrant que l’individu qui passe contrat avec ses semblables n’est pas une réalité historique, mais une fiction correspondant à l’idéal d’une société déterminée. C’est le développement du capitalisme bourgeois qui se substitue aux rapports de domination et de production féodaux : ce processus impose la croyance en un individu autonome, conçu comme le point de départ de l’histoire. L’invention de l’individualisme possessif au XVIIIe s. n’est donc que le produit et l’expression d’un rapport des forces sociales en cours de transformation 7. Enfin on critique la prémisse fondamentale de l’individualisme, qui définit la personne humaine singulière comme un individu au sens métaphysique, un sujet indivisible, unité élémentaire de la société. On lui oppose la compréhension de l’humanité de l’homme comme un chaos de pulsions dont l’unité n’est réalisée que sous la pression extérieure d’un dressage qui ne peut provenir que du groupe. L’individu n’est alors qu’une apparition tardive, un produit du tout 8. ▶ Ces deux dernières critiques ont en commun de renouer avec les prémisses holistes des Grecs, ce qui oblige à la prudence historique : si l’individualisme est une invention moderne, cela ne signifie pas qu’il coupe en deux l’histoire des idées politiques en reléguant ses contradicteurs dans le passé. Sébastien Bauer ✐ 1 Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique (1840), II, 2, ch II. Paris, Gallimard, 1961, p. 143. 2 Aristote, Politique, III, 1, 1275a23-34 et I, 2, 1253a5, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1962.

3 Hobbes, T., Le citoyen (1642), I, 1, II, p. 89, trad. S. Sorbière, 1982, GF Flammarion, Paris. 4 Locke, J., Second traité du gouvernement (1689), I, 5, tr. J.F. Spitz et Ch. Lazzeri, Paris, PUF, 1994, p. 21 sq. 5 Hobbes, T., Léviathan (1651), ch. 13, p. 220, trad. G. Mairet, 2000, Gallimard, Paris. 6 Tocqueville, op. cit., II, 4, chap. VI. 7 Marx, K., Critique de l’économie politique, Introduction, I, in OEuvres, III, p. 446, NRF Gallimard, Paris, 1982. 8 Nietzsche, F., Fragments posthumes 11 [130] et [182] in OEuvres philosophiques complètes, Tome V, tr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1967. Voir aussi Par-delà Bien et mal, §§ 188 et 198, trad. P. Wotling, Paris, GF, 2000. Voir-aussi : McPherson, C. B., La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke (1962), tr. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971. Spitz, J.-F., La liberté politique, I, 2, Paris, PUF, 1995, 49 sq. ! COMMUNAUTÉ, CONTRAT SOCIAL, HOLISME, LIBÉRALISME, SOCIÉTÉ PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE En philosophie de l’esprit, l’individualisme peut désigner soit une thèse ontologique, soit un principe méthodologique. Dans sa version ontologique, l’individualisme, également appelé internalisme, est une conception de la nature des contenus mentaux qui affirme que ceux-ci sont déterminés uniquement par les propriétés intrinsèques du sujet. Il s’oppose ainsi à l’externalisme 1, 2, qui soutient que alors même que les propriétés internes d’un sujet restent constantes, des modifications de ses relations à son environnement physique ou social peuvent induire des modifications de ses contenus de pensée. L’individualisme méthodologique 3 défend le principe selon lequel seules les propriétés causalement efficaces d’un état mental ont à être prises en compte dans l’établissement d’une taxonomie psychologique, et soutient que les propriétés internes, mais non les propriétés relationnelles des états mentaux, satisfont cette condition. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Burge, T., « Individualism and Psychology », Philosophical Review, 95, 1986.

2 Seymour, M., Pensée, langage et communauté, Montréal, Bellarmin-Vrin, 1994. 3 Fodor, J. A., Psychosemantics, Cambridge (MA), MIT Press, 1987. Voir-aussi : Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique, Tome II, 2e partie, chap. II à IV, Gallimard, Paris, éd. 1961. ! EXTERNALISME / INTERNALISME ∼ INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE SOCIOLOGIE Principe de méthode prescrivant d’expliquer les structures et les transformations des collectifs par les activités des individus qui les constituent. L’allégeance de M. Weber au principe de l’« individualisme méthodologique » est directement commandé par le but gnoséologique spécifique qu’il assignait à la sociologie telle qu’il entendait la pratiquer, soit : « Comprendre par interprétation l’action sociale et par là expliquer causalement son déroulement et ses effets. 1 » À la différence de la théorie juridique, qui traite certaines entités collectives (l’État, les sociétés par action, etc.) comme des sujets susceptibles d’action et de responsabilité, la sociologie ne voit en de telles entités que le produit de l’activité de personnes singulières, dans la mesure où l’individu est « l’unique porteur d’un comportement significatif »2 et, par là même, compréhensible. Sa tâche consiste donc à ramener toutes les catégories désignant « des formes déterminées de la coopération humaine »3 aux formes particulières de pratiques qui en supportent l’existence et les transformations. Weber a pris soin de dénoncer toute confusion entre cet « individualisme » de méthode et une forme quelconque d’individualisme politique. Si la plupart de ses commentateurs effectuent cette distinction en principe, les enjeux idéologico-politiques qui se sont greffés depuis K. Popper sur l’opposition méthodologique entre individualisme et holisme l’ont parfois obscurcie. Extraites de leur contexte, les propositions de Weber ont été souvent interprétées en un sens ontologique, et son individualisme de méthode fut associé par certains à une reconnaissance de la liberté de l’homme, contre le déterminisme imputé aux théoriciens des structures. Weber refusait, au contraire, toute pertinence épistémologique à la question de la liberté, et ses professions d’individualisme avaient pour unique fonction de circonscrire le champ d’intérêt d’une discipline originale, la sociologie compréhensive, par rapport aux disciplines voisines, psychologie et théorie juridique. Catherine Colliot-Thélène

✐ 1 Weber M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 4. downloadModeText.vue.download 568 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 566 2 Weber, M., « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », in Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 345. 3 Ibid. INDUCTION Du latin inductio, « action de conduire vers ou dans » (inducere), traduction du grec epagôgè. L’induction est le processus intellectuel qui fonde des généralisations sur des faits observés, des cas individuels, qui remonte de la connaissance des faits à celle des lois qui les régissent. Si Aristote s’intéresse au rôle de l’induction 1, notamment dans les syllogismes, c’est Hume qui souligne le danger de l’induction. GÉNÉR. Opération mentale consistant à passer de la constatation d’un ou de plusieurs faits à la loi de tous les faits du même genre. Hume présente une double critique de l’induction, qui ne peut constituer ni un fondement logique ni un fondement ontologique. Hume stigmatise le caractère amplifiant de l’induction, c’est-à-dire le fait que l’information contenue dans la conclusion dépasse celle qui est contenue dans les propositions initiales. Comment légitimer la généralisation d’une observation sur des faits limités ? Le problème est celui du fondement de l’induction : qu’est-ce qui justifie le passage de faits particuliers à la loi universelle ? Pour Hume, l’induction n’est rien d’autre qu’un phénomène d’habitude qui crée une croyance en l’existence d’une régularité ou d’une loi, constituant ainsi un véritable obstacle épistémologique. Mais Hume avance aussi l’idée que l’induction, plus qu’une habitude puissante de l’esprit, est l’expression spontanée de l’activité intellectuelle et, peut-être même, le paradigme de

notre mode de connaissance : notre esprit ne commence pas par des généralités. C’est parce qu’elle est « cette première démarche par laquelle la pensée entre en contact avec la réalité »2 que l’induction en tant que point nodal de la science, grande préoccupation contemporaine, redevient sujet philosophique au XIXe s. À cette époque où la philosophie se rapproche des sciences positives, l’induction offre un intérêt pratique, de par son rôle dans la méthode épistémologique. Mais que dire de la logique de l’induction ? C’est l’une des questions qui retient l’attention de la philosophie des sciences au XXe s. Pour Popper, l’induction n’est pas valide logiquement, seul le raisonnement par déduction peut fonder une véritable connaissance, d’où une conception hypothético-déductive de la science, qui progresse alors par réfutation (de la théorie par les expériences) plutôt que par confirmation. Claire Marin ✐ 1 Aristote, Premiers Analytiques, II, ch. 23. Voir aussi Organon, Topiques, I, 12. 2 Lachelier, J., Du fondement de l’induction, p. 69, Pocket, Paris, 1993. Voir-aussi : Popper, K., le Réalisme et la Science (1956), « L’induction », Hermann, Paris, 1990. Reid, T., Essais sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun, ch. III : « Du raisonnement probable », trad. T. Jouffroy, Masson, Paris, 1825. Scheffler, I., Anatomie de la science, « Le défi de Hume et la formule de généralisation », trad. P. Thuillier, Seuil, Paris, 1966. ! DÉDUCTION, GÉNÉRALISATION, INFÉRENCE, LOGIQUE ÉPISTÉMOLOGIE Formulation d’un énoncé général à partir de la constatation d’un ensemble de faits particuliers. Ce terme est utilisé pour décrire des types de raisonnements très différents, qui ne se ramènent pas tous à cette définition courante. Signification courante S’il ne fait pas de doute que nous généralisons quotidiennement à partir de faits particuliers répétitifs, ce genre de raisonnement s’accompagne pourtant de graves difficultés, car

la répétition passée d’un nombre fini de cas ne garantit jamais strictement la répétition future de ces cas. L’induction a donc pour première caractéristique de n’être jamais totalement certaine, quand bien même ses prémisses seraient vraies. Elle se distingue en cela de la déduction, raisonnement toujours logiquement valide, dont la vérité effective ne dépend que de la vérité des prémisses. On ajoute souvent que la déduction, à l’inverse de l’induction, conduit du général au particulier, mais cela n’est qu’approximatif, car la déduction conduit aussi bien du particulier au particulier, ou du général au général (cf. « déduction »). En second lieu, l’induction possède un grande force de suggestion psychologique, alors même qu’elle n’est pas assurée d’être logiquement valide. À moins d’y renoncer, il faut donc examiner dans quelle mesure son emploi est rationnellement fondé dans chaque application particulière. L’induction du particulier au particulier L’induction ne remonte pas uniquement du particulier au général, mais peut aussi conclure à un fait particulier à partir d’autres faits. C’est le cas lors d’une enquête : on part d’une situation donnée, puis on remonte, d’événement en événement, jusqu’à l’origine de la situation. Lorsque la conclusion n’est qu’hypothétique, on parle aussi d’abduction. C. S. Pierce distingue nettement l’induction (épagogè, en grec) de l’abduction (apagogè), en considérant l’abduction comme une procédure heuristique complémentaire de l’induction (qui, elle, viserait l’établissement de véritables lois, et non de simples hypothèses). L’induction complète en logique Elle est aussi appelée « induction énumérative ». Aristote étudie son fonctionnement dans les Premiers Analytiques (II, 23). Elle consiste à attribuer à l’ensemble des éléments d’une classe une propriété qui a été observée pour chacun de ces éléments. Cette procédure est logiquement valide pour autant

que tous les éléments ont été inspectés, et que la classe n’en contient aucun autre. L’induction complète en mathématiques, ou « raisonnement par récurrence » Si des procédures proches sont déjà attestées chez Pascal et Fermat, c’est cependant à Poincaré 1 que l’on attribue communément la formulation moderne de ce type d’induction. Ce raisonnement vise à prouver un énoncé mathématique E dépendant d’une certaine variable n. On montre d’abord que E(n) est vrai à un certain rang n particulier. Puis on prouve que E(n + 1) est vrai si E(n) est vrai. On prouve par là même downloadModeText.vue.download 569 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 567 que, à partir d’un rang donné, E(n) est toujours vrai, puisque la vérité de l’énoncé est conservée à chaque incrément de n. Ce raisonnement s’impose avec une telle force que Poincaré le considérait comme un exemple parfait de principe « synthétique a priori ». L’induction amplifiante C’est le type commun d’induction, qui « amplifie » (ou « généralise ») des résultats particuliers. Cette procédure est recensée par Aristote 2 et valorisée par Bacon 3. Mais, dès son Traité de la nature humaine, Hume met en doute, dans le cas particulier de la causalité, les prétentions de ce raisonnement à valoir d’une manière universelle, tout en lui reconnaissant une grande force psychologique. La tradition empiriste, parmi laquelle notamment J. S. Mill, s’est appuyée sur cette efficacité de la répétition pour définir la méthode scientifique. Mais certains rationalistes, tels Kant et Lachelier, ont tenté de lui fournir un fondement plus solide en prétendant le faire reposer sur des principes a priori (comme la causalité ou l’uniformité de la nature). Si, cependant, à l’instar les positivistes logiques, on ne reconnaît pas la légitimité de ce recours fondationnel, on est réduit à ne tirer de l’induction que des probabilités. Mais le recours à la probabilité inductive ne règle pas tout. D’une part, parce que les probabilités ont reçu des statuts très différents selon les auteurs (interprétations fréquentielle, propensionniste, subjectiviste, logiciste ; cf. « probabilité »). D’autre part, les tentatives de justification sont presque toujours circulaires : on tente de justifier le recours à l’induction

par le constat que ses prédictions ont généralement été réalisées, et donc que l’on peut s’y fier à l’avenir (on suppose alors précisément la validité de ce qu’on veut prouver). Enfin, des paradoxes sont venus troubler les théories qui tentaient de fonder l’induction probabiliste sur des procédures de confirmation 4. Les étranges paradoxes de Hempel et de Goodman, que nous pouvons seulement mentionner ici, sont les deux plus fameux. Le premier établit que, dans un cadre standard, la confirmation d’un énoncé tel que « tous les corbeaux sont noirs » est renforcée par l’observation de tout objet non noir autre qu’un corbeau, par exemple un cygne blanc 5 ! Le second (sur les émeraudes « bleues ») prouve que certains exemples sont susceptibles de confirmer certains prédicats incompatibles 6. ▶ Devant de telles difficultés, certains, comme Popper, ont rejeté tout recours à l’induction. D’autres s’essayent toujours à lui trouver un fondement inébranlable. D’autres enfin, tel J. Hintikka, plus respectueux de la réalité polymorphe des pratiques cognitives, l’acceptent pour sa fécondité au moins locale, tout en se résignant à ne pas la fonder sub specie aeternitatis. Alexis Bienvenu ✐ 1 Poincaré, H., La science et l’hypothèse (1902), Flammarion, 1968. 2 Aristote, Topiques, I, 12. 3 Bacon, Fr., Novum organum. 4 Barberousse, A., Kistler, M., Ludwig, P., la Philosophie des sciences au XXe siècle, Flammarion, 2000, chap. 2. 5 Hempel, C.G., Aspects of Scientific Explanation, New York, The Free Press, 1965. 6 Goodman, N., Faits, Fictions et Prédictions (1954), Minuit, 1984. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), DÉDUCTION, PROBABILITÉ INDUCTIVE (DÉMARCHE) PHILOS. SCIENCES En mathématiques, raisonnement par récurrence qui permet de démontrer que si un théorème est vrai pour les nombres entiers n et n + l, alors il est vrai pour toute la série des nombres entiers. Appliquée en physique, mais sans la même rigueur formelle, elle permet de tirer des lois générales à partir de cas particuliers. Plus généralement, tout raisonnement remontant des effets aux causes. Sébastien Bauer ! DÉDUCTIF, GÉNÉRALISATION, RAISONNEMENT

INDUSTRIELLE (ESTHÉTIQUE) ! ESTHÉTIQUE INÉGALITÉ Du latin inaequalitas, négation de l’égalité. MATHÉMATIQUES, LOGIQUE Deux grandeurs sont inégales lorsqu’elles sont comparables selon une relation d’ordre, sans être identiques. Entre deux nombres réels distincts, on aura bien une inégalité, mais, pour parler strictement, deux nombres complexes distincts ne seront pas dits inégaux, mais distincts. Dans le premier cas, l’un des nombres est supérieur à l’autre ; pas dans le second cas. Ainsi, l’inégalité n’a de sens que dans le cadre d’une relation d’ordre. Deux conceptions de l’inégalité peuvent être proposées selon que l’on voie dans l’égalité la négation de l’inégalité ou que l’on considère l’égalité comme limite de l’inégalité. L’inégalité est compatible avec l’addition, ce qui, dans les Éléments d’Euclide, est exprimé par la deuxième notion commune : « Et si, à des choses égales, des choses égales sont ajoutées, les touts sont égaux. » Une inégalité de grande importance mathématique est l’« inégalité triangulaire », qui énonce que la somme de deux côtés d’un triangle est supérieure au troisième. Elle fournit un des axiomes nécessaires à la définition d’une norme sur tout espace vectoriel : pour qu’une application N d’un espace vectoriel E sur R, dans R , soit une norme, il faut que, pour + tout couple (x, y), N(x) + N(y) > N(x+y). Vincent Jullien INEINANDER De l’allemand in « dans », ein « un », ander « autre ». ONTOLOGIE, PSYCHOLOGIE Concept central des derniers textes de Merleau-Ponty, qui peut être traduit par « implication » ou « enveloppement » réciproque, et qui désigne l’objet même de la philosophie comme pensée de l’être. Ce terme, d’origine husserlienne, désigne une structure ontologique qui est au centre de toute la philosophie de M. Merleau-Ponty, notamment dans les esquisses de la fin des années 1950, où elle devient inséparable des concepts de chair, de chiasme et de réversibilité. Merleau-Ponty est, cependant,

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 568 loin de penser que cette catégorie, qu’il thématise, lui appartient en propre. Tout au contraire, il la voit apparaître dans plusieurs oeuvres philosophiques majeures du XXe s., qui se sont attaché, sous des noms différents, à la décrire, notamment la phénoménologie (M. Scheler), H. Bergson, A. N. Whitehead, la pensée psychanalytique, de S. Freud à M. Klein. Et il reconnaît aussi sa présence opérante dans les oeuvres d’art majeures du XXe s., de P. Cézanne à Cl. Simon. L’effort pour exprimer dans l’art et pour penser dans le concept l’Ineinander est né, selon Merleau-Ponty, d’une double exigence. La première est de dépasser les conceptions dualistes de l’homme et de l’être, qui séparent le moi et autrui, l’âme et le corps, le sujet et l’objet et subordonnent l’objet au sujet (idéalisme) ou le sujet à l’objet (réalisme), en réactivant le projet de la dialectique, qui est de penser l’avènement de l’apparaître ou du phénomène, avant toute distinction de ce qui est dans les choses et de ce qui est dans les consciences, là où l’être et l’expérience de l’être sont encore indivisés. La seconde est d’éviter la mauvaise dialectique, celle où l’expression, la pensée cessent d’accompagner la vie du réel qu’elles prétendent alors surplomber et reconstruire par le jeu du positif et du négatif. Une pensée de l’Ineinander se présente comme une sorte de dialectique sans synthèse. Cette notion s’annonce dans plusieurs courants du XXe s. Dans le mouvement phénoménologique, Scheler cherche à penser la relation à autrui en écartant le cogito. Il montre que la relation intersubjective originelle présente une indifférenciation, un mélange de soi et d’autrui, une labilité de la frontière entre la perception interne et la perception externe, et que la cristallisation du moi n’est jamais qu’un moment ou un aspect dans une vie psychique d’abord indifférenciée 1. La psychanalyse établit comment le moi se tisse dans l’introjection et projection des objets d’amour et de haine, et vit dans un corps verbal où le moi et les autres sont en relation d’empiétement 2. Chez Bergson, le souci de penser un enveloppement de la conscience et de l’être se fait jour, dès Matière et Mémoire, dans le concept d’image. Le réel est image au sens où il n’est ni être en soi (car il n’est pas séparable de notre ouverture à l’être) ni représentation (car il n’est pas le corrélat intentionnel d’un cogito : ce n’est pas en nous, mais en elles que nous percevons les choses). Penser le réel comme image signifie que « quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes ». Bergson donne ici une excellente formule de l’Ineinander 3. Whitehead remet en question l’idée selon laquelle chaque être est un individu coïncidant avec sa place dans l’espace

et le temps, sans participation aux autres existences spatiotemporelles ; il pense la nature comme un passage, un enjambement du temps et de l’espace, dont l’esprit humain ne peut pas être l’observateur impartial : « Sa prise de conscience prend part au passage de la Nature. 4 » Dans l’oeuvre de Merleau-Ponty, la pensée de l’Ineinander se présente, d’abord, comme une Phénoménologie de la perception qui, au-delà de l’intellectualisme et du réalisme, retrouve dans la perception un accouplement ou une synchronisation du percevant et du perçu. Dans cet accouplement, l’initiative du percevant et celle du perçu se croisent et deviennent indiscernables : je perçois le ciel comme le ciel se pense en moi 5. Cette percée vers la structure de l’Ineinander est cependant inhibée par l’orientation encore idéaliste de l’ouvrage de 1945, qui, en réassurant le cogito dans ses droits du point de vue de la raison, de la réflexion ou de la vérité, réduit la structure de l’Ineinander au rang de phénomène psychologique. L’Ineinander ne devient un concept ontologique qu’au moment où Merleau-Ponty construit une pensée de la chair. Selon ses derniers textes, l’objet de la philosophie est l’être comme Ineinander 6, comme articulation entre les ordres de l’être ou comme « le nexus, le vinculum Nature – homme – Dieu » 7. Dans une pensée de l’Ineinander, la vie percevante de l’animal et de l’homme n’est ni la descente de la conscience dans une matière qui serait pure extériorité, ni l’actualisation de la conscience dans une matière qui serait une intériorité endormie : si la nature est toujours déjà « Nature perçue », Nature dont nous sommes, image au sens de Bergson, l’être naturel est, par principe un « être molaire », un « être de comportement », une « histoire naturelle », au sein duquel se dessine, dans le vivant, ce que nous appelons conscience ou intériorité. L’être moléculaire (ou l’être tout extérieur) n’est premier que dans la vision analytique de l’ontologie objectiviste. ▶ Cette perspective renouvelle la question de la perception : le corps percevant est « Ineinander sujet-objet », Ineinander du voyant qui est aussi un « je peux » et du visible. Elle rend enfin pensable cette modalité fondamentale de l’intersubjectivité que Merleau-Ponty appelle « intercorporéité ». Pascal Dupond ✐ 1 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Gesammelte Werke, Bd 7, Francke Verlag, 1975, pp. 239, 240, 243. 2 Freud, S., Die Verneinung, Studienausgabe, Bd III, Psychologie des Unbewussen, Fischer Verlag, 1975, p. 373. 3 Bergson, H., Matière et Mémoire, Félix Alcan, 1926.

4 Whitehead, A. N., The Concept of Nature, Cambridge University Press, 1920. 5 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, « Le sentir », Gallimard, 1945, pp. 240 et suiv. 6 Merleau-Ponty, M., Résumé de cours, Collège de France, 19521960, Gallimard, 1968, p. 156. 7 Merleau-Ponty, M., la Nature, Seuil, 1995. INERTIE Du latin inertia. PHYSIQUE, HIST. SCIENCES Propriété des corps par laquelle ils conservent leur état de mouvement ou de repos en l’absence de forces extérieures qui leur seraient appliquées. Newton fait de l’inertie une loi du mouvement, la première, dans les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, publiés en 1687 : « tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, tant qu’aucune force imprimée ne le contraint à en changer » 1. Newton fait crédit de cette loi d’inertie à Galilée bien que le Florentin ait toujours affirmé l’existence, dans la nature, d’un mouvement uniforme en cercle et non en ligne droite 2. Seules quelques expériences de pensée et la décomposition théorique du mouvement des projectiles en deux termes (un mouvement de chute et un mouvement rectiligne uniforme) renferme les prémisses galiléenne d’une loi d’inertie. Le concept galiléen qui s’approche au plus près de l’inertie est le principe de « non-influence du mouvement commun » par lequel se trouve justifié le fait qu’un système de corps emporté à une vitesse uniforme ne ressent aucun effet de ce mouvement : ainsi les papillons downloadModeText.vue.download 571 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 569 emportés de Venise à Corfou dans une cage de bateau volent en tous sens comme si le bateau était au repos. C’est à Descartes qu’il faut attribuer, sans doute, une première formulation – conjointe à celle que l’on trouve chez Isaac Beeckman – complète de cette loi fondamentale de la mécanique. Dans les Principes de la philosophie, Seconde Partie, article 37, Descartes énonce ce principe sous le nom de « première loi de la nature » : « (...) que chaque chose demeure en l’état qu’elle est, pendant que rien ne le change 3 ». Descartes ajoute en outre à l’article 39 une notation décisive : « (...) que tout

corps qui se meut, tend à continuer son mouvement en ligne droite 4. » Placées l’une en regard de l’autre, ces deux lois forment l’unique première loi de Newton dont l’application à la translation du centre de gravité d’un système de corps liés est à l’origine de nombreuses lois d’équilibre, des règles du choc établies par Christiaan Huygens 5, ainsi que de l’étude générale des transformations par lesquelles on peut traduire les états de mouvement et de force d’un système inertiel donné dans ceux d’un autre, animé d’un mouvement quelconque par rapport au premier. Fabien Chareix ✐ 1 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica, édition I.B. Cohen & A. Koyré, 2 vol., Cambridge : Harvard University Press, 1972. Axiomata, Lex I, p. 54. 2 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. F. De Gandt et M. Fréreux, Paris : Seuil, 1992. 3 Descartes, R., Seconde Partie des Principes de la philosophie, art. 37 (Paris, Vrin-reprise, vol. IX – Reprint de l’Éd. Adam et Tannery, Paris, Vrin, 1971). 4 Ibidem, art. 39. 5 Christiaan Huygens, OEuvres complètes, La Haye, Société hollandaise royale des sciences-Nijhoff, 1880-1950, 22 volumes, vol. XVI, pp. 90 et suiv. ! CALCUL, FORCE, IMPETUS, MOUVEMENT INFANTILE ! ENFANTIN INFÉRENCE Du latin inferre, « mettre en avant ». LOGIQUE Acte de tirer une proposition d’un ou de plusieurs autres, ou résultat de cette opération de raisonnement. Inférer est une opération naturelle de l’esprit, qui consiste à passer d’une proposition, appelée prémisse, à une autre, appelée conclusion. On distingue traditionnellement les inférences déductives, qui rendent la conclusion nécessaire et dont le syllogisme est le modèle classique, des inférences inductives ou causales, où le lien de prémisse à conclusion

n’est que probable. Depuis Aristote et les stoïciens, il incombe à la logique de classer les différents types d’inférence valide et les conditions de cette validité. La logique contemporaine définit une inférence valide au sens sémantique, quand elle obéit à des règles qui préservent la vérité des prémisses dans la conclusion, et au sens syntaxique, quand une conclusion peut être dérivée des prémisses à partir d’axiomes et / ou de règles d’inférence. Il y a autant de types d’inférence qu’il y a de logiques, mais il n’y a pas d’accord unanime sur ce qui fait qu’une inférence est formelle. La plupart des inférences naturelles sont de type inductif, et elles font l’objet de la psychologie du raisonnement, mais il n’existe aucune logique codifiée de l’inférence naturelle dans le langage et la pensée. Pascal Engel ✐ Engel, P., la Norme du vrai, philosophie de la logique, Gallimard, Paris, 1989. Jayez, J., l’Ingérence en langue naturelle, Hermès, Paris, 1989. ! DÉDUCTION, INDUCTION, RAISONNEMENT, SYLLOGISME INFINI Du latin infinitum, « sans fin », « sans limites » ; du grec apeiron. La réflexion sur l’infini commence avec Anaximandre 1, qui le premier y voit autre chose qu’un synonyme du néant : l’apeiron, qui est indéfini plus qu’infini, est l’être originel en tant que, n’ayant pas encore reçu de détermination, il est soustrait au devenir. La notion se construit au cours de l’histoire autour de trois axes, métaphysique, mathématique et cosmologique : le premier identifie l’apeiron avec l’être suprême du christianisme pour faire de l’infini un incommensurable de perfections, le second construit un concept où les notions de limite et de grandeur remplacent celle de détermination, et le troisième en fait un attribut de l’univers. GÉNÉR. Ce qui excède tout fini selon toute proportion déterminée ou déterminable, ou encore ce qui est au-delà de tout fini, si grand soit-il. Il apparaît, à l’époque médiévale surtout, que l’infini véritable est nécessairement actuel, puisque l’infini successif ou potentiel n’est rien de plus qu’une grandeur indéfinie. Étant actuel, l’infini quantitatif est un tout, qui cependant s’accroît continûment. Par ailleurs, la caractérisation, par Damascène (VIIe s.), de Dieu comme un « océan infini d’essence » conduit à l’idée d’un infini intensif, ou infini de perfection, dont la définition classique sera donnée par Duns Scot. Un être infini en entité ou perfection est tel que ne lui fait défaut aucune entité ou

perfection dont il est possible qu’elle soit représentée chez un seul autre être. De cette façon, on peut concevoir qu’un être infini soit un tout sans être pour autant le Tout. On démontre ensuite que, si un tel être infini existe en acte, il ne peut être qu’unique. Les termes de cette discussion seront repris par les mathématiciens du XIXe s. Comme l’observera Bolzano (1851), une grandeur susceptible de devenir plus grande que toute grandeur finie donnée « peut malgré tout rester constamment finie ». Des grandeurs véritablement infinies seront, par conséquent, plus grandes qu’un nombre quelconque d’unités, ou si petites que tout multiple d’elles-mêmes reste inférieur à l’unité. Cette conception de l’infini quantitatif reçut un renfort décisif lorsque Cantor (1879) démontra l’existence d’ensembles – par exemple, l’ensemble des nombres réels – dont les éléments ne peuvent être dénombrés ou énumérés. Par opposition à l’infini potentiel, de tels ensembles représentent l’infini actuel, comme lorsque nous regardons les points d’un intervalle comme une « totalité de choses qui existent toutes en même temps » (Hilbert). Gérard Sondag ✐ 1 Aristote, Physique, III, 4. Trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1931. Voir-aussi : Aristote, Physique, III, 4-8. Trad H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1931. Duns Scot, J., God and Creatures. The Quodlibetal Questions, Princeton University Press, 1975 (Opera omnia, t. XII, L. Wadding, Lugduni, 1639). Brentano, B., les Paradoxes de l’infini, Seuil, Paris, 1993. downloadModeText.vue.download 572 sur 1137

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Cantor, G., Gesammelte Abhandlungen, Springer Verlag, Berlin, 1932. Hilbert, D., « On the Infinite », in Philosophy of Mathematics, Benacerraf, P., Putnam, H., New York, 1964. ! ACTE, CATÉGORIE, COSMOS, PUISSANCE HIST. SCIENCES L’infini est l’une des grandes affaires du XVIIe s. en rapport avec la genèse de la science classique. C’est, en effet, au cours de ce siècle que la diversité des questions sur l’infini est apparue dans toute son ampleur en relation avec ses dimensions d’inquiétude et de souci métaphysique. Galilée (1564-1642) n’écrit-il pas dans ses Discours et Démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles : « Rappelons-nous que nous traitons d’infinis et d’indivisibles, inaccessibles à notre entendement fini, les premiers à cause de leur immensité, les seconds à cause de leur petitesse. Pourtant nous constatons que la raison humaine ne peut s’empêcher de sans cesse y revenir »1 ? À cela Pascal (1623-1662) fait écho dans les Pensées : « Connaissons donc notre portée. Nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout. Ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini » (fragment 199), tandis que Descartes (1596-1650), en affirmant clairement dans les Principes de la philosophie que le mot d’« infini » doit être réservé à Dieu seul, introduit l’indéfini comme unique domaine à l’intérieur duquel la pensée humaine peut effectivement se développer : « Qu’il ne faut point tâcher de comprendre l’infini, mais seulement penser que tout ce en quoi nous ne trouvons aucune borne est indéfini »2 (§ 26). Si l’infini se dessine comme l’un des lieux où se jouent les choix métaphysiques fondamentaux du XVIIe s., c’est qu’à travers cette notion viennent converger tout à la fois les questionnements de la mathématique, de la nouvelle science du mouvement et de la cosmologie avec, en arrière-plan, l’effondrement du monde traditionnel d’inspiration aristotélicienne. En effet, l’introduction de l’infini, avec, en particulier, les réflexions de Bruno (1548-1600), ouvre une brèche dans la construction millénaire de l’univers hiérarchisé et bien ordonné du monde aristotélicien et de la scolastique. L’univers est-il infini ou, comme l’affirme Descartes, indéfini ? Quelle sont alors la place de Dieu et celle de l’homme dans ce nouvel ordre du savoir qui se dessine au cours du XVIIe s. ? Les philosophies de Leibniz, de Spinoza et de bien d’autres témoignent

de l’importance de ces problématiques. En mathématique se met en place, au XVIIe s., avec les travaux, entre autres, de Kepler (1571-1630), de Cavalieri (15981647), de Torricelli (1608-1647) et de Fermat (1601-1665), une réflexion consacrée à la résolution des difficultés relatives à la détermination des tangentes aux courbes et au calcul des aires sous les courbes. Ces problèmes, en impliquant des considérations relatives au statut du continu mathématique ou à l’obtention de sommes infinies, ne peuvent être résolus qu’au prix d’une profonde réflexion mathématique, susceptible de fournir les moyens de dépasser les fameux paradoxes, ou arguments sur le mouvement et la continuité, de Zénon d’Élée : la dichotomie, l’Achille, la flèche et le stade. Cet ensemble de travaux impliquant un approfondissement des procédures géométriques d’inspiration euclido-archimédienne et les apports du nouveau calcul de l’algèbre symbolique déboucheront, dans les dernières décennies du XVIIe s., sur l’élaboration par Leibniz et Newton des procédures algorithmiques du calcul différentiel et du calcul des fluxions ou, comme l’on disait parfois, du calcul de l’infini. Il n’en reste pas moins que cette sorte de maîtrise calculatoire de l’infini est encore loin, à ce moment, d’avoir produit des fondements bien établis. Un long travail mathématique d’élucidation et de clarification conceptuelle occupera le XVIIIe s. et une partie du XIXe s. Par ailleurs, l’un des aspects les plus novateurs du développement de la science au début du XVIIe s. consiste dans la géométrisation du mouvement, étant entendu que, par géométrisation, il faut comprendre une démarche dont l’objet consiste à reconstruire les phénomènes du mouvement à l’intérieur du domaine de l’intelligibilité géométrique, de telle sorte que ces phénomènes se trouvent soumis à l’emprise de la raison géométrique et à une mise en forme déductive sur le mode des Éléments d’Euclide. Cependant, cette entreprise ne va pas sans difficultés. Elle se heurte rapidement à des questions impliquant la considération de l’infini et, bien sûr, là encore, le retour des paradoxes de Zénon. Comment peut-on penser la continuité d’un mouvement, le début et la fin d’un mouvement ? Dans sa chute, le corps passe-t-il par tous les degrés de vitesse ou bien commence-t-il sa chute avec une vitesse finie comme le pense, par exemple, Mariotte ? Comment expliquer la variété des mouvements accélérés, doit-on avoir, comme le suggèrent certains atomistes, recours à un mélange de mouvement et de repos ? Autant de questions qui ne trouveront finalement une réponse mathématique qu’au début du XVIIIe s., avec l’algorithmisation de la cinématique. Les questions de mouvement sont alors susceptibles d’être réduites à de simples procédures de différentiation et d’intégration, procédures dont il faut encore assurer les fondements. Michel Blay ✐ 1 Galilée, Discours et Démonstrations mathématiques concer-

nant deux sciences nouvelles, publiés à Leyde en 1638, traduction Maurice Clavelin, A. Colin, 1970, PUF, 1995, p. 26. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, Amsterdam, 1644, traduction française par l’abbé Picot, 1647. Voir-aussi : Blay, M., Les raisons de l’infini. Du monde clos à l’univers mathématique, Gallimard, Paris, 1993. Boyer, C.B., The History of the Calculus and his Conceptual Development, Dover, 1949 et 1959. Brunschvicg, L., Les étapes de la philosophie mathématique (1912), Blanchard, Paris, 1972. Caveing, M., Zénon d’Élée, Proligomène aux doctrines du continu. Étude historique et critique des fragments et témoignages, Vrin, Paris, 1982. Couturat, L., De l’infini mathématique (1896), Blanchard, Paris, 1973. Desanti, J.-I., La philosophie silencieuse ou critique des philosophies des sciences, Seuil, Paris, 1975. Houzel, Ch., Philosophie et Calcul de l’infini, en collaboration avec J.-L. Ovaert, P. Raymond et J.-J. Sansuc, Maspero, Paris, 1976. Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, Paris, 1973. Première édition, PUF, 1962 ; première édition en langue anglaise, 1957. Lévy, T., Figures de l’infini, les mathématiques au miroir des cultures, Seuil, Paris, 1987. ! ABSOLU, AGRÉGAT, ALGORITHME, CALCUL, CINÉMATIQUE, INDÉFINI, MOUVEMENT, TOTALITÉ MATHÉMATIQUES 1. Au sens usuel, se dit d’un ensemble qui n’est pas fini, c’est-à-dire qui ne peut être mis en correspondance biunivoque avec aucun ensemble borné d’entiers naturels. – 2. Au sens de Dedekind, se dit d’un ensemble qui peut downloadModeText.vue.download 573 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 571 être mis en correspondance biunivoque avec l’une de ses parties propres ; ainsi, l’ensemble N des entiers naturels est infini en ce sens, puisque l’application n ! 2n est une bijection de N sur l’ensemble des nombres pairs. Inaugurée par Cantor 1 dans les années 1870, la théorie des cardinaux transfinis (lesquels « mesurent » la taille des en-

sembles infinis à la façon dont les nombres entiers mesurent celle des ensembles finis) admet comme caractéristique une propriété que Galilée 2 avait, en son temps, jugée paradoxale, à savoir que les ensembles infinis ont même « nombre » d’éléments que certaines de leurs parties strictes. Deux ensembles infinis sont considérés comme « équipotents », ou ayant même « puissance », ou même « cardinal », lorsqu’il existe une bijection de l’un sur l’autre. Cette relation d’équipotence généralise la notion habituelle : appliquée aux ensembles finis, elle est satisfaite par ceux qui ont même nombre d’éléments et par eux seuls. On établit, par un argument diagonal assez simple, qu’il y a plusieurs types d’infini : à côté des ensembles « dénombrables », qui ont le même cardinal, noté ℵ (« aleph-zéro »), que l’ensemble des nombres entiers, d’autres ensembles, comme celui des nombres réels, ont la « puissance du continu ». De façon plus générale, la hiérarchie ascendante des cardinaux transfinis se poursuit sans limites, puisque l’ensemble des parties d’un ensemble donné est toujours d’une puissance supérieure à celle de l’ensemble d’origine. Jacques Dubucs ✐ 1 Cantor, G., « Ein Beitrag zur Mannigfaltigkeitslehre » (1878), in Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts (E. Zermelo éd.), pp. 119-133, Leipzig, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1966. 2 Galilée, G., « Dialogue des sciences nouvelles » (1638), in Dialogues et lettres choisies (P.H. Michel éd.), p. 255 sq, Paris, Éditions Hermann, 1966. ! DIAGONAL (ARGUMENT) INFINITÉSIMAL (CALCUL) ! CALCUL INFORMEL Terme d’apparition tardive (milieu du XXe s.) qui désigne un type d’art, souvent matiériste, qui tend à la non-représentation de formes reconnaissables. ESTHÉTIQUE Catégorie esthétique mise en oeuvre pour rendre compte d’une tendance présente dans tout l’art du XXe s. et, plus précisément, d’un courant pictural qui s’est développé en Europe, en Amérique du Nord et au Japon après 1945, l’« art informel ». M. Tapié introduit le terme dans le vocabulaire de la critique d’art en 1951, en référence à certaines oeuvres du peintre C. Bryen. Paulhan le reprend en 1961. Organisées par Tapié, deux expositions – Véhémences confrontées (1951) et Signifiants de l’informel (1952) – marquent l’entrée en scène de l’art informel 1. Il s’agit de défendre l’idée d’un « art autre », regroupant des artistes tels que Bryen, Wols, Dubuffet, Fautrier,

etc. Ceux-ci rejettent la peinture figurative et formaliste traditionnelle, au profit d’un mode d’expression guidé par le brouillage volontaire des formes et une forte sensibilité au matériau : hautes pâtes, textures et matériologies de Dubuffet, empâtements et écrasis de Fautrier, etc. L’artiste informel n’a pas pour fonction de reproduire ou d’imiter ; il ne se plie à aucun sens prédéterminé, mais s’abandonne aux propriétés du matériau, au lacis et à l’indécision des formes. Dès 1945, Paulhan s’était intéressé aux peintres de la nouvelle génération. Il étend d’ailleurs le terme à des oeuvres antérieures (comme les oeuvres cubistes de Braque et de Picasso) qui contiennent déjà l’essentiel de la remise en cause et de la destruction de la forme figurative 2. Le terme servira bientôt à désigner les recherches d’autres peintres, comme les automatistes canadiens (Borduas, Riopelle) ou l’abstraction lyrique américaine (Pollock, Kline, De Kooning, etc.). Une forte tendance à l’abstraction, l’abandon de tout projet par trop préalable, l’influence de la calligraphie extrême-orientale, le goût pour l’aléatoire, la recherche de formes et de matériaux incongrus, la prééminence du geste sur le concept, telles sont les caractéristiques de cet art dit informel. L’informel renverrait au « fantasme d’une matière indéterminée » 3, ne pouvant (à ce titre et comme tel) s’insérer dans une « histoire des formes ». Il fait partie de ces concepts négatifs dont est friande la pensée sur l’art de la fin du XXe s. L’informel est parfois rapproché du concept d’« informe », tel qu’il fut défini par Bataille, dans la revue Documents en 1929. Informe : « terme servant à déclasser » ; « affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat » 4. La notion d’informe comporte pour Bataille une dimension d’horreur, de monstruosité et d’obscénité qui rejaillira parfois en retour sur celle d’informel, renvoyant alors au caractère « innommable » de certaines des productions de l’art de ce siècle (Beuys, l’arte povera, etc.). L’informel se définit le plus souvent de manière négative, comme ce qui s’oppose à la forme. La difficulté qu’il y a à penser cette notion n’a pas échappé à ses utilisateurs et fait partie de son acception. U. Eco pousse plus loin la critique en considérant l’informel comme une fantasmagorie, la lecture de l’oeuvre ne pouvant, dans cette perspective, échapper selon lui à toute forme de lyrisme 5. L’oeuvre « informelle » semble en effet échapper à la possibilité d’une interprétation de type sémiologique. ▶ Le terme est désormais utilisé dans la multiplicité des acceptions précédentes. Il sert à désigner cette aventure de l’art informel qui voit le jour après 1945 mais permet aussi de rendre compte de ces « matériaux innommables » (très sou-

vent liés au corps) que les artistes n’ont cessé d’employer depuis la Seconde Guerre mondiale. Le terme recouvre alors l’équivalent d’une catégorie esthétique, permettant d’ébaucher cette taxinomie de formes et de matériaux non reconnaissables, qui avait auparavant été jugée impossible par les tenants de l’art informel 6. Il permet alors d’étendre la notion à l’ensemble de l’histoire de l’art moderne et de prendre en compte toutes ces qualités de la matière (mollesse, élasticité, fluidité) que ne permettait pas de penser l’esthétique rationaliste. Florence de Mèredieu ✐ 1 Tapié, M., Un art autre (1952), in Abadie, D., Un art autre, un autre art : les années 1950, Artcurial, Paris, 1984. 2 Paulhan, J., L’art informel, Gallimard, Paris, 1962. 3 Damisch, H., Encyclopaedia Universalis, article « informel », Paris, 1968, p. 1024. 4 Bataille, G., Documents (1929), no 7, rééd. in OEuvres complètes, t. 1, Gallimard, Paris, 1970, p. 217. 5 Eco, U., L’oeuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965. downloadModeText.vue.download 574 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 572 6 Mèredieu F. de, « L’informel », in Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Larousse, Paris, 1999. ! FORMEL, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU INFRASTRUCTURE / SUPERSTRUCTURE En allemand Basis, Überlau. POLITIQUE Concepts fondamentaux de la conception marxienne et marxiste de l’histoire (« matérialisme historique »), qui repose sur la détermination en dernière instance par l’économique. À partir de l’Idéologie allemande (1845), Marx estime que « la production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes » 1. Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, il parle plus précisément de la « structure économique de la société », constituée par les rapports de production. Celle-ci est « la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de pro-

duction de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » 2. Il ne faut pas pour autant faire de la superstructure un simple reflet ; la conscience s’explique « par les contradictions de la vie matérielle »3 et traduit ces contradictions dans son propre langage, selon ses propres catégories. Aussi la superstructure possède-t-elle une autonomie relative, qui se traduit par un rythme de transformation propre. Gérard Raulet ✐ 1 Marx, K., l’Idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1968, p. 50. 2 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éd. Sociales, 1972, p. 4. 3 Ibid., p. 5. ! IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE) INGENIUM Du latin, préfixe in-, « dans », et base gen-, dont procède le verbe genere, forme archaïque de gignere, « engendrer ». GÉNÉR., MORALE, ANTHROPOLOGIE Qualités innées, nature aussi bien des hommes que des choses ; dispositions naturelles d’un être humain, tempérament, nature propre, caractère ; dispositions naturelles de l’esprit, dispositions intellectuelles ; invention, inspiration. L’extrême complexité de ce terme tient, d’abord, au manque d’équivalent strict en français (on hésite à le traduire par « naturel, génie, esprit, complexion », selon l’occasion), puis à la double signification originelle du terme : le latin classique l’employait déjà tantôt comme « complexion, nature », c’est-àdire « dispositions corporelles » ; tantôt comme « dispositions intellectuelles », par opposition à celles du corps. Ainsi, si le second sens est issu du premier, on le voit très vite s’en éloigner, voire s’y opposer. Cependant, au XVIe s., des penseurs espagnols et italiens, et plus particulièrement Vives et Huarte, s’attachent à penser un réel enracinement des capacités intellectuelles dans les corporelles. L’ingenium devient, pour eux, la force de l’entendement se manifestant nécessairement au moyen du corps dans lequel l’âme rationnelle est enfermée. Ainsi, l’ingenium

n’étant pas une faculté de l’âme rationnelle, mais un mode de fonctionnement créatif des facultés intellectuelles de celle-ci, il ne concurrence aucunement la raison et n’a pas de place dans la topographie de l’âme. En outre, l’enracinement corporel des facultés intellectuelles permet d’expliquer les différences existant entre les individus, et d’appliquer chacun aux études qui lui conviennent le mieux (Huarte). Cette dimension corporelle disparaît au XVIIe s. (malgré des exceptions telles que Spinoza, pour qui l’ingenium permet de penser l’individuation et des hommes et des États) pour laisser la place à la seule dimension intellectuelle, comprise comme faculté de pénétration, apte à découvrir les relations cachées entre les choses, à créer des jeux de mots, des pointes (Gracián, Tesauro). Ainsi, le terme français « engin », qui recouvrait à peu près le sens d’ingenium, disparaît au XVIIe s, et Vico d’affirmer, un siècle plus tard, que la langue française, de nature analytique et critique, ne peut avoir de terme pour dire ingenium, une faculté mentale « synthétique et créatrice » qu’elle ne possède pas 1. Marina Mestre ✐ 1 Vico, G., « De nostri temporis studiorum ratione », « La méthode des études de notre temps », 1708, trad. A. Pons in Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, p. 244, Grasset, Paris, 1981. ! ÂME, INNÉ INHIBITION Du latin inbibere, « arrêter, retenir ». En allemand, Inhibition et Hemmung. Du verbe hemmen, « ralentir, s’arrêter, inhiber ». PSYCHANALYSE Processus qui détourne la pulsion de son but, la satisfaction sexuelle, et qui crée d’autres modes d’investissement : tendresse, amitié, liens sociaux. Par ailleurs, interruption d’une fonction psychosexuelle. Les situations où une fonction psychosexuelle (nutrition, copulation, travail, etc.) est arrêtée sont élucidées comme activité du Je (moi) 1, qui bloque une motion pulsionnelle, par crainte d’un conflit, sans création psychique – formation de

substitut –, comme en cas de refoulement. Deuil et dépression créent des inhibitions par défaut d’énergie psychique disponible. Dépendant du refoulement de la sexualité infantile, l’inhibition quant au but constitue un début de sublimation. Le terme « défense » souligne que toute formation psychique résulte d’une dynamique de conflit et comporte une action inhibitrice : neurophysiologie et psychanalyse s’accordent. ▶ L’activité psychique proprement dite est une incessante invention de compromis compliqués et créateurs, entre l’immédiateté de l’acte (pulsionnel) et le simplisme de l’inhibition (du Je). Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., « Inhibition, symptôme, angoisse » (1926), in OEuvres complètes psychanalytiques, XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 203-286. ! ANGOISSE, DÉFENSE, SUBLIMATION downloadModeText.vue.download 575 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 573 INNÉ Du latin innatus « né dans ». GÉNÉR., PHILOS. CONN. Ce qui, étant de naissance, est attribut naturel d’un être. Dans son sens le plus général, inné s’oppose à acquis, de sorte que le couple forme le cadre conceptuel à l’intérieur duquel il est possible de se demander s’il existe une nature humaine, ou si tout en l’homme est culturel. En ce sens, l’innéisme s’oppose au réductionnisme biologique, en postulant que l’on peut trouver des caractères qui ne peuvent être expliqués par le jeu mécanique des organes : le langage, la pensée, seraient la marque de l’exception humaine dans le règne naturel. Spécialement, inné qualifie en philosophie une classe d’idées, dont on pose qu’elles existent dans notre esprit sans

avoir été dérivées d’aucune expérience préalable. Bien que le mot ne se trouve pas chez Platon, c’est lui qui élabore la première doctrine des idées innées : avant son incarnation dans un corps, l’âme a déjà une connaissance complète des idées. L’incorporation masque une grande partie de ce savoir, mais un travail d’anamnèse suffit à le dévoiler, et du même coup démontre l’existence d’un savoir antérieur à notre naissance. La question est alors de savoir en quoi consiste ce savoir virtuel : le Ménon présente un cas de réminiscence de principes mathématiques et de règles de déduction 1. Les idées innées sont des principes : elles ne forment pas en elles-mêmes une connaissance actuelle et particulière, mais elles fondent la possibilité d’un savoir véritable. L’expérience ne nous présente que des exemples, et ne suffit pas à la connaissance, dit Leibniz : on ne peut parler de connaissance qu’en vertu de principes dont la preuve ne dépend pas du témoignage des sens 2. Quelle est l’ampleur de ce qui en nous est inné ? Descartes les réduit à quelques-unes, mon existence personnelle, celle de Dieu, et quelques propositions logiques : il y aurait ainsi un socle d’idées spontanées et vraies, qui rend possible la découverte de vérités ultérieures par déduction 3. Pour Leibniz au contraire, c’est l’ensemble des affections de l’âme qui sont spontanées : rien n’entre dans la monade, tout y est donné d’emblée par la toute-puissance divine 4. Cela signifie, aux yeux de Kant, que c’est dans l’entendement lui-même qu’il convient de chercher l’origine des lois de la pensée 5. Toutefois, il ne faut pas confondre inné et a priori : que les concepts par lesquels nous pensons l’expérience ne proviennent pas d’elle ne signifient pas qu’ils sont innés au sens où nous les posséderions d’emblée avec toutes leurs déterminations. En réalité ils sont acquis, mais selon une « acquisition originaire » 6. Sébastien Bauer ✐ 1 Platon, Ménon, 82 a et suiv., trad. L. Robin 1950, in OEuvres Complètes I, NRF-Gallimard, Paris.

2 Leibniz, G., Nouveaux essais sur l’entendement humain, Avant-Propos, édition 1990, GF-Flammarion, Paris. 3 Descartes, R., Méditations métaphysiques, méditation 3ème, éd. 1992, GF-Flammarion, Paris. 4 Leibniz, G., Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 14, éd. 1994, GF-Flammarion, Paris. 5 Kant, E., Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, 3ème section, trad. J. Ferrari 1980, in OEuvres philosophiques I, NRF-Gallimard, Paris. 6 Kant, E., Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue inutile..., trad. A. Delamarre 1985, in OEuvres philosophiques I, NRF-Gallimard, Paris. ! ACQUIS, IDÉE, INGENIUM, INSTINCT, NATURE INSPIRATION Du latin in-spirare, « insuffler ». GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, ESTHÉTIQUE Souffle susceptible d’emplir et d’animer l’âme ou l’esprit, ou idée qui illumine l’esprit. La notion sollicite la réflexion, non seulement comme objet dont la philosophie a cherché à rendre compte depuis l’Antiquité, mais aussi comme expérience vive de certains philosophes. Si l’Antiquité grecque 1 invoque l’inspiration des Muses, la notion se cristallise dans les textes platoniciens 2 sous la double figure de l’aimantation du rhapsode Ion, possédé par le dieu qui le meut, et de la mania, folie bénéfique dispensée par les dieux dans quatre domaines : mantique, teléstique, poétique, érotique. Toutes deux contribuent à fixer durablement le modèle d’une inspiration divine qui l’emporte sur toute technique et transcende celui qui en est le docile vecteur. Ce modèle sera prégnant dans le domaine des arts et utilisé pour expliquer à la fois la puissance créatrice de l’artiste, son instrumentalisation par une force supérieure et la propagation de l’inspiration par sa médiation jusqu’au spectateur aimanté à son tour. Les textes platoniciens ont nourri également la réflexion religieuse du judaïsme hellénique, puis du christianisme, et fourni ainsi le cadre d’appréhension d’une parole prophétique et d’une Écriture inspirée. L’histoire de la notion témoigne cependant d’interrogations récurrentes. L’inspiration résulte-t-elle nécessairement d’une puissance transcendante ? Échappe-t-elle à toute rationalité ? Le Problème XXX, attribué à Aristote 3, propose une étude des déterminations physiologiques en lieu et place d’une théorie de l’élection divine. Ce n’est pas le souffle du dieu mais une complexion d’humeur mélancolique qui sus-

cite l’élan poétique. La bile noire échauffée pousse à sortir hors de soi, ce qui facilite une propension à imiter et une mobilité imaginative. Cette conception du génie mélancolique aura une grande influence sur la Renaissance italienne et l’histoire de l’art en général 4. Elle a contribué à élargir et à déplacer la question de l’inspiration d’un plan transcendant à un plan immanent, à souligner qu’une sourde continuité est à l’oeuvre dans ce qui apparaît comme une brusque révélation, à mettre en valeur la vivante relation d’échange entre intérieur et extérieur, identité et altérité, passivité et activité. Or ces interrogations et déplacements ne sauraient être un simple objet de curiosité périphérique pour la réflexion puisque certains philosophes ont éprouvé la puissance de l’inspiration dans leur propre démarche. Les textes platoniciens décrivaient déjà Socrate à l’écoute d’une voix démonique, ou sacrifiant tout pour rester à l’affût des pensées qui lui venaient ; ils indiquaient également que l’illumination peut advenir soudainement au terme d’une progressive initiation ou d’un commerce répété avec la matière même du savoir. L’histoire de la philosophie est émaillée de ces tensions reconnues entre la patience antérieure d’une quête et ce qui surgit de manière impérieuse, entre ce surgissement inédit et le long travail qui en résulte. L’embrasement de joie et de pleurs que connut Pascal dans la révélation du 23 novembre 1654 ne dicte pas l’écriture du seul Mémorial mais encore downloadModeText.vue.download 576 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 574 celle des Provinciales et des Pensées 5. Et l’ancrage dans une inspiration décisive ne relève pas toujours d’une expérience mystique. Descartes attribue trois de ses rêves (10 novembre 1619) à « l’esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe » et y voit une préfiguration de sa vie à venir 6. À la lecture du sujet proposé par l’Académie de Dijon, Rousseau est saisi d’« une inspiration subite » qui l’incite à composer le Discours sur les sciences et les arts et décide de son devenir 7. L’apparente passivité se convertit en activité réfléchie, la discontinuité éprouvée initialement commande un persévérant labeur et l’élaboration ordonnée d’une oeuvre. ▶ La conception de l’inspiration ne saurait se limiter au constat d’une illumination surnaturelle qui débouterait la rationalité de ses prétentions et ferait du sujet le docile vecteur d’une puissance transcendante. Elle requiert donc qu’on s’attache à comprendre avec rigueur comment la rationalité se nourrit et s’inspire de ce qui la déborde et la fonde. Marianne Massin

✐ 1 Homère, Odyssée, trad. V. Bréard, éd 1955, Gallimard, Paris. 2 Platon, Ion (533d-536e), Banquet (201a-212a), Phèdre (244a256e), trad. L. Robin, 1950, NRF-Gallimard, Paris. 3 Aristote, Problème XXX, « L’homme de génie et la mélancolie », trad. J. Pigeaud, Rivages, Paris, 1988. 4 Klibansky, R., Panofsky, E., et Saxl, F., Saturne et la mélancolie, 1964, trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Gallimard, Paris, 1989. 5 Pascal, B., Mémorial, in OEuvres complètes (p. 618), Seuil, Paris, « l’Intégrale », 1963. 6 Descartes, R., « Olympiques », récit de Baillet, in OEuvres philosophiques, 1618-1637, t. I, pp. 53 à 61, Garnier, Paris, 1963. 7 Rousseau, J.-J., Lettre du 12 janvier 1762 à M. de Malesherbes et les Confessions, livre VIII. Voir-aussi : Chalier, C., l’Inspiration du philosophe, Albin Michel, Paris, 1996. Ricoeur, P., Lectures III, Aux frontières de la philosophie, Seuil, Paris, 1994. ! CONVERSION, ENTHOUSIASME, RAVISSEMENT INSTANT PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. SCIENCES, HIST. SCIENCES Très petit espace de temps ; moment présent. Aristote part de l’expérience du temps, celle qui se donne dans le mouvement uniforme du ciel, tout comme celle qui accompagne tout mouvement, dont on dit à juste titre qu’il prend un certain temps pour s’effectuer. Aristote se heurte aux apories du temps. Ces dernières révèlent le caractère impensable du temps, saisi nécessairement par le recours au moyen indirect de son expérience. Ce qui est le plus difficilement pensable, c’est le statut de l’instant, to nun. Celui-ci est limite, bordure entre passé et futur ; il n’est donc pas

analysable en termes de substance. La question ontologique générale cède le pas à l’apode même de l’instant, puisqu’on ne peut construire de l’être à partir de ce qui n’est pas. Cette problématique de la substance rejoint celle de la réalité du temps et atteint, à coup sûr, le problème de la mesure du temps, puisque c’est à partir d’une compréhension du temps comme succession d’instants qu’on peut accéder à la mesure. Temps et mouvement se mesurent l’un l’autre, même si cette opération ne se fait pas de façon symétrique. Le temps n’est donc pas substantialisable à partir de l’instant (ou du « maintenant ») considéré comme partie. C’est ici que s’infléchit, sans pour autant se dissoudre, l’orientation ontologique de l’investigation aristotélicienne. Si le maintenant semble bien posséder une certaine épaisseur d’être, celle-ci n’est pas généralisable, car ni le futur ni le passé ne possèdent (selon leur notion commune 1) de réalité. Mais ce n’est pas un défaut du présent / instant que de tendre à ce statut de simple limite tout en demeurant essentiellement quelque chose d’assignable. C’est, en effet, le seul moyen mis à notre disposition pour pouvoir encore parler du temps. Si le maintenant n’est rien, alors le temps n’a pas d’être, lui non plus. Si le maintenant dure, persiste, alors il n’y a pas de temps, mais une éternité immobile, une éternelle présence à soi où toutes les parties du temps sont pensées ensemble. L’instant est impensable, parce qu’il ne peut ni être dit néant ni être dit être. La seule façon de penser le temps, de lui donner hecceïté et forme est de le constituer à partir de l’analyse de la façon dont il accompagne le mouvement et la perception que nous en avons, la façon dont il est donné avec ou est « quelque chose » du mouvement (ti tes kineseos), la façon dont il est le nombre et est nombre par lui. Il y aurait donc deux façons de thématiser le temps 2, soit comme une successivité divisible en instants (on échappe à la régression par la convention : un instant est défini par telle périodicité), soit comme un donné qualitativement homogène en toutes ses parties, cadre où s’effectue une certaine quantité de mouvement. Le temps peut donc mesurer le mouvement et être mesuré par lui. C’est alors le mouvement qui est choisi comme unité mesurante (par excellence, le mouvement circulaire, mais, par extension, tout mouvement régulier, périodique, que l’on trouvera dans la nature ou dans l’artifice). Cette déréalisation de l’instant, par rapport aux parties du temps, est exactement celle à laquelle on aboutira lorsque viendra le temps de poser la question suivante : que deviennent les paramètres ordinaires du mouvement lorsqu’on les saisit dans un instant ? L’une des réalisations les plus difficiles de la mécanique classique fut de parvenir à construire la définition, puis la mesure d’un déplacement, d’une vitesse, d’une accélération dans un instant 3. Mathématiquement, l’opération se trouva

grandement simplifiée par l’invention d’un outil de dérivation continue et linéaire : le calculus leibnizien ou le calcul des fluxions newtonien, au XVIIe s., ont permis que soit élaboré un véritable algorithme de la cinématique par Varignon 4. Physiquement, une grandeur instantanée demeure inscrite dans le cadre conceptuel forgé par Aristote, puisque l’opération de downloadModeText.vue.download 577 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 575 mesure du temps dans et par le mouvement aboutit, chez les physiciens classiques, à l’expression d’une tendance, d’un effort exprimé dans un nombre, que l’on ne saurait confondre avec la réalité qui s’y trouve nombrée. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Physique, 217 b, ch. 10, in Leçons de Physique, éd. J.-L. Poirier, Agora-Pocket, Paris, 1991. 2 Dubois, le Temps et l’instant selon Aristote, D.D.B., Paris, 1967. 3 Souffrin, P., « Le concept de vitesse d’Aristote à Galilée », Revue d’histoire des sciences, XLV / 2-3, 1992, pp. 231-267. 4 Blay, M., les Raisons de l’infini. Du monde clos à l’univers mathématique, Gallimard, Paris, 1993. ! ARISTOTÉLISME, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, TEMPS INSTINCT Du latin instinctus, « aiguillon », puis « impulsion ». GÉNÉR. 1. Au sens strict, tendance héréditaire des animaux à certains comportements stéréotypés. – 2. Par extension, impulsion irréfléchie de l’individu humain. Si tout ce qui est instinctif est inné, l’inverse n’est pas vrai : un instinct est la cause non d’un mouvement, mais d’un comportement, par quoi il manifeste l’adaptation d’une espèce à un milieu (pour l’école classique) ou la prégnance de formes fixes de satisfaction des besoins (pour l’école de Lorenz1), et se distingue d’autres motions innées comme le réflexe. L’instinct est spécifique, au double sens où il est une spécialisation de l’organisme et où il caractérise une espèce. En cela, ainsi que le montre Bergson, il s’oppose à l’intelligence comme l’organique au mécanique, comme le nécessaire au

libre, comme l’intérieur de la vie elle-même à son extériorisation : l’instinct « ne fait que continuer le travail par lequel la vie organise la matière 2 ». De là une impossibilité pour l’intelligence de rendre totalement raison de l’instinct, qui se vit davantage qu’il ne s’explique. Pour cette raison, l’instinct est un concept qui a été extrapolé aux activités humaines que l’on ne peut ou refuse de réduire à leur composante rationnelle. Il devient ainsi chez Nietzsche un quasi synonyme du génie, comme explication d’une activité créatrice incomparable, opposée à la sécheresse mécanique de l’intelligence discursive. Mais le concept subit ce faisant deux distorsions majeures : d’une part il devient culturel, puisqu’il désigne une habitude incorporée, un processus de dressage aboutissant à la naissance d’une « seconde nature 3 », et d’autre part il peut caractériser aussi bien un groupe (instinct aristocratique ou plébéien) qu’une exception individuelle : « chez moi, [l’athéisme] se conçoit d’instinct 4 ». ▶ Concevoir qu’en l’homme, ce que l’on appelle instinct est en réalité institué, c’est non seulement dire que « l’homme n’a pas d’instincts, il fait des institutions », mais c’est aussi comprendre l’instinct comme étant « à la croisée d’une double causalité 5 », individuelle et spécifique : un tel concept tourne certes le dos à son origine éthologique, mais il permet de réduire la charge idéologique de la réflexion sur le poids du naturel et du culturel en l’homme. Sébastien Bauer ✐ 1 Lorenz, Essai sur le comportement animal et humain, traduction 1970, Seuil, Paris. 2 Bergson, H., L’évolution créatrice, édition 1994, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, chap. II, spécialement pp. 166 sq. 3 Nietzsche, F., Fragments posthumes de 1881, trad. P. Klossowsky 1967, NRF Gallimard, Paris, OEuvres Philosophiques Complètes, tome V, 11 [130] p. 357. 4 Nietzsche, F., Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 1, trad. J.C. Hémery 1974, NRF Gallimard, Paris, OPC Tome VIII p. 258. 5 Deleuze, G., Introduction à Instincts et institutions, 1954, Hachette, pp. VIII à XI. ! ANIMAL, ESPÈCE, GÉNIE, INSTITUTION, INTELLIGENCE, NATURE, PULSION INSTITUTION Du latin instituere, « fonder », « établir », via institutio, «

arrangement ». MORALE, POLITIQUE Structure sociale durable, remplissant une fonction publique de modèle et de régulation des pratiques dans la cité. Pour Aristote, l’homme n’échappe définitivement à l’animalité qu’en devenant un être politique : c’est l’institution des moeurs collectives, en tant que leur accession à une forme publique, reproductible et opposable au naturel ou à l’étranger, qui fait l’humanité des hommes. Plus particulièrement, deux institutions sont fondatrices de la mise en commun des sentiments : le logos et la cité 1. La question se pose de savoir si ces institutions sont de pures conventions artificielles, ou si elles reflètent dans le monde humain un ordre naturel qui le fonde. Contre les sophistes soutenant que toutes les institutions humaines, comme la justice, sont le reflet de « ce que les citoyens ont décidé en convenant ensemble de ce qu’il faut faire ou ne pas faire 2 », Aristote maintient la naturalité des institutions (dont le mariage et l’esclavage) au prix d’un finalisme anthropocentrique : s’il existe des institutions, c’est parce que la nature ne fait rien en vain, et que l’homme est doué de caractères qui le différencient des animaux et le poussent naturellement à interposer des moyens artificiels entre la nature et lui. Une institution libère de la pression des besoins naturels, mais elle est elle-même un système organisé de contraintes. La contrainte en est même selon Durkheim le signe distinctif 4. Il faut alors se demander comment les institutions se maintiennent dans le temps : non seulement par quels moyens, mais aussi sous quelle forme. En effet, la liberté instituée par le premier législateur ne peut durer sans soutien : c’est ainsi par exemple que Machiavel avertit que la liberté originellement instituée par l’État se perdra si la vertu politique n’est pas cultivée 5. C’est ainsi encore que l’éducation devient une institution centrale, et représentative de l’ambiguïté de toutes les autres : chargée de prolonger dans le temps les effets du geste fondateur du premier législateur, elle ne peut le faire qu’en contraignant ceux qu’elle libère. Elle est un ensemble de moyens libératoires, mais un ensemble de moyens qui tend à se constituer en fin. ▶ Il est alors inévitable, et sans doute sain, que toute institution soit l’objet d’attaques et de condamnations : non seulement parce qu’étant une forme de stabilisation ou de ralentissement des sentiments et des habitudes 6, se pose périodiquement le problème de sa réforme, mais aussi parce qu’elle tend d’elle-même à se réduire à la force pure : le downloadModeText.vue.download 578 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 576 risque est alors grand d’anomie, c’est-à-dire d’effondrement de l’ordre institutionnel par épuisement de sa légitimité 7. Sébastien Bauer ✐ 1 Aristote, La politique, I,2 1253 a, trad. J. Tricot, 1962, Vrin, Paris. 2 Hippias, in Xénophon, Les mémorables, IV, 4, 13. 3 Deleuze, G., Introduction à Instincts et institutions, 1954, Hachette, pp. VIII à XI. 4 Durkheim, E., Règles de la méthode sociologique, éd. 1988, Champs Flammarion, Paris. 5 Machiavel, N., Discours sur la première décade de l’histoire de Tite-Live, 406. 6 Burke, E., Réflexions sur la Révolution en France, trad. P. Raynaud 1989, Hachette, Paris. 7 Durkheim, E., Le suicide, éd. 1960, PUF, Paris. ! ETHOS, ÉTAT, NATURE INTELLECTION Du latin intellectio. PHILOS. CONN. Acte de connaître par l’entendement pur ce qui ne relève pas de la sensibilité ou de l’expérience. On appelle intelligible ce qui ne peut être saisi que par l’intellect, c’est-à-dire par la faculté de connaître par concepts. Pour que l’on puisse parler d’intellection, il n’est pas nécessaire de poser, comme Platon, l’existence d’un monde séparé d’essences intelligibles : il suffit de montrer l’impossibilité pour l’expérience sensible de donner lieu, seule, à une connaissance. C’est ainsi que l’intellection devient dans la philosophie moderne l’acte qui sépare les empiristes des innéistes : comme le montre Descartes, connaître passe certes par la rencontre d’une chose par le moyen des sens, mais rien de ce que nous transmettent nos sens ne nous permet d’identifier la chose, de la faire « distinctement connaître », puisque tout ce que nous percevons est sujet au changement. Et puisque ce n’est pas l’imagination qui nous fournira le concept par le moyen duquel nous pourrons connaître, il faut en conclure à l’existence en nous d’une faculté innée d’« inspection de l’esprit » 1. L’intellection est alors une faculté de viser la subs-

tance (res extenso) parce qu’elle est faculté de se viser comme substance (cogito). « Mais ces substances sont aussi des essences dans l’esprit divin : comme objets de l’intellection divine, elles sont intégralement intelligibles. Le monde est en effet selon cette doctrine « intelligé » avant que d’être : si, contrairement à Descartes, on considère que le principe de raison qui le structure est accessible à notre propre pensée, alors l’univers entier devient de droit l’objet de notre intellection, bien que de fait Dieu seul, disposant d’un intellection infini, parvienne en un coup d’oeil à cette intelligibilité absolue » 2. Mais l’intellect humain ne peut connaître qu’en association avec la sensibilité. Kant réduit ainsi l’intellection à la seule activité conceptuelle, incapable d’engendrer à elle seul une connaissance matérielle. L’activité de l’entendement est ainsi la simple liaison, sous les concepts qu’il produit, du divers donné par la sensation, et on peut par là opérer une distinction entre l’intellectuel et l’intelligible : « Ce qui est intellectuel, ce sont les connaissances qui tout en étant l’oeuvre de l’entendement concernent également notre monde des sens ; ce qu’on qualifie d’intelligibles, ce sont des objets en tant qu’ils peuvent être représentés simplement par l’entendement et qu’aucune de nos intuitions sensibles ne peut s’y rapporter » 3. Sébastien Bauer ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, méditation 4ème, éd. 1992, GF-Flammarion, Paris. 2 Leibniz, G. W., « Sur la synthèse et l’analyse universelles » (1683-1686), tr. L. Clauzade et J.-B. Rauzy, dans Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, Paris, PUF, 1998, p. 135 sq. 3 Kant, E., Prolégomènes, § 34, note 9, tr. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1988, p. 88. ! ENTENDEMENT, IDÉE, NOUMÈNE, SENSIBILITÉ INTELLIGENCE PSYCHOLOGIE Ensemble des fonctions psychologiques d’adaptation pratique aux situations nouvelles qui mobilisent des compétences abstraites dans le traitement des problèmes. Notion à réduire par excellence dans une analyse psychologique, l’intelligence a été historiquement appréhendée, de façon informelle, par opposition à deux notions également vagues : l’instinct, qui a une valeur adaptative pratique mais n’exige pas de capacités abstraites, et l’automatisme, qui peut inclure des tâches psychologiques de haut niveau (le calcul), mais qui exclut la nouveauté. L’intelligence s’est ainsi trouvée

dès le départ l’enjeu d’une théorie matérialiste de la pensée et, notamment, a été intégrée à la psychologie positiviste par le biais de la pathologie qui se déduit de sa proximité à ces deux contraires ; ce fut la démarche de Taine. Binet, en mesurant un quotient d’intelligence global débarrassé de la référence à des facultés mentales et à leur architecture interne, a définitivement périmé cette façon de voir. La réduction de l’intelligence à un objet psychologique normalisé a suivi deux voies. Par l’analyse factorielle (Spearman) des tests, la psychométrie a proposé diverses théories structurelles. Mais le « facteur G » (l’intelligence générale) dégagé par les tests correspond-il à une réalité mentale, ou, bien plutôt, à un effet de réalité à l’horizon produit par l’analyse mathématique ? On peut aussi, à rebours des théories structurelles (comme les « schèmes » de Piaget, qui supposent une intégration rigide stade par stade des compétences intellectuelles), envisager l’intelligence en termes de stratégies cognitives dynamiques. La dimension pratique est capitale, en ce cas, et l’intelligence non-verbale des animaux un bon point de repère. Kölher, dans cet esprit, a étudié la maîtrise des « détours » chez les chimpanzés pour atteindre leurs buts. Mais si l’on parle alors de « résolution de problèmes », n’est-ce pas parce que notre modèle explicatif de l’intelligence animale s’y réfère et en projette la réalité dans l’objet modélisé ? Et comment négliger l’anthropomorphisme foncier de notre idée d’une intelligence autre que la nôtre ? Si l’on objecte que la définition psychologique de l’intelligence est obérée par celle des attentes sociales relatives aux aptitudes requises (c’est une disqualification traditionnelle des tests de QI), on peut répondre en dégageant chez l’animal le degré de complexité minimale exigé pour traiter les informations pertinentes pour un plan d’action. Les bases sensori-motrices de l’intelligence (Piaget) ont ici une foncdownloadModeText.vue.download 579 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 577 tion cardinale. Car sans qu’ils jouissent de la pensée abstraite humaine, on est obligé d’attribuer aux animaux l’usage de formats quasi représentationnels (donc quasi abstraits) pour traiter les perceptions, quand ils sont confrontés à la pression de la sélection naturelle. Étendu à l’homme, le jeu de ces modules cognitifs donne une base individuelle stricte à l’intelligence, base que présuppose sa vie de relation. On peut aussi, en même temps ; mimer l’intelligence au moyen de « moteurs d’inférences » logiques et informatiques, et la comparer à des

déficits connus. Le biais sociologique est ainsi réduit. ▶ Il reste qu’on peut se demander si l’application uniforme du terme d’intelligence à des processus mentaux si différents puise sa légitimité ailleurs que dans l’espoir de donner un objet fédérateur à des techniques de mesure et de contrôle des performances en situation instable, techniques qui en disent long sur notre situation historique et anthropologique. Pierre-Henri Castel ✐ Martin, O., la Mesure de l’esprit, Paris, 1997. Piaget, J., Naissance de l’intelligence chez l’enfant, Paris, 1994. Taine, H., De l’intelligence, Paris, 1870. ! AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE, PSYCHOMÉTRIE « Les sciences cognitives » ∼ INTELLIGENCE ARTIFICIELLE Calque de l’anglais artificial intelligence. LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT Champ pluridisciplinaire ayant pour objet la simulation au moyen de machines informatiques des comportements intelligents initialement réservés à l’homme. Historiquement, l’intelligence artificielle, IA, est née de l’effort de guerre (décryptage des codes nazis) qui conduisit à l’invention de l’ordinateur, machine calculant non plus seulement sur des nombres mais des symboles logiques 1. La pensée logique, définissable comme un calcul algorithmique (machine abstraite universelle), recevait une réalisation concrète. D’où l’idée proposée par Turing d’une « machine intelligente »2 et d’un test d’intelligence selon lequel une machine pourrait au cours d’un dialogue deviner le sexe de ses interlocuteurs 3. La machine informatique peut ainsi simuler l’intelligence humaine, soit qu’elle ait un comportement semblable à celui de l’homme (à la différence près des processus internes), soit qu’on l’utilise pour modéliser les processus cognitifs humains. Aujourd’hui, les principaux domaines de l’intelligence sont couverts : traitement automatique du langage naturel (production / réception, dialogue oral personne / système), représentation et traitement des connaissances (banques de données, apprentissage automatique), raisonnement (systèmes experts, aide au diagnostic et à la décision), vision (perception, reconnaissance de formes, de visages, etc.), robotique avancée (planification et intervention sur le monde). La complexité des phénomènes étudiés impose à l’IA une approche pluridisciplinaire associant étroitement informatique, logique, linguistique, psychologie cognitive, neuros-

ciences, ergonomie et philosophie. À l’approche cognitiviste héritée de Leibniz, selon laquelle toute pensée est réductible à un calcul sur des symboles logiques, a succédé une appréhension connexionniste des processus subsymboliques en termes d’opérations sur des unités interagissant en réseaux neuromimétiques. À un autre niveau, les modules logiciels peuvent être considérés comme des agents autonomes coopérant à une même tâche dans un système multi-agents. Cette IA distribuée fournit une modélisation de l’intelligence collective (par exemple certains comportements animaux grégaires). Le programme initialement fixé par Turing à l’IA était ambitieux, il a subi des échecs retentissants (par exemple de la traduction automatique dans les années 1950). Sous des formes plus mesurées, bénéficiant de l’efflorescence des logiques et de la puissance de traitement des nouvelles architectures informatiques (machines parallèles), il se développe considérablement aujourd’hui, acquérant un intérêt intellectuel et un poids économique indéniables. Denis Vernant ✐ 1 Hodge, A., Alan Turing : the Enigma of Intelligence, Burnett Books, 1983, trad. Zimmermann, N., Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Paris, Payot, 1988. 2 Turing, A., Report to the National Physical Laboratory, 1947. Le syntagme artificial intelligence fut introduit par Warren McCulloch pour le « Dartmouth Summer Research Project on Artificial Intelligence », qu’il organisa en 1956 et auquel participèrent notamment M. Minsky, H.-A. Simon, C. Shannon, A. Newell. 3 « Computing Machinery and Intelligence », Mind, 1950, vol. LIX, no 236, in Alan Ross Anderson, Minds and Machine, Prentice-Hall, 1964 ; trad. Blanchard, P., « Les ordinateurs et l’intelligence » in Pensée et Machine, Seyssel, Champ Vallon, Coll. Milieux, 1983, pp. 38-67. Voir-aussi : Andler, D., Introduction aux science cognitives, Paris, Gallimard, Folio no 179, 1992. Dupuis, J.-P., Aux origines des sciences cognitives, Paris, éd. La Découverte, 1994. ! CALCULABILITÉ, CONNEXIONISME, TURING (TEST DE) « Les sciences cognitives » INTENSIONNELLE (LOGIQUE) Du latin médiéval intensio, « magnitude ».

LOGIQUE Partie de la logique concernée non par l’extension des termes, mais par leur « compréhension » ou, selon le néologisme proposé au XIXe s. par W. Hamilton, par leur « intension » ; à l’inverse de la logique classique, qui traite semblablement de tous les termes coréférentiels ou de tous les énoncés de même valeur de vérité, la logique intensionnelle prend également en considération la manière dont le réfèrent d’un terme est présenté, ainsi que la proposition exprimée par l’énoncé. L’un des objectifs de la logique intensionnelle est de parvenir à un traitement correct des contextes « opaques », dans lesquels la substitution de termes coréférentiels est susceptible de modifier la valeur de vérité des phrases qui les contiennent ; ainsi, l’on ne peut conclure de OEdipe croyait qu’il épousait Jocaste à OEdipe croyait qu’il épousait sa mère. La solution généralement retenue fait intervenir l’extension des termes incriminés dans un ensemble déterminé de « mondes possibles » : l’inférence ci-dessus ne serait légitime que si Jocaste et la mère d’OEdipe étaient le même individu dans toutes les situations possibles compatibles avec les croyances d’OEdipe. Jacques Dubucs ! EXTENSION downloadModeText.vue.download 580 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 578 INTENTIO Du latin in-tendere, « tendre vers ». Concept diffusé par le stoïcisme et le néoplatonisme, réélaboré par la scolastique, à laquelle Brentano et Husserl l’emprunteront (théorie de l’intentionnalité de la conscience). PHILOS. ANTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., MORALE Exprimant littéralement un état de tension, ce terme, dans l’Antiquité puis au Moyen Âge, sert à expliquer divers processus physiques et psychiques, dont l’acte volontaire, et désigne un mode d’être particulier en acquérant le sens

d’objet de cognition. Le correspondant grec du latin intentio est epitasis, dont l’antonyme est anesis. Ces termes possèdent un sens obvie : celui de tension (ou de relâchement), par exemple des cordes d’une lyre. Platon les transpose dans le domaine psychique et moral : la vertu étant le juste accord d’un tempérament, la dureté vient d’un thumos trop tendu, la mollesse d’un naturel philosophe trop relâché 1. On retrouve cette image dans le stoïcisme, mais elle y reçoit une justification physique. Le pneuma, principe universel, possède par lui-même une tension interne (tonos) qu’il communique à tous les êtres. Toute variation de cette tension produit une modification qualitative dans les choses. C’est sans doute pourquoi Porphyre, empruntant au vocabulaire stoïcien, parle d’epitasis / anesis à propos de l’augmentation / diminution de qualités corporelles comme la blancheur, ou psychiques comme la vertu. Désormais, l’accroissement et la décroissance de ces formes accidentelles sont assimilables à une tension ou à un relâchement. Chez les Latins, le spectre de l’usage du couple intendere / remittere a la même ampleur, allant de l’explication des phénomènes physiques d’une manière générale à celle des dispositions intérieures de l’âme. Par conséquent, bien que l’habitude ait été prise (on l’observe dès le Moyen Âge) de distinguer graphiquement (par un t ou par un s) deux familles de mots : intention, intentionnalité, etc., d’une part ; intensité, intensification, etc., d’autre part, la différence lexicale intentio / intensio n’est en réalité pas pertinente conceptuellement, car les deux formes renvoient au même verbe, « tendre ». Chez Sénèque, par exemple, il y a une parfaite cohérence entre tous les sens d’in-tendere, depuis la tension des corps grossiers jusqu’à la tension du corps subtil qu’est l’âme. Il ne s’agit pas seulement de la vertu de celle-ci, mais aussi de toutes ses fonctions : l’âme se tend vers quelque chose, que ce soit pour désirer, pour agir ou pour connaître. En particulier, selon cette analyse de la perception, qui parviendra jusqu’à Augustin via Plotin, la sensation n’est pas simple passivité, mais résulte d’une tension ou attention (ad-tendere) de l’âme, qui meut « un certain esprit vital »2 (le pneuma) résidant dans les organes, et qui le projette au dehors. Plus précisément, l’« intention de l’âme » est une force psychique unitive, qui rapporte la sensation subjective à l’objet extérieur, d’une manière si étroite que nous ne pouvons les distinguer dans l’expérience perceptive même : tant que nous percevons directement, la représentation imprimée dans l’appareil sensoriel est occultée comme telle par l’intentio qui la traverse pour atteindre la chose 3. Cette intentio de l’âme qui s’exerce dans la perception, saint Augustin l’appelle également voluntas, « volonté ». Mais, inversement, la volonté (au sens habituel du terme) peut être aussi bien nommée intentio. Lorsque l’âme, en effet, désire ou veut quelque chose, elle se tend vers cet objet. Pour le XIIe s., les deux termes sont synonymes, bien que, précise P. Lombard, intentio désigne également la fin visée, l’objet de la volonté 4. Cependant, au XIIIe s., Alexandre de Halès (suivi par S. Bonaventure) fera valoir que l’intention comprend non seulement un acte de la volonté, mais aussi un acte de la

raison : « L’intention est une tension vers le bien » ; or, tendre vers un bien par la volonté suppose que la raison ait discerné ce bien. L’intentio réside donc proprement dans le libre arbitre, en lequel se trouvent unies raison et volonté ; d’où la définition qu’elle reçoit : « L’intention est la volonté dirigée par la lumière. 5 » Mais cette qualification de l’intentio sera contestée. Saint Thomas d’Aquin, par exemple, nie qu’elle ait en soi rien de cognitif (même s’il est vrai que c’est la raison qui présente à la volonté un objet comme bon) ; elle relève seulement de la puissance de rechercher ou de fuir quelque chose, c’est-à-dire de l’appétit ou de la volonté 6. Thomas, toutefois, ne la reconduit pas à une simple synonymie avec voluntas, mais complexifie l’analyse de cette dernière 7. L’intention est, d’après lui, un acte de la volonté, ou la volonté mise en acte, qui se porte vers une certaine fin. Mais cette fin est considérée non pas seulement en elle-même (car, en tant que telle, elle est l’objet d’une voluntas, purement et simplement, c’est-à-dire de telle ou telle volition), ni comme le but atteint où, dans le repos, s’éprouve la jouissance (fruitio), mais comme le terme vers lequel sont ordonnés un certain nombre de moyens ou d’étapes intermédiaires. Comme le rappelle Thomas, l’intentio est le fait de « tendre vers quelque chose » (in aliquid tendere). Elle suppose une certaine distance initiale à l’égard de ce vers quoi l’on tend, et exprime l’idée d’un passage, d’un mouvement allant de ce qui est ordonné à une fin vers la fin elle-même. Par exemple, tendre vers la santé, ce n’est pas seulement vouloir la santé, mais aussi vouloir, par un seul et même acte de volonté, y parvenir par l’intermédiaire de ce qui peut la procurer. Cependant, l’intention n’est pas non plus le choix (electio) de ces moyens, effectué après délibération ; il peut y avoir intention envers la fin, avant même que les moyens aient été déterminés. L’intention exprime, en fait, le dynamisme du rapport du sujet à une fin, qui, d’un seul tenant, embrasse la visée vers cette fin et la mesure du chemin qui y conduit. Dégagée avec précision comme constituant de l’acte volontaire, l’intentio entre en ligne de compte dans l’appréciation morale de ce dernier. De ce point de vue, nul au Moyen Âge ne semble être allé aussi loin qu’Abélard. Dans son traité Scito teipsum 8, on peut voir les linéaments d’une morale de l’intention, car, d’après lui, ni l’impulsion, le désir, en amont, ni l’action elle-même et son objet, en aval, ne déterminent la valeur éthique du comportement. Le désir n’est pas susceptible de qualification morale, dans la mesure où il ressortit à la simple nature : on n’est pas coupable d’éprouver un attrait qui ne dépend pas de soi. Le péché commence seulement lorsqu’on consent à ce désir (consensus et intentio étant utilisés comme synonymes), lorsqu’on se dispose intérieurement à le réaliser. De plus, la réalisation elle-même, l’action dans sa matérialité, son contenu objectif et son résultat, ne sera dite bonne ou mauvaise qu’en fonction de l’intention qui l’a guidée. Celui qui a assenti à sa convoitise, même s’il n’est pas

passé à l’acte, est déjà pleinement coupable (« L’accomplissement de l’oeuvre n’ajoute aucune aggravation au péché », « Rien ne pollue l’âme que ce qui vient d’elle-même »), et, inversement, l’action elle-même n’ajoute rien au mérite : sa valeur est déjà contenue dans le projet qui l’anime. En accord avec cette intériorisation de la faute, la théologie morale s’est dégagée d’un certain légalisme : « affectas tuus operi nomen imponit » (« c’est ton amour qui dit downloadModeText.vue.download 581 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 579 ce qu’est ton oeuvre ») sera un principe désormais souvent invoqué. Cependant, la doctrine d’Abélard a été violemment dénoncée et condamnée (notamment par saint Bernard de Clairvaux) pour son subjectivisme. Au siècle suivant, d’après saint Thomas d’Aquin par exemple, la bonté ou la malice de l’action extérieure dépendent de celles de l’acte intérieur de la volonté 9, mais si la malice de l’intention suffit à rendre mauvaise la volonté, l’inverse n’est pas vrai : la bonté de la volonté dépend prioritairement de son objet, l’intention et les circonstances n’interviennent que secondairement 10. Au-delà de ces discussions, il ne faut pas perdre de vue que le terme d’intentio garde encore un sens très naturaliste, puisqu’il est applicable à des êtres non animés, telle la flèche qui tend vers le but visé par l’archer 11. De même, on peut dire que la nature tout entière tend vers une fin, donc a une intention, mais qui lui est fixée et vers laquelle elle est dirigée par un autre qu’elle-même, à savoir Dieu 12. Certes, Bonaventure précise que l’intention au sens propre est celle des êtres raisonnables, qui sont capables de se représenter une fin et d’y rapporter consciemment leur action ; il juge cependant possible de parler d’intention pour tous les êtres naturels, possédant par définition une tendance intrinsèque au changement (dont l’intentio est alors la règle ou la direction, regimen) 13. L’intention est pensée essentiellement à travers la catégorie physique du mouvement (« L’intention concerne la fin en tant que celle-ci est le terme du mouvement de la volonté »14), et comme telle elle croise le concept jumeau d’intensio, qui, pour les raisons vues plus haut, s’applique (en rencontrant une série de problèmes qui lui sont propres) à l’ensemble de ce qui est descriptible en termes de degrés, d’accroisse-

ment, [??] de perfection ou de grandeur intensive, que ce soit le mouvement, précisément, des qualités physiques comme la chaleur, les propriétés métaphysiques d’être ou de bonté, des actes psychiques comme la charité. On trouve donc employée l’expression intensio intentionis 15 pour désigner le plus et le moins d’intensité dont est susceptible une intention morale. Déjà fort riche, le sens du mot intentio sera encore élargi par les traductions latines d’Avicenne (notamment de son De anima), dans lesquelles il rend le plus souvent l’arabe ma’nâ. Ce dernier terme provient d’un verbe dont le champ sémantique couvre les idées de désigner, signifier et vouloir, avoir l’intention de (d’où, sans doute, le choix d’intentio pour le traduire) ; mais il traduit lui-même le grec ennoia, « notion, objet d’une intellection (noèsis) », exprimable par une définition (logos). De là le sens de « réalité connue », qu’acquiert intentio. L’intentio n’est alors pas seulement une opération de l’âme, mais le contenu objectif qu’elle reçoit à travers cette opération (intentio intellecta). Ce contenu n’est pas pure sensation ni même image : il est une caractéristique essentielle ou accidentelle, mais non sensible, de la chose perçue, appréhendée à un certain degré d’abstraction. En ce sens, intentio double le terme ratio, « raison », entendu comme détermination intelligible objective, connaissable par la faculté rationnelle. Cet emploi se rencontre avec la tradition augustinienne pour que la distinction porphyrienne, transmise par Boèce, entre « noms de première imposition » et « noms de seconde imposition », devienne au XIIIe s. différence entre « premières intentions », qui désignent les choses ellesmêmes, et « secondes intentions », qui désignent les formes logiques (les universaux) par lesquels nous pensons celles-ci. Plus globalement, sous l’influence d’Averroès, l’intentio en vient à signifier, pour la forme d’une chose, un des modes d’être possibles autres que son mode d’être naturel. Autrement dit, la forme a une existence intentionnelle lorsque, par opposition à l’être complet et stable qu’elle possède dans une chose, elle n’a qu’un être incomplet et non subsistant. C’est le cas non seulement quand elle se trouve comme intelligible dans l’intellect, mais aussi, par exemple, quand elle est présente dans une cause instrumentale ou transmise à travers l’air jusqu’à l’oeil. Évidemment, ce réalisme de l’intentio a pu être critiqué ; ainsi, pour Ockham, les intentiones n’ont d’existence que dans l’âme, comme actes d’intellection 17. Jean-Luc Solère ✐ 1 Platon, République 410 d 7-10, e 1-2 ; cf. 349 e 12-13. 2 Augustin d’Hippone, De musica, l. VI, chap. V.

3 Augustin d’Hippone, De Trinitate, l. XI, chap. II. 4 Lombard, P., Sententiae, l. II, dist. 38, chap. 4. 5 Alexandre de Halès, Quaestiones disputatae antequam esset frater, q. 24, membr. 2, sol. 6 Thomas d’Aquin (saint), Scriptum super libros Sententiarum, l. II, dist. 38, q. 1, a. 3. 7 Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 12, aa. 1-5. 8 Abélard, P., Connais-toi toi-même, l. I, III. 9 Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 20, a. 1. 10 Ibid., q. 18, aa. 2-4 ; q. 19, aa. 1-2, 7-8. 11 Ibid., q. 1, a. 2. 12 Ibid., q. 12, a. 5. 13 Bagnoreggio, B. de, Commentaria in IV libros Sententiarum, l. II, dist. 38, a. 2, q. 1. 14 Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 12, a. 2, resp. 15 Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, l. II, tract. 29, cap. 5 ; Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 19, a. 8. 16 Commentarium in Metaphysicam, l. VI, cap. 8. 17 Guillaume d’Occam, Summa logicae, l. I, cap. 12. Voir-aussi : Lottin, O., Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, Louvain, 1954, t. IV, 3e partie. Maier, A., « Das Problem der intensiven Grösse », in Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, 3e éd., Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1968. Perler, D., Theorien der Intentionalität im Mittelalter, Frankfurtam-Main, 2002. Solère, J.-L, « Plus ou moins : le vocabulaire de la latitude des formes », in Hamesse, J., Steel, C. (éd.), l’Élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Âge, Turnhout, 2000. ! DISPOSITION, ESPRIT, FRUITION, INTENTION, INTENTIONNALITÉ INTENTION

Du latin intentio, « tension ». Le terme apparaît dans le latin scolastique au sens d’une opération de l’esprit qui se propose un but, d’un acte d’intellection signifiant des objets ou des choses voulues. MORALE Détermination de la volonté à entreprendre une action. Une action se projette et s’exécute. Elle sera jugée sur son résultat (les effets de son exécution), mais aussi sur l’intention de son auteur, c’est-à-dire sur la volonté qui en est la cause. Le premier jugement est technique, et seule l’intention est susceptible d’une évaluation morale : il faut donc la distinguer du projet ou du plan, qui ne sont qu’un inventaire de moyens. L’intention est la disposition d’âme ou l’état d’esprit qui engagent le sujet dans son action : plus précisément, ce qui est ainsi engagé, c’est l’orientation axiologique de la vodownloadModeText.vue.download 582 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 580 lonté. La volonté bonne est la volonté absolument morale, c’est-à-dire celle qui tend à suivre la loi morale 1, indépendamment des effets qu’elle produit. Une morale de l’intention se heurte alors à deux critiques : la première est qu’à séparer ainsi le motif de l’action, elle risque de dégénérer en atroce casuistique 2, ou au contraire en refus du risque de souiller une intention pure par une action objective 3. La seconde est qu’elle postule l’existence de ce qu’en réalité elle entend juger : séparer un sujet intentionné de son action est un tour de force métaphysique, qui n’a de sens que dans une morale de la faute et de la mauvaise conscience 4. ▶ On peut pourtant penser l’intention hors en marge d’une morale de la faute : en distinguant, comme les stoïciens, le but qui s’épuise dans chaque action, de la fin qui la traverse et se maintient constante 5 (comme exhortation à vivre conformément à la nature), on découvre une intention qui est régulatrice, non plus seulement de la moralité des actions, mais de la manière dont la personne (et non plus le sujet) se construit et se maintient en accord avec elle-même au travers de ses actes 6. Sébastien Bauer ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, Ière partie, Analytique, Chap III « les mobiles de la raison pratique », p. 709, trad. L. Ferry et H. Wismann 1985, OEuvres philosophiques, NRF Gallimard, Paris. 2 Hegel, G., Phénoménologie de l’Esprit, VI, C, c, 2, c « la belle

âme », trad. J.P. Lefebvre 1991, Aubier, Paris. 3 Arendt, H., Eichmann à Jérusalem, chap. VIII, pp. 221-226, trad. A. Guérin 1966, éd. 1991, Gallimard, Paris. 4 Nietzsche, F., La généalogie de la morale, II. Trad. P. Wotling, 2000, Librairie Générale Française, Paris. 5 Cicéron, Des fins, II, 34 et III, 14. 6 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, chap. V, 1, p. 231, trad. G. Fradier 1983, Calmann-Lévy, Paris. ! ACTION, FINALITÉ, IMPÉRATIF, MORALE ESTHÉTIQUE Ce qui fait qu’un produit de l’art témoigne d’un agencement adéquat de moyens et dont on pense ou non qu’il peut fournir la base pour son interprétation correcte. L’usage de la notion d’intention en esthétique reflète les grandes options présentes dans les autres secteurs, en particulier la distinction entre deux sens, causal et explicatif. Alors que la phénoménologie insiste sur l’appréhension des phénomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience vécue des objets, ce qui la rapproche d’une psychologie gestaltiste qui décrit la conscience en termes d’actes et d’états intentionnels, le débat ouvert récemment en philosophie de l’esprit par les partisans d’une naturalisation de l’intention conduit à faire autant que possible l’économie du cadre mentaliste, que ce soit pour la production, la compréhension ou la réception des oeuvres d’art. En tant que produit humain, l’oeuvre semble résulter, comme de sa cause, de l’intention d’un auteur-artiste, caractérisée au minimum par son orientation vers un but et l’adaptation de moyens à des fins, et cela quand bien même, comme le pense Kant, l’oeuvre devrait prendre l’apparence de la nature 1. Les versions les plus fortes font dépendre la signification de l’oeuvre, et non sa seule production, de la causalité intentionnelle. Un mentalisme plus ou moins radical rapporte à l’intention de l’artiste tout ou partie des dimensions de l’oeuvre, notamment son évaluation en tant qu’oeuvre d’art qui possède dès lors une seule signification légitime (Stecker) 2. Le statut ontologique des oeuvres peut cependant n’être pas décidé à partir d’une conception strictement causale de l’intention. Des versions intentionnalistes modérées articuleront un point de vue causal et une conception symbolique de l’oeuvre, rendant ainsi compte de sa genèse et de sa signification à moindre coût ontologique. C’est le cas de l’intentionnalisme hypothétique de Levinson qui conçoit la signification de l’oeuvre à partir de l’interprétation sémantique du texte,

rapportée de manière optimale au contexte de présentation spécifique de l’auteur par un lecteur approprié 3. S’inspirant du second Wittgenstein, Wollheim propose de comprendre les oeuvres d’art à l’intérieur de formes de vie artistiques où la charge intentionnelle est déplacée du seul sujet producteur vers des dispositifs matériels comme dessiner, tracer, colorier, écrire une partition, etc., lesquels vont définir un style, marque de l’intention de l’artiste reconnaissable par la compétence sémantique du récepteur 4. L’intentionnalisme s’affaiblit encore dans une conception gradualiste du rôle de l’intention esthétique (Schaeffer) 5. Perdant son autonomie, l’intention esthétique devient, avec l’appartenance générique et l’attention esthétique, l’une des propriétés à intensité variable caractéristiques de la dimension esthétique des oeuvres. Avec Goodman enfin, la notion même d’intention s’évanouit dans une approche fonctionnaliste et symbolique des oeuvres dont seuls des symptômes indiqueront le caractère esthétique 6. ▶ Les versions non mentalistes de l’art contestent que l’intention du producteur soit condition nécessaire et suffisante du statut artistique, de la signification et de la valeur esthétique des oeuvres. Déplacer la souveraineté du sujet producteur vers le récepteur, ou rabattre la signification esthétique sur le fonctionnement symbolique des oeuvres, ne suffisent cependant pas à éliminer l’illusion d’un sujet constituant. Inspirée par des développements récents en philosophie du langage, une approche pragmatique de l’art pourrait comprendre que les agents participent à un processus symbolique complexe, où la communicabilité du sens ne dépend plus des seules intentions des agents. Éric Grillo et Marie-Dominique Popelard ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 45, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968. 2 Stecker, R., Artworks : Definition, Meaning, Value, Penn State University, 1996. Pour une critique classique de ce type de position, cf. Beardsley, M. C., et Wimsatt Jr, W., K., « L’Illusion de l’intention » (1946), trad. in D. Lories (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, pp. 223-238. 3 Levinson, J., « Intention and Interpretation in Literature », in The Pleasures of Aesthetics, Cornell U. P., Ithaca, 1996. 4 Wollheim, R., Painting as Art, Princeton U.P., 1987. 5 Schaeffer, J.-M., Les célibataires de l’art, Gallimard, Paris, 1996, pp. 111 sq. 6 Goodman, N., Langages de l’art, 1968, chap. VI, trad. J. Morizot, J. Chambon, Nîmes, 1991. Voir-aussi : Danto, A., la Transfiguration du banal (1981), trad.

C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 1989. Genette, G., la Relation esthétique, Seuil, Paris, 1997. Grillo, E., Intentionnalité et signifiance : une approche dialogique, P. Lang, Berne, 2000. Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie de la psychologie, PUF, Paris, 1993. Popelard, M.-D., Ce que fait l’art, Approche pragmatique, PUF, Paris, 2001. downloadModeText.vue.download 583 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 581 Searle, J., I’Intentionnalité, 1983, trad. C. Pichevin, Minuit, Paris, 1985. ! CAUSALITÉ, EXPRESSION, INTENTIONNALITÉ, INTERPRÉTATION PHILOS. ESPRIT, ÉPISTÉMOLOGIE 1. Caractéristique de notre esprit. – 2. Caractéristique d’une action. Depuis les médiévaux, un des domaines d’emploi du terme intention est celui de l’intentionnalité de l’esprit. Le terme a aussi un usage éthique (bonne et mauvaise intention). Les philosophes médiévaux l’ont aussi utilisé pour le rôle qu’il joue dans la distinction entre un événement et une action (intentionnelle) et pour caractériser l’esprit, non pas dans son rapport à ses objets (intentionnalité), mais dans son rapport au futur. C’est cette problématique qui est au centre de la philosophie contemporaine de l’action. Si j’ai l’intention de boire une bière bien fraîche et que je me lève pour la prendre dans le réfrigérateur, quelle relation y a-t-il entre cette intention et l’intention comme caractéristique de l’action, c’est-à-dire entre (1) et (2) ? Un causaliste comme D. Davidson 1 considère que l’intention est la cause de l’action. Cette intention est à la fois un désir (une pro-attitude en faveur d’une bière bien fraîche) et une croyance (croire que de me lever permettra de satisfaire mon désir). Pour Anscombe 2, à la suite de Wittgenstein, les intentions ne sont pas des causes. Quand nous décrivons une action comme intentionnelle, c’est-à-dire comme autre chose qu’un événement, nous attribuons une intention à celui qui agit. Par intention, il faut alors entendre une caractéristique de l’agent dans la description qu’on fait de son action en termes de raison d’agir, et non un événement mental qui serait la cause de son action.

▶ Le modèle causaliste a l’avantage d’offrir un modèle explicatif de l’action. Pour Anscombe, ce modèle est erroné parce que « nous n’ajoutons rien s’attachant à l’action au moment où elle est faite en la décrivant comme intentionnelle » 3. Nous nous contentons de répondre à la question : Pourquoi ? Mais si l’explication n’inclut pas de référence à des événements mentaux comme cause de l’action, s’agit-il encore d’une explication ? Roger Pouivet ✐ 1 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993, première partie. 2 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Londres, 1957. 3 Ibid., § 19. Voir-aussi : Bilodeau, R., « Philosophie de l’action », in P. Engel (sld), Précis de philosophie analytique, PUF, Paris, 2000. ! ACTION, ESPRIT, EXPLICATION, INTENTIONNALITÉ, SURVENANCE « Expliquer et comprendre » INTENTIONNALITÉ Du latin intentio. PHILOS. ESPRIT, PHILOS. CONN. 1. Caractère propre de la conscience. – 2. Spécificité de la description et de l’interprétation des comportements humains. Thomas d’Aquin, au XIIIe s., affirmait : « C’est par métaphore que l’intention est appelée oeil, non parce qu’elle serait affaire de connaissance, mais parce qu’elle présuppose cette connaissance grâce à laquelle se présente à la volonté la fin vers laquelle elle meut, comme notre oeil nous fait voir d’avance le but vers lequel nous devons tendre notre corps 1 ». L’intentionnalité est une relation de l’esprit à son objet (à ce que je veux, au « voulu »), mais Thomas la comprend surtout comme la partie d’une disposition à agir. L’intentionnalité ne serait une relation que de façon métaphorique, et elle n’aurait pas vraiment un objet (le voulu, par exemple). Parler d’intentionnalité revient à insister sur l’une des spécificités du comportement humain : il est rationnel, parce que les actions humaines sont réfléchies et donc responsables. Elles ne sont pas mécaniques et aveugles. L’intentionnalité connote la capacité rationnelle de savoir pourquoi l’on agit. Dans la lignée de Brentano 2 s’est cependant développée l’idée selon laquelle l’intentionnalité serait une authentique

relation à des objets intentionnels. S’il y a amour, quelque chose est aimé ; s’il y a haine, quelque chose est haï. Mais cette chose n’est pas une personne. L’objet intentionnel devient le corrélat de la conscience : toute conscience serait conscience de quelque chose. L’orientation vers l’objet serait un trait propre aux phénomènes psychologiques. C’est une thèse fondamentale chez Husserl : « Quand un vécu intentionnel est actuel et par conséquent opéré selon le mode du cogito, en lui le sujet “se dirige” sur l’objet intentionnel 3 ». Selon le type d’acte de la conscience, le regard du moi en direction de quelque chose sera alors différent. Décrire les actes de la conscience, ainsi compris, est le projet d’une phénoménologie de l’intentionnalité. A. Kenny demande alors : « N’est-il pas également vrai que, s’il se produit un chauffage, quelque chose est chauffé, et que s’il se produit un découpage, quelque chose est découpé ? Les verbes « chauffer » et « découper » ne sont pas des verbes psychologiques : mais alors comment Brentano peut-il dire que l’orientation vers l’objet est un trait propre aux phénomènes psychologiques ? Il paraît avoir pris un trait commun à tous les verbes dont la construction est transitive pour une particularité des verbes psychologiques 4 ». Autrement dit, que toute conscience soit conscience de quelque chose nous renseigne moins sur une caractéristique fondamentale de la conscience, son intentionnalité supposée, que sur une distinction entre deux types de verbes : des verbes dont l’usage suppose un objet extérieur (on ne peut couper sans que quelque chose soit coupé) et d’autre verbes, dont l’action reste, pour ainsi dire, dans l’agent – des verbes comme « aimer », « haïr », « vouloir ». Si cette remarque est correcte, l’intentionnalité est moins une relation, celle de la conscience à ses propres objets (intentionnels), qu’une caractéristique de certaines de nos descriptions, celles dans lesquelles nous faisons usage de termes intentionnels. ▶ Pour les phénoménologues issus de l’école de Brentano et de Husserl, l’intentionnalité apparaît comme un phénomène primitif et littéral caractérisant la conscience. Pour d’autres philosophes, influencés par E. Anscombe 5 ou Davidson 6, qui développent eux-mêmes des conceptions divergentes, l’in-

tentionnalité est une caractérisation des comportements. Elle comporte une double dimension interprétative (comprendre ce que quelqu’un fait, pourquoi il agit en lui attribuant des intentions) et normative (comprendre qu’il agit en vertu de downloadModeText.vue.download 584 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 582 raisons qu’il est capable de penser, voire de valeurs qu’il est capable de respecter) 7. Roger Pouivet ✐ 1 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, 12, 1, solution 1. 2 Psychologie vom empirischen Standpunkt, trad. la Psychologie du point de vue empirique, Aubier, Paris, 1944. 3 Ideen zu einer reinen Phaenomenologie und reinen phaenomenologischen Philosophie, trad. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I, Gallimard, Paris, 1950, p. 118. 4 Kenny, A., Action, Emotions and Will, Routledge, 1963, p. 195 ; Descombes, V., les Institutions du sens, Minuit, Paris, pp. 9-94. 5 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Oxford, 1957. 6 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. 7 Cf. Engel, P., Introduction à la philosophie de l’esprit, La Découverte, Paris, 1994. ! ÉLIMINATIVISME, ESPRIT (PHILOSOPHIE DE L’), INTENTION INTERACTION PHYSIQUE Actions mutuelles des constituants de la matière qui sont à l’origine des théories de la structure de la matière et des phénomènes physico-chimiques. On distingue actuellement quatre types d’interactions fondamentales, qui peuvent s’exercer entre diverses particules : les interactions de gravitation, les interactions électromagnétiques, les interactions fortes, les interactions faibles. Une des questions très importantes de la physique actuelle porte sur l’unification de ces différentes interactions fondamentales. Michel Blay INTÉRESSANT

En allemand, interessant (adj.), das Interessante (subst.). Le concept d’« intéressant » joue un rôle décisif dans l’affirmation du romantisme allemand. F. Schlegel en fait la catégorie clef de la « modernité » et du « romantisme », par opposition à l’Antiquité et au classicisme. ESTHÉTIQUE Désigne en esthétique ce qui dans l’oeuvre d’art échappe au jugement objectif et interdit l’indifférence. Schlegel estime que la notion schillérienne d’art sentimental 1 ne rend pas compte de la nature spécifique de la poésie moderne ; il radicalise la réflexion sur les rapports de l’idéal et du réel qu’impliquait le couple naïf / sentimental en lui substituant l’opposition « objectif » / « intéressant ». Au Beau immuable, fondé dans la nature, de l’esthétique prémoderne comme au Beau désintéressé (Kant), succède l’intéressant. « Le Beau n’est pas l’idéal de la poésie moderne et il est essentiellement différent de l’intéressant » 2. La poésie moderne est marquée par « la suprématie totale du caractéristique » [un concept appliqué par Goethe au romantisme], « de l’individuel et de l’intéressant » 3. Son but est « l’individualité originale et intéressante » 4. D’une part, elle n’aspire nullement à l’objectivité du Beau ; son principe – das Interessante – relève de la « force subjective ». D’autre part, l’intéressant n’a qu’une « valeur esthétique provisoire », quoiqu’il aspire à l’universel. C’est par sa « progressivité absolue », son « aspiration à l’infini » que le sentimental devient vraiment sentimental et esthétiquement intéressant. L’intéressant ne recouvre pas seulement ce qui est nouveau, piquant, frappant mais aussi « le choquant (qu’il soit aventureux, répugnant ou horrible) » 5. Schlegel parachève ainsi la reconnaissance de la laideur, amorcée par le Laokoon de Lessing, dans l’esthétique moderne 6. Gérard Raulet ✐ 1 Schiller, F., Über naïve und sentimentalische Dichtung, in Nationalausgabe, Weimar, 1943 sq., t. XX. 2 Schlegel, F., Die Griechen und Römer, in Kritische Ausgabe, éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq., t. I, p. 208. 3 Schlegel, F., Prosaische Jugendschriften, éd. J. Minor (1882), t. I, p. 95. 4 Ibid., p. 105. 5 Schlegel, F., Kritische Ausgabe, op. cit., t. I, p. 84. 6 Ibid., pp. 80, 146 sq.

! BEAUTÉ, LAIDEUR, MODERNITÉ, NAÏF INTÉRÊT Du latin interest, « il importe ». En allemand : Interesse. ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, PHILOS. MODERNE Intervention de motivations ou mobiles subjectifs et / ou moraux dans la connaissance ou le jugement esthétique. La problématique esthétique et épistémologique de l’intérêt recoupe le sens de cette notion en philosophie morale et politique. Toute la réflexion se réfère à ce double égard à Kant. L’intérêt possède chez Kant deux sens bien distincts. Dans l’esthétique, c’est la notion empirique d’intérêt dépendant des penchants qui est récusée. Dans la Critique de la Raison pure la notion d’intérêt a en revanche un sens axiologique. En ce sens l’intérêt est un principe qui met en oeuvre une faculté de l’esprit. Il se présente sous les deux modes de l’intérêt spéculatif, qui aspire à la connaissance des phénomènes comme formant un système, et de l’intérêt pratique, qui concerne la liberté. Ces deux modes se rejoignent dans les trois questions auxquelles la Raison doit répondre : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Qu’ai-je le droit d’espérer ? L’intérêt de la Raison articule donc la théorie de la connaissance et la raison pratique. Cette troisième question est à la fois spéculative et pratique 1. L’esthétique « désintéressée » de Kant et sa contestation Le paradoxe fondateur de l’esthétique kantienne réside en ce que, d’une part, elle affirme son autonomie par rapport à la connaissance du monde objectif ainsi qu’à l’égard du fondement naturel du Beau, mais que, d’autre part, elle n’est nullement encline à abandonner pour autant le jugement esthétique à l’hétéronomie subjective de la sensibilité. Cette double discrimination constitue proprement l’enjeu de la critique de la faculté de juger esthétique 2. Elle est affirmée dès le § 1 de la Critique de la faculté de juger : le jugement de goût n’est pas logique, il n’est pas un jugement de connaissance. Le beau est donc « ce qui est représenté sans concept comme objet d’une satisfaction universelle » (§ 6) et « ce qui plaît universellement sans concept ». Kant reprend l’opposition traditionnelle entre le beau et l’utile mais l’inscrit dans une catégorie plus large, celle de l’intérêt. Sera faussement subjectif tout jugement de goût contaminé par un intérêt. « La satisfaction prise à l’agréable est associée à un intérêt » (titre downloadModeText.vue.download 585 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 583 du § 3) : elle relève donc de la forme inférieure de la faculté de désirer, elle « plaît aux sens dans la sensation », et cette sensation ressent comme agréable le fait que les sens soient affectés par l’objet de la représentation et non le sentiment purement subjectif par la seule représentation. Le « pur jugement de goût » devra donc être clairement dissocié « de l’attrait et de l’émotion », qui portent « sur une chose en tant qu’elle plaît ou déplaît » (§ 13). Mais la démarcation entre ce sentiment purement subjectif et toute forme d’intérêt est si rigoureuse que le § 4 ne récusera pas seulement ce qui est « bon à quelque chose » (l’utile) mais aussi ce qui est « bon en soi » parce qu’il y a encore dans ce dernier cas « rapport à un acte de volonté » – c’est-à-dire en l’occurrence avec la forme supérieure de la faculté de désirer, qui relève de la raison ; Kant coupe par là tous les ponts avec l’esthétique antérieure en disqualifiant une détermination qui ne viendrait certes plus de l’entendement mais prétendrait venir de la raison. L’enjeu de cette stratégie de la terre brûlée, qui caractérise toute l’Analytique de la Critique de la faculté de juger esthétique, est clairement exprimé dès le § 2 : « C’est ce que je fais de cette représentation en moi – même, et non ce par quoi je dépends de l’existence de l’objet. » L’autonomie du beau qu’il s’agit d’affirmer engage l’affirmation de l’autonomie du sujet. C’est à cette condition que le beau peut être symboliquement, dans l’ordre qui est le sien, analogon de la moralité réussie. Kant refonde ainsi l’universalité sur le principe moderne de la subjectivité. Cette stabilisation, sur la base de la séparation moderne entre le cognitif, le normatif et l’esthétique, ne résistera pas aux assauts de la génération de l’idéalisme allemand. F. Schlegel rompt avec elle en déclarant que l’enjeu de la modernité n’est pas le Beau mais « l’intéressant » 3. Plus tard, Nietzsche se gaussera de l’esthétique prétendument désintéressée de Kant 4. L’« intérêt de la raison » de Kant et la contestation de la pureté du cognitif L’attaque de Nietzsche vise aussi la pureté de l’entendement comme faculté de connaissance du monde objectif (cf. « La sangsue » dans Zarathoustra et la critique de l’idéal ascétique dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale). Mais si le projet métaphysique de Nietzsche remet fondamentalement en question toute l’évolution de l’épistémé moderne, cette dernière ne se satisfait pas non plus de la stricte séparation entre le cognitif et la sphère des valeurs. C’est symptomatiquement, au tournant du siècle, la question centrale dans le néo kantisme de l’École de Bade (Windelband, Rickert) ainsi que chez M. Weber. Pour Rickert, le concept de réel est en fait un concept axiologique. Le transcendantal kantien devient dès lors la sphère des valeurs. L’intervention

de ces dernières ne concerne pas seulement les sciences de la culture. Toute science objective dépend de la supposition qu’il existe des lois, donc d’un intérêt à constituer la connaissance selon ces lois 5. Le marxisme lui aussi remet fondamentalement en question la conception d’une connaissance distincte de l’intérêt. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de savoir ce qu’il faut entendre sous « l’intérêt de la raison » de Kant. Marx engage le débat de façon apparemment fruste, en opposant l’intérêt à l’idée : « L’“idée” a toujours échoué lamentablement quand elle a été distincte de l’“intérêt” ». Mais il réhabilite immédiatement l’un et l’autre en ajoutant : « Il est aisé de comprendre que tout “intérêt” de la masse lorsqu’il apparaît pour la première fois dans l’histoire dépasse de beaucoup dans l’“idée” ou dans la “représentation” ses limites réelles, se confondant avec l’intérêt humain tout court 6 ». La Théorie critique de l’École de Francfort a conçu originellement son projet de « philosophie sociale » comme une reprise critique, dialectique et matérialiste de la notion kantienne d’intérêt de la raison. D’emblée, la théorie critique a investi l’intérêt d’une aspiration à la fois théorique et pratique à l’autonomie et à la liberté : « l’intérêt porté par la théorie critique à la libération de l’humanité » 7. C’est l’impossibilité d’une théorie opérant « en fonction de critères relevant de la seule logique » qui, dans « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), introduit la problématique des intérêts (Horkheimer critique l’école néo kantienne de Marburg, représentée notamment par H. Cohen) 8. La Théorie critique « s’oriente très consciemment en fonction de l’intérêt que présente pour les hommes l’organisation de leur activité selon la raison et sa tâche propre est précisément d’élucider et de légitimer cet intérêt » 9. Aussi la théorie de la connaissance doitelle être conçue comme théorie de la société. Tel est le projet de J. Habermas dans Connaissance et intérêt (1968, 1973) : concrétiser au moyen de Hegel et de Marx l’intérêt de la raison 10. La notion habermasienne d’intérêt est, selon sa propre définition, « quasi transcendantale » ; l’intérêt ne se réduit pas à l’expérience du sujet empirique mais représente une « orientation fondamentale ». Ce faisant, la distinction entre intérêt spéculatif et intérêt pratique n’a plus de pertinence. Il convient plutôt de distinguer trois types de pratique et de science constituant les cadres dans lesquels est travaillé le matériau de la connaissance : « Les intérêts qui commandent la connaissance se forment dans le milieu du travail, dans

celui du langage et dans celui de la domination 11 ». Il s’agit respectivement de l’intérêt technique des « sciences empiricoanalytiques », de l’intérêt pratique des « sciences historico-herméneutiques » et de « l’intérêt émancipatoire », dont le modèle est tiré de l’intérêt de la raison de Kant et de Fichte 12. Gérard Raulet ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure (Méthode transcendantale), trad. A. Trémesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1944, p. 543. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, in Werke, éd. Weischedel, t. V, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965. 3 Schlegel, F., Die Griechen und Römer, in Kritische Ausgabe, éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq., t. I, p. 208. 4 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation, § 6, le Crépuscule des idoles, § 19. 5 Rickert, H., Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Fribourg, 1899. 6 Marx, K., la Sainte famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 103. 7 Marcuse, H., « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 167. 8 Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, Paris, 1974, pp. 24 sq. 9 Ibid., p. 82. 10 Habermas, J., Connaissance et intérêt, Gallimard, Paris, 1976, pp. 76 sq. 11 Habermas, J., « Connaissance et intérêt » (1965), in la Technique et la science comme « idéologie » (1968), trad. Paris, Gallimard, 1973, p. 155. 12 Fichte, J.G., Erste Einleitung in die Wissenschaftslehre (Première Introduction à la doctrine de la science), in Werke, éd. downloadModeText.vue.download 586 sur 1137

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584 Medicus, t. III, p. 17, cité in Habermas, J., Connaissance et intérêt, op. cit., p. 239. ! BEAUTÉ, CONNAISSANCE, ESTHÉTIQUE, NORMATIVITÉ, VALEUR MORALE, POLITIQUE 1. En un sens général, ce qui est subjectivement important. – 2. En morale, gain personnel que l’on recherche dans toute action, et en politique ce qui est utile à un individu ou à un groupe. L’intérêt est classiquement condamné comme le but le plus bas des actions humaines, par opposition aux fins nobles et généreuses que sont l’amour ou le bien commun. Ne jamais perdre de vue son intérêt serait alors le propre de l’âme vile et calculatrice 1. La possibilité pour chacun de rechercher par ses moyens son bien propre est toutefois le fondement de la sociabilité moderne : les utilitaristes y voient le seul moteur des actions humaines digne d’être pris en considération, et ils estiment certes beau, mais dramatiquement inefficace, de croire que l’on peut construire une société sur un idéal de générosité. Pour Bentham comme pour Tocqueville, la prise en compte par l’homme politique de la puissance des intérêts individuels est une preuve de réalisme : il incombe au dirigeant éclairé, cependant, de conduire les calculs individuels à concourir au bien commun, par des lois adéquates 2. La tâche est d’autant moins impossible que l’intérêt n’est pas une passion, mais une cause rationnelle déterminant la volonté 3, éventuellement mise au service d’une passion : on peut dès lors susciter un intérêt à faire son devoir 4. Par cette opération qui, le définissant comme ce qui peut être guidé par la raison mais conserve toujours en lui la virtualité de la passion, l’intérêt ne permet pas seulement de penser « l’insociable sociabilité » des individus 5, il se défait également de sa qualification morale pour rejoindre d’autres concepts de la volonté, comme le thumos platonicien 6. D’un autre côté, l’intérêt est un concept pertinent dans les relations entre puissances, comme le montre Thucydide 7 : il est alors le bien commun à tous les membres d’une cité, considéré non plus depuis l’intérieur du groupe, mais en tant qu’il se déploie vers l’extérieur, et s’oppose à d’autres intérêts antagonistes.

Sébastien Bauer ✐ 1 Nietzsche, F., Le gai savoir, I, § 3. Trad. P. Wotling, 1997, GF Flammarion, Paris. 2 Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique, II, 2, ch. viii. Éd. 1961, Gallimard, Paris. 3 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2ème section, « De l’intérêt... », trad. V. Delbos 1985, in OEuvres philosophiques III, NRF-Gallimard, Paris. 4 Ibid. 5 Ibid, 2ème section. 6 Platon, République, IV, 439a-442d, trad. L. Robin, 1950, in OEuvres complètes, NRF-Gallimard, Paris. 7 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 25. ! BIEN, PASSION, UTILITARISME, VERTU INTERNALISME ! EXTERNALISME / INTERNALISME INTERPRÉTANT En anglais : interpretant. LINGUISTIQUE Dans la théorie des signes de Peirce, instance essentielle, qui interprète le signe et lui confère son sens. La relation « signe » est pour Peirce 1 un triangle, comprenant le signe lui-même, son objet, relié à lui sous un certain aspect, et son interprétant, qui est le sens du signe. Ce troisième terme est fondamental, puisqu’un signe n’est signe de quelque chose qu’en vertu du fait qu’il reçoit une interprétation. L’interprétant n’est donc ni un interprète, ni une idée dans l’esprit de celui qui interprète le signe : il est luimême un signe, pour un autre interprétant, et ainsi de suite à l’infini, bref, une règle de traduction. Par exemple, « man » est interprétant d’« homme », mais aussi d’anthropos, d’uomo, etc. Il ne s’agit donc ni d’assimiler le sens d’un signe à sa référence, ni à ce que l’on appelle son signifié, mais de le comprendre dans une structure dynamique qui est celle de la communication. L’interprétant est aussi une règle d’action ou une habitude associée au signe : il peut être logique, affectif

ou énergétique. La relation-signe est toujours indéterminée et sans cette indétermination la communication ne serait pas possible. Cette conception anticipe bien des aspects de la pragmatique contemporaine. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978. ! ICÔNE, INDEX, SIGNE, SYMBOLE INTERPRÉTATION Du latin interpretatio, -inter, « à l’intérieur de deux », et -près, du verbe « acheter » ou « vendre », apparenté à pretium, « prix ». En allemand, Deutung, dérive d’un nom qui signifie « peuple », et désigne « ce qui rend compréhensible, ce qui explique, pour le peuple ». Si le terme latin interpretatio a toute la diversité de sens de son équivalent français, le mot grec hermêneia, dont il est la traduction, a un sens plus étroit : comme l’énonce Aristote au début du Traité de l’interprétation (Peri hermêneias), c’est la façon dont « les sons de la voix sont les symboles des états de l’âme » 1. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Démarche par laquelle on remonte du signe au signifié. Pour Boèce (480-524), traducteur et commentateur du Traité de l’interprétation, est interpretatio « tout énoncé qui signifie quelque chose par lui-même » 2, soit le nom, le verbe et la proposition (à l’exclusion d’opérateurs linguistiques tels que conjonctions et prépositions) qui seuls font référence, à travers les « états de l’âme » qu’ils symbolisent, à des « états de choses » 3. C’est ainsi des choses, autant ou plus que des pensées, que le discours est l’« interprète ». Cette conception référentielle du langage, qui s’est imposée à toute la logique médiévale et classique, est encore vivante aujourd’hui, par exemple dans la poétique d’un P. Ricoeur. Michel Narcy PHILOS. RENAISSANCE À la Renaissance, le champ de l’interprétation s’étend de la compréhension des oeuvres du passé à la connaissance

de la nature elle-même. Deux facteurs contribuent à faire de l’interprétation le modèle humaniste de toute connaissance : la prise en considération des éléments contingents de la réadownloadModeText.vue.download 587 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 585 lité et la conscience des limites des facultés humaines. En résulte l’émergence de nouveaux critères de connaissance : le vraisemblable, le plausible, le probable, qui se substituent alors à la vérité. Sur le plan de la nature, c’est la médecine qui fait figure de paradigme épistémologique : le diagnostic et même la thérapie sont l’oeuvre d’une interprétation attentive à la singularité du cas, à l’équivocité des symptômes, à l’action de multiples facteurs, comme le climat, les conditions hygiéniques, les réactions imprévisibles du patient. Dans le domaine de la philologie, l’interprétation tend vers un art de la conjecture, ou divinatio, s’appuyant aussi bien sur la connaissance de l’histoire des manuscrits que sur le jugement porté par l’interprète sur l’intention de l’auteur ou sur la signification et la valeur de l’oeuvre. Le terme « conjecture » est employé par Nicolas de Cues pour définir la modalité selon laquelle l’homme connaît la vérité par une forme de participation qui signe en même temps son altérité 4. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Aristote, Traité de l’interprétation, 1, 16 a 3-4. 2 Boèce, In librum de interpretatione editio prima, I (Patrologia latina, 64, col. 295). 3 Aristote, Traité de l’interprétation, 1, 16 a 6-8. 4 Cues, N. (de), De conjecturis, I, 13. Voir-aussi : Canziani, G., et Zarka, Y. Ch. (éd.), L’interpretazione nei secoli XVI et XVII, Milan, 1993. Grafton, A., Defenders of the Text, Cambridge (Mass.), 1991. Lombardi, P., « Homo interpres », in Intersezioni 12, 1992. Piaia, G. (éd.), Concordia discors. Studi su N. Cusano, Padoue, 1993.

Siraisi, N. G., Medieval and Early Renaissance Medicine, Chicago, 1990. Rizzo, S., Il lessico filologico degli umanisti, Rome, 1973. ! EXÉGÈSE, HERMÉNEUTIQUE, HUMANISME, RHÉTORIQUE PSYCHANALYSE Traduction en langage usuel de formations psychiques – rêve, lapsus, trait d’esprit, symptôme, symbole – dont l’expression dépend de l’inconscient et du processus primaire. Le paradigme du mode interprétatif est l’Interprétation des rêves, où Freud élucide la rhétorique de l’inconscient 1. En 1920, il distingue néanmoins trois temps dans l’histoire de la cure : art de l’interprétation des formations inconscientes, elle est devenue découverte des résistances, enfin travail sur la reviviscence du passé, selon la névrose de transfert 2. Dans ce cas, Freud propose la notion de « constructions dans l’analyse ». ▶ Interprétation ou construction, le travail analytique ne révèle rien de caché, comme l’apologue de « La lettre volée » le souligne 3. Il dépend de l’analyse des contre-transfert et transfert, et ouvre sur la multidimensionnalité des processus psychiques. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1900), G. W. II-III, « L’interprétation des rêves », Paris, PUF, 1967. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G. W. XIII, p. 16, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 57. 3 Lacan, J., le Séminaire sur « La lettre volée » (1957), in Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 11-61. ! CONSTRUCTION, ESPRIT (MOT D’), INCONSCIENT, LAPSUS, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÊVE, TRANSFERT ESTHÉTIQUE Dans le domaine musical, et dans le monde occidental, exécution des oeuvres. Jusqu’au Moyen Âge, la distinction entre compositeur et interprète est incertaine. Toutefois, la notation se complexifiant avec l’avènement de la polyphonie, le rôle de l’interprète tend à s’affirmer. À l’époque baroque et au début du classicisme, une place centrale lui est même accordée, et il apparaît comme le complice du compositeur qui ne lui transmet parfois que les « grandes lignes » d’une oeuvre. Mais, à mesure que l’activité de l’interprète se détache de celle du

compositeur, la part de liberté qui est la sienne s’amenuise. Cette tendance coïncide avec l’affirmation du droit moral du créateur, qui s’amplifie au moment de la Révolution française. Au XXe s., le caractère subjectif de l’interprétation, hérité du romantisme, tend à se réduire. Ainsi Stravinsky demandait-il que sa musique soit lue, exécutée, mais pas interprétée. De nos jours pourtant, l’intérêt pour les musiques anciennes et pour les pratiques qui ne reposent pas sur l’obéissance à un texte écrit, comme le jazz ou les musiques de tradition orale, conduit à réévaluer la part créatrice de l’interprétation et à reconsidérer la hiérarchie entre les fonctions du compositeur et de l’exécutant. La notion d’exécution trouve même une place dans les arts plastiques, par le biais des performances et des installations. Jean-Yves Bosseur ✐ Furtwängler, W., « Entretiens sur la musique » (1948), in Musique et verbe, LGF, coll. Pluriel, Paris, 1979. Jankélévitch, V., Liszt et la rhapsodie, essai sur la virtuosité, Plon, Paris, 1979. ! MUSIQUE « Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d’investigation philosophique ? » LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Soit le système axiomatique S = {D, T}, constitué d’un ensemble D d’éléments quelconques et d’une loi de composition T ayant certaines propriétés, par exemple d’être associative (axiome 1), d’avoir un élément neutre (axiome 2) et telle que tout élément de D a un inverse pour T (axiome 3). Une interprétation de ce système consiste à fixer le domaine D, en prenant par exemple pour D l’ensemble des nombres relatifs Z = {..., – 4, – 3, – 2, – 1, 0, 1, 2, 3, 4, ...} et à fixer le sens de T, en disant par exemple que T représente l’addition. Or, l’addition sur les nombres entiers a bien les propriétés énoncées par les trois axiomes ci-dessus. Les nombres relatifs et l’addition constituent donc un modèle de S. Pour comprendre que toute interprétation d’un système axiomatique n’en est pas forcément un modèle, il suffit, en gardant D = Z, d’interpréter T par la multiplication : celle-ci vérifie les axiomes 1 et 2 mais non l’axiome 3 (l’inverse d’un entier pour la multiplication n’est pas un entier). Pour voir qu’un système peut avoir plusieurs modèles, il suffit de prendre pour D l’ensemble des rotations du plan et pour T la composition des rotations ; ou bien pour D l’ensemble des racines d’une équation algébrique et pour T la permutation des racines de cette

équation. Dans les deux cas, les trois axiomes sont satisfaits respectivement par les rotations et les permutations. Une notion dérivée de la précédente est celle d’interprétation d’une théorie déductive (qui est un système axiomatique déjà interprété, ainsi l’exemple {Z, +} ci-dessus) dans une autre. Trouver une interprétation d’une théorie T1 dans une théorie T2 équivaut à construire dans T2 un downloadModeText.vue.download 588 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 586 modèle de T1. Par exemple, on sait construire des modèles euclidiens des géométries non euclidiennes. L’élaboration logique de la notion d’interprétation consiste à expliciter et à définir précisément une pratique mathématique déjà ancienne. En effet, bien que cela n’ait été clairement vu que récemment, l’interprétation se trouve au coeur des mathématiques modernes depuis l’usage par Fermât et Descartes de la méthode des coordonnées. Celle-ci consiste à repérer un point dans le plan par le couple des nombres réels associés à son abscisse et à son ordonnée, en sorte que droites et courbes sont traduites en équations algébriques, et que résoudre un problème géométrique revient à résoudre des systèmes d’équations algébriques. C’est la naissance de la « géométrie analytique ». Au XIXe s. est développée de manière systématique l’interprétation des problèmes d’une discipline donnée en termes d’une autre, pour créer de nouvelles disciplines, mixtes de deux anciennes. Voient ainsi le jour la théorie des nombres algébriques (Kummer, Kronecker, Dedekind), la théorie analytique des nombres (travaux de Dirichlet, fonction ζ de Riemann), l’algèbre linéaire ou théorie des espaces vectoriels de dimension n quelconque (Cayley, Grassmann, etc.), etc. La différence épistémologique entre mathématiques classiques et modernes est dans l’appréciation qui est portée sur ce travail de traduction. Simple changement de langage d’un côté, véritable procédé d’innovation de l’autre. Tandis que Descartes avait le sentiment de ne rien faire que « traduire » l’analyse des anciens dans le langage simplifié de l’algèbre, A. Comte voit au contraire une véritable « révolution » dans le rapprochement de deux sciences « conçues jusqu’alors d’une manière isolée ». Et de fait, revers de l’axiomatisation dont elle est inséparable, l’interprétation permet l’unification de théories en apparence très éloignées. En logique, la technique d’interprétation est utilisée pour des preuves relatives de non-contradiction ou d’indécidabilté. Par exemple, la non-contradiction de la géométrie euclidienne se réduit, par la méthode des coordonnées, à la non-contradiction de la théorie des nombres réels. De même, on peut prouver qu’une théorie est indécidable en montrant qu’on peut y construire une interprétation d’une autre théo-

rie, dont on a déjà établi l’indécidabilité. Par exemple, par un théorème de Lagrange, on sait que tout nombre entier positif est égal à une somme de quatre carrés de nombre relatifs. Cela permet d’interpréter la théorie élémentaire des entiers positifs ou nuls, N, dans celle des entiers relatifs, Z. Sachant que N est indécidable (premier théorème de Gödel de 1931, complété par un théorème de Church de 1936), on en conclura que Z est également indécidable. Hourya Sinaceur ✐ Tarski, A., Introduction à la logique, Paris-Louvain, GauthierVillars, chap. VI, 1960. ! CONTRADICTION / NON-CONTRADICTION, GÉOMÉTRIE ANALYTIQUE, INDÉCIDABILITÉ, MODÈLE LOGIQUE Pour un langage, ensemble des données requises pour déterminer la signification ou la référence de toutes les expressions grammaticalement correctes de ce langage. Une interprétation du langage de la logique propositionnelle consiste en l’attribution d’une valeur de vérité à chaque lettre propositionnelle, la valeur de vérité des formules complexes découlant de proche en proche de cette attribution par le biais des tables de vérités caractéristiques des connecteurs ; de même, une interprétation d’un langage de premier ordre consiste dans le choix d’un univers du discours (le domaine de l’interprétation), et dans l’attribution, à chacun des symboles non logiques de ce langage, d’une référence de type approprié dans cet univers de discours. L’examen des langues naturelles, qui se présentent comme un ensemble de signes auxquels est associée une interprétation de référence, ne prépare guère à admettre l’idée d’un découplage entre un langage et les diverses interprétations dont il peut être le support. Cette dernière perspective, qui est au centre de la théorie contemporaine des modèles, n’est apparue qu’à la fin du XIXe s., lorsque les mathématiciens ont entrepris de faire varier systématiquement l’interprétation des termes primitifs du langage de la géométrie. Jacques Dubucs ! MODÈLE ∼ INTERPRÉTATION RADICALE LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT Notion centrale chez le philosophe américain D. Davidson, développée à partir de la théorie de l’indétermination de la traduction de Quine. Quine appelle « traduction radicale » la situation dans laquelle

un traducteur n’a aucune information sur la langue d’une peuplade, et seulement des données comportementales d’assentiment à des phrases. Dans de telles conditions, la traduction est indéterminée. Davidson 1 parle plutôt d’interprétation, en rejetant le béhaviorisme de Quine, et en admettant que l’interprétation radicale porte à la fois sur les croyances, les attitudes propositionnelles, la signification et l’action. Il fait un usage étendu du principe de charité, qui prescrit de maximiser l’accord avec ceux qu’on interprète, et admet que l’interprétation est gouvernée par des normes de rationalité. ▶ Selon Davidson, comprendre un langage, c’est l’interpréter, ce qui n’est pas réductible à une explication scientifique causale par des lois, mais fait intervenir la notion de raison et le rapproche des conceptions herméneutiques. Pascal Engel ✐ 1 Davidson, D., Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993. ! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, CROYANCE, RATIONALITÉ, SIGNIFICATION, TRADUCTION INTERSUBJECTIF ÉPISTÉMOLOGIE Qualifie ce qui se rapporte à la relation entre des sujets, ce qui s’établit dans la relation entre différentes consciences observantes et / ou raisonnantes. L’intersubjectivité a souvent été érigée en moyen de passer de la subjectivité à l’objectivité et, partant, en critère d’acceptation des propositions scientifiques – la confrontation entre une multitude de consciences individuelles étant supposée éliminer tous les caractères idiosyncrasiques contingents propres à chaque subjectivité singulière, et mettre de cette manière à nu le noyau résiduel des propositions que tout être rationnel reconnaît à la réflexion, en l’état des données downloadModeText.vue.download 589 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 587 et des moyens d’investigation disponibles, ne pas pouvoir ne pas retenir (ou dans une version affaiblie : avoir de meilleures raisons d’accepter que de rejeter) 1. L’accord intersubjectif ne peut évidemment prétendre constituer une authentique garantie de l’objectivité, voire de la vérité, des propositions scientifiques, qu’à condition

de procéder lui-même de bonnes raisons 2 : de résulter de contraintes rationnelles produites via un réseau d’arguments mobilisant les procédures discursives et / ou expérimentales disponibles de mise à l’épreuve et discutant la validité, la pertinence et la portée de ces procédures. Supposons en effet que l’accord intersubjectif soit le fruit du hasard ou qu’il s’établisse pour de mauvaises raisons (par exemple sous la pression de convictions religieuses, d’idéologies sociales, d’arguments d’autorité, etc.) 3. Il ne serait alors rien de plus que la convergence contingente et non fondée des opinions d’un groupe d’hommes à un moment donné ; corrélativement, les propositions faisant l’objet du consensus se réduiraient à n’être qu’un ensemble de croyances collectives dépourvues d’authentique justification et n’ayant dans cette mesure de « scientifique » que le nom. ▶ Le problème est qu’il n’est pas si facile de déterminer ce qui peut légitimement prétendre compter pour une bonne ou pour une mauvaise raison et, partant, de convaincre les sceptiques que l’accord intersubjectif des spécialistes, qui dans l’histoire des sciences préside de fait à l’acceptation ou au rejet des théories dites scientifiques, y préside également en droit. D’un point de vue conceptuel, on peut certes choisir de définir la vérité comme ce qui fait l’objet d’un consensus au sein d’une communauté virtuelle de sujets idéaux 4 – en général la communauté des sujets parfaitement rationnels, considérée soit au terme idéal de la recherche (et dans ce cas sujet de la vérité absolue), soit au cours du processus d’investigation (et dans ce cas sujet d’une vérité seulement approximative et provisoire car relative à un état donné des connaissances et des moyens disponibles). Mais ceci ne résout évidemment pas la question de savoir si et jusqu’à quel point telle ou telle communauté réelle se rapproche effectivement du cas idéal. Léna Soler ✐ 1 Voir par exemple les développements de Popper relatifs à l’acceptation des énoncés de base (la Logique de la découverte scientifique, 1934, Payot, 1973). 2 L’accord est conçu comme procédant de bonnes raisons – quoique différentes – chez des auteurs tels que G. Bachelard (le Rationalisme appliqué, 1953, PUF, 1990) ou T. Kuhn (la Structure des révolutions scientifiques, 1962, Flammarion, 1983). 3 Comme le soutiennent par exemple certains sociologues des sciences (voir D. Vinck, Sociologie des sciences, A. Colin, 1995, chap. 3). 4 Peirce, C. S., « How to Make our Ideas Clear », Selected Writings, 1958, P. Wiener éd., 1958. Voir-aussi : Chevalley, C., « On Objectivity as Intersubjective Agreement », Physik, Philosophie und die Einheit des Wissenschaften. Für Ehrard Scheibe, L. Kruger et B. Falkenburg, Mann-

heim, 1994, pp. 332-345. ! CROYANCE, ÉNONCÉ, OBJECTIF, OBJET, RELATIVISME, SUJET, VÉRITÉ INTERSUBJECTIVITÉ TRANSCENDANTALE GÉNÉR., PHÉNOMÉNOLOGIE En phénoménologie, champ de la recherche qui concerne soit l’expérience concrète d’autrui, soit une sphère transcendant la sphère de l’ego propre, et constitutive du rapport de la conscience intentionnelle au monde « objectif » comme de celui entre les sujets en général. Cette notion délimite chez Husserl un champ de la réflexion phénoménologique qui remonte aux années 1905 et qui englobe plusieurs figures différentes, contrairement à l’opinion courante trop marquée par une lecture se restreignant aux Méditations Cartésiennes (1929-1931) 1. Cette lecture réduit l’approche husserlienne de l’intersubjectivité à un solipsisme que Husserl ne parviendrait pas à éviter. En réalité, le problème est en effet bien plus complexe. Les analyses husserliennes établiront d’abord que l’expérience concrète, factuelle, de l’autre (Fremderfahrung) – livrée dans un premier temps grâce aux notions d’« empathie » (Einfühlung) et d’« association d’accouplement » (Paarungsassoziation), c’est-à-dire dans sa dimension sensible, puis à travers celle d’« apprésentation » analogisante et médiate fondée sur la première – nous met en présence d’un autre sujet d’une manière a posteriori et présomptive. Mais par la suite, ce sera l’« intersubjectivité ouverte », dotée d’un caractère a priori et apodictique et à l’oeuvre dans la structure d’horizon, qui déploiera selon Husserl le champ constitutif de tout rapport à l’aller ego et à l’objectivité. Ce problème du rapport de fondation entre ces deux figures est sans cesse reconsidéré dans les analyses husserliennes qui s’étendent sur plusieurs étapes. Husserl cherche ainsi bien plutôt à éviter l’impasse solipsiste d’une constitution basée exclusivement sur la sphère primordiale – c’est-à-dire la sphère de la monade propre qui se donne à la réflexion phénoménologique comme originaire et apodictique et qui fait abstraction de tout ce qui renvoie à l’étrangeté en tant que constituée, ainsi qu’à ce qui est constitutif de cette étrangeté – et ce, grâce à une réduction intersubjective ouvrant à l’intersubjectivité fluente des co-présences originaires (ou encore, d’une manière un peu différente, à ce qu’il appellera dans les années 1930 le « monde de la vie »). Cette approche qui s’interroge plutôt sur ce qui motive le vécu d’un aller ego, part de l’environnement personnel (individuel et communautaire), dans sa « significativité », et conçoit la réduction d’emblée comme réduction à l’intersubjectivité (et non pas d’abord comme une réduction égologique ou primordiale, laquelle accède – son nom l’indique – à la sphère primordiale). Il établira alors que tout ego

possède une structure universelle intersubjective sur la base de laquelle la réduction primordiale ne peut apparaître que comme une abstraction (nécessaire, néanmoins, pour décrire la structure de l’ego et pour rendre compte des opérations constitutives du sujet « solitaire »). Cette structure n’est pas une instance supérieure, susceptible d’être décrite de l’extérieur, mais elle engage le rapport entre moi et autrui, ce qui implique que le moi est structuré de façon intersubjective. Mais la description du statut de la « corporéité propre » – résidu de la réduction primordiale – n’en demeure pas moins un point de départ incontournable pour rendre compte de ce problème qui occupe une place centrale dans les recherches phénoménologiques. Les analyses heideggeriennes de l’intersubjectivité sont caractérisées par une double approche – l’une « transcendantale » (même si Heidegger ne la désigne jamais ainsi), l’autre « quotidienne » 2. C’est par la notion de l’« être-avec » que l’intersubjectivité « transcendantale » s’inscrit selon Heidegger downloadModeText.vue.download 590 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 588 dans la triple structure propre à l’être-au-monde, caractérisé par l’être-auprès des choses (Sein-bei), l’être-par-rapport-à-soi (Zu-sich-Sein) du Dasein et justement l’être-avec autrui (MitSein) qui est la condition de possibilité d’être en rapport avec autrui (et donc également de toute « expérience d’autrui »). Cette structure, qui assure ainsi la co-originarité de ces trois dimensions, est une structure existentiale, c’est-à-dire qu’elle cherche à clarifier le mode d’être spécifique du Dasein dans son rapport au monde. Elle se distingue à la fois de celle qu’est censée étudier (selon Heidegger) l’« anthropologie concrète » – qui consiste à s’interroger sur le rapport entre le « Je » et le « Tu » (Löwith, Buber), sur l’altérité « radicale », etc. – et de l’être-avec « quotidien » dans lequel autrui apparaît d’abord et le plus souvent et que Heidegger décrit dans Être et Temps. Selon cette analyse, tout rapport au monde quotidien (à celui des « ustensiles ») implique en effet la médiation par autrui : les choses qui nous entourent, en dehors des objets « de la nature », sont fabriquées par quelqu’un et pour quelqu’un. Toutefois, cela ne signifie pas qu’autrui soit donné à chaque fois concrètement et effectivement dans cette relation, mais seulement que, structurellement, le Dasein est

toujours déjà « avec » autrui. On constate alors une tension, chez Heidegger, entre une approche qui met en évidence le rôle constitutif de l’être-avec pour l’expérience de soi et du monde du Dasein, et une approche qui semble reléguer le problème de l’intersubjectivité plutôt sur un plan « empirique ». Ces deux approches peuvent néanmoins être conciliées, à condition de comprendre que le Dasein est autant un « projet jeté » – c’est-à-dire irréductiblement un « étant de la facticité » – que soucieux de s’arracher de la « dispersion » quotidienne dans le on, pour s’approprier le sens de son existence dans un « isolement individuant » qui n’appartient qu’à lui. La théorie sartrienne de l’intersubjectivité s’inscrit explicitement dans le refus d’une fondation transcendantale de celle-ci 3. On peut au contraire montrer qu’elle n’arrive pas à se dégager d’une telle dimension transcendantale. La critique radicale de Sartre du transcendantalisme à l’oeuvre dans Sein und Zeit s’appuie d’abord sur le fait que le rapport à autrui n’est pas fondé dans une structure ontologique a priori, mais qu’il met en oeuvre une transcendance radicale ou « absolue ». Cette altérité ne serait point accessible si elle appartenait à ma structure existentiale. Sartre s’emploie ainsi à montrer que l’analyse intentionnelle dévoile la présence d’autrui dans des « consciences » concrètes et factuelles qui n’ont rien d’un « existential » a priori. L’exemple privilégié en est la conscience de la « honte » qui me signale non seulement que je suis en rapport avec autrui que je vois, mais aussi que je suis vu par autrui. Sartre appelle « autrui-objet » l’autre en tant que vu et « autrui-sujet » l’autre en tant que voyant. Autruisujet est à la fois radicalement transcendant par rapport à mon ego et en même temps la source de son objectivation (cf. la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave), tout comme de son caractère « relatif ». Le regard porté sur moi par autrui-sujet ne saurait être expliqué par une transposition à partir d’autrui-objet, mais il me dévoile originairement la présence d’autrui. Cependant, Sartre n’entend pas autrui-sujet comme présence concrète, mais comme cet « être-pour-autrui » – « nécessité de fait » de ma réalité humaine – dont les autres factuels ne sont que des « variations empiriques ». Ne faut-il pas alors voir dans cette structure une retombée dans une forme de transcendantalisme apriorique ? Dans son analyse des conditions de possibilité de l’intersubjectivité, Merleau-Ponty, quant à lui, s’inspire de l’exigence heideggerienne de concevoir le rapport à autrui comme ancré dans la structure ontologique du « sujet », en développant en même temps l’idée que l’on ne peut disso-

cier ce rapport du rapport au monde 4. Cette conception, qui contient une critique implicite de la théorie sartrienne, met en évidence, d’un côté, que l’être-pour-autrui suppose un « êtreau-dehors » du sujet – qui interdit d’appréhender autrui de front dans un rapport conflictuel – et, d’un autre côté, que le sujet est ouvert à un autre parce qu’il s’apparaît à lui-même comme un autre (dans un mouvement de transcendance qui caractérise la temporalité du sujet et qui rend impossible que celui-ci s’appréhende dans une pure transparence vis-à-vis de lui-même). Si autrui m’est « donné », ce n’est pas parce qu’il apparaît comme un autre « point zéro », comme un autre pouvoir constituant en face de moi, mais parce qu’il est, comme moi-même, une existence incarnée, c’est-à-dire qu’il partage avec moi une appartenance charnelle au monde qui est première par rapport au pouvoir constitutif du sujet. MerleauPonty, arraché subitement de son travail intellectuel, n’est pas parvenu à une fondation élaborée de cette idée d’une incarnation du sujet : ses notions de « troisième genre » entre « le pur sujet et l’objet », d’« intercorporéité », de « chair », etc. – censées rendre compte de cette appartenance originaire de la conscience au monde – sont davantage des indices, certes très fructueux, d’une philosophie qu’il reste encore à développer que l’expression d’une pensée achevée. Alexander Schnell ✐ 1 Husserl, E., Méditations Cartésiennes, trad. E. Levinas, et G. Peiffer, A. Colin, Paris, 1931. 2 Heidegger, M., Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963. 3 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943. 4 Merleau-Ponty, M., la Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. Voir-aussi : Depraz, N., Transcendance et incarnation. Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Vrin, Paris, 1995. Heidegger, M., Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Klostermann, Francfort, 1979. Heidegger, M., Die Grundprobleme der Phänomenologie, Klostermann, Francfort, 1975 ; trad. J.-F. Courtine, les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Gallimard, Paris, 1985. Husserl, E., Autour des méditations cartésiennes (1929-1932), « Sur l’intersubjectivité », trad. N. Depraz, P. Vandevelde, revue par M. Richir, J. Millon, Grenoble, 1998 ; Textes sur l’intersubjectivité, vol. I et II, trad. N. Depraz, PUF, Paris, 2001. Merleau-Ponty, M., le Visible et l’Invisible, texte établi par C. Lefort, Gallimard, Paris, 1964. Richir, M., Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, J. Millon, Grenoble, 2000.

Zahavi, D., Husserl und die transzendentale Intersubjektivität, Dordrecht, Boston, Londres, Kluwer, 1996. INTIME Du latin intimus, superlatif de inter, composé de in-, « dans, à l’intérieur », et de -ter, « deux parties opposées », d’où « entre ». En allemand, innig, de in-, « dans » ; intim ; vertraut, de treu, « fidèle », via vertrauen, « avoir confiance ». PSYCHANALYSE Superlatif d’« intérieur », le concept n’est pas élaboré comme tel en psychanalyse. Pourtant, il figure en négadownloadModeText.vue.download 591 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 589 tif : une « interprétation sauvage », un comportement « intrusif » présupposent cette profonde intériorité qu’ils dérangent. La distinction entre mondes extérieur et intérieur procède de la différence entre les stimuli que l’on peut fuir, et ceux que l’on ne peut pas fuir. Mais « au commencement le moi contient tout, plus tard il élimine de soi un monde extérieur. » 1. La prématuration constitue le monde selon la lenteur de la propagation de l’influx nerveux : l’absence de myélinisation amène à rapporter toute excitation à « soi ». Les processus précoces d’introjection du bon et de projection du mauvais créent le « moi-plaisir purifié », lorsque règne le jugement d’attribution, préalable au jugement d’existence 2. L’intimité ainsi que la reconnaissance du monde extérieur et des autres adviennent par des séparations et pertes successives, si elles sont élaborées, en même temps que le narcissisme est entamé et transformé. Corrélative des processus de l’idéal du moi, l’intimité peut être aussi raffinée que ces derniers, et, en ce cas, elle est, comme eux, garante de l’autonomie de la personne. C’est pourquoi les groupes humains autoritaires s’efforcent de détruire l’intimité (surveillance et espionnage continus, confessions, etc.), en même temps qu’ils réduisent l’idéal du moi à un tenant-lieu rudimentaire. ▶ La notion de « sens intime »3 est tombée en désuétude, pour ce qu’elle entraînait d’équivoque avec la conscience, mais ni la philosophie ni la psychanalyse n’ont, depuis, problématisé la notion. Elle est ambiguë (les intimes). Les processus qui l’entretiennent semblent n’être intelligibles qu’à l’aide des théories de la dynamique qualitative et de l’homologie 4. Dans cette stylisation, l’intime est un espace de paramètres internes, accessible seulement dans ses effets. N’est-il pas adéquat que les processus garants de l’autonomie – de la liberté – de chacun excèdent la saisie dans la langue commune ?

Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (1929), G. W. XIV, p. 425, « Le malaise dans la culture », in OEuvres complètes. Psychanalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994, pp. 245-333. 2 Freud, S., Die Verneinung (1925), « La dénégation », in OEuvres complètes. Psychanalyse, XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 165-171. 3 Maine de Biran, De l’aperception immédiate (mémoire de l’Académie de Berlin) (1807), Vrin, Paris, 1949. 4 Porte, M., De la cruauté collective et individuelle, L’Harmattan, Paris, 2002. ! IDÉAL, MASSE, MOI, NARCISSISME INTROSPECTION Calque de l’anglais introspection. PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN. Orientation de l’attention sur ses propres états subjectifs. La psychologie scientifique, ne pouvant complètement exclure l’attitude introspective, et rejetant un procédé d’accès typiquement philosophique à l’esprit (chez Maine de Biran et les spiritualistes), s’est efforcée, dès la fin du XIXe s., de la contrôler objectivement. Binet, en demandant aux sujets de détailler ce qui se passait en eux dans des situations expérimentales précises, a introduit l’« introspection provoquée » ; celle-ci a été érigée en méthode par l’école de Würzbourg (Asch, Bühler), inspirée par la phénoménologie et le gestaltisme, dans sa réaction contre l’associationnisme mécaniciste et l’antimentalisme béhavioriste. ▶ Accède-t-on à un niveau particulier de la réalité mentale par l’introspection, ou cette méthode tend-elle à susciter l’objet même auquel elle prétend accéder ? Le paradoxe de l’introspection est que le sujet se confond avec l’acte de s’observer lui-même, et s’y évanouit, ou s’y modifie sans bruit. Chez Kant, et plus encore Comte, ce raisonnement exclut la psychologie des sciences : les phénomènes du sens intime sont inobjectivables, à cause de l’écoulement temporel qui

les décale dans le passé par rapport au moment du compte rendu. Bergson souligne ainsi que l’introspection provoquée de Binet est autant rétrospection qu’introspection, normalisée, de plus, par le langage. La phénoménologie a souligné la naïveté du concept de temps qu’impliquent ces critiques, ainsi que le réalisme erroné de l’idée du sujet qu’elles véhiculent. Il n’en reste pas moins que l’idée de « percevoir » ce qu’on est soi-même soulève des difficultés de principe : en quel sens emploie-t-on « percevoir », s’il s’agit d’intériorité ? En psychiatrie, l’introspection est souvent sollicitée, et l’on voit mal comment s’en passer ; car ce à quoi accède l’introspection est un problème distinct du fait qu’il existe des attitudes introspectives normales. Même en linguistique, une forme d’introspection est impliquée dans la vérification de la grammaticalité d’une phrase ; il s’agit en tout cas d’un test, quasi expérimental, mais qui n’implique que le locuteur sans aucune médiation dans son rapport aux règles. Pierre-Henri Castel ✐ Lyons, W. E., The Disappearance of Introspection, Bradford, MIT Press, Cambridge (MA). ! COGITO, CONSCIENCE, PERCEPTION, SUBJECTIF, TEMPS INTUITION Du latin intuitio, « regard ». En allemand Anschauung, Schau, Intuition, dont les racines, allemande (schau-) ou latine (intueri), contiennent toutes deux le sens de la vue et de la vision. GÉNÉR. Mode de la connaissance immédiate, par lequel le sujet se met en rapport avec un objet sans médiation du raisonnement. Chez Kant, mode sur lequel le sensible nous est donné comme objet à connaître. Si le concept désigne toujours en philosophie la manière dont le sujet acquiert une connaissance du monde extérieur, c’est l’étendue de ce qui est susceptible d’apparaître à l’intuition qui est objet de discussion. Or, suivant le domaine que l’intuition peut réclamer comme sien, c’est sa nature même qui

varie. Pour Platon, il est possible d’acquérir la connaissance des choses de deux façons : par le moyen des noms, et par le moyen des choses elles-mêmes 1. La première est en fait une connaissance des images des choses : c’est donc la seconde qui est « la plus belle et la plus sûre ». Pourtant, on n’en déduira pas un modèle mystique de la connaissance : l’intuition platonicienne n’est pas un accès immédiat et instantané à l’essence, ni même une pensée sans paroles, mais la vision d’ensemble d’une forme, qui éclaire le cheminement de la pensée discursive comme l’intemporel éclaire ce qui se prodownloadModeText.vue.download 592 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 590 duit dans le temps : c’est ainsi que l’intuition du Bien est l’intellection (ou intelligence intuitive) par excellence 2. C’est le même champ que recouvre l’intuition bergsonienne, mais avec un autre statut : en la définissant comme l’acte de sympathie par lequel on coïncide avec la vie intérieure de ce qui est intuitionné, il en fait une connaissance radicalement opposée à l’intelligence discursive. Si l’intelligence est une faculté technique, vouée à la manipulation de la matière, l’intuition est au sens propre un transport, et la connaissance qu’elle nous donne de la vie spirituelle est intraduisible dans le langage 3. L’intuition des idées, pour Kant, est un mode divin de la connaissance, dont l’homme n’est pas capable : notre condition nous borne à une intuition sensible et passive, qui « n’est rien d’autre que la représentation des phénomènes » 4. Elle n’est donc ni mystique et a-discursive comme chez Bergson, ni méta-discursive comme chez Platon. Elle n’est même pas, comme chez Descartes, l’évidence de la vérité 5, car elle est incapable de penser les concepts : c’est pourquoi elle est aveugle sans les déterminations et les connexions de l’entendement. Il s’agit donc de la manière dont le sensible s’offre à nous comme matériau de connaissance 6, et par là elle décrit aussi les limites du rapport au monde que permet notre condition humaine : nous ne pouvons rien connaître qui ne nous soit donné comme phénomène. L’intuition devient alors, dans la phénoménologie, la façon dont les choses apparaissent à la conscience : non comme

une superficialité dont il faudrait chercher ailleurs la nature, mais comme une existence qui épuise l’essence de l’objet. Les choses se donnent à nous comme phénomènes, et elles ne sont pas autre chose que la totalité de leurs manifestations : mais par là l’intuition n’est plus seulement passive et sensible, elle est l’acte de visée d’un objet qu’opère la conscience, son intention d’accéder à l’épaisseur essentielle que constitue la totalité des phénomènes 7. ▶ Mais cette totalité que l’intuition comprend sans qu’elle soit liée par aucun raisonnement est-elle autre chose qu’une concrétude indifférenciée ? Hegel n’y voit rien d’autre qu’une matière simplement juxtaposée : la seule unification du divers qu’offre l’intuition, c’est celle de l’espace et du temps. Partant, l’intuition opère en deçà de l’intelligence comme ce qui lui présente un contenu, et non-pas au-delà comme ce qui l’éclairé ou la surpasse 8. Sébastien Bauer ✐ 1 Platon, Cratyle, 438 a, b. Trad. L. Robin, 1950, in OEuvres complètes I, NRF, Paris. 2 Ibid., République, VI, 511 d. 3 Bergson, H., La pensée et le mouvant, Introduction (2ème partie) pp. 25 sq., édition 1993, PUF, Paris. 4 Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, § 8. Trad J. Barny, 1980, in OEuvres complètes I, NRF, Paris. 5 Descartes, R., Méditations métaphysiques, V. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Introduction. Trad J. Barny, 1980, in OEuvres complètes I, NRF, Paris. 7 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, spéc. Introduction, III et IV, et IIème partie, introduction. 1945, Gallimard, Paris. 8 Hegel, G., Science de la logique, II, livre III, 1ère section, chap. 1A, trad. P.J. Labarrière, 1976, Aubier-Montaigne, Paris. ! ENTENDEMENT, ESSENCE, MYSTIQUE, PENSÉE, PHÉNOMÈNE PHILOS. CONN., PHÉNOMÉNOLOGIE L’intuition, utilisée indifféremment, chez Kant comme après, dans sa double racine germanique et latine, correspond à cette capacité qu’a le sujet de sentir, d’éprouver di-

rectement la vérité d’un objet ou d’un état psychique sans recourir au régime médiat de la déduction ou de la démonstration. Connaissance immédiate, l’intuition est portée par le paradigme sensible de la vision. Philosophie critique Pour le Kant de la première Critique 1 l’intuition, à titre de vue immédiate d’un objet actuellement présent à l’esprit, est la forme a priori de l’espace et du temps, et se trouve tout à la fois distinguée et corrélée avec les concepts de l’entendement, selon la formule bien connue : « les concepts sans intuition sont vides, les intuitions sans concept sont aveugles » ; dans la troisième Critique 2 en revanche, l’intuition esthétique correspond à un excès du sensible sur le concept, de façon antisymétrique avec le symbole, dont la forme réfléchissante fournit une alternative au concept mais sur un mode non-intuitif. Idéalisme spéculatif Pour Fichte comme pour Schelling 3, l’intuition intellectuelle est le fondement de la vie consciente et doit être dégagée par une analyse réflexive, ce qui fait de la vie de la conscience un pur acte, lequel ne peut être saisi seulement dans l’intuition sensible, ni non plus, à l’autre bout, dans le concept d’objet. Le rejet par Kant de l’intuition intellectuelle porte en réalité sur l’impossible intuition d’un être, la chose en soi ; or, il est question dans les Thatachen de l’intuition, non d’un être, mais d’un acte. Schelling prend largement appui sur la perspective ouverte par Fichte, tout en procédant encore, dans le Système de l’idéalisme transcendantal, à un élargissement de l’usage de l’intuition intellectuelle : le moi est acte pur, et doit être connu par une méthode distincte de la connaissance des objets. L’intuition est une telle méthode, productrice de liberté, car l’objet qu’elle intuitionne n’est pas différent de la connaissance elle-même. Phénoménologie La philosophie de Husserl confère à l’intuition entendue comme donation originaire de l’objet à la conscience une place de premier ordre dans la connaissance, jusqu’à en faire, au paragraphe 24 des Idées directrices...I 4, le principe des principes de la démarche phénoménologique. L’intuition, dont un autre nom est l’évidence apodictique, est tout à la fois l’acte par excellence de connaissance et la donation de la chose elle-même au sujet. Principe tout à la fois transcendantal et ontologique, l’évidence intuitive s’efforce de surmonter le dilemme dans lequel Kant et ses successeurs sont restés pris de façon unilatérale, soit intuition impossible de l’être, soit intuition absolue de l’acte. Mais l’intuition husserlienne, comme celle de ses prédécesseurs, demeure d’ordre essentiellement théorique ou cognitif. Quelle que soit la place qu’on lui confère, limitée au sensible, réflexive ou bien absolue, l’intuition s’inscrit dans une théorie de la connaissance.

Max Scheler 5 va lui conférer un sens principalement affectif, en en faisant la qualité d’un sentiment qui offre une évidence absolue par la seule force émotionnelle de sa présence immédiate au sujet qui la ressent. Ainsi traduitdownloadModeText.vue.download 593 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 591 on par exemple à juste titre Einfühlung chez Scheler par « intuition affective », alors que le même terme est rendu chez Husserl par « empathie » et répond essentiellement à un acte de connaissance d’autrui. Dans le même ordre d’idées, Levinas 6 parle à propos de Husserl d’un « intuitionnisme théorique », à quoi Ricoeur 7 répond par « l’intuitionnisme émotionnel » de Scheler. Natalie Depraz ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Gallimard, Paris, 1986. 3 Tilliette, X., L’intuition intellectuelle de Kant à Hegel, Vrin, Paris, 1995. 4 Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950. 5 Scheler, M., Nature und Wesen der Sympathie, Bern & München, Francke Verlag, 1973. 6 Levinas, E., La théorie de l’intuition, Vrin, Paris, 1932. 7 Ricoeur, P., La philosophie de la volonté I, Le volontaire et l’involontaire, Paris, 1950. ! AFFECT, CONNAISSANCE, ÉVIDENCE, EXPÉRIENCE, VISION INTUITIONNISME PHILOS. CONN., LOGIQUE Théorie opposée au formalisme, selon laquelle on ne peut réduire les mathématiques ou la logique à leurs règles formelles, dans la mesure où leur système de règles n’est pas un pur système de définitions mais comporte des hypothèses. L’intuitionnisme, écrit Brouwer, « d’une part accroît la finesse de la logique, d’autre part ne reconnaît pas dans la logique

une source de vérité » 1. La logique intuitionniste distingue entre des énoncés classiquement équivalents, comme A et ¬¬A : refusant la loi classique de « double négation » qui permet de conclure de ¬¬A à A, l’intuitionniste demande qu’une assertion soit justifiée par une construction spécifique, dont le constat de l’absurdité de la négation de l’énoncé asserté ne peut tenir lieu. Ce désaccord relatif à la correction de certaines lois logiques doit être rapporté à une divergence touchant à l’ontologie des objets mathématiques. Le logicien classique admet le principe du tiers exclu, parce qu’il se représente, par exemple, la collection des entiers naturels comme une totalité achevée, indépendante de l’esprit humain : dans cette perspective, ou bien la collection en question contient un nombre n tel que ɸ (n), ou bien elle n’en contient pas, et ceci de manière objectivement déterminée, indépendamment de notre aptitude à savoir ce qu’il en est effectivement. À l’inverse, il n’y a aucune raison que le tiers exclu s’applique à une collection infinie « en progrès » : à chaque stade de la construction de cette collection, il se peut qu’aucun élément possédant la propriété ɸ n’ait été encore engendré, sans pour autant qu’il puisse être d’ores et déjà exclu qu’un élément de ce genre soit construit à un stade ultérieur. La critique intuitionniste de certaines règles logiques s’accompagne d’une réévaluation de la place de la logique en général, que Brouwer trouve largement usurpée : les seules vérités qui comptent sont celles dont nous faisons l’expérience, et la logique, qui propose des inférences « aveugles » d’une formule à une autre, voudrait justement nous dispenser d’expérimenter et d’éprouver les vérités mathématiques que ces formules représentent de manière plus ou moins adéquate. Le principal disciple de Brouwer, Heyting, a néanmoins assuré à l’intuitionnisme une place de choix en logique, par le biais d’une contribution dont Brouwer lui-même était loin d’approuver le principe. Renonçant en partie à la condamnation de toute entreprise de formalisation, Heyting 2 a proposé un système formel destiné à présenter rigoureusement les principes de la logique intuitionniste, et dont l’idée séminale consiste à définir non pas les conditions de vérité des énoncés, mais leurs conditions d’assertabilité, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles on peut les tenir pour prouvés. Cette sémantique, dite BHK (Brouwer-Heyting-Kolmogoroff), stipule, par exemple, que la preuve d’une disjonction A v B

consiste en la donnée d’une preuve de A ou d’une preuve de B, et que la preuve d’une négation consiste en la donnée d’une construction qui transforme toute preuve putative de la proposition niée en une preuve de l’absurdité. Le principe du tiers-exclu n’y est pas universellement valide, puisqu’il existe des cas où nous ne disposons ni d’une preuve de A ni d’une démonstration du fait que toute preuve de A serait ipso facto une preuve d’une proposition absurde. Plus récemment, Dummett a proposé de fonder l’intuitionnisme sur un principe de « manifestabilité », en vertu duquel « la signification d’un énoncé ne peut pas être – ou contenir comme ingrédient – quelque chose qui ne serait pas manifeste dans l’usage qui est fait de l’énoncé, quelque chose qui réside uniquement dans l’esprit de l’individu qui appréhende sa signification » 3. La signification d’un énoncé ne doit donc pas être définie par référence à des conditions qui pourraient être en principe satisfaites à l’insu de l’individu qui maîtrise cette signification : elle doit être identifiée aux conditions d’assertabilité de l’énoncé, plutôt qu’à ses conditions de vérité. Une telle sémantique « antiréaliste » généralise à l’ensemble du langage la réforme proposée par l’intuitionnisme pour le langage mathématique. Jacques Dubucs ✐ 1 Brouwer, L. E. J., « Conscience, philosophie, et mathématique » (1948), in J. Largeault (éd.), Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Vrin, Paris, 1992, p. 440. 2 Heyting, A., Intuitionism, North-Holland Publications, Amsterdam, 1956, p. 98. 3 Dummett, M., « La base philosophique de la logique intuitionniste » (1973), trad. F. Pataut, in Philosophie de la logique, Minuit, Paris, 1991, p. 81. Voir-aussi : Poincaré, J.-H., La science et l’hypothèse, chap. I et III, éd. 1968, Champs Flammarion, Paris. Dummett, M., Elements of Intuitionism, Oxford University Press, 1977. ! CONSTRUCTIVISME, FORMALISATION PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONTEMP., MORALE Courant de la philosophie morale britannique, soutenant qu’il y a des vérités morales indépendantes de notre esprit (réalisme moral), et que nous les connaissons d’une façon directe.

Les premiers intuitionnistes (les platoniciens de Cambridge R. Cudworth 1 et H. More, au XVIIe s. ; S. Clarke et R. Price, au XVIIIe s.) affirmaient que les vérités morales étaient connues par la raison. Ils rejetaient le volontarisme, l’idée qu’une chose est bonne, parce qu’elle est voulue (par Dieu, pour Calvin ; ou par les hommes, pour Hobbes) et le subjectivisme des théoriciens du sens moral : Hutcheson et Hume. Mais les downloadModeText.vue.download 594 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 592 objections de ce dernier à l’idée d’une raison pratique ont mené les intuitionnistes ultérieurs (Th. Reid 2, G. E. Moore 3, W. D. Ross 4 et H. Prichard) à postuler une faculté morale distincte. Moore explicita et soutint les thèses métaéthiques de l’intuitionnisme : 1) les propriétés morales, quoique attribuées en fonction des propriétés naturelles, ne sont pas réductibles aux propriétés naturelles ; 2) les propriétés morales appartiennent réellement aux choses, elles ne sont pas projetées ; 3) certaines vérités morales sont connues de nous sans inférence ni affection. L’intuitionnisme s’intègre mal à l’image scientifique du monde : que peuvent être des faits non naturels, et l’intuition qui nous les découvre ? Le défaut de consensus en éthique, par rapport aux mathématiques par exemple, plaide en sa défaveur. Ses partisans actuels reprochent toutefois aux positions alternatives soit de mener au scepticisme (émotivisme), soit d’être obligés d’accepter l’intuitionnisme (naturalisme et kantisme). Julien Dutant ✐ 1 Cudworth, R., A Treatise on the immuable and eternal morality, 1731, trad. fr. « Traité de morale », PUF, Paris, 1995. 2 Reid, Th., Essays on the active powers of the human mind, 1788, trad. fr. « Essai sur les facultés actives de l’homme », in OEuvres complètes, Sautelet, Paris, 1829. 3 Moore, G. E., Principia ethica (1903), Cambridge, Univ. Press, chap. 5 & 6, trad. fr., 1998, Paris, PUF. 4 Ross, D. W., The Right and the Good (1930), Univ. Press, Ox-

ford. ! RÉALISME, SENS, SUBJECTIVISME INVARIANCE MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Propriété consistant à rester inchangé sous une opération donnée. Indépendance vis-à vis du système de coordonnées. Caractéristique des formes qui restent indifférentes aux transformations faisant partie d’un ensemble doté de la structure de groupe (ces formes sont appelées les invariants du groupe de symétrie correspondant). Des clauses d’invariance sont à la base de toutes les théories physiques. Elles permettent de remonter à des quantités conservées. On peut ainsi montrer que : imposer l’invariance des lois d’évolution vis-à-vis d’une translation globale dans le temps implique la conservation de l’énergie ; imposer l’invariance des lois vis-à-vis d’une translation globale dans l’espace implique la conservation de la quantité de mouvement ; et imposer l’invariance des lois vis-à-vis d’une rotation globale dans l’espace implique la conservation du moment cinétique. D’autres clauses d’invariance, valant localement, ou dans un espace abstrait, ont permis de dériver des règles de conservation pour de nouvelles variables n’ayant aucun équivalent classique, comme l’« isospin » ou l’« étrangeté ». Le lien qui unit invariance et règles de conservation a été établi par le théorème de E. Noether (1918). La procédure utilisée pour démontrer ce théorème consiste à imposer des symétries au lagrangien dont l’intégrale dans l’espace représente l’action, sachant que les lois d’évolution pourront en être déduites par le biais d’un principe de moindre action. Certaines clauses d’invariance surajoutées conduisent par ailleurs à formuler des lois plus riches et plus exhaustives. Imposer l’invariance de la forme des lois de la mécanique quantique par la transformation de Poincaré-Lorentz de la théorie de la relativité restreinte a, par exemple, conduit à la théorie quantique relativiste de P. A. M. Dirac, puis aux théories quantiques des champs.

L’imposition de clauses d’invariance est en résumé une source majeure dans l’élaboration des lois physiques, et une méthode efficace sur la voie de leur unification. ▶ La physique a hérité de la philosophie de Parménide, via l’intermédiaire modérateur de Platon et d’Aristote, une tendance à considérer l’immutabilité d’une forme vis-à-vis de tout changement de point de vue personnel, spatial ou temporel, comme la marque même d’une réalité transcendante. La recherche des invariants a été à partir de là confondue avec une quête de représentation du réel tel qu’il est, indépendamment de la connaissance qu’on peut en avoir. Ce passage automatique de l’invariant à une réalité indépendante relève pourtant d’une faute de logique élémentaire : l’extraction d’invariants vis-à-vis des présentations expérimentales est bien une condition nécessaire de l’accès à une hypothétique réalité indépendante pré structurée, mais elle n’en constitue pas une condition suffisante. Il se peut que l’invariance révèle non pas la structure d’une réalité extérieure pré déterminée, mais seulement la forme d’un mode stable de relation cognitive. C’est ce genre de faute qu’a voulu éviter Kant en établissant une distinction de principe entre l’objet et la chose en soi. L’objet se trouve chez lui constitué par des clauses d’invariance des relations entre phénomènes, comme le principe de permanence de la substance ou le principe de succession suivant une règle ; et la chose en soi opère comme énigmatique « fondement », ou comme focus imaginarius de la recherche. L’épistémologie contemporaine ne devrait pas oublier cette prescription de bon sens, dont le pouvoir thérapeutique face aux fréquentes illusions des chercheurs vaut indépendamment de certains aspects fixistes de la philosophie de Kant battus en brèche par les révolutions scientifiques du XXe siècle. Il lui suffirait pour cela d’éviter de se laisser fasciner par les invariants qui apparaissent

à l’issue d’un processus de recherche, et de se concentrer sur les opérations mêmes sous lesquelles une invariance est obtenue. Michel Bitbol ✐ Goldstein, H., Classical Mechanics, Addison-Wesley, 1980. Van Fraassen, B., Lois et symétries, Vrin, Paris, 1995. ! OBJECTIVATION, PARTICULE, RELATIVITÉ, SYMÉTRIE INVENTION Du latin invenire, pour « trouver ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Synonyme de création ou de découverte, notion dont la rigueur est problématique, et qui désigne une synthèse d’éléments préexistants, présentant un caractère de noudownloadModeText.vue.download 595 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 593 veauté tel qu’elle ne pouvait être déduite d’évidence des éléments qu’elle recompose. La notion d’invention peut revêtir une ambivalence d’interprétation. Positivement, l’invention signifie l’action de découvrir ou une découverte. Négativement, l’invention signifie l’action de feindre ou de contrefaire ou bien le résultat de cette action, c’est-à-dire l’artifice ou le mensonge (« c’est une pure invention »). Si l’on rapporte la notion d’invention à l’objet inventé, trois termes classés hiérarchiquement le désignent : la trouvaille (version affaiblie de l’invention), l’invention et la découverte (versions valorisées de l’invention). Cette hiérarchie est marquée dans le fait que la trouvaille est empreinte de contingence, elle est d’ordre littéraire ou esthétique, alors que l’invention relève plutôt de la technique et, enfin, que la découverte ressortit davantage de la science (on parle d’une trouvaille littéraire, d’un brevet d’invention, d’une découverte scientifique). Si l’on rapporte l’invention au sujet inventeur, l’action d’inventer peut être régie pour le meilleur ou pour le pire : pour le pire, quand l’action d’inventer est marquée par une intention de nuire (fausse pièce à charge dans un procès, par exemple) ; pour le meilleur, quand l’action d’inventer relève d’un art d’inventer (ars inveniendi) mis au service des connaissances et de tous les hommes. Pour Descartes 1, Leibniz 2 ou d’Alembert et Diderot 3, l’exigence de construire un art d’inventer, une méthode d’analyse ou un ordre d’invention répond au souci de lever le voile entre les résultats des inventeurs (qui se

plaisent parfois à cacher leur méthode) et les hommes. En ce sens, l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot exprime bien le rapport de la philosophie à l’invention : la philosophie entend toujours tirer les leçons méthodologiques des inventeurs (scientifiques, artisans, artistes, techniciens) dans une visée d’unification et de diffusion du savoir, et ce n’est qu’à ce titre qu’elle est habilitée à discuter du fondement des normes acceptées par les hommes dans la conduite de leur vie. Véronique Le Ru ✐ 1 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, trad. J. Brunschwig, in OEuvres philosophiques (t. 1), établies par Alquié, Garnier, Paris, 1963-1973. 2 Leibniz, G. W., Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, Berlin, éd. Gerhardt, 7 vol., 1875-1890. 3 « Découverte » et « Éléments des sciences » de d’Alembert, « Encyclopédie » de Diderot et « Invention » de Jaucourt, in Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers (t. IV, 1754 ; t. V, 1755 ; t. VIII, 1765), éditée par d’Alembert et Diderot, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., 1751-1780. ! ANALYSE, DÉCOUVERTE, MÉTHODE IPSÉITÉ Du latin ipse, « soi-même ». GÉNÉR. Dans l’existentialisme, caractère de l’homme comme sujet de son existence. La conscience se tient chez Sartre dans une distance à soi qui marque l’impossibilité de sa coïncidence à elle-même (c’est-à-dire l’impossibilité pour le pour-soi de se poser comme en-soi). Par la médiation du monde et de ses possibles, la conscience projette pourtant cette coïncidence avec soi comme possible : c’est cette découverte de la transcendance de l’ego au sein de l’immanence de la conscience, qui est sa liberté et sa responsabilité radicale, que Sartre nomme le « circuit de l’ipséité » 1. Sébastien Bauer ✐ 1 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, IIe partie, chap. 1, points 1 à 5 (notamment 5, « le Moi et le circuit de l’ipséité »), Paris, 1943, Gallimard, TEL, 1976. ! DASEIN, ÊTRE IRONIE Du grec eirôneia, « interrogation de celui qui feint d’ignorer ».

GÉNÉR. 1. Mode éristique et méthode de questionnement philosophique par laquelle on pousse l’adversaire à l’absurde. – 2. Regard critique jeté sur le monde, dans le romantisme allemand. L’ironie a un inventeur, Socrate, et une fonction apparente, la réfutation, qui en trace l’ambiguïté : elle semble être l’arme rhétorique de celui qui refuse la rhétorique. Face à l’assurance du discours de son interlocuteur, appuyée sur une puissante construction ou sur l’assentiment de l’opinion commune, Socrate réclame de pouvoir « examiner » la thèse de son adversaire, c’est-à-dire de l’amener à affirmer ou à nier selon un ordre de questions que Socrate lui-même décide, et qui partent toujours de l’affirmation d’ignorance 1. Mais, contrairement à l’interprétation courante selon laquelle Socrate sait parfaitement ce qu’il feint d’ignorer, et qui a donné lieu au sens moderne de l’ironie (« dire le contraire de ce que l’on pense »), en réalité l’ironie mobilise une véritable suspension de l’opinion. Le temps durant lequel Socrate affirme qu’il ne sait pas de quoi parle son adversaire voit se développer toutes les conséquences et les contradictions d’un discours en apparence solide : et si l’ironie aboutit à réfuter l’adversaire, c’est secondairement, car elle vise en fait à examiner le propos de Socrate lui-même, avec toute la minutie possible, afin qu’il ne s’imagine pas savoir quelque chose qu’en réalité il ne sait pas 2. Mais par là, l’ironie socratique se montre un travail authentiquement philosophique. Elle ne vise pas à disqualifier un discours particulier, mais, contre Protagoras, à rendre faible tout discours fort : elle prend le contre-pied de la rhétorique en forçant tout discours à s’exposer. Elle renverse les savoirs constitués, qui ne sont au mieux que des opinions droites : par là, elle est « une dimension interne au savoir, non une tabula rasa préalable » 3. L’ironie est un exercice de non-savoir qui n’aboutit pas au scepticisme, mais à la libération de l’esprit. ▶ C’est dans cette idée de libération que l’on peut trouver une continuité entre l’ironie socratique et sa version romantique, dans laquelle l’ironie est la marque du génie, qui peut refuser de prendre au sérieux le monde qui l’entoure, parce que le divin qui l’habite le libère des conventions. Kierkegaard, pour sa part, retient du concept l’instabilité et la tension, pour poser une ironie existentielle, comme réponse de l’homme à une position intenable entre la fuite incessante de la jouissance et l’abstraction de l’exigence d’un fondement stable 4. Sébastien Bauer ✐ 1 Platon, Gorgias, 471d, in OEuvres complètes I, trad. L. Robin, 1950, NRF-Gallimard, Paris.

2 Ibid., Charmide, 166c. downloadModeText.vue.download 596 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 594 3 Dixsaut, M., Le naturel philosophe, essai sur les dialogues platoniciens. 1985, Vrin Belles Lettres, Paris. 4 Kierkegaard, S., L’ironie. ! RÉFUTATION, SOPHISTIQUE IRRÉVERSIBILITÉ PHYSIQUE Impossibilité d’inversion spontanée de la séquence des états dans une transformation. Caractère d’un processus thermodynamique accompagné de production d’entropie. Le « paradoxe de l’irréversibilité » naît d’un conflit apparent entre la symétrie de la plupart des lois physiques régissant les processus microscopiques, et la dissymétrie des évolutions constatées au niveau macroscopique. Le constat d’irréversibilité des transformations macroscopiques a trouvé sa place en physique sous la forme d’un postulat introduit par R. Clausius (1850, 1865) après S. Carnot (1824). Il s’agit du second principe de la thermodynamique, ou principe de la croissance de l’entropie. Mais l’accord de ce postulat avec la réversibilité des lois de la mécanique, censées régir les constituants microscopiques des corps, était loin d’aller de soi. L. Boltzmann crut avoir résolu le problème, en 1866 et en 1872, par son « théorème H », qui établissait la stricte irréversibilité de l’évolution d’un gaz à partir des lois de la mécanique. L. Loschmidt (1876) objecta cependant à Boltzmann qu’il suffisait de changer par la pensée le signe des vitesses de toutes molécules d’un gaz pour faire correspondre à chaque évolution d’un gaz son inverse exact. Boltzmann dut alors atténuer la portée de son théorème H. À partir de 1877, il se contenta d’affirmer que le théorème H montrait la grande improbabilité, plutôt que l’impossibilité, d’une réversion de la séquence des états macroscopiques d’un gaz. Qui plus est, cette improbabilité ne résultait pas des seules lois de la mécanique. Il fallait, pour la démontrer, utiliser des hypothèses complémentaires : celle du « chaos moléculaire », d’une part ; et celle de l’écart des conditions initiales vis-à-vis des états d’équilibre, d’autre part. Durant le dernier quart du XXe s., I. Prigogine a substitué aux hypothèses quelque peu artificielles de Boltzmann (puis de J. W. Gibbs) des considérations sur le caractère exponentiellement divergent (« chao-

tique », au sens contemporain du terme) des processus impliquant de grands nombres de molécules. Quant à l’écart des conditions initiales par rapport aux états les plus probables, plusieurs travaux se sont attachés à en identifier la « source ultime » dans le passé cosmologique. ▶ L’une des principales difficultés conceptuelles vient ici d’un manque de distinction claire entre l’irréversibilité et l’asymétrie du temps. Rien n’empêche, en principe, de formuler des énoncés d’irréversibilité sans aucune référence explicite au sens du temps. Il suffit, pour cela (comme l’ont montré E. Schrödinger, en 1950, et H. Reichenbach, en 1956), de montrer que le produit des variations d’entropie de deux sous-systèmes couplés est positif, autrement dit que l’entropie des divers sous-systèmes constituant l’Univers varie conjointement. Une telle famille d’énoncés a l’intérêt d’inciter à bien poser le problème de l’irréversibilité. Ce problème ne devrait plus porter sur la nature du lien qu’est censé entretenir un temps abstrait réifié avec chaque processus physique considéré isolément, mais sur la manière dont le couplage mutuel entre divers systèmes leur impose une direction commune unique d’évolution. Le sens des temps croissants peut ensuite être conventionnellement choisi par référence à l’irréversibilité des processus macroscopiques couplés qui s’y déroulent. Michel Bitbol ✐ Davies, P. C. W., The Physics of Time Asymetry, 1974. Landsberg, P. T., The Enigma of Time, Adam Hilger, 1982. Prigogine, L., Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, Dunod, 1968. Reichenbach, H., The Direction of Time, University of California Press, 1956. ! ENTROPIE, THERMODYNAMIQUE IRRITABILITÉ Du latin irritabilitas, dérivé de rito, « exciter ». BIOLOGIE Propriété d’un organisme vivant ou d’une de ses parties de réagir à l’action d’une stimulation, interne ou externe. Dans le cas d’un état pathologique, sensibilité plus grande d’un organe à l’excitation. Le concept a eu du succès auprès des vitalistes, car il expliquait des mécanismes physiologiques comme la nutrition, et auprès des sensualistes, tels que Locke (1632-1704), Condillac (1714-1780), etc., en ce qu’il dessinait le mécanisme des sensations.

Glisson (1596-1677) fait de la force particulière, dont sont doués les organes des vivants, l’« irritabilité musculaire » (1654). Au XVIIIe s., Haller (1708-1777), constatant que certaines « parties irritables » (les muscles) deviennent plus courtes au contact de corps étrangers, fera le succès de la doctrine. L’animiste Stahl (1660-1734) en fait une « force tonique » qui est cause des mouvements dans le corps, telle que la circulation (1798). Chez les vitalistes, Barthez (1734-1806) en fait un « principe vital » et Bichat (1771-1802) y regroupe la « sensibilité et la contractilité », apanage des tissus doués de propriétés animales et degrés de l’activité cérébrale. Cette vision sera discutée par les mécanistes Cabanis, Broussais, Lamarck, etc., (fin du XVIIIe s. - début du XIXe s.), qui récusent le rôle de l’irritabilité dans la sensation, ne produisant jamais de conscience de ces actions. Cédric Crémière ✐ Canguilhem, G., la Formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe s., seconde édition revue et augmentée, Paris, 1977. Duscheneau, F., « Théorie et pratique expérimentale dans la physiologie d’Albrecht von Haller », in Theoria cum praxi, Akten des III. int. Leibniz-Kongresses, Hannover 1977, vol. 4, Wiesbaden, 1982 (Studia Leibniziana, Suppl. 22). Haller, A. (von), Dissertation sur les parties irritables et sensibles des animaux ; trad. du latin par M. Tissot. À Lausanne, chez M.-M. Bousquet et Comp., 1755 ! MÉCANISME, VITALISME downloadModeText.vue.download 597 sur 1137

JK JE ! EGO, MOI JEU Du latin Jocus, « plaisanterie ». ANTHROPOLOGIE Terme dont la définition philosophique est elle-même l’objet de débats. Selon Huizinga, désigne « une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement

consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’“être autrement” que la “vie courante” » 1. Jusqu’à l’âge classique, le jeu n’est pas réellement considéré comme une activité digne de l’attention du sage. La découverte de l’intérêt des problèmes mathématiques liés au jeu à la fin du XVIe s., la place du jeu dans la société et les interrogations nouvelles sur l’éducation de l’enfant, particulièrement au XVIIIe s., font du jeu un thème important de l’anthropologie philosophique. Ainsi Pascal, après avoir considéré les problèmes mathématiques posés par les jeux de hasard et contribué à la naissance du calcul des probabilités, fait du jeu un révélateur moral et un modèle pour analyser la condition humaine 2. Leibniz souhaite un « ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux (...) l’esprit humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières les plus sérieuses » 3. Mais c’est Schiller qui, à partir d’une lecture de la Critique de la faculté de juger de Kant, présente la tendance au jeu (Spieltrieb) comme caractéristique propre de l’humain : « L’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. 4 » Dans la deuxième moitié du XXe s., les travaux sur le jeu semblent animés par deux objectifs quelque peu contradictoires : produire une définition du jeu et faire du jeu un modèle pour penser l’ensemble des activités humaines. R. Caillois 5 ou J. Henriot 6 critiquent ainsi la définition de Huizinga en soulignant qu’aucun des critères qu’elle retient n’est spécifique du jeu, ce qui n’a rien d’étonnant dans la mesure où Huizinga s’était donné pour tâche de comprendre toute la culture sous l’angle du jeu. Mais les mêmes critiques peuvent être faites pour les mêmes raisons à Caillois et Henriot. Il est cependant possible, si l’on renonce au projet préalable de constituer le jeu en paradigme, de le définir dans sa spécificité. Car, à l’inverse des autres activités humaines où les règles organisent la coexistence de libertés et la conduite d’activités qui les précédent (le code de la route est fait pour les conducteurs), dans le jeu ce sont les règles qui produisent les libertés des joueurs et leur activité même (les règles des

échecs permettent l’existence même de joueurs d’échecs). Le jeu peut être défini dans sa spécificité comme « invention d’une liberté dans et par une légalité » 7. Colas Duflo ✐ 1 Huizinga, J., Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. C. Seresia, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1988, p. 16. 2 Pascal, B., Traité du triangle arithmétique, Pensées. 3 Leibniz, G., W., Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre IV, chap. 16, Flammarion, Paris, p. 368. 4 Schiller, H., Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1992, p. 221. 5 Caillois, R., les Jeux et les hommes, Gallimard, Paris, 1958. 6 Henriot, J., Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Corti, Paris, 1989. 7 Duflo, C., Jouer et philosopher, PUF, Paris, 1997, p. 56. downloadModeText.vue.download 598 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 596 Voir-aussi : Duflo, C., le Jeu. De Pascal à Schiller, PUF, Paris, 1997. ! IMAGINAIRE, LIBERTÉ, RÈGLE, TRAVAIL ∼ THÉORIE DES JEUX MATHÉMATIQUES, MORALE, POLITIQUE Étude des situations de coopération et de conflit entre des agents capables d’effectuer, isolément ou en commun, une sélection entre plusieurs stratégies possibles. Un « jeu » (au sens de la théorie des jeux) est la donnée (1) d’un ensemble d’individus, (2) d’un ensemble d’états du monde possibles, (3) d’un système de préférences (ou d’une échelle d’utilité) pour chacun de ces individus, (4) d’un ensemble de stratégies possibles pour chacun et (5) d’une « fonction de résultat » associant à chaque configuration de stratégies choisies un certain état du monde. La théorie des jeux étudie principalement deux types de questions : quelle est la conduite rationnelle à tenir dans une interaction ? Comment les agents qui participent à une interaction vont-ils se comporter 1 ? La théorie des jeux s’est développée en étroite relation avec

l’interrogation philosophique sur la nature de la conduite rationnelle, notamment dans des situations de conflit ou de recherche d’accord. Commune à la politique et à l’économie, cette quête de la rationalité a permis de caractériser rigoureusement un certain nombre de difficultés propres à l’interaction sociale, parfois décelées bien avant la constitution de la théorie des jeux proprement dite (on se souvient de l’exemple de la chasse étudié par Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui décrit une situation typique d’un mélange de coopération – en vue de la capture du cerf – et d’incitation à ne pas coopérer – pour capturer individuellement le lièvre qui passe). On peut considérer que l’étude du duopole chez Cournot (Recherches mathématiques sur la théorie des richesses, 1838) constituait une contribution mathématique à la théorie des jeux. Elle illustrait la recherche d’équilibre caractéristique de la théorie des jeux : à l’équilibre, les stratégies des uns et des autres sont agencées d’une manière compréhensible. L’équilibre de Cournot-Nash est celui dans lequel la stratégie de chacun est la meilleure compte tenu de celle des autres (dans un cadre « non coopératif », c’est-à-dire en l’absence de toute espèce d’entente ou de concertation entre les joueurs). Mais d’autres concepts d’équilibre devaient être élaborés. La théorie des jeux s’est constituée en un ensemble systématique autour des résultats généraux établis au XXe s., notamment sous l’impulsion de Borel et de J. von Neumann 2. On peut citer en particulier le fameux « théorème du minimax », dû à von Neumann, montrant, pour une classe (étendue) de duels, l’existence d’une configuration de stratégies prudentes (i.e. les meilleures dans l’éventualité la pire) et optimales pour chacun des deux joueurs et le théorème de Nash établissant l’existence d’un équilibre non coopératif pour une classe (étendue) de jeux 3. Dès 1944, la Théorie des jeux de von Neumann et O. Morgenstern offrait, dans un cadre analytique unifié, une synthèse de ses premières conquêtes 4. Elle constitue aujourd’hui tout à la fois une branche des mathématiques appliquées et un domaine de recherches ouvert à l’économie, à l’éthique et à la politique. ▶ Les relations entre philosophie et théorie des jeux sont donc anciennes et profondes. Aujourd’hui plus que jamais, les grandes divisions (jeux coopératifs ou non, information complète ou incomplète) et les concepts cardinaux (état du monde, stratégie, anticipation, utilité, etc.) de la théorie des jeux donnent lieu à des débats épistémologiques importants, qui appellent une réflexion philosophique sur l’action, la croyance et leur représentation dans les systèmes symboliques. De plus, la théorie des jeux est devenue un outil précieux pour la philosophie morale et politique. Offrant les modèles les plus élaborés et les plus fins de l’interaction humaine, elle est pour cette discipline à la fois un moyen

de tester quelques intuitions anciennes et une base pour la découverte de nouveaux critères d’évaluation éthique et de leurs propriétés. Elle permet notamment de poursuivre de manière rigoureuse l’examen, entrepris depuis longtemps, des conditions de la rationalité individuelle dans une situation de contrat social 5. La théorie des jeux est appliquée à un très grand nombre de problèmes moraux et politiques, parmi lesquels ceux que posent la division des pouvoirs, la formation et la modification des alliances, la négociation et la dissuasion, la menace, les promesses et le secret. Emmanuel Picavet ✐ 1 Moulin, H., Théorie des jeux pour l’économie et la politique, Paris, Hermann, 1981. 2 Saint-Sernin, B., Les mathématiques de la décision. Paris, PUF, 1973. Séris, J.F., La théorie des jeux, Paris, PUF, 1974. 3 Nash, J. F., « Non-cooperative Games », Annals of Mathematics, 54, 1951, pp. 286-95. 4 Von Neumann, J., et Morgenstern, O., Theory of Games and Economic Behavior, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1944, 1947 et 1953. Von Neumann, J., Collected Works, 6 vol., Oxford, 1961-1963. 5 Hampton, J., Hobbes and the Social Contract Tradition, New York, Cambridge University Press, 1986. Kavka, G., Hobbesian Moral and Political Theory, Princeton University Press, 1986. Binmore, K., Game Theory and the Social Contract, vol. I et II, Cambridge (MA), MIT Press, 1994. ! DÉCISION (THÉORIE DE LA), DILEMME DU PRISONNIER, PRÉFÉRENCE (AU SENS DE LA LOGIQUE DE LA DÉCISION), RATIONALITÉ, UTILITÉ (AU SENS DE LA THÉORIE ÉCONOMIQUE DE L’UTILITÉ) ∼ JEU DE LANGAGE LINGUISTIQUE Analogie entre la pratique linguistique et un jeu dont les règles sont constitutives, comme les échecs, visant à montrer que la signification des mots est inséparable de

pratiques linguistiques. Il convient de remarquer la relation étroite entre la notion de jeu de langage, la problématique de l’apprentissage linguistique et l’idée que le langage constitue moins un objet qu’une multiplicité d’activités qui entretiennent entre elles une ressemblance de famille : donner des ordres, décrire un objet, mais aussi mentir, raconter des histoires, confesser une faute, etc. La fortune de l’expression jeu de langage dans la philosophie contemporaine est très grande. Certains parlent maintenant du « jeu de langage de la science » ou du « jeu de langage de la religion », afin de montrer combien science ou religion sont dans une certaine mesure constituées par des pratiques linguistiques. En quelque sorte, elles en seraient des produits. downloadModeText.vue.download 599 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 597 Il n’est pas certain que Wittgenstein s’accorde avec une interprétation aussi large de sa propre notion. Roger Pouivet ✐ Bouveresse, J., le Mythe de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976, chap. 5. Wittgenstein, L., Philosophiche Untersuchungen, trad. Investigations philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, § 23, § 65. ! CONTEXTE, LANGAGE PRIVÉ JOUISSANCE Du latin gaudium, « contentement », « aise », « plaisir ». En allemand, Genuss, au sens du « plaisir », et Besitz, au sens de la « possession juridique ». Lacan a traduit Befriedigung, « satisfaction », par « jouissance ». PSYCHANALYSE Satisfaction idéalement pleine et entière qui transcende les plaisirs partiels que produit la relation à l’objet. Cet « au-delà » du plaisir permet de comprendre que la jouissance, ordonnée par le principe de plaisir, rejoint les buts de la pulsion de mort, ce qui en constitue le paradoxe.

La distinction lacanienne entre plaisir et jouissance progresse par oppositions dialectiques. D’abord le plaisir génital, conditionné par la maturation anatomo-physiologique de la puberté, s’oppose à la jouissance phallique, conditionnée par l’imposition précoce et préoedipienne du signifiant phallique, c’est-à-dire la castration. Puis la jouissance phallique se distingue de ce qui serait une jouissance de l’autre, à laquelle la castration et l’imposition du nom-du-père obligeraient le sujet à renoncer, comme à la jouissance de la symbiose mère-enfant. Enfin l’idée d’une jouissance de l’autre se déplace vers celle d’une jouissance autre, celle, supplémentaire, qui serait le privilège de l’autre sexe, comme le sut Tirésias. La topologie borroméenne conduit Lacan à spécifier ces deux jouissances, selon leur façon d’attraper l’« objet a » : la jouissance phallique, par le symbolique et le réel ; la jouissance autre, par l’imaginaire et le réel. Reste une troisième jouissance possible, à l’intersection du symbolique et de l’imaginaire, où Lacan place le sens. ▶ Quittant le terrain biologique pour celui du signifiant, la théorie de la jouissance dissociée du plaisir permet de saisir la révolution que la pulsion de mort produit dans la théorie freudienne de la sexualité. Elle soulève quelques questions. D’une part, ce raisonnement conduit à assimiler la jouissance et la mort, car la jouissance accessible par l’humain est limitée par la castration même, qui la constitue comme idéal impossible ; la dérive religieuse est possible, Lacan situe d’ailleurs l’expérience mystique comme paradigme de la jouissance. D’autre part, le statut de l’autre, « pur sujet de la théorie des jeux » ou lieu du « trésor des signifiants », change de registre, quittant la nécessité symbolique qui le fonde, pour redevenir une figure plus imaginaire que réelle. Jean-Jacques Rassial ✐ Lacan, J., Séminaire XX (1972-1973), in Encore, Seuil, Paris, 1975. Braunstein, N., la Jouissance, un concept lacanien, Point horsligne, Paris, 1992. ! ÉROS ET THANATOS, PHALLUS, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION, SIGNIFIANT, SIGNIFIÉ

JUGEMENT Du latin judicium, « sentence », « jugement », de judicare, « juger », littéralement jus-dicere « dire la formule qui a valeur de règle ». Juger, c’est effectuer l’acte difficile de placer le particulier sous l’universel, le donné sous la catégorie correspondante, en l’absence de règles prescrites. La théorie du jugement, qu’elle relève de la logique, de l’esthétique ou de toute autre activité de l’esprit, passe nécessairement par une forme d’éducation, même si conformément à la tradition kantienne d’un jugement de goût sans relation aux contenus de savoirs déterminés (concepts ou règles), nous savons bien que la faculté de juger relève aussi de la sensibilité – et qu’elle peut verser pour cela dans l’erreur. GÉNÉR., PHILOS. CONN. 1. Faculté de discerner le vrai du faux et le juste de l’injuste. – 2. Opération par laquelle un cas est rapporté à une règle, ou un sujet à un prédicat. Le jugement désigne originellement l’opération du juge, c’està-dire la mise en rapport d’un cas à une règle de telle sorte que le cas soit « réglé ». En ce sens le jugement se présente d’abord comme une faculté de discrimination (« la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux » est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison » 1) qui constitue la qualité de l’entendement par excellence en tant qu’elle se prononce non seulement sur la réalité des choses, mais aussi sur leur valeur 2. L’oeuvre du jugement est double : il s’agit d’une part de séparer le vrai du faux ou le juste de l’injuste, et il s’agit d’autre part, pour cela, de rapporter correctement ce qu’il y a à juger (un cas ou une proposition) à la catégorie ou à la règle qui permet de le juger. Le jugement conjoint ainsi la mise en rapport de deux éléments et l’assertion qui affirme (ou nie) la validité de ce rapport. D’une part, la théorie du jugement s’intéresse aux formes et aux conditions de la « mise en rapport » : dans ce cadre, juger du vrai ou juger du juste sont deux opérations réductibles à l’articulation de deux éléments, le sujet et le prédicat, par une copule qui les associe ou les dissocie 3. Le jugement se présente alors comme un énoncé ou une proposition qui est avant tout susceptible de vérité ou de fausseté par rapport à l’ordre interne de ses éléments : il s’agit alors, et c’est la tâche propre de la logique, de déterminer l’intelligibilité du jugement comme non-contradiction formelle de la proposition qui l’exprime. D’autre part, le jugement ne se conçoit pas seulement comme une mise en rapport : il comporte également une assertion par laquelle le contenu de la proposition judicative est donné pour vrai. Le jugement se présente alors comme l’acte par lequel la pensée se rend justiciable du vrai et du faux (raison pour laquelle il n’y a pas de fausseté au sens strict dans nos sensations, mais seulement dans le jugement

qui rapporte ces sensations à des états des choses). Mais, en même temps que l’on adjoint ainsi la vérité comme adéquation aux choses à l’intelligibilité comme correction formelle, on fait entrer dans la philosophie du jugement la considération des conditions de l’assentiment : ces conditions sont, en tant que telles, antérieures au jugement, c’est-à-dire préjudicielles. Descartes remarque ainsi que « pour ce que nous avons été enfants avant que d’être hommes, il est presqu’impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance » 4. Deux conséquences se peuvent tirer de cette affirmation : D’une part, une telle théorie du jugement considère que l’association d’un sujet et d’un prédicat dans une proposition judicative constitue l’expression d’un acte mental : ainsi la théorie du jugement ne renvoie pas seulement à un calcul downloadModeText.vue.download 600 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 598 de la forme logique des propositions, elle statue aussi sur la structure même de tout penser, ce qui permet de définir l’entendement en général comme une « faculté de juger » 5. En tant qu’il ramène le concept d’un sujet sous celui d’un prédicat, le jugement est donc une faculté unifiante. D’autre part, le jugement n’est pas une faculté formelle dont nous disposerions d’emblée dans sa perfection : elle est soumise à un développement et à une éducation, destinée à remplacer le préjugé par le jugement. La nécessité même de cette éducation manifeste que la faculté du jugement implique la volonté en tant qu’elle ajoute son assentiment à la forme composée par l’entendement. Le jugement ne se présente alors plus seulement comme une faculté ou une opération achevée, mais comme une puissance que chaque esprit doit exercer et cultiver en lui, en tant qu’elle constitue en lui la conjonction de la connaissance et de la liberté 6. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, I, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 2. 2 Arnauld, A. et Nicole, P., La logique ou l’art de penser, « premier discours », Flammarion, Paris, 1970, p. 35-36. 3 Aristote, Métaphysique, E, 4, 1027b18-27, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, vol. I, p. 343 ; voir aussi De l’âme, III, 6, 430a26-b4, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993, p. 230-231. 4 Descartes, R., Discours de la méthode, II, op. cit., p. 13. 5

Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique des concepts », I, section 1, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987, p. 130. 6 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Introduction, § 3, tr. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965, p. 27. ! ENTENDEMENT, FACULTÉ, FAUX, PRÉDICATION, PROPOSITION, SYLLOGISME, VRAI PHILOS. CONN., LOGIQUE Notion désignant, au croisement de la logique, de la théorie de la connaissance et de la philosophie de l’esprit, à la fois la faculté d’appliquer son entendement à connaître, et le contenu de la proposition qui fait l’objet d’un tel acte. Selon la théorie traditionnelle du jugement, qu’on trouve à la fois chez Descartes, chez les logiciens de Port-Royal, dans l’empirisme classique et chez Kant, un jugement consiste dans la perception d’un accord ou d’un désaccord entre des idées ou des concepts dans l’esprit. La théorie dépend de la conception aristotélicienne de la proposition jugée comme ayant la forme sujet-prédicat, et classifie les jugements en vertu de leur forme logique, selon leur qualité ou leur quantité. Le rationalisme tend à insister à la fois sur le caractère intellectuel de l’acte de juger et sur son caractère volontaire (chez Descartes, un jugement est un acte de la volonté qui assentit aux idées de l’entendement et c’est cet acte qui est responsable de l’erreur), alors que l’empirisme insiste sur la liaison des idées dans la sensation, et sur la passivité de l’esprit dans leur reconnaissance. Mais la théorie traditionnelle a du mal à éviter le psychologisme, qui réduit le contenu objectif du jugement à la subjectivité de l’acte de juger. Contre elle, la tradition logique de Bolzano à Frege 1 insiste sur l’objectivité des contenus de jugements. Elle rejette également l’idée que tous les jugements soient de la forme sujet-prédicat, et analyse la forme logique en termes de fonction et d’argument, qui rend compte de la quantification. ▶ L’ambiguïté acte / contenu est critiquée par Husserl 2, mais il n’est pas clair que celui-ci évite le psychologisme, pas plus que les philosophes de l’esprit contemporains qui tendent à assimiler jugement et croyance. En consacrant la Troisième Critique à la faculté de juger, et en envisageant les relations du jugement esthétique au jugement de connaissance et au jugement moral, Kant 3 comprend cet enjeu de l’objectivité du jugement, mais sa théorie logique dépend encore étroitement de la conception traditionnelle. Pascal Engel ✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1969.

2 Husserl, E., Expérience et jugement, PUF, Paris, 1973. 3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. Renaut, Flammarion, Paris, 1995. ! CROYANCE, FORME LOGIQUE, PROPOSITION « Croire et juger » ∼ JUGEMENT ESTHÉTIQUE ESTHÉTIQUE Formule par laquelle on attribue une propriété esthétique à une chose ou à un événement. Les philosophes du XVIIIe s., britanniques (Shaftesbury, Hutcheson, Hume), français (Diderot) et surtout Kant ont donné au problème de la nature du jugement esthétique la forme qu’elle prend encore aujourd’hui. Une propriété esthétique positive (charmant, élégant, beau) ou négative (repoussant, vulgaire, laid) est-elle dans la chose ou l’événement ainsi jugé, ou est-elle une projection d’une réaction subjective sur la chose ou l’événement ? Que les propriétés esthétiques portent sur l’effet que la chose ou l’événement produit sur celui qui juge, et non sur ce qu’il juge, est l’argument fondamental en faveur de la subjectivité du jugement esthétique. Dire que « X est beau » serait une abréviation d’une formule plus complète « Pour moi, X est beau ». Cependant, Kant affirme qu’un jugement esthétique, tout en étant subjectif, peut être universel (valable pour tous) si ce jugement est proféré sans que l’intérêt de celui qui juge soit déterminant 1. La difficulté principale à laquelle se heurte une conception subjectiviste du jugement esthétique, c’est qu’il en devient difficilement justifiable : si l’on rejette la conception transcendantale ou kantienne, le jugement esthétique n’est plus guère explicable qu’en termes de déterminismes psychologiques et sociologiques 2. ▶ Sans nécessairement affirmer que les propriétés esthétiques sont réelles, c’est-à-dire qu’elles sont des propriétés intrinsèques de ce à quoi on les attribue dans le jugement, n’est-il pas possible de penser qu’elles sont toutefois justifiables ?3 L’important semble être de parvenir à comprendre comment les propriétés esthétiques peuvent à la fois être objectivement attribuées, sans pour autant que l’accord sur cette attribution soit aisément obtenu 4. Mais il convient peut-être de renoncer à une des thèses les plus enracinées de la philosophie moderne, celle du caractère subjectif du jugement esthétique. Roger Pouivet

✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1968 ; Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. II « La relation esthétique », Seuil, Paris, 1997. 2 Bourdieu, P., la Distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1984. 3 Hume, D., « Sur la norme du goût », trad. in Essais Esthétiques, Flammarion, Paris, 2000. downloadModeText.vue.download 601 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 599 4 Pouivet, R., l’Ontologie de l’oeuvre d’art, chap. V et VI, J. Chambon, Nîmes, 2000. ! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, DÉSINTÉRESSEMENT ∼ JUGEMENT RÉFLÉCHISSANT Participe présent de réfléchir ; en allemand, reflektierend. GÉNÉR. Par distinction avec la faculté de juger déterminante, faculté qui consiste, le particulier étant donné, à découvrir la règle universelle sous laquelle il peut être subsumé. Cette règle a pour fonction d’introduire unité et ordre compréhensibles dans le divers empirique. Le principe transcendantal que le jugement se donne a priori – principe subjectivement régulateur – est le principe de finalité de la nature : tout se passe comme si tout dans la nature devait être en accord avec notre faculté de connaître. La faculté de juger réfléchissante est soit esthétique, soit téléologique. Elsa Rimboux ✐ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Aubier, Paris, 1995. ! ESTHÉTIQUE, FINALITÉ, JUGEMENT, JUGEMENT ESTHÉTIQUE, TÉLÉOLOGIE JUGER (FACULTÉ DE) ! FACULTÉ JUSTE Du latin, justus, « conforme au droit », « équitable » (de jus, juris, « droit »). MORALE, POLITIQUE, PHILOS. DROIT 1. Conforme à la justice, à la loi juridique ou religieuse

et à leurs exigences : peut s’appliquer aux actions, aux jugements, aux personnes. Plus spécialement, un juste : celui qui est sans péché, qui agit selon la justice, ou dont la volonté est conforme à la loi morale. – 2. Exact (une balance, une horloge, un son, une observation justes), bien appliqué (une métaphore juste), bien ajusté (un tir juste), voire trop bien ajusté (un vêtement un peu juste). En définissant le juste par ce qui est conforme au droit, le sens (1) rencontre un problème philosophique récurrent que ne dissipe pas totalement la distinction que la langue classique faisait entre le juste et l’équitable. Le juste est ce qui est conforme au lois civiles et l’équitable et ce qui convient aux lois naturelles : le riche qui expulse dans les règles un pauvre qui ne paie pas son loyer et qui lui a rendu un service dans le passé, aussi important soit-il, agit de façon juste mais pas équitable. Outre que le langage courant ne tient pas cette distinction aussi fermement, la définition purement formelle du juste comme conformité à la loi laisse de côté la question de savoir s’il y a du juste avant la loi, et si on peut considérer les lois elles-mêmes comme justes ou injustes. Or la question est cruciale pour toute philosophie politique. Comme le note Rawls : « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas vraie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. 1 » Mais peut-on définir le juste indépendamment de la conformité à la loi (qui a précisément pour charge de dire ce qui est juste) ? On peut en douter, tant on dirait que le renvoi du juste à la loi et de la loi au juste est une constante. Ainsi pour Platon la position de ce qui est juste comme norme avant les lois civiles et de la loi comme « distribution de la raison » conduit à refuser le titre de loi en même temps que celui de juste à des institutions civiles qui ne seraient pas établies en fonction de l’intérêt commun 2. De même, Rousseau, après avoir définit la loi comme acte de la volonté générale sur un objet général, considère qu’elle est nécessairement juste, puisqu’on n’est pas injuste envers soi-même, mais c’est au prix de refuser le titre de loi à tout ce qui ne répond pas à ce critère 3. Paradoxalement, il rejoint ici une des conclusions de Hobbes, pour des motifs opposés. S’il n’y a pas de loi injuste chez Hobbes, ce n’est pas parce qu’elle ne serait pas alors une loi, mais parce qu’il ne saurait y avoir de juste ou d’injuste avant la loi, qui suppose comme sa condition la constitution d’un pouvoir civil capable de faire observer les conventions. « Là où nulle convention n’est intervenue anté-

rieurement, aucun droit n’a été transmis, et chacun a un droit sur toute chose. En conséquence, aucun ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors il est injuste de l’enfreindre. Car la définition de l’injuste n’est rien d’autre que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n’est pas injuste. 4 » Seule la réaffirmation forte de la portée de l’idée de droit naturel permet d’échapper à cette définition réciproque du juste et de la loi positive. Comme le dit Montesquieu : « Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles ; ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. 5 » On peut alors, avec Kant, redonner sa place à l’histoire, à la constitution progressive des sociétés de droit, dont les lois, expression d’un moment de l’histoire, d’une culture, de l’état des rapports de force, dans toute leur contingence et leur imperfection, peuvent être révisées en fonction d’une visée plus haute. L’idée d’une constitution civile parfaite s’accordant avec le droit naturel des hommes est alors déterminée comme ce qui est à réaliser, et sert de norme pour toute constitution politique historique : les lois positives sont bien des lois, mais on peut travailler à les rendre plus justes dans l’avenir (et, dans le présent, les juger plus ou moins justes en fonction de ce but final) 6. Colas Duflo ✐ 1 Rawls, J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, coll. Points essais, Paris, 1997, p. 29. 2 Platon, les Lois, 715 b, trad. A. Castel-Bouchouchi, Gallimard, Paris, 1997, p. 183. 3 Rousseau, J.-J., Du Contrat social, livre II, chap. 6, Flammarion, Paris, 1966, p. 75. 4 Hobbes, T., Léviathan, chap. XV, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, p. 143.

5 Montesquieu, C. L. (de), l’Esprit des lois, livre I, ch. 1, Flammarion, Paris, 1979, $$$[line]p. 124. downloadModeText.vue.download 602 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 600 6 Kant, E., le Conflit des facultés, 2e section, in OEuvres philosophiques, t. III, Gallimard, La Pléiade, 1986, pp. 887-906. ! DROIT, NORME JUSTICE Selon l’étymologie latine sur laquelle s’appuie un philosophe moderne comme J. S. Mill, le terme « justice » est dérivé du verbe jubere, « ordonner, décréter », ce qui permet d’établir un lien serré entre l’ordre qui fait le droit et le juste (le conforme au droit). Cette étymologie est « discutée » : « Pour certains, le mot jus se rattache à “ce qui est saint, pur”, comme dans jurare... 1 » On peut aussi, selon les philologues récents, porter intérêt aux origines religieuses du mot et voir sa racine lointaine dans le sanscrit ju, qui a donné des mots tels que jugum (« joug »), jungere (« joindre, unir »), où domine l’idée d’un lien sacré et de force liante plutôt que celle d’ordre. Enfin, dans les langues européennes, les mots « juste » et « vrai » (right en anglais et recht en allemand), rapportés à la raison (you are right : « tu es dans le juste », « tu as raison », « tu es dans le vrai »), sont équivalents. Le problème du lien entre vertu et institution et celui de la priorité de l’une sur l’autre sont déjà présents chez les anciens, qui tranchaient, comme Aristote, en faisant de la justice une vertu qui s’extériorise au profit d’autrui, une vertu politique, puisque c’est comme telle qu’elle a une réalité effective, c’est la seule de toutes les vertus qui puisse être considérée comme allotrion agathon, un bien appartenant à autrui 2. L’idée qui commence à s’imposer chez les modernes à partir de Hobbes est celle d’une justice humaine, rien qu’humaine mais non trop humaine, car la justice est l’affaire des hommes, bien qu’ils aiment croire qu’elle plaît éminemment aux dieux. Cette dernière croyance est à la racine de l’idée de justice comme d’une chose sainte, absolue, divine donc surhumaine, c’est elle qui nourrit la révolte du juste maltraité (Job) et l’indignation de l’homme honnête devant le scandale du triomphe du scélérat 3. Les anciens, comme Platon ou Aristote, donnaient le principe moral comme norme et fin de l’institution ; la nature étant en dernière instance ce qui fonde la loi. Les modernes, à partir de Hobbes, réagissent à ce jusnaturalisme en faisant de l’homme le principe de ses actes libres ; ils ont ainsi arraché le jus et ses dérivés (justus et justitia) à l’universalité de la nature pour lui donner comme assise l’universalité de la raison. La notion de justice se trouve, depuis Hobbes, au coeur de la philosophie politique, au moins autant que de la philosophie morale (philosophie de l’action). De Hobbes à Rawls, elle est au centre du débat sur l’essence du politique. Qu’on la considère d’abord comme une vertu ou comme une institution, elle est au service de la raison pratique.

✐ 1 Mill, J. S., l’Utilitarisme (1863), PUF, Paris, pp. 89-92. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, Vrin, Paris, Tricot, p. 218. 3 Platon, Gorgias, trad. L. Robin 1950, OEuvres complètes tome I, NRF, Paris. PHILOS. ANTIQUE, MORALE En un sens objectif, état de ce qui est juste ou dit tel ; on pourra la rapporter à une cité ou à une âme en tant que conformité à un certain ordre. En un sens subjectif, disposition intérieure, ou vertu, qui permet la réalisation de cet état, et on parlera alors d’un citoyen juste ou d’un homme juste car aptes à produire un tel ordre. Ce second sens tend à l’emporter sur le premier, et le concept s’entend principalement comme une des quatre vertus cardinales aux côtés de la sagesse, du courage et de la tempérance. Construire une définition de la justice est l’objet explicite de la République de Platon. Socrate y récuse d’abord celle que propose le sophiste Thrasymaque : « La justice n’est autre chose que l’intérêt du plus fort [...], l’intérêt du gouvernement constitué. 1 » Étant admis qu’il existe une justice pour l’individu et une pour l’État 2, on s’attache d’abord à définir la seconde, puis à transposer le résultat obtenu pour dégager la première en vertu de l’isomorphie de l’État et de l’individu. Aux trois classes d’hommes qui composent la cité idéale et qui sont celles des producteurs, des gardiens et des gouvernants, correspondent en effet trois instances psychiques, présentes en chaque individu, et qui sont l`epithumia, ou partie désirante ; le thumos, ou partie colérique ; le nous, ou partie rationnelle. De même donc que la justice, au sens politique, sera « que chacun fasse dans l’État la tâche qui lui revient » 3, à l’échelle individuelle elle consistera à « ne pas permettre qu’aucune partie de soi-même fasse rien qui lui soit étranger, ni que les trois principes empiètent sur leurs fonctions respectives » 4. Qu’on l’examine à un niveau ou à l’autre, la justice est donc toujours l’harmonie qui met en consonance trois instances et qui produit l’unité d’une pluralité. Comme la tempérance, la justice n’est pas le propre d’une classe de citoyens ou d’une partie de l’âme, ce qui est le cas de la sagesse et du courage. Elle est un principe de concorde, mais elle est, de plus, source des autres vertus, puisqu’elle donne à chacun « la force de remplir la tâche » qui est la sienne 5 et que, chacun faisant ce qu’il doit, chacun possède la vertu qui lui est propre. Réfléchissant sur la justice, Aristote lui conserve ce caractère architectonique et rappelle le vers devenu proverbial de

Théognis : « Dans la justice est en somme toute vertu. 6 » C’est une constante de la pensée antique, qui aura des prolongements tardifs, que de faire de la justice la vertu principale, celle qui engendre toutes les autres. Aristote toutefois se démarque de Platon en ne conservant que la dimension politique de la notion et en y distinguant deux formes. La justice est d’abord observation de la loi, elle est alors complète, et ce en deux sens. D’une part, elle commande toutes les autres vertus morales, et Aristote retrouve ici les arguments platoniciens, détournés de leur contexte. Comme Platon, Aristote expose que l’homme juste sera courageux et tempérant, mais les raisons ne sont plus les mêmes : pour le premier, c’est l’accomplissement de la fonction propre qui produit la vertu ; pour le second, c’est l’obéissance à la loi 7. D’autre part, la justice est rapport à autrui, elle est donc la vertu civique par excellence, celle qui tend à « conserver le bonheur pour la communauté politique » 8. C’est en tant qu’elle est rapport à autrui que la justice s’entend aussi en un sens particulier et est orientée vers des biens particuliers. Aristote distingue alors la justice distributive, régie par le principe de proportionnalité qui veut que des personnes qui « ne sont pas égales, n’aient pas des parts égales » 9, et la justice corrective, ou rectificative, régie, elle, par l’égalité arithmétique et qui consiste à restaurer l’égalité là où un dommage l’a rompue 10. On qualifie traditionnellement cette dernière forme de « commutative », car elle préside aux échanges 11. L’homonymie de la justice est fondée en dernier ressort sur son rapport à la loi, puisque c’est elle qui définit l’échelle des mérites à rétribuer et des sanctions à appliquer. Aristote peut donc poser : « Le juste n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont sanctionnées par la loi. 12 » À l’argument sophistique qui avance le caractère relatif du droit pour lui contester toute naturalité et donc toute valeur, il oppose d’abord que tout, dans notre monde, est « passible de changement » et, ensuite, que le changement affecte les choses naturelles elles-mêmes. L’enquête de la République avait trouvé son occasion dans l’examen d’une formule de Simonide : « Il est juste de rendre à chacun ce qu’on lui doit » 13, tout le problème étant alors de déterminer un principe d’attribution. Dire, comme Platon, que la justice est de donner à chaque partie la place qui lui revient dans le tout ou, comme Aristote, qu’elle est de don-

ner le gouvernement de nos actions à la loi, ce sont deux manières de remplir la définition formelle de Simonide, défidownloadModeText.vue.download 603 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 601 nition que le droit romain exprime encore dans son adage : Suum cuique tribuere. Sylvie Solère-Queval ✐ 1 Platon, République, I, 338 c et 339 a. Trad. L. Robin, 1950, OEuvres Complètes tome I, NRF, Paris. 2 Ibid., II, 368 e. 3 Ibid., IV, 434 c. 4 Ibid., IV, 443 d. 5 Ibid., IV, 433 b et 441 e-442 d. 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3. Trad. J. Voilquin 1965, GF Flammarion, Paris. 7 Ibid., V, 3. 8 Ibid. 9 Ibid., V, 6. 10 Ibid., V, 7. 11 Ibid., V, 8. 12 Ibid., V, 10. 13 Platon, République, I, 331 e. ! PLATONISME, POLITEIA, TEMPÉRANCE, VERTU PHILOS. MODERNE, MORALE La justice comme vertu personnelle qui détermine l’action juste est un bien pour celui qui la possède, en même temps qu’un bien qui appartient à autrui. Elle est dite, pour cela, vertu complète, car elle est respect de soi-même (liberté raisonnable) de l’égalité et du droit. La conformité à la loi de l’acte qu’elle détermine n’est justice que si elle est volonté du bien d’autrui, comme d’une fin, et non comme moyen pour le bien propre. La justice est donc la volonté libre du bien d’autrui (de ce qui lui est dû), c’est pourquoi elle est aussi une institution et peut se définir comme le pouvoir de faire

ce qui est juste (et non seulement ce pouvoir qu’autorise la maîtrise des lois). Ce pouvoir appartient au juste et au juge, et il n’est pas « privé », il est le principe d’un ordre social où la liberté de tous (le droit) est réalisée. C’est pourquoi la justice sociale ne doit pas être opposée à la justice comme vertu, puisqu’elle en constitue la tension propre. Avec et contre Hobbes : les modernes et la justice en question Pour Hobbes, il n’y a pas de justice dans et de la nature, il n’y a de rapport de justice que dans l’État. Hobbes distingue bien jus et lex, il rapporte le droit à la liberté et au pouvoir, et traduit justifia par liberty. En ce sens, justice et droit sont identiques et différents de lex, mais c’est parce que liberty est entendue comme avantage et pouvoir qui n’a d’existence qu’en étant protégé par la loi. La loi est ce qui nous lie, nous oblige, alors que le droit « consiste dans la liberté » 1. Loi et droit ne diffèrent que comme obligation et liberté, mais ce qui les distingue les rend en même temps inséparables. Hors de l’État civil fondé légitime, d’illégitime, de place » 2, ce n’est pas la n’est pas non plus la loi, l’autorité ou la puissance et du droit.

par le contrat, « les notions de justice et d’injustice n’ont pas leur vertu qui détermine le droit et ce qui ne fait que limiter et lier ; c’est souveraine qui décide de la vertu

Ce qui semble caractériser les modernes, en continuité ou en rupture avec Hobbes, c’est que le droit et la justice sont, essentiellement, « droits de l’homme » et qu’ils s’opposent au néant de justice caractérisant les rapports naturels. Mais les modernes qui font de l’homme le principe de la justice donnent cependant celle-ci comme extorquée (Kant) à la nature humaine ou conquise sur elle (Rousseau). Ainsi, pour Rousseau, l’homme de la justice n’est pas celui qui sort « des mains de la nature », c’est « l’homme de l’homme » 3. Et Kant ne retient l’idée de droit naturel, et de justice conforme à ce droit, que comme droit non statutaire, c’est-à-dire uniquement celui que la raison de tout homme peut concevoir a priori. Qu’est-ce donc qui est juste a priori ? « Est juste toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle de liberté. 4 » Droit et justice sont donc bien, comme le voulait Hobbes, des rapports de liberté ; c’est pourquoi ce n’est ni Kant ni même Rousseau qui, fondamentalement, s’opposent sur ce point à Hobbes, mais tous les

philosophes qui, de Leibniz à Hegel, mettent en question l’idée d’un contrat (arbitraire) fondateur et instituteur absolu de justice. Leibniz ou la justice comme « charité du sage » C’est chez Leibniz que l’on trouve la contestation la plus claire des thèses de Hobbes sur la justice et le droit. Alors qu’il loue Aristote d’avoir su reconnaître cette justice universelle qui ne dépend pas de nous mais de Dieu, « quoiqu’il ne l’ait point rapportée à Dieu » (mais « un gouvernement bien formé lui tient lieu de Dieu sur terre et fera ce qu’il pourra pour obliger les hommes à être vertueux » 5, il attaque Hobbes dès le début de sa Méditation sur la notion commune de justice (1702) : « Un philosophe anglais célèbre, nommé Hobbes, qui s’est signalé par ses paradoxes, a voulu soutenir presque la même chose que Thrasymaque car il veut que Dieu soit en droit de tout faire, parce qu’il est tout-puissant. C’est ne pas distinguer le droit et le fait. Car autre chose est ce qui se peut, autre chose ce qui se doit. C’est ce même Hobbes qui croit, et à peu près par la même raison, que la véritable religion est celle de l’État. 6 » Pour Leibniz, le droit « est le pouvoir de faire ce qui est juste », c’est ainsi qu’il conclut sa réflexion sur les Éléments du droit naturel (1670-1671) 7. Il répond par là à ceux qui confondent le droit et le pouvoir, et qui, les identifiant à la loi, en viennent à méconnaître l’essence de la justice. Il incombe donc à une science du droit de définir ce qui est juste et de le faire de manière démonstrative pour en tirer logiquement toutes les conséquences. Son approche de l’essence interne de la justice comme harmonie humaine ou universelle fait de la doctrine du droit une science, la science des proportions et des convenances ou lois qui gouvernent le monde humain tant sur le plan moral que sur le plan juridique. Les principes de cette science ne sont pas empiriques, ils « ne dépendent pas des expériences, mais des définitions, ni des démonstrations effectuées à partir des sens, mais selon la raison » 8. Autrement dit, il met directement en cause l’idée selon laquelle la valeur de vérité des propositions de justice dépendrait de leur effectivité ou de leur utilité. Elles seraient toujours vraies, même si personne n’exerçait la justice. Leibniz se réclame néanmoins de la modernité, en faisant de la raison la véritable grâce, et de la liberté humaine son expression. Avant Kant et Hegel, il fait valoir que la volonté de justice a pour substance la liberté raisonnable et que le downloadModeText.vue.download 604 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

602 progrès du droit positif ne peut traduire que les exigences d’un droit naturel rationnel. En donnant la justice comme raison formelle et comme cause finale du droit, il cherche les implications des postulats d’une raison pratique dans le tissu des lois elles-mêmes et dans la justice qui s’exerce. Ainsi, bien qu’il soit le plus favorable, parmi les modernes, aux thèses des anciens (Platon et, surtout, Aristote), Leibniz est aussi celui qui ouvre une voie nouvelle à la réflexion moderne sur la justice, en donnant à celle-ci sa dimension sociale et universelle. La définition de la justice, dans les Éléments du droit naturel, en fait une vertu : « La justice est du consentement de tous une vertu... 9 » Partant de ce consensus, il déduit qu’elle est un frein, comme toute vertu, aux passions et à ce qui fait obstacle à la raison. Elle est donc recommandée par la raison propre (de chacun) et par la raison universelle (Dieu comme raison dernière des choses, des existences) ; plus précisément, elle est une vertu au service de la raison pratique, raison qui concerne les actes et qui est la même chose que la prudence. La justice est quelque chose dont l’homme prudent peut être persuadé ; or, rien ne peut être persuadé, sinon par des raisons tirées de l’utilité de l’auditeur (il est nécessaire que tout devoir, et donc le juste, soit utile). Il faut donc examiner dans quelle mesure le bien d’autrui, et non seulement l’utile propre, est impliqué dans la justice. Au terme d’une longue démonstration, Leibniz conclut que, si la justice est l’habitude de vouloir le bien d’autrui et aussi le bien propre, elle ne peut rester elle-même si ce bien d’autrui est recherché « à cause du bien propre » 10. Il en appelle au sentiment de tous les hommes « bons », « qui vomit le calcul de cette justice mercenaire », mais il finit par concilier les deux raisons d’être juste, il les concilie par une raison qui tient de « la nature de l’amour ». Comment le bien d’autrui peut-il être, en même temps, le nôtre ? Comment peut-il être une fin et non seulement un moyen ? Il ne peut l’être qu’en étant en lui-même agréable : « Moi, j’affirme qu’il peut être recherché comme une fin, qu’il peut même être recherché pour lui même, lorsqu’il est agréable. 11 » Mais désirer le bien d’autrui pour lui-même, ce n’est rien d’autre que l’aimer, en quoi est-ce juste ? Il faut, pour que la justice soit autre chose qu’affection ou amour (c’est-à-dire se plaire à la félicité de l’autre), y intégrer le bien propre : « Nous aimons celui dont le bien-être est notre plaisir » 12 ; ce qui veut dire que l’agrément est doublé par notre réflexion sur notre vertu, et que l’amour pour le bien d’autrui se réfracte en amour de notre propre vertu. Il s’ensuit que l’amour appartient à la nature de la justice, d’où l’on peut tirer « la véritable et parfaite définition de la justice [...] : c’est l’habitude d’aimer les autres ou bien de tirer volupté du bien d’autrui, toutes les fois que l’occasion se présente » 13. Il est donc injuste de ne pas se réjouir du bien d’autrui toutes

les fois que l’occasion se présente ; le juste, c’est aussi tout ce qui n’est pas injuste, et non seulement l’équitable ; le droit, enfin, « est le pouvoir de faire ce qui est juste ». La méditation qui suivra cette définition de la justice va en approfondir les degrés (texte de 1702 cité ci-dessus), degrés donnés dans une suite logique qui conduit précisément à la vertu de justice, définie comme amour ou charité du sage. Ces degrés, selon une hiérarchie ascendante, sont : 1) le droit strict ou égalité ; 2) l’équité ; 3) la piété, probitas. Dans le premier degré règne la règle de la paix, celle de la justice commutative. L’exigence d’équité, dans le deuxième degré (attribuer à chacun ce qui lui est dû), nous conduit à l’égalité authentique ; on passe alors du domaine privé égalitaire au champ de la répartition juste des biens collectifs selon l’utile social, justice « inégalitaire » mais non dénuée de mesure, puisque le principe en est celui de la répartition et de la proportion des vertus (ou des vices) et des récompenses (ou des peines). Le troisième degré va lier la vertu privée et le bien public, c’est l’honnête, probitas, conçu comme piété, c’est-àdire relation interne du juste à la religion naturelle, qui fonde le droit naturel. De ce troisième degré, on passe à la justice idéale qui est la justice de Dieu. Commutative ou distributive, la justice devient universelle (et contient toutes les vertus) sitôt qu’elle est fondée en Dieu, et « au lieu que la justice n’est qu’une vertu particulière, quand on fait abstraction de Dieu ou d’un gouvernement qui imite celui de Dieu, et que cette vertu si bornée ne comprend que ce qu’on appelle la justice commutative et distributive, on peut dire qu’aussitôt qu’elle est fondée en Dieu ou sur l’imitation de Dieu, elle devient justice universelle » 14. Ainsi la justice « par raisonnement » ne peut désolidariser justice humaine et justice divine, mais celle-ci ne doit pas être entendue comme synonyme de la puissance ou de la force. La lutte de Leibniz contre les modernes (Hobbes, Spinoza) est conduite par le principe suivant lequel bonté et justice ont leurs raisons indépendantes de la force, et c’est par la contestation de la confusion de la force et du droit que commence et s’achève sa méditation sur la justice. « Si le mot “justice” n’est pas un simple son comme “blitiri”, on doit déduire de sa définition que le droit ne saurait être injuste alors que la loi autorisée par la puissance ou la force peut l’être » 15, la puissance est donc autre chose que la justice, mais si elle survient, elle fait que le droit devient puissance. La justice, en revanche, n’est pas autre chose que la raison, et leur lien est avéré dans la définition même de la justice comme « charité du sage » et dans la solidarité entre justice humaine et justice divine, car être fondée en Dieu, pour la justice, c’est encore être fondée en raison, puisqu’il est la raison dernière de tout. Leibniz a donc largement ouvert la voie à la philosophie du droit et de la justice objective, qui se donne pour le dépassement de la justice et du droit privés. Justice ou moralité objective : Hegel Subjective ou objective, la volonté de justice est et ne peut

être qu’une volonté libre, selon Hegel, car la volonté libre n’est pas seulement le principe de l’autonomie morale, elle est la volonté dont l’essence consiste à transformer le désir individuel d’être libre en un ordre social objectif où la liberté de tout le monde est réalisée. C’est cet ordre-là qui est dit juste, et qui constitue la justice objective ou la moralité objective. La théorie de la justice coïncide donc, chez Hegel, avec la doctrine du droit. Avec les modernes, Hegel admet que la sphère du droit et de la justice objective est celle de la volonté et de la liberté, et non celle de la nature 16, mais il s’oppose au courant qui déprécie tout jusnaturalisme, autant qu’au courant romantique, qui déprécie la raison ; le droit naturel ne peut être compris que comme « droit positif rationnel ». Sa philosophie de la justice s’oppose ainsi à celle de Kant et se réclame de celle de Montesquieu ; il ne s’aligne ni sur le positivisme ni sur le jusnaturalisme moderne, qui veut déduire les principes normatifs de l’ordre juridique et politique des conditions naturelles (immédiates) de la liberté et qui méconnaît le caractère essentiellement médiatisé de celle-ci. Ce que Hegel promeut downloadModeText.vue.download 605 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 603 dans sa philosophie du droit, c’est précisément la forme institutionnelle de cette médiation (Principes de la philosophie du droit, II, partie III). Il opère un retour à la figure traditionnelle de l’éthicité, mais avec un passage obligé par la figure de la moralité telle que la modernité l’a élaborée. Son apport propre de la reprise conceptuelle de l’ethos grec suppose un travail sur le concept du droit comme phénomène de l’esprit objectif 17. Comme cet esprit lui-même, la justice objective n’est pas une éternité immobile, mais une lutte incessante de la raison pour se produire comme oeuvre 18. Penser le réel, la justice réelle, ne consiste pas à enregistrer ce qui existe et à s’y résigner ; penser le réel, c’est penser le rationnel dans sa vie conflictuelle et historique, dans son devenir, et non dans sa facticité. Ainsi, les lois positives, si elles n’ont de valeur que circonstancielle (si elles ne sont pas justes) méritent de passer, elles n’ont qu’une « existence passagère » 19. Dans le droit et la justice, Hegel veut la réconciliation du naturel et du positif, celui-ci ne doit plus être entendu comme la particularité contingente, mais la nature doit aussi être libé-

rée de son « être immédiat ». Ainsi, pour la nature humaine, le positif est un moment constitutif nécessaire. Cette théorie de la justice comme phénomène de l’esprit objectif est donc doublement critique envers les thèses classiques : critique d’une conception du droit naturel réduit au rationnel normatif (la raison comme tribunal suprême devant lequel doit se justifier tout ce qui prétend à une validité quelconque) ; et critique qui intègre à l’exemplarité du droit naturel des anciens une conception moderne du droit saisi dans son essence sociale. La thèse générale est donc qu’il faut aller de la nature à son droit (à l’exemple des anciens), droit requis par la vie humaine, et qui s’affirme dans et par l’universel concret de l’État, seule force d’universalisation de la vie qui conduit au droit, c’est-à-dire qui rend nécessaires l’éducation, la socialisation, la moralisation. Cette thèse est résolument en rupture avec une conception légaliste du juste et du droit, au profit d’une conception politique (au sens de l’éthicité traditionnelle). La loi ne fait pas le droit, mais le droit doit devenir loi « pour recevoir non seulement la forme de son universalité, mais encore sa vraie destination », car « le droit qui est connu comme ce qui vaut justement : c’est la loi » 20. La vertu de justice elle-même n’est pas un simple « devoir-être », elle jouit d’elle-même dans l’ordre social. Hegel affiche donc sa méfiance à l’égard des lois non écrites 21 ; la justice veut que la loi soit connue universellement, c’est injustice d’en dissimuler le contenu : « Refuser à une nation cultivée [...] la capacité de faire un code serait une des plus grosses insultes. 22 » Ainsi, la justice est bien dans la loi, et non dans les coutumes (contre Antigone). Après une critique d’une conception étroitement légaliste du juste, Hegel tente de reconnaître dans la pure positivité de la loi une raison légiférante, mais qui s’efforce d’affiner « la pointe de l’universel jusqu’au particulier et même à l’individuel » 23, en notant, cependant, que la raison qui s’exprime dans la loi ne peut jamais parvenir jusqu’à la détermination ultime qu’exige la réalité singulière. C’est pourquoi il faut à la justice des juges, et pour cette tâche on doit s’en remettre « au bon sens humain vraiment sain » 24 ; la positivité des lois ne se réduit donc pas à leur actualité. La philosophie du droit ne s’intéresse pas au factum de la liberté, mais à son efficacité, à son monde objectif. La notion correcte de la liberté appelle donc celle de justice (liberté pour tous, liberté qui a une valeur), et l’ordre social juste est celui où le droit est « quelque chose » comme existence générale et existence sacrée ; mais c’est en étant droit et devoir que la liberté coïncide avec la justice, et c’est en ce sens qu’il faut entendre la formule consacrée, que le juste est le respect des lois (qui sont ce que la conscience libre reconnaît comme obligatoire et à quoi elle choisit de se soumettre).

▶ Justice et droit privés sont ici dépassés mais assumés, dans la justice concrète, civile, objective, qui se présente comme la mesure de la juste participation d’un individu à la fortune et au bien de la société tout entière. Justice qui, par contraste avec celle du droit privé, ne règle plus les querelles des propriétaires particuliers mais juge des mérites de chacun, de la juste rétribution du travail accompli, et qui se fonde sur une législation universelle. On doit alors comprendre qu’une telle justice ne puisse, comme la justice privée du droit abstrait, être dérivée d’un renoncement et d’un accord par lesquels la propriété ne s’annule pas quand j’y renonce, à savoir un contrat qui est l’élément du droit privé, et non le fondement réel ou hypothétique du droit et de l’État. Suzanne Simha ✐ 1 Hobbes, Th., Léviathan, chap. XIV, trad. G. Mairet, 2000, Gallimard, Paris. 2 Ibid., chap. XII, p. 126. 3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, chap. 8., éd 1992, GFFlammarion, Paris. 4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du droit, § 36, trad. J. & O. Masson, OEuvres philosophiques, NRF, Paris. 5 Leibniz, G. W., « Méditation sur la notion de justice », in Droit de la raison, Vrin, Paris, p. 130. 6 Ibid., pp. 109-110. 7 Ibid., p. 105. 8 Ibid., p. 94. 9 Ibid., p. 96. 10 Ibid., pp. 101-102. 11 Ibid., p. 102. 12 Ibid., p. 104. 13 Ibid., p. 105. 14 Ibid., p. 129.

15 Ibid., p. 114. 16 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, § 4, trad. J. L. Vieillard-Baron 1999, GF-Flammarion, Paris. 17 Ibid., § 211. 18 Ibid., § 216. 19 Ibid., § 3. 20 Ibid., § 211. 21 Ibid., § 215. 22 Ibid., § 214. 23 Ibid., § 216. 24 Ibid., introduction, § 30. ! DROIT, ÉQUITÉ, ÉTAT, ÉTHIQUE, LIBERTÉ, LOI, MORALE, VIOLENCE ∼ JUSTICE COMMUTATIVE Genre de justice qui fait abstraction des mérites personnels pour déterminer selon une stricte égalité arithmétique ce qui est dû à chacun. Aristote l’appelle « justice corrective ». Sébastien Bauer ✐ Platon, La République, I, in OEuvres complètes I, trad. L. Robin 1950, NRF-Gallimard, Paris. downloadModeText.vue.download 606 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 604 Aristote, Éthique à Nicomaque, V. Trad. J. Voilquin 1965, GF Flammarion, Paris. Rawls, J., Théorie de la justice, pp. 141-142, éd. française 1997, Seuil, Paris. ∼ JUSTICE DISTRIBUTIVE Du latin scolastique distributiva justitia, traduction du grec to dikaion en tais dianomais, « le juste dans les distributions » 1. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

La justice distributive constitue, avec la justice commutative, une des deux formes de justice particulière. Elle règle la répartition du bien commun (honneurs, richesses) entre les membres de la cité 1 et s’inscrit donc dans le cadre des rapports entre les parties et le tout 2, et non entre les particuliers entre eux, comme c’est le cas pour la justice commutative. Elle considère les individus selon leur mérite ou leur dignité, le rang qu’ils occupent au sein de la cité, le critère en étant variable selon les types d’organisation politique (par exemple, dans une aristocratie, il s’agira de la vertu) 3. La justice distributive prend donc en compte non seulement l’objet du partage, mais aussi la qualité de la personne en proportion de sa valeur propre pour la société. Contrairement à l’échange juste, la distribution juste ne se fonde pas sur une égalité d’objet à objet, mais sur une proportion d’objet à personne. Elle correspond, en conséquence, à l’attribution d’une part proportionnelle au mérite de chacune des parties, de telle sorte qu’après le partage le rapport entre les deux parties reste le même qu’avant le partage, même si leurs parts respectives des biens partagés ont inégalement augmenté. Le juste se définit en ce sens par une proportion de type géométrique 4. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 5, 1130b31. 2 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, II, Q. 61, a. 1. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131a25-29 ; Thomas d’Aquin, Somme théologique, Q. 61, a. 2. 4 Aristote, op. cit., V, 7, 1131b12-13 ; saint Thomas d’Aquin, id., Q. 61, a. 2. JUSTIFICATION PHILOS. CONN. Ce qui garantit la vérité des croyances ou des propositions vraies. On peut, par exemple, justifier une croyance vraie en montrant qu’elle est la conséquence d’autres croyances vraies considérées comme les prémisses d’arguments déductifs. Une

croyance vraie est ainsi justifiée lorsqu’on peut trouver des raisons de la tenir pour vraie. Une croyance vraie que l’on a dans la tête par hasard, et non parce que l’on dispose de raisons de la tenir pour vraie, ne peut pas être dite justifiée. Se pose dans ce cadre la question de savoir s’il existe un socle de croyances que l’on peut considérer comme fondamentales, ou primitives, au sens où elles n’auraient pas besoin de justification, mais serviraient de justification aux autres ; ou bien si toutes les croyances renvoient les unes aux autres, la cohérence du système étant alors la source de la justification. Selon cette dernière perspective, dite « cohérentiste », une croyance est justifiée si elle n’entre en contradiction avec aucune autre croyance du système de l’agent. Anouk Barberousse ! CONNAISSANCE ∼ KATALÊPSIS Mot grec pour « saisie avec le poing », d’où, par métaphore, « compréhension ». PHILOS. ANTIQUE « Assentiment à une représentation compréhensive. 1 » La katalêpsis est une innovation conceptuelle du stoïcien Zénon de Citium, qui en expliquait le sens par une métaphore : la représentation est comme la main ouverte, doigts tendus ; l’assentiment, comme la main repliée ; et la katalêpsis, la main refermée sur son objet 2. C’est une forme d’assentiment et non de représentation. Elle porte sur la représentation compréhensive (phantasia katalêptikê), c’est-à-dire « celle qui provient de ce qui existe, qui est imprimée et marquée conformément à ce qui existe, et telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe pas » 3. Cette représentation, claire et distincte, se reconnaît à son évidence. Les académiciens en contestèrent l’existence. REM. : On notera enfin que les traductions des termes comprehensio et perceptio par Cicéron sont restées dans la langue philosophique, mais ont pris un sens très éloigné de celui que ce dernier leur a attribué. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 153. 2 Cicéron, Académiques, II, 145.

3 Sextus Empiricus, op. cit., VII, 248. ! ASSENTIMENT, CRITÈRE, SCEPTICISME, STOÏCISME KRIPKE (ÉNIGME DE) Calque de l’anglais Kripke’s puzzle. LINGUISTIQUE Argument sceptique, inspiré de L. Wittgenstein, dont la conclusion est la suivante : il n’existe aucun fait qui puisse justifier nos attributions de signification aux phrases, aux énoncés ou aux pensées. S. Kripke atteint cette conclusion à partir d’un argument centré sur la discussion d’un exemple 1, inspiré de la discussion par Wittgenstein pour savoir en quoi consiste le fait de suivre une règle 2. Supposons qu’on me demande de répondre à la question suivante : combien font 68 + 57 ? Puisque je sais compter, je serai conduit à répondre : 125. Cette réponse semble non seulement la seule possible en vertu des principes de l’arithmétique, mais également la seule qu’on puisse donner si l’on comprend la signification de la question, et tout particulièrement la signification du signe « + », donnée par la règle arithmétique correspondant à l’addition. Il nous semble que nous connaissons des faits portant sur ce que signifie « + ». Il nous semble savoir, par exemple, que ce signe dénote une certaine fonction, différente de la fonction « quus » définie ainsi : x quus y = x + y si x et y sont inférieurs à 579878876 ; x quus y = 5 sinon. Mais qu’est-ce qui justifie cette prétention à la connaissance de tels faits ? Kripke soutient que cette prétention n’est pas justifiée. Tous nos usages downloadModeText.vue.download 607 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 605 passés du signe « + » sont compatibles avec le fait que ce signe dénote quus plutôt que l’addition. Notre connaissance des usages corrects de « + » dans le passé ne suffit donc pas à fixer sa signification. Kripke interprète donc la discussion par Wittgenstein pour savoir en quoi consiste le fait de suivre une règle comme la présentation d’un problème sceptique. Il soutient que Wittgenstein apporte une solution également sceptique à ce problème, du même type que celle que Hume apportait à sa critique de la causalité. Cette solution est liée à l’argument qu’il oppose à la possibilité d’un langage privé. Selon Kripke, Wittgenstein abandonne l’idée selon laquelle nos attributions de significations posséderaient des conditions de vérité fondées sur des faits objectifs : il n’y a rien « dans la tête » d’un

sujet qui pourrait expliquer ce qu’il veut dire en utilisant un mot. Nous devons nous interroger plutôt sur les circonstances réelles dans lesquelles nous utilisons des phrases attribuant des significations, et établir les conditions dans lesquelles de telles phrases peuvent être utilisées correctement. Cette question possède une réponse, contrairement à l’interrogation sceptique : un sujet applique un mot conformément à la règle spécifiant sa signification s’il se conforme aux usages de sa communauté linguistique. On le voit cependant : la réponse exclut qu’on puisse attribuer des significations à un usage linguistique isolé de ceux d’une communauté. C’est en ce sens que, selon Kripke, le problème des règles rejoint celui du langage privé. Pascal Ludwig ✐ 1 Kripke, S., Wittgenstein on Rules and Private Language, Oxford, Blackwell, 1982, trad. T. Marchaisse, Règles et langage privé, Paris, Seuil, 1996. 2 Wittgenstein, L., Philosophische Untersuchungen, éd. Anscombe, Oxford, Blackwell, 1953. ! LANGAGE PRIVÉ, RÈGLE, SIGNIFICATION KULTURKRITIK ! CULTURE downloadModeText.vue.download 608 sur 1137 downloadModeText.vue.download 609 sur 1137

L LAIDEUR Du francique lai, « désagréable », « contrariant », « rebutant », apparenté à l’anglais loath, et à l’allemand leid. ESTHÉTIQUE Ce qui provoque répulsion et inquiétante étrangeté, en raison soit de son caractère déplaisant, grotesque ou monstrueux, soit du phénomène de dégradation qui y est associé. Longtemps expulsée de tout art et de toute pensée parce que manifestation de moins-être, mais revalorisée à l’époque moderne, autant du point de vue de la création artistique (Hugo, Préface à Cromwell) que de la perception esthétique. La question de la laideur s’est bien peu posée au cours des

siècles, car il s’agissait surtout d’interroger la beauté, alliée alors au bon, au bien et au vrai, tel le Kalos Kagathos de Platon. De même, l’Ancien Testament dénonce dans celui qui est laid, défiguré ou déformé, un affront à Dieu qui a créé l’homme à son image et ressemblance 1. La laideur est perçue comme un châtiment, la manifestation visible d’un péché et d’un vice, au contraire de la beauté qui s’apparente à un don gratuit, mieux, à une vertu 2. Affectée de déficience ontologique, elle est traitée par saint Augustin comme une apparence erronée 3, et cela rejaillit sur l’appréhension de l’art : la peinture est vanité et fausseté, puisqu’on n’admire point les originaux ainsi que le note Pascal 4, dans le droit fil de Platon 5. À l’époque cartésienne, le laid est assimilé au désordre, à l’anarchie, à la passion. Des peintres comme Bosch ou Bruegel représentent des monstres, des excroissances de chair ; le peuple est figuré souillé, ignorant (cf. le double sens de « vilain »). Cependant, une fois peinte, gravée ou dessinée, devenue motif artistique, la laideur accède à la haute sphère de la beauté. Ce qui paradoxalement renvoie à la philosophie de Plotin et à la fonction de spiritualisation qui est celle de l’art : l’artiste transforme la matière (laide) en une forme rationnelle (belle). Avec l’apparition de l’esthétique au milieu du XVIIIe s., le laid tend à devenir une faute de goût. Cependant, la querelle entre Winckelman et Lessing au sujet du cri « trop beau » que pousse Laocoon pose la question de la relation entre le laid et l’idéal. Selon le premier, la souffrance ne peut enlaidir un tel visage, Laocoon maîtrise sa peine. Lessing, lui, constate qu’un cri de douleur n’aurait pu être beau puisqu’« une bouche béante est [...] en sculpture un creux »6 ; les auteurs ont ainsi sacrifié l’expression à la beauté formelle 7. Le laid réaliste et expressif est exclu au profit d’une beauté idéale, irréelle. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant remarque que le beau est ce qui plaît universellement sans concept. « Dès lors, [...] toute recherche d’une finalité orientée devient automatiquement le critère du laid », constate M. Gagnebin 8. Le goût s’érige en jugement tandis que le laid et le beau s’embrasent dans un concept qui oscille entre terreur et admiration, le sublime. Fort de ces nouvelles appréhensions, le romantisme ouvre la voie aux Caprices de Goya, aux monstres de Hugo, aux grotesques, aux descriptions brutes de Zola et de Huysmans, à la Charogne de Baudelaire. À l’aube de la modernité, la laideur est jugée à la fois réaliste, impitoyable, déconcertante et anarchiste. Fait étrange, elle n’est plus simplement comprise dans les formes des monstres, mais contamine aussi la forme de l’art. L’expérience du laid s’assimile à un apprentissage du regard. Voir le laid, c’est voir ce qui est autre, original, impertinent, dérangeant, fascinant. En définitive, la beauté ennuie ; essais

philosophiques et esthétiques vont revaloriser en ce sens le pouvoir du laid. La laideur est ainsi la marque de l’oeuvre du temps sur l’homme, le symbole de la mort chez Gagnebin, un des auteurs les plus engagés dans la recherche sur le laid. Les oeuvres de Goya, d’Ensor, de Cremonini ou de Czapski, les performances du « Body Art » après la Seconde Guerre mondiale, déclinent ce thème de la finitude humaine (perspective philosophique) ou de la castration, de la mutilation (perspective psychanalytique) en le rendant présent à travers l’immondice et l’inacceptable. Le laid est d’ailleurs perçu comme le signe avant-coureur d’une mort, un mauvais présage par downloadModeText.vue.download 610 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 608 Sartre 9. Fasciné par la prééminence du laid dans l’art moderne et effectuant une différence essentielle entre la laideur dans l’oeuvre et la laideur de l’oeuvre, M. Ribon ne cesse à son tour de sonder l’écart qui rend une oeuvre belle. D’autres auteurs travaillent aux interfaces qu’une esthétique du laid peut entretenir avec le médical (J.L. Fischer, Canguilhem, Foucault), le Pharmakon (Derrida), la monstruosité (Lascault), l’imaginaire (Krestovski) ou même le destin. Ils interrogent la laideur à l’aune de ce que le spectateur projette sur l’autre. La force du laid est dans cette multitude de propositions cachées que la surface d’une toile, le grain d’une pellicule, tentent de mettre au jour. ▶ À travers tous ces mouvements de pensée, dans une époque agitée par des catastrophes naturelles et des crimes monstrueux, la laideur, considérée comme une fatalité à défaut d’être fatale, telle la beauté, est devenue une catégorie esthétique autonome, dont la violence révulse et attire simultanément le regardeur. Carole Wrona ✐ 1 Voir Lévitique XXI, 16-24. 2 Bayer, R., Traité d’esthétique, A. Colin, Paris, 1956, p. 108. 3 Gagnebin, M., Fascination de la laideur, la main et le temps, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1978, p. 94 (2e éd. remaniée, avec l’addition d’une postface « L’en-deçà psychanalytique du laid », Seyssel, Champ Vallon, 1994).

4 Pascal, B., Pensées, fragment 134. 5 Platon, la République, III, passim. 6 Lessing, Laocoon (1766), chap. II, trad. Hermann, Paris, 1990, p. 51. 7 Cf. aussi, op. cit., chap. XXIII et XXIV, p. 159. 8 Gagnebin, M., op. cit., p. 103. 9 Sartre, J.-P., « Le séquestré de Venise », in Situations, t. IV, Gallimard, Paris, 1964, pp. 341-342. Voir-aussi : Canguilhem, G., Le normal et le pathologique (1966), PUF, coll. Quadrige, Paris, 1999. Castelli, E, Le démoniaque dans l’art, Vrin, Paris, 1958. Fischer, J. L., Monstres, histoire du corps et de ses défauts, SyrosAlternative, Paris, 1991. Foucault, M., Les anormaux, cours au collège de France (19741975), Gallimard, Paris, 1999. Krestovsky, L., La laideur à travers les âges, Seuil, Paris, 1947. Lascault, G., Le monstre dans l’art occidental, Klincksieck, Paris, 1973. Monestier, M., Les monstres (1978), Tchou, Paris, 1996. Polin, R., Du laid, du mal, du faux, PUF, Paris, 1948. Ribon, M., Archipel de la laideur, essai sur l’art et sur la laideur, Kimé, Paris, 1995. ! BEAUTÉ, DRAME, ESTHÉTIQUE, SUBLIME LAMARCKISME BIOLOGIQUE, HIST. SCIENCES Doctrine manifestant l’adhésion à la philosophie zoologique de Lamarck. Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829), après avoir rédigé une Flore françoise (1779), entre en chaire des invertébrés (Vers) et devient professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris en 1793. De nouvelles fonctions, un intérêt marqué pour la physique naturelle et la météorologie, l’étude de nombreux fossiles d’invertébrés montrant autant de successions graduées de formes, et surtout une compréhension physico-chimique

des phénomènes de la vie, permettent à Lamarck d’énoncer une histoire du vivant dite « transformiste », car elle conçoit la possibilité, pour les espèces (animales et végétales), de se modifier sous l’influence de « circonstances » et d’« habitudes ». Ces dernières pouvant être conservées par la descendance de l’individu grâce à « l’hérédité des caractères acquis » 1. Lamarck envisage donc la transformation des espèces au fil du temps, ce à quoi son contemporain et collègue Cuvier (1769-1832) s’oppose. En physicien plus qu’en naturaliste, Lamarck cherche les causes de ces transformations. Ce motto sera repris à la fin du XIXe s. et au début du XXe s. aux États-Unis (Hyatt et Cope), puis en Europe (Haeckel, en Allemagne ; Spencer, en Angleterre ; Giard, Delage, en France, etc.) par lesdits « néolamarckiens ». Ces derniers refusent un ultradarwinisme laissant une trop grande place au hasard, au détriment d’une explication physico-chimique des causes de l’évolution. Cédric Crémière ✐ 1 Voir notamment Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), précédé du Discours d’ouverture du cours de zoologie donné au Muséum d’histoire naturelle (an X), Fayard, Paris, 1986. Et Philosophie zoologique (1809), présentation et notes par A. Pichot, Garnier-Flammarion, Paris, 1994. Voir-aussi : Blanckaert, C., Diara, A., etc., « Les néolamarckiens français », in Revue de synthèse, 3e série, 95-96, t. C. Albin Michel, Paris, juillet-décembre 1979. Corsi, P., Lamarck, genèse et enjeux du transformisme (17701830) (1983 pour la première édition italienne), CNRS éditions, Paris, 2001. Laurent, G. (dir.), Jean-Baptiste Lamarck, 1744-1829, travaux du colloque international d’Amiens, 1994, CTHS, Paris, 1997. Laurent, G. (dir.), la Naissance du transformisme. Lamarck entre Linné et Darwin, Vuibert-Adapt, Paris, 2001. ! DARWINISME, ÉVOLUTION LANGAGE Via le vieux français linguaige (Xe s.), du latin lingua, « langue ».

Insistons tout d’abord sur le fait que tout système de signes ayant pour fonction la communication d’informations n’est pas un langage. Il faut, en outre, que le système soit compositionnel, c’est-à-dire qu’il permette l’engendrement d’un nombre infini de signes complexes, à partir d’un nombre fini de signes simples et de règles grammaticales. Si l’on considère cependant qu’il suffit qu’un système de signes soit compositionnel pour être un langage, on devra reconnaître l’existence de langages animaux. Les abeilles utilisent en effet un tel système productif pour communiquer de l’information. C’est la raison pour laquelle il convient d’ajouter la condition selon laquelle l’information communicable à l’aide d’un langage doit pouvoir servir de contenu à des pensées. Par « pensée », on entend ici un certain état d’esprit relié à d’autres états du même type par des liens normatifs. Les pensées, ainsi décrites, sont soumises à des normes de rationalité : la possession de certaines pensées implique normativement la possession d’autres pensées. On ne peut par exemple pas croire qu’un éléphant blanc hante la savane sans croire qu’un éléphant hante la savane, ou sans croire qu’il y a une savane. GÉNÉR. Fonction propre de l’homme par laquelle il peut exprimer sa pensée et la communiquer au moyen de signes institutionnalisés. Par extension, tout répertoire de signes ou de signaux susceptibles de transmettre une information. Le langage est une institution spécifique et universelle de l’humanité. La comparaison entre le langage humain et la communication animale est probante : tout système instinctif de transmission de l’information se heurte au caractère limité downloadModeText.vue.download 611 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 609 du signal transmis, qui ne permet ni le commentaire, ni le dialogue, ni le mensonge. Le commentaire et le mensonge sont rendus possibles (ou

nécessaires) par le fait que la signification langagière est autre chose que la simple correspondance bi-univoque entre un signe et son réfèrent. Il y a une distance entre les mots et les choses, qui fait du langage l’objet pour lequel devient pertinente la question de la vérité, de l’adéquation entre le dit et le fait : cette question n’a pas de sens pour la communication animale. C’est alors la pensée elle-même qui est en jeu dans le langage, et plus spécialement la pensée conceptuelle : si elle trouve dans le système des règles de signification et dans les catégories grammaticales la forme à travers laquelle elle peut s’élaborer, il lui faut trouver les moyens d’assurer qu’elle est bien pensée de quelque chose, et non une pure fabulation. C’est qu’en effet cette même distance ouvre le langage humain à la dimension de l’imaginaire : le langage peut évoquer l’absence, dire ce qui n’est pas, non seulement en témoignage de ce qui est ailleurs ou passé, mais aussi comme possibilité infinie d’invention, de jeu et de métaphore. Le langage ne saurait alors être réduit à un simple instrument : le beau mensonge, l’illusion poétique, lui est consubstantiel, et le définit comme un monde de signes artificiels interposé entre l’homme et la nature. C’est cette même condition qui fait du langage une arme performative, par laquelle on peut forcer les volontés. La rhétorique est ainsi un art de la guerre en paroles, dans laquelle il importe de rendre fort le plus faible argument 1, puisqu’est en jeu la maîtrise du monde que l’homme a institué entre la nature et lui : la politique, la science, l’art, la religion, sont autant de domaines qu’un usage du langage a façonné, et peut modifier. Le langage peut alors se comprendre comme une métainstitution, qui traverse toutes les autres comme un principe immanent, et qui s’incarne en chacune sous une forme différente : langues variant d’un peuple à l’autre, jargons divisant les métiers et les classes, normes de discours, styles personnels ou collectifs sont à la fois les formes concrètes et contraignantes dans lesquelles apparaît le langage comme tel, et des instruments de séparation des hommes. La tentation est alors de retrouver ou de produire une langue transparente, qui manifesterait l’essence du langage en évitant la désunion imputée aux parlers positifs. Mais l’idée d’une langue universelle oublie que c’est la distance entre les hommes qui rend possible le dialogue, aussi bien comme mésentente que comme entente, de la même façon que c’est la distance des mots aux choses qui, si elle comporte le risque de l’erreur ou du mensonge, fait du langage autre chose qu’un système de désignations. Il en va de même pour les développements de « langages » formels, qui ne sont pas à proprement parler des langages, puisqu’ils sont des systèmes d’échange d’information bi-univoques : n’ayant pas les faiblesses du langage humain, ils n’en ont pas non plus les virtualités. Sébastien Bauer ✐ 1 Protagoras, in Aristote, Rhétorique, II, 26, 1402 a 23. Voir-aussi : Descartes, R., Lettre à Newcastle, in Correspondance

avec Élisabeth et autres lettres, GF-Flammarion, Paris. Locke, J., Essais sur l’entendement humain, trad. Coste 1972, Vrin, Paris. Mallarmé, S., « Variations sur un sujet », in Le mystère dans les lettres, éd. 1945 des OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris. Mounin, G., Sept poètes et le langage, 1992, Gallimard TEL, Paris. Nietzsche, F., Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. M. Haar et M.B. de Launay, 1973, OEuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris. Platon, Cratyle, trad. L. Robin, 1950, OEuvres complètes I, Gallimard, Paris. Rousseau, J.-J., Essai sur l’origine des langues, in OEuvres, éd. Bry, tome IX, 1858. Saussure, F. de., Cours de linguistique générale, 6e éd. 1964, Payot, Paris. ! COMMUNICATION, INTERSUBJECTIVITÉ, PAROLE, SIGNE, SYMBOLE LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT Système compositionnel de signes possédant une grammaire et une sémantique, et permettant l’expression et la communication de pensées conceptuelles. Les signes, les idées et les choses La capacité linguistique apparaît comme une capacité psychologique des êtres humains, au même titre que l’audition et la vision. La philosophie tente d’élucider certaines des notions fondamentales auxquelles il faut faire référence pour expliquer cette capacité : les notions de signe, de signification et de compréhension. Dans le livre 1 du traité De l’interprétation, Aristote inaugure une telle réflexion en établissant une relation entre les trois termes suivants : les « sons émis par la voix », les « états de l’âme » et les « choses dont ces états sont les images » 1. L’utilisation d’expressions linguistiques permet, en premier lieu, l’expression des pensées, leur représentation. La théorie classique du langage, qui trouve son aboutissement dans la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot 2, repose essentiellement sur cette idée : les phrases ne sont rien d’autre qu’une représentation codée des pensées, qui nous permet de les « signifier » à autrui. À l’époque classique, les deux premiers termes du triangle aristotélicien, les « sons émis par la voix » et les « états de l’âme » font donc l’objet

d’une étude privilégiée. La philosophie du langage apparaît avant tout comme une philosophie des représentations linguistiques – les « signes » –, des représentations mentales – les « idées » –, et de leurs relations dans la communication. La notion de signe possède une généralité plus grande que celle de signe linguistique : à côté de ces signes d’institution, ou conventionnels, que sont les mots, les classiques étudient les signes naturels, comme la fumée dans son rapport au feu. D’une façon générale, il y a signe lorsqu’on peut discerner un renvoi entre une chose, qui sert de signe, et une autre, qu’elle signifie. Le signe possède donc une double nature, puisqu’on peut toujours le considérer ou bien en lui-même comme chose, ou bien comme simple indice renvoyant à autre chose que lui. Si les signes naturels sont les indices d’événements naturels, les signes d’institution que sont les mots symbolisent des idées. Malgré sa polysémie à l’époque classique, le concept d’« idée » possède un rôle épistémologique central. Les idées sont en effet, comme les mots, des signes. Contrairement aux mots cependant, elles sont directement accessibles aux sujets connaissants, et leur existence ne présuppose rien d’autre que celle de l’ego. D’autre part, les idées ne sont pas, en règle générale, des signes d’autres idées, mais des signes des choses extérieures. Les philosophes classiques du langage proposent une théorie réductionniste et psychologique de la signification. Si l’on part d’une notion primitive d’idée – « le downloadModeText.vue.download 612 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 610 mot idée, écrivent Arnauld et Nicole, est du nombre de ceux qui sont si clairs qu’on ne peut les expliquer par d’autres »3 – et de la relation primitive de symbolisation entre les idées et les choses, on peut déduire une seconde relation, indirecte, de symbolisation entre les mots et les choses : les mots symbolisent les choses parce qu’ils sont des signes des idées, qui elles-mêmes sont des signes des choses. La réduction classique des signes linguistiques aux signes mentaux suscite des interrogations. Pourquoi, en effet, les idées symbolisent-elles les choses ? Une réponse possible à cette question consiste à concevoir les idées sur le modèle des images. Les images semblent symboliser ce qu’elles dépeignent en vertu d’une relation de ressemblance. Pourquoi n’en irait-il pas de même de la relation de représentation unissant les idées aux choses ? Berkeley a opposé une puissante objection à cette proposition 4 : il paraît impossible d’associer des images à tous les mots d’une langue. Quelle image, par exemple, associer à l’expression générale « tous les hommes » ? Ou à l’expression « deux week-ends sur trois » ? La question devient plus redoutable encore lorsqu’on pense aux termes logiques, par exemple au conditionnel : si une image donne la signification de l’expression « si... alors », quelle peut-elle bien être ?

Langage et signification Au XIXe s., l’idée d’une réduction psychologique de la notion de signification linguistique est apparue intenable à toute une génération de philosophes du langage également formés à la logique. Frege 5 et Husserl 6, qui apparaîtront plus tard comme les deux grandes figures fondatrices des deux principales écoles de la philosophie de la signification au XXe s., la phénoménologie et la philosophie analytique, se rejoignent dans un refus commun d’un tel détour mentaliste. La cible principale de ces philosophes logiciens est le psychologisme, compris comme la thèse selon laquelle les lois de la pensée ne sont rien d’autre que des régularités naturelles. Frege et Husserl soutiennent au contraire l’universalité et l’objectivité des lois de la logique, et, corrélativement, de la signification. Il leur semble absurde que les significations des mots, par définition accessibles à tous les locuteurs compétents d’une langue, puissent être réduites à des représentations mentales subjectives, susceptibles donc de varier d’individu à individu. Doit-on pour autant, afin d’étudier les contenus de pensée, et donc les significations, partir des relations entre les mots et les choses, et donc de l’analyse linguistique, ou fautil plutôt tenter d’étudier ces contenus indépendamment de leurs habillages linguistiques possibles ? Les traditions analytiques et phénoménologiques sont en désaccord sur ce point. Fidèle à une inspiration cartésienne, la phénoménologie soutient que l’étude des pensées suppose une méthodologie en première personne. C’est en effet au travers des actes d’une subjectivité pure, accessibles grâce à l’opération de réduction phénoménologique, que la donation du sens est analysée dans cette tradition. En revanche, un lien étroit entre langage et pensée conceptuelle a été reconnu tant par certains linguistes que par un important courant de la philosophie contemporaine. En linguistique, Chomsky a souligné que les systèmes de signes proprement linguistiques, contrairement à d’autres systèmes productifs, permettent des échanges d’informations abstraites qui sont indépendants des stimuli environnementaux 7. Alors qu’un signal animal porte toujours sur un objet, un événement ou une caractéristique particulière de l’environnement, les mots peuvent transmettre des informations générales et abstraites. On peut parler de l’homme en général, ou de l’espace en général, indépendamment des propriétés possédées par tel homme en particulier, ou par telle localisation spatiale particulière. La conviction selon laquelle seule une analyse philosophique du langage peut conduire à une élucidation des

concepts philosophiques fondamentaux de la philosophie, caractérise le courant de la philosophie du XXe s. qu’on nomme philosophie analytique. Même si cette thèse est controversée, on peut suivre M. Dummett et faire remonter cette conviction aux travaux de Frege 8. Celui-ci, dans les Fondements de l’arithmétique, répond en effet à la question de savoir comment un objet tel qu’un nombre peut être donné à la connaissance en étudiant une question différente, qui porte sur certains énoncés linguistiques, et qu’on peut formuler ainsi : comment le sens d’énoncés faisant référence à des nombres peut-il être déterminé ? Cette stratégie, qui consiste à tenter de répondre à une question portant sur un certain type d’entités, en la reformulant comme une question portant sur le sens de certains énoncés linguistiques, a eu une postérité importante dans la tradition analytique. Un philosophe comme Carnap va jusqu’à soutenir qu’il faut reformuler les questions métaphysiques comme des questions linguistiques pour pouvoir leur donner un sens 9. La possibilité qu’une telle stratégie conduise à la résolution de problèmes philosophiques substantiels a cependant été remise en cause à l’intérieur même de la tradition analytique. G. Evans tente ainsi dans son oeuvre maîtresse 10 de caractériser certaines façons de penser à un objet qui soient indépendantes du langage, et explique dans un second temps certains modes linguistiques de référence à des objets à l’aide de ces manières de penser, renversant ainsi la démarche classique en philosophie analytique. Pascal Ludwig ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1959. 2 Arnauld et Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, Paulet, Paris, 1969. 3 Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, Champs-Flammarion, Paris, 1970. 4 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, trad. D. Berlioz, GF, Paris, 1991.

5 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. Frege, G., Die Grundlagen der Arithmetik, Breslau, W. Koebner, trad. C. Imbert, les Fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1972. 6 Husserl, E., Recherches logiques, trad. fr. H. Elie, A. Kelkel et R. Scherer, PUF, Paris, 1959. 7 Chomsky, N., Le langage et la pensée, trad. L.-J. Calvert, Payot, Paris, 1990. 8 Dummett, M., Les origines de la philosophie analytique, 1988, trad. M.-A. Lescourret, Gallimard, Paris, 1991. 9 Carnap, R., « Empirisme, sémantique et ontologie », in Signification et nécessité, trad. F. Rivenc et P. de Rouilhan, Gallimard, Paris, 1997. 10 Evans, G., The Varieties of Reference, Oxford University Press, 1982. ! GRAMMAIRE, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION downloadModeText.vue.download 613 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 611 ∼ LANGAGE DE LA PENSÉE En latin : lingua mentis, oratio mentalis ; en anglais : language of thought. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, PHILOS. ESPRIT Langage intérieur, soit pure voix spirituelle, soit système de signes physiques inscrits dans le cerveau. La distinction stoïcienne, puis augustinienne, entre un langage interne (« verbe intérieur ») et externe (« voix proférée ») se retrouve chez les médiévaux, en particulier chez Thomas d’Aquin et Occam, qui élaborent l’idée d’une langue composée de signes mentaux innés et dotée d’une syntaxe, doublant la langue parlée, et seul moyen de communication des anges. La notion se trouve aussi chez Hobbes et Locke. Des théoriciens contemporains des sciences cognitives comme J. Fodor 1 ont réinventé cette notion dans le cadre de la conception d’une grammaire universelle innée. Ils supposent que le langage de la pensée est un code interne de symboles physiques,

codé dans le cerveau comme les langages formels sont codés dans les circuits d’un ordinateur. Ce « mentalais » est supposé expliquer le raisonnement et la compétence linguistique. ▶ Comme ses versions antérieures, cette hypothèse d’un langage mental pose le problème des relations du langage et de la pensée, mais ne le résout pas. On ne voit même pas comment elle pourrait recevoir une confirmation empirique : car même si l’on découvrait des symboles dans le cerveau ayant une structure plus ou moins proche de ceux d’une langue naturelle, comment pourrait-on traduire ces symboles dans cette langue, c’est-à-dire les interpréter ? Pascal Engel ✐ 1 Fodor, J., The Language of Thought, MIT Press, Cambridge (MA), 1975. Voir-aussi : Panaccio, C, le Discours intérieur, Seuil, Paris, 1999. ! LANGAGE, PENSÉE, SYMBOLE ∼ LANGAGE PRIVÉ LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT Langage dont les conditions de signification sont des expériences privées, c’est-à-dire intérieures. La possibilité d’un langage privé est tacitement admise dans la philosophie moderne (Descartes, Hume) et dans la philosophie contemporaine (courant phénoménologique, certains représentants des sciences cognitives). Elle est critiquée dans la philosophie de la psychologie développée par Wittgenstein 1. Si l’on accepte la thèse selon laquelle un langage suppose des règles, une règle privée constitue une contradiction in adjecto 2 : l’absurdité d’un langage privé apparaît clairement. Une règle privée est impossible puisque les conditions mêmes du contrôle de la règle supposent une instance extérieure à celui qui la pratique. Son unique locuteur ne pourrait comprendre son langage privé. Et même un langage commun, comme le français, devient impossible si ces conditions de signification sont privées. ▶ Si cet argument est correct, les nombreux philosophes qui tiennent pour acquis la possibilité de « pénétrer en soimême », d’explorer une conscience pure, voire de se référer à des contenus non conceptuels, font fausse route.

Roger Pouivet ✐ 1 Wittgenstein, L., Philosophische Untersuchungen, trad. Investigations philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, § 243-255. 2 Bouveresse, J., le Mythe de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976, particulièrement les chap. 3 et 4. ! INDIVIDUALISME, JEU DE LANGAGE ∼ TROUBLES DU LANGAGE LINGUISTIQUE, PSYCHOLOGIE Perturbations de l’expression orale ou écrite, dues à la modification pathologique d’aires spécifiques du cerveau. Depuis 1864, on les nomme aphasies. Si la mention de l’abolition de la parole apparaît dès la médecine antique, c’est au XIXe s. que se fait un partage clair entre paralysie des organes de la parole et incapacité acquise du patient à utiliser ces mêmes organes, demeurés mobiles, à des fins d’expression. Définir les aphasies s’inscrit à partir de Broca (1861) dans le projet d’une connaissance de l’homme qui retient de Gall l’idée de facultés spécifiques à un domaine, mais choisit en même temps de les identifier, contre lui, par la seule pathologie. ▶ La question est alors posée de savoir si l’étiologie neurologique des troubles du langage permet d’assigner au cerveau la mémoire verbale (Bergson) ou l’usage intentionnel des mots (Peirce). Le trait essentiel des troubles du langage, leur sélectivité, que Jackson a caractérisé par l’opposition entre un langage automatique conservé et un langage propositionnel aboli, pose une autre question. Comment peut-il y avoir un comportement verbal dont rendent raison le respect ou le non-respect d’une règle, l’indisponibilité ou la conservation d’une catégorie du lexique, alors que la cause d’un tel comportement est une pathologie physique indifférente à toute distinction conventionnelle ? L’antinomie causes physiques / descriptions linguistiques, pour être dépassée, semble exiger une modélisation de la parole où chaque niveau de représentation est à la fois une étape dans la formation de la phrase et

la description symbolique d’un état physique. Pour le neurolinguiste, les manifestations spontanées des troubles n’ont pas la valeur de critères d’identification, permettant à eux seuls une classification ; ce sont des symptômes, nécessitant la reconstitution d’une architecture fonctionnelle sous-jacente, lésée dans son implémentation. Il reste que, non seulement cette approche suppose résolus les problèmes afférents à l’idée de connaissance tacite, mais que le comportement verbal de l’aphasique ne peut être décrit entièrement en termes d’erreurs et d’omissions. Qu’il s’agisse d’articulation, ou d’interprétation des énoncés d’autrui, tout se passe comme si diverses stratégies de réparation étaient à l’oeuvre, qui font des troubles du langage le point de départ d’une activité guidée par des normes reconnues autrement, mais jamais entièrement ignorées. Denis Forest ✐ Bergson, H., Matière et mémoire, Paris, 1982. ! MÉMOIRE, RÈGLE, REPRÉSENTATION downloadModeText.vue.download 614 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 612 Le langage peut-il tout dire ? La troublante ambiguïté du langage requiert des distinctions capables d’en préciser les enjeux. Le caractériser comme moyen de dire, corrélatif d’une certaine puissance, aurait le double avantage de limiter sa qualification d’instrument et d’impliquer d’emblée les fins de dialogue et d’identification de l’expérience qui le fait diversement advenir. Quels que soient les motifs pragmatiques de la nomination et de l’éclairage des choses qui l’entourent, l’homo loquens ne se réduit pas à l’homo artifex : en deçà du déploiement à des fins utilitaires de conventions linguistiques, des exigences vitales tendent

à se faire jour. Outrepassant les limites du dire (autrement dit du langage articulé, sous les espèces de la multiplicité des langues), une aptitude infinie à capter ou à assigner du sens à notre vie caractérise le langage lato sensu, marqué par une tension constante entre le dicible et l’indicible. Cette tension témoigne des incidences de notre insertion dans le symbolique – portés que nous sommes par des mouvements de symbolisation. Ce n’est que par rapport à ce premier questionnement qui porte sur le dire lui-même, ou plus exactement sur le lien langage / dicible / indicible, que peut prendre corps l’interrogation sur la capacité du langage à tout dire. Une fois ouvert, tout procès de dicibilité – un « dire quelque chose » qui en entraîne d’autres, porté par de l’ineffable, vivifie de l’indicible – tend à une certaine totalisation : le parcellaire ou l’interruption prématurée nuiraient à l’intelligibilité visée. Mais atteindre absolument cette totalisation est une autre affaire. Même si l’on en admet la possibilité sur certains registres, dans l’ordre pratique, on se rend bien compte qu’en général l’exhaustivité – épuiser le parcours du sens, de son émergence avant qu’il ait été proféré jusqu’aux résonances ultimes de l’énoncé, demanderait un temps indéfini. De toute manière, si le monde est en devenir – avec les différents rythmes qui scandent l’évolution des groupes humains, du temps sera nécessaire pour dire plus, tandis que dans l’espace comme dans le temps, on ne pourra échapper à dire autrement. Le « tout » ne manquera pas de se démultiplier. Dès lors, reconstituer une genèse du dire amènera à le situer par rapport à une exigence préalable – vitale – d’expression, en vis-à-vis d’un éclairage de l’expérience conduite en direction d’un monde où prend corps l’intelligibilité. À ce « pourquoi dire ? » s’adjoindra un « comment dire ? » pris en charge par les langues, dont la pluralisation module et relativise la visée totalisante. Un coup d’oeil diachronique permettra alors de cerner les modalités théoriques et interprétatives qui ont abordé le langage au cours de l’histoire – en particulier occidentale. Avant d’essayer de remonter fondativement à l’antagonisme socio-historique et existentiel du dire et de l’interdire, relayés par des « devoir » dire ou ne pas dire distincts de notre « pouvoir dire ». On sera finalement appelé à

référer le langage au questionnement, où l’exigence d’écoute – couvant un « à dire » – assure une révolution critique, riche des ouvertures signifiantes qui pourront conférer son authenticité à l’homme contemporain. RAISONS DE DIRE O n ne saurait mesurer l’extension du dire, sans s’accorder sur sa compréhension, en en saisissant le pourquoi ? et le comment ? Il s’agit là d’un problème essentiel à l’élucidation de la condition humaine, même s’il y a une frontière énigmatique avec le versant extérieur – et antérieur – à l’homme : un univers qui ne serait pas parvenu à se dire serait-il univers et – comme l’avait marqué l’immatérialisme berkeleyien – quel statut aurait une réalité débranchée de toute perception et conception ? De toute manière, la complémentarité rationnelle du pourquoi ? et du comment ? doit être envisagée, avant d’en déceler d’éventuelles limites. POURQUOI DIRE ? S i l’intention et la capacité de dire sont le propre de l’homme, la question ne s’en pose pas moins de savoir si les « choses », qui ne parlent pas, n’en peuvent pas moins nous paraître, sous un certain angle, avoir « quelque chose à dire ». Ou bien elles incitent, notamment poètes et romanciers, à en dire quelque chose, voire à leur conférer des qualités, à l’instar d’Estaunié 1. Ou bien elles s’inscrivent, à la faveur d’une optique au contraire théorique ou scientifique, dans un univers à éclairer et à dire. Dans le premier cas, il y a comme un « mouvement rétrograde » du sens : dans un espace où l’inertie se prêterait déjà à l’animation et à l’art. Dans le second, il est stipulé, en direction peut-être d’un certain hégélianisme – relayé par le principe anthropique, récemment mis en avant – que si la réalité physique ne s’organisait pas, à travers la vie et au-delà, de façon à être dite, elle serait nulle et non avenue. Advenir n’impliquait-il pas, virtuellement ou à longue échéance, une réflexivité qui l’homologue ? Ce serait de concert avec l’essor d’une symbolisation en quête de sens qu’adviendrait un monde sensible – rendant sensible et monde ce qui n’était ni recueilli ni dit (double sémantèse

du legein) : des éléments dont les noms évoqueraient le bruit et le chaos. Le palier du vivant est certes décisif. L’ancrage organique du langage, qui en limite le caractère artificiel et instrumental, ne permet guère, au moins depuis Darwin, de brûler l’étape de l’« expression des émotions ». Là où les mouvements de la réalité cosmique prenaient la forme d’explosions, après l’émergence des enveloppes cellulaires, la vie cherchera à s’extérioriser dans l’expression. Non seulement l’organisme sent et tend à exprimer ce senti dans un milieu où se dessine une communication avec des congénères, mais la subjectivation qui s’y fait jour préfigure celle, plus riche de conséquences, d’un corps humain qui intensifiera et démultipliera cette expressivité – diversement transfigurée par les procès de symbolisation, résultant notamment de l’acquisition de la station debout. Dès lors, le langage humain s’épanouira et se structurera selon la triple relation (entretenue par l’énoncé avec l’état de choses dont on parle, le sujet parlant, le sujet interpellé) soulignée par Bühler 2 : Darstellung (représentation / symbole), Ausdruck (expression / symptôme), Appell (appel / signal). Dans ce cadre, l’aboutissement du dire d’un locuteur rencontre la résistance de quelque interlocuteur – source d’éventuels malentendus – et immanquablement d’un référent plus ou moins opaque. La complémentarité d’axes horizontal (Homme-Homme) et vertical (Homme-Univers) est lourde de downloadModeText.vue.download 615 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 613 conséquences anthropologiques, relatives nommément à une visée totalisante du dire. De toute manière, la réponse au Pourquoi dire ? s’oriente vers le double registre de la subjectivité et de l’objectivité. Dans le premier cas, on reconnaîtra un besoin de dire, prenant différemment corps dans des processus complémentaires d’expression et de communication – complexifiée par rapport au règne animal – auxquels succédera l’opposition entre expression et signification (elle-même tendue entre le « faire signe » et le « faire sens »). Dès lors, sur le fond d’un

« dire quelque chose » de notre être au monde, dont il importe de conjurer la régression « égoïque », s’institue la polarité dialogale du « se dire » et du « dire à l’Autre ». Tandis que la faiblesse des Sujets peut contribuer à manquer au dire dont d’autres seraient capables. Faute de motivation pour s’exprimer, penser, communiquer, le dire est amoindri ou annihilé. Dans l’autre cas, le dire s’articule sur une expérience à dire (qu’autorise à son niveau le principe du déterminisme), qui mobilisera toutes sortes de quêtes de sens et d’intelligibilité. Ainsi, l’éclairage et la détermination de ce qui advient dans notre milieu s’organise dans le cadre d’une dicibilité de l’univers. Le « pouvoir dire » de l’homme est porté par un « pouvoir être dit » du devenir. Même si c’est une véritable révolution qui s’opère : du devenir muet aux Sujets qui le disent, en niant-dépassant sa fluence par un ensemble de mises en relation – analysables. Du côté du monde extérieur, la prise peut laisser à désirer, posant le problème de l’indicible et de l’ineffable : à distance de l’irrationnel, mais ouvrant la voie à l’agnosticisme. On y inclura tantôt l’expérience mystique, tantôt des apories métaphysiques comme « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », à laquelle sans doute on ne saurait répondre. À moins que ce soit là un faux problème, posé par un être mortel piégé par la contingence de son être. Dans un cadre différent, il serait tentant – là où l’univers objectivable se prête à la mise en place de trous noirs par l’astrophysique contemporaine – de déclarer indicible ce qui relèverait d’une « transcendance », comme l’imprononçabilité du tétragramme désignant le « Très Haut ». En fait, en deçà du dire, il y a les bruits du monde et la turbulence animale. « Si nous nous taisons, affirme M. Blanchot, ce n’est pas le silence que nous entendrons, mais les bruits ignobles ». L’émergence de l’homo sapiens en quête de clarification doit paradoxalement faire taire bien des sons, avant d’instaurer ceux du langage – et de la musique. Une longue élaboration met « à la raison » un trop plein originel : car, là comme ailleurs, on ne part pas du vide. Les bruits, les grognements, précèdent la transformation de la matière sonore en paroles et énoncés, en chants et mélodies – par delà lesquels peut surgir un silence précieux, dans sa signifiance : celui qui s’accomplit dans le « se comprendre à demi-mot » – complémentaire, sinon antithétique de celui des espaces infinis qui effrayait Pascal. Car la richesse de la pluralité humaine, constitutive d’une « communion », oppose l’élévation à la chute et la joie à l’effroi. Enfin, dès la vie courante, éviter de « parler pour ne rien dire » privilégiera le sens par rapport à l’insignifiant. Viser à l’intelligibilité supposera un travail de conceptualisation,

où les apports de l’objectivation et de l’explication scientifiques, serviront – inégalement peut-être – la compréhension de notre être au monde. La symbolisation et le langage qui la spécifie marquent alors la médiation entre une réalité, évoluant à son insu selon divers degrés de structuration, et la connaissance qu’en peut prendre, à défaut d’un Créateur présumé, un être-dans-le-monde qui en aura pris la peine. Sans doute est-ce en passant du Pourquoi ? au Comment ? que se précisera le lien entre dire et totalité. Dès que l’on a commencé à parler avec quelque « bien fondé », on ne saurait s’arrêter en chemin. Un processus de complémentation commande du « proche en proche » jusqu’à quelque sommation, afin de « s’y retrouver ». Même le « mi dire », proposé par J. Lacan 3, en liaison avec l’interprétation, ne consiste pas à dire à moitié mais, évoquant l’entre-deux des signifiants, dit que « la vérité de l’inconscient est dès lors à situer entre les lignes 4 ». Ce que profère ce mi dire « fait signe, à qui consent à s’en avertir, de l’entrecroisement des signifiants et de la jouissance 5 ». C’est alors parce qu’on n’est jamais assuré anthropologiquement et ontologiquement de tout dire, dans la subséquence d’un Pourquoi que nous arrivons à légitimer, qu’on se tournera vers le Comment, pour y saisir des implications de totalisation. COMMENT DIRE ? É clairer le comment du dire, c’est le lier à l’organisation linguistique. La systématisation inhérente à toute langue convoque la totalisation au niveau des conditions de possibilité du dire. Si nous n’acquerrions pas la capacité de dire le tout – de l’univers à l’ensemble des formations sémiotiques qui permettent précisément de s’en saisir – sans doute ne pourrions-nous rien dire. Car le « tout ou rien » assigné naguère par Rivers à des réactions psychologiques primaires pourrait bien concerner des conditions théorétiques de l’activité linguistique – dont les structures et le fonctionnement spécifient un comment dire qui est un pouvoir dire. Approches diverses de la réalité, les langues ne se donnent-elles pas les moyens de la dire ? Dès lors, si dire stricto sensu relève du langage articulé, deux limites du tout dire se dessineront. D’une part en vertu de la pluralisation interne du champ linguistique en quelques trois mille idiomes, qui différenciera la totalisation en la relativisant. D’autre part à la faveur d’une pluralisation externe, qui cherchera dans les langages de l’art et de la science, notamment, des compétences d’éclairage dont manquait le parler ordinaire. Pour pouvoir dire, il faut certes apprendre à parler : ce qui suppose acquérir, puis disposer des structures – la grammaire – d’une langue. Or, aussi différentes que soient les approches de chacun des nombreux idiomes qui ont cours au sein des groupes humains, elles visent à cerner le tout du monde dont il y a à parler. Ainsi, du point de vue de la langue, apparaît une disposition – un dispositif – à tout dire : dans la mesure où dire quelque chose tend à se systématiser en un tout.

Mais cette totalité, inhérente au système linguistique, est purement formelle et ne préjuge en rien de la sommation plus ou moins réussie des contenus dont on parle. D’ailleurs, l’exercice même de la locution est inégalement opérant. Les obstacles à la totalisation peuvent donc tenir autant à l’incapacité des Sujets qu’à l’opacité ou à la résistance des objets dont ils cherchent à rendre compte. Ainsi, quelle que soit la contingence de l’approche du réel par chacune de nos langues, leur lien à la totalité est essentiel. Par delà les intuitions humboldtiennes liant les langues à des Weltanschauungen, la notion guillaumienne d’« universidée » a l’intérêt de souligner les racines impersonnelles et référentielles d’un « status » de langue, dont dépendra l’ouverture interhumaine de discours, avec leurs mises en oeuvre downloadModeText.vue.download 616 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 614 syntaxiques et stylistiques – et des exigences sémantiques à mettre en forme, non sans restes. Car, sur le fond plurivalent d’une langue, dire n’est pas indifférent axiologiquement et son exercice oscille entre le « mal dit » et l’art de la réussite rhétorique. Tandis qu’une langue est tout entière à notre disposition dans ce que nous avons appelé « l’Instant du Loquor »6 – quel que soit l’emploi discontinu et indéfini que nous en ferons. Les manières très différentes dont des idiomes comme le bantou, le chinois, le basque ou le russe assument leur fonction de dicibilité n’entament en rien la totalité de leur visée. On assistera seulement à un nouveau type de pluralisation – comme au niveau de la catégorie du nombre, où le bantou mettra en jeu des « classificateurs », en deçà de l’unification abstraite à laquelle nous ont accoutumés nos langues indo-européennes. C’est pour tenter de reculer les limites du dire de notre expérience que des activités langagières non linguistiques ont très largement été mises en oeuvre. a) Le premier élargissement concerne d’autres systèmes de signes – correspondant à une sémiotique, dont la diversification (du code de la route, « langage d’action » efficace, aménageant des signaux et des panneaux qu’aucune parole ne remplacerait, aux langages-machines) n’exclut pas la généralité. b) Aux antipodes de l’usage informatif du langage, le poétique n’en a pas moins participé au cours de l’histoire des cultures à enrichir le dire. Plus largement, les arts – picturaux et musicaux – n’ont pas cessé de contribuer à la quête de sens, dans l’expérience humaine. Qu’on se rappelle le « Je voudrais parler musique » du jeune Gide dans les Cahiers d’André Walter (1891). Comme au niveau de la sensation

et de la mémoire affective chez Proust, c’est dans un désir de tout dire qui semble buter à l’ineffable, que le passage de l’impression à l’expression se joue – à la faveur d’un des suprêmes enjeux de l’« esprit humain ». Autrement dit, comme le remarquait G. Picon : « L’art doit chercher son langage dans le langage et contre le langage 7 ». c) À l’autre extrémité, le langage mathématique, dans l’axe du projet scientifique, contribue à éclairer de façon irremplaçable l’univers. Ce qu’on perd certes du point de vue du dire strict dans le travail d’abstraction qui a autorisé les géométries non euclidiennes ou la théorie des quanta, on le retrouve en promouvant une intelligibilité à laquelle la dicibilité n’a jamais pu être indifférente. On notera seulement qu’en visà-vis d’une tension entre l’indicible et le dicible, qu’illustre le versant « esthétique » (et qui s’impose comme l’une des structures-clés de notre problématique), se fait jour une tension entre le langage à proprement parler et le calcul, qui ébranle le monde contemporain. Mis en évidence avec un optimisme peut-être excessif par P. Lévy 8, le nouvel essor du calcul soulève la redoutable question d’une mutation de notre espèce. L’émergence de la cybernétique, puis de l’informatique, engage en effet l’homme dans une confrontation théorique et pratique avec les machines. L’irréductibilité de certaines modalités du cerveau à un ordinateur est en effet consonante avec la résistance du langage au sens fort – de sa plurivalence même – à un calcul revigoré par les métamorphoses de la techno-science. Même si le langage semble destiné, dans un monde mouvant, à fixer et à conserver – par des jugements et des récits – son évolution dans les divers registres linguistico-culturels ne saurait être oubliée dans l’évaluation du problème. Non moins que celle des interprétations qu’on en a données et de la place qu’on lui a assignée. Un coup d’oeil sur ce devenir ne manquera pas d’assurer les arrières de la mise en forme plus synchronique et plus systématique par laquelle nous terminerons. DEVENIR DES MODALITÉS THÉORIQUES A ussi centrale soit-elle dans la vie humaine, l’activité langagière n’a jamais été prise en charge de la même manière, selon les époques et les cultures. Même en s’en tenant au monde occidental, les éclairages ont notablement varié, donnant lieu à des polémiques plus ou moins célèbres. Sur le fond de débats philosophiques, qui ne pouvaient que se déplacer au moment – crucial dans notre histoire – de l’avènement de « sciences du langage », ce dernier a acquis ses lettres de noblesse avec des productions diversifiées dont la multiplication a pu faire dénoncer son « inflation » (par G. Hottois en 1979), ne fût-ce que dans son rôle au sein de la réflexion philosophique. SORTIR DU LOGOS ET DU NOMINALISME ?

L a mise en place du logos hellénique au sortir d’un mythos, à partir d’Héraclite, honore d’une manière singulière la question d’avoir peut-être à tout dire. En cherchant à préciser notre rapport au cosmos, Platon allait référer le dire à un « monde des Idées », qui inaugurait une longue tradition réaliste, dont les détracteurs, de plus en plus nombreux, devaient jouer un rôle capital dans l’histoire « théorique » du langage. Les Sophistes, auxquels Platon avait cherché à résister, ont occupé une position paradoxale de beaux parleurs – rhéteurs – dans un monde où, selon eux, il n’y a rien à dire, parce que l’être se dérobe. 9 Le relais théologique du platonisme, avec le Verbe johannique en particulier, correspondait à une absolutisation et à une explication par le haut, auxquelles le Moyen Âge allait réagir par un nominalisme que G. d’Ockham – après Abélard – chercha à rendre compatible avec la Volonté divine. L’empirisme anglo-saxon des XVIIe et XVIIIe s., puis Condillac et les Idéologues français, en mettant les mots à contribution hors de toute abstraction par rapport à la perception, ont pu faire le lit d’une linguistique à venir, qui ne s’y réduisit d’ailleurs pas. Mais la réaction « critique » à Hume allait faire promouvoir un dépassement conceptualiste résolu du nominalisme – et du réalisme – chez Kant. Reconnaître le caractère construit des concepts ne pouvait manquer de remodeler l’intervention du langage. Toutefois, en pointant précieusement le schématisme comme « art caché de la nature », l’auteur de la Critique de la raison pure n’y accueillit pas le langage, en en laissant le soin à la génération suivante : en la personne de W. von Humboldt. L’« anthropologie comparée des langues » de ce dernier conjoignait en effet la pluralisation indispensable à l’investigation linguistique et sa portée anthropologique. Sa résonance, un siècle après, dans la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, aura marqué la distance critique entre l’omniprésence d’un langage dont on doit partir et une philosophie – « selon une nouvelle clé », proposée par sa disciple S. Langer en 1942 – qui s’attachera à en tirer parti. D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE À L’AUTRE C urieusement, le plus strict contemporain de l’illustre berlinois – avec lequel les contacts demeurèrent limités – downloadModeText.vue.download 617 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 615 devait « conjoindre à sa manière la révolution en faveur du concept et l’importance de la dicibilité du monde. Philosophie d’une totalité en procès dans l’histoire, Hegel tentait à sa manière d’habiliter une vision – dialectique – du « tout dire ». De nouvelles lignes directrices susceptibles de dépasser réalisme et nominalisme ouvraient une modernité anthropologique, à distance de la querelle médiévale des universaux et consonante avec le message humboldtien. Deux grandes philosophies contrastées lui auront donné la réplique. La mise en lumière heideggerienne du Sprache (dont la traduction ne saurait être univoque), en rapportant le dire à l’écoute d’une Parole préalable et souveraine, inversait la totalisation en ressourcement, en privilégiant comme Husserl le commencement et non la fin. La finitude de l’ancrage dans un être là, qui est du même coup pour la mort, ranime paradoxalement le Logos grec, à la jointure du poétique et du sacré : « La parole parle comme recueil où sonne le silence. 10 » À l’opposé de cette nouvelle ontologie, le Dire lévinassien signe sa vocation éthique en déployant la responsabilité pour Autrui11.Le lien à la qualité et à la singularité, à distance de toute totalisation, habilite un infini fort peu hégélien. Mais quelles que soient les prises différentes – de l’herméneutique de Gadamer au langage indirect de Merleau-Ponty – sur la réalité langagière, elles relèvent de la rénovation humboldtienne plutôt que de Hegel – contrairement à certains traits du symbolisme à la fin du XIXe s., culminant avec S. Mallarmé, pourfendeur de l’indicible : « Là-bas, où que ce soit, nier l’indicible qui ment. 12 » La relativisation est plus marquée chez Wittgenstein, tournant le dos au logos grec et à la totalisation hégélienne, avec des jeux de langage liés à

des formes de vie, qui peuvent d’autant moins tout dire que le clivage avec le « mystique » et avec ce qui ne peut être que « montré » et non dit s’est à la fois approfondi et nuancé dans les Investigations philosophiques. Ainsi, la mutation du début du XIXe s. aura « ondulé » jusqu’à nous. Dans des mondes aussi différents que ceux de R. Char ou de R. Barthes, les signes nous portent et nous traversent. Le poète : « La liberté c’est de dire la vérité avec des précautions terribles sur la route où TOUT se trouve. 13 » Le sémiologue : « Tout refus du langage est une mort. 14 » L’impression de pouvoir tout dire ne résulterait-elle pas de la tension entre le dicible et l’indicible, que nous appréhendons de l’intérieur du langage, au contact réitéré du vécu ? De la Phénoménologie de l’Esprit (1807) à la Phénoménologie de la perception (1945) – et à ses prolongements – l’en deçà symbolique du concept enrichit notre confrontation au désir de tout dire. LES CONDITIONS DU DIRE S ur le fond de ces mises en perspective, on peut aborder avec le recul approprié une sorte de cartographie des occurrences du dire et des obstacles plus ou moins graves qu’il rencontre. Du niveau le plus caché au niveau le plus manifeste, les conditions du dire régissent diverses positions qui tendent à tout dire ou à ne rien dire – avec les degrés intermédiaires qui occupent généralement le terrain. Dans le cadre d’une évolution du langage humain qui nous ferait remonter à un contexte archaïque débordant les lignes de force précédentes, on retrouverait des interdits permettant, dans la synchronie même de notre situation contemporaine – pleine de rémanences – de mieux déterminer les conditions d’un tout dire. Tandis qu’une remontée au questionnement sera plus que jamais requise pour assigner au Pourquoi du dire sa véritable dimension. LES CONTRAINTES S i le dire n’a cessé – distributivement – de relever d’un Sujet prenant la forme d’un « Je parle », la primitivité sociale de son exigence ne saurait sans doute le dissocier de l’inter-dire. Un double paradoxe caractérise certes cette notion cruciale.

a) Sa radicalité semble tellement concerner les conduites humaines qu’on pourrait se demander ce qui lui reste du registre langagier. b) Quant au préfixe inter-, il semble si étranger à l’usage moderne de son calque « entre », qu’il accroît le malaise à l’égard du dire. En réalité, ses acceptions complémentaires – « de temps en temps », « suppression » – habilitent bien un empêcher de dire – même si interdicere s’origine, juridiquement, chez les latins à « prononcer une formule qui supprime un litige entre deux personnes » 15. Plus largement, dans l’« interdire », le dire est présent dans la négation de l’agir, car celle-ci se manifeste comme un ordre, venu d’en haut : divinité ou société. Même en l’absence de la racine latine (dicere), le germanique verbieten (angl. forbidden) inclut cette composante de commandement. Dès lors, l’interdire pourrait bien être la tache aveugle d’un dire qui ne va pas de soi. L’homme met bien du temps à parler en son nom et commence par parler-entendre-obéir, sous l’égide de son groupe. a) Peut-être correspond-il à une sorte de refoulement, à l’appréhension d’une censure dont il faudra se libérer – dans des conditions complexes et variées. b) Le poids même d’une socialisation primordiale et incontournable provoque ainsi un immense silence collectif, en deçà de toute initiative. La maturation et la sublimation de l’ex-pression ne sont-elles pas conquises sur des situations multiples de ré-pression ? c) Quant au lien entre le logos et la praxis dont l’interdiction est le négatif, généralement sous l’égide d’une sacralité (sacer marque la séparation) prête à dénoncer des profanations, on le retrouverait positivement dans l’agir communicationnel de J. Habermas. d) Non seulement l’interdit illustre une « verticalité dogmatique » – ordre donné d’en haut à une communauté plus ou moins vaste – mais il corrobore la précédence du « numineux », d’un Dieu craint pour sa Colère, par rapporta un Dieu-Amour qu’il faudrait lui opposer en le figurant dans un champ d’ouverture, en position d’Autrui – qu’il est censé fonder – comme le « Toi éternel » de M. Buber. e) C’est à une étonnante collusion du dire et de l’« interdit d’interdire » que l’on aura pu assister avec le marquis de Sade, aiguisé par sa situation carcérale à dire jusqu’au ressassement l’interdit. Comme l’a finement noté M. Blanchot : dans cette

optique « il faut tout dire. La première des libertés est la liberté de tout dire... C’est à la force simplement répétitive qu’est remise l’inconvenance majeure, celle d’une narration qui ne rencontre pas d’interdit, parce qu’il n’en est plus d’autre... que le temps de l’entre-dire, ce pur arrêt que l’on ne saurait atteindre qu’en ne cessant jamais de parler. » 16 Ne serait-ce pas que la transgression sadienne – de l’Eros humain – aboutit à inverser le mutisme de l’interdit en ressassement des horreurs ? C’est parce que l’interdiction tourne le dos à un relationnel difficilement promu et qu’elle participe à la terreur, l’excludownloadModeText.vue.download 618 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 616 sion et l’enfermement (menaçant d’un infernal qu’il n’est pas sans préfigurer), qu’elle a provoqué toutes sortes de transgressions. Plus généralement, la tentation de sortir de l’ordre établi a motivé des révoltes, dont le « il est interdit d’interdire » de mai 68 peut être considéré comme le cas limite du « malaise dans la civilisation ». Bien plus ce slogan, inégalement suivi d’effet, aura été la contrepartie – en creux – d’un phénomène de prise de parole, particulièrement célébrée 17 par M. de Certeau. On est bien loin là (malgré une semblable extériorité au pouvoir et à l’État) du « Devoir de parole » dégagé par P. Clastres qu’il conclut ainsi : « Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu’il doit à la tribu, c’est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole de devenir homme de pouvoir 18 ». Les pièges ou les contradictions du dire ne s’arrêtent pas là, car son rôle libérateur est semé d’embûches – comme la rosé a ses épines. Ainsi, à la frontière entre « devoir ne pas dire » et « devoir dire », les contraintes grammaticales, pourtant garantes de la « discipline de la pensée » – la clôture de la langue (mise en lumière par Greimas en 1966) ne conditionne-t-elle pas l’ouverture constructive de discours indéfiniment renouvelés ? – ont incité R. Barthes, au milieu de sa Leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1977, à s’exclamer : « La langue n’est ni réactionnaire, ni progressiste, elle est tout simplement fasciste ». Or à part quelques slogans de l’ordre du rite – ou du politico-militaire comme « Heil Hitler » – le fascisme ne bloque-t-il pas idéologiquement la liberté de pensée et d’expression, plus qu’il n’oblige à dire ? Dès lors, les contraintes légitimes de la langue – intériorisées et antériorisées comme condition d’un discours signifiant au service d’une pensée, même la plus critique, appelaient une réplique. 19 Les équivoques dénoncées à cette occasion ne sont pas sans analogie avec la méfiance à l’égard d’un déterminisme qui ne serait pas compris comme le moyen des plus sûres libérations. Quant aux contraintes du discours ou de la parole, elles remettent en scène les vicissitudes des conditions sociales

du dire. On est au coeur d’une impossibilité de tout dire, non par incapacité mais par devoir de « tenir sa langue » – ou sa plume. a) Le dicton « Toute vérité n’est pas bonne à dire » en épuise d’autant moins l’illustration que les difficultés en cause débordent le registre d’une vérité qu’on n’est guère sûr de posséder. Dans une constellation de régulations ou de répressions, ne pas parler de choses triviales ou grossières résulte de la « tenue » dans un certain milieu, de la politesse et du respect des autres. Plus généralement, ne pas tout dire, c’est éviter le « n’importe quoi » : la confusion, l’excès, la régression, le retour au bruit. Singulièrement, on tiendra compte du seuil au delà duquel on pourrait faire du mal, envenimer la situation, faute de contrôler ses paroles : ajouter un mal psychologique à une maladie physique inéluctable. Cas bien connu du rapport du médecin à son patient ou à la famille – qui dépend des protagonistes et de leur « doigté ». Dans une situation de vulnérabilité, mieux vaut un silence expressif qu’une parole souvent mal reçue. b) De façon plus ciblée, il importe de ne pas provoquer des susceptibilités, plus prêtes à fuser qu’on ne le suppose. On rencontre fréquemment la difficulté du dialogue, la perte de hauteur qui favorise l’opacité ou les rumeurs du « terrorisme psychologique ». Dès lors, avec l’abaissement du dire, ce sont les interlocuteurs eux mêmes qui tendent à s’empêcher de parler. c) Le passage au contraire de la politesse à la flatterie appellerait à dire autrement. Tandis qu’à la limite il peut importer de savoir s’abstenir. Le besoin et le plaisir de parler sans contrôle suffisant peuvent nous nuire ou nous perdre. d) Bien d’autres distorsions du dire appuieraient les raisons de ne pas tout dire, de sélectionner et polir notre langage au sein de notre expérience psycho-sociale. Les impératifs de ne pas médire – mé-disance bien banale par rapport à une malédiction qui retrouverait le contexte de certaines interdictions – mal dire, contre-dire à tort et à travers ou se dé-dire hors de propos, contribueraient à établir une déontologie du dire. En tout cas, compte tenu des pulsions diagnostiquées par la psychanalyse et des normes sociales, le langage excède beaucoup cette déontologie sans laquelle les statuts respectifs de l’objectivité et de la subjectivité seraient subvertis. DU QUESTIONNEMENT À LA RESPONSABILITÉ DU DIRE E n deçà des contraintes sociales et linguistiques du dire, se pose la question préjudicielle du droit que l’on se donne de dire quelque chose et de son éventuelle contrepartie le devoir de dire. Ce « devoir dire » est impliqué dans l’absence de neutralité du dire. Hors de toute platitude il consacre, au service du sens, l’opposition du langage à la violence. Se manifestant dans des impératifs religieux ou militaires, notamment, il peut

être répressif ou au contraire condition d’expression libératrice, en « civilisant » et sublimant la violence dans la parole. Ainsi le « salut », mis en avant dans toutes les sociétés et toutes les langues, tend à conjurer l’étrangeté et la méfiance de l’Autre. Signe de bonne volonté (Bon-soir, Shalom...), il ouvre la voie à la non violence d’un discours qui pourrait au contraire proroger – au niveau symbolique – la violence, comme dans de nombreuses occurrences de la vie politique ou privée : mots qui font mal – des calomnies aux discours incendiaires. Dans cette optique, la qualité du langage doit l’emporter sur la quantité. Le choix d’un « bien dire » doit continûment s’imposer autant à l’encontre d’un trop dire que d’un seul médire. Le « droit de parler » est moins évident qu’on ne le croit, si l’on considère l’ensemble des époques et des cultures. S’il y a eu des interdits de parole, la locution « rester interdit » en témoigne à sa manière. À l’instar d’« être chose » : de toutes les désignations du réel, la moins proche de la transparence. Tandis qu’à l’inverse, la liberté d’expression peut outrepasser un droit de dire qui devrait honorer un « en droit », une validité. Ce « en droit » (axio, bien fondé) appelle un combat permanent contre l’insignifiance – parler pour ne rien dire, dire n’importe quoi ou seulement trop parler : modalités d’un tout qui excède la cohérence. Aussi retrouve-t-on une exigence de vérité qui doit s’imposer assez à la liberté pour exclure des discours controuvés. Comment accréditer une liberté illimitée d’expression, qui conduisit Chomsky au début des années 80, à préfacer un ouvrage en faveur du négationnisme ? L’indifférence à la vérité du contenu subvertit le dire, en menaçant de mener le monde humain à la dérive. La rigueur et la retenue ne sauraient déserter la mise en rapport hautement souhaitable entre langage, liberté et vérité. Dans un singulier contraste avec l’indicible – parce qu’il n’y est plus question de pouvoir ou d’impouvoir – le non dit occupe une place privilégiée pour légitimer de ne pas tout dire. Que tout ne doive pas être dit, cette convention downloadModeText.vue.download 619 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 617 impliquée dans la communication humaine « obéit à plusieurs exigences : économie d’expression, censure consciente et inconsciente, détour énonciatif, maîtrise de l’organisation textuelle en vue de produire un effet (attente, surprise, rupture), renvoi aux hypothèses partagées... » 20 Lié à un implicite, auquel s’ajoute « l’idée d’une rétention d’information, volontaire ou involontaire », le non-dit peut correspondre à la descendance d’un dédire « qui mène à la réticence, ou au désengagement de la scène discursive ». Résultant souvent de « l’indication entre langage et action », il trouve sa radicalisation dans la riche problématique du silence. Pour répondre à ces exigences, il importe de restituer le

langage à sa source pensante – réflexivité, « recueillir » du legein...appelant à « tourner deux fois sa langue dans sa bouche » avant de parler ! Il s’agit de résister à la banalisation des réponses, en remontant aux questions qui se posent. Penser n’est-il pas la condition pour dire quelque chose ? Et la vie courante elle-même, pour échapper au bavardage, ne devrait-elle pas assumer une responsabilité discursive, requérant de passer au crible du questionnement chaque réponse – en vis-à-vis de la totalité virtuelle de la langue et d’un à dire qui mobilisera son opérativité ? C’est sans doute contre tant de réponses hâtivement proférées, ou acceptées trop légèrement du dehors, que M. Blanchot a pu déclarer : « La réponse est le malheur de la question. » 21 Car questionnement et responsabilité sont les pôles extrêmes du dire. Et se mettre soi-même en question conditionne sans doute la qualité du dire, en l’égalant au silence qui l’a précédé et qui aurait pu l’ajourner. C’est en remontant à un questionnement que l’on saisit l’horizon d’un tout dire, parce qu’il est en deçà de toutes ses spécifications. Il en résulte, sans même invoquer la conceptualisation philosophique, un parler pensé qui est l’envers de la nécessité de penser à travers des mots. Le dire ne devrait répondre à qui que ce soit qu’en répondant de la validité singulière de son dire. C’est bien parce que, de notre expérience proche à l’univers immense, se présente un « à dire » que se dessine le passage du « dire quelque chose » à « tout dire » – sur fond de dire le Tout. C’est comme exigence de cohérence et d’une intelligibilité supposée – et « à travailler » – que se pose ici la question du tout. À l’encontre d’un irrépressible besoin de parler, auquel on n’assignerait aucun frein – et qui n’en est que la caricature pulsionnelle. La tendance à parler de tout n’épuise pas sa visée de dicibilité. L’exhaustivité peut reculer à la fois en raison de l’infirmité du locuteur et de la diversification des approches – qu’entretiennent les inévitables changements au cours du temps. Dans un monde marqué par la complexité, la prudence à l’égard de la totalisation est de rigueur. Certes, la dicibilité est au coeur du rapport de l’homme au monde. Mais, même dans l’intellectualisme spinoziste, le « de more geometrico » minimisait sans doute le rôle du langage dans la compréhension de notre expérience en quête d’absolu. Quand, à partir de Humboldt, notre lien au langage a acquis une certaine maturité, ce ne fut pas sans conséquences. La pluralisation du langage articulé en de multiples idiomes a pris toute sa force à la lumière d’une anthropologie comparée des langues, qui marquait l’importance de l’expérience linguistique dans notre rapport au monde. Au moment d’une crise de la sensibilité et d’avancées intellectuelles, le langage ne pouvait exclure des recours accrus à la science (tenter de « dire l’univers ») et à l’art (la singularité de chaque créateur et de chaque oeuvre n’a pas moins à dire sur l’expérience humaine) pour mieux rendre compte de la réalité que par les seules langues vernaculaires. C’est pourtant au coeur de celles-ci que s’exerce un dire qui ne résorbe pas entièrement une certaine tension entre dicible et indicible. Car ce dernier, de la sensorialité scrutée par le ro-

mancier ou le poète à des expériences intérieures qualifiables de mystiques – où le silence peut faire sens – loin de faire le jeu de l’irrationnel, est plutôt en position de « réserve » pour la dicibilité. De toute manière, l’universalité translinguistique de la science tranche avec l’opérativité de langues différenciées, où les individus eux-mêmes conquièrent leur style. Ainsi la multiplication du dire – qui ne rejoint pas pour autant le « tout dire » – cumule les manières spécifiques d’aborder le monde par chaque idiome et les discours parlés et écrits qui ont proliféré au cours de l’histoire. Que des facilités économiques s’ajoutent au besoin inextinguible de l’expression et l’on admettra que l’on puisse être confronté à un trop plein de dire. Dès lors, si le langage ne peut pas tout dire à la faveur d’une univocité souveraine, en revanche au niveau de chaque langue, il dit toujours différemment le monde – en inscrivant du même coup son équivoque ouverture indéfinie. Mais les nombreux obstacles au dire, à ses traductions comme à ses réceptions, n’impliquent pas une dualité radicale entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut l’être. Ce qu’on impute à l’« irrationnel » ne dévalue pas la rationalité et son devenir renouvelé. Et la lutte contre l’illogique doit être poursuivie à l’instar du mal dit et de l’imprécis. C’est alors sur l’axe de sa qualification – d’un dire mieux plutôt que davantage – que l’on s’interrogera sur le perfectionnement du dire. Face à la montée d’un audio-visuel sollicité par l’essor démocratique de l’information et de technologies diverses sur fond de libéralisation des moeurs, le dire doit résister au montrer et cultiver une signifiance étayée par une éducation toujours plus permanente. En dernière analyse, l’élan de la symbolisation sous-tend une exigence de dicibilité qui n’a cessé de renouveler ses formes d’actualisation. Par delà le tout ou rien qui ferait osciller le langage entre manque et trop plein, il faut promouvoir un contrôle et une mise en oeuvre du bien dire. Certes, la lutte séculaire contre interdictions, malédictions et médisances, caractéristiques de l’aliénation humaine, tend à mettre en place un dire libérateur. Cependant, aux limites volontaires qu’il faut savoir opposer au bavardage, s’adjoignent sans doute celles – involontaires – qu’engendrent maintes neutralisations de nos capacités théorétiques. C’est pourquoi une libération par le dire est coextensive à des Sujets qui s’autonomisent lors d’une confrontation avec l’expérience. Sur le fond d’un silence de la langue – totalisante – conquis sur une turbulence animale – s’éparpillant – les mises en oeuvre discursives tissent la triple relation du Sujet : au monde, à l’Autre et à soi. ▶ La langue est le creuset d’une vie tendue entre la réalité physique et un monde de valeurs. Ces procès de la dicibilité ne s’ouvrent-ils pas, pour les réfléchir en les interprétant, aux devenirs et à l’histoire dans lesquels nous nous insérons ? Car il n’y a ni matière sans répondant, ni esprit répondant de tout. En portant un « presque tout » dire, le langage peut échapper

à la double malédiction du totalitaire et de l’anarchique. En se déployant au service d’un Soi dans un champ d’altérité, il peut promouvoir la lumière et la chaleur d’une Relation, qui assure l’ouverture renouvelée de l’être au monde. ANDRÉ JACOB downloadModeText.vue.download 620 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 618 ✐ 1 Estaunié, É., Les choses voient, 1913. 2 Bühler, K., Sprachtheorie, Fischer, 1934. 3 Lacan, J., Séminaire XVII L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p. 40. 4 Lacan, J., Écrits, p. 437, Seuil, 1966. 5 Ouvrage collectif, Les pouvoirs de la parole, Seuil, 1996, p. 439. 6 Jacob, A., Temps et langage, Armand Colin, 1967 (2e éd. 1992, chap. VIII). 7 Picon, G., Les lignes de la main I. Le sujet de l’art, Gallimard, Le Point du jour, 1969. 8 Levy, P., Machine-univers, La Découverte, 1987. 9 Gorgias, Traité du non-être, in fragmente des Vorsokratiker vol. 2, Diels Kranz, Weidmann, 1974. 10 Heidegger, M., Acheminements vers la parole, trad. fr. Gallimard, 1976, p. 34. 11 Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, M. Nijhoff, 1974, p. 60. 12 Mallarmé, S., « La musique et les lettres », Gallimard, La Pléiade, p. 653. 13 Char, R., Le dernier couac, G.L.M., 1958. 14 Barthes, R., Mythologies, Seuil, 1957. 15 Ernout, A., et Meillet, A., Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Klincksieck, 1932. 4e édition 2001. 16 Blanchot, M., L’Entretien infini, Gallimard, 1969, pp. 327-329. 17 Certeau, M. de, La prise de parole, Desclée de Brouwer, 1968. 18 Clastres, P., « Devoir de parole » in Pouvoirs, Nouv. Revue de Psychanalyse, Gallimard, 8, 1973, p. 85.

19 Parue dans Le Monde du 25-26 / 01 / 77, sous le titre « Langue, pouvoir et responsabilité intellectuelle » et reproduite en Appendice à la 2e édition de notre Temps et langage, Armand Colin, 1992, pp. 377-378. 20 Barbéris, J.-M., « Non-dit » in Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Champion, 2002. 21 Blanchot, M., L’entretien infini, Gallimard, p. 15. Voir-aussi : Berman, A., La traduction et la lettre, L’Auberge du lointain, Seuil, 1999. Garelli, J., Introduction au logos du monde esthétique, Éditions Beauchesne, 2000. Hegel, G.W.F., Encyclopédie des Sciences Philosophiques (1817) t. 3, Philosophie de l’esprit, trad. fr. B. Bourgeois, Vrin, 1988. Humboldt, W. von, De l’origine des formes grammaticales et de leur influence sur le développement des idées (1822-23), trad. fr. H. Tonnelé, Éditions Ducros, 1969. Jacob, A., Introduction à la philosophie du langage, Paris, Gallimard (Idées, no 351), 1976. Ladmiral, J. R., « Principes philosophiques de la traduction » in Encyclopédie Philosophique Universelle vol. IV, PUF, 1998. Merleau-Ponty, M., Signes, Gallimard, 1960. Steiner, G., Après Babel (1975), trad. fr. L. Lotringer, Albin Michel, 1978. LANGUE « Y a-t-il une origine des langues ? », ci-dessous, et « L’idée de langue universelle est-elle une utopie ? » Y a-t-il une origine des langues ? D’où vient cette « faculté de langage » que possèdent les hommes et qui les distingue des espèces animales ? Et les langues, sontelles issues d’une langue originelle unique ? Ces questions, qui pouvaient encore sembler saugre-

nues aux linguistes il y a une vingtaine d’années, sont aujourd’hui abondamment discutées dans les communautés scientifiques. L’origine du langage et celle des downloadModeText.vue.download 621 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 619 langues sont, de fait, deux questions distinctes, ne seraitce qu’en raison même de la différence de profondeur historique. L’origine du langage, apparu vraisemblablement chez l’Homo sapiens moderne, remonterait au plus tard à cent mille ans environ, alors que les linguistes les plus optimistes pensent ne pouvoir reconstruire des protolangues que vers 12000 (ou, au maximum, 15000) avant notre ère. Et ceux qui envisagent l’existence d’une protolangue unique ne sauraient remonter à plus de trente mille à quarante mille années. L’ORIGINE DU LANGAGE L a faculté de langage humain étant étroitement lié au développement du cerveau, on peut en effet raisonnablement supposer que les australopithèques n’avaient pas un système de communication bien différent de ceux que nous connaissons aujourd’hui pour les animaux. Le volume du cerveau de la fameuse Lucy, il y a plus de trois millions d’années, était à peu près le même que celui d’un chimpanzé actuel. L’Homo habilis (entre – 3 et – 1,5 million d’années) avait un cerveau, certes, plus grand (de 40 % à 50 %) que celui de l’Australopithecus, mais cela ne suffisait vraisemblablement pas encore pour que le langage se développe. Pour l’Homo erectus (– 1,5 million à – 200 000 années), la question reste ouverte. Disposant d’un cerveau d’à peu près 80% de la taille d’un cerveau humain actuel, les Homo erectus ont été capables de grandes migrations en Asie, en Océanie et en Europe. D’aucuns ont suggéré que ces dernières n’ont pu se faire qu’avec une forme de communication langagière déjà passablement sophistiquée. D’autres chercheurs ont affirmé que l’Homo erectus ne pouvait pas parler en raison même de la position de son larynx, beaucoup trop élevée. Ce dernier serait seulement descendu il y a environ cent cinquante mille ans pour atteindre la place qu’il occupe aujourd’hui chez l’homme. Cette thèse est maintenant remise sérieusement en question.

On peut, sans prendre trop de risques, affirmer que si l’Homo erectus possédait une forme quelconque de langage, elle était bien différente de celle dont dispose aujourd’hui l’espèce humaine. Il y a peu de raisons, en revanche, de douter que l’Homo sapiens – qui avait une anatomie comparable à la nôtre – parlait comme nous le faisons. Cette datation de l’origine du langage à cent mille années environ est une hypothèse biologique. Il en est une autre, culturelle, qui recule cette origine à trente-cinq mille ans environ. Certains chercheurs pensent, en effet, que l’apparition du langage humain a dû coïncider avec la remarquable expansion culturelle, artistique et technologique, dite « explosion sapiens », qui s’est produite au début de l’aurignacien. Une majorité de linguistes et de généticiens pense aujourd’hui que l’hypothèse biologique est plus vraisemblable. Les archéologues et les paléo-anthropologues défendent aussi une thèse dite du « goulet d’étranglement ». Tous les Homo sapiens archaïques auraient disparu sans laisser de descendance, à l’exception d’un petit groupe de quelques dizaines de milliers d’individus vivant en Afrique il y a cent mille ans. Les descendants de ce petit groupe auraient à leur tour colonisé la planète il y a quelque cinquante mille ans. Ils seraient nos ancêtres communs. Si cette hypothèse, et celle, corollaire, du « berceau africain » de l’humanité, est fondée (il existe une autre théorie concurrente, dite « modèle d’évolution multirégionale », qui suppose que l’Homo erectus n’aurait pas seulement évolué vers l’Homo sapiens en Afrique, mais aussi en Asie et en Europe), on peut penser que cet ancêtre que les généticiens nomment T-MRCA (the most recent common ancestor) parlait une langue qui serait à l’origine des cinq mille à six mille langues parlées aujourd’hui dans le monde. LANGUES : FAMILLES ET MACROFAMILLES L es linguistes regroupent traditionnellement ces cinq mille à six mille langues – dont près de la moitié disparaîtra au cours du siècle – dans quatre cents à cinq cents familles, de taille très inégale. Certaines d’entre elles, comme la famille austronésienne, comptent plus de mille deux cents langues, d’autres n’en comptent qu’une seule : ainsi, le basque, exemple bien connu d’isolat linguistique. Une famille de langues est, par définition, un groupe de langues qui étaient originellement une seule langue. Les linguistes ont plutôt eu pour habitude, jusqu’à présent, d’essayer de reconstruire des protolangues (dont les plus anciennes ne remonteraient pas au-delà de 6000 av. J.-C.) pour

les familles de langues dont ils sont spécialistes. Rares sont ceux qui ont tenté de comparer entre elles des familles différentes. Ce parti pris méthodologique est en train d’évoluer. Certes, des hypothèses de grands regroupements ont été régulièrement avancées tout au long du XXe s., mais elles ne se sont jamais imposées dans la communauté linguistique internationale. Elles sont aujourd’hui reprises sous des formes un peu différentes. La proposition de Greenberg (1963) de réduire la diversité des langues africaines à quatre macrofamilles est maintenant acceptée par une grande majorité de spécialistes. D’autres suggestions ont été avancées : le caucasien, le iénisséen, le proto-sino-tibétain et le na-déné seraient apparentés et formeraient la macrofamille déné-caucasienne (Ruhlen 1992) ; les quelques deux cents familles indépendantes des Amériques pourraient se rassembler dans seulement trois familles, l’amérinde, l’althabasque et l’eskimo-aléoute, les deux dernières appartenant, qui plus est, à de plus grands ensembles (Greenberg, 1987) ; on pourrait enfin regrouper, comme l’avaient déjà proposé les linguistes russes partisans d’une macrofamille nostratique, l’indo-européen, l’ouralien, l’altaïque et l’eskimo-aléoute, dans une macrofamille appelée eurasiatique (Greenberg, à paraître). Ces hypothèses sont aujourd’hui abondamment discutées, notamment par les typologues dont le souci essentiel n’est pas de reconstruire des protolangues, mais de proposer des classifications de langues. Ils pensent, en effet, qu’il n’est pas nécessaire que les familles soient d’abord reconstruites sous la forme de protolangues pour qu’on puisse ensuite les comparer. En retenant ces différentes propositions, Ruhlen dégage, dès 1992, une douzaine de macrofamilles qui engloberaient les cinq mille à six mille langues du monde. Cette réduction drastique du nombre de phyla remet assurément à l’ordre du jour le problème de la monogenèse des langues. Les douze macrofamilles de Ruhlen (1992, 1997) sont les suivantes :

Khoisan, Nilo-saharien, Nigéro-kordofanien, Afro-asiatique, Kartvélien, Dravidien, Eurasiatique, Déné-caucasien, Austrique, Indo-pacifique, Australien, Amérinde. Elles sont ainsi réparties par grandes zones géographiques : downloadModeText.vue.download 622 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 620 AFRIQUE O n distingue les familles suivantes : – Khoisan (Afrique du Sud, Tanzanie). – Nigéro-kordofanien, composé de deux branches majeures : le kordofanien (sud du Soudan) et le nigéro-congolais (avec les centaines de langues bantoues : zoulou, swahili, mbundu, etc.). – Nilo-saharien, ensemble de langues parlées dans le nord de l’Afrique centrale et en Afrique de l’Est, avec quelques dizaines de sous-familles, dont le nilotique. – Afro-asiatique, qui comprend le sémitique (arabe, hébreu), le tchadique (haoussa, etc.), le berbère, l’ancien égyptien, l’omotique (kafa, mocha), le couchitique (afar, somali). ASIE DU SUD-EST ET OCÉANIE L ’Austrique est la seule macrofamille présente en Asie du Sud-Est. Elle regroupe l’austro-asiatique (composé des langues munda du nord de l’Inde et des langues môn-khmer du Vietnam et du Cambodge), le miao-yao (dans le sud de la Chine et au Vietnam), le tai-kadai (en Thaïlande et au Laos), l’austronésien (Taïwan, Malaisie, Indonésie, où l’on recense six cent soixante-dix langues, Philippines, Madagascar, Nouvelle-Zélande, Tahiti, etc.). Trois macrofamilles sont réparties dans le continent océanien : l’austronésien (sous-famille appartenant à l’Austrique, voir ci-dessus), l’Indo-pacifique (en Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui compte près de huit cents langues) et l’australien (plus de deux cents langues). AMÉRIQUES T rois familles seulement regroupent toutes les langues des Amériques : – Eskimo-aléoute (en Alaska ; il s’agit d’une sous-famille de l’eurasiatique).

– Na-déné (une sous-famille du Déné-caucasien qui rassemble les langues de la famille althabasque et d’autres langues de la côte méridionale d’Alaska). – Amérinde, une macrofamille divisée en onze sous-familles et qui comprend, entre autres : en Amérique du Nord et centrale, l’almosan, l’algonquin, l’uto-aztèque, l’amérinde central, etc. ; en Amérique du Sud, l’andin, l’arawak, le macro-tucano, le macro-caribe, etc. EURASIE O n distingue les familles suivantes : – Dravidien (Inde du Sud) : tamil, brahoui. – Kartvélien (Géorgie). – Eurasiatique, qui réunit l’indo-européen (divisé en douze sous-familles : anatolien, langues romanes [français, espagnol, portugais, italien, roumain, occitan, catalan, gallicien, rhéto-roman, corse et sarde], langues germaniques, tokarien, etc.), l’ouralien (quelque vingt-cinq langues finnoougriennes [finnois, hongrois, estonien], ainsi que les langues samoyèdes), l’altaïque (divisé en trois branches, turque, mongole et tongouso-mandchoue), un groupe coréen-japonaisaïnou, le tchouktchi-kamtchatkien (en Sibérie du Nord et orientale), l’eskimo-aléoute (groenlandais). – Déné-caucasien, qui comprend : le basque (Pyrénées), le caucasien (dont le tchétchène), le bouroushaski (parlé dans les montagnes du Nord-Pakistan), le iénisséen (le ket parlé en Sibérie centrale), le sino-tibétain, le na-déné. Cette classification est bien loin d’être l’objet d’un consensus, même vague, de la part des linguistes. Les nouvelles propositions sur l’eurasiatique, sur l’Amérinde et sur le Dénécaucasien sont particulièrement l’objet de critiques virulentes. La majorité des indo-européanistes pensent, en effet, que l’indo-européen ne peut être relié à aucune autre famille, car le changement linguistique est si rapide qu’après environ six mille ans toute trace de relations antérieures est effacée par l’incessante érosion phonétique et sémantique. La classification des langues aborigènes d’Amérique est aussi, à l’heure actuelle, très controversée. Il en est de même des hypothèses sur le Déné-caucasien et sur l’Austrique. Malgré les polémiques et l’absence de certitudes, toutefois, la conception des « unificateurs » compte aujourd’hui paradoxalement de plus en plus d’adeptes. D’aucuns suggèrent même d’aller encore plus loin dans les regroupements de familles linguistiques, comme la proposition faite récemment d’une macro-macrofamille « Proto-asiatique oriental », qui regrouperait le sino-tibétain, l’austronésien, le tai-kadai, le miao-yao et l’austro-asiatique, hypothèse qui rend caducs la macrofamille Austrique et le rattachement du sino-tibétain au

Déné-caucasien (Starosta, 2001). Des rapports pourraient aussi être établis entre l’Amérinde et l’Eurasiatique. Et de remonter ainsi, de proche en proche, à une protolangue unique. À l’instar de tous les humains, toutes les langues pourraient ainsi avoir une origine commune. Ruhlen (1997) va même jusqu’à identifier un certain nombre de mots qui se retrouvent dans toutes les macrofamilles de langues pour désigner approximativement la même chose (exemples : aq’wa, « eau », tik, « doigt, un », et pal, « deux »). Il reste évidemment à prouver qu’un tel phénomène de convergence n’est pas dû à des emprunts ou tout simplement au hasard. LANGUES ET GÈNES L a génétique des populations est venue prêter main-forte aux « unificateurs ». Des corrélations entre distance génétique et distance linguistique ont été tentées, et des correspondances étroites entre la classification génétique des populations et celle des macrofamilles de langues, telle qu’elle est proposée par Greenberg et Ruhlen, ont été trouvées, en Amérique, en Afrique sub-saharienne, en Europe – ainsi Cavalli-Sforza et al. (1988), qui ont construit un arbre de différenciations de quarante-deux populations humaines, issues de continents différents. D’autres travaux ont ensuite infirmé l’existence de corrélations indiscutables entre classification génétique des populations et classification des langues. On a ainsi remarqué que les arbres génétiques et linguistiques des Mélanésiens ne correspondaient pas. On connaît aussi aujourd’hui deux cas typiques, dans le Caucase, où les corrélations ne sont pas bonnes. Le premier concerne les Arméniens et les Azéris. Ils parlent des langues différentes (l’arménien est une langue indo-européenne, et l’azéri, une langue turque, donc altaïque), mais sont néanmoins très proches génétiquement. Le second cas est inverse : les Tchétchènes et les Ingouches parlent des langues très voisines (appartenant à la branche des langues du Nord-Caucase), mais sont très différents du point de vue génétique (Nasidze et al, 2001). ▶ Le débat sur l’existence ou non de macrofamilles, sans parler de celle, encore plus hypothétique, d’une seule « langue mère », n’est pas près d’être résolu. Cependant, il est de plus en plus évident que la profondeur historique pour reconsdownloadModeText.vue.download 623 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 621 truire des familles de langues ou des protolangues ne se limite plus à – 6000. De fait, la possibilité de trouver des correspondances entre la dispersion et l’organisation des langues et les processus démographiques qui ont suivi la fin du pléistocène (– 10000 à – 8000) est de plus en plus grande. Les recherches les plus récentes et les plus prometteuses

ont ceci de particulier qu’elles sont devenues réellement interdisciplinaires. Les linguistes travaillent désormais avec des généticiens, des archéologues, des paléo-anthropologues et des paléo-démographes. La « nouvelle synthèse » que Renfrew appelait de ses voeux dès le début des années 1990 est en train d’être réalisée. ALAIN PEYRAUBE ✐ Cavalli-Sforza, L. L., Piazza, A., Menozzi, P., Mountain, J., « Reconstruction of Human Evolution : Bringing Together Genetic, Archaeological and Linguistic Data », in Proceedings of the National Academy of Sciences, 85 : 6002-6006 (1988). Greenberg, J. H., Languages of Africa. Bloomington, Indiana Research Center in Anthropology, 1963. Greenberg, J. H., Languages in Americas, Stanford University Press, 1987. Greenberg, J. H., Indo-European and its Closest Relatives : the Eurasiatic Language Family, Stanford University Press (à paraître). Nasidze, I., Risch, G., Robichaux, M., Sherry, S., Batzer, M., Stoneking, M., « Alu Insertion Polymorphisms and the Genetic Structure of Human Populations from the Caucasus », in European Journal of Human Genetics, 9 : 267-272 (2001). Ruhlen, M., « An overview of genetic classification » J. A. Hawkins et M. Gell-Mann éds., The Evolution of Human Languages, Redwood City (CA), Addison-Wesley Publishing Company, 159189 (1992). Ruhlen, M., l’Origine des langues, Belin, Paris, 1997. Starosta, S., « PEA : A Scenario for the Origin and the Dispersal of the Languages of East and Southeast Asia and the Pacific ». Communication au symposium sur les perspectives d’une phylogénie des langues d’Asie orientale, Périgueux, 2001. L’idée de langue universelle est-elle une utopie ? Les grands projets de langue universelle voient le jour au XVIIe s. en Grande-Bretagne, à l’instigation de Bacon. Parmi les plus importants, citons l’Ars Signorum, de Dalgarno (1661), et l’Essay Towards a Real Character and a Philosophical Language, de Wilkins (1668), dont Leibniz s’inspirera pour concevoir sa caractéristique universelle. Par-

tant de l’idée que les langues sont imparfaites et que la pensée a une expression logique universelle, ces projets proposent une classification des concepts fondée sur les catégories d’Aristote et sur la logique des propositions héritée du Moyen Âge. Dans un contexte d’intensification du commerce outre-mer et en Europe, ils tentent de répondre aux besoins croissants de diffusion économique, technologique et scientifique. Face au déclin du latin, les auteurs de langues universelles sont aussi préoccupés de planification linguistique des vernaculaires et de réformes de l’orthographe, de la grammaire et des dictionnaires. Sur le plan scientifique, ils ont contribué à la mise au point des systèmes de classification pour les sciences expérimentales, notamment la standardisation de la nomenclature en botanique et en chimie. Destinés aussi à développer la cryptographie et la sténographie, ils associent un projet intellectuel de communication universelle et de représentation philosophique (c’està-dire scientifique) des connaissances, à une entreprise empirique expérimentale (Cram et Maat, 2000). À la fin du XIXe s., la prolifération des langues liée au renouveau des nationalismes et la nécessité d’internationaliser la science aboutit à la création de langues internationales, comme le volapük (Schleyer, 1880) et l’espéranto (Zamenhof, 1887). Contrairement aux caractéristiques universelles, elles sont construites à partir de langues naturelles ; contrairement aux langues philosophiques, ce sont des langues auxiliaires destinées à être parlées, associées à un projet de bilinguisme généralisé. Si les langues universelles en tant que projets autonomes peuvent être considérées comme impossibles (Auroux, 2000), elles suscitèrent néanmoins des réflexions sur nombre de domaines, comme les nomenclatures et la planification linguistique. Au XXe s., l’idée de langue universelle est réinvestie dans trois domaines principaux : les utopies politiques, la traduction automatique et l’intelligence artificielle, et la naturalisation de l’esprit. LES UTOPIES POLITIQUES A u tournant des XIXe et XXe s., l’internationalisation des lan-

gues et des nomenclatures donne lieu à des recherches actives en Russie, qui exploseront dans le sillage de la révolution d’octobre 1917, donnant lieu à ce que Kuznecov nomme le « paradigme cosmique ». Le projet de langue « transmentale » (zaum) du poète Khlebnikov en fait partie. La langue AO, promue par le philosophe Gordin et portée par les milieux anarchistes, sera la langue de communication interplanétaire, celle de l’homme nouveau, langue philosophique, capable d’opérer la synthèse entre structure linguistique et idéologie. Langue « concepto-parallèle », elle s’appuie sur un alphabet sonore, dont l’économie (11 sons, symbolisant 11 concepts représentés par 11 racines fondamentales) permet une production infinie de dérivés. Grâce à la réorganisation logique de l’univers des concepts, par une correspondance mots / choses, désignations / concepts, elle est susceptible d’éradiquer la religion et la science au profit d’une idéologie nouvelle : le « paninventisme ». Un autre courant de recherches, cherchant à faire concorder standardisation de la langue scientifique et technique et projet de langue internationale artificielle, est représenté par E. Drezen, responsable bolchevique et espérantiste éminent. Grand connaisseur des langues universelles existantes, convaincu autant du principe léniniste « Pas de privilège à une nation, ni à une langue quelle qu’elle soit » – toute langue artificielle ou semi-artificielle dérivée d’une langue nationale est donc à proscrire – que de l’urgence à proposer des voies pour l’homogénéisation des terminologies scientifiques et techniques, il prône l’internationalisation proportionnelle de la langue technique, en même temps que la mise en place progressive de la future langue mondiale, qui sera, à défaut d’une langue neuve à créer, l’espéranto. Toutes ces recherches connaîtront un coup d’arrêt brutal à partir de 1936, le mouvement espérantiste étant totalement décapité par les purges staliniennes. downloadModeText.vue.download 624 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 622 LANGUES INTERMÉDIAIRES ET TRADUCTION AUTOMATIQUE D ans les années 1950, on observe un regain d’intérêt pour les langues universelles chez les concepteurs des premières expériences de traduction automatique (TA). C’est la TA elle-même qui prend en charge la « mission » internationale de communication et de diffusion dévolue auparavant aux langues universelles. On voit ainsi apparaître, dans certains groupes de TA, en URSS et en Grande-Bretagne, qui, à l’inverse des chercheurs américains, militent en faveur de la prééminence de l’analyse sémantique sur l’analyse syntaxique, des méthodes dites « par langue intermédiaire » qui renouent avec des projets de langues universelles propres à chaque tradition. Les questions posées par les scientifiques de l’époque sur la faisabilité de la TA s’apparentent à celles des auteurs de langues universelles du XVIIe s. Pour W. Weaver, qui, grâce à son mémorandum Translation, publié en 1949, promeut les premières expériences de TA, le problème de l’imperfection des langues est repris sous la forme des ambiguïtés, très difficiles à résoudre par la machine. Le rapprochement avec la cryptographie le conduit à l’idée que la traduction, utilisant les invariants des langues, doit recourir à une langue universelle « non encore découverte », reposant sur la structure logique des langues. I. Melduk, affrontant la traduction multilingue et, particulièrement, les problèmes insolubles de l’ordre des mots dans la traduction hongrois-russe, opte pour une langue intermédiaire qui ne puisse être une langue naturelle, mais un système formel de correspondances entre des langues naturelles. Elle rejoint la protolangue du hittitologue Ivanov, une langue artificielle recréée par le linguiste. Au travers de ses travaux sur la langue intermédiaire, le Cambridge Language Research Unit, groupe de TA britannique, explore la notion de « primitive sémantique ». Leur première méthode, directement inspirée de Wilkins et de Dalgarno, est une interlingua algébrique, très proche d’une caractéristique universelle, et conçue comme un réseau sémantique d’idées nues (a semantic net of naked ideas). Ce réseau, constitué de cinquante primitives sémantiques reliées par deux connecteurs syntaxiques, est ce qui reste invariant lors de la traduction. Confrontés à la nécessité de fonder empiriquement ces primitives, les chercheurs du groupe vont définir une langue intermédiaire qui va s’éloigner d’une caractéristique universelle. Les primitives seront définies comme un ensemble de contextes et la langue intermédiaire couplée avec un système de mots classés par contextes, en l’occurrence un thésau-

rus. À la fin des années 1960, ces nouvelles primitives seront investies par un des plus jeunes membres du groupe, Yorick Wilks, dans des recherches en compréhension du langage naturel, domaine alors tout nouveau de l’intelligence artificielle (Léon, 2000). LA NATURALISATION DE L’ESPRIT L ’idée de langue universelle est reconduite aujourd’hui par la thèse de l’existence d’un langage de la pensée décrit sous la forme d’un système de propositions, constitué à partir de prédicats ou fonctions conceptuels présumés universels. On tente de démontrer que l’apprentissage et l’acquisition d’une langue ne peuvent progresser sans la préexistence de pensées dotées d’une structure homologue à celle d’un tel système. Sont aussi convoquées l’existence d’une pensée (complexe) précédant le langage naturel chez les enfants, les capacités des enfants dépourvus de langage, celles des primates, la synonymie ou la mise en rapport d’informations issues des modalités sensorielles et du langage, tous phénomènes qui reposeraient sur un code propositionnel mental. J. A. Fodor et Z. W. Pylyshyn identifient les propriétés essentielles d’un code mental comme étant celles de productivité et systématicité : la pensée « A et non B » doit être structurellement proche de la pensée « A et B », c’est-à-dire identique à elle à la négation (mentale) près (systématicité) ; de nouvelles pensées sont formées par combinatoire d’éléments primitifs (productivité). Chez Fodor, les prédicats de base sont universels et finis. Du point de vue linguistique, A. Wierzbicka a tenté de définir ces éléments et d’en décrire en partie la combinatoire. Dans le champ philosophique, les débats se sont surtout concentrés sur la question de savoir quel rapport les symboles mentaux ont avec les croyances et les désirs ; dans quelle mesure les symboles qui individuent un état mental ont un rapport avec les contenus que nous imputons à ces états ; de quelle manière ces symboles sont implémentés dans la machine computationnelle à laquelle on compare l’esprit. Hors du champ philosophique, certains auteurs de psychologie et de linguistique cognitives recourent à des expressions propositionnelles pour décrire la structure des états mentaux corrélés à la compréhension ou à la production d’énoncés. Ils endossent tout ou partie des thèses suivantes : (1) Aux énoncés correspondent des formules propositionnelles qui en forment l’armature sémantique / conceptuelle. Les propositions visent en particulier à désambiguïser et à « interpréter » les énoncés de la langue en leur associant une structure dite « sémantique », chez R. Jackendoff. Chez St. Pinker, des représentations de type propositionnel formées de prédicats primitifs donnent la structure sémantique des verbes, dont dérive leur comportement syntaxique. (2) Le sens des expressions propositionnelles est identique à la représentation mentale corrélée : pour Jackendoff, ce sont les états cérébraux homologues par leur organisation aux structures symboliques qui signifient. La mémoire associative (ou sémantique) est souvent consi-

dérée par les psychologues comme un système propositionnel. Selon le psychologue de l’imagerie mentale St. M. Kosslyn, les propositions donnent sens aux images. (3) Les critères servant à la classification des entités et états de chose sont souvent considérés comme des traits objectivables et indépendants d’un discours de référence. Ces traits conditionnent aussi (au moins en partie) l’expression linguistique de ces entités et états de chose. Ainsi se fonde l’idée d’une conceptualisation linguistique du monde qui s’oriente vers une conception transcendantale de la langue, selon laquelle les formes de la prédication sont aussi les formes de saisie du réel. Enfin, la linguistique cognitive (d’un R. Langacker, par exemple) substitue parfois aux formules propositionnelles des images schématiques censées retenir des concepts les traits qui sont linguistiquement pertinents, et postule que ces schémas ont une plausibilité psychologique. ALAIN PEYRAUBE ✐ Archaimbault, S. et Léon, J., « La langue intermédiaire dans la traduction automatique en URSS (1954-1960). Filiations et modèles », in Histoire Épistémologie Langage, 19-2, 1997, pp. 105132. downloadModeText.vue.download 625 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 623 Auroux, S., « Les langues universelles », in Auroux, S. (éd.), Histoire des idées linguistiques, t. 3, Mardaga, 2000, pp. 377396. Cram, D. et Maat, J., « Universal Language Schemes in the 17th Century », in History of the Language Sciences, an International Handbook on the Evolution of the Study of Language from the Beginnings to the Present, éd. by S. Auroux, E. F. K. Koerner, H.-J. Niederehe, K. Versteegh, vol. 1, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2000, pp. 1030-1042. Fodor, J. A., The Language of Thought, Harvard University Press, Cambridge, 1975. Jackendoff, R., Semantic Structures, Cambridge, MIT Press, 1990. Léon, J., « Traduction automatique et formalisation du langage. Les tentatives du Cambridge Language Research Unit (19551960) », in The History of Linguistics and Grammatical Praxis (éd. P. Desmet, L. Jooken, P. Schmitter, P. Swiggers), LouvainParis, Peeters, 2000, pp. 369-394. Pinker, S., L’Instinct du langage, Odile Jacob, Paris, 1999. Wierzbicka, A., Semantics : Primes and Universals, Oxford Uni-

versity Press, 1996. LAPSUS Du latin lapsus, « glissement, faux pas, erreur ». PSYCHANALYSE Lapsus linguae et lapsus calami sont les expressions choisies par les traducteurs français pour rendre les mots allemands Versprechen, « erreur de parole », et Verschreiben, « erreur d’écriture », que Freud préfère au terme de lapsus. Ce sont des cas particuliers d’actes manques. ! ACTE, INCONSCIENT LATENT En allemand : latenz. Du verbe grec lathanein, « être caché ». PSYCHANALYSE Qualifie un contenu inconscient, qui figure, déformé par la censure psychique, dans les rêves et / ou les symptômes dont il est un motif. Dès l’Interprétation des rêves 1 ouvrage fondateur de la technique freudienne d’interprétation, il s’avère qu’une formation de l’inconscient (rêve, lapsus, mot d’esprit, symptôme) s’interprète, le travail psychanalytique dégageant son contenu latent. Selon Freud, le rêve se déchiffre grâce aux associations d’idées du rêveur qui en devient le principal interprète. Le rêve manifeste et son récit résultent d’un travail psychique où les pensées latentes du rêve, accomplissant un désir inconscient et liées aux éléments de la névrose infantile, sont déformées par déplacement, condensation, etc. ▶ Opposant contenu manifeste et contenu latent, Freud rompt avec les clefs des songes, traditions de déchiffrage symbolistes des rêves. L’analogie entre rêve et rébus montre le travail du rêve comme modèle du travail psychique. Avec la théorie du rêve, théorie d’une « formation psychopathologique normale » 2, la psychanalyse devient une théorie de la psyché, où les processus latents opposent leurs propriétés à celles de la conscience. Olivier Douville ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung, trad. I. Meyerson, l’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1987, édition augmentée et révisée par Berger, D., dès 1967. 2 Op. cit. ! CONDENSATION, DÉPLACEMENT, INTERPRÉTATION, RÊVE LATITUDE

Du latin médiéval latitudo « largeur ». PHILOS. SCIENCES Concept technique qui désigne l’intensité variable d’une qualité attachée à un sujet. Par exemple, le « degré de vitesse » d’un mobile en mouvement lorsque s’écoule le temps est la latitude de ce mouvement. L’élaboration de ce concept répond à un projet précis : il s’agit de quantifier des qualités (ou formes) qui sont susceptibles de plus et de moins mais sont inaccessibles à l’addition. Qu’il s’agisse de la blancheur, de la vertu ou de la vitesse, comment rendre compte de la modification d’intensité de ces qualités lorsque – en un temps ou un espace donné – celleci varie ? Si les premières solutions à ce problème sont dues aux scolastiques d’Oxford du XIVe s., notamment à Bradwardine, le choix fait par N. Oresme de représenter graphiquement la situation est une étape remarquable (où certains auteurs, comme Duhem, n’hésitent pas à voir la naissance de la « géométrie analytique »). Cette représentation pose horizontalement la ligne dite de l’extension (le temps en général) et, en chaque point (ou instant) de cette ligne, dresse une ligne verticale qui mesure l’intensité de la qualité variable. La figure complète qui ressort de ce graphique est donc une surface qui livre la variation totale d’intensité de la qualité. On réalise les performances d’un tel schéma, appliqué à la cinématique : sur le premier axe, le temps, sur le second, les degrés de vitesse, la surface exprimant le mouvement total. Oresme obtient en particulier le théorème dit « du degré moyen » selon lequel « toute qualité (vitesse, par exemple) uniformément difforme a même quantité que si elle informait uniformément le même sujet (mobile) selon le degré (de vitesse) de l’instant milieu de ce sujet ». Vincent Jullien LEIBNIZIANISME PHILOS. MODERNE Doctrine de G. W. Leibniz (1646-1716). Véritable esprit universel au savoir réellement encyclopédique, fervent partisan d’une réunion des Églises catholique et protestantes, Leibniz fut à la fois philosophe, théologien, juriste, historien, mathématicien (promoteur avec Newton du calcul infinitésimal), physicien, diplomate, conseiller des princes et des empereurs.

Né en 1646 d’une famille luthérienne, bachelier en 1663 avec une thèse sur le principe d’individuation, puis docteur en droit, il publie en 1666 le De Arte combinatoria (Sur l’Art combinatoire). Son voyage à Paris (1672-1676) lui permet de nouer des contacts avec les milieux savants et de s’initier aux derniers développements des mathématiques et de la physique. En 1686, il rédige le Discours de métaphysique et en discute les principales thèses avec Arnauld. Après un second voyage qui le mène jusqu’en Italie, il publie le Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695), commence en 1703 la rédaction des Nouveaux Essais sur Locke), et nadologie, de Leibniz

l’entendement humain (critique de l’empirisme de fait paraître en 1710 les Essais de théodicée. La Mocomposée en 1714, ne sera pas publiée du vivant qui meurt en 1716, laissant une masse considé-

rable de textes inédits. downloadModeText.vue.download 626 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 624 Méthode et principes Leibniz a très tôt l’idée d’un art combinatoire par lequel il serait possible de réduire tout raisonnement à un calcul, en ramenant par l’analyse tous nos concepts à un petit nombre de notions primitives – un « alphabet des pensées humaines » – auxquelles serait associé une lettre ou un caractère. Pensé sur le modèle des mathématiques, cet art de juger et d’inventer, opérant sur des signes et les combinant suivant les règles logiques, permettrait d’éviter facilement l’erreur et mettrait fin à toutes les controverses. La conception d’un tel projet – qui ne trouva en réalité de développements que dans les domaines logique et mathématique notamment avec le calcul infinitésimal – est liée à la critique leibnizienne de l’évidence comme critère absolu du vrai. Contre Descartes, Leibniz affirme que la marque de la vérité n’est pas dans l’évidence – toute subjective et psychologique – mais dans la forme même du raisonnement, dans l’enchaînement strict des raisons. Toute proposition vraie qui n’est pas identique – de forme « A est A » – doit pouvoir être prouvée par l’analyse de ses termes, en montrant l’inhérence de la notion du prédicat dans celle du sujet (Praedicatum inest subjecto), c’est-à-dire dans sa définition 1.

L’analyse logique permet donc de rendre raison de la vérité des propositions. Elle n’est qu’une application du principe de raison suffisante – rien ne saurait être vrai ou existant sans raison – qui, joint à celui de contradiction – de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre est fausse – constituent pour Leibniz les deux grands principes sur lesquels reposent tous nos raisonnements. Les substances Dans la Monadologie, Leibniz définit l’univers comme un tout continu, constitué d’une infinité de monades ou substances simples – unités sans parties – dont les agrégats forment les substances composées ou corps. Les monades sont « les véritables Atomes de la Nature » 2, mais sont incorporelles. Pas une n’est identique à une autre. Aucune cause extérieure – excepté Dieu – ne saurait influer sur elles qui « n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir » (§ 7). Tout changement dans une monade – action ou passion – naît donc de son propre fond. Selon l’hypothèse de l’Harmonie préétablie, Dieu, « Unité primitive » dont toutes les monades sont des productions, règle leurs rapports, faisant que chacune, en ne suivant que ses lois propres, s’accorde pourtant avec toutes les autres, comme s’il y avait influence réciproque. Ainsi s’explique l’union de l’âme et du corps, les corps suivant les lois des causes efficientes, « comme si (par impossible) il n’y avait point d’âmes », les âmes les lois des causes finales « comme s’il n’y avait point de corps » (§ 81). Dans cet univers où toutes choses sont liées et « s’accommodent », chaque monade « a des rapports qui expriment toutes les autres [monades] ». « Miroir vivant perpétuel de l’univers » (§ 56), elle exprime à sa manière et selon son point de vue le monde entier. Sa perception est donc infinie. De même qu’au bord du rivage, en entendant le bruit de la mer, je perçois sans le discerner des autres le son que produit chaque gouttelette, mon âme « connaît l’infini, connaît tout »3 quoique confusément, recevant les impressions que tout l’univers fait sur elle.

Le meilleur monde possible Quelle raison a déterminé le choix divin de cet univers, parmi une infinité d’autres également possibles ? La considération du meilleur : Dieu, pensant toutes les combinaisons et séries possibles de choses, comparant leurs perfections et défauts relatifs 4, a choisi l’univers qui est le plus parfait possible physiquement – celui où se réalise le maximum de réalité ou d’essence – et moralement – celui où les esprits reçoivent le plus de bonheur. Un monde sans péché ni souffrance n’aurait-il pas été meilleur ? L’univers forme une série dont on ne peut changer un élément sans changer tout l’ensemble : y supprimer le moindre mal, ce serait vouloir un autre monde que celui qui « tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le créateur qui l’a choisi » (Théodicée § 9). La Théodicée – doctrine de la justice de Dieu – justifie l’existence du mal, en montrant qu’il a sa place dans l’harmonie du monde. Le mal n’est pas voulu directement par Dieu, mais seulement permis. Contrepartie d’un bien qu’il magnifie en le rendant plus sensible, il est pareil à l’ombre qui rehausse l’éclat des couleurs dans une belle peinture, ou à la dissonance qui s’accorde aux consonances dans la plus parfaite musique (§ 12). Notre point de vue limité dans le temps et l’espace ne nous permet pas de contempler cette harmonie générale que Dieu seul voit dans l’éternité et l’immensité du tout. L’univers est le meilleur possible parce qu’il est le tout dont le rapport entre les parties constitue l’harmonie la plus parfaite. La présence du mal signifie que ce meilleur n’est pas d’ordre quantitatif – sinon toutes les parties seraient les meilleures – mais d’ordre qualitatif supposant la variété et la différence des parties. ▶ La notion d’harmonie apparaît comme un concept clé dans la pensée de Leibniz. Elle exprime un accord, une convenance entre le même et le divers, l’un et le multiple, l’ombre et la lumière. Elle unit les contraires sans les confondre, assurant

une unité tout en maintenant les différences. Tout est harmonie : la monade – unité d’une diversité – la communication entre toutes les substances, le rapport du règne de la Nature à celui de la Grâce, l’univers lui-même, tout démultiplié infiniment par chacune de ses parties. L’uniformité alliée à la plus grande diversité, voilà ce qui pour Leibniz résume le mieux toute sa philosophie. « Que c’est ailleurs tout comme ici » et que « che per variar natura è bella » (c’est par la variété que la nature est belle), ce sont là deux principes « qui paraissent se contrarier, mais qu’il faut concilier en entendant l’un du fond des choses, l’autres des manières et des apparences » 5. Paul Rateau ✐ 1 Leibniz, G. W., Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, PUF, Épiméthée, Paris, 1998, p. 277. 2 Leibniz, G. W., Monadologie, § 3, GF, Paris, 1996, p. 243. 3 Leibniz, G. W., Principes de la Nature et de la Grâce, § 13, GF, Paris, 1996, p. 231. 4 Leibniz, G. W., Essais de Théodicée, § 225, GF, Paris, 1969, p. 253. 5 Leibniz, G. W., Lettre à la reine Sophie-Charlotte, 8 mai 1704, GF, Paris, 1996, p. 87. Voir-aussi : Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, édition de l’Académie des sciences de Berlin, Darmstadt, Berlin, 1923. downloadModeText.vue.download 627 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 625 LEKTON Du grec : adjectif verbal substantivé lekton, « exprimable », « dicible », du verbe legein, « dire ». PHILOS. ANTIQUE Terme clé de la dialectique des stoïciens, qui désigne le signifié d’un mot ou d’une phrase. Le terme, inventé par le stoïcien Cléanthe, sert à l’origine à distinguer celui dont on parle (Dion, par exemple) de ce qu’on peut en dire (« il marche ») 1. Cette distinction conduit

les stoïciens à construire un véritable système de la signification, dans lequel ils distinguent le son, c’est-à-dire le signifiant (la phrase « Dion marche »), le porteur, tugkhanon, du nom, c’est-à-dire Dion, et le signifié de la phrase, qui est un lekton incorporel. Le lekton est le contenu d’une représentation rationnelle, qui peut être exprimé ou non 2. Un verbe sans sujet est un lekton incomplet, tandis qu’il existe diverses sortes de lekta complets : proposition, question, impératif, optatif, etc. La proposition, axiôma, est l’énoncé vrai ou faux. ▶ Ce système est très proche de la distinction du logicien allemand Frege entre signe, sens et référent ou dénotation. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Sénèque, Lettres à Lucilius, 117, § 13. 2 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VIII, 11-12 ; 70. ! AXIOME, STOÏCISME LEMME Du grec lemma, « ce que l’on tient pour accordé ». LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Dans un syllogisme, le lemme est souvent une proposition qui sert de prémisse du raisonnement. Dans la discussion dialectique, c’est un point accordé par les deux parties. Les traités de mathématiques désignent par lemme des propositions qui peuvent être démontrées ou seulement accordées et qui préparent la démonstration d’un théorème dont l’enjeu est plus vaste. Un sens plus spécifique est donné à ce terme par Kant, qui entend par lemme une proposition empruntée à une science autre que celle dont relève le théorème que l’on démontre. Vincent Jullien LIAISON / DÉLIAISON En allemand, Bindung / Entbindung, du verbe binden, « lier », « attacher » ; Entbindung signifie aussi « accouchement ». PSYCHANALYSE Ambigus, ces termes désignent des états et des processus énergétiques et associatifs. Le premier caractérise un investissement stable d’ensembles de représentations : relation d’objet durable ; maintien d’un ensemble psy-

chique (le moi) ; processus secondaire. Le deuxième est une discontinuité dans le régime d’investissement (accès d’angoisse, névrose traumatique, passage à l’acte). Se situant dans la lignée de Fechner et intégrant le physicalisme selon Helmholtz, Freud envisage les formations psychiques comme dynamiques énergétiques et processus associatifs. La distinction correspond d’abord à une différenciation topique et énergétique simple : inconscient vs préconscient-conscient. En 18951, Freud fait l’hypothèse qu’un état lié de l’énergie associé au moi assure la pensée rationnelle (processus secondaire ; dynamique lente). À l’inverse, le processus primaire opère sous énergie libre (dynamique rapide), crée l’hallucination du rêve et participe à la formation de symptômes, actes manqués, mot d’esprit, etc. En 19202, les névroses traumatiques montrent l’échec des processus de liaison, qui menace l’intégrité du moi et ses actions. Freud met au jour la tendance de la pulsion de mort à retourner à des états stables mais d’énergie nulle, selon une dynamique rapide. Alors les pulsions de mort oeuvrent à la déliaison, et les pulsions de vie, à la liaison. ▶ Liaison et déliaison posent le problème des modes dynamiques de la stabilité psychique. Pertinentes pour élucider des processus psychiques locaux (première topique), elles pèchent par simplisme dans la perspective morphogénétique que Freud introduit ensuite. La dynamique qualitative (Liapounov, Poincaré, Thom) 3 permet de décliner la diversité des modalités de stabilité et d’instabilité dont Freud eut l’intuition. Mauricio Fernandez ✐ 1 Freud, S., « Entwurf einer Psychologie », in Aus den Anfängen der Psychoanalyse, 1950, « Esquise de psychologie », in la Naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1956. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips, 1925, G. W. XIII, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981. 3 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF, Paris, 1994. ! DYNAMIQUE, ÉNERGIE, INCONSCIENT, MOI, PROCESSUS PRIMAIRE / SECONDAIRE, PULSION, TOPIQUE LIBÉRALISME

Concept d’une actualité particulière à l’aune du débat qui oppose aujourd’hui, aux États-Unis et en Europe, les philosophes libéraux aux « communautariens ». MORALE, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE École de pensée née en Europe au XVIIIe siècle, selon laquelle la protection des droits de l’individu constitue le coeur de toute réflexion morale et politique. Sur son versant moral, le libéralisme assigne à l’autonomie individuelle le statut d’exigence fondatrice. Sur le plan politique, il érige l’égal respect des libertés individuelles en principe de gouvernement, principe dont découle une neutralité axiologique de l’État. Les libéraux anglo-saxons contemporains, comme J. Rawls et R. Dworkin, se réclament de Kant, ainsi que de Locke et de Stuart Mill, et, plus généralement, du projet des Lumières. Ils s’inscrivent dans l’héritage du contractualisme et se réfèrent à une conception formelle et universaliste de la raison. Leurs thèses sont aujourd’hui discutées par les philosophes communautariens qui leur reprochent notamment leur individualisme. Anthropologie et morale Les libéraux partagent la conviction que la morale se déploie dans des normes de justice anhistoriques, qui permettent de critiquer les modes de vie de chaque société. En tant que recherche du point de vue juste, c’est-à-dire impartial et universel, la morale ne doit, selon eux, en aucun cas, refléter nos préjugés culturels 1. Sur le plan anthropologique, cette conviction se traduit habituellement de manière individualiste. La plupart des libéraux considèrent, en effet, que la caractéristique fondadownloadModeText.vue.download 628 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 626 mentale de l’humain n’est pas l’appartenance – qu’elle soit ethnique, sociale, religieuse, politique ou culturelle –, mais l’autonomie, l’individu autonome étant libre de refuser toute forme de participation à une communauté. Si la plupart d’entre eux acceptent l’idée que l’identité individuelle puisse

se constituer de manière intersubjective, au sein d’une culture particulière (prenant ainsi acte de la critique communautarienne), ils estiment que cette appartenance doit pouvoir être soumise à une évaluation rationnelle au terme du processus de formation du sujet 2. Le libéralisme politique Selon la définition générale du libéralisme politique, l’État doit se limiter à garantir le respect des droits individuels et des principes de justice qui découlent de l’exigence d’égale liberté pour tous. Dès lors, l’État libéral ne peut en aucun cas promouvoir une conception éthique ou religieuse particulière 3. Toutefois, contrairement aux libertariens, qui souscrivent également à cette définition du libéralisme, les libéraux héritiers de Kant ne restreignent pas le rôle de l’État à la seule protection de l’individu contre l’ingérence d’autrui. De leur point de vue, les institutions politiques se doivent aussi d’assurer à chacun, de manière équitable, la liberté d’adopter et de développer une conception de la vie bonne (par exemple, religieuse), dans les limites du respect d’une possibilité analogue chez les autres 4. Les libéraux jugent, en effet, que le pluralisme axiologique, propre aux sociétés contemporaines – les individus coexistant au sein d’un même État ont des idéaux et des aspirations différents –, doit être accepté et reconnu si l’on veut faire droit au principe d’égal respect des libertés individuelles. Aussi, un tel pluralisme représente à leurs yeux une exigence morale dont le politique doit se porter garant. Charlotte de Parseval ✐ 1 Habermas, J., l’Éthique de la discussion (1991), trad. M. Hunyadi, Cerf, 1992, pp. 37-41. 2 Rawls, J., Théorie de la justice (1971), trad. C. Audard, Seuil, 1987, pp. 559-561. 3 Ibid., pp. 247-252. 4 Ibid., pp. 241-247. Voir-aussi : Berten, A., Da Silveira, P., Pourtois, H. (dir.), Libéraux et Communautariens, PUF, 1997. Dworkin, R., Prendre les droits au sérieux (1977), trad. M.J. Rossignol et al., PUF, 1995. Rawls, J., Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, PUF, 1995. ! ABSOLUTISME, CAPITALISME, COMMUNAUTARISME, ÉTAT, INDIVIDUALISME, POLITIQUE, RECONNAISSANCE Libéralisme et démocratie

sont-ils conciliables ? La pensée libérale semble s’être aujourd’hui largement imposée. Bien que certains de ses partisans soient modérés ou radicaux, comme les « libertariens » américains, tels R. Nozick, M. Rothbard, D. Friedman, le paradigme libéral impose un consensus sur les questions essentielles de la neutralité éthique de l’État, de la naturalité et de l’intangibilité des droits de l’individu, de la définition de la liberté par la limitation constitutionnelle de la puissance publique et de l’organisation de dispositifs et de règles, permettant la coexistence des individus. Or ce « paradigme libéral 1, reposant sur l’idée que la nature confère des droits, que ces droits naturels sont constitutifs de la personne humaine et que la fonction exclusive de l’État est d’en protéger l’existence et d’en favoriser l’épanouissement 2, paraît fondé philosophiquement. Néanmoins, les limites et la teneur exacte de ce paradigme, défini par les trois principes que sont la démocratie, les droits des individus et la limitation du pouvoir, font l’objet de contestations, en particulier sur le rôle qu’y joue la démocratie. Le paradigme libéral, tel qu’il se réalise dans les démocraties et dans les sociétés libérales modernes, trahit notamment une coupure entre gouvernants et gouvernés, une perte d’esprit civique, le repli des individus sur la sphère privée, et la passivité qui en résulte dans les affaires communes sont autant de symptômes inquiétants pour la préservation de la vie politique démocratique. Dès le milieu du XIXe s., Tocqueville s’inquiétait de la forme prise par les sociétés démocratiques, craignant de voir les principes de la liberté se retourner contre ce qu’ils prétendent fonder, la démocratie contenant potentiellement un élément de tyrannie du nombre et de négation des droits. LIBERTÉ POLITIQUE ET ASSUJETTISSEMENT DE L’INDIVIDU

Àl ’inverse, dans la démocratie athénienne antique, les citoyens exercent collectivement et directement plusieurs parties de la souveraineté ; ils votent les lois, délibèrent, sur la place publique, de la guerre et de la paix, prononcent les jugements, choisissent les magistrats, qu’ils font comparaître devant le peuple, mettent en accusation, condamnent ou absolvent 3. La possession de ces droits politiques définissent le champ de la liberté politique, dont jouissent les seuls citoyens. Or, cette forme de liberté est compatible avec l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité du corps social. Les citoyens de la démocraties athénienne ne bénéficient pas de l’indépendance individuelle, promue par les doctrines libérales. L’ancienne Athènes réalise une forme de démocratie et actualise une conception du politique dans et pour laquelle l’individu n’est pas principiellement représenté comme porteur de droits, par lesquels s’actualiseraient sa liberté individuelle, son indépendance à l’égard d’autrui, toutes deux garanties par les lois civiles. Alors que dans ces démocraties l’homme comme citoyen est libre, l’homme comme particulier est assujetti. La liberté politique n’a pas, dès lors, pour présupposé la notion – moderne – d’individu ni celle de droits individuels. Non seulement cette forme de liberté politique, définie par la participation à l’exercice actif du pouvoir et ne concernant qu’un petit nombre de citoyens, était fondée sur la pratique générale de l’esclavage, mais les conditions socio-historiques de l’existence des cités antiques ont disparu. La liberté pour les modernes consiste, spécifiquement, dans l’indépendance privée, c’est-à-dire dans le droit de n’être soumis qu’aux lois et soustraits à l’arbitraire de la volonté d’autrui, mais également dans la liberté d’opinion et d’expression, dans le droit de propriété et la libre disposition de ses biens. La liberté des modernes, reposant sur un droit naturel, se downloadModeText.vue.download 629 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 627 trouve garantie par une loi, à laquelle les individus consentent librement, ce qui assure qu’elle protégera leurs droits. Ce faisant, la liberté de l’homme a cessé de se définir comme un dégagement progressif de l’injustice, de la par-

tialité, de l’aveuglement et des passions, ainsi que, positivement, par la participation à l’instauration et à la défense d’un ordre juste. La liberté, se dessinant au sein du paradigme juridico-libéral, se résout dans la protection qu’une loi stable et consentie offre aux droits individuels attachés à la personne, c’est-à-dire dans une conception négative de la liberté. L’État (libéral) reçoit alors pour seule fonction de protéger les droits de ceux qu’il accueille, au premier rang desquels figure le droit de chacun à l’intégrité de sa propre personne et à la jouissance de ce qui lui appartient. L’État est mis au service de la sûreté individuelle. Sa vocation est de permettre aux hommes de déployer librement leurs activités sociales égoïstes, dans le respect de celles d’autrui. Dans la société libérale démocratique, les citoyens libres et égaux trouvent le cadre politique au sein duquel ils adoptent et poursuivent librement une conception particulière de la vie bonne. Dans ce cadre, et parce que la société démocratique se distingue par un pluralisme des valeurs, le consensus, spécifié par J. Rawls, dans l’article de 1987, comme un « consensus par recoupement » se donne comme la condition de possibilité de toute démocratie libérale. Sur le plan législatif, l’interprétation libérale du déploiement des forces internes à la société civile appelle un ordre législatif stable à long terme, en lieu et place d’une volonté arbitraire et changeante 4. L’État définit alors le cadre légal permettant aux individus d’exercer leurs activités, en étant assurés de jouir des fruits de leur travail, quoiqu’il n’exerce aucune intervention dans la conduite des activités sociales égoïstes. Dépourvu de tout rôle éthique, l’État a le statut d’une instance arbitrale dans la vie collective. Indépendamment de toute forme de gouvernement – démocratique ou non –, le politique assure à chacun l’absence de contraintes extérieures exercées sur sa propre volonté, et admet une limitation des interventions coercitives de la loi. LIBERTÉ ET DÉMOCRATIE C ette limitation des pouvoirs de la puissance publique, constituant l’un des principes fondamentaux du libéralisme en matière politique, peut se réaliser – mais ne se réalise pas exclusivement ni nécessairement – dans la démocratie. Les sociétés libres, par opposition, aux sociétés oppressives,

sont le plus souvent démocratiques. En effet, ce n’est que lorsque le pouvoir est consenti par ceux qu’il domine qu’il est légitime d’espérer qu’il se tiendra à la mission qui lui appartient en propre 5, notamment en matière de protection des droits de chacun. La démocratie est alors la condition de la liberté, puisqu’une société et des individus ne sauraient être libres, si le pouvoir politique ne revient pas aux citoyens, directement ou indirectement, par leurs représentants. Toutefois l’institution, au-dessus de soi, d’un pouvoir protecteur des droits est un danger potentiel pour les individus. Une constitution et l’existence d’un esprit public chez les gouvernés sont nécessaires pour barrer l’action des gouvernants. Dès lors, la démocratie est une condition nécessaire, mais non suffisante de la préservation de la liberté individuelle. La limitation du pouvoir comme telle est un meilleur garant de cette dernière que la démocratie, lorsqu’elle dégénère en tyrannie de la majorité 6. Pourtant la synthèse libérale induit une coupure entre sujets et souverains, et tend à réduire au minimum la participation et le contrôle des sujets dans l’exercice de la souveraineté. Le contractualisme n’est donc pas une composante essentielle du libéralisme, qui, en son origine, n’implique pas non plus la limitation du pouvoir et son contrôle par les citoyens. La détermination libérale du politique n’exclut pas, en droit et en principe, une souveraineté sans contrôle, car, conformément à l’intérêt de tous, elle a pour fin première l’institution d’une loi stable et puissante, qui garantisse les activités sociales. Ainsi, la scission moderne du champ politique en une autorité souveraine incontestée, d’une part, et des droits naturels intangibles, d’autre part, n’exclut pas qu’une autorité absolue et sans partage puisse être la meilleure défense des droits des individus 7. Bien que les règles qui organisent la vie sociale procèdent du droit de l’individu solitaire, elles ne trouvent leur fondement ultime que dans le rapport entre cet individu et la nature. À celui-ci sont attachés, par nature, des droits ; en premier lieu, celui de conserver sa vie. Le droit s’enracine dans le caractère propre du désir humain, spontané, illimité et particulier. Droit, intérêt, désir et possession définissent ainsi le cadre théorique au sein duquel le libéralisme se déploie. Cette liberté naturelle se mue en un droit politique, dans et par la Déclaration des droits de l’homme, dont on peut se demander s’ils sont consubstantiels au libéralisme. Le libéralisme se déploie et se réduit-il à la reconnaissance des droits naturels de l’homme, dont la réalisation politique advient

dans la démocratie ? La Déclaration des droits de l’homme cèle-t-elle l’union du libéralisme et de la démocratie ? Certes, la démocratie n’est pas nécessairement la forme politique propre au libéralisme, comme la critique burkienne de la Révolution française semble le montrer ; toutefois, les droits de l’homme pourraient bien se présenter comme la condition de possibilité d’une politique démocratique. La démocratie, en tant que mode de désignation des gouvernants, exprime la légitimité de leur pouvoir, plutôt que leur étendue ou les fins qu’ils se proposent. La préservation des droits individuels, pour sa part fondatrice du libéralisme politique, suppose et exige que les citoyens soient gouvernés, mais ne prescrit pas que ceux-ci doivent prendre en charge leur propre gouvernement. Dans ce moment historique où la liberté s’autoproclame, la doctrine libérale fait de la démocratie sa tâche politique, et se donne pour fin la préservation de la liberté, de l’égalité, de la propriété et de la sécurité individuelles, dans et par la démocratie. Toutefois, l’idée libérale des droits naturels de l’homme, qui laisse indéterminée la question de son incarnation et de sa forme politiques, inspire, dans une certaine mesure, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen aussi bien que la Déclaration américaine, par le caractère central qu’y trouve le concept de volonté libre et indépendante de l’individu, dans la fondation de ses droits. Néanmoins, elle ne prescrit aucune forme politique, si ce n’est la limitation du pouvoir. En d’autres termes, les droits attachés à la nature de l’homme ne conduisent pas immédiatement à la délégation de leur exercice dans une société. On peut, par exemple, démontrer que, dans le domaine politique, la forme du régime est parfaitement indifférente. Ainsi, il n’est pas nécessaire de ne pas dépendre de la volonté d’un maître pour être libre 8. Seule importe la quantité d’interférences que subissent les citoyens ; or, cette quantité d’interférences peut être extrêmement réduite sous un downloadModeText.vue.download 630 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 628 despote bienveillant. Le partage et la limitation du pouvoir ne sont pas les instruments exclusifs de la promotion des droits individuels. Liberté et démocratie ne sont donc pas absolument relatives l’une à l’autre : les excès de la démocratie conduisent nécessairement à la négation de la liberté. L’affranchissement des menaces que les individus font peser les uns sur les autres peut passer par un assujettissement de tous à l’État. Ce n’est, en effet, qu’au XIXe s. que la synthèse libérale a intégré la composante démocratique et refusé une souveraineté législative sans aucun partage. L’histoire du libéralisme montre qu’il s’est constitué en marge des thèses les plus radicales relatives à la démocratie. Il a favorisé la représentation indirecte, au détriment de la

démocratie directe. Il a privilégié la déférence des sujets face aux élites compétentes, et encouragé la passivité en matière politique, pour la stabilité du pouvoir. Enfin, l’insistance sur la fonctionnalité de l’État, dans la protection des droits, plutôt que sur la légitimité de son origine est significative de ses distances à l’égard de la démocratie. Dans le difficile équilibre entre un surcroît de démocratie, rapprochant la société de l’équité, de la justice et de la réciprocité, et un surcroît de protection contre l’État, inscrivant la liberté individuelle dans la société, au risque d’autoriser l’absence de réciprocité et la reconstitution des dominations – et donc, à terme, de nuire à la liberté individuelle qu’il voulait préserver des risques que lui font courir la démocratie et la toute puissance de la loi –, le libéralisme a souvent préféré la seconde solution. Le libéralisme ne s’incarne dans la démocratie, comme sa forme politique propre, que par la distinction de l’homme et du citoyen – celui-ci étant le moyen de la préservation des droits du premier –, elle-même soutenue par la médiation de l’égalité devant la loi. Une démocratie réelle suppose non seulement que les libertés personnelles soient garanties, mais que ces libertés ainsi que l’égalité entre les individus soient effectives. Or, le déploiement spontané et non entravé du marché, auquel est attaché le libéralisme économique, est producteur d’inégalités. Aux yeux des égalitaristes contemporains, la liberté individuelle aurait tendance a disparaître ou à être entravée par les formes qu’a prises le projet de libération. Il semble alors nécessaire d’introduire davantage de démocratie industrielle et de participation politique pour redonner vie à une vision de la société comme ensemble d’individus libres et égaux. Dès lors, la liberté ne s’accomplit plus seulement par le libéralisme économique (le laisser-faire, la maximisation de l’indépendance individuelle) ni par la représentation politique, mais par la recherche d’une plus grande égalité économique – donc par un contrôle plus étroit des principaux acteurs économiques – aussi bien que par la participation politique. Ainsi, et quoique la défense de la liberté économique tende à réduire la fonction de l’État à une tâche minimale de garantie des conditions du libre-échange, certains des penseurs libéraux contemporains formulent l’idée d’un État providence, qui compenserait les inégalités suscitées par le marché, par l’intermédiaire de dispositions de politique sociale égalitaire. J. Rawls, par exemple, dans la Théorie de la justice, envisage, à partir d’une réélaboration de la théorie du contrat, de fonder les institutions de la démocratie sur l’équité. 9 ▶ La libération des hommes, en particulier sur le plan de la prospérité, induite par le libéralisme est incontestable. Néan-

moins, la politique à laquelle le libéralisme, né de la critique de la politique classique, donne lieu à de nouvelles dominations par la puissance privée ainsi qu’à une coupure entre gouvernants et gouvernés. Un surcroît de libération n’est possible, selon la critique égalitariste, qu’en favorisant davantage de démocratie et moins de liberté dans l’acquisition et l’usage de la propriété, plus de contrôle public sur les activités privées et un développement important des contre-pouvoirs, permettant aux moins favorisés de se protéger contre la dépendance personnelle, et de contrôler le pouvoir censé les représenter grâce à des pratiques de contestation, d’appel et de démocratie plus directe 10. Il ne s’agit pourtant pas de revenir à des sociétés fermées, ni d’abandonner l’idée d’indépendance, ni de nier les droits de l’individu face à la majorité, mais de trouver une formule telle que les droits de l’individu et l’indépendance, dans le processus de leur réalisation, ne se retournent pas contre leur fonction initiale, contre la liberté qu’ils promeuvent, en privant l’autogouvernement de tout contenu. Il convient alors de s’engager dans l’une des deux voies, tracées par la critique républicaine du libéralisme classique. Il s’avère nécessaire soit de limiter la démocratie et l’égalité pour souligner la valeur de l’indépendance individuelle, soit, à l’inverse, de limiter la valeur de l’indépendance individuelle pour maintenir le sens de l’égalité et de la communauté libre, de l’appartenance commune, c’est-à-dire la liberté au sens de l’autogouvernement et la réalité du contrôle des individus sur leur propre destin. CAROLINE GUIBET LAFAYE ✐ 1 Spitz, J.-F., la Liberté politique, PUF, Paris, 1995, p. 20. 2 Ibid., p. 50. 3 Constant, B., « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », in Essais politiques, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1997, p. 594. 4 Locke, J., Second Traité du gouvernement civil, PUF, Paris,

1994, § 137-138, pp. 99-102. 5 Constant, B., « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in De la liberté chez les modernes, p. 512. 6 Constant, B., « Principes de politique », chap. 1, in Essais politiques, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1997, pp. 310-322. 7 Spitz, J.-F., op. cit., p. 38. 8 Maffioli, J. P., Principes de droit naturel appliqués à l’ordre social, t. 2, Paris, 1803, p. 98. 9 Rawls, J., Théorie de la justice, pp. 231 et sqq. 10 Spitz, J.-F., l’Amour de l’égalité, p. 33. Voir-aussi : Gauchet, M., la Révolution des droits de l’homme, Gallimard, Paris, 1992. Guizot, F., De la démocratie en France, Masson, Paris. Manent, P., Histoire intellectuelle du libéralisme, Pluriel, Paris, 1987. Macpherson, C. B., la Théorie politique de l’individualisme possessif, Gallimard, Paris, 1971. Thiers, A., De la propriété, Hachette, Paris. LIBERTÉ Du latin liber, « homme libre », par opposition à esclave. GÉNÉR. En un sens général, état de non-contrainte. Plus spécialement, désigne en métaphysique le pouvoir absolu de la volonté d’être la cause première d’un acte, ainsi que l’expérience de ce pouvoir en tant qu’elle est constitutive du sujet. On parle aussi de liberté politique, comme autodownloadModeText.vue.download 631 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 629 nomie sociale, et possibilité d’opiner ou d’agir dans et sur l’ordre public. La liberté est un concept à deux faces quel que soit le champ dans lequel on le pense. D’un côté, il existe une liberté

objective, déterminée négativement parce que le meilleur moyen d’en rendre compte est de l’opposer à la contrainte. La contrainte étant une expérience qui s’entend d’évidence, on pourra à partir d’elle définir la liberté en physique comme l’état d’un corps qui n’est pas soumis à un mouvement extérieur, politiquement comme l’état d’un homme qui n’est pas esclave ou prisonnier, métaphysiquement comme l’état de la volonté qui n’est pas déterminée. De l’autre côté, il existe une liberté subjective, qui est le mode immédiat par lequel la conscience se rapporte à ses actes. Cette liberté immédiate est la conscience d’un pouvoir indéterminé de vouloir et d’une capacité de commencement absolue 1. Mais l’immédiateté peut être une aliénation, et le sentiment de liberté peut n’être qu’une fausse impression : Platon fait voir comment on peut se croire libre alors que l’on est prisonnier de l’opinion et du corps qui limite d’abord notre connaissance au monde sensible 2. Les stoïciens, de la même façon, montrent qu’il existe un sentiment trompeur de la liberté qui n’est en réalité qu’un esclavage des passions. Il y aurait donc une certitude immédiate de la liberté qui pourrait très bien n’être qu’une sujétion inaperçue à la nature, et la véritable liberté serait alors celle-là seule qui est passée, par une série de médiations, du stade de donnée brute de la conscience à celui de réalité effectivement opposable à ce qui n’est pas elle 3. Le problème, c’est que ces médiations, par lesquelles la liberté subjective s’objectivise, font partout apparaître la contrainte. Si la liberté se réalise dans la société, c’est la loi qu’elle rencontre comme une limitation ; dans l’action, c’est la détermination rationnelle du bien qui la contraint, ou l’irréductible présence de la liberté d’autrui ; dans la nature, c’est le principe de raison qui lui oppose un déterminisme sinon plus puissant, du moins plus durement réel que son sentiment de toute-puissance. On peut cependant montrer que ces médiations ne vident pas la liberté de tout contenu, mais qu’elles en font apparaître un niveau supérieur. La liberté est alors la marque du caractère infini de la volonté, qui peut toujours vouloir le mal au lieu du bien, le non-être au lieu de l’être 4. Il ne s’agit pas d’opposer stérilement un déterminisme objectif et une liber-

té subjective, mais de montrer que les deux sont pensables ensemble, qu’il n’y a pas de contradiction à penser le même acte à la fois comme déterminé et comme libre 5. ▶ Il existerait alors des degrés de la liberté, non seulement au sens d’une hiérarchie entre différents types de liberté plus ou moins authentiques ou réels, mais aussi comme progression, comme un travail de libération du sujet, qui sauve l’indépendance de sa volonté au travers de sa reconnaissance de la nécessité. C’est par cette reconnaissance que l’homme peut faire de sa liberté « une solide réalité » en produisant « en lui-même des effets qui s’accordent avec sa nature » 6. Il y a certes là l’abandon de l’illusion d’une liberté qui nous serait donnée, illusion qui naît de la croyance en l’opposition entre la volonté et la raison, mais cet abandon ouvre en revanche à la compréhension de la liberté comme le résultat d’un travail de désaliénation. Sébastien Bauer ✐ 1 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. III. 2 Platon, La république, livre VII, 514b-517c, trad. L. Robin, in OEuvres complètes, tome I, 1950. 3 Hegel, G., Principes de la philosophie du droit, Introduction, trad. J. L. Vieillard-Baron, Flammarion, Paris, 1999. 4 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IVe méditation, GFFlammarion, Paris, 1992. 5 Kant, E., L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, IIe partie, 4e considération, trad. S. Zac, NRF-Gallimard, Paris, 1980. 6 Spinoza, B., Court traité, II, 26, in OEuvres I, trad. C. Appuhn, Flammarion, Paris, 1964. ! ALIÉNATION, AUTONOMIE, DÉTERMINISME, ESCLAVE, POUVOIR, VOLONTÉ LIBERTINISME GÉNÉR., MORALE Mouvement très diversifié, qui met l’accent sur une pensée libre de toute détermination politique, religieuse, systématique.

Ce terme issu des discours chrétiens controversiaux attaquant des individus suspects, désigne a priori une hétérodoxie. Ainsi, on parle d’abord des « libertins » eux-mêmes, mélangés avec les autres catégories indésirables : athées, machiavéliens, schismatiques, hérétiques, etc. Calvin lui-même poursuivra les « libertins spirituels ». Au XVIe s., ils sont perçus comme des sectes hérétiques : « Les Libertins, ou Quintinistes, disaient qu’on pouvait être en apparence de toutes sortes de Religions, sans en avoir aucune » (Moreri, Dictionnaire, 1698, art. « Hérésie », no 189). La simulation, qui relativise toute religion et qui permet une liberté, est tout autant une pratique d’écriture qu’une pratique sociale prudentielle. Ce nicodémisme permet ainsi une attitude en accord extérieur avec les conventions, un jugement et une pensée complètement libres de celles-ci. Au XVIIe s., une deuxième acception du terme s’applique à un groupe que René Pintard a désigné comme celui des « libertins érudits ». Son enquête, d’une grande ampleur documentaire, influence durablement la critique. Elle est centrée autour d’un groupe constitué de La Mothe Le Vayer, Naudé, Gassendi, Diodati, Patin, représentatif, par sa diversité même, de la notion qui met en avant l’autonomie, la défense d’une liberté individuelle et la séparation de la sphère privée d’avec la sphère publique réservée au peuple crédule. Cette diversité est présente au niveau des sources et, donc, à celui des différents courants qui habitent le libertinisme. Protéiforme, il utilise les différentes traditions naturalistes, matérialistes et sceptiques comme des réservoirs d’arguments. Parmi les relais importants, on compte Machiavel, Bruno, Cardan, Pomponazzi (transmis par Cremonini), Montaigne et Charron. L’Italie est particulièrement importante, notamment l’université de Padoue, où l’on enseigne un aristotélisme libéré de tout résidu chrétien. On conçoit, alors, que le libertinisme délimite plus une attitude, un ton, une tournure d’esprit qu’une école ou un système. Sa diversité indique davantage un champ qu’une notion canonique. Cette philosophie diversifiée, irrégulière, downloadModeText.vue.download 632 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 630 cherche à s’affranchir de tout dogmatisme. Elle poursuit son but critique en s’exprimant dans des domaines divers : poésie satyrique, sciences de la nature, exégèse, histoire, érudition, littérature, théorie politique. En explorant les puissances imaginaires des institutions et de leurs mystifications ; en soulignant les origines humaines des religions et des mythologies ;

en désolidarisant l’éthique de la religion (qui n’est qu’un outil politique), le lettré indocile, incrédule (« déniaisé », « esprit fort »), recherche un rapport au savoir qui se défie de toute croyance, de toute superstition et de l’instrumentation des catégories de pensée par le pouvoir. Toutefois, on a parfois minoré la dissidence de ce courant en le rapprochant d’une position fidéiste (cf. Popkin) ou en en faisant la simple production fictive du discours apologétique (cf. Godard de Donville). ▶ Au moment même où certains travaux (par exemple, Giocanti) redonnent au libertinisme une légitimité philosophique qu’on lui avait toujours déniée, tant le discours chrétien répressif (surtout celui de Garasse) ne visant que le discrédit avait orienté la réception de ce courant, un renouveau historiographique insiste pour dépasser le clivage stérile entre esprit et moeurs, libertinisme et philosophie (Cavaillé, Darmon). Cela permet de mieux prendre la mesure d’un ensemble qui ne peut s’apprécier que dans cette diversité et d’envisager ce phénomène dans une longue durée qui va jusqu’aux Lumières. ✐ Frédéric Gabriel1) Outils bibliographiques Outre les bibliographies des travaux cités plus bas, comme ceux de Pintard, Busson, Lachèvre, Bertelli, Bosco, etc., qui donnent la majorité des sources, pour s’orienter on se reportera à : Cavaillé, J.-P., « Libertinage, irréligion, incroyance, libre pensée... » (sur les travaux parus de 1998 à 2002), in Annales, 2003. Charles-Daubert, F., « Le libertinage et la recherche contemporaine », in XVIIe siècle, no 149, 1985. Mc Kenna, A. (éd.), la Lettre clandestine, revue annuelle, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, depuis 1992 [bulletin bibliographique très complet]. Moreau, I., « Libertinisme et philosophie », in Revue de synthèse, 2002. ✐ Zoli, S., L’Europa Libertina (XVI-XVIII). Bibliografia generale, Firenze, 1997.2) Études Aspects du libertinisme au XVIe s., Paris, 1974. Battista, A. M., Alle radici del pensiero politico libertino, Milano, 1966. Bianchi, L., Rinascimento e libertinismo. Studi su Gabriel Naudé, Napoli, 1996. Berriot, F., Athéismes et athéistes au XVIe siècle en France, Paris, 1984. Bertelli, S., Ribelli, libertini e ortodossi nella storiografia baroc-

ca, Firenze, 1973. Bertelli, S. (dir.), Il Libertinismo in Europa, Milano, 1980. Bosco, D., Metamorfosi del « libertinage », Milano, 1982. Busson, H., le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1533-1601), Paris, 1971. Cavaillé, J.-P., Foucault, D. (éd.), Sources antiques de l’irréligion moderne : le relais italien. XVe-XVIIe siècles, Toulouse, 2001. Cavaillé, J.-P., Dis / simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, 2002. Charbonnel, J.-R., la Pensée italienne au XVIe siècle et le courant libertin (1919), Genève, 1969. Charles-Daubert, F., les Libertins érudits en France au XVIIe siècle, Paris, 1998. Charles-Daubert, F., le « Traité des trois imposteurs » et « l’Esprit de Spinoza ». Philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Oxford, 1999. Comparato, V. I., « Il pensiero politico dei libertini », in Firpo, L. (éd.), Storia delle idee politiche, economiche e sociali, vol. 4, t. 1, Torino, 1980. Comparato, V. I., « Un exemple d’individualisme moderne », in Coleman, J. (dir.), L’individu dans la théorie politique et dans la pratique, Paris, 1996. Darmon, J.-C., Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle, Paris, 1998. Giocanti, S., Penser l’irrésolution, Paris, 2001. Godard de Donville, L., le Libertin des origines à 1665 : un produit des apologètes, Tübingen, 1989. Gregory, T., Theophrastus redivivus. Erudizione e ateismo nel Seicento, Napoli, 1979. Gregory, Paganini, Canziani, Pompeo Faracovi, Pastine (éd.), Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina nel seicento, Firenze, 1981. Gregory, T., Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, 2000.

Lachèvre, F., le Libertinage au XVIIe siècle, Paris, 1909-1924. Moreau, P.-F., Mc Kenna, A. (éd.), Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, Saint-Étienne, série en cours de publication, six numéros depuis 1996. Mothu, A. (éd.), Révolution scientifique et libertinage, Turnhout, 2000. Pintard, R., Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris-Genève, 1983 (2e éd.). Paganini, G., « Libertins érudits », in Canto-Sperber, M. (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, 1996. Popkin, R., Histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza, (trad. fr.), Paris, 1995. Raimondi, F. P. (éd.), Giulio Cesare Vanini e il libertinismo, Galatina, 2000. Schneider, G., Der Libertin..., Stuttgart, 1970. Schröder, W., Ursprünge des Atheismus. Untersuchungen zur Metaphysik und Religionskritik des 17. und 18. Jahrhunderts, Stuttgart, 1998. Spini, G., Ricerca dei libertini. La teoria dell’impostura delle religioni nel Seicento italiano, Firenze, 1983 (2e éd.). Spink, J.-S., French free thought from Gassendi to Voltaire, London, 1960. Tenenti, A., « Libertinisme et hérésie du milieu du XVIe siècle au début du XVIIe siècle », in Le Goff, J. (éd.), Hérésies et sociétés dans l’Europe préindustrielle, XIe-XVIIIe s., Paris-La Haye, 1968. LIBIDO En allemand : Libido. En latin : libido, « désir, envie ». PSYCHANALYSE Énergie psychique de la pulsion sexuelle, « force quantitativement variable qui pourrait mesurer les processus et transpositions dans le domaine de l’excitation sexuelle ». 1 Avec la découverte de la sexualité infantile, la libido devient un facteur énergétique général des processus psychiques. Elle est opposée à l’énergie des pulsions d’autoconservation (ou du moi). Selon les stades du développement – oral, sadique-anal, phallique –, les sources organiques des pulsions sexuelles et les investissements libidinaux changent, mais les fixations et les régressions possibles déterminent l’étiologie

des névroses et leurs manifestations. Introduisant ensuite le narcissisme, Freud distingue un « investissement libidinal originaire du moi » 2, qui peut se porter sur des objets extérieurs et leur être retiré (délire des grandeurs, sommeil, etc.). D’où une balance quantitative entre libido du moi et libido d’objet : « Plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit. 3 » Bien que le narcissisme remette en cause la partition pulsion du moi / pulsion sexuelle, Freud maintient la spécificité sexuelle de la libido, que l’opposition des pulsions de vie et de mort conforte : « C’est ainsi que la libido de nos pulsions sexuelles coïnciderait avec l’Éros des poètes et des philosophes, qui maintient en cohésion tout ce qui est vivant. 4 » downloadModeText.vue.download 633 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 631 ▶ « Toutes nos conceptions provisoires, en psychologie, devront un jour être placées sur la base de supports organiques. 5 » L’importance des hormones sexuelles dans la physiologie cérébrale est reconnue de nos jours, sans que le gouffre entre neurophysiologie et psychologie soit pour autant comblé. Il reste la « révolution freudienne », qui a proposé de surmonter le clivage corps / esprit, et qui introduit de surcroît la dimension de la sexualité et du plaisir-déplaisir dans l’ensemble des processus psychiques, tout en dissociant sexualité et reproduction. Quant au bonheur, il demeure un « problème d’économie libidinale individuel » 6. Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G.W. V, Trois essais sur la théorie sexuelle, chap. 3, GallimardFolio, Paris, pp. 157-158. 2 Freud, S., Zur Einführung des Narzismus (1914), G.W. X, « Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, p. 83. 3 Ibid. 4 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, « Au-delà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, PUF, Paris, p. 323. 5 Freud, S., « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 86. 6 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (1930), G.W. XIV, « Le malaise dans la culture », PUF-Quadrige, Paris, p. 26. ! ÇA, ÉNERGIE, ENFANTIN / INFANTILE, ÉROS ET THANATOS, MOI, NARCISSISME, OBJET, PULSION, RÉGRESSION LIBRE ARBITRE Du latin liberum arbitrium, « libre jugement », traduction du grec to autexousion, « maîtrise de soi ».

PHILOS. ANTIQUE Capacité qu’a la volonté de se déterminer sans contrainte. Tertullien est le premier à traduire par « libre arbitre » le grec autexousios 1, employé cinq fois seulement par Épictète pour caractériser l’absence de contrainte extérieure 2. Mais l’expression « libre arbitre » a une connotation supplémentaire, non seulement l’absence de contrainte, mais aussi le jugement d’un arbitre. C’est saint Augustin qui développe véritablement la notion. Dieu a donné à l’homme le libre arbitre de la volonté pour qu’il en fasse bon usage, c’est-à-dire pour qu’il ait une volonté bonne et qu’il soit vertueux. Mais, puisque la volonté est libre, l’homme peut mal agir et tomber dans le péché 3 : ainsi l’homme, et non Dieu, est responsable du mal. Saint Augustin avait voulu par cette doctrine combattre le manichéisme, qui voyait dans le mal une substance. Toutefois Pelage l’interpréta en faisant de l’homme le responsable du mal, mais aussi du bien, et donc l’artisan de son propre salut. Saint Augustin se défendit de cette conséquence : selon lui, l’homme est responsable de sa chute, mais il ne peut se relever sans la grâce de Dieu 4. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Tertullien, De anima, 21, 6. 2 Épictète, Entretiens, II, 2, 3 ; IV, 1, 56 ; 62 ; 68 ; 100. 3 Augustin (saint), le Libre Arbitre, I, 16. 4 Augustin (saint), Révisions, I, 9, 6. ! AUGUSTINISME, DÉTERMINISME, PROHAIRESIS, STOÏCISME, VOLONTÉ PHILOS. RENAISSANCE La conception humaniste de l’homme en souligne les capacités productives, la position centrale dans l’univers et sa supériorité sur les autres créatures par sa liberté de vouloir et surtout d’agir. Dans cette perspective, la nécessité, l’ordre naturel ou le destin astrologique, peut être combattue par une conduite héroïque : une résistance pugnace et des actions finalisées au sein de la communauté politique. L’industria, la capacité organisatrice et productrice de l’homme, liée à la liberté du choix, devient la qualité éthique principale, avec la prudence, plus traditionnelle, pour accommoder les

conditions de l’existence qui ne dépendent pas de l’homme. C’est cette conception active que défendent autant un architecte comme L. A. Alberti 1 qu’un homme politique comme L. Bruni 2 : Machiavel déclare même que la vertu, la ténacité, le projet et l’action peuvent rivaliser avec la fortuna, qui est la chance, le hasard mais aussi l’opportunité. Cependant d’autres auteurs soulignent la dépendance de l’homme à l’égard du fatum, du destin, interprété sous les espèces de la Providence chrétienne. Toutefois, ils ne manquent pas de sauvegarder, autant que faire se peut, la liberté humaine. Sur cette voie se meuvent L. Valla 3 et P. Pomponazzi 4, en distinguant la prescience divine et le libre arbitre de l’homme : la première étant un acte de pure intelligence et non de volonté, le second un acte de volonté, une libre décision. Connaître le futur ne signifie pas le rendre nécessaire. Sur le plan théologique, Erasme 5, dans Diatriba de libero arbitrio (1524) cherche à concilier la conception humaniste de la dignité humaine avec la grâce divine. La liberté est la volonté par laquelle l’homme cherche le salut, ou se détourne de son chemin. La prière, le mérite, les promesses et les punitions divines dont témoignent les Ecritures Saintes n’auraient pas de sens si l’homme n’était pas libre. Le salut dépend ainsi de la liberté de l’homme, soutenue et aidée par la grâce : Dieu en est la cause principale, la liberté humaine la cause secondaire. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Alberti, L. B., Opere volgari, éd. C. Grayson, Bari, 19601973. 2 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996. 3 Valla, L., De libero arbitrio, éd. M. Anfossi ; trad. fr. J. Chomarat, Dialogue sur le libre-arbitre, Paris, 1983. 4 Pomponazzi, V., Libri quinque de fato, de libero arbitrio et de praedistinatione, éd. R. Lemay, Lugano, 1957. 5 Erasme, Opera Omnia, éd. J. Leclerc, Leyde, 1703-1706 (=Hildesheim, 1961-1962).

! ACTION, ARISTOTÉLISME, CAUSE, ÉTHIQUE GÉNÉR., PHILOS. MODERNE Liberté d’indifférence, capacité de choisir pure de toute inclination. ! LIBERTÉ LIEU Du latin locus, « lieu ». En grec : topos. GÉNÉR., LINGUISTIQUE Dispositif argumentatif central dans la pensée d’Aristote, Cicéron, Quintilien et Boèce, le lieu est progressivement réduit, à partir de la Renaissance, à un thème littédownloadModeText.vue.download 634 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 632 raire appartenant à une certaine tradition historique et linguistique. Les lieux fournissent les points de vues universels, ou tout au moins généraux, à partir desquels l’on peut tirer des conséquences particulières, qui soient cependant crédibles et valides. Ils sont donc des schèmes que l’argumentation plausible ou vraisemblable, non nécessaire, utilise pour structurer les prémisses d’un discours de sorte à aboutir à la conclusion recherchée (par exemple le lieu : « tout ce qui appartient à l’espèce appartient au genre »). C’est pourquoi, pour Aristote, les lieux sont les ressources argumentatives de la dialectique autant que de la rhétorique, même s’ils ne se recoupent pas. Mais à partir de Cicéron les lieux sont considérés comme les « sièges » de l’argumentation rhétorique, qui sont progressivement réduits, à partir de la Renaissance, à des thèmes répertoriés, « communs » à la tradition littéraire. Le philosophe contemporain H.G. Gadamer reprend en ce sens l’héritage des lieux rhétoriques, les considérant comme les présupposés fondateurs d’une certains culture, voire d’une certaine Bildung. L’argumentation dialectique et l’argumentation rhétorique ont en commun, chez Aristote, le caractère seulement plausible de leurs prémisses, si bien que les lieux fournissent les modalités appropriées pour trouver les « meilleures » prémisses et construire un raisonnement cohérent. Cependant la rhétorique et la dialectique n’utilisent pas tout à fait les mêmes lieux, car elles visent à un genre de cohérence différent : la rhétorique se veut persuasive, vraisemblable, tandis que la dialectique met en forme, par l’interrogation et la réfutation, un discours formellement non contradictoire. Les lieux dialectiques occupent la plus grande partie des Topiques, et concernent les quatre prédicables : le genre, le propre, l’acci-

dent et la différence (qui doit être mise cependant sur le même rang que le genre, en partageant la même nature). Par contre la partie consacrée aux lieux est beaucoup plus réduite dans la Rhétorique (dans le livre II) et se distinguent en : lieux qui reposent sur le possible / impossible ; lieux construits sur l’éloge / le blâme et lieux propres à l’enthymème, et qui recoupent certains lieux des Topiques. Toutefois, pour Aristote, le caractère probant de l’argumentation rhétorique ne dépend pas des lieux, qui sont seulement la condition préliminaire pour construire une argumentation cohérente. La réduction de la preuve au lieu est une opération propre à la rhétorique de Cicéron, qui en change considérablement le statut. En effet, Aristote avait distingué entre les preuves techniques et les preuves extra-techniques de la rhétorique : les premières étaient fourmes par trois éléments : le caractère de l’orateur, la disposition affective produite par le discours de l’orateur et l’argumentation de celui-ci. Les secondes étaient les aveux extorqués par la torture et les témoignages qui ne dépend pas de la compétence de l’orateur et ne sont pas l’objet d’une méthode (cf. Rhétorique, I, 1355 a-b). Cicéron, par contre, estime que les preuves extra-techniques font partie intégrante de la stratégie argumentative et qu’elles exigent une méthode oratoire : les aveux extraits par la torture peuvent être en fait utilisés tant par l’accusation que par la défense dans un tribunal. Ainsi Cicéron conçoit-il les preuves extra-techniques comme des preuves externes mais susceptibles d’être utilisées indifféremment pour ou contre telle ou telle thèse (in utramque partem) : il radicalise par là la nature juridique de la rhétorique (cf. De Oratore, II, 114119 ; III, 50-51 ; Partitiones oratoriae, 6-8, 51, De Inventione, 2, 48). Deux conséquences majeures s’ensuivent : d’une part, la preuve tend à se superposer (et à se réduire) au lieu, si bien que l’argumentum est souvent exprimé par le terme locus ; d’autre part, l’appauvrissement de l’argumentation ellemême qui peut être réduite à une forme d’habileté consistant à repérer les meilleurs lieux dans un répertoire donné, et à un certain talent dans la façon d’agencer indifféremment des arguments pour ou contre. Chez Cicéron, cette réduction s’accompagne encore d’une exigence morale de droiture et d’un projet encyclopédique, qui voit dans les lieux communs la sédimentation d’une culture. Toutefois, à partir de la Renaissance, les lieux de la rhétorique sont de plus en plus interprétés, par les hommes de lettres, comme le « trésor » dans laquelle une certaine tradition conserve ses caractères spécifiques : le lieu devient ainsi un thème propre à une culture, il en exprime même le « goût ». C’est justement ce lien entre les lieux, la culture et le goût fondateur d’une communauté historique qui est repris par E.R. Curtius, sur le plan littéraire, et par H.G. Gadamer, sur le plan philosophique : les « lieux communs » sont le patrimoine culturel qui oriente par avance notre compréhension du monde et fonde notre appartenance à une certaine communauté linguistique. Une autre direction a été inaugurée par Boèce, qui, en particulier dans son De differentiis Topicis, reprend la notion de locus, à partir de sa réflexion d’Aristote, de Cicéron et de Thémiste. Tout en distinguant et en comparant les lieux de la rhétorique et de la dialectique, le lieu est pour

lui une modalité d’argumentation spécifique qui permet de résoudre les questions particulières : il est donc étroitement lié à l’argumentation dialectique, formalisée dans le syllogisme hypothétique, que Boèce reprend aussi bien d’Aristote que des Stoïciens. La réflexion de Boèce sur les syllogismes hypothétiques, c’est-à-dire conditionnels (dans la formulation aristotélicienne : « si A est prédicat de B, et B est prédicat de C, alors A est prédicat de C », ou bien, dans une formulation stoïcienne : « Si A est, B est ; mais A est, alors B est »), est donc dépendante de la conception spécifique des lieux. Boèce estime que le lieu peut assurer le passage de la prémisse à la conclusion dans une argumentation plausible : le lieu est en effet composé des deux parties : « la proposition maxime » (maxima propositio) qui fonctionne comme une proposition universelle ou très générale, ayant le rôle de la prémisse majeure (par exemple : « si le semblable est possible, son semblable l’est aussi »), et la différence (differentia) qui permet de ranger la proposition majeure en spécifiant le point de vue (le genre, l’espèce, la partie etc.). C’est cette réflexion sur le lieu comme argument qui est repris par la dialectique humaniste, depuis L. Valla, jusqu’à R. Agricola ou Pierre de la Ramée, avec le souci d’établir les règles de l’argumentation plausible ou vraisemblable sans pour autant la réduire à une forme d’habileté rhétorique. ▶ Le lieu est un schème d’intelligibilité pour construire des raisonnements cohérents et vraisemblables. Lorsqu’il est interprété comme un thème fondateur d’une culture, il perd son pouvoir argumentatif. Fosca Mariani Zini ✐ Agricola, R., De inventione dialectica libri tres, Cologne, 1539. Aristote, Topiques, éd. J. Brunschwig, Paris, 1967. Aristote, Rhétorique, éds. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, 19311973. Cicéron, De Oratore, éd. H. Bornecque, Paris, 1932. Cicéron, Topica, éd. H. Bornecque, 1960. Boèce, De Topicis differentiis, éd. E. Stump, Ithaca et Londres, 1978. downloadModeText.vue.download 635 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 633 Gadamer, H.G., Vérité et méthode (1960), trad. fr., Paris, 1996. ! ARISTOTÉLISME, DIALECTIQUE, ENTHYMÈME, RHÉTORIQUE, SYLLOGISME

LIMITE En grec peras, de peran, « traverser ». GÉNÉR. Ce qui sépare deux parties contiguës, dans l’espace (points, lignes, surfaces) ou dans le temps (instants). Dans sa Physique, Aristote définit la limite comme un indivisible qui occupe un lieu et qui ne s’identifie pas au commencement 1. En calcul infinitésimal, la limite désigne la valeur vers laquelle converge une série continue, telle qu’il est toujours possible de trouver une différence, aussi petite qu’on voudra, entre elle et les différentes valeurs de la suite. Le « passage à la limite » est l’opération par laquelle on passe d’une série continue de termes convergeant vers une limite à cette limite même. Tout en séparant, la limite unit, esquissant le mouvement vers son propre au-delà, comme le suggère le « paradoxe du bord » d’Archytas 2. Kant s’inspire de cette idée pour affirmer que la critique, quoique limitant la connaissance à l’expérience possible, ne la conduit pas moins à la pensée des noumènes 3. Freud a défini la pulsion comme un « concept limite » (Grenzbegriff), à la frontière du biologique et du psychique. PHILOS. ANTIQUE Employée avec son antonyme apeiron, la notion de limite (peras) forme un doublet, fini-infini (ou limite-illimité), essentiel dans de nombreuses ontologies. L’origine du concept remonte aux pythagoriciens, qui l’incluent en première place dans leur table des opposés, et l’identifient à l’impair (l’apeiron étant, quant à lui, identifié au pair) 4. Dès ce moment, le doublet peras-apeiron est volontiers conçu comme la forme de disjonction ultime que la pensée puisse affronter, l’expression achevée du principe de contrariété. Parménide exclura, en conséquence, son Être de toute participation à l’apeiron imparfait, et le montrera enserré dans les liens de la Limite 5. Platon reprend l’opposition pythagoricienne dans son ontologie tardive, spécialement dans le Philèbe : l’être en devenir

est un mixte de peras et d’apeiron 6. Christophe Rogue ✐ 1 Aristote, Physique, 185b18, 209a9, 264b27. 2 Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 467, 26, Diels. 3 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, § 57. 4 Aristote, Métaphysique, I, 5, 986a22 sqq. (= L’École pythagoricienne, B 5, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, La Pléiade, 1988) ; Physique, 203a10 (L’École pythagoricienne, B 28, in J.-P. Dumont, op. cit.). 5 Parménide, B 8 (J.-P. Dumont, op. cit.), v. 42-49. 6 Platon, Philèbe, 26d. MATHÉMATIQUES Soit f une fonction réelle, f admet l pour limite, lorsque x tend vers x0 si et seulement si : : ∀ ε>0, ∃η>0 ∀x ∈ ]x0 – η, x0 + η[ – {x0}, | f(x) – l | < ε Plus généralement, on dit qu’une application f d’un ensemble E dans un espace topologique E′ tend vers l suivant le filtre de base B sur E si : pour tout voisinage V de l, il existe un élément de la base du filtre dont l’image est incluse dans V. La notion de limite apparaît en mathématiques bien avant ces mises au points analytiques et topologiques. Dans les Éléments d’Euclide, la limite est thématisée dès le livre premier : « Les limites d’une ligne sont des points » (déf. 3), ou : « Les limites d’une surface sont des lignes » (déf. 6). Avec la définition complémentaire de frontière : « Une frontière est ce qui est limite de quelque chose » (déf. 13), l’auteur euclidien peut entamer l’étude des figures géométriques. La notion de limite est aussi fondamentale pour toute appréhension de l’idée de continuité, ce qui se trouve déjà chez Aristote, pour qui la définition du point et de l’instant comme limites permet de penser la continuité de l’espace et du temps. Les mathématiciens, notamment à partir de Leibniz et de Newton, installent cette notion de limite au coeur du calcul,

ouvrant la voie aux méthodes de dérivation et d’intégration. L’étude des convergences de séries est une des voies d’accès à ce succès, l’autre étant l’élucidation de l’idée de variable, soumise à des accroissements « aussi petits que l’on veut ». Il faudra les travaux de d’Alembert, puis de Cauchy (17891857) et de Weierstrass (1815-1897) pour doter le concept de limite d’une définition rigoureuse, grâce, notamment, à la distinction entre la limite et la limite uniforme. Vincent Jullien LOGICISME LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Tendance doctrinale, apparue à l’aube du XXe s., consistant à utiliser les ressources de la logique nouvelle pour y réduire les mathématiques. La Begriffsschrift de Frege présente les calculs des propositions et des prédicats en même temps qu’elle esquisse déjà une réduction logique de l’arithmétique 1. Ce projet de fonder les vérités arithmétiques (théorie des nombres), puis celles de l’analyse (théorie des réels) sur la seule axiomatique de la nouvelle logique, poursuivi dans les Grundlagen der Arithmetik 2 et les Grundgesetze der Arithmetik, se heurta à la découverte russellienne du paradoxe des classes qui mettait en cause le fondement logique lui-même 3. Dans la mesure où la théorie russellienne des types fournissait un moyen d’éviter ces paradoxes logiques, le projet logiciste redevenait possible. La gigantesque entreprise des Principia Mathematica 4 consista, après exposition de l’axiomatique logique, à y réduire l’ensemble du discours mathématique, géométries comprises (Frege tenait encore la géométrie pour une science synthétique a priori). Il s’agissait alors de définir logiquement tous les concepts mathématiques et de démontrer logiquement tous les axiomes mathématiques. Par exemple, le concept de nombre cardinal peut se réduire à une construction logique en termes de classes équinumériques à une classe donnée. Ainsi, 2 est la classe de toutes les classes équinumériques à une paire (contrairement à ce que clamait Poincaré, il n’y a là aucun cercle : l’équinuméricité se définit comme une relation biunivoque et la paire

{x, y} est définie à partir de la simple relation de différence : (x – y). La réduction ne put cependant être poussée jusqu’au bout, la démonstration des propositions mathématiques requérant en définitive des engagements existentiels étrangers downloadModeText.vue.download 636 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 634 à la logique pure. C’est notamment le cas de l’axiome de l’infini qui engage sur l’existence d’une infinité d’objets ou de l’axiome multiplicatif qui impose l’existence d’une procédure de choix pour constituer des appariements entre classes infinies indispensables pour définir l’opération arithmétique de multiplication (équivalent de l’axiome de choix). À la même époque, vers 1915, la découverte de logiques non standards (tri- puis plurivalentes, intuitionnistes, etc.) mirent fin à la croyance initiale en l’absoluité et en l’universalité de la logique frégéo-russellienne. C’est le « fondement » logique lui-même qui s’écroulait. D’autres stratégies fondationnelles étaient possible : celle, formaliste, de Hilbert consistait à n’imposer au jeu formel que des contraintes métamathématiques de consistance, de complétude et de décidabilité (l’arithmétique et l’analyse reposent alors sur l’axiomatique des ensemble Zermelo-Fraenkel) ; celle, intuitionniste, de Brouwer exigeait la constructibilité des objets et la prouvabilité des thèses. Chacune à son tour se heurta à des difficultés : la découverte des théorèmes de limitation pour le formalisme, l’impossibilité de rendre compte de l’ensemble des mathématiques pour l’intuitionnisme. ▶ Si aujourd’hui le logicisme est pratiquement abandonné, l’exigence de rigueur et de précision qu’il incarna joua un rôle crucial dans le développement des sciences formelles comme dans le traitement des questions de philosophie mathématique. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1879), trad. Sinaceur, H., des 12 premiers § in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F., et de Rouilhan, P., éd., Payot, Paris, 1992, pp. 93-129. 2 Frege, G., Fondements de l’arithmétique (1884), trad. fr. Imbert, C., Seuil, Paris, 1969. 3 Iéna, 1883 puis 1903. Après communication par Russell du paradoxe des classes, Frege ajouta un appendice au deuxième volume et abandonna ensuite le projet du troisième. 4 1910, 1912, 1913, seconde éd. 1927, rééd. partielle in Principia mathematica to *56, Cambridge UP, 1962. Cf. aussi Introduction à la philosophie mathématique, trad. Rivenc, F., Payot, Paris, 1991.

Voir-aussi : Largeault, J., Logique et philosophie chez Frege, Nauwelaerts, Paris, 1970. Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin, Paris, 1993. ! CLASSES (PARADOXES DES), FORMALISME, INTUITIONNISME, MÉTALOGIQUE, NOMBRE, THÉORÈME, TYPES (THÉORIE DES) LOGIQUE Du grec logikos, dans les expressions logikê épistêmê (ou pragmateia) ou logikon meros. La logique est, dit-on, sortie toute faite du cerveau d’Aristote. Ainsi en est-il de ce vaste ensemble que l’on nomme la logique classique. Cette dernière a produit dès les Premiers Analytiques une théorie de la démonstration formelle complète en son genre : la syllogistique. Mais la logique est donnée, chez Aristote, avec une première analyse des parties du langage : celle, rationnelle, des manières de conclure en vertu de la seule forme se nomme apophantique. Celle qui regarde la construction des énoncés se nomme grammaire et se trouve distribuée entre les traités des Catégories, de l’Interprétation et des Topiques. Portée à sa plus grande efficacité avec l’introduction de la notion de modèles et celle d’interprétation des modèles qui fait passer la logique du calcul des propositions à celui des prédicats, le développement d’une logique mathématisée conduit au XIXe s. à la formulation d’axiomatiques censées fournir aux mathématiques elles-mêmes l’ordre et la rigueur d’une unité formelle qui lui faisait (et qui lui fait encore) défaut La crise des fondements ainsi ouverte par la promotion de la sémantique au rang d’index mathematicis n’enthousiasma que très peu – doux euphémisme – les mathématiciens, qui, tels Poincaré, ne désiraient pas réduire les mathématiques à un corps de propositions déductibles en droit de la logique seule. Ni la sémantique, ni le logicisme ou logistique au sens de Russell et Whitehead, ni la métamathématique de Hilbert n’ont réussi à faire de la logique contemporaine la source vivante de l’esprit mathématique. L’incomplétude des systèmes formels établie par Gödel, mais aussi les résultats de Church montrent en effet que seuls les systèmes formalisés ouverts (ceux dont toutes les branches ne sont pas calculables au sens de l’axiomatique) présentent un intérêt pour les mathématiques. Ces dernières ne sont sans doute pas constituées par de simples interprétation des modèles de la sémantique elles construisent elle-mêmes des structures formelles à partir de ce qui peut (ou ne peut pas) être dé montré, produisant des contenus irréductibles à toute science générale visant à ordonner les lois de la pensée. PHILOS. ANTIQUE Partie de la philosophie relative au logos (raison ou langage) comprenant la dialectique, la rhétorique et, dans certains cas, la théorie du critère (épistémologie). C’est l’académicien Xénocrate (396-314 av. J.-C.) qui a le premier divisé la philosophie en logique, en éthique et en physique. Cette division n’existe en effet chez Aristote que sous la forme d’une division des problèmes, et non pas comme

division de la philosophie 1. La logique comme logikon meros, partie rationnelle de la philosophie, a été développée par les stoïciens à partir de Chrysippe, surtout dans l’une de ses parties, la dialectique. L’existence d’une partie logique de la philosophie est rejetée par Épicure, chez qui la place de la logique est occupée par une canonique 2, et les péripatéticiens soutiennent que la discipline logique, logikê pragmateia, est un instrument, organon, de la philosophie et non pas une partie 3. Le néoplatonisme opposera la logique comme discipline formelle à la dialectique comme science de l’intelligible 4. ▶ Le sens antique du terme est assez éloigné du sens moderne, qui correspond plutôt à la partie sur les signifiés de la dialectique stoïcienne. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Aristote, Topiques, I, 14, 105b19-29, trad. J. Tricot 1950, Vrin, Paris. 2 Diogène Laërce, Vie des philosophes illustres, X, 29-31, trad. R. Genaille, 1965, Flammarion, Paris. 3 Alexandre d’Aphrodise, Commentaire des Premiers Analytiques d’Aristote, pp. 1-4. 4 Plotin, Ennéades, I, 3, 4. ! ARISTOTÉLISME, CRITÈRE, DIALECTIQUE, RHÉTORIQUE, STOÏCISME ∼ LOGIQUE CLASSIQUE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES La logique contemporaine est née avec la publication de la Begriffsschrift [Idéographie] de Frege, en 1879. Elle s’est rapidement développée, donnant naissance aux trois volumes des Principia Mathematica, où Russell et Whitehead tentèrent de réduire toutes les mathématiques à la nouvelle logique qui comprenait le calcul des propositions ainsi que le calcul des prédicats monadiques et polyadiques (relations). Chacun de ces calculs se présente aujourd’hui comme un système déductif complètement formalisé, analysable selon trois dimensions : 1) la syntaxe (relevant de la théorie de la démonstration), composée d’un alphabet et des règles de formation des formules, ainsi que des axiomes et des règles de déduction des théorèmes ; 2) la sémantique (théorie des modèles), comprenant les règles d’interprétation et de validownloadModeText.vue.download 637 sur 1137

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dation des formules ; 3) enfin la métalogique, qui assure la consistance, la complétude et la décidabilité du système. Cette logique s’est imposée par sa puissance analytique et sa fécondité au point de devenir classique et d’être débordée par une efflorescence de systèmes nouveaux qui en sont soit des présentations différentes (par exemple déduction naturelle, logique dialogique), des extensions (logique des modalités aléthiques, déontiques, épistémiques, temporelles, etc.), soit enfin des alternatives (logique tri- et plurivalentes, intuitionniste, floue, dynamique, méréologie, etc.). Il en résulte qu’il n’est plus possible, comme le faisaient encore Frege, Russell et Wittgenstein, de parler de la logique au singulier et de la tenir pour la science « des lois de l’être vrai » (Frege). La pluralité de logiques incompatibles est un fait qui pose la question de la logicité des différents systèmes en même temps qu’elle témoigne éloquemment de l’extrême vivacité de cette science formelle. Denis Vernant ✐ Gochet, P., et Gribomont, P., Logique, Hermès, Paris, vol. 1, 1990. Quine, W. V. O., Méthodes de logique, A. Colin, Paris, 1972. ! LOGIQUE, COMBINATOIRE, INTUITIONNISME, LOGIQUE LIBRE, MÉRÉOLOGIE, MÉTALOGIQUE, SÉMANTIQUE, SYNTAXE ∼ LOGIQUE COMBINATOIRE LOGIQUE Discipline qui traite des règles de combinaison de séquences de symboles quelconques. Dès 1920, M. Schönfinkel proposa d’éliminer toutes les variables (non les métavariables) des calculs standards 1. Par exemple, la définition usuelle du conditionnel p ! q = Df ¬ p v q ne dépend en rien des variables propositionnelles p et q. On peut la réécrire en notation polonaise : Cpq = Df ANpq et omettre les variables pour ne considérer que les opérateurs : C = Df AN. En 1929, H.B. Curry 2 développa une logique fondée sur le concept de combinateur, conçu comme une action de transformation d’une séquence de symboles en une autre obtenue par combinaison : Xx 1, ... Xxn ! y 1, ... yn. On admet par exemple : Ix ! x (Identificateur) Cxyz ! xzy (Permutateur). On peut alors définir toutes les opérations de la logique standard. Ainsi, la converse d’une relation (si xRy alors yRCx) s’obtient aisément à partir du Permutateur : RC = CR.

La logique combinatoire admet quelques applications en sciences humaines (par exemple en linguistique), mais son intérêt majeur demeure spéculatif : elle constitue une « prélogique » permettant d’expliciter et de formaliser les opérations (par exemple, les règles de substitution) qui demeurent implicites dans les logiques habituelles. Denis Vernant ✐ 1 Schönfinkel, M., « Sur les éléments de construction de la logique mathématique » (1924), trad. Vandevelde, G., Mathématiques, Informatique et Sciences de l’homme, no 112, 1990, pp. 5-26. 2 Curry, H. B., et Feys, R., Combinatory Logic 1, North-Holland Publ. Comp., 1958. Voir-aussi : Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997. ! COMBINATOIRE ∼ LOGIQUE ÉPISTÉMIQUE LOGIQUE Variété de logique modale dans laquelle l’opérateur de nécessité, noté ici K, est destiné à formaliser l’expression « x sait que ». Créée en 1962 par Hintikka 1, la logique épistémique usuelle est caractérisée par les trois axiomes suivants : la véracité KA □ A (« tout ce qui est su est vrai »), l’introspection positive KA □ KKA (« ce qui est connu est connu comme connu ») et l’introspection négative ¬KA □ K ¬KA (« ce qui est inconnu est connu comme inconnu »). Plus récemment, des logiques « multi-épistémiques » ont été proposées, dans lesquelles la modalité de connaissance est relativisée à des agents déterminés (KiA se lit « l’agent i sait que A »). On peut alors définir de nouvelles modalités, dont la connaissance universelle ( signifie que chacun, dans le groupe G, sait que A) et la connaissance commune, ou notoriété publique ignifie que, dans le groupe G, chacun sait que A, chacun sait que chacun sait que A, chacun sait que chacun sait que chacun sait que A, etc.). Ces modalités, dont les caractéristiques formelles sont activement investiguées, sont aujourd’hui très largement utilisées dans l’étude des performances cognitives

des collectivités d’agents. Jacques Dubucs ✐ 1 Hintikka, J., Knowledge and Belief. An Introduction to the Logic of the Two Notions, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 1962. Voir-aussi : Dubucs, J., « The Logical Way of Describing Societies », Revue internationale de systémique, VIII, 1994, pp. 123134. ∼ LOGIQUE DU FLOU LOGIQUE ! FLOU ∼ LOGIQUE INTENSIONNELLE LOGIQUE ! INTENSIONNELLE (LOGIQUE) ∼ LOGIQUE LIBRE LOGIQUE L’interprétation classique de la quantification existentielle est objectuelle : elle suppose au moins un objet dont la réalité (empirique, fictionnelle, etc.) doit être initialement admise. S’impose un engagement ontologique sur les valeurs des variables quantifiées existentiellement. La vérité de Ex (x est un homme) requiert la réalité d’au moins un individu, par exemple Socrate. Mais on peut aussi adopter une interprétation purement substitutionnelle. Déjà Lesniewski avait admis une quantification particulière prenant ses valeurs sur un domaine de simples inscriptions. L’idée, reprise par R. Barcan-Marcus 1, donna naissance à la logique libre qui n’impose plus qu’un engagement sur des mots. « Pégase » n’est plus le nom d’un individu, mais une simple marque, et la vérité de la phrase « Pégase est un cheval ailé » requiert simplement que le mot « Pégase » rende vraie la fonction « x est un cheval ailé » downloadModeText.vue.download 638 sur 1137

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dans Ex (x est un cheval ailé). La question de la référence éventuelle de certaines marques ne relève pas d’une décision proprement logique 2. La logique se libère ainsi de tout engagement ontologique. Denis Vernant ✐ 1 Barcan-Marcus, R., « Nominalism and the Substitutional Quantifier », The Monist, vol. 61, no 3, 1979. 2 Kripke, S., « Is There a Problem about Substitutional Quantification ? », in Truth and Meaning : Essays on Semantics, M. G. J. Evans et J. H. McDowell (éd.), Clarendon UP, Oxford, 1976. ! EXISTENCE, QUANTIFICATION ∼ LOGIQUE MODALE LOGIQUE Variété de logique consacrée à l’étude formelle des opérateurs de modalité comme la nécessité et la possibilité. Inaugurée par Aristote 1, la logique modale traite des notions de nécessité, de possibilité, de contingence et d’impossibilité, qui ont entre elles les relations suivantes : le possible est ce dont la négation n’est pas nécessaire, le contingent est ce qui est possible et dont la négation est également possible, l’impossible est ce dont la négation est nécessaire. L’apport médiéval à ce domaine a notamment consisté à distinguer deux emplois de la modalité : de re, lorsque la modalité modifie le prédicat, comme dans « a est nécessairement ɸ », et de dicto, lorsqu’elle détermine la nature de l’énoncé, comme dans « il est nécessaire que a soit ɸ ». Écartées par Frege, qui les voyait plutôt se rapporter à la théorie de la connaissance qu’à la logique, les modalités ne reçoivent un traitement sémantique convaincant qu’au début des années 1960, où Kripke 2 en propose une interprétation qui généralise l’idée leibnizienne selon laquelle la nécessité est la vérité dans tous les « mondes possibles ». Jacques Dubucs ✐ 1 Aristote, Premiers Analytiques, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1966, livre I, chap. 8-22. 2 Kripke, S., « Semantical Analysis of Modal Logic I (Normal Modal Propositional Calculi », Zeitschrift für mathematische Logik une Grundlagen der Mathematik, IX, 1963, pp. 67-96. Voir-aussi : Chellas, B. F., Modal Logic. An Introduction, Cambridge University Press, 1984. ∼ LOGIQUE MULTIVALENTE LOGIQUE

Variété de logique propositionnelle dans laquelle les formules peuvent prendre d’autres valeurs encore que les valeurs de vérité classiques « vrai » et « faux » ; ainsi, la logique trivalente considère l’attribution d’une tierce valeur I, « indéterminée ». Non « classiques », les logiques multivalentes ont été introduites pour traiter les cas où l’attribution de l’une des deux valeurs V et F est problématique, soit parce que nous ignorons la valeur de vérité de l’énoncé, soit même parce qu’il est douteux qu’il en possède une bien déterminée, comme il arrive avec les « futurs contingents » (il y a aura demain une bataille navale) ou avec les phrases paradoxales (la présente phrase est fausse, qui est une phrase fausse si elle est vraie, et vraie si elle est fausse). Dans de telles logiques, certains principes classiques, comme le principe du tiers exclu A ou non-A ou le principe de non-contradiction Non(A et non-A), cessent d’être valides. Jacques Dubucs ✐ Lukasiewicz, J., « On Three-Valued Logic », in St. McCall (éd.), Polish Logic 1920-1939, Oxford University Press, 1967, pp. 1618. ! LOGIQUES NON CLASSIQUES ∼ LOGIQUES NON CLASSIQUES LOGIQUE La prolifération de systèmes « non classiques » est l’un des phénomènes les plus spectaculaires de l’histoire récente de la logique. Traditionnellement confinée à l’étude formelle des mathématiques, l’analyse logique s’applique aujourd’hui à des domaines aussi divers que l’informatique, l’intelligence artificielle, la théorie du comportement économique ou la linguistique. Cette diversité conduit à étendre la logique classique ou à réviser certains de ses principes fondamentaux. Les extensions de la logique classique sont des systèmes formels conçus pour élargir les capacités expressives de la logique traditionnelle en enrichissant son vocabulaire de base et en définissant des modes d’inférence spécifiques pour les énoncés rédigés dans ce lexique agrandi. Tous les théorèmes classiques y restent démontrables, et les seuls nouveaux théorèmes sont ceux qui s’énoncent à l’aide du vocabulaire éten-

du. Ces extensions sont elles-mêmes de deux sortes. Le cas le plus simple est celui où l’on élargit la quantification usuelle, dite du « premier ordre », qui porte exclusivement sur les individus, et où l’on autorise des quantificateurs portant sur des ensembles d’individus (logique du « second ordre »), ou même des ensembles d’ensembles d’individus, etc. (« théorie des types »). À vrai dire, la nécessité de cette extension procède déjà de la considération des mathématiques ellesmêmes, puisqu’une notion familière comme celle de « bon ordre » (un ensemble est bien ordonné si chacune de ses parties non vides possède un premier élément) ne peut visiblement pas être exprimée dans un langage du premier ordre. Au reste, Frege lui-même, lorsqu’il écrivait l’ouvrage 1 qui marqua le renouveau de la logique à la fin du XIXe s., utilisait librement ce genre de quantification, et ce n’est que bien après lui que le calcul des prédicats du premier ordre en vint à être considéré comme l’expression même de « la » logique classique. Lorsque l’on entend la quantification d’ordre supérieur dans son sens dit standard, c’est-à-dire lorsque les variables de second ordre parcourent exactement les sous-ensembles du domaine d’individus, cette logique étendue ne possède pas les « bonnes » propriétés satisfaites par le fragment du premier ordre. En particulier, elle n’est pas complète : il ne peut exister de système formel dont les théorèmes recouvrent exactement l’ensemble des formules valides dans cette sémantique. En revanche, de telles « bonnes propriétés » sont retrouvées si l’on retient l’interprétation dite non standard de la quantification d’ordre supérieur, dans laquelle les variables de second ordre parcourent simplement des objets de catégorie différente de celle des individus du domaine. Moyennant cette dernière sémantique, la logique d’ordre supérieur peut être considérée comme un simple raffinement de la logique downloadModeText.vue.download 639 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 637 classique, consistant à prendre en considération plusieurs types d’objets et non un seul.

Assez différent est le cas des extensions obtenues en adjoignant au vocabulaire classique des opérateurs de modalité, comme la nécessité (□ A se lit « Il est nécessaire que A ») ou la possibilité (◊ A se lit « Il est possible que A »). À l’inverse des connecteurs classiques, qui sont vérifonctionnels (ainsi, la valeur de vérité de la négation ¬A est une fonction de la seule valeur de vérité de A), les opérateurs modaux permettent de former des expressions dont la valeur de vérité ne se déduit pas de celle de leurs composants. Aussi a-t-on dû créer, pour les logiques modales, une sémantique originale : les formules sont évaluées non pas « absolument », mais en chaque point (« monde possible ») d’un certain espace, la formule □ A étant alors réputée vraie dans un monde w donné lorsque A est vraie dans tous les mondes reliés à w de manière appropriée, et dans ce cas seulement. Cette sémantique, qui généralise l’idée leibnizienne selon laquelle une proposition est nécessaire lorsqu’elle vaut dans tous les mondes possibles, fournit un vaste domaine d’applications de la logique aux discours comportant des locutions comme croire que, savoir que, etc., donnant lieu selon les cas à diverses branches de la logique modale, comme la logique « épistémique » ou la logique « doxastique ». À côté de ces deux variétés d’extensions de la logique classique, on trouve également des logiques « déviantes », supposer rivaliser avec elle ou s’y substituer. Le signe distinctif de ces systèmes est que certains théorèmes classiques, par exemple le principe du tiers exclu A v ¬A sont plus démontrables. On notera qu’ils n’en deviennent pas réfutables pour autant, le logicien « déviant » se contentant de s’abstenir d’asserter certains énoncés classiques, mais n’allant évidemment pas jusqu’à asserter leur négation. À cette catégorie appartiennent, par exemple, la logique intuitionniste, les logiques multivalentes et la plupart des « logiques du flou ». Jacques Dubucs ✐ 1 Frege, G., Begriffschrift (1879), trad. in F. Rivenc et P. de Rouilhan (éd.), Logique et fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), Payot, Paris, 1992, pp. 93-129. Voir-aussi : Dubucs, J., « Logiques non classiques », in Dictionnaire des mathématiques, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, Paris, 1998, pp. 319-362. ! INTENSIONNELLE (LOGIQUE), INTUITIONNISME, LOGIQUES DU FLOU ∼ LOGIQUE QUANTIQUE LOGIQUE ! QUANTIQUE (LOGIQUE) ∼ LOGIQUE TEMPORELLE Calque de l’anglais tense logic. LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Système logique comprenant un langage formel susceptible d’exprimer des relations temporelles entre des événements, ainsi qu’une interprétation pour ce langage. C’est à A. Prior qu’on doit le développement des logiques temporelles 1. Prior construit le langage formel d’une logique temporelle en ajoutant des opérateurs temporels, « P » et « F », au langage de la logique propositionnelle, mais on peut généraliser sa théorie en les ajoutant à un langage du premier ordre. Intuitivement, « P » est l’analogue formel du passé simple en français, et « F » celui du futur. Formellement, il s’agit d’opérateurs phrastiques, semblables à « nécessairement » ou à « possiblement » dans les logiques modales. On peut paraphraser « Pp » par « ce fut le cas que p », et « Fp » par « ce sera le cas que p ». Afin d’interpréter ces opérateurs, il faut disposer d’une structure temporelle, c’est-à-dire d’un ensemble d’entités nommées des instants, totalement ordonnés par une relation de précédence temporelle. Un modèle M pour le langage de la logique temporelle peut dès lors être conçu comme une paire composée d’une part d’une structure temporelle, et d’autre part d’une fonction d’interprétation au sens classique. Les conditions de vérité des formules complexes dans lesquelles figurent P ou F, relativement à un modèle M, ressemblent fort à celles des formules modales, la quantification sur les instants remplaçant dans le métalangage la quantification sur les mondes possibles : (1) Pɸ est vraie dans M au moment t si et seulement s’il existe t′ tel que t est antérieur à t′ et ɸ est vraie dans M à t′ ; (2) Fɸ est vraie dans M au moment t si et seulement s’il existe un instant t′ tel que t′ est antérieur à t et ɸ est vraie dans M à t′. La logique temporelle a subi deux attaques, l’une philosophique 2, l’autre linguistique 3. Philosophiquement, la conséquence majeure de l’adoption de l’analyse priorienne des temps linguistiques réside dans la relativisation aux instants, ou points temporels, du prédicat « est vrai ». Cela conduit cependant à s’interroger sur l’objet auquel ce prédicat luimême s’applique : peut-on dire de façon cohérente que des contenus propositionnels soient vrais non pas de façon absolue, mais relativement à des instants ? G. Evans répond par la négative à cette question. Les linguistes se sont interrogés sur la capacité d’un système tel que celui de Prior à refléter la nature anaphorique des temps linguistiques. Une succession de phrases au passé simple, dans un discours, exprime en général une succession d’événements ordonnés les uns

relativement aux autres ; mais la logique de Prior apparaît de prime abord incapable d’exprimer cette cohésion temporelle du discours, puisqu’une quantification différente, et indépendante de toutes celles qui l’ont précédée, correspond dans le métalangage à chaque occurrence d’une phrase au passé simple. Pascal Ludwig ✐ 1 Prior, A., Past, Present and the Future, Clarendon Press, Oxford, 1967. 2 Evans, G., « Does Tense Logic Rest upon a Mistake ? », in Collected Papers, Oxford University Press, 1985. 3 Partee, B., « Nominal and Temporal Anaphora », Linguistics and Philosophy, 7, pp. 243-286, 1984. Voir-aussi : Kamp, H., et Reyle, U., From Discourse to Logic, Kluwer, Dordrecht, 1993. ! ANAPHORE, LOGIQUE, LOGIQUE MODALE, MONDE, TEMPS ∼ LOGIQUE ET MATHÉMATIQUES LOGIQUE La logique entretient avec les mathématiques un double rapport. D’inclusion tout d’abord, puisqu’elle constitue aujourd’hui une branche particulière des mathématiques, et qu’elle en partage la méthode démonstrative. D’application ensuite, puisque les questions relatives aux fondements des mathématiques ont été à l’origine de sa renaissance à la fin du downloadModeText.vue.download 640 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 638 XIXe s., et qu’elles continuent à constituer une grande partie des problèmes dont elle traite. Les divers systèmes qui formalisent les mathématiques sont eux-mêmes envisagés par la logique de deux points de vue distincts, qualifiés respectivement de sémantique et de syntaxique, selon que l’on prend ou non en considération le rapport entre les formules et les diverses interprétations dont elles sont susceptibles. Les notions centrales de la sémantique sont celles de satisfaction (dans une structure) et de validité ; celles de la syntaxe sont celles de démonstration et de déduction. La relation entre ces deux perspectives est précisée par les théorèmes de complétude ou d’incomplétude, qui déterminent si toutes les formules valides dans les structures d’un certain type sont ou non démontrables dans un système formel donné.

Historiquement, la sémantique (ou théorie des modèles) prend sa source dans les recherches menées au XIXe s. sur les fondements de la géométrie, lorsque les mathématiciens avaient entrepris d’examiner systématiquement toutes les interprétations du vocabulaire primitif de la géométrie dans lesquelles les axiomes usuels étaient vrais (la découverte des géométries « non euclidiennes » consista justement à remarquer qu’il existait des interprétations de ce type dans lesquelles le cinquième postulat d’Euclide était faux, ce qui établit l’« indépendance » de ce postulat par rapport aux autres axiomes). Au cours du XXe s., d’autres secteurs des mathématiques ont fait l’objet d’investigations sémantiques approfondies ; ainsi, l’une des applications les plus fameuses de la théorie des modèles a consisté à montrer que l’axiome du choix et l’hypothèse du continu étaient à la fois consistants avec les autres axiomes de la théorie des ensembles et indépendants d’eux. De son côté, la syntaxe (ou théorie de la démonstration, ou encore métamathématique) a été immédiatement utilisée par son fondateur, D. Hilbert 1, dans un vaste programme visant notamment à établir la consistance de l’arithmétique sans jamais recourir à la considération du sens des énoncés mathématiques. Bien que les résultats d’incomplétude de Gödel aient montré que ce programme ne pouvait être mené à bien sous sa forme originale, les recherches relatives à la structure logique des démonstrations mathématiques ont été activement poursuivies. En particulier, Gentzen 2 a montré les conditions dans lesquelles une preuve arithmétique pouvait être transformée en une preuve dite « directe » ou « sans coupure ». Dans la période récente, ces travaux ont été largement utilisés dans l’étude théorique des programmes informatiques, rejoignant ainsi un troisième secteur de la logique mathématique, à savoir la théorie générale de la calculabilité par algorithmes, inaugurée par Turing 3 dans les années 1930. À l’actif de cette dernière, il convient de mentionner certains résultats d’insolubilité relatifs des questions mathématiques fameuses ; ainsi, il a été établi en 1970 qu’il ne pouvait exister de méthode mécanique pour déterminer si une équation « diophantienne » possède ou non une solution en nombres entiers. Ce résultat, qui tranche par la négative une question posée par Hilbert soixante-dix ans plus tôt, illustre assez bien l’impact de la logique contemporaine sur les mathématiques. Jacques Dubucs ✐ 1 Hilbert, D., « Sur l’infini » (1925), in J. Largeault (éd.), Logique mathématique, textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245. 2 Gentzen, G., « La consistance de l’arithmétique élémentaire »

(1935), in J. Largeault (éd.), Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Vrin, Paris, 1992, pp. 286-357. 3 Turing, A. M., « Sur les nombres calculables, avec une application à l’Entscheidungsproblem » (1936), in J.-Y. Girard (éd.), la Machine de Turing, Seuil, Paris, 1995. Voir-aussi : Kleene, S. C., Logique mathématique, A. Colin, Paris, 1971. ! ARITHMÉTIQUE, CALCULABILITÉ, COMPLÉTUDE, CONSISTANCE, COUPURE, DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, GÖDEL (THÉORÈME DE), INTERPRÉTATION, MÉTAMATHÉMATIQUE, MODÈLE, SATISFACTION LOGIQUE (IDENTITÉ) ! IDENTITÉ LOGOS Substantif grec qui signifie : 1. « parole, discours », latin vox, oratio ; 2. « raison », latin ratio. Logos dérive du verbe legein, qui signifie initialement « rassembler »1 « compter » 2, puis « dire, raconter ». PHILOS. ANTIQUE La notion de logos est polysémique. Trois orientations sémantiques principales peuvent cependant être distinguées : 1. Parole : le logos peut parfois signifier, péjorativement, la parole comme opposée à la réalité, relevant en ce sens du domaine de l’apparence. Précisément parce qu’il est apparence, le logos est accusé soit d’être inefficace, par opposition à l’acte dont il n’est que l’ombre 3 ; soit, au contraire, d’exercer, par le biais de la persuasion et même du mensonge, une puissance redoutable sur les âmes, à la manière d’une drogue 4. Mais le logos signifie aussi le discours argumentatif, par opposition au mythe, qui relève du récit 5. Dans la tradition biblique enfin, le logos peut avoir le sens de parole divine légiférante 6. Dans ce premier sens de « parole », le logos est avant tout expression, communication, manifestation. C’est peut-être en partie pour cette raison qu’il est image de Dieu, selon Philon 7 ; lumière venant dans le monde et incarnation divine en la personne du Christ, dans l’Évangile de Jean 8. 2. Pensée ou faculté de penser : le logos n’est plus extériorisation de la pensée, mais l’acte de penser lui-même, défini comme une discussion que l’âme a avec elle-même 9 ou comme un « discours intérieur » 10. Il s’oppose, en ce sens, à la langue (glossa) et à la parole (epos), il est rai-

sonnement 11, calcul, proportion, relation 12. Chez Aristote, la définition est le logos auquel renvoie le nom, son explicitation 13. Mais le logos revêt aussi une dimension morale en tant qu’il intervient, à titre de règle, dans la définition de la vertu 14. Enfin, le logos est la raison en tant que faculté 15, qu’elle soit humaine ou divine ; en cela la notion de logos entre en compétition avec celle de nous. 3. Raison au sens de principe : le logos est alors principe d’unification, d’organisation et même de création, synonyme dans ce cas de « cause » ou de « Dieu » ; principe agent dans l’élaboration du cosmos, notamment dans la tradition stoïcienne ; archétype du monde sensible chez Philon. Dans le Prologue de l’évangile de Jean, le Logos est le « Verbe » au sens de parole, mais aussi de principe originel. Héraclite est le premier à conférer au terme logos un sens philosophique : le logos est commun 16, il est mesure et principe de génération 17, il est parfois assimilé au feu, au destin, à Dieu répandu à travers le tout 18, il apparaît aussi, dans certains fragments, comme principe individuel de l’âme 19. Ce n’est qu’avec la tradition stoïcienne que le logos retrouvera un sens proche de celui que lui confère Héraclite. Auparavant, dès Parménide, le logos est décisivement associé au raidownloadModeText.vue.download 641 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 639 sonnement dans sa dimension méthodique. Même si l’usage qu’en font les sophistes tend à jeter le doute sur sa fonction de recherche de la vérité, Platon, tout en insistant sur une conception du logos comme définition atteinte dans le cadre de la dialectique, méthode raisonnée de division, bute sur la difficulté de concevoir un logos faux, et ne parvient à expliquer la possibilité de l’erreur qu’en admettant la réalité du non-être : le logos faux lui-même est logos de quelque chose 20. Pour Aristote aussi, tout logos dit quelque chose de quelque chose, il affirme ou nie un prédicat d’un sujet, mais, étant donné le principe du tiers exclu, il est nécessairement vrai ou faux, sans que cela implique aucune reconnaissance d’une réalité du non-être. Aristote, pour qui seul un discours non contradictoire est véritablement logos 21, fait, en outre, du logos la différence spécifique qui permet de distinguer l’homme au sein du genre animal 22. Selon les stoïciens, la perfection de sa propre raison permet à l’homme de vivre en accord avec le tout 23 ; le logos retrouve alors son sens de principe cosmique, il est la raison,

c’est-à-dire Dieu, il est le principe agent qui informe le principe patient : la matière. En tant qu’intelligence rationnelle, Dieu est artisan 24 et même feu artisan, les stoïciens reprenant l’image héraclitéenne du logos assimilé au feu. Cette diffusion du logos, qui fait de lui un souffle parcourant le monde, est précisée par l’usage de l’expression logoi spermatikoi qui désigne les principes séminaux du cosmos, principes de causalité à l’oeuvre dans l’accomplissement du destin 25. Même s’il s’inscrit partiellement dans la lignée du stoïcisme, Philon d’Alexandrie propose, dans son interprétation de la Genèse, une approche originale du logos : le logos est l’intelligence divine dans l’acte même de création du monde intelligible, archétype de ce que sera le monde sensible 26, mais il est aussi une force habitant le monde sensible 27, un intermédiaire entre Dieu et le monde, dans la mesure où Philon le désigne comme « image » (eikon) de Dieu 28. Annie Hourcade ✐ 1 Homère, Odyssée, XXIV, 72. 2 Ibid., IV, 451. 3 Démocrite, B 145, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, La Pléiade, 1988. 4 Gorgias, éloge d’Hélène, 11-14, ibid., B 11. 5 Platon, Protagoras, 320 c. 6 Exode, 20 (le Décalogue). 7 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 139. 8 Évangile selon Saint Jean, 1, 1. 9 Platon, Théétète, 189 e. 10 Aristote, Analytiques postérieurs, I, 76 b 24. 11 Parménide, B7, 5 ; 8, 50, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 12 Par exemple, Platon, Cratyle, 393 c. 13 Aristote, Métaphysique, III, 7, 1012 a 23-24. 14 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1106b35. 15 Par exemple, Platon, République, IV, 440 b. 16 Héraclite, B 2, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op.

cit. 17 Ibid., B 1 18 Ibid., A 8. 19 Ibid., B 45. 20 Platon, Sophiste, 263 a. 21 Aristote, Métaphysique, III, 4, 1006 a 11 sqq. 22 Aristote, Politique, I, 1253a10. 23 Diogène Laërce, VII, 87-89. 24 Id., 134. 25 Long, A. A. & Sedley, D. N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 46 A (t. II, pp. 253-254). 26 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 24. 27 Philon d’Alexandrie, De mutatione nominum, 116. 28 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 25 ; 139. Voir-aussi : Calame, C. (éd.), le Logos grec : mises en discours, Paris-Lausanne, 1986. Cassin, B., « Enquête sur le logos dans le Traité de l’âme », in Aristote et le logos. Contes de la phénoménologie ordinaire, pp. 103-138, Paris, 1997. Couloubaritsis, L., « Transfiguration du Logos », Annales de l’Institut de philosophie et de sciences morales, pp. 9-49, 1984. Heinze, M., Die Lehre vom Logos in der griechischen Philosophie, Oldenburg, 1872, réimpr. Aalen, 1984. ! COSMOS, DIEU, LANGAGE, MYTHE, NOMOS, NOUS, RAISON LOI Du latin lex, « loi », de legere, « lire ». En grec : nomos, « partage », d’abord au sens d’un territoire utilisé en commun (« pâturage »), puis plus généralement au sens de la règle de répartition (nomos signifie alors « loi » ou « coutume »). La notion de loi est multiforme mais Montesquieu en a donné la description la plus suggestive en évoquant, dans De l’Esprit des Lois, l’idée qu’elle serait l’expression « de rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Il y a bien plus, ou bien moins dans la forme de la loi que ce rapport à une nature ferme, inexorable, au sein de laquelle le modèle législatif serait comme toujours déjà présent. Ar ticulée entre la théologie,

la philosophie du droit et la philosophie des sciences, l’idée de loi est aussi et surtout, dans l’histoire de la philosophie, celle de la relation entre langage et nature, polis et force, règles de l’entendement et règles d’une causalité qui lui fait face. GÉNÉR. Formule exprimant une obligation liée à un intérêt général. La notion de loi est articulée à celle de l’obligation voire celle de la nécessité, en plusieurs sens distincts, tous présents dans les traditions et les systèmes philosophiques. Le premier sens, théologique, provient du commandement biblique dont l’origine ne peut être que transcendante : c’est Dieu qui commande et son expression est transcrite dans les tables de la loi mosaïque, qui constituent tout à la fois, de façon contradictoire, une alliance et une soumission. De ce sens naît celui que l’on trouvera par la suite dans le philosophème kantien de la loi morale : l’impératif catégorique (tu ne tueras point, mais aussi et surtout : tu ne mentiras point 1) se propose d’inscrire la loi d’airain de la tradition vétéro-testamentaire dans l’intimité d’une pratique personnelle de l’action par devoir. Ce n’est plus dans le visage courroucé d’un Dieu vengeur que se lit la puissante nécessité de la vie vertueuse, mais dans la forme-même du respect de l’humanité en moi. Le second sens est attesté en droit romain par l’action spécifique du pouvoir législatif détenu par les magistrats et Sénateurs, qui agissent au nom du peuple romain envers le peuple romain. La loi est alors un commandement qui est ressenti comme l’expression d’une puissance publique extérieure à la famille (noyau juridique fondamental) mais qui en est comme l’émanation. Le pouvoir d’un père est sans limites dans son foyer puisque la loi ne s’exerce que dans les rapports qui naissent de l’espace public de la cité. La réflexion politique de Rousseau fait de la loi, dans le Contrat social, une création du Législateur (celui qui sait ce que veut la volonté générale), sorte de démiurge dont il n’y a d’exemple probants que dans downloadModeText.vue.download 642 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 640 la Grèce antique (les Lycurgue, Solon et autre Périclès) ou dans les Constitutions (Pologne, Corse) rousseauistes elles-mêmes. Il n’y a de lois que du général pour le général, le Législateur ayant la difficile mission de produire ce que la volonté générale veut sans jamais pouvoir savoir ce qu’elle veut 2. Or l’obligation qui est issue de la loi est elle-même directement fondée dans la légitimité du pacte social. Cette obligation n’est

alors une contrainte que pour celui dont l’entendement est si rétréci qu’il ne voit pas combien la loi, puissance née du pacte, est l’expression de sa propre volonté. En ce sens la volonté générale de Rousseau n’est pas différente de l’intérêt général qui se manifeste dans les décrets et sénatusconsultes qui forment l’origine d’un sens juridique de l’obligation dans la loi. Il convient de noter que la « loi naturelle » des penseurs politiques de l’âge classique (différente en cela de la « loi naturelle » des théologiens qui est la loi mosaïque), prise dans le sens d’une nécessité issue de la nature comme jeu de forces aveugles et mécaniquement déterminées, s’oppose à la notion plus idéale de « droit naturel ». Ce dernier renvoie en effet aux droits qui sont déductibles de la nature humaine : plus proche d’une conception artificialiste de la loi que ne l’est le vocable de « loi naturelle », le concept de droit naturel est aussi à l’origine d’une extension du domaine de la loi vers la prescription idéale, voire utopique, d’une loi positive enfin accordée aux principes de la morale. Un dernier sens général apparaît dans le passage d’une loi juridique, exprimant l’obligation née de l’intérêt général, à une loi en nature relevant d’une nécessité aperçue dans les choses elles-mêmes. Cette sorte de lois, nul ne peut y être rebelle et aucun pacte n’en légitime le fondement : un corps jeté à la surface de la Terre, fût-il celui d’un sceptique qui réfute l’existence de la loi galiléenne de chute, va subir une accélération constante. La fin du XVIIe s. va fixer définitivement le sens du terme « loi » au sein de la physique géométrisée puis mathématisée. Est une loi la description d’une relation constante entre deux paramètres, relation qui dès lors peut prendre la forme d’une généralisation. Newton supposait qu’il devait être possible d’étendre par induction à l’univers entier ces rapports constants, en les attribuant ainsi, à partir des corps observables, à tous ceux que nous ne pouvons pas observer 3. Ainsi la loi d’attraction n’est validée que dans la mesure où elle exprime une relation constante, observable dans la cinématique terrestre tout comme dans la mécanique céleste, et dont la forme spécifique doit pouvoir être appliquée à l’ensemble des corps dans l’univers. Plus avant, Albert Einstein prend acte de l’existence de lois de la nature dont l’existence transcende les champs disloqués et incompatibles de la physique classique : la vitesse de la lumière, le principe de relativité, le nombre d’Avogadro ou la constante de Planck sont l’expression, rencontrée dans tous les domaines de la physique, de rapports authentiquement

constants. C’est en admettant la fixité de ces lois de la nature que Albert Einstein a pu concilier, dans la théorie de la Relativité au sens restreint, l’électromagnétisme et la mécanique 4. Puisque ces lois de la nature ne changent pas en passant d’une physique à l’autre, ce sont les coordonnées de la physiques qu’il faut modifier. ▶ On le voit, et sans entrer plus avant dans cette révolution scientifique, l’idée d’un rapport constant, contraignant, qui est le fondement même de la loi, peut être compris soit comme relevant d’une position instrumentaliste sans rapport à la constitution même de la nature, soit comme renvoyant, en son fond, à une grammaire profonde, réaliste, de la nature. Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, Gallimard, Paris, 1985, pp. 105 et suiv. 2 Rousseau, J. J., Du Contrat social, II, 11 (Paris, Flammarion, 1966). 3 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica, III, Regulae Philosophandi. (Éd. Koyré-Cohen, Harvard Press, Chicago, 1961). 4 Einstein, A., La théorie de la relativité restreinte et générale, Dunod, Paris, 1999 (1916), passim. ! DROIT, IDÉALISME, IMPÉRATIF, INSTRUMENTALISME, RÉALISME La loi politique est, comme la loi morale et à la différence de la loi scientifique, une « loi de la liberté » : elle prescrit ce qui doit être au lieu de décrire ce qui est 1. Par là, son objet est contingent : elle oblige un nombre (société) dans un espace (territoire) et dans un temps qui sont tous déterminés par des moyens non nécessaires. POLITIQUE En un sens positif, obligation publique et générale instituée par un pouvoir souverain, qui règle les rapports au sein d’une société. En un sens fondamental, désigne le principe même de la souveraineté. La définition platonicienne de la loi rappelle qu’elle n’est au fond qu’un pis aller (« La loi ne sera jamais capable de saisir ce qu’il y a de meilleur et de plus juste pour tous, de façon à édicter les prescriptions les plus utiles. Car la diversité qu’il

y a entre les hommes et les actes, et le fait qu’aucune chose humaine n’est, pour ainsi dire, jamais en repos, ne laissent place, dans aucun art et dans aucune matière, à un absolu qui vaille pour tous les cas et pour tous les temps 2 »). Si la loi demeure aux yeux de Platon la meilleure forme de direction des communautés politiques étant donné l’absence d’une science politique parfaite, il reste que l’on ne voit pas bien ce qui dans cette contingence est susceptible d’obliger. En effet, la loi n’apparaît que comme un énoncé singulier, objet d’une décision humaine individuelle ou collective. Décision individuelle, lorsque la loi relève d’un seul, et ne fait alors que traduire dans l’obligation générale la volonté d’une puissance souveraine. Selon le droit romain, « ce qui plaît au prince a force de loi (quod principi placuit lex habit vigorem) ». Mais cet arbitraire peut être amendé par la considération de deux garanties, divine ou naturelle. Chacune considère que la loi politique n’est qu’une application régionale de la légalité générale de l’univers. Cette légalité générale se conçoit comme ordre instauré par Dieu (la loi politique n’est alors qu’un effet éloigné de la volonté divine par la médiation de son vicaire terrestre 3) ou comme constitution immanente de notre nature : la loi politique est alors conçue comme un accomplissement de la loi naturelle (« Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses »4). La généralité de la loi n’est plus dans ce cas un obstacle à son efficacité, mais au contraire le principe-même de son caractère obligatoire 5, par où elle se présente comme une protection contre l’arbitraire des inégalités particulières. Dans l’horizon de cette généralité une équivoque se révèle : la loi ne désigne pas seulement les énoncés qui définissent collectivement le licite et l’illicite. On doit en effet distinguer les lois civiles ou pénales de la loi politique qui, comme loi fondamentale, définit la constitution même de la cité ou de l’État. Dans cette perspective la loi désigne le principe-même de la conservation de la société politique : elle s’identifie alors à la constitution de l’État comme principe supérieur que les downloadModeText.vue.download 643 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 641 lois positives doivent sauvegarder 6. Dans cette ultime figure, le concept de la loi retourne la précarité et la contingence constatée par Platon pour en faire ses atouts propres, en tant qu’il contient le principe d’une maîtrise collective du temps qui est le sens fondamental de la souveraineté politique. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, II, Ch. 2, 1re section, p. 1363. Trad A. Delamarre, in OEuvres philosophiques I, NRFGallimard, Paris, 1980. 2

Platon, Politique, 294b, trad. L. Robin, in OEuvres complètes II, NRF-Gallimard, Paris, 1950. 3 Aquin, T. (d’), Les Lois, trad. J. de la Croix Kaelin, Téqui, 1998. 4 Montesquieu, C.L. (de), L’esprit des lois, I, 1., GF-Flammarion, Paris, 1979. 5 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, 6., GF-Flammarion, Paris, 1992. 6 Hobbes, T., Léviathan, chap. 26, p. 435. Trad G. Mairet, Gallimard, Paris, 2000. ! DROIT, INSTITUTION, POLITIQUE, POUVOIR, VOLONTÉ GÉNÉRALE ∼ LA LOI DANS LES SCIENCES PHILOS. SCIENCES Énoncé, déterministe ou probabiliste, reliant mathématiquement plusieurs variables. Les lois d’évolution considèrent la valeur de ces variables en fonction du temps. Pour autant que la physique antique et médiévale connaissait des « lois », celles-ci étaient avant tout qualitatives, c’est-à-dire concernant le « mode d’être » des substances, et non véritablement quantitatives 1, c’est-à-dire portant sur des mesures numériques précises. Les seuls domaines vraiment quantifiés (à l’exception de la statique archimédienne), à savoir l’astronomie et la musique, étaient considérés comme plus proches des mathématiques que de la physique. La loi galiléenne de la chute des corps généralisée par Newton inaugura la période moderne des lois unificatrices de la physique. Cependant la forme de ces lois s’est, par la suite, fortement diversifiée, et le statut qui leur fut accordé a toujours fait l’objet de controverses. La forme des lois physiques emprunta d’abord, chez Descartes et Newton par exemple, le langage géométrique des proportions. C’est seulement à l’extrême fin du XVIIe s. que le formalisme infinitésimal commença à être employé en physique. Au XIXe s. apparurent des lois intrinsèquement statistiques (Boltzmann, Maxwell) et celles dont l’écoulement du temps est orienté (second le principe de la thermodynamique), et non plus réversible comme il l’était jusqu’alors. Plus tard, la relativité restreinte (1905) changea la signification des variables temporelles et spatiales en les particularisant pour chaque repère. La relativité générale (1915) introduisit un nouveau type de loi physique, les équations « covariantes ». Enfin, la mécanique quantique inaugura un nouveau type d’outils en physique, les opérateurs matriciels (« observables ») remplaçant les grandeurs classiques. Le statut à attribuer à ces lois a autant varié : après plusieurs siècles de controverse sur l’articulation entre l’action

de Dieu et les lois de la nature, les débats actuels se jouent schématiquement entre les « réalistes » 2, pour qui la nature est gouvernée par des lois autosubsistantes, et les « instrumentalistes »3 pour qui ces lois sont seulement des artefacts utiles à l’esprit. Entre ces pôles s’organise une multitude de « troisièmes voies » (pragmatistes, wittgensteiniens, néokantiens, etc.) désirant trouver une articulation entre l’ambition explicative des lois, qui vise à trouver des « causes » aux phénomènes, et leur utilisation simplement prédictive, qui se satisfait de prévoir numériquement des résultats. Alexis Bienvenu ✐ 1 Blanché, R., l’Induction scientifique et les Lois naturelles, p. 120, PUF, 1975. 2 Tooley, M., Causation, A Realist Approach, Clarendon Press, Oxford, 1987. 3 Fraassen, B. (van), Lois et Symétries, présentation et trad. C. Chevalley, Vrin, 1994 [1989]. Voir-aussi : Kistler, M., Causalité et Lois de la nature, Vrin, 2000. ! EXPLICATION, PRAGMATISME, RÉALISME ∼ LOIS DE LA PENSÉE LOGIQUE, PHILOS. CONN. Caractérisation de la logique selon la conception psychologique du XIXe s. Par analogie avec la physique supposée décrire les lois de la nature, les logiciens et les philosophes du XIXe s., comme Boole 1 ou S. Mill, considéraient la logique comme science des lois de la pensée. Mais cette conception a été critiquée par Frege et Husserl comme psychologiste, et comme confondant l’objectivité et l’idéalité des lois de la logique avec leur origine naturelle dans l’esprit. Frege parle des lois logiques comme « lois de la pensée », mais celles-ci sont selon lui par principe indépendantes du sujet qui les connaît et éternellement vraies. ▶ Même si la conception de la logique comme théorie des lois de la pensée est aujourd’hui discréditée, le platonisme de Frege 2 et du premier Husserl 3 ne laisse pas de poser problème : si les lois logiques sont absolument autonomes par rapport à la pensée, comment pouvons nous les saisir et comment peuvent-elles avoir une force normative ? Pascal Engel ✐ 1 Boole, G., les Lois de la pensée, Vrin, Paris, 1985.

2 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1969. 3 Husserl, E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1959. ! LOGIQUE, PSYCHOLOGISME LOISIR « Devoir de loisir ou droit à la paresse ? », ci-dessous. Devoir de loisir ou droit à la paresse ? Les débats autour de la réduction du temps de travail touchent au coeur de l’imaginaire de nos sociétés. Loin d’être un simple débat technique de rationalité économique, la régulation du temps collectif suppose une certaine morale sociale, un accord sur les finalités de l’existence humaine. On ne trouve dans le loisir rien d’immédiatedownloadModeText.vue.download 644 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 642 ment naturel : même l’oisiveté édénique fut octroyée par Dieu, même les sociétés de chasseurs-cueilleurs s’entendent tacitement pour limiter leurs besoins et donc la nécessité du travail 1. Conçu de nos jours comme un droit individuel, le loisir est paradoxalement une production éminemment subversive, à la fois finalité du travail, fleuron et repoussoir de la civilisation. LE LOISIR ET LES FINS SUPÉRIEURES O n connaît le dédain professé par les Grecs de l’Antiquité à l’égard du travail productif contraignant, laissé aux esclaves. Le travail rend dépendant, avilit et rabaisse, et, même recherché et choisi, il est le signe d’une âme cupide, assoiffée de richesses. Les maîtres s’occupent de politique et de philosophie 2. Platon est le plus intransigeant, lorsqu’il dépeint les philosophes en hommes étrangers à toute nécessité, disposant de tout leur loisir, et non pas « attachés au discours comme des serviteurs » 3, qu’il s’agisse de discours utilitaires, judiciaires, politiques ou même philosophiques, puisque l’éloge du loisir aboutit rapidement au rejet de la

vie corporelle. L’âme est supérieure à ses oeuvres, quelles qu’elles soient. Le loisir n’offre qu’une image imparfaite de l’évasion d’ici-bas, de l’assimilation à Dieu 4. Les Latins, quant à eux, ne nous légueront le mot « négoce » (de neg-otium, « occupation, embarras ») que par opposition à un état plus enviable, l’otium, ou « loisir ». La morale évangélique, elle, condamne également dans le travail l’attachement aux biens de ce monde, l’agitation dévorante 5. La règle de saint Benoît, centrale pour le monachisme chrétien, prescrit certes un travail manuel quotidien 6, mais parce que « l’oisiveté est ennemie de l’âme ». C’est le caractère terrestre et lucratif du travail qui est condamné, et non pas l’occupation et l’activité en tant que telles. Bien au contraire, la paresse, on le sait, est un des sept péchés capitaux. L’âme humaine ne saurait rester en friche, l’oisiveté est mère de tous les vices. Le travail n’est condamné qu’à partir du moment où il est l’autre nom de la convoitise, de l’orgueil, de l’envie. Le loisir, en ce sens, n’est pas l’absence d’activité ou d’effort, il représente au contraire la condition de réalisation des fins supérieures de l’humanité : action politique, activités intellectuelle et artistique. Ces activités étant dépourvues d’une rationalité et d’un but comparables au travail de production et répartition des richesses, elles ont pour règle commune d’échapper à la planification sociale, au rythme des besoins biologiques, d’exiger un temps à part, indéfini, imprévisible. Le loisir ne donne donc pas carte blanche : il lui est attaché, noblesse oblige, un devoir d’intelligence, de raffinement, de création, sans quoi il ne se distinguerait pas de l’oisiveté. Le grec skholê signifie à la fois « loisir » et « école »... LA TÉLÉOLOGIE DE L’ACTIVITÉ L e loisir antique pose donc une valorisation morale de l’activité en général, qui ne va cesser de s’accentuer avec l’époque moderne. Ce n’est qu’au terme d’une histoire complexe que le travail lucratif devient norme sociale : on peut y trouver des causes politiques, comme l’apparition de la démocratie moderne, qui fait du travail l’outil égalitaire du positionnement social 7, des causes religieuses, liées à une valorisation du labeur profane 8, ou bien des causes économiques et techniques, liées à la révolution industrielle et à la constitution d’un marché mondial. La modernité se trouve elle-même dans un éloge de l’activité productrice, dans une téléologie du travail dont les présupposés sont moraux et religieux. Emblématique des Lumières, Kant conçoit clairement l’existence comme un « devoir-être » : la finalité de l’activité individuelle, comprise dans le progrès infini du genre humain, est sans achèvement réel : « Chez l’homme, les dispositions naturelles qui se rapportent à l’usage de sa raison ne devaient se développer que dans l’espèce, non dans l’individu. 9 » Pour tirer chacun d’une coupable oisiveté, la Providence a placé en l’homme l’« insociable sociabilité », sans laquelle « toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde » 10. Plus sûrement que la raison et l’amour de l’humanité, l’orgueil et l’amour-

propre tirent l’homme de son redoutable droit naturel à la paresse... Indépendamment même des intérêts de l’espèce, Kant estime qu’un homme doué de talents ne peut moralement les négliger, quand bien même il pourrait se le permettre. « En tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés soient pleinement développées, parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes fins possibles. 11 » Quels qu’ils soient, les « bergers d’Arcadie », inactifs et indolents, « ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable » 12. La Providence a effectivement « voulu que l’homme ne participe à aucune autre félicité que celle qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct, par sa propre raison » 13. L’indolence constitue un manquement à l’humanité en soi. La valeur du travail, même lucratif et vicieux, est de contraindre l’homme à devenir humain. Même la corruption de la civilisation, la « misère brillante liée au développement des dispositions naturelles de l’espèce humaine » 14 ne sauraient véritablement faire du loisir une valeur en soi. Il y a une vacance de l’être humain et de la Création qui ne peut être tolérée, une disponibilité qui ordonne un usage. Dans le domaine de la connaissance elle-même, la compréhension n’est également plus contemplation passive et statique d’un sens qui se manifesterait de lui-même, mais expérimentation collective, science opératoire, savoir né d’une fabrication active : les secrets de la nature se donnent « dans les épreuves et les vexations de l’art » 15. En postulant, sans pouvoir la prouver, une correspondance entre l’activité chaotique de chacun et le progrès de tous, la modernité définit une « utopie cinétique » sacralisant le mouvement en soi, l’action en général, une « mobilisation infinie », selon l’expression de P. Sloterdijk 16. LE LOISIR, DOUBLE HEUREUX DU TRAVAIL L e travail devient donc le moteur essentiel du mouvement de l’humanité. Dominant en tant que valeur, sa durée, son contenu, sa finalité expriment bien moins une nécessité vitale qu’une convention sociale. Cette convention n’en est pas moins réelle : celui qui ne s’y plie pas connaîtra les mêmes souffrances qu’un homme rendu incapable d’assurer sa subsistance. La convention a valeur et effet de réalité : le chômeur d’aujourd’hui est le sans-terre d’autrefois. Les tâches immatérielles d’aujourd’hui s’imposent avec la même nécessité que le travail agricole d’autrefois. L’infinie division du travail salarié, son abstraction et son universalité changent totalement le sens du loisir. Il n’est qu’une variété très particulière du non-travail. Il peut apparaître non pas comme le downloadModeText.vue.download 645 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 643 repos ou le chômage, qui sont comme les ombres portées du travail, non pas comme une paresse sans valeur, mais comme un retour à une intelligibilité et à une autonomie de l’activité humaine. Selon J. Dumazedier, le propre du loisir contemporain est son quadruple caractère, « libératoire, désintéressé, hédonistique et personnel » 17. Un aspect majeur du loisir contemporain est de permettre de retrouver l’unité et la totalité du geste artisanal, l’initiative de son action ; de substituer le principe de plaisir au principe de réalité ; de reprendre le fil d’un épanouissement personnel suspendu par une profession aliénante ou trop lourde d’enjeux. Le loisir ne se définit pas comme autre chose que le travail, mais comme sa forme autonome, supérieure et satisfaisante, comme un retour nostalgique à la production et la sociabilité préindustrielles. L’ALIÉNATION PAR LES LOISIRS L es normes du travail sont donc encore présentes, alors que le temps de travail et de récupération s’est achevé. On le voit clairement dans le fait que les loisirs de masse sont devenus une industrie : le loisir des uns fait le travail des autres. L’aspiration sociale au temps libre n’est moralement acceptable que parce que ce temps libéré est tacitement affecté à l’activité de consommation. La norme sociale, identifiant loisir et surconsommation ludique, renforce donc l’importance du travail rémunéré. Soucieux d’indépendance, le stoïcien Épictète avertissait déjà clairement : « Souvienstoi que ce n’est pas seulement le désir de l’autorité et des richesses qui nous abaisse et nous assujettit à d’autres, c’est aussi le désir de la tranquillité, du loisir, des voyages et de la culture. 18 » De plus, le loisir de masse fonctionne plus qu’un autre comme un loisir et une consommation ostentatoires. Travail et loisir alternent en apparence, mais alimentent pareillement le jeu perpétuel de la rivalité mimétique et du souci de distinction sociale. Le loisir, pour Th. B. Veblen, n’est que « consommation improductive de temps, qui tient à un sentiment de l’indignité du travail productif et témoigne de la possibilité pécuniaire de s’offrir une vie d’oisiveté » 19. Le loisir est ce temps que l’on ne veut pas gâcher par un travail dégradant à ses propres yeux, mais où l’on ne veut pas non plus se gâcher soi-même aux yeux d’autrui. Il ne suffit pas de jouir du loisir, encore faut-il en arborer, pour les autres, des signes aveuglants. Pis encore, enfin, le loisir de masse montre combien pèse l’emprise d’un rapport au temps issu du taylorisme : « Dans notre système, le temps ne peut être “libéré” que comme objet, comme capital chronométrique d’années, d’heures, de jours, de semaines, à “investir” par chacun “selon son gré” », écrit J. Baudrillard 20. Le candidat au vrai loisir ne peut que « mimer une vacance, une gratuité, une

dépossession totale, un vide, une perte de lui-même et de son temps qu’il ne peut pas atteindre ». Le temps « libre » doit être gagné, heure après heure ; en tant que chose gagnée, il est consommé avidement et collectivement comme un objet. Désorienté, le vacancier imite laborieusement les modes de loisir de l’ancienne aristocratie (voyages, villégiature, sports, spectacles) ou de l’ancienne paysannerie (bricolage, jardinage), c’est-à-dire qu’il en consomme extérieurement les signes, les ambiances, les valeurs. Comme le prédit H. Arendt avec pessimisme, « c’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. [...] Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » 21 Il y a donc devoir de loisir, parce qu’il y a devoirs de production et de consommation, chose impensable pour un Grec ancien. VACANCE, PARESSE ET MACHINES Ya -t-il donc possibilité d’une véritable émancipation, qui ferait du loisir autre chose qu’une nostalgie et une consommation compensatoire ? Auteur visionnaire du Droit à la paresse (1880), P. Lafargue fait délibérément l’amalgame entre loisir, paresse et oisiveté. « Ô Paresse, mère des Arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! 22 » Le but du pamphlet du gendre de Marx est d’arracher la classe ouvrière à sa fascination du travail, qui en est venue au point de réclamer un droit de l’homme au travail, faisant de lui l’égal de la liberté. Sur les brisées des Lumières, l’anthropologie hégélienne et marxiste identifie, en effet, l’homme à sa production, à la négativité de son action sur le monde 23. Mais, pour Lafargue, le travail mendié aux capitalistes est devenu l’opium de la classe ouvrière : « Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes ont sacro-sanctifié le travail. » Et ce prétendu droit n’est qu’un « droit à la misère », loin des « nations heureuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes »... La vraie conquête sociale serait ce droit à la paresse, ces trois heures de travail par jour qui assureraient une inversion des valeurs : l’essentiel de la vie serait fête, spectacle, rencontres. C’est pourquoi le Droit à la paresse s’achève sur un vibrant éloge de la machine : elle est « le Dieu qui donnera des loisirs et la liberté ». Auparavant, Lafargue constate pourtant la rivalité entre l’homme et la machine, qui pousse au contraire l’ouvrier à « redoubler d’ardeur ». Le potentiel libératoire de la machine reste, en effet, largement inutilisable tant que l’individu s’identifie à son travail et que la société ne consent pas au pur loisir. Or, pour Marcuse, la civilisation s’édifie sur la domination d’un principe de rendement. La machine peut libérer objectivement l’homme de la nécessité, mais ne libère pas la société de l’idée structurante de nécessité, en tant qu’elle permet un ordre social fondé sur la répression des instincts et leur satisfaction standardisée 24. La pénurie, la rareté hantent pour longtemps l’imaginaire socio-économique, au point de faire de l’activité économique la production de pénurie et de raretés artificielles, interdisant de facto

la valorisation réelle du loisir. Le travail n’aurait-il aucune justification économique qu’il se maintiendrait comme fossile vivant, outil de contrôle social et de répartition des richesses. Une vacance généralisée et incontrôlée semble devoir faire retomber la société dans un inquiétant état de nature. ▶ Même les grandes utopies classiques (More, Campanella) font du travail un ciment social. La division du travail structurant la société, l’état civil est un état de travail ou productif, où l’existence de chacun doit se justifier par son utilité, sans quoi plus de place pour lui au grand banquet de la nature, selon l’expression fameuse de Malthus. Plus que tout autre, le loisir moderne sera affairé ou ne sera pas. Si la réflexion alterne entre conception élitiste et conception aliénante du loisir, c’est que les deux s’entretiennent : le loisir juge l’homme. Ce temps qui livre l’homme à lui-même met à nu la spontanéité, l’instinct « fabriqués » par une civilisation. Rien de plus révélateur d’une société que ce qu’elle fait de l’excédent, de la marge, du jeu dont elle dispose pour se réorienter et se redéfinir, une fois dépassés les logiques de la nécessité et de downloadModeText.vue.download 646 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 644 la sécurité. Le loisir montre que le sens de l’humanité n’est donc pas seulement là où elle veut qu’il soit. Là est l’« utilité de l’inutilité » 25. DALIBOR FRIOUX ✐ 1 Cf. Sahlins, M., Âge de pierre, âge d’abondance, Gallimard, Paris, 1976. 2 Cf. notamment Aristote, Politique, I, 7. 3 Platon, Théétète, 172 c-173 c. 4 Platon, ibid., 176 a-b. 5 Voir principalement Évangile selon saint Matthieu, 6, 25-34. 6 Règles de saint Benoît, chap. 48, in Règles des moines, PointsSagesses, 1982. 7 Cf. Tocqueville, Ch. (de), De la démocratie en Amérique, II, 2, XVIII. 8 Cf. Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. 9 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 2e proposition. 10 Ibid., 4e proposition.

11 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 1re section. 12 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition. 13 Ibid., 3e proposition. 14 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 83. 15 Bacon, Fr., Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II. 16 Sloterdijk, P., la Mobilisation infinie, Christian Bourgois, 2000. 17 Dumazedier, J., « Loisirs : valeurs résiduelles ou existentielles ? », in Histoire des moeurs, Folio, 2000. 18 Épictète, Entretiens, IV, IV. 19 Veblen, T., Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1978. 20 Baudrillard, J., la Société de consommation, Folio, 1996. 21 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Pocket-Agora, 1994. 22 Lafargue, P., le Droit à la paresse, Mille et une nuits, 2000. 23 Cf. notamment Hegel, G. W. Fr., Phénoménologie de l’esprit, I, IV, B, et Marx, K., Engels, Fr., l’Idéologie allemande, 1. 24 Marcuse, H., Éros et civilisation, Minuit, 1998. 25 Le taoïsme ancien semble une des rares anthropologies religieuses à dévaloriser la socialisation, l’utilité et le travail. Voir Tchouang-tseu, OEuvre complète, Gallimard, 1985, et Billeter, F., Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, 2002. LÖWENHEIM-SKOLEM (THÉORÈME DE) LOGIQUE Théorème obtenu par Löwenheim (1915) et Skolem (1919), et selon lequel chaque théorie du premier ordre qui possède un modèle possède un modèle dénombrable. Le théorème de Löwenheim-Skolem est un résultat d’apparence paradoxale, puisqu’il implique, par exemple, que la théorie des ensembles est satisfaite dans un univers dénombrable (c’est-à-dire dont les éléments peuvent être mis en correspondance bi-univoque avec les entiers naturels), alors même que l’on peut démontrer dans cette théorie l’existence d’ensembles non dénombrables. Cette difficulté vaut au résultat le nom de théorème de Löwenheim-Skolem descendant (certaines théories ont des modèles beaucoup plus petits que ce à quoi l’on pourrait s’attendre), par opposition à un résultat comparable prouvé en 1928 par Tarski (théorème de Löwenheim-Skolem ascendant), et selon lequel toute théorie possédant un modèle infini possède aussi des modèles de

chaque cardinalité supérieure. On peut voir dans ces résultats une limitation dans la manière dont la référence des termes mathématiques peut être fixée ou déterminée par les théories dans lesquelles ils figurent. Jacques Dubucs ✐ Löwenheim, L., « Über Möglichkeiten im Relativkalkül » (1915), trad. française in J. Largeault (éd.), Logique mathématique, Textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 111-138. ! INFINI, MODÈLE, SATISFACTION LUMIÈRE Du latin lumen. Concept fondamental de la philosophie ancienne et médiévale, qui l’attribue à Dieu ; à partir de Descartes, caractéristique naturelle du sujet connaissant. GÉNÉR. Capacité intérieure de produire l’intelligibilité. L’utilisation philosophique de la métaphore de la lumière a sa source dans une double tradition platonicienne et biblique. Si l’âge classique, à partir de Descartes et sous la forme du concept de lumière naturelle, en fait un attribut proprement humain, elle conserve la fonction de condition d’intelligibilité qu’elle avait déjà chez saint Augustin. La lumière naturelle assure la transition, dans l’histoire de la philosophie, entre une origine théologique avec laquelle elle ne rompt jamais entièrement, et la connotation plus politique et collective que le XVIIIe s. lui donnera. Pour saint Augustin, Dieu est la lumière intelligible, présente en l’homme intérieur, « par qui tout ce qui brille d’une lumière intelligible brille d’une lumière intelligible » 1. Ces deux traits fondamentaux, intelligibilité et intériorité, se retrouvent dans le concept de lumière naturelle. Descartes identifie celle-ci à la faculté de connaître, en tant qu’elle perçoit clairement, distinctement et immédiatement la vérité 2 ; elle est capable, « toute pure et sans emprunter le secours de la religion ni de la philosophie »3 de déterminer les opinions de l’honnête homme et, accompagnée de méthode, d’acquérir aisément toute connaissance. Ni Descartes ni ses successeurs n’abandonnent l’idée d’un lien entre lumière naturelle et lumière divine. Malebranche considère que la perfection

de la lumière naturelle est fonction de l’intimité du rapport de l’âme à Dieu 4. Leibniz insiste sur la distinction et l’évidence de la connaissance par la lumière naturelle, fruit du concours de la nature des choses et de la nature de l’esprit 5. La conception classique de la lumière déplace ainsi la fonction d’intelligibilité autrefois attribuée à Dieu vers la raison humaine. La vocation libératrice de la lumière naturelle n’a pas échappé aux philosophes du XVIIIe s. Voltaire et Condorcet ont ainsi considéré l’entreprise cartésienne comme une propédeutique aux lumières politiques de l’époque révolutionnaire. Grâce à Descartes et à son concept de lumière naturelle, « l’esprit humain ne fut pas libre encore, mais il sut qu’il était formé pour l’être » 6. Olivier Dekens ✐ 1 Saint Augustin, les Soliloques, livres I, 3 ; OEuvres I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1998, p. 191. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, 1re partie, 30, éd. Adam-Tannery, t. IX, p. 38. 3 Descartes, R., la Recherche de la vérité par la lumière naturelle, éd. Adam-Tannery, t. X, p. 495. downloadModeText.vue.download 647 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 645 4 Malebranche, N. (de), De la recherche de la vérité, préface, éd. Rodis-Lewis, p. XIII. 5 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre I, chap. I, § 22, éd. Gerhardt, p. 84. 6 Condorcet, J.A.N.C. (de), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 8e époque, GF, Paris, 1988, pp. 211212. C’est au XVIIe s. que les théories physiques de la lumière, c’est-à-dire l’étude de la lumière et des phénomènes lumineux au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui, connurent leur véritable essor. En effet, si depuis l’Antiquité les travaux sur la lumière n’ont pas manqué, la plu part d’entre eux s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion centrée sur

le problème de la vision et du regard, plutôt que sur celui de la nature de la lumière. PHYSIQUE Kepler (1571-1630), prolongeant les remarquables études d’Ibn al-Haytham, connu en Occident sous le nom d’Alhazen (965-1039), de Grosseteste (1175-1253), de Pecham (12301292) et de Witelo ou Vitelion (1230-1285), assimila définitivement, dans ses Paralipomènes à Vitelion (Francfort, 1604), l’oeil à un dispositif optique conduisant à la formation d’une image réelle sur la rétine. L’optique physique acquiert son autonomie : l’analyse de la lumière devient, en se libérant du problème de la sensation visuelle, un véritable objet de recherche. Une nouvelle distribution du savoir se met alors en place avec Kepler et Descartes, amenant à retenir trois champs d’investigation : la nature physique de la lumière, la transmission de l’image rétinienne au cerveau (anatomie, physiologie) et la représentation mentale. D’entrée de jeu, au XVIIe s., le développement des théories physiques de la lumière est associé, le plus souvent, à la construction de modèles mécaniques : comment expliquer, à l’aide des seuls concepts de la physique mécaniste, les propriétés connues de la lumière, comme la propagation rectiligne, la réflexion, la réfraction ou la genèse des couleurs ? Ce type d’approche a été véritablement initié par Descartes. Dans le monde plein de la physique cartésienne, la propagation de la lumière est caractérisée par une inclination du mouvement, une poussée, un effort, c’est-à-dire qu’elle se fait sans transport de matière. D’autres savants, inspirés par les thèses atomistes, comme Boyle, considèrent la lumière comme un jet de particules émanant du soleil et des sources lumineuses. Ainsi, deux grands courants se dessinent parmi les savants au XVIIe s., suivant que ceux-ci considèrent que la lumière est un corps ou bien le mouvement d’un corps sans transport de matière. Dans le premier cas, il s’agit des théories dites de l’émission, dont le principal représentant est Newton et, dans le second, des théories dites des milieux, dont le principal représentant est Huygens. Au XVIIIe s., newtonien et corpusculariste, succède, après les expériences de Fizeau et Foucault et les splendides travaux théoriques de Fresnel (1788-1827), un XIXe s. ondula-

toire. Celui-ci, tout d’abord marqué par l’hypothétique éther de Fresnel, aux propriétés mécaniques difficilement conciliables, est ensuite investi, à partir des années 1870, par la théorie électromagnétique de Maxwell (1831-1879). Maxwell conclut, sur la base de ses fameuses « équations », que, dans le cas d’un signal électromagnétique variable, le milieu diélectrique peut être le siège d’ondes transversales dont la vitesse de propagation est analogue à celle de la lumière. Ainsi se trouvent rapprochés l’éther lumineux de Fresnel et l’éther des actions électromagnétiques. Cette intégration de la lumière dans les phénomènes électromagnétiques oriente alors Maxwell vers le délicat problème du mouvement relatif de la Terre et de l’éther. Ce problème culmine avec la mise en place, en 1887, de la célèbre expérience de Michelson et Morley, expérience qui conduit finalement à conclure qu’il est impossible, au moyen d’une expérience physique, quelle qu’elle soit, de détecter le mouvement de la Terre par rapport à l’éther. La voie est ouverte pour les théories einsteiniennes. En 1905, Einstein (1879-1955) publie simultanément son mémoire sur l’électrodynamique des corps en mouvement, qui pose les bases de la théorie de la relativité, et celui sur l’effet photoélectrique, qui introduit en fait l’hypothèse des quanta de lumière. Ce dernier mémoire remet donc en question la nature strictement ondulatoire et continue de la lumière, défendue au XIXe s. C’est cette « double nature » de la lumière que Louis de Broglie (1892-1987) tente de comprendre et d’interpréter dans ses Recherches sur la théorie des quanta, de 1924. Dans sa thèse, il émet l’hypothèse que la dualité onde-corpuscule est une propriété générale des objets microscopiques, et que la matière présente, comme la lumière, un double aspect ondulatoire et corpusculaire. Cette hypothèse se trouvera très vite confirmée par l’observation de phénomènes de diffraction avec des électrons (expériences de Davisson et Germer en 1927, de Thomson en 1928 et de Rupp la même année). En généralisant la notion d’ondes de matière, Schrödinger (1887-1961) parvient à l’équation bien connue de propagation de la fonction d’onde représentant un système quantique donné. Finalement, l’élégant formalisme de la théorie quantique est mis en place autour des années 1925-1930 par Dirac (1902-1984), Bohr (1885-1962) et Heisenberg (1901-1976). Michel Blay ✐ Blay, M., Lumière sur les couleurs, Ellipses, Paris, 2001.

Maitte, B., la Lumière, Seuil, Paris, 1981. Ronchi, V., Histoire de la lumière, Armand Colin, Paris, 1956. Sabra, A. I., Theories of Light front Descartes to Newton (1967), Cambridge University Press, 1981. Simon, G., le Regard, l’Être et l’Apparence dans l’optique de l’Antiquité, Seuil, Paris, 1988. ! CORPUSCULE, MATIÈRE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE) LUTTE DES CLASSES ! CLASSE downloadModeText.vue.download 648 sur 1137 downloadModeText.vue.download 649 sur 1137

M MACHINE Du latin machina, « invention », « appareil », « engin de guerre ». Le pouvoir des machines effraie. La philosophie mécaniste est accusée d’avoir produit un type d’intelligibilité du monde qui éloigne de l’homme toute préoccupation pour ce que Husserl nomme le « présent vivant ». Ainsi la théorie de l’animal-machine, dont l’origine est chez Descartes, est-elle posée (chez Michel Henry, La Barbarie, Grasset, Paris, 1981) comme l’origine même de la barbarie nazie. Pourtant nous n’aurions ni médecine, ni recherche expérimentale sur le corps si la décision n’avait pas été prise, par Descartes et par d’autres, d’ouvrir, au moyen de la pensée des machines, l’intimité des corps. La modélisation mécaniste est partout le signe d’un effet de réduction (du corps, de la pensée), mais cette réduction n’est-elle pas consubstantielle à tout effet de savoir ? GÉNÉR. Moyen artificiel subordonné à une fin. À la différence de l’outil simple, dont la force et l’efficacité dépendent de l’opérateur humain, la machine tend à l’autonomie motrice et directrice, inscrivant dans un automatisme matériel les projections les plus complexes de la pensée. Au-delà de l’objet technique, la machine a fonctionné, pour la pensée, comme un principe d’intelligibilité et comme une utopie sociale. À partir du XVIIe s., la réalité machinique joue, en effet, un rôle majeur dans la construction de la modernité philosophique. Fille naturelle du paradigme physico-mathématique de Galilée et Descartes, la machine démontre avec éclat que l’existence animée peut être séparée de tout finalisme. La possibilité d’inscrire dans la matière inerte l’apparence d’une

intentionnalité complexe, de singer mécaniquement la pensée et le vivant, fait de la machine le nouvel horizon d’intelligibilité, se substituant à la conception antique d’un monde doté de vie et de volonté. La machine, en ce sens, tout en affirmant la puissance humaine, vide l’univers de ses dieux ou ne laisse à ses derniers, comme chez Descartes 1, que le rôle du premier moteur. Dès lors, il n’y a plus au monde que divers degrés de machines, visibles ou invisibles, humaines ou divines 2. Si tout le corporel relève de la machine, se pose la question de la spécificité du spirituel. La Mettrie 3 dépassera Descartes en faisant de l’homme un animal-machine comme les autres. C’est dire que la machine contraint à l’introspection, mettant au jour le machinal dans le spirituel. La psychanalyse et le structuralisme révéleront la machinerie inconsciente ou sociale qui commande à la volonté « libre ». Peu à peu, l’homme en vient à se définir négativement comme ce que ne peut (encore) être la machine, « organisme mineur »4 capable de simuler toujours mieux la liberté et la conscience. L’expérience de Turing 5 vise ainsi à montrer que, en droit, ce sont bien les résultats, et non les moyens employés, qui sont critères d’intelligence : si une machine peut nous faire croire qu’elle est intelligente, alors elle l’est. ▶ Socialement, la machine libère une force de production qui entre directement en concurrence avec les hommes. Le machinisme industriel, analysé par Marx 6, édicte de nouvelles normes qui s’imposent à la main-d’oeuvre. La perfection intellectuelle du mécanisme ouvre la voie à une société où corps et pensée seraient agencés comme les rouages d’une horloge, éliminant hasard, anomalie et incertitude, tout en permettant une complète aliénation. Inversement, la puissance de production machinique, débarrassant l’homme de la malédiction du travail, pourrait aider à renouer avec un éden fraternel 7. La machine est ainsi porteuse d’utopies sociales foncièrement ambivalentes. Dalibor Frioux ✐ 1 Descartes, R., Le monde ou Traité de la lumière, chap. VI et VII. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, IV, 203 ; Leibniz,

G. W., Monadologie, § 64. 3 La Mettrie, J. O. (de), L’homme-machine, Flammarion, Paris, 1999. 4 Mumford, L., Technique et Civilisation, Seuil, Paris, 1950. 5 Turing, A., La machine de Turing, Seuil, Paris, 1999. 6 Marx, K., Le capital, livre I, 4e section, chap. XV. Trad. J. Roy, 1969, Flammarion, Paris, 1985. 7 Aristote, Les politiques, IV, 3. Trad. J. Tricot, 1962, Flammarion, Paris, 1990. downloadModeText.vue.download 650 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 648 ! ALIÉNATION, MÉCANISME, NATURE, ORGANISME, SCIENCE, TECHNIQUE, TRAVAIL ∼ MACHINE LOGIQUE, MACHINE DE TURING D’après le logicien britannique Alan Mathison Turing (1912-1954). LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT Automate abstrait consistant en un programme (ensemble fini d’instructions élémentaires) destiné à être exécuté sur un ruban infini par une tête de lecture-écriture équipée d’une mémoire finie. Les suites de symboles qui figurent successivement sur le ruban de la machine représentent des entiers naturels. On dit que la machine calcule la fonction f si l’exécution de son programme s’achève avec une représentation de l’entier f(n) sur son ruban (en « sortie ») chaque fois que le ruban contient initialement (en « entrée ») une représentation de l’entier n. Une machine de Turing est déterminée par un ensemble d’instructions du type qSS′Xq′ (« si le symbole S est lu alors qu’on est dans l’état q, écrire S′, se mouvoir de 0 ou de 1 pas dans la direction X, et se mettre dans l’état q′ ») : En décrivant un tel dispositif, Turing 1 avait pour objectif de caractériser le comportement du « calculateur humain » de la manière la plus générale. Il parvint par ce biais à une définition des fonctions avec les définitions à la même époque, si considérée comme une de calculabilité par

effectivement calculables qui coïncide qui en avaient été par ailleurs proposées bien que l’analyse de Turing peut être caractérisation « absolue » de la notion algorithme. Turing montre, par ailleurs,

que le « problème de l’arrêt » n’a pas de solution effective :

il ne saurait exister de machine capable, étant donnés un entier n et la description d’une machine M, de déterminer si la machine M s’arrêtera ou non avec un résultat lorsqu’on lui donne l’entier n en entrée ; de ceci résulte l’indécidabilité du calcul des prédicats. Par ailleurs, la notion d’état interne d’une machine de Turing a été souvent tenue pour une explication plausible de ce que pourrait être un « état mental » d’un agent humain. Jacques Dubucs ✐ 1 Turing, A., On Computable Numbers, With an Application to the Entscheidungsproblem, trad. française in J.-Y. Girard, la Machine de Turing, Seuil, Paris, 1995, pp. 47-102. ! CALCULABILITÉ, CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ Les machines intelligentes sont-elles l’avenir de l’homme ? On a soutenu que les progrès des biotechnologies et des sciences médicales déplaçaient tellement les frontières du naturel et de l’artificiel qu’ils conduisaient à redéfinir la nature humaine. Peut-on en dire autant des progrès fulgurants de la robotique, des ordinateurs et de l’intelligence artificielle (IA) depuis une quarantaine d’années ? S’il semble indéniable que les biotechnologies ont modifié profondément notre conception du vivant, il est moins clair que les technologies informatiques et l’IA aient réellement modifié notre conception de la pensée et de la personne humaine, car nous sommes, à leur égard, partagés entre deux intuitions, l’une pessimiste et l’autre optimiste. D’un côté, ces progrès font craindre que l’homme n’ait construit quelque nouveau golem, ou que, comme dans les scénarios de science-fiction, les humains finissent par devenir les esclaves d’un peuple de robots. De l’autre, nous nous sentons suffisamment

certains que, quels que puissent être les progrès des machines intelligentes, elles ne pourront jamais être réellement intelligentes, au sens où elles pourraient penser comme nous. Mais est-ce bien l’alternative à laquelle nous sommes confrontés ? L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE FORTE EST-ELLE POSSIBLE ? P our essayer de répondre à la question de savoir si les machines intelligentes peuvent ou non modifier l’espèce humaine, il faut avant tout se demander ce qu’elles sont capables de faire, et en quel sens elles peuvent être des machines intelligentes. Cette question se décompose à son tour en deux autres : que peuvent-elles faire en principe et que font-elles effectivement, étant donné l’état présent de notre technologie ? Commençons par la première question, qui engage une théorie générale de l’esprit et des phénomènes mentaux. Dans un article célèbre, A. Turing, le principal fondateur, avec J. von Neumann, de la théorie de l’intelligence mécanique, proposa d’abord une conception de ce qu’est la pensée ou l’intelligence : un calcul sur des symboles définis exclusivement en vertu de leur forme et de leur syntaxe. Il définit aussi le concept de mécanisme approprié, celui de la « machine de Turing ». Dans un article célèbre, Turing proposa aussi un « test » pour déterminer si une machine est intelligente, test qui repose essentiellement sur le fait que, si les réponses d’une machine qui imite un questionneur humain sont capables de tromper ce dernier sur son identité de machine, il n’y a pas de raison de refuser d’attribuer la capacité de penser à la machine 1. Turing pensait qu’on parviendrait un jour à produire de telles machines. Le test de Turing et sa conception de l’intelligence artificielle peuvent en fait être interprétés en deux sens. D’abord, en un sens instrumentaliste, proche de ce que suggère l’idée que l’intelligence est ce qui répond à un test : si une machine peut simuler l’intelligence, et faire comme si elle avait un certain nombre, voire la majorité, des propriétés de l’intelligence humaine ; alors, il n’y a pas de raison de lui refuser l’intelligence. C’est ce que l’on appelle l’IA faible. L’IA forte, au contraire, prend la proposition de Turing à la lettre, et soutient que des ordinateurs programmés de manière appropriée auront réellement une intelligence, au même sens que nous. C’est de cette conception que l’IA et les sciences cognitives « classiques » ont hérité : une pensée est un calcul sur des représentations sous-tendues par des processus computationnels discrets, exemplifiant ceux d’une machine de Turing. Cette conception est souvent résumée par la célèbre métaphore du cerveau comme ordinateur ; mais il n’est pas nécessaire de supposer une telle identification, il suffit que les processus mentaux soient traités comme des états d’une machine de Turing, l’ordinateur

en étant une réalisation contingente. Supposons donc que le downloadModeText.vue.download 651 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 649 projet de l’IA forte se réalise, et qu’un jour on produise des robots réellement pensants, et qu’ils viennent à être indiscernables des humains biologiques et puissent en accomplir toutes les fonctions, y compris reproductrices. La découverte que nos voisins, nos amis ou même nos parents sont de tels robots ne différerait pas beaucoup de la découverte que nous sommes aussi de tels robots. Mais il n’y a même pas besoin de science-fiction pour entretenir l’hypothèse. Sans qu’on ait à attendre les progrès technologiques qui feront se promener parmi nous nos clones robots, on peut soutenir, si l’on suppose vraie au sens littéral la conception de la pensée de Turing, que nous sommes des machines : le processus de l’évolution, si on admet les thèses néodarwiniennes 2, est un processus mécanique, et ses produits vivants sont eux-mêmes des machines. La conscience et l’intelligence humaines sont elles-mêmes des « machines virtuelles » surajoutées sur des strates cérébrales antérieures à l’évolution des primates aux humains 3. Si nous sommes déjà des machines, pourquoi devrait-on s’inquiéter de ce que nous puissions devenir des machines ? Poser la question ainsi revient simplement à admettre le mécanisme. Nous refusons en général cette perspective, parce qu’elle nous semble incompatible avec le sentiment que nous avons de notre liberté. On peut aussi soutenir que ce sentiment est illusoire, ou que notre liberté est compatible avec le mécanisme. Bref, notre question se ramène simplement à celle de savoir si le déterminisme (dont le mécanisme à la Turing est une espèce) est compatible avec le libre arbitre. La création de robots pensants serait une illustration concrète du problème, mais elle le laisserait tout aussi irrésolu qu’il peut l’être à présent. L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE FAIBLE EST BIEN FAIBLE L ’IA faible a l’avantage d’éluder le problème ; elle se contente d’affirmer modestement qu’on peut simuler un certain nombre de caractéristiques de l’intelligence humaine au moyen d’ordinateurs, et correspond de facto aux avancées de la robotique et de l’informatique contemporaines, qui ne sont pas minces. Supposons donc qu’on se donne un objectif modeste, en repoussant vers un hypothétique futur toute ambition de vouloir reproduire sur une machine toutes les fonctions mentales, et supposons qu’on renonce à vouloir doter un système artificiel des sensations, émotions, et autres états non purement « cognitifs » qui font le charme et la variété de la vie mentale humaine, en nous limitant uniquement à la modélisation de fonctions cognitives, telles que juger, concevoir et raisonner, pour lesquelles les machines sont supposées, au moins dans des contextes spéci-

fiques (jouer aux échecs, résoudre des problèmes mathématiques, etc.), avoir de bonnes performances. Et supposons, en limitant ainsi le sens de notre notion vague et plurivoque de « pensée », que la pensée soit bien le traitement syntaxique de représentations selon le modèle du calcul à la Turing. Nous rencontrerons alors au moins deux problèmes (que J. R. Searle a bien mis en valeur dans une expérience de pensée célèbre, celle de la « chambre chinoise »4). Le premier est que l’intelligence ou la pensée s’y trouve définie indépendamment de toute référence aux objets extérieurs ; seules les caractéristiques internes des symboles, ou représentations, traités par une machine comptent, et pas les propriétés par lesquelles les pensées s’ancrent dans un mode extérieur. Or, pour avoir une intelligence, il faut avoir une relation à un monde perçu et avoir une histoire. Ce problème est étroitement lié au second : les processus mentaux, tels que les définit l’IA classique, sont sensibles exclusivement à des propriétés formelles des représentations, et non pas au contexte. Mais raisonner n’est pas simplement exemplifier des structures formelles d’inférence, c’est aussi être capable de modifier ses stratégies selon les contextes et de situer les propriétés qui font l’objet d’une cognition quelconque dans un cadre plus large que celui du seul contexte local. Or, cette situation de la cognition ne peut pas être ellemême calculée par un algorithme ni déterminée d’avance. C’est ce qu’on appelle le problème du « cadre » pour l’IA classique ; il ne suffit pas pour être intelligent de manipuler des représentations, il faut aussi manipuler des représentations pertinentes. Malgré l’existence d’un modèle rival de celui de l’IA classique, le connexionisme, ou les modèles des réseaux neuronaux, qui repose sur d’autres principes de computation, ces obstacles n’ont pas été résolus. Par conséquent, même si l’on n’assigne pas des objectifs aussi ambitieux à l’IA que celui de reproduire totalement l’intelligence ou la pensée humaines, et si l’on admet que nombre de ses réussites sont locales – on est capable de reproduire des capacités élémentaires, par exemple de créer des insectes artificiels –, le problème principal est qu’elle ne permet de modéliser que des propriétés d’une intelligence modulaire. La modularité est la propriété d’un système de traitement de l’information de traiter celle-ci de manière cloisonnée, automatique et relative à un domaine spécifique. C’est la propriété de nombreux phénomènes mentaux – de la sensation, du traitement du langage et de l’inférence, peut-être de nombreuses capacités conceptuelles. Mais, quoi que puisse vouloir dire « penser », « être intelligent » ou même « raisonner », l’intelligence et la pensée ont des propriétés globales et non modulaires ou locales, dont l’IA, malgré ses succès partiels, n’est pas parvenue à rendre compte. On a souvent dit (par exemple, le mathématicien R. Penrose) que le théorème de Gödel montre les limites de l’intelligence machinique et son incapacité à saisir des propriétés comme l’intuition. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à des facultés (plus ou moins mystérieuses) telles que l’intuition pour comprendre les limites de l’IA ; elles résident plutôt dans son incapacité à rendre compte du caractère holistique de la pensée. C’est ce caractère, qu’on appelle l’abduction, qui fait, par exemple, qu’on ne choisit pas une hypothèse

plutôt qu’une autre, qu’on décide ou non de modifier cette hypothèse face à des données récalcitrantes ou bien plutôt la théorie qui sous-tend l’hypothèse. Et même des raisonnements élémentaires conduisant à changer nos croyances résistent encore à la modélisation. ▶ En l’état actuel de ce que nous savons – et surtout de ce que nous ignorons – sur l’intelligence et la cognition humaines, et compte tenu de l’échec de la théorie computationnelle de l’esprit à rendre compte de l’intelligence naturelle et de l’IA à produire des robots vraiment intelligents, il n’y a pas lieu d’espérer ni de craindre le scénario d’un monde de robots. Cela ne signifie pas que la robotique et l’intelligence artificielle ne continueront pas à progresser, et qu’elles aient la capacité de modifier profondément la vie sociale et individuelle des humains. L’implantation de micro-ordinateurs pour stimuler des organes vivants, les progrès du diagnostic médical assisté par ordinateur, le rôle croissant de l’Internet dans les échanges, la disparition downloadModeText.vue.download 652 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 650 annoncée du livre, etc., tous ces changements induits par les technologies de l’information et de la communication sont certainement de nature à modifier beaucoup de choses. Mais ils le sont tout autant que les progrès techniques antérieurs, et même s’ils posent des problèmes éthiques, sociaux et économiques inédits, on ne voit pas en quoi ils poseraient des problèmes sensiblement différents ni en quoi ils modifieraient nos vies dans des proportions plus grandes que l’ont fait tous les progrès techniques depuis le début de la révolution industrielle. Inutile, donc, de transformer l’IA en loup ou en golem. L’homme est un golem pour l’homme, et c’est déjà assez. PASCAL ENGEL ✐ 1 Turing, A. M., « Computing Machinery and Intelligence », in Mind, 59, pp. 433-460, 1950 ; trad. la Machine de Turing, Seuil, Paris, 1999. 2 Dawkins, R., The Selfish Gene, Oxford University Press, Oxford, 1976 ; trad. le Gène égoïste, Odile Jacob, Paris, 1996. 3 Dennett, D., Darwin’s dangerous idea, Little Brown, New York, 1995 ; trad. Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob, Paris, 2000. 4 Searle, J. R., Minds, Brains and Science, MIT Press, Cambridge Mass, 1984 ; trad. Du cerveau au savoir, Hermann, Paris, 1985. Voir-aussi : Fodor, J., The Mind does not Work that Way, MIT Press, Cambridge Mass, 1999. Penrose, R., The Emperor’s New Mind, Oxford University Press,

Oxford, 1989 ; trad. l’Esprit, les Ordinateurs et les Lois de la physique, Interéditions, Paris, 1993. ! ABDUCTION, CHAMBRE CHINOISE (ARGUMENT DE LA), INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, MACHINE MAGIE Du grec mageia. En allemand : Magie, Zauberei. PSYCHANALYSE Ensemble de techniques par lesquelles l’homme cherche à s’assurer la maîtrise du monde, et système intellectuel. La pensée magique est une pensée de l’aséparation, qui relève de la logique du processus primaire et d’une dynamique narcissique. La magie vise, par des pratiques qui entretiennent avec l’effet escompté une relation de similitude ou de contiguïté, une action à distance. Niant toute séparation, la pensée magique suppose que les relations créées entre les représentations valent aussi pour les choses : elle surestime l’efficacité des processus psychiques et des souhaits. « L’homme [...] a une confiance démesurée dans la puissance de ses désirs »1 et prend ceux-ci pour la réalité. La pensée magique est donc la survivance, ou la réactualisation, d’une activité psychique primitive : la satisfaction hallucinatoire des souhaits. Elle ressortit à la logique du processus primaire : intention et réalisation se confondent, déplacement et condensation (contiguïté / similitude) régissent les processus de pensée. Le déni des séparations restaure une continuité entre soi et le monde et vise à retrouver les modes de relation premiers à la mère. La croyance magique en la toute-puissance des pensées est donc un « narcissisme intellectuel »2 qui permet de « concevoir le monde [...] comme un vaste ensemble (Zusammenhang) » 3. La pensée magique entre enfin en jeu dans toute névrose – singulièrement, la névrose de contrainte (rites propitiatoires et de conjuration). ▶ « Dans la phase animiste, c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement [...]. Dans la confiance en la puissance de l’esprit humain [dans la conception scientifique du monde, où l’homme s’est soumis aux nécessités naturelles], on trouve encore les traces de l’ancienne croyance à la toute-puissance » 4. La science n’estelle pas une magie qui réussit ? Infatuation narcissique et présomption de toute-puissance demeurent au principe de la conquête scientifique ou magique du monde, par laquelle l’homme rêve d’être, non plus « comme », mais effectivement,

« maître et possesseur de la nature ». Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W IX, Totem et tabou, Payot, Paris, 2001, p. 99. 2 Ibid., p. 105. 3 Ibid., p. 92. 4 Ibid., p. 104. ! CONDENSATION, DÉPLACEMENT, INCONSCIENT, PHALLUS, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÉALITÉ, SOUHAIT MAINTENANT En allemand : Jetztzeit. PHILOS. CONTEMP. Chez W. Benjamin, instant dans lequel se cristallise sous forme de « constellation » significative le sens, la « teneur de vérité », du passé. Le passé qui prend sens peut être un événement ou l’« abrégé de toute l’histoire de l’humanité ». Dans ce deuxième cas, le maintenant ou à-présent permet au sujet historique de ressaisir toutes les expériences passées. Benjamin oppose la Jetztzeit au « temps homogène et vide » de l’histoire linéaire ; par sa plénitude et la présentification soudaine du passé à la conscience, il interrompt le continuum historique. Il rompt aussi, ce faisant, avec la tradition. Si cette tradition a été jusqu’à présent, selon Benjamin, celle des opprimés, il ravive l’espoir que l’histoire passée ne soit pas irrémédiable. Aussi Benjamin parle-t-il d’un « arrêt messianique du devenir ». C’est un instant de décision qui peut être « le saut dialectique de la révolution telle que l’a conçue Marx » 1. Si Benjamin réfère expressément cette conception au messianisme, elle entretient des parentés évidentes avec le kairos chrétien et le nunc stans mystique. Cette dernière parenté est revendiquée par Bloch, qui a repris à son compte cette notion en la sécularisant et en lui conférant une portée ontologique dans son « ontologie du non-encore-être ». Il en fait, en termes aristotéliciens, le moment où la quodditas se réalise dans la quidditas, ce qui signifie, dans le cadre de sa

philosophie de l’utopie concrète, le moment où le fondement s’accomplit dans une figure historique 2. Gérard Raulet ✐ 1 Benjamin, W., « Thèses sur la philosophie de l’histoire », trad. in l’Homme, le langage et la culture, Denoël, Paris, 1971. 2 Bloch, E., Experimentum mundi (1975), trad. Payot, Paris, 1981, pp. 92 sq. ! DIALECTIQUE, INSTANT, MYSTIQUE, ONTOLOGIE, RÉVOLUTION, TEMPS downloadModeText.vue.download 653 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 651 MAÎTRE ET ESCLAVE, MAÎTRE ET SERVITEUR Maître : en grec : despotès ; en latin : dominus ; en allemand : Herr. Esclave / serviteur : en grec : doulos / thétês ; en latin : servus ; en allemand : Sklave / Knecht. MORALE, POLITIQUE Concept politique ayant pour fonction d’exposer les rapports de domination qui sont constitutifs de l’exercice d’un pouvoir en général. Qu’il existe quelque chose comme un « maître » et un « esclave » impose que l’on admette la possibilité qu’un homme soit soumis à un autre homme. Le couple n’est en outre pensable que dans la relation de nécessité mutuelle qui unit les deux parties : pas de maître sans esclave, ni d’esclave sans maître. De cette union conceptuellement nécessaire, Aristote tire une nécessité selon la nature : le couple existe « pour la satisfaction des besoins indispensables » 1, et la relation de servitude permet une réponse à ces besoins dépassant la simple satisfaction immédiate, puisqu’elle libère le maître des fatigues de la production (poiesis). Il y a pour Aristote un genre de vie véritable qui est action (praxis) et qui est réservé aux maîtres, et un genre de vie inférieur, la production, qui est réservé aux esclaves, aux outils. Le maître est un homme véritable et l’esclave un homme dégradé ou inauthentique.

C’est à partir d’une anthropologie des besoins que l’esclavage se légitime : l’homme se hisse d’un degré politique à l’autre (du couple à la cité) par une série de besoins à satisfaire. La relation maître-esclave est le lieu où cette anthropologie des besoins se révèle fondatrice de rapports de pouvoirs. Cette intégration de la servitude à un discours général sur la domination politique permet à Aristote de passer de l’unité du couple à l’unité sociale. Il donne la possibilité de penser l’unité de la cité comme ce qui subsume les contraires du maître et de l’esclave (ou des dominants et des dominés) : c’est parce que la cité (dominante) instrumentalise ses citoyens (serfs) qu’elle constitue une unité. La critique de la thèse aristotélicienne de la naturalité de l’esclavage à partir de la renaissance humaniste transforme l’intérieur de la relation, mais c’est toujours dans le but de maintenir le couple comme modèle micro-politique de la constitution de l’État. Pour Hobbes 2 et tous ses successeurs, la relation commence par un duel entre deux hommes naturellement égaux, ce qui implique une transformation radicale de la relation : non seulement elle est de convention (explicite, qui plus est), mais surtout elle ne peut se penser que comme une violence de l’un sur l’autre. Hegel montre ainsi, en moderne, que reconnaître la violence de la domination implique de reprendre à zéro le schéma aristotélicien : en effet cette violence ne s’achève pas dans l’unité du travail produit, mais se retourne contre le maître. Il propose une interprétation inédite de la relation maîtreesclave : elle n’est plus explicitement politique mais pose l’affrontement des deux figures dans la construction même de la conscience de soi. Hegel montre alors 3 de quelle façon, dans le face-à-face de deux consciences singulières et encore indépendantes, l’opposition qui les affronte prend aussitôt le caractère d’une négation de l’autre conscience comme vie, ce qui implique que, s’y exposant, chacune des deux consciences joue également sa vie propre dans l’affrontement. Celle qui soutient l’épreuve et place la reconnaissance au-dessus de la vie domine, celle qui n’a que la vie pour essence se fait dépendante de la première et se met à son service. Le travail auquel est voué le serviteur, dans l’ombre peur de la mort (qui était déjà chez Hobbes l’essence domination), n’est pas seulement une « dépossession » de la conscience qui se résoudrait dans la conscience

de la de la de soi domi-

nante, comme l’esclave se résolvait dans le besoin du maître aristotélicien. Ici, au contraire, parce que l’élaboration se fait dans le réfrènement du désir du serviteur au profit de celui du maître, il y a là « le début de la sagesse », car « le travail façonne » 4. Il y a donc dans la servitude une formation (Bildung), une expérience qui résiste à l’anéantissement de l’humanité

de l’esclave. Et même, l’esclave est en fait le seul à devenir véritablement humain : il n’y a que lui qui, par le travail, apprenne à satisfaire ses besoins en différant la destruction de la chose, alors que le maître reste un prédateur. En un sens radicalement opposé à Aristote (même s’il faut garder à l’esprit que c’est la relation elle-même, et non l’un ou l’autre de ses termes, qui est créatrice du monde social), c’est l’esclave qui endosse chez Hegel la responsabilité de l’accession à l’universel et au monde éthique dans lequel nous vivons. Par un effet de retour de la violence de la domination, le maître reste étranger à ce monde de la Sittlichkeit, en héros aristocratique asocial dans un univers nouveau qu’il ne comprend pas. Nietzsche semble retourner à Aristote sur ce point. Ce sont pour lui les maîtres qui créent l’État et le monde policé : « Chez les opprimés, les impuissants : chacun des autres hommes passe pour ennemi, brutal, exploiteur. Avec une telle mentalité, il ne pourra guère se constituer de communauté, si ce n’est sous la plus grossière des formes (...). – Notre moralité [Sittlichkeit] actuelle a poussé sur ce terrain des races et des castes dominantes » 5. Pour qu’existent la moralité et le droit, il faut une communauté de valeurs, la possibilité d’un échange et donc la reconnaissance d’une égalité, qui ne peut exister qu’entre ceux qui peuvent riposter à la violence. Si nous vivons dans une morale d’esclave, cela ne signifie pas que la morale a été créée par eux, mais qu’ils se sont révoltés à l’intérieur de la morale des maîtres et en ont renversé toutes les valeurs 6. Cela signifie que Nietzsche reconnaît la violence non seulement comme fondatrice du rapport initial de domination, mais encore comme structurant l’ensemble de la vie sociale : en cela ce n’est certes pas un retour aux Grecs qu’il opère, puisque ceux-ci sont « naïfs comme la nature quand ils parlent d’esclaves » 7. En effet, toutes les théories de la naturalité de la domination sont pour Nietzsche des masques idéologiques visant à rendre supportable, tant politiquement que moralement, le choix (nécessaire et tragique) de refuser l’humanité à toute une classe d’homme. Sébastien Bauer ✐ 1 Aristote, Politique, I, 3, 1253 b16, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1962. Lire plus généralement l’ensemble des chapitres 3 à 7.

2 Hobbes, T., Léviathan, trad. G. Mairet, Gallimard, Paris, 2000, ch. 20, pp 326 sq. 3 Hegel, G.W.F., Phénoménologie de l’esprit, B, IV, A, 3. Trad. J.P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991. 4 Ibid., p. 157. 5 Nietzsche, F., Humain, trop humain, § 45, trad. R. Rovini, 1968, in OEuvres Philosophiques complètes, tome III, Gallimard, Paris. 6 Ibid., Généalogie de la morale, I, trad. P. Wotling, Librairie Générale Française, Paris, 2000. downloadModeText.vue.download 654 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 652 7 Ibid., Fragments posthumes I [10]1, trad. M. Haar, in OPC tome I, Gallimard, Paris, 1976. ! ESCLAVE, ÉTAT, TRAVAIL MAL Du latin malum, « mal, malheur, violence, maladie », et malus, « mauvais, malheureux, méchant ». Longtemps tenu dans l’Antiquité pour une opinion ou un sentiment dont il faudrait se délivrer, le mal devint un problème philosophique avec les doctrines dualistes (Plotin) et la rencontre entre le monothéisme et le manichéisme. MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS., RELIGION 1. Mal physique : ce qui peut faire souffrir quelqu’un (insoutenable, irréparable). – 2. Mal moral : ce qui peut être l’objet d’une réprobation (injuste, injustifiable, ce qui ne devrait pas être et contre quoi il faut lutter). – 3. Mal métaphysique (au sens de Leibniz) : imperfection nécessaire des êtres finis. Dans le contexte moderne, où il faut remarquer que les drogues médicales et les techniques desserrent l’étau millénaire de la souffrance, on le retrouve avec le dilemme de Bayle 1 : Dieu est soit méchant (c’est l’hypothèse de Nietzsche, quand il dit que seul le Dieu moral est réfuté), soit faible (c’est l’hypothèse de H. Jonas, dans le Problème de Dieu après Auschwitz). Dans ses Essais de théodicée (I, § 21), Leibniz répond en distinguant entre le mal métaphysique (imperfection nécessaire des créatures), le mal moral (péché), et le mal physique (souffrance), et en cherchant non seulement

à réduire le mal physique au mal moral (l’homme souffre parce qu’il est coupable), mais aussi à montrer que l’un et l’autre tiennent à la finitude et à l’imperfection des créatures : tout n’est pas compossible et le monde actuel est le meilleur possible. La force de ces deux arguments est, d’abord, de montrer, en distinguant la face active (responsable et éventuellement coupable) et la face passive (souffrante et éventuellement impuissante) de l’humanité, que le mal subi correspond à un mal agi, et qu’il faut tout faire pour agir contre ce que l’homme fait (ou laisse faire) à l’homme, c’est-à-dire contre l’injustice. C’est, ensuite, de le décentrer de son point de vue, pour rapporter sa plainte (mais aussi son accusation, son plaidoyer, son récit, etc.) à la mesure du monde, et à la possibilité d’autres points de vue. Toutefois, l’échec spéculatif d’une telle justification (même si, comme le dit Nabert, l’injustifiable continue à appeler une justification) tient : d’abord, à l’objection que l’on trouve de Job à Bayle, Sade ou Dostoïevski, que les humains sont à la fois plus méchants que malheureux et plus malheureux que méchants, que la méchanceté peut réussir et la vertu n’être jamais récompensée ; avec cette double disproportion, toute vision morale et pénale du monde s’effondre. C’est d’ailleurs, pour Kant, l’une des formes de ce qu’il appelle le « mal radical » 2, qui touche à la racine même de la volonté, que de faire croire à une possible synthèse du devoir et du bonheur. Il tient ensuite à la difficulté de penser un ordre naturel (Marc Aurèle : « Rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature ») ou historique (Hegel) globalement heureux : soit que le monde politique entier et l’État basculent dans le mal, soit que la souffrance singulière de celui qui est sacrifié à cet ordre globalement préférable ne puisse être par lui commensurée ni compensée. Il reste à agir contre le mal que l’on ne peut justifier. C’est difficile, d’abord à cause d’un « malaise dans la civilisation », déjà pointé par Rousseau : en se dotant des moyens de réduire les malheurs naturels, les humains ont augmenté les moyens de se faire du mal les uns aux autres. La difficulté tient plus généralement à ce sentiment tragique que les conséquences de nos actions nous échappent et que l’enfer est « pavé de bonnes intentions ». Comme si toute société comportait une « part maudite » de destruction égale à sa capacité de construire et d’accumuler (Bataille3). Mais l’action suppose que l’on puisse recommencer autrement, ne pas réagir au mal par le mal, que l’on puisse approuver le bien et faire ce qui doit être, et non pas se borner à éviter le mal, à empêcher ce qui ne doit pas être. Elle suppose aussi que l’on accepte que, face au mal, les humains diffèrent au moins autant que dans leurs visées du bien. Car ces différences d’attitudes et d’interprétations, jusque dans l’obscurité du malheur

qui voudrait les confondre dans la même fraternelle compassion, constituent l’intervalle même de la cité, d’un monde proprement politique (Arendt). Le point délicat est que le mal joue sur les deux tableaux de la douleur physique et de l’impuissance morale à communiquer sa douleur aux autres (on peut seulement leur faire mal), ou à partager leur douleur : le mal n’est pas seulement le malheur irréparable, insubstituable (Lévinas4), mais que l’on ne puisse pas partager le malheur. C’est alors en acceptant que l’action contre le mal laisse un reste non imputable, non justifiable pour l’entendement, non communicable par l’agir et la parole, en sachant que la fin de toute violence ne serait pas la fin de la souffrance, que la plainte devient sagesse (Ricoeur5). Olivier Abel ✐ 1 Bayle, P., art. « Xénophanes » et « Manichéens », in Dictionnaire historique et critique (1697), Slatkine reprints, Genève, 1995. 2 Kant, E., La religion dans les limites de la simple raison (1793), Vrin, Paris, 1979. 3 Bataille, G., La part maudite, Minuit, Paris, 1949. 4 Chalier, C., La persévérance du mal, Minuit, Paris, 1987. 5 Ricoeur, P., « Le mal », in Lectures 3, Seuil, Paris, 1994. Voir-aussi : Badiou, A., L’éthique, essai sur la conscience du mal, Hatier, Paris, 1993. Cugno, A., L’existence du mal, Seuil, Paris, 2002. Porée, J., Le mal, homme coupable, homme souffrant, A. Colin, Paris, 2000. Revault d’Allonnes, M., Ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal politique, Seuil, Paris, 1995. ! BONHEUR, DEVOIR, FAUTE, MANICHÉISME, PÉCHÉ, RELIGION, SOUFFRANCE, THÉODICÉE ∼ BANALITÉ DU MAL MORALE, POLITIQUE Notion à la fois descriptive et problématique introduite par H. Arendt à l’occasion du procès Eichmann. Elle entend souligner l’insignifiance et la trivialité du criminel en regard de la monstruosité du crime commis, et corriger ainsi la notion de mal radical, ce qui contraint à question-

ner nos présupposés moraux. L’ouvrage Eichmann à Jérusalem, résultant des reportages sur le déroulement du procès, comporte le sous-titre Rapport sur la banalité du mal. Contrairement à un contresens trop courant, il ne s’agit pas de suggérer qu’il existerait un « Eichmann en chacun de nous ». Arendt prétend décrire la banalité et l’insignifiance du criminel nazi en regard de la monstruodownloadModeText.vue.download 655 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 653 sité des crimes commis, qui ne sont ni pardonnables ni punissables de façon adéquate. « Aussi monstrueux qu’aient été les actes, l’agent n’était ni monstrueux ni démoniaque. »1 Les caractéristiques sont ici négatives : Eichmann semble incapable de penser, ne réalise pas ce qu’il a commis, ni qui le juge et pourquoi, s’exprime par clichés, est prêt à appliquer les normes et lois en vigueur pour autant qu’elles sont en vigueur, sans jamais les éprouver ou en éprouver la validité. Il n’a rien d’un Iago ou d’un Macbeth. L’obéissance zélée n’est pas motivée ici par les convictions, mais par le pur respect de la légalité qu’il s’agit d’appliquer, et Eichmann a recours à l’excuse classique : « Je n’ai fait qu’obéir, je n’étais qu’un rouage. » Or, explique Arendt en termes kantiens, si le cas Eichmann soulève une quaestio facti et fournit un concept, il faut soulever la quaestio juris et se demander de quel droit on le possède et l’utilise 2. Il s’agit dès lors de scruter le régime nazi, non plus pour en comprendre la structure politique, mais bien pour y discerner des enjeux moraux. Bon nombre d’individus ont pu accepter des règles inverses de celles du Décalogue (« tu tueras »), puis revenir à des normes plus habituelles, et donc changer de maximes comme on changerait de manières de table – loin que l’on puisse présupposer la présence en chacun de préceptes moraux universels, contraignants et ineffaçables. Faut-il renvoyer la morale à son sens étymologique, de mores ou d’ethos, et réduire la moralité à une somme de coutumes, habitudes et manières inessentielles, en simple conformité avec telle ou telle société ? Ce

serait précisément oublier que d’autres individus, dans des conditions similaires, ont été capables de refuser de se comporter selon les normes en vigueur, de refuser de faire usage de « jugement déterminant », et ont agi et pensé en l’absence de toute règle pré-donnée. Ils ont su, à l’inverse d’Eichmann, éprouver la situation, ne pas s’immuniser contre l’expérience, se laisser affecter par elle, et ils ont su faire preuve de « jugement réfléchissant ». La « banalité du mal » contraint, en réalité, à questionner ensemble la capacité à éprouver, à être affecté, la capacité à penser ou à juger (au sens du jugement réfléchissant kantien) et, par suite, les hypothétiques fondements de l’obligation morale, ou encore le fonctionnement de la conscience morale et ses réquisits. ▶ Les utilisations aujourd’hui courantes de l’expression peuvent sembler éloignées de cette interrogation anxieuse sur la moralité elle-même et sur son universalité de droit. Elles retiennent que le mal-faire ne présuppose pas nécessairement la perversité, qu’il tend à s’instituer en norme. Il s’agit de montrer comment tel système ou telle institution immunise ses membres contre la réalité de ce qui est commis et contre l’inhumanité de ses codes, et les rend complices de leur oppression mutuelle. Mais, ainsi, on tend à souligner la souffrance de ceux qui sont des complices contraints, comme on peut inciter à un sursaut moral. Anne Amiel ✐ 1 Arendt, H., Thinking and moral considerations, « La pensée et les considérations morales », Payot, Rivages, Paris, 1996. 2 Arendt, H., Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris, 1991. ! EXPÉRIENCE, JUGEMENT, MAL, MORALE Y a-t-il un mal absolu ? Même et, peut-être, surtout détachée de l’emprise séculaire de la théologie, la notion de Mal a continué à s’imposer à notre expérience, et de manière moins équivoque ou apparemment discutable que celle de Bien. Glacés

par l’horreur et par le cynisme déployés en des temps supposés éclairés, anéantis par l’épouvante généralisée dont la Shoah reste la figure la plus accomplie, nous sommes tentés de parler de mal absolu. Au couple ancien de l’absolu diabolique en révolte contre un absolu divin semble s’être substitué, dans le contexte historico-politique contemporain, un Mal autonome et impérieux, nourri comme l’arbre par la sève de la négation de l’idée même d’humanité osée et assumée par ceux qui, conscients d’être hommes parmi les hommes, devraient en être porteurs et y trouver un contrepoids à la haine et à la violence ; un Mal emportant et dépassant par l’absoluité de ses effets ceux qui trouvent toujours de « bonnes » raisons à l’exercer. Est-ce à dire que nous sommes entrés dans une période de l’histoire qui ne relèverait plus que d’une vision sadienne des choses, ou que la planète ne serait plus que cet autel sacrificiel que décrivait de Maistre, mais, contrairement à ce que pensait ce dernier, l’autel d’un sacrifice sans autre fin que lui-même ? Il y a, sans doute, ici, le risque d’une abdication de la raison, dont une réflexion sur ce qu’on peut entendre comme absolu pourrait commencer à nous préserver. Théoriser le mal pour mieux le saisir entre relatif et absolu appelle sans doute une méthode – génético-structurale –assurant le passage d’un trait à l’autre et éclairant l’articulation d’ensemble. La désabsolutisation par mise en relation conjoint un sens existentiel à une exigence procédurale. DU THÉOLOGIQUE À L’ANTHROPOLOGIQUE L a tentation du moralisme, outre qu’elle fait contrepoids à bien des manipulations ou compromissions, traduit en noir et blanc des phénomènes qui gagneraient à être analysés et repensés dans le cadre, rénovateur, d’une éthique critique et génétique. Surtout, l’on ne saurait surestimer l’importance du passage du mythico-religieux traditionnel à un socio-historique qu’une reconstruction génétique et structurale éclairera anthropologiquement. On aura ainsi quitté résolument le

langage à l’emporte-pièce du « triomphe du Bien sur le Mal ». Le déplacement majeur et décisif que ne saurait manquer d’étayer – en traversant un remue-ménage affectivo-intellectuel – une théorisation anthropologique du mal, c’est, en effet, celui du Mythe aux enseignements successifs de la science sur la réalité évolutive dans laquelle nous nous découvrons. Le choc darwinien de l’« évolution des espèces », les reconstitutions de la préhistoire, puis, plus récemment, celles de la cosmologie nous mettent dans une situation inédite vis-à-vis de la tradition biblique. Singulièrement, l’indexation du Mal sur la désobéissance au Créateur pouvait en faire un absolu – avec ou sans ange rebelle interposé – inversé et négative par usurpation de prérogatives divines ayant marqué la Création du sceau du Bien. Ainsi aurait surgi le péché – devant Dieu –, mal ne pouvant être « absous » que par Celui dont on s’était détourné. La famidownloadModeText.vue.download 656 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 654 liarité anthropomorphique et intemporelle de ce mythe fondateur a volé en éclats avec la destitution d’un « temps » imaginaire face à l’habilitation d’un espace-temps qui aura mis successivement en place l’articulation de notre espèce aux ramifications complexes des mammifères supérieurs, l’émergence récente de l’Homo sapiens sapiens (incommensurable à la succession des générations consignées dans la Bible) – sur fond d’hominidés, dont l’évolution avait été beaucoup plus lente – et, enfin, l’insertion dans un devenir planétaire de plusieurs milliards d’années, s’insérant lui-même dans un devenir cosmique dont l’explosion inaugurale n’est peut-être pas indifférente à la violence maléfique à laquelle nous sommes confrontés. La principale conséquence pour l’analyse du mal, c’est la « révolution copernicienne » qui s’impose dans les rapports entre la faute et la souffrance. Loin que celle-ci soit le prix à payer (« Tu enfanteras dans la douleur », « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », sur fond de mort) d’une faute originelle, elle nous apparaît sous de multiples formes comme liée à la sensibilité d’êtres vivants qui ont largement précédé l’émergence d’une conscience et d’un langage susceptibles de donner sens à quelque culpabilisation. Dans ces conditions encore, la relativisation du mal – quelle que soit la gravité terrifiante qu’il puisse atteindre dans notre expérience – ne saurait être contestée. La restitution de la question du mal au devenir et à sa complexification ne fragilise pas seulement, mais semble discréditer son lien à quelque absolu. Sans doute, la priorité longtemps accordée à l’être sur le devenir a-t-elle été la source de blocages, voire de faux problèmes. Un éclairage génético-structural de la condition humaine ne risque-t-il pas d’être seul à nous soustraire à des illusions ou à de fausses certitudes ?

Dès lors, le relais du biologique et de l’expérience irréductible du corps par la symbolisation apparaît comme la porte d’entrée d’une explication anthropologique du mal. Le travail éthique est une tâche de tous les instants. Il n’est plus question de rapporter la conduite à une intuition du Bien et du Mal déclarée universelle – en passant hâtivement sur la relativité culturelle – mais dont chacun fait généralement un piètre usage. Le mal est moins une privation, dans un monde où l’on aurait trahi le Bien, qu’un ensemble d’excès que l’on n’a pas su maîtriser. Sade et Bataille offrent à cet égard un passage obligé, non exclusif, d’une visée « par-delà Bien et Mal » sollicitée par l’immoralisme nietzschéen. Plus radicalement, l’ambivalence de ce qu’on rapporte au Bien et au Mal se noue à un processus « nucléaire », où la symbolisation, condition de tout échange et de toute entente, s’inverse et éclate en diabolisation (terme dont le sens le plus courant n’est sans doute qu’un effet particulier). La division qui y est signifiée comporte tous les degrés : de la rupture de relation, avec sa portée sociale et existentielle, aux explosions les plus meurtrières parce qu’incontrôlables. Mais, de quelque façon que surgisse la division, elle tend à étendre ses effets maléfiques dans des espace-temps géopolitiques ou privés, où se déchaînent des processus d’infernalisation (v. Aliénation et Déchéance, pp. 60-65 : discorde et abaissement – inferior). LES DEUX SOURCES DU MAL L a mise en rapport du mal avec l’absolu nous a amenés à orienter son analyse vers ses possibilités extrêmes (qualification qui a paru pouvoir supplanter avantageusement non seulement celle d’« absolu » mais aussi celle de « radicaliser »). Mais cette relativisation terminologique dans l’explication du mal vaut a fortiori – quant à ses modalités – pour des formes plus ordinaires qu’extrêmes, qui incitent à reconnaître deux versants de cette « formation » négative (de-structuration). Pour saisir les tenants et aboutissants de cette dichotomie, il importe de référer l’expérience du mal à un double « devenir sujet » de l’individu : coextensif à une symbolisation close ou ouverte – cette dernière conduisant à une structure d’autonomie et de réciprocité, dont la défaillance provoque une chute dans le mal. Ce versant rend alors possible la destruction et l’autre l’enfermement. Cependant, on a le plus souvent affaire à une cloturation ordinaire des individus – égoïsation se fixant en égoïsme, réagissant à un processus plus général de socialisation, d’adaptation à un milieu (plutôt que prise en charge par lui). Le « devenir sujet » qui s’y accomplit induit certes prioritairement une soumission à quelque maître ou à des règles (correspondant à une « verticalité dogmatique »). Mais la réaction – de défense – la plus facile n’étant pas de repartir sur de nouvelles bases dans un versant de constructivité et d’ouverture à autre que soi, elle consiste à tirer la couverture à soi, à se

replier sur soi dans une attitude d’appropriation, qui produit des moi concurrents dans une société dont l’hypocrisie peut favoriser cet état de choses – aux antipodes de la relation je-tu. L’égoïsme correspond alors au cas limite de la domination dans une figure sphérique qui neutralise la tension entre domination et soumission. Car il y a, dans l’égoïté, autant de sujétion et de soumission à ses forces inconscientes que de tendance dominatrice. C’est en reprenant son élan vers l’alterité de l’avenir ou d’Autrui (« verticalité génétique ») que l’individu devient sujet – parlant et communiquant, connaissant ou créatif – dans un mouvement indéfini d’autonomisation lourde de possibilités relationnelles, mais sans cesse interrompu et contrarié par des failles qui causent des chutes de tension, aux effets plus ou moins maléfiques. Dans le premier contexte, le mal ordinaire qui se développe dans un champ de conservation et de répétition correspond à une structure d’aliénation où, étrangers à eux-mêmes, les hommes fuient leurs responsabilités – en le déniant. De l’autre côté, le mal extrême résulte d’une dégradation incontrôlée, où le négatif prend d’abord la forme de la dénégation : le mal fait à l’autre substitue sa méconnaissance à sa (souhaitable) reconnaissance. C’est là qu’un terrorisme psychologique multiforme mais camouflé donne le change sur la capacité de dialogue. La dis- ou la « dys-jonctivité » qui en caractérise le registre marque la faillite de la conjonction : coopération autorisée par des virtualisations génératrices d’« infinitivité » (cf. « Penser le mal aujourd’hui », article à paraître dans la Revue Prépentaire). Mais quand la chute – défaillance et abaissement – est radicale, la de-structuration du sujet permet à la vengeance, portée par des pulsions agressives, de refaire surface. D’où le registre de « vindicativité » qui alimente le meurtre et la torture : la négation de la vie et le négatif dans la vie même. Comme dans l’aliénation, c’est le relationnel qui est bafoué, même si l’aggravation n’est pas douteuse. C’est pourquoi l’on peut dénoncer l’« anti-relationnalité » du mal, qui explique la collusion avec l’absolu. C’est parce que la mise en relation est la seule positivation de l’absolu, que s’y opposer dénonce d’emblée l’absolutisation comme pourvoyeur de mal. Mais le qualificatif, jamais indownloadModeText.vue.download 657 sur 1137

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655 demne de la substantivation qu’en avait tirée la métaphysique traditionnelle, risque d’introduire de la confusion. Ainsi, la temporalisation anthropologique, que l’on a cherchée à substituer à certaines affirmations dogmatiques inopérantes, nous incite à rapporter tout usage de la notion d’absolu au plan psychologique (lié à quelque pression sociale) d’un caractère plus qu’« entier », ou d’un processus de passage à la limite litigieux et dommageable à un diagnostic lucide. C’est une « disposition d’esprit » absolutisée qui est maléfique. D’un point de vue axiologique, au contraire, la résorption de toute projection métaphysique au bénéfice d’une prise en charge temporelle (d’ouverture d’avenir) rend préférable de parler d’anti-relationnel, là où la visée s’inverse. En parlant de mal absolu, on serait proche de la redondance ou de la tautologie. Le processus d’absolutisation – avec le fanatisme qui s’ensuit généralement – est assez par lui-même une composante du mal et l’un de ses éclairages explicatifs pour qu’on n’ait pas à s’astreindre à la rigueur dans des emplois qui méconnaissent quelque genèse sous-jacente. Quelle que soit sa gravité, expressive de ses ravages, le mal est trop enchevêtré pour qu’on puisse sommairement l’assigner, aux dépens d’autres, à certaines catégories d’actes choquants. Il faut d’autant plus de discernement qu’il y a des dissymétries partout. ▶ Le Mal, dans le contexte socio-historique qui s’impose à nous au seuil d’un nouveau siècle, apparaît ainsi comme un ensemble de détériorations ou de dégradations de notre expérience : soit directement, par la cloturation d’individus s’insensibilisant à ce qui peut donner hauteur et signifiance à la vie humaine, soit indirectement, par échec et chute (deux modalités de cadere) d’élans constructifs pour promouvoir de la coopération, au-delà de la domination et de la compétition. Dans les deux cas, c’est l’exigence de relation qui est éludée ou battue en brèche. Il s’agit moins là de désobéissance à la loi (quelle que soit l’affinité des deux derniers termes en italique) que de manque à une ouverture « plénifiante », hors de laquelle l’humain ne serait qu’un vain mot. C’est ce caractère antirelationnel du mal, que les dégâts soient énormes ou limités, qui tend à le lier à quelque absolu, là même où sa relativité a paradoxalement à la fois une part évidente et une autre inadmissible. Évidente, puisque, comme tout autre valeur ou qualité, positive ou négative, le mal est relatif à une époque et à une culture. Inadmissible, parce que, sur le fond d’une souffrance, elle universelle – enracinée dans la sensibilité du vivant –, il ne saurait être minimisé. La relativité, allant jusqu’à la contradiction pure et simple – dans leur absolutisme – du jugement des adversaires, oblige, à mesure que l’on avance dans l’explication, à reconnaître que le mal commis par l’un ne disculpe pas l’autre du sien. Le bien, prétendument visé par chacun, n’empêche pas le cumul des maux provoqués. Et un minimum d’analyse rigoureuse convainc qu’une explication génético-structurale remontant le plus loin possible sans idée préconçue est la méthode la plus fiable. Dans ces

conditions, l’adjectif souvent substantivé d’« absolu » apporte une qualification litigieuse, là même où le concept opératoire d’absolutisation répond à lui seul d’un mal qui tourne le dos à la mise en relation. Tendu entre un enfermement asphyxiant et une destructivité ou autodestructivité incontrôlable, le mal ne saurait être projeté hors du monde humain. Par-delà de dogmatiques mythologies ou onto-théologies du mal et des siècles d’intériorisation par une conscience qui laissait entier le statut de ce qu’elle intuitionnait, un éclairage anthropologique le réfère à l’extériorité même du monde où il s’accomplit, déployée dans la cloturation ou l’abaissement par des sujets ayant failli à leurs possibilités gratifiantes responsables d’ouverture et d’élévation. Par-delà l’enseignement de la loi des trois états, dispensé par Comte, il y a près de deux siècles, les tentations théologiques et métaphysiques, qui ne manquent pas d’assaillir l’esprit humain pour la question du mal comme pour tant d’autres, doivent être surmontées. Si la symbolisation qui porte les clivages axiologiques soustrait l’explication du mal à la juridiction d’une science positive, elle recommande, au contraire, d’articuler l’immanence de son interprétation à des symbolisations closes et ouvertes qui participent aux vicissitudes de l’existence. Les pires calamités qui font douter du coeur des hommes n’en appellent ni à sa corruption radicale ni à un caractère absolu qui vouerait à l’échec toute réaction. Elles appellent plutôt à retrouver une ouverture relationnelle qui (à l’instar de l’Esprit, selon Malebranche) a « du mouvement pour aller plus loin ». Le Deus sive natura spinoziste aura été un seuil de mise en valeur de la terre des hommes. L’expérience intime de ce type inaliénable d’Absolu divin appelle à promouvoir des relations interculturelles dans l’extériorité planétaire. De même que l’émancipation par les Lumières appelait un dialogue des civilisations – pour prévenir leur choc. ANDRÉ JACOB ✐ Bataille, G., La littérature et le mal, Gallimard, Paris, 1957. Baudrillard, J., La transparence du mal, Galilée, Paris, 1990. Fontaine, Ph., La question du mal, Ellipses, Paris, 2000. Jacob, A., Aliénation et Déchéance, Post-scriptum à une théorie du mal, Ellipses, Paris, 2000. Jacob, A., L’homme et le mal, Cerf, Paris, 1998 (ouvrage qui contient une bibliographie de 300 titres sur le thème du mal). Jankélévitch, V., Le mal, Arthaud, Paris, 1947, réédité in Philosophie morale, Flammarion, Mille et une pages, Paris, 1998, pp. 389-471. Pareyson, L., Ontologie de la liberté, la Souffrance et le Mal (1995), Éditions de l’Éclat, Paris, 1998. Porée, J., Le mal, Armand Colin, Paris, 2000.

Revault d’Allones, M., Ce que l’homme fait à l’homme, Essai sur le mal politique, Seuil, Paris, 1995. Vignoles, P., La perversité, Hatier, Paris, 1988. MALADIE iÊtre malade, est-ce être anormal ?, ci-dessous. Être malade, est-ce être anormal ? En apparence, la maladie est le bouleversement d’une existence qui menace sa normalité. Un rhume, une un cancer sont autant de désordres organiques plus ou moins importants dont la signification est directement dépendante du risque qu’ils font peser sur le cours normal de la vie. Un rhume est une altération passagère, sans gravité, au point que le cours même d’une existence peut continuer à être mené, alors qu’un cancer, en colonisant les différentes cellules de l’organisme, compromet la vie, la fait disparaître. Une maladie grave downloadModeText.vue.download 658 sur 1137

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 657 sera ainsi considérée comme profondément anormale en ce qu’elle détruit les normes mêmes d’un organisme, tandis qu’une maladie bénigne peut être considérée comme compatible avec une vie normale. Cette vision commune de la maladie, qui a pour elle l’évidence du drame engendré par les pathologies lourdes, repose cependant sur une conception admise de la normalité que nous voudrions remettre en question. Cette conception est la suivante : la normalité d’une vie, c’est sa régularité ; ou

encore une vie normale, c’est une vie qui peut se dérouler dans un ordre continu. Selon cette optique, le drame de la maladie apparaît forcément comme une menace pour la normalité d’une vie, en ce qu’il prive momentanément ou pour toujours cette vie de la possibilité même de la régularité. Ainsi comprise, la maladie est forcément cet anormal dont il faut se prémunir, ce négatif qui est la limite même de la normalité au-delà de laquelle une vie s’abîme, s’éteint et cesse d’avoir un sens. LA VIABILITÉ COMME NORMALITÉ L a maladie introduit une différence qualitative dans l’ordre d’une vie. Elle n’est pas seulement la perturbation locale ou globale d’un organe ou d’un organisme, mais une différenciation qui s’exprime dans la vie elle-même. Cette différenciation peut, d’ailleurs, être le fait d’une forme de vie singulière, comme c’est le cas pour un virus ou pour un microbe. La maladie ne se contente pas d’affecter une économie corporelle. Elle change le vivant qui la subit. La douleur qu’accompagne la maladie, les éléments de la vie ordinaire qui sont désormais rendus malaisés ou impossibles du fait de la maladie transforment radicalement un individu. Comme l’écrit G. Canguilhem à propos de Cl. Bernard : « Devenir diabétique, c’est changer de rein. » 1. La maladie ne trouve pas sa vérité dans la confirmation des lois du normal, ainsi que pouvaient le croire A. Comte et Cl. Bernard. Elle est un événement qui révèle une différence de qualité entre un état normal et un état pathologique. Est-ce à dire pour autant que l’état pathologique est un état anormal ? Nullement. La maladie met en crise une certaine forme de normalité, et en révèle une autre. La maladie met fin à la croyance d’une normalité identifiée à un ordre stable, à un ensemble de lois organiques. Une telle normalité est un mythe dans le domaine vital, puisque la légalité des phénomènes biologiques est une légalité trouée qui ne vaut que comme cadre général, mais, en aucun cas, pour les singularités que sont les vivants. À la différence des propriétés physiques, qui ne s’écartent pas de leur type naturel, les phénomènes vitaux restent des affirmations particulières. Les normes de vie sont toujours des processus singuliers d’individualisation qui ne peuvent se plier, sans perte décisive pour les vivants, aux caractérisations universelles et aux formes générales des lois de la nature. Ce qui caractérise la vie, tout autant que la régularité de ses lois, c’est l’irrégularité de ses exceptions. Tel est le sens profond de l’énoncé qui ouvre le livre de X. Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » 2. Les fonctions vitales sont menacées par l’entropie et s’affirment contre cette menace (néguentropie). Seulement, ces affirmations restent incertaines et singulières. Leur développement n’est pas assuré, pas plus que l’affirmation de leur réussite. Ainsi, la vie ne vaut pas tant par sa reproductibilité sans faille que par la précarité de cette reproductibilité. Ce qui caractérise la vie, c’est moins la perfection au sens de l’achèvement que l’imperfection des fonctions dé-

ployées. La vie est alors tentative d’ajustement à ses propres normes. La vérité de la vie, c’est alors la viabilité. « Rien de ce qui est vivant n’est achevé à proprement parler. » 3. Les vivants ne peuvent être « autres que viables, c’est-à-dire aptes à vivre mais sans garantie d’y réussir totalement » 4. Qu’est-ce, alors, qu’une vie normale ? Ce n’est rien d’autre qu’une vie qui fait l’expérience, dans les maladies de la précarité, de sa normalité. L’on ne sort pas, en ce sens, de la normalité tant que l’on est dans la viabilité. Encore faut-il préciser que la viabilité, ce n’est pas la certitude de pouvoir rester en vie, mais, au contraire, la possibilité qu’à tout moment ce qui est en vie cesse de l’être. C’est pourquoi, dans le domaine de la tératologie, un monstre peut être dit « anormal », si sa structure biologique l’empêche de rester en vie. Auquel cas, c’est sa viabilité même qui est défaillante, et pas seulement sa vie. LA MALADIE, LA SANTÉ ET LA NORMALITÉ L a normalité n’est donc, pour un vivant singulier, ni une évidence dont la disponibilité est le signe le plus incontestable, ni une chimère constamment renvoyée à l’inexistence de ses critères. La normalité accompagne une vie, car elle n’existe que relativement à une vie. « C’est dire qu’en matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer. » 5. La santé et la maladie sont des affaires individuelles. Selon K. Goldstein, dans le chapitre 8 de la Structure de l’organisme, la maladie ne peut être pensée qu’à partir de « l’être malade » 6. Pour lui, la maladie n’est pas un simple ébranlement de son état de santé ; c’est un ébranlement complet de son existence. L’absence de différence entre la vie saine et la vie malade n’est possible que si l’on se situe du côté d’une « norme supra-individuelle » 7. La vie malade est d’une autre nature que la vie saine. La maladie est un danger pour une existence, alors que la santé est du registre de l’évidence. Là où la santé, pour reprendre le mot de Leriche, se traduit par le « silence des organes », la maladie met fin à ce silence, engendre l’angoisse de la défaillance, de la disparition possible. D’où il résulte que, en matière de médecine, il ne peut pas y avoir de normalité en soi ou de fait pathologique absolu. Les normes de vie sont relatives à un vivant qui les apprécie. Tout dépend ainsi, pour une pathologie donnée, de la manière dont « le malade lui-même vit en premier lieu sa maladie » 8. Ainsi la normalité est-elle singulière et non universelle. « Chaque homme serait lui-même la mesure de sa propre normalité. » 9. Pour autant, si la normalité n’a de sens qu’en référence à un sujet, elle n’est pas purement relative aux conditions de formulation que ce sujet peut poser, concernant l’appréciation de son existence. Car le normal et le pathologique prennent un sens absolu pour le sujet concerné par l’appréciation de son état. Cette signification se fonde sur la capacité de faire ou de ne pas faire, de faire à l’identique ou avec

plus d’effort ce qu’il était possible de faire dans le passé. Le normal et le pathologique valent pour un sujet en fonction de la capacité normative du sujet. « Ce qui est normal, pour être normatif dans des conditions données, peut devenir pathologique dans une autre situation. De cette transformation, c’est l’individu qui est juge. » 10. La maladie n’est pas une anormalité, dans la mesure où, d’une part, une vie sans maladie pourrait à bon droit être considérée comme une vie anormale, et où, d’autre part, la maladie est une allure de la vie, une possibilité régulière dont l’absence est, au contraire, le signe d’une anormalité profonde. Seulement, cette normalité de la downloadModeText.vue.download 660 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 658 maladie n’est pas équivalente à la normalité de la santé. De la douleur et de la souffrance qui résultent d’une maladie, de la réduction des capacités organiques produites par la maladie, de l’empêchement social ou de la vexation qui peuvent en résulter dans la vie ordinaire, la maladie doit être pensée à la fois comme une expérience particulière de la vie, à laquelle rien ne peut être comparé, et en même temps comme une limitation du « pouvoir vivre » d’un sujet. Ces deux structures de la maladie sont, d’ailleurs, intimement liées. La maladie est proprement l’expérience de la perte ou de la limitation, vécue comme expérience de l’altérité à la santé en laquelle apparaît un certain usage du vivre. LE SENTIMENT DE L’ANORMALITÉ L a maladie révèle deux formes de normalité : une normalité entendue comme normativité accrue, comme usage maximal du pouvoir créateur de son propre organisme ; et une normalité entendue comme normativité réduite, comme usage problématique du pouvoir créateur de son organisme. Tandis que la santé est ce qui autorise une marge maximale de tolérance à l’égard des infidélités du milieu de vie, la maladie au contraire estompe cette marge, la diminue fortement à proportion de sa gravité. Alors que l’homme sain n’est rien d’autre que celui qui « peut instituer d’autres normes dans d’autres conditions » 11, l’homme malade ne parvient pas à se libérer de la norme organique imposée par la maladie. La santé est une possibilité de transgression de la norme organique donnée, alors que la maladie ajourne ou détruit cette possibilité. Des éléments aussi simples, à l’état de bonne santé, que le fait de changer de rythme de marche, de manger à une heure inhabituelle cessent d’être des évidences dans l’état de maladie. Ainsi la maladie ne fait-elle pas basculer le sujet dans l’anormalité, mais elle produit une nouvelle forme de la normalité donnée dans l’expérience d’un pouvoir normatif restreint. Le concept d’anormalité n’a pas disparu pour autant. Il est requalifié en fonction de l’expérience de l’homme malade.

L’anormalité n’est plus un état objectif d’un corps malade, mais le corrélat subjectif de l’homme malade. La distinction du normal et du pathologique, essentielle pour tout individu, est renforcée par le sentiment subjectif de l’anormalité du pathologique. Ce sentiment subjectif naît précisément de la capacité normative imposée par la maladie. L’anormalité comme réalité médicale est proprement une fiction ou une fantaisie du savoir médical. En revanche, le sentiment d’anormalité est ce qui, du point de vue subjectif, qualifie une personne qui entre en maladie. Si l’anomalie a une valeur physiologique, l’anormalité a une valeur avant tout affective. Le sentiment de l’anormalité est engendré par la comparaison que produit l’homme malade entre la référence positive à un optimum de capacités, qui qualifiait l’état de bonne santé désormais nié, et la référence négative à un ensemble moindre de capacités, qui qualifie l’état de maladie désormais présent. Le sentiment d’anormalité résulte donc de l’expérience du déficit produit par la maladie et de la valeur d’amoindrissement radical qui en résulte pour le malade. ▶ Être malade, ce n’est donc pas être anormal, mais être normal d’une autre manière que la normalité qui qualifie l’état de santé. En revanche, être malade, c’est se sentir anormal, en ce que les capacités de vie d’un sujet peuvent être profondément modifiées par la maladie, et en ce que le regard porté par une société sur la personne malade amplifie fortement le sentiment de perte de soi engendré par la maladie. La vie malade est une vie autre que la vie saine. À la fois parce qu’elle ne lui ressemble pas, mais aussi parce qu’elle entre, d’une manière particulièrement violente, dans la série des dénis de reconnaissance par lesquels les membres d’une communauté cherchent à se protéger de l’angoisse de la maladie et, plus profondément, de l’angoisse de la mort. GUILLAUME LE BLANC ✐ 1 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966, p. 43. 2 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Flammarion, Paris, 1994, p. 57. 3 Canguilhem, G., « Les maladies », in Écrits sur la médecine, Seuil, Paris, 2002, p. 47. 4 Ibid., p. 47. 5 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 118. 6 Goldstein, K., la Structure de l’organisme, Gallimard, Paris, 1951. 7 Ibid., p. 344.

8 Ibid., p. 345. 9 Ibid., p. 347. 10 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 119. 11 Ibid., p. 120. MANICHÉISME De Manikhaios, nom grec donné au Persan Mani, ou Manès. MORALE, ONTOLOGIE, THÉOLOGIE 1. Doctrine – hérétique – qui, sous la plume de Mani, réduit le monde à trois étapes : le passé, ou l’état d’une dualité parfaite entre les substances du Bien et du Mal ; le présent, souillé par le mélange de ces éléments fondamentaux ; et le futur, qui promet leur séparation renouvelée. La sotériologie manichéenne promet le salut par le refus du compromis, et le rejet radical de notre monde ici-bas comme médiation de notre condition. – 2. Par extension, toute interprétation dogmatique du réel en termes de bien et de mal... Entre la formulation originelle d’une doctrine et sa métamorphose historique en idée reçue, il y a souvent un fossé, un univers, le hiatus qui sépare le rameau de la racine... Rares sont les épithètes qui ne trahissent pas le patronyme d’où ils viennent. Rares sont les termes qui ne subissent pas l’oubli coupable dans lequel l’usage les enferme pour leur assigner une signification qui n’a qu’un rapport lointain avec leur sens natal. Rares, et curieuses, sont les expressions qui, malgré les strates de l’histoire, conservent l’essentiel des préjugés qui leur ont donné le jour. Force nous est pourtant de constater que le manichéisme lointain du IIIe s. ap. J.-C. était bien « manichéen », au sens où, de nos jours, nous pourrions le dire de quiconque simplifie le monde à l’extrême et se contente de poser sur les phénomènes une grille indigente, ou bipolaire. Il semble bien qu’il en soit du manichéisme comme d’un corps solide qui, pour assurer sa pérennité, aurait adopté des formes – apparemment – moins rigides. Comment l’éléphant manichéen est-il devenu le bacille stupide qui contamine la morale ? Que signifie – de la théogonie délirante de Mani jusqu’aux propos de l’actuel président américain (2002) sur « l’axe du mal » – une telle persistance ? Comment comprendre que, de l’ontologie la plus simple jusqu’au degré le moins élevé de l’exigence intellectuelle, le manichéisme ne se soit pas trahi en se sécularisant ? downloadModeText.vue.download 661 sur 1137

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659 Comment ce que l’Église considérait comme une « hérésie » est-il, en un sens, devenu la norme de tout dogmatisme ? À quoi tient donc cette postérité singulière et rétive à l’abandon traditionnel du sens premier ? Examiner le manichéisme, son histoire et les principes fondateurs de Mani n’a d’intérêt que dans la mesure où cet examen nous permet de débusquer – du « dualisme moral » platonicien dont parle Nietzsche jusqu’au « Choc des civilisations » cher à S. P. Huntington – les modalités sous lesquelles la promesse manichéenne du salut se dissimule bien avant et longtemps après le surgissement de la secte, et sous lesquelles elle agit comme un sédatif supplémentaire sur nos consciences bien assoupies. Certes, contrairement au voeu de ses disciples radicaux, l’étrange caméléon du manichéisme (simple dans son propos et infini dans ses formes) a renoncé au folklore de sa naissance et subi nombre de transformations, mais il n’a jamais oublié l’esprit de pesanteur qui le définit. ▶ En conséquence, la question qui se pose ici est de savoir si c’est l’ontologie qui précède la morale, ou bien l’inverse ; elle est de savoir si cette curieuse postérité tient à l’extrême simplicité de la doctrine manichéenne, ou bien au fait que le manichéisme est une structure de la pensée comme telle, accidentellement incarnée dans la secte rigide qui lui donna son nom, et pour qui toute altération orale ou interprétative de l’orthodoxie était un blasphème. À défaut de trancher un tel débat, retenons au moins que le manichéisme, simplificateur et hostile à toute discussion, fonctionne comme l’antiTalmud, ou encore le propre de la difficulté trop humaine à penser par-delà Bien et Mal. Raphaël Enthoven ✐ Augustin (saint), la Cité de Dieu. Nietzsche, Fr., Humain, trop humain, Par-delà le bien et le mal, la Généalogie de la morale, le Crépuscule des idoles. Puech, H.-C., le Manichéisme, son fondateur, sa doctrine, Flammarion, Paris, 1979. Tardieu, M., le Manichéisme, PUF, Paris, 1981. ! DUALISME, ÉTHIQUE, GNOSE, MAL, MORALE, RÉDEMPTION MANIÈRE En italien : maniera ; en allemand : Manier. ESTHÉTIQUE Dans les traités d’art italiens de la Renaissance, style

particulier d’un artiste. Tant dans l’histoire de l’art (maniérisme) que dans l’esthétique philosophique à partir du XVIIIe s., la notion de « manière » recouvre cependant des enjeux qui dépassent l’individualité de l’expression. En 1550, Vasari se prononce pour la nécessité de l’expression individuelle et considère l’absence de bella maniera comme un défaut esthétique 1. Il fait en même temps de la maniera la caractéristique d’un âge artistique, la terza età, qui commence avec L. de Vinci et Raphaël pour atteindre son accomplissement chez Michel-Ange. Les canons du Quattrocento restent la référence, mais l’artiste les utilise selon sa fantaisie : tendance à la plastique sculpturale, attrait pour les structures géométriques, jeux de perspective, culte de l’arabesque (la maniera serpentina que Pontormo et Le Parmesan empruntent à Michel-Ange), attirance pour la sorcellerie et la magie, l’alchimie et l’astrologie, tendance à la bizarrerie dans le choix des thèmes, érotisme trouble. La manière devient un enjeu esthétique au moment du passage de la Renaissance au baroque. Les controverses du XVIIe s. l’affectent d’un indice globalement négatif. Déjà Bellori et Félibien emploient « maniérisme » en un sens péjoratif. Le XVIIIe s. en prend acte (cf. l’article « Manière » de Diderot dans l’Encyclopédie en 1767). C’est au débouché de cette tradition qu’intervient Goethe. Dans l’essai sur « La simple imitation de la nature, la manière, le style » 2, il entend par style un art qui dépasse à la fois la plate imitation et la « manière » – qu’il appelle ailleurs « caractéristique », et qui est selon lui le défaut de l’art romantique. Le style serait le dépassement du conflit entre art objectif et art subjectif. Entendue ainsi, l’esthétique du classicisme se définit non point comme l’opposé du réalisme et l’antithèse du romantisme mais comme leur synthèse. L’imitation, la manière et le style sont les trois degrés par lesquels l’art s’élève à cette synthèse. À chacun de ces trois niveaux, Goethe envisage l’aspect objectif – la « matière » (Stoff) ou l’« objet » (Gegenstand) –, l’aspect subjectif (la « nature » de l’artiste), et le « résultat ». Au niveau de l’imitation le talent naturel de l’artiste n’est que « fidélité et application », il requiert un oeil exercé et une main habile. Au niveau de la manière, l’esprit invente un nouveau langage : il ne se contente plus « d’épeler lettre après lettre la nature », mais crée une syntaxe, un nouvel agencement des perceptions ; il « idéalise » en sacrifiant là où il le faut le singulier. Mais cette universalité se révèle particulière. L’artiste accompli, celui qui atteint le style, dit Goethe dans son commentaire de l’Essai sur la peinture de Diderot, est « le talent qui sait recevoir, conserver, généraliser, symboliser, caractériser – et ce dans chaque partie de l’art, dans la forme autant que la couleur ». Gérard Raulet ✐ 1 Vasari, Le vite de’ piu eccelenti pittori, scultori ed architetti, L. Torrentino, Florence, 1550. 2 « Einfache Nachahmung der Natur, Manier, Stil », in Werke,

Hamburger Ausgabe, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, Munich, 1981, t. XII (Schriften zur Kunst, Schriften zur Literatur, Maximen und Reflexionen), trad. « Simple imitation de la nature, manière, style », in Écrits sur l’art, textes choisis, traduits et annotés par J.-M. Schaeffer, Klincksiek, Paris, 1983. ! BEAUTÉ, ESTHÉTIQUE, STYLE MARCHANDISE ! FÉTICHISME MARXISME Membre important du mouvement des jeunes-hégéliens, Marx passe en quelques années du projet d’une philosophie critique (la Différence des philosophes de la nature de Démocrite et d’Épicure, 1841) à celui d’une critique de la philosophie pensée elle-même tout à la fois comme une suppression (Aufhebung) et comme une réalisation (Verwirklichung) de la philosophie (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit. Introduction, 1843). La radicalisation de cette critique le conduit à définir ensuite le programme d’une « sortie de la philosophie » (Idéologie allemande, 1846) sous la forme d’une critique de l’économie politique, qui trouvera sa forme la plus achevée dans le Capital (1867). La portée philosophique de cet itinéraire théorique peut être appréciée à partir des Thèses sur Feuerbach (1845) et de l’Idéologie allemande, textes de transition où Marx prend congé des problématiques jeunes-hégéliennes tout en mettant en place les thèmes et les thèses qui firent la célébrité de sa pensée. Le coeur des innovations marxiennes réside dans une conception matérialiste de l’histoire, qui tente d’articuler théorie des modes de production et analyse des luttes de classes. La postérité philosophique de cette conception de l’histoire est liée, d’une part, à la redéfinition du matérialisme qu’elle implique, à la théorie de la pratique qu’elle suppose et au concept d’idéologie qu’elle forge ; et, downloadModeText.vue.download 662 sur 1137

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660 d’autre part, à la méthodologie élaborée pour mettre en oeuvre l’étude matérialiste de l’histoire. POLITIQUE Pensée de K. Marx, telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de ce dernier mais aussi à travers la multiplicité des appropriations et interprétations auxquelles elle a donné lieu. La conception matérialiste de l’histoire Dans l’Idéologie allemande, Marx soutient qu’il ne connaît qu’« une seule science, celle de l’histoire », et que celle-ci doit être étudiée du point de vue d’une « conception matérialiste de l’histoire ». Ces affirmations ont un sens essentiellement polémique : elles sont tournées contre la philosophie idéaliste de l’histoire propre à Hegel et aux jeunes-hégéliens. Elles définissent également un programme de recherche : rapporter l’étude de l’histoire à sa base réelle et à l’ensemble des « conditions matérielles » de la pratique. C’est pour s’atteler à sa réalisation que Marx forge les concepts de mode de production et de lutte de classes. Le concept de mode de production a pour fonction de donner une description de la « base » économique des différentes formations sociales. D’après le Manifeste du parti communiste (1848) et l’avant-propos de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), chaque mode de production se caractérise par la « correspondance » d’un niveau de développement des forces productives et de rapports de production déterminés. Par « forces productives », il faut entendre les « forces de production » du « travail social », c’està-dire tout à la fois la « force de travail » et les « moyens de production ». Par « rapports de production », il faut entendre l’« ensemble » des rapports sociaux conditionnant le processus de production. S’il y a toujours conjonction entre forces productives et rapports sociaux de production, c’est tout d’abord parce que la production a toujours un caractère social, de sorte qu’elle est toujours subsumée sous des rapports sociaux déterminés. L’idée de correspondance ajoute qu’à un niveau donné du développement des forces productives ne sont possibles que les rapports sociaux de production qui sont compatibles avec la poursuite du développement de ces forces productives. Marx souligne ainsi que le développement des forces productives peut être entravé par un rapport de production déterminé, et impliquer, par là même, le passage à un nouveau mode de production. Un tel changement

de mode de production implique un bouleversement général de l’ordre social, puisque le mode de production est luimême la « base » (Basis) de l’« édifice social » (Überbau). Tel est le sens de la thèse célèbre suivant laquelle « l’ensemble de ces rapports de production constitue la « structure » [Bau] économique de la société, la « base » [Basis] réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique auquel correspondent des formes déterminées de la conscience sociale ». On relèvera qu’ici la réduction de l’édifice social à la base n’est présentée : a) ni comme un rapport mécanique entre termes homogènes ; b) ni comme une relation directe. a) Plutôt qu’à une détermination univoque de l’édifice social, nous avons ici affaire à un conditionnement : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le développement de la vie sociale, politique et culturelle. » Le propre de la conception matérialiste de l’histoire est d’expliquer l’édifice des institutions et des représentations par ce conditionnement économique, tout en tenant compte du fait qu’un changement de la base économique implique un bouleversement de l’édifice qui peut être « plus ou moins rapide » et qu’« une même base économique (la même quant à ses conditions fondamentales, sous l’influence d’innombrables conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports raciaux, d’influences historiques extérieures, etc.), peut présenter des variations et des nuances infinies que seule une analyse de ces conditions pourra élucider » (comme le dira Le Capital). C’est en ce sens qu’Engels écrira, dans une lettre datée du 21 septembre 1890, que les conditions économiques sont déterminantes « en dernière instance ». b) On relèvera ensuite que la réduction à la base est présentée par Marx comme une entreprise graduelle. Les formes de la conscience sociale « correspondent » aux rapports juridiques et politiques, ceux-ci « prennent leurs racines dans les conditions matérielles de la vie », et « c’est dans l’économie politique qu’il convient de rechercher l’anatomie » de cellesci. Cette présentation a l’avantage d’indiquer que les formations idéologiques, les institutions juridico-politiques et les institutions sociales ne sont pas conditionnées de la même manière par la base économique. L’évolution historique ne peut cependant pas être expliquée par la seule contradiction fonctionnelle des forces productives avec les rapports de production. Elle comporte également un moment politique dont la théorisation est conduite sous les auspices du concept de lutte des classes. D’après Misère de la philosophie (1847), l’histoire avance toujours par le « mauvais côté », un mauvais côté nommé « lutte des classes ». Le Manifeste du parti communiste explique, en effet, que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes ». En chaque société, la ou les classe(s) dominée(s) lutte(nt) contre une classe dominante en vue de s’assurer une domination et de s’assujettir

la société entière. Si les luttes de classes ont une fonction déterminante dans l’évolution historique, c’est qu’elles ont le pouvoir d’atténuer ou d’aggraver les effets de la contradiction des rapports de production et des forces productives. C’est en ce sens que Marx écrit, par exemple, que « la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui lui donneront la mort ; elle a aussi produit les hommes qui manieront ces armes – les travailleurs modernes, les prolétaires ». Le développement des luttes de classes dépend d’un ensemble complexe de facteurs que Marx tente d’étudier dans des écrits historiques comme les Luttes des classes en France, ou le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il est irréductible aux seuls déterminants des modes de production, et c’est la raison pour laquelle la conception matérialiste de l’histoire ne doit pas être interprétée tant comme un modèle général du progrès historique que comme un ensemble d’hypothèses heuristiques. La Sainte Famille (1845) dénonce l’idée d’un progrès de l’histoire : « Malgré les prétentions du “progrès”, nous voyons sans cesse des “régressions” et des “retours circulaires”. [...] La catégorie de progrès est totalement vide et abstraite. » De même l’Idéologie allemande affirme-t-elle que l’histoire retombe toujours « dans la même ornière » de la lutte des classes. Certes, l’idée qu’une succession des modes de production est réglée par un développement des forces productives, et que cette succession doit aboutir à dépasser définitivement la contradiction des forces productives et des rapports de production, semble conduire la philosophie du « progrès », du « sens » et de la « fin » de l’histoire. Mais, dans une lettre de Marx à V. Zassoulitch, datée du 8 mars 1881, Marx a lui-même écarté cette interprétation en soulignant que les modes de production downloadModeText.vue.download 663 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 661 pouvaient très bien se succéder suivant un autre ordre que celui que décrit l’avant-propos de 1859. En définitive, comme l’indiquera par la suite Engels, ce texte définit une orientation méthodologique, et non les principes d’une axiomatique : « Notre conception de l’histoire est avant tout une directive pour l’étude » (lettre du 5 août 1890). Matérialisme de la pratique et idéologie L’interrogation sur la signification philosophique de la conception matérialiste de l’histoire a nourri les débats qui sont développés au sein du marxisme et de la philosophie du XXe s. Ils ont principalement tourné autour de deux questions : quelle est la nature du matérialisme qui conduit à rapporter l’ensemble de la vie sociale aux conditions de la pratique ; et comment doit-on réinterpréter les formes de la conscience si elles peuvent elles-mêmes être expliquées par les conditions de la pratique ? Ces deux questions portent sur le sens des trois concepts marxiens de matérialisme, de pra-

tique et d’idéologie, et elles sont d’autant plus controversées que ces concepts semblent eux-mêmes porteurs d’apories. Centrale dans les Thèses sur Feuerbach, la notion de pratique (Praxis) désigne le primat de l’« activité » (Tätigkeit) entendue « comme activité objective », « activité effective, sensible », « activité humaine sensible ». Si l’idéalisme allemand a pour mérite d’élever l’activité au rang de principe, il a pour défaut de ne la concevoir que « de façon subjective » (Thèse 1). En déportant le thème du primat de l’activité dans le champ d’une philosophie sociale (« Toute vie sociale est essentiellement pratique » [Thèse 8]), Marx a pour objectif de rendre compte de l’unité de son moment objectif : le conditionnement par les « rapports sociaux » (Thèse 6), et de son moment subjectif : le moment « humain » de la « société humaine » ou de l’« humanité sociale » (Thèse 10). Conçue en cette unité, la pratique est « autochangement », « coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine » (Thèse 3), et tel est le fondement de l’« activité “révolutionnaire”, “pratique-critique” » (Thèse 1). Il soutient que « tous les mystères qui orientent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine » (Thèse 8). Il dénonce alors la pensée qui se croit autosuffisante et qui ignore son conditionnement pratique, la pensée « isolée de la pratique » (Thèse 2), non la théorie en elle-même. En effet, le monde aliéné doit être « anéanti », « théoriquement et pratiquement » (Thèse 4), et non pas seulement pratiquement. Cette thèse suivant laquelle la pratique est la vérité de la théorie doit, elle aussi, être comprise comme la condensation de différentes thématiques. En effet, lorsque Marx soutient que « les oppositions théoriques ne peuvent être résolues que de manière pratique » (Manuscrit de 1844), ou que « la question de savoir s’il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique » (Thèse 2), il suit von Ciezkowski (Prolégomènes à l’historiosophie, 1838), qui opposait à Hegel que l’action seule, et non la pensée philosophique, est en mesure d’atteindre la réconciliation véritable de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être et de la pensée, de l’esprit et de la nature, du sujet et de l’objet. Lorsqu’il soutient que la « pratique vraie » est la « condition d’une théorie réelle et positive » (Manuscrits de 1844), il réinterprète la dénonciation schellingienne et feuerbachienne de la stérilité et du négativisme de la philosophie hégélienne. Le primat de la pratique doit enfin être rapproché de la thèse jeune-hégélienne du passage nécessaire de la philosophie politique à l’action politique : « La critique de la philosophie spéculative du droit débouche non sur ellemême, mais sur des problèmes dont la solution n’est possible que par un seul moyen : la pratique » (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, Introduction). Ces réflexions portant sur l’unité de la théorie et de la pratique sont également appliquées par Marx à la philosophie, puisque la Thèse 8 propose implicitement de la définir comme « action de concevoir cette pratique [humaine] ». Cependant, pour en conclure avec Gramsci que Marx est le fondateur d’une « philosophie de la praxis », il faudrait que les Thèses fournissent également le moyen d’unifier les différentes connotations de la notion. L’affirmation suivant laquelle la vie idéelle « ne peut s’expliquer que par l’autodéchirement et l’autocontra-

diction de cette « assise mondaine » [weltlichen Grundlage] » (Thèse 4) fait signe vers une telle unification, en présentant la pratique historique comme le fondement de l’édifice social et des représentations. Cependant, plus qu’une philosophie articulée de façon cohérente, elle ne définit que le programme de la conception matérialiste de l’histoire, de sorte qu’il n’est pas étonnant que la réalisation de ce programme se soit accompagnée de la disparition du concept de pratique au profit de ceux de production et de lutte des classes. Il reste néanmoins possible de considérer que la pratique révolutionnaire ne peut se réduire ni à la production, ni à la lutte des classes, ni à leur conjonction ; « pratique » sera alors le nom de sa spécificité, « philosophie de la praxis » celui d’une théorie consciente de cette spécificité. Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx présente également sa propre philosophie comme un « nouveau » matérialisme (Thèse 9) au statut paradoxal. De l’idéalisme, ce matérialisme reprend la thèse du primat de l’activité (Thèse 1), du matérialisme, la thèse du rôle déterminant des « circonstances » de l’activité (Thèse 3). Avant la Sainte Famille, Marx hésitait à nommer sa propre entreprise théorique « matérialisme ». Dans les Manuscrits de 1844, il décrit sa propre position comme celle d’un « naturalisme » qui tantôt est considéré comme la synthèse du matérialisme et de l’idéalisme ou du matérialisme et du spiritualisme, tantôt comme un « vrai matérialisme ». Le contenu de ce naturalisme est particulièrement problématique, puisqu’il consiste en une historicisation du naturalisme feuerbachien, qui, tout en insistant sur la continuité de la nature et de l’histoire, voit dans l’histoire la suppression de la nature : « De même que tout ce qui est naturel doit naître, de même l’homme a son propre acte générateur, l’histoire. Mais étant donné que l’histoire est consciente et que cette naissance est effectuée consciemment, elle se supprime ellemême en tant qu’acte générateur. » On retrouve cette même tentative de conciliation des contraires que sont la nature et l’histoire, le matérialisme et l’idéalisme, dans les Thèses sur Feuerbach, et dans la mesure où la première thèse semble faire pencher la balance du côté de l’idéalisme, en affirmant le primat de l’activité, il est permis de se demander pourquoi la conception matérialiste de l’histoire est conçue comme un nouveau matérialisme plutôt que comme un nouvel idéalisme. Matérialisme synthétisant en lui l’idéalisme et le matérialisme, matérialisme sans matière, matérialisme non ontologique (il énonce une thèse non pas sur l’être, mais sur l’agir social), le « matérialisme » de Marx est pour le moins paradoxal. Si philosophie de Marx il y a, elle ne méritait donc pas d’être nommée « matérialisme historique » ou « matérialisme dialectique », notions absentes sous sa plume. La pensée marxienne joua cependant un rôle fondamental dans l’hisdownloadModeText.vue.download 664 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 662 toire du matérialisme. Elle contribua à populariser l’opposition du matérialisme et de l’idéalisme, après l’avoir substituée à l’antithèse classique du matérialisme et du spiritualisme.

Sans doute fut-elle également à l’origine de l’incertitude qui entoure aujourd’hui encore bien des usages de la notion : « En général le mot “matérialisme” sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, en pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit » (lettre d’Engels à C. Schmidt, 5 août 1890). Bien que paradoxal, le matérialisme de Marx n’en produit pas moins des effets théoriques décisifs, notamment par la problématique de l’idéologie qui lui est associée. En concevant l’idéologie comme le « langage de la vie réelle » (l’Idéologie allemande), Marx a pour objectif d’expliquer les idéalités par leur contexte historique et de dévoiler leurs rapports ambigus à la politique et à l’histoire. Le concept d’idéologie est en effet : celui du conditionnement des idéalités par des intérêts matériels ; celui de la dimension politique de la conscience et de la théorie (les idéalités apparaissent comme le moyen d’assurer la domination d’une classe sur une autre) ; celui d’une dénégation du politique (il s’agit de masquer une domination en donnant une forme universelle aux intérêts particuliers d’une classe) ; celui, enfin, d’une inversion anhistorique et idéaliste qui trouve son expression la plus pure dans la philosophie spéculative de l’histoire (celleci explique le cours de l’histoire par des idéaux anhistoriques, alors que les idées s’expliquent par l’histoire). Dans l’Idéologie allemande, le concept d’idéologie fait corps avec deux oppositions rigides : celle de la science et de l’idéologie et celle de l’idéologie et du prolétariat. C’est parce que Marx occupe conjointement le point de vue du prolétariat et d’une « science de l’histoire » qu’il peut prétendre identifier l’idéologie aux « idées fausses » que les hommes se sont faites sur eux-mêmes. Le terme de « prolétariat » désigne, en effet, tous ceux qui sont exclus de la société, tous ceux qui, n’étant plus une « classe » mais une « masse », sont dénués d’intérêt particulier et, donc, d’idéologie. L’existence du prolétariat rend possible une attitude théorique et critique à l’égard de la société qui peut, par ailleurs, être renforcée par l’ancrage empirique propre à la science, et par la « critique profane » qu’elle rend possible. Marx prendra bientôt conscience du caractère intenable de ces oppositions. Objet d’une domination idéologique, le prolétariat ne peut être dénué d’idéologie. Misère de la philosophie et le Manifeste proposeront implicitement une autre conception de l’idéologie, en soutenant que le prolétariat n’est pas encore une « classe pour elle-même » et que, en apportant « aux prolétaires les éléments de sa propre culture, [la bourgeoisie] met dans leurs mains des armes contre elle ». Quant à la dimension idéologique de la science, elle justifiera la critique de l’économie politique. Sous l’effet de ses propres apories internes, la notion d’idéologie disparaît définitivement après l’Idéologie allemande, et bon nombre de ses thèmes se voient corrigés et reformulés dans le Capital par la théorie du fétichisme. Marx y explique l’opacité propre au mode de production capitaliste par le fait que, dans l’échange, « les rapports des producteurs [...] prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail ». Alors que la valeur, en tant que quantité de travail socialement nécessaire, exprime un rapport social déterminé, la valeur d’échange, forme phénoménale de la valeur,

tend à présenter la valeur comme une qualité que les choses posséderaient « par nature », et telle est la caractéristique du fétichisme de la marchandise. Les rapports qui gouvernent les échanges apparaissent donc aux producteurs comme des rapports indépendants d’eux. Alors que le caractère social de leur travail est l’origine de ces rapports, ils en viennent à considérer, au contraire, que c’est seulement parce qu’ils se soumettent à ces rapports que leur travail acquiert son caractère social. L’analyse du fétichisme poursuit un double objectif. Elle a, tout d’abord, pour fonction de fournir la théorie de la face subjective des phénomènes économiques, les illusions guidant les agents dans l’échange. En décrivant la genèse du « fétiche marchandise » et du « fétiche argent », elle permet notamment d’expliquer que la valeur puisse être recherchée pour elle-même, et non seulement pour la valeur d’usage, dans le procès de la production capitaliste. Il y a là un phénomène circulaire, car c’est seulement la production pour la production et la généralisation de la forme marchandise qu’elle implique qui rendent le fétichisme possible. L’analyse du fétichisme a également pour fonction d’expliquer les illusions dont l’économie politique classique reste victime. En proposant une théorie de la valeur travail, cette dernière s’efforce de dissoudre les apparences dont l’« économie vulgaire » se satisfait. Mais elle ne parvient pas à résoudre le problème posé par le rapport du travail et des formes phénoménales de la valeur. Elle reproduit ainsi, dans sa théorie de la valeur, « l’apparence objective des déterminations sociales du travail » et tend, par conséquent, à transformer les lois économiques en « nécessités naturelles ». Telle qu’elle est ainsi développée dans le Capital, l’analyse du fétichisme permet d’effectuer un double déplacement par rapport à la conception de l’idéologie proposée dans l’Idéologie allemande. Il s’agit bien, dans les deux cas, de rendre compte de l’effet de certaines illusions sur la pratique – Marx parle parfois d’« illusions pratiques » ou d’« illusion réelle » –, mais ici ces illusions ne sont plus des idéalités dominant la vie réelle de l’extérieur, mais des représentations totalement immanentes aux interactions économiques dont elles sont tout à la fois les conditions et le produit : « Ce sont des formes de pensée qui ont validité sociale, et donc une objectivité pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé. » On peut mesurer la richesse de la théorie du fétichisme à la grande variété de ses prolongements philosophiques et sociologiques. Avec Lukacs, on peut considérer que Marx propose ici une théorie de la « réification » (Verdinglichung), c’est-à-dire de la tendance du capitalisme à pétrifier toute chose, y compris l’action humaine, en une objectivité chosale (Lukacs, Histoire et Conscience de classe, 1923). À l’inverse, on peut considérer que Marx ouvre ici la voie au structuralisme, en proposant une genèse de la subjectivité « comme partie (et contrepartie) d’un monde social de l’objectivité » (E. Balibar, la Philosophie de Marx, 1993). Mentionnons, enfin, le fait que l’une des conclusions sociologiques les plus générales du Capital résulte de l’analyse du fétichisme : la rationalisation capitaliste du monde ne produit pas un monde désenchanté, contrairement à ce que soutiendra Weber, mais comme l’expliquera W. Benjamin, un monde peuplé de « phantasmagories » marchandes.

Dialectique et critique On associe fréquemment l’idée de conception matérialiste de l’histoire à l’idée de dialectique matérialiste, en croyant qu’elle définit la méthode même de Marx. Mais ce type d’interprétation repose le plus souvent sur une interprétation inadéquate du matérialisme de Marx et, plus généralement encore, de downloadModeText.vue.download 665 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 663 sa conception de l’histoire de la critique de l’économie politique. Si l’on voulait à tout prix identifier une méthodologie marxienne, sans doute conviendrait-il davantage de la chercher dans une théorie de la fonction critique de la théorie que dans une théorie de la dialectique. Dans la postface du Capital, Marx se réclame de la dialectique, tout en se démarquant doublement de Hegel. Il souligne, tout d’abord, que seule la « méthode d’exposition » est dialectique. Cette réserve n’a pas pour fonction de réduire la forme dialectique à un artifice rhétorique en dévalorisant la méthode d’exposition au profit de la « méthode d’investigation ». Au contraire, Marx compte sur la dialectique pour « exposer » « le mouvement réel en conséquence ». Cette réserve permet néanmoins de rappeler : contre Hegel, que l’abstraction ne doit pas se substituer à l’analyse et que le mouvement de la pensée ne peut être confondu avec le mouvement de la réalité ; avec Hegel, que la méthode ne peut être imposée de l’extérieur à la matière étudiée, mais doit se soumettre à « la logique spécifique de l’objet spécifique » (Manuscrit de Kreuznach, 1843). De plus, Marx indique que, dans sa « configuration rationnelle », la dialectique est « critique et révolutionnaire », « parce que dans l’intelligence positive de l’état de chose existant elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation ». Chez Hegel, la dialectique semble, au contraire, « glorifier l’état de chose existant », parce qu’il conçoit le négatif comme un moment de positif, parce qu’il saisit la contradiction dans le mouvement de la réconciliation, ou pour le dire dans les termes du Manuscrit de Kreuznach, parce qu’il ne pense pas les « opposés réels » comme des « extrêmes réels » : « [Chez Hegel], les oppositions réelles résolues, leur développement jusqu’à la formation d’extrêmes réels, [sont] pensées comme quelque chose qui doit être empêché ou comme quelque chose de nuisible, alors que ce n’est rien d’autre que leur connaissance de soi aussi bien que ce dont s’allume la décision de la lutte. » Marx ne cesse, en effet, de définir sa propre entreprise comme une théorie des « conflits » (Kollisionen) et des « contradictions » (Widersprüche) de la société de son temps. Les spécificités du mode de production capitaliste ne peuvent être comprises sans une analyse de ses contradictions, et c’est de l’intelligence de ces contradictions que dépendent la compréhension de son caractère périssable et la possibilité d’une lutte révolutionnaire contre le vieux monde. On considère d’ordinaire que la pensée marxienne est dialectique en tant qu’elle appréhende la réalité historique du double point de vue de la contradiction

et de la totalité. Cependant, si les références à la contradiction et aux différentes figures du négatif sont nombreuses, comme on vient de le constater, et si l’on trouve également des références à la nécessité d’une pensée de la totalité, les références positives et explicites à la dialectiques sont rares. Fortement influencé par une relecture de la Science de la logique, de Hegel, alors qu’il rédigeait les Grundrisse, Marx considéra la méthode dialectique comme une pièce essentielle de la critique de l’économie politique, au point de projeter la rédaction d’une critique de la dialectique hégélienne : « Si jamais j’ai un jour de nouveau le temps pour ce genre de travail, j’aurais grande envie, en deux ou trois placards d’imprimerie, de rendre accessible aux hommes de bon sens, le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, mais en même temps mystifiée » (lettre datée du 14 janvier 1858). L’analyse des différentes versions de la critique de l’économie, des Grundrisse au Capital, montre cependant que les schèmes dialectiques hérités de Hegel jouent un rôle toujours moins déterminant, et il n’est pas certain que la pensée marxienne puisse être dite dialectique autrement qu’au sens très général que détermine la double référence à la totalité et à la contradiction. Dans la postface du Capital, Marx présente son propre usage de la dialectique comme un « retournement » et comme l’extraction d’un « noyau rationnel » : « La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empêche nullement qu’il ait été le premier à en exposer les formes générales de mouvement de façon globale et consciente. Il faut la retourner [umstulpen] pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique. » La dialectique ne serait donc chez Marx qu’une version (matérialiste) de la dialectique hégélienne ? C’est bien ainsi qu’Engels entendra les choses dans la Dialectique de la nature, lorsqu’il tentera d’élaborer une « dialectique matérialiste » en recherchant chez Hegel un certain nombre de « lois dialectiques » et en les interprétant comme des lois de la matière. Aussi pourra-t-il interpréter le Capital comme l’« application » de la « méthode dialectique » aux « faits d’une science empirique, l’économie politique ». Cependant, Marx avait récusé par avance ce genre d’interprétation dans une lettre adressée à Engels lui-même : « [Lassalle] compte exposer l’économie politique à la manière de Hegel. Mais là, il aura l’affliction de constater que c’est une chose de ramener par la critique une science à un niveau permettant de l’exposer dialectiquement, et une tout autre chose d’appliquer un système logique abstrait » (lettre du 1er février 1858). En définitive, les références à la dialectique ne relèvent pas d’une méthodologie dialectique, et elles ne prennent sens qu’en vue d’expliciter certains des aspects de la démarche critique que Marx tente de mettre en oeuvre. L’oeuvre marxienne se développe dans son intégralité sous le signe de la critique : critique de la philosophie hégélienne du droit, critique de la religion, critique de la politique, critique de la philosophie, critique de la « critique-critique » des jeunes-hégéliens de Berlin, critique des différentes formes de socialisme et critique de l’économie politique. Marx prétend associer la « critique des armes » et les « armes de la critique » (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, Introduction, 1843), l’« activité pratique-critique » (Thèse 1) et la « compréhension de cette pratique » (Thèse 8), ou encore :

« anéantir pratiquement et théoriquement » (Thèse 4) la société. Ces différentes formulations indiquent que la catégorie de critique formule le problème fondamental qu’il tente de résoudre en tant que théoricien : donner à la pratique révolutionnaire une forme théorique adéquate. En faisant abstraction des textes rédigés avant 18431, on peut distinguer deux grands modèles de critique : celui d’une « philosophie critique » se proposant l’« autocompréhension » (Selbstverständigung) de l’époque, et celui de la critique de l’économie politique. Dans la lettre à Ruge de septembre 1843, il s’agit de « connecter notre critique... à la prise de parti en politique, donc aux luttes effectives, et de nous identifier à ces luttes ». Cet objectif est compris comme une « réforme de la conscience » qui s’applique tout à la fois à la religion, à la politique et à la philosophie. Ces différentes formes de conscience sont, en effet, conçues en même temps comme le « complément idéal » (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, Introduction) de l’état de choses existant et comme l’expression d’exigences qui le remettent en cause. Tel est le sens des thèses suivantes : la religion est l’« opium du peuple », on ne peut « supprimer la philosophie sans l’effectuer », « dans la vraie démocratie, l’État disparaît ». L’opération critique consistera en une « clarification de la downloadModeText.vue.download 666 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 664 conscience » visant à « désenchanter », « démystifier » pour extraire de la conscience son potentiel utopique et rendre possible un nouveau rapport pratique au monde : « On verra alors que, depuis longtemps, le monde possédait le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. » Dans la critique de l’économie politique, la référence à la critique n’est plus tant motivée par la nécessité de produire une critique théorique de la société que par la nécessité de produire une théorie scientifique de la base économique de la société. Critique ne signifie pas ici dénonciation de l’économie politique du point de vue d’une théorie de substitution, mais élaboration d’une théorie scientifique par l’analyse critique de l’économie politique classique. Pourquoi la théorie scientifique doit-elle prendre ici la forme d’une critique ? D’une part, parce que la science doit analyser les illusions qui, bien que produites par la réalité économique, sont également constitutives de cette réalité, dans la mesure où elles conditionnent l’action des agents économiques. Or, ces illusions expliquent les limites de la théorisation des classiques, de sorte que la théorisation est ici indissociable de la critique. D’autre part, parce que l’exemple de l’économie politique classique indique que la science est toujours habitée par l’idéologie, de sorte qu’aucun discours ne peut dogmatiquement prétendre à la vérité et que nous ne pouvons nous réclamer du vrai qu’en réglant le problème de notre propre rapport à l’histoire et à la politique. Dans la postface du Capital, Marx s’engage dans une telle entreprise. Il explique que seul le point de vue du prolétariat peut permettre la dissipation des illusions dont les économistes classiques sont victimes, mais qu’il ne suffit pas pour autant

à fonder par lui-même l’accès au vrai. Il en résulte que le progrès de l’économie politique ne peut s’effectuer que sous la forme d’une critique : celle de la critique de l’économie politique. ▶ En plaçant sa théorie sous les auspices de la critique, Marx n’a pas seulement prétendu témoigner de sa dimension politique, il a également signifié son refus du dogmatisme et l’insertion de son propos dans des conjonctures déterminées. Les vérités qu’il énonce sont des vérités polémiques, des vérités dépendant d’autres discours et d’événements historiques singuliers, des vérités lourdes de présuppositions et de contingences, de sorte que dans les préfaces de la réédition allemande et de la traduction russe du Manifeste du parti communiste, Marx pourra préciser que son propos ne peut prétendre qu’à une vérité provisoire, aucunement à une vérité définitive. Emmanuel Renault ✐ 1 Pour une chronologie plus précise, voir E. Renault, Marx et l’Idée de critique, PUF, Paris, 1995, et « La modalité critique chez Marx », in Revue philosophique, no 2, 1999, pp. 181-198. ! HISTOIRE, MATÉRIALISME, RÉVOLUTION MASCULIN-FÉMININ En allemand : Männlich-weiblich. PSYCHANALYSE La psychanalyse ne prétend pas décrire ce que sont les femmes et les nommes, mais comment on devient homme ou femme, à partir de l’enfant à prédisposition bisexuelle. Bien que ses premières patientes et initiatrices soient femmes, Freud crée la théorie psychanalytique selon le point de vue masculin – ce que l’auto-analyse implique. Tout en insistant sur la bisexualité psychique, il symétrise le développement psychosexuel des enfants des deux sexes. Il s’aperçoit ensuite que le développement psychosexuel des filles est plus compliqué. De l’enfance à l’âge adulte, les garçons gardent une même zone érogène génitale, le pénis, un même genre d’objet sexuel, la mère puis les amantes, un même repère identificatoire, le père puis les autres hommes ; les filles doivent découvrir une seconde zone érogène, le vagin après le clitoris, d’autres objets, les hommes après la mère, et faire prévaloir l’identification sur l’investissement d’objet vis-à-vis de la mère et des autres femmes. La découverte de la phase phallique 1 autorise une investigation différenciée des complexes d’OEdipe et de castration dans les deux sexes. Si les

craintes de castration interrompent le moment oedipien chez le garçon, le constat de manque de pénis l’ouvre chez la fille : ressentiment envers la mère, retournement vers le père, recherche d’un substitut au pénis, dont l’envie demeure le moteur. ▶ Pour tout humain, il n’existe à la naissance qu’un seul sexe, le sien. En outre, l’imputation de toute-puissance à la mère implique qu’elle fasse seule les enfants (mère phallique, Vierge et autres déesses mères). L’élaboration psychique de l’altérité des sexes demeure une butée, blessure narcissique toujours ouverte dont le refoulement (névroses), le déni (fétichisme et perversions) et le rejet (psychoses) sont les issues. L’enjeu de ce travail est pourtant la capacité psychique de reconnaître autrui pour un semblable – ce qu’aucun groupe humain ne parvient à réaliser : si le clivage des hommes et des femmes est général, et le déni de leur altérité, possible, l’égalité des droits des hommes et des femmes semble un horizon symbolique difficile à atteindre, de même que la reconnaissance de la bisexualité. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., la Disparition du complexe d’OEdipe, OCP XVII, PUF, Paris, 1924, pp. 25-33. ! DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, FANTASME, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, PHALLUS, REFOULEMENT, REJET, SEXUALITÉ MASOCHISME ! SADISME / MASOCHISME 1. MASSE Du latin massa, « pâte épaisse ». Les masses auraient fait irruption dans l’histoire avec la Révolution française. Et le pluriel indique une positivité que la notion n’enveloppait pas. POLITIQUE En philosophie politique, ce qui n’a pas la « forme » noble, unifiée et autorisée d’un « peuple ». En sociologie, ce qui, dans l’indistinction obscure de ses membres, interdit toute individualisation. En histoire et en psychologie sociale, multitude des hommes marquée du sceau de l’irrationnel, aussi bien dans ses phases d’amorphisme et d’apathie que dans ses brusques bouffées de révolte ou de tyrannie.

La masse, « ou elle sert bassement ou elle domine avec superbe » 1. De ce « caractère », Machiavel tire contre Tite-Live la leçon : en masse (insieme), la plèbe est puissante ; divisée, elle est faible (Discours, I, 57). Il y a donc une masse de la downloadModeText.vue.download 667 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 665 servitude, dans laquelle et par laquelle les membres sont atomisés, et une masse qui détient la puissance : la multitudinis potentia, qui détermine le droit, l’imperium, l’État lui-même 2. De l’examen de la manifestation de la puissance de la masse, E. Canetti distingue des propriétés qui peuvent aussi bien servir la servitude que la liberté : elle égalise ses membres, les unifie, a besoin d’une direction 3. Avant le marxisme, qui fait des masses les véritables héros de la création historique, c’est avec Machiavel que la moltitudine (Discours, I, 58), l’universale, gli assai (le Prince, XVII-XVIII), acquiert un statut politique positif qui lui sera historiquement dénié par les philosophies du contrat et du droit naturel. La multitude « qui ne garde point d’ordre [et] qui est comme une hydre à cent têtes » 4, doit être niée au profit de l’unité d’une « personne publique [ou] civile ». Qui ignore la distinction entre la masse et le peuple « dispose les esprits à la sédition » 5. Le refus d’obéir à la « volonté générale » se heurte alors au « peuple » en corps qui « forcera à être libres » (c’est-à-dire « citoyens ») ceux tentés par les jeux aléatoires des agrégations et désagrégations fulgurantes de la plèbe 6. Car il y a dans la masse une liberté sauvage qui s’affirme et qui résiste en revendiquant pour elle-même le droit, qu’elle possède inaliénablement, à l’autogouvernement, et que l’infirmation séculaire du désir n’a pu éradiquer 7. S’impose alors, dans le cadre d’une ontologie politique libre de tout transcendantalisme, une redéfinition paradoxale de la puissance politiquement souveraine de la masse, dans son désir de démocratie radicale, qui la libère de la théorie bourgeoise de la souveraineté et de sa subsomption sous les concepts de la dialectique et de la téléologie marxiste de l’histoire 8. Laurent Bove ✐ 1 Tite-Live, Histoire romaine, XXIV, 25. 2 Spinoza, B., Traité politique, II, 17, trad. É. Saisset, révisée par L. Bove, Le livre de poche, Classiques de la philosophie, Paris, 2002. 3 Canetti, E., Masse und Macht, Classen Verlag, Hamburg, 1960, trad. R. Rovini, Gallimard, Paris, 1966, pp. 27-28. 4 Hobbes, Th., le Citoyen (1649), VI, 1, trad. S. Sorbière, GarnierFlammarion, Paris, 1966.

5 Ibid., XII, 8. 6 Rousseau, J.-J., le Contrat social, livre I, ch. 7, Garnier-Flammarion, Paris, 1966. 7 Reich, W., Die Massenpsychologie des Faschismus, 1933, trad. P. Kamnitzer, Payot, Paris, 1972. 8 Negri, A., Il potere costituante (1992), Sugar Co. Edizioni S.r.P., trad. É. Balibar, Fr. Matheron, PUF, Paris, 1997 ; Hardt, M., Negri, A., Empire, Harvard University Press, Cambridge, trad. française, Exils, Paris, 2000. ! FOULE, INDIVIDU, PEUPLE ∼ PSYCHOLOGIE DES MASSES PSYCHANALYSE « La psychologie des masses traite [...] l’homme pris isolément en tant que membre d’une tribu, d’un peuple, d’une classe, d’un État, d’une institution, ou en tant que partie constitutive d’un agrégat humain qui s’organise en foule pour un temps donné, pour une fin déterminée. »1 En 19122, Freud donne une première description, schématique et structurale, des trois types de collectifs qu’il distingue, selon que l’autorité est détenue par un seul (horde), quelques-uns (matriarcat) ou la plupart (groupe totémique, fraternel ou encore démocratique). À partir de 19213, Freud précise les dynamiques onto- et phylogénétiques de constitution, de stabilisation et de disparition de ces formations. Selon le « mythe scientifique » de la horde originaire 4, le chef de horde, figure absolument narcissique, soumet les fils et accapare les femmes. Dans un collectif de ce type, la soumission des membres au chef tout-puissant a pour corrélat la conviction d’être protégé. L’aséparation et la complétude narcissiques sont restaurées ; réalité extérieure, mort et temps sont ignorés ; la pensée n’existe pas ; la parole n’a aucune valeur. Le meurtre du chef de la horde défait la figure de l’Un, dont les divinités maternelles – figures de mères phalliques – sont les héritières. Déesses de la fécondité, elles confondent vie et mort, et leurs métamorphoses, nombreuses, sont le signe que l’irréversibilité du temps est méconnue, comme l’est aussi l’altérité des sexes. Dans ces collectifs, la seule activité sexuelle autorisée par les mères se réduit aux pulsions partielles. Mais le meurtre permet aussi aux frères de

reconnaître et d’élaborer la culpabilité et l’ambivalence. Les interdits totémiques, qui découlent du meurtre, en conservent le souvenir et rendent possible son expiation. L’acte est reconnu, ainsi que la mort, et l’irréversibilité du temps. Dans ces collectifs, la parole vaut : les frères, à l’instar des Anciens, savent casser, et recoller le symbolon. Les séparations, rendues possibles, s’ébauchent. Mais seule l’invention du poète, le mentir-vrai du mythe, permet à l’individu de sortir de la psychologie des masses. ▶ Si la sociologie, les sciences politiques et l’histoire supposent l’existence a priori des collectifs étudiés, la psychanalyse considère que l’investigation étiologique des dynamiques pulsionnelles et des processus psychiques individuels mis en jeu dans toute masse permet d’élucider la métapsychologie de celle-ci, de ses membres et de ses chefs. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), G.W. XIII, Psychologie des masses et analyse du moi, OCF.P XVI, PUF, Paris, 1991, p. 6. 2 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W. XI, Totem et tabou, IV, 5, Payot, Paris, 2001. 3 Freud, S., Massenpsychologie, op. cit. 4 Freud désigne ainsi les élaborations de Totem et tabou dans Psychologie des masses et analyse du moi, p. 74. ! DÉRÉLICTION, GUIDE, MEURTRE, NARCISSISME, PHALLUS 2. MASSE Du latin massa, « pâte épaisse », « agrégat matériel » (probablement du grec maya, « gâteau d’avoine »). La multiplicité (non exhaustive) des définitions de la masse témoigne de la plurivocité de son concept, et de sa dépendance à l’égard de cadres théoriques successifs. L’évolution historique du concept de masse manifeste cependant une tendance générale à la perte des contenus substantiels au profit de contenus fonctionnels (selon E. Cassirer). PHYSIQUE Quantité de matière, mesure de l’inertie, charge gravitationnelle, forme d’énergie. La notion de quantitas materiae est d’origine médiévale : elle exprime la croyance en une substance inchangée dans les diverses altérations qu’elle peut subir. Dans les Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, Kant confère à l’énoncé de conservation de la quantité de matière un statut transcendantal, en tant qu’application empirique du principe

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 666 constitutif de permanence. Un élément de signification opératoire lui a d’autre part été donné par Lavoisier, à travers son affirmation de la conservation de la masse dans les transformations chimiques. Le concept moderne de masse est né de réflexions sur l’inertie : « un pouvoir de résister, écrit Newton, par lequel chaque corps [...] continue dans son état présent ». Dans les traités de physique de la fin du XIXe s., il devient alors courant de définir la masse comme le rapport de la force appliquée à un corps, et de l’accélération que lui impose cette force. Il est même possible de se servir des lois du choc pour éliminer toute référence au concept de force : le rapport des masses de deux corps est l’inverse du rapport des variations de vitesse à la suite de leur impact. Parallèlement à la définition inertielle, une définition gravitationnelle de la masse était développée. La force d’attraction gravitationnelle qu’exercent les corps les uns sur les autres, indiquait Newton, est proportionnelle aux « quantités de matière qu’ils contiennent ». La masse devenait ainsi à la fois la charge gravitationnelle active (celle qui engendre l’attraction) et la charge gravitationnelle passive (celle qui subit l’attraction). L’expression commune quantité de matière, utilisée aussi bien lorsqu’il est fait allusion à des effets inertiels que lorsqu’il est fait allusion à des effets gravitationnels, implique que l’on admette l’équivalence entre masse inerte et masse pesante. Ce présupposé, devenu au XIXe s. l’objet de tests empiriques, et d’une réflexion approfondie due à E. Mach, a été élevé par Einstein au rang de principe constitutif dans la théorie de la relativité générale.

Une critique du concept substantialiste de corps matériel au profit du concept relationnel de champ a été développée à partir du milieu du XIXe s. Elle a eu pour conséquence des tentatives de réduire la masse inerte des électrons à un sousproduit de l’auto-induction électromagnétique. D’autres spéculations tendaient à faire de la matière, et de sa masse, un effet de courbure de l’espace. Ces propositions « dématérialisantes » n’ont pas abouti, mais elles ont été relayées par les théories physiques du XXe s. Ainsi la théorie de la relativité restreinte, qui repose sur un postulat de covariance des lois de la mécanique et de l’électromagnétisme, implique l’interconvertibilité de la masse et de l’énergie selon l’expression E = mc 2. En mécanique quantique, la perte d’individualité des particules élémentaires a conduit E. Schrödinger à proposer que leur masse soit considérée comme une constante universelle plutôt que comme une détermination appartenant en propre à chacune d’elles. Une nouvelle tentative de réduction de la matière (et de la masse associée) à des altérations géométriques du continuum spatio-temporel a été conduite par Einstein durant les années 1930 et 1940. Ce dernier essai a été infructueux, mais il a inspiré les développements récents de la théorie des supercordes, et de la « M-theory », qui assimilent la masse des particules à un mode de vibration quantifié d’un secteur d’espace bi- (ou pluri)-dimensionnel plongé dans un espace à 11 dimensions. Michel Bitbol ✐ Jammer, M., Concepts of Mass in Classical and Modern Physics, Dover Books, 1997. Jammer, M., Concepts of Mass in Contemporary Physics and Philosophy, Princeton University Press, New Jersey, 1999. ! ANTIMATIÈRE, PARTICULE

MATÉRIALISME Terme apparu au XVIIIe s., de matériel. PHILOS. ANTIQUE Doctrine qui professe qu’il n’est de réalité que matérielle. Il existe différents types de matérialisme, suivant lesquels varient la nature et les propriétés de la matière. Le terme de « matérialisme » n’a été forgé qu’au XVIIe s. ; il existe pourtant, dès l’Antiquité, un mouvement de pensée suffisamment significatif pour que Platon, dans le Sophiste, nomme « combat de Géants » le duel qui oppose les « fils de la terre », ceux qui « définissent la réalité existante comme identique au “corps” (soma) » à leurs adversaires, les « amis des formes » 1. Si les seconds sont des « gens civilisés », les premiers sont « terribles », qualificatif annonciateur d’une longue tradition critique à l’égard de ce qu’il convient alors plus justement de nommer « corporalisme » ou « somatisme ». Platon met en évidence deux conséquences majeures qui découlent de cette doctrine : une valorisation du contact et du sens du toucher ; une conception de l’âme comme un corps. Outre ces aspects épistémologiques et psychologiques, l’affirmation de la nature corporelle des premiers principes conduit à fonder l’anthropologie, la morale et la politique sur la physique, et implique sinon un athéisme, du moins l’existence d’un Dieu de nature corporelle. Il est difficile de déterminer qui sont ces « fils de la terre » dont parle Platon. Il les décrit, de manière péjorative, comme attachés à ce qu’ils peuvent voir et toucher, et donc comme des sensualistes. Le réquisitoire platonicien, non dénué de dimension morale, est peut-être plus particulièrement dirigé contre les thèses de sophistes comme Protagoras, pour qui toute sensation est vraie 2, et contre les tenants de l’école cyrénaïque, comme Aristippe 3, qui posent comme fin morale le

plaisir. Mais la mention, dans le texte de Platon, de la notion de « corps », conçu comme principe, incline également à penser à l’atomisme, bien que Leucippe et Démocrite n’utilisent jamais le terme de « matière » (hule). Pour eux, les principes de toutes choses sont les corps primordiaux (les atomes) et le vide 4. Dénuée de toute forme de téléologie, la cosmologie des abdéritains est régie par une nécessité causale mécanique 5. L’atomisme n’est pas un sensualisme mais un rationalisme, les premiers principes étant invisibles et atteints par le biais d’un raisonnement 6. La sensation est décrite en termes de contact 7. L’âme, au même titre que n’importe quelle réalité, est composée d’atomes et se désagrège, comme le corps, au moment de la mort 8. L’aspect moral de la doctrine est directement lié à la conception physique. La fin de toute action est le plaisir, au sens d’« absence de troubles » (ataraxia9), correspondant à un état spécifique du composé d’atomes que constitue l’âme. Une des conséquences du système atomistique est un déterminisme strict, qui ne laisse pas de place à la liberté humaine 10 ; Lucrèce évoque cependant, sans doute à la suite d’Épicure 11, une déclinaison de l’atome qui permet de justifier non seulement la création des mondes, mais aussi la libre volonté 12. Les dieux épicuriens sont décrits comme des entités de nature atomistique, mais néanmoins éternelles 13, vivant dans les intermondes. Saint Augustin, dénonçant les conceptions matérialistes de l’âme, fait figurer, aux côtés d’Épicure, Aristote et les stoïciens 14. Il est vrai qu’Aristote, qui conceptualise pour la première fois la notion de matière, considère cette dernière downloadModeText.vue.download 669 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 667 comme une cause, et refuse une conception de l’âme séparée du corps 15 ; les stoïciens, plus encore, affirment le caractère corporel des deux principes, Dieu et la matière 16, ainsi que la

nature corporelle de l’âme 17. On ne peut pourtant considérer l’aristotélisme comme un matérialisme, en raison surtout de la nature même du principe premier, premier moteur immobile, forme sans matière, acte pur 18. Le stoïcisme en présente davantage les aspects. L’existence 19, ainsi que la capacité d’agir ou de pâtir 20, n’est accordée qu’aux corps ; la notion de contact est par conséquent centrale, plus encore peut-être que dans l’atomisme, puisque pour les stoïciens la matière est un continu. La notion de préconception divine 21, pourtant, entre en contradiction avec la vision mécaniste de la nature des atomistes. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Sophiste, 246 a et suiv. 2 Protagoras, B 1 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988 ; Platon, Théétète, 151 e et suiv. 3 Diogène Laërce, II, 66. 4 Leucippe, A 14 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 5 Démocrite, A 66, ibid. 6 Ibid., B 11. 7 Ibid., B 135. 8 Ibid., B 109. 9 Ibid., A 167 par exemple. 10 Épicure, De la nature, 34, 26-30. 11 Cicéron, De la nature des dieux, I, 69. 12 Lucrèce, De la nature, II, 251 et suiv. 13 Cicéron, De la nature des dieux, I, 43-49. 14 Augustin (saint), De la trinité, X, 10, 15-16. 15 Aristote, Traité de l’âme, II, 1, 412 a 27. 16 Long, A.A. & Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 45 G, t. II, p. 250. 17 Ibid., 45 C, t. II, p. 248. 18 Aristote, Métaphysique XII, 7. 19 Long, A.A., Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, op.

cit., 27 B, t. II, p. 17. 20 Ibid., 45 A, t. II, p. 248. 21 Ibid., 54 K, t. II, p. 367. Voir-aussi : Baeumker, C., Das Problem der Materie in der griechischen Philosophie. Eine historisch-kritische Untersuchung, Münster, 1890, Frankfurt am Main, 1963. Lange, F. A., Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart, I (1865), Suhrkamp Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 1974. Rivaud, A., le Problème du devenir et la notion de matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste, Paris, 1905. ! ÂME, ATOMISME, CORPS, MATIÈRE PHILOS. MODERNE Doctrine de ceux qui, selon l’expression de Diderot, « concluent qu’il n’y a que de la matière, et qu’elle suffit pour tout expliquer » 1. Ainsi compris, le terme a un champ d’application assez large, et peut servir à désigner des doctrines philosophiques assez différentes depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Le terme matérialisme, attesté en anglais dès 1668, est introduit en français par Leibniz en 1702 pour désigner la doctrine de ceux qui, comme Démocrite, Épicure ou, à l’époque moderne, Hobbes, « n’admettent que des corps » 2. Il les oppose tant aux idéalistes, comme Platon, qu’aux philosophes chrétiens, comme lui-même. On peut dire que les abdéritains, Leucippe et Démocrite 3, sont des matérialistes, au sens où ils développent une compréhension du monde comme formé d’atomes et de vide. La multiplicité des atomes et de leurs combinaisons suffit pour rendre compte de tout le réel. Il y a donc une physique, une théorie des sensations (les simulacres) et, ce qui va être une constante du matérialisme, la physique s’accompagne d’une éthique qu’elle permet de fonder. La critique de l’opinion va avec le développement d’une sagesse qui vise, comme l’annonce le titre d’un traité de Démocrite, la tranquillité. Épicure, et après lui Lucrèce, construisent une physique atomiste 4. L’atome est le principe de tout ce qui est. Il n’y a rien qui ne soit matériel, y compris les dieux, l’âme, etc. Cette physique a des conséquences éthiques : les hommes sont troublés par la superstition, la crainte de la mort et des dieux, et les passions déréglées. La connaissance exacte de la nature des choses nous permet d’être assurés en cette vie, car elle nous montre qu’il ne faut pas craindre les dieux puisqu’ils ne s’occupent pas de nous, ni la mort qui n’est pas un mal pour

nous puisqu’elle est privation de sensation et que le bien et le mal ne nous viennent jamais que de la sensation. D’où le développement d’une morale positive, qui promeut les plaisirs naturels mesurés et qui vise à l’indépendance du sage, comme un dieu parmi les hommes. S’il semble n’avoir jamais totalement disparu, comme courant de pensée semi clandestin au Moyen Âge (les alchimistes), c’est surtout à partir du XVIe s., qu’on assiste à une renaissance du matérialisme. La relecture des textes antiques et la lutte contre l’aristotélisme entraîne un nouvel intérêt pour la physique des atomistes, dont l’exemple le plus connu est, au XVIIe s., Gassendi, qui propose une explication de la nature très inspirée de Lucrèce 5. Hobbes propose pour sa part un matérialisme nouveau, qui doit moins à l’atomisme antique qu’au mécanisme de la science moderne 6. Les principes qui fondent sa physique (corps, mouvement, conatus) sont des principes généraux d’explication, qui trouvent aussi leur champ d’application dans l’anthropologie politique. Au XVIIIe s., tout le monde s’accorde pour reconnaître, selon une expression qui revient souvent sous la plume alarmée des défenseurs de la religion, les « progrès du matérialisme ». Ce matérialisme des Lumières se caractérise, par opposition au dualisme qui sépare une substance spirituelle et une substance corporelle, comme un monisme. Il n’y a qu’une seule substance, la matière, dont les différents états permettent de rendre compte de phénomènes illusoirement attribués à une âme spirituelle, comme la sensibilité ou la pensée. Les nombreux penseurs matérialistes, parmi lesquels il faut citer La Mettrie 7, Helvétius 8, Diderot 9 et d’Holbach 10, très différents entre eux, partagent cependant l’athéisme et la critique anti-religieuse, une théorie de la connaissance héritée de Locke, un souci de dissocier morale et religion, et un travail pour penser à nouveaux frais la notion de matière, non comme une chose inerte et passive, mais comme hétérogène, toujours en mouvement et susceptible de sensibilité et de pensée. Le matérialisme historique C’est encore par opposition à un idéalisme, mais cette fois-ci à l’idéalisme hégélien tel qu’il s’exprime dans la philosophie de l’histoire, que Engels forge l’expression de matérialisme downloadModeText.vue.download 670 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 668 historique, à propos de l’explication marxiste de l’histoire,

qui place au fondement du mouvement de l’histoire la structure économique de la société, les relations de production et d’échange qu’elle entraîne, et la lutte entre les classes sociales qui en résulte. Il ne s’agit donc pas d’un matérialisme métaphysique, mais d’un terme polémique qui vise ce que l’idéalisme hégélien considérait comme la « matière » de l’histoire sur laquelle s’exerce l’action de la raison, c’est-à-dire l’histoire sociale concrète des hommes : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes engagent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré déterminé du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, c’est-à-dire la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus social, politique et spirituel de la vie en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais au contraire leur être social qui détermine leur conscience. » 11. Reprenant une expression de Lénine, Staline 12 impose sous le nom de matérialisme dialectique la philosophie officielle des pays prétendus communistes. ▶ La fin du XXe s. a vu le renouveau d’un discours matérialiste, au sens que le XVIIIe s. donnait à ce mot, qui renvoie l’explication de l’ensemble des phénomènes spirituels à leur substrat matériel, le cerveau. Fréquemment tenu par des biologistes, ce discours, qui trouve ses exemples dans une science infiniment plus développée que ne l’était celle du XVIIIe s., s’appuie sur une argumentation dont la force, la subtilité et la finesse sont souvent inversement proportionnelles. Colas Duflo ✐ 1 Diderot, D., article « spinoziste » de l’Encyclopédie, in OEuvres, Robert Laffont, Bouquins, Paris, 1994, t. I, p. 484. 2 Leibniz, G. W., « Deuxième lettre de Leibniz à Clarke » (1715), cité par F. Salaün, in l’Ordre des moeurs, essai sur la place du

matérialisme dans la société française du 18e siècle (17341784), Kimé, Paris, 1996. 3 Dumont, J.-P., Les abdéritains, in les Écoles présocratiques, Gallimard, Paris, 1991, pp. 381-590. 4 Épicure, Lettres et Maximes, trad. M. Conche, PUF, Paris, 1987 ; Lucrèce, De la nature, trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, Paris, 1984, 2 vol. 5 Gassendi, Dissertations en forme de paradoxes contre les aristotéliciens, trad. B. Rochot, Vrin, Paris, 1959 ; Recherches métaphysiques, trad. B. Rochot, Vrin, Paris, 1962. 6 Hobbes, T., Léviathan, trad. Tricaud, Sirey, 1971 ; De la nature humaine, trad. d’Holbach, Vrin, Paris, 1971. 7 La Mettrie, OEuvres philosophiques, Fayard, Paris, 1987, 2 vol. 8 Helvétius, De l’esprit, Fayard, Paris, 1988 ; De l’homme, Fayard, Paris, 1989, 2 vol. 9 Diderot, D., OEuvres, Robert Laffont, Paris, 1994-1997, 5 vol. 10 D’Holbach, Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral, Hildesheim, Olms, 1966, 2 vol. 11 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique, trad. M. Husson, G. Badia, Éditions Sociales, Paris, 1972. 12 Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, Éditions Sociales, Paris, 1945. Voir-aussi : Bourdin, J. C., Les matérialistes au XVIIIe siècle, Payot, Petite Bibliothèque, Paris, 1996. ! ATHÉISME, ATOME, DUALISME, IDÉALISME, IMMATÉRIALISME, MARXISME, MATIÈRE, MONISME, NATURALISME PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Ensemble de doctrines ontologiques qui soutiennent que toutes les entités douées d’une existence objective sont ultimement des entités physiques qui peuvent ou pourraient, en principe, être décrites par les sciences physiques, et dont les interactions causales sont complètement gouvernées par des lois physico-chimiques. Le matérialisme, également appelé physicalisme, s’oppose ainsi explicitement à un dualisme de type cartésien 1. Les di-

verses formes de matérialisme se distinguent par leur conception du statut de l’esprit et des propriétés mentales au sein d’une ontologie matérialisme. Peut-on concilier le matérialisme avec la thèse qu’il existe des entités mentales et que celles-ci interagissent causalement entre elles et avec des entités physiques ? Matérialismes réductionnistes La théorie de l’identité des types ou de l’identité psychophysique, proposée par U.T. Place et J.J.C. Smart 2, apporte à cette question une réponse positive inspirée du modèle de la réduction interthéorique dans les sciences. La psychologie est conçue comme une théorie de haut niveau en principe réductible à une théorie physico-chimique des états et des processus cérébraux. Les types d’entités et de propriétés qu’elle postule sont identifiés à des types d’entités et de propriétés cérébrales. C’est cette identité qui est garante de l’existence objective des entités mentales et de leurs pouvoirs causaux. Le matérialisme éliminativiste partage avec la théorie de l’identité l’idée que, pour que le mental ait sa place au sein d’une ontologie matérialiste, il faut que la psychologie soit réductible à une théorie physique. En revanche, les éliminativistes doutent qu’une telle réduction puisse avoir lieu. Selon P. S. Churchland 3, nos catégories mentales sont issues de la psychologie ordinaire, conçue comme une théorie empirique proto-scientifique, obsolète et largement erronée. Ces catégories mentales ont peu de chance de pouvoir être mises en correspondance de manière systématique avec des propriétés et des catégories neurobiologiques. En conséquence, elles doivent être éliminées et remplacées par les catégories scientifiquement valides définies par les neurosciences, et les prétendues explications en termes mentaux, remplacées par des explications physiques. Matérialismes non réductionnistes Depuis les années 1970, de nombreux philosophes de l’esprit ont défendu l’idée que la compatibilité des explications mentalistes avec le matérialisme n’exige pas une réduction de la psychologie aux sciences physiques. Le monisme anomal proposé par D. Davidson 4 admet que chaque état ou chaque événement mental particulier est identique à un état ou à un événement physique particulier. Il considère toutefois qu’il n’y a des lois causales strictes qu’au niveau physique et que les explications psychologiques, qui opèrent dans un cadre fondamentalement normatif et holiste, sont irréductibles à des explications physiques. On a reproché à la doctrine anoma-

liste de conduire à l’épiphénoménisme. Si les propriétés mentales ne sont pas réductibles à des propriétés physiques, les états mentaux sont certes des causes en vertu de leur identité à des états physiques, et donc de leurs propriétés physiques, downloadModeText.vue.download 671 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 669 mais leurs propriétés mentales n’ont pas de pertinence causale ou explicative. Le fonctionnalisme, en particulier dans la version qu’en donnent J. Fodor 5 et H. Putnam 6, propose une autre forme de matérialisme non réductionniste. Il s’oppose au matérialisme réductionniste, au nom de la réalisabilité multiple des états mentaux. Il considère que ce qui définit les propriétés mentales et les types d’états mentaux n’est pas leur constitution physique mais leur rôle causal typique au sein d’un système cognitif. Il demeure néanmoins matérialiste en ce qu’il identifie chaque état mental particulier à un état physique particulier. La notion de survenance, développée notamment par J. Kim 7, a souvent été utilisée pour préciser la nature des liens de dépendance entre propriétés mentales et physiques, dans un cadre matérialiste non réductionniste. La thèse de survenance affirme que deux entités ou deux événements ne peuvent être en tous points semblables quant à leurs propriétés physiques, et néanmoins différer sur le plan de leurs propriétés mentales. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, GF, Paris, 1979. 2 Smart, J.J.C., « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, 68, 1959, pp. 141-156. 3 Churchland, P. S., Neurophilosophie, trad. sous la dir. de M. Siksou, PUF, Paris, 1999. 4 Davidson, D., Actions et événements, trad. P. Engel, PUF, Paris, 1993. 5 Fodor, J. A., Representations, Harvester Press, Brighton, 1981. 6 Putnam, H., « The Mental Life of Some Machines », in Mind, Language, and Reality : Philosophical Papers, Cambridge University Press, Cambridge, 1975, vol. II, pp. 408-428. 7 Kim, J., Supervenience and Mind, Cambridge University Press, Cambridge, 1993. Voir-aussi : Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris, 1993. Pinkas, D., la Matérialité de l’esprit, La Découverte, Paris, 1995.

! FONCTIONNALISME, NEUROSCIENCES, RÉDUCTION, SURVENANCE MATÉRIAU D’abord utilisé au pluriel : matières nécessaires à la construction (navire, machine, bâtiment, etc.). ESTHÉTIQUE Substance ou matière constituant la dimension concrète et physique de l’oeuvre d’art. Aristote distinguait la matière du matériau, ce dernier étant déjà « informé », spécifié. Longtemps cantonné à la sphère des matériaux « nobles » (bois, pierre, bronze, marbre, matériaux précieux), le matériau de l’art se confond aujourd’hui avec l’ensemble des matériaux, naturels ou artificiels, nommables ou innommables, que la nature, l’industrie et la vie urbaine mettent à la disposition de l’artiste. Dès 1920, le Bauhaus développe, avec Itten puis Mirkin, une culture des matériaux ; chaque atelier de l’école sera placé sous l’égide d’un matériau 1. Le terme a aujourd’hui pour corrélat la notion d’« immatériaux », élaborée par Lyotard pour désigner les matériaux des nouvelles technologies ; « Matériau : ce sur quoi s’inscrit un message : son support. Il résiste. Il faut savoir le prendre, le vaincre » 2. Le matériau n’est plus réduit à sa seule dimension physique. Les avant-gardes contemporaines l’ont redéfini, y incluant les nouveaux matériaux (béton, plastiques), des éléments abstraits (concepts, définitions, langage, temps, vitesse, etc.) et d’ordre sociologique ou scientifique (statistiques, archives, information, etc.) 3. Les transformations de l’idée de matière ont une action en retour sur la notion de matériau, qui cesse d’être pensé de manière statique mais sur le fond du continuum espace / temps et envisagé sur un mode énergétique. « Pour l’artisan, écrit E. Manzini, le matériau n’est pas une catégorie abstraite, mais bien cette pièce particulière qu’il a entre les mains. Pour la machine, et pour l’ingénieur qui en a conçu le fonctionnement, le matériau est seulement un ensemble de propriétés contrôlées. »4 Il se produit une intellectualisation de la notion de matériau ; celui-ci s’invente, se donne comme un continuum de possibilités. Manzini distingue les (anciens) matériaux à complexité « subie », les matériaux à complexité « contrôlée », les (nouveaux) matériaux à

complexité « gérée », la capacité de manipulation s’insinuant de plus en plus finement dans la structure de la matière. Florence de Mèredieu ✐ 1 Bauhaus, 1919-1969, Musée national d’art moderne, Paris, 1969. 2 Lyotard, J.-F., les Immatériaux, Centre Georges-Pompidou / CCI, Paris, 1985. 3 Mèredieu, F. de, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Larousse, Paris, 1999. 4 Manzini, E., la Matière de l’invention, Centre Georges-Pompidou / CCI, Paris, 1989. ! CONTEMPORAIN (ART), IMMATÉRIEL, SCULPTURE MATHÉMATIQUES Du grec mathéma, « science ». Dans leur maturation, les disciplines mathématiques (arithmétique, géométrie, analyse, etc.) ont la forme de théories déductives, où les principes ou axiomes sont explicitement énoncés et distingués des propositions démontrées à partir d’eux : les théorèmes. Toute définition des sciences mathématiques ou de ce qui les réunit semble vouée à l’échec. Ce qui les constitue n’a cessé d’évoluer au cours des siècles sans jamais atteindre un état stable ; elles ont vu se modifier en permanence les frontières des domaines où s’exerce leur souveraineté. Ainsi dira-t-on qu’elles peuvent être science du nombre et de l’étendue, à moins que ce ne soit de la quantité et de l’ordre, ou encore de l’espace et du mouvement, ou bien des caractères et des relations. GÉNÉR. Ensemble de disciplines où s’illustre mieux que dans toute autre science le concept de démonstration. Il n’y a de démonstration, au sens propre, que mathématique (ou logique). Les mathématiques n’ont pas toujours eu et n’ont pas partout aujourd’hui la forme correspondant à la définition que nous en avons donnée. En Mésopotamie et en Égypte, quelques millénaires avant J.-C., les mathématiques ont essentiellement consisté en calculs investis en divers aspects de l’expérience quotidienne : prêts à intérêts, échanges de biens à valeur égale, partages et héritages, travaux d’irrigation, de fondations et terrassements, prévision de volumes, évaluation de la pente de plans inclinés, etc. L’idée de justifier un calcul ou de démontrer un résultat n’apparaît qu’avec les mathématiciens grecs. Ainsi, Pythagore démontra la relation, connue antérieurement, qui porte son nom : dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés de l’angle droit. De même, Pythagore démontra l’irrationalité

du rapport R de la diagonale au côté de carré égal à 1, dont les Babyloniens connaissaient une mesure approchée. Il s’agit là de la première démonstration par l’absurde : pour prouver downloadModeText.vue.download 672 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 670 l’irrationalité de R, on suppose qu’il est rationnel, c’est-à-dire peut s’écrire comme un rapport de deux entiers, et on montre que cette supposition conduit à des contradictions. À l’arithmétique et à la géométrie des Anciens se sont ajoutées au cours des siècles l’algèbre ou théorie des équations polynomiales, l’analyse ou théorie des fonctions, le calcul infinitésimal et le calcul intégral, les équations différentielles, l’étude de la théorie des nombres par les outils de l’analyse (théorie analytique des nombres) ou par les moyens de l’algèbre (théorie algébrique des nombres), les structures algébriques comme celle de groupe, anneau, corps, etc., la topologie ou étude d’espaces géométriques non nécessairement munis d’une métrique, l’analyse fonctionnelle, la géométrie algébrique, le calcul formel, etc. L’arbre des mathématiques ne cesse de grossir de branches nouvelles. La philosophie et la constitution de la logique jouèrent un rôle capital dans l’orientation théorique des mathématiques grecques, sur la base desquelles se sont développées les mathématiques arabes et nos mathématiques occidentales. Les mathématiciens étaient alors souvent des philosophes ou travaillaient dans le cadre d’écoles dirigées par des philosophes, comme celle des Éléates, celle des sophistes, l’Académie de Platon ou le Lycée d’Aristote. On y discutait des procédures de l’argumentation et des pièges de la rhétorique, on y éprouvait les techniques de la dialectique, ou art de défendre une thèse, en attaquant une ou plusieurs thèses opposées, on y analysait des paradoxes comme ceux de Zénon d’Élée, on montait et démontait des sophismes, on prenait exemple sur des raisonnements mathématiques, bref on cherchait à mettre en évidence les ressorts de la rectitude des arguments et les sources possibles de confusions ou d’absurdités. Platon (dans son dialogue l’Euthydème) accuse l’ambiguïté sémantique

que les sophistes manipulent trop habilement. Aristote commence sa carrière de logicien en dressant dans les Réfutations sophistiques un répertoire des vices de forme exploités par les sophistes pour acculer leurs adversaires à se contredire. Puis il établit les règles du raisonnement dialectique, fondé sur des prémisses probables (Topiques), celles du raisonnement formellement valide où la conclusion suit nécessairement des prémisses (Premiers Analytiques), enfin celles du raisonnement scientifique, ou démonstration, qui est un raisonnement formellement valide fondé sur des prémisses nécessairement vraies (Seconds Analytiques). Au total, Aristote donne les règles d’un discours tel que par sa forme même il interdit à l’interlocuteur d’en refuser le contenu et emporte donc nécessairement l’adhésion. La démonstration mathématique n’a pas un but différent. Le premier traité mathématique en notre possession, les Éléments d’Euclide d’Alexandrie, porte, dans sa composition même, la marque de l’influence de Platon et d’Aristote dont Euclide suivit l’enseignement avant de s’établir à Alexandrie. Certains commentateurs poussent même assez loin le parallèle entre la théorie de la démonstration d’Aristote et l’organisation logique des Éléments, avec exposé liminaire des principes premiers : définitions, postulats et notions communes ou axiomes et distinction explicite entre principes et théorèmes. Les Éléments sont restés le modèle de toute mathématique rigoureuse jusqu’au XIXe s., où mathématiciens et logiciens ont conjugué leurs efforts pour réactualiser l’idéal euclidien, compte tenu de l’analyse, par les nouveaux moyens de la logique mathématique, de l’idée même de démonstration. ▶ Que les mathématiques soient une science démonstrative ne signifie pas que toute l’activité du mathématicien se réduise à chercher à démontrer ou réfuter des conjectures. Tout un travail préalable est nécessaire, fait de culture et de mémoire, de flair dans l’orientation de la recherche, de sagacité dans l’analyse des situations, de bonheur dans la localisation des difficultés, de précision dans la formulation des problèmes, de discernement dans les essais de solution et d’autres qualités encore, le tout réuni sous le terme commode et plurivoque d’« intuition ». On ne laissera pas croire non plus que la démonstration mathématique soit purement et simplement une déduction logique. Elle est plus. Ce que le grand mathématicien, Henri Poincaré (1854-1912) disait très

bien : « En mathématiques la rigueur [logique] n’est pas tout, mais sans elle il n’y a rien. » 1. Hourya Sinaceur ✐ 1 Poincaré, H., « L’avenir des mathématiques », Atti del IV Congresso Internazionale dei Mathematici, Academia dei Lincei, Roma, p. 171. ! DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, INTUITION MATHÉMATIQUES Avec l’épanouissement de la philosophie hellénistique, on dispose d’une conception assez précise de ce qui constitue les sciences mathématiques : l’arithmétique ou science des nombres entiers, avec son domaine jumeau et sensible, l’harmonie musicale ; la géométrie ou science des figures régulières et son expression céleste l’astronomie. Ce cadre général fourni par les pythagoriciens n’empêchera pas les oppositions de doctrines philosophiques quant à la nature des choses et des énoncés mathématiques, entre l’idéalité platonicienne qui défend un monde supérieur et immatériel vers lequel les mathématiques serviraient d’intermédiaires et l’abstraction aristotélicienne qui suggère de tirer, à partir des objets sensibles et matériels, les concepts libérés de l’irrégularité, mais aussi sans possibilité d’existence séparée, la distance est grande. Quoiqu’il en soit, d’Euclide à Apollonius ou Archimède, l’édifice imposant d’une science solidement adossée à la logique et à valeur universelle est édifiée et léguée aux héritiers. Toute leur histoire le montre : bien qu’elles se doivent d’être non empiriques mais essentiellement rationnelles, les sciences mathématiques parcourent avec beaucoup d’assiduité les chemins qui leur sont suggérés ou indiqués par le monde matériel, l’expérience sensible ou l’enquête phénoménale. La puissance d’action des mathématiques, notamment lorsqu’elles sont associées aux sciences de la nature en a fait le « langage dans lequel se laisse interpréter le livre de

l’univers » pour paraphraser Galilée. Cette tendance, entraperçue dans l’Antiquité, s’épanouit à l’âge classique pour triompher depuis lors. D’un autre côté, la valeur purement méthodologique de ces sciences n’a cessé de séduire les philosophes mathématiciens ; avec Descartes, on assiste à leur promotion comme mathesis universalis, creuset de la méthode pour bien conduire son esprit et manifestation de sa validité. Cette promotion a un prix : le concept paradoxal d’infini doit être banni des mathématiques. Ce décret d’exil ne peut pourtant rien contre l’installation générale de l’infini dans cette science, à downloadModeText.vue.download 673 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 671 telle enseigne que la mathématique supérieure est, depuis le XVIIIe s., la science de l’infini, des limites et du continu. La tendance principale qui permettrait de dire ce que sont les mathématiques aujourd’hui est de nature logicienne : devant les crises (géométries non-euclidiennes, crise des fondements etc.) il a fallu reconsidérer les bases de l’édifice et, au travers la théorie des ensembles, c’est sur le socle d’une axiomatique formelle que les mathématiciens du début du XXe s. ont envisagé la nature de leur savoir. Cette unification de la source n’empêche pas – au contraire – la multiplication des branches et des domaines divers qui constituent les mathématiques : probabilités, statistiques, topologie générale, mesure... En 1868, le Jahrbuch über die forschritte der Mathématik proposait une classification des mathématiques en trente huit sous catégories ; la Mathematical review en dénombrait trois mille quatre cents en 1979. Vincent Jullien ! FORMALISME, INTUITIONNISME, LOGIQUE MATHÉMATISATION Mot apparu à la fin du XIXe s. MATHÉMATIQUES Démarche faisant largement appel aux algorithmes

du calcul différentiel et intégral, dont l’objet consiste à reconstruire les phénomènes de la nature à l’intérieur du domaine de l’intelligibilité mathématique, de telle sorte que ces phénomènes se trouvent soumis à des lois quantitatives exploitables et, donc, susceptibles d’assurer la prévision et, par là même, l’emprise de la raison mathématique sur les phénomènes de la nature. Ce n’est pas tout ; mathématiser tel ou tel phénomène naturel, cela veut dire aussi présenter sous une forme ordonnée l’ensemble des théorèmes, propositions et résultats que l’on est parvenu à établir. Par cette organisation déductive, chaque proposition étant obtenue à partir des précédentes, une classification et une investigation méthodique des propriétés fondamentales des divers phénomènes deviennent possibles, tandis que toutes les ressources des connaissances mathématiques de l’époque peuvent être mises en oeuvre. Dans cette perspective, le premier exemple totalement abouti de l’idéal déductif du processus de la mathématisation et, corrélativement, de la constitution d’une physique mathématique est réalisé par la Mécanique analytique de Lagrange, ouvrage publié à Paris, en 1788. Michel Blay MATHESIS Du grec mathesis, « action d’apprendre ». GÉNÉR., MATHÉMATIQUES Science en général ou, en un sens plus restrictif, les mathématiques, ou encore validation du rapport singulier et optimal qui, sous la juridiction de la logique, lie justement les mathématiques à la connaissance certaine. Bien qu’ayant, dans l’Antiquité, reçu une extension maximale puisque la mathesis était alors expression de la science par excellence, le terme a par la suite subi une sorte de contraction pour ne plus signifier, chez les scolastiques tardifs, que « la science de la quantité » (Piccolomini, Pereira, par exemple1), c’est-à-dire une partie seulement de la science mathématique. Descartes restaure en la modifiant l’ampleur du concept, dans les Regulae notamment où elle est le modèle de toute certitude, fondée sur l’évidence de l’intuition : la mathesis étend son empire sur tout ce qu’il est possible de connaître,

mais en même temps rehausse le rôle qu’y jouent les mathématiques qui sont le creuset et le modèle de cette méthode partout féconde. Leibniz, associant au terme de mathesis, le qualificatif d’universalis, dissocie la connaissance certaine du joug de l’intuition : elle est alors la lingua characteristica universalis, calcul général des concepts, développement de la pensée symbolique qui, loin de la représentation, ne reconnaît plus qu’un seul tribunal de la vérité des propositions, celui de la logique, de la non-contradiction 2. Vincent Jullien ✐ 1 Piccolomini, Commentarium de certitudine mathematicorum, 1547. 2 Leibniz, G. W., Mathematische Schriften, VII, Gerhardt, LondresBerlin, 1850. MATIÈRE Du latin materia et materies (de mater, « mère »), désignant originellement le bois de construction. En grec : hulé. Jusqu’à Aristote, la notion de matière (hule) n’est pas conceptualisée. On note cependant, chez les Milésiens, la référence à une « nature » fondamentale – l’eau ou l’air, par exemple – et le terme « élément » (stoikheion) semble déjà attesté 1. Avec les atomistes, la notion de « corps » (somata) 2 désigne les composants de base de l’univers qui s’organisent en vertu d’une nécessité de type causal 3. Les principes premiers de l’atomisme, les atomes et le vide, ne sont pas appréhendés par les sens, mais par la raison 4. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Initialement, élément naturel destiné à être informé par l’artifice humain. Son étymologie la désigne plus généralement comme le fond indifférencié, le réceptacle, par référence à la mère. Elle est atteinte par une opération de l’esprit et correspond à ce qui subsisterait abstraction faite des qualités qui particularisent une chose. Cette spécificité peut conduire à la considérer comme un concept pure-

ment négatif. La nécessité interne dont elle est le siège – qu’elle soit synonyme d’organisation ou, au contraire, de désordre – incite pourtant à la faire figurer parmi les causes ou, même, parmi les principes. Elle interdit, en outre, d’assimiler la matière à un simple matériau passif, dénué de toute forme d’effectivité ou, au moins, de résistance à l’information. Platon utilise le terme de khora afin de désigner la nature qui reçoit tous les corps. La khora est, dans la cosmologie platonicienne, la nourrice, le porte-empreinte de toutes choses 5, l’emplacement du devenir phénoménal. Elle est le siège de la nécessité, cause errante bien différente de la nécessité atomistique, sorte d’agitation des éléments de nature mécanique avec laquelle le démiurge devra composer 6. Troisième genre d’être, distinct du modèle intelligible et de sa copie sensible 7, la khora est ce qui permet de distinguer la chose sensible de sa forme intelligible, elle est pourtant elle-même invisible 8, et ne peut être atteinte que par un raisonnement bâtard. Notion abstraite, la khora platonicienne, plus qu’elle ne préfigure downloadModeText.vue.download 674 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 672 la matière selon Aristote, annonce, par certains aspects, la conception de la matière développée par Plotin. Avec Aristote, le mot grec de « matière » (hule) cesse de désigner seulement le « bois » ou le « matériau de construction », et accède au statut de concept et principe philosophique : « J’appelle matière le premier “substrat” (hupokeimenon) de chaque chose, d’où une chose advient et qui lui appartient de façon immanente et non par accident. » 9. Les êtres sensibles sont des composés de matière et de forme, mais la matière est le substrat du changement ; elle-même privée de forme, elle contient la forme en puissance, comme une mère. La « matière première » (prote hule) 10, materia prima pour les scolastiques 11, est absolument indéterminée 12 et donc corps seulement en puissance. Elle est, en ce sens, inconnaissable par soi 13 et toujours appréhendée relativement à une forme 14. La nécessité est présente dans la matière qui

participe à la finalité de la chose, une scie par exemple doit être en fer 15, non en laine. Aristote considère, outre la matière sensible, une matière intelligible qui correspond à l’extension des figures géométriques 16 et au genre en tant que matière des différences spécifiques 17. Le logos, ou Dieu, et la matière, ou substance sans qualité, constituent, pour les stoïciens, les deux principes inengendrés du tout. Dieu, principe actif, même s’il est assimilé à un artisan selon certains témoignages 18, est répandu dans la matière, principe passif, qu’il informe 19. Plotin semble faire le partage entre matière intelligible 20 et matière sensible. Cette dernière, qu’il nomme l’« altérité en soi » (autoheterotes) 21, constitue l’antithèse de l’Un. Outre une dimension cosmologique, elle revêt une dimension éthique ; de fait, elle est explicitement assimilée au mal 22. Annie Hourcade ✐ 1 Diogène Laërce, II, 1. 2 Ibid., IX, 30-33. 3 Leucippe, B 2 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 4 Démocrite, B 11, ibid. 5 Platon, Timée, 49 a-50 d et suiv. 6 Ibid., 48 a. 7 Ibid., 48 e. 8 Ibid., 51 a. 9 Aristote, Physique, I, 9, 192 a 31.b. 10 Aristote, Métaphysique, V, 4, 1015 a 7. 11 D’Aquin, Th., (saint), Somme théologique, I, qu. 7, art. 2. 12 Aristote, Métaphysique, VII, 11, 1037 a 29. 13 Ibid., VII, 10, 1036 a 9. 14 Aristote, Physique, II, 2, 194 b 8.

15 Ibid., II, 9, 200 a 10. 16 Aristote, Métaphysique, VII, 10, 1036 a 12. 17 Ibid., V, 6, 1016 a 28 (par exemple). 18 Long, A.A. & Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 44 E, t. II, pp. 243-244. 19 Diogène Laërce, VII, 134. 20 Plotin, Ennéades, II, 4. 21 Ibid., II, 4, 13, 16-20. 22 Ibid., I, 8, 7. Voir-aussi : Diano, C., « Il problema della materia in Platone : la chora del Timeo », Giornale Critico della Filosofia Italiana, no 49, 1970, pp. 321-335. Happ, H., Hyle Studien zum aristotelischen Materie-Begriff, De Gruyter, Berlin, New York, 1971. McMullin, E. (éd.), The Concept of Matter in Greek and Medieval Philosophy, Notre Dame, Indiana, pp. 25-36. Narbonne, J.-M., Plotin, les deux matières [Ennéade II, 4, (12)], Vrin, Paris, 1993. O’Brien D., « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », Phronesis, 1999, 44 (1), pp. 45-71. ! FORME, HYLÉMORPHISME, MAL, MATÉRIALISME, NÉCESSITÉ, NON-ÊTRE PHYSIQUE Ensemble des états denses et stabilisés de l’énergie : la matérialité est une résistance. Caractérisée par sa masse et par son impénétrabilité, la matière classique (étendue) est relativisée par le concept d’énergie : elle s’organise à chaque échelle en un système de structures et d’opérations intéressant la microphysique, la chimie et la physique des matériaux. L’idée d’une matière prime, fondamentalement indéterminée et polymorphe, est étrangère à Aristote, qui pense des compositions de matières et de formes à tous les niveaux. C’est pourtant cette substance universelle qui s’impose en phy-

sique classique sous la forme de l’étendue (matière inerte, impénétrable, homogène et divisible). Ce substrat est désubstantialisé et redéployé par les progrès de la science 1. En microphysique, l’opposition matière-force s’efface au profit de la théorie des champs avec singularité. La relativité restreinte impose de penser la variabilité de la masse et sa convertibilité énergétique (E = mc2). La relativité générale intègre la matière aux structures de l’espace-temps 2. En chimie, bien que la conservation des masses soit respectée, l’hétérogénéité des éléments, l’importance des configurations, des compositions et des transformations potentielles remplace l’unité et la simplicité de la matière par une systématicité rationnelle fondée sur la théorie atomique 3. La complexité et la nouveauté du domaine de la matérialité périment la plupart des « matérialismes »4 : on découvre de nouveaux éléments ; un élément recouvre des molécules différentes ; la somme des propriétés moléculaires n’explique pas les propriétés d’un matériau. La réélaboration épistémologique passe donc par l’étude des phases de la matière (par exemple, l’état métastable des solutions sursaturées 5) et des relations entre structure, propriété et application des matériaux en fonction de leur résistance. La physique des matériaux analyse ainsi le « sable » à travers les multiples états du silicium (monocristallin, polycristallin fondu ou frite, amorphe) qui génèrent la viscosité du verre comme la semiconductance de la fibre optique 6. La morphogénèse de la matière inorganique, organique ou organisée, doit être comprise comme transduction (modulation d’une énergie par une structure). Vincent Bontems ✐ 1 Bachelard, G., le Matérialisme rationnel, Vrin, Paris, 1972.

2 Weyl, H., Temps, Espace, Matière, Blanchard, Paris, 1922. 3 Heisenberg, W., Physique et Philosophie, Albin Michel, Paris, 1971. 4 Dagognet, F., Rematérialiser, Vrin, Paris, 1985. 5 Simondon, G., l’Individu et sa genèse physique-biologique, Millon, Paris, 1995, p. 72. 6 Noël, E., la Matière aujourd’hui, Seuil, Paris, 1981, p. 209. ! ÉPISTÉMOLOGIE, NATURE downloadModeText.vue.download 675 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 673 MÉCANIQUE Du latin mecanica, et du grec mékhané, pour « machine ». PHILOS. SCIENCES Science du mouvement et des forces motrices et de leurs effets dans les machines. La mécanique, telle que la conçoit Archimède, est d’abord une théorie des machines simples (levier, poulie, etc.). La partie de la mécanique qui considère les corps et les forces motrices dans un état d’équilibre s’appelle la statique, celle qui considère les corps en mouvement s’appelle à proprement parler la mécanique, que l’on divise parfois en cinématique, ou phoronomie (étude du mouvement où l’on considère l’impulsion comme cause motrice et où l’on mesure la force d’un corps en mouvement par sa quantité de mouvement, c’est-à-dire par le produit de la masse par la vitesse), et en dynamique (mathématisation par le calcul différentiel de l’étude du mouvement, où l’on considère, à côté de l’impulsion, d’autres types de causes motrices, comme les forces centrales, accélératrices, retardatrices, etc.). Si les Anciens ont surtout cultivé la mécanique par rapport à la statique, ce sont les savants des XVIIe et XVIIIe s. qui en ont fait une science nouvelle (mécanique rationnelle, dynamique, mécanique céleste et mécanique analytique) par la mathématisation de l’étude du mouvement. On réduit généralement à trois les principes de la mécanique : le principe d’inertie ; le principe de la

composition des forces ou des mouvements ; et, enfin, le principe de l’équilibre. On doit à Stevin (1548-1620) le principe de la composition des forces ; à Galilée la loi de la chute des graves 1 ; à Descartes la première formulation du principe d’inertie ; à Huygens, Wren et Wallis, les lois de la percussion ; à Huygens toujours, la loi des forces centrifuges 2 ; à Newton, la généralisation de cette loi aux cas des forces centripètes et des forces centrales, et la construction d’un système du monde unifié par la théorie de l’attraction universelle (selon laquelle la force attractive est inversement proportionnelle au carré de la distance d’un corps céleste au Soleil 3 ; Newton énonce également les trois axiomes ou lois du mouvement : le principe d’inertie, la loi de la force imprimée et la loi de l’égalité de l’action et de la réaction) ; à Leibniz l’invention du calcul différentiel, c’est-à-dire d’un algorithme qui sera un outil précieux de la dynamique, autrement dit d’une manière nouvelle de traiter les problèmes de la mécanique par l’application du calcul différentiel 4 ; à Varignon la transcription de la théorie newtonienne dans les termes du calcul différentiel 5 ; aux Bernoulli, à Clairaut, à Euler et à d’Alembert la théorie de la dynamique ; enfin, à Lagrange et à Laplace la codification de la dynamique en une mécanique analytique et en une mécanique céleste. Les investigations de recherches dans la corrélation de la matière et de la lumière et dans la structure de la matière ont fait apparaître, au début du XXe s., des conceptions tout à fait nouvelles de la mécanique sous les noms de mécanique ondulatoire, mécanique quantique et mécanique statistique. Véronique Le Ru ✐ 1 Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Armand Colin, Paris, 1968 ; Koyré, A., Études galiléennes, Gallimard, Paris, 1949. 2 Yoder, J. G., Unrolling Time. Christiaan Huygens and the Mathematization of Nature, Cambridge, 1988. 3 Koyré, A., Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968 ; Gandt, F., Force and Geometry in Newton’s Principia, Princeton, 1995. 4 Parmentier, M., Naissance du calcul différentiel, introd., trad. et notes de 26 articles de Leibniz parus dans les Acta Erudito-

rum, Vrin, Paris, 1986. 5 Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique, PUF, Paris, 1992. Voir-aussi : Dugas, R., Histoire de la mécanique, J. Gabay, Sceaux, 1996. Mach, E., la Mécanique, trad. E. Bertrand, Hermann, Paris, 1904. Truesdell, C. A., Essays in the History of Mechanics, Berlin, 1968. ! ANALYSE, CALCUL, DYNAMIQUE, FORCE, MACHINE, MOUVEMENT MÉCANISME GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES Système métaphysique qui vise à expliquer l’Univers uniquement par des causes matérielles et des causes efficientes ou mécaniques. Le mécanisme s’est d’abord confondu avec l’atomisme présocratique. Pour Leucippe comme pour Démocrite, la genèse des choses et des mondes se produit exclusivement par hasard et nécessité. Tout est entièrement déterminé par le processus mécanique des chocs, entrelacements, combinaisons et divisions dans lesquels entrent les atomes en fonction de leurs dimensions, de leur position, de leur mouvement et de la direction de celui-ci. Toutes les qualités et tous les phénomènes de l’univers reconduisent à des déplacements dans le vide de la matière atomique. Épicure puis Lucrèce reprendront les principes généraux du mécanisme ancien. Mais c’est surtout aux XVIIe et XVIIIe s. que le mécanisme connaît un essor considérable, en raison de l’émergence d’une physique nouvelle dont il est en quelque sorte l’enveloppe métaphysique. La physique nouvelle rompt avec la conception de la causalité de la physique traditionnelle héritée d’Aristote, pour qui la connaissance de la nature d’une chose impliquait la connaissance de quatre causes. Par exemple, pour connaître la nature de la statue d’Apollon, il faut dire que la cause matérielle est le bloc d’airain, que la cause formelle est l’essence

d’Apollon, que la cause efficiente est le sculpteur et que la cause finale est le Beau. Dans cette conception, la cause finale domine et intègre les trois autres types de causes. À ces quatre causes, la physique nouvelle substitue la mention d’un seul et même type de cause, la cause efficiente, ou mécanique, qui est telle que, lorsqu’elle est posée, l’effet s’ensuit et, inversement, lorsqu’elle est ôtée, l’effet est ôté. Si le terme de mécanisme apparaît dans la langue française au XVIIIe s., son sens est en voie de constitution depuis Galilée, savant qui marque historiquement une nouvelle manière de penser la physique à partir des machines 1. Son Discours sur deux sciences nouvelles (1638) rend compte de cette exigence : la première science nouvelle dont il traite est la résistance des matériaux ; la seconde est la mécanique. Cependant, traditionnellement, mécanisme et finalité sont deux concepts fondamentaux pour aborder le problème de l’organisation du monde et du vivant (c’est-à-dire ce que recouvre le terme grec de phusis), parce qu’ils impliquent les deux méthodes de recherches par les causes efficientes et par les causes finales, qu’utilisent les philosophes et les savants. La finalité se présente ainsi comme l’envers d’un degré déterminé du développement du mécanisme, comme une interprétation régulatrice, unificatrice et heuristique du déploiement des causes mécaniques. Au XVIIe s., l’alliance downloadModeText.vue.download 676 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 674 des deux méthodes de recherches est explicitement rompue par Descartes, qui proscrit de la philosophie la méthode de recherches par les causes finales 2. Descartes entend réduire la matière à l’étendue (ce qui la rend divisible à l’infini et ce qui exclut les atomes et le vide) et réduire la science de la vie à la science de la matière par sa conception de l’animal-machine ou, plutôt, du corps-machine. Le corps vivant, y compris le corps humain, est à concevoir comme une machine, il est déterminé par sa structure (la configuration de membres) et par sa fonction (la disposition des organes). Seul l’homme a un statut exceptionnel dans l’ordre du vivant, puisqu’il est l’union d’une âme et d’un corps (les animaux et, a fortiori, les plantes n’ont pas d’âme). Toutefois des difficultés surgissent du mécanisme cartésien, quand il s’agit de penser ce qui fait l’unité d’un corps, l’unité d’un animal et même l’unité d’un homme. Leibniz a bien aperçu ces difficultés, et considère que Descartes est victime d’une illusion quand il croit penser un mécanisme indépendamment du sens unitaire que seule la

finalité peut lui donner 3. Il prône la conciliation des deux voies par les finales et par les efficientes pour expliquer la nature. Leibniz est persuadé que le mécanisme ne suffit pas à conférer une unité à la nature ni même à un être vivant. Il faut joindre au concept de corps le concept de substance dotée d’une unité interne d’action pour pouvoir penser « un » être, il faut joindre au concept de machine le concept d’organisme pour pouvoir penser « un » être vivant, car tout ce qui n’est pas véritablement « un » être n’est pas véritablement un « être ». Or, l’unique recherche des causes efficientes ne permet pas d’accéder à la connaissance de l’unité d’un être ni, a fortiori, du monde. Pour fonder cette unité, il est nécessaire de rechercher les causes finales des phénomènes de la nature, c’est-à-dire de poser que l’ordre et la simplicité des voies de la nature reflètent Dieu. Cependant cette recherche n’est pas opposée, mais plutôt complémentaire au mécanisme, puisque, selon la formule de Voltaire, c’est à l’horloge qu’on reconnaît l’horloger. Mais une autre tendance s’affirme dans la communauté des savants du XVIIIe s., c’est celle qui est résolument antimétaphysique, tendance défendue notamment par d’Alembert, pour qui les concepts scientifiques n’ont pas besoin de fondements métaphysiques pour être légitimes, leur caractère opératoire suffisant à les attester. Cette perspective tend à rendre périmé le débat entre mécanisme et finalité, ou du moins à le penser en de nouveaux termes, comme le proposent en particulier Buffon, Diderot et les médecins de l’école de Montpellier, qui cherchent à réfléchir sur l’articulation du matérialisme et du vitalisme. Par la suite, Kant, en comparant le rapport des parties au tout dans une montre et dans un être organisé, soulève le problème de la finalité et de la force formatrice du vivant 4. D’une certaine manière, les biologistes contemporains, quand ils discutent du réductionnisme, remettent l’ouvrage sur le métier. Cette récurrence du débat entre mécanisme et finalité montre qu’il est issu d’une double histoire : celle de la mécanique et celle des sciences de la vie. Cette double histoire met en évidence les limites du mécanisme pour expliquer la nature (les lois de la nature ne sont pas que des lois mécaniques, comme l’attestent dès le XVIIIe s. les phénomènes électriques et magnétiques), et, au sein de la nature, la vie (les progrès des sciences de la vie, dès le XVIIIe s., conduisent à refuser l’assimilation des phénomènes vitaux à des mécanismes d’horlogerie). Cependant, l’acquis majeur du mécanisme est d’ordre critique ; il consiste à rejeter, à cause de son caractère arbitraire et dogmatique, l’affirmation d’une finalité objective universelle qui, pourtant, est au fondement de toute théologie naturelle. Véronique Le Ru ✐ 1 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, introd., trad. et notes de M. Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970 ;

Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Armand Colin, Paris, 1968. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 28, II, 4 ; le Monde, l’Homme, in OEuvres (vol. IX et XI) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974. 3 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld, Vrin, Paris, 1984. 4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 65, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1984. Voir-aussi : Brun, J., Les Présocratiques, PUF, Paris, 1968. Ehrard, J., L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, SEVPEN, Paris, 1963. Monod, J., Le hasard et la nécessité, Seuil, Paris, 1970. ! FINALITÉ, MACHINE, MÉCANIQUE, MÉTAPHYSIQUE, NATURE, RÉDUCTIONNISTE, VIE MÉDECINE Du latin medicina, « art de guérir », « remède, potion ». Ce terme est la substantivation de mederi, « soigner, donner des soins à ». BIOLOGIE, MORALE Jonction d’un savoir et d’une pratique dont l’horizon commun est l’abolition de sa propre forme dans la guérison d’un patient. Si elle tire sa légitimité de la nécessaire réponse à apporter à la souffrance des hommes engendrée par la maladie, la médecine tend de plus en plus à fonctionner selon ses propres normes, dans une logique qui n’est plus celle de l’individu, mais d’une efficacité médicale autonome. Il faut noter, tout d’abord, que la médecine est apparue comme un savoir des désordres corporels, induisant un discours rationnel que l’on peut tenir à un homme malade ou que l’on peut communiquer à un tiers avec la période hippocratique. G. Canguilhem note que cette médecine est contemporaine des premières recherches scientifiques et philosophiques 1. C’est que la maladie n’est pas toujours l’objet d’un savoir médical, mais peut relever d’un discours mythologique ou religieux, l’identifiant à un fléau ou à une punition 2. Or, la constitution de la médecine comme savoir, qui s’effectue dans les Aphorismes d’Hippocrate, est porteuse d’une dissymétrie fondamentale entre le médecin et le patient. Le secret médical, réputé comme la clé de l’éthique médicale

depuis Hippocrate, n’est rien d’autre que la reconnaissance de cette dissymétrie. La pratique médicale, en reliant un soignant à un souffrant, apparaît comme un art clinique dont la caractéristique est la disproportion qui existe entre un sujet supposé savoir, le médecin, et un sujet supposé ignorer, le patient, dont la souffrance (comme l’atteste l’étymologie de « patient », patior) provient, pour une part, du mal organique qui l’affecte et qui l’amoindrit en induisant une menace morbide sur sa propre vie tout autant qu’une angoisse de disparition, et, pour une autre part, de l’ignorance de la cause réelle de son mal. La médecine est une institution sociale dont le sens provient d’une volonté de lutte contre une telle dissymétrie. L’inégalité de condition entre le médecin bien downloadModeText.vue.download 677 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 675 portant et le patient souffrant est à l’origine d’une inégalité de statut entre un pouvoir qui se formule dans une certaine relation entre le savoir médical et la pratique médicale, et une ignorance affectée d’angoisse qui caractérise la situation du patient. Seulement, cette dissymétrie doit pouvoir se résorber dans l’acte de guérison. En droit, le médecin n’apparaît que pour disparaître au profit d’une santé qui est moins retrouvée que restituée, dans la mesure où il n’y a pas, à proprement parler, retour à un état de santé antérieur à la maladie, mais réorganisation d’un nouvel état de santé qui tient compte, jusqu’à un certain point, de l’événement de la maladie. La médecine est, donc, dans sa dimension clinique, une institution sociale précaire, fondée sur un pacte de confiance qui « engage l’un à l’égard de l’autre tel patient avec tel médecin » 3, dans les limites d’une éthique dont la clé reste, pour le patient, la confiance envers le médecin et, pour le médecin, le soulagement de celui qui souffre. L’utopie de la médecine reste ainsi l’égalisation progressive des conditions biologiques des hommes en vue d’une meilleure égalité entre eux. Seulement, cette utopie, supportée par la dimension pratique de la médecine, est débordée par l’essor du savoir médical, qui ne se contente pas de servir d’instrument dans les mains d’un praticien, mais qui impose sa propre définition de la médecine. C’est que le savoir médical devient autonome visà-vis des individus dont il se préoccupe et de l’art médical lui-même, conçu du moins sur son versant clinique. Le temps

du savoir médical n’est plus ajusté à la temporalité d’une pratique médicale conçue comme clinique. Dans la médecine clinique, le temps de la médecine se confond avec celui d’une existence. La maladie instaure un avant et un après dans une existence, et toute la raison d’être de la médecine vient de sa capacité technique et humaine à rendre réversible un processus en apparence irréversible, à définir le temps d’une existence en l’extrayant du temps de la maladie. Dans la médecine prédictive, le temps de la médecine n’est plus celui d’une existence. Le savoir médical produit son propre critère de la durée en cessant de se référer à un individu réel, situé dans des logiques d’actions, pour se rapporter à un individu virtuel défini non par la certitude de la venue d’une maladie qui ébranle le cours d’une existence, mais par la probabilité d’apparition d’une maladie à l’instant t2, formulée dans un certain diagnostic anténatal à l’instant t14. ▶ Ces deux médecines, aujourd’hui, ne se rejoignent pas. Dans la mesure où les modes de pouvoir de nos sociétés passent de plus en plus par un contrôle de la vie sous toutes ses formes, il n’est pas certain que le brouillage entre ces deux médecines disparaisse aisément, d’autant que lui correspond, sous sa forme profane, une certaine culture de l’automédication revendiquée comme instrument nécessaire de nos subjectivités. Guillaume LeBlanc ✐ 1 Canguilhem, G., « Les maladies », in Écrits sur la médecine, Seuil, Paris, 2002. 2 Dans l’Ancien Testament, la lèpre est rejetée comme une impureté (Lévitique, 13, 14). 3 Ricoeur, P., « Les trois niveaux du jugement médical », in le Juste, 2, Éditions Esprit, Paris, 2001, p. 229. 4 LeBlanc, G., « Le conflit des médecines », in Esprit, mai 2002, pp. 71-86. « Être malade, est-ce anormal ? » MÉDIATION Du latin mediatio. GÉNÉR. Ce qui met en rapport deux choses originairement distinctes. Chez Hegel, mouvement de nature dialectique par lequel une chose se fait effective en se niant, présentant

ainsi un rapport avec son contraire. ! DIALECTIQUE, IMMÉDIAT MÉDIOLOGIE Néologisme formé à partir de médiation et du suffixe -logos, « discours ». SC. HUMAINES Étude de l’efficacité symbolique et de ses moyens. La médiologie est une invention récente, qui entend être une science des médiations, c’est-à-dire des êtres « qui s’interposent entre une production de signes et une production d’événements » 1. Loin de restreindre son champ d’investigation aux seuls médias de masse, la médiologie prend pour objet l’ensemble des moyens de transmission des idées, cherchant à établir comment on peut transformer le monde par la pensée, et comment en retour la pensée se modifie ellemême en transformant le monde. Pour passer d’un simple discours sur le pouvoir des idées au statut de science, la médiologie a besoin d’un objet de référence sur lequel constituer une théorie. C’est l’image qui acquiert ce statut privilégié, en raison d’une histoire qui, en occident du moins, la constitue comme l’instrument par excellence de l’imprégnation des idées dans le monde. L’histoire de l’image permet à la médiologie de se constituer à la fois comme une étude du changement, affirmant par exemple que « la technique change l’ontologie de l’image », et comme une étude des permanences, en découvrant en deçà de ces changements l’invariance d’une dimension érotique et politique de l’image. Le médiologue justifie l’apparition d’une discipline nouvelle sur la base de ces deux acquis, forgés à travers l’étude des images. Première justification : aucune autre discipline constituée n’accorderait suffisamment de crédit à la puissance politique du désir que les images suscitent. La sémiologie, par exemple, manifesterait une insuffisance pragmatique certaine en faisant a priori de l’image un discours. Seconde justification : seule la médiologie interrogerait ce que la genèse technique d’une médiation donnée implique quant à son efficacité symbolique et quant à son être même, donnant ainsi aux conditions matérielles de production des idées toute l’importance qu’elles méritent. C’est l’oubli de cette dimension par les historiens des idées ou par les sociologues qui rendrait nécessaire la constitution d’une nouvelle science. La médiologie pose ainsi un certain nombre de principes

méthodologiques : l’image n’est pas une apparence, elle a de l’être ; une idée devient une force matérielle par des effets de sidération plus que par des effets de logique ; le corps pense avant l’esprit, et sa pensée ne peut être abstraite d’une downloadModeText.vue.download 678 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 676 organisation générale des relations de domination et de leur corrélat, les habitudes de comportement. ▶ Le fait qu’aucun de ces principes ne soit réellement nouveau fait de la médiologie une discipline polémique. D’une part, l’abondance des références dans les écrits fondateurs, pour proclamer une filiation intellectuelle ou au contraire pour dégager un champ d’investigation propre, rend incertain le statut exact de ce qui tantôt se veut une discipline autonome et exclusive, tantôt se présente comme « une tournure d’esprit », déjà présente chez des penseurs antérieurs. D’autre part, on souligne souvent que les conditions matérielles de production des images et des idées ont déjà été étudiées : les travaux de l’École de Francfort en témoignent 2. Ou l’on nie que la médiologie ait renversé la perspective de l’histoire des idées : la généalogie nietzschéenne ou l’archéologie du savoir foucaldienne l’avaient en cela précédé, non seulement dans le projet, mais aussi dans l’application à des objets déterminés. Cela ne permet pas d’en déduire l’illégitimité d’une démarche visant à unifier des méthodes qu’elle qualifie de partielles, mais autorise à demander à la médiologie quel apport décisif elle représente pour la pensée de la communication, de la technique, des comportements ou des idéologies. S’agissant d’une discipline encore en élaboration, tout jugement sur son intérêt et sa légitimité ne saurait être que provisoire. En particulier, ce n’est que lorsque seront dissipés les effets de champ et le besoin de reconnaissance que l’on pourra statuer sur l’adéquation de cette recherche nouvelle à un objet nouveau. Sébastien Bauer ✐ 1 Debray, R., Manifestes médiologiques, Gallimard, NRF, Paris, 1994, p. 29. 2 Voir par exemple Adorno, T.W., et Horkheimer, M., « La production industrielle de biens culturels », in La dialectique de la raison (1944), Gallimard, TEL, Paris, 1974. Ou : Benjamin, W., L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), in OEuvres III, Gallimard, Folio, Paris, 2000, p. 67. ! IMAGE

« L’image est-elle l’enjeu d’une révolution copernicienne ? » MÉDITATION Du latin meditatio. GÉNÉR. Acte par lequel l’esprit se tourne vers soi pour faire le récit de ce qui se trouve dans le sens intime. La méditation est en premier lieu un acte du discours dans lequel se dévoile, à la façon de saint Bonaventure, un itinerarium. Dans la sphère chrétienne, l’examen introspectif ne suffit pas : il faut encore que, par une sorte de rapport imitatif de la parole humaine et de la parole divine, le contenu de cette méditation s’extériorise en un récit : c’est en ce sens que toute méditation est du genre de la confession, dont Augustin a, le premier, donné le sens philosophique. Dans l’ordre de la religion, la méditation codifiée devient oraison, puis exercice spirituel permanent. Il revient à Descartes d’avoir saisi la valeur de ce type de narration pour mettre en oeuvre son propre cheminement vers la découverte de la nature fondatrice du sujet 1. Quel meilleur genre littéraire peut en effet mettre à nu l’intimité du moi ? Si vraiment l’origine radicale des idées est l’âme, la méditation convient à l’idéalisme et il n’est pas étonnant de constater que c’est aussi l’une des formes empruntées, en écho aux Méditations métaphysiques, par Husserl 2. Le style méditatif ne doit cependant pas être considéré comme le signe d’une pensée en repos dans laquelle l’argument n’est où, par définition, une time la source de toute seulement à se penser –

qu’un effet rhétorique. Dans la mesure philosophie du sujet fait du sens inconnaissance, méditer ne consiste pas ou se peser – soi-même, mais bien

à prouver certaines des relations nécessaires qui sont dans l’âme avant que d’être dans le monde. Fabien Chareix ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Vrin-reprise, vol. IX, Paris – Reprint de l’éd. Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1971. 2 Husserl, E., Méditations cartésiennes, trad. E. Lévinas, Vrin, Paris, 1953.

! CONTEMPLATION MÉGARIQUES ! PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES) MEILLEUR (PRINCIPE DU) GÉNÉR. Principe d’inclination de la volonté divine. L’une des propriétés les plus prégnantes du Dieu de Leibniz est qu’en lui la volonté est inclinée à produire le meilleur, quoique Dieu soit complètement libre. On sait que sur ce point, Leibniz récuse à Descartes l’idée d’une volonté absolue de Dieu, par laquelle ce dernier pourrait créer un monde où les vérités rationnelles et aussi bien ce que nous nommons « réalité » n’auraient pas le même sens que celui que nous leur connaissons 1. Ce que Leibniz nomme « réalité » n’est pas autre chose qu’un certain degré de perfection définitionnelle. Est réelle une chose dont l’existence est en quelque sorte analytiquement déduite de la quantité de perfection qui est en elle ou dans la série où on la tire. Par perfection, entendons la faculté de produire un réseau maximalisé d’essences qui sont en relation les unes aux autres : « On comprend avec admiration comment, dans la formation originelle des choses, Dieu applique une sorte de mathématique divine ou de mécanisme métaphysique, et comment la détermination du maximum y intervient. Ainsi en géométrie l’angle déterminé parmi tous les angles est l’angle droit. Ainsi un liquide placé dans un autre, hétérogène, prend la forme qui a le maximum de capacité, à savoir la forme sphérique. Ainsi encore et surtout en mécanique ordinaire, de l’action de plusieurs graves concourant entre eux résulte le mouvement par lequel en fin de compte se réalise la plus grande descente. Et de même que tous les possibles tendent d’un droit égal à exister, en proportion de leur réalité, ainsi tous les poids tendent aussi d’un droit égal à descendre, en proportion de leur gravité ; de même qu’ici se produit le

mouvement dans lequel se produit la plus grande descente downloadModeText.vue.download 679 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 677 des graves, de même le monde qui se réalise est celui qui réalise le maximum de possibles » 2. On note que la réalité n’est pas un indice découpé dans l’étendue, mais un coefficient de perfection, c’est-à-dire une quantité d’essences produites dans une même série. On note également la comparaison de l’action de Dieu à l’application d’une « mathématique » ou d’un « mécanisme métaphysique » au sein desquels se trouve d’abord pensé le tout puis la connexion de ses parties : l’univers puis les substances individuelles 3. On note enfin qu’en Dieu, tous les possibles sont dotés d’un signe positif, leur actualisation résultant d’une application du principe d’économie issu de la tradition nominaliste. Doit-on affirmer du compossible qu’il soit comme déterminé par le calcul des contradictions ? Si les possibles étaient simplement contradictoires entre eux, alors on pourrait affirmer que certains possibles pourraient être affectés d’un signe négatif en Dieu. C’est l’idée même d’une compossibilité qui est menacée par le fait que les possibles puissent être contradictoires. Leibniz fait reposer l’ensemble du processus qui actualise les possibles sur l’idée de perfection (chaque possible l’emportant sur un autre à mesure que son incorporation au monde emporte plus de perfection pour celuici). Le compossible montre à quel point l’entendement de Dieu est étranger à toute pensée de la négativité, qui marque singulièrement la finitude. Les vérités de raison voient leurs contraires impensables (plutôt que contradictoires). Les vérités de fait devraient alors être définies non pas comme ce dont la contradiction, la négation comme telle, est possible (donc pensable) en Dieu, mais comme ce dont la compossibilité emporte plus de perfection. C’est là une source de cet optimisme dont Voltaire donne une représentation cacophonique dans Candide. Dans l’entendement divin, toutes les vérités, de raison ou de fait, sont en droit pensables. En Dieu, c’est donc une même chose qu’une vérité de raison et une vérité de fait. En ce sens la distinction entre raison et fait n’est valable que pour nous, dans la mesure où notre faculté d’analyse est altérée par la position dans une perspective finie : celle de notre corps. Il ne faut donc pas affirmer que tout possible devient réel et affirmer un pur déterminisme dont le style spinoziste serait fâcheux. L’incompossibilité introduit dans le comput divin autre chose que de la pure évaluation des rapports de force entre les essences qui s’actualisent : la perfection tend à mettre en relief l’aspect indépassable d’une

vérité de fait qui n’est pas un simple calcul, mais bien le produit d’un jugement. La façon dont Leibniz ordonne les classes de vérité implique une structure de régression dont le terme est un être dont la réalité est impliquée dans sa possibilité même (c’est-àdire dans son concept, Leibniz reformulant l’argument d’Anselme dans le Proslogion). Ainsi : « Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité : c’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible. »4 ▶ Vérité et réalité sont intimement liées dans la mesure où Leibniz semble rabattre intégralement, en Dieu, le plan des déterminations possibles et le point de vue de leur actualisation dans l’être. Or cette thèse comporte un danger pour l’établissement de la liberté. C’est essentiellement dans le champ de la liberté qu’intervient la doctrine de l’incompossibilité, qui sépare et distingue vérités de fait et vérités de raison, être et concept, essence et existence, afin de ne pas faire de la production du réel une simple exploration des possibles par le calcul divin. Fabien Chareix ✐ 1 Voir sur ce point Belaval, Y., Leibniz critique de Descartes, Gallimard, Paris, 1960, ch. 6 passim. 2 De la production originelle des choses prise à sa racine, in Leibniz, G.W., Opuscules philosophiques choisis, trad. du texte de 1697 par P. Schrecker, Vrin, Paris, 1969. 3 Voir Fichant, M., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, Paris, 1998, pp. 156 et suiv. 4 Leibniz, G.W., Monadologie, Delagrave, Paris, 1880, § 43. ! CONTINGENT, DIEU, NÉCESSITÉ, POSSIBLE, VÉRITÉ DE RAISON / VÉRITÉ DE FAIT MÉLANCOLIE Du grec melas, « noir », et kholè, « bile ». En allemand : Melancholie. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RELIGION 1. État psychique dominé par la tristesse ou par la dépression morbide. – 2. (anc.) Déséquilibre du système

humoral, dont la cause réside en un excès de bile noire qui épaissit le sang, dessèche l’organisme, lui ôte sa vigueur cependant qu’elle frappe le cerveau de visions lubriques et effroyables, selon une courbe qui va du mal-être au refus d’être. À la Renaissance toutefois, la mélancolie est davantage que l’expression d’un malaise revêtant les formes de la lassitude, du chagrin, de l’angoisse et de la misanthropie où l’enferme l’imagerie traditionnelle. Si elle reste un état psychologique, encore ne faut-il pas ignorer que, dès le XVe s., elle se voit douée d’une positivité que le Moyen Âge avait partiellement occultée, et qui la distingue de l’acedia monacale : l’exaltation des vertus spéculatives de l’individu indissociables de la dignité humaine, dont la Melancolia I, de Dürer, constitue peut-être le témoignage le plus puissant 1. Ainsi la mélancolie est-elle une disposition favorisant la contemplation philosophique en tant qu’elle provoque une vacance de l’âme qui s’éveille par son sommet à l’activité intelligible et qui s’unit de manière extatique au divin. Mais l’effet de cette contemplation est d’accroître la mélancolie, dans la mesure où l’âme est si absorbée par l’étude qu’elle oublie d’assurer le bon fonctionnement du corps. Pareil cercle n’échappe pas à Ficin, qui, conscient que l’atrabile constitue le mal distinctif et inévitable des studiosi, propose une médecine fondée sur la diététique, la pharmaceutique et la iatromathématique, supposée alléger le sort du saturnien, non l’éradiquer 2. Aux yeux du Florentin, la mélancolie d’origine aristotélicienne est moins le propre d’un tempérament particulier que de l’inspiration divine platonicienne – elle est un don de Saturne, la plus haute des planètes, celle qui réserve à ses enfants un destin d’exception. Est-ce dire que l’atrabilaire est pathologiquement déterminé ? Ficin se garde de le penser, et la thérapie solaire qu’il développe conjure les conséquences néfastes de l’humeur noire en tempérant ses excès. L’usage que nous faisons d’elle décide de sa bonté ou de sa nocivité. downloadModeText.vue.download 680 sur 1137

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678 ▶ Divine, la mélancolie hausse l’homme au rang d’alter deus dont le génie rivalise avec celui du Créateur suprême, et s’identifie à la fureur en un même procès de divinisation. Bruno souligne combien le dérèglement de l’imagination mélancolique fournit à l’artiste des visions qui prennent corps dans ses oeuvres. Accordant l’existence à ce qui jusqu’à lui était invisible, le génie mélancolique impose sa loi sublime au monde qui l’environne, tandis que sa souffrance fait de lui un héros 3. Ainsi ne s’étonnera-t-on pas que la mélancolie ouvre, avec Burton, à une réflexion politique où l’acidité satirique et la fiction utopique permettront de dénoncer les misères du temps et de proposer le modèle d’une république poétique où les lettrés seront rois 4. Sébastien Galland ✐ 1 Klibansky, R., Panofsky, E., Saxl, F., Saturne et la Mélancolie, Gallimard, Paris, 1989, pp. 389-432, 502-570. 2 Ficin, M., De Triplici Vita, I, 5. 3 Bruno, G., Des fureurs héroïques, I, 1, Les Belles Lettres, Paris, 1999. 4 Burton, R., L’Anatomie de la mélancolie, « Démocrite au lecteur » (Préface), Corti, Paris, 2000. PSYCHANALYSE État psychique présentant une dépression intense, avec suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, inhibition généralisée, perte de la capacité d’aimer et douleur morale. Appartient aux troubles du narcissisme. Étudiée dès Hippocrate, considérée jusqu’à la Renaissance comme une folie partielle, sans atteintes intellectuelles, avec laquelle le génie créateur a des affinités 1, la mélancolie entre dans la nosographie psychiatrique au cours du XIXe s. 2, comme psychose maniaque dépressive. Freud la compare et l’oppose au deuil. La perte d’un objet d’amour auquel le moi s’identifie donne lieu au « travail de deuil » : élaboration de la séparation. À l’inverse, dans la mélancolie, l’objet perdu prend la place du moi de façon stable : « L’ombre de l’objet est tombée sur le moi. » 3. Le sadisme se déchaîne alors, « ce qui règne dans le sur-moi est pour ainsi dire une pure culture de la pulsion de mort » 4. Ainsi, la perte du sentiment d’estime de soi, les autoreproches et autoaccusations, l’attente délirante d’un châtiment et le suicide s’avèrent des agressions adressées à l’objet. ▶ Si la métapsychologie élucide le mécanisme de la mélanco-

lie par la topique, et la douleur mélancolique par la stase des investissements et par les relations sadomasochiques intrapsychiques, elle laisse ouverte la question étiologique. La relation de la mélancolie à la création dépend de leur capacité commune à rejeter une partie de la réalité usuelle au profit de constructions nouvelles (délirantes, en cas de mélancolie). Abdelhadi Elfakir et Michèle Porte ✐ 1 Kiblansky, R., Panofsky, E., et Saxl, F., Saturne et la mélancolie (1964), in Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Gallimard, Paris, 1989. 2 Kraepelin, E., « La psychose maniaco-dépressive » (1899 et 1913), trad. G. Boyer, in Revue des sciences psychologiques, no 3, 1913, pp. 221-281, et no 4, pp. 337-339, réédition J. Million, Grenoble, 1993. 3 Freud, S., « Deuil et Mélancolie » (1917), in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1952, pp. 189-222. 4 Freud, S., « Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1951, p. 296. ! AMBIVALENCE, IDENTIFICATION, MOI, NARCISSISME, SADISMEMASOCHISME, SURMOI MÊME ET AUTRE GÉNÉR. Partage fondamental de l’être qui, dans la doctrine platonicienne, joue un rôle fondateur dans la constitution du monde. Pour créer un monde, le dieu thaumaturge du Timée de Platon 1 doit d’abord procéder à une modification significative du concept de matière 2 qui apparaît dans d’autres dialogues. La matière d’un monde, en effet, doit être faite de telle sorte qu’elle puisse s’accorder à l’existence, dans le monde, du retour périodique des mêmes choses. Dans un monde bien fait, certaines réalités particulières n’admettent que des propriétés qui relèvent de la nécessité : nul ne pourrait com-

prendre le fait que, dans sa structure même, le monde mis en branle par le démiurge ne soit pas conforme à l’expérience concrète du monde, qui n’est pas exclusivement faite d’une succession erratique d’instants et d’accidents. Dans le monde, il y a de l’ordre et des propriétés liées à une certaine permanence. Le Phédon avait déjà marqué la possession, par certaines choses sensibles, de telles propriétés permanentes, inhérentes à leur nature : ainsi la forme du chaud et du froid ne participe pas accidentellement à la réalité particulière du feu et de la neige 3. La perte de cette forme entraîne la perte de la réalité particulière elle-même et il faut alors penser que le feu, réalité particulière, ne peut être pensé comme le support de propriétés contraires, comme le sont en général les choses sensibles. Cette représentation de la chose sensible comme ce dont les propriétés ne sont qu’accidentelles est réaffirmée en un sens plus radical encore dans le Théétète par exemple. Mais dans le Timée, une instance tierce s’impose dans le jeu de la participation : la khora, ou « matériau », dont la fabrication repose sur un mixte du même (l’identité de l’Idée) et de l’autre. Entre les formes incorruptibles et leurs simples images inconsistantes soumises au devenir et au jeu incessant des accidents contradictoires, il y a le matériau, qui a une façon particulière, « déconcertante » 4, de participer à l’intelligible. De cette troisième voie ouverte dans l’ontologie platonicienne est issue la nécessité qui se produit dans la matière sous la forme d’une causalité libre avec laquelle le démiurge devra composer lorsqu’il en viendra à construire le corps du monde 5. Cette rencontre du Même et de l’Autre intervient aussi, dans le Timée, au moment où se conçoit l’âme du monde, c’est-à-dire tout à la fois son moteur et sa capacité intellective. Ici Platon ne fait que valider un certain nombre de données astronomiques évidentes : l’inclinaison de la Terre sur le plan de l’écliptique est représentée par un cercle, l’Autre, lui-même incliné. La rotation diurne du ciel en vingt-quatre heures est donnée comme le cercle du Même. Le mixte du Même et de l’Autre justifie en particulier l’alternance régulière des saisons. ▶ C’est une autre médiation qui est assurée par le mélange du Même et de l’Autre : celle de l’éternité au temps, défini comme image mobile de l’éternité immobile 6 qui se déroule selon le nombre. Dans les termes du partage de l’être, le

temps est le Même introduit dans l’Autre et qui lui donne une structure fondamentalement ordonnée, très différente en downloadModeText.vue.download 681 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 679 ce sens d’une simple image-reflet où aucune forme ne peut prétendre séjourner durablement. Fabien Chareix ✐ 1 Platon, Timée, trad. L. Brisson, GF, Paris, 1996, 28 b-c, sur le démiurge. 2 Cf. Brisson, L., Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Klincksieck, Paris, 1974, passim. 3 Platon, Phédon, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, 103e. 4 Platon, Timée, op. cit., 51a. 5 Ibidem, 53 a-b, avec l’instauration de l’ordre et de la mesure. 6 Ibidem, 37d. Voir Brague, R., Du Temps chez Platon et Aristote, PUF, Paris, 1982. ! AUTRE MÉMOIRE Du latin memoria ; du grec mnémè. En allemand : Erinnerung, Gedächtnis, Eingedenken ; Errinerungsspur, « trace mnésique ». La mémoire est la fonction par laquelle l’homme entretient son rapport au temps. Fonction psychologique, elle retient les impressions sensibles ou les jugements, sans pour autant que ceux-ci soient aisément accessibles. Cette difficulté fait le « mystère » de la mémoire, tout à la fois finie et infinie. Comme fonction de rétention mais aussi de sélection du passé, elle est aussi ouverte sur l’avenir et intervient dans notre action présente. Fonction collective, la mémoire est à la fois une histoire de la communauté des hommes, et l’intégration de celle-ci au sein de l’individu : c’est en absorbant la mémoire de la collectivité dans sa mémoire individuelle que l’homme peut véritablement s’intégrer au groupe dans lequel il vit. GÉNÉR. Désignant le rapport au passé, elle peut signifier la fonction psychologique individuelle ou une attitude collective des hommes face à leur histoire. Les traces des choses qu’elle conserve étant affectées par le temps, elle n’est pas opposée à l’oubli, qui est une instance de sélection interne de la mémoire.

Faculté capable de conserver les formes reçues de la sensation, la mémoire est envisagée par Platon à partir de la métaphore du sceau et de la cire 1 : passivité réceptrice, elle est malléable et peut conserver les déterminations issues de la sensation. Elle peut alors s’extraire du flux discontinu des impressions sensibles, et la rétention des différentes traces permet de les comparer et d’en extraire une opinion, bien qu’elle ne puisse pas pour autant assurer la mise en place de la science. La mémoire (mnémè) ne pouvant suffire à fonder cette dernière, Platon ouvre le champ d’une autre théorie, celle de la réminiscence, qui ne concerne plus la faculté sensible en tant que telle. En reprenant l’étude de cette faculté, Aristote la saisit d’une part dans un sens proche de la mnémè platonicienne, puisqu’elle permet de saisir les formes des choses, abstraites de leur matière, et ainsi de rendre possible une induction source de l’expérience : « c’est de la mémoire que provient l’expérience pour les hommes : en effet, une multiplicité de souvenirs de la même chose en arrive à constituer finalement une seule expérience » 2. En ordonnant le flux multiple des sensations, la mémoire assure la constitution d’une unité, et s’affirme ainsi comme un moyen terme entre la sensibilité et l’intellect, car elle est une première abstraction de la matière. Aristote conserve la distinction entre mémoire et réminiscence, qui sont deux facettes de l’activité mnésique, mais les inscrit au sein de la sensibilité 3 : la mnémè conserve des traces qui ne sont pas de simple images, mais renvoient à des affections de l’âme, et la réminiscence (anamnésis) désigne l’activité de réappropriation de ces traces. La mémoire est donc envisagée en tant qu’elle restitue un lien causal entre l’image et l’affection qui en est la source, et comme lien consécutif faisant se succéder les affections dans le temps. Si les animaux possèdent le souvenir, ils n’ont pas la capacité de réminiscence, qui est une fonction abstractrice et ordonnatrice, manifestation de la raison dans la sensibilité elle-même. L’héritage aristotélicien reste cependant problématique, car il risque d’assigner à la mémoire une fonction strictement sensitive, qui ne permettrait pas la conservation des notions universelles. Si en effet la trace mnésique naît des impressions sensibles, elle conserve la particularité de celles-ci parce qu’elle est une faculté sensitive, et ne peut donc saisir l’universel. Ainsi, Avicenne considère que l’homme conserve dans sa mémoire des représentations abstraites du sensible, mais que l’universel lui est donné de l’extérieur par un Intellect

agent séparé, ce qui suppose qu’une partie de la mémoire se trouve en dehors de l’homme. Thomas d’Aquin refuse une telle conclusion, et distingue la mémoire en tant qu’elle est rétention d’événements passés, particuliers, qui se situe dans la partie sensitive, de l’intellect possible. Celui-ci, dégagé du sensible et donc du changement, est mémoire des formes intelligibles universelles, sans référence à la dimension du passé, tout en faisant partie de l’homme 4. La mémoire n’est donc pas une fonction universalisante ; en tant que fonction psychologique, elle ne peut pas dégager par elle-même une certitude, mais elle permet néanmoins de tracer un lien ordonné entre les différents moments de la déduction rationnelle. Elle doit donc être contrôlée par la pensée, qui seule peut l’assurer en l’insérant dans un processus cognitif 5. Cependant, le contenu de la mémoire ne se laisse pas appréhender comme de simples représentations évidentes, et se donne le plus souvent à l’homme dans la confusion. S’interrogeant sur ce point, saint Augustin considère la mémoire comme un mystère obscur ouvert dans son esprit 6 ne pouvant être saisi que par un mouvement semblable à la réminiscence platonicienne. Confronté à l’étrangeté de la mémoire, à la fois totale et sélective, Bergson 7 distingue deux niveaux de cette faculté, l’un contenant la totalité des événements passés dans un état de fusion, l’autre capable de mobiliser ce passé en le rendant présent en vue d’une action. À côté de sa signification individuelle, la mémoire peut aussi être celle d’une conscience collective, sous forme d’un ensemble de pratiques sociales que l’individu doit s’approprier en fonction de sa situation dans la communauté 8. L’histoire elle-même pourrait alors être envisagée à partir de cette notion. Cependant, si la mémoire est « matrice de l’histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé » 9, elle s’en distingue, car la trace historique représentative n’est pas de même nature que l’appropriation de cette trace dans le vécu de la conscience. Didier Ottaviani

✐ 1 Platon, Thééthète, 193b-b, trad. M. Narcy, Flammarion, Paris, 1995, p. 255. 2 Aristote, Métaphysique, A, 1, 980b-981a, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, pp. 3-4. 3 Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, in Petits traités d’histoire naturelle, trad. R. Mugnier, Les Belles Lettres, Paris, 1965, pp. 53-63. 4 D’Aquin, Th., Somme théologique, I, qu. 79, art. 6, trad. A.M. Roguet, Cerf, Paris, 1984, t. 1, pp. 700-701. downloadModeText.vue.download 682 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 680 5 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, VII, in OEuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1988, t. 1, p. 109. Voir aussi la règle XII, ibid., pp. 139 sq. 6 Saint Augustin, Les Confessions, X, in OEuvres, I, trad. P. Cambronne, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1998, pp. 996 sqq. 7 Bergson, H., Matière et mémoire, PUF, Quadrige, Paris, 1997. 8 Halbwachs, M., La mémoire collective, PUF, Paris, 1968. 9 Ricoeur, P., La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, Seuil, Paris, 2000, p. 106. ! CONNAISSANCE, HABITUDE, IMAGINATION, INCONSCIENT, OUBLI, RÉMINISCENCE, TEMPS, TRACE GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP. W. Benjamin distingue trois dimensions de la mémoire : « souvenir », « mémoire » et « remémoration » (Erinnerung, Gedächtnis, Eingedenken). Le « souvenir » (Erinnerung), qui relève de la tradition et de l’« expérience » (Erfahrung), est détruit par l’Erlebnis moderne, l’expérience vécue dans l’instant, conscience ponctuelle, succession de chocs. En tant que tradition il possédait une dimension collective. Si cette dernière existe encore, elle est enfouie dans l’inconscient de la « mémoire » (Gedächtnis) 1. La madeleine de Proust est selon Benjamin une forme de mémoire involontaire qui restitue cette expérience authentique. Chez Baudelaire celle-ci s’exprime parles correspondances dont la synesthésie offre le modèle d’une expérience à nouveau pleine et riche, à l’opposé de la dispersion, de la dissociation des sens qu’on observe dans les techniques modernes. Or, le propre de la remémoration est d’être instantanée ; elle relève donc de l’àprésent mais aussi du choc ; elle est, au sein de l’expérience moderne, le mode messianique moderne d’un sauvetage (salut) de l’expérience : « Chaque seconde est la porte étroite

par laquelle peut entrer le Messie. Les gonds sur lesquels tourne cette porte sont la remémoration » 2. La remémoration qui arrête le temps tout en renouant avec le sens passé d’un événement « tient en mains les fragments disjoints d’une véritable expérience historique » 3. Gérard Raulet ✐ 1 Benjamin, W., « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Gesammelte Schriften, t. I-2, Suhrkamp, Francfort, 1972. 2 Benjamin, W., Thèses sur la philosophie de l’histoire, notes et fragments in Gesammelte Schriften, Ibid., t. I-3, p. 1352. 3 Benjamin, W., « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 643. ! EXPÉRIENCE, HABITUDE, INCONSCIENT, OUBLI, TEMPS, TRACE PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Capacité à conserver la trace d’expériences passées et à utiliser les informations ainsi retenues pour interpréter nos expériences présentes et guider nos comportements. Les débats portent sur la manière dont ces deux formes de mémoire doivent être caractérisées, tant sur le plan logique qu’épistémique et phénoménologique. Ainsi, selon Bergson 1, la mémoire générique est fondée sur l’habitude et la répétition, elle dépend d’un mécanisme corporel et s’apparente à une forme d’action, tandis que la mémoire épisodique suppose une opération de l’esprit, une représentation du passé comme tel, et implique des images-souvenirs. L’idée du caractère corporel de la mémoire factuelle et son lien à la répétition ont été critiqués, certains auteurs 2 voulant distinguer la mémoire procédurale (la rétention d’un savoir-faire), qui implique le corps, de la mémoire proprement factuelle, qui met en jeu une croyance portant sur un fait. N. Malcolm 3 a également critiqué la thèse selon laquelle la mémoire personnelle implique nécessairement des images-souvenirs. Plusieurs philosophes, dont J. Campbell 4, se sont intéressés aux modes de représentation du temps et de représentation de soi qu’implique la mémoire épisodique, suggérant, à la suite de Bergson, que peut-être seuls les êtres humains disposent des capacités représentationnelles et réflexives nécessaires à la mémoire épisodique. Enfin, le débat philosophique porte également sur le statut épistémique de la mémoire, sur le type de justification que peuvent apporter le souvenir factuel et le souvenir épisodique et sur le fait de savoir si la mémoire est purement rétentive ou si elle peut constituer une source de connaissance 5.

Élisabeth Pacherie ✐ 1 Bergson, H., Matière et mémoire, PUF, Paris, 1939. 2 Martin, C.B., et Deutscher, M., « Remembering », Philosophical Studies, 75, 1966, pp. 161-196. 3 Malcolm, N., « Three Lectures on Memory », in Knowledge and Certainty, Prentice-Hall, Englewood Cliffs (NJ), 1963. 4 Campbell, J., Past, Space and Self, MIT Press, Cambridge (MA), 1995. 5 Dummett, M., « Testimony and Memory », in The Seas of Language, Clarendon Press, Oxford, 1993. ! CONDITIONNEMENT, CONNAISSANCE, HABITUDE, INCONSCIENT, JUSTIFICATION, TEMPS, TRACE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Capacité complexe de fixation, de rétention, d’extraction (ou de rappel) et de restitution des informations. C’est à H. Ebbinghaus qu’on doit les premiers travaux expérimentaux sur la mémoire (1885). Sa mesure, aboutissant à des formules mathématiques inspirées de T. Fechner, revient à établir des rapports entre la taille du matériel à retenir et le temps nécessaire à le fixer. Or l’oubli est moindre si le matériel à retenir est structuré, s’il a du sens, notamment. Un point de vue fonctionnel sur le mental a conduit ensuite à distinguer des mémoires implicite (jouer du piano) et explicite (ce que j’ai fait hier). Mais c’est l’essor de la neuropsychologie et de la neurobiologie qui a conduit à la description précise de divers mécanismes élémentaires de la mémoire, notamment par ses troubles. Le système limbique est impliqué dans le passage de la mémoire à court terme à celle à long terme. On connaît aussi des neurohormones modulant l’apprentissage et des « cartes » neuronales l’archivant. Les bases neurobiochimiques de la mémoire à très long terme restent cependant obscures. ▶ L’aspect qualitatif de la structuration du matériel à retenir rend difficile l’extension de méthodes par conditionnement et l’apprentissage à l’explication des conduites complexes de remémoration. Ebbinghaus avait tenté ainsi de réduire son objet à une « pure mémoire » (par des tests sur des syllabes asémantiques). Reste qu’une pure mémoire, sans métamémoire (sans la capacité à en auto-évaluer les performances) laisse plus ou moins indistincts, surtout en situation de test,

apprentissage, mémoire proprement dite, et capacité à réeffectuer. Quant à la métaphore de l’ordinateur, en vogue, elle est trompeuse : la mémoire des organismes n’est pas un stockage passif, et ils interagissent avec le milieu. On risque de confondre les propriétés de l’objet et celles du modèle ; la psychologie de la mémoire, entre paradigme informatique et downloadModeText.vue.download 683 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 681 paradigme biologique, est un cas exemplaire, historiquement déterminé (F. Yates). Enfin, il n’est pas sûr que l’explication de la façon dont on peut faire revivre une inscription morte ne reconduise pas les paradoxes déjà pointés par Platon : confondre l’aide-mémoire (inerte) et la mémoire vraie, qui est présence (vivante) du passé à l’esprit. Même neuronale, une carte est-elle plus qu’un aide-mémoire ? Pierre-Henri Castel ✐ 1 Chapouthier, G., La biologie de la mémoire, PUF, Paris, 1994. Ebbinghaus, H., Über Gedächtnis, 1885. Howe, M., Introduction to the Psychology of Memory, University Press of America, 1987. Parkin, A., Case Studies in the Neuropsychology of Memory, Lawrence Erlbaum, 1999. Yates, F. A., The Art of Memory, Chicago, 1974, trad. L’art de la mémoire, D. Arasse, Gallimard, Paris, 1975. ! CONDITIONNEMENT, HABITUDE, NEUROPSYCHOLOGIE PSYCHANALYSE La conception psychanalytique de la mémoire interroge la constitution de la trace mnésique et ses modalités d’inscription. L’inconscient est le lieu d’une mémoire paradoxale : la mémoire de ce qui est oublié. Pour Freud, la mémoire comprend plusieurs systèmes et plusieurs lieux d’archivage. Tous les systèmes de mémoires n’ont pas le même rapport à l’inconscient. Les traces des souvenirs inconscients ne peuvent parvenir telles quelles à la mémoire et doivent être véhiculées et camouflées par des traces préconscientes.

La théorie du souvenir, pour laquelle la fonction de la mémoire est donnée dans sa trame subjective, suppose une mémoire organisée en un système de traces. La précocité, l’intensité des liaisons et leurs constants déplacements dressent un obstacle de nature quantitative au travail de la pensée. La possibilité d’inhibition du processus primaire est effectivement proportionnelle à l’intensité de ce dernier, c’est-à-dire à son quantum d’affect. Le régime de la pensée joue sur la zone des incertitudes de la mémoire. Les indices des processus de pensée constituent donc une mémoire de la pensée elle-même. La théorie de la mémoire repose alors sur la notion de refoulement, elle-même éclairée par la conception de l’amnésie infantile. Ultérieurement, les métamorphoses engendrées par la période pubertaire ne serviront pas aux conditions d’un souvenir, mais ils constitueront un faisceau d’induction rétroactives, réorientées vers une forme d’oubli. Les théories de la mémoire impliquent aussi que la vérité du sujet est faite d’un mixte entre retrouvailles (levées d’amnésie) et construction dans l’analyse. ▶ La « mémoire » fait objet de débat avec les sciences cognitives, qui définissent deux systèmes différents d’analyse de la mémoire : d’un côté, mémoires procédurielle et relationnelle, de l’autre, mémoires à court terme et à long terme. La mémoire qui intéresse les psychanalystes aurait des caractères davantage relationnels et « à long terme ». Olivier Douville ✐ Freud, S., Contribution à l’étude des aphasies (1891), trad. C. Van Reeth, PUF, Paris, 1983. Freud, S., L’esquisse d’une psychologie scientifique (1895), in la Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, PUF, Paris, 1956, pp. 307-396. Freud, S., Lettres à Fliess (1887-1902), in la Naissance de la psychanalyse, op. cit., pp. 48-306. Freud, S., Formulations sur les deux principes du cours du fonctionnement psychique (1911), in Résultats, idées, problèmes 1, PUF, Paris, 1983, pp. 135-145. Freud, S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile : l’homme aux loups » (1918), in Cinq Psychanalyses, trad. J. Altounian et S. Cottet, PUF, Paris, 1990.

Freud, S., Constructions dans l’analyse (1937), in Résultats, idées, problèmes 2, PUF, Paris, 1985, pp. 269-281. ! APRÈS-COUP, INCONSCIENT, OUBLI, REFOULEMENT, TOPIQUE, TRACE Le désir de mémoire Le désir de mémoire est la condition d’une pratique de l’histoire soucieuse de comprendre le passé. Mais il ne se suffit pas à lui-même. Il doit constamment être éduqué. Comment ne pas sombrer dans l’auto-contemplation commémorative ? Comment conjurer la tentation de la vengeance dans le cas des procès de la mémoire ? Plus largement, comment nouer les liens entre le passé et l’avenir dans une expérience consciente de l’histoire ? L’ÉLAN COMMÉMORATIF L a problématique des « lieux de mémoire » appartient au temps présent. Elle est issue du constat selon lequel la mémoire traditionnelle et ancestrale a laissé la place à une mémoire exténuée en mal d’incarnation symbolique. La mémoire « vécue » est devenue une mémoire « perdue » qu’il faut raviver 1. Le lieu de mémoire n’est cependant pas un simple lieu d’histoire. Une « intention de mémoire » et la décision d’un rituel sont requises pour transformer un élément de la vie publique (monument, dépôt d’archives ou compétition sportive) en objet de souvenir collectif. Le sentiment d’une rupture entre les époques joue aussi un rôle important. Si le calendrier révolutionnaire rythmait encore les journées de l’individu moderne, celui-ci ne penserait même pas à le commémorer. Dans cette dynamique générale, la mémoire s’extériorise de plus en plus. Elle se concentre sur ses traces. Mais, durant les deux dernières décennies, le désir de mémoire semble avoir été dépassé par l’élan commémoratif. Une « tyrannie de la mémoire » a littéralement inversé l’ordre du temps. Le passé ne s’impose plus au présent par sa force propre, ce sont les exigences de l’actualité qui gouvernent le choix de ce qu’il convient de célébrer. Lorsqu’elle est excessive et arbitraire, la patrimonialisation de la mémoire française multiplie les manifestations, souvent au préjudice de l’analyse. Le comble de la commémoration est atteint au moment où la commémoration elle-même se représente comme l’événement principal. En l’absence de tout « surmoi

commémoratif », est-il encore possible de penser et d’« agir sans commémorer »2 ? La survalorisation de la mémoire ne vise-t-elle pas finalement à compenser la crise de l’expérience contemporaine : d’une part, la fin de toute croyance en l’histoire comme processus et instance de légitimation du rapport à l’avenir et, d’autre part, un certain désarroi devant le caractère énigmatique du présent 3 ? downloadModeText.vue.download 684 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 682 L’EFFET EN SOI A insi décrite, l’inflation du désir de mémoire évoque l’analyse nietzschéenne des formes d’histoire. La commémoration illimitée relève autant de l’histoire « traditionnaliste » que de l’histoire « monumentale ». Elle emprunte à la première son instinct de conservation tandis qu’elle partage avec la seconde son obsession de l’identique. Dans un cas, le désir de mémoire collectionne. Il « ne dispose alors, pour juger le passé, d’aucune échelle de valeurs et de proportions qui tienne réellement compte des rapports des choses entre elles » 4. L’essentiel n’est pas de se réapproprier le passé avec discernement mais de le stocker en veillant bien à n’en perdre aucun vestige. Dans l’autre cas, le désir de mémoire arase les différences et subsume la diversité historique des causes sous le genre commun des « effets en soi » : « Ce que l’on célèbre lors des fêtes populaires, des commémorations religieuses ou militaires, c’est au fond un tel effet en soi [...] non pas le véritable noeud historique de causes et d’effets qui, correctement apprécié, prouverait seulement que jamais la même combinaison ne pourra à nouveau sortir de la loterie du futur et du hasard » 5. L’élan commémoratif apparaît donc infondé et en menace d’excès lorsqu’il manque de critères ou n’hésite pas à faire abstraction du caractère unique des circonstances. À chaque fois, c’est le voile de l’uniformité qui recouvre l’esprit critique. Ici, rien n’interdit de maquiller le passé, voire de se fabriquer des origines. Comme l’a encore prouvé le récent conflit au Kosovo, le fantasme de la fondation rétrospective utilise abondamment ces « effets sans cause suffisante » pour mieux commettre et même justifier les crimes ethniques. L’IDENTIFICATION DU PASSÉ

I dentifier le passé, c’est vouloir le représenter tel qu’il a été : afin de le comprendre et de fuir les célébrations vides ou, pis, la mythification des origines, mais aussi pour s’émanciper le cas échéant de son poids trop lourd. En remontant du commémoratif à l’historique, la troisième forme d’histoire chez Nietzsche est celle qui « juge et condamne ». L’histoire « critique » est le fait de « celui que le présent oppresse » 6. C’est elle qui inspire le désir de mémoire lorsqu’il revendique, notamment dans les contextes post-dictatoriaux, la transparence des événements. Cette nouvelle définition du désir de mémoire exprime la nécessité d’un rapport démocratique au temps pluridimensionnel des sociétés. Le passé ne peut être conservé éternellement dans des archives secrètes, visible pour les uns, caché pour les autres. Tous doivent connaître ce qui a eu lieu. Le procès judiciaire est l’occasion par excellence d’une publicité du passé. En raison de la lenteur des procédures, la convocation de la mémoire s’apparente la plupart du temps à une catharsis. Elle présente subitement des personnes physiques et morales (dans la France de Vichy, Papon incarne l’administration préfectorale) que la conscience collective désespérait de voir juger. Or l’on sait combien une grande souffrance crée le sentiment d’une dette qui attend son recouvrement. Comment ne pas tomber dans le cycle de la vengeance compensatrice ? Comment éviter le « paiement en retour », sur le schéma des dommages et intérêts, ainsi que la surenchère dans la « comptabilité des maux »7 ? Une victime est-elle en mesure d’admettre que des « tables de dialogue » soient organisées, par exemple au Chili, dans lesquelles les militaires délivrent des informations sur les « disparus » en échange de l’anonymat ? La fonction du procès est de substituer un jugement au désir de mémoire qui se métamorphose progressivement en désir de vengeance. Si la mémoire devient naturellement comptable dans ce type de circonstances, c’est néanmoins à l’institution de régler le compte grâce au tiers de la justice. Le procès est censé désamorcer le « mauvais infini » de la dette punitive. Il doit détourner l’envie de rétribution directe et dépasser la fausse égalité du talion en rappelant que la société dans son ensemble est également offensée par le crime 8. Au « temps clos du ressentiment » succède la dialectique de l’institution juridique. Le procès est une mise en scène du passé qui arrête et réouvre à la fois le cours du temps. Le rappel des faits met un terme à la « nuisance morale » de l’impunité prolongée. Il inscrit dans un système de valeurs communes une série d’actes auxquels le temps donnait un semblant d’immunité. Ce faisant, il les juge en privilégiant l’axe de la mémoire pour tenter d’instaurer ou de restaurer une concorde sociale 9. VERTU DE L’OUBLI OU BESOIN D’AVENIR ? P ar son activité de triage des souvenirs, l’histoire « critique » prête à l’oubli une indéniable vertu « cicatrisante » (Nietzsche). L’oubli panse les blessures et apaise les douleurs. L’amnistie, qui est une forme d’oubli politique, ne liquide pourtant pas toutes les ambiguïtés de la mémoire. En 403

avant notre ère à Athènes, le peuple chasse les oligarques du pouvoir. Un devoir de clémence est voté qui a pour conséquence d’effacer le tort précédemment subi par les nouveaux vainqueurs. On promet de ne pas mentionner les malheurs d’hier. Avec ce cas d’école, le désir de mémoire se mesure à l’obligation de s’adapter à la conjoncture. Le « double oubli », celui de la souffrance passée comme de la victoire présente, neutralise la rancune et invalide d’emblée le recours en justice, mais il paraît maintenir l’équilibre social durant la transition vers la démocratie. Dans un tel contexte d’orchestration de la réconciliation, le peuple conserve-t-il le bénéfice du pouvoir ? Quelle valeur possède une amnistie qui est une amnésie 10 ? Avec le travail du deuil, la mémoire est déchirée entre le souhait de ressusciter l’être disparu et la conviction qu’il est préférable de sortir du piège de la commémoration plaintive. Quelles que soient les échelles, l’arbitrage entre le désir de mémoire et l’impératif de l’oubli est souvent ressenti comme impossible, mais il s’avère toujours indispensable. Ne seraitce que parce que l’oubli qui permet la transfiguration du deuil ne détruit rien à proprement parler. Il relance au contraire l’action, libère éventuellement la décision du pardon (comme le voulait la « Commission vérité et réconciliation » en Afrique du Sud) et amorce l’effort spécifique du travail de mémoire 11. Il redonne également un axe à l’expérience de l’histoire en arrachant le désir de mémoire au seul passé pour le diriger vers l’avenir. Tout « champ d’expérience » est en effet indissociable d’un « horizon d’attente ». Tandis que l’expérience, « c’est le passé actuel, dont les événements ont été intégrés et peuvent être remémorés », l’attente, elle, « s’accomplit dans le présent et est un futur actualisé » 12. En d’autres termes, le souvenir, la perception et l’attente se modifient ensemble. La revitalisation du passé entraîne une repolarisation du sujet vers le « ne-pas-encore » 13. S’il est véritablement désir, c’est-àdire tension vers un but, le désir de mémoire abrite certainement un sens du possible. Il désigne alors une capacité à agir non seulement à partir du passé mais aussi à partir du futur, downloadModeText.vue.download 685 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 683 le profond besoin d’une histoire orientée qui mise sur une confiance retrouvée de l’homme en l’avenir. ▶ La mémoire se divise de plus en plus entre une exigence de clarté à l’égard du passé et l’extrême difficulté à juger des événements en situation. Des cours de justice internationales ont été créées, en ex-Yougoslavie et au Rwanda, dans le but d’inculper les responsables de crimes contre l’humanité. Malgré de nombreux dysfonctionnements, ces institutions ont contribué à forger une conscience d’époque qui ne supporte plus l’impunité. Mais le droit ne refonde pas à lui seul une communauté politique. Par quelles autres voies les sociétés

meurtries par la guerre et le génocide garantiront-elles leur avenir ? OLIVIER REMAUD ✐ 1 Nora, P. (dir.), « Entre mémoire et histoire » et « L’ère de la commémoration », in les Lieux de mémoire, Gallimard, Quarto, Paris, 1997, p. 32. 2 Ibid., p. 4692 et p. 4688. 3 Binoche, B., « Histoire, croyance, légitimation », in Études théologiques et religieuses, t. 75, 2000 / 4, pp. 517-529. 4 Nietzsche, F., Considérations inactuelles. De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie [II, 1874], in OEuvres philosophiques complètes, trad. P. Rusch, Gallimard, Paris, t. II (1), 1990, p. 111. 5 Ibid., p. 107. 6 Ibid., p. 109. 7 Tricaud, F., l’Accusation. Recherche sur les figures de l’agression éthique, Dalloz, Paris, 1977, p. 76 sq. 8 Ost, F., le Temps du droit, Odile Jacob, Paris, 1999, pp. 101107. 9 Garapon, A., « La justice et l’inversion morale du temps », in Pourquoi se souvenir ?, F. Barret-Ducros (dir.), Grasset, Paris, 1999, pp. 113-124. 10 Loraux, N., la Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Payot, Paris, 1997, pp. 255-277. 11 Ricoeur, P., la Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000, pp. 642-656. 12 Koselleck, R., le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J. et M.-C. Hoock, Éditions de l’EHESS, Paris, 1990, p. 311. 13 Bodei, R., Libro della memoria e della speranza, Il Mulino, Bologna, 1995. Voir-aussi : Hazan, P., la Justice face à la guerre, de Nuremberg à La Haye, Stock, Paris, 2000. Kritz, N.-J., Transitional Justice : how Emerging Democraties Reckon with Former Regimes, United States Institute of Peace Press, 1995 (3 vol.). MENSONGE

Du bas latin mentio, « mensonge ». ESTHÉTIQUE, MORALE, POLITIQUE Discours contraire à la vérité, tenu dans l’intention de tromper. Par extension, tout ce qui peut tromper ou produire de l’illusion, particulièrement en art. Saint Augustin précise que ce qui constitue le mensonge est la volonté de tromper. Ainsi une contre vérité dite par plaisanterie manifeste, lorsque ni le locuteur ni l’auditeur ni les circonstances ne peuvent prêter à confusion, n’est pas un mensonge. De même, quelqu’un qui dit le faux en le tenant sincèrement pour vrai ne ment pas. Alors qu’une vérité énoncée par quelqu’un qui la croyait fausse, pour induire l’auditeur en erreur, est un mensonge. « Ment donc qui a une chose dans l’esprit et en avance une autre, au moyen de mots ou de n’importe quel autre type de signes. » 1. Saint Augustin distingue huit sortes de mensonges et montre que, dans tous les cas possibles, le mensonge doit être rejeté. La question de la valeur morale du mensonge fait l’objet d’une polémique fameuse entre B. Constant 2, qui soutient que dans certains cas le mensonge peut être légitime (si un ami poursuivi par des assassins est caché chez vous, pouvez-vous leur mentir ? ce type de cas est déjà envisagé et écarté par saint Augustin), et Kant, qui affirme que, dans tous les cas, le mensonge est condamnable. C’est que le mensonge sape les fondements même de la moralité : il est par excellence une action dont je ne peux pas vouloir qu’elle devienne une loi universelle, puisque l’universalisation du mensonge rendrait tout échange interhumain impossible (le langage, les promesses, les contrats, etc.). En manquant au devoir de véracité (croyance subjective à la vérité de ce qu’on dit – ce n’est pas la vérité elle-même qui est un devoir) le menteur commet ainsi une injustice envers l’humanité en général : « Le mensonge, simplement défini comme une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme [...] nuit toujours à autrui ; même s’il ne nuit pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en général en ce qu’il rend impossible la source du droit. » 3. L’innocuité ou même les résultats positifs d’un mensonge ne retirent rien à son caractère en soi mauvais. Le croire serait confondre morale et prudence : le mensonge traite l’humanité (la sienne comme celle d’autrui) purement comme un moyen : « Le mensonge est le rejet et pour ainsi dire l’anéantissement de la dignité humaine » 4. ▶ La question de la légitimité du mensonge a un tel lien à la philosophie morale qu’à chaque fois qu’elle se trouve déplacée dans d’autres champs, on peut montrer que c’est au sein d’un débat plus vaste sur la place que la morale y doit avoir. Par exemple, dans le champ politique, Machiavel fait l’éloge

du prince-renard, qui sait simuler et dissimuler 5. Ou, dans le champ esthétique, Wilde écrit un Éloge du mensonge. Dans les deux cas, il s’agit aussi de lutter contre l’idée d’un quelconque primat de la morale. Colas Duflo ✐ 1 Saint Augustin, Le mensonge, III, 3, in OEuvres I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1998, p. 735. 2 Constant, B., Des réactions politiques, Flammarion, Champs, Paris, 1988. 3 Kant, E., Sur un prétendu droit de mentir par humanité, in OEuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, p. 437. 4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine de la venu, § 9, in OEuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, p. 716. 5 Machiavel, N., le Prince, chap. XVIII, trad. J.-L. Fournel et J.C. Zancarini, PUF, Paris, 2000. ! IMPÉRATIF, LANGAGE, LOI, MAL, MORALE, VÉRITÉ MENTEUR (PARADOXE DU) LOGIQUE Sous sa forme dialectique initiale, le paradoxe du Menteur, attribué à Euclide s’énonce ainsi : « – Si j’affirme que je mens, est-ce que je dis la vérité ou est-ce que je mens ? – Tu dis la vérité. – Mais si je dis la vérité en affirmant que je mens, alors je mens. – Donc, tu mens. – Mais downloadModeText.vue.download 686 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 684 si je mens en affirmant que je mens, je dis la vérité » 1. Pour les Mégariques, il manifestait les limites de l’usage du discours rationnel. La redécouverte des antinomies au coeur de la logique nouvelle au début du XXe s. rappela son actualité. Russell en fait le paradigme des antinomies sémantiques et l’exprime simplement ainsi : « Je mens » 2. Le caractère tératologique de cette énonciation provient de ce qu’elle vaut pour elle-même. La théorie des types russellienne, imposant une hiérarchisation des propositions, écarte le cercle. Denis Vernant

✐ 1 Muller, R., Les Mégariques, fragment et témoignages, Vrin, Paris, 1985, p. 77. 2 Russell, B., « La logique mathématique basée sur la théorie des types » (1908), trad. partielle in Logique et fondements des mathématiques (1850-1940) Anthologie, Rivenc, F., et de Rouilhan, P. (éd.), Payot, Paris, 1992, pp. 309-334. ! ANTINOMIE, LOGIQUE, PARADOXE, TYPES (THÉORIE DES) MENTION ! USAGE / MENTION MERCANTILISME Terme apparu au XIXe s., de l’italien mercantile, du latin mercator, « marchand ». POLITIQUE Nom donné aux théories économiques affirmant que les États doivent établir leur puissance sur l’accumulation d’or et d’argent. Le mercantilisme n’est pas un système théorique homogène, il désigne, surtout chez ses détracteurs (Adam Smith, Marx), les conceptions économiques européennes ayant cours du milieu du XVIe s. au milieu du XVIIIe. Il soutient que la prospérité et la puissance d’un État se fondent sur sa richesse en métaux précieux, ainsi que sur une protection de l’activité nationale permettant un excédent de la balance commerciale. Trois formes principales se distinguent. Le « bullionisme » (de l’anglais bullion, « lingot ») espagnol, qui prône l’importation massive et la conservation dans le pays de l’or et de l’argent issus des colonies américaines. Le « commercialisme » hollandais et britannique, considérant que la richesse provient du négoce international, l’industrie n’étant qu’un moyen destiné à l’accroître, et qu’elle passe par la vente de services, essentiellement le transport maritime, et la protection douanière. « L’industrialisme », développé en France, consiste à renforcer le contrôle de l’État sur la production industrielle afin d’en augmenter la quantité et la qualité, en vue de l’exportation ; il favorise l’importation de matières premières, en interdit l’exportation, réservée à des produits manufacturés. Didier Ottaviani ✐ Deyon, P., Le mercantilisme, Flammarion, Paris, 1969.

Foucault, M., Les mots et les choses, chap. VI, III, Gallimard, Paris, 1966. ! ÉCONOMIE, LIBÉRALISME, PHYSIOCRATIE, VALEUR MÉRÉOLOGIE Du grec méros, « partie ». LOGIQUE, MATHÉMATIQUES L’ensemble cantorien comme la classe russellienne relèvent d’une conception distributive qui en fait des collections d’objets distincts. Lesniewski proposa dès 1914 une conception strictement collective de totalités composées de parties. Si une collection de peinture est un ensemble de tableaux différents et indépendants les uns des autres, un tableau est un tout constitué de parties qui en sont les ingrédients 1. La méréologie développe un calcul fondé sur la relation « être partie de ». Il ne reconnaît pas le « monstre théorique » qu’est la classe vide et admet que toute classe méréologique est partie d’elle-même. Excluant donc qu’une totalité puisse ne pas s’appartenir, il est à l’abri du paradoxe russellien des classes 2. Tarski recourut dès 1929 à la méréologie pour axiomatiser la géométrie des solides 3. De même, la stratégie de « constitution » de Goodman repose sur un « calcul des individus » hérité de la méréologie 4. Denis Vernant ✐ 1 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad. G. Kalinowski, Hermès, Paris, 1989. 2 Mieville, D., Un développement des systèmes logiques de Stanislaw Lesniewski, Peter Lang, Berne, 1984. 3 Tarski, A., « Les fondements de la géométrie des corps » (1929), in Logique, sémantique, métamathématique, G.-G. Granger, (éd.), A. Colin, Paris, vol. 1, 1972, pp. 29-34. 4 Goodman, N., The Structure of Appearance, Harvard UP, 1951. ! CLASSES (PARADOXE DES), ENSEMBLE, PARADOXE MESURE Du latin mensura, « mesure ». La mesure désigne en même temps une activité et un concept. Platon distingue entre l’art qui mesure une quantité, en fonction du plus et du moins, passant par l’étalonnage, de l’art qui vise la « juste mesure »,

c’est-à-dire ce qui constitue un intermédiaire entre deux extrêmes, une modération. La mesure est alors la science de l’harmonie, et c’est en ce sens que Dieu peut être dit mesure de toutes choses. La juste mesure dans l’action permet d’articuler chez Aristote le domaine de la morale et celui de la politique 1. HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, PHYSIQUE Procédé méthodique aboutissant à associer un nombre à une propriété ou à un phénomène. Le premier principe qui régit ce procédé est le respect des relations d’ordre entre propriétés ou phénomènes comparables par les relations d’ordre entre les nombres qui leur sont associés. Le second principe consiste à définir conventionnellement comme unité soit l’une des propriétés ou phénomènes de la classe considérée, soit un couple de propriétés si l’on ne dispose pas d’un zéro absolu. Effectuer une mesure consistera alors à comparer telle propriété à l’unité, directement ou en la mettant en interaction avec un instrument étalonné. Le résultat de la mesure sera un multiple de l’unité. Les résultats de mesure qui correspondent à des propriétés ou à des phénomènes non comparables (ne relevant ni de la même unité ni de la même procédure instrumentale) peuvent être combinés algébriquement entre eux. C’est par exemple le cas de la masse et du volume, dont le quotient définit une « densité ». La maîtrise des combinaisons algédownloadModeText.vue.download 687 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 685 briques de ce type est l’objet d’une discipline appelée l’analyse dimensionnelle. Comme l’a souligné E. Cassirer, avant même de représenter un passage du qualitatif au quantitatif, la mesure implique un passage de l’intuitif au symbolique (via le procédural), et corrélativement du subjectif à l’objectif. D’une appréciation intuitive-subjective du plus et du moins, on passe à l’attribution de symboles numériques par le biais d’une procédure universelle de comparaison à l’unité. La mesure constitue donc le prérequis fondamental de toute science visant à établir des relations objectives entre phénomènes.

De sa position d’arrière-plan latent, où elle était reléguée en physique classique, la mesure est passée au premier plan en physique quantique et relativiste. Ainsi, dans sa théorie de la relativité restreinte de 1905, Einstein a subordonné la définition des relations spatiales et temporelles aux possibilités de les mesurer, au lieu de forcer la mesure à respecter des conceptions préalables de l’espace et du temps. En mécanique quantique, on s’est par ailleurs aperçu qu’il n’était plus possible de minimiser le fait que l’acte de mesurer implique une interaction physique avec l’instrumentation. Dans un premier temps, vers 1927, W. Heisenberg et N. Bohr ont essayé d’exprimer ce constat en parlant de perturbation des propriétés de l’objet par l’agent de mesure qui échange avec lui un quantum fini d’énergie. Mais dans un deuxième temps, vraisemblablement vers 1935 sous le coup de l’article d’Einstein, de Podolsky et de Rosen, Bohr a réalisé à quel point ce mode d’expression était lourd de préjugés sur d’hypothétiques propriétés supposées préexister à leur « perturbation ». Il a dès lors préféré insister sur l’impossibilité de dissocier dans le phénomène ce qui revient à l’objet présumé et ce qui revient à l’agent de mesure : c’est ce qu’il est convenu d’appeler le « holisme » de Bohr. La question de savoir s’il est légitime de traiter les instruments de mesure comme objets parmi d’autres de la théorie s’est par ailleurs posée aussi bien en relativité qu’en mécanique quantique. Einstein a souvent remarqué, non sans embarras, que la rigidité des règles et l’isochronie des horloges dans chaque repère inertiel représentaient deux présupposés constitutifs intangibles de sa théorie. En théorie quantique, les appareils de mesure opèrent également comme présupposés constitutifs. D’une part, la définition des observables est basée sur une notion générique de leur principe de fonctionnement. Et, d’autre part, tout ce que fournissent les « vecteurs d’état » est une liste de probabilités pour des résultats de mesures effectuées par le biais de ces appareils. Rien n’empêche, il est vrai, de traiter un appareil de mesure donné comme objet de la théorie quantique et de lui attribuer un vecteur d’état ; mais cela ne fait que transférer la fonction d’arrière-plan constitutif à un autre appareil de second niveau. Le vecteur d’état de l’appareil de premier niveau ne fournit en effet que des probabilités pour les résultats de mesures qui pourraient être effectuées avec un appareil de second niveau. ▶ L’effacement de la distinction entre le plan théorique (celui des observables et des vecteurs d’état) et l’arrière-plan métathéorique (celui de la description des appareils de mesure) a suscité ce qu’il est convenu d’appeler le problème de la mesure. Pour le comprendre, rappelons ce qu’est le problème de la mesure selon la sagesse commune des physiciens. Supposons d’abord, avec eux, qu’un vecteur d’état représente l’« état » d’un objet. Si l’on prend l’appareil de mesure pour objet (dans un mouvement qui consiste à ramener le plan métathéorique au niveau de la théorie), il apparaît légitime de lui attribuer un état, représenté dans l’espace de Hilbert par un vecteur d’état. Le problème est que cet état s’écrit géné-

ralement, à la suite de l’interaction que suppose l’opération de mesure, sous forme d’une superposition linéaire d’états propres. En transposant la métaphore appliquée en 1935 par Schrödinger à son célèbre chat, on doit admettre que la mécanique quantique représente l’état de l’appareil après l’opération de mesure comme « mélangé ou brouillé », au lieu de lui assigner une définition précise. Mais en lisant les indications de l’appareil au laboratoire, on constate que cet état n’a rien de mélangé, et qu’il est parfaitement défini. Une contradiction semble donc se faire jour entre l’expérience concrète et la théorie opérant comme sa propre méta-théorie. La première façon d’éviter ce paradoxe consiste à renoncer à assigner un rôle métathéorique à la théorie quantique, c’està-dire à refuser de l’utiliser pour décrire l’appareil de mesure. C’est l’option choisie par Bohr, qui considérait que tout ou partie des appareillages devait être décrit au moyen des seuls concepts de la physique classique. L’autre façon d’éviter le paradoxe est de tirer toutes les conséquences du fait que le vecteur d’état opère comme générateur de prédictions probabilistes relatives à diverses mesures possibles, plutôt que comme « état » absolu. La résolution du problème de la mesure ne revient alors plus à forcer la mécanique quantique à décrire l’« état » d’un appareil comme bien déterminé après la mesure. Elle consiste seulement à montrer de quelle manière la structure du calcul quantique des probabilités, qui comprend des termes d’interférence lorsqu’il est appliqué à prédire des phénomènes microscopiques, peut devenir quasi classique (ses termes d’interférence devenant négligeables) lorsqu’il est appliqué à prédire des phénomènes macroscopiques. C’est ce passage d’un calcul quantique à un calcul quasi classique des probabilités dans la région d’organisation des appareils de mesure que démontre la théorie de la décohérence. Michel Bitbol ✐ 1 Gauthier-Muzellec, M.-H., Aristote et la juste mesure, PUF, Philosophies, Paris, 1998. Voir-aussi : Beaune, J.-C. (dir.), La mesure. Instruments et philosophies, Champ Vallon, Seyssel, 1994. Bush, P., Lahti, P. et Mittelstaedt, P., The Quantum Theory of Measurement, Springer-Verlag, 1996. Krantz, D. H., Luce, R. D., Suppes, P., et Tversky, A., Foundations of Measurement, Academic Press, 1971. Roche, J. J., The Mathematics of Measurement, a Critical History, Athlone Press, 1998. Schrödinger, E., « La situation présente en mécanique quantique » (1935), in Physique quantique et représentation du monde, Seuil, Paris, 1992.

! INCOMMENSURABLE, MILIEU, OBSERVABLE, OBSERVATION, QUANTIQUE (LOGIQUE), QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ MÉTALANGUE Terme apparu au XXe s. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Langage formel permettant de construire un langage-objet. Tout système logique s’exprime en un langage symbolique totalement formalisé. Comment construire ce langage sans déjà posséder un langage logique ? La solution consiste à redownloadModeText.vue.download 688 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 686 courir à une métalangue comme échafaudage pour parler du langage-objet. Ce métalangage peut être la langue naturelle augmentée de symboles spécifiques, tels les métavariables de propositions A, B, ..., les symboles de définition, de déductibilité, de validité, etc. Cette distinction de niveau de langage permet d’éviter les paradoxes qui menacent l’édifice logique. Ainsi, le paradoxe du menteur disparaît si l’on distingue, conformément à la théorie des types de Russell 1, des propositions de niveau 1, 2, etc. Il devient possible de construire alors une sémantique formelle dans laquelle la vérité est un métaconcept applicable aux propositions de premier niveau. Selon la convention de Tarski 2, on dira que : « La neige est blanche » est vrai si et seulement si la neige est blanche, les guillemets indiquant que dans sa première occurrence, la proposition en question est seulement mentionnée. Denis Vernant ✐ 1 Russell, B., Principes des mathématiques, app. B, et Principia Mathematica, Intro, chap. II, in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989, pp. 192-201 et 270-309. 2 « Le concept de vérité dans les langages formalisés », trad. G. Kalinowski, in A. Tarski, Logique, sémantique, métamathématique, G. Granger éd., A. Colin, Paris, 1972, pp. 157-269. ! LANGAGE, LOGIQUE, MENTEUR (PARADOXE DU), MÉTALOGIQUE, TYPES (THÉORIE DES) MÉTALOGIQUE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Étude des propriétés syntaxiques et sémantiques des systèmes logiques. Axiomatisant de la géométrie euclidienne, D. Hilbert construisit un système déductif totalement formalisé qui ne répondait qu’à des règles explicites de formation et de transformation des formules. Il conçut alors la métamathématique comme l’étude de la structure déductive des systèmes formels ayant notamment pour objet d’établir leur non-contradiction 1. De là est née la métalogique, qui étudie les propriétés syntaxiques et sémantiques des systèmes logiques : la consistance, définie relativement à la négation comme non-contradiction (on ne démontre pas à la fois A et ¬ A) ; la complétude, assurant que tout théorème démontré est en même temps proposition valide et réciproquement ; la décidabilité (l’existence d’un algorithme permettant d’établir pour toute proposition si elle est démontrable ou valide) ; l’indépendance des axiomes, etc. Dans l’esprit de Hilbert, la métamathématique devait assurer l’autofondation des systèmes logico-mathématiques. Mais, dès 1931, Gödel prouva l’incomplétude (l’impossibilité de démontrer une formule valide) de tout système logique capable de formaliser l’arithmétique récursive 2. Ce fut le début d’une longue liste de métathéorèmes de limitation qui sonnèrent le glas de l’espoir hilbertien 3. Denis Vernant ✐ 1 Hilbert, D., « Sur l’infini » (1925), trad. in Logique mathématiques, Textes, J. Largeault, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245. 2 Nagel, N., et Gödel, G., le Théorème de Gödel, Seuil, Paris, 1989. 3 Ladrière, J., les Limitations internes des formalismes, ParisLouvain, 1957. ! AXIOMATIQUE, INCOMPLÉTUDE, LOGIQUE MÉTAMATHÉMATIQUE Calque de l’allemand. LOGIQUE, PHILOS. CONN. Historiquement, appellation péjorative utilisée, concurremment avec « métagéométrie », pour désigner les géométries non euclidiennes. Actuellement, au sens large, désignation utilisée pour toute investigation de type logique relative aux propriétés des théories mathématiques

formalisées ; au sens étroit, nom donné par le mathématicien allemand David Hilbert (1862-1943) à sa « théorie de la démonstration », dans laquelle des méthodes exclusivement constructives (« finitistes ») sont notamment utilisées pour parvenir à une preuve de la consistance de l’arithmétique. La métamathématique au sens de Hilbert 1 s’emploie à établir certaines propriétés (consistance, décidabilité) des théories mathématiques sans jamais recourir à des notions sémantiques abstraites ou à des méthodes non constructives. On y considère que seules sont douées de contenu les propositions (dites réelles ou élémentaires) relatives à des objets « quasi concrets » capables d’être donnés dans l’intuition, les propositions (dites idéales ou infinitaires) qui ne sont pas de ce type étant traitées comme des assemblages de symboles dénués de signification. Ces assemblages sont eux-mêmes des objets quasi concrets à propos desquels des énoncés doués de contenu peuvent être exprimés, comme l’affirmation de la consistance d’une théorie (« aucune suite de symboles qui est une démonstration dans T ne se termine par “0 = 1” »). Afin de démontrer des énoncés de ce genre, dits métamathématiques, on n’emploiera que des méthodes intuitives, analogues à celle qui permet de conclure, que si un entier est plus grand qu’un autre, alors le successeur du premier est plus grand que le successeur du second. Gödel a tiré parti de cette caractéristique pour montrer que la métamathématique hilbertienne peut être « arithmétisée », c’est-à-dire représentée à l’intérieur de l’arithmétique elle-même, et il a utilisé cette technique d’arithmétisation pour établir les résultats d’incomplétude qui montrent justement que le programme de Hilbert était ineffectuable sous sa forme originale. Jacques Dubucs ✐ 1 Hilbert, D., « Sur l’infini » (1925), dans J. Largeault, Logique mathématique, Textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245. ! CONSISTANCE, DÉMONSTRATION, FORMALISATION, GÖDEL (THÉORÈME DE)

MÉTAPHORE Du grec métaphora, « transport » ou « transfert ». ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE Figure de rhétorique (ou trope) dans laquelle un mot ou une phrase, qui littéralement dénotent une chose, sont utilisés pour en dénoter une autre. Selon Aristote, « la métaphore est l’application d’un nom impropre, par déplacement soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce au genre, soit de l’espèce à l’espèce, soit selon un rapport d’analogie » 1. Philosophiquement, la métaphore pose deux problèmes principaux : existe-t-il une signification métaphorique ? la métaphore possède-t-elle une valeur cognidownloadModeText.vue.download 689 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 687 tive, nous fait-elle connaître quelque chose qui ne pourrait être dit littéralement ? Certains philosophes, et par exemple Searle 2, sont tentés de penser que la métaphore possède une signification à rechercher dans l’intention de celui qui l’exprime. D’autres, et par exemple Goodman 3, pensent qu’il n’existe pas de signification en général et de signification métaphorique en particulier. Comprendre une métaphore ne revient pas à saisir une signification métaphorique. C’est plutôt comprendre le transfert d’une étiquette d’un domaine où son application est habituelle vers un domaine où elle est en quelque sorte contre-indiquée, mais pourtant éclairante. Avec l’étiquette est transporté aussi un schème, c’est-à-dire tout ou une partie du réseau d’étiquettes auquel appartient le terme transféré. ▶ Davidson 4 doute qu’il soit pertinent d’affirmer que les métaphores sont cognitives puisqu’elles sont des énoncés faux. Elles ne sont que suggestives. Goodman pense qu’il existe des métaphores vraies et d’autres fausses. Si je dis que Pierre est un âne, cela est littéralement faux (dans le cas où, par exemple, Pierre est un professeur), mais cela peut être littéralement vrai et bien plus significatif que de savoir qu’il chausse du 42 (ce qui est vrai). Cette opposition caractérise l’enjeu philosophique principal aujourd’hui au sujet de la métaphore : a-t-elle ou non une valeur cognitive ? Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, La poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980, chap. XXI. 2 Searle, J., Expression and Meaning (1979), trad. fr : Sens et

expression, Minuit, Paris, 1982. 3 Goodman, N., Languages of Art (1968), trad. fr : Langages de l’art, J. Chambon, Nîmes, 1990. 4 Davidson, D., « Ce que signifient les métaphores », dans Inquiries into Truth and Interpretation (1984), trad. fr. Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993. ! INTENTION, LANGAGE, RHÉTORIQUE, SIGNIFICATION MÉTAPHYSIQUE Du grec méta ta phusica, « après la physique » ; dans l’édition d’Aristote par Andronicos de Rhodes (Ier siècle), ce dernier donne le titre de méta ta phusica à un ensemble de traités qu’il place après les traités physiques. GÉNÉR. Partie de la philosophie qui s’occupe de l’être et des premiers principes, elle prend des sens différents en fonctions des auteurs. Elle peut être considérée comme une philosophie première, qui interroge les principes de la connaissance, ou recouper les objets de la théologie en tentant de s’élever à la connaissance du suprasensible. En son sens le plus général, elle est science de l’être en tant qu’être. Les différentes sciences s’occupent de ce qui est sensible et phénoménal, sans pour autant statuer sur l’être même des choses, qu’elles présupposent sans l’interroger. Elles doivent donc être fondées par une autre connaissance qui s’occupe de l’être lui-même ainsi que des premiers principes. La métaphysique est la science qui interroge le fondement de l’être des étants en tant que tel, et elle est en ce sens pour Aristote une « philosophie première », la « science de l’être en tant qu’être » 1. La connaissance d’une chose étant celle de sa cause, et les chaînes causales ne pouvant remonter à l’infini, la métaphysique doit considérer la « cause première » de toutes les choses. De plus, comme toutes les sciences effectuent leurs démonstrations à partir de principes indémontrables, la métaphysique doit saisir les premiers principes, montrant ainsi qu’elle est aussi une logique fondamentale. La recherche aristotélicienne se heurte à l’impossibilité d’une saisie de l’être même, du fait de la limitation de nos facultés cognitives qui ne saisissent que des étants, faisant de sa « métaphysique » une connaissance recherchée plus que constituée 2. Découvrant à partir de la fin du XIIe s. les traités aristotéliciens, le Moyen Âge institue véritablement la « métaphysique » (metaphysica, où meta- signifie « au-delà ») en distinguant

la métaphysique « générale », qui s’occupe du discours sur l’être (nommée par la suite « ontologie »), et la métaphysique « spéciale », dont les objets sont Dieu, l’âme ou le monde. La classification médiévale des savoirs définit trois sciences spéculatives : la physique, la mathématique et la métaphysique. Cette dernière opère dans le même genre que la philosophie première et la théologie, mais chacune diffère par son objet propre : la philosophie première s’occupe des causes premières, la métaphysique étudie ce qui a le plus haut degré d’universalité (les transcendantaux), tandis que la théologie traite de ce qui est séparé (Intelligences angéliques, Dieu). Il ne s’agit pas pour autant de trois sciences, puisqu’elles oeuvrent dans le même genre, ce qui permet de subsumer la métaphysique sous la théologie, en faisant une théologie rationnelle. La métaphysique en tant que telle ne peut atteindre le principe ultime de toutes les choses, Dieu, car il est totalement séparé, au-delà du champ de notre connaissance. De ce fait, la « preuve ontologique » de saint Anselme ne peut être possible, puisqu’elle suppose une saisie de l’essence de Dieu, et les cinq voies thomistes prouvant son existence 3 sont des orientations rationnelles montrant la nécessité d’une origine de toutes les choses plus que des « preuves » rationnelles. La métaphysique doit dès lors trouver son fondement en dehors d’elle-même, dans une théologie devenue reine des sciences. Pour constituer véritablement la métaphysique, il faut donc l’extraire de cette dépendance théologique. L’entreprise cartésienne conduit à refuser le double statut, général et spécial, de la métaphysique, revenant à l’idée qu’elle n’est qu’une philosophie première qui s’élève à la connaissance des principes, sans pour autant s’interroger sur la nature propre de Dieu, du monde ou de l’âme 4. S’il met en place une preuve de l’existence de Dieu, c’est en la fondant sur celle d’Anselme, afin de poser un principe garant de la connaissance, non pour affirmer une quelconque théologie. La métaphysique se trouve fondée en raison sur la certitude du cogito, elle est une méthode d’investigation reposant sur le doute hyperbolique. De plus, contrairement à la métaphysique médiévale, elle n’est plus pour Descartes une simple connaissance intellectuelle, mais la méditation d’un sujet inclus dans la temporalité. Même s’il ne peut être connu en lui-même, Dieu reste cependant l’horizon de cette métaphysique, en tant qu’il soutient la véracité des conclusions. Parce qu’elle ne peut atteindre ses objets les plus hauts, la métaphysique, tout au long de son histoire, n’a pu progresser dans sa recherche. Faut-il alors considérer, comme le dit Auguste Comte 5, qu’elle n’est qu’une science de l’enfance de l’esprit, s’interrogeant sur des abstractions qui ne peuvent donner lieu à aucune connaissance réelle ? Kant constate que les progrès enregistrés par les diffé-

rentes sciences ne trouvent pas d’équivalents en métaphysique, qui n’a jamais pu accéder à la scientificité bien qu’elle soit la plus ancienne des interrogations humaines 6. La révolution kantienne est d’abord une modification du statut même downloadModeText.vue.download 690 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 688 de la métaphysique ; il ne s’agit pas de détruire une science qui serait morte de ses propres incapacités conclusives, mais au contraire de construire une nouvelle métaphysique débarrassée de ses constructions arbitraires et fictives en limitant ses prétentions. La raison spéculative ne peut accéder à la dimension nouménale des choses, mais elle ne doit pas non plus rejeter la pensée du moi, du monde et de Dieu, car ces idées transcendantales ont un usage régulateur pour la raison, en ce qu’elles permettent d’unifier le champ de l’expérience. La finalité de la métaphysique n’est donc plus de prononcer des jugements sur les idées transcendantales, car cela n’aboutit qu’à des illusions, mais de laisser celles-ci orienter la pensée. Elle est impossible comme science qui connaît, mais est indispensable comme savoir qui pense les objets qui lui sont propres. ▶ L’attitude critique kantienne permet de marquer clairement la scission entre le sujet et l’objet, mais elle n’est qu’une étape vers le savoir absolu, ainsi que le montre Hegel, qui met en place une métaphysique sans pour autant l’énoncer comme telle 7. Cette scission ne peut être qu’une expression d’un esprit encore situé dans un moment négatif, éloigné du savoir absolu. Si la vérité primordiale que l’histoire de la philosophie a découvert est l’unité radicale du sujet et de l’objet, il est nécessaire de poursuivre la métaphysique jusqu’à sa fin, qui est la réunification de ces deux pôles séparés par Kant. Maintenir la dimension nouménale au sein de la métaphysique, c’est rester encore en deçà de l’achèvement de la pratique rationnelle, dans un moment qui ne trouvera sa vérité que dans son dépassement : l’essence du réel ne saurait rester « cachée » dans une vérité nouménale inaccessible, car l’ensemble de l’être entre en manifestation, se phénoménalise. Le questionnement métaphysique se dirige nécessairement vers une fin, qui n’est autre que l’ouverture d’une autre dimension métaphysique, portée par un nouveau moment de l’histoire. Parce qu’elle se présente comme un cycle, la pensée ne cesse de séparer et d’unifier, entraînant la fin des métaphysiques particulières, mais non pour autant la fin de la métaphysique, en tant qu’attitude de l’esprit humain. Il faut donc distinguer les métaphysiques historiquement déterminées, qui finissent avec les époques qui les portent, et la métaphysique, qui est une recherche perpétuelle de l’universel, mouvement de la

vie de l’esprit. Ainsi, la philosophie heidegerienne, même si elle reproche à la métaphysique d’avoir négligé la question de l’être et d’avoir oublié la différence ontologique, porte en elle, tout en la reformulant, l’interrogation constitutive de ce savoir, devenu ontologie 8. Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, Métaphysique, Γ, 1, 1003a20, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, p. 171. 2 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Quadrige, Paris, 1991. 3 D’Aquin, Th., Somme théologique, I, qu. 2, art. 3, trad. A.M. Roguet, Cerf, Paris, 1984, pp. 171-173 ; Somme contre les gentils, I, 13, trad. R. Bernier et M. Corvez, Cerf, Paris, 1993, pp. 35-41. 4 Les Méditations métaphysiques de Descartes (in OEuvres complètes, Garnier, Paris, 1967, t. 2) ont pour titre latin Meditationes de prima philosophia. 5 Comte, A., Cours de philosophie positive, 1e leçon, Hermann, Paris, 1975. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, Préface de la 2e édition (1787), trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 2001. 7 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991. 8 Heidegger, M., Être et temps (1927), Introduction, I, § 1, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, pp. 25-28. ! ÊTRE, ONTOLOGIE, PHILOSOPHIE, THÉOLOGIE MÉTAPSYCHOLOGIE Terme créé par Freud 1. Du grec meta-, « qui suit », « au-delà de la psychologie ». PSYCHANALYSE « Nous ne trouverons pas déraisonnable de distinguer par un nom particulier le mode de considération qui est le plein achèvement de la recherche psychanalytique. Je propose que l’on doive nommer une présentation métapsychologique, lorsque nous réussissons à décrire un processus psychique selon ses relations dynamiques, topiques et économique. »1

Si Freud use du terme en privé dès 18961, il n’en détermine l’usage systématique qu’à partir de 19152 : partie théorique et fondement épistémologique de la psychanalyse, la métapsychologie dépend de l’inconscient, mais ne s’institue qu’avec l’autonomie scientifique de la psychanalyse. Elle pose l’existence d’un au-delà des faits de conscience décrits par la psychologie, une théorie des lieux psychiques (topique). Elle limite les considérations organicistes par la théorie des pulsions, qui sous-tend l’énergétique psychique (économie), et la mise en forme des conflits psychiques (dynamique). ▶ La psychanalyse implique un travail d’élaboration de ses pratique et technique. Mais la métapsychologie participe des processus psychiques qu’elle étudie. Ainsi, le référentiel de l’objectivité, de l’intelligibilité et de l’intersubjectivité adéquat à cette complication ne peut être galiléen. Les ouvertures topologiques et l’apophtegme qu’il n’y a pas de métalangage de Lacan l’ont laissé pressentir ; la dynamique qualitative et les sciences actuelles le confirment. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Lettres à W. Fliess du 13 février 1896, in Briefe an Wilhelm Fliess. 1887-1904. Ungekürtzte Ausgabe, herausgegeben von J. M. Masson, Deutsche Fassung von M. Schröter, S. Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1986. 2 Freud, S., Métapsychologie (1915), trad. J. Laplanche et J. B. Pontalis, Gallimard, Paris, 1968. ! DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, ÉNERGÉTIQUE, INCONSCIENT, PRINCIPE, PULSION, TOPIQUE MÉTHODE Du grec méthodos, « poursuite », « recherche », « marche », « plan ». GÉNÉR. Ensemble de procédés raisonnes pour atteindre un but ; celui-ci peut être de conduire un raisonnement selon des règles de rectitude logique, de résoudre un problème mathématique, de mener une expérimentation pour tester une hypothèse scientifique, de parvenir à la connaissance de la vérité, d’enseigner une discipline selon ses articulations essentielles et d’en aborder les difficultés de manière graduelle. Une méthode répond d’abord à une question pratique enra-

cinée dans l’expérience : comment s’y prendre pour atteindre un but donné ? Mais définir ou établir une méthode implique downloadModeText.vue.download 691 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 689 la préconception réfléchie d’un plan à suivre pour éviter de se fourvoyer. Observation et rationalisation se complètent donc pour prescrire des règles d’une conduite ordonnée de la pensée et de l’expérience. De là à affirmer l’antériorité de principe de la méthode sur la recherche ou la connaissance il n’y a qu’un pas, vite franchi par les philosophies idéalistes. Mais l’histoire des sciences enseigne que la méthode le plus souvent suit la connaissance ou s’en dégage progressivement. Mise en oeuvre dans l’investigation, elle s’infléchit au cours de la recherche et n’est formulée qu’après avoir effectivement conduit à un résultat. L’observation était déjà pratiquée par Aristote. L’expérience dirigée, ou expérimentation, apparut dans les écoles de médecine d’Alexandrie (IIIe s. av. J.-C.) à la Renaissance, Galilée crée la mécanique, devenue le prototype des sciences fondées sur la méthode expérimentale ou art de marier le raisonnement a priori et l’induction à partir de faits observés ou provoqués de façon répétée. De son côté, Descartes développe dans sa Géométrie (1637) la méthode algébrique en l’appliquant aux problèmes géométriques et illustre ainsi ce qui est au principe même d’une méthode : pouvoir être appliquée à une multitude de situations formellement semblables. Descartes publie également en 1637 son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, où sont énoncées les quatre fameuses règles inspirées de la résolution des équations algébriques : 1) parvenir à l’évidence que dispensent des idées claires et distinctes ; 2) diviser les difficultés pour les vaincre une à une ; 3) progresser par degrés ; 4) énumérer et récapituler tous les éléments à ordonner en vue d’une résolution méthodique. Leibniz, à son tour, fait grand cas des « méthodes universelles » de résolution des problèmes, mais à l’évidence des idées claires et distinctes il oppose la puissance et la sûreté des moyens formels et du calcul aveugle. L’idéal leibnizien est réalisé aujourd’hui dans un programme d’ordinateur ou suite d’instructions indiquant quelle opération effectuer en chaque circonstance susceptible de se présenter dans une situation donnée. ▶ La plupart des idées en jeu dans les interminables discussions sur la méthode (formelle, expérimentale, inductive, etc.) tournent peu ou prou autour des quelques points marqués dans le raccourci historique ci-dessus. Une science se caractérise souvent par sa méthode. Hourya Sinaceur ! ORDRE, RÈGLE

MÉTHODOLOGIQUE (INDIVIDUALISME) ! INDIVIDUALISME MÉTONYMIE Du grec metonumia, « changement de nom ». PSYCHANALYSE Figure de signification qui (re)trouve une relation de contiguïté (spatiale ou temporelle) entre deux objets indépendants, et qui, utilisant le nom de l’un à la place de l’autre, s’efforce de restaurer entre eux une forme de continuité. Lacan 1, s’inspirant de Jakobson 2, identifie le déplacement freudien (Verschiebung) et la métonymie, et précise que le désir est métonymique. L’identification du déplacement et de la métonymie est une « réduction » linguistique et structuraliste de la notion freudienne de déplacement, qui ignore sa dynamique énergétique (processus primaire, énergie libre) et son extension (le mot est parfois employé, chez Freud, dans le sens de « transfert », Übertragung). La définition lacanienne du désir comme métonymie rencontre celle de l’objet perdu freudien : l’apparition de l’objet (le sein, la mère, le monde) implique sa perte et la séparation. La métonymie relève des mécanismes d’association par contiguïté (vs ressemblance), qui servent la restauration narcissique de l’a-séparation (magie, rêve, science3). Métonymiques sont donc à la fois l’effort pour restaurer la continuité primitive et le ratage de l’objet, qui toujours manque à sa place 4. ▶ L’élection de la métonymie comme figure privilégiée se comprend dans le contexte du règne structuraliste. Pourtant, Todorov montre, à la suite du groupe Mu, que le trope premier est la synecdoque (relation tout / partie), qui permet de reconstruire, par complication, à la fois les métonymies et les métaphores 5. Christian Michel ✐ 1 Jakobson, R., « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie » (1956), in Essais de linguistique générale, Minuit, Paris, 1963. 2 Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), in Écrits, Seuil, Paris, 1966. 3 Freud, S., Totem und Tabu (1912), in Gesammelte Werke,

(OEuvres complètes) IX ; Totem et Tabou, chap. 3 (« Animisme, magie et toute-puissance des idées »), trad. S. Jankélévitch, Payot, Petite bibliothèque, Paris, 1988, pp. 89-116. 4 « La psychanalyse nous a appris ceci : lorsque l’objet originaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d’objets substitutifs, dont aucun ne suffit pleinement. » Freud, S., « Über die allgemeinste Erniedrigung des Liebenslebens », G.W. VIII, 1912 ; « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », in la Vie sexuelle, trad. D. Berger, J. Laplanche, PUF, Paris, 1999, p. 64. 5 Todorov, Tzv., « Synecdoques », in Sémantique de la poésie, Seuil, Points, Paris, 1985, pp. 7-26. ! DÉPLACEMENT, DÉSIR, ÉNERGIE, INCONSCIENT, MAGIE, MÉTAPHORE, NARCISSISME, OBJET, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, TABOU MEURTRE Du vieux français murtre. En allemand : Mord. PSYCHANALYSE Le thème du meurtre du Père est essentiel à la théorie freudienne de l’OEdipe. Totem et tabou (1913) contient un mythe généalogique et politique : meurtre et ingestion du Père primitif, privateur, par ses fils qui firent projet d’en finir avec ce sujet de la jouissance absolue. La portée du repas totémique se comprend ainsi : cette opération qui crée de la communauté fonctionne parce que le père n’est pas que partagé entre les fils. Il est inventé par une transformation du mort en figure totémique. C’est ainsi que s’érige l’instance au nom de quoi sont posés les interdits qui gouvernent le réseau des échanges et des réciprocités. L’irruption dans la psyché d’une culpabilité soudaine a conduit les parricides, assemblés autour des restes de l’ancêtre, à s’éprouver mutuellement dans l’idéal d’expiation que le refoulement commande. Le récit mythique freudien est aussi downloadModeText.vue.download 692 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 690 une fiction politique. Cependant, comment faire de la loi à la fois le résultat d’un processus et le principe transcendant au nom de quoi ce processus se met en épreuve ? Freud reprend ce mythe, vingt-neuf ans après, dans l’Homme Moïse et la religion monothéiste. Livre courageux qui continue la thèse selon laquelle la société avait bien été engendrée par un meurtre, puis par l’instauration d’une loi qui prenait la figure du père symbolique comme pivot. Cette loi du père énonce l’interdit du parricide et de l’inceste.

La nature pathogène de certains sentiments de culpabilité dus à une interprétation névrotique de cette loi fut une des clefs de voûte de la criminologie psychanalytique. Olivier Douville ✐ Douville, O., « Notes sur quelques apports de l’anthropologie dans le champ des cliniques interculturelles », in l’Évolution psychiatrique, Elsevier, Paris, octobre-décembre 2000, pp. 741-761. Freud, S., Totem et tabou (1912-1913), trad. M. Weber, Gallimard, Paris, 1993. Freud, S., l’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), trad. C. Heim, Gallimard, Paris, 1989. Sauvagnat, F., « Psychanalyse et criminologie. Question disputées », in Expertises psychologiques, psychopathologie et méthodologie, L. M. Villerbu et J.-L. Viaux (éd.), Harmattan, Paris, 1999, pp. 65-96. ! CULPABILITÉ, MORT, OEDIPE, SURMOI MICROCOSME, MACROCOSME Du grec mikros, « petit », macros, « grand », et kosmos, « monde ». Les termes latins microcosmus et macrocosmus apparaissent vers le début du XIVe s. GÉNÉR. Les deux termes sont liés et traduisent l’unité harmonique entre l’homme (microcosme) et l’ensemble du cosmos (macrocosme), les deux étant considérés comme des vivants. Ils désignent par extension deux « mondes » isomorphes. Le couple conceptuel formé par le micro- et le macrocosme ne laisse pas apparaître deux notions strictement définies, et elles doivent être envisagées comme des modes généraux permettant de penser les relations entre la partie et le tout. Du point de vue cosmocentrique, qui prévaut dans l’astrologie, le microcosme humain est le modèle réduit du macrocosme, dépendant d’un ensemble de lois qui le dépassent, peuvent forger son destin, mais auxquelles il peut aussi s’opposer en développant une magie ou une science. Du point de vue anthropocentrique, le macrocosme est une extension du microcosme, et l’homme peut comprendre le tout en se connaissant lui-même. La correspondance entre les deux termes peut être considérée au niveau symbolique, le microcosme livrant les secrets du macrocosme dans un langage ésotérique qu’il faut décoder pour mettre au jour l’harmonie. L’idée selon laquelle l’homme est un « petit monde » se trouve déjà chez Démocrite, et Héraclite le pense comme étant composé des mêmes éléments que ceux qui structurent le cosmos, obéissant aux mêmes lois. Si les pytha-

goriciens n’ont pas véritablement développé de théorie du microcosme, leur conception des nombres et de l’harmonie a pu être utilisée en ce sens. Parce que l’homme contient dans son être des éléments minéraux, mais également des fonctions qu’il a en commun avec les végétaux, les animaux et les êtres divins, il apparaît comme le modèle réduit, le miroir, de l’ensemble des choses qui composent l’univers. Une telle conception ne se restreint pas à une composition d’éléments identiques arrangés de manière similaire (saint Grégoire, Albert le Grand), et il peut s’agir d’une analogie de rapport entre les forces cosmiques et les pouvoirs humains (Robert Grosseteste, Hildegarde de Bingen). L’homme est alors considéré comme le moyen terme entre le monde sensible et le monde intelligible, en harmonie avec le tout, et le christianisme strictement néoplatonicien a assimilé les théories micro- et macrocosmiques en pensant l’univers à l’image de Dieu, et l’homme comme image seconde, manifestant ainsi une dégradation progressive dans l’émanation de l’Un. La fin du Moyen Âge a vu décliner la conception microcosmique, qui portait en elle la possibilité de nombre d’hérésies panthéistes ou fatalistes, et entrait en contradiction avec le dogme en ouvrant la possibilité de penser un cosmos doté d’une âme. Des traces peuvent néanmoins en être retrouvées chez des auteurs de la Renaissance (Marsile Ficin, Campanella, et tout particulièrement Paracelse), qui insistent sur la place centrale de l’homme dans l’univers, dont il est le noeud et le lien (nodus et vinculum universi). Ce couple conceptuel, même s’il n’est pas toujours explicitement formulé, peut s’étendre à l’organisation des hommes entre eux, soit pour établir une analogie entre le monarque et le centre de l’univers, ses sujets gravitant autour de lui comme autant de planètes, soit pour développer une théorie organique de l’État, macrocosme, dont l’homme, microcosme, est le modèle. En un sens plus large, souvent critique, l’expression « microcosme politique » est employée pour désigner les représentants, qui forment un « monde » restreint censé représenter le macrocosme citoyen. La postérité la plus significative des ces notions est cependant à chercher dans une interprétation esthétique, qui voit le jour avec le romantisme (Novalis, Schelling, Hölderlin, Goethe, Baudelaire), au travers de la conception d’une relation d’harmonie existant entre l’homme et la nature, qui s’exprime dans l’art. Ce mouvement reprend en effet l’idée d’un cosmos vivant, organique, dans lequel l’oeuvre d’art est indépendante de toute finalité externe, considérée en ellemême comme un « monde » qui n’a pas pour vocation de représenter la réalité empirique, mais de rendre présent l’Absolu et de le manifester de façon symbolique. Didier Ottaviani ✐ Allers, R., « Microcosmus from Anaximandros to Paracelsus »,

in Traditio, 2, 1944, pp. 319-407. ! COSMOS, MONDE, UNIVERS MICROSCOPIQUE / MACROSCOPIQUE Du grec, préfixes micro, « petit », et macro, « grand » ; verbe skopeîn, « observer ». PHYSIQUE Opposition d’échelles d’organisation, dont les limites varient en fonction du problème à résoudre. Les rapports établis en physique entre échelles microscopique et macroscopique peuvent être d’ordre explicatif ou constitutif. Dans le premier type de rapport, un processus microscopique est invoqué pour expliquer un phénomène d’échelle macroscopique. Dans le second type de rapport, une procédure expérimentale d’échelle macroscopique sert réciproquement à définir les variables microscopiques. Les doctrines atomistes et le cartésianisme ont très tôt entretenu le projet d’expliquer l’apparaître qualitatif, manidownloadModeText.vue.download 693 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 691 feste à l’échelle humaine, par les figures et mouvements de corps invisibles à l’oeil nu. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que la conception du microscope, instrument d’optique, coïncide historiquement avec le renouveau de l’atomisme au début du XVIIe s. Après le développement de la biologie microscopique à partir de la fin du XVIIe s., la théorie cinétique des gaz, puis la mécanique statistique ont offert, au XIXe s., les premiers exemples d’une application fructueuse du programme d’explication du macroscopique par le microscopique en physique. Dans ce dernier cas, ce sont les règles reliant les variables macroscopiques de pression, de température, de chaleur, etc., propres à la thermodynamique, qui sont expliquées sur un mode réductif par les règles reliant les variables mécaniques microscopiques de position, de quantité, de mouvement et d’énergie cinétique des molécules. Jusqu’au début du XXe s., les lois auxquelles obéissent les corps macroscopiques étaient extrapolées vers les processus à fonction explicative d’échelle microscopique. Mais la théorie quantique a radicalement changé cette situation. Un

véritable critère d’échelle y a été mis en place à travers la valeur du quantum d’action (ou constante de Planck). D’un côté, les processus se déroulant à une échelle assez grande, pour que la valeur du quantum d’action soit comparativement minime, continuent d’être régis approximativement par des lois classiques. D’un autre côté, cependant, les processus se déroulant à une échelle assez petite, pour que la valeur du quantum d’action ne puisse plus être négligée, sont régis par des lois dont non seulement la forme, mais aussi la nature sont profondément différentes de celles des lois qui prévalent à l’échelle macroscopique. Un enjeu important de la physique quantique est, à partir de là, de montrer comment les comportements classiques d’échelle macroscopique peuvent émerger des lois probabilistes d’un genre inédit valant à l’échelle microscopique. La mécanique quantique a également posé un autre problème de relation microscopique-macroscopique, très bien décrit par N. Bohr. Il est vrai que les variables et les lois quantiques qui régissent l’univers microscopique peuvent être mobilisées pour rendre compte de certains phénomènes macroscopiques (comme la supraconductivité, la superfluidité ou le rayonnement laser). Mais il ne faut pas oublier qu’à l’inverse ces variables et ces lois ne sont définies que par référence à des procédures expérimentales d’échelle macroscopique, seules capables de les mettre à l’épreuve. La définition des principales observables de la mécanique quantique est, par exemple, dépendante du niveau macroscopique de description, à travers le principe de correspondance. C’est ce qu’on peut appeler le rôle constitutif de l’échelle macroscopique d’organisation pour toute description portant sur l’échelle microscopique. Le rapport entre échelles microscopique et macroscopique ne peut, dès lors, plus être unidirectionnel et hiérarchique ; il est plutôt bidirectionnel et dialectique. Au projet de découvrir une hiérarchie explicative allant du microscopique vers le macroscopique, se substitue désormais celui d’identifier les conditions d’une adéquation réciproque entre : a) l’explication du macroscopique par le microscopique ; b) la constitution du microscopique par le macroscopique. À la fin du XXe s., plusieurs développements nouveaux se sont fait jour sur le thème de l’opposition microscopiquemacroscopique. Un critère d’échelle caractéristique des théories quantiques de la gravitation est d’abord apparu : il s’agit de la longueur de Planck, dont l’ordre de grandeur est 10–35m (1025 fois plus petit que le diamètre d’un atome). Au dessous de cette dimension, les notions métriques ne sont tout simplement plus définies. La longueur de Planck ne délimite donc pas une sorte de domaine microscopique ultime, mais une région où les concepts spatiaux eux-mêmes, sur lesquels repose la distinction microscopique-macroscopique, n’opèrent plus. Des théories physiques prenant en compte, dès leurs postulats, cette stratification d’échelles et de niveaux d’orga-

nisation, ont été formulées récemment. La théorie des supercordes, avec sa symétrie d’échelle, est considérée majoritairement comme la plus prometteuse. La « relativité d’échelle » de L. Nottale explore la voie alternative des espaces fractals. Michel Bitbol ✐ Bohr, N., Physique atomique et connaissance humaine, Présentation C. Chevalley, Gallimard, Folio, Paris, 1991. ! MESURE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (LOGIQUE), QUANTIQUE (MÉCANIQUE) MILIEU Du latin medius, « centre, intermédiaire, moitié », puis medius locus, à partir de locus, « lieu ». GÉNÉR., BIOLOGIE 1. Ce qui occupe une position équidistante ou moyenne entre d’autres choses. – 2. Environnement, ce qui se trouve autour d’une chose. Notion relative, le milieu peut signifier ce qui se trouve situé à égale distance des extrêmes, dans l’espace ou le temps. En un sens figuré, il désigne une position intermédiaire, modérée, éloignée des excès. Il signifie également l’environnement dans lequel se trouve une chose ou un être vivant : ensemble des autres choses physiques, conditions climatiques ou chimiques, autres organismes vivants. De façon courante, il désigne les conditions morales ou sociales dans lesquelles évolue un individu, par exemple dans l’expression « ne pas être du même milieu ». Nom donné dans la mécanique du XVIIIe de Newton, le terme prend à partir du gique, qu’Auguste Comte définit comme circonstances extérieures nécessaires

s. au « fluide » XIXe s. un sens biolo« ensemble total des à l’existence de chaque

organisme » 1, mais aussi un sens social. Parce qu’il entretient avec lui un rapport de partie vis-à-vis du tout, chaque être vivant interagit avec le milieu dans lequel il se trouve, en étant modifié par lui mais aussi en le modifiant et en y inscrivant ses propres normes. Le biologiste Uexküll (1909) opère

une distinction dans la notion : « Umwelt, désigne le milieu de comportement propre à tel organisme ; Umgebung, c’est l’environnement géographique banal et Welt, c’est l’univers de la science » 2. Chaque organisme prélève son milieu particulier au sein d’un milieu général et commun, qu’il structure en fonction de ses besoins et avec lequel s’établit un état d’équilibre. Didier Ottaviani ✐ 1 Comte, A., Cours de Philosophie positive (1838), leçon XL, Hermann, Paris, 1975. 2 Canguilhem, G., « Le vivant et son milieu » (1952), in La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1992, p. 144. ! ENVIRONNEMENT, MONDE, NORME downloadModeText.vue.download 694 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 692 MATHÉMATIQUES Ce qui se tient à égale distance de deux extrêmes. Au cours des importants débats concernant la possibilité du vide, Pascal avançait la thèse selon laquelle « il y a autant de différence entre le néant et l’espace vide que de l’espace vide au corps matériel, et ainsi, l’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant » 1. En géométrie, I est le milieu d’un bipoint [A,B] si et seulement si il est aligné avec A et B et d (A,I) = d (B,I), où B est la distance euclidienne. Ceci se traduit par la formule vectorielle : I milieu de [A,B] si et seulement si IA + IB = 0 On en déduit d’importantes formules donnant les coordonnées du milieu en fonction des coordonnées des points A et B. La notion d’isobarycentre est une généralisation de celle de milieu. Étant donnés n points, A1, A2, ... An, G est l’isobarycentre de (A1, A2, ... An) si et seulement si GA1 + GA2 + ... + GA = 0.

n L’isobarycentre est lui-même un cas particulier du barycentre pour lequel les points A1, A2, ... An sont affectés de coefficients α1, α2, ... αn de somme non nulle. G est le barycentre des points (A1, A2, ... An), respectivement affectés des coefficients (α1, α2, ... αn) si et seulement si α1GA1 + α2GA2 + ... + α GA = 0. nn Vincent Jullien ✐ 1 Pascal, B., Lettre au Père Etienne Noël (29 octobre 1647), Lafuma, Paris, pp. 20-204. ! GÉOMÉTRIE MISOLOGIE Du grec misein, « haïr », et logos, « raison ». GÉNÉR. Haine de la raison. Platon considère qu’une haine de la raison risque de se développer chez ceux qui ne savent pas faire de bons raisonnements : ils peuvent alors croire que ceux-ci sont parfois vrais et parfois faux, et rejeter la faute sur la raison en laquelle ils n’auront plus confiance 1. Kant reprend le terme pour désigner les « naturalistes », qui considèrent que la connaissance doit s’effectuer sous l’égide de la raison commune, non scientifique, plutôt que par le biais de la spéculation et de la science. Le naturaliste affirme, par exemple, qu’un simple coup d’oeil permet de déterminer la taille de la lune, plutôt que d’effectuer une démonstration, « c’est là une simple misologie, érigée en principe » 2. Didier Ottaviani ✐ 1 Platon, Phédon, 89d-91c, trad. M. Dixsaut, GF, Flammarion, Paris, 1991, pp. 259-263. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, « Histoire de la raison pure », trad. A. Renaut, GF-Flammarion, Paris, 2001, p. 687. ! LOGOS, NATURALISME, RAISON, RAISONNEMENT MODAL, MODALITÉ Du latin modus. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ANALYTIQUE, PHILOS. CONN. Modification du contenu d’une proposition par les idées

de nécessité ou de contingence, de possibilité ou d’impossibilité, voire plus généralement par l’adjonction d’un adverbe ou par une mise en forme complétive. Une modalité de re porte sur la chose même, comme dans (1) « Le nombre des nains est nécessairement supérieur à six ». Cet énoncé a pourtant deux significations. Il veut dire que sept est nécessairement supérieur à six. Mais il veut dire aussi qu’un nain, par nature, possède une certaine propriété, celle d’exister toujours dans une quantité supérieure à six. Quand on dit que « La femme est nécessairement l’avenir de l’homme », c’est bien une conception de l’essence de la femme qu’on suggère. Une modalité de dicto porte sur la proposition. Ainsi (1) pourrait être paraphrasé par « Nécessairement, le nombre des nains est supérieur à six ». Cet énoncé a aussi deux significations. Il veut dire que sept est nécessairement supérieur à six ou bien qu’il est nécessaire qu’il y ait eu plus de six nains. Dans le premier cas, c’est vrai, mais on ne voit pas bien pourquoi cela le serait dans le deuxième cas. Il ne semble pas aisé d’associer une conception essentialiste sur la nature des nains à la modalisation de dicto de (1). Quine a récemment défendu l’idée que toute modalité de re est absurde 1. Cela rend aussi absurde la notion de monde possible. En revanche, certains philosophes contemporains, principalement D. Lewis reprennent à Leibniz l’idée qu’un énoncé nécessairement vrai est vrai dans tous les mondes possibles, alors qu’un énoncé contingent n’est vrai que, par exemple, dans notre monde actuel 2. Lewis défend l’idée que les mondes possibles sont réels, alors que d’autres philosophes, comme S. Kripke, font des mondes possibles de simples instruments pour poser le problème général des énoncés modaux et du statut métaphysique des modalités 3. Roger Pouivet ✐ 1 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Flammarion, Paris, 1977, § 41. 2 Lewis, D., On the Plurality of Worlds, chap. I et II, Blackwell, Oxford, 1986. 3 Kripke, S., La logique des noms propres, trad. F. Récanati et P. Jacob, Minuit, Paris, 1982. ! DE RE / DE DICTO, LOGIQUE MODÈLE Du bas latin modellus, diminutif pour modus, « mesure ».

Le modèle est, en son sens le plus courant, ce que l’on imite. Il est lié à la théorie de la représentation, que ce soit en esthétique ou dans la théorie de la connaissance. Les idées sont le modèle dont use le Démiurge pour mettre en forme la matière dans le Timée de Platon. Le statut du modèle joue un rôle important dans la théorie de l’art : ainsi, l’esthétique de la Renaissance considère que l’artiste doit toujours se conformer à un modèle, il ne doit pas inventer, mais choisir et parfaire ce qui se présente à lui de l’extérieur. La théorie platonicienne du modèle joue longtemps un rôle prépondérant dans l’art, jusqu’à ce que puisse être remise en question la notion d’imitation. Du modèle extérieur, l’art en vient à exprimer un « modèle intérieur », une idée, qui n’est rien d’autre que l’intériorisation du schéma platonicien. C’est en s’affirmant comme créateur que l’artiste cesse de dépendre du modèle pour laisser libre cours à une expression de soi qui est interprétation du monde et non plus imitation. LOGIQUE, PHILOS. CONN. Modèle d’une théorie ou d’un ensemble de formules, nom donné à une structure (ou interprétation) d’un langage formel, lorsqu’elle satisfait toutes les formules de la théorie considérée ; l’arithmétique élémentaire, dont le langage contient la constante O (« zéro ») et le symbole de fonction S (« successeur »), a notamment pour modèle la structure usuelle des entiers naturels, dont le domaine downloadModeText.vue.download 695 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 693 est N = {0, 1, 2, ...}, et où la fonction S est interprétée par la fonction f de N dans N définie par f(0) = 1, f(1) = 2, f(2) = 3, etc. ; ce modèle est appelé le modèle standard de l’arithmétique. L’usage du mot « modèle » en logique diffère significativement de son usage dans les sciences empiriques, où le terme est en général utilisé pour désigner la représentation mathématique d’un secteur de la réalité. En logique, à l’inverse, un modèle est ce qui peut être considéré comme représenté par une théorie : trouver un modèle d’une théorie rédigée dans un langage considéré jusqu’alors comme ininterprété, « purement formel », c’est indiquer une structure dont on pourrait affirmer que la théorie en question la décrit, au sens où tous les énoncés qui figurent dans la théorie en question, une fois interprétés, deviennent des énoncés vrais (du ou dans ce modèle). Il arrive, du reste, que les modèles ainsi obtenus diffèrent profondément de ceux qui avaient été visés lors de la rédaction de la théorie ; ainsi, le développement des géométries non euclidiennes a consisté en la découverte que les axiomes d’Euclide, à l’exception du cinquième postulat, possédaient des modèles dans lesquels plusieurs parallèles pou-

vaient être menées, par un point donné, à une droite donnée. Jacques Dubucs ! CATÉGORICITÉ, IMITATION, INTERPRÉTATION, LÖWENHEIMSKOLEM (THÉORÈME DE), NON STANDARD (MODÈLE), REPRÉSENTATION, SATISFACTION, STRUCTURE ∼ MODÈLE NON STANDARD LOGIQUE ! NON STANDARD (MODÈLE) MODERNE Du bas latin modernus, « récent », « actuel », dérivé de l’adverbe modo, pris au sens de « maintenant », « récemment », « à l’heure actuelle ». GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Ce qui marque une rupture, en référence à une période variable suivant le moment de son émergence, son domaine d’application et le terme auquel on l’oppose. Avec Baudelaire, la notion tendra à caractériser une attitude plus qu’une période. Dans l’histoire de la littérature et de la culture, un débat récurrent oppose « les modernes » et « les anciens », débat né de la même question : faut-il prendre l’Antiquité pour modèle 1 ? Le mot « modernus », attesté pour la première fois au Ve s., est contemporain du passage de l’Antiquité romaine au monde chrétien. Au XIIe s., en association avec l’apparition d’une « modernitas », les « moderni » désignent les auteurs chrétiens par opposition aux auteurs païens de l’Antiquité gréco-romaine. Cependant, les modernes médiévaux deviennent démodés quand la Renaissance restaure le rapport aux anciens, et, pour les historiens, « les temps modernes » débutent avec la chute de Constantinople, en 1453. À la fin du XVIIe s., l’opposition reprend forme dans la littérature avec la querelle des Anciens et des Modernes. Perrault lance en 1687, à l’Académie française, la contestation de l’idéal classique humaniste. Les modernes opposent aux anciens une idée de progrès fondée sur la science galiléenne et la philosophie cartésienne. La philosophie des Lumières, les valeurs liées à l’émancipation humaine, l’importance du regard critique et de l’histoire sont issues de cette conscience. La « liberté des modernes », opposée par B. Constant à celle des anciens, recouvre l’indépendance de l’individu privé et la souveraineté du système représentatif 2.

Mais, au XIXe s., c’est surtout autour du romantisme, et par opposition à « l’antique » ou au « classique » plutôt qu’à l’ancien, que le moderne s’impose. Il désigne alors l’esprit même du romantisme, l’inquiétude d’une position de la subjectivité, prise, selon Hegel, entre des aspirations infinies et la limitation objective incarnée par l’État ou la sphère du droit. Avec Baudelaire, c’est en revanche contre le romantisme que le moderne, lié au choix esthétique de la mode et de la modernité, se définit. Ce choix, qui engage une attitude à l’égard du présent, une volonté de se saisir de ce qu’il y a d’héroïque dans la vie actuelle, s’inscrit selon Foucault dans l’héritage de la philosophie des Lumières 3. Le moderne est, pour Baudelaire, l’élément transitoire, contingent et fugitif qui caractérise le beau, au même titre que l’autre élément, éternel et immuable 4. Le « peintre de la vie moderne » est celui qui « arrache à la vie actuelle son côté épique » et nous fait comprendre « combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » 5. La modernité est liée à la fréquentation des grandes villes, à la foule, au développement de la photographie, de l’industrie et de ce qui apparaîtra ensuite comme des caractéristiques de la société de masse. Quelle que soit l’ambivalence dont il témoigne à leur égard, Baudelaire, comme le montre W. Benjamin, a compris ces transformations 6. Le moderne ainsi défini ne se du nouveau ou de l’actuel. Il lier. Selon la formulation de suffisant : chaque fois qu’il

réduit pas à l’investissement marque l’avènement du singuO. Paz, « le moderne est autoapparaît, il fonde sa propre tradi-

tion » 7. Le terme tend donc à s’imposer, en particulier dans le domaine de l’art, pour caractériser les ruptures de la seconde moitié du XIXe s., et jusqu’aux avant-gardes du XXe s. Cette période est encore nommée « moderniste », pour insister sur sa capacité réflexive et sur sa tendance à l’auto-définition 8. Comment nommer alors ce qui s’oppose au moderne, à sa volonté de fondation, et dénonce dans ce projet le renversement de la raison et de l’émancipation en domination 9 ? Si les historiens opposent le contemporain au moderne, certains philosophes ou théoriciens de l’art parleront de postmoderne. Là encore, la distinction ne se réduit pas à une différence chronologique. Lyotard relie le postmoderne à la désaffection à l’égard des grands récits modernes, qu’il s’agisse du récit chrétien, du récit de l’émancipation des Lumières, de celui de Hegel ou de Marx. Le postmoderne désignerait, au sein même de la modernité, un mode de présentation, mettant l’accent sur la puissance de la novation plutôt que sur la nostalgie plus pro-

prement « moderne » 10. ▶ Au-delà de toute périodisation, la notion de moderne peut s’imposer pour qualifier, dans l’art notamment, la volonté de s’attacher à l’éphémère et au passager, et de tenter de le capter, dans une héroïsation du présent, qui garde volontiers une dimension ironique ou humoristique. Françoise Coblence ✐ 1 Jauss, H. R., « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui », in Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Gallimard, Paris, 1978, p. 175. 2 Constant, B., « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), in Écrits politiques, Gallimard, Folio, Paris, 1997, pp. 593-595. downloadModeText.vue.download 696 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 694 3 Foucault, M., « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits et écrits (1954-1988), t. IV, Gallimard, Paris, 1994, pp. 568-569. 4 Baudelaire C., « Le peintre de la vie moderne » (1863), in OEuvres complètes, t. 2, p. 695, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1976. 5 Baudelaire, C., « Salon de 1845 », in OEuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 407. Voir aussi les Salons de 1846 et de 1859. 6 Benjamin, W., Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1982. 7 Paz, O., Point de convergence, Gallimard, Paris, 1976, p. 14. 8 Krauss, R., « Un regard sur le modernisme » (1972), in l’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.P. Criqui, Macula, Paris, 1993, p. 22. 9 Horkheimer, M., et Adorno, T. W., la Dialectique de la raison (1944), trad. E. Kaufholz, Gallimard, Tel, Paris, 1974, pp. 14 sq. 10 Lyotard, J.-F., Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, Paris, 1988, p. 29. Voir-aussi : Greenberg, C., Art et culture (1961), trad. A. Hindry, Macula, Paris, 1988. Les Cahiers du musée national d’Art moderne, Centre GeorgesPompidou, Paris, no 19-20, juin 1987. ! MODERNISME, MODERNITÉ, POST MODERNISME

MODERNISME ESTHÉTIQUE Au sens large, style propre à l’époque moderne dans ses évolutions les plus récentes. Plus spécifiquement, thèse sur l’art selon laquelle les étapes de son développement constituent le support d’une démarche définitionnelle et critique de son identité. Bien que l’appellation de « modernisme » remonte aux alentours de 1900 (le concept de modern style sert souvent de point de repère) et que, dès 1846, Baudelaire ait écrit que « Qui dit romantisme dit art moderne » 1, c’est assez avant dans le XXe s. qu’elle va prendre, dans le discours esthétique, sa consistance théorique. P. Daix s’est efforcé de distinguer entre modernité et modernisme, en définissant la première comme esthétisation du présent et la seconde comme engagement envers l’avenir 2. Plus qu’une recherche systématique et artificielle de nouveauté, qui ne donnerait aucune garantie d’expression authentiquement moderne, il s’agit d’affirmer une approche expérimentale de l’art capable de servir de tremplin aux autres dimensions de la société. G. Bataille insiste dans le même sens sur « la destruction du Sujet » 3, clé de voûte du système des idées et des valeurs. C’est essentiellement dans la critique américaine que la notion de modernisme s’est identifiée à un processus d’analyse interne de l’art. L’unité du formalisme et du thème kantien de l’« auto-définition » a conduit Greenberg à mettre en avant la question du médium et de la séparation des arts 4, situation dont M. Fried trouve les prémices chez Manet 5. La version la plus radicale est énoncée par Danto, qui interprète le point de vue moderne comme « le récit dans le cadre duquel créer de l’art signifiait faire avancer une histoire faite de découvertes et de pensées toujours nouvelles »6 ; par une série de soustractions méthodiques, l’art est ramené à son essence, après quoi ne subsiste plus – dans une acception qui se réclame explicitement de Hegel – qu’une définition philosophique du concept de l’art. ▶ Exalté tout au long du XXe s. comme instrument de libération intellectuelle et artistique, le modernisme tend aujourd’hui à apparaître comme l’expression typique d’une conception idéologique de la modernité 7. Au doute sur le mythe de la visualité pure de l’art répond toutefois la nostalgie d’une époque que traverse encore un rêve d’universalité.

Mathieu Kessler ✐ 1 Baudelaire, C., « Salon de 1846 », in Écrits sur l’art, Le Livre de Poche, Paris, 1992, p. 77. 2 Daix, P., L’ordre et l’aventure. Peinture, modernité et répression totalitaire, Arthaud, Paris, 1984. 3 Bataille, G., Manet, Skira, Genève, 1983, p. 33. 4 Greenberg, C., « Toward a Newer Laocoon » (1940), et « Modernist Painting » (1960), in J. O’Brian, (éd.) The Collected Essays and Criticism, t. 1 et 4, University of Chicago Press, Chicago, 1986 et 1993. 5 Fried, M., Le modernisme de Manet (1990), trad. C. Brunet, Gallimard, Paris, 2000. 6 Danto, A., Après la fin de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 1996, p. 24. 7 Clark, T. J., Farewell to an Idea : Episodes from a History of Modernism, Yale UP, New Heaven, 1999. Voir-aussi : Danto, A., L’art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 2000. Guilbaut, S. (éd.), Reconstructing Modernism : Art in New York, Paris and Montreal 1945-1964, MIT Press, Cambridge MA., 1983. ! CONTEMPORAIN (ART), MODERNE, MODERNITÉ, NOUVEAU, POSTMODERNISME « La symbolisation est-elle à la base de l’art ? » MODERNITÉ Vers le Ve s., modernus s’est formé à partir de l’adverbe modo, « récemment », comme hodiernus, « d’aujourd’hui », s’est formé à partir de l’adverbe hodie, « aujourd’hui ». Pendant longtemps, l’horizon des modernes coïncide avec la conscience du présent, identifiée à la mémoire des vivants, soit à peu près un siècle. C’est seulement au début du XIXe s., que le substantif « modernité » apparaît : il définit alors, dans le domaine des arts et des lettres, non plus un intervalle temporel et toujours relatif, mais un idéal esthétique hautement revendiqué. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Caractère propre de ce qui passe pour moderne, s’affirmant moins par la rupture d’avec le passé que par l’orien-

tation vers l’avenir : la modernité vit dans le présent le choc du futur, elle pressent ce qui sera tout autant qu’elle dénonce ce qui n’est plus. Aussi faut-il la distinguer de l’actualité, qui se borne au constat de l’aujourd’hui, sans souci de prophétie. La querelle des Modernes contre les Anciens est vieille comme le monde. Elle se renouvelle en se recommençant avec le conflit des générations, ou recouvre l’opposition stylistique de deux écoles, ou de deux époques. C’est ainsi que le grand savant Curtius 1 faisait remarquer qu’Aristarque, à Alexandrie, opposait autrefois les « modernes » (neôteroi) à Homère ; que Philostrate au IIIe s. distinguait entre la nouvelle sophistique et l’ancienne ; que, selon Quintilien, Cicéron appartient aux antiqui ; ou bien encore que la renaissance carolingienne au début du IXe s. baptisait son propre temps seculum modernum. Les modernes ne se posent qu’en s’opposant aux Anciens (à moins que ce ne soit l’inverse), et c’est à la renaissance humaniste du XIIe s. que l’on doit la célèbre formule de B. de Chartres, rapportée par J. de Salisbury : « nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes, nous downloadModeText.vue.download 697 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 695 sommes comme des nains La comparaison est, il faut comprendre que le que celui des Anciens, venus sont affligés de leur pères, et que les des anciens dégénérés.

juchés sur des épaules de géants. » est vrai, ambiguë, puisqu’on ne sait s’il regard des Modernes porte plus loin ou bien au contraire que les nouveaux nanisme en regard de la grandeur de Modernes ne sont en conséquence que

Pourtant, la modernité ne se laisse pas vraiment dissoudre dans la longue durée. Il existe en effet une modernité de la modernité elle-même, puisque le mot, donc l’idée, n’apparaît qu’au début du XIXe s. : c’est alors seulement que Baudelaire

incite le peintre à se faire « le peintre de la vie moderne », que Rimbaud se résout à être « absolument moderne », qu’on se réclame de l’Art nouveau et du modern style, qu’on se veut plus que moderne : « ultramoderne ». Aussi faut-il distinguer entre le moderne, qui revendique le caractère propre de son temps, et le contemporain, qui se borne à constater la solidarité des vivants, dans le temps présent. Il y a toujours eu des contemporains, mais il n’y a guère plus de deux siècles que les contemporains veulent encore être reconnus pour des « modernes ». C’est le propre de la modernité que d’interroger ce qui lui est contemporain pour y déceler le secret de son identité. Ayant fait, de façon souvent déclamatoire, table rase du passé, la modernité est un présent devenu attentif à lui-même, et qui s’inquiète de l’avenir qui s’accomplit en son sein. Par cette extrême sensibilité à l’ici-maintenant, la modernité renonce à l’éternité d’une beauté dont le canon fixait à jamais les proportions : elle poursuit l’instantané pris sur le vif, la sensation saisie par l’esquisse et le fragment, l’insignifiance d’une présence unique et magnifiquement précaire. Par un renversement que nous n’avons pas encore fini de penser, elle retrouve, quand elle sait se hisser au niveau de l’art, l’éternel dans le plus infime tremblement du temps et donne paradoxalement d’autant plus à penser qu’elle s’attache davantage à l’instant dérisoire, à l’insignifiance fugitive. L’art photographique n’est peut-être pas sans rapport avec cette neuve sensibilité à l’immanence du monde. ▶ Baudelaire, qui n’aimait guère la photographie et lui reprochait de tuer l’imaginaire, prononçant l’éloge d’un dessinateur, C. Guys, dont la postérité n’a guère retenu le nom, sut pourtant formuler avec rigueur l’énigme vivante qui se niche au coeur de notre modernité : le peintre de la vie moderne « cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire [...] La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » 2. Jacques Darriulat ✐ 1 Curtius, E. R., La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. J. Bréjoux, chap. XIV : « Le Classicisme », PUF, Paris, 1956, pp. 389-425. 2 Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in OEuvres complètes, éd. Y. G. Le Dantec, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1961, pp. 1152-1192. Voir-aussi : Benjamin, W., « L’OEuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », et « Sur quelques thèmes baudelairiens », in OEuvres III, trad. M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, Gallimard, Folio, Paris, 2000, pp. 269-316 et pp. 329-390. Compagnon, A., les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, Pa-

ris, 1990. Jauss, H. R., « La “modernité” dans la tradition littéraire et dans la conscience d’aujourd’hui », in Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Gallimard, Paris, 1978, pp. 158-209. La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles, précédé d’un essai de M. Fumaroli et suivi d’une postface de J.R. Armogathe, éd. établie et annotée par A.-M. Lecoq, Gallimard, Folio, Paris, 2001. ! CONTEMPORAIN (ART), MODERNE, MODERNISME, NOUVEAU MODULARITÉ Calque de l’anglais modularity. PSYCHOLOGIE On appelle, en psychologie cognitive, « module » un sous-système plus ou moins autonome et fonctionnellement distinct au sein du système cognitif. La notion de « module » a son origine à la fois en informatique et en psychologie, et la modularité est la propriété d’un système isolé d’accomplir une tâche cognitive spécifique au sein d’un ensemble plus global. Ainsi, on peut décomposer la lecture en un ensemble de modules tels que la reconnaissance visuelle des lettres, les processus d’analyse des phrases ou leur mémorisation. La conception fonctionnaliste de l’esprit comme ensemble de fonctions et de sous-fonctions sous-tend souvent cette idée, qu’on peut aussi considérer comme héritière de l’ancienne psychologie des facultés. Mais le terme « module » est souvent employé en un sens vague. Le philosophe J. Fodor en a donné des critères précis : un système est modulaire s’il est « informationnellement cloisonné » et si les informations qu’il traite sont propres à un domaine, s’il est rapide dans le traitement de l’information et s’il a des bases neuronales spécifiques. Selon Fodor, ces caractéristiques s’appliquent principalement aux systèmes « périphériques » sensoriels (vision, audition, toucher, etc., mais aussi au traitement du langage) et ne s’appliquent pas aux systèmes centraux de la cognition, responsables de la fixation des croyances et du raisonnement. Ces critères ont été en partie confirmés par la neuropsychologie, qui met en évidence des modules liés à des lésions cérébrales dans des fonctions spécifiques (ainsi la mémoire sémantique, par opposition à la mémoire épisodique). ▶ La notion de modularité pose deux sortes de problèmes. D’abord, jusqu’à quel point les modules sont-ils isolés les uns des autres ? On a mis en évidence le fait que la modularité était plus faible que ce que suppose la conception de Fodor. Ensuite, la modularité ne s’étend-elle pas au delà des systèmes sensoriels à la cognition centrale ? Divers travaux de psychologie cognitive tendent à montrer que des capacités conceptuelles de l’esprit, telles que l’attribution d’état mentaux à autrui ou la classification des objets en catégories naturelles, avaient des traits de « domaine-spécificité ». On

s’accorde pour dire que l’esprit est, dans une bonne partie une collection de modules, mais on n’a pas de critère net de la modularité. Pascal Engel ✐ Fodor, J., The Modularity of Mind, MIT Press, Cambridge Mass, La modularité de l’esprit, trad. A. Gerschenfeld, Minuit, Paris, 1983. Pinker, S., How the Mind Works, trad. fr. : Comment fonctionne l’esprit, Odile Jacob, Paris, 2000. ! CATÉGORIE, FONCTIONNALISME, NEUROPSYCHOLOGIE, THÉORIE DE L’ESPRIT downloadModeText.vue.download 698 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 696 MODULE Du latin modulus, de modus, « mesure ». MATHÉMATIQUES Ce terme renvoie à deux notions bien distinctes, selon qu’il s’agisse d’une structure algébrique ou d’un caractère d’un nombre complexe. 1. Soit un anneau R (de scalaires). Un R-module est un groupe additif commutatif accompagné d’une fonction de (R × A) dans A qui vérifie les axiomes d’espace vectoriel. Si R est un corps, on retrouve la définition d’un espace vectoriel. Sur l’anneau Z des entiers, tout groupe commutatif A est aussi un module. La théorie des modules a joué un rôle important dans la résolution du problème de l’approximation des irrationnels par des rationnels. 2. Soit z = a + ib un nombre complexe, on appelle module de z et on note | z |, le nombre réel positif V(a 2 + b2). Si M est l’image de z dans le plan euclidien E2, | z | est la distance d(O, M) ou encore la norme euclidienne de Les modules de complexes vérifient l’inégalité triangu-

laire : | z + z′ | ≤ | z | + | z′ |. Vincent Jullien MODUS PONENS Expression latine signifiant littéralement « mode posant ». Forme complète : modus ponendo ponens, « mode posant par position ». LOGIQUE Expression utilisée depuis la scolastique pour désigner la figure de raisonnement qui consiste à poser ou à affirmer le conséquent d’une implication en posant ou en affirmant son antécédent : « Si A, alors B. Or A. Donc B ». La règle du modus ponens ou de « détachement » stipule que si l’on a établi A B et que l’on a établi A, alors on peut conclure B. Elle est évidemment valide, au sens où les deux prémisses de la règle ne peuvent être vraies sans que sa conclusion le soit également. Jacques Dubucs ✐ McGee, V., « A Counterexample to Modus Ponens » in Journal of Philosophy, 1985. MOI En allemand : Ich, « moi » et « je ». Le « moi » peut être considéré comme l’unité empirique de toutes les déterminations qui adviennent à l’individu. Il peut également être envisage d’un autre point de vue, comme ce qui constitue l’essence du sujet, désignant de ce fait plutôt l’âme que le corps. Kant tente de résorber cette scission du moi, en montrant que, si nous n’avons de celui-ci qu’une connaissance phénoménale, nous pouvons néanmoins l’unifier par la visée de l’idée transcendantale du « moi ». Cependant, Kant ne parvient à constituer véritablement l’unité du moi empirique et du moi nouménal. Le moi apparaît toujours comme cette étrangeté intérieure, que Rimbaud exprime en disant que « je est un autre ». PSYCHANALYSE Formation psychique à qualités conscientes et inconscientes, objet et sujet d’investissements libidinaux, agent

dans de multiples fonctions (médiation réalité-pulsions, défenses, liaison, adaptation). Le moi représente l’individu (personnalité et corps), bien qu’il en soit une partie et une projection, et que sa détermination demeure essentiellement ambiguë. Agent du conflit défensif 1 et organisation stable dont l’investissement inhibe les processus primaires 2, le Moi outrepasse la conscience, dès les premiers écrits freudiens. Néanmoins, il demeure en « première topique » le pôle raisonnable de la personne, agent des pulsions d’auto-conservation, de la perception, de la motilité et du principe de réalité 3. Avec l’introduction du narcissisme 4, il devient investi de libido, et se définit comme une forme (par rapport au morcellement autoérotique) créée, entre autres, par identifications et trace des relations intersubjectives 5. En 19236, le Moi est l’une des trois instances de l’appareil psychique ; il regroupe des fonctions et processus divers, qui confortent son ambiguïté. ▶ Dans l’oeuvre freudienne, la notion du Moi se renouvelle et complique par des apports successifs, qui évitent la cohérence et démentent la tradition occidentale d’un Moi unifié et conscient. Pour cette raison les interprétations théoriques divergentes, mais unificatrices (Egopsychology, Self-psychology, Anzieu, Aulagnier, Federn, Lacan), ont pullulé. Les psychoses ainsi que les pathologies de l’agir et du narcissisme réclament de nouveaux développements, remettant au jour les conceptions freudiennes. Mauricio Fernandez ✐ 1 Freud, S., et Breuer, J., Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1956. 2 Freud, S., « Esquisse de psychologie », in la Naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1956. 3 Freud, S., « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », in Résultat, idées, problèmes I, PUF, Paris, 1984. 4 Freud, S., « Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.

5 Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981. 6 Freud, S., « Le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981. ! ÇA, DÉFENSE, EGO, IDENTIFICATION, INCONSCIENT, JE, LIAISON / DÉLIAISON, NARCISSISME, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE / SECONDAIRE, SUJET MOLYNEUX (PROBLÈME DE) GÉNÉR. Énigme que le savant irlandais William Molyneux soumit à son correspondant John Locke : un aveugle de naissance, capable de distinguer au toucher un cube et une sphère, recouvre la vue. Sera-t-il capable, sans y porter la main, de les distinguer à la simple vue ? Locke apporta une réponse négative qui corroborait l’intuition de Molyneux 1. L’intérêt de ce problème est de mettre à l’épreuve les théories de la perception des multiples auteurs qui s’en emparèrent. Ainsi, la réponse négative de Locke montre que la perception s’accompagne de jugements qui s’adjoignent aux « idées simples » fournies par la vue (idées de couleurs ou idées de figures planes). La réponse également négative de Berkeley repose, quant à elle, sur la thèse d’une hétérogénéité entre idées visibles et idées tactiles 2. À l’inverse, pour Leibniz, les sommets d’un cube sont autant de singularités liées à sa structure géométrique (ou même topodownloadModeText.vue.download 699 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 697 logique) qui doivent se signaler aussi bien dans une série de perceptions visuelles que tactiles. L’intérêt suscité par le problème fut redoublé par le résultat des premières opérations de la cataracte (notamment celle qui a été réalisée en Angleterre par Chelseden en 1728, dont Voltaire assura la publicité). Avec Condillac, le problème prend une dimension métaphysique : comment être assuré que les corps doivent avoir au toucher la même figure qu’ils ont à la vue 3 ? Il faudrait mentionner également les contributions de Hutcheson, Jurin, La Mettrie, Buffon, Diderot, Reid4... Marc Parmentier

✐ 1 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding (1690), trad. de la 4e édition anglaise par P. Coste (« Essai philosophique concernant l’entendement humain »), Henri Schelte, Amsterdam, 1700 ; Vrin, Paris, 1983. 2 Berkeley, G., Essai pour une nouvelle théorie de la vision (1709), trad. de L. Déchery, in OEuvres de Berkeley (t I), PUF, Paris, 1985. 3 Condillac, É. (de), Essai sur l’origine des connaissances humaines, Pierre Mortier, Amsterdam, 1746. 4 Mérian, J.-B., Sur le problème de Molyneux, Flammarion, Paris, 1984 ; Parmentier, M., « Le problème de Molyneux de Locke à Diderot », in Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, no 28, Klincksieck, Paris, 2000. ! EMPIRISME, IDÉALISME, JUGEMENT, MATÉRIALISME, PERCEPTION, VISION MOMENT Du latin momentum pour « contraction », et movimentum, « mouvement ». GÉNÉR., HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES Au sens général, courte période de temps ; en mécanique, grandeur de la tendance d’un corps à se mouvoir vers le bas lorsqu’il est lié à une machine simple. La notion de moment a une très grande proximité de sens avec la notion d’instant, mais, à la différence de l’instant, qui désigne une détermination ponctuelle du temps, la notion de moment peut désigner un intervalle de temps, une petite partie de la durée. Si l’instant coupe le temps en un point, le moment dure et passe comme une partie de temps. Le terme de moment a une signification plus étendue que celle d’instant. Par extension, le moment désigne une période, on dit couramment qu’on a vécu des moments heureux ou que c’est un mauvais moment à passer. Mais il est un autre usage du terme qui lui redonne de l’« instantanéité » : c’est celui qui en fait un synonyme d’occasion, de bonne conjoncture. Le terme de « moment » est alors introduit par un article défini : c’est « le » moment, au sens de moment opportun, de l’occasion qu’il faut saisir pour agir. Aux XVIIe et XVIIIe s., la notion de moment acquiert un sens scientifique d’abord en statique, puis en mécanique. Galilée désigne par le terme de « moment » le pouvoir qu’a la gravité, dans une situation statique donnée, d’engendrer un mouvement vers le bas 1. De l’usage que fait Galilée de cette notion, on peut distinguer trois acceptions principales : 1) le moment exprime la puissance d’un corps (d’un grave), éva-

luée d’après sa distance vis-à-vis du centre de rotation d’un système (P × L, où P représente le poids et L la distance vis-à-vis du centre de rotation), c’est la notion de moment statique ; 2) le moment renvoie au point de vue dynamique, et correspond au produit du poids P par la vitesse de son mouvement virtuel V (P × V) ; 3) dans l’analyse du plan incliné, la notion de moment cessant d’être associée à une distance ou à une vitesse virtuelle désigne l’augmentation ou la diminution d’intensité que subit, sur un plan incliné, la tendance d’un grave à se mouvoir vers le bas (moment de descente). La notion de centre de gravité complète celle de moment statique : par centre de gravité, on désigne le point par rapport auquel, dans un corps quelconque, sont disposées des parties possédant des moments égaux, ce qui revient à dire que, si l’on suspend le corps par ce point, il restera parfaitement immobile. Dans les deux premières acceptions, statique et dynamique, du terme, le moment reste inséparable d’une liaison fixe, et sa valeur, dans tous les cas, est commandée directement par le point du système auquel le corps est attaché. En revanche, le moment de descente sur un plan incliné est identique en tous les points du plan, il a un sens aussi bien statique que dynamique, puisque, si un corps se met en mouvement le long du plan incliné, le moment mesure alors la force dont dépend ce mouvement, d’où son exceptionnelle importance. En même temps que Newton, Varignon 2 énonce le principe du parallélogramme des forces : lorsque, d’un point m quelconque du plan d’un parallélogramme, on abaisse des perpendiculaires u, v, w sur ses côtés et sur sa diagonale r, on a : pu + qv = rw. Si le point m est situé sur la diagonale r, la longueur de la perpendiculaire w est nulle, et l’on a : pu – qv = 0 et pu = qv. Supposons maintenant que, dans le parallélogramme, p et q soient les forces simultanées qui agissent sur le point m, et r, la force résultante qui puisse leur être substituée, les produits pu, qv, rw sont appelés moments des forces p, q, r par rapport au point m. Lorsque le point m est situé sur la ligne d’action de la résultante (sur la diagonale), les moments pu et qv sont égaux. Par ce principe, Varignon a pu donner la théorie des machines de manière très simple en ne considérant que les poids et les lignes de traction par rapport à l’axe. Véronique Le Ru ✐ 1 Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Armand Colin, Paris, 1968, Albin Michel, Paris, 1996, pp. 160-172. 2 Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique, PUF, Paris, 1992.

Voir-aussi : Mach, E., La mécanique, trad. E. Bertrand, Hermann, Paris, 1904, J. Gabay, 1987. ! INSTANT, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, OCCASION, TEMPS MONADE Du grec monas. GÉNÉR. Unité originairement simple et indivisible. La monade est, avant tout, l’expression du simple ou de l’un. Renvoyant, au sein du corpus antique, soit à une transcendance, soit à la simple unité arithmétique, c’est avec la philosophie de Leibniz que l’on voit émerger une signification ontologique déterminée. La monade, en particulier dans la seconde philosophie de Leibniz, désigne le support permanent de l’individualité. Fabien Chareix ✐ Balaval, Y., Leibniz ; initiation à sa philosophie, Vrin, Paris, 1993, pp. 197-277. Leibniz, G. W., La monadologie, Delagrave, Paris, 1980. downloadModeText.vue.download 700 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 698 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, Vrin, Paris, 1984. ! ARISTOTÉLISME, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, TEMPS MONARCHOMAQUES Du grec monarkhos, « celui qui commande seul, monarque », et machomai, « combattre ». MORALE, POLITIQUE, THÉOLOGIE Vocable politique ancien, désignant les contestataires du pouvoir absolu. Il intervient à la charnière de la contestation politico-religieuse et de l’invention du droit moderne de la souveraineté. On doit à W. Barclay 1 ce vocable qui réunit, comme le rappellera P. Bayle : « Des auteurs qui, quoique de différente religion, ne laissaient pas de s’accorder en faveur de la religion sur les maximes républicaines. » 2. Sans doute, au XVIIe s., peut-on encore le voir ainsi. Néanmoins, si l’on tient compte de ce que sont devenues plus tard les aspirations républicaines des peuples, on a peine à consentir à cette réunion d’écrits qui, en plus d’appartenir à des religions différentes,

appliquèrent leur contestation des rois à des contextes et suivant des principes politiques ou théologico-politiques pour le moins divergents. En réalité, tout oppose ces protestants et ces catholiques hostiles au droit divin des rois, jusqu’aux raisons pour lesquelles les uns et les autres rejettent l’exercice absolu du pouvoir temporel. Les écrits monarchomaques protestants et français ont été rédigés après le crime royal de la Saint Barthélemy (1572). Quant aux écrits catholiques ligueurs, ils seront, une décennie plus tard, inspirés par la peur réelle de voir un prince protestant sur le trône du royaume de France. C’est donc un motif bien différent – l’excès de tolérance (au sens ancien du terme) à l’égard des protestants – qui détermina la Ligue roturière (des villes) à s’élever contre Henri III, puis contre Henri IV, jugé hérétique bien que converti. On aurait tort, néanmoins, de n’imputer qu’à l’absolutiste Barclay cet amalgame d’auteurs aux idées si différentes, car l’historiographie française, jusqu’à aujourd’hui, reprend, bien souvent, à son compte l’assimilation. C’est en valorisant l’effet pacificateur de la théorie bodinienne de la souveraineté – qui joua la royauté contre les corps, et soutint la « paix du roi » comme une arme idéologique visant, en cette période d’intenses guerres de religion (1559-1598), à supprimer toute possibilité de guerre civile – que l’historiographie actuelle 3 reconduit encore l’idée d’une similitude de pensée monarchomaque 4. C’est que, en effet, les théoriciens de la Ligue chaussèrent les arguments de leurs prédécesseurs protestants en prenant soin néanmoins de les transposer. Dans les écrits du ligueur J. Boucher, la résistance légitime des magistrats inférieurs avancée par les protestants devient une guerre juste que sont appelés à mener les prêtres et les évêques inférieurs 5. De même, l’obéissance de droit divin aux États qui subordonnent le pouvoir royal s’est substituée à l’idée protestante d’une souveraineté royale limitée par le pouvoir des États. Par conséquent, et en dépit de leur hostilité commune à l’absolutisme royal, les protestants de l’après-Saint Barthélemy et les catholiques réfractaires à l’Hérétique ont peu à partager. Partisans du tyrannicide, les catholiques intransigeants demeurèrent, jusqu’à l’échec de la Sainte Union, animés par le refus majeur de scinder la cause spirituelle de la cause temporelle, tandis que les protestants et, tout particulièrement, les réformés, devaient à leur confession de foi d’avoir restauré cette distinction. Par nostalgie de l’unité perdue, la politique ligueuse ne pouvait être qu’ultramontaine ; la religion huguenote, par souci de liberté religieuse, n’avait d’autre choix que la loyauté à l’égard du pouvoir royal. Est-ce bien un hasard donc si les rois contemporains des prédications ligueuses, Henri III et Henri IV, tombèrent sous les coups de tyrannicides (Clément et Ravaillac) ? En revanche, quand les protestants menacèrent leur roi de désobéissance, dès 1560, ce fut toujours pour défendre ce qui, dans leur esprit, était synonyme : la religion et la liberté.

Enfin, ce qui fait l’originalité des traités protestants, c’est, d’une part, leur attachement à la loi et, d’autre part, la rénovation, sinon l’inauguration, dans un cadre contestataire, d’une théorie de la souveraineté contractualiste. Tout contrat passé avec les représentants s’avère nul s’il lèse les contractants, et ceci n’est pas seulement visible chez les monarchomaques laïques comme Hotman 6, Duplessis-Mornay 7, Barnaud 8, mais également chez un pur théologien comme de Bèze 9, successeur de Calvin à Genève. La postérité, mais aussi l’aboutissement d’une telle réflexion se retrouvent manifestement chez Locke pour qui le peuple garde toujours le pouvoir souverain 10, ainsi que chez Rousseau, qui, à la première occurrence de la volonté générale dans son oeuvre, note qu’il n’a plus « cru nécessaire d’examiner sérieusement si les magistrats appartiennent au peuple ou le peuple aux magistrats » 11, interrogation monarchomaque s’il en est. ▶ Malgré la parenté que l’historiographie a reconnue entre ces deux catégories d’écrits, l’originalité des idées ligueuses réside, au contraire, dans la promotion, au moment même où elle s’avère perdue, d’une catholicité garante de l’unité mystique du corps politique. Sans doute est-ce une façon de vouloir rendre justice au peuple, tantôt comme peuple insurrectionnel, tantôt comme peuple représenté (perpétuel). Le peuple parisien des ligueurs fut, de fait, le premier à élever des barricades, le 12 mai 1588. Mais n’est-il pas vrai également que ce peuple-là craignait moins pour sa liberté que pour sa religion ? Isabelle Bouvignies ✐ 1 William Barclay (1546-1608) est né en Écosse, comme Buchanan (auteur monarchomaque anglais), mais reste catholique. Il fréquente la cour de Marie Stuart auprès de laquelle il est en faveur. Retiré en France à l’âge de 30 ans environ, et après des études de droit à Bourges, il obtient un poste à l’université de Pont-à-Mousson, chez le duc de Lorraine. Grand avocat du droit divin des rois, il est l’auteur de deux ouvrages. Le premier, dédié à Henri IV, est celui où est inventé le vocable « monarchomaque » (De Regno et regali potestate, adversus Buchananum, Brutum, Boucherium et reliquos monarchomachos, Paris, 1600) ; le second, dédié à Clément VIII et écrit contre Bellarmin (Sur la puissance du pape sur les princes séculiers), était sous presse au moment où il est mort. 2 Bayle, P., Dictionnaire historique et critique, 5e éd. de 1740 revue, corrigée et augmentée, Slatkine reprints, Genève, 1995, t. I, pp. 446-447. 3 Descimon, R., Qui étaient les Seize ? Étude sociale de deux cent vingt-cinq cadres laïcs de la Ligue radicale parisienne (15851594), in Mémoires de la Fédération des Sociétés Historiques

et Archéologiques de Paris et de l’Île-de-France, tome 34, Paris, 1983. 4 Mario Turchetti dans Tyrannie et Tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, PUF, Paris, 2001, chap. 17, propose qu’on rebaptise les auteurs protestants « tyrannomaques ». 5 Boucher, J., De iusta Henrici tertii abdicatione e francorum Regno, libri quatuor, Lugduni, 1591 (1589) ; Sermons de la simulee conversion et nullite de la pretendue absolution de downloadModeText.vue.download 701 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 699 Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Iuillet, Paris, 1593. 6 Hotman, F., Franco-gallia, Genève, 1573, trad. française (La Gaule françoise) de 1574. 7 Phillipe Duplessis-Mornay est très vraisemblablement l’auteur des Vindiciae contra tyrannos..., Édimbourg, 1579, d’Étienne Junius Brutus, trad. française (Revendications contre les tyrans) de 1581. 8 Le médecin Nicolas Barnaud est peut-être l’auteur du RéveilleMatin des François et de leurs voisins, d’Eusèbe Philadelphe cosmopolite, Édimbourg, trad. française de 1574, deux Dialogues édités d’abord en latin en 1573 pour le premier, en 1574 pour le second. 9 Bèze, Th. (de), Du droit des magistrats sur leurs subjets... Magdebourg [Genève], 1574, éd. R. M. Kingdon, Droz, Genève, 1971. 10 Locke, J., Second Traité du gouvernement civil, GF, Paris, 1992, § 149. 11 Rousseau, J.-J., Discours sur l’économie politique, in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, p. 247 ; éd. B. Bernardi, Vrin, Paris, 2002, p. 48. C’est dans ces quelques pages qu’apparaît, dans l’oeuvre de Rousseau, le concept de volonté générale. MONDE Du latin mundus, « net, propre, orné » ; subst. Mundus, « monde, univers », acceptions et connotations proches du kosmos grec. En allemand : Welt. Le monde du phénoménologue, qui n’est pas l’Univers de l’astrophysicien (qui concerne plutôt l’épistémologie et la philosophie des sciences), intéresse la philosophie en tant qu’il est une dimension essentielle de notre ouverture à l’être. Le projet essentiel de la phénoménologie, qui s’est assigné comme tâche une reconduction de l’être à son apparaître, est de recueillir et d’élucider les diverses significations de notre rapport au monde. La phénoménologie inverse la direction du regard que jette

la science sur le monde et sur l’homme : pour elle, l’homme n’est pas un objet de connaissance ni une partie du monde, mais une subjectivité (inséparable de l’intersubjectivité) envisagée comme origine absolue du sens ; c’est même par elle et pour elle que la science peut exister ou recevoir un sens, mais non l’inverse. GÉNÉR. Totalité supposant un certain ordre organisé autour d’un principe commun d’intelligibilité. Ensemble de choses multiples organisées de façon ordonnée et sous-entendant une certaine beauté, l’idée de monde s’oppose à celle de chaos, qui désigne une pure multiplicité. Dérivé de la notion grecque de kósmos, il peut être conçu comme une totalité vivante et rationnelle, disposant d’une âme qui assure la cohésion harmonique du tout 1. Contrairement à l’univers, qui désigne un simple ensemble de phénomènes, le monde se hiérarchise autour d’un principe central et se constitue selon une échelle de perfections et de valeurs dans laquelle chaque être occupe une place définie. Reprenant le cosmos géocentrique des Grecs, le Moyen Âge produit l’idée d’un monde anthropocentrique, dont la cohérence révèle l’intention de son créateur, en distinguant deux sousensembles, le « monde sensible », qui regroupe la totalité des étants naturels, et le « monde suprasensible », qui désigne l’ordre surnaturel. Ainsi, la notion de monde est indissociable d’une intelligibilité générale, qui suppose une loi fondamentale permettant de le comprendre, ce qui permet de penser, en dehors du monde existant, une pluralité de mondes simplement possibles, organisés en fonction de lois différentes. Par extension, le terme peut désigner des ensembles cohérents, comme le « monde animal », le « monde occidental » ou le « monde des arts ». En physique, la remise en question du géocentrisme vient ruiner la cohérence cosmique, en considérant les phénomènes indépendamment des idées de valeur ou d’harmonie. Traduisant la révolution copernicienne dans le champ de la connaissance, Kant montre que le monde en tant que totalité n’est qu’une idée transcendantale, un principe régulateur de la connaissance empirique, au même titre que le moi et Dieu 2. Je dois faire comme si le monde existait en tant que tout infini, parce que j’ai besoin de cette visée totalisante pour unifier l’expérience. Cependant, je ne peux jamais le connaître parce qu’il ne s’agit pas d’un phénomène mais d’un horizon que le sujet se donne en tant qu’« être-au-monde ». ▶ Le terme de monde ne peut être compris que de façon plurielle, faisant que chaque individu se constitue en fonction de « mondes » variés dans lesquels il s’insère, tout en organisant, de son point de vue particulier, son monde propre. Ainsi, nous n’évoluons pas seulement dans un monde naturel, physique et biologique, mais aussi dans des mondes familiaux, culturels, sociaux, intellectuels, techniques, épistémologiques... Parce que le monde est appréhendé par le

langage, sa saisie varie en fonction de la structure linguistique des individus 3 ; l’apprentissage du langage est donc aussi une configuration particulière du monde. Didier Ottaviani ✐ 1 Platon, Timée, 30 b, trad. L. Brisson, Garnier-Flammarion, Paris, 1996, p. 119. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, GarnierFlammarion, Paris, 2001. 3 Quine, W. V. O., La poursuite de la vérité, trad. Clavelin, M., Seuil, Paris, 1993. Voir-aussi : Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, « TEL », Paris, 1988. Monde(s), Alter, 6, Paris, 1998. ! CHAOS, COSMOLOGIE, COSMOS, MICROCOSME ET MACROCOSME, MILIEU, TOTALITÉ, UNIVERS ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN. Totalité englobante. Absolument parlant, totalité de ce qui existe dans l’espace et le temps, à laquelle nous nous sentons appartenir en tant qu’existants, et qui nous englobe, mais dont nous nous distinguons dans la mesure où nous pouvons prendre, grâce à la réflexion, un certain recul dévoilant. C’est une seule et même consigne qui nous incite à « revenir aux choses mêmes » et à notre connivence avec elles : « Revenir aux choses mêmes, c’est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie ou une rivière. » 1. En ce sens, M. Merleau-Ponty interprète le mot d’ordre de Husserl (« revenir aux choses mêmes ») comme « le désaveu de la science » 2, c’est-à-dire comme une opposition au naturalisme et à l’objectivisme des sciences qui interposent entre le monde et nous un système d’explications causalistes dont le premier effet est de tout réduire au statut d’objet (pensé sur le mode naturel) : « Je ne puis pas me penser comme une partie du monde [...], ni fermer sur moi l’univers de la science. » 3. Pour la science, l’homme est dans le monde, tandis que pour la phénoménologie l’homme est au monde, c’est-à-dire qu’il

habite le monde et n’est pas seulement contenu en lui. En effet, tandis que je puis choisir des objets dans le monde, downloadModeText.vue.download 702 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 700 m’en approcher ou m’en écarter, je ne puis m’écarter ni de mon corps ni du monde. Par conséquent, le corps propre et le monde ne sont pas des « objets ». Avant toute prise de conscience des principaux aspects de mon corps et du monde, ceux-ci sont déjà là : ce sont donc les dimensions de mon ouverture à l’existence. Le monde comme phénomène est hanté par l’humain dont il reçoit son sens, tandis que l’homme a besoin de lui pour extérioriser son intériorité et se ressaisir à partir des marques effectives de son objectivation. Entre l’homme et le monde, il y a une sorte de complicité, de corrélation implicite : l’un et l’autre « s’entr’expriment » (la vision du monde et le monde vu). Mon corps propre habite le monde et, par sa familiarité avec lui, me permet d’assurer une certaine prise sur lui. L’existence humaine présuppose comme son propre fondement une totalité d’appartenance englobante : même dans le rêve, la rêverie, l’hallucination et le délire, il y a toujours rapport à un monde. Le monde est donc une sorte d’a priori existentiel, puisqu’il est dans son essence d’être toujours déjà là et de précéder toute rencontre d’un étant quelconque. Le monde n’est ni la somme de tous les étants ni le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel surgissent tous les étants, mais « l’horizon de tous les horizons » 4. Comme dit Husserl, il est « l’horizon extérieur des horizons intérieurs » 5, c’est-à-dire un champ de présence qui rend possible toute rencontre. Le monde phénoménal est compris entre la terre, le ciel et l’horizon ; ce dernier est tout entier dû au mode d’apparaître des choses en fonction de mes propres perspectives égologiques, dont j’occupe nécessairement le centre. À ce simple niveau apparaît déjà un ordre universel de coappartenance, où viennent s’équilibrer les éléments, la pesanteur terrestre, la grâce aérienne du ciel, l’opacité du sol et la transparence des espaces célestes, opposés selon un jeu de combinaisons systématiques. La terre est notre sol originaire (« le berceau de l’humanité », comme dit Husserl) : elle est la scène où se joue le drame d’une existence dont nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs, c’est-à-dire le milieu de notre coexistence intersubjective. D’ailleurs, Husserl a montré qu’il ne peut y avoir de monde objectif que s’il y a préalablement un monde intersubjectif. C’est donc l’intersubjectivité vécue qui contribue à constituer l’objectivité. Sans l’intersubjectivité, nous aurions pensé que ce monde est mon monde, et non

que mon monde exprime le monde. Jean Seidengart ✐ 1 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), p. III, Gallimard, Tel, Paris, 1996. 2 Merleau-Ponty, M., op. cit., p. II. 3 Ibid. 4 Merleau-Ponty, M., op. cit., p. 381. 5 Husserl, E., Erfahrung und Urteil (1954), pp. 29-51. Voir-aussi : Aristote, Traité du ciel, trad. P. Moraux, Les Belles Lettres, Paris, 1965. Biemel, W., l’Idée de monde chez Heidegger, Vrin, Paris, 1981. Descartes, R., le Monde ou Traité de la lumière (1664), t. XI, Vrin, Paris, 1974, Principes de la philosophie (1644 / 1647), t. IX2, partie III, Vrin, Paris, 1978. Duhem, P., le Système du monde, t. I à X, Hermann, Paris, 19131959. Einstein, A., la Théorie de la relativité restreinte et générale (1917), Gauthier-Villars, 1979. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), trad. R. Fréreux et F. de Gandt, Seuil, Paris, 1992. Heidegger, M., Être et Temps, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986. Husserl, E., la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1976 (à propos du « monde-de-la-vie » ou Lebenswelt »). Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), « L’antinomie de la raison pure », trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 2001. Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, Tel, Paris, 1988. Kuhn, T. S., La Révolution copernicienne, trad. A. Hayli, Fayard, Paris, 1973. Merleau-Ponty, J., Cosmologie du XXe siècle, Gallimard, Paris, 1965. Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), partie II, Gallimard, Tel, Paris, 1996.

Platon, Timée, trad. L. Brisson, Flammarion, GF, Paris, 1996. Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris, 1975. Scheler, M., la Situation de l’homme dans le monde, trad. M. Dupuy, Aubier, Paris, 1951. ! CHAOS, COSMOLOGIE, COSMOS, ESPACE, MATIÈRE, MICROCOSME ET MACROCOSME, MILIEU, TEMPS, TOTALITÉ, UNIVERS PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, caractère fondamental de l’être-aumonde, tel qu’il caractérise le Dasein. N’étant pas un sujet coupé du monde, le Dasein est être-aumonde. Monde désigne 1° au sens ontique le tout de l’étant intramondain, 2° l’être de l’étant nommé monde en ce sens premier, 3° ce dans quoi vit le Dasein, 4° le concept ontologico-existential de la mondanéité. Le monde tel qu’il est donné de prime abord est le monde ambiant (Umwelt) de la préoccupation quotidienne, se déployant comme un réseau ustensilier, et le monde commun (Mitwelt) de l’être-avec-autrui ordonné à la dictature du On. Or, c’est à même le monde ambiant et le monde commun que peut se concevoir l’existence authentique, qui ne consiste nullement à renoncer à ce monde au profit d’un autre mais à l’assumer. Monde du Dasein, le monde n’est pas un objet se tenant vis-à-vis de lui, ni un contenant, n’étant pas plus subjectif qu’objectif. Il est la manière dont le Dasein projette ses possibilités en dépassant l’étant vers son être : l’homme est ainsi « configurateur de monde » (weltbilend), alors que la pierre est « sans monde » (weltlos) et que l’animal, enclos dans les limites de l’instinct et n’explicitant jamais l’étant comme tel, est « pauvre en monde » (weltarm). L’advenir du projet constitue l’être-au-monde comme historial, l’ouverture d’un monde étant ouverture d’une histoire. Pur projet dévoilant, le monde, à la différence des étants, n’existe pas en dehors du Dasein. Il n’est donc pas, mais « mondifie » (weltet) et seule la liberté peut faire qu’un monde s’ouvre. Tel est le phénomène de la transcendance : le Dasein transcende l’étant, le dépasse en configurant un monde, et l’être est le transcendens par excellence.

Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 7, § 14, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986. Heidegger, M., Vom Wesen des Grundes, De l’essence du fondement, Francfort, 1976. Heidegger, M., Grundbegriffe der Metaphysik. Welt, Endlichkeit, Einsamkeit, les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Francfort, 1983. ! AUTHENTIQUE, EXISTENTIAL, HISTORIAL, ON, OUTIL, TOURNURE downloadModeText.vue.download 703 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 701 ∼ MONDE POSSIBLE LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE État de choses (ou ensemble de faits) complet, dans lequel toutes les propositions concevables sont évaluables, ou bien comme vraies, ou bien comme fausses. Depuis les travaux de S. Kripke 1, la notion de monde possible joue un rôle de premier plan en sémantique et en métaphysique. En sémantique, elle est utilisée afin de formuler les conditions de vérité d’énoncés contenant des opérateurs modaux aléthiques (nécessairement, possiblement), épistémiques (il se pourrait que, peut être que) ou déontiques (il est interdit que, il est permis que). Dans les systèmes modaux, la nécessité et la possibilité sont analysées au travers d’une quantification sur les mondes possibles. Cette analyse possède l’avantage de réduire le raisonnement modal à un type de raisonnement quantificationnel. Ainsi, « il est nécessaire que P » est vraie si et seulement si P est vraie dans tous les mondes possibles se trouvant dans une certaine relation R au monde réel ; « il est possible que P » est vraie si et seulement si P est vraie au moins dans un monde possible se trouvant dans la relation R avec le monde réel. Puisque la quantification relativement à un domaine de mondes possibles joue un rôle central dans l’analyse philosophique du discours modal, la question de l’existence et de la nature des mondes possibles s’est trouvée au centre des débats contemporains en métaphysique 2. D. Lewis soutient

qu’il faut prendre au sérieux l’engagement ontologique en quoi cette quantification consiste. Selon lui, il existe donc une infinité de mondes possibles, qui n’ont pas moins de réalité que le monde réel. La seule différence entre le réel et le possible est indexicale : le monde réel est celui dans lequel nous pensons, notre « ici et maintenant » logique. Contre cette conception se sont élevées des interprétations instrumentalistes des mondes possibles, selon lesquelles la quantification sur les mondes n’est qu’une façon commode de parler 3, et même des interprétations fictionnalistes, qui les considèrent comme des créations de l’imagination 4. Pascal Ludwig ✐ 1 Kripke, S. A., « Semantical Considerations on Modal Logic », Acta Philosophica Fennica, 16, 1963, pp. 83-94. 2 Lewis, D. K., On the Plurality of Worlds, Blackwell, Oxford, 1986. 3 Stalnaker, R., Inquiry, MIT Press, Cambridge (MA), 1984. 4 Rosen, G.,« Modal Fictionalism », Mind 99, 1990, pp. 327-354. Voir-aussi : Chihara, C., The Worlds of Possibility, Clarendon Press, Oxford, 1998. ! CONTREFACTUEL ∼ CONCEPTION DU MONDE POLITIQUE, SOCIOLOGIE ! WELTANSCHAUUNG ∼ VISION DU MONDE Trad. du terme allemand Weltanschauung. ESTHÉTIQUE Faculté des idées esthétiques, qui se révèle dans le style de l’imagination caractéristique du génie propre d’un auteur ou d’un créateur. Chaque artiste possède une vision originale du monde et du monde des arts ainsi que des relations que ces deux mondes doivent entretenir, allant de la confusion pure et simple à la distinction la plus nette. L’expression artistique est, pour ainsi dire, le lieu de rencontre entre une initiative personnelle et un univers de significations partagées, ce pourquoi Proust considère que le style « n’est même pas une question de technique, c’est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir

que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un univers de plus. »1 ▶ Il est ainsi possible de deviner la vision ou le projet esthétique global d’un artiste à partir d’une réflexion menée sur la totalité de son oeuvre et, en particulier, sur son développement. La vision de Rembrandt n’est pas celle de Rubens ; ni celle du Rembrandt de la maturité, celle de ses oeuvres plus précoces. Bien que beaucoup d’artistes aient vécu à la même époque et parfois dans le même environnement, voire utilisant des styles apparentés, ils demeurent différents dans leur singularité ; à défaut de rendre compte de cette irréductible différence, la notion de « vision du monde » a au moins le mérite d’attirer l’attention sur ce qui échappe à toute tentative de déduction. Mathieu Kessler ✐ 1 Proust, M., Contre Sainte-Beuve (1954), éd. P. Clarac et Y. Sandre, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1971, p. 559. Voir-aussi : Pater, W., la Renaissance (1873), trad. A. Henry, Essais sur l’art et la Renaissance, Klincksieck, Paris, 1985. Simmel, G., Michel-Ange et Rodin, Petite Bibliothèque Rivages, Paris, 1996. ! STYLE MONISME Du grec monos, « seul », « unique ». ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Doctrine qui considère l’ensemble des êtres soit comme réductibles à une même substance, soit comme relevant pour leur existence et pour leurs propriétés d’un même principe ou d’un même ensemble de lois. Le terme allemand Monismus, créé par Wolff (1679-1754), désigne toute doctrine qui se propose de rendre compte de la diversité des êtres à partir d’un seul principe explicatif ou d’une seule substance, qu’il s’agisse de la matière (monisme matérialiste) ou de l’esprit (monisme spiritualiste ou idéaliste). Le monisme s’oppose ainsi au dualisme, qui affirme l’irréductibilité de deux substances, l’âme et le corps, et au pluralisme, pour qui chaque être, ou chaque type de réalité, est irréductible à une unité ou à une dualité quelconque. Il est significatif que Wolff ait opposé le monisme, en tant

que figure du dogmatisme, au scepticisme : contre l’affirmation de la pluralité irréductible des êtres ou des perspectives possibles sur la réalité, le monisme fait valoir le besoin d’indownloadModeText.vue.download 704 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 702 telligibilité de la raison, inséparable de son besoin d’unité et de système. La tendance au dogmatisme apparaîtra dans l’affirmation d’une seule réalité substantielle, notamment dans le matérialisme classique ou dans l’idéalisme absolu. Il faudra cependant tenir compte des diverses formes de monisme épistémologique, qui s’inscrivent dans une perspective non plus dogmatique, mais critique. Présence et signification du monisme dans la philosophie grecque La recherche d’un principe unique prend une signification ontologique radicale dans la pensée de Parménide. En tant que substantif construit à partir du participe, le terme « être », to on, signifie l’étant auquel participent tous les étants sans exception, et qui est ainsi (puisque rien ne saurait le diviser, l’accroître ou le diminuer) unique, sans commencement ni fin. Ce qui n’est pas (y compris le passé ou le futur, le multiple ou le divisible) se situe hors de l’intelligence, dans l’ordre de l’« opinion » (doxa). Ainsi, l’affirmation du monisme ontologique le plus radical (seul l’être, en tant qu’immuable et éternel, est) s’identifie à l’opposition absolue de l’être et du non-être, de l’intelligible et de l’inintelligible, opposition qui rend impossible le discours et la science. Il faudra à Platon toute une théorie de la relation (dans le jugement et dans la réalité), articulée à la théorie de la participation (du sensible à l’intelligible et du langage à l’être), pour fonder la possibilité d’une science capable de rendre compréhensibles les propriétés des existants multiples, divers, changeants. Ce qu’on a considéré comme un dualisme vient de là, de cette nécessité de donner forme d’« Idée » (eidos) (dans une pluralité ordonnée et unifiée de principes), à l’être, tout en faisant de l’ensemble des Idées les modèles (au double sens : épistémologique et ontologique du terme) de la réalité sensible, qui en est comme l’« image » (eidolon) ; à la négation du changement et de l’ensemble des caractères physiques de la réalité perceptible, Platon substitue cette médiation qu’est la participation : moindre degré d’être, l’image corporelle (par exemple, l’univers visible) de l’Idée (le cosmos intelligible) n’en retient pas moins d’elle ses propriétés structurelles essentielles et la possibilité même de son existence. Mais comment passer de cette possibilité à sa réalisation sans un troisième principe (le Démiurge) ? Tel est le destin de tout dualisme : il appelle toujours un tiers principe, pour assurer le rapport effectif (et / ou la correspondance) entre les deux autres. Aussi, critiquant le

caractère séparé des Idées, ou essences, dans le système platonicien, Aristote veut les retrouver dans la réalité physique elle-même, là où, pour un observateur qui serait quelque peu naturaliste, l’ensemble des déterminations de chaque être (ses attributs) s’ordonne à son être-sujet, à sa substance ; l’exigence de systématicité est forte dans cette philosophie, qui s’efforce de ramener la pluralité des significations de l’être à la « substance » (ousia), et d’ordonner à un même principe l’ensemble des genres des êtres qui existent effectivement dans la nature en fonction de leur forme (l’unité qui structure leur matière) et de leur activité propre, le mouvement qui tend à actualiser pleinement ce qui est en puissance en eux. Mais le principe premier de ce mouvement (sous toutes les formes qu’il prend dans la nature, du mouvement physique « naturel » et de la simple croissance au désir proprement humain de savoir, de contempler) se révèle, dans la Métaphysique d’Aristote, comme l’unique substance qui soit acte pur, pure intellection et, de ce fait, premier moteur immobile (qui ne meut pas directement, mais comme une fin qui meut de proche en proche la totalité des existants naturels). Dans la mesure où il transcende la réalité physique, cet existant divin introduit donc dans le système d’Aristote une forme de dualisme ontologique, qui s’enracine dans une conception finaliste de la causalité. Le monisme matérialiste : conception épicurienne de l’unité de la nature À l’opposé de toute conception téléologique de la nature, l’épicurisme rend compte de l’existence et des propriétés de l’ensemble des corps par la combinaison des atomes selon des principes uniquement physiques, notre connaissance de la réalité étant elle-même dérivée de la sensation, par contact entre le sentant et le senti. L’unité de la nature relève donc d’un principe ontologique et épistémologique en même temps : l’insertion de la contingence de l’inclinaison des atomes dans l’ordre de leurs mouvements permet de fonder dans la physique même, d’une part, la possibilité de la liberté et, d’autre part, la détermination de l’ensemble diversifié des corps, sans recourir à un ordre finalisé (d’où la réfutation de la notion stoïcienne de destin et le rejet de toute référence à une providence). On remarquera, au passage, que le monisme naturaliste tient sa cohérence du caractère exclusivement immanent de la causalité qu’il fait intervenir. L’intérêt de Spinoza pour ce courant peut s’expliquer par cette immanence, qui lui apparaît comme un acquis décisif de la rationalité. Le monisme spinoziste Avec l’application à la réalité humaine des principes de la physique mathématisée de Galilée et de Descartes, physique qui ne retient du mode d’explication aristotélicien que la cause motrice transformée en cause efficiente, et exclut les trois autres causes (finale, formelle et matérielle – au sens de

substrat, dans le couple matière-forme), la part spirituelle de l’homme et sa liberté même semblent ne pouvoir être préservées du mécanisme que par le dualisme des substances (pensée et étendue, âme et corps). Mais la distinction cartésienne de l’âme et du corps (l’âme est une substance incorporelle, en tant que pensante : indivisible, immortelle, capable de liberté infinie) ne manque pas d’appeler, autant pour l’analyse de l’affectivité que pour la justification du mouvement volontaire (analyse et justification qui impliquent une forme d’interaction entre les deux substances hétérogènes), un principe réel d’union (vécu dans le sentiment et figuré par la fameuse « glande pinéale »). C’est précisément le caractère irréductible et inexplicable de ce principe d’union qui est le point d’attaque principal de la critique que les cartésiens feront de Descartes. La conception spinoziste de la nature, comme unique substance produisant tout ce qui peut exister en elle-même et par elle-même, donne au monisme naturaliste sa forme la plus systématique. Cause de soi et production de toutes choses, essences et existences, en soi-même (causalité immanente, et non plus transitive), unité des causes et des effets, de la nature naturante et de la nature naturée, la substance est principe absolu, ontologique et gnoséologique en même temps. L’identification des notions de Substance, de Dieu et de Nature implique un déterminisme strict, qui exclut l’ensemble des oppositions de la métaphysique classique (cause fordownloadModeText.vue.download 705 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 703 melle et cause efficiente, forme et matière, esprit et corps) ; aussi la question de l’interaction (âme / corps) perd-elle son acuité, et même, par remaniement des concepts, sa pertinence. Spinoza montre que les essences (celles qui existent et qui ne peuvent être que singulières) n’existent et ne sont définissables qu’à partir de déterminations causales externes constitutives de l’ordre de la Nature (ce que l’Éthique aura à expliquer, c’est la possibilité que ces déterminations se fassent internes et, par là, constitutives de notre liberté, qui est rien de moins que contingence) 1 ; le monisme spinoziste, dès sa première formulation (avant même de construire sa notion fondamentale de causa sui), s’est ainsi donné sa signification essentielle d’être un rationalisme absolu par ce refus initial et décisif d’accorder à quelque être particulier que ce soit toute existence et toute détermination indépendante. Et, puisque la Substance ne peut, selon de telles exigences, qu’être unique, il n’est plus possible de concevoir séparément d’elle l’étendue ou la pensée, ni l’étendue et la pensée séparément l’une de l’autre, comme deux réalités ou substances distinctes. Étendue et pensée, bien que distinctes, font partie de l’infinité des attributs de cet être infiniment infini qu’est la Substance. Une thèse fondamentale du monisme spinoziste,

et dont la portée ontologique et épistémologique est considérable (elle intervient encore aujourd’hui aussi bien dans les débats sur le parallélisme psychophysique que dans la philosophie de la connaissance), dérive de ces attendus : l’ordre des idées et celui des choses ont un rapport qui n’est pas seulement de correspondance, mais d’identité. L’esprit est (il n’est que) l’idée du corps, de ce corps ; idée, par conséquent, de quelque chose qui est étendu et qui est une modalité déterminée (dans l’attribut étendue) de la Substance (Dieu). Tout est ainsi en Dieu, et Dieu est aussi bien chose étendue que chose pensante 2. Comment, dès lors, comprendre le parallélisme de la pensée et de l’étendue, de l’âme et du corps, dans le cadre de ce monisme absolu ? Partons de la Substance comme unique principe d’existence et d’intelligibilité ; son infinité étant absolue, elle s’exprime dans l’infinité des genres d’être (les attributs) ; mais, en chacun, c’est bien la même puissance de production, dans le même ordre et le même enchaînement, qui produit tout ce qu’elle peut produire, tous ses effets et, par exemple, dans le même homme tel enchaînement de mouvements corporels (impressions cérébrales, transmissions d’informations et de mouvements...) et tel enchaînement d’images mentales, sans que l’un puisse agir sur l’autre. Le parallélisme signifie que l’esprit et le corps, c’est une seule et même chose, conçue sous deux attributs différents : ce que nous considérons comme « décret » de la volonté, donc de l’esprit, est identiquement détermination de la réalité corporelle de cet esprit. La troisième partie de l’Éthique, reprenant l’identité de l’ordre des actions et passions du corps et de celui des actions et passions de l’âme, prépare l’examen des conditions pratiques de la libération de l’homme, dont l’effectivité est liée précisément à cette identité : les enchaînements corporels qui correspondent aux différentes formes de conscience produisent, selon les lois propres du corps et de ses organes, les affections qui expriment les diverses modalités d’accroissement ou de diminution de notre puissance d’exister et d’agir 3. L’unité de constitution et de sens du monisme spinoziste s’exprime ainsi dans les règles d’explication qui se fondent sur le principe de l’unité substantielle de l’être, et elle se retrouve dans l’ensemble des champs anthropologique, éthique et politique qui s’ouvrent à elle : ce principe de l’unité des ordres et connexions des choses dans les différents attributs est, en effet, au fondement de la théorie spinoziste du conatus (cet effort ou cette puissance essentielle de chaque être pour persévérer dans son être et déployer ses possibilités d’action et de pensée). L’inspiration moniste des philosophies de la nature La réception de cette philosophie en Allemagne a été vécue comme un véritable défi aux XVIIIe et XIXe s. Sa réfutation

apparaît, tout d’abord, comme une nécessité morale, même lorsqu’elle se situe de façon manifeste sur un plan métaphysique : le déterminisme strict et ses corollaires, la critique spinoziste du libre arbitre et des causes finales, la négation de la notion de providence, la réduction des valeurs à des évaluations déterminées ébranlent tout l’édifice de la métaphysique et de l’éthique classiques. La critique leibnizienne (reprise par Kant, mais du point de vue essentiellement de la raison pratique) vise une conséquence de la doctrine spinoziste : l’absence de toute justification (en un sens théologique et moral, impliquant l’élection de l’individu par le Créateur) de l’existence individuelle, réduite par le monisme naturaliste à une modalité déterminée de la même substance. La bataille du panthéisme, liée en Allemagne à la diversité des positions philosophiques à l’égard des Lumières, participe sans doute aux conditions d’émergence de la philosophie critique de Kant : la lutte contre le monisme éclaire l’élaboration d’une pensée qui soumettra au tribunal de la raison l’ensemble des prétentions de la métaphysique dogmatique. En France, l’influence du spinozisme est importante chez les philosophes et les penseurs libertins du XVIIIe s. ; la situation de Diderot est, à cet égard, décisive, puisque, tout en élaborant un monisme vitaliste (il attribue la sensibilité à la matière et il en dérive la diversité des formes, affirmant avec force l’unité des règnes), il ne cesse de souligner la spécificité des réalités étudiées par les sciences : les pensées ont leur déterminisme propre, sous la forme d’enchaînements d’idées, d’opinions et / ou d’opérations intellectuelles. Diderot soutient à la fois la dépendance des phénomènes (de quelque ordre que ce soit) à l’égard de lois, et la différence irréductible entre les phénomènes mentaux et les mécanismes physico-chimiques. Manifestement, Diderot assure la transition entre la critique spinoziste du cartésianisme et la Naturphilosophie allemande. La reprise du monisme spinoziste dans les philosophies de la nature du XIXe s. ne se fait cependant pas sans un profond remaniement de la doctrine, qui vise à rétablir dans la détermination du principe fondamental les attributs de la spiritualité ; par contraste, la doctrine de Spinoza est considérée comme un monisme matérialiste, bien que la pensée y soit, tout comme l’étendue, un des attributs de Dieu. Mais, comme le soulignera Hegel à de multiples reprises, l’esprit n’est esprit que par sa capacité de scission et de négation, son mouvement réflexif supposant le moment de l’extranéation et de l’aliénation. Maintenir le caractère spirituel de Dieu dans une philosophie de la nature qui se veut systématique implique un effort spéculatif pour concilier l’unité du principe et le maintien d’un clivage entre Dieu et la nature (clivage qui prend, chez Novalis, la forme d’un assoupissement du divin dans la nature) ou entre l’esprit et la nature (la nature comme esprit invisible, et l’esprit comme nature invisible, selon Schelling). Considérer la nature comme un tout, en lequel downloadModeText.vue.download 706 sur 1137

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c’est un même principe qui est à l’oeuvre dans la diversité des formes qui le manifestent, la comprendre comme une gradation ordonnée qui suppose l’altération progressive du principe unique, tels furent les objectifs de la philosophie naturelle allemande. Surmonter la dualité, saisir l’unité du mouvement dans la polarité, comprendre comment le jeu des contraires peut engendrer des formes nouvelles, tels sont les traits communs des pensées avec lesquelles Hegel entrera en dialogue critique, avant d’élaborer son propre système, qui inclut, en effet, une philosophie de la nature originale et puissante. Mais nous y retrouvons, comme dans la philosophie de Schelling, une critique du dualisme cartésien, le refus d’assimiler la réalité naturelle à un mécanisme inerte, la vision holiste d’une nature présente en chacune de ses formes différenciées et manifestant son dynamisme et sa vitalité avec selon une orientation totalisante. Cependant, pour Hegel, la vie de la nature n’est ici saisie que comme captive de la singularité et de l’extériorité, elle reste incapable de réfléchir son existence en elle-même ; aussi faut-il subordonner cette vie à celle de l’esprit, qui, lui, est capable de se rapporter à son extériorité comme à soi-même. Le véritable processus relève de la liberté, c’est le penser qui seul peut donner sens et créativité, par une dialectique conceptuelle, à l’évolution naturelle, qui, sans lui, se réduirait à une pure diversité de formes. Si l’on peut donc caractériser la dialectique hégélienne de moniste, c’est en tant qu’elle se donne un seul principe fondamental, de nature spirituelle, et qu’elle intègre en la réalisant (c’est seulement en tant que dialectique de l’esprit qu’elle le peut) l’unité processuelle de la nature. Ce monisme est donc un idéalisme-réalisme absolu, doctrine qui tient pour principe réel la réalisation de l’Idée : c’est à l’Idée, en tant que processus spirituel vivant, que la nature se présente tout d’abord comme son autre, totalement extérieure à soi (nécessité et contingence), et c’est l’Idée qui, pour se réaliser, se médiatise en se donnant un contenu matériel et objectif, et médiatise en même temps la nature immédiate et extérieure

en lui conférant un contenu intelligible. Signification et limites du monisme épistémologique La contestation du monisme va de pair avec celle de la métaphysique, en tant que visée de fondement radical des connaissances et entreprise de totalisation du savoir. C’est donc dans le positivisme que l’on trouve la critique la plus complète et la plus argumentée des prétentions du monisme (métaphysique et / ou épistémologique). Ainsi, le postulat du positivisme logique, selon lequel seul un langage empirique (au sens où il est capable de représenter une situation réelle, une expérience) possède un caractère cognitif, le conduit à disqualifier la métaphysique en tant que discours (Wittgenstein la réhabilite seulement comme attitude contemplative, qui peut révéler ce qui se manifeste dans et par le langage) ; pour Carnap, le projet métaphysique de dire la relation entre le langage et le monde se réduit à une confusion de niveaux (entre langage d’objet et langage syntaxique), ou entre le dire et le montrer. En ce qui concerne le langage de science, comme il dépend de critères de signification qui relèvent du choix opéré par chaque théorie en fonction des buts pratiques qu’elle poursuit, il autorise une pluralité de discours aussi cohérents et valides les uns que les autres, leur vérifiabilité étant liée à leur correspondance avec telle ou telle procédure expérimentale. Est-ce à dire que l’idéal rationnel du monisme soit récusé sans appel ? Revenons au sens initial du pluralisme épistémologique, tel qu’il prend forme avec la construction de géométries non euclidiennes ; c’est, en effet, à partir de la situation créée par ce pluralisme géométrique (qui équivaut pour la géométrie d’Euclide à l’affirmation de sa relativité à des critères déterminés de signification et de pertinence) que H. Poincaré développa son conventionnalisme. Convaincu du caractère conventionnel des axiomes de la géométrie par l’examen des alternatives au postulat d’Euclide relatif aux parallèles, Poincaré chercha néanmoins à expliciter les raisons de leur adoption dans un contexte scientifique qui dépasse le cadre de la géométrie. La distinction qu’il dût, par conséquent, opérer entre la convention et l’arbitraire est décisive : l’efficience et l’utilité d’un système d’axiomes dans des conditions expérimentales déterminées justifie le choix de ce système. Aucune théorie cohérente n’est donc absolument vraie, mais aucune n’est pour autant arbitraire. On peut aussi retenir cette conséquence, que ce n’est pas la nature qui impose un espace géométrique à notre esprit, mais, inversement, celuici qui impose une géométrie à la nature. Mach considérait, de façon plus directe, qu’une théorie n’est qu’un outil pour faire des prédictions ; mais, en s’attachant aux conditions structurales des théories susceptibles d’être évaluées dans

l’expérience physique (aucune hypothèse isolée ne peut être évaluée ; seul un ensemble structuré d’hypothèses le peut) et en montrant comment l’échec d’une prédiction engage la responsabilité et le sens de l’ensemble de la théorie, il n’en affirmait pas moins l’horizon de vérité présent dans toute élaboration théorique. Comme l’a fortement souligné Duhem, le geste expérimental implique, à travers les instruments qu’il met en jeu, tout un ensemble de théories, qui forment ensemble une partie du tout organique de la science physique. À ce titre, la théorie n’est plus seulement une façon commode de classer les lois expérimentales, sans pouvoir rien dire sur le réel lui-même ; elle donne, au contraire, à voir la structure même de ce monde : « Nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses mêmes. » 4. L’intégration progressive des théories dans d’autres qui en approfondissent la signification tout en délimitant leurs conditions de validité ne caractérise-t-elle pas le progrès de la théorie comme un progrès de la compréhension, inséparable du mouvement d’unification et de synthèse au niveau des principes ? ▶ Au monisme dogmatique, la démarche scientifique oppose le mouvement patient et laborieux de construction théorique et expérimental, qui réalise indéfiniment le progrès de la rationalité scientifique. Considérer, avec Popper (qui se dresse ici contre Platon et Hegel), « les théories à l’essai, qui portent sur le monde [...] comme les citoyens les plus importants du monde des idées » 5, c’est valoriser explicitement le pluralisme, lié à l’empirisme moderne, contre tout dogmatisme théorique. La référence à la vérité (au singulier) n’en est pas moins présente dans cette perspective critique, qui refuse seulement que l’on puisse prétendre la posséder 6. André Simha ✐ 1 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 55, trad. Appuhn, Flammarion, GF, Paris, 1964. 2 Spinoza, B., Éthique, II, proposition 2, trad. B. Pautrat, Seuil, Points, Paris, 1999. downloadModeText.vue.download 707 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 705 3 Ibid., III, Scolie proposition 2. 4 Duhem, P., La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, Paris, 1906, p. 36. 5 Popper, K., La connaissance objective, trad. J.J. Rosat, Flammarion, Paris, 1998, p. 444.

6 Ibid., p. 544. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990. Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1970. James, W., A Pluralistic Universe, Longmans, Green & Co., Londres, 1909. Lacroix, A., Hegel, La philosophie de la nature, PUF, Paris, 1997. ! CORPS, DUALISME, ESPRIT, IDÉALISME, MATÉRIALISME, PLURALISME, RAISON, THÉORIE MONSTRE ! TÉRATOLOGIE MORALE Du latin moralis, de mores, « moeurs ». GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION 1. Ensemble plus ou moins organisé de normes et de valeurs auquel un individu soumet librement ses actions, s’obligeant lui-même à s’en tenir à cet ensemble qui prétend à la fois à l’objectivité et à l’universalité (la proposition « il est bien / mal de faire x » rendant formellement compte de cette prétention). – 2. Réflexion produite en amont pour fonder ces valeurs et ces normes dans la notion générale de bien (réussite de l’action du point de vue du bonheur, de la vertu, ou de la droiture de l’intention) et en aval pour tenter d’en évaluer les conditions d’application. Éthique et morale sont aujourd’hui assez souvent distinguées (parfois même opposées), bien que cette distinction ne soit pas parfaitement clarifiée – les deux concepts renvoyant étymologiquement et historiquement au même champ de réflexion, les moeurs : ainsi, entre autres, pour certains, l’éthique concerne l’évaluation rationnelle d’un art de vivre, à partir des aspirations fondamentales de l’homme ; tandis que la morale ne fait qu’imposer des règles non éclaircies, mais prégnantes, issues de l’histoire du groupe considéré, de ses traditions, etc. On peut s’interroger sur la réduction du concept « morale », qui peut découler d’une telle distinction. Toute action dite morale ne doit-elle pas – à moins d’un conformisme vide qui la condamnerait – se prêter à une enquête critique, et n’est-elle pas nécessairement l’objet d’une délibération, dont

la fonction est de déterminer ce qui sera le « mieux », vu la situation donnée qui m’oblige à agir ? L’urgence et la nécessité de l’action conduisent alors à relativiser les valeurs : Descartes propose ainsi une « morale par provision », puisqu’on ne saurait, pour agir, attendre d’avoir sur ces questions la certitude d’un savoir inébranlable 1. De même, toute action doit prendre en compte des circonstances toujours particulières, et l’on ne saurait, pour juger légitimement de telle ou telle, admettre comme critère que ce qu’on peut le plus probablement justifier (c’est le sens du kathekon stoïcien, qui dépend toujours du kairos). Moins que connaître le Bien, il faut se donner les moyens d’agir, en faisant ce que l’on veut, quitte à rechercher la caution d’exemples ou de la tradition pour justifier le bien-fondé d’un acte (la délibération morale peut alors s’appuyer sur les coutumes et les moeurs, qui ont pour elles la légitimité de l’expérience). Il reste qu’on peut douter de ce fondement : urgente, la délibération morale n’en reste pas moins inquiète, et ne se satisfait pas d’une caution héritée d’une pensée qui engage toujours des préjugés sur le Bien et le Mal. En ce sens, elle ne saurait se contenter d’appliquer des normes et des valeurs, mais semble toujours devoir les interpréter en interrogeant ces valeurs et ces normes : c’est là le sens de la critique nietzschéenne de toute morale qui prétend juger l’action hors de la singularité réelle de ses conditions psychologiques, affectives, sociales, etc., à partir d’une distinction abstraite (et largement imaginaire) entre Bien et Mal, mais aussi celui de la critique kantienne d’une morale de la conformité extérieure à telle ou telle règle (aucune morale ne peut être considérée comme un mode d’emploi2). La réflexion morale impose moins qu’elle ne recherche les fondements d’un acte qui puisse allier désir et liberté de l’agent et contraintes sociales (et non pas seulement physiques : la morale n’est pas une technique). Dès lors, une fois compris que la satisfaction égoïste de ses intérêts n’est pas possible (la fin n’est pas uniquement le succès de l’acte) et que l’action, pour être pleinement libre, ne doit pas seulement être sans obstacle, mais aussi prendre en compte que cette liberté est toujours en même temps déterminée par autrui, comment espérer bien agir ? Toute déli-

bération implique une notion clarifiée de l’intérêt général et de l’obligation qui en découle : celle-ci peut être autonomie de la volonté, se contraignant à expurger de ses maximes tout intérêt passionnel et à n’obéir que par respect à l’impératif catégorique, qui, parce qu’il commande que sa maxime puisse toujours valoir en même temps comme loi universelle, accorde les fins des êtres raisonnables 3. À moins que l’obligation ne soit le fait de reconnaître, dans des circonstances données (puisque notre liberté est toujours mise en situation), l’invitation de notre nature sociable à créer des liens avec autrui (comme le veut l’étymologie du mot « obliger » : attacher). S’obliger, c’est alors s’attacher à l’excellence de sa nature, vivre en harmonie avec elle, tout en étendant ce lien à autrui (l’obligeance) et en acceptant de se lier, inaugurant ainsi un échange bienveillant et mesuré par la raison – s’attacher quelqu’un n’est pas le soumettre, et la vertu du bienfait s’attache moins à ce qu’il donne, objet toujours indifférent, qu’à créer les conditions d’un échange désintéressé et durable 4. Plus qu’une imitation des normes sociales convenues, c’est alors à leur refondation en raison, voire à leur progrès, que la délibération morale invite, en poussant tout individu à se réapproprier sa nature d’homme : la morale est toujours en même temps pratique de soi et ouverture sur l’autre. Valéry Laurand ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, III, in OEuvres philosophiques, I, Garnier, Paris, 1988. 2 Kant, E., Critique de la raison pratique, ch. III, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983. 3 Kant, E., Fondement de la métaphysique des moeurs, II, édition prussienne de l’Académie des sciences, pp. 429-430. 4 Sénèque, Les bienfaits, II, XVII, Les Belles Lettres, Paris, 1961. ! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, MAL, MORALISME, MORALITÉ, PERSONNE, VALEUR, VERTU downloadModeText.vue.download 708 sur 1137

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706 MORALISME Terme apparu au XIXe s. GÉNÉR., MORALE 1. Historiquement, philosophie qui s’intéresse exclusivement à la morale. – 2. Plus généralement et plus couramment, compréhension abusive de la morale, qui recouvre plusieurs attitudes (non exclusives) dont le trait commun est qu’elles confondent exigence d’une réflexion morale et parénèse moralisatrice, et donnent lieu à des jugements arbitraires, parce que fondés sur des principes qui n’admettent aucune contradiction et qui n’accordent aucune légitimité à la critique. Deux orientations peuvent être dégagées : d’une part, ce qu’on pourrait appeler un rigorisme de la forme, qui a pour conséquence une réduction effective du problème moral alors qu’on prétend établir la pureté de ses principes ; d’autre part, un élargissement illégitime du jugement moral à des sphères qui lui sont, si ce n’est étrangères, du moins indirectement liées. Une telle compréhension a toujours pour conséquence de méconnaître la spécificité de la morale, et de lui être finalement contradictoire. Deux attitudes ressortissent du rigorisme. L’une d’elles consiste, au nom de la pureté du devoir, à soupçonner toute intention de n’être jamais parfaitement autonome, mais toujours, en même temps, dictée par l’intérêt, soupçon assumé par Kant 1. Mais alors que Kant montre que l’obligation tire sa légitimité précisément de la nécessaire contrainte que l’homme exerce sur ses penchants (et montre, par là, la possibilité de sa liberté), on peut être amené à confondre l’absolu de la loi morale avec l’idéal d’une règle dont on s’autoriserait l’usage pour juger toute action, dans une tendance à exiger de l’homme la transparence la plus totale et la pureté la plus parfaite. Une telle pensée condamne toute conduite, puisque tout individu est immanquablement coupable devant la morale. Pour qualifier ce dont il s’agit ici, on pourrait reprendre l’expression que Hegel avait déjà empruntée à Schiller, en appelant « belle âme » une âme pétrie de bons et nobles sentiments (autant d’occasions d’admiration narcissique) n’appliquant ses principes que pour juger de manière aussi précipitée que présomptueuse 2. Une telle âme se condamne, en effet, elle-même à toujours être spectatrice et à n’agir jamais, ses principes étant inapplicables et, par là même, stériles : l’action ne doit-elle pas toujours en réalité composer avec les contradictions entre raison et passions, l’intérêt le disputant aux bons sentiments ? Il reste que, si les actes ne peuvent suivre les discours, une telle attitude idéaliste, que d’aucuns

pourraient penser mièvre, révèle la violence de tout angélisme (mise en scène, par exemple, par Sartre 3) qui veut plier le réel aux cadres étriqués de ses principes. Une autre sorte de rigorisme, beaucoup moins élaborée, mais tout aussi violente, serait de tenir la lettre d’un commandement pour sacrée, en excluant jusqu’à la possibilité d’un aménagement : ainsi l’interprétation rigide de la règle ne prend-elle en compte ni les conditions effectives de l’action ni, cette fois, l’intention de l’agent. La figure – usurpée – de ce formalisme plat est le Pharisien du Nouveau Testament, « sépulcre blanchi », qui prétend épuiser l’action morale dans une simple conformité au règlement ou à la loi : la moralité n’est pas effectuée, et se trouve vidée de sa substance dans une apparence hypocrite, qui seule compte, sans qu’elle ait besoin d’être soutenue par une volonté, si ce n’est bonne, du moins désireuse du bien. C’est là, en somme, un moralisme qui s’exonère de toute moralité, dont le jugement moral ne se fonde que sur l’obligation contraignante et obscure de l’observance du commandement, sous le prétexte de la supériorité inconditionnelle de sa valeur (commandement de Dieu, précepte des anciens, etc.), hypostasiant le sens de la loi dans le carcan impersonnel du rite (il faut faire telle chose, « parce que ça se fait ». Le lecteur de Molière aura reconnu Tartuffe). Il est possible d’interpréter les motifs secrets de ces rigorismes et, plus généralement, de tout ce que Kant stigmatise comme « fanatisme moral » (Schwärmerei), qui postule à la place du simple respect de la loi pour elle-même, par devoir, l’existence d’un sentiment moral, autre sorte de bonne conscience proposant l’imitation empressée de modèles idéaux (et imaginaires) 4. Or, cet attachement au sentiment moral ne fait qu’entretenir des fantasmes narcissiques d’héroïsme – le mobile de l’action, loin d’être louable, n’est finalement qu’une volonté de satisfaire les penchants les plus grossiers à l’orgueil et, finalement, selon Nietzsche, par-delà une condescendance hautaine, au ressentiment et à la vengeance. L’héroïsme des faibles est, en effet, la figure inversée de la noblesse des forts, tandis que l’idéal ascétique ne fait qu’exalter cette faiblesse (en lui donnant l’apparence d’être désirée) pour dominer et contenir les hommes, par

la vertu de la terreur moralisatrice (la morale des juifs pour Nietzsche), ou celle, opiacée, des bons sentiments chrétiens, cette dernière position couronnant la première en ce qu’elle consacre la fondamentale dualité hypocrite du moralisme : endormir les instincts vitaux, dont une raison saine reconnaît la pleine légitimité morale, pour régner 5. C’est sans doute sur de tels ressorts que se développe une dernière tendance moralisatrice à élargir de manière indue le jugement moral avec, pour seule justification, la supériorité, sur tout autre champ d’investigation humaine, d’une morale dont on ne discute ni les valeurs ni les normes. Ce dernier avatar du moralisme nie toute philosophie en revêtant le préjugé du manteau de la morale, en faisant du jugement de valeur le déterminant de la pensée. De fait, on trouvera des gens pour qui les moeurs d’un philosophe importent plus que sa philosophie, ou celles d’un politique plus que son action effective, et qui refuseront de prêter tout intérêt (et, par là, de proposer toute analyse sérieuse) à des réalités sociales ou scientifiques sous le prétexte jamais critiqué qu’elles sont immorales et, partant, condamnables : ce genre de jugement autorise toutes les confusions. C’est ainsi que l’homosexualité a été, jusqu’il y a peu, officiellement perçue comme perversion (au début de son cours de 1974-1975, M. Foucault en donne des exemples significatifs et qui confinent à l’absurde6), ou bien qu’au nom de valeurs sacralisées on se dispense de toute réflexion qui prenne en compte la complexité réelle de telle ou telle situation (individuelle, sociale, politique, etc.) : le jugement moral – ou « éthique » – supplée et, par là même, masque tout autre dimension possible de l’analyse. À cela s’opposent les éthiques appliquées, qui prennent en compte de telles données dans une réflexion qui fait l’effort de fonder les valeurs et la légitimité des normes. Cette activité critique et fondatrice distingue la philosophie morale de tout moralisme, qui n’en est au mieux que l’ombre à jamais corrompue. Valéry Laurand ✐ 1 Kant, E., Fondement de la métaphysique des moeurs, section II, édition prussienne de l’Académie des sciences, pp. 407408. downloadModeText.vue.download 709 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 707 2 Hegel, G. W. Fr., La phénoménologie de l’esprit, VI, C, c, « La conscience morale (ou la bonne conscience), la belle âme, le mal et son pardon », trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991. 3 Sartre, J.-P., Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, Folio, Paris, 1972. 4 Kant, E., Critique de la raison pratique, III, « Des mobiles de la raison pure pratique », trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983. 5 Nietzsche, Fr., Le Crépuscule des idoles, « La morale en tant que manifestation contre-nature », trad. H. Albert, Flammarion, GF, Paris, 1985. 6 Foucault, M., Les anormaux, Gallimard / Seuil, Hautes études, Paris, 1999, pp. 3-6. ! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, MAL, MORALE, MORALITÉ, PERSONNE, VALEUR, VERTU MORALISTE Terme assez récent (fin du XVIIe s.), qu’il ne faut pas confondre avec « moralisateur », lequel peut être appliqué, rétroactivement, à certains philosophes cyniques et stoïciens de l’Antiquité (parmi eux, Télés, Musonius, Épictète), mais aussi, aux XVIIe et XVIIIe s., à des philosophes anglais qui s’inspirent directement et explicitement des stoïciens (Shaftesbury, Hume) et, particulièrement, à des auteurs français (La Bruyère, La Rochefoucauld). GÉNÉR., MORALE Écrivain qui traite des moeurs, qui établit un diagnostic de l’état moral de la société dans laquelle il vit (Shaftesbury a écrit des Characteristics, La Bruyère, des Caractères) et qui entreprend de corriger par ses écrits ou par son enseignement les comportements. Même si les auteurs modernes sont surtout connus pour leurs descriptions de la nature humaine, ils n’ont pas dédaigné des visées éducatives – comme en témoigne, par exemple, l’importance de la vertu d’humanité chez La Bruyère ou de la culture chez un précurseur tel que Montaigne. Cette activité exige du moraliste qu’il articule la distance de l’observation et la proximité du conseil, exigence que

l’on trouve, notamment, chez les philosophes cynicisants des premiers siècles, dont la marginalité leur permettait de tenir ce rôle. Le moraliste est juge de la société (en particulier, il dénonce les discours vains de ceux dont les paroles et les actes ne coïncident pas – trait commun aux penseurs de l’Antiquité et aux moralistes modernes) et partie prenante de son progrès moral, devant adapter son discours au public le plus large. De fait, moins qu’un enseignement théorique qui fonderait une morale, il vise une réforme des moeurs. D’où une parole qui, en adaptant l’exigence de la rigueur philosophique, sans la technicité de la discipline, recherche des effets pratiques – ce pourquoi il privilégie le lieu commun, l’expérience et l’exemple (situations concrètes, images suggestives, faits ou personnages ancrés dans la mémoire collective et érigés en modèles), stratégie qui témoigne de l’engagement et de la richesse d’une réflexion sur l’homme dans une société donnée. Valéry Laurand ! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, MAL, MORALE, MORALISME, MORALITÉ, PERSONNE, VALEUR, VERTU MORALITÉ Du latin moralitas. En allemand : Moralität. Du latin mores, « les moeurs », et Sittlichkeit, de Sitte, « coutume », au pluriel, « les moeurs ». GÉNÉR., MORALE Caractère qui réside non dans le résultat de l’action, mais dans la conformité à la loi morale de l’intention qui l’anime. La loi morale est pour Kant un impératif catégorique, un fait de la raison valable pour tout être rationnel, s’énonçant ainsi : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle » 1. La volonté est autonome, et se détermine comme libre en se soumettant à l’impératif de la loi morale. Plus qu’une simple conformité des actes au devoir, la moralité est atteinte lorsque la volonté veut le devoir, agissant en fonction de principes purs a priori. Elle réside dans la conformité des maximes subjectives de la raison et l’universalité de la loi, prenant en compte les autres personnes morales et visant l’unité de ma volonté individuelle et de la volonté de tous. La moralité n’est donc pas dissociable de la communauté universelle des hommes, considérés en tant que personnes. C’est pourquoi Hegel distingue l’« éthique » (Sittlichkeit) et la « moralité » (moralität). L’essence éthique 2

est l’esprit immédiat, le peuple conçu en tant qu’harmonie des volontés particulières et de la volonté générale, fondé sur la coutume sans pour autant se limiter à être une conformité à ces normes extérieures. L’ethos grec, qui en est la source, suppose aussi une dimension personnelle (la personne du droit) et une certaine rectitude vertueuse, bien qu’il ne s’agisse pas encore de la moralität. Cette dernière apparaît, comme « vision morale du monde » avec l’apparition de la « personne », au sens kantien, qui se constitue en intégrant en soi la substance extérieure de la vie éthique, comme « pur devoir ». La conscience ne veut alors autre chose qu’elle-même, en tant qu’universel, et l’exprime dans son action effective, réalisant la moralité car « ce à quoi tend (la moralité), ce n’est pas à rester simple mentalité par opposition à l’action, mais à agir, à s’effectiver. » 3. Didier Ottaviani ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, I, 1, § 7, trad. Gibelin, J., Vrin, Paris, 1983, p. 44. 2 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, V, B, trad. Lefebvre, J.-P., Aubier, Paris, 1991, pp. 248-249. 3 Ibid., VI, C, a, p. 401. Voir-aussi : Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, §§ 105-114, trad. Derathé, R., Vrin, Paris, 1986. ! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, INTENTION, MAL, MORALE, MORALISME, PERSONNE, VALEUR, VERTU PSYCHANALYSE « Moralité est restriction pulsionnelle » 1. Au début de l’investigation freudienne 2, la moralité est un fait, doté de la puissance des pulsions d’autoconservation, puisqu’elles refoulent les pulsions sexuelles en son nom. La moralité coûte la répression sexuelle, pour la vie, mais elle est inadéquate et inefficiente : la sexualité se réalise dans les symptômes. Plus tard 3, la conscience morale est vue comme retournement des pulsions de mort et d’agression contre la personne propre (surmoi). La moralité coûte la répression de la sexualité et de l’agression, pour la mort. Ses dangerodownloadModeText.vue.download 710 sur 1137

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sité, inadéquation et inefficience s’accroissent : la moralité est d’emblée perverse (sado-masochisme), instable et susceptible de régression 4. Dans l’ontogenèse, les restrictions des pulsions sexuelles et agressives sont internalisées par les jeunes (défenses), selon les demandes des adultes ; de plus, les identifications pérennisent les figures répressives en instances intrapsychiques : surmoi, idéal du moi 5. Dans la phylogenèse, la moralité résulte de l’élaboration de l’ambivalence originaire des motions de sentiments, lors d’un meurtre. Au nom du père, qu’ils regrettent après l’avoir assassiné, les frères instaurent entre eux le pacte des interdits du meurtre et de l’inceste : le « ne pas » est un « ne plus », qui crée, avec les premiers tabous, la première moralité collective 6. ▶ Reich, Marcuse, les situationnistes, Deleuze et Guattari, Foucault, et les mouvements de libération sexuelle ont développé après Freud le thème de la sur-répression sexuelle et de sa dangerosité. Seul Éros, en effet, a le pouvoir d’élaborer et de lier les pulsions de mort : « faites l’amour et non la guerre », disait le slogan. Il existe au demeurant une éthique de la cure, qui implique de transmettre l’analyse et d’accompagner le patient jusqu’à ce qu’il puisse décider pour ceci ou pour cela, de manière autonome. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Die Widerstände gegen die Psychoanalyse (1924), G.W. XIV, pp. 97-110, trad. « Les résistances contre la psychanalyse », in OEuvres complètes psychanalytiques XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 123-135. 2 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, pp. 75-312, trad. Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1956. 3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, pp. 235-289, « Le moi et le ça », in OEuvres complètes psychanalytiques XVI, PUF, Paris, 1991, pp. 255-301. 4 Freud, S., Zeitgemässes über Krieg und Tod (1915), G.W. X, pp. 323-355, trad. « Actuelles sur la guerre et sur la mort », in OEuvres complètes psychanalytiques XIII, PUF, Paris, 1988, pp. 125-155. 5 Freud, S., Das Ich und das Es, op. cit. 6 Freud, S., Totem und Tabu (1912-1913), G.W. IX, trad. Totem et tabou, in OEuvres complètes psychanalytiques XI, PUF, Paris, 1998, pp. 189-385. ! ANGOISSE, CULTURE, DÉFENSE, ÉROS ET THANATOS, IDÉAL,

IDENTIFICATION, MEURTRE, MOI, PULSION, SURMOI, TABOU MORT Du latin mors. GÉNÉR. Horizon indépassable de tout déni, de tout fantasme, de toute angoisse et de toute espérance. Destin de tout organisme complexe (appelé vivant en ce qu’il s’oppose durant son existence à la mort – selon la célèbre formule de Bichat1), la mort apparaît aussi inéluctable qu’indéfinissable : on ne peut que la constater, au mieux la décrire, en montrant que l’organisme meurt lorsque cessent les fonctions qui en assurent l’unité. Il reste que la mort est pour l’homme l’horizon indépassable de tout déni, de tout fantasme, de toute angoisse, et de toute espérance. La mort n’est-elle pas rien, comme le néant auquel elle amène (« Quand nous sommes, la mort n’est pas là, quand la mort est là, nous ne sommes plus », écrit Épicure à Ménécée 2 : la mort n’est que non-vivre), et qu’a-t-elle de plus angoissant que le néant d’avant la naissance 3 ? La philosophie a-t-elle quelque chose à dire de cet objet, alors que Spinoza assigne à l’homme libre non la mort, mais la vie comme objet de méditation 4 ? On ne peut, en effet, rien dire d’une mort dont on ne fait l’expérience que par celle d’un proche – la mort de tout autre nous laissant le plus généralement indifférents – et encore la douleur alors ressentie n’est pas celle de la mort, mais celle, autocentrée, de la perte 5. Cette expérience même, cependant, nous rappelle sans cesse à notre destin, et son occultation ne fait qu’aviver fantasmes et angoisses : nous savons que, nous aussi, nous devons mourir. Intégrer la mort dans le processus naturel de la vie est, sans doute, encore la meilleure façon d’en gérer l’angoisse. « Mourir, dit Marc-Aurèle, c’est aussi un des actes de l’être vivant »6 : penser la vie, c’est aussi penser sa fin, et vivre bien, c’est aussi se préparer à bien mourir, tant il est vrai que nous craignons moins la mort que l’idée de la mort – tel est le sens des exercices stoïciens de préparation à la mort 7, si loin de la facticité d’une stratégie inverse, qui voudrait dans le divertissement oublier l’inoubliable. Occulter la mort, c’est rater l’occasion de réussir sa mort 8. Or, l’attitude de nos socié-

tés occidentales illustre ce déni : la mort est évacuée comme un échec, alors qu’il importerait de faire le choix – qui peut être politique, en encourageant la création d’unités de soins palliatifs – de considérer la mort comme le dernier moment (que l’on peut accompagner, entourer médicalement et affectivement, afin qu’il ne soit pas réduit au dernier instant) de la vie. Cela n’est pas prétendre vouloir émousser le tranchant de la mort, mais conférer du sens à son attente : le mourant mérite cette sérénité inquiète d’une réflexion qui négocie avec la mort, pariant sur le « beau risque » d’une âme immortelle 9 ou acceptant le néant qui advient. Valéry Laurand ✐ 1 Bichat, Fr., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Vrin, Paris, 1981. 2 Épicure, Lettre à Ménécée, § 125, trad. M. Conche, PUF, Paris, 1990, p. 219. 3 Lucrèce, De rerum natura, III, 852-853, trad. J. Kany-Turpin, Aubier, Paris, 1993, p. 229. 4 Spinoza, B., Éthique, IV, LXVII, trad. B. Pautrat, Seuil, Points, Paris, 1999. 5 Épictète, Manuel, XXVI, in Les stoïciens, II, trad. É. Bréhier, Gallimard, TEL, Paris, 1997. 6 Marc Aurèle, Pensées, VI, 2, in Les stoïciens, II, op. cit. 7 Épictète, Entretiens, III, 39, in Les stoïciens, II, op. cit. 8 Sénèque, Lettre à Lucilius, IV, 30, 10, in Les stoïciens, II, op. cit. 9 Platon, Phédon, 114 d, trad. M. Dixsaut, Flammarion, GF, Paris, p. 303. ! VIE GÉNÉR., BIOLOGIE Qualifie pour un organisme vivant, et par métaphore pour les objets, l’état qui s’oppose à la vie. La définition de la mort est inséparable de la définition de la

vie. On distingue la mort brutale, due à des causes externes, downloadModeText.vue.download 711 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 709 et la mort dite « naturelle », fin du processus de vieillissement ou sénescence. La mort est certaine, au sens où elle est nécessaire pour tout vivant ; elle ne l’est pas, dans la mesure où son diagnostic peut être délicat. Dans la philosophie aristotélicienne et sa reprise, chez Maïmonide (1138-1204) par exemple, « la mort est, par rapport à tout être vivant, la privation de la forme ». 1 Pour Bichat (1771-1802) et le vitalisme, la mort naturelle signifie la cessation des fonctions vitales et l’emprise des forces chimiques et physiques, et elle est « remarquable, parce qu’elle termine presque entièrement la vie animale, longtemps avant que l’organisme ne finisse » 2. À partir du XVIIIe s., la médecine légale s’est efforcée de définir la mort, accidentelle ou naturelle, pour dresser une étiologie de la mortalité et pour établir un diagnostic : rigidité du cadavre, absence de contraction musculaire, etc., pour éviter les cas d’enterrements de personnes vivantes. Cédric Crémière ✐ 1 Maïmonide, M., Le guide des égarés, Verdier, Paris, 1979, p. 434. 2 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) (1800), Flammarion, GF, Paris, 1994, § 215. Voir-aussi : Fagot-Largeault, A., Les causes de la mort. Histoire naturelle et facteurs de risques, Vrin, Paris, 1989. Rey, R., « Naissance et développement du vitalisme en France, de la seconde moitié du XVIIIe s. à la fin du premier Empire », thèse de doctorat (histoire), université de Paris-I, 1987. ! VIE, VITALISME ∼ MORT PSYCHANALYSE ! ÉROS ET THANATOS MOT D’ESPRIT ! ESPRIT MOTEUR Du latin motus, « mouvement ».

GÉNÉR., HIST. SCIENCES Principe du mouvement, tant naturel qu’artificiel. Le mouvement n’est possible qu’en vertu de l’assignation au mobile d’un moteur. Cette proposition n’est pas limitée au champ de la mécanique qui voit le jour dans les textes grecs, et dont le développement ultime tiendra dans une statique – ou plutôt une hydrostatique, le cosmos étant un véritable milieu dans lequel des fluides de consistances diverses tiennent lieu d’ambiant. Dans la Physique, Aristote distingue les êtres qui sont par nature et ceux qui sont par art 1. De cette distinction en naît une autre : la distinction entre mouvements naturels et mouvements violents. Est naturel un mouvement qui s’accomplit selon la nature propre du mobile : vers le bas s’il est lourd, vers le haut s’il est léger. La définition du mouvement comme acte (entéléchie) de ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance est dénoncée par Descartes en tant qu’obscurité conceptuelle 2. C’est que le mouvement selon Aristote n’est pas seulement le mouvement selon le lieu ; le mouvement par excellence, c’est celui de la génération et de la corruption qui affecte la substance (mais aussi : plus et moins, altération, local). Du premier moteur aux êtres les plus humbles du cosmos aristotélicien, la motricité est posée comme un principe qui articule tous les moments du devenir, c’est-à-dire aussi le passage d’une forme à sa négation, puis à la négation de cette négation. En réduisant la définition du mouvement selon Aristote au seul cas du mouvement local, et en jugeant cette définition absurde, Descartes ne se limite pas à commettre une erreur d’interprétation : il déplace les critères mêmes de l’intelligibilité d’une physique qui systématise l’analyse des êtres naturels et ne sépare pas la pensée de l’étendue. Que le désir soit dans le corps, dans n’importe quel corps, voilà qui est absurde pour une doctrine de la séparation du corps et de l’âme. C’est bien dans la modification de la conception de ce qu’est un corps que se trouve l’explication du rejet de la définition proposée par Aristote. La pensée classique distingue les corps vivants de ceux qui ne le sont pas et son concept du corps s’est considérablement réduit en extension, ayant gagné en compréhension. La physique d’Aristote serait la psychologie d’un monde où chaque corps disposerait d’une âme. De l’impetus à l’inertie Les mouvements violents, ceux dont le principe est extérieur au mobile et que l’on retrouve dans toutes les activités où la tekhne s’adosse à la nature (dans l’art comme dans la production des biens et des richesses), constituent la difficulté centrale de la mécanique aristotélicienne : comment penser en effet le mouvement d’un mobile qui a été séparé de la cause

de son mouvement ? Une flèche, une fois décochée, est dans cette situation de mouvement qui se conserve en l’absence du moteur. Pour l’expliquer, Aristote fait appel à l’antiperistasis, c’est-à-dire à l’action du milieu qui, repoussé par devant, forme un courant de perturbation dans lequel le mobile peut prolonger sa trajectoire en perdant peu de son mouvement. Les premières critiques de ces notions surviennent au XIIIe s., chez Jordanius Nemorarius. Mais c’est à Buridan puis à Nicole Oresme que l’on doit une hypothèse nouvelle, seulement suggérée par Nemorarius : le moteur est dans le corps. C’est ainsi que le corps possède une virtus interne, qui lui a été communiquée par l’impulsion initiale. De cet impetus provient en droite ligne l’impeto galiléen, cet effort qui, dans le corps, s’épuise à mesure que les contraintes extérieures s’accumulent. Galilée n’a pas inventé le principe d’inertie moderne, mais une expérience de pensée le conduit à envisager, dans le Dialogue, la possibilité que le moteur présent dans le corps ne rencontre aucune cause extérieure d’accroissement ou d’épuisement : le mouvement irait en ligne droite indéfiniment. La première loi de Newton, c’est-à-dire aussi les deux lois de la nature dans la physique cartésienne, identifient cette inertie à une conservation d’état de mouvement : l’idée dynamique d’un effort moteur conçu comme une qualité ou un accident dans le corps susceptible d’accroissement ou de diminution, qui avait survécu à la critique médiévale de la physique d’Aristote, est abolie au profit d’une relation entre un état mécanique interne et une force extérieure, motrice, qui vient modifier cet état. En substituant ainsi à la notion qualitative de moteur un état lié à l’application d’une quantité de puissance motrice, la physique naissante se donne les moyens d’une science appropriée à la connaissance des purs downloadModeText.vue.download 712 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 710 effets, à distance de la problématique causale qui animait la physique d’Aristote. Les principes de la thermodynamique La formulation des principes les plus fondamentaux de l’énergétique contemporaine est issue en partie du travail mené par

Sadi Carnot sur les machines à vapeur 3. Or ces recherches conduisent à une qualification entièrement nouvelle des relations entre le travail mécanique et l’énergie. Le premier principe de cette thermodynamique naissante est donc simplement la mise en forme de la conservation de l’énergie totale d’un système, que les mécaniciens pensaient avoir circonscrite aux vitesses et aux hauteurs, c’est-à-dire à l’énergie cinétique et à l’énergie potentielle. On savait de longue date que le frottement opérait à la façon d’un amortissement du mouvement, mais cette forme de travail mécanique n’a été véritablement perçue que dans le cadre des observations de Rumford (Benjamin Thomson) sur la production mécanique de la chaleur, à la fin du XVIIIe s. Exprimer la conservation de l’énergie en incluant la chaleur conduit à définir pour toutes les formes d’énergie une grandeur équivalente en travail mécanique. Les travaux de Carnot portent précisément sur la puissance motrice du feu et visent à analyser le rendement des machines et de leur moteur. On ne peut créer de travail dans un cycle fermé avec une seule source de chaleur. Il faut au minimum deux sources à des températures T1 et T2 pour produire une puissance motrice. Le principe de Carnot s’exprime par la relation : qui prend la valeur de l’égalité dans le cas des processus réversibles. Clausius, Clapeyron, Kelvin parviennent aussi à ce principe selon lequel les processus naturels sont orientés : la chaleur est une forme dégradée de l’énergie, sa production par le biais de l’énergie mécanique, électrique ou nucléaire est chose aisée. L’opération inverse, qui définit la notion contemporaine de moteur, est bien plus difficile et nécessite de raisonner selon les termes indiqués par Carnot dans l’étude des machines à vapeur. Le principe de la bithermie est, avec l’introduction de l’énergie électrique, un point de rupture décisif dans la pensée de la motricité. En passant d’une détermination seulement mécanique ou dynamique (chez les Grecs comme chez les classiques) au vaste potentiel énergétique qu’offrent les ressources naturelles et leur conversion en équivalent-travail, le moteur n’a pas seulement accru la puissance disponible, il a aussi fait entrer la nature dans une autre ère de son assimilation et de sa transforma-

tion. Dans cette ère, notre science des machines nous permet de comprendre que le principe de Carnot renvoie l’image d’un monde aux processus irréversibles, dont l’énergie, lorsqu’elle est dégradée en chaleur, s’épuise en diminuant la richesse naturelle. Ce monde où le corps perd et ne cesse de s’épuiser est une situation nouvelle pour la physique comme pour la psychè collective en général 4. Il est bien évident que c’est dans ce contexte qu’ont été formulées les incantations heidegeriennes contre l’« arraisonnement » (Gestell) qui est le mode de fonctionnement propre à toute technique, mais qui a été révélée par son devenir dans la forme contemporaine du moteur. Heidegger 5 n’oppose-t-il pas, d’une façon certes étrange, le petit pont de bois et la centrale hydroélectrique ? De l’un à l’autre, ce qui change n’est pas tant la présence d’un moteur support d’une puissance technique, que leur nature même et le degré de domestication des forces naturelles qu’ils supposent respectivement. ▶ Formulée dans le contexte de la révolution industrielle, et singulièrement dans celui du développement sans précédent des techniques de domestication de l’énergie (vapeur doublée par le système à double effet de Watt dès les années 1780, charbon et bientôt l’énergie à explosion), la recherche du rendement maximal d’un moteur est l’axe de développement des techniques les plus contemporaines (rendement maximal d’un moteur Diesel suralimenté : 45 %). Gilbert Simondon réclamait à juste titre que soit inscrite dans la culture générale la nécessité de connaître et maîtriser des objets techniques aussi courants que le sont les moteurs à explosion. Vain espoir pour une connaissance qui serait cependant si nécessaire à un examen philosophique des mutations contemporaines de l’idée de nature. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Physique, Livre II, Ch. 1, §§ 1-6. Trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1931. 2 Descartes, R., Règle XII des Regulae ad directionem ingenii,

Vrin-reprise, Paris, vol X – Reprint de l’éd. Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1971. 3 Carnot, S., Réflexions sur la puissance motrice du feu, Bachelier, Paris, 1824. 4 Prigogine, L., Stengers, I., La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Gallimard, Paris, 1979, p. 180 : « [...] le monde brûle comme une fournaise, sans restauration concevable, il faut donc bien que l’énergie, tout en se conservant, se dissipe ». 5 Heidegger, M., « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1985. ! PHYSIQUE, PUISSANCE MOTIVATION Terme apparu au XIXe s., sur motiver. PSYCHOLOGIE Entité interne postulée pour justifier, à environnement identique, des différences stables dans un comportement orienté. Indispensable à l’explication téléologique, la motivation radicalise en psychologie des difficultés de fond. Il n’y a tout d’abord de motivation que dans des organismes complexes dotés d’un système souple de contrôle de l’action, qui poursuivent plusieurs buts, et ont à les hiérarchiser. Or les conditions d’existence matérielle de la motivation ne justifient pas son pouvoir causal. Le verbalisme guette si on la réduit à une énergie endogène indifférenciée, potentialisant des conduites spécifiques en fonction de la valeur différentielle des buts. De plus, pour éviter de concevoir la motivation à partir des anticipations de sens propres aux niveaux supérieurs (cas des motivations sociales ou normatives), il faut hiérarchiser les incitateurs : les besoins vitaux sont les motivations primaires, les secondaires émergeraient de l’interaction. Or est-ce que ce sont les mêmes ? Enfin tout modèle homéostastique en dernière instance laisse insatisfait : une motivation implique une quête du déséquilibre, au minimum le rebond exploratoire d’une tendance, parfois une activité (cas du désir) qui se satisfait d’elle-même, pas du but atteint. Il est donc aussi downloadModeText.vue.download 713 sur 1137

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711 malaisé de traiter la motivation en pure fiction fonctionnelle qu’en mécanisme programmé. Pierre-Henri Castel ✐ Nuttin, J., Théorie de la motivation humaine. Du besoin au projet d’action, PUF, Paris, 1985. ! DÉSIR 1. MOUVEMENT Du latin movere. L’interrogation sur le mouvement est constitutive de l’histoire de la philosophie, de l’interrogation des Éléates aux questions contemporaines. Conscient des difficultés introduites par les sophistes, Aristote cherche à constituer dans sa Physique une théorie du mouvement qui puisse permettre de surmonter le relativisme, remontant à la cause première de tous les mouvements, le Premier Moteur immobile, qui meut sans être mû. En inscrivant la question du mouvement au sein des catégories, il s’efforce de constituer une permanence au sein du mouvement, fondée sur l’ousia. Quatre types de mouvements se dégagent alors : le mouvement local, selon la catégorie du lieu, celui d’altération, selon la qualité, d’accroissement, mouvement selon la quantité, et la génération / corruption, qui est le mouvement dans la catégorie de la « substance ». Ce dernier pose cependant problème, car, passant de l’être au non-être, il ne s’effectue pas au sein d’un genre unique, et ne peut pas de ce fait être considéré comme un mouvement véritable. Reprenant cette question, Thomas d’Aquin déplace le problème : la génération et la corruption sont bien des mouvements ; c’est la « création » qui n’en est pas un, puisqu’elle passe du rien à l’existence. La nature se caractérise donc par le mouvement, tandis que l’activité créatrice, réservée à Dieu, s’en extrait, car Il est Immobile et séparé. PHYSIQUE Déplacement dans l’espace en fonction du temps par rapport à un référentiel donné. Le mouvement d’un système est, en général, décrit par des équations différentielles et déterminé par la connaissance de la position et de la vitesse initiales. Deux textes marquent, dans la première moitié du XVIIe s., la naissance de la science du mouvement, c’est-à-dire l’inscription du mouvement dans l’ordre des raisons mathématiques et de leur organisation déductive. Il s’agit des Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, de Galilée, publiés à Leyde en 1638, et du Monde ou Traité de la lumière, rédigé par Descartes entre 1629 et 1633, mais publié seulement de façon posthume en 1664, puis en 1667, après ses Principia philosophiae de 1644. Ces travaux portant à la fois sur le mouvement de chute des

graves et sur l’élaboration des lois du mouvement connaissent une première organisation systématique avec Huygens (16291695), qui publie à Paris, en 1673, son Horologium oscillatorium. Cependant, la première grande synthèse de la science du mouvement est donnée par Newton dans ses Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, publiés à Londres en 1687. Ce livre, présenté en forme géométrique, apparaît aujourd’hui comme le point de départ, au sens le plus fort, de la mécanique rationnelle pour deux raisons. D’abord, la science du mouvement est unifiée par une notion précise de la force ; ensuite, c’est dans l’étude des mouvements célestes qu’est énoncée la loi de la gravitation universelle. Par-delà ce travail conceptuel extrêmement novateur, l’ouvrage de Newton est, en outre, traversé par un souci d’organisation déductive qui reprend en l’approfondissant celui précédemment exprimé par Huygens. Newton s’efforce d’énoncer en pleine clarté des principes qui gouvernent les développements théoriques, et, simultanément, met en place les mathématiques susceptibles de rendre possibles ces développements théoriques. À travers les Principia, Newton apparaît comme le premier véritable fondateur dans toute son extension de ce qu’on appelle aujourd’hui la mécanique rationnelle. Toutefois, l’introduction du calcul différentiel et intégral par Leibniz en 1684 et 1686, dans deux articles des Acta Eruditorum, va conduire à un renouvellement profond de la science du mouvement. En effet, au tournant des XVIIe et XVIIIe s., Varignon (1654-1722) s’attache à reprendre, dans le cadre des méthodes leibniziennes, l’étude du mouvement. Il construit ainsi l’algorithme de la cinématique, le premier algorithme appartenant au champ spécifique de la physique mathématique. Cette transformation de la science du mouvement constitue une première étape dans la refonte de la mécanique newtonienne, en ce sens qu’elle ouvre la voie aux travaux de Lagrange dans sa Mécanique analytique de 1788, centrée sur le principe des vitesses virtuelles généralisées, ainsi qu’aux formalisations variationnelles de la mécanique données par W. R. Hamilton (1805-1865) et par C. Jacobi (1804-1851). Michel Blay ✐ Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique. La science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe s., PUF, Paris, 1992. Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Colin, Paris, 1968, rééd. Albin Michel, Paris, 1996.

Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1950. Dugas, R., La mécanique du XVIIe s., Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1954. Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966 et 1980. Koyré, A., Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968. Vilain, C., La mécanique de Christiaan Huygens. La relativité du mouvement au XVIIe s., Blanchard, Paris, 1996. ! CINÉMATIQUE, DYNAMIQUE, MÉCANIQUE, MÉCANISME, RELATIVITÉ 2. MOUVEMENT ESTHÉTIQUE Ensemble cohérent d’artistes dont les oeuvres, à un certain moment de l’histoire, partagent des caractéristiques stylistiques, idéologiques ou autres. Le terme ne semble pas avoir connu une véritable fortune dans le vocabulaire de la critique littéraire ou de la critique d’art avant le XXe s. Ses connotations renvoient à la présence d’une dynamique, à l’action d’une force entraînante. Elles lui ont sans doute valu le succès qu’il connut dans un temps où la marche de l’histoire, l’avant-gardisme et la valeur du progrès étaient des articles de foi. Dans ces usages critiques ou esthétiques, cette notion a souvent remplacé celle, beaucoup plus ancienne et nettement plus traditionnelle, d’« école » qui a toujours cours dès lors qu’il s’agit d’art antérieur à la modernité. La notion d’école renvoie originairement à un atelier placé sous la férule d’un maître qui y prodiguait son enseignement, mais elle connut rapidement une extension à de supposées « écoles » géographiques – l’école vénitienne, l’école flamande, voire l’école française ou anglaise – qui, si elles pouvaient encore se référer à la persistance d’une tradition transmise par imprégnation, tendaient néanmoins à diluer sa pertinence. Par ailleurs, « mouvement » se distingue aussi de « groupe », car la

constitution d’une telle entité implique l’adhésion consciente de ses membres à un ensemble de valeurs, à des méthodes downloadModeText.vue.download 714 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 712 ou à un idéal communs et elle suppose souvent la participation à des manifestations conçues de concert. Certes, le concept de mouvement artistique est flou ; mais il tire sa valeur opératoire du fait qu’il demeure englobant sans requérir des critères précis ni nécessiter l’existence d’un regroupement délibéré. Réunir au sein d’un « mouvement » des artistes dont les oeuvres manifestent certaines affinités, cela permet de pallier la difficulté de saisir chaque artiste dans son irréductible singularité tout en évitant de transformer cette simplification nécessaire en un assujettissement de tous à des règles ou à des critères trop contraignants pour conserver une quelconque validité. ▶ Ainsi, la constitution, par les artistes eux-mêmes ou, plus fréquemment, par leurs commentateurs, de mouvements permet de lever une contradiction fort partagée : le désir d’être unique et le besoin d’appartenir. Denys Riout MOYEN ! FIN ET MOYEN MULTIPLE Du latin multiplex ; multus, « beaucoup », plicare, « plier ». GÉNÉR. Qui se différencie de l’un et du simple. S’il n’est pas résorbable dans l’un, le multiple risque d’entraîner vers un relativisme d’origine héraclitéenne contradictoire, car nulle position ne peut être défendue sans référenciel. La thématique de l’un et du multiple, initiée par Platon, tend à placer ce dernier dans la dépendance de l’Un, afin de sauvegarder l’unité de l’être et de la vérité, et se trouve confortée au sein du néoplatonisme, qui inscrit ce rapport dans un ordre hiérarchique faisant de l’Un la source du multiple. Le multiple peut aussi, d’une manière différente, s’opposer à ce qui n’a pas de parties, le simple. Aristote montre qu’une chose peut être composée de multiples parties en puissance tout en étant une en acte. Didier Ottaviani ! SIMPLICITÉ, UN, UNITÉ

MUSÉE Du grec museion, litt. « enclos des Muses », et centre de recherches fondé sous le règne de Ptolémée Ier par Démétrios de Phalère ; par le latin museum, redécouvert à la Renaissance et devenu d’usage courant au XVIIIe s. ESTHÉTIQUE Lieu incarnant un idéal d’espace public des arts et du savoir, au nom d’une libre jouissance des chefs-d’oeuvre et des témoignages de la civilisation. Aux yeux de l’opinion éclairée de la seconde moitié du XVIIIe s., les collections d’art et d’histoire doivent non seulement offrir matière à délectation mais encore contribuer à la prospérité générale, en procurant des modèles aux artistes et aux artisans. Le musée antique, et spécialement celui d’Alexandrie, constitue la référence longtemps obligée : la nouvelle institution veut conserver la mémoire des artistes pour la postérité, susciter l’émulation des élèves, réformer les moeurs – bref former le goût, au moment où se constitue l’esthétique philosophique. La Révolution française provoque un mouvement européen de transfert des propriétés et de circulation des oeuvres qui conjugue construction de l’État-nation et invention d’un patrimoine et de traditions. Les musées de l’âge romantique deviennent autant de monuments du beau et du vrai consacrés à la communion avec l’oeuvre et, selon un modèle allemand qui tend à l’hégémonie intellectuelle, au projet pédagogique de la Bildung. Leur décor historiciste accorde de plus en plus de place à une culture tout à la fois nationale et moderne, à côté d’une tradition antiquisante maintenue. Surtout le musée, entendu comme l’histoire visible de l’art, devient la matrice d’intelligibilité de la « vie des formes ». Si une première muséophobie, liée à la thèse de la « destination » de l’oeuvre d’art, est apparue dès l’origine de l’établissement – ainsi chez l’esthéticien et historien d’art Quatremère de Quincy 1 qui invente le musée mortifère –, celle-ci ne devient un « problème » qu’avec P. Valéry 2. Mais c’est la critique des Lumières, développée par l’école de Francfort et ses successeurs, qui porte la condamnation la plus radicale d’une entreprise désormais tenue pour impossible. Ignorant ce diagnostic, le musée de l’après-guerre

fournit au contraire le cadre emblématique d’un programme de « développement culturel ». Les débats sont marqués en France par les enquêtes de Bourdieu et la dénonciation d’une confiscation de facto de l’établissement par les privilégiés de l’amour de l’art. L’actuelle réorganisation des musées est à vrai dire moins marquée par ce legs polémique que par des soucis inédits (marketing et politique des publics) qui sont ceux du tourisme culturel international. Une « nouvelle muséologie », volontiers militante, présente les écomusées, les musées de société et les musées mémoriaux comme autant d’alternatives au modèle traditionnel tandis que triomphe, au sein de grands musées d’art rénovés ou construits à grands frais, le principe de l’exposition pour créer une « actualité ». Dans cet espace d’échange – et de prédation pour ce qui concerne les relations Nord-Sud –, les oeuvres s’inscrivent d’un contexte à l’autre, souvent dénommées à partir du musée qui les possède et les labellise. Enfin, les fondations multipliées de musées d’art moderne, contemporain, ou actuel, prouvent combien l’institution incarne toujours la légitimité du canon, celui-ci fût-il élaboré ailleurs. ▶ Les musées témoignent des relations d’une société aux autres mondes, exotiques ou disparus, comme aux représentations de mondes imaginaires : le discours de musée est toujours un savoir sur l’autre qui permet de définir une identité. En ce sens, chaque créateur de formes – et l’artiste contemporain au premier chef – a été confronté à la nécessité d’entrer au musée ou, au contraire, d’y échapper, en tout cas de répondre à son autorité. Dominique Poulot ✐ 1 Quatremère de Quincy, A., Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art (1815), Fayard, Paris, 1989. 2 Valéry, P., « Le problème des musées » (Le Gaulois, 4 avril 1923), repris dans Pièces sur l’art (1934), in OEuvres, t. II, Gallimard, Paris, 1960.

Voir-aussi : Bennett, T., The Birth of the Museum : History, Theory, Politics, Routledge, Londres, 1995. downloadModeText.vue.download 715 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 713 Haskell, F., Saloni, Gallerie, Musei e loro influenza sullo sviluppo dell’arte dei secoli XIX e XX, Actes du XXIVe congrès CIHA, Clueb, Bologne, 1982. Impey, O. R., et Macgregor, A. G. (éds.), The Origins of Museums, Asholean Museum, Oxford, 1985. Poulot, D., Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Gallimard, Paris, 1997. MUSIQUE Du latin musica, du grec mousikè, « art des Muses ». ESTHÉTIQUE Un des arts majeurs qui a pour matériau le son, mais dont la portée définitionnelle a largement dépassé le domaine de l’art et de l’esthétique tout au long de son histoire. Englobant originellement le chant et la poésie, la musique s’est ultérieurement détachée de sa relation au domaine sémantique pour devenir, plus globalement, l’art des sons. Elle apparaît dès lors dans la duplicité de sa nature, traduisant une forme de tension qui ne s’est jamais démentie jusqu’à nos jours. Avec Apollon ou Orphée, elle tend vers l’harmonisation des éléments, la conciliation des forces contraires et la modération. Elle favorise la catharsis et participe de la dimension de l’éthos. Pourtant, liée à la présence de Dionysos ou de Bacchus, la musique se fait également la complice de la fête orgiaque, du déchaînement des sens, du pathos. Inscrivant son jugement dans le sens d’une telle dualité, Platon s’inquiète des pouvoirs de la musique sur l’âme, tout en l’inscrivant par ailleurs dans l’éducation comme une discipline fondamentale, estimant par exemple que la peinture ou la fabrication est régie par les mêmes lois que le rythme musical 1. L’art des sons n’était pas seulement une part de l’instruction artistique, mais il était considéré comme un devoir, avec les implications morales que cela suppose. Selon la conception antique reprise au Moyen Âge, la musique faisait partie des sept arts libéraux, qui représentaient l’ensemble des arts et des sciences humaines : la grammaire, la rhétorique et la logique, concernant l’art de la parole, formaient le trivium, tandis que les quatre autres, arithmétique, géométrie, musique et astronomie, liés à la science des nombres, constituaient le quadrivium. Considérée comme le plus immatériel de tous les arts, la musique apparaissait comme un puissant moyen d’ascèse, utilisé plus

particulièrement par les sages de l’Antiquité pour atteindre, par-delà la beauté des sons et l’harmonie des rythmes, la plénitude du silence. À la suite des théories des pythagoriciens et de Platon, le traité De institutione musica, conçu au VIe s. par le philosophe latin Boèce, fait des proportions numériques le phénomène générateur de la théorie musicale. Les proportions spatiales de la géométrie et celles, temporelles, de la musique répondent à une même nécessité intrinsèque. Ainsi les phénomènes, tant visuels que sonores, fondés sur les rapports numériques élémentaires, doivent-ils produire sur l’esprit une impression d’ordre et d’équilibre d’où découle un sentiment de plénitude et de concordance avec les lois de l’univers. Boèce distingue trois catégories de musique : – la musica mundana, harmonie qui préside au mouvement des astres, à la succession des saisons, et qui sera volontiers désignée comme musique des sphères. Le terme doit se comprendre au sens que les Grecs donnent à la notion d’harmonie : les rapports de l’échelle musicale et non un hypothétique accord engendré par le mélange des vibrations produites par les astres en mouvement ; – la musica humana, qui concerne l’équilibre du corps et de l’âme et vise un juste accord entre l’homme et le monde ; – la musica instrumentalis, qui, au moyen de l’art et de ses instruments, sert à imiter la nature. La danse fait elle-même partie de la « musica », musique destinée à être vue. L’entrecroisement d’activités considérées aujourd’hui comme distinctes est telle qu’on lit, dans un roman de J. Renart, qu’une dame se mit à chanter « de mains et de bras », c’est-à-dire à danser. Tout au long de l’histoire des idées, la musique continuera à être explorée tout à la fois comme une science et comme un moyen privilégié de sonder et d’exprimer l’âme humaine. Avec le romantisme et le symbolisme, elle se révélera particulièrement apte à traduire émotions et sentiments et à incarner les multiples modalités du temps, dans ce que celui-ci peut avoir de plus éphémère. Depuis le début du XXe s., avec la remise en question de l’ordre tonal qui avait régné depuis le XVIIIe s., les conceptions de la pensée musicale n’ont cessé de se diversifier, jusqu’à donner l’impression d’un ébranlement de tout système de valeurs pré-établi. Si certaines tendances, issues de la méthode dodécaphonique inventée par Schoenberg et du sérialisme, témoignent d’une quête de rigueur formelle d’une haute complexité et restent attachées au phénomène

de l’écriture, d’autres, qui se servent des moyens de l’électroacoustique, cherchent plutôt à tirer parti des ressources des nouvelles lutheries et technologies en avançant une approche plus physique et plus concrète du son. On assiste donc aujourd’hui à la coexistence d’une pluralité de modes d’approche de la notion de musique qui inclut toutes les dimensions du sonore, de ses aspects les plus traditionnels – avec une réactualisation des principes de la tonalité et de la modalité, dont les fondements avaient été en grande partie mis entre parenthèses par les mouvements d’avant-garde – aux plus expérimentaux. ▶ Après avoir été longtemps considère comme l’« art de combiner les sons agréables à l’oreille », le domaine d’investigation de la musique s’est peu à peu élargi et son champ d’action s’étend de nos jours à l’ensemble des phénomènes acoustiques, transgressant ainsi la discrimination entre les sons de hauteurs déterminées, produits traditionnellement par les instruments et les voix, et les bruits. En ce sens, le compositeur E. Varèse rejoint volontiers la définition de la musique avancée au XIXe s. par le physicien, chimiste et philosophe H. Wronski : « la corporification de l’intelligence qui est dans les sons ». Jean-Yves Bosseur ✐ 1 Platon, République, III, 400-401, trad. R. Baccou, Flammarion, GF, Paris, 1966. Voir-aussi : Bosseur, J.-Y., Musique, passion d’artistes, Skira, Genève, 1991. Massin, B., et J. (dir.), Histoire de la musique occidentale, Fayard, Paris, 1985. Sabatier, F., Miroirs de la musique, la musique et ses correspondances avec la littérature et les beaux-arts, 2 vol., Fayard, Paris, 1995. ! INTERPRÉTATION, MUSIQUE, OPÉRA downloadModeText.vue.download 716 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 714 Comment la musique a-telle été un objet privilégié d’investigation philosophique ? Les relations entre musique et philosophie s’ordonnent selon deux axes que la tradition philosophique associe dès l’Antiquité : d’une part, la musique (harmonie, rythme et mesure) est organisée selon des principes mathématiques qui occupent une place essentielle dans le champ de la connaissance rationnelle ; d’autre part, elle exerce une influence puissante sur l’affectivité humaine, qu’elle peut s’attacher à dompter – témoin le sens de l’apprentissage de la danse dans la République de Platon. Ainsi, selon Quintilien, « il faut pratiquer la musique et s’y former à fond, parce qu’elle est la principale associée, la principale compagne [...] de la philosophie » 1. Ces deux dimensions ne sont pas étrangères l’une à l’autre, ou simplement juxtaposées, même si on a l’habitude d’opposer une tradition qui met l’accent sur le fondement mathématique de la musique et une réflexion plus manifestement attachée au témoignage sensible de l’oreille, inspirée d’Aristote. Au fondement des philosophies anciennes de la musique se trouve l’idée que les mêmes causes formelles déterminent le rapport des sons et les affections morales : « Dans les rythmes et les mélodies, il y a des imitations qui se rapprochent extrêmement de la nature véritable d’émotions telles que colère et douceur, courage et modération, avec tous leurs contraires, et les autres qualités morales. »2 Par extension, l’affirmation du statut métaphysique de la musique repose sur l’idée (récusée par Aristote) que les mêmes rapports mathématiques dont les effets s’éprouvent en musique organisent tous les domaines de la création. L’HARMONIE ET LA SCIENCE L ’évolution du paradigme de l’harmonie est liée à l’orientation pratique de plus en plus affichée dans les traités de théorie musicale et aux changements qui affectent la place de

la musique dans la classification des sciences. Dans le quadrivium, qui fixe le programme d’une philosophie naturelle, la musique est mise sur le même plan que l’astronomie ; elle définit la discipline mathématique mixte subalterne à l’arithmétique (science de la quantité discrète), qui donc en fournit les principes, de même que l’astronomie est subalterne à la géométrie (qui s’applique à la quantité continue). À la fin du XVIe s., plusieurs courants convergent pour rejeter le statut métaphysique du nombre et considérer, avec les nominalistes, qu’il n’est qu’une abstraction de l’esprit, relative à une réalité qui, seule, peut être reçue pour cause effective des phénomènes entre lesquels on affirme une authentique cognatio, une parenté, et non une simple affinitas. Il revient à Kepler d’assumer pleinement ce réaménagement au terme duquel la musique spéculative est fondée dans la géométrie. De cette manière, il est possible d’expliciter, dans chaque ordre, l’harmonie qui exprime la sagesse du Créateur, dont l’entendement contient les archétypes des figures géométriques. Avec Beeckman, Galilée et Mersenne, la géométrisation de la musique signifie surtout une mathématisation effective du phénomène musical (réduit à la considération des hauteurs), qui permet d’en rationaliser les propriétés élémentaires, en particulier la théorie de la coïncidence des coups qui explique la consonance par le rapport des vibrations, et non par les propriétés mystiques ou magiques des nombres et des figures. L’orientation de ces traités devient pratique : produire les lois physico-mathématiques d’une correspondance réglée entre les affectiones (les propriétés du son) et les affectus (les passions) qui animent l’auditeur. La philosophie ne s’applique plus à la musique dans le dessein d’y déchiffrer une expression privilégiée de l’ordre du monde, mais pour en expliquer les effets sensibles ; selon la définition typique retenue par Descartes, « sa fin est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées » 3. Le fait de privilégier ainsi l’examen des effets de la musique répond à des préoccupations esthétiques et impose de comprendre la musique au sein d’une anthropologie, qui comporte une théorie du langage. La fin de la musique s’identifie, en effet, avec l’imitation et la communication des passions, qui s’expriment d’une façon privilégiée dans les inflexions de la voix humaine. L’EXPRESSION DES PASSIONS L es théoriciens de l’âge classique réfléchissent un mouvement initié au XVIe s., qui associe une critique de la polyphonie franco-flamande et une promotion de la monodie accompagnée, liée à l’apparition de l’opéra. Ainsi se trouvent unies l’exigence d’une élucidation (assumée par Rameau au XVIIIe s.) des principes d’une harmonie fortement structurée (qui libère ainsi les possibilités mélodiques) et l’affirmation d’une subordination de la musique au poème (et, d’abord, au livret d’opéra), qui constitue une première expression de la passion. Monteverdi énonce cette seconde

exigence dans une formule essentielle qui, au fond, commande les philosophies de la musique jusqu’à la fin du XVIIIe s. : « Le texte doit être le maître de la musique et non son serviteur. » Ce principe commande le célèbre lamento d’Arianna, où Monterverdi affirme avoir retrouvé les principes des Anciens sur l’imitation des affects. Les débats qui, au siècle des Lumières, agitent les philosophes, engagent précisément les conditions selon lesquelles il est possible de réaliser une union intime de la musique et du texte poétique. C’est ainsi que les attaques de Rousseau contre la musique française culminent dans la discussion du fameux monologue de l’Armide de Lully – « Enfin il est en ma puissance » –, où la musique n’est pas si étroitement liée au poème qu’il serait possible d’en saisir le sens sans recourir aux paroles ; il s’agit là d’une sorte d’expérience cruciale, qui dénonce le défaut de la musique française : « Si l’on s’avisait d’exécuter la musique de cette scène sans y joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne serait pas possible d’y rien démêler d’analogue à la situation qu’elle veut peindre ni aux sentiments qu’elle veut exprimer. » 4. Le problème de la philosophie moderne, lorsqu’elle s’applique à la musique, est donc de produire une anthropologie des passions qui rende compte de leur manifestation privilégiée dans le langage pour identifier, sur cette base, l’expression musicale avec l’imitation des affetti définis dans le poème. Comme le montre Rousseau, il appartient au récitatif de restituer l’expression passionnée qui, en amont, anime le chant comme la déclamation, autrement dit, de faire fond sur les downloadModeText.vue.download 717 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 715 ressources potentiellement musicales dont une langue est porteuse. Aussi le problème esthétique majeur des philosophies de la musique dans la seconde moitié du XVIIIe s. est-il de penser l’expression musicale en évitant de la subordonner totalement aux paroles et, plus largement, au modèle de l’imitation, car les formes instrumentales (la sonate, en particulier) se diffusent déjà depuis plusieurs décennies. Cette difficulté dépasse en réalité son inscription strictement classique, puisqu’elle engage la définition de ressources « expressives » proprement musicales, qui mériteraient le titre de symbole ; la musique possède une syntaxe et une grammaire, mais, comme le soulignera Lévi-Strauss, il lui manque l’équivalent des mots. Il s’agit donc de penser, dans sa dimension expressive, la spécificité du symbole musical qui, comme le montre Langer 5, « s’autoprésente », au lieu que le symbole linguistique

ne vaut que comme renvoi vers ce qu’il désigne. L’AUTONOMIE DE LA MUSIQUE C omment la philosophie a-t-elle thématisé la spécificité de l’expression musicale ? Cette question relève autant de l’esthétique qu’à nouveau (et dans un premier temps) de la métaphysique. D’un point de vue esthétique, l’idée d’une autonomie de la musique impose qu’elle ne soit plus simplement comprise à l’intérieur d’une hiérarchie des beaux-arts. Comme l’atteste la contribution fondamentale de Schopenhauer, les autres arts objectivent, d’une manière plus ou moins immédiate (ce qui permet de les hiérarchiser), la volonté, en recourant à l’intermédiaire ou à la médiation que constituent les Idées ; ils se fondent sur les forces en jeu dans le monde, qu’ils représentent ou répètent. La musique, au contraire, ne renvoie à rien de ce qui se représente dans le monde, mais à la volonté elle-même : « La musique [...] est une objectivité, une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde, que le sont les Idées elles-mêmes. [...] Elle n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. » 6. Il en découle deux conséquences fortes. D’une part, la musique est définitivement détachée du modèle de l’« imitation » des affections, qui prévalait depuis Monteverdi, puisqu’« elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même. Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction [...]. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. » Dès lors, Schopenhauer change l’objet privilégié des philosophies de la musique ; l’opéra n’est plus qu’une forme dérivée de l’expression musicale : « On voit par là que les paroles du chant et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordination pour s’emparer du premier rang, ce qui transformerait la musique en un simple moyen d’expression. » Cette position s’accentuera dans les textes ultérieurs, où il sera établi que la musique « se développe sans [le texte] beaucoup plus librement » ; elle « se meut librement dans le concerto, dans la sonate et avant tout dans la symphonie, qui est sa plus belle arène » 7. Les textes de Schopenhauer dépassent ainsi leur inscription romantique pour dégager la possibilité d’une étude formelle du beau musical, qui occupera Hanslick 8 quelques années plus tard. D’autre part, l’autonomie philosophique de la musique passe par la reconquête d’une dimension cosmologique que l’anthropologie des classiques avait provisoirement recouverte. Si la musique représente non point les Idées, mais la volonté même qui les constitue, il faut considérer qu’elle se trouve en quelque sorte mise sur le même plan qu’elles, selon une parenté non phénoménale, mais bien ontologique : « Il doit exister non pas une ressemblance directe, mais cepen-

dant un parallélisme, une analogie entre la musique et les Idées, dont les phénomènes multiples et imparfaits forment le monde visible. » 9. LA MUSIQUE ET LE MYTHE L e privilège accordé à la musique sur les autres arts (en particulier, sur les arts plastiques) de viser la chose en soi, la volonté en deçà de tout phénomène, s’accomplit, avec Nietzsche, dans une portée métaphysique de l’oreille, qui donne accès à l’être des choses : « La véritable musique dionysienne se présente à nous comme le miroir de la volonté universelle : l’événement qui se reflète en lui s’amplifie aussitôt pour notre sentiment jusqu’à devenir l’image d’une vérité éternelle. » 10. L’intuition fondatrice n’est plus une vision, mais le privilège de l’écoute, selon le témoignage de Schiller : « L’état qui prélude chez lui à l’acte poétique ne consiste pas dans la vision d’une série d’images, liées à un enchaînement rigoureux de pensées, mais bien plutôt à un état d’âme musical. » 11. L’un des enjeux de la Naissance de la tragédie est alors de dégager deux expériences fondamentales de la contradiction à travers les figures d’Apollon et de Dionysos. Apollon construit l’apparence éternelle (l’image médiate), qui triomphe de la souffrance de l’individu, tandis que Dionysos reproduit la contradiction pour la résoudre dans un plaisir supérieur (il atteint, dans la musique, l’image immédiate du vouloir ou son symbole) : « Il existe une violente opposition, non seulement sous le rapport de l’origine mais aussi sous celui de la fin, entre l’art du sculpteur, art apollinien, et l’art non sculptural de la musique, qui appartient à Dionysos. » 12. Ce fut la tâche de la tragédie attique de surmonter cette contradiction, dans une alliance où domine Dionysos (où le choeur, donc, est déterminant). Nietzsche dédie cet ouvrage à Wagner, parce qu’il pense que le drame moderne assume la renaissance de l’art authentique ; mais il reconnaît ensuite, dans le livret wagnérien, le symptôme d’un renoncement maladif au pouvoir de la musique : « La musique pure est la seule musique légitime et la musique dramatique doit être aussi de la musique pure. » 13. L’art de Dionysos s’oppose donc à une musique simplement imitative, qui est liée à l’essor de la rationalité scientifique : « Il nous faut [...] découvrir le point où l’esprit scientifique entre en conflit avec la fécondité mythique de la musique. » 14. L’interprétation nietzschéenne comporte une dimension historique essentielle qui, par la négative, dégage probablement la tâche contemporaine d’une philosophie de la musique : l’esprit de la musique sous-tend le mythe et se tarit lorsqu’il s’en retire ; mais il est sans doute requis, pour penser les avant-gardes, de relire l’évolution du langage musical comme une émancipation par rapport à la pensée mythique. VERS UNE EXPLICITATION DU MATÉRIAU MUSICAL

L a question des rapports entre musique et philosophie au XXe s. porte en effet, pour une bonne part, sur les conditions d’une prise de conscience effective des possibilités du downloadModeText.vue.download 718 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 716 « matériau » (qui se sont étendues d’une façon spectaculaire) et sur les limites compositionnelles qui en découlent. Si l’on considère, par exemple, que l’atonalité n’engage pas seulement un certain régime des hauteurs, mais une nouvelle façon de traiter les timbres, qui réalise une réforme de l’orchestration 15, alors il faut admettre que la rationalité moderne et, plus précisément, les modèles mathématiques et les techniques de traitement du signal jouent un rôle essentiel dans l’enrichissement du matériau musical. La dimension critique des philosophies de la musique consiste alors à montrer que le compositeur n’est pas libre de choisir son matériau, car celui-ci obéit à une logique historique et exerce une véritable contrainte 16. Le progrès du matériau et l’affranchissement par rapport aux conventions valent alors comme critères pour apprécier l’oeuvre de Schoenberg (contre Stravinsky). S’il est clair que la nature s’efface peu à peu devant le processus d’Aufklärung que connaît le matériau, la rationalité esthétique objective qu’Adorno appelle de ses voeux réclame en même temps le moment d’une mimesis, d’une « affinité élective entre connaissant et connu » 17 qui, au fond, désigne l’épreuve du donné dans l’art. ANDRÉ CHARRAK ✐ 1 Quintilien, La musique, livre III, chap. IX, trad. F. Duysinx, Droz, Genève, 1999. 2 Aristote, Politique, VIII, 5, 1340 a, 16-25, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1987. 3 Descartes, R., Abrégé de musique, éd. nouvelle et trad. F. de Buzon, PUF, Paris, 1987. 4 Rousseau, J.-J., Lettre sur la musique française, in OEuvres complètes, Gallimard, Paris, t. 5, 1995. 5 Langer, S., Philosophy in a New Key : a Study in the Symbolism of Reason, Rite and Art (1942), Harvard UP, Cambridge, 1979. 6 Schopenhauer, A., Le Monde comme volonté et comme repré-

sentation, livre III, § 52, trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966. 7 Schopenhauer, A., Parerga et Paralipomena, dissertation III, « Esthétique et métaphysique du beau », trad. A. Dietrich, Librairie générale française, Paris, 1986. 8 Hanslich, E., Du beau en musique, « essai de réforme de l’esthétique musicale » (1854), trad. C. Bannelier, revue par G. Pucher, Christian Bourgois, Paris, 1986. 9 Schopenhauer, A., Le Monde comme volonté et comme représentation, livre III, § 52, trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966. 10 Nietzsche, Fr., La Naissance de la tragédie (1872), § 17, in OEuvres philosophiques complètes, t. I, Gallimard, Paris, 1971. 11 Ibid., § 5. 12 Ibid., § 1. 13 Nietzsche, Fr., « Richard Wagner à Bayreuth », trad. G. Bianquis (1986), in Considérations intempestives (III & IV), Aubier Montaigne, Paris, 1976. 14 Nietzsche, Fr., La Naissance de la tragédie, § 17, in OEuvres philosophiques complètes, I, trad. P. Lacoue-Labarthe, Gallimard, Paris, 1977. 15 Dufourt, H., Musique, pouvoir, écriture, partie III, Christian Bourgois, Paris, 1991. 16 Adorno, Th., Philosophie de la nouvelle musique (1949), trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Gallimard, Paris, 1962. 17 Adorno, Th., Dialectique négative, Payot, Paris, 1978. ! APOLLINIEN, DIONYSIAQUE, MUSIQUE, OPÉRA MYSTIQUE Du grec mustikos, « relatif aux mystères ». GÉNÉR. Ce qui relève d’une croyance religieuse cachée, inaccessible à la raison. La mystique ouvre vers l’absolu, sans passer par des démonstrations rationnelles, et ne peut être accessible au profane ; elle peut désigner la spiritualité, ou l’individu capable de

percer les symboles permettant l’accès au divin. Le PseudoDenys de l’Aréopage inscrit la mystique dans une théorie de la révélation qui est une union à l’absolu, provenant de la thématique néoplatonicienne de la conversion, et passant par une contemplation qui dépasse à la fois le sensible et l’intelligible. La théologie mystique de Denys symbolise Dieu comme une ténèbre 1, que l’on retrouve chez Grégoire de Nysse, mais fait également place à une théorie de la lumière suressentielle. Associée à une théorie intellectuelle de l’illumination par la connaissance, l’union mystique à Dieu est comprise dans le cadre d’une noétique, par exemple dans la mystique rhénane 2. Didier Ottaviani ✐ 1 Pseudo-Denys, La théologie mystique, in OEuvres complètes, trad. Gandillac, M. de, Aubier, Paris, 1943, pp. 177-184. 2 Libera, A. de, La mystique rhénane, Points-Seuil, Paris, 1994. ! CONVERSION, DIEU, RELIGION MYTHE Du grec muthos, « parole », « discours », « récit » ; en tant que narratif et non vérifiable, il est volontiers opposé par Platon au logos, « argumentation vraie ou vérifiable ». PHILOS. ANTIQUE, ANTHROPOLOGIE Récit imaginaire, transmis par la tradition, mettant en scène des personnages (dieux, demi-dieux, héros) ayant pour fonction d’incarner, de manière symbolique, des forces naturelles, mais également des qualités physiques ou morales, des facultés intellectuelles ou des notions abstraites. Le mythe est aussi, dans son usage philosophique, l’expression allégorique d’une idée ou d’une doctrine dont il autorise, parfois mieux que le discours rationnel, la compréhension, en raison essentiellement de son pouvoir évocateur. Chez Homère, le terme muthos signifie le discours en général. « Parole exprimée », muthos s’oppose à ergon, l’« acte accompli » 1, et non à logos, dont il est synonyme. Dans le Phédon, pourtant, Platon marque la différence entre muthos, « récit inventé par le poète », et logos, « discours » 2. De manière plus décisive encore, il oppose, dans le Timée, le récit forgé au discours véridique 3. Histoire imaginaire racontée aux enfants 4, le mythe présente sans doute un intérêt pédagogique,

dans la mesure où il constitue un moyen d’inculquer des principes moraux. Pourtant, même s’il comporte une part de vérité, il reste avant tout un « discours faux » (pseudos) 5. Dans une perspective similaire, Aristote rejette un type d’explication théologique des phénomènes de la nature et oppose les mensonges des mythes aux démonstrations rationnelles 6. Ces critiques ne doivent pas occulter, cependant, le rôle que Platon et Aristote assignent au mythe dans le cadre de la démarche gnoséologique. Procédé spécifique d’exposition chez Platon, le mythe prend le relais de la dialectique et la parachève. C’est le cas, notamment, des mythes eschatologiques downloadModeText.vue.download 719 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 717 comme le mythe d’Er, qui clôt la République 7, et du récit qui marque la fin du Gorgias 8. Au livre I de la Métaphysique, Aristote met en évidence ces caractères communs au mythe et à la philosophie que constituent l’étonnement et la reconnaissance de sa propre ignorance, soulignant ainsi le lien de parenté qui unit philomuthos et philosophos 9. Cette affirmation rejoint celle selon laquelle la poésie tragique est « plus philosophique que l’histoire » 10 : défini comme l’« enchaînement des actes accomplis » 11, le mythe constitue l’intrigue de la tragédie, ce qui permet de voir en elle une « imitation de gens qui agissent » 12, autrement dit ce qui en fait la vraisemblance et fait que d’elle on peut apprendre « à quel genre d’homme il arrive de dire ou de faire quel genre de choses » 13. Annie Hourcade ✐ 1 Homère, Iliade, IX, 443. 2 Platon, Phédon, 61 b ; cf. Protagoras, 320c3. 3 Platon, Timée, 26 e. 4 Platon, Sophiste, 242 c. 5 Platon, République, II, 377 a. 6 Aristote, Métaphysique, III, 4, 1000 a 18-21. 7 Platon, République, X, 614 a et suiv.

8 Platon, Gorgias, 523 a. 9 Aristote, Métaphysique, I, 2, 982 b 17. 10 Aristote, la Poétique, 9, 1451 b 5-6. 11 Ibid., 6, 1450 a 5. 12 Ibid., 3, 1448 a 19-29. 13 Ibid., 9, 1451 b 8-9. Voir-aussi : Bollack, J., la Grèce de personne. Les mots sous le mythe, Seuil, Paris, 1997. Brisson, L., Platon, les mots et les mythes, Maspero, Paris, 1982. Vernant, J.-P., Mythe et Pensée chez les Grecs, Maspero, Paris, 1965. ! FICTION, LOGOS ANTHROPOLOGIE Récit symbolique de nature sacrée, relevant d’un autre temps que celui de l’histoire. Par opposition à la fable, au conte ou à l’allégorie, qui supposent une création imaginaire, le mythe relève de la vérité, narrant des événements qui ont réellement eu lieu. Il met en scène des personnages de nature divine dans un récit qui évoque le temps de la fondation ou de l’origine : « le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des “commencements” » 1. Le temps du mythe, antérieur à celui des hommes, est réactualisé de façon cyclique par les rites, qui font réapparaître les actes mythiques, effectués par des héros ou des divinités, dans la vie de la communauté. Dès lors, le mythe ne peut être un objet de connaissance, mais doit être vécu, sans cesse réitéré par des pratiques sacrées. Il livre un savoir des origines, qui permet de comprendre l’état des choses et de les maîtriser, d’entrer en communication symbolique avec le monde. S’il se rapporte à des événements « passés », le mythe est cependant intemporel, dans la mesure où il concerne aussi bien le présent que l’avenir, ce qui le place à la fois dans la parole et dans le langage : reprenant la distinction saussurienne entre la langue (appartenant au temps réversible) et la parole (temps irréversible), Claude LéviStrauss identifie une troisième structure propre au mythe, qui se caractérise par des unités constitutives qui, par ordre de complexité, se situent au-dessus des phonèmes, morphèmes

et sémantèmes : les mythèmes. « Le langage, tel qu’il est utilisé dans le mythe, manifeste des propriétés spécifiques. Ces propriétés (...) sont de nature plus complexe que celles qu’on rencontre dans une expression linguistique de type quelconque » 2. La pensée mythique primitive ne peut alors être considérée comme une enfance de la pensée, qui serait dépassée par la science rationnelle, qualitativement supérieure. En étudiant la structure des mythèmes, l’idée selon laquelle le mythe n’obéirait pas à une logique ou à une continuité s’effondre : ils témoignent au contraire d’une grande complexité et répondent à de nombreuses exigences de construction. Lévi-Strauss dégage ainsi des structures permanentes propres à tous les mythes, et qui permettent de comprendre leurs ressemblances, en organisant les mythèmes selon un double ordre de lecture : pour être raconté, le mythe s’organise de façon linéaire, mais pour être compris, les mythèmes doivent être groupés en colonnes, qui font apparaître des ensembles cohérents valables pour tous les mythes. Le mythe apparaît alors comme un système symbolique, mettant en rapport le langage et la structure sociale. L’interprétation structuraliste fait apparaître le mythe comme modèle de l’organisation des hommes entre eux, et Georges Dumézil y met en évidence ce qu’il nomme les « trois fonctions » (spirituelle, force physique et fécondité) existant dans tous les groupements humains : les fonctions souveraines et religieuses, les fonctions guerrières, et les fonctions économiques. Ces fonctions correspondent aux classes d’individus que sont les prêtres, les soldats et les agriculteurs-éleveurs. Dans ses études de mythologie comparée 3, s’intéressant aux mythes indiens, nordiques ou grecs, il montre que tous se structurent selon ces trois fonctions, qui définissent le rapport au sacré, la défense de la communauté et la gestion de la nourriture. S’écartant des analyses structuralistes, Bruno Pinchard inscrit le mythe dans la temporalité vécue, ouvrant une méditation qui s’élève « plus haut que l’espace et le symbole dans sa recherche d’un principe » 4, découvrant que le symbole, qui semble structurer le mythe,

n’intervient en fait qu’après coup. Le mythe est espace des désirs, forme du temps et des événements qui s’y produisent. Didier Ottaviani ✐ 1 Éliade, M., Aspects du mythe (1962), Gallimard, Folio, Paris, 1988, p. 16. 2 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale (1958), Plon, Agora, Paris, 1985, p. 241. Voir aussi Mythologiques, (4 t.), Plon, Paris, 1964, 1967, 1968, 1971. 3 Dumézil, G., Mythe et Épopée I. II. III. (1968, 1971, 1973), Gallimard, Quarto, Paris, 1995. 4 Pinchard, B., Méditations mythologiques, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2002, p. 197. Voir-aussi : Vernant, J.-P., Mythe et pensée chez les Grecs (1965), La Découverte, Paris, 1985. ! HISTOIRE, LANGAGE, LANGUE, ORIGINE, PAROLE downloadModeText.vue.download 720 sur 1137 downloadModeText.vue.download 721 sur 1137

N NAÏF Du latin nativus. En anglais : naive : en allemand : naiv. Notion à la fois esthétique et morale, la naïveté joue un rôle important dans la naissance et la transformation de l’esthétique philosophique du XVIIIe s. ESTHÉTIQUE Genre esthétique axé sur l’harmonie de la nature et de l’art. L’introduction de la notion de naïveté dans l’esthétique remonte à Bouhours, qui qualifie le français de « la plus simple et la plus naïve langue » parce qu’il est économe d’ornements et respecte « l’ordre naturel ». C’est « la langue du coeur ». Mais si « toute pensée naïve est naturelle [...] toute pensée naturelle n’est pas naïve » 1. La naïveté entretient un rapport avec le spirituel. Wieland et Mendelssohn se sont tout particulièrement intéressés aux liens entre le naïf et le sublime. Selon Mendelssohn, la naïveté du « caractère moral » réside « dans la simplicité extérieure qui, sans le vouloir, trahit la dignité intérieure » 2. De Wieland (Abhandlung vom Naiven [Traité

sur la naïveté], 1755) 3, Schiller reprend, dans son traité Sur la poésie naïve et sentimentale (Uber naive und sentimentalische Dichtung, 1795), non seulement le terme de naïveté pour désigner l’harmonie spontanée de la nature et de l’art mais aussi les notions de grâce et de belle âme, qui sont l’expression de cette harmonie. La modernité, en revanche, est « sentimentale », nostalgique, mais la restauration de la simplicité révolue ne peut prendre qu’une forme résolument moderne : celle de l’idéal, de l’esprit, de l’art, qui ont pris la place de la simple nature. C’est en cherchant la nature, à laquelle il a cessé d’appartenir, que l’homme moderne prend conscience de la naïveté : « Le sentiment dont il est question n’est pas celui qu’avaient les Anciens ; il ne fait plutôt qu’un avec celui que nous éprouvons pour les Anciens. Ils ressentaient de façon naturelle, nous éprouvons le sentiment du naturel » 4. Schiller reformule ainsi l’opposition entre l’imitation de la nature et l’imitation des Anciens, et transforme ainsi les termes de la Querelle des Anciens et des Modernes. Il s’agit moins pour lui d’époques que d’attitudes esthétiques : ainsi il compte Shakespeare et Goethe parmi les poètes naïfs. Le génie se définit en effet par la « naïveté de sa disposition psychique » 5. Loin de recommander quelque retour aux modèles anciens, Schiller entend montrer « la diversité des voies par lesquelles les poètes anciens et modernes, naïfs et sentimentaux, progressent vers le même but » 6. Les uns comme les autres sont les « conservateurs de la nature », mais « ou bien ils sont nature, ou bien ils cherchent la nature perdue. Il en résulte deux façons totalement différentes d’écrire » 7. Prisonnier du monde artificiel de la civilisation (Kultur), c’est par l’art et la représentation de l’idéal que l’homme moderne peut réconcilier la nature et l’esprit. Tandis que la poésie ancienne s’en tient à l’harmonie existante, la caractéristique de l’art moderne est la tension vers l’infini. F. Schlegel, qui donne de la littérature moderne la même définition et a pris connaissance du traité avant même sa parution, radicalise l’opposition entre la nature et l’idéal en lui substituant le couple objectif / intéressant 8. Gérard Raulet ✐ 1 Bouhours, D., les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Amster-

dam, 1708. 2 Mendelssohn, M., Über das Erhabene und Naive in den schönen Wissenschaften (1758), in Ästhetische Schriften, éd. O. F. Best, 1974. 3 Wieland, C. M., Abhandlung vom Naiven (1755), in Gesammelte Schriften, Berlin, 1916, t. I-IV. 4 Schiller, F., Über Naive und sentimentalische Dichtung, in Nationalausgabe, Weimar, 1943 sq., t. XX, p. 431. 5 Ibid., p. 424. 6 Ibid., p. 458. 7 Ibid., p. 432. 8 Schlegel, F., Über das Studium der griechischen Literatur (1796), in Kritische Ausgabe, éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq. ; Lyceums Fragmente (1797-1798), t. II ; Athenäums-Fragmente (1797-1798), ibid. ; Fragmente zur Literatur und Poesie (1797-1802), t. XVI. downloadModeText.vue.download 722 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 720 ! BELLE ÂME, CULTURE, DIGNITÉ, GÉNIE, GRÂCE, IDÉAL, INSTINCT, INTÉRESSANT, SUBLIME NARCISSISME En allemand : Narzissmus, « narcissisme », par référence au mythe de Narcisse. PSYCHANALYSE Formes et dynamiques de l’investissement libidinal du moi : amour-propre, sommeil, orgueil, mélancolie, hypocondrie, mégalomanie. Le terme, créé à la fin du XIXe s. au sein de la sexologie psychiatrique pour désigner un nouveau type de perversion, n’est adopté par Freud qu’en 1909, après son introduction en psychanalyse par I. Sadger 1. Freud l’utilise d’abord 2 pour qualifier le choix d’objet chez les homosexuels, puis il le décrit 3 comme une phase du développement sexuel intermédiaire entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet, dans laquelle le sujet

prend son propre corps comme objet d’amour. Après il analyse 4 la croyance à la toute-puissance des pensées (magie, superstition, animisme) comme expression du narcissisme – sa dimension agressive et meurtrière ainsi que l’impossibilité de reconnaître autrui paraissent. Enfin, dans l’étude qu’il lui consacre 5, le narcissisme se révèle comme une modalité universelle de l’investissement libidinal du moi, et s’ensuit l’hypothèse d’une libido du moi qui détermine le choix amoureux et la formation des idéaux. En outre, les observations sur le retrait de l’intérêt porté au monde, opéré dans le sommeil et dans les « psychonévroses narcissiques » (psychoses), justifie la conception d’un narcissisme primaire préalable à la connaissance des objets. Désormais l’investigation des figures du narcissisme ne cessera plus : la notion de self (Hartmann 6, Kohut 7, Winnicott8), le stade de miroir (H. Wallon puis Lacan), le paléo-narcissisme (Grunberger 9) en sont des avatars. ▶ La neurophysiologie explique que le nourrisson (pas de myélinisation, connexions synaptiques non différenciées) « saisisse le tout du monde comme une cohérence unique à partir d’un point »4 en se croyant tout l’univers et son maître... grâce aux soins inaperçus, qui pallient ses déficiences. La nostalgie de cette infatuation précoce donne lieu tant à l’idéal du moi qu’aux diverses figures de la toute-puissance et de la « servitude volontaire » : chefs de horde, dieux des monothéismes, philosophies du solipsisme, etc., dont les ravages sont à la mesure de la méconnaissance de la réalité extérieure et psychique qui les fonde : narcissisme de vie, narcissisme de mort 10. Mauricio Fernandez ✐ 1 Sadger, I., « Psychiatrisch-Neurologisches in psychoanalytischer Beleutung », Zbl.f.das Gesamtgebiet der Medezin und ihrer Hilfswissenschaften, 1908, p. 54 ; « Fragment der Psychoanalyse eines Homosexuelle », Jb.sex.Zwischenstufen 1908, 9, p. 339. 2 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905, Cf. 2e éd. 1910 ; G. W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Folio, Paris, 1968. 3 Freud, S., Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographish beschriebenen Fall von Paranoia, 1911, G. W. VIII, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970. 4 Freud, S., Totem und tabu, 1913, G. W. IX, Totem et tabou, Payot, Paris, 1965. 5 Freud, S., Zur Einführung des Narzissmus, 1914, G. W. X, « Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, 1969. 6 Hartman, H., « Comments on the Psychoanalytic Theory of the Ego », in The Psychoanalytic study of the Child, 1950, vol. 5,

pp. 74-96, « Commentaires sur la théorie psychanalytique du moi », RFP, 1967, vol. 31, no 3, pp. 339-366. 7 Kohut, H., The Analysis of the Self, New York, International University Press, 1971, les Soi, PUF, Paris, 1974. 8 Winnicott, D.-W., « Ego Distorsion in Terms of True and False Self » (1966), in The Maturational Process and the Facilitating Environment, Hogarth Press, London, 1965, Processus de maturation chez l’enfant, Payot, Paris, 1970. 9 Grunberger, B., le Narcissisme, essai de psychanalyse, Payot, Paris, 1971. 10 Green, A., Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit, Paris, 1983. ! AMOUR, AUTRE, AUTRUI, IDENTIFICATION, IDENTITÉ, LIBIDO, MOI, OBJET, PULSION NATURALISME Du latin naturalis, « naturel ». Français du XVIe s. La référence à une nature est utilisée aussi bien par Aristote pour fonder une norme sociale 1, que par des sophistes pour la mettre en cause 2. On a pu alors accuser le naturalisme de faiblesse conceptuelle, puisqu’on pouvait tirer d’une même prémisse des conclusions contradictoires. GÉNÉR. Doctrine consistant à expliquer l’ensemble de ce qui est à partir de considérations naturelles, sans se référer à un principe transcendant. En refusant de considérer une autre forme de causalité que celle issue de la nature, autonome, le naturalisme se rattache à une attitude de pensée initiée par le matérialisme antique, ainsi qu’à l’enseignement du positivisme. L’ensemble de la nature est compris comme enchaînement de phénomènes, et toute forme d’ontologie est rejetée au profit d’une ontique stricte, qui s’écarte du finalisme ou de la métaphysique. Le naturalisme n’est donc pas un courant historiquement identifiable, et peut être appliqué aussi bien aux atomistes de l’antiquité qu’à Galilée, Hume, Darwin, Freud, ou à l’ensemble de la science moderne. En biologie, le naturalisme ne donne à l’homme aucun privilège ontologique, en faisant l’objet d’une science naturelle qui l’étudié de la même manière les autres choses. Kant accuse le naturalisme de n’être autre chose qu’une misologie 3, qui ne laisse aucune place aux idées transcendantales. Une telle accusation est cependant injuste, dans la mesure où le naturalisme revendique l’utilisation stricte de la raison. L’intelligibilité totale de la nature présupposée par le naturalisme pose effectivement problème, mais, entendu

comme une méthode d’investigation non métaphysique, ou comme un athéisme méthodologique, ce dernier permet de comprendre la structure des révolutions scientifiques. Une objection plus fondamentale pourrait être faite à cette méthode, lorsqu’elle prend l’homme pour objet : elle met en place un processus d’objectivation de l’humain, qui risque de limiter ce dernier à sa dimension purement naturelle, permettant la naissance des sciences humaines mais négligeant, dans le même temps, de penser le phénomène non naturel de la liberté ou la question de la personnalité. Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, Politique, I, 5 et 6. 2 Platon, Gorgias, 483 a-484 c. 3 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, § 60, trad. Guillermit, L., Vrin, Paris, 1986, p. 144. downloadModeText.vue.download 723 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 721 Voir-aussi : Moscovici, S., Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1968. ! DARWINISME, ÉVOLUTION, ÉVOLUTIONNISME, FINALISME, MATÉRIALISME, ONTIQUE, POSITIVISME, POSITIVISME LOGIQUE, RÉDUCTIONNISTE MORALE, POLITIQUE Position (et non doctrine) interprétative commune à des thèses diverses, selon laquelle toute norme et toute culture ne sont, en dernière analyse, compréhensibles que référés à une nature. Les théories politiques antiques font usage du terme de « nature » tantôt sous l’autorité d’une métaphysique, tantôt dans le cadre des maximes d’un empirisme doxique : la nature est alors moins un concept qu’un principe axiologique, et c’est comme telle qu’elle intervient dans le champ politique. Rousseau représente un tournant, dans la mesure où il transforme cette nature valorisée en élément clé d’une opération théorique déterminée 1. La nature précédant la culture n’a jamais existé : elle est une hypothèse de méthode qui

suppose une origine rationnelle des sociétés distincte de leur commencement historique. Le naturalisme ne peut plus alors être la quête d’un invariant infrasocial (cette quête est laissée au genre mythique : le naturalisme littéraire), il devient la méthode d’une philosophie politique qui dépouille de ses sédiments historiques toute norme, artifice ou culture, pour en dévoiler l’essence. Ce naturalisme, comme usage archéologique ou généalogique 2 de la nature dans la pensée politique, retrouve en fin de compte la physis, dans la mesure où il pense la nature comme puissance et non plus invariant, comme une virtualité dont toute construction culturelle constitue à la fois le développement et la contradiction 3. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Rousseau, J.-J., second Discours, 1re partie. 2 Foucault, M., « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hommage à Jean Hyppolite, PUF, Paris, 1971. 3 Mauss, M., « Les techniques du corps », in Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1950. ! CULTURE, HISTOIRE, LOI, NATURE, NORME, POLITIQUE ESTHÉTIQUE 1. École littéraire définie par Émile Zola autour de 1880. – 2. Doctrine esthétique qui se donne pour objet l’étude objective des phénomènes humains en tant qu’ils résultent de l’engendrement des processus vitaux et de l’action du corps sur l’esprit. Par extension, toute production artistique ayant pour méthode l’examen du corps, ses déterminants et ses implications. Le naturalisme est avant tout un courant littéraire qui a regroupé des auteurs tels que Zola, Huysmans et Maupassant. Fondée sur l’étude de l’être humain, selon une perspective physiologique influencée par les développements de la médecine expérimentale de Cl. Bernard et le positivisme de Taine, l’esthétique naturaliste assigne une fonction scientifique à l’art et plaide en retour pour une approche causale des oeuvres. Se réclamant de découvertes biologiques récentes (évolutionnisme et lois de l’hérédité), l’expression naturaliste cherche à en tirer toutes les conséquences pour l’étude des phénomènes humains les plus complexes. Seul l’art semble être en mesure de les représenter en conservant toutes les nuances au sujet des interactions entre l’individu et le déterminisme du « milieu ».

Le naturalisme apparaît donc comme une spécialisation et un infléchissement du courant réaliste dans un sens physiologique, tandis que celui-ci portait une attention toute particulière aux dimensions de la réalité sociale. Au XXe s., l’actionnisme viennois offre par son cynisme un exemple extrême de certains développements du naturalisme dans les arts plastiques. Mathieu Kessler ✐ Taine, H., La philosophie de l’art (1865), Fayard, Corpus, Paris, 1985. Zola, É., Le roman naturaliste (anthologie, éd. H. Mitterand), Le Livre de poche classique, Paris. Zola, É., Écrits sur l’art (éd. J.-P. Leduc-Adine), Gallimard, Tel, Paris, 1990. ! NATURE, RÉALISME, SCIENTISME MÉTAPHYSIQUE Thèse selon laquelle tout ce qu’il y a dans le monde appartient à la nature et s’explique par des processus naturels. Le naturalisme a deux volets : ontologique – tout ce qui est appartient au domaine de la nature – et épistémologique – ; toute explication authentique ne doit faire appel qu’à des processus causaux naturels. L’un n’implique pas l’autre, car un dualiste des substances peut inclure dans la « nature » des entités telles que des substances spirituelles ou un Deus sive natura spinoziste, que les sciences de la nature, de prime abord, n’acceptent pas. La force de la thèse naturaliste dépend donc de ce qu’on est prêt à accepter comme partie de la nature, et il y a autant de sortes que de conceptions de la nature. Le naturalisme dans ses formes les plus fortes, la thèse selon

faisant de naturalismes est aussi, laquelle le

monde ne contient pas de propriétés modales, telles que des possibles, des essences ou des pouvoirs causaux. Il soutient, alors, que la nature est seulement le domaine des faits que la science de la nature peut décrire. Le naturalisme de Hume, et de ses héritiers positivistes, qui réduisent toutes les vérités à des vérités descriptives au sujet du monde réel, toutes les causes à des régularités et toutes les valeurs à des projections de notre psychologie, fait partie des formes les plus fortes de la doctrine. La thèse naturaliste la plus radicale est le physicalisme, qui soutient que les seules entités qui existent sont

des entités physiques, ou des entités réductibles à des entités physiques. Selon que l’on inclut dans la nature et dans l’ordre causal des processus et entités biologiques, psychologiques, sociales, etc., le naturalisme sera une thèse plus ou moins accueillante. Mais on peut aussi dire qu’elle perd d’autant en spécificité. Nombre de philosophes admettent un naturalisme ontologique, mais rejettent un naturalisme épistémologique, en soutenant que les propriétés mentales, en particulier, ne peuvent se réduire à des propriétés physiques. Mais ce naturalisme non réductionniste peut alors paraître si faible qu’en un sens tout le monde peut être naturaliste. Le dilemme du naturalisme n’est pas tant le dilemme kantien – comment réconcilier la nature et la liberté ? – que le dilemme entre une conception si radicale qu’elle paraît fausse et une conception si conciliante qu’elle apparaît triviale. Pascal Engel ✐ Kim, J., Mind in a Physical World, Mass, MIT Press, Cambridge, 1999. downloadModeText.vue.download 724 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 722 ! CAUSALITÉ, DUALISME, MONISME, NATURE, ONTOLOGIE, PHYSICALISME, POSITIVISME, POSSIBLE NATURE Du latin nascor : « naître ». GÉNÉR. Principe interne de croissance d’un être et par extension, l’ensemble des êtres et réalités présentes dans le monde et dont la production ne relève de rien d’humain. Certains êtres ont en eux leur principe de mouvement. D’autres le reçoivent d’un autre 1. Les vrais physiciens, selon Aristote, qui est l’auteur de cette distinction, doivent avoir compris qu’il y a nécessairement plusieurs principes, car le mouvement est engendré par les contraires, par le passage d’une forme à son absence : c’est le mouvement même de la substance. Les principes sont trois : la matière, la forme et la privation de forme. Aristote ne confond donc pas principe et élément, ce faisant il hausse la notion de principe au concept de matière qui manquait aux présocratiques. Dans le jeu des principes, le sujet est ce qui ne change pas et supporte la forme tout comme la privation de forme. Chez Platon, même si un concept de matière déterminée par la nécessité apparaît en plusieurs écrits platoniciens 2, la forme (idée) est dans une opposition simple à la matière. La privation de forme n’est

pas distinguée de la matière et cette dernière ne peut jamais engendrer un changement intelligible, parce que ce changement est lui-même défini par Platon comme pur devenir, diversité, instabilité. La réflexion sur les causes : l’apport de Boèce La notion de nature étant équivoque, il est nécessaire, afin de fonder clairement le discours, d’en déterminer logiquement les différents sens. Boèce 3 (Ve s.) distingue plusieurs acceptions du terme, qui seront reprises dans la tradition médiévale. Dans son sens le plus large, il désigne « toutes les choses qui sont » et qui peuvent être saisies par l’intellect. Le nonêtre peut être signifié (nihil), mais n’a pas de nature. Dieu est un cas particulier de cette définition, puisqu’il a une nature, mais qu’elle ne peut être connue en elle-même. L’intellect peut cependant l’appréhender selon un « certain mode », négatif, qui permet de dire de sa Nature qu’elle n’est pas corporelle ou temporelle, bien qu’aucune affirmation positive ne puisse être produite le concernant. Cette distinction de nature permet de forger au XIIIe s. la double expression de nature « naturante » (naturans), origine de tout ce qui est, et « naturée » (naturata), résultant de l’acte créateur. Un sens plus restreint de nature désigne les seules substances, intellectuelles ou corporelles, ce qui permet de faire disparaître les accidents de l’ordre naturel. Ainsi, le « blanc » ou le « grand » ne sont pas des natures, faisant qu’il n’y a pas de « blanc » en soi, mais seulement des substances blanches. De ce fait, la nature désigne un ensemble de choses qui possèdent une certaine permanence, que Boèce identifie comme « ce qui peut faire ou qui peut pâtir », car les accidents n’agissent ni ne pâtissent, mais sont au contraire des effets de l’action et de la passion. Précisant ses distinctions, Boèce note que si l’on restreint le terme aux substances corporelles, il faudra dire que « la nature est le principe de mouvement par soi, non par accident ». Ainsi, le feu est naturellement porté vers le haut, et la terre vers le bas, ce qui permet de dire que, si un lit de bois tombe, c’est parce qu’il est bois, et donc terre, et non parce qu’il est lit : « d’où nous disons que le bois relève de la nature, mais le lit de l’art ». Dire « le lit de bois » ne doit pas masquer que, si « bois » est attribué à « lit » dans la proposition, c’est l’inverse dans l’ordre de la nature, car le « bois » est accidentellement « lit », il aurait pu être « table ». « Il y a encore une autre signification de “nature” : celle par laquelle nous disons que la nature de l’or est opposée à celle de l’argent : nous désirons alors indiquer le caractère propre des choses. Ce sens de nature aura pour définition : “la nature est la différence spécifique informant chaque chose” ». Dans la définition précédente, la nature désignait la matière (bois), alors que c’est ici en tant que forme que la nature est envisagée. L’or et l’argent sont deux formes du métal, ils ont donc une nature commune (métal) du point de vue de la matière, alors qu’ils ont deux natures différentes et propres (or et argent) du

point de vue de la forme. De la cause aux effets Tout entière issue de la volonté de faire s’écrouler l’édifice aristotélicien, la science moderne n’aura de cesse que de critiquer l’idée de nature 4 grecque et latine, mais aussi de modifier substantiellement la perception de la chose, devenue phénomène. La nature cesse dès lors d’être présentée, d’un point de vue dynamique, comme principe de mouvement, mais elle devient un système de mouvements conçus comme des effets réguliers qui doivent pouvoir être décrits par des lois : l’ordre et la mesure épuisent, dans le phénomène, ce qui le faisait agir comme une cause ou comme un sujet. Lorsque dans le corpus aristotélicien et médiéval on percevait encore l’ambivalence de la notion de nature comme l’ensemble de tout ce qui est, pouvant désigner aussi bien le créé (natura naturata), le Créateur (natura naturans), ou encore l’essence des choses (natura, parfois ratio), il semble que l’on ne soit plus désormais en relation avec cette nature totale, mais avec la simple idée d’un enchevêtrement de rapports rationnels. Ce que la pensée moderne de la nature produit de réellement neuf, c’est l’hypothèse d’une nature rationalisée, maîtrisée (certains diront : domestiquée) et brusquement livrée à une maîtrise scientifique et technique qui en épuise les ressources. La nature productrice et motrice qui transparaissait dans la définition aristotélicienne devient une chose à qui l’on applique en retour le principe moteur extérieur de la tekhnè. Ce renversement opère un déplacement conceptuel dont la synthèse sera donnée par Kant. L’idée de nature L’approche kantienne de la nature peut être envisagée selon deux perspectives. Du côté de la production, d’une part, Kant met en relation, classiquement, l’art et la nature. Il intervient ainsi dans un débat qui est ouvert, à ce qu’il nous semble, par l’identification cartésienne de la nature et de l’art. Cette identification est rendue possible par le dévoilement d’une commune essence mécanique des « choses » produites dans l’un et l’autre champ : « Comment on peut parvuenir à la connaissance des figures, grandeurs et mouuemens des corps insensibles [...]. Et par après, lors que j’ay rencontré de semblables effets dans les corps que nos sens aperçoivent, j’ay pensé qu’ils auoient pu estre ainsi produits. Puis j’ay creu qu’ils l’auoient infailliblement esté, lorsqu’il m’a semblé estre impossible de trouuer en toute l’estenduë de la nature une autre cause capable de les produire. A quoy l’exemple de plusieurs corps, compodownloadModeText.vue.download 725 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 723 sez par l’artifice des hommes, m’a beaucoup seruy : car je ne reconnois aucune différence entre les machines que font les artisans & ; les diuers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant auoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont tousjours si grands que leurs figures et mouuemens se peuuent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour estre apperceus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des Mechaniques appartiennent à la Physique..., en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. » 5. Cette affirmation cartésienne, qui artificialise moins la nature qu’elle ne naturalise la technique, permet chez lui l’application de modèles mécaniques à la connaissance des corps complexes, organisés, que la nature produit. Le réfèrent mécanique est pertinent, il fournit des images commodes et performantes parce que précisément Descartes s’est assuré de la détermination commune de la nature et de la technique par les règles des mécaniques. On ne sait pas au juste quelle peut être l’esthétique cartésienne que Descartes ne donne pas dans ses textes, mais d’un certain point de vue, l’esthétique associée à l’époque classique – en général – ne contredit pas l’idéal d’une assimilation de l’art (et singulièrement des beaux-arts) à la peinture du vrai (celui de la nature tout comme celui des sentiments. Cette collusion de la nature et de l’art repose en son fond sur la croyance en une formation ou information de la nature par une somme de règles auxquelles notre esprit peut accéder s’il parle le langage qui est celui de la nature : la langue de la proportion, de la mesure ou de la relation adéquate (on sait depuis Il Saggiatore, de Galilée, que cette langue commune à la nature et à l’art proprement humain est la mathématique). L’imbrication de la nature et de l’art culmine dans le rationalisme de Leibniz, chez

qui les productions de la nature sont machines autant que les machines produites par l’homme, à cette seule différence que dans la chose naturelle, le modèle machinal se reproduit jusque dans les parties infimes de la matière. D’une certaine façon, le schème machinal est le ressort de la construction de l’organisé et du complexe chez Leibniz. La philosophie de Leibniz règle l’organisation du naturel au moyen d’un débordement inédit du schème mécaniste : « Je suis le mieux disposé à rendre justice aux modernes, cependant je trouve qu’ils ont porté la réforme trop loin, entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n’avoir pas eu d’assez grandes Idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu’il y a entre ses machines et les nôtres, n’est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme, qu’en regardant la nature de près, on la trouve moins admirable qu’on n’avait cru, n’étant que comme la boutique d’un ouvrier. Je crois que ce n’est pas en donner une idée assez juste ni assez digne d’elle, et il n’y a que notre système qui fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu’il y a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chef-d’oeuvres de l’art d’un esprit borné ; cette différence ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir que les Machines de la nature ont un nombre d’organes véritablement infini, et sont si bien munies et à l’épreuve de tous les accidents, qu’il n’est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore une machine dans ses moindres parties [...] » 6. Même s’il prétend séparer la nature de l’artifice bien mieux que ne l’avaient fait les modernes (qui selon lui procèdent par confusion : on reconnaît, en fait de modernes, le texte même de Descartes), la différence incommensurable qu’il introduit entre les choses qui relèvent de l’art et celles qui relèvent de la nature est immédiatement subordonnée à un schème mécanique commun. L’organique, pensé chez Descartes par réduction aux machines ou au réfèrent mécanologique, est chez Leibniz pensé par extension et diffusion de l’automatisme machinal à toutes les parties infimes du corps. Kant a certainement médité cette critique que Leibniz fait de la réduction de toute production au seul schème mécaniste. Contre cette unité conceptuelle dont la mécanique est porteuse au sein de la pensée classique dogmatique, unité fallacieuse qui assigne en définitive à l’art dans son ensemble (tekhnè, arts libéraux tout comme beaux-arts) la tâche de retrouver, par l’usage des règles, le patrimoine naturel qu’il

ne cesse de viser, contre cette promotion inouïe du pouvoir des mécaniques, Kant distingue immédiatement des régions au sein de l’activité qui consiste à produire. Une différence radicale et spécifique oppose ces « choses » dont l’affirmation cartésienne avait laissé supposer qu’elle n’étaient que la modalisation, par degrés, d’un même pouvoir poïétique : « L’art est distingué de la nature, comme le faire (facere) de “l’agir” ou “causer” en général (agere), et le produit ou la conséquence de l’art, se distingue en tant qu’oeuvre Werk (opus), du produit de la nature, [considéré] en tant qu’effet Wirkung (effectus). En droit, on ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est-à-dire par un libre-arbitre qui met la raison au fondement de ses actions. [...]. Il n’est pas inutile de faire souvenir que dans tous les arts libéraux il faut qu’il y ait une certaine contrainte ou, comme on le dit, un mécanisme sans lequel l’esprit, qui dans l’art doit être libre et qui seul anime l’oeuvre, n’aurait aucun corps et s’évaporerait complètement (par exemple dans la poésie, l’exactitude et la richesse de la langue ainsi que la prosodie et la métrique) » 7. La dualité de l’art et de la nature (entendue comme source de production dans laquelle manque une intention ou une visée libre) recouvre celle de l’opus et de l’effectum, c’est-à-dire celle qui découpe au sein de la production, en général, une région où la chose est produite au moyen d’une opération réfléchie et une autre région où se déploie seulement une causalité aveugle. Les distinctions successives par lesquelles Kant parvient à cerner le champ restreint des beaux-arts sont révélatrices de la façon dont il saisit l’art comme problème au sein du concept général de « production ». En premier lieu l’art est distingué de la nature, du point de vue de l’introduction d’un agent réflexif dans la simple causalité. Dans le cadre de la philosophie post-hégélienne, dont Marx est sans doute le représentant le plus éminent, l’échange permanent et dialectique entre art ou faire humain et nature se nomme le travail. C’est là retrouver le sens complet, pour tout dire romain, de l’alma mater, que de dire que la nature est à la fois ce qui permet la subsistance et engendre l’aliénation. Ainsi, pour faire contrepoids à la notion de nature qui gît sous le quadrillage structural et inconscient de l’anthropologie, il y a bien un concept de nature propre à la philosophie. Ce concept suppose que la relation entre la conduite d’une vie et la recherche de sa permanence ou de sa subsistance soient consciemment posées comme une des dimensions de la praxis humaine : qu’elle soit travail, aliénation downloadModeText.vue.download 726 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 724 ou poiétique, une activité proprement humaine ne peut être indifférente à la qualification et à la valeur qu’elle donne à cette nature posée en face d’elle comme un espace où peut être mise en oeuvre la domestication des forces naturelles, le

Gestell (mise à disposition) si décrié par Heidegger 8. L’analyse désormais la plus répandue de la nature l’oppose de nos jours à une notion nébuleuse de « culture ». Il semble que l’on cerne bien mieux la question de la phusis, ou nature, lorsqu’on la rapporte à la catégorie générale d’« art » ou de tekhnè. La nouveauté et la profondeur des analyses de l’anthropologie structurale ont en effet conduit à brouiller quelque peu l’apport original de la philosophie proprement dite à ce débat. Il demeure vrai que la découverte d’invariants structurels à l’oeuvre au sein des systèmes totémiques montrent que les limites supposées entre nature et culture 9 ne sont pas à entendre selon la lecture simpliste du progrès technique et des marqueurs traditionnels de la « civilisation ». « La prohibition de l’inceste n’est ni purement d’origine culturelle, ni purement d’origine naturelle ; et elle n’est pas, non plus, un dosage d’éléments composites empruntés à la nature et partiellement à la culture. Elle constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture. En ce sens elle appartient à la nature, car elle est une condition générale de la culture, et par conséquent il ne faut pas s’étonner de la voir tenir de la nature son caractère formel, c’est-à-dire l’universalité. Mais en un sens aussi, elle est déjà la culture, agissant et imposant sa règle au sein de phénomènes qui ne dépendent point, d’abord, d’elle » 10. L’invariant permet d’élaborer un critère à partir duquel se forme le procès de culture. Mais précisément, le concept de nature, dans cette approche ethno-anthropologique, devient inapparent et inopérant, réduit à la seule catégorie d’universalité abstraite dans laquelle déjà se produisent les règles et normes d’une culture. Or il n’est pas évident que ces nouvelles approches de l’homme par les sciences dites humaines réduisent au silence la réflexion philosophique sur la nature. Car ce qui est en jeu dans la question de la nature, et qui ne concerne pas directement l’analyse structurale, c’est la valeur que l’on est en droit ou pas d’accorder à la praxis humaine. Cette praxis n’est pas entendue ici comme une structure in-

consciente et fondatrice du fait humain radical, comme c’est le cas dans les travaux de Leroi-Gourhan, mais bien comme un faire humain revendiqué comme tel et qui contribue, par contraste, à la définition déterminée des contours de la nature. Par nature, ici, nous entendons donc une entité posée devant la pensée et la praxis humaine, relation dans laquelle, consciemment, se construit une idée de nature. ▶ La prégnance de cette question est particulièrement visible dans les tentatives actuelles de personnification de la nature ou des êtres naturels. L’écologie radicale, quoique d’une façon qui est philosophiquement très dégradée, questionne cette idée de nature en montrant qu’elle contribue à instaurer les mauvaises différences : sacralisation du sujet, complicité d’une métaphysique du sujet et d’une technologie de la dévastation des ressources naturelles, massacres d’animaux au nom d’un progrès technique qui n’a de progrès que le seul nom. Quels qu’en soient les excès, la critique écologique rappelle avec force ce qui était indiqué de façon liminaire : tout questionnement philosophique de la nature passe nécessairement par une opposition qui n’est pas seulement celle de la nature à la culture, mais aussi et surtout celle de la phusis à la tekhnè. Fabien Chareix et Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, Physique, Livre II, Ch. 1, §§ 1-6. Trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1931. 2 Platon, Timée, trad. L. Brisson, GF, Paris, 1996, 52b. 3 Boèce, Contre Eutychès et Nestorius, trad. A. Tisserand, in Traités théologiques, Garnier-Flammarion, Paris, 2000, pp. 6771. Ses définitions de la nature se retrouveront dans le De ente et essentia de Thomas d’Aquin (L’Être et l’essence. Le vocabulaire médiéval de l’ontologie, qui contient les traités de Thomas et de Dietrich de Freiberg, trad. A. de Libéra et C. Michon, Seuil, Paris, 1996). 4 Lenoble, R., Esquisse d’une histoire de l’idée de nature. Albin Michel, Paris, 1969, pp. 150 et suiv. 5 Descartes, R., Quatrième Partie des Principes de la philosophie, art. 203 (Vrin, Paris, reprise, vol. IX – Reprint de l’éd. Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1971).

6 Leibniz, G.W., Système nouveau de la nature, Garnier-Flammarion, Paris, 1994, pp. 70-71. 7 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1989, § 43. 8 Heidegger, M., « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1985. 9 Lévi-Strauss, C., Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, pp. 143 et suiv. 10 Lévi-Strauss, C., Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris, pp. 28-29. ! ART, CULTURE, CRÉATION, DIEU, HISTOIRE, LIBERTÉ, LOI, MONDE, MOUVEMENT, PHYSIQUE, TECHNIQUE Traduction du grec phusis, le terme latin natura possède un ensemble complexe de significations regroupant à la fois l’origine des choses, leur naissance, le fait qui les génère, la réalité dans laquelle elles surviennent, et l’ensemble de ce qui est né. La pensée médiévale, fortement imprégnée par la conception augustinienne de la nature, n’échappe pas à la complexité engendrée par la plurivocité du concept en question. PHILOS. MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE 1. Essence considérée comme principe d’action. – 2. Ensemble de tout ce qui est. – 3. Ordre nécessaire du devenir du monde. Définissant la nature comme « ce qui constitue un être dans son espèce » 1, saint Augustin n’apporte pas de grandes modifications au sens qui lui était donné dans la philosophie ancienne. De ce point de vue, la notion de nature rejoint celles d’essence et de substance « aussi, utilisant un mot nouveau dérivé du mot être, appelons-nous essence ce que la plupart du temps nous appelons aussi substance ; de même que les anciens, qui n’avaient pas ces mots, employaient pour essence et substance le mot nature » 2, Dieu étant considéré comme « une nature non pas créée, mais créatrice » 3. Il distingue ainsi trois types de natures : « Il y a une nature qui est changeable selon le lieu et le temps. C’est celle des corps. Il y a une nature qui n’est pas changeable si ce n’est du point

de vue du temps. C’est celle de l’âme. Et il y a une nature qui n’est changeable ni par le lieu, ni par le temps. C’est Dieu » 4. Cette compréhension antique de la notion de nature traversera tout le début du Moyen Âge. Subissant des modifications plus ou moins importantes, elle subsistera jusqu’à l’arrivée des traductions latines des oeuvres de Platon et d’Aristote aux XIIe et XIIIe s. Les explications de Boèce, notamment dans le cadre des controverses christologiques 5, les commentaires étymologiques d’Isidore de Séville 6, et les distinctions de Jean downloadModeText.vue.download 727 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 725 Scot Erigène 7, sont autant d’étapes majeures de l’évolution de la compréhension de cet aspect du concept de nature. D’un autre point de vue, la nature peut également être définie comme l’ensemble des phénomènes et des mécanismes de tout ce qui est. Comprise comme telle, elle n’occupe que peu de place dans la pensée d’Augustin. Elle y est plutôt considérée d’un point de vue moral et religieux, n’étant comprise ni comme fondement d’une physique, ni comme principe de production et de changement des choses, mais comme volonté divine. Elle est comme un livre écrit par Dieu et par l’étude duquel la créature peut contempler son Créateur. Le symbole de la nature comme livre divin aura une portée fondamentale dans toute la tradition chrétienne, car il ne s’agit pas d’une simple analogie mais d’un parallèle fort. Toutes deux sont des livres émanant d’un seul et même auteur, Dieu, et toutes deux sont un instrument de la manifestation de son Esprit. Sa contemplation, tout comme l’interprétation des textes sacrés, constitue une technique herméneutique. Ce n’est donc pas dans sa seule consistance ontologique que la nature trouve sa signification, mais bien dans la possibilité qu’elle offre à l’homme de percevoir la volonté de Dieu. Cet aspect de la compréhension du concept de nature sera dominante jusqu’au XIIe s., notamment dans le cadre des réflexions d’Isidore de Séville, de Pierre Damien, ou encore, de Jean Scot Erigène. L’un des aspects les plus remarquables de ce que l’on a

appelé la Renaissance du XIIe s., se rencontre dans le changement d’attitude à l’égard de la nature. Celui-ci est rendu possible par l’arrivée de nouveaux textes en langue latine : au premier plan le Timée de Platon, traduit par Chalcidius, mais aussi plusieurs traités d’alchimie, de médecine, d’optique, d’astronomie, d’astrologie, etc. La nature acquière une consistance jusqu’alors inconnue en tant que principe et pouvoir générateur. Ainsi, Thierry de Chartres 8 donne de la Genèse une lecture purement physicienne où l’action de Dieu se limite à la création des éléments et où le dynamisme propre aux causes secondes suffit à expliquer l’apparition des différents êtres par communication de la chaleur (cf. Solère, p. 970), Guillaume de Conches qui comprend le monde comme un organisme dans lequel les éléments sont en interaction, Dieu étant « natura artifex »9 ou Guillaume de SaintThierry qui propose une interprétation du cosmos comme un tout vivant et organique 10. C’est dans ce contexte que la physique va acquérir la dignité d’une science, préparant ainsi à l’arrivée, au XIIIe s., des oeuvres de philosophie naturelle d’Aristote. La définition du concept de nature que propose Thomas d’Aquin est, d’un point de vue ontologique, représentative de la compréhension de cette notion par les auteurs du XIIIe s. Elle est avant tout principe d’action : « On appelle également cette essence forme, car la nature déterminée de chaque chose est signifiée par la forme. On désigne aussi cela par un autre nom, à savoir celui de nature [...], en tant que nature dénote tout ce qui peut être compris par l’intellect de quelque manière que ce soit. Car une chose n’est intelligible que par sa définition et par son essence [...]. Cependant le terme nature réfère plutôt à l’essence d’une chose, en tant qu’elle est ordonnée à l’opération propre de la chose » 11. Si la plupart des penseurs s’entendent autour de cette définition, bien des distinctions vont naître au sein même de cette notion lorsque celle-ci sera mise en rapport avec les concepts de grâce ou de personne. M.-A. Gesquière et Michel Lambert ✐ 1 Augustin, De mor. eccl. cath. 2, 2. 2 Ibidem.

3 Id., De Trin. XV, 1. 4 Id., Lettres, 18, 2. 5 Boèce, Liber de persona et duabus naturis, 1 : Natura quid sit. 6 Séville, I. (de), Étymol. 11, 1, 1. 7 Scot Erigène, J., De divisione naturae, I, 1, 441A. 8 Chartres, T. (de), Tract. De sex dierum operibus. 9 Conches, G. (de), Philos. I, 13. 10 Saint Thierry, G. (de), De erroribus Guilelmi de Conchis. 11 Aquin, Th. (de), De ente et essentia, I. Voir-aussi : Grant, E., La Physique au Moyen Âge, VIe-XVe s., PUF, Paris, 1995. Koyama, C. (éd.), Nature in Medieval Thought : some Approaches East and West, Brill, Leiden-New York-Cologne, 2000. Solère, J.-L., art. « nature » in Dictionnaire du Moyen Âge, PUF, Paris, 2002. Zimmermann, A. & Speer, A. (éd.), Mensch und Natur im Mittelalter, W. de Gruyter, Berlin-New York, 1992. ! CRÉATION, DÉTERMINISME, DIEU, ESSENCE, MONDE, ORIGINE, UNIVERS PHILOS. MODERNE Le XVIIe s. introduit une rupture fondamentale dans la représentation de la nature. De l’Antiquité au Moyen Âge, ce sont des critères esthétiques, moraux, religieux ou purement sensibles qui guidaient sa compréhension : en somme, des critères anthropocentriques. Désormais, par le détour de la physique mathématique, l’esprit prétend accéder au point de vue absolu, celui qui permet de comprendre et de refaire la nature comme Dieu l’a conçue et créée. Galilée 1 le premier conteste l’héritage aristotélicien et évoque une nature, de fait, soustraite au finalisme anthropocentré, mais dont les intimes principes sont, en droit, accessibles à l’intellect humain. « Le

livre de la nature est écrit en caractères géométriques ». Cette nature n’est pas familière, ne se livre pas aux sens, elle est pensée selon des principes. Descartes 2 écarte la « Déesse », la « puissance imaginaire », pour réduire la Nature à « la Matière même », purement géométrique, sans qualités, que Dieu crée mais qu’il se contente de conserver dans des lois intangibles. Le paradigme mécanique, seul, suffit à expliquer la figure du Monde. La Nature, quantité de mouvements invariables régie par un mécanisme universel, peut prendre toutes les formes possibles, et passe donc par la forme du monde qui est le nôtre 3, échappant aussi bien au hasard qu’aux causes finales. Une recherche scientifique systématique est prônée, qui rendra les hommes comme « maîtres et possesseurs de la nature » 4, selon l’expression fameuse de Descartes. Dès le début du siècle, l’Anglais Bacon dresse un programme systématique d’exploration de la nature, qu’il soumet au pouvoir politique. La science doit être collective et opératoire, fondée sur des expériences pratiques, car « on ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant » 5. Il s’agit de « perfectionner la nature » 6, de créer des « merveilles naturelles »7 profitant à l’homme. La nature n’est plus dogmatiquement anthropocentrée ; dans son abstraction nouvelle, elle se tient à la disposition de l’homme. Aux yeux de Bacon, la voie techno-scientifique ouvre même un chemin de rédemption après le péché downloadModeText.vue.download 728 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 726 originel. L’homme a le devoir de renouer avec la Création en contraignant la nature à satisfaire à ses besoins. Alors que triomphe le mécanisme universel, s’élabore dans la pensée de Spinoza 8 une conception de la nature qui allie l’abandon du finalisme et une vision unifiée et spontanée de l’être. Le monisme spinoziste rejette en effet le dualisme cartésien : étendue et pensée ne sont que des attributs d’une substance unique, Dieu ou encore la Nature (Deus sive Natura). La distinction n’est ici que verbale, Dieu étant cause immanente de toute chose. En tant que Nature, Dieu est aussi bien puissance d’exister (Natura naturans) qu’ensemble des existences déterminées (Natura naturata), donc également matière. En tant que divine, la Nature est soumise à un déterminisme strict qui régit aussi bien la pensée que la chute des corps, et assure l’intelligibilité du réel. Dieu et la Nature s’identifiant, il ne saurait plus y avoir de création ni de modèle, à la façon du démiurge platonicien. Les existences naturelles se produisent avec la même nécessité que Dieu se

produit lui-même. Dalibor Frioux ✐ 1 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Seuil, Points, Paris, 1992. L’ouvrage paraît en 1632. Voir notamment §§ 203, 540, 541. 2 Descartes, R., Le Monde ou Traité de la lumière, Garnier-Flammarion, Paris, 1988. Écrit de 1629 à 1633, le traité du Monde ne paraît qu’en 1677. 3 Descartes, R., Les Principes de la Philosophie, III, 47. 4 Descartes, R., Discours de la méthode, VI. 5 Bacon, F., Novum Organum, aph. 3, PUF, Paris, 1986. 6 Bacon, F., Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II, Gallimard, Paris, 1991. 7 Bacon, F., La Nouvelle Atlantide, Garnier-Flammarion, Paris, 1995. 8 Spinoza, B., Éthique, I. Ouvrage posthume publié en 1677. PHYSIQUE Ensemble des processus réels, dont la rationalité fonde analogiquement l’objectivation physico-mathématique. Les lois de la nature sont le fondement de la physique classique et de la relativité, mais la mécanique quantique impose une révision des interprétations ontologiques. La physique classique périme la phusis qualitative : ses concepts quantitatifs s’identifient progressivement à une classification naturelle 1. La relativité restreinte est réaliste : le principe de relativité postule que les lois de la « nature » sont les mêmes, quel que soit l’état du référentiel considéré 2. L’horizon temporel (la finitude de c) manifeste l’antériorité de la nature sur toute métaphysique de la simultanéité absolue : il n’existe pas d’« instants vastes comme le monde » (Eddington) 3. La relativité générale « désubstantialise » la nature : la masse devient fonction de la vitesse (E = mc2), les champs se substituent aux individus et aux forces. La relativisation virtuelle des équations correspond à une détermination plus précise des potentialités naturelles : « La Physique est plus qu’une pensée abstraite, c’est une pensée naturée. » 4. La mécanique quantique renonce à l’analogie entre mesures (fonctions d’ondes) et entités naturelles, car ces représentations ontologiques sont contingentes (onde ou corpuscule suivant le contexte expérimental). Le déterminisme naturel concerne l’état d’un système de potentialités, et non

la localisation d’une réalité individuée dans l’espace-temps. Les lois physiques paraissent provenir alors d’une nature absurde 5, d’un effacement de l’opposition sujet-objet 6 ou de catégories de l’esprit 7. La préindividualité quantique implique de « modaliser », de distinguer et d’articuler, en fonction des contraintes épistémologiques, potentiel et actuel : la microphysique n’objective pas seulement la nature, elle en actualise les potentiels. L’intelligibilité de la nature est l’enjeu essentiel de la (méta)physique. Vincent Bontems ✐ 1 Duhem, P., La théorie physique, Vrin, Paris, 1993. 2 Balibar, F., Galilée, Newton lus par Einstein, PUF, Philosophies, Paris, 1990. 3 Merleau-Ponty, M., La nature, Seuil, Paris, 1995, p. 153. 4 Bachelard, G., Études, Vrin, Paris, 1970, p. 24. 5 Feynman, R., La nature de la physique, Seuil, Paris, 1980. 6 Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, Paris, 2000. 7 Bitbol, M., L’Aveuglante Proximité du réel, Flammarion, Paris, 1998. ! ÉVÉNEMENT, PHYSIQUE, QUANTIQUE ∼ NATURE NATURANTE / NATURÉE PHILOS. MODERNE Distinction spinoziste. Spinoza distingue deux ordres de la nature, confondue avec Dieu 1. La nature naturante est la substance infinie dans laquelle se produisent les modes finis qui forment la nature naturée, c’est-à-dire l’ensemble des êtres naturels. Ainsi se trouve expliquée la relation entre le principe d’engendrement et le produit de ce principe dans le monde, conformément à l’indétermination d’un concept général de nature entendu comme une simple désignation du monde. Fabien Chareix ✐ 1 Spinoza, B., Éthique, in OEuvres, éd. C. Appuhn, Garnier, Paris, 1965. ∼ ÉTAT DE NATURE

Dans son usage politique, notion thématisée par Hobbes, puis reprise par les philosophes et les juristes qu’on rattache à l’école du droit naturel moderne. PHILOS. DROIT, POLITIQUE Situation où se trouveraient les hommes en l’absence de pouvoir politique. On peut ajouter d’autres conditions (absence de vie civilisée ou même de toute société entre les hommes). Pour F. Suarez et Grotius, l’état de nature était la situation de l’homme privé de toute aide de la grâce divine : la fiction sépare ce qui est naturel (l’éthique et la religion auxquelles on parvient par la seule raison) et ce qui provient d’une intervention surnaturelle de Dieu dans l’histoire (la religion révélée) 1. Hobbes imagine la situation où se trouveraient des hommes privés de toute organisation politique 2. Les hommes ont toujours bâti des édifices politiques imparfaits. Pour construire un État rationnel, et démontrer ainsi les principes du droit politique, il faut faire place nette, dissoudre en pensée la société politique. La fiction et l’histoire Pour Hobbes, les passions naturelles se manifestent dans toutes les sociétés historiques, mais, pour démontrer le droit downloadModeText.vue.download 729 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 727 politique, il faut écarter l’histoire : l’état de pure nature est la situation fictive où tout lien de sujétion, même celui qui existe entre l’enfant et l’adulte qui le protège, est éliminé. Cela laisse libre cours aux désirs indéfiniment renouvelés, à une compétition où chacun cherche à augmenter son pouvoir en mobilisant à son profit le pouvoir d’autrui, à un état d’hostilité qui détruit la société et la civilisation. De cet état de guerre de chacun contre tous, Hobbes propose des images approchées, empruntées à ce qui était à l’époque tenu pour historique : le conflit entre Caïn et Abel, la situation des sauvages qui ne connaissent pas d’autre gouvernement que celui de petites familles, la guerre civile, la « guerre froide » entre les États. Tout en reprenant cette conception de la démonstration génétique du droit politique, Pufendorf 3, Locke 4 et Rousseau 5 modifient le rapport de la fiction à l’histoire. Pufendorf se

donne un homme privé de l’aide de ses semblables : ce qui était pour Hobbes une conséquence de l’absence d’État (la destruction de la civilisation) est intégré à l’hypothèse initiale. Locke décrit une première phase de l’état de nature (le communisme primitif), où le travail se réduit à la chasse et à la cueillette. Rousseau imagine un homme proche de l’animal, privé de tout commerce régulier avec ses semblables. Condition d’une découverte de la nature humaine débarrassée de tout ce dont la civilisation l’a recouverte, l’état de nature devient le point de départ d’une histoire hypothétique de l’humanité. Le droit naturel Hobbes part des passions, de leur jeu étranger au bien et au mal, et calcule ensuite les moyens et les règles (le droit naturel, puis les lois naturelles) qui permettent de poursuivre le jeu en toute sécurité. Pufendorf et Locke redonnent à la loi naturelle son sens éthique et religieux : dès l’état de nature, les hommes ont des droits, parce qu’ils ont des obligations envers Dieu et envers leurs semblables. Rousseau juge la réduction hobbésienne du droit naturel encore insuffisante. À l’homme naturel, il enlève la pratique du calcul rationnel et parvient à un être gouverné par sa sensibilité, dont l’humanité (la capacité de choisir et de se perfectionner) est seulement virtuelle. État de guerre ou état de paix Pufendorf et Locke cherchent à éviter la réduction de l’état de nature à l’état de guerre, qui les contraindrait à accepter l’idée d’une nature humaine étrangère à la moralité. Ils doivent cependant accepter en partie la thèse de Hobbes : sans risque de guerre, on ne voit pas pourquoi la loi naturelle nous commanderait de créer des sociétés politiques. Il faut donc admettre que la loi naturelle est impuissante devant les passions quand ces dernières la contredisent ; par exemple, lorsque l’appropriation privée des terres développe l’inégalité (Locke). Rousseau régresse en deçà de l’état de guerre, qui implique toujours, comme chez Locke, la propriété privée et les passions de l’homme civilisé : un être proche de l’animal, incapable de prévoyance, sans relation durable avec ses semblables, peut user ponctuellement de la violence, il n’est pas avec eux dans un « état » permanent d’hostilité. Jean Terrel ✐ 1 Sur le système de la pure nature chez F. Suarez, voir Lubac H. (de), Surnaturel : études historiques, chap. 5, Desclée de Brouwer, Paris, 1991. Pour Grotius, le Droit de la guerre et de la paix (1625), II, chap. 5, § 9 et 15, trad. Barbeyrac (1724), Centre de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1984.

2 Hobbes, T., The Elements of Law Natural and Politic (1640), I, chap. 14, Oxford University Press, Oxford, 1994 ; De Cive (1642), chap. 1, trad. Sorbière (1649), Garnier-Flammarion, Paris, 1982 ; Leviathan (1651), chap. 13, trad. Tricaud, Sirey, Paris, 1971. 3 Pufendorf, S. (von), le Droit de la nature et des gens (1672), I, chap. 1, § 7 ; II, chap. 2, trad. Barbeyrac (1706), Centre de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1987 ; les Devoirs de l’homme et du citoyen, trad. Barbeyrac, Centre de philosophie politique et juridique, université de Caen, 19831984. 4 Locke, J., le Second Traité du gouvernement (1690), chap. 2-5, trad. Spitz, PUF, Paris, 1994. 5 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, « Que l’état de guerre naît de l’état social », in Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, OC, III, Gallimard, Paris, 1964. ! DROIT, ÉTAT, GUERRE, HISTOIRE, HOMME, NATURE, NATURALISME, PASSIONS, SOCIÉTÉ La nature a-t-elle des droits ? Le sujet de droit est, selon la définition la plus restrictive, un sujet capable de revendiquer ses droits, doué de pensée, de volonté et de responsabilité, il voit, par le moyen du droit, sa puissance étendue de son corps propre aux objets (éventuellement naturels) dont il peut faire légitimement la preuve qu’il les possède. C’est l’existence d’une sphère du propre, qui est au fondement de l’appropriation puis de la propriété, le sujet – de pensée comme de droit – parvenant ainsi à inscrire dans l’extériorité les marques de ce qu’il possède et croit maîtriser initialement : le moi. Si l’on s’en tient à cette approche de la subjectivité qui mêle les déterminations de la rationalité et du droit, on ne voit pas très bien comment on pourrait conférer à la nature, toujours extérieure à elle-même selon l’approche classique, le moindre droit.

C ’est pourtant ce qui est en jeu lorsqu’on étend la définition du sujet de droit aux êtres qui ont la sensibilité et la souffrance en partage. Les revendications actuelles d’un droit pour l’animal 1 vont en ce sens en exigeant du droit qu’il cesse de sanctionner le primat de la pensée qui pèse, décide ou revendique. La question des droits de la nature ne saurait être pensée qu’à l’intérieur de ce glissement qui transforme la nature même du droit : d’objet de prescription ayant une relation à l’obligation morale, il devient un simple règlement qui énoncerait les interdits que ceux qui sont capables de les comprendre observeraient face à ceux qui ne le peuvent pas. Le droit ne serait plus la détermination perfectible des relations entre socios mais une improbable somme de règles de bonne conduite à l’usage des relations entre les espèces. De nombreuses difficultés surgissent, qui interrogent ce « droit » que notre époque fait de plus en plus valoir comme la nécessaire prise en compte d’une nature oubliée par le progrès technique. En premier lieu, qui veillera à ce que tous les être naturels respectent ce droit, lorsque le comportement alimentaire structure la nature en prédateurs et en proies ? Il n’y a downloadModeText.vue.download 730 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 728 pas de justice naturelle, mais un équilibre d’ensemble qui se soucie fort peu de savoir qui souffre, et comment porter remède à cette souffrance. L’IMPASSE NATURALISTE N ul ne saurait méconnaître le profond ancrage dans la pensée occidentale, des rapports entre nature et droit. La doctrine de Thrasymaque 2, ou le discours de Calliclès, dans le Gorgias 3, font, chacun en son propre genre, droit à une pensée où toute puissance est affirmée fondée en nature, contre l’institution de l’ordre politique dans lequel la loi naturelle s’inverse et donne libre cours à une subversion contre-nature. C’est par une même ruse que les faibles inventent les lois, contre l’ordre naturel : « le malheur est que ce sont, je crois, les faibles et le grand nombre auxquels est due l’institution des lois » 4. C’est à une même représentation de la nature que Nietzsche puise ses conclusions quant à l’imposture de la connaissance et de ses lois dans l’opuscule Mensonge et vérité au sens extra moral, inséré dans le Livre du philosophe 5. La chose est remarquable dans la mesure où il existe relativement peu de textes de Nietzsche où la « robustesse » et la « force » renvoient explicitement à la nature. Ces notions désignent plutôt, dans l’ultime philosophie, et en particulier dans certains passages rebattus de la Généalogie de la morale 6, passages relatifs à la « brute blonde germanique » le caractère audacieux du tempérament aristocratique, une figure humaine où toute trace d’attachement naturel à la vie et à sa subsistance se trouve reléguée à l’arrière-plan.

DROIT ET PUISSANCE S elon un axe naturaliste, tout droit est dévolu, en son fondement originaire, à la puissance naturelle. Si l’on analyse attentivement les arguments déployés par Socrate dans le Gorgias, il convient de dire que l’artificialisme des partisans de l’État ne repose pas sur d’autres fondements que ceux du naturalisme. Il s’agit en effet de bannir la puissance et la force individuelles en construisant une totalité concrète, l’État, qui par sa dimension collective démultiplie la force et peut ainsi la faire valoir dans le jeu même des forces naturelles, comme insurmontable. La contradiction de l’État repose ici dans le fait que pour s’affranchir de l’ordre de la nature et construire une entité politique dont les lois sont édifiées en vue du bien commun (Calliclès dirait : en vue de protéger les plus faibles), il faut effectivement construire une puissance mesurable selon les critères mêmes de la nature. De ce point de vue, la définition de la nature comme source du droit demeure vraie, qu’on la prenne dans le contexte philosophique du naturalisme, ou que l’on se trouve, au contraire, du côté des philosophies du pacte social. On ne renverse l’ordre naturel qu’en s’y conformant. Cette conséquence se trouve jusque dans certains aspects de la philosophie politique de Spinoza. Chacun entre en effet en société en conservant sa puissance propre. C’est en effet de cette puissance individuelle qu’est faite celle de la collectivité. La nature ne saurait donc posséder des droits, puisque c’est le mot même de droit qui puise toute sa signification dans l’ordre d’une puissance naturelle qu’aucune convention ne saurait effacer. La perspective chrétienne permet de montrer toute l’ambivalence des rapports entre l’homme et la nature. La position de l’Église catholique sur le sujet permet de nuancer cette inférence. On trouve en effet dans la tradition chrétienne un creuset d’inspirations contradictoires, dont il ressort tout à la fois une certaine bienveillance pratique envers l’animal et une hégémonie théorique de l’homme qui a, de l’animal, la « gérance » (Genèse 2, 19-20 et 9, 2 : Dieu a laissé les animaux à la « gérance » de « celui qu’il a créé à son image »), en tant que figura Dei. Henry Salt 7, l’un des pionniers du droit pour la nature, ne se prive pas, par exemple, de faire référence à saint François : ce faisant il valorise un seul des enseignements de l’Église, celui de la bénignité, contre l’affirmation du principe général de domination de l’homme, seul capable d’accéder spirituellement à la Bonne Nouvelle. Le Septième commandement entre en effet en dissidence avec ce principe général, en lui opposant cet autre impératif selon lequel il faut respecter l’intégrité de la Création. La notion de « bien commun » de l’humanité, passée, présente et à venir (on sait que l’humanité est solidaire en toutes ses générations successives, jusqu’à la Rédemption globale) est alors appliquée aux plantes et aux animaux 8. L’ordre naturel, exprimé par l’ordre des six jours (du plus au moins parfait : « un homme vaut plus

qu’une brebis », Matthieu, 12, 12.) qui place l’homme au sommet de la hiérarchie des créatures est tempéré par la nécessité de préserver intègre la Création elle-même. La bienveillance à l’égard des animaux, commandée par le principe d’intégrité, est néanmoins sévèrement mise en cause par la tradition vétéro-testamentaire. Ce qui est réglé en premier lieu, venant en ce sens juste après les Lois mosaïques, c’est la propriété des animaux, ainsi que ses règles invariables (Exode, 21 et 22. Voir aussi dans le Lévitique, 11, la définition des animaux impurs et en 22 : 24 à 26, les « règles pour choisir les victimes des sacrifices »). Le corps animal est en bien des rencontres, au service du corps spirituel. La bénignité ne dément donc pas une ferme et unilatérale relation d’ordre entre hommes et animaux. Cette relation s’étend ainsi à la nature entière. LA NATURE DES MODERNES : DESCARTES ET L’ANIMAL-MACHINE I l n’est donc pas philosophiquement raisonnable de tenir la légitimité d’un droit de la nature qui méconnaisse, y compris dans le cas épineux de l’animal doué de sensibilité, son statut d’objet. L’urgence d’une protection de la nature a donné naissance à la notion parfaitement exacte de « patrimoine » naturel. Le patrimoine est ce que l’on préserve et conserve. Il n’est nul besoin d’exiger la refonte du droit pour parvenir à cette fin, puisque le droit, n’étant pertinent que dans le cadre d’une relation symbolique où tous les sujets sont impliqués (le droit des contrats s’effondre sans cette notion de réciprocité symbolique), ne peut pas se réduire à une simple injonction de respect envers la vie. Dans cette affaire, une approche sérieuse ne peut manquer de passer pour cruelle envers les bêtes puisque, contrairement aux atolls ou à toute autre forme d’écosystème érigé en patrimoine naturel, celleslà peuvent manifester leur douleur. On se trouve ici dans le même contexte que celui qui a fait passer Descartes pour le grand contempteur de la vie, celui par qui le mal est arrivé. Le mot de Descartes, « se rendre comme maître et possesseur de la nature » 9, a été hâtivement assimilé à un acte d’expropriation de la nature au profit de l’homme alors qu’il n’est qu’une déclaration épistémologique. Il convient de réinterpréter le modèle cartésien du vivant, source putative de toutes les dérives de la sciences moderne, comme plus déterminé par les exigences internes de la science des corps que par la nécessité de penser l’unité downloadModeText.vue.download 731 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 729 âme / corps qu’est l’homme comme première dans le monde. Cette relecture permet de conclure que la maîtrise dont il est question n’est pas en premier lieu une maîtrise technique du monde, ou par suite une possession telle que celle que donnerait l’affirmation des droits naturels, mais plutôt l’invitation à penser et à donner une meilleure connaissance du corps

en général, c’est-à-dire, de son corps en particulier. C’est de ce type de conservation dont il est question ici : Descartes n’est pas le chantre d’une science débridée qui ferait sienne le slogan d’un assèchement du corps (devenu étranger au monde de la vie), il invite au contraire à découvrir la puissance propre du corps, il en sonde l’inépuisable complexité et la richesse insigne. Posséder et conserver ici, c’est seulement bien connaître pour bien vivre. Ce n’est pas le texte de Descartes que l’on vise lorsque l’on mécomprend son invitation à se réapproprier le corps, qui forme toute la fin du Discours de la Méthode, mais c’est le pré-texte d’une figure dont le mérite (ou le tort) aura été d’incarner cette mécanique imaginative qui ouvre en effet le vivant au regard scientifique en l’annexant aux propriétés des corps en général. La vie n’est plus à penser sous la forme magique d’une animation spontanée. Mais elle n’est peut-être pas non plus, chez Descartes, la victime de la science en marche. Le décalage chronologique entre la promotion de la science des corps inanimés et celle des corps animés montre bien que l’on est, dans les années 1640, au coeur d’une vaste entreprise d’expérimentation qui ne prendra forme qu’au siècle suivant. Possédant des outils limités, Descartes prend néanmoins le risque de l’unification théorique, déplorant souvent le manque de connaissances factuelles. Ce que la résurgence contemporaine du vitalisme ne peut supporter, c’est paradoxalement la persistance de postures mécanistes dans l’histoire de la biologie et de la médecine. Ce qui demeure, c’est au fond ce principe unique de conservation : tous les corps sont ouverts à l’investigation scientifique. ▶ Il est bien révolu le temps de Calliclès et de Gorgias, celui où l’on pouvait agiter sous les yeux de Socrate la menace d’une revanche de la nature : foulée aux pieds par l’art politique consistant à intégrer, au sens mathématique, les petites forces individuelles de ceux qui avaient tout à craindre des forces naturelles, toute légitimité est comme soustraite de la puissance naturelle. La technique, prise en elle-même, n’invite certes pas l’homme moderne à se défausser de toute réflexion éthique sur le renversement théâtral subi par la relation de l’homme à la nature. Le problème des rapports entre nature et droit est réapparu de nos jours, certes, mais cette fois-ci avec la nature elle-même dans le rôle de requérant juridique. Le faible que l’art politique doit désormais inclure dans le contrat – dont Michel Serres voudrait qu’il soit « naturel » 10 – c’est la nature elle-même, battue en brèche dans son pouvoir nourricier, sans cesse contrée par la puissance productrice de l’artifice technique, et finalement promise à une agonie certaine sous les effets conjugués de la pollution, de la déforestation, de l’extinction des espèces ou des énergies non-renouvelables. La science galiléo-cartésienne, qu’une tradition tenace, nourrie par les imprécations vaticinantes de Heidegger 11 et relayée par la dé-construction hâtive de quelques auteurs post-modernes, aurait pu nous faire haïr, ne saurait être le point de départ d’une revendication absurde de droits pour la nature. Soit on admet que le droit procède tout entier du jeu originaire des forces naturelles, soit on décide de subjec-

tiver le droit au point de lui attacher une valeur proprement humaine, irréductiblement liée à l’activité pensante. Dans ces deux cas, l’idée d’un droit pour la nature est absurde, et il convient, face aux menaces réelles ou supposées qui font des ressources naturelles un patrimoine agonisant, de mener une critique des politiques scientifiques qui ne soit pas la sempiternelle rengaines des dé-constructeurs de science. Protéger, déterminer une stratégie globale de sauvegarde écologique 12 n sont des programmes dont l’urgence ne justifie en rien la création d’un « contrat naturel » ou d’un droit spécialement ajusté à une nature érigée en sujet de droit. Thrasymaque est devenu aujourd’hui inaudible, tant la revendication naturaliste, autrefois fondée sur la puissance de la nature, doit prendre en compte son essentielle faiblesse. FABIEN CHAREIX ✐ 1 Singer, P. et Cavalieri, P. (éds), The Great Ape Project : Equality beyond Humanity, Londres, 4th Estate, 1993 ; Regan, T., The case for animal rights, Routledge, 1984. 2 Platon, République, Livres I et II. Trad. E. Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1948. 3 Platon, Gorgias, trad. par A. Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1997. 4 Ibidem, 483b. 5 Nietzsche, F., Le Livre du philosophe, IIIe partie, Aubier Bilingue, Paris, 1969. 6 Nietzsche, F., La généalogie de la morale, Première dissertation, « Bon et méchant, Bon et mauvais », § 11, Gallimard, Paris, 1971 ; rééd. Folio, 1985, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien. 7 Salt, H., Droits des animaux, Welter, Paris, 1914, p. 107. 8 Catéchisme de l’Église catholique, Vatican II, Mame / Plon, Paris, 1992, § 2415, p. 597. 9 Descartes, R., Discours de la méthode, VIe partie, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, 12 vols, et un suppl., Vrin, Paris, 1964. 10 Serres, M., Le contrat naturel, Françoise Bourin, Paris, 1990. 11 Heidegger, M., Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1986. 12 Chareix, F., « L’animal, entre personne et chose ? » in Revue de

Synthèse, 4 (oct.-déc. 1999) 4, pp. 511-544. NATURPHILOSOPHIE De l’allemand Naturphilosophie. Il est possible de traduire « Naturphilosophie » par philosophie de la nature, au risque cependant de ne plus rendre la distinction Naturphilosophie – Philosophie der Natur. La traduction de Naturphilosophie par naturisme, utilisée par quelques auteurs au XIXe s., ne semble plus utilisable. Aussi l’absence de traduction, que nous signalons par la majuscule et l’italique, semble-t-elle la meilleure traduction... ONTOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Tentative visant à rendre compte de l’intégralité des phénomènes naturels en les rapportant à des forces originaires et à une polarité des forces. La Naturphilosophie se caractérise tout à la fois par la substitution de modèles chimiques et organiques au modèle mécaniste, par la volonté de rendre compte de l’être total de la nature et par la remise en cause de la frontière rigide de la nature et de l’esprit. Schelling est le premier à employer systématiquement, à partir de 1799, la notion de Naturphilosophie plutôt que celle de philosophie de la nature. La puissante force intégratrice de la Naturphilosophie schellingienne de l’époque a permis que cette notion en vienne à désigner, au-delà de son oeuvre, l’un des principaux programmes de recherche de la philosophie et de la science allemande entre 1790 et 1820. downloadModeText.vue.download 732 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 730 Les deux sources de la Naturphilosophie On considère généralement, à la suite de J. Hoffmeister, que la Naturphilosophie trouve sa principale source d’inspiration dans la vision du monde élaborée par Goethe et Herder. En insistant sur la continuité de la nature et de l’esprit, en voyant dans la nature l’extériorisation de forces gouvernées par des polarités, en interprétant les différents phénomènes comme une série de métamorphoses, ceux-ci définissent indéniablement le cadre dans lequel se développera la Na-

turphilosophie. Mais cette Naturphilosophie n’existe sous sa forme propre qu’après que cette influence se soit combinée avec celle de la philosophie transcendantale de Kant et de Fichte. De Kant, plus encore que la théorie de l’organisme proposée dans la Critique de la faculté de juger (1790), ce sont sans doute les Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature (1787) qui jouèrent le rôle le plus important. Dans la quatrième partie de cet ouvrage, Kant expliquait en effet que la matière présuppose l’existence de forces d’attraction et de répulsion. L’occasion lui était ainsi donnée de fournir son fondement philosophique à la gravitation universelle de Newton et d’opposer philosophie mécaniste et philosophie dynamiste. De nombreux savants et philosophes devaient ensuite partager l’ambition de donner un fondement dynamiste non plus seulement à la mécanique newtonienne, mais également à l’ensemble des sciences de la nature. L’attention accordée aux hypothèses kantiennes s’explique également par un contexte épistémologique marqué par le développement de disciplines dont l’objet est structuré par des polarités (étude des phénomènes magnétiques, électriques et chimiques), et par la remise en question des frontières disciplinaires des différentes sciences de la nature qui est induite par la découverte de la continuité des phénomènes mécaniques et chimiques (Berthollet), électriques et magnétiques (OErsted), électriques et chimiques (Volta), électriques et organiques (Galvani). La propagation de la pensée dynamiste eut également pour facteur déterminant la refonte fichtéenne de la philosophie transcendantale. En dérivant l’intégralité des formes de la pensée du conflit d’une force centrifuge et d’une force centripète dont la fluctuation définit l’imagination transcendantale, les Principes de la doctrine de la science (1794) établissaient en effet les conditions de la transformation du schème de l’opposition des forces en un schème explicatif universel. La synthèse schellingienne Si Schelling joue un rôle décisif dans le développement de la Naturphilosophie, c’est sans doute parce qu’il est le premier à

donner une fondation philosophique à la vision herdérienne du monde en l’intégrant dans le cadre conceptuel de l’idéalisme allemand et de la physique dynamiste. Il n’est donc pas étonnant qu’à ses écrits puissent être rattachés tous ceux dont le nom reste associé à la Naturphilosophie, que Schelling se soit rapporté à eux à titre de source d’inspiration (les travaux de Richter, Goethe, Kielmeyer, Eschenmayer, Baader et Ritter sont mentionnés et discutés par lui), ou qu’il ait luimême joué le rôle d’inspirateur (pour OErsted et les différents tenants de la physique dynamiste, pour Oken, Steffens et Hegel lui-même). À partir de l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature (1799), la Naturphilosophie schellingienne a pour objectif d’expliquer la constitution de produits finis à partir de la productivité infinie qui caractérise originairement la nature. Elle s’oppose à la philosophie transcendantale par sa dimension réaliste et métaphysique. Réaliste, elle l’est parce que la nature est considérée en tant que réalité se posant soi-même indépendamment de l’esprit, c’est-à-dire en tant que réalité proprement physique, alors que la philosophie transcendantale est par essence idéaliste. Métaphysique, elle l’est parce que les principes de cette science ne sont plus fondés par une analyse réflexive des formes subjectives dans lesquelles l’être se donne à la pensée, mais par une théorie spéculative des conditions objectives de l’être comme nature. Entendue en ce sens, la « physique spéculative » désigne un nouveau style de philosophie de la nature que Schelling tentera de promouvoir dans son Journal de physique spéculative (1800-1803). Il ne s’agit plus alors de promouvoir une collaboration de la philosophie dynamiste et des sciences de la nature, comme dans les Idées pour une philosophie de la nature (1797), mais bien de substituer une « philosophie spéculative » aux science de la nature. D’où la mauvaise presse de la Naturphilosophie. Cependant, au fondement même de la métaphysique qui conduit la physique spéculative à se substituer aux sciences positives, il y a la volonté d’accueillir dans la spéculation le point de vue théorique propre de la physique : la Naturphilosophie n’est « rien d’autre qu’une physique, mais une physique spéculative ». Schelling tente d’interpréter les résultats des sciences positives dans un langage qui leur est homogène, en voyant l’activité de la nature, et non pas l’activité de l’esprit, là où la physique voit des forces naturelles. Si cet accueil du point de vue théorique de la physique conduit paradoxalement à une substitution de la spéculation aux théories physiques, c’est parce que Schelling exige en outre que la philosophie se livre à « une déduction de tous les phénomènes de la nature ». On peut certes récuser cette exigence démesurée, qui conduit à concurrencer les sciences positives sur leur propre terrain. Mais ne faut-il pas admettre également qu’elle procède de la dénonciation bien légitime d’un défaut philosophique trop répandu : se contenter des principes métaphysiques abstraits sans prendre la peine d’étudier la manière dont ils s’appliquent au savoir qu’ils sont censés subsumer ? Comme il l’explique lui-même en réfléchissant sur son évolution philosophique passée, c’est dans sa Naturphilosophie, là où il se mesure aux contraintes de la synthèse du savoir

empirique et à celles de la construction de l’intégralité des phénomènes, que Schelling définit et illustre le mieux sa propre exigence d’une rigueur philosophique tout à la fois systématique et appliquée : « Nous avons dépassé, grâce à la Naturphilosophie, la triste alternative d’une métaphysique planant dans les nuées, dépourvue de base (les autres nations ont raison de s’en moquer), et d’une psychologie aride et stérile. » Entre discrédit et renouveau ▶ La Naturphilosophie schellingienne eut au moins deux prolongements majeurs : l’un philosophique, dans la Naturphilosophie hégélienne, l’autre scientifique, dans la découverte de la continuité des phénomènes électriques et magnétiques chez Oersted. Néanmoins, la modification rapide downloadModeText.vue.download 733 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 731 de la culture scientifique de l’époque, ainsi que les excès de l’école schellingienne, déjà dénoncés par Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit (1807), devaient rapidement faire sombrer la Naturphilosophie dans un discrédit durable. Il faudra attendre une date récente pour que philosophes et scientifiques exhument le projet d’un tel philosopher sur la nature. Cette incertaine actualité de la philosophie de la nature repose sur des motifs divers. Chez Thom et Largeault, c’est surtout le refus de maintenir la philosophie dans un rapport de réflexion méthodologique sur les sciences, la réévaluation de la connaissance naturelle et du qualitatif, ainsi que le thème goethéen de la « morphologie », qui sont déterminants. Lorsque Deleuze évoque la nécessité d’une philosophie de la nature, c’est au sens d’une philosophie de l’immanence « où toute différence s’estompe entre la nature et l’artifice ». Prigogine et Stengers considèrent quant à eux que les sciences contemporaines renouvellent la compréhension de la nature comme liberté et spontanéité, en autorisant une « nouvelle alliance » de la philosophie et des sciences. Il faut enfin mentionner les tentatives visant à chercher dans une philosophie de la nature à même de rendre compte de la totalité des phénomènes naturels et de leur irréductibilité à la simple objectivité, le fondement philosophique de l’écologie politique. Toutes ces tentatives se heurtent à un même problème méthodologique fondamental : comment rendre compte philosophiquement de l’unité de la nature là où les sciences de la nature voient différents

niveaux d’objectivité irréductibles les uns aux autres ? Parvenir à rendre compte de l’unité de la nature en évitant tout à la fois le réductionnisme (la réduction du supérieur à l’inférieur) et l’organicisme (la réduction de l’inférieur au supérieur), tel était précisément, selon Hegel, la tâche à laquelle la Naturphilosophie devait s’atteler. Emmanuel Renault ✐ Ayrault, R., La genèse du romantisme allemand, vol. IV : En vue d’une philosophie de la nature, Aubier, Paris, 1976. Bonsiepen, W., Die Begründung einer Naturphilosophie bei Kant, Schelling, Fries und Hegel, Vittorio Klostermann, Stuttgart, 1997. Châtelet, G., Les enjeux du mobile. Mathématique, physique, philosophie, Seuil, Paris, 1993. Faivre, A., Philosophie de la Nature. Physique sacrée et théosophie XVIIIe-XIXe s., Albin Michel, Paris, 1996. Fischbach, F., et Renault, E., « Présentation », in Schelling, Esquisse d’un système de Naturphilosophie, Le livre de poche, Paris, 2000. Freuler, L., La crise de la philosophie au XIXe siècle, Vrin, Paris, 1997. Gower, B., « Speculation in Physics : the History and Practice of Naturphilosophie », in Studies in the History of Philosophy of Science 3, 1973, pp. 301-356. Gregory, F., « Kant’s Influence on Natural Scientists in the German Romantic Period », in New Trends in the History of Science, R. P. Wiser, et al., Rodopi, Amsterdam, 1990, pp. 53-72. Hoffmeister, J., Goethe und der Deutsche Idealismus. Eine Einführung zu Hegels Realphilosophie, Meiner, Leipzig, 1932. Lacoste, J., Goethe, Science et philosophie, PUF, Paris, 1997. Renault, E., « Naturphilosophie », in Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, D. Lecourt, PUF, Paris, 1999, pp. 674680. Renault, E., « Les philosophies de la nature d’aujourd’hui et la Naturphilosophie d’hier », in Hegel passé, Hegel à venir, H. Maller, Harmattan, Paris, 1995, pp. 29-53. Renault, E., La naturalisation de la dialectique. Philosophie de la nature et théorie des sciences chez Hegel, Vrin, Paris, 2001.

! DIALECTIQUE, FORCE, MATIÈRE, NATURE, ORGANISME, PHYSIQUE, RÉALISME, SCIENCE NÉANTISATION GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Puissance proprement humaine qui s’oppose à la simple positivité de l’être. Par rapport à l’étant et à sa pure positivité, autrui, un autre sujet, apparaît non pas comme un objet parmi les objets, mais comme une conscience capable de me constituer soit comme une simple chose, soit comme un sujet. L’être pur et positif, l’en-soi, n’admet aucune fissure : plein de lui-même, il est cette chose posée en face du pour-soi, ce vide constitutif de la conscience par lequel advient la possibilité du choix. Sartre, dans l’Être et le néant, place la faculté de néantisation au fondement de la liberté. Cette néantisation en retour ne s’exerce pas seulement dans la relation de la conscience aux choses, mais aussi dans l’intersubjectivité où chaque conscience est aussi potentiellement une source de néantisation pour moi. C’est pour cette raison que le pouvoir constituant d’autrui possède quelque effectivité. De ce point de vue toute conscience est un trou dans l’être. La néantisation est le pouvoir propre de la liberté, c’est-à-dire la possibilité d’une néantisation de l’être comme possibilité même de toute qualification de l’être : « le pour-soi est l’être qui se détermine lui-même à exister en tant qu’il ne peut pas coïncider avec lui-même ». 1. Fabien Chareix ✐ 1 Sartre, J.-P., l’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 119. ! AUTRUI, EN-SOI / POUR-SOI, ÊTRE, LIBERTÉ, NÉGATION, NONÊTRE, REGARD NÉCESSAIRE GÉNÉR. Qui est tel qu’il ne saurait être autrement qu’il n’est. Aristote définit le nécessaire comme ce dont le contraire est impossible à concevoir 1. Versant ontologique de la nécessité simplement logique, le nécessaire permet, dans la philosophie classique, de déterminer des genres opposés de la vérité. Est nécessaire une vérité à laquelle s’attache une évidence et une permanence per se. Si cette approche ne pose pas de difficulté particulière dans le cas des vérités de raison issues de la logique et des mathématiques, le nécessaire verse dans le nécessitarisme lorsqu’il est prédiqué d’une notion ou substance individuelle. Quoi qu’il affirme que le contenu d’une notion individuelle incline sans nécessiter, on ne voit pas très

bien quelle latitude est laissée à l’action libre dans les doctrines leibniziennes successives de l’harmonie préétablie puis de l’harmonie universelle 2. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Métaphysique θ, 5 et suiv., trad. Tricot, Vrin, Paris, 1970. 2 Fichant, M., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, Paris, 1998, pp. 160 et suiv. ! CONTINGENT, FUTUR, LOGIQUE, MEILLEUR (PRINCIPE DU), NÉCESSITÉ downloadModeText.vue.download 734 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 732 NÉCESSITÉ Du latin necessitas, « nécessité ». En grec : anagkè. Dans le mythe d’Er, Platon fait d’Anagke une déesse, mère des Moires qui filent les destinées humaines 1. Cette association de la nécessité et du destin est déjà à l’oeuvre chez les tragiques, comme Eschyle, qui suggère que Zeus même est assujetti à la nécessité 2 ; ainsi que chez les philosophes présocratiques, comme Héraclite, qui considère – selon le témoignage de Simplicius – que tout change selon une nécessité fatale (heimarmene anagke) 3, perspective qui sera plus particulièrement développée par les stoïciens. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE En un sens général, ce qui ne peut pas ne pas être ou ce qui ne peut pas être autrement. 1. Au sens physique, enchaînement causal en vertu duquel les phénomènes se produisent de manière déterminée. – 2. Au sens métaphysique, parfois synonyme de destin. – 3. Au sens moral, contrainte. – 4. Au sens logique, enfin, caractère de ce qui est universellement vrai. Avec les atomistes, une conception de la nécessité de type causal est à l’oeuvre. Démocrite considère que la cause de toutes choses est le tourbillon qu’il nomme « nécessité » 4. Toute idée de finalité est étrangère à la physique des atomistes 5. Les atomes s’agrègent en fonction de leurs caractéristiques de manière strictement mécanique et déterminée 6. Dépourvue de finalité, une nécessité purement mécanique, pour Platon, ne saurait être principe d’ordre et engen-

drer un monde, ou cosmos : le Timée décrit le monde comme un mélange de nécessité et d’intelligence, cette dernière, figurée par le démiurge, sachant user de la nécessité pour produire le bel ordonnancement du monde 7. La forme mythique en moins, c’est une articulation analogue entre nécessité et finalité qu’on retrouve dans la physique d’Aristote : il reconnaît une forme de nécessité inhérente à la matière, qui constitue une condition de la réalisation de ce pour quoi une chose est faite. Par exemple, une scie pour accomplir sa fonction doit être en fer 8. Mais la nécessité revêt essentiellement une dimension téléologique, chaque être actualisant sa forme de manière déterminée. Pourtant, en raison de l’existence de l’accident 9, le système d’Aristote n’est pas un déterminisme sans faille. Dans le monde sublunaire subsiste une part d’indétermination, laissant par conséquent une place pour l’action humaine qui prolonge et complète, en quelque sorte, la nature. En revanche, le premier moteur, principe de tout mouvement, éternel et immobile, est nécessaire absolument 10. Le livre V de la Métaphysique propose une revue exhaustive des différents sens du nécessaire. Outre la nécessité logique de la démonstration et la notion de nécessité vitale, Aristote développe le sens premier de nécessité : contrainte, « force » (bia), en l’opposant à l’« impulsion » (horme) et au « choix réfléchi » (prohairesis) 11. Dans l’Éthique à Nicomaque, il précise les aspects de l’acte accompli par contrainte, et met l’accent sur son caractère involontaire et donc non susceptible d’éloge ou de blâme 12. C’est essentiellement en termes de conséquences morales que se pose le problème de la nécessité chez les stoïciens. Comme le souligne Cicéron, le destin, ordonnance et série de causes, n’a rien à voir avec la superstition et semble, au contraire, présenter toutes les caractéristiques d’une vision déterministe de la nature 13. En aucun cas, cependant, il ne s’agit d’une nécessité aveugle. La perfection providentielle du monde justifie l’enchaînement prédéterminé des événements, ainsi que son caractère cyclique (retour éternel). Comment concilier ce monde avec la responsabilité morale ? Même s’il assimile, selon certains témoignages, le destin et la nécessité au sens causal 14, Chrysippe distingue clairement le destin de la nécessité au sens de contrainte. Toute prise de décision a pour cause prochaine une impression, mais la cause première, décisive, de l’assentiment, est l’individu lui-même, son propre caractère. Ainsi du cylindre, qui ne peut se mettre en mouvement sans une poussée (cause prochaine), mais qui roule en raison de sa propre nature (cause première) 15. Annie Hourcade

✐ 1 Platon, République, X, 616 c-617 d. 2 Eschyle, Prométhée enchaîné, 514-518. 3 Heraclite, A 5 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. Voir aussi Parménide, B 8, 30, ibid. 4 Diogène Laërce, IX, 45. 5 Démocrite, A 66 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 6 Ibid., A 38. 7 Platon, Timée, 48 a. 8 Aristote, Physique II, 9, 200 a 10. 9 Ibid., Métaphysique XI, 8, 1064 b 15 et suiv. 10 Ibid., XII, 7, 1072 b 7 et suiv. 11 Ibid., V, 5, 1015 a 26-1015 b 2. 12 Ibid., Éthique à Nicomaque, III, 1, 1109 b 30 et suiv. 13 Long, A.A. & Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, 2001, Paris, 55 L (t. II, p. 385). 14 Ibid., 55 M (t. II, pp. 385-386). 15 Ibid., 62 C (t. II, pp. 475-478). Voir-aussi : Bobzien, S., Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, Clarendon Press, Oxford, 1998. Chevalier, J., la Notion du nécessaire chez Aristote et chez ses prédécesseurs particulièrement chez Platon, Alcan, Paris, 1915. Duhot, J.-J., la Conception stoïcienne de la causalité, Vrin, Paris, 1989. Greene, W. C., Moira, Fate, Good and Evil in Greek Thought, Harvard University Press, Cambridge Mass., 1944. Sorabji, R., Necessity, Cause and Blame, Perspectives on Aristotle’s Theory, Cornell University Press, Ithaca, New York, 1980.

! CAUSE, CONTINGENT, DESTIN, DÉTERMINISME, FATALISME, FUTUR, HASARD, LIBERTÉ, NÉCESSAIRE, PROVIDENCE, RESPONSABILITÉ LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Qualité d’une proposition dont il n’est pas possible qu’elle ne soit pas vraie, ou d’un état de choses dont il est impossible qu’il soit non existant. Une proposition est nécessaire si, selon la terminologie de Leibniz, elle est vraie dans tous les mondes possibles. On distingue aussi la nécessité épistémique – l’a priori – de la nécessité métaphysique et de la nécessité physique, que Leibniz distinguait encore de la nécessité morale, relative au choix divin des possibles. La métaphysique aristotélicienne et traditionnelle admet des propriétés nécessaires des substances, ou essences, alors que l’empirisme et le positivisme ne reconnaissent que des nécessités verbales. ▶ Dès l’Antiquité, les philosophes divergent quant à l’interprétation des modalités. La logique modale contemporaine permet de maîtriser la sémantique d’opérateurs modaux comme « nécessaire », mais la question fondamentale reste celle de savoir si la nécessité s’applique à des choses ou à downloadModeText.vue.download 735 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 733 des propositions, ou, en terminologie médiévale, si elle est de re ou de dicto. Pascal Engel ✐ Plantinga, A., The Nature of Necessity, Oxford, 1972. Vuillemin, J., Nécessité ou Contingence, Minuit, Paris, 1985. ! A PRIORI / A POSTERIORI, DE RE / DE DICTO, DOMINATEUR (ARGUMENT), FUTUR CONTINGENT, LOGIQUE MODALE, MODAL, MODALITÉ, POSSIBLE NÉGATION Du latin negare, « nier ». En allemand : Verneinung, de verneinen, «

nier », composé de nein, « non », et de ver-, qui indique que l’action est menée jusqu’à son terme. Verneinung désigne à la fois la négation logique ou grammaticale, « nier », et la dénégation, au sens psychologique, « désavouer », « dé-mentir ». La négation insiste sur l’idée de séparation entre deux choses, et se pense dans son opposition à l’affirmation. Dans les propositions, les deux sont en rapport étroit selon Aristote, car « à toute affirmation répond une négation opposée, et à toute négation une affirmation » 1. Parce que Dieu ne peut être atteint par notre raison, rien ne peut être signifié sur lui ; aussi la théologie a tenté de le cerner, non par ce qu’il est, mais par ce qu’il n’est pas, comme « théologie négative ». GÉNÉR. S’oppose à l’affirmation, moment intermédiaire du processus dialectique. La négation n’est pas pensable en soi, se constituant vis-à-vis d’autre chose ; elle est une opposition réelle à la position de quelque chose, c’est pourquoi Kant la distingue, en tant qu’elle est « privation », du simple « manque » 2. La négation est quelque chose de constitutif, ainsi que l’affirme Hegel en identifiant déjà le travail du négatif dans la pensée de Spinoza : omnis determinatio est negatio (« toute détermination est négation ») signifie que la position de la détermination, par laquelle l’essence exprime son en-soi dans le pour-soi, est une négation 3. La négation étant de ce fait position, elle est donc constitutive d’un mouvement qui la conduit, une fois déterminée en position, à se nier elle-même, ouvrant sur la négation de la négation en tant que processus de positivation. Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, 6, 17a25-36, trad. Tricot, J., Vrin, Paris, 1994, pp. 86-87. 2 Kant, E., Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, I, trad. Kempf, R., Vrin, Paris, 1980, p. 28. 3 Hegel, G. W. F., Science de la logique, I, 2, « La doctrine de l’essence », trad. Labarrière, P.-J. et Jarczyk, G., Aubier, Paris, 1976, t. 2, pp. 1-6. Cf. Macherey, P., Hegel ou Spinoza, IV, La Découverte, Paris, 1990. ! AFFIRMATION, AUFHEBUNG, DIALECTIQUE, LOGIQUE, TIERSEXCLU LOGIQUE Opérateur qui, appliqué à un énoncé donné, permet de former un nouvel énoncé dont la valeur de vérité est inverse de celle de l’énoncé d’origine. Asserter la négation d’un énoncé revient donc à le nier. En français, la négation

est généralement rendue par la locution « ne ... pas » ; le symbole logique pour la négation est ¬, préfixé à l’énoncé nié. La logique traditionnelle distingue les jugements affirmatifs, qui disent que quelque chose est le cas, et les jugements négatifs, qui disent que quelque chose n’est pas le cas. On admet aujourd’hui, à la suite de Frege 1, qu’une telle distinction ne peut être rigoureusement tracée, sauf à mettre dans deux classes différentes des énoncés qui ne sont visiblement que des variantes l’un de l’autre, comme Le Christ n’est pas mortel et Le Christ vit éternellement. Cependant, certaines distinctions traditionnelles restent intactes, comme celle qui sépare les paires d’énoncés contraires (dont les deux éléments ne peuvent être simultanément vrais, comme α est rouge et α est bleu) et les paires d’énoncés contradictoires (dont les éléments ne peuvent, en outre, être simultanément faux, comme α est rouge et α n’est pas rouge) : un énoncé forme, avec sa négation, une paire contradictoire. Jacques Dubucs ✐ 1 Frege, G., « La négation » (1919), trad. française Imbert, dans Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971, p. 204. ! CONTRADICTION PSYCHANALYSE Capacité du psychisme à contourner le refoulement grâce au mécanisme logique de la négation, la dénégation permet de prendre connaissance, tout en s’en défendant, de contenus de pensée ou de représentation inconscients, sans que les affects correspondants soient pour autant accessibles. Dans La Négation 1, Freud fait dériver les fonctions intellectuelles – jugement d’existence et de condamnation, négation – de motions pulsionnelles orales : avaler et cracher. Soumis au principe de plaisir, le moi-plaisir du début veut « s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais »2 – le refoulement est, dans cette optique, un « cracher » interne. Les mécanismes logiques de l’affirmation et de la négation sont les héritiers, par affranchissement progressif du principe de plaisir, de ces motions pulsionnelles. ▶ Restaurant une filiation entre la pensée rationnelle la plus évoluée et les processus psychiques les plus élémentaires, la

dénégation éclaire la puissance et la fragilité de la première, et permet de comprendre le rôle essentiel que la négation y joue. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Verneinung (1925), G.W. XIV, la Négation, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 2002, pp. 135-139. 2 Ibid., p. 137. ! AFFIRMATION, ESPRIT, PULSION, REFOULEMENT NÉODARWINISME ! DARWINISME NÉOKANTISME Après le retour à Kant lors de la première moitié du XIXe s., qui, en réaction contre les dérives de l’idéalisme spéculatif, se caractérise par un repli sur la théorie de la connaissance par ailleurs conçue d’un point de vue purement psychologique et / ou physiologique, H. Cohen (Kants Theorie der Erfahrung, 1871) et W. Windelband (Pralüdien, 1884) fondent au même moment deux écoles néokantiennes rivales. PHILOS. MODERNE Courant constitué par les écoles d’H. Cohen et de W. Windelband. Toutes deux ont en commun : 1) de partir d’une lecture et d’une interprétation de la philosophie critique pour construire downloadModeText.vue.download 736 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 734 une philosophie qui prétend dépasser Kant et être l’achèvement véritable de son projet ; 2) de construire une philosophie de la culture dans sa totalité – et, dans les deux cas, il y a de fait un privilège de la théorie de la connaissance conçue comme théorie des catégories, pour autant qu’elle seule permette de fonder les présupposés ultimes sur lesquels se construit le discours philosophique et son unique méthode légitime ; 3) de reprendre la thèse kantienne, résumée dans l’expression de « révolution copernicienne », qui revient fréquemment chez les néokantiens (excepté E. Lask), selon laquelle l’objet n’est nullement donné, mais entièrement construit par la connaissance (d’où la critique de la

notion de « représentation », pour autant qu’elle implique la théorie de l’Abbild) ; 4) de rejeter la question de fait (la question psychologique de la genèse) au profit de la question de droit (la question logique de la validité ou de la valeur), baptisée « méthode transcendantale », qui part d’un fait culturel (par exemple, le « fait de la science » dans la théorie de la connaissance) pour en découvrir les éléments nécessaires et universellement valides (a priori) : cette caractéristique permet, d’ailleurs, d’exclure certains courants (par exemple, l’école de Fries) du néokantisme, pour autant qu’ils privilégient contre Kant la question de fait et restent, du coup, incapables de distinguer l’a priori de l’inné (la priorité logique et l’antériorité chronologique). L’école de Marbourg, dont les principaux représentants sont, outre Cohen, P. Natorp et E. Cassirer, développe essentiellement une théorie de la connaissance et assimile explicitement celle-ci à une théorie de la science. Si les trois auteurs s’accordent pour supprimer l’intuition kantienne, Natorp et Cassirer s’opposent à la thèse cohénienne selon laquelle c’est le calcul infinitésimal qui permet de résorber l’intuition sensible dans la pensée, car c’est dans la théorie de la relativité qu’ils voient le moyen de dépasser la dualité kantienne. Natorp et Cassirer, en outre, critiquent le statut que confère Cohen au principe d’origine dans la Logik der reinen Erkenntnis : soutenant que c’est la relation qui est première et qui engendre ses termes, ils critiquent la thèse cohénienne faisant de l’origine un terme originaire dont procèdent les autres formes catégoriales. L’école de Heidelberg, qui comprend principalement, outre Windelband, H. Rickert et Lask, s’oppose à celle de Marbourg sur trois points essentiels : 1) l’assimilation de la vérité à une valeur, qui est fondée sur une analyse des procédures logiques de la connaissance et, plus précisément, du jugement (de plus, contre Nietzsche, la valeur qu’est la vérité est transcendante) ; 2) la théorie de la connaissance est, d’abord, une théorie de la connaissance ordinaire sur le fondement de laquelle se construisent les sciences particulières ; 3) la théorie de la science (contre les marbourgeois, qui accordent un privilège quasi exclusif à la physique mathématique) doit rendre compte de l’émergence d’un type de scientificité nouveau qui apparaît au XIXe s., à savoir la science historique, et elle se fonde donc sur l’analyse de la distinction entre deux méthodes scientifiques : celle, généralisante, qui est propre aux sciences de la nature cherchant à établir des lois ; et celle, individualisante, qui est propre à la science historique cherchant à déterminer un événement dans sa singularité. Le néokantisme, qui connaît son apogée avec les premières années du XXe s., disparaît au moment de la Première Guerre mondiale et avec la mort de ses principaux membres (Windelband, Lask, Cohen). Alors que Rickert continue jusqu’à sa mort à travailler dans le sillage du travail des heidelbergiens, Natorp, qui disparaît en 1924, s’oriente dans sa dernière philosophie vers une problématique nouvelle, dans laquelle la question essentielle devient, d’une manière analogue à la logique laskienne, celle de l’autoréférence du dis-

cours philosophique, et Cassirer, qui meurt à New York, en 1945, se détourne du néokantisme marbourgeois pour élaborer sa philosophie des formes symboliques. Eric Dufour ! INTUITION, OBJET, REPRÉSENTATION, TRANSCENDENTAL NÉOPLATONISME PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE 1. Au sens strict, ce mot – d’invention récente 1 – désigne le courant philosophique inauguré par Plotin (205-270), et dont les continuateurs furent Porphyre (234-v. 300), Jamblique (v. 250-330), Proclus (412-485) et Damaskios (v. 462v. 538). – 2. Au sens large, doctrine qui, tout en distinguant différents niveaux de réalité, les rattache tous à un principe unique transcendant et ineffable en lequel toute chose est susceptible de s’absorber. Bien que Plotin et ses successeurs ne se soient jamais dits que platoniciens, l’originalité de leur « platonisme » justifie leur désignation comme néoplatoniciens. À la séparation de l’intelligible et du sensible, ils ajoutent une séparation tout aussi tranchée entre l’intelligible et l’Un : comme l’Idée du bien platonicienne, l’Un est principe et fin de tout ce qui existe, mais il est d’une transcendance si absolue par rapport à tout ce qui pourtant procède de lui, que rien ne peut en être dit ni su, au point qu’il est absolument ineffable. En outre, le sensible ne figure même pas au nombre des « hypostases », ou réalités entre lesquelles est répartie la totalité de ce qui est, à savoir l’Un, l’Intellect et l’Âme : ce n’est pas sa matière qui fait la réalité du monde sensible, mais les formes intelligibles. Ainsi la totalité de l’être est-elle de nature psychique, intellective ou spirituelle, ce qui explique que, de même qu’il n’est rien qui ne procède en dernière analyse de l’Un, il n’est rien qui ne puisse en définitive y retourner. Dans une telle conception, le statut de la matière reste évidemment problématique : pour faire du néoplatonisme un monisme complet, il faut concevoir une génération de la matière elle-même à partir de l’Un. Sans que ce schéma soit jamais remis en question, les successeurs de Plotin s’affrontèrent sur la question de la compatibilité de la transcendance de l’Un avec son rôle de principe générateur de l’Univers, et sur celle de l’existence et de la nature d’êtres intermédiaires entre les différentes hypostases ; la multiplication de ces intermédiaires entraîna l’évolution du système vers une théologie associée à des pratiques théurgiques censées favoriser le retour de l’âme aux hypostases supérieures. Le néoplatonisme apporta ainsi une caution philosophique à l’ensemble des cultes païens (et non seulement grecs), dont, sous le nom d’« hellénisme », il se fit le défenseur face à un christianisme de plus en plus menaçant et, pour finir, triomphant. Les successeurs de Plotin consacrèrent également une grande part de leur activité à commenter les oeuvres de Pla-

ton et d’Aristote. C’est ainsi que les commentaires du dernier d’entre eux, Simplicius (VIe s.), tant par l’exposé des opinions de ses prédécesseurs que par l’abondance de ses citations d’oeuvres par ailleurs perdues, comptent parmi nos sources downloadModeText.vue.download 737 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 735 les plus importantes concernant l’histoire de la philosophie antique. L’accent mis par le néoplatonisme sur la transcendance du premier principe explique son influence non seulement sur les premières formulations philosophiques du christianisme, mais aussi, plus tard, sur la philosophie médiévale, aussi bien dans sa version musulmane que dans sa version chrétienne, ou scolastique, malgré son inspiration aristotélicienne. Encore diffuse chez des postcartésiens comme Malebranche, cette influence est en revanche explicite, au XVIIe s., chez les « platoniciens de Cambridge ». Michel Narcy PHILOS. RENAISSANCE Le « platonisme » professé à la Renaissance par Ficin (1433-1499), auteur de la première traduction latine intégrale de Platon (en 1482) et de Plotin (en 1492), et fondateur de l’Académie florentine, fut une résurgence du néoplatonisme au sens strict, surtout dans sa version tardive, associant la transcendance absolue de Dieu et la multiplication des degrés intermédiaires entre les extrêmes de l’échelle de l’être. L’originalité du platonisme humaniste tient à la position centrale qu’il donne à l’homme sur l’échelle des êtres, et aux modalités selon lesquelles il peut opérer la remontée vers l’Un. Médiatrice entre l’intelligible et le sensible, l’âme humaine participe des différents niveaux de l’être sans pouvoir s’y réduire : c’est par elle qu’ils se nouent et ne restent pas seulement juxtaposés. Toutefois, l’âme ne se borne pas à lier, mais elle exerce également une fonction productive : porteuse de l’image des choses divines et des exemplaires des choses inférieures, elle est le lieu des semences (semina) des choses, et les produit donc toutes. Pour Ficin, l’homme doit et peut participer, comme un nouveau démiurge, à la réformation du cosmos, qui lui semble pris dans un procès de corruption et de difformité 2. Le platonisme humaniste envisage la remontée vers l’Un

comme un mouvement actif et volontaire de l’âme humaine : le moment le plus haut n’en est pas l’abandon dans l’ekstasis, mais la rencontre amoureuse entre Dieu et l’homme. Ficin, par son célèbre Commentaire sur le Banquet de Platon (en particulier V, 6 et 8), est l’initiateur d’une conception de l’amour dans laquelle celui-ci, force volontaire et active, affective, à même de nouer ce qui est loin, permet la remontée vers Dieu. Cette conception devient rapidement un thème majeur de la Renaissance, nourrissant également la peinture et la poésie. Après Ficin, les platoniciens humanistes radicalisent la fonction de l’amour, qui n’est pas seulement médiateur, mais opère une véritable fusion avec l’objet aimé : de véritables métaphysiques de l’amour sont élaborées, qui présupposent l’animation universelle des choses et une radicale continuité entre les différents degrés de l’être, y compris entre la matière et l’esprit. Dans ce cadre se situent Patrizzi avec sa Philosophia nova (1591) et Bruno avec De la causa, principio et uno (1584), mais, pour le premier, le principe qui anime tout l’Univers et permet l’amour est psychique, tandis que, pour le second, anticipant Spinoza, il y a identité entre Dieu et la nature : l’infini devient ainsi le caractère propre de la nature, et non plus de Dieu. La fusion amoureuse est également un moment d’identification avec la divinité de la nature, illustrée, dans De gli eroici furori (1585), par la fable d’Actéon : de même qu’Actéon, coupable d’avoir vu le corps nu de Diane, fut transformé en cerf, devenant ainsi, de chasseur, chassé, de même l’âme, cherchant à voir la nature dans sa nudité, dans son unité, peut devenir à son tour la nature. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Vogt, K., Neoplatonismus und Christentum, Berlin, 1836. 2 Ficin, M., Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, III, 2, éd. et trad. R. Marcel, Les Belles Lettres, Paris, 3 vol., 1964-1970. Voir-aussi : Bruno, G., OEuvres complètes, Les Belles Lettres, Paris, 1993. Dagron, T., Unité de l’être et dialectique. L’idée de philosophie naturelle chez G. Bruno, Vrin, Paris, 1999. Ficin, M., Commentaire sur le Banquet de Platon, éd. et trad. R. Marcel, Paris, 1956 ; Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, op. cit. Garfagnini G. (éd.), Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, Fi-

renze, 2 vol., 1986. Hadot, P., Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, Folio, Paris, 1997. Hadot, P., Plotin, Porphyre : études néoplatoniciennes, Les Belles Lettres, Paris, 1999. Hankins, J., Plato in the Italian Renaissance, Leyde, 2 vol., 1990. Marcel, R., Marsile Ficin (1433-1499), Les Belles Lettres, Paris, 1958. Plotin, Ennéades (l’édition avec la traduction d’É. Bréhier [Les Belles Lettres, Paris, 1924-1938] est aujourd’hui dépassée ; une nouvelle traduction est en cours, sous la direction de P. Hadot, Paris). Taormina, D., Jamblique, critique de Plotin et de Porphyre : quatre études, Vrin, Paris, 1999. ! ÂME, COSMOLOGIE, DIEU, HUMANISME, HYPOSTASE, INTELLECT, MICROCOSME-MACROCOSME, UN NEUROPSYCHOLOGIE De l’anglais neuropsychology. PSYCHOLOGIE Étude des relations entre les fonctions mentales supérieures et les structures cérébrales. La neuropsychologie est une science jeune, qui mêle les dimensions clinique, expérimentale et psychologique, et qui soulève les questions fondamentales des sciences cognitives quant à la relation de l’esprit et du cerveau. La neuropsychologie est née à la fin du XIXe s., avec les travaux sur les localisations cérébrales de C. Wernicke, de P. Broca et de H. Jackson notamment. Sa méthode est, avant tout, clinique et liée étroitement à la psychopathologie : elle étudie des patients isolés ayant subi des lésions cérébrales (méthode du cas unique) et les conséquences de ces lésions sur les fonctions mentales et sur les capacités cognitives – langage (aphasie), reconnaissance des visages (prosopagnosie), mémoire (amnésie), troubles du geste (apraxie), troubles du raisonnement (syndrome frontal). L’une des hypothèses de base de la neuropsychologie contemporaine est celle de la modularité, selon laquelle les fonctions mentales supérieures s’effectuent sur la base de sous-systèmes fonctionnellement distincts et sous-tendus par des structures cérébrales spécifiques. La méthode la plus courante pour établir l’existence de ce fonctionnement modulaire est celle des doubles dissociations : si un patient réussit parfaitement une tâche X (par exemple, se souvenir de visages) et échoue une tâche Y (se

souvenir de noms associés aux visages), alors qu’un autre patient a des résultats inverses, on en conclut que les tâches X et Y impliquent l’existence de modules indépendants. Cette méthode semble valider une certaine conception fonctionnaliste de l’esprit, selon laquelle les états mentaux sont downloadModeText.vue.download 738 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 736 semblables à des fonctions autonomes, réalisées au niveau neuronal dans des structures cérébrales sans s’identifier strictement à elles. Mais les travaux récents d’imagerie cérébrale tendent à renforcer une conception plus proche de la théorie de l’identité esprit / cerveau. Pascal Engel ✐ Eustache, F., Lechevalier, B., Viader, F., les Méthodes de la neurospychologie, De Boeck, Bruxelles, 2001. Shallice, T., From Neuropsychology to Mental Structure, Cambridge University Press, Cambridge, p. 195, trad. PUF, Paris, 1995. ! FONCTIONNALISME, MODULARITÉ, NEUROSCIENCES « Esprit et cerveau » NEUROSCIENCES BIOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, PHILOS. SCIENCES Ensemble des disciplines qui étudient l’organisation et le fonctionnement du système nerveux. On peut distinguer deux modes de la relation de la philosophie aux neurosciences. La philosophie des neurosciences, branche de la philosophie des sciences, étudie les cadres théoriques, les outils méthodologiques et les concepts fondamentaux des neurosciences. Elle analyse, par exemple, les concepts de représentation utilisés dans les théories des neurosciences ou les méthodes et les principes d’interprétation employés pour la localisation cérébrale des fonctions cognitives. La « neurophilosophie » examine quant à elle les implications des concepts et des données des neurosciences pour certains problèmes philosophiques traditionnels.

Un rapprochement récent La prise en compte détaillée des découvertes des neurosciences dans les problématiques de la philosophie matérialiste de l’esprit est un phénomène récent. La théorie de l’identité psychocérébrale, développée à la fin des années 1950, était essentiellement fondée sur des arguments philosophiques plutôt que sur des arguments empiriques issus des neurosciences. Dans les années 1970, la domination du courant fonctionnaliste, qui définissait un niveau d’explication psychologique relativement autonome et défendait la thèse de la multi-réalisabilité physique des états mentaux, a nourri l’indifférence philosophique vis-à-vis des neurosciences, le cerveau n’étant considéré que comme une réalisation physique parmi d’autres possibles des processus mentaux. Ce n’est que dans les années 1980 qu’un rapprochement s’est opéré. Les avancées obtenues dans la compréhension du fonctionnement cérébral ont permis l’émergence des neurosciences cognitives, dont l’objet est l’étude des substrats cérébraux de processus cognitifs complexes comme la perception, le langage, l’attention, la mémoire, le contrôle de l’action ou la conscience 1. En philosophie, la publication en 1986 du livre de P. Churchland 2, Neurophilosophie, a constitué un tournant majeur. Churchland insistait sur la pertinence des données empiriques des neurosciences pour la philosophie de l’esprit, et prônait une approche interdisciplinaire fondée sur un modèle révisé de la réduction interthéorique. Quelques développements de la neurophilosophie Selon P. Churchland, la confrontation aux neurosciences manifeste le caractère radicalement inadéquat de la conception des états et processus mentaux véhiculée par la psychologie ordinaire et largement reprise par la philosophie de l’esprit. Cette inadéquation rend impossible une réduction de nos concepts mentaux ordinaires qui doivent être éliminés et remplacés par des concepts neurobiologiques. Cette attitude extrême n’est toutefois pas partagée par l’ensemble des neurophilosophes 3. La prise en compte des données des neurosciences peut amener une révision des concepts mentaux traditionnels, et une reformulation des problématiques qui leur sont associées sans nécessairement

conduire à l’élimination. Ainsi, nombre de théories philosophiques de la perception, des représentations mentales et de la conscience intègrent aujourd’hui certaines découvertes des neurosciences. La réflexion philosophique récente sur le statut des couleurs a été largement influencée par les découvertes neurobiologiques sur la vision des couleurs 4. Les travaux effectués en neurosciences sur l’imagerie mentale ont relancé le débat philosophique sur le rôle des représentations pictoriales dans la pensée 5. Mais c’est sans doute la question de la conscience qui constitue aujourd’hui un terrain privilégié d’interactions entre philosophie et neurosciences. La question de l’interprétation de certains syndromes neurologiques, comme le blindsight (capacité à effectuer certaines discriminations visuelles, en l’absence de perception consciente de tout ou partie du champ visuel à la suite d’une lésion de l’aire visuelle primaire) 6, l’héminégligence (incapacité à orienter l’attention ou à percevoir consciemment des signaux, objets ou parties d’objets présentés dans la partie de l’espace opposée au site d’une lésion d’un hémisphère cérébral) ou les effets d’une commissurotomie (opération de déconnexion des deux hémisphères cérébraux, à la suite de laquelle les stimuli présentés sur la partie gauche du champ visuel et traités par l’hémisphère droit [non linguistique] ne sont pas perçus consciemment, et ne peuvent plus être nommés, mais exercent néanmoins une influence sur le comportement), a alimenté le débat philosophique sur la nature et l’unité de la conscience 7. Les qualia posent quant à eux la question des limites d’une explication neurobiologique de la conscience. Ce problème a reçu le nom de « problème du fossé explicatif »8 : il semble qu’à la différence des identités physiques ordinaires (telles que eau = H2O), où l’identité joue un rôle explicatif (la référence à la structure moléculaire de l’eau permet d’expliquer les propriétés et le comportement de l’eau), l’identification d’un état mental à une activité cérébrale d’un type donné ne permet pas d’expliquer pourquoi cette activité devrait engendrer tel type particulier d’expérience subjective plutôt qu’une autre, ou tout simplement une expérience subjective plutôt que rien. La question de la nature de ce fossé explicatif est au coeur des débats contemporains sur la conscience. Le fossé est-il en principe irréductible ou bien simplement la marque de l’état présent d’inachèvement des neurosciences ? Certains philosophes pensent, avec D. Chalmers 9, qu’il s’agit d’un fossé ontologique manifestant l’irréductibilité des propriétés subjectives à des propriétés physiques. D’autres, comme J. Searle 10, sont amenés à conclure que l’on doit élargir l’ontologie physicaliste et admettre en son sein des propriétés physiques

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 737 irréductiblement subjectives. On peut aussi soutenir que le fossé n’est pas de nature ontologique, mais épistémique et marque l’irréductibilité de deux catégories de concepts – les concepts phénoménaux et les concepts physiques – plutôt que celle de phénomènes ou d’entités 11. La vivacité même de ces débats suggère que, loin de conduire irrémédiablement à un réductionnisme plat, la prise en compte des avancées des neurosciences met en évidence, avec une force particulière, la singularité des phénomènes mentaux. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Gazzaniga, M. S., Ivry, R. B., et Mangun, G. R., Cognitive Neuroscience – The Biology of the Mind, W.W. Norton and Company, New York, 1998. 2 Churchland, P. S., Neurophilosophie, trad. fr. M. Siksou et al., PUF, Paris, 1999. 3 Bickle, J., Psychoneural Reduction : The New Wave, MIT Press, Cambridge (MA), 1998. 4 Hardin, C. L., Color for Philosophers, Hackett, Indianapolis, 1988. 5 Kosslyn, S. M., Image and Brain, MIT Press, Cambridge (MA), 1994. 6 Weizkrantz, L., Consciousness Lost and Found, Oxford University Press, Oxford, 1997. 7 Dennett, D., La conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile Jacob, Paris, 1994. 8 Levine, J., « Materialism and Qualia : the Explanatory Gap », Pacific Philosophical Quarterly, 64, 1983, pp. 354-361. 9 Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press, Oxford, 1996. 10 Searle, J., Le mystère de la conscience, trad. C. Tiercelin, Odile Jacob, Paris, 1999. 11 Lycan, W., Consciousness and Experience, MIT Press, Cambridge (MA), 1996. ! CONSCIENCE, MATÉRIALISME, NEUROPSYCHOLOGIE, QUALIA,

RÉDUCTIONNISTE NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION En allemand : Neurose, de l’anglais Neurost (Cullen, 1777) ; Psychose, Perversion, Krafft-Ebing (1893), Havelock Ellis (1897). PSYCHANALYSE La psychanalyse oppose à la nosographie statique héritée de la psychiatrie, qui suppose l’existence de structures stables, une conception dynamique des modalités d’apparition, de transformation et de disparition des moments et défenses névrotiques, psychotiques ou pervers. Freud oppose d’abord les psychonévroses de défense, déterminées par un conflit psychique qui s’origine dans l’histoire infantile et dont les symptômes sont l’expression d’une formation de compromis entre souhait et défense, et les névroses actuelles, dont la cause est à rapporter à des perturbations somatiques actuelles de la vie sexuelle. Les psychonévroses de défense comprennent les névroses de transfert, dans lesquelles la libido est transférée, selon la logique du processus primaire, sur des objets fantasmatiques, et les névroses narcissiques (appelées ultérieurement psychoses) dans lesquelles elle est retirée du monde extérieur sur le moi. La première définition de la perversion provient de la reconstruction de la sexualité infantile. L’enfant est « pervers polymorphe »1 : les pulsions partielles, étayées sur les fonctions physiologiques et les soins, tendent vers une satisfaction autoérotique. En cas de perversion à l’âge adulte, des composantes partielles de la sexualité infantile persistent ou réapparaissent. La névrose est le « négatif de la perversion »2 : le fantasme de souhait sexuel, refoulé, est identique à l’acte pervers et se réalise dans le symptôme. Névrose, psychose et perversion se distinguent par le mécanisme de défense mis en jeu. Le refoulement des exigences pulsionnelles en contradiction avec les exigences de la réalité ou du sur-moi définit la position névrotique. Le rejet d’une perception insupportable et du fragment de réalité qui lui est attaché, par lequel le moi désinvestit le monde extérieur et reste soumis au seul ça, la position psychotique. Le déni, par lequel le moi reconnaît et refuse de reconnaître la réalité d’une perception (clivage), la position perverse. Ces trois modes de défense portent, in fine, sur la réalité d’une perception inconcevable : la castration – le manque de phallus – de la mère. ▶ La psychanalyse affirme que la « normalité » suppose, non l’absence de toute position névrotique, psychotique ou perverse, mais le libre jeu de celles-ci : les préliminaires sexuels sont pervers, le sommeil est psychose et la vie courante – avec ses incessantes formations de compromis – névrose.

Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G.W.V., Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Paris, 1989, p. 118. 2 Ibid., p. 80. ! ÇA, DÉFENSE, DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, MOI, PHALLUS, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PSYCHOSE, PULSION, RÉALITÉ, REFOULEMENT, REJET, SOUHAIT, SURMOI NEWCOMB (PARADOXE DE) PHILOS. ANALYTIQUE Paradoxe de la rationalité reposant sur le contraste, dans un contexte imaginaire, entre l’évaluation des conséquences les meilleures et une approche de la décision fondée sur les relations de causalité. REM. : Ce paradoxe a été exposé pour la première fois par le philosophe américain R. Nozick 1. La situation de choix est la suivante : Pierre fait face à un être (le prédicteur) capable de prévoir les choix de Pierre. Pierre est persuadé que, quoi qu’il fasse, le prédicteur aura été capable de le prévoir, avec une marge d’erreur très réduite. Devant Pierre se trouvent deux boîtes : B1, transparente, contient mille dollars ; B2, opaque, contient soit un million de dollars, soit rien. Pierre a le choix entre deux options : A1, qui consiste à prendre B2 seulement ; A2, qui consiste à prendre les deux boîtes. Le contenu de B2 dépend de l’attitude du prédicteur : s’il prévoit le choix A1, il remplit B2 ; s’il prévoit le choix contraire, il la laisse vide. La question est : que doit faire Pierre ? ▶ En première approche, il n’y a rien de paradoxal dans cette situation imaginaire : une action domine strictement l’autre. En effet, au moment où Pierre fait son choix, le prédicteur a déjà fait le sien et, en toute hypothèse (que le prédicteur ait remplit B2 ou non), il est plus avantageux de prendre les deux boîtes plutôt que B2 seulement. Pierre doit donc choisir la stratégie A2. Cet argument est habituellement jugé valable par les théoriciens de la décision. Deux problèmes subsistent : d’une part, certaines personnes interrogées déclarent qu’elles choisiraient l’autre stratégie (ce que rapportait R. Nozick à propos de ses étudiants dans une proportion d’un downloadModeText.vue.download 740 sur 1137

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738 à deux environ) et, d’autre part, certains modèles sophistiqués, couramment utilisés et jugés convaincants, de la théorie de la décision (en particulier celui de R. Jeffrey, reposant sur des probabilités conditionnelles 2) livrent la réponse A1. On peut expliquer de la manière suivante les raisons qui conduiraient à choisir A1. Puisque le choix de Pierre n’a qu’une très faible chance d’échapper à la clairvoyance du prédicteur, il est pratiquement assuré, en choisissant A2, de ne gagner que mille dollars, alors qu’en choisissant A2 il est pratiquement certain de gagner un million de dollars. Raisonnant en termes d’espérance mathématique d’avantage, sur la base de probabilités attachées à des événements conditionnés par sa propre attitude, Pierre serait conduit à choisir A1. Le problème de ce raisonnement est qu’il repose sur des énoncés conditionnels (si j’agis de telle sorte, la boîte est dans telle configuration) détachés de tout lien avec un processus causal : pour qu’un tel lien existât, il faudrait que la causalité aille du présent vers le passé 3 ! L’intérêt du problème est d’illustrer les conséquences paradoxales, pour la décision humaine, d’un découplage possible entre l’indépendance causale et l’indépendance probabiliste des événements. Dès lors ont émergé, pour faire barrage à ce raisonnement fallacieux, de nouvelles théories, dites « causales », de la décision, capables de donner sens aux représentations « conditionnelles » (probabilité de ce qui se passerait si...) qui donnent son attrait à une théorie telle que celle de R. Jeffrey. Ainsi, utilisant la théorie des contrefactuels de Stalnaker et de Thomason, A. Gibbard et W. Harper 4 admettent la possibilité de définir des probabilités sur des énoncés du type « si j’accomplissais l’action A, alors l’état du monde décrit par la proposition S se réaliserait ». La valeur espérée que l’on définit sur cette base – qui a fait l’objet de discussions critiques 5 – tient compte, de manière exclusive, des liens de

nature causale, discernés par l’agent, entre ses actes et les états du monde. On a pu, par ailleurs, interpréter le dilemme du prisonnier, dans le cas d’agents semblables, comme deux problèmes de Newcomb simultanés 6. Emmanuel Picavet ✐ 1 Nozick, R., « Newcomb’s Problem and Two Principles of Choice », in Rescher, N. (dir.), Essays in Honor of Carl G. Hempel, Dordrecht, Reidel, 1969. 2 Jeffrey, R. C., The Logic of Decision, New York, McGraw-Hill, 1965, 2e éd., University of Chicago Press, Chicago. Voir aussi, de cet auteur, « The Logic of Decision Defended », Synthese, 48 (1981), pp. 473-492. 3 Pour l’examen du problème dans cette perspective, voir Horwich, P., Asymetries in Time, MIT Press, Cambridge (MA), 1988, chap. XI. 4 Gibbard, A. et Harper, W. L., « Counterfactuals and Two Kinds of Expected Value », in Hooker, C. A., Leach, J. J., et McClennen, E. F. (dir.), Foundations and Applications of Decision Theory, Dordrecht, Reidel. 5 Eels, E., Rational Decision and Causality, Cambridge University Press, Cambridge, 1982. Lewis, D. K., « Causal Decision Theory », Australasian Journal of Philosophy, 59, 1981, pp. 5-30. Sobel, J. H., « Expected Utilities and Rational Actions and Choices », Theoria, 49, 1983, pp. 159-183. 6 Lewis, D. K., « Prisoner’s Dilemma is a Newcomb Problem », Philosophy and Public Affairs, 8, 1979, pp. 235-240. ! BAYÉSIANISME, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, RATIONALITÉ NIETZSCHÉISME PHILOS. MODERNE Que des écrits de Nietzsche se laisse déduire une certaine doctrine que l’on pourrait qualifier de nietzschéisme est loin d’aller de soi. Tout d’abord, Nietzsche prétend souvent ne décrire qu’une expérience singulière : « Mes écrits ne parlent que de mes

propres expériences vécues. » 1. Ayant suivi son propre chemin, il ne peut que nous inviter à suivre le nôtre : Vademecum-Vadetecum 2. Ensuite, à l’oeuvre de Nietzsche manque le caractère systématique – ce que Nietzsche revendique d’ailleurs lui-même (« Attention à ceux qui sont systématiques ! »3). En effet, non seulement elle comprend pour la plus grande partie des cahiers de notes, mais encore les textes publiés se présentent eux-mêmes le plus souvent comme une succession de fragments qui peuvent sembler arbitrairement ordonnés par des numéros. De plus, l’effort de Nietzsche paraît inachevé : ce qu’il considérait un jour comme son « oeuvre principale » 4, un écrit qu’il aurait intitulé la Volonté de puissance, est resté à l’état d’ébauche. On pourrait être tenté d’en déduire, comme beaucoup l’ont fait, que Nietzsche ne serait pas un « penseur rigoureux », pas un philosophe authentique, tout au plus un « philosophe de la vie » 5. C’est incontestablement le commentaire de Heidegger qui a inauguré le retour de Nietzsche dans la « longue voie »6 de la tradition philosophique – peut-être d’une manière tout autre que l’aurait voulu Nietzsche lui-même. Pour Heidegger, c’est la notion de volonté de puissance qui donne la clé de la philosophie de Nietzsche : « [Ce dernier], écrit-il, est ce penseur qui a suivi le cheminement de pensée qui mène à la volonté de puissance. » 7. Prendre comme fil conducteur du nietzschéisme la notion de volonté de puissance ne présente pas pour seul intérêt de rencontrer le commentaire majeur de Heidegger : cela permet également de discuter d’une interprétation fort courante qui veut voir dans la pensée de Nietzsche – pour s’en féliciter ou le déplorer – un éloge de la sélection au profit des « forts », une sorte de darwinisme. Nietzsche définit couramment la volonté de puissance comme un « affect » 8. À cet égard, il faut relever qu’il n’a pas parlé dès l’abord de « volonté de puissance », mais longtemps de « sentiment de puissance » : la puissance nietzschéenne est d’abord capacité d’être affecté. L’affect est lui-même déterminé par Nietzsche comme une « réaction »9 ; or, une réaction implique d’abord l’action d’un autre que l’on subit. Ainsi, la première notion qui vient avec celle d’affection, c’est celle de rapport : l’affect implique le rapport à une autre chose qui, précisément, affecte. Et, en effet, à propos de la volonté de puissance, Nietzsche

parle de « quanta dynamiques en rapport de tension avec tous les autres quanta dynamiques, dont l’essence consiste en leur rapport avec d’autres quanta » 10. Dans la mesure où le rapport à un autre relève de l’essence de la volonté de puissance, cela signifie qu’il n’est pas une simple possibilité qui pourrait être où ne pas être réalisée, mais qu’il est toujours réalisé en effet. Puisque toute puissance est nécessairement en rapport avec une autre, on en déduit, d’une part, qu’il n’existe pas de puissance isolée : tout état est nécessairement un « état downloadModeText.vue.download 741 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 739 global » 11, c’est-à-dire qui inclut différents termes en rapport. D’autre part, il ne saurait y avoir de totalité qui intégrerait tous les rapports, c’est-à-dire qui ne serait elle-même en rapport avec rien : on ne peut concevoir le monde comme un tout 12. « Il n’y a pas de tout », écrit Nietzsche ; il faut « faire voler le tout en éclats » 13, c’est-à-dire le ramener à des « relations » qui ne se laissent pas « rassembler en un tout » 14. La seconde conséquence majeure du caractère essentiel du rapport est qu’il n’y pas, à proprement parler, d’ontologie nietzschéenne. Dans une phrase où Nietzsche détermine la volonté de puissance comme un pathos, il affirme en même temps qu’elle n’est pas un être 15. L’idée de l’être est, en effet, pour Nietzsche, celle d’un « en soi » qui ne serait « conditionné » par aucune relation. Et remettre en cause l’être, comme Nietzsche le fait couramment, c’est montrer qu’il se rapporte toujours à autre chose, en particulier à ceux qui le pensent, qu’il « relève de notre optique », écrit Nietzsche 16. C’est sur ce point que le commentaire de Heidegger est éminemment contestable. Car s’il situe Nietzsche dans la tradition philosophique, c’est parce qu’il considère que celui-ci s’attache à « l’ancienne question directrice de la philosophie : « Qu’est-ce que l’étant ? », et que la volonté de puissance est la « réponse » à cette question » 17. Pour soutenir cette thèse, il est décisif de gommer le fait que la puissance nietzschéenne se rapporte par essence à un autre. C’est pourquoi, au terme d’« affect », Heidegger substitue celui d’Aufregung : être affecté signifie alors « s’élever nous-mêmes au-dessus et au-delà de nous-mêmes ». Autrement dit, si jamais l’affect reste ici un rapport, il n’est en aucun cas un rapport à un autre, mais un rapport de soi à soi 18. Cet autre qui affecte la volonté de puissance, avec lequel elle est en rapport, est nécessairement une autre volonté de

puissance : « Une “volonté” ne peut naturellement agir que sur une “volonté” et non pas sur une “matière” (comme sur des “nerfs”, par exemple) » 19. On comprend alors pourquoi la volonté de puissance se développe toujours à l’encontre d’une résistance. Nietzsche écrit que la volonté de puissance « a besoin d’oppositions, de résistances » 20. Par exemple, si le protoplasme étend ses pseudopodes, c’est pour « chercher quelque chose qui lui résiste » 21. S’éclaire ainsi la nature de l’éloge nietzschéen du conflit : la guerre n’est pas à ses yeux une possibilité souhaitable, elle est une condition « indispensable » 22 à toute réalité : « Tout ce qui arrive est un combat. » 23. S’éclaire également ici la complexité de la doctrine nietzschéenne du plaisir. Si le plaisir est un « symptôme » du déploiement de la puissance 24, il a nécessairement comme « ingrédient » le déplaisir, ce dernier résultant de l’« empêchement » même de la volonté de puissance par une puissance opposée 25. Le déplaisir, en tant même qu’« empêchement », est le « stimulus » du sentiment de puissance. La volonté de puissance ne cherche une puissance contraire que pour la dominer : si le pseudopode cherche ce qui lui résiste, c’est pour le « surmonter » 26 ; et le sentiment de puissance est défini par Nietzsche comme celui d’une « résistance surmontée » 27. Mais surmonter ne signifie en aucun cas annihiler. La puissance adverse dominée obéit et reste une puissance. Dans l’obéissance, écrit Nietzsche, il y a également une certaine « résistance » ; « la puissance propre ne s’y trouve en aucun cas abandonnée » 28. Dans la mesure où la puissance dominée reste une puissance, ne renonce pas à résister, elle continue à affecter la puissance qui domine 29. Aussi, le jeu des multiples puissances aboutit à des « formations de domination », c’est-à-dire des complexes de puissances, tel le corps par exemple. Ces formations ne peuvent

en aucun cas être pensées comme des organismes, où les différentes parties seraient réunies selon des principes téléologiques, mais comme des équilibres qui résultent du combat des puissances dominantes et dominées qui les composent 30. Cependant, cette hiérarchie n’est jamais, pour Nietzsche, le résultat du rapport des puissances : bien au contraire, elle est le principe de ce rapport. Autrement dit, c’est par un « jugement de valeur » 31 que commence tout rapport. Et l’établissement de cette hiérarchie est l’acte même de la puissance : celui qui domine est celui-là même qui « détermine les valeurs » 32. Cette détermination est ce que Nietzsche nomme interprétation. L’interprétation est ainsi l’acte même de la volonté de puissance 33. On voit en quoi, si le nietzschéisme n’est pas un finalisme, il se distingue également du mécanisme. Nietzsche dénonce l’idée que « le sentiment de puissance est la puissance même qui met en mouvement » 34. Car, à ses yeux, la volonté de puissance n’est pas une cause 35, un moteur, mais d’abord un simple « regard » 36 – un « regard supérieur que l’on jette » 37. Elle n’est pas une action qui vise à soumettre, mais la « certitude intérieure », préalable à toute action, « que l’on sera obéi » 38. Ces considérations suffisent à voir en quoi le nietzschéisme est radicalement distinct du darwinisme – différence que Nietzsche souligne lui-même : il a devant les yeux « le contraire » de ce que voit Darwin 39. Alors que pour ce dernier la « sélection » s’effectue « au profit des plus forts », pour Nietzsche, si la nature est cruelle 40, c’est envers les types supérieurs 41. En premier lieu, parce que la puissance n’est pas affaire de fait (le nietzschéisme n’est pas un « faitalisme »42), elle n’est pas le résultat d’une sélection, mais ce à partir de quoi se déploie toute action. En second lieu, parce que le déploiement de la puissance signifie constitution de « formations de dominations » toujours plus complexes, c’est-à-dire habitées d’un plus grand nombre de conflits. Ainsi s’explique le paradoxe de l’homme : l’être le plus complexe est en même temps une « créature pleine de contradictions », et donc la créature la plus fragile 43.

Igor Sokologorsky ✐ 1 Nietzsche, F., Été 1886-printemps 1887, 6[4], Kritische Studienausgabe 12, p. 232. 2 Nietzsche, F., la Gaie Science, « Plaisanterie, ruse et vengeance », § 7, Kritische Studienausgabe 3, p. 354. 3 Nietzsche, F., Aurore, livre 4, § 318, Kritische Studienausgabe 3, p. 228. 4 Nietzsche, F., Lettre à Bernhard et Elisabeth Forster du 2 décembre 1886. 5 Heidegger, M., Nietzsche, Pfullingen, t. 1, Günther Neske, 1961, pp. 13-14. 6 Ibid., p. 12. 7 Ibid., p. 473. 8 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[121], Kritische Studienausgabe 13, p. 300. 9 Nietzsche, F., Novembre 1887-mars 1888, 11[71], Kritische Studienausgabe 13, p. 34. 10 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[79], Kritische Studienausgabe 13, p. 259. downloadModeText.vue.download 742 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 740 11 Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1 [61], Kritische Studienausgabe 12, p. 26. 12 Nietzsche, F., la Gaie Science, livre III, §108, Kritische Studienausgabe 3, p. 467. 13 Nietzsche, F., Fin 1886-printemps 1887, 7[62], Kritische Studienausgabe 12, p. 317. 14 Nietzsche, F., Printemps-automne 1881, 11 [36], Kritische Studienausgabe 9, p. 454. 15 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[79], Kritische Studienausgabe 13, p. 259. 16 Nietzsche, F., Automne 1887, 9[89], Kritische Studienausgabe 12, p. 382.

17 Nietzsche, F., op. cit., t. 1, p. 12. 18 Ibid., p. 56. 19 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, deuxième partie, « L’esprit libre », § 36, p. 55. 20 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[80], Kritische Studienausgabe 13, p. 260. 21 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[174], Kritische Studienausgabe 13, p. 360. 22 Nietzsche, F., Humain, trop humain, t. 1, huitième partie, « Un coup d’oeil sur l’État », § 477, Kritische Studienausgabe 2, p. 311. 23 Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1[92], Kritische Studienausgabe 12, p. 33. 24 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[121], Kritische Studienausgabe 13, p. 300. 25 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[174], Kritische Studienausgabe 13, p. 360. 26 Id. 27 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[80], Kritische Studienausgabe 13, p. 260. 28 Nietzsche, F., Juin-juillet 1885, 36[22], Kritische Studienausgabe 11, pp. 560-561. 29 Nietzsche, F., Été-automne 1884, 27[27], Kritische Studienausgabe 11, p. 282. 30 Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1[31] Kritische Studienausgabe 12, p. 18. 31 Nietzsche, F., Novembre 1887-mars 1888, 11 [96], Kritische Studienausgabe 13, p. 45. 32 Nietzsche, F., Printemps 1884, 25[355], Kritische Studienausgabe 11, p. 106. 33 Nietzsche, F., Automne 1885-automne 1886, 2[151], Kritische Studienausgabe 12, p. 140. 34 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[81], Kritische Studienausgabe 13, p. 260. 35 Nietzsche, F., Printemps-été 1883, 7[25], Kritische Studienaus-

gabe 10, p. 250. 36 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, première partie, « Des préjugés des philosophes », § 19, Kritische Studienausgabe 5, p. 32. 37 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, neuvième partie, « Qu’est-ce qui est noble ? », § 257, Kritische Studienausgabe 5, p. 205. 38 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, première partie, « Des préjugés des philosophes », § 19, Kritische Studienausgabe 5, p. 32. 39 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienausgabe 13, p. 303. 40 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienausgabe 13, p. 305. 41 Ibid. 42 Nietzsche, F., Contribution à la généalogie de la morale, troisième dissertation : « Que signifient des idéaux ascétiques ? », § 24, Kritische Studienausgabe 6, p. 400. 43 Nietzsche, F., Été-automne 1884, 26 [119], Kritische Studienausgabe 11, p. 182. Voir-aussi : Deleuze, G., Nietzsche et la Philosophie, PUF, Paris, 1962. ! ÉTERNEL RETOUR, NIHILISME, PUISSANCE, SURHOMME, VALEUR, VOLONTÉ NIHILISME Du latin nihil, « rien ». Étymologie imaginaire (Heidegger) : nihil vient de ne-hilum (absence du hile, filament reliant des organes et dont la rupture est mortelle). MORALE, ONTOLOGIE, POLITIQUE, THÉOLOGIE 1. « Mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort » (P. Bourget1), dimension la plus négative et négatrice de l’homme dont la vie n’a plus de sens (« L’homme n’a fait qu’inventer Dieu pour vivre sans se tuer », déclare Kirilov, dans les Possédés, de Dostoïevski). – 2. Chez Nietzsche, dans un contexte proprement philosophique, l’élaboration métaphysique elle-même ainsi que la caducité des valeurs tutélaires sous le règne desquelles nous avons vécu. L’histoire du nihilisme n’est pas la même selon qu’on s’en

tient au mot lui-même, ou qu’on l’étend à ce qu’il désigne réellement, tant l’apparition de ce terme est postérieure à la détresse qu’il recouvre. Dans le premier cas, le vocable (apparu pour la première fois en 1799, dans la « Lettre à Fichte » de Jacobi) fut consacré, en 1862, sous la plume de Tourgueniev 2. Il désigne d’abord, dans la Russie de la fin du XIXe s., tous ceux qui, inconsolables et mélancoliques, sont littéralement désorientés devant l’abdication du divin au profit du néant, et s’abîment dans le culte nouveau d’une violence radicale. Dans le second cas, le nihilisme – que l’on confond parfois avec l’absurde – désigne fondamentalement « la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde » 3, mais également, avec Nietzsche, qui l’enracine dans la métaphysique, la façon dont la pensée s’évertue à recouvrir le silence du vacarme des valeurs imaginaires, en inventant la causalité finale ou encore en élaborant le double – idéal et signifiant – du monde réel ; le nihilisme désigne encore le comportement destructeur né de la déréliction des idoles employées à dissimuler cette vacuité essentielle, la prise de conscience de la « mort de Dieu » ou de la minceur des tutelles provisoires qui orientent l’agir humain, mais aussi la « joie tragique » de celui qui est capable d’aimer la vie sans qu’il y ait la moindre raison à cela. Enfin, avec Heidegger, le nihilisme passe du statut de néant de valeurs à la dimension ontologique de l’Être-même comme néant 4. En cette seconde et gigantesque dimension, le nihilisme constitue peut-être, et paradoxalement, la « raison d’être » de la philosophie, puisqu’il invite, somme toute, à l’examen de la question – et en est-il d’autres ? – de savoir pourquoi et comment vivre, alors que nous allons mourir. ▶ Hormis les pensées qui se donnent spécifiquement le nihilisme pour objet, il est peu de penseurs qu’on ne puisse tenir pour « nihilistes », car il est peu d’aventures de la pensée qui, des gnostiques à l’existentialisme sartrien, de la « querelle du panthéisme »5 à la psychanalyse, ne traitent du néant, que ce soit pour s’y complaire, s’en désoler, le récuser, le dissimuler, ou encore y trouver de quoi faire le deuil nécessaire d’une divinité transcendante. Qu’elle l’affronte ou qu’elle tente d’en atténuer les effets, la pensée doit aussi sa fécondité au rap-

port qu’elle entretient avec le sentiment tenace de l’« à quoi downloadModeText.vue.download 743 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 741 bon » de Nietzsche, aux prophéties duquel les atrocités du XXe s. donnent une consistance indépassable. Raphaël Enthoven ✐ 1 Bourget, P., Essais de psychologie contemporaine, Gallimard, Paris, 1993, p. XXIII. 2 Tourgueniev, I., Pères et Fils, Gallimard, Paris, 1992 ; voir la figure de Bazarov. 3 Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942. 4 Heidegger, M., Nietzsche, Gallimard, Paris, 1972. 5 Voir, à ce sujet, la fameuse « Lettre à Fichte » citée plus haut, et dans laquelle Jacobi déclare notamment : « Je ne vois pas pourquoi [...] je n’aurais pas le droit de préférer par goût ma philosophie du non-savoir au savoir philosophique du néant ». Voir-aussi : Bannour, W., les Nihilistes russes, Aubier, Paris, 1974. Le Nihilisme, anthologie de textes choisis et présentés par V. Biaggi, Garnier-Flammarion, Paris, 1998. Camus, A., l’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1960. Deleuze, G., Nietzsche et la Philosophie, PUF, Paris, 1962. Dostoïevski, F., les Possédés, Gallimard, Paris, 1974. Flaubert, G., Bouvard et Pécuchet, Gallimard, Paris, 1999. Nietzsche, F., OEuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1977. (Voir, en particulier, le Gai Savoir, § 346, dans les fragments rassemblés sous le titre « La volonté de puissance », le début du t. II, et, dans le Crépuscule des idoles, le chapitre intitulé « Comment le monde-vérité devint fable ».) Rosset, C., Traversées du nihilisme, Osiris, Paris, 1995. Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1978. Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris, 1966. Spinoza, B., Éthique, éd. bilingue, trad. B. Pautrat, Seuil, Paris, 1999. (Voir, en particulier, l’Appendice de la première partie et la préface de la quatrième partie, « Sur la façon dont nous avons imaginé une causalité finale au principe du monde ».)

Stirner, M., l’Unique et sa propriété, Stock, Paris, 1960. Tzara, T., Sept manifestes dada, Pauvert, Paris, 1963. Vattimo, G., la Fin de la modernité, Seuil, Paris, 1987. ! ABSURDE, ANARCHISME, ANGOISSE, DÉCADENCE, DIEU, FINALITÉ, HÉDONISME, MATÉRIALISME, MORALE, MORT, NIETZSCHÉISME, PESSIMISME, SENS, VALEUR, VOLONTÉ No God’s land 1 Il est aisé mais navrant de s’en tenir, comme on l’a fait, à l’énumération des raisons pour lesquelles, le 11 septembre 2001, au nom de Dieu, deux avions se sont écrasés contre le symbole financier du plus grand empire de tous les temps. Une fois que l’épée de Damoclès est tombée, rien de ce qui veut en rendre raison n’a vraiment de pertinence. Expliquer le spectacle invraisemblable d’un attentat en direct ? Absurde. Autant que de vouloir élucider, par la statistique, les raisons singulières qui poussent un homme à mettre fin à ses jours. L e propre de l’explication est de s’appuyer sur la représentation d’une réalité que l’on met à distance de soi, et dont on postule l’homogénéité, dont on déclare qu’elle n’obéit qu’à des lois et peut, à ce titre, faire l’objet d’une connaissance exhaustive. L’explication ajourne, en la circonstance, l’intelligence de la singularité de ce dont on parle, c’est-à-dire de ce qui ne saurait jamais s’y réduire. L’explication, qui considère rétrospectivement ce dont elle traite, et le transforme en objet fini pour l’intellect est, au sens propre, le contraire de l’implication, ou encore de la compréhension. Avant d’être un objet de science, le 11 septembre marque la fin et le début d’une époque. Parmi les stratagèmes mis en place pour éloigner de soi l’idée que nous sommes également partie prenante du nouveau désordre mondial, la volonté de l’expliquer, de lui trouver un sens et de s’en contenter, est un abus de langage qui sert de paravent : « Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent – le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe : n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout » (Nietzsche). « DIRE L’INDICIBLE »

D eux avions éventrent deux tours qui s’effondrent, et le réel montre, dans sa nudité, combien est inféconde l’idée que l’Histoire aurait un sens. Car, devant l’horreur, le sens à donner à tout cela importe moins, en définitive, que la constatation simple selon laquelle l’acier ne résiste pas à du kérosène enflammé. La raison d’être du crime a peu de valeur au regard du crime lui-même. Autrement dit, l’événement est insensé, et irréductible, pour l’essentiel, à toute téléologie, c’est-à-dire à toute forme de « pourquoi ». Le prisme du nonsens est ici moins aberrant que la longue-vue de l’explication. Le détail des raisons s’évanouit devant l’irruption de l’instant, le sens bat en retraite devant l’irrationnel – témoignant d’ailleurs en cela, puisque ce qui est arrivé dépasse ce que l’homme peut imaginer, qu’il n’y a de sens que dans une mesure strictement humaine. L’impression immédiate, enfin, qui veut que ce que nous avons tous vu nous laisse ahuris ne gagne pas grand-chose à être médiatisée après coup par la réflexion. Silence, oeil hagard, bouche bée. Ce qui ne s’imagine pas ne se conçoit pas et ne se pense pas sans que la pensée excède ses limites. Ce qui ne se conçoit pas ne s’explique pas sans indécence ni trahison. Nous appelons donc « insensé » ce qui nous a d’abord semblé tel, c’est-à-dire ce à quoi il ne suffit pas de prêter, après coup, un sens pour le comprendre ou l’éprouver. Avant les discours, les considérations géopolitiques et les effets de manche, avant la riposte américaine, la défaite des Talibans et la constitution d’un gouvernement provisoire, il y a l’antériorité indépassable du silence assourdissant dans lequel périssent, d’un coup, plusieurs milliers d’humains. Des monuments qui s’effondrent, de l’être brut, impensable, sans cause ni effet, de l’être silencieux, muet, sourd, idiot, violent, aveugle, implacable, désespérant, extramoral. De fait, l’oxymore qui demande de « penser l’impensable » ou de « dire l’indicible » n’est pas le moins sage des poncifs, car il présente un impossible non seulement comme une évidence, mais encore comme une tâche à accomplir. Si la discursivité n’est pas adéquate à un phénomène de cette nature, c’est que le sens dont les mots sont comptables est ici rappelé à l’imposture qui nous a valu d’y croire et d’y subordonner nos actions. Les mots ne sont pas conformes au monde tel qu’il est, tel qu’on l’érigé et qu’il s’effondre, mais au monde tel que les hommes se le représentent, un monde ordonné, signifiant, et dont les tragédies sont autant de déviances à l’endroit d’une norme rétroactive. Le langage n’est pas la bonne parole, car il ne décrit, dans le meilleur des

cas, qu’un mouvement figé à chaque syntagme, et méconnaît un devenir que l’homme s’évertue à vitrifier depuis qu’il se downloadModeText.vue.download 744 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 742 sait mortel. Les mots suggèrent l’idéologie, ils valent pour ce qui dure, alors que, de la main de l’homme, le réel a eu, le 11 septembre, l’impudeur de nous révéler sa neutralité native, et de manifester – tel un secret que tous partagent mais dont nul ne parle jamais – que rien de ce que nous faisons ne demeure. En d’autres termes, celui qui, fidèle à ce qu’il a vu, refuse d’ignorer ou de taire encore qu’il est, dès la naissance, assez vieux pour mourir, ne saurait méconnaître davantage l’atonie d’un réel inhumain, ni souscrire au déploiement rationnel et ordonné de l’Histoire : « La vie va se perdre dans la mort, les fleuves dans la mer et le connu dans l’inconnu. La connaissance est l’accès de l’inconnu. Le non-sens est l’aboutissement de chaque sens possible » (Bataille). LE DÉVOILEMENT IMPARABLE L ’attentat du 11 septembre est un crime contre l’humanité, et c’est le cas moins par son ampleur que par ce qu’il dévoile. Les assassins du 11 septembre ont aussi commis un crime contre la faiblesse que nous avons de tenir pour consistant ce que nous érigeons. Il est la mise en évidence du chaos qui sous-tend nos entreprises, la résurrection de l’inconsistance et du mouvement que les immeubles dissimulent, de la matière qui précède la forme, de la vanité qui gît derrière chaque projet, de la poussière sous le béton, du néant sous tous ses aspects. L’attentat du 11 septembre est une catastrophe atone, le surgissement provisoire et inoubliable d’un mutisme ontologique dont toute morale – trop humaine – trahit l’innocence. Heidegger, en cela, s’il avait été devant son poste de télévision, aurait vraisemblablement parlé d’une « éclaircie », nous nous contenterons de « dévoilement ». Certes, l’Histoire n’est pas avare de tragédies, et s’il fallait dresser une hiérarchie dans l’horreur, la violence ahurissante du 11 septembre se trouverait loin derrière les grands crimes du siècle dernier. Néanmoins, si un tel événement est le premier de son genre, c’est que nous y avons, tous ou presque, assisté en direct. Le second avion s’est écrasé sous nos yeux, les enfants de Gaza chantaient sous nos yeux, tandis que la poussière envahissait, sous nos yeux, les artères de Manhattan... Le 11 septembre, c’est du « temps réel », ou l’inévitable immédiateté collective d’un attentat télévisé. De fait, ce qui distingue, de façon décisive, le 11 septembre de ses grands frères immondes, c’est la nature même de la retransmission, et le grand spectacle d’une épouvantable fascination publique et singulière à la fois... Si le 11 septembre est inédit, c’est que nous n’en avons rien raté. Nous avons tous

tout vu, de l’intérieur comme de l’extérieur. Aucun mystère, aucune possibilité de ne pas y songer, aucune prise, ou si peu, donnée au révisionnisme. C’est comme si une main de fer avait pris nos têtes, et les avait plongées dans une fange incontestable. Ce que nous ne voyons pas est abstrait, mais ce que nous ne pouvons pas ne pas voir est insupportable. En un sens, nous l’avons tous vécu, ce dont témoigne le fait que personne n’ignore ce qu’il faisait à l’heure où les tours se sont effondrées. Quand une usine chimique explose à Toulouse, les caméras ne montrent les débris qu’après la déflagration, et nos mauvaises consciences trouvent aussitôt à s’abriter derrière le fait que nous n’en avons pas été les témoins. Pour ce qui concerne le 11 septembre, c’est-à-dire l’inoubliable preuve par l’effet de la fragilité des symboles et de l’inutilité d’entreprendre, il est impérieux, comme on suit l’évolution d’un virus incurable, de prendre le pouls de nos consciences meurtries. AVANT L’HOMME D e fait, on peut considérer que la destruction en direct de nos babels laïques a fait de nous, immédiatement, les apatrides d’un genre nouveau, les acteurs malgré nous d’une Histoire monumentale et démente. La société de consommation, l’univocité, la standardisation des usages, le calcul libéral de l’intérêt bien compris de chacun, tout ce qui, en somme, contribue à l’uniformisation du réel se disloque derrière ce qui témoigne de son unicité, de son insoumission à l’homme, et rappelle, en conséquence, chacun à ce qui le distingue d’autrui – car l’éminence de la mort est l’affaire de chacun avant d’être l’affaire de tous. Il ne s’agit donc pas d’une guerre du Bien contre le Mal, comme le pense le pénible George W. Bush, mais du combat, perdu d’avance celui-là, du genre humain contre ce qui montre que l’universel est une chimère, de la lutte de l’homme contre ce qui rappelle, d’abord, qu’il n’est qu’un point de suspension dans l’histoire d’un monde muet... L’abominable Ben Laden est anté-humain ; nous sommes, par lui, retournés avant l’homme, c’est-à-dire avant Dieu, avant le sens, en deçà de toute construction, face à l’arrièremonde chaotique dont le mutisme engendre, comme autant de palliatifs, chacun de nos espoirs, de nos édifices, chacune de nos illusions. Nous sommes conduits, par un déluge d’un genre nouveau, en un temps d’avant l’Histoire des hommes, à une époque où il n’y avait pas d’homme pour trouver « injuste » que le monde ne fût pas conforme à notre désir. Le carnage du 11 septembre n’a pas la nécessité de ce qui devait être ni l’inconvenance de ce qui n’aurait pas dû avoir lieu, mais il a la nécessité de ce qui a été ; il est, comme tout ce qui est, inévitable, au seul titre qu’il est advenu. Nous voilà rappelés au désordre ; qu’on le veuille ou non, il faudra bien s’y rendre. Comme si Dieu, pour nous punir de croire encore – un peu – en lui, avait choisi, en un jour et en un lieu sans pourquoi, d’administrer une nouvelle preuve de son inexistence.

De cette leçon qu’inflige, par la main des psychopathes, le réel à ceux qui le travestissent, il faut retenir la caducité du progrès, le dénuement de nos égoïsmes, l’impossibilité, aussi, de substituer durablement la gloire microscopique de l’argent facile et de la reconnaissance d’autrui au sentiment lancinant d’un pourquoi sans réponse. Tout est silence, et l’explication est bavardage face à l’étrangeté d’un phénomène si évidemment monstrueux et complexe à la fois qu’il manifeste l’irréductibilité de tout ce qui est au moindre système de pensée. Le surgissement de l’entropie derrière l’enthousiasme, de l’involution derrière le progrès, ou l’irruption du chaos au spectacle duquel nous n’avons pas les moyens de nous dérober, impose de penser un « en deçà » ou un « au-delà de ce qui se pense », invite inéluctablement à identifier l’être au néant, la connaissance à la singularité, et à donner à la pensée les outils qui lui permettront de ne plus être le bras armé de la mauvaise foi arrimant la philosophie à l’hypothèse du sens, de la vérité ou de l’universel. Comme le dit Nietzsche : « Maintenant, l’air entier est échauffé, le souffle de la terre est embrasé. Maintenant vous vous promenez tous nus, bons et méchants. Et pour l’homme épris de connaissance, c’est une fête. » UN JOUR COMME LES AUTRES L e monde a changé donc, non pas en raison du drame luimême, mais en raison de la perception qu’on en a. Ce qui downloadModeText.vue.download 745 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 743 est vrai des rapports de force entre les États l’est d’abord de la façon dont l’homme perçoit le réel qui l’entoure et dont il n’est qu’une molécule. Le monde des hommes a changé le jour où la réalité a, de nouveau, montré qu’elle dépassait les moyens que l’entendement met en oeuvre pour la saisir, se l’approprier ou se la rendre pensable. Tout se passe, depuis le 11 septembre, comme si le monde nous laissait un peu moins le loisir de lui confectionner une signification sur mesure, comme si l’illusion qui aide à vivre nous était désormais interdite, comme si nous pouvions un peu moins juxtaposer à l’être un hypothétique univers conforme à nos désirs ou à notre idée de la morale, sans nous savoir de mauvaise foi. La réalité, infinie, unique et cruelle, déjoue maintenant l’art que nous avons de nous la dissimuler par la pensée, la morale, le culte ou encore par l’identification exorbitante du réel et du rationnel. Ce que ce jour-là a d’absolument singulier ment, dans le fait que c’est un jour comme qu’à l’oeil trop humain de l’homme qu’il y entre le 11 septembre et les autres jours.

tient, étrangeles autres : ce n’est a une différence Ce n’est qu’à l’oeil

de l’homme, pour qui le monde réel se double d’une infinité de mondes possibles, qui compare ce qui est à ce qui aurait pu ou dû advenir, que le monde est sorti, ce jour-là, de son cours normal. Il n’y a que l’homme pour refuser, en un mot, de supporter ce que Cl. Rosset nomme « l’impérieuse prérogative du réel », à savoir son unicité. Qu’est-ce à dire ? Que ce qui est tragique pour nous est ordinaire à l’échelle de l’univers. L’attentat du 11 septembre est aussi anodin à l’échelle cosmique que tout ce qui advient, mais il marque l’humanité au fer rouge, parce qu’il révèle précisément cette indifférence et nous rappelle à notre condition infiniment solitaire de morts en sursis. Le 11 septembre a, ontologiquement, la valeur d’une fenêtre ouverte sur un horizon clos, et revêt, pour l’homme, la gravité d’une cicatrice. Le monde n’était pas différent de lui-même le 11 septembre, et qu’il n’importe pas à la Terre qu’elle ait tremblé ou non ce jour-là ; il n’y a que l’homme pour interpréter comme n’ayant pas dû avoir lieu ce qui n’a pas pu ne pas avoir lieu, il n’y a que l’homme pour se demander, face à un spectacle qui montre précisément la réalité toute nue, et qui enseigne qu’elle ne se soucie ni des crimes commis ni du sens que nous leur donnons, si ce qu’il regarde, ahuri, est bien « réel »... Pour l’homme, qui refuse d’abandonner l’idée que le monde devrait être autre qu’il n’est, ou qui préfère une infinité de mondes imaginaires à l’unicité implacable du monde réel... Bien sûr, les chancelleries s’agitent, et nous aurons à lutter à l’avenir contre une forme nouvelle de terrorisme, mais il y a désormais une case inédite dans l’esprit de l’homme lucide et avisé, par l’expérience, que le réel excède autant l’imaginaire que le langage. Le nouveau monde qu’inaugure le 11 septembre n’est jamais que notre monde dépouillé du fantasme de l’espérance ; c’est un monde cruel, dur, étranger. Une tour qui s’effondre est un voile qui se lève entre nous-mêmes et une réalité soustraite à notre emprise. Moribonds à l’espoir sont ceux qui prient, autant que ceux qui y renoncent. De Dieu aux marchands du temple, du wahhabisme à l’Occident mal en point, la crainte de la mort précipite les avions contre les tours, dissout, à la vitesse d’un sucre dans une goutte d’eau, les édifices conceptuels et concrets. Une prière, une minute de silence ne suffisent pas à oublier que le monde est silence. Il fallait qu’un symbole se décomposât pour que le nihilisme inconséquent de ce début de siècle – qu’il ait la forme d’un islam fou, d’un angélisme candide, d’un bellicisme arrogant ou d’une haine de soi grimée en antiaméricanisme sommaire – entreprît lentement de parvenir à la conscience de lui-même. LE PRINCIPE DE RÉCOMPENSE L a lettre retrouvée dans la voiture d’un terroriste est édifiante : « Ce sera, si Dieu le veut, le jour que tu passeras avec les femmes du paradis [...]. Sache que les jardins du paradis t’attendent dans toute leur beauté, et que les femmes du paradis t’attendent, et qu’elles appellent “Viens par ici, ami de Dieu.” Elles sont parées de leurs plus beaux atours. ». Le solipsiste convaincu que son crime lui vaudra impunément un orgasme éternel, et qui reste indifférent à la douleur d’autrui, au titre qu’elle ne le concerne pas (tandis que son

plaisir propre le concerne directement) n’a aucune raison de ne pas précipiter, sous le prétexte d’une guerre sainte, un avion contre une tour. Nul courage chez le pauvre type dont la jouissance passe par la mort d’autrui, et qui donne à ce calcul sadien l’apparence grossière du martyre. Nul courage chez celui qui se tue par peur de la mort. Il n’est pas besoin d’être un exégète du Coran pour voir que cette version de l’islam n’est que la caricature de l’idée selon laquelle le vertueux trouve son profit dans l’ascèse. Si le fait d’espérer en Dieu pousse à son terme le principe de récompense, celui-là culmine à New York, dans une tractation maquillée en suicide, et dont les termes ont de quoi séduire et convaincre l’homme qui ne songe qu’à lui. L’islam des assassins est à l’économie de marché ce que la charité est au ressentiment : sa version subtile et sournoise, son habit de soirée. Le porteparole de Dieu ne fait jamais que spéculer sur des valeurs suprêmes. La piété des assassins témoigne surtout d’un nihilisme vénal et inconséquent, tels des Talibans qui, s’ils étaient fidèles à eux-mêmes et à la détresse qui dicte leur haine, s’en seraient pris à leurs propres mosquées plutôt qu’aux idoles des autres. Comme le dit Spinoza : « Qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l’aime en retour. » LA SURFACE DE L’EAU F aut-il – et est-ce possible ? – ignorer encore que toutes les statues sont de sel et que, jusqu’à la mort des descendants de ceux qui virent les tours s’effondrer, le Nouveau Monde et le Vieux Continent sont, dans l’horreur et par le déclin de l’empire américain, entrés dans l’âge adulte ? Quel divertissement, quelle drogue seront assez puissants pour détourner notre esprit de la certitude que l’amour, la justice et la rédemption n’ont aucun rapport avec le monde réel ? Faut-il continuer de nous demander pourquoi le monde est tel qu’il est ? Faut-il oublier qu’il est aussi absurde de chercher un sens à tout cela que de mettre une attèle sur une botte de foin ? Faut-il, comme nous allons le faire, continuer à poser sur le réel les catégories de justice et d’injustice et reprocher à l’univers de ne pas s’y conformer ? Déclarer impunément que, si nous souffrons, c’est que le monde n’est pas ce qu’il devrait être ? Méconnaître qu’il n’est qu’un seul monde possible ? Faut-il ne pas accepter qu’ici-bas le crime paie, et que le courage d’un homme qui se bat avec des couteaux en plastique n’est pas nécessairement récompensé ? Construire des mémoriaux, des monuments aux morts, et affirmer devant du marbre, comme en 1918 : « Plus jamais ça » ? Confier à des statues le soin de se souvenir de ce que nous allons tenter d’oublier ? Entreprendre d’oublier que le réel ressemble avant tout à la surface de l’eau après le naufrage d’un navire ? Plus que d’une guerre contre les Talibans, il s’agit ici du combat downloadModeText.vue.download 746 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 744 pathétique et perdu d’avance – dont la guerre n’est qu’une forme parmi d’autres – de l’humain contre l’impitoyable indifférence du réel, de la survie contre le néant, de l’imaginaire

contre le monde tel qu’il est, de nos coeurs battants sous la glace et promis à la poussière. Alors, peut-être, le faut-il, mais on peut parier qu’à terme ça ne suffira pas. Que faire donc ? Quelles injonctions retenir du silence, de l’anéantissement d’un symbole, de l’horreur possible et advenue ? LA FALSIFICATION D ’abord, ne plus penser comme on se détournerait du monde, autrement dit ne plus employer la pensée à falsifier, c’est-à-dire à simplifier, la réalité. Il importe d’abandonner les alternatives majuscules Bien ou Mal, Est ou Ouest, Islam ou Occident, Sacré ou Profane, Dieu ou Diable, Mondialisation ou Antimondialisation, Socialisme ou Économie de marché, Intériorité ou Extériorité, Vérité ou imposture... Le 11 septembre met au jour la caducité des structures duales et donc sommaires d’intelligibilité. La guerre froide est terminée, et, avec elle, la pertinence – déjà douteuse – de l’espèce de nihilisme que constitue un manichéisme négateur de la différence au profit de l’opposition. La perception du néant est solidaire de la décomposition de l’Histoire en non-sens. Aussi, ce désordre nouveau impose d’être subtil, de préférer les modèles aux visions du monde, de se référer aux valeureux d’Aristote, aux vertueux de Machiavel ou aux hédonistes intelligents, de rechercher, en somme, la compagnie des êtres qui, au sein d’une aventure monumentale et insensée, savent transformer en règle de vie ce qui, sans cela, n’est qu’une invitation au suicide. PERSÉVÉRER DANS L’ÉNIGME L e philosophe, ou chacun de nous, se doit, ensuite, de tenir pour une énigme l’univers censément ordonné que lui lèguent le savant et le politique ; il doit, en d’autres termes, rompre avec la solidarité postsocratique de la pensée, de la raison et du Bien. La philosophie ne participe de la méconnaissance délibérée – ou inconsciente – du monde tel qu’il est que, si elle demeure cette étrange discipline, ce système insincère – comme tout système – où l’on postule que tout événement a un sens latent et trouve, un jour ou l’autre, sa place au banquet du Savoir. Nous vivons la fin de la fin de l’histoire, le moment où, face à une civilisation qui s’avise qu’elle est périssable, l’optimisme ontologique et anthropologique est inconséquence suprême, et où, en termes méthodologiques, la notion de principe est remise à sa place par l’événement qui échappe à toute démonstration. C’est du sens lui-même qu’il faut faire son deuil. Toute philosophie conséquente ne peut être que tragique, anti-hégélienne, c’est-à-dire admettre un état de nature irréconciliable, et se débarrasser de ce qui, après la fin des utopies et de l’eschatologie divine, demeure idéologique. Le 11 septembre est indépassable, c’est en méconnaître les effets et s’exposer à l’oublier, que d’en faire un moment et non une impasse. « La raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les buts particuliers se perdent dans le but universel », professait Hegel, en reprenant à son compte les sophismes écoeurants de Leibniz, qui prétendait, lui, que « permettre le mal comme Dieu le permet, c’est l’indice de la plus grande bonté »... Aux

théodicées dogmatiques qui ne s’exposent jamais à la possibilité d’être réfutées, le 11 septembre suggère qu’on oppose le principe pessimiste d’algodicée, ou connaissance par la douleur. L’explication d’une douleur n’a jamais dispensé de souffrir : il n’y a pas d’interaction entre la chair et ce qui se veut désincarné. Quand on éventre un symbole, il faut un remède de cheval, pas un antiseptique ; fuir la douleur en lui donnant une raison d’être, c’est lui faire allégeance. Autant prier. L’ÉNERGIE ET LE NON-SENS S i la réalité choisit, au début du XXIe s., de ne pas se plier à l’identification humaine et indue de la dialectique et de l’être, de présenter des conflits insolubles ou encore d’exhiber le néant sous nos oeuvres, alors il faut sortir la philosophie des ornières évasives pour la rappeler à la seule interrogation qui vaille, et qui fait de la pensée une aventure radicalement singulière : comment – et non pourquoi – vivre alors que nous allons mourir ? Les tours de New York sont le secret de Barbe-Bleue 2 : la jouissance et l’identification du bonheur au bien-être ne sont possibles qu’à la condition d’ignorer la mort, c’est-à-dire d’oublier, autant que possible, qu’elle en est le fin mot. S’il nous faut désormais vivre sous un régime nouveau, c’est que la mort est, cette fois-ci, trop vigoureusement apparue pour être encore éludée. Hyperterrorisme ? Peut-être. Hyperterreur, en tout cas, devant la mort de Dieu. Nous ne pouvons ignorer davantage que le réel se moque que des gratte-ciel soient réduits en gravats. La réalité est au-delà de l’homme, elle excède l’imaginaire en une macabre inversion des rôles qui fait du réel lui-même la métaphore de nos illusions déchues : un gratte-ciel qui s’effondre est une idole qui s’évapore. L’événement consacre la fin des Lumières, non pas au profit d’un âge obscur, mais d’un âge inhumain, d’un monde soustrait aux catégories de l’homme, indifférent à nos discours véridiques, d’une nécessité sans but qui intime à la philosophie la tâche de se faire conforme à ce qui est, et non plus l’inverse – à savoir l’imposition discursive et trop humaine de la finalité sur le monde. Nous cherchons un sens aux choses ; or, pour ne pas le faire, il faudrait qu’elles en aient un. Comme le dit Nietzsche : « C’est une mesure de l’énergie que de savoir jusqu’à quel point on peut se passer d’attribuer un sens aux choses, jusqu’à quel point on peut tolérer de vivre dans un monde dénué de sens... ». La philosophie doit enseigner à vivre sans pourquoi, sans raison de vivre, abjurer l’idéalisme comme on sortirait d’un couvent, sous peine d’entrer en déshérence et de demeurer lettre morte. Comme le dit encore Rosset : « Il ne faut pas compter sur le philosophe pour trouver des raisons de vivre ». PHILOSOPHIE DU DANGER S i la philosophie rompt le pacte contre-nature qu’elle a passé avec un certain optimisme ontologique, elle devient alors, humblement, philosophie du danger, et non le bouclier supplémentaire qu’on interpose entre soi-même et la représentation du péril. Autrement dit, étant donné que l’insécurité est, qu’on s’y résolve ou non, désormais devenue la norme, et que la sécurité est l’exception, il serait lâche, donc erroné,

de reconduire les termes du cartésianisme qui, traitant le sujet en vase clos dépositaire d’une connaissance objective, plaide en faveur de ce qui met le monde à distance de lui. C’est, par là, tout le vocabulaire de la représentation, de l’explication, du solipsisme, de la subordination de l’existence à l’essence, de l’immatérialisme ou encore de la maîtrise de la nature qui perd toute pertinence. L’homme n’est plus au centre de la downloadModeText.vue.download 747 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 745 Création, l’Occident n’est plus au centre du monde, le sujet n’est plus le centre de son univers intérieur. Le monde a cessé, comme en 1918, comme en 1945, de souscrire, comme il semblait le faire, à notre emprise. Que ce soit la sécurité, la foi dans le progrès, voire la certitude d’un avenir un peu meilleur chaque lendemain, quelles que soient les illusions que le 11 septembre 2001 a détruites, elles se rapportent toutes à une démystification fondamentale : nous ne pouvons plus demeurer dans le solipsisme confiant et confortable d’un univers domestiqué et soustrait aux périls qui l’entourent. C’est la tour d’ivoire qui s’est effondrée, ou la figure de l’homme se souciant de la faim dans le monde après un bon repas : caducité du sentiment bienheureux d’être à distance de ce dont nous parlons... Le danger fait plus que nous concerner désormais, il nous touche. Jamais le péril n’a été si proche, et la mondialisation n’est pas celle que nous imaginions : en lieu et place de l’uniformisation marchande du monde, nous sommes confrontés à un nouveau désordre mondial – dont l’ordre éventuel n’est qu’un cas particulier – et inintelligible à ceux qui pensent toujours dans les termes hérités du temps où une adversité clairement identifiée nous donnait encore le sentiment fallacieux d’être maîtres de l’univers comme de nous-mêmes. LA CONNAISSANCE DU SINGULIER L ’enjeu est ici de penser la contingence sans lui trouver un sens, de parvenir à une connaissance du singulier, c’est-à-dire de l’irréductible et de l’étrange, de l’unique et du nouveau, à une façon de connaître où l’objet que l’on se donne n’est pas présenté comme le cas particulier d’une vérité générale et objective, mais rendu à la singularité qui en fait, au sens propre, un événement. Une connaissance qui ne se donne pas pour vocation de ramener l’inconnu au déjàconnu, l’hétérogène à l’homogène, mais s’attache à ce que le réel a de dissemblable avant de manifester ce qu’il a d’identique. Loin des modèles explicatifs et de l’intégration abusive d’un phénomène dans un ordre qui l’excède, l’événement est autant, tel le 11 septembre à New York, ce qui, du point de vue de l’homme, rompt la trame de la vie quotidienne que ce qui, ontologiquement, est, en toute rigueur, identifié à tout ce qui arrive. Une pensée de l’événement est une pensée non discursive, car non ordonnée selon un but, soustraite au regret comme à l’espoir, à l’intention comme au ressentiment,

une pensée fragmentaire, aphoristique et avisée que le sens n’est qu’une éventualité – pauvre – du chaos. SISYPHE N ous ne construisons pas des tours afin qu’elles s’effondrent, mais elles ne se seraient pas écroulées si nous ne les avions pas construites. L’effondrement n’est pas la cause finale de la construction, mais c’est la construction qui est la cause efficiente de l’effondrement. Seul ce qui se fait est susceptible d’être défait, est-ce à dire qu’il serait sage de ne plus rien faire ? Si le destin d’une tour est de redevenir poussière, est-ce folie que de la construire ? C’est douteux, car être déçu même à l’avance, c’est avoir espéré en ce que nous faisions. Décliner toute entreprise au nom de sa fragilité, c’est vouloir n’accomplir que ce qui est véritablement consistant, ou bien inféoder chacune de nos démarches à l’hypothèse impossible d’un sens véritable. Celui qui ne fait rien, au nom de l’idée que ce qu’il fait sera défait, l’à-quoiboniste en somme, qui n’agit que si son action a une raison d’être, est aussi inapte à la réalité que celui qui tue au nom d’un Dieu. C’est du néant que nous faisons l’apprentissage, c’est du néant que nous tirons nos actions, et c’est le néant que recouvrent maladroitement nos raisons d’agir : celui qui s’en désespère demeure comptable de ce qu’il croyait savoir. Sisyphe ne pousse évidemment pas son rocher en haut d’une montagne afin qu’il tombe de l’autre coté et que son labeur soit à reprendre, mais il est également évident que le rocher ne retomberait pas s’il n’avait atteint le sommet. Sisyphe pousse son rocher sans se demander pourquoi il le fait, car, s’il se posait une telle question, il cesserait bientôt de poursuivre son labeur. Qu’est-ce à dire ? Que la seule façon de ne pas désespérer de l’humain ni de la vanité de nos entreprises n’est autre que de la devancer. Que le désespoir échoit à celui dont l’activité était ordonnée selon un but, de même que l’explication reporte indéfiniment l’instant où l’on comprend l’objet, de même que chercher le sens d’un événement revient à ne jamais le saisir. Il ne s’agit pas d’agir quand même, mais d’agir sans raison, autrement dit de tenir l’action, originellement, pour un fait premier, et non consécutif à une intention. Sisyphe est l’inverse de Tantale, c’est-à-dire de celui qui, tourmenté par une faim inextinguible, tente à l’infini de dévorer les mets qui sont devant lui et qui lui échappent constamment. Sisyphe, figure philosophique par excellence du siècle irréligieux qui s’annonce, est l’inverse de Tantale,

ou de l’homme qui n’agit qu’en vertu d’un sens ou d’un objet que, dans le pire des cas, il n’obtiendra jamais, et qui, dans le meilleur des cas, ne l’apaisera que provisoirement. Tantale est l’esclave de l’objet que son désir se donne. Sa condamnation dit, mieux que quiconque, la solidarité analytique du sens et du désespoir. Un nihilisme conséquent dilue la question du sens et assigne à la philosophie la tâche, pour l’heure inaboutie, d’enseigner le deuil des illusions dont le symbole fut éventré le 11 septembre. De ce point de vue, l’islam fondamentaliste est, effectivement, le premier adversaire, comme l’est tout système qui, loin de renoncer à expliquer le monde, entend, à l’inverse, le réduire à un sens unique. De tous les abus de langage, de tous les abus de pouvoir, le discours du fondamentaliste est le moins honnête qui soit, car le plus désespéré, l’expression la plus anémiée d’une volonté de sens qui préfère tuer plutôt que d’accepter l’emprise du néant, et qui recouvre le silence du vacarme de l’imprécation. ▶ Le 11 septembre fait place nette ; il est l’image nette de l’enfer voilé qui nous sert de monde. Alors, que nous enseigne Sisyphe contre les imprécateurs et les donneurs de leçons ? Que nous apprend le 11 septembre 2001 ? Que l’enterrement du monde bipolaire est également l’acte de naissance d’un monde que nous ne maîtrisons plus, que le chaos se diagnostique autant à l’échelle internationale des rapports entre États, qu’à l’échelle fondamentale de ce que dissimulent nos convictions et nos constructions, qu’enfin, sans savoir si le monde est absurde, nous savons au moins qu’il est absurde de lui donner un sens, et que, dès lors, la seule réponse efficace au terrorisme n’est autre qu’un nihilisme rigoureux. RAPHAËL ENTHOVEN ✐ 1 Article publié par courtoisie des Temps Modernes, qui l’ont fait paraître dans leur livraison de janvier 2003. 2 Nous nous inspirons ici, dans une perspective un peu différente, des termes de l’analyse somptueuse qu’en fournit Cl. Rosset, dans son Traité de l’idiotie (Minuit, Paris, 1977). downloadModeText.vue.download 748 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 746 NOACHIDE Formé sur « Noé » et « -ide », du grec eidos, « apparence ». MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE « Fils de Noé », par allusion au pacte que Dieu conclut avec Noé après le déluge ; statut que le judaïsme biblique reconnaît à l’étranger. Les rabbins du temps du Talmud ont codifié la religion noachique en sept préceptes par lesquels tout homme peut réaliser pleinement son salut : l’interdiction de l’idolâtrie, de l’homicide, du vol, de la consommation du sang ou des parties d’un animal encore vivant, des unions matrimoniales interdites, du blasphème et, enfin, la pratique de la justice dans les jugements. Dans le cadre de sa réflexion sur le statut de l’étranger dans le judaïsme, H. Cohen fait du noachide une notion centrale, en tant qu’elle fonde l’idée moderne du droit naturel. Il la relève d’ailleurs chez les fondateurs du droit naturel 1 : J. Selden reconnaît l’identification entre l’étranger, le noachide et l’homme pieux des nations du monde (De jure naturali et gentium juxta disciplinant Ebraeorum, Londres, 1640), et H. Grotius vante l’institution du noachide. Le judaïsme biblique considère l’étranger comme un « fils de Noé », sujet en tant que tel de droits et de devoirs éthiques : « Le noachide n’est pas un croyant, et cependant, c’est un citoyen dans la mesure où il est résident étranger. Il est le précurseur du droit naturel pour ce qui est de l’État et de la liberté confessionnelle » 2. H. Cohen voit là une reconnaissance de l’humanité en l’homme, qui fonde l’universalité du monothéisme juif. La notion de noachide est au coeur de sa critique du Traité théologico-politique de Spinoza, qui l’ignore et réduit la visée et le but du monothéisme juif à l’établissement et à la conservation de l’État juif, s’interdisant par là de découvrir son universalité. Sophie Nordmann ✐ 1 Cohen, H., Religion de la raison tirée des sources du ju-

daïsme, chap. VIII, PUF, Paris, 1994, pp. 177-178. 2 Ibid., p. 177. ! CITOYEN, DROIT, ÉTHIQUE, MORALE NOBLESSE Du latin nobilis, « connu, célèbre », « bien né ». GÉNÉR. Classe sociale perpétuée par hérédité ; dignité morale. Le néoplatonisme chrétien, donnant à ce terme un sens ontologique, assimile la noblesse a un degré de perfection qui hiérarchise tous les êtres, les substances intellectuelles étant les plus nobles et les choses matérielles les plus viles. Au niveau politique et social, la noblesse désigne un ensemble d’individus dépositaires de privilèges, transmis de façon héréditaire. Dante remarque que la noblesse ne peut se transmettre par les semences, car ce sont les actions qui sont « nobles », le terme ne désignant les individus que par extension 1. Reprenant le néoplatonisme, il défend l’idée d’une noblesse intellectuelle contre celle de sang. La noblesse désigne alors une qualité éthique, que Kant considère comme une action vis-àvis d’autrui respectant sa dignité d’être moral ; c’est aussi, en un sens figuré, ce qui suscite l’admiration 2. Didier Ottaviani ✐ 1 Dante A., Banquet, IV, in OEuvres complètes, trad. A. Pézard, Gallimard, Paris, La Pléiade, 1965. 2 Kant, E., Critique de la faculté déjuger, § 29, Rem. génér., trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1993. ! ÉTHIQUE, MORALE, MORALITÉ, NÉOPLATONISME NOM PROPRE LINGUISTIQUE, LOGIQUE Par opposition au nom commun, signe qui ne s’applique qu’à un seul individu. La distinction opérée par les grammairiens entre noms propres et noms communs possède un intérêt philosophique.

La relation qui existe entre un nom propre et l’individu qu’il désigne apparaît en effet comme le paradigme de la relation de référence. Il s’agit en tout cas du lien le plus simple qui semble pouvoir exister entre un mot et une chose. Dans son Système de logique, J. S. Mill importe cette distinction grammaticale pour en faire une distinction centrale en philosophie du langage 1. Selon Mill, il faut distinguer en effet les termes dénotatifs, qui se réduisent à certains noms propres, des termes connotatifs comme les noms communs. Les significations des seconds s’identifient à des conditions prédicatives ; mais Mill se refuse à parler de « significations » dans le cas des premiers. Pour lui, l’unique fonction d’un nom propre est en effet de servir de marque remplaçant l’individu nommé. La tradition, tout en reprenant la distinction fondamentale de Mill, ne l’a pas suivi sur ce point précis. On dirait en effet aujourd’hui qu’il y a bien une signification des noms propres, mais qu’elle s’épuise complètement dans la relation de référence, du moins s’ils sont purement dénotatifs. Si tel était le cas, il devrait s’ensuivre que les noms propres dénués de référence ne possèdent pas non plus de signification. Pourtant, de nombreuses phrases douées de sens, comme « Sherlock Holmes n’existe pas » ou « L’existence de Vulcain a été postulée au XIXe s. pour expliquer les anomalies de la trajectoire de Mercure », contiennent des noms propres dénués de référence – ici « Sherlock Holmes » et « Vulcain ». La conception russellienne de la nomination Afin de résoudre cette anomalie, Russell distingue les noms propres grammaticaux des noms propres logiques. Il nomme « nom propre logique » toute expression dont l’unique fonction est de désigner l’entité dont l’énoncé dans lequel il figure affirme ou nie une propriété. Il donne de ces termes la définition suivante : « Noms propres = mots représentants des particuliers » 2. Selon lui, les signes que les grammaires traditionnelles appellent des noms propres n’en sont pas vraiment. Le contenu d’une pensée ne peut être décrit correctement à l’aide d’un nom propre que si le sujet connaît directement le particulier représenté par le nom propre. Il n’y a connaissance directe, cependant, que de fort peu d’entités : Russell inclut dans cet ensemble le soi, le moment présent, les universaux et les sense-data. On voit qu’on ne connaît en général pas directement, en ce sens précis, les entités que dénotent les noms propres grammaticaux. Aussi Russell les downloadModeText.vue.download 749 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 747 analyse-t-il comme des descriptions définies cachées 3. Par exemple, la phrase « Kepler est mort dans la misère » n’attribue pas simplement une certaine caractéristique à Kepler ; selon Russell, le fait qu’un unique individu nommé « Kepler » existe fait partie de son contenu. Cette analyse permet à Russell de proposer une théorie des noms vides ou fictionnels, et de leur rôle dans les énoncés singuliers existentiels négatifs, qui est restée à ce jour la plus élégante dans ce domaine. Si la seule fonction des noms propres est de représenter un individu, l’existence de noms fictionnels constitue une énigme. Ces noms ne peuvent pas représenter un individu, puisqu’ils ne réfèrent pas : on imagine simplement que tel est le cas. Pourtant, ils permettent d’énoncer des vérités. Ainsi : (1) « Sherlock Holmes n’existe pas ». Supposons que l’unique fonction du nom « Sherlock Holmes » soit de représenter un particulier. De deux choses l’une : ou bien ce particulier existe, mais (1) ne peut pas être vraie ; ou bien il n’existe pas, et (1) ne possède pas de sens, puisqu’un des signes qui y figurent ne représente rien. Dans la théorie de Russell en revanche, (1) peut être analysé comme assertant le fait qu’il n’existe aucun individu unique nommé Sherlock Holmes – ce qui est vrai. La théorie descriptiviste des noms propres grammaticaux défendue par Russell a été attaquée dans les conférences de S. Kripke sur la nomination 4. Celui-ci soutient que les noms propres des langues naturelles se comportent comme des désignateurs rigides, c’est-à-dire des signes qui désignent le même individu dans tous les mondes possibles dans lesquels l’individu existe. Les descriptions, en revanche, ne sont pas rigides. Les noms propres ne peuvent donc pas être analysés comme des descriptions définies. Pascal Ludwig ✐ 1 Mill, J. S., Système de logique, trad. L. Peisse, Mardaga, Bruxelles, 1988.

2 Russell, B., « The Philosophy of Logical Atomism », 1918, repr. in Écrits de logique philosophique, trad. fr. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. 3 Russell, B., « On Denoting », Mind, 1905, repr. in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. 4 Kripke, S., la Logique des noms propres, trad. F. Récanati et P. Jacob, Minuit, Paris, 1982. ! CONNOTATION, DESCRIPTION, IDENTITÉ, INDIVIDU, RÉFÉRENCE NOMBRE Du latin numerus. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES En théorie des ensembles, élément de l’un des ensembles suivants, dont on retiendra qu’ils incluent successivement l’ensemble qui les « précède » : les entiers naturels N, les entiers relatifs Z (qui peuvent être négatifs), les nombres décimaux D (dont la plupart doivent être notés à l’aide d’une virgule), les nombres rationnels Q (qui correspondent à tous les quotients de nombres entiers), les nombres réels R (que l’on peut mettre en correspondance bijective avec une ligne continue), les nombres complexes C (qui constituent un corps algébriquement clos : le théorème fondamental de l’algèbre y est vérifié). Ces ensembles, jusque à Q inclus, sont dénombrables, c’està-dire que la suite des entiers naturels « suffit » à les numéroter. Avec R, on dispose d’un infini numérique d’ordre supérieur, appelé « puissance du continu » ; ce cardinal n’est pas dénombrable. L’élaboration de ces concepts fut techniquement difficile et philosophiquement âprement discutée. Les seuls nombres admis dans la tradition euclidienne sont les entiers naturels, sans le zéro ni le un, et l’Encyclopédie méthodique nous rappelle que « dans l’école on a conservé la définition d’Euclide ». L. Carnot n’admet toujours pas la validité de la notion de nombre négatif, et l’apparition paradoxale, au XVIIe s., des nombres qui seront nommés « complexes » leur valut d’abord le nom de « racines imaginaires ». Il a fallu mobiliser une conception symbolique et formelle de la grandeur et de la mesure pour donner toute la rigueur nécessaire à ce concept

général de nombre. Les théories des cardinaux et des ordinaux, dues à G. Cantor, ont à la fois clarifié et étendu l’idée de nombre en considérant des ordres successifs d’infini numérique et en élaborant le concept de nombres transfinis. Ces objets ont alimenté les spéculations. Les possibilités de constructions rigoureuses des ensembles « supérieurs » à partir des précédents (les complexes comme sur-corps des réels, les réels par « coupure » dans les rationnels ou encore comme limites des suites rationnelles ; les rationnels comme classes d’équivalence de Z x Z) ont focalisé l’attention sur la construction axiomatique de l’ensemble des naturels telle que l’ont élaborée notamment Dedekind et Peano à la fin du XIXe s. Ce point de vue peut certainement contribuer à conférer à l’arithmétique un statut plus fondamental qu’à la géométrie, celle-ci pouvant être redéployée, ou déduite de celle-là. Vincent Jullien ! ALGÈBRE, ARITHMÉTIQUE, MATHÉMATIQUES NOMINALISME Du terme latin nominalis, de nomen, « nom ». Courant philosophique médiéval qui s’affirme aux XIIe-XIVe s., et qui influencera en particulier la philosophie anglo-saxone, depuis T. Hobbes jusqu’au « nominalisme constructif » de W.O. Quine. Le latin nominalistae n’est attesté qu’à partir du XVe s., pour désigner probablement les sectateurs de Guillaume d’Occam et de Jean Buridan. En 1670, Leibniz englobe sous cette appellation tous « ceux qui croient qu’en dehors des réalités singulières, il n’existe que les simples noms, et qui donc éliminent la réalité des choses abstraites et universelles », position qu’il retrouve chez des auteurs aussi divers et chronologiquement distants que Roscelin de Compiègne (XIIe s.) et T. Hobbes. En réalité, il faut distinguer entre une approche antiréaliste (XIIe-XIIIe s.) et l’évolution du nominalisme dans l’occamisme (XVe s.). PHILOS. MÉDIÉVALE, LOGIQUE, ONTOLOGIE Nom sous lequel on regroupe des doctrines qui refusent aux idées générales toute réalité, que ce soit dans l’esprit ou hors de lui. Le problème des universaux Porphyre, dans son Isagogé, posait, sans y répondre, trois questions sur la nature des termes universaux de genre et d’espèce : les universaux sont-ils des entités existantes ou des

concepts de l’esprit ? Sont-ils corporels ou incorporels ? Sontils séparés ou subsistent-ils dans les êtres sensibles ? Les réponses furent multiples, intégrant et repensant des éléments tirés de traditions différentes, platonicienne, aristotélicienne ou stoïcienne. Le problème fut particulièrement débattu au XIIe s., où s’affrontent deux positions majeures, les reales (« réaux ») et les nominales (« nominaux »). Pour les premiers, les universaux existent réellement, constituant une structure ontologique au-delà des êtres sensibles ; pour les seconds, downloadModeText.vue.download 750 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 748 les universaux sont des termes conventionnels, des « noms ». Dans ce sens, les « nominaux » sont essentiellement antiréalistes, mais leurs positions sont différentes : si, pour Roscelin de Compiègne, l’universel n’est que le mouvement d’air que l’on émet en le prononçant, flatus vocis, pour Abélard, l’universel est ce que l’on peut prédiquer d’une multiplicité, et sa nature est conceptuelle. Les choses n’existent qu’individuellement, si bien que nulle chose ne peut être universelle ; elles se rencontrent donc par ce qu’elles sont, par un certain « état » (status) qui n’est pas une chose, mais ce qui permet la prédicabilité d’un terme universel. L’universel comme prédicable et la revendication du caractère individuel des étants sont deux caractères majeurs de la réflexion d’Occam, « prince des nominaux », qui imprime une direction nouvelle à la réflexion sur le rapport entre les mots, les concepts et les choses. Occam et son influence Occam critique la conception « réaliste », voire « platonicienne » de l’universel, selon laquelle l’individu serait à la fois composé de singulier et d’universel ; l’universel ne peut pas exister en dehors de l’âme. Occam distingue nettement l’universel de l’individuel, faisant du premier un signe, un concept ou même une intention de l’esprit (mens), du second une réalité individuelle, saisie par une intellection intuitive. Seuls les étants singuliers existent, par conséquent l’universel est une chose singulière qui n’est universelle que par « signification », parce qu’elle est le signe de plusieurs choses. L’originalité d’Occam est donc de considérer l’universel en tant que tel comme une procédure de signification, ce qui est étroitement lié à son approche sémantique de la connaissance, axée sur l’étude des propriétés référentielles des termes et sur les différentes modalités propositionnelles par lesquelles on peut renvoyer du sujet au prédicat, garantissant la possibilité, pour les termes, de dénoter réellement quelque chose. Ainsi, les genres et les espèces signifient-ils des concepts de l’esprit, de même que les catégories traduisent des dispositifs de signification, selon les propriétés des noms. Occam envisage donc un langage mental qui ne coïncide pas avec

la langue naturelle. Au-delà de l’importante diffusion de l’occamisme aux XIVeXVIe s. (par Paul de Venise, Nicolas d’Autrecourt, Oresme, etc.), l’approche nominaliste et, plus précisément occamiste, a été reprise et développée dans la philosophie anglo-saxonne moderne (en particulier, par Hobbes, Berkeley et Hume). Le terme de « nominalisme » a été également repris au XXe s. pour désigner le conventionnalisme épistémologique ou la doctrine selon laquelle le langage de la science ne contient que des variables individuelles. ▶ Le nominalisme est essentiellement une attitude anti-idéaliste, s’opposant à la conception selon laquelle des entités universelles existeraient réellement au-delà de leur nature conceptuelle et linguistique. Il s’agit d’une position antisubstantialiste qui inspire, en partie, l’approche contemporaine de la philosophie du langage. Fosca Mariani Zini ✐ Biard J., Logique et théorie du signe au XIVe s., Vrin, Paris, 1989. Bos E.P. et Krop H.A. (éds.), Ockham and Ockhamists, Nimègue, 1987. De Libera A., La querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996. Ockham, G., Summa logicae, éds. Ph. Boehner et S. Brown, St. Bonaventure, 1974 ; éd. et tr. fr. J. Biard, Somme de logique, TER, Mauzevin, 2 vol., 1993-1996. Panaccio Cl, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume d’Ockham et le nominalisme aujourd’hui, Vrin, Montréal / Paris, 1991. Vignaux P., Nominalisme au XIVe s., Vrin, Montréal / Paris, 1948. ! DIALECTIQUE, LANGAGE, OCCAM (RASOIR D’), ONTOLOGIE, RÉALISME, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION, UNIVERSEL MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, PHILOS. CONN. Thèse philosophique selon laquelle il n’existe que des entités particulières. Toute entité générale ou universelle n’est qu’une manière de caractériser les seules choses qui existent réellement. Le nominalisme devient une doctrine au Moyen Âge, et tout particulièrement dans l’oeuvre de Guillaume d’Occam 1 et chez d’autres philosophes scolastiques, poursuivant une tradition

qu’on peut faire remonter à Roscelin, voire Abélard, et même au commentaire d’Aristote par Porphyre. On le retrouve chez des philosophes britanniques, comme Hobbes, Berkeley et Hume. Dans la période contemporaine, Goodman 2 a développé un nominalisme extrêmement strict. Les nominalistes affirment que nos classifications ne correspondent pas à des caractéristiques réelles des choses, mais à la manière dont nous les pensons ou dont nous en parlons. Dès lors, ils contestent l’existence indépendante de la pensée (et / ou du langage) et des significations (ou intensions), mais aussi des entités possibles – généralement des entités abstraites. Ils entretiennent des doutes, parfois même un véritable dégoût intellectuel, pour les entités (prétendues) supposées être tout entières à deux endroits différents en même temps. ▶ En mathématiques, les nominalistes contesteront que les nombres existent. En épistémologie, ils rejetteront l’existence d’idées générales. En esthétique, ils chercheront à reconstruire des phénomènes comme ceux de fiction, d’expression ou d’authenticité sans recourir à d’autres entités qu’individuelles (inscriptionnalisme). En philosophie politique, ils contesteront l’existence d’entité générale comme l’État, et seront plutôt individualistes. Roger Pouivet ✐ 1 Guillaume d’Occam, Somme de logique, éd. J. Biard, Mauvezin, Trans Europ-Repress, première partie 1988, deuxième partie 1996. 2 Goodman, N., The Structure of Appearance, Boston et Dordrecht, Reidel, 3e éd., 1977. Voir-aussi : Armstrong, D., Universals and Scientific Realisme, vol. I : Nominalism and Realism, Cambridge University Press, Cambridge, 1978. Panaccio, C., les Mots, les concepts et les choses, Bellarmin et Vrin, Montréal et Paris, 1991. Michon, C., Nominalisme, Vrin, Paris, 1995. ! LANGAGE, OCCAM (RASOIR D’), PLATONISME, SIGNIFICATION NOMBRES SOURDS

! SOURDS (NOMBRES) downloadModeText.vue.download 751 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 749 NOMOS Mot grec, de nemein (qui signifie initialement « attribuer en partage ») ; « habitude », « loi », « convention ». PHILOS. ANTIQUE La loi : qu’elle soit divine, issue de l’habitude, ou résultat d’un accord entre les individus. Initialement, le nomos est un type de comportement, attribué par Zeus à certains animaux 1, selon lequel ils se dévorent mutuellement, contrairement à l’homme. Conformément à ce sens initial, le nomos peut signifier la loi divine ou l’ordre instauré par Dieu 2, mais il désigne également la façon habituelle de se conduire 3 ou d’exécuter une tâche. En ce sens, le terme peut être considéré comme un synonyme d’usage, de coutume et, au pluriel, de moeurs. Mais le nomos désigne aussi la loi positive, particulièrement dans un contexte démocratique 4 De manière beaucoup plus large, enfin, ce qui est produit « selon le nomos » désigne ce qui a été forgé par l’homme, ce qui est artificiel, par opposition au naturel ; en cela, le nomos peut être rapproché de l’« art » (techne) 5. Héraclite évoque le nomos divin sur lequel se fondent les nomoi des hommes 6. Pourtant, dès le Ve s. av. J.-C., la constatation de la diversité des lois et coutumes 7, en fonction des différents peuples, conduit à mettre en doute l’universalité des valeurs morales et politiques, et incite à valoriser le nomos, qui, faute de réfèrent transcendant, occupe une place centrale dans la cité. Ainsi, la répartition égale, l’égalité devant la loi, l’isonomia, constitue un des aspects majeurs de la démocratie 8. Cet éloge du nomos trouve un écho particulièrement important au sein du mouvement sophistique. On peut citer, en ce sens, un écrit anonyme qui fait l’apologie de l’eunomia, de la bonne observation des lois, qui garantit l’ordre dans la cité 9. Le sophiste Protagoras fait même de la loi positive une forme de mesure du bien et du mal, du juste et de l’injuste 10, perspective présente déjà chez Archélaos, qui considère que le juste et le honteux ne sont pas « par nature » (phusei), mais « par convention » (nomoi) 11. Cette prise de position en faveur du nomos constitue, en fait, l’amorce d’un débat, à l’oeuvre tout au long des Ve et IVe s. av. J.-C., marquant l’opposition entre les défenseurs du nomos et les partisans de la « nature »

(physis). L’usage que Démocrite fait du terme nomos fournit l’illustration d’une conception négative du nomos, synonyme d’apparence et d’inauthenticité : « Convention que le doux, convention que l’amer ; convention que le chaud, convention que le froid ; convention que la couleur : en réalité, les atomes et le vide. » 12. Au nomos, on reproche d’exercer une violence contre la nature : ainsi, chez les macrocéphales, dont le crâne, de forme particulièrement allongée, devrait initialement cette forme à une manipulation rituelle, un nomos, ce caractère serait avec le temps devenu héréditaire, le nomos modifiant définitivement la nature 13. Dans une perspective plus générale, le sophiste Antiphon d’Athènes fonde sa pensée politique sur le rejet du nomos sous quelque forme que ce soit. Le nomos, qui entend réglementer la vie humaine, dans sa méconnaissance des mécanismes fondamentaux de la nature, pervertit les rapports humains et asservit l’individu 14. Calliclès, personnage forgé par Platon, dénonce, lui aussi, la loi positive, qu’il accuse d’être un moyen au service des faibles pour neutraliser les forts, lui-même privilégiant la loi de la nature 15. Dans les Lois, Platon amalgame partisans du nomos et défenseurs de la physis : affirmer la relativité du juste et de la croyance aux dieux conduit à prôner, au nom de la nature, la domination des plus forts ; Protagoras implique Calliclès. À quoi Platon oppose que non seulement la loi, mais la nature elle-même, est le fruit de la providence de dieux justes et incorruptibles, soit du nomos divin 16. Chez les stoïciens, le nomos, dépassant les limites de la cité, revêt une dimension cosmique ; c’est pourquoi l’opposer à la nature n’a plus aucun sens. Le « nomos commun » (nomos koinos) est synonyme de la « droite raison » (orthos logos) qui parcourt toute chose et est identique à Zeus. Ainsi, pour chaque homme, suivre la droite raison et donc, le nomos, consistera à vivre en conformité avec la nature 17. Annie Hourcade ✐ 1 Hésiode, les Travaux et les Jours, 276. 2 Par exemple, Pindare, fragment 169 ; voir aussi la tradition biblique dans laquelle le nomos divin est loi divine, mais possède également le sens d’enseignement : Psaumes, 1, 2 ; Épître aux Galates, 6, 2. 3 Eschyle, Agamemnon, 594, désignant la coutume des femmes. 4 Xénophon, Mémorables, I, 2, 42. 5 Antiphon, B 15 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gal-

limard, La Pléiade, Paris, 1988. 6 Heraclite, B 114, ibid. 7 Hérodote, III, 38. 8 Ibid., III, 80. 9 Anonyme de Jamblique, 89-7 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 10 Platon, Théétète, 167 c. 11 Diogène Laërce, II, 16. 12 Démocrite, B 9 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 13 Hippocrate, Des airs, des eaux, des lieux, 14. 14 Antiphon, B 44 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 15 Platon, Gorgias, 482 e sq. 16 Platon, Lois, X, 889 c sq. 17 Diogène Laërce, Vies, VII, 88. Voir-aussi : Decleva Caizzi, F., « “Hysteron proteron”. La nature et la loi selon Antiphon et Platon », in Revue de métaphysique et de morale, 91, pp. 291-310, 1986. Gigante, M., Nomos basileus, 2e éd., Naples, Bibliopolis, 1993. Heinimann, F., Nomos und Physis. Herkunft und Bedeutung einer Antithese in griechischen Denken des 5. Jahrhunderts, Basel, F. Reinhardt, 1945. Hourcade, A., Antiphon, une pensée de l’individu, Ousia, Bruxelles, 2001. Ostwald, M., Nomos and the Beginnings of the Athenian Democracy, Clarendon Press, Oxford, 1969. Pohlenz, M., « Nomos und Physis », Hermes, 81, pp. 419-438, 1953. ! COSMOS, HABITUDE, LOGOS, LOI, NATURE, NORME NON-ÊTRE GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE

Ce qui n’est pas. Parce qu’il n’est pas, Parménide affirme qu’il ne faut pas introduire le non-être dans l’être : « On ne pourra jamais par la force prouver / Que le non-être a l’être. Écarte ta pensée / De cette fausse voie qui s’ouvre à ta recherche » 1. Tenter de penser le non-être risque de ruiner toute forme d’ontologie, car parler de l’être du non-être, alors que les deux notions sont contradictoires, empêche la constitution du discours. En pordownloadModeText.vue.download 752 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 750 tant son discours sur le non-être, Gorgias 2 est entraîné sur la voie du relativisme, qui ne permet plus de parler ni de l’être, ni du non-être. Or, la mise en garde parménidienne n’est pas suivie par Platon, qui introduit le non-être au sein de l’être, en affirmant que le « non-être est sous un certain rapport » 3. Il introduit le non-être au sein de l’être afin de réfuter la thèse de l’unité de l’être, et permettre la pensée de l’altérité, c’est-àdire de la relation. Aristote 4 remarque tout à la fois le danger de cette pensée du non-être, mais aussi le fait qu’elle soit totalement inutile : la relation n’est pas un certain rapport au non-être, mais est au contraire un des genres de l’être, une catégorie. L’erreur de Platon est d’avoir cru que ce qui se différencie de l’être est le non-être, alors qu’il s’agit simplement de l’être en un autre sens. Cette thèse n’est cependant pas réellement différente de celle de Platon, puisqu’il s’agissait bien de poser le non-être dans la relation à l’être, et non de l’introduire pour lui-même. En fait, Aristote reproche surtout aux platoniciens de ne pas avoir établi de véritable théorie de la signification, c’est à dire de n’avoir pas produit une ontologie qui soit une ousiologie catégoriale, et de ne pas avoir compris le statut de la négation. Le non-être n’est en rien une négation de l’être, il n’est rien d’autre que la désignation d’une opposition, un nom indéfini, comme « non-homme » ; « ce n’est ni un discours, ni une négation [...] car il appartient pareillement à n’importe quoi, à ce qui est et à ce qui n’est pas » 5. La négation dans l’indéfini « non-être » n’est rien d’autre qu’une différenciation, et ne peut être de ce fait une négation, cette dernière n’existant que dans le cadre des propositions 6. « Non-être » est donc une expression contradictoire, étant et n’étant pas un nom : en un sens, elle signifie bien quelque chose, mais elle renvoie à un indéfini dans la pensée, comme « bouc-cerf », alors que le nom véritable se constitue avec le sens, c’est-à-dire le fait de renvoyer à un état de l’âme. La notion de non-être réapparaît néanmoins dans la philosophie aristotélicienne, dans l’étude des différents types de mouvement. Le mouvement selon la catégorie de la « substance » (ousia), qui est génération et corruption 7, pose un

problème, puisqu’il suppose le passage de l’être au non-être et du non-être à l’être. Comme le non-être ne peut être en un sens absolu, il faut plutôt dire, par exemple dans le cas de la corruption, qu’il y a disparition d’une ousia (l’homme qui meurt) et génération d’une autre (le cadavre). Cependant, comme le mouvement se produit entre les contraires au sein d’un genre, la question est alors de savoir s’il s’agit encore là d’un mouvement. ▶ Il faut distinguer la question du non-être de celle du « néant », ainsi que de celle du « rien ». Si Sartre considère qu’il peut y avoir une action propre du néant (néantisation), celleci ne recoupe pas le thème du non-être. De même, l’idée de création ex nihilo peut poser problème, puisqu’il n’y a rien avant la création, bien qu’il y ait de l’être, celui de Dieu. Didier Ottaviani ✐ 1 Parménide, frag. VII, trad. J.-P. Dumont, in Les écoles présocratiques, Gallimard, Folio, Paris, 1991, p. 350. 2 Gorgias, Traité du non-être, cité par Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 65-87, in Les écoles présocratiques, op. cit., pp. 701-705. 3 Platon, Sophiste, 241 d, trad. N. L. Cordero, Flammarion, Paris, 1993. 4 Aristote, Métaphysique, N, 2, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, t. 2, pp. 805-814. Cf. Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Quadrige, Paris, 1991, pp. 151 sqq. 5 Aristote, De l’interprétation, 2, 16a31-33, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1994, p. 80. 6 Aristote, ibid., 6, pp. 86-87. 7 Cette question, qui reste très problématique chez Aristote, est traitée dans De la génération et de la corruption, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1989, pp. 23-37. ! ÊTRE, NÉANTISATION, NÉGATION, ONTOLOGIE NON STANDARD (MODÈLE) Expression dérivée de l’anglais standard, « normal ». LOGIQUE

Modèle qui n’est pas le même (à un isomorphisme près) que le modèle attendu d’une théorie ; ainsi, l’arithmétique du premier ordre comporte des modèles non standards, qui diffèrent substantiellement du modèle attendu ou « naturel » de cette théorie, à savoir la structure familière des entiers naturels. En revanche, l’arithmétique du second ordre, dans laquelle on s’autorise la quantification sur les ensembles d’éléments, est une théorie catégorique, qui n’a que des modèles standards. L’existence de modèles non standards de l’arithmétique du premier ordre, qui est une conséquence directe des résultats d’incomplétude de Gödel, a été notée dès le début des années 1930 : toute théorie arithmétique de ce genre comporte, outre le modèle familier, des modèles « déviants », dans lesquels la progression des entiers usuels 0, 1, etc., est « suivie » par des entiers non standards, qui ne peuvent être obtenus à partir de 0 par itération finie de l’opération « successeur ». L’existence de tels modèles est généralement interprétée comme un signe des « limites » de la formalisation : toute axiomatisation élémentaire de l’arithmétique est satisfaite par d’autres structures encore que celle qu’elle entend décrire. Jacques Dubucs ✐ Ressayre, J.-P., et Wilkie, A.J. (éd.), les Modèles non standards en arithmétique et théorie des ensembles, Publications mathématiques de l’université de Paris-VII, Paris, 1987, vol. XXII. ! ARITHMÉTIQUE, CATÉGORICITÉ, FORMALISATION, GÖDEL (THÉORÈME DE), LOGIQUE, LÖWENHEIM-SKOLEM (THÉORÈME DE), MODÈLE NORMALITÉ Du latin norma, « norme ». Le terme de « normalité » et l’adjectif ou le substantif qui lui correspondent sont forgés philosophiquement par A. Comte. Ces concepts reçoivent une transformation significative avec G. Canguilhem. BIOLOGIE À partir de Comte, le problème du normal devient un enjeu décisif dans l’élaboration d’une théorie de l’homme biologique et social. L’usage des notions de « type normal », d’« homme normal », de « société normale » est constant chez lui. Pour le comprendre, il faut se reporter à la « Quarantième leçon » du Cours de philosophie positive 1. Cette leçon

développe le thème de l’« homme normal » considéré comme le type fondamental et abstrait à partir duquel l’étude des cas particuliers peut être ordonnée en série. C’est ainsi que Comte évoque « l’homme envisagé à l’état adulte et au degré normal ». Un tel homme normal est une abstraction. Il est un phénomène construit rationnellement, une unité purement théorique qui entend valider un phénomène de référence. La normalité n’est pas extraite de la réalité. Elle relève d’une downloadModeText.vue.download 753 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 751 construction en vue d’une connaissance plus fine d’une série animale ou d’une suite de fonctions vitales à étudier. La construction d’un type normal dont l’origine est rapportée à l’élaboration d’un point de vue humain correspond à la valorisation d’une fréquence tenue subjectivement pour significative. Elle permet de comprendre un phénomène dans la régularité de son fonctionnement (le normal) comme dans les variations qui l’accompagnent (le pathologique). Comte, en fait, reprend le principe de Broussais de l’identification des phénomènes normaux et pathologiques aux variations quantitatives près, et en radicalise la portée en l’étendant à l’ensemble des phénomènes vitaux et sociaux. « Étendu à tous les rangs encyclopédiques, l’aphorisme fondamental de Broussais pourra, sans perdre le nom de son immortel auteur, devenir désormais le vrai principe général propre à la théorie de la modificabilité envers des phénomènes quelconques. »2 Une normalité est une construction qui permet une compréhension des phénomènes pathologiques correspondants. Le type normal, dans un domaine précis, apparaît comme une règle destinée à repérer les modifications, à ordonner les variations. C’est ainsi que, dans l’ordre vital, il importe de comprendre quelles variations pathologiques se rapportent à quel type de fonctionnement normal. La normalité, c’est une régularité vitale attestée sur fond de désordre avéré. La biologie, en ce sens très exact, est l’étude des types normaux de l’organisme et des séquences pathologiques qui leur correspondent. Lorsque Canguilhem redéfinit la normalité par la normativité, il radicalise la posture de Comte et, en un certain sens, la renverse. Canguilhem radicalise Comte en faisant du pouvoir de la modification le fond même de la normalité. Comte maintient une séparation entre les deux termes. La normalité, c’est cette fréquence qui autorise à repérer des écarts. Seulement, cette normalité est en tant que telle un ordre défini d’abord par son caractère statique. Canguilhem renverse même Comte, dans la mesure où ce dernier conçoit la normalité comme le type, l’ordre intellectuel construit rendant concevable des formes appropriées de modifications, alors que Canguilhem, en identifiant normalité et modifica-

tion, en vient à récuser l’idée d’un sens objectif de la normalité, valable pour tous. Reprenant les leçons du biologiste K. Goldstein 3, il s’agit d’affirmer qu’il n’y a de normalité que subjective, toujours prise dans le régime singulier d’un pouvoir normatif particulier, tantôt affecté d’un amoindrissement de son pouvoir de modification, comme dans le cas de la maladie, tantôt s’affirmant, au contraire, dans le renouvellement des normes que présuppose la santé 4. Canguilhem renouvelle ainsi considérablement l’approche de la normalité, en récusant la valeur intellectuelle dont elle est le fruit chez Comte, pour la rapporter aux expériences de vie des vivants singuliers. Il n’y a pas de normalité en soi. ▶ Il faudrait se demander, pour finir, d’où viennent alors les multiples appels à la normalité dont notre époque est porteuse. Assurément, le développement de la culture biomédicale, la médicalisation de nos activités corporelles et mentales tout autant que la recherche de la performance supposent, dans tous les cas, une même recherche de la normalité corporelle et psychique 5. M. Foucault a montré que la normalité est une exigence toujours plus pressante de nos sociétés disciplinaires et biopolitiques 6. Pour Foucault, en effet, nous vivons dans des sociétés de la normalisation rendues possibles par toute une série de technologies comportementales et de savoirs (médical, psychologique, psychiatrique) mobilisés dans le repérage des figures de l’anormal 7. Il est alors permis de se demander si l’exigence de normalité rendue plus pressante par le type de société dans lequel nous sommes ne trouve pas sa limite intrinsèque dans une compréhension subjective de la normalité, attestée par l’expérience qu’un sujet a de sa propre vie. Guillaume LeBlanc ✐ 1 Comte, A., Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1998. 2 Comte, A., Système de politique positive, Paris, 1929, t. II, p. 441. 3 Goldstein, K., la Structure de l’organisme, Gallimard, Paris, 1951. 4 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966. 5 Ehrenberg, A., la Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998. 6 Foucault, M., Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975. 7 Foucault, M., les Anormaux (1974-1975), Gallimard-Seuil, Paris, 1999, p. 46.

! MONSTRE, NATURE, NORMATIVITÉ, NORME, PATHOLOGIE Être malade, est-ce être anormal ? NORMATIVITÉ Terme forgé philosophiquement par G. Canguilhem, dérivé du vocabulaire de la norme. BIOLOGIE Activité de renouvellement des normes organiques produite par un corps vivant. Par extension, désigne la possibilité qu’a une société de changer ses propres normes. La vie ne se comprend pas uniquement dans le registre de la normalité, mais doit être envisagée de manière plus cruciale dans le registre de la normativité. L’activité tenue pour normale, qui consiste pour un vivant à maintenir ses propres normes dans un milieu de vie extérieur, ne prend sens, selon Canguilhem, que parce que ce vivant est doué d’une activité normative qui lui permet, le cas échéant, d’instituer de nouvelles normes. La normativité désigne l’activité de renouvellement des normes produite par un vivant singulier 1. Précisément, pour Canguilhem, une vie qui ne parvient pas à créer de nouvelles possibilités organiques est une vie amoindrie, diminuée. L’expérience de la maladie relève d’une telle restriction du pouvoir de normativité d’un vivant. Inversement, la santé se caractérise par une capacité normative accrue, autorisant des écarts que ne permet pas la maladie. C’est ainsi, par exemple, qu’une maladie prive un organisme de la capacité de résister à d’autres maladies, alors que la santé restitue à l’organisme une telle capacité 2. Guillaume LeBlanc ✐ 1 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966. 2 LeBlanc, G., Canguilhem et les normes, PUF, Paris, 1998. ! MILIEU, NORME

NORME Du latin norma, traduction du grec gnomon, « équerre » ; le gnomon n’est pas seulement un outil servant de règle, c’est aussi un instrument qui permet de tracer des angles droits ; il peut aussi signifier l’aiguille du cadran solaire et le cadran lui-même ; l’adjectif gnomon (« qui connaît, downloadModeText.vue.download 754 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 752 qui décide de ») dérive de gnome et renvoie à la « faculté de connaître », au « bon sens » ou à la « droite raison ». La norme est au coeur de l’éthique stoïcienne, qui met les règles du devoir en rapport avec celles d’une nature pénétrée de raison (logos). Chez les modernes, la notion est étroitement solidaire de celle de méthode dans la recherche de la vérité. La notion de norme reste, cependant, d’un usage rare jusqu’au XXe s., moment où elle va trouver application dans trois domaines en rapport avec des valeurs fondamentales : le Vrai, le Bien, le Beau (normes logiques, normes morales, normes esthétiques). La notion de science normative excède alors le champ strict de ces trois valeurs pour s’appliquer dans le domaine du droit (entre autres, dans les travaux de Kelsen), mais également dans l’épistémologie des sciences de la vie (dans l’oeuvre de Canguilhem) ; non seulement la morale, mais aussi la justice, la santé se constituent aujourd’hui en domaines où normalité et normativité sont en dialogue constant. ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE Outil, mais aussi modèle de ce qui, en connaissance de cause et selon la droite raison, peut diriger ou orienter une action, une conduite ou un jugement, dans le sens de ce qui doit être (ou être fait ou être jugé). La norme est instrument de rectitude, mais aussi de mesure universelle permettant d’apprécier ce qui est conforme à la règle et ce qui s’en écarte. La norme morale est d’abord un modèle, avant d’être un outil, non pas un modèle à imiter de façon mécanique et servile, mais ce qui sert de réfèrent pour une infinité d’actions ou de constructions, y compris les plus complexes, le gnomon est aussi celui qui constitue, objectivement, un principe de surveillance de la rectitude ou régularité d’une action ou d’un jugement : ainsi, pour les stoïciens qui voulaient vivre selon la règle de sagesse de Socrate, le gnomon, c’est Socrate. La norme logique, ou norme de vérité : dans les Septièmes Objections aux Méditations, le R. P. Bourdin reprochait à Descartes de ne faire confiance, pour la recherche de la vérité, qu’à l’évidence des idées claires et distinctes, et de mépriser ce que toute la tradition avait jusqu’ici honoré, les modèles logiques, « formes logiques, syllogismes, modèles d’arguments », seuls surveillants et garants de la vérité qu’on

affirme. À quoi Descartes répondait en mettant en avant une autre idée du modèle qui n’appelle pas à le répéter servilement et qui est un principe de construction renouvelée. C’est ainsi que l’architecte met en évidence une construction réussie à partir des premiers outils, « équerre, niveau, fil à plomb », et que celle-ci sert de modèle dynamique à de possibles constructions renouvelées. Spinoza, cherchant à son tour à mettre en place un moyen qui puisse assurer la vérité de tout ce qui est à prouver, se sert lui aussi du mot Norma, désignant comme telle la première idée donnée quelconque, dont l’analyse interne révèle la consistance qui fait qu’elle subsiste ou encore qu’elle s’affirme d’elle-même et infirme son opposée. L’idée-norme est celle qui réalise en elle l’acte de définir et de déduire par la cause et qui, dans le mouvement même où elle nous indique en quoi elle est vraie et se sait vraie, manifeste les propriétés de l’entendement lui-même. Cette idée ne peut pas ne pas servir de référence (ou norme) à la connaissance véritable, et elle rend inutile un appareil de règles, qu’on appellerait méthode : « Il n’y aura pas de méthode, s’il n’y a pas auparavant idée. De là cette méthode sera la bonne, qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie donnée. » 1. La vérité n’est pas une valeur abstraite ou idéale, elle n’est pas extérieure ou antérieure à l’idée : « Elle est norme d’elle-même et du faux. » 2. Il semble, ici, nécessaire de faire une place à part à la norme statistique ; celle-ci, en effet, est le résultat d’une mesure ou d’un calcul statistique, résultat non destiné à régir ou à déterminer une rectitude, mais à recueillir les régularités, les usages les plus fréquents, dans une société donnée. Pour le sociologue, la norme est donc un fait, et le normatif, un domaine réel de contraintes sociales. La norme statistique est donc un usage qui se solidifie et une effectivité qui fait pression sur la conduite ou l’opinion indépendamment du choix de chacun ; la norme statistique, c’est le normal, d’ordre factuel, qui nous enserre dans les faits et les habitudes ; elle est, à ce titre, opposée à la norme qui suppose un jugement de valeur et un choix. ▶ Le débat actuel sur les normes est entre les dualistes stricts (Kelsen, dans le domaine du droit), qui opposent l’ordre réel ou factuel (le monde, la nature, l’être en général) à l’ordre normatif (la morale, le droit, le devoir être), et tous ceux qui estiment dogmatique et naïve cette opposition qui cantonne le domaine des normes au-delà de l’être, et qui suppose une notion de l’être dont on a expurgé préalablement les valeurs et les normes. Une norme est un outil mental, un contenu de pensée « auquel est assigné la vocation de donner la mesure du possible, d’indiquer la marge ou degré de possibilité, pour certaines choses, de survenir » 3. Suzanne Simha

✐ 1 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 38. 2 Spinoza, B., Éthique, II, 43. 3 Amsellek, P., Ontologie du droit et logique déontique. Voir-aussi : Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966. Descartes, R., Méditations, « 7e objections, réponse au R. P. Bourdin ». Gardies, J.-L., Essai sur les fondements a priori de la rationalité morale et juridique, LGDJ, Paris, 1972. Goyard-Fabre, S., Essai de critique phénoménologique du droit, Klincksieck, Paris, 1972. Kalinovski, G., « Querelle de la science normative » in Archives de philosophie du droit, X, Sirey, Paris. Kelsen, H., Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999 ; Théorie générale des normes, PUF, Paris, 1996. Lalande, A., la Raison et les Normes, Hachette, Paris. Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement § 38 ; Éthique, II, 43. Cahier de philosophie politique et juridique, no 20 : « La fondation des normes », Presses universitaires de Caen, Caen, 1992. ! DEVOIR, DROIT, MODÈLE, NORMALITÉ, NORMATIVITÉ, NORME, RÈGLE, VALEUR, VALIDITÉ, VÉRITÉ ESTHÉTIQUE Règle précisant, pour un domaine ou pour une activité déterminés, ce qui doit être, ce qu’il faut faire, ou de quelle manière il convient de procéder. En esthétique, on utilise aujourd’hui la notion de norme à propos de l’emploi de certains matériaux standardisés ou à propos de la pratique de certains genres strictement réglementés. On n’y recourt plus guère pour parler d’obligations à respecter par l’artiste créateur. Celles qui se rattachent à certains genres ou matériaux sont, en effet, choisies par l’artiste et ne s’appliquent donc qu’en vertu de sa libre décision. On peut en ce sens distinguer des normes de droit, des normes de fait et des normes techniques. Au sens de la « norme de droit », la notion de « norme esthétique » n’a eu un sens absolu qu’aux époques de styles exclusifs ou dominants. Riegl parle de la « norme fixe, objective et évidente d’après laquelle tout artiste égyptien a travaillé » et de « la suppression délibérée de tout élément subdownloadModeText.vue.download 755 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 753 jectif » 1. Il s’agit ici d’une création dans le cadre de laquelle la liberté de l’artiste est assez strictement limitée. L’artisan se conforme à des modèles invariablement reproduits avec certaines variations. On peut parler d’une « norme de fait », lorsqu’un art, un genre, un artiste se conforment à des prescriptions ou à des règles qu’ils ont définies ou acceptées sans y être astreints par le contexte de création dans lequel ils se trouvent. Un poète qui choisit de s’exprimer dans la forme du sonnet est tenu de respecter les règles du genre ; il en est de même pour le compositeur qui choisit la forme de la sonate ou de la symphonie. Dans les deux cas, on rencontre assez tôt des exemples qui s’écartent de la norme au sens strict : sonnets à rimes irrégulières, sonates ou symphonies à trois ou deux mouvements, ce qui montre qu’il s’agit de règles librement acceptées plutôt que de normes. Quant aux « normes techniques », elles s’appliquent à certains matériaux (taille des toiles, notations musicales, normes d’imprimerie, etc.) et ne sont donc pas esthétiques. Ce à quoi se réfère le jugement esthétique, ce sont des « critères » et des « valeurs » plutôt que des « normes ». Mais, à la différence des critères, les nonnes, dans la mesure où elles s’appliquent, valent non seulement pour le jugement, mais aussi pour la pratique créatrice. Rainer Rochlitz ✐ 1 Riegl, A., Die spätrömische Kunstindustrie, Vienne, 1905, p. 104. ! CRITÈRE, RÈGLE Norme et Nature Selon le dualisme en cours dans l’École positiviste du droit, les normes n’ont de réalité que dans le domaine des institutions. Le mot « norme », selon Kelsen, « exprime l’idée que quelque chose doit être ou se, produire » 1, la norme est exclusivement cette règle « qui ordonne, permet, habilite » 2. On ne devrait donc C pas user de ce mot pour ce qui est ou sera naturellement ou nécessairement. Le « devoir être » que signifie la norme n’est

pas celui de la nécessité, mais celui de l’obligation et de l’habilitation ; permission, habilitation, obligation étant en rapport avec la raison ou la volonté humaine. Dans cette perspective, le dualisme entre norme et nature s’impose : la norme n’exprimant qu’une interprétation valorisante de ce qui est, et la nature (l’être naturel) n’étant ni normée, ni normale, ni source des normes et encore moins modèle pour l’activité normative. Contre cet a priori dualiste, on peut retenir de nombreuses objections, et d’abord celles qu’impose la tournure dramatique que prend aujourd’hui la question des normes dans des domaines jusqu’alors exclus des préoccupations normatives – la vie, la mort, la maladie et l’environnement naturel, c’est-à-dire notre bonne terre : objets nouveaux de la réflexion inquiète des juristes et non seulement des moralistes, des biologistes et des médecins, mais aussi des politiques. Quand l’institution et l’évolution du droit, avec les moeurs, ont permis et habilité l’acte d’avortement non thérapeutique, et quand ce qui passait autrefois pour passible de sanction légale est devenu un droit, la norme (le normal) ne fut plus de donner la vie quand les conditions sont réunies, mais de choisir ces conditions : une bonne vie ou rien. Ainsi, lorsque, dans une affaire récente, un juge autorise un plaignant à réclamer dédommagement d’être né, sous le prétexte que la vie donnée est douloureuse, handicapée, et à réclamer dédommagement non aux géniteurs, mais au médecin n’ayant pas su ou voulu donner cours au droit d’avorter ; lorsque, enfin, on commence à considérer qu’une vie anormale ne doit pas être, on fait plus qu’imposer des normes à la nature, on estime que la nature et la vie doivent se mouler dans nos exigences, on refuse de reconnaître des lois propres à la vie et à la nature. L a réflexion sur les normes semble aujourd’hui exiger un retour à celle, un peu délaissée, sur la nature et ses lois. La normalité et la normativité ont-elles pour unique source la volonté humaine (plus ou moins éclairée par la raison) ? N’y a-t-il pas, comme le demande H. Jonas, « un droit éthique autonome de la nature »3 ? La vie, et non seulement celle de l’homme, la nature, et non seulement humaine, n’ont-elles pas

des exigences propres qui imposent à nos actions des limites et les obligent à se réguler ? Est-il normal de détruire l’environnement naturel sous prétexte de créer des emplois ? La vie de la terre, enfin, et non seulement sur terre, devient, avec les progrès du savoir, un sujet d’inquiétude grandissante (réchauffement de la planète, etc., et les dérives qui peuvent en résulter). H. Jonas parle, avec raison, d’une nouvelle dimension de notre responsabilité face à la « vulnérabilité critique de la nature », provoquée par l’intervention technique de l’homme. Cette responsabilité signifierait que les fondements de l’éthique classique devraient être révisés, « cela voudrait dire chercher non seulement le bien humain, mais également le bien des choses extrahumaines » 4. La sphère des fins devrait intégrer cette sollicitude pour la nature dans le concept du bien humain (comme le voulait déjà Kant dans sa doctrine des devoirs et des droits), mais il est juste de dire que ni l’éthique du passé ni la science du présent ne nous ont préparés à ce nouveau rôle. On est donc amené à constater qu’on ne rend pas bien compte du rapport entre norme et nature si on ne le pense que sur le mode du conflit ou de la dualité. La science ellemême nous impose aujourd’hui de faire dialoguer le normal et le naturel, non certes pour normaliser le naturel, mais afin de renaturaliser les normes et l’activité normative, sans certes tomber pour autant dans l’anthropomorphisme naïf ou optimiste d’une nature vivant conformément à nos normes, mais en signalant ce qu’a d’insatisfaisant l’idée d’une nature comme d’une machine aveugle, non seulement en considérant l’intérêt moral, bien compris, de l’homme, mais, indépendamment de cette orientation anthropocentrique, dans la perspective d’une meilleure intelligence de l’ouverture de l’agir humain au sein de l’être général dans lequel, en dernière instance, l’éthique doit être fondée. Que sont donc les normes dans leur rapport à la nature et de quelle nature doit-on s’inquiéter pour instruire nos normes ? Nature, fondement, fonction des normes seront donc déterminés ici par leur rapport à la nature. NORMES, NATURE ET GÉOMÉTRIE : LE CLIVAGE DUALISTE L e mot « nature » peut désigner soit un mode de développement (spontanéité), soit un mode d’action (régularité), mais aussi une modalité de ce qui est (nécessité) : ce qui est downloadModeText.vue.download 756 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 754 dit naturel nous semble spontané, régulier, nécessaire. On peut également désigner par les mots « nature » et « na-

turel » tout ce qui est donné ou non institué ; mais le mot peut, chez certains auteurs, renvoyer au domaine des faits. Nature et normes sont alors opposées parce qu’on voit dans les normes non seulement des règles posées, mais des obligations (non spontanées et non nécessaires). Mais on peut aussi signifier par « la nature » une réalité conforme à des lois et agissant régulièrement (indépendamment de toute intention ou fin). La nature peut aussi être identifiée à l’Être en tant que devenir (identité supposant ou non l’opposition être éterneldevenir). La nature, enfin, peut être une idée (celle de nature ne marchant pas à l’aveuglette, mais selon un plan caché), une idée dont la raison, spéculative ou pratique, se sert pour instruire ses propres lois ou pour éclairer nos actions. Ces trois dernières significations laissent la voie ouverte à un dialogue entre normes et nature, à condition de ne pas voir dans la norme une pure et simple production conventionnelle et arbitraire et, par nature, l’être simplement donné, sans devenir et sans valeur. Il faut donc commencer par rappeler que le sens originel de la norme est technique. On le trouve, d’abord, dans le vocabulaire des géomètres et des architectes. En géométrie, la normale d’une droite D en un point P est la perpendiculaire D′ à D en P : D′ P D On l’appelle normale parce que construite d’après l’équerre (norma) qui est elle-même une construction (moyen de détermination de la perpendiculaire par les propriétés du triangle rectangle, propriétés qui renvoient à l’espace euclidien étant l’espace de nos mouvements et de notre orientation). On ne peut donc s’étonner du glissement du sens technique au sens éthique : les normes morales ou juridiques sont des outils géométriques qui permettent à la pensée d’apprécier, de jauger et d’autoriser une conduite. On est alors conduit à se demander si la construction de la norme, à l’instar de la « normale » des géomètres, n’appelle pas un appui objectif, ou même plus, une orientation, un système naturel de prévaleurs qui fonde ou qui soutienne l’engagement de l’être humain dans l’être naturel. C’est un engagement de cette sorte que réclame toute perspective philosophique qui renonce, aujourd’hui encore, à vider l’être naturel de tout rapport avec l’homme, qui refuse en même temps une conception de l’homme le mettant infiniment audessus de la nature, qui estime insatisfaisante l’idée de nature réduite à la seule causalité physique et mécanique et expurgée de toute valorisation immédiate ou médiate ; perspective qui renoue avec l’idée stoïcienne de la belle unité de l’homme et de la nature, de l’homme accordé à la nature, et non opposé à elle. L’HOMME DANS LA NATURE : LA BELLE UNITÉ STOÏCIENNE

L e monde, en effet, n’est jamais simplement l’objet d’un constat ni simplement le résultat de l’effort théorique visant au dégagement du sujet (scientifique ou moral) et à la promotion de l’être objectif, indépendant de tout projet humain ; le monde est toujours interprétation, comme l’a bien vu Nietzsche 5. Lui, qui admet que la réalité n’est rien en dehors de son être interprété, que la nature est toujours ce texte que philosophes ou savants écrivent de façon imaginative ou hâtive en rajoutant du sens (« la légalité de la nature est interprétation » 6) reproche pourtant aux stoïciens de vouloir imposer leurs normes et leur sagesse à la nature. « Vous voulez vivre en conformité avec la nature ? Ô nobles stoïciens, quelle duperie dans les mots ! [...] Pourquoi ériger en principe cela même que vous êtes, ce que vous ne pouvez pas ne pas être [...], alors que vous prétendez déchiffrer avec ravissement dans la nature le canon de vos lois, c’est tout autre chose que vous voulez [...]. Votre orgueil veut prescrire et incorporer à la nature, je dis bien à la nature elle-même, votre morale, votre idéal : vous exigez qu’elle soit une nature conforme à la sagesse du Portique. »7 Nietzsche admettra aussi que toute philosophie crée le monde à son image et qu’elle ne saurait faire autrement ! Que veulent donc les stoïciens ? Que signifie cette belle unité de l’homme et de la nature, et n’est-elle qu’un voeu pieux ? Les stoïciens n’admettent pas que l’homme puisse être dit l’unique mesure de toutes choses, et ils disent le contraire ; c’est la nature, et elle seule, qui donne la mesure et qui oriente la nôtre, contre les sophistes, qui font de la norme et du nomos en général, une pure institution humaine. Les stoïciens veulent voir dans la nature la condition objective et le modèle de l’activité nomothétique et pratique de l’homme. Dans leur interprétation, la nature est vie et ordre, elle porte en elle la mesure et le principe de la mesure, et, pour l’habiter avec bonheur, l’homme doit lui-même se faire nature, créer les conditions théoriques et pratiques de la belle unité avec la nature, il doit vivre en conformité et harmonie avec elle. Et, pour cela, il doit surmonter sa particularité et tendre vers la sagesse, car le « sage n’est jamais un simple particulier », dit un précepte stoïcien, cité par Cicéron 8. Ainsi, pour que nos lois ou normes ne soient pas contraires à celles de la nature, elles doivent les accomplir en les dégageant de l’élément subjectif et passionnel (les passions étant à la fois contre la raison et contre la nature). La nature nous a donc confié le nomos et l’institution des normes, mais la norme ne doit pas être une règle particulière, variant d’un individu à l’autre, d’une nation à l’autre. C’est une règle qui fonde la possibilité universelle des règles et des opérations qui en découlent. À l’image de ce nombre curseur (a+1) qui rend possible la suite des nombres ainsi que la règle de l’addition et de la soustraction, la norme éthique que suivra le stoïcien est possible par la conformité avec celle du premier sage (le gnomon). Le stoïcien qui veut vivre « de façon accordée, selon une raison et harmonieusement » 9, doit prendre pour norme une vie sage

(Socrate), il n’imite pas l’individu Socrate, mais se réfère à sa maxime de vie qui vaut par son pouvoir régulateur universel et objectif. Le pouvoir régulateur des normes les élève donc au-dessus de la simple convention. Qu’elles soient posées n’implique pas qu’elles soient particulières et relatives ; il faut ici combiner les deux formules de Zénon pour bien entendre le rapport de la norme à la nature (la première étant que la vie bonne est « dirigée selon une harmonie avec la nature ») : vivre selon la raison ou en harmonie avec la nature, c’est une seule et même chose, car c’est la nature qui est l’artisan de la tendance rationnelle. Prendre pour modèle le sage ne contredit pas, mais accomplit la nature, car le sage est celui qui sait l’universelle mesure des choses. Sur ce point, les stoïciens se séparent de Platon et d’Aristote, non pas pour ce qu’ils entendent par nature ; chez eux comme chez leurs prédécesseurs, la nature est « monde préscientifique », c’est la nature qui supporte le droit et le juste, elle est, en sa substance même, pénétrée de raison, et les stoïciens n’hésitent pas à en downloadModeText.vue.download 757 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 755 faire la substance de dieu : « Zénon dit que la substance de dieu est l’ensemble du monde et du ciel. » 10. Mais, justement, ce panthéisme n’est ni naïf ni innocent ; il milite, si l’on peut dire, pour un droit naturel universel et rationnel. Les stoïciens ont cherché à libérer la pensée juridique et ses normes des frontières que leur imposait la Polithéia, ou communauté des citoyens. Les normes sont alors conçues à l’échelle de l’universelle loi de nature, et non de la loi civile. On admet donc ici que, au-delà des devoirs civils et des usages sociaux, il y a place pour des règles valables dans un « État universel » que Cicéron entend comme « société universelle du genre humain » 11, société où les hommes sont confiés les uns aux autres par la nature. L’humanité est donc ici ce qui fonde cette normativité pour laquelle le temps et le lieu ne comptent pas. L’opposition n’est plus, alors, entre Phusis (« nature ») et Nomos (« loi »), mais entre Phusis et Thésis (« convention »). Loin de s’opposer à la nature, le nomos veut en égaler la loi. En interprétant la nature comme ce nexus causarium, ou vie accordée, et la sagesse comme vie normée et harmonieuse qui s’ajuste au tout qu’elle comprend et qui la comprend, les stoïciens ont ouvert pour longtemps la voie à une réflexion morale et juridique qui identifie le droit naturel et ses normes au droit « humain » et universel. MÉCANISME DE LA NATURE ET DÉNATURALISATION DES NORMES O n conçoit aisément que la promotion d’un monde scientifique et d’un concept de la nature comme d’une grande machine, selon la fable qu’en propose Descartes dans son « Monde », place l’homme dans un tout autre rapport que celui de la communion et de l’harmonie avec cette nature, un rapport de domination et d’utilisation qui suppose des

prérogatives de l’être pensant au sein de l’être. Si l’homme est excepté du machinisme, ce n’est pas par son corps, mais par son âme et par ce qui, en elle, le fait presque égal à Dieu : la volonté. C’est en elle que réside la différence infinie qui le fait maître de ses lois et de ses normes, c’est ce qui l’autorise à user de la nature et des autres vivants comme d’outils ou, du moins, à les considérer comme tels 12. Le véritable dualisme qui naît ici se traduit donc immédiatement par une dénaturalisation de l’activité libre de l’homme, de tout ce qui relève de son libre arbitre. Dénaturalisation qui accompagne la déshumanisation de la nature, condition du triomphe d’une science mécaniste dans tous ses secteurs, y compris la biologie ; la dualité norme / nature reprend alors ses droits dans les domaines de la morale et des institutions humaines. Kant lui-même l’admet, bien qu’il ait finalement rétabli une espèce d’unité entre l’homme et la nature, celle que réclame la souveraineté morale de l’homme : « Sans les hommes, la création tout entière serait un simple désert inutile et sans but. » 13. L’INDIFFÉRENCE RÉCIPROQUE : DUALISME ET NORMATIVISME KELSÉNIEN M ais le dualisme norme / nature peut encore prendre la forme de l’indifférence ou de la séparation, indifférence de la norme par rapport à la nature, et de la nature (et de ses lois) par rapport à nous. Il faut, alors, expliciter cette nature et cette norme qui ne sont plus en vis-à-vis, mais qui se tournent le dos. La notion de nature peut envelopper tout l’être naturel (le donné physique), mais aussi tout ce qui, naturel ou non, est ou sera nécessairement. Nous devons y ajouter, pour prendre en compte les dualismes les plus récents, tout ce qui se fait habituellement, c’est-à-dire les usages, ce que les sociologues nomment des « faits sociaux », ce qui conduit à opposer la norme non seulement au donné, mais au fait non encore habilité ou valorisé par l’interprétation humaine comme quelque chose qui doit être ou se produire. Telle est, en toute sa rigueur, la thèse défendue par Kelsen, dans l’ensemble de sa réflexion sur les normes 14. La norme, explique Kelsen, ne doit pas être confondue avec la coutume ou l’usage, et sa validité, ou positivité, ne doit pas être réduite à l’effectivité de l’usage 15. Le fait que les personnes ont l’habitude de se comporter d’une manière déterminée ne peut être source de normativité que s’il est habilité par la norme ; seule une norme peut habiliter l’habituel comme normal : « Seule une norme peut statuer que ce qui a l’habitude d’avoir lieu, en règle générale, doit avoir lieu. » 16. Chez Kelsen comme chez Kant, le normatif se confond avec l’impératif (au sens fort et non sociologique du terme). La norme est donc prise en son sens premier de construction, mais une construction sans modèle et qui n’a d’assise que dans une autre construction, une autre norme ou un ensemble de normes ; elle n’est issue

ni de Dieu, ni de la nature, ni des faits et coutumes. Les faits ne peuvent faire normes que si nous les autorisons à nous obliger. Pour cette raison, on peut récuser l’opposition kantienne des normes morales et des normes juridiques, car, s’il y a une différence, elle n’est ni de matière ni d’origine, mais dans la façon dont les normes, juridiques ou morales, ordonnent ou règlent la conduite, c’est-à-dire dans la manière dont la contrainte est attachée à l’ordre juridique et détachée de l’ordre moral. Dans l’une comme dans l’autre, le normatif se caractérise comme impératif (Sollen). Ainsi, les normes juridiques (qui servent chez Kelsen de référence à toute norme) ont pour première et essentielle fonction de conférer aux actes de droit et aux actes contre le droit une signification juridique, c’est à ce titre qu’elles remplissent la fonction de « schéma d’interprétation », qui définit toute norme. Cette thèse aboutit à une sorte d’impasse qui oblige à faire un saut hors de la stricte théorie positive du droit : en effet, ici, rien ne fonde les normes que d’autres normes, les normes qui confèrent à un acte la signification d’acte de droit sont ellesmêmes créées au moyen d’actes de droit, qui reçoivent leur signification juridique d’autres normes. En d’autres termes, le normatif vient du normatif, et non de l’être donné. Mais cette interrogation sur la production des normes, pour ne pas tomber dans la régression à l’infini, doit conduire à un sol (Grund) qu’il faut bien supposer pour y poser un ordre juridique ou moral : la notion de Grundnorm, ou « norme fondamentale », remplit cette fonction. Kelsen la donne luimême comme une « hypothèse logico-transcendantale » 17. La norme fondamentale n’est pas une norme positive prescriptive, ni une proposition servant à décrire les normes, elle est la supposition rationnelle pure, qui rend possible l’unité normative d’un système de norme ; elle donne la clé d’une « architectonique normative. » 18. La conséquence remarquable de ce normativisme radical est donc que, loin d’avoir un fondement naturel, la norme est ce qui promeut la nature (le fait, le donné) ou l’habilite comme faisant droit. En rupture avec tout le jusnaturalisme (antique et classique), une théorie « pure » de la norme se veut donc indépendante de la double référence à la nature et à la morale (ou au droit), qui prend pour fondement la nature (ou l’humanité comme nature). downloadModeText.vue.download 758 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 756 Autre conséquence remarquable, de cette théorie « pure » de la norme, la signification de la norme est sa fonction : elle signifie ce qu’elle fait – commander, permettre, habiliter. Mais, outre ses difficultés intrinsèques, ce normativisme intempestif ne permet pas de rendre compte de notre insertion dans le monde, celle qui est ou celle qui doit être. On ne comprend rien ni à l’activité technique ni à la production éthique ou juridique de l’homme, si on institue celui-ci comme maître des valeurs, sans référer l’évaluation à la vie qui en a besoin. RENATURALISER L’HOMME ET SES NORMES : LA VIE ET LES NORMES O n doit à Bergson cette idée que toute morale, pression ou aspiration, est d’essence biologique. Cette lecture du biologique laisse entendre que la vie elle-même (dans le vivant) est un principe des règles et un fondement des valeurs. Mais y a-t-il quelque chose qu’on puisse appeler « norme biologique » ? Les concept de norme et de normativité semblent tout à fait pertinents quand on se penche sur l’histoire de la pensée biologique : « La normalité, écrit G. Canguilhem, paraît une propriété des organismes, mais disparaît au niveau des éléments de l’organisation (bactéries, gènes, enzymes). » 19. Pourtant, même à ce niveau, on peut concevoir des structures d’ordre, à la fois fiables et faillibles, à qui on donne le nom de normalité. On admet donc que, si le concept de norme n’a pas sa place en physique, on ne peut pas refuser, pour autant, une base physico-chimique à ces structures d’ordre biologiques. La vie, en tout cas, ne serait pas sans normes. Mais que faut-il entendre par là ? Il faut se déplacer de la vie au vivant pour que le normal, l’anormal, l’anomalie prennent tout leur sens. Ce sens que nous donnons à un état de la vie ou du vivant, nous le tenons de la vie elle-même. Canguilhem l’affirme avec force : qualifier est un acte humain conscient, mais que fait donc le vivant humain en qualifiant un état de la vie de normal, sinon prolonger de façon plus ou moins lucide « un effort spontané propre à la vie pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement pris pour normes » 20 ? On admettra, bien sûr, que, si la vie est en fait une activité « normative et une production de valeurs » 21, c’est en toute inconscience, mais c’est au sens plein du mot normatif ! L’évitement de l’anthropomorphisme consistant à préciser que ce n’est pas l’homme qui pose les normes vitales, qu’il n’est, en tant que vivant, que le porte-parole de la vie, de la dynamique de son maintien et de son développement. Ainsi, si on ne partage pas la phobie du finalisme, on admettra encore que la vie est polarité et qu’elle est loin de cette indifférence où la cantonnent le mécanisme et le normativisme. C’est donc la vie, et non le jugement médical, qui fait du normal un concept de valeur et

non un concept de réalité statistique : le référant à sa polarité dynamique, elle permet de qualifier de normaux des types, des fonctions. 22 Et l’on peut sans absurdité dire normal un état pathologique, dans la mesure où il exprime un rapport à la normalité de la vie. L’anormal n’est pas le pathologique, santé et maladie peuvent être des concepts descriptifs ou des concepts normatifs ; d’un point de vue descriptif, la santé est le bien organique ; d’un point de vue normatif, la santé est bonne santé. Ainsi le pathologique n’est-il pas l’anormal, et il l’est si peu que des fonctions normales entrent en jeu dans la défense de l’organisme dans la maladie, mais la maladie reste anormale relativement à la persistance de la vie et à son développement pris pour normes. On en vient à conclure que l’homme normal, c’est l’être « capable d’instituer de nouvelles normes même organiques » 23, c’est donc l’homme normatif et qui reste à l’écoute de la vie. Il y a donc toujours, et même pour un infirme, une activité possible et une dignité sociale, mais l’abus de la valeur (sociale) accordée à la santé fait ressentir la limitation forcée d’un être humain à une norme unique comme une privation ; or, si cette notion n’a pas de fondement naturel, celle, par contre, d’aspiration à une bonne vie est inscrite dans notre tendance au bonheur. Mais, si la tendance ne fait pas droit, elle n’est pas sans effets sur les normes. ▶ Ainsi, on pourrait penser comme G. Simondon qu’il n’existe pas de système normatif auquel ne demeurerait attaché une charge pré-individuelle de valeurs exigeant la continuation et la transformation de ce système. L’erreur ou l’abus consisterait à absolutiser le système, c’est-à-dire à nier la part de pré-individuel qu’il recèle, à chasser la référence à des valeurs qui sont l’exigence d’une évolution normative toujours inachevée. « Normes et valeurs n’existent pas antérieurement au système d’être dans lequel elles apparaissent ; elles sont le devenir, au lieu d’apparaître dans le devenir. » 24 Au sein de l’éthique simondonienne, de sa philosophie de la technique, comme de sa philosophie biologique, s’affirme l’intuition analogue à celle qui est reconnue dans l’oeuvre de Canguilhem, de l’indissociabilité du devenir et de l’être, du devenir et du devoir-être. C’est donc la volonté de séparer être, devenir et devoir qui conduit à des clivages stériles, et nous ne devons pas, pour éviter l’anthropomorphisme, tomber dans un anthropologocentrisme plus destructeur et plus sclérosant. Les normes sont bien ce que nous faisons et la nature ce qui nous fait, mais sans elle, nous n’aurions peut-être pas la moindre idée de ce que nous devons faire. SUZANNE SIMHA ✐ 1 Kelsen, H., Théorie générale des normes, PUF, Paris, 1996,

ch. I, pp. 2-5. 2 Ibid. 3 Jonas, H., Le principe de responsabilité, Flammarion, Paris, 1998, p. 34. 4 Ibid., p. 34. 5 Nietzsche, F., Le crépuscule des idoles, « Comment le “mondevérité” devint enfin une fable », Mercure de France, Paris, 1920, chap. IV, p. 108. 6 Nietzsche, F., La volonté de puissance, éd. Kroner, t. VII, p. 35. 7 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, I, Aubier, éd. bilingue, Paris, 1998, p. 33. 8 Cicéron, Tusculanes, IV, 23, 51. 9 Cicéron, Premiers académiques, XL, II, Garnier-Flammarion, Paris. 10 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 7, Flammarion, GF, Paris, 1996, t. 1. 11 Cicéron, Des biens et des maux, XIX, 62, trad. J. Martha, Les Belles Lettres, Paris, 1990. 12 Descartes, R., Lettre à Morus, février 1649, in OEuvres philosophiques, III, Classiques Garnier, Paris, 1983, p. 887. 13 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1993, p. 86. 14 Kelsen, H., Théorie générale des normes, PUF, Paris, 1996 et Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999. 15 Ibid., p. 5. 16 Ibid., Théorie pure du droit, § 34-35. 17 Ibid. downloadModeText.vue.download 759 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 757 18 Ibid. 19 Canguilhem, G., Nouvelles Études d’histoire de la philosophie des sciences (1977), « Y a-t-il des normes biologiques ? », Vrin, Paris, 1983. 20 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris,

1999, p. 77. 21 Ibid. 22 Ibid., p. 155. 23 Ibid. 24 Simondon, G., L’individuation psychique et collective, Aubier, Paris, p. 241. NOTATION Du latin notatio, « appellation ». MATHÉMATIQUES Marque ou signe, ou encore système de signes, associés à un objet ou à des relations entre objets. La musique fournit un excellent exemple de système de notations. La notation en mathématique constitue véritablement une des dimensions de cette science, au point que ses développements sont étroitement dépendants de la mise au point de notations performantes. Les figures élémentaires de la géométrie sont les premières formes de notation mathématique, qui apportent une certaine distance entre les objets sur lesquels on raisonne et les développement déductifs dont ils sont l’occasion. Leibniz cherchera, en 1670, un système de notation symbolique des grandeurs de la géométrie euclidienne. L’élaboration de l’écriture des nombres constitue un processus central de la notation des grandeurs mathématiques. Les relations logiques fondamentales comme l’égalité ou l’ordre, les opérations élémentaires comme l’addition, la multiplication, etc., sont – au terme de processus très longs – exprimées par des signes conventionnels qui permettent le développement des algorithmes de calcul. La notation algébrique dont l’idée de départ consiste à traiter des lettres (a, b, c, x, y...) selon les procédures du calcul, ordinairement fait sur des nombres, est à la source d’un véritable basculement de la science mathématique. Elle permet, non seulement, d’accroître la puissance des algorithmes eux-

mêmes parce qu’ils deviennent généraux (indépendants des valeurs particulières des paramètres ; formule du binôme par exemple), mais encore d’exprimer symboliquement des propriétés géométriques : caractérisation de courbes, distances, aires, volumes, lieux. Chez les premiers grands inventeurs des notations algébriques (Viète, Descartes, Fermat), ce système de notation a toutefois une valeur restreinte à une sorte d’aide-mémoire ; c’est un moyen de soulager l’imagination par des abréviations, systématiques certes, mais qui demeurent liées et dépendantes des choses mêmes qu’elles représentent. On ne trouve pas chez Descartes de notation d’objet qui ne puisse – en droit – relever de la représentation dans l’étendue. La création de symboles adéquats à des êtres de raison comme les différentielles, les racines imaginaires, les indices, les intégrales est à son tour décisive. Les mathématiques se dotent d’objets symboliques qui existent dès lors qu’ils sont non contradictoires et compatibles entre eux, sans référence a priori à une possible représentation. Vincent Jullien NOUMÈNE Du grec nouménon, « ce qui est pensé ». GÉNÉR. Ce qui, dans une chose, ne peut être perçu par l’intuition sensible, par opposition au phénomène. Bien qu’il se trouve déjà dans la pensée platonicienne (nouménon), où il désigne ce qui ne peut être saisi que par l’intellect, les idées, le terme relève plutôt du vocabulaire kantien, dans lequel il se distingue du phénomène. Kant distingue la « chose en soi », qui est la chose en dehors de tout rapport avec un sujet cognitif, « l’objet transcendantal », corrélat de l’aperception transcendantale qui correspond à l’objet en général, cadre indéterminé (= X) de toute synthèse objectivante, et le noumène. Celui-ci ne désigne pas l’en-soi de la chose, mais son rapport à l’intuition, en deux sens : « si nous entendons par noumène une chose en tant qu’elle n’est pas objet de notre intuition sensible (...), c’est alors un noumène

pris dans le sens négatif. Si en revanche nous entendons par là un objet d’une intuition non sensible, (...) il s’agira alors du noumène pris dans le sens positif. » 1. Or, l’intuition intellectuelle n’est pas possible pour nous, donc le noumène est le concept négatif résultant de l’attitude critique, qui limite le champ de l’expérience possible. Cependant, même s’il ne peut être connu au niveau spéculatif, le noumène permet d’atteindre la « causa noumenon »2 comme concept de l’être doué de volonté libre. La liberté est une réalité nouménale qui, bien que ne pouvant être connue au niveau théorique, peut être découverte dans son effet, la loi morale, dont elle est condition de possibilité. ▶ Bachelard reprend le terme pour tenter de penser une « méta-microphysique » 3, qui serait une métaphysique positive. La microphysique ne travaille plus sur des phénomènes perçus mais sur des structures nouménales construites mathématiquement et qui s’expérimentent. Didier Ottaviani ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), « Analytique des principes », 3, trad. Renaut, A., Flammarion, Paris, 2001, p. 304. 2 Kant, E., Critique, de la raison pratique (1788), « Analytique de la raison pure pratique », I, 2, trad. Gilson, É., Vrin, Paris, 1983, p. 68. 3 Bachelard, G., « Noumène et microphysique » (1931-1932), in Études, Vrin, Paris, 1970, p. 19. ! CHOSE, OBJET, PERCEPTION, PHÉNOMÈNE NOÙS ! ESPRIT downloadModeText.vue.download 760 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 758 NOUVEAU

Du latin novellus, diminutif de novus, « ce qui est récent », « nouveau ». Adj. employé avant et après un substantif, et parfois substantivé. ESTHÉTIQUE Ce qui frappe par son aspect inusité mais qui tend à se présenter comme une référence plus appropriée ou plus convaincante. La nouveauté au sens de l’innovation n’a pas attendu la deuxième moitié du XIXe s. pour exister. Dans le registre des arts, l’inventio de la rhétorique, le génie et l’originalité sont autant de notions qui ont permis de décrire une combinaison inattendue, une fiction ou une création. Le nouveau relève en revanche de la modernité et définit son caractère irrésistible. Appuyé sur une démarche philosophique qui fait de la vie la référence dernière et tente de penser ensemble temporalité et liberté, il démontre d’abord que l’émergence de la modernité a pour contexte la crise de la culture européenne que la conscience historique a ouverte (Nietzsche, Dilthey). Il est une figuration de l’intensification, de l’autonomie héroïsée, de l’aventure singulière (Simmel) 1. Selon une perspective herméneutique (Dilthey) 2, le nouveau est alors conçu comme une condition formelle de l’objet historique. Le nouveau oblige à penser ensemble la création, l’invention et « la vision du monde » qui les produit, tel un inconscient historique. Événement singulier, non déductible de ce qui le précède, il révèle le passé par sa puissance anticipatrice dans le présent. Cette conception « compréhensive » du nouveau est compatible avec le tableau d’une modernité comme malheur (naturalisme, Baudelaire, Benjamin). Le nouveau absorbe une réalité placée sous le signe de la perte et la restitue sous forme critique (Adorno). Il exclut toute nostalgie restauratrice, mais la critique lui est inhérente, elle devient constitutive des productions artistiques (Schoenberg, Brecht). Le radicalisme du nouveau aboutit cependant à récuser le jeu intégratif de la signification. Sa tentation est une folie de la pureté et de l’authenticité qui peut nourrir aussi bien une idéologie de l’homme nouveau 3 qu’une métaphysique de l’originaire (Heidegger). Entre réalisme et naturalisme, utopie et refus de la consolation, l’art moderne rejette le passé et la tradition, il fait de l’expérimentation sa règle jusqu’à risquer

sa propre négation, sa propre destruction. Il dissout l’idée d’oeuvre et toutes les références qui dans une perspective essentialiste nouent l’art à la nature, à l’idéal et à la beauté. Le nouveau contribue ainsi à rendre vague le concept d’art ou à le lier au seul geste de la transgression comme liberté en acte. ▶ Le culte de la nouveauté est-il en mesure d’engendrer un renouvellement véritable ? La mode et ses récurrences permettent d’en douter. Mais surtout, plus insidieusement, s’installe une « tradition du nouveau »4 qui finit par conjuguer audace et conformisme. Danièle Cohn ✐ 1 Simmel, G., Philosophie de la modernité (1901), trad. J.L. Vieillard-Baron en 2 vol., Payot, Paris, 1989-1990. 2 Dilthey, W., le Monde de l’esprit (1911), trad. M. Rémy, Aubier, Paris, 1947. 3 Michaud, E., Fabriques de l’homme nouveau : de Léger à Mondrian, éd. Carré, Nîmes, 1997. 4 Rosenberg, H., la Tradition du nouveau, Minuit, Paris, 1962. ! MODERNITÉ, TRADITION downloadModeText.vue.download 761 sur 1137

O OBJECTIF Du latin médiéval, esse obiective, « être objectif ». PHILOS. MÉDIÉVALE Être universel de l’objet produit par l’intellect agent et le phantasme dans l’intellect possible. La notion d’esse obiective apparaît à la fin du XIIIe s., désignant le mode d’être particulier de l’objet dans l’intellect, produit par une activité imitative. L’être objectif est la production d’un être intentionnel, corrélat d’un être réellement présenté ou non, dont la cause est intellectuelle et non physique. L’abstraction suppose la constitution progressive d’un habitus à partir d’une induction sensible, faisant que la forme de la chose dans l’esprit est causée par la présence physique de l’objet. Elle ne permet pas de comprendre la connaissance angélique (Intelligences pures), qui ne procède pas à partir d’impressions sensibles. Bien que le problème

soit déjà envisagé par Thomas d’Aquin et Henri de Gand, c’est surtout avec Duns Scot que se trouve fondée la notion d’esse obiective. Ce dernier remarque que l’universel 1, en tant que concept, ne peut surgir du phantasme car celui-ci ne le contient pas ; il doit donc être construit par l’intellect actif, à l’occasion de la présence du phantasme, en tant qu’être objectif dans l’intellect possible. L’être objectif est un concept prédicable en puissance de tout sujet, et par lui « la formalité de l’objet est constituée a priori dans la pensée, et non reçue de l’expérience » 2. La connaissance n’est pas dans l’être objectif, mais dans la relation intentionnelle qu’il permet vis-à-vis de la chose qu’il représente. Didier Ottaviani ✐ 1 Duns Scot, Le principe d’individuation, qu. 1, 37-38, trad. G. Sondag, Vrin, Paris, 1992, pp. 102-104. 2 Boulnois, O., Être et représentation, PUF, Paris, 1999, p. 94. ! ABSTRACTION, FORME, INTENSIO, INTENTIONNALITÉ, OBJET, REPRÉSENTATION, UNIVERSAUX ∼ OBJECTIF / SUBJECTIF Du latin subjecere, « mettre dessous, renfermer dans », et objecere, « jeter ou placer devant ». GÉNÉR., PHILOS. CONN. Couple de notions opposant, lato sensu, les représentations relatives à un individu à celles qui sont réputées partagées et valables pour tous, car fondées en réalité. Stricto sensu, l’opposition distingue ce qui relève d’un sujet, c’està-dire d’une pensée réflexive qui s’éprouve elle-même, de ce qui appartient à l’objet considéré comme une réalité subsistante indépendamment de la connaissance qu’en prend le sujet. Si le sens commun oppose ces termes comme le partial à l’impartial et le relatif à l’absolu, ce qui suppose préalablement la donation douteuse d’une objectivité immédiate, le problème philosophique moderne de la connaissance, tel que Descartes le détermine, consiste davantage à articuler le subjectif et l’objectif qu’à les opposer, afin de comprendre comment un esprit particulier peut parvenir à partager ses représentations. En ce sens, l’opposition est réellement fausse

(il n’y a pas le subjectif versus l’objectif), mais formellement et méthodologiquement indépassable, si l’on admet que la question réside dans le mode de liaison du subjectif et de l’objectif plus que dans les termes liés. La réalité ne se saisit pas elle-même : il n’y a de constitution objective du monde que pour un sujet qui pose l’objectivité comme un problème ou une tâche. Dans la Critique de la raison pure, Kant, effectuant une « révolution copernicienne » qui inverse la relation de dépendance ontologique du sujet devant l’objet, montre que l’objectivité est d’abord une construction du sujet selon les formes a priori de l’expérience en général 1. Tout processus de connaissance doit donc s’accompagner d’une réflexion première du sujet connaissant, qui est en même temps la vraie règle de production de la subjectivité, acte et non chose, déterminant les conditions de l’objectivité. La critique du sujet transcendantal kantien, qui reste formel et qui ne s’éprouve pas, pose la question d’un sujet empirique, historique et culturel, qui pourrait constituer les formes de downloadModeText.vue.download 762 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 760 l’objectivité. Cela supposerait l’objectivation indéfinie des formes subjectives à titre de précautions méthodologiques, mais aussi d’outils heuristiques. Le cercle du subjectif et de l’objectif demande ainsi à être serré au plus près, sans être définitivement éliminable. Raynald Belay ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition. Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques. Foucault, M., L’archéologie du savoir, l’Ordre du discours. Kant, E., Critique de la raison pure, Critique de la faculté de juger. ! CONSCIENCE, OBJECTIVATION, OBJET, OPINION, PENSÉE, SUBJECTIF, SUJET OBJECTIVATION Terme apparu au XIXe s. PHILOS. CONN. Acte consistant à poser comme objet, ou à rendre objectif.

Utiliser le vocable d’action « objectivation », dérivé du verbe objectiver, permet de lever l’ambiguïté couramment liée aux substantifs « objet » et « objectivité », ainsi qu’à l’adjectif « objectif ». Peuvent être dites objectives : (a) les déterminations intrinsèques d’un objet tel qu’il est en soi, (b) les déterminations intersubjectivement attribuables à un foyer stable et réidentifiable de visée intentionnelle auquel il est fait référence. Selon la première acception, l’objet et l’objectivité sont des données, tandis que, selon la seconde acception, l’un et l’autre sont le produit d’un ensemble d’opérations de constitution. Le mot « objectivation » se rapporte seulement à la seconde acception, en signifiant la procédure même par laquelle un secteur d’objectivité est constitué. L’usage du terme « objectivation » suit l’histoire du concept kantien de constitution d’objectivité. Kant entendait par constitution d’objectivité la synthèse de la multiplicité des perceptions en unités (visées comme objets), conformément à des principes a priori dérivés des catégories de l’entendement pur. Après Kant, on assiste à une radicalisation de l’idéalisme transcendantal en idéalismes subjectif ou absolu. La question fondamentale de la Wissenschaftslehre de Fichte est ainsi de comprendre « comment nous attribuons une validité objective à ce qui, en vérité, est seulement subjectif », et corrélativement comment nous en venons à croire en quelque chose qui existe hors de nous. Sur fond d’une dialectique alternant phases de différenciation de l’« esprit » en sujet et objet, et phases de réappropriation réflexive des positions d’extériorité, Hegel introduit les dérivés de l’adjectif objektiv que sont le verbe objektivieren (« objectiver ») et le substantif Objektivierung (« objectivation »). Schopenhauer évoque pour sa part l’objectivation de la volonté. Et W. Hamilton décrit un processus, nommé « objectification » (objectivation), par lequel la conscience projette des contenus subjectifs hors d’elle-même et les tient pour extérieurs à elle. Parmi les développements post-hégéliens du concept d’objectivation, on retiendra le travail de W. Dilthey, selon lequel les formations culturelles comme le langage doivent être considérées comme des manifestations objectivées de l’esprit. Ainsi se

justifie le nom « sciences de l’esprit » (Geisteswissettschaften) donné aux sciences de l’homme. Le « retour à Kant », systématisé par l’école de Marbourg durant la seconde moitié du XIXe s., a redonné une impulsion à l’idéalisme transcendantal, au prix de l’introduction d’éléments de psychologie, de philosophie du langage ou de pragmatisme. Le concept d’objectivation, central dans une philosophie qui limite la pertinence du concept de chose en soi, épouse ces développements. P. Natorp insiste sur la symétrie de la constitution d’objectivité et de la constitution d’une subjectivité qui lui fait face, et les nomme respectivement objectivation et subjectivation. E. Cassirer reprend pour sa part l’essai kantien de comprendre les concepts non pas comme généralisations à partir des déterminations d’objets préexistants, mais comme « présuppositions de l’objectivation elle-même ». Selon lui, la pratique des sciences consiste à poursuivre la tâche d’objectivation en tant qu’imposition d’unité dans le flux du divers de l’expérience ; une tâche qu’elle accomplit à travers la recherche d’invariants de groupes de transformations. Mais cette phase ultime de l’objectivation repose sur des moments préalables de constitution d’objectivité assurés par le langage et par le mythe. Avec la phénoménologie, le projet d’élucider la constitution des objets acquiert une signification modifiée. Il s’agit, selon Husserl, de remonter, en inversant la direction de la réduction phénoménologique, d’un simple « flux du vécu » vers des objets intentionnels articulés suivant la structure prédicative du langage. Heidegger considère pour sa part, dans Être et Temps, que les sciences de la nature reposent sur des thématisations revenant à des « projections de l’être ». Leurs procédures d’objectivation (Objektivierung) consistent à s’abstraire de l’intérêt du chercheur ou de ce qui est signifiant pour lui, afin de poser quelque chose de stable devant un regard neutralisé. ▶ Le terme « objectification » (objectivation) a récemment été repris, dans un contexte non kantien, par l’anglais scientifique. En mécanique quantique, l’« objectification » désigne le changement brutal du vecteur d’état lors d’une mesure, qualifié de « réduction de l’état » ou de « réduction du paquet d’ondes ». On peut comprendre l’intervention du concept d’objectivation si l’on se souvient que le vecteur d’état permet seulement de calculer des probabilités pour les résultats d’une mesure qui pourrait être effectuée dans l’avenir. Un vecteur d’état ne fournit en bref rien d’autre que des prédictions relatives à une opération de mesure possible. Or, la « réduction de l’état » est justement destinée à inscrire dans le formalisme de la physique quantique le passage de cette simple pondération des possibles à un résultat actuel ; ou encore à y manifester la transition entre la relativité des anti-

cipations fournies par le vecteur d’état initial, et un résultat qui, s’étant effectivement inscrit sur l’écran d’un appareil de mesure, est considéré par la communauté scientifique comme valant dans l’absolu. La « réduction de l’état » exprime donc l’acte consistant à détacher, d’un continuum de potentialités relativisées, telle détermination actuelle valant pour tous et indépendamment des circonstances expérimentales. En cela, elle traduit bien une forme particulière d’objectivation. Michel Bitbol ✐ Cassirer, E., Cohen, H., Natorp, P., éds. Capeillères, F., et Wismann, H., L’École de Marbourg, Cerf, Paris, 1998. ! CONNAISSANCE, INCERTITUDE, INVARIANCE, OBJECTIF / SUBJECTIF, OBJET, SCIENCE downloadModeText.vue.download 763 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 761 OBJET Du latin objectum, « ce qui est placé devant », de obijacere, « jeter devant » ; en allemand : Gegenstand, « ce qui se tient en opposition à » ; Objekt. Heidegger, avec cet usage surdéterminé de l’étymologie qui a longtemps passé pour un geste proprement philosophique, insiste sur le fait que l’objet est ob-jectum, un obstacle jeté sur le chemin. Mais il serait plus exact de rapporter l’objet à sa nature déterminée de corrélat des perceptions subjectives, c’est-à-dire d’en revenir au partage classique entre le sujet de la connaissance et ce qui tombe sous la perception de ce sujet. C’est la pensée classique qui contribue à déplacer l’antique rapport de la matière et de la forme, de la substance et de l’accident, tout entier tournés vers une coupe longitudinale des choses elles-même, vers un rapport entre sujet et objet, où les termes du rapport sont hétérogènes et ne renvoient pas au même type de causalité. Le dualisme cartésien a bien, si on suit l’enseignement de Hegel, déterminé toute la perspective moderne en philosophie. Kant le dit à sa façon, qui est fort différente, en évoquant une révolution copernicienne de la subjectivité : c’est autour d’elle désormais que le monde objectif doit tourner. Plus qu’un ob-stacle, l’objet est devenu, après l’effort de la critique kantienne, un ob-servable dont on ne peut légitimement déterminer les conditions originaires de production, mais dont on peut se donner une connaissance descriptive et, par là, objective. GÉNÉR. Ce qui est visé par une conscience, vis-à-vis d’un sujet. La notion d’objet ne peut être séparée de l’idée d’une conscience qui le constitue en le visant intentionnellement, car il n’y a pas d’objet en dehors d’un sujet connaissant. Conçu comme visée perceptive, l’objet peut se décliner à différents degrés, dans la mesure où les synthèses opérées par le sujet se produisent à différents niveaux, et il est alors possible de considérer que les phénomènes sont les « objets » de la sen-

sibilité, bien qu’il ne s’agisse pas là d’objets au sens propre. Pour Kant, l’objet véritable ne peut être constitué que par l’entendement, et si le phénomène est « l’objet indéterminé d’une intuition empirique 1 », c’est seulement en tant qu’il est le fruit d’une réceptivité, sous les formes a priori de l’espace et du temps. En effet, « il y a deux conditions sous lesquelles seule la connaissance d’un objet est possible : premièrement, l’intuition, par laquelle cet objet est donné, mais seulement comme phénomène ; deuxièmement, le concept, par lequel est pensé un objet qui correspond à cette intuition » 2. Pour pouvoir parler d’objet, il faut donc que l’indéterminé de l’intuition soit soumis à des catégories déterminantes, sous l’unité synthétique de l’aperception transcendantale. Il n’y a pas d’opposition radicale entre le sujet et l’objet, dans la mesure où ce dernier révèle les catégories comme déterminantes. Cependant, celles-ci ne peuvent se produire elles-mêmes comme objet, et ont toujours besoin du donné de l’expérience, qu’elles unifient parce qu’elles sont la forme de l’objet en général, non empirique, « objet transcendantal = X ». « Le concept pur de cet objet transcendantal [...] est ce qui peut procurer à tous nos concepts empiriques en général une relation à un objet, c’est-à-dire de la réalité objective » 3. L’objet est donc la rencontre entre une visée générale et une saisie empirique, sous l’égide de l’unité de l’aperception transcendantale, au Je pense, qui est la fonction objectivante du sujet. L’objet kantien est donc à la fois une visée intentionelle, en tant que général, et la résultat d’une synthèse passant nécessairement par une intuition. Didier Ottaviani ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », § 1, trad. A. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001, p. 117. 2 Ibid., « Déduction transcendantale », p. 174. 3 Ibid., « Analytique des concepts », p. 185. Voir-aussi : Ricoeur, P., « Kant et Husserl », in À l’École de la phénoménologie, Vrin, Paris, 1987, pp. 227-250. Rousset, B., La doctrine kantienne de l’objectivité, Vrin, Paris, 1967. ! CATÉGORIE, EXPÉRIENCE, PERCEPTION, OBJECTIF, OBJECTIVATION, PHÉNOMÈNE, SUJET, SYNTHÈSE, TRANSCENDANTAL MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Ce à quoi on pense, en tant qu’on le distingue de l’acte par lequel on le pense. Selon F. Nef, « les objets s’opposent à la fois aux événements et aux agrégats, car nous exigeons d’eux stabilité et cohésion » 1. Sauf conception idéaliste de l’objet, on tend à reconnaître l’existence des objets comme indépendante de l’esprit

(ou, au moins, des esprits finis). On distinguera les objets concrets (qui possèdent des propriétés temporelles et / ou spatiales) et les objets abstraits (qui n’en possèdent pas). Les objets concrets peuvent être naturels ou artificiels. Les objets abstraits peuvent être arbitraires (des objets pris arbitrairement dans une classe afin de la représenter), théoriques, fictifs, possibles (voire incomplets, impossibles, etc.). ▶ On s’accorde aisément sur l’existence indépendante des objets concrets, pas sur celle des objets abstraits. Quine a pour sa part insisté sur l’idée que les conditions à satisfaire par un objet sont, dans tous les cas, inscrites dans le langage 2. Roger Pouivet ✐ 1 Nef, F., l’Objet quelconque, recherches sur l’ontologie de l’objet, Vrin, Paris, 1998. 2 Quine, W. V. O., la Relativité de l’ontologie et autres essais, Aubier, Paris, 1977, chap. 1. ! ÉVÉNEMENT, ONTOLOGIE PSYCHANALYSE « L’objet (Objekt) de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de plus variable en la pulsion, ne lui est pas originairement lié, mais ne lui est adjoint que par suite de son aptitude à rendre possible la satisfaction. »1 L’objet est l’un des quatre éléments constitutifs de la pulsion sexuelle (poussée, but, objet, source). Sa variabilité est alimentée par la capacité de la pulsion à s’étayer sur les soins maternels et sur la plupart des fonctions organiques, ce dont témoignent les organisations sexuelles infantiles (orale, sadique-anale, phallique). Les équivalences symboliques inconscientes, comme sein = fèces = argent = cadeau = enfant = pénis 2, participent de la variabilité de l’objet. En 1905, Freud démontre que la sexualité humaine est indépendante de la procréation 3 ; la pulsion sexuelle apparaît dès la naissance, et ses objets, dépendant du développement et de l’histoire infantiles, se substituent les uns aux autres. Du

pouce sucé (objet partiel) à l’amant embrassé (choix d’objet), en passant par la peluche (objet transitionnel) et les figures parentales que la petite enfance a fomentées (objet du fantasme), jusqu’à l’amour de soi-même ou de qui nous ressemble (choix d’objet narcissique) ainsi qu’aux chaussures, fourrures, etc. (fétichisme), l’objet se déplace. Selon Freud, comme selon l’histoire de la langue, l’objectivité procède d’un travail de séparation et de désinvestissement relatifs aux objets de la pulsion sexuelle. downloadModeText.vue.download 764 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 762 ▶ Si Freud a insisté sur le primat de la dynamique pulsionnelle, dont l’objet n’est qu’un corrélat, ses successeurs sont revenus à la « relation d’objet ». Lacan ontologise la notion freudienne d’objet partiel, labile et contingent. L’objet est ce dont le désir est toujours en quête. Mais l’objet est toujours déjà perdu, cause – et non objet – de la quête du désir, qui n’est donc que métonymie. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Trieb und Triebschicksale (1915), GW. X, « Pulsions et destin des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, « Folio », Paris, 1985, pp. 18-19. 2 Freud, S., Über Triebumsetzungen, insbesondere der Analerotik (1917), G.W. X, « Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans l’érotisme anal », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, 2002. 3 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G.W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1989. ! ENFANTIN / INFANTILE, ÉTAYAGE, PULSION, SEXUALITÉ OBSERVABLE Du latin ob- (préfixe), « vers », « en face », et du verbe servare, « préserver », « se tenir attentif ». PHYSIQUE Opérateur hermitien 1 doté d’un ensemble complet de vecteurs propres et de valeurs propres. Un opérateur de ce type est associé en mécanique quantique à toute quantité expérimentalement mesurable. Ses valeurs propres coïncident avec le spectre des valeurs pouvant être obtenues lors

d’une mesure de la quantité correspondante. La naissance du concept d’observable remonte au début des années 1920, lorsqu’il est apparu que l’image de l’atome de Bohr, constitué d’un noyau central et d’électrons corpusculaires en orbite stationnaire quantifiée, était inadéquate. W. Heisenberg proposa alors de faire l’économie non seulement de cette image mais de toute autre représentation en physique atomique. Il s’agissait pour lui de reformuler la théorie quantique de façon à n’y faire figurer que des quantités observables, c’est-à-dire les seules intensités et fréquences des raies d’émission-absorption de rayonnement électromagnétique par les électrons des atomes. Ce projet fut réalisé en 1925, avec la mécanique matricielle. Plus tard, entre 1927 et 1930, le concept d’« observable » acquit son statut définitif dans la formalisation de la mécanique quantique établie par P. A. M. Dirac : il s’agissait d’opérateurs particuliers dans un espace de Hilbert, associés à des quantités mesurables. L’incompatibilité des mesures de certaines paires de quantités s’exprimait formellement par la non-commutativité du produit des observables correspondantes. Le choix du mot « observable » et son origine vraisemblablement positiviste (Heisenberg fait remonter l’idée de « réduction aux observables » à une conversation de 1924 avec le physicien positiviste O. Laporte) ont très tôt suscité des critiques. Il était déjà curieux d’appeler « observable », avec ses connotations d’observation passive, ce qui aurait dû se nommer « mesurable », avec des connotations d’expérimentation active. Bohr n’accordait-il pas une importance cruciale au rôle que joue la conception de l’appareil de mesure dans la définition des variables mesurées ? Mais il ne s’agissait là que d’une première objection. Pour Einstein, il était peu raisonnable de fonder une théorie sur une idée préliminaire de ce qui est accessible à l’observation, puisque c’est la théorie qui délimite en bonne partie le champ de ce qui est observable (par les anticipations qu’elle inscrit dans les appareillages, et par les interprétations qu’elle conduit à donner des résultats de mesure). Cette objection, bien comprise par Heisenberg, a eu pour conséquence dès 1927 la formulation des relations d’indétermination qui mettent en évidence les limites fixées par la théorie quantique elle-même à l’« observabilité » de certaines paires de quantités. J. S. Bell a développé par la suite une attaque frontale contre le concept heisenberguien d’observable, au nom d’une

vision très différente de la théorie physique. Pour Bell, on ne devrait pas limiter une théorie à prédire les valeurs prises par des ob-serv-ables relatives à une classe de procédures expérimentales ; on devrait plutôt chercher à lui faire décrire des « étants » absolus (be-ables en anglais). Ce dernier programme n’a toutefois la possibilité de se réaliser pleinement que par le biais des théories à variables cachées, dont la structure reste en partie arbitraire en raison de son manque constitutif de correspondant expérimental. Il s’agit là d’une difficulté majeure : que signifie décrire un objet, voire un « étant », si ce n’est faire référence à l’invariant d’un ensemble de présentations en principe accessibles à l’expérience ? Michel Bitbol ✐ 1 Un opérateur est dit hermitien s’il est égal au conjugué complexe de son transposé. Voir-aussi : Bell, J. S., Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics, Cambridge University Press, Cambridge, 1987. Heisenberg, W., la Partie et le tout, Albin Michel, Paris, 1972. Popper, K., la Théorie quantique et le schisme en physique, Hermann, Paris, 1996. ! MESURE, OBSERVATION, QUANTIQUE OBSERVATION Du latin observatio : ob- (préfixe), « vers », « en face », et du verbe servare, « préserver », « se tenir attentif ». Le contenu du concept d’observation dépend de ses rapports complexes avec celui d’expérimentation. L’observation est généralement opposée à l’expérimentation, comme un procédé passif à un procédé actif de recherche. Dans l’observation, on se borne à constater des phénomènes. Dans l’expérimentation, on suscite des phénomènes par une activité ordonnée utilisant des moyens technologiques. P. Duhem ajoute à cela que, face à l’observation qui est un simple relevé événementiel, l’expérimentation suppose à la fois un guidage théorique de la mise en place des instruments, et une interprétation théorique de ce qui arrive. L’opposition a toutefois rarement été poussée jusqu’à son terme. ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE Examen des phénomènes tels qu’ils se présentent aux sens. Inspection des relations spontanément occurrentes entre phénomènes. Claude Bernard demande ainsi de se souvenir que « l’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée ». Un

physicien comme Bohr s’est quant à lui cru autorisé à parler d’« observation » dans des circonstances où il aurait été légitime de se référer à l’« expérimentation » ou à la « mesure ». Ce dernier emploi du mot « observation » n’est d’ailleurs pas gratuit. Bohr en tire une leçon importante pour son interprétation de la mécanique quantique. D’un côté, le phénomène microscopique est selon lui une totalité dans laquelle il est impossible de faire la part des contributions de l’instrument d’exploration et du milieu exploré. Mais, d’un autre côté, insiste-t-il, le concept même d’observation exige une distinction entre objet et appareil de mesure. Une telle dialectique, downloadModeText.vue.download 765 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 763 alternant un holisme de principe et un dualisme constitutif de l’acte de connaître, a abouti à la notion controversée de complémentarité. L’indissociabilité du phénomène et de son contexte instrumental de manifestation a pour conséquence que deux déterminations obtenues sous des conditions expérimentales incompatibles sont elles-mêmes incompatibles : c’est la composante d’exclusivité mutuelle de la complémentarité. Le dualisme impliqué par le concept d’observation conduit cependant à considérer chacune des déterminations précédentes comme une information à propos d’un certain objet fonctionnellement distinct de l’appareillage. Seule une conjonction des informations de ce type, indique Bohr, peut épuiser ce qui est susceptible d’être connu de l’objet. C’est la composante de nécessité conjointe de la complémentarité. ▶ Les intersections multiples entre les concepts d’observation et d’expérimentation incitent à se demander s’il n’existe pas davantage de parenté entre eux qu’il n’y paraît. L’expérimentation doit-elle être tenue pour une observation contrôlée ? Ou bien faut-il au contraire élever l’observation au rang d’expérimentation élémentaire ? C’est la seconde option qui apparaît la plus riche de conséquences. D’une part, à l’instar de l’expérimentation, l’observation scientifique ne va pas sans arrière-plan théorique. Ses circonstances de réalisation sont en effet établies par référence à une anticipation théorique, et son interprétation fait appel à des présupposés théoriques minimaux. D’autre part, les conditions technologiques et instrumentales de l’observation scientifique ne peuvent pas être plus négligées que celles de l’expérimentation. Il suffit de penser

à l’astronomie. L’observation astronomique requiert un télescope équipé d’un système de pointage et de suivi angulaire. L’interprétation de telle source lumineuse comme planète, comme étoile ou comme galaxie lointaine, s’appuie de surcroît sur des critères d’identification dépendant de théories mécaniques, optiques, spectroscopiques, thermodynamiques, etc. Il est vrai qu’une observation astronomique n’implique pas d’intervention expérimentale sur l’objet observé. Mais elle repose pour son accomplissement et pour son interprétation sur l’extrapolation d’expérimentations physiques effectuées dans un laboratoire terrestre. Michel Bitbol ✐ Bernard, C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Champs-Flammarion, Paris, 1984. Duhem, P., La théorie physique, Vrin, Paris, 1995. ! EXPÉRIENCE, EXPÉRIMENTATION, MESURE, OBSERVABLE, PHYSIQUE, SCIENCE ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Acte d’examiner avec attention une réalité quelconque en vue de constater ce qu’elle est, et résultat de cet acte, c’est-à-dire compte rendu prétendant être une description fidèle de la réalité étudiée. Dans une présentation classique 1 (à divers égards critiquable) : – 1. L’observation s’oppose à l’interprétation et à l’explication considérées en bloc. La première est en effet supposée (a) procéder d’une attitude « neutre », dépourvue de tout préjugé ou de toute idée préconçue vis-à-vis de l’objet d’étude ; (b) se borner à prélever telles quelles les données sensibles et à les consigner sans les modifier aucunement ; et (c) aboutir ainsi à un ensemble d’énoncés d’observation définitivement irrécusables constituant pour la science un acquis définitif. Au contraire, les secondes (a) font, quant à elles, appel à l’imagination et à des idées proprement humaines ; (b) rajoutent donc quelque chose au donné observationnel (par exemple, elles intègrent les observations disponibles au sein d’hypothétiques scénarios théoriques mettant en jeu des entités et des processus inobservables) ; et (c) sont dans cette mesure des ensembles de conjectures éventuellement très plausibles mais en principe toujours révisables. – 2. L’observation s’oppose à l’expérimentation, sous au moins deux angles, (a) Comme le passif à l’actif, au sens où l’observation est constat des faits tels qu’ils se présentent naturellement à l’homme, tandis que l’expérimentation est intervention active, création de situations artificielles et modification sélective délibérée de certaines conditions naturelles en vue de déterminer quels facteurs contribuent à produire tel effet et selon quels processus (expérimentation = ensemble d’observations provoquées), (b) Comme le nonoutillé à l’outillé, l’observation étant uniquement conduite au

moyen des cinq sens, tandis que l’expérimentation recourt en outre à des dispositifs instrumentaux spéciaux plus ou moins élaborés fournissant des informations qui resteraient inaccessibles à s’en tenir à l’appareil sensoriel humain. De nombreuses critiques ont historiquement été adressées à la présentation classique précédente. (1) On a ainsi souligné non seulement l’impossibilité pratique, mais de plus le caractère en principe inintéressant, d’un observateur absolument « neutre », conçu sur le modèle d’un appareil enregistreur stockant tel quel, sans rien omettre ni rajouter, tout ce qui se trouve dans son champ. L’observation est de fait toujours orientée par une nébuleuse de croyances, d’hypothèses et d’attentes plus ou moins explicites et précises qui conduisent à sélectionner comme pertinents et à rejeter corrélativement comme anecdotiques (voire à ne pas remarquer du tout) certains aspects de la réalité (même s’il peut être utile de distinguer des observations communes orientées par un ensemble de présupposés vagues et implicites, et des observations méthodiques qui, telles celles qui interviennent dans la pratique scientifique, sont systématiquement rapportées à des questions explicites, à des hypothèses théoriques et à des conditions contrôlées d’apparition). En outre, l’observation n’est instructive qu’en tant qu’elle est mise en relation avec un horizon de questions théoriques, plus précisément en tant que les observations produites sont érigées en corroborations / infirmations de conjectures théoriques existantes ou suggèrent des hypothèses nouvelles (noter « tout ce que l’on observe » sans connexion à aucun arrière-plan théorique aboutirait à une rhapsodie d’items « morts » sans grand intérêt) 2. (2) Il s’avère extrêmement difficile de séparer nettement et dans l’absolu ce qui relève de la « pure observation » d’une part (du « donné », du « fait brut », etc.), et tion théorique d’autre part. On admet à l’heure les faits sont toujours plus ou moins « chargés c’est-à-dire liés (d’une manière à spécifier) à croyances théoriques humaines 3. D’où un risque

de l’interprétaactuelle que de théorie », un système de – particu-

lièrement sérieux si l’on adhère, comme beaucoup d’auteurs contemporains, à la thèse du holisme épistémologique (qui, dans sa version radicale, affirme que tous les énoncés disponibles, qu’ils soient observationnels ou théoriques, sont essentiellement interdépendants quant au sens comme à la référence 4) : même les énoncés d’observation le plus apparemment élémentaires et incontestables à une époque donnée pourraient se trouver ultérieurement remis en cause sous l’effet de l’évolution de certaines théories constitutives downloadModeText.vue.download 766 sur 1137

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du système total de la connaissance (problème de la base empirique). Les lignes critiques (1) et (2) ont conduit, si ce n’est à abandonner la constellation des oppositions classiques observation / interprétation-explication, énoncés observationnels / énoncés théoriques, observations irrécusables / théories sujettes à caution, etc., du moins à les relativiser (chaque terme de l’opposition n’ayant de sens que relativement à l’autre et à un contexte historique spécifié) et, partant, à modifier leur statut : nombre d’auteurs les considèrent aujourd’hui comme des outils conceptuels utiles en vue de la clarification des problèmes philosophiques, plutôt que comme des ordres effectivement distincts de réalité. (3) Enfin, a-t-on encore souligné, l’acte d’observation ne peut pas toujours légitimement être assimilé à l’acte de prélever un fragment de réalité sans en rien modifier. L’on doit au contraire reconnaître qu’il perturbe parfois l’objet observé de manière non négligeable et non contrôlable. Dans de tels cas, les descriptions d’observations ne peuvent prétendre recueillir des caractéristiques intrinsèques (qui auraient existé même si l’acte de connaissance n’avait pas été effectivement mis en oeuvre) de la réalité indépendante. Ce qu’elles constatent n’est en fait que le résultat d’une interaction entre celui qui observe (l’homme de science éventuellement armé d’instruments de mesure) et l’objet observé, sans que puisse être démêlé ce qui appartient en propre au sujet d’une part, à l’objet d’autre part. Historiquement, on a tout d’abord postulé que la perturbation de l’observé par l’observant était une spécificité des sciences humaines due à la nature singulière de leur objet d’étude, l’homme, sujet doué de conscience, reconnu à ce titre susceptible, contrairement aux êtres inanimés ou aux animaux, de se comporter différemment selon qu’il se sait ou non observé 5. Mais le même schéma de pensée a ensuite été étendu à la physique, après que Bohr eut pointé l’analogie entre les configurations épistémiques propres à la mécanique quantique et aux sciences humaines 6. À examiner les choses de près, des différences fondamentales séparent toutefois les deux situations ; si Bohr les mit scrupuleusement en évidence, ses successeurs les ignorèrent malheureusement trop souvent, d’où les innombrables confusions qui entachent aujourd’hui les débats sur le sujet. Sans pouvoir développer, notons qu’il est indispensable de discuter méticuleusement : (a) l’assimilation, souvent présentée comme allant de soi, de l’observation et de la mesure (la seconde étant vue comme simple prolongement de la première) ; (b) l’analogie, voire l’identité, instaurée entre d’une part le sujet-conscient-observateur perturbant un objetconscient-observé, et d’autre part l’instrument de mesure (luimême élaboré et manipulé par un sujet conscient) perturbant un objet physique mesuré ; (c) le sens d’énoncés du type

« l’observation (ou la mesure) produit (voire crée) les résultats de l’observation (ou de la mesure) » 7. Léna Soler ✐ 1 Souvent rapportée à C. Bernard, en fait à une version assez caricaturale de ses idées (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, (1865), Garnier-Flammarion, Paris, 1966). 2 Bachelard, G., la Formation de l’esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1989, p. 44. Hempel, C., Éléments d’épistémologie, (1966), A. Colin, Paris, 1991, pp. 17-18. Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris, 1973. 3 Feyerabend, P., « Comment être un bon empiriste ? Plaidoyer en faveur de la tolérance en matière épistémologique », (1963), De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980, pp. 245-276. Hanson, N. R., Patterns of Discovery, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1958. Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, (1962) (postface de 1969), Flammarion, Paris, 1983. Neurath, O., « Énoncés protocolaires », (1942), Manifeste de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985, pp. 221-231. Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, (1943), Payot, Paris, 1973. 4 Quine, W.V.O., « Les deux dogmes de l’empirisme », (1951), De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980, pp. 87-112. 5 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, (1958), Plon, Paris, 1974, II, pp. 344-345. 6 Bohr, N., Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard, Paris, 1991. 7 Bitbol, M., Mécanique quantique, Flammarion, Paris, 1996. Bohr, N., ibid. ; Kojève, A., l’idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, (1932), Le Livre de Poche, Paris, 1990. Mittelstaedt, P., The Interpretation of Quantum Mechanics and the Measurement Process, Cambridge UP, Cambridge, 1998. ! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), DONNÉ, DONNÉES, ÉNONCÉ, EXPÉRIMENTATION, EXPLICATION, FAIT SCIENTIFIQUE, HOLISME,

INTERPRÉTATION, MESURE, OBSERVABLE, OBSERVATION, PHÉNOMÈNE, QUANTIQUE (PHYSIQUE), THÉORIE OBSESSION Du latin obsidere, « assiéger ». PSYCHOLOGIE Trouble psychique associé à des contenus de pensée éprouvés sous forme compulsionnelle, et dont le sujet ne parvient pas à se débarrasser. On distingue habituellement l’obsession, qui peut prendre des formes bénignes, de la névrose obsessionnelle, étudiée principalement par Freud. Une pensée obsédante ou un comportement excessivement consciencieux (par exemple, copier comme Bouvard et Pécuchet, les personnages de Flaubert) ne sont pas nécessairement pathologiques, et l’on parle alors de simples « soucis obsessionnels ». On parle d’obsession quand le sujet est occupé par cette pensée ou par ce comportement de manière quasi exclusive et qu’elle prend la forme de phobies, d’impulsions ou de rituels qui finissent par paralyser les activités quotidiennes (comme se laver les mains sans cesse, ou passer des heures à contrôler, recontrôler des interrupteurs électriques). Elles sont également souvent liées à des sentiments douloureux de culpabilité, de doute et d’anxiété, et accompagnent la plupart du temps une dépression. Le premier tableau clinique des obsessions pathologiques et la théorie la plus influente ont été proposés par Freud, lequel a isolé la « névrose obsessionnelle » (Zwangneurose) comme entité clinique distincte de l’« obsession » (Zwangvorstellung) dès 1895, mais surtout dans l’Homme aux rats (1909). Freud a isolé les symptômes de la névrose obsessionnelle. Il compare notamment le rituel obsessionnel à une « religion privée », et en attribue la cause au mécanisme du refoulement : l’affect se déplace sur des représentations plus ou moins proches ou distantes du conflit originel. La psychanalyse associe également l’obsession à une relation sadomasochiste et à une fixation au stade anal. Le downloadModeText.vue.download 767 sur 1137

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765 traitement psychanalytique des névroses obsessionnelles se heurte néanmoins à des obstacles classiques. Pascal Engel ✐ Freud, S., « Obsessions et phobies » (1894), in Névrose, Psychose et Perversion, PUF, Paris, 2002. Freud, S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1999. ! ACTE, COMPULSION, CONTRAINTE, DÉFENSE, DÉNÉGATION, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, RÉPÉTITION ∼ OBSESSION, NÉVROSE OBSESSIONNELLE Traduction française ancienne de certaines occurrences de Zwang, « contrainte », par exemple : Zwangsneurose, « névrose obsessionnelle ». PSYCHANALYSE La terminologie psychanalytique récente a abandonné ce terme 1, parce qu’il n’est pas fidèle à l’allemand Zwang, et qu’il impliquait de traduire d’autres occurrences de Zwang par « compulsion ». Michèle Porte ✐ 1 Bourguignon, A., Cotet, P., Laplanche, J., Robert, F., Traduire Freud, PUF, Paris, 1989. ! ACTE, ACTION, COMPULSION, CONTRAINTE, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, RÉPÉTITION OCCAM (RASOIR D’) ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE Expression imagée de la formule : « Il ne faut pas multiplier les entités au-delà de ce qui est nécessaire », prêtée au philosophe scolastique Guillaume d’Occam. Instrument nominaliste, le rasoir d’Occam vise à éliminer la réification des entités abstraites, en préférant toujours toute solution logique et métaphysique engageant à affirmer leur existence. Pour certains, il ne s’agit que d’un principe méthodologique, pour d’autres c’est un principe métaphysique affirmant qu’il n’existe rien d’autre que des entités concrètes. ▶ La référence au rasoir d’Occam vaut rappel d’un principe de parcimonie : il ne faut pas multiplier, non pas les entités

en elles-mêmes (ce qui reviendrait finalement à enjoindre la nature), mais les types d’entités. Dans cet esprit, il convient, pour éviter tout dérapage métaphysique, de paraphraser toutes nos affirmations contenant des termes abstraits par des formules où tous les termes font référence à des choses concrètes. Au XXe s., c’est certainement le philosophe polonais T. Kotarbinski 1 qui a le mieux suivi ce principe à la lettre. Mais une telle paraphrase est-elle toujours possible ? Roger Pouivet ✐ 1 Kotarbinski, T., « Zasadnicze mysli pansomatyczmu » (1935), Pzreglad Fisoloficzny, trad. angl. « The Fundamentals Ideas of Pansomatism », Mind, 1955. Voir-aussi : Quine, W.V.O.,« On what there is », From a Logical Point of View, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1953. ! NOMINALISME, SIGNIFICATION OCCASION Du latin occasio, « moment opportun ». GÉNÉR., PHILOS. CONN. Moment opportun. Les Romains firent du moment opportun, de ce que les Grecs appelaient kairos, une déesse : Occasio. Ils la représentent sous la forme d’une femme nue, chauve par derrière, avec une longue tresse de cheveux par devant, un pied en l’air, l’autre sur une roue, tenant un rasoir de la main droite et de l’autre une voile tendue au vent. Le sens du terme « occasion » est lisible dans ces symboles et, notamment, dans l’opposition entre un enchaînement complexe de causes, qu’on peut appeler Dieu, la fortune, le destin ou le hasard, selon que l’on est chrétien, stoïcien ou athée, et la capacité d’agir symbolisée par le fait de se servir de son rasoir ou de choisir où l’on pose le pied. Ainsi, la double tâche du politique est d’estimer les circonstances et de choisir le moment pour agir en fonction d’elles (le politique, s’il est adroit, doit savoir saisir l’occasion). La figure symbolise

aussi bien la conception aristotélicienne de la fortune que la conception stoïcienne du destin. Pour Aristote, la « fortune » (tuché) se distingue du « hasard » (automaton) en ce qu’elle concerne uniquement l’activité pratique, alors que le hasard peut agir sur des êtres qui n’ont aucune faculté de choisir 1. Pour les stoïciens, le destin est une causalité unique mais composée d’une mosaïque de causes : les unes, parfaites et principales ; les autres, auxiliaires et éloignées. Dans le De fato, ou Traité du destin, Cicéron rapporte l’argumentation stoïcienne qui distingue plusieurs genres de causes : de même que le mouvement de rotation du cylindre s’explique non seulement par une impulsion extérieure, appelée cause antécédente, mais aussi par la forme du cylindre qui est la cause parfaite et principale, de même un acte libre, comme l’assentiment, s’explique non seulement par la représentation compréhensive d’un objet (cause antécédente), mais aussi par l’initiative de l’esprit qui la reçoit (cause principale) 2. L’acte libre est déterminé et, par conséquent, prévisible, sans qu’on doive pour autant le concevoir comme nécessaire, c’est un tout complexe où interviennent la saisie d’une cause extérieure et l’adhésion librement consentie de la volonté à l’enchaînement des causes. Descartes reprend l’analyse stoïcienne des différents genres de causes en utilisant l’expression : « Les causes qui donnent occasion », toutes les fois qu’il doit décrire un effet qui ne ressemble pas à sa cause dans le cadre des interactions de l’esprit et du corps. À la suite de la conception cartésienne de l’homme comme union de deux choses réellement distinctes, de l’âme et du corps, les philosophes occasionnalistes et, notamment, Malebranche 3 opposent les causes secondes ou occasionnelles, causes auxiliaires et éloignées, à la cause principale et parfaite qu’est Dieu : les créatures n’ont aucune action efficace, elles sont seulement des occasions pour Dieu d’exercer sa puissance. Véronique Le Ru

✐ 1 Aristote, Physique, trad. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1926. 2 Cicéron, Traité du destin, trad. A. Yon, Les Belles Lettres, Paris, 1933. 3 Malebranche, N., la Recherche de la vérité, t. I, II, III des OEuvres complètes,Vrin-CNRS, Paris, 1962-1964 ; 1972-1975. downloadModeText.vue.download 768 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 766 ! CAUSE, DESTIN, FORTUNE, HASARD, MOMENT, OCCASIONNALISME OCCASIONNALISME GÉNÉR., PHILOS. CONN. Mouvement de pensée issu de la philosophie cartésienne, selon lequel toutes les actions de l’Univers sont conçues sur le modèle des rapports de l’âme et du corps. Toutes les causes naturelles ne sont point de véritables causes, mais seulement des causes occasionnelles qui déterminent Dieu, seule vraie cause, à agir. En 1670, quand Malebranche commence à rédiger la Recherche de la vérité, véritable somme de la philosophie occasionnaliste, il est nourri de l’interprétation occasionnaliste de Descartes par nombre de ses lectures : il connaît l’Homme de Descartes, annoté par La Forge, le Traité de l’esprit de l’homme, de La Forge (que l’on a retrouvé dans sa bibliothèque), les Six Discours sur la distinction et l’union du corps et de l’âme de Cordemoy, mais aussi les ouvrages de Clauberg, de Suarez (dont il discute explicitement les thèses dans l’important « Éclaircissement XV » de la Recherche de la vérité). Tous ses ouvrages sont unifiés par une réflexion sur la causalité qui se construit autour de la question suivante : comment penser la causalité quand l’effet ne ressemble pas à la cause ? La solution des occasionnalistes passe par la distinction entre la cause apparente et la cause efficiente. C’est faute d’avoir compris cette distinction que l’on croit que tel mouvement du corps cause effectivement tel sentiment, que telle volonté de l’âme cause effectivement tel mouvement du corps, ou encore que tel corps qui en rencontre un autre cause effectivement par le choc le mouvement de cet autre

corps. Dans ces trois types de croyance, la même illusion opère : celle qui fait, pour reprendre la formule percutante de Cordemoy, alléguer l’occasion pour la cause. Pour dissiper cette illusion, les occasionnalistes introduisent la distinction entre cause apparente et cause efficiente par le biais de l’exemple du langage qu’ils reprennent du chapitre 1 du Monde de Descartes : de même que, dans le langage, l’institution des hommes attache les signes aux choses qu’ils signifient, de même l’institution de Dieu a attaché les pensées aux mouvements corporels et, de manière générale, les occasions d’agir à des actions. Et de même que la seule relation de causalité effective entre les mots ou les paroles et les choses signifiées relève de l’institution des hommes, de même la seule relation de causalité effective entre les occasions et les actions relève de l’institution de Dieu. Le langage humain est ce qui permet de penser analogiquement toutes les relations apparentes de causalité comme régies par l’institution de Dieu, par le langage que Dieu fait parler à la nature : la nature peut ainsi être considérée comme la présentation de signes qui suffisent pour faire concevoir des choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance (par exemple, les excrétions lacrymales et le sentiment de tristesse ou le fait de montrer les dents et le sentiment de plaisir ; ou encore la volonté de lever le bras et le mouvement du bras ; ou, enfin, dans le jeu du billard, le mouvement de la boule blanche et, après le choc, les deux mouvements respectifs des deux autres boules, blanche et rouge). La nature est ici entendue au sens large, elle inclut la nature humaine et tout ce qui ressortit à l’interaction de l’âme et du corps. Cela signifie qu’au commencement était le Verbe, mais qu’à la fin aussi est le Verbe : Dieu, par le Verbe, a créé la nature, et cette création peut être conçue comme l’institution d’un langage qui continue à faire sens. C’est, au fond, une nouvelle manière de comprendre la thèse cartésienne de la création continuée : il s’agit d’une création continuée de tel signe de la nature corrélé à telle chose qu’il fait concevoir, c’est-à-dire d’une création continuée de telle occasion corrélée à telle action qu’elle suscite. Dieu, en tant qu’instituteur de la corrélation des signes et des choses signifiées ou des occasions et des actions, est la seule cause efficiente de toutes les actions des choses créées. Et tous les phénomènes – les âmes ou les corps des hommes, par leur interaction, ou mutuel commerce, les passions primitives des animaux (autant qu’elles dépendent de la disposition des organes) et les mouvements qui leur sont corrélés (cris de joie ou de souffrance, remuement de la queue du chien ou ronronnement du chat en signes de sentiment de plaisir, poil hérissé ou dos rond, etc.), enfin les corps physiques, par les lois du choc – sont seulement des causes qui donnent occasion aux lois de la nature de s’appliquer aux choses créées (lois psychophysiques pour la nature humaine, lois physiologiques pour les animaux, ou lois physiques pour les corps). Aucune chose créée n’est véritablement cause d’une action ou d’un mouvement. Cordemoy est le premier à dire que parler de causalité

au sein des choses créées, c’est se payer de mots 1. Il radicalise la critique déjà sévère que faisait Descartes, dans la Préface – première partie de la Description du corps humain –, du préjugé selon lequel l’âme serait la cause des mouvements du corps 2. Descartes déracinait ce préjugé, ancré dans l’accomplissement de nos désirs de mouvoir de telle et telle manière notre corps, en expliquant, premièrement, que de nombreux mouvements du corps sont totalement indépendants de l’âme et, deuxièmement, que même les mouvements dits volontaires procèdent principalement de la disposition des organes, même s’ils sont déterminés par l’âme (voir OEuvres, t. XI, p. 225). Cordemoy généralise l’explication cartésienne des mouvements dits volontaires à tous les mouvements : dans les choses créées ne se manifestent que des causes qui déterminent (au sens de « donner occasion à ») des mouvements, mais qui ne les produisent pas ; ce n’est qu’illusoirement qu’on prend nos désirs (nos volontés de mouvoir le corps) pour des causes réelles. Et cette illusion est généralisable à tout ce qu’on appréhende physiquement comme cause réelle de mouvement. Le modèle des rapports de l’âme et du corps vient fonder une véritable métaphysique de la causalité où toutes les actions de l’Univers sont déterminées par des occasions, mais réellement produites par Dieu. Autrement dit, Dieu est cause totale au sens où toute la causalité se réduit à lui. Par exemple, quand nous voulons remuer le doigt, et que le doigt se remue, nous croyons que c’est nous, en effet, qui le remuons ; mais c’est une erreur qui fait tort au souverain domaine de Dieu. Ce n’est nullement nous qui remuons le doigt ; toutes les forces créées ne sont pas suffisantes pour cela : c’est Dieu seul qui suivant la résolution qu’il en a prise dès le commencement, à l’occasion de l’acte de notre volonté, produit lui-même ce mouvement dans notre doigt. En un mot, c’est Dieu qui fait tous les mouvements qui arrivent dans le monde, et tout ce que font en cela les créatures, c’est de servir à Dieu d’occasions, afin qu’il exécute ce qu’il a résolu de faire en telles ou telles circonstances (voir « Discours IV » dans les Six Discours sur la distinction et l’union du corps et de l’âme). Ce n’est donc pas la volonté downloadModeText.vue.download 769 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 767 qui est la cause efficiente du mouvement dit volontaire : en effet, « un vieillard a beau vouloir marcher vite [...] et celui dont la main est gelée a beau vouloir remuer les doigts : des gens en cet état ne témoignent que trop, que si ces petites particules peuvent être tantôt plus et tantôt moins émues, ce n’est jamais selon notre volonté ; mais toujours selon la différence des matières dont elles sont composées, selon celle de nos âges, et des lieux où nous vivons » (ibid., in OEuvres philosophiques de Cordemoy, p. 141).

Malebranche systématise cette conception de la causalité qui prélude à la critique humienne de l’idée de cause 3. L’occasionnalisme, en quelque sorte, engendre ses propres fossoyeurs : par la déréalisation qu’il opère de l’efficience causale, il produit un effet de distanciation qui laisse la voie libre à Hume et à sa réduction de la causalité à un rapport de succession : seule l’expérience, et non le raisonnement pur, peut instruire des relations causales entre les phénomènes. Le lien causal, dira Kant, n’est pas analytique mais synthétique. Véronique Le Ru ✐ 1 Cordemoy, G. (de), OEuvres philosophiques, PUF, Paris, 1968. 2 Descartes, R., Description du corps humain in OEuvres (vol. X) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par le CNRS et Vrin, Paris, 1964-1974. 3 Malebranche, N., OEuvres complètes, 20 vol., dir. A. Robinet, Vrin, Paris, 1958-1970. ! CAUSALITÉ, CAUSE, HARMONIE, MOUVEMENT, OCCASION OCCULTE (QUALITÉ) GÉNÉR. Propriété dissimulée et active d’une substance dont on ne peut rendre raison autrement qu’en la nommant. La critique de l’aristotélisme par les tenants de la philosophie moderne, au XVIIe s., a produit une dénomination péjorative des formes substantielles en usage dans l’École et, en particulier, depuis son utilisation systématique par saint Thomas d’Aquin. Est occulte une qualité première de la substance qui ne puise sa cause que dans un principe actif d’animation, irréductible aux analyses mécanistes. Ainsi, Diafoirus, le médecin scolastique dans le Malade imaginaire, de Molière, popularise un usage plus savant du terme lorsqu’il explique les accidents ou symptômes du corps par l’action d’un agent ayant la qualité ou la vertu qui se donne à voir en tant qu’accident. ▶ Le débat et les vives querelles autour des qualités occultes trouvent leur point d’orgue lorsque les cartésiens reprochent aux newtoniens un usage incontrôlé et illégitime de la notion de force, jugée occulte. Leibniz, qui prend part à cette querelle, tente cependant de réhabiliter les formes substantielles par lesquelles une théorie de l’agir est rapportée à son

sujet, c’est-à-dire la substance elle-même 1. Par la suite, cette question perd philosophiquement de son sens avec le surgissement d’une compréhension plus fine de certains phénomènes liés à l’organisation de la matière, où le finalisme peut avoir une fonction heuristique utile à l’établissement des lois. Fabien Chareix ✐ 1 Correspondance Leibniz-Clarke, éd. A. Robinet, PUF, Paris, 1957 (rééd. 1991). ! ARISTOTÉLISME, FORME, QUALITÉ, SUBSTANCE OEDIPE En allemand : Ödipus, d’OEdipe tyran, de Sophocle. PSYCHANALYSE Mythique, et à l’articulation entre individu et collectivité, l’oedipe, ou « complexe nucléaire (Kernkomplex) des névroses » 1, signifie les voeux infantiles, sexuels et de meurtre envers les deux parents ainsi que leurs destins : formes sociales variées des interdits de l’inceste et du meurtre – règles des échanges –, et devenirs fantasmatiques individuels divers des voeux infantiles. La prématuration biologique des nourrissons, la dépendance corrélative et la sexualité infantile créent les figures parentales comme premiers objets – d’amour, de haine et de peur. Conformément à la bisexualité, l’enfant (entre 3 et 5 ans) en vient à aimer sexuellement chacun des deux parents (faire un enfant à la mère, recevoir un enfant du père) et à haïr l’autre comme rival : oedipe « direct » et « inverse » coexistent. Ce moment rompt la relation duelle entre mère et enfant, et introduit un tiers. La mère (phallique, toute-puissante), premier objet d’amour de l’enfant, y devient châtrée, selon la catégorisation infantile phallique vs châtré, cependant que le père acquiert la puissance phallique (scène primitive). Le complexe de castration détermine pour le garçon la sortie de l’oedipe : pour ne pas perdre ce à quoi il tient le plus, il se détourne de la mère et s’identifie au père. La fille se détourne

de la mère, qui ne l’a pas pourvue du pénis, et se tourne vers le père, qui l’a et qu’elle veut – désirant d’abord le pénis, puis un enfant du père, puis d’un autre homme. L’abandon de l’objet incestueux implique donc chez la fille une étape supplémentaire 2. La résolution de l’oedipe suppose que l’investissement des figures parentales comme objets d’amour soit abandonné et remplacé par des identifications 3. ▶ Freud lisant Sophocle passe sous silence, entre le parricide et l’inceste, la rencontre d’OEdipe avec la Sphinge : figure de mère phallique. Les relations oedipiennes à la mère seront étudiées plus en détail par d’autres, singulièrement des femmes (L. A. Salomé, M. Klein, R. Mack Brunschwig). La comparaison de l’importance de la période pré-oedipienne avec celle de la culture mino-mycénienne, derrière celle des Grecs 4, ouvre cependant sur la dimension matriarcale des diverses cultures. Christian Michel et Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Über psychoanalyse (1910), G.W. VIII, p. 50 (Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 55). Totem und Tabu (1912-1913), G.W. IX, p. 157 (Totem et tabou, OEuvres Complètes F-P XI, Paris, p. 346). 2 Freud, S., Der Untergang des Ödipuskomplexes (1923), G.W. XIII, p. 393-402, « La disparition du complexe d’OEdipe », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, 2002, pp. 117-122. 3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, pp. 235-289, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, pp. 219-275. 4 Freud, S., Sur la sexualité féminine, OCF-P XIX, Paris, 1995, p. 10. ! DÉNI, DÉRÉLICTION, DIFFÉRENCE DES SEXES, ENFANTIN ET INFANTILE, FÉTICHISME, NARCISSISME, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, PHALLUS, SEXUALITÉ downloadModeText.vue.download 770 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 768 OEUVRE « La symbolisation est-elle à la base de l’art ,». Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? Dès l’Antiquité, la philosophie s’est préoccupée de la nature des oeuvres d’art et plus généralement des artefacts et de leurs propriétés. L’ontologie de l’art est inséparable de l’ontologie générale, elle se place au carrefour de l’esthétique et de la métaphysique, et elle reflète nécessairement la diversité des approches et des débats dont l’art a fait l’objet. REPÈRES HISTORIQUES P our Platon, la production artistique est la moins sérieuse de toutes, à tel point qu’on peut douter que l’art soit vraiment une technè. Si quelque chose est le produit d’une technè, le jugement de valeur à son égard ne pose aucun problème : l’expert sait ce qu’est une bonne table ou une bonne armure. Les produits de l’art, au sens que nous donnerions aujourd’hui à ce terme, n’ont pas nécessairement pour finalité le bien, mais toutes sortes d’effets sur les spectateurs (des spectacles poétiques) ou sur les auditeurs (de poèmes chantés). L’art (la peinture et la poésie) se trouve au plus bas de la hiérarchie des modes d’existence : il copie ce qui copie ce qui est vrai, à l’instar du lit peint qui est une copie du lit fabriqué, lui-même copie du modèle du lit. L’art, pour Platon, n’a pas de valeur intrinsèque et doit faire l’objet d’une grande méfiance philosophique et politique. La raison fondamentale de ce déficit moral de l’art, c’est son indigence ontologique : l’oeuvre d’art n’est rien de plus qu’une tromperie, quelque chose qui n’est pas ce qu’il prétend être et qui est tout autre chose que ce que l’on croit 1. Aristote ne semble pas avoir partagé ce jugement sévère de Platon. On peut interpréter certains passages de la Poétique dans le sens d’une rectification de la dévaluation ontologique de l’image et de l’art en général, manifeste chez Platon 2. Pour Aristote, la disposition mimétique est au fondement des apprentissages cognitifs et, surtout, elle est directement liée

à notre capacité abstractive. Alors que pour Platon, c’est la notion de ressemblance qui domine l’analyse de l’image – ce qui conduit à sa dévaluation ontologique –, chez Aristote, c’est la notion de structure ou de forme qui est fondamentale. Une bonne image nous fait comprendre pour une part ce qu’est la chose représentée elle-même. L’art pour saint Thomas, et d’une façon générale pour bien des médiévaux, est recta ratio factibilium : un savoirfaire qui produit des artefacts comme on doit les faire ; c’est un « habitus opératif » qui rencontre des « habitus spéculatifs » grâce auxquels une chose est bien faite. Dès lors, « lorsqu’un artiste fait de mauvais ouvrages, ce n’est pas l’oeuvre de l’art ; bien plus, c’est contre l’art » 3. Il y a bien une réalité propre de l’oeuvre artistique et une excellence caractéristique de sa production. Saint Thomas entend montrer la nature propre des oeuvres de l’art, mais en l’accompagnant d’une dévaluation métaphysique de l’art : ses produits passent dans une matière extérieure, au lieu de demeurer dans l’agent lui-même, ce qui témoignerait d’une certaine pauvreté ontologique 4. S’il est possible d’esquisser une histoire de l’ontologie de l’oeuvre, c’est seulement depuis un demi-siècle qu’une réflexion de cet ordre s’est plus particulièrement développée. On peut distinguer trois grands courants (qui, pour une part, s’ignorent réciproquement) : l’un est issu du néo-thomisme, l’autre de la phénoménologie et le troisième de la philosophie analytique. CLASSIFICATION DES ARTS ET NÉO-THOMISME C hez saint Thomas, il n’existe pas, à proprement parler, de réflexion sur l’ontologie de l’oeuvre d’art, mais Gilson a su concilier son thomisme avec une très riche réflexion sur la nature des oeuvres d’art. Il entend développer une « ontologie de la peinture » et examine pour cela les différents modes d’existence des produits des différents arts, tout particulièrement peinture, sculpture et musique. Gilson défend une conception dualiste selon laquelle le mode d’existence d’une peinture est radicalement différent de celui d’une oeuvre musicale : si « une oeuvre musicale n’est jamais là [...], au contraire un tableau est toujours quelque part » 5. L’individuation d’un tableau étant sa matière, aucune restauration et aucune reproduction n’en sont possibles. Gilson réfléchit ainsi sur des problématiques qui sont caractéristiques de l’ontologie de l’oeuvre d’art : la différenciation entre les types d’art par l’examen des différents modes d’existence de leurs produits spécifiques, la nature des oeuvres manifestée à travers la possibilité d’en faire ou non des doubles. Gilson s’interroge également sur l’ontogenèse des tableaux, et donc sur la « création artistique », et sur le rapport entre l’oeuvre d’art et le discours qui porte sur elle. ONTOLOGIE DE L’OEUVRE D’ART ET

PHÉNOMÉNOLOGIE L a phénoménologie de l’art peut sembler incapable de développer une ontologie de l’oeuvre d’art. Elle dérive en effet de la thèse, d’origine kantienne, selon laquelle on ne peut spéculer sur ce que sont les choses en elles-mêmes. La phénoménologie porte donc nécessairement sur les choses en tant qu’elles sont appréhendées par un esprit, voire en tant qu’elles sont constituées par lui. Pourtant, certains phénoménologues qui se sont intéressés à la description de l’expérience esthétique ont justement été conduits à insister sur l’autonomie ontologique des objets d’une telle expérience. Pour Dufrenne, une ontologie de l’expérience esthétique « retrouve l’idée que l’objet esthétique a besoin du spectateur, et pourtant s’impose à lui au point que l’intentionnalité dans la perception esthétique devient aliénation » 6. Un phénoménologue (polonais) comme Ingarden refuse l’idéalisme transcendantal, c’est-à-dire la thèse selon laquelle la réalité objective est le corrélat de la visée intentionnelle du sujet. Ainsi, pour lui, « l’oeuvre musicale se présente comme un véritable objet supra-temporel qui possède pourtant une structure quasi temporelle immanente » 7. Dès lors, la perception esthétique s’efforce d’atteindre « l’oeuvre musicale en soi », qui est le contenu de l’oeuvre. Cela permet par exemple de soutenir qu’une interprétation (au sens d’une exécution) peut être techniquement et artistiquement downloadModeText.vue.download 771 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 769 bonne, mais si caractéristique de l’interprète qu’elle est infidèle à l’oeuvre jouée, rendant même fort difficile sa simple perception. ONTOLOGIE DE L’OEUVRE D’ART ET PHILOSOPHIE ANALYTIQUE L ’ontologie de l’oeuvre d’art est un aspect fondamental de la philosophie analytique de l’art. On peut s’en faire une idée à travers l’examen des différentes options métaphysiques relatives à la question de savoir si les oeuvres picturales peuvent ou non être reproduites. Les dualistes défendent la thèse selon laquelle il existe, fondamentalement, des oeuvres dont la nature est d’être singulière (peinture, sculpture taillée) et des oeuvres particulières multiples (la même oeuvre est plurielle : littérature, musique, sculpture moulée). Mais la justification ontologique de ce dualisme est loin d’être unique. Pour Levinson, par exemple, il existe deux catégories

ontologiques d’oeuvres d’art 8. Pour Goodman, en revanche, il ne s’agit pas d’un dualisme ontologique, mais sémiotique : une oeuvre relevant d’un système symbolique dans lequel on dispose d’une notation aura de multiples occurrences authentiques parce que, grâce à cette notation, on dispose d’un moyen pour s’assurer de l’identité de l’oeuvre sous ses multiples occurrences. C’est ce que permet, par exemple, la partition pour une oeuvre musicale 9. Certains philosophes défendent en revanche un monisme ontologique qui les encourage à soutenir la thèse selon laquelle, en droit, une oeuvre picturale peut aussi avoir de multiples occurrences. À nouveau, la justification ontologique de cette affirmation, à première vue surprenante, peut prendre de multiples formes, comme chez Zemach ou Currie 10. À travers cet exemple de la question de la reproduction possible ou non de l’oeuvre d’art picturale, on aperçoit que l’ontologie analytique de l’oeuvre d’art se caractérise par l’application des catégories de l’ontologie générale au problème particulier de la nature de l’oeuvre d’art et de ses modes d’existence. Savoir si ces modes d’existence ne sont pas à ce point divergents qu’ils rendent injustifiables l’idée même d’une nature de l’oeuvre d’art devient donc une question fondamentale 11. À supposer qu’une réponse négative soit donnée à cette interrogation, on ne peut sous-estimer la question de l’intentionnalité : les oeuvres d’art, comme n’importe quel artefact, ne sont pas des entités existant indépendamment de personnes qui les tiennent pour telles. C’est souvent par une réflexion sur le jugement esthétique que la question de l’objectivité des propriétés esthétiques a été examinée dans la philosophie moderne. Une interrogation ontologique sur la nature de ces propriétés permet de reprendre à nouveaux frais cette question. Il ne paraît en effet pas certain qu’une conception fondamentalement subjectiviste des propriétés esthétiques, telle que la défend Genette 12, soit complètement soutenable. Si les propriétés esthétiques surviennent sur des propriétés de base (physiques et / ou phénoménales), leur objectivité, voire leur réalité, peut être garantie tout en considérant la difficulté que nous pouvons avoir de justifier leur attribution. Une conception subjectiviste a le défaut de traiter les propriétés esthétiques comme si rien ne les rattachait aux objets et aux situations auxquelles on les attribue, donc comme si elles étaient « flottantes ». Comment pourrions-nous même être en désaccord sur leur attribution si celle-ci n’a de toute façon

aucune espèce de justification ? ▶ L’ontologie de l’oeuvre d’art relève de l’ontologie appliquée, c’est-à-dire d’une réflexion, à l’aide des catégories de l’ontologie générale, sur la nature des entités que nous désignons dans notre discours quotidien. En dehors du champ de l’ontologie elle-même, l’intérêt d’une telle problématique tient vraisemblablement aux éclairages qu’elle peut donner dans l’examen de questions relatives à notre pratique quotidienne de l’art. Au musée nous voyons des oeuvres restaurées. Nous regardons des reproductions et la plupart du temps nous jugeons les oeuvres à partir de ces reproductions. Nous écoutons des enregistrements et nous lisons des traductions. Le rapport contemporain que nous avons aux oeuvres d’art, surtout dans l’art de masse 13, est fortement médiatisé par des « doubles ». Une réflexion ontologique est alors utile, voire indispensable, pour comprendre et évaluer ce phénomène. Ce qui, pour une part, pourrait nous reconduire à une réflexion sur la valeur de l’art, telle qu’on la trouvait déjà chez Platon. ROGER POUIVET ✐ 1 Platon, La République, livre X, in OEuvres complètes, trad. L. Robin, t. I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950 ; C. Janaway, Image of Excellence, Plato’s Critique of the Arts, Oxford U. P., Oxford, 1995. 2 Aristote, La poétique, éd. R. Dupont-Roc & J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. 3 D’Aquin, Th., Somme Théologique, I-II, 57, 3, Cerf, Paris, 1984. 4 Eco, U., Il problema estetico in Tommaso d’Aquino, trad. le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, chap. VI, PUF, Paris, 1993. 5 Gilson, É., Peinture et réalité, Vrin, Paris, 1972, p. 19. 6 Dufrenne, M., Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. I et II, PUF, Paris, 1967, p. 676. 7 Ingarden, R., Dans Musikwerk, trad. Qu’est-ce qu’une oeuvre musicale, Bourgois, Paris, 1989, p. 84. 8 Levinson, J., « The Work of Visual Art », in The Pleasures of Aesthetics, Cornell U. P., Ithaca, 1996. 9 Goodman, N., Languages of Art, trad. Langages de l’art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. 10 Zemach, E., Real Beauty, The Pennsylvania State University Press, 1997 ; Currie, G., An Ontology of Art, MacMillan Press,

Londres, 1989. 11 Pouivet, R., L’ontologie de l’oeuvre d’art, une introduction, Jacqueline Chambon, Nîmes, 2000. 12 Genette, G., L’oeuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994 (t. I), 1997 (t. II). 13 Carroll, N., A Philosophy of Mass Art, Oxford U. P., Oxford, 1998. ! JUGEMENT (ESTHÉTIQUE), ONTOLOGIE, SURVENANCE, VALEUR ON En allemand : Man. ONTOLOGIE Chez Heidegger, l’être-au-monde quotidien de l’homme. Le On est l’existential caractérisant le Dasein immergé dans la préoccupation quotidienne. Étant ontiquement l’étant le plus proche de nous, mais ontologiquement le plus éloigné, le Dasein se comprend à partir de l’étant qu’il n’est pas lui-même mais avec lequel il est en commerce. Il n’est donc pas d’abord lui-même, downloadModeText.vue.download 772 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 770 mais le On qui détermine l’être soi-même quotidien. Dans le monde ambiant quotidien, chacun ressemble à chacun : nous voyons et jugeons comme on voit et juge selon un nivellement qui fait que la « publicité », le domaine public en général, régit toute explicitation du monde, pré-dormant toute décision et retirant au Dasein sa responsabilité. Exerçant sa dictature de manière imperceptible, le On se dévoile comme le sujet le plus réel de la quotidienneté. Il est également le sujet de la métaphysique comme sujet sans monde, en un point où celle-ci rejoint la quotidienneté médiocre et la déchéance. De prime abord et le plus souvent, le Dasein est dans un monde commun médiocre, de sorte que je ne suis pas au sens du soi-même authentique, mais que je suis les autres sur le mode du On. Cette notion de médiocrité ou d’être-dans-la-moyenne n’a aucun sens dépréciatif, mais désigne une structure positive de l’existence. On ne saurait en effet construire le Dasein à partir d’une essence présupposée ou d’un idéal d’existence. Il faut partir de la quotidienneté, dans laquelle il existe le plus souvent selon cette indif-

férence nommée médiocrité. Dès lors, l’ipséité authentique n’est pas un état d’exception échappant au On, mais une modification existentielle de cet existential qu’est le On, qui se révèle dans la résolution devançante. Le On peut alors apparaître en retour comme une modification existentielle de l’ipséité authentique, dans la mesure où la possibilité qui est mienne dans l’existence résolue est plus haute que la pseudo-consistance du On. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 27, § 64, Tübingen, 1967. ! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, EXISTENTIAL, MONDE ONTIQUE Du grec ontos, « étant ». PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Ce qui relève de l’étant. Le terme désigne l’étant en tant que tel, ce qui est, et doit être distingué de l’ontologie qui porte sur l’être de l’étant. Heidegger remarque que l’ontique est souvent confondu avec l’ontologique, ce qui suppose une définition claire de leurs rapports si l’on veut produire un authentique questionnement sur l’être. L’ontique désigne une connaissance de l’étant concret perçu, par opposition à « ontologique », qui désigne la science de l’être de l’étant. Les sciences positives travaillent dans la région ontique, en la découpant en différents champs d’objets qui sont autant de domaines particuliers. Elles se bornent cependant à déterminer les caractéristiques de ces étants, sans pour autant questionner l’hypothèse ontologique à partir de laquelle elles opèrent. Pourtant, les sciences sont les comportements d’un étant particulier, le dasein, dont la primauté ontique fait de lui le seul être qui soit aussi ontologique : « ce qui le distingue ontiquement, c’est que, dans son être, il y va pour cet étant de cet être » 1. Le domaine des sciences, ontique, doit donc être ontologiquement fondé, par la philosophie.

Didier Ottaviani ✐ 1 Heidegger, M., Être et temps (1927), Introduction, I §§ 3-4, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, p. 36. Voir-aussi : Dubois, C., Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, « Points », Paris, 2000. ! DASEIN, ÊTRE, ONTOLOGIE ONTOLOGIE Du grec to on, « être », et logos, « discours, langage ». Née dans le champ d’un questionnement sur les genres de l’être, chez Aristote, l’ontologie n’est en définitive que l’étude des propriétés de l’être sans référence aux circonstances dans lesquelles on le rencontre, Ce questionnement inaugural déborde très largement le strict cadre de la métaphysique pour désigner aujourd’hui une pensée vague de ce qui est. Interroger une chose, pour savoir si elle est ou non, voilà une ambition dégradée par rapport au projet aristotélicien d’interroger l’être sans le réduire à n’être qu’une simple propriété (posée ou niée) des objets de la connaissance et de la perception. GÉNÉR. Science de l’être en tant qu’être. La notion d’ontologie recouvre une difficulté particulière, car l’apparition de cette science n’est pas contemporaine du terme qui l’a ensuite désignée. Le mot « ontologie » n’apparaît en effet qu’au début du XVIIe s. dans l’article « abstractio » du Lexicon philosophicum de Rudolf Göckel (en 1613 exactement), où elle est définie comme la philosophie de l’être ou des transcendantaux, et est repris par Johannes Clauberg, pour désigner la science première (qu’il appelle également ontosophia). L’ontologie est donc du côté de la métaphysique générale, et non de la métaphysique spéciale ; n’ayant pas Dieu pour objet, elle est une science universelle dont fait partie la théologie comme science particulière. Ne se limitant à aucune région déterminée de l’être, elle correspond donc à la science qu’évoquait Aristote en disant : « il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’être, et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de ces autres sciences ne considère en général l’Être en tant qu’être, mais, découpant une certaine partie de l’Être, c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut » 1. Cependant, la tradition aristotélicienne a parfois

compris cette « ontologie » aristotélicienne comme désignant à la fois la « métaphysique générale », en charge du discours sur l’être, et la « métaphysique spéciale », qui traite de l’âme, du monde et de Dieu. Or, dans ce second cas, il ne s’agit plus d’ontologie mais d’ontothéologie, c’est-àdire d’une science qui envisage dans le même mouvement la totalité de l’être, et l’Être suprême, divin. Selon Heidegger, l’ontothéologie concernerait l’histoire de la philosophie depuis Aristote 2, ce dernier étudiant dans le même temps l’être en tant qu’être (ontologie) et l’être le plus haut (théologie). Ce repli de l’ensemble de la métaphysique sur une ontothéologie, qui n’aurait pas permis la mise en place d’un questionnement ontologique véritable, est cependant sujet à caution. D’une part, le terme d’ontothéologie se trouve, en un sens différent, chez Kant, désignant une science qui prétend connaître Dieu par son concept, sans passer par l’expérience 3, et qui tombe sous le coup de la critique kantienne de la « preuve ontologique » 4. D’autre part, le sens que lui donne Heidegger n’est pas d’origine aristotélicienne, mais est plutôt issu de la lecture scotiste d’Avicenne : c’est en effet chez Duns Scot « que la métaphysique est présentée comme une science qui a pour objet commun l’étant et pour objet éminent Dieu » 5. Assigner à l’ontothéologie un trajet historique allant de Duns Scot à Kant permet ainsi de nomdownloadModeText.vue.download 773 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 771 mer « ontologie » la science que présente Aristote au début du livre Γ de sa Métaphysique, et qui se distingue de la philosophie première qui est théologie 6. Cette dernière reste cependant l’horizon vers lequel devrait tendre l’ontologie, car, dans son fond le plus ultime, l’être est un, et ce n’est que la limitation propre à notre signification qui instaure la multiplicité de ses acceptions. Il n’y a pas d’ontothéologie chez Aristote parce que la théologie est impossible pour nous : « La théologie d’Aristote n’est pas une ultra-ontologie, mais c’est au contraire son ontologie qui se constitue dans l’en-deçà d’une théologie qu’elle ne parvient pas à rejoindre. Le problème d’Aristote n’est pas celui du dépassement de l’ontologie, mais de la dégradation de la théologie » 7. L’ontologie se distingue de la théologie en ce que le discours catégorial n’a pas de prise sur l’être divin, alors que la science de l’être en tant qu’être passe par la mise en relation prédicative des différentes catégories, destinée à pallier l’impossibilité d’une intuition directe de l’être, et par la plus centrale de celles-ci, la « substance » (ousia), « première » (individu) ou « seconde » (genre et espèce) 8. L’ontologie est donc une ousiologie, qui traite de l’être déterminé et non de l’accident (dont aucune science n’est possible), et elle se différencie de la logique (étudiant l’être comme vrai). Elle est également une réflexion sur les limites de la signification et du langage, car « l’être proprement dit se prend en plu-

sieurs sens » 9. De la sorte, l’interrogation ontologique est à la fois une réflexion sur le langage, car notre connaissance ne saurait être indépendante de celui-ci, et une construction historique, car la recherche de la vérité passe nécessairement par différentes ontologies. C’est ainsi que Quine peut affirmer la relativité de l’ontologie 10, non pour tomber dans le relativisme absolu, mais simplement pour montrer qu’elle est une construction scientifique, et qu’elle ne peut donc s’extraire de la relativité des langues entre elles. En traduisant un système ontologique dans une autre langue, nous procédons de ce fait nécessairement à l’élaboration d’une autre ontologie ; cela ne signifie pas que nous créons alors une ontologie différente, mais simplement que la différence énonciative de l’être dans les deux systèmes linguistiques les rend étrangers l’un à l’autre, incomparables. Reprenant l’affirmation aristotélicienne des différents sens du mot « être », Heidegger montre que la constitution d’une ontologie véritable suppose tout d’abord que les préjugés concernant la question de l’être soient manifestés comme tels. Tout d’abord, le concept d’être n’entre pas dans un genre, et il ne faut pas croire que sa généralité permette de le clarifier, car il est le plus obscur des concepts. Ensuite, l’idée selon laquelle l’être est « indéfinissable » ne doit pas dispenser de le mettre en question, car elle ne signifie qu’une chose : que l’être ne peut être questionné à partir des catégories. Ce second préjugé oriente l’ontologie sur une ousiologie vouée à l’échec. Dernier préjugé, celui qui affirme que l’être « va de soi », ce qui dispenserait de s’interroger sur l’être de l’étant. Dès lors, l’ontologie fondamentale, considérée comme analytique existentiale du Dasein, consiste à dépasser ces préjugés afin de se manifester comme « position » même de la question 11. Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, Métaphysique, Γ, 1, 1003 a 21-25, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986 (1966), t. 1, pp. 171-174. 2 Heidegger, M., « Hegel et son concept de l’expérience », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, « TEL », Paris, 1986, p. 236. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, « Idéal de la raison pure », 7e section, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 2001, p. 553. 4 Ibid., 3e section, pp. 530-536. 5 Libera, A. de, La philosophie médiévale, PUF, « Que sais-je ? », Paris, 1989, p. 73. Sur l’ontothéologie, cf. Boulnois, O., « Quand commence l’ontothéologie ? Aristote, Thomas d’Aquin et Duns Scot », in Revue thomiste, XCV-1, Toulouse, 1995. 6 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, Introduction, chap. 1, PUF, « Quadrige », Paris, 1991. 7 Ibid., p. 415.

8 Aristote, Catégories, 5, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1994 (1966). 9 Aristote, Métaphysique, E, 2, 1026 a 33, op. cit., t. 1, p. 335. 10 Quine, W. V. O., Relativité de l’ontologie et autres essais, trad. J. Largeault, Aubier-Montaigne, Paris, 1977. 11 Heidegger, M., Être et temps, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986. ! CATÉGORIE, DASEIN, ÊTRE, EXISTENTIAL, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MONISME, ONTIQUE, PHILOSOPHIE, PREUVE, RELATION, RELATIVISME, THÉOLOGIE, VÉRITÉ LOGIQUE Les logiciens s’entendent pour définir l’existence comme propriété d’un concept ; par contre ils conçoivent différemment l’engagement ontologique. D’abord, Russell admit que les choses et les personnes étaient les objets de référence des noms propres. Dès 1905, sa théorie des descriptions définies dispensa de tout engagement sur les ficta et impossibilia. Les noms propres grammaticaux furent réduits à des descriptions abrégées. Ne restaient plus que le nom propre logique ceci pour désigner des données sensibles. La question ontologique devenait celle de la réductibilité des symboles : ne sont requis que les objets de référence des symboles irréductibles, c’est-à-dire logiquement indéfinissables 1. Par la suite, Quine parvint à réduire tous les symboles aux seules variables d’individu et aux lettres de prédicat. Seule la quantification marque ainsi la nécessité d’une référence. Mais il convient de distinguer entre ontologie, comme domaine de référence des variables et engagement ontologique sur certains des objets de référence. Les propositions (1) : « Ex (x est un chien) » et (2) « ¬Ex (x est un chien) » admettent toutes deux pour ontologie un domaine d’individus susceptible de fournir les valeurs de x, que celles-ci satisfassent ou non la fonction. Par contre, seule la proposition (1) impose l’admission en ce domaine des chiens comme valeurs la rendant vraie. D’où, le critère d’engagement ontologique : « Une théorie est engagée à reconnaître les seules entités auxquelles les variables liées de la théorie doivent pouvoir référer de façon à ce que les affirmations faites soient vraies » 2.

Enfin, les logiques libres, récusant l’interprétation objectuelle des variables, prônent une interprétation substitutionnelle qui ne recourent plus qu’à des termes pour valeurs des variables quantifiées. Cette approche prétend se dispenser de tout engagement sur autre chose que de simples marques 3. Denis Vernant ✐ 1 Vernant, D., La philosophie mathématique de Russell, Vrin, Paris, 1993. 2 From a Logical Point of View, Harper and Row, New York, 1963, chap. I, p. 14. 3 Kripke, S., « Is there a Problem about Substitutional Quantification ? », in Truth and Meaning : Essays on Semantics, Evans et McDowell éd., Clarendon UP, Oxford, 1976. downloadModeText.vue.download 774 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 772 ! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), EXISTENCE, LOGIQUE LIBRE, QUANTIFICATION ONTOLOGIQUE (PREUVE) ! PREUVE OPACITÉ RÉFÉRENTIELLE LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE Quand la valeur de vérité de l’énoncé dans lequel un terme est placé dépend d’autre chose que de ce que ce terme désigne. Le problème de l’opacité référentielle se trouve déjà posé dans le Cratyle de Platon. Les philosophes médiévaux ont mis en oeuvre un traitement logique du problème, avec la théorie de la supposition, par exemple chez Guillaume d’Occam 1. Sous l’influence de Frege 2 à la fin du XIXe s., puis au XXe s. avec Russell 3 et Quine 4, la question de l’opacité référentielle est devenue centrale dans la sémantique philosophique. L’opacité référentielle s’oppose à la transparence référen-

tielle. Dans « Paris est une ville », l’occurrence de « Paris » est référentiellement transparente puisque « Paris est une ville » si et seulement si le réfèrent de « Paris » satisfait la phrase ouverte « x est une ville ». Mais dans le mot « Paris a cinq lettres », c’est le nombre de lettres du mot « Paris » et non ce à quoi il réfère qui détermine la valeur de vérité de l’énoncé. C’est pourquoi l’occurrence du mot n’y est pas référentiellement transparente : elle est opaque. On remarque aisément que les énoncés contenant des citations, des verbes d’attitude propositionnelle (croire que, vouloir que, avoir de l’intention de, ...) et des expressions modales sont sources d’opacité référentielle. Prenons l’exemple des contextes d’attitude propositionnelle : (1) Paul croit que le nombre des planètes est inférieur à 8. (2) Paul croit que neuf est inférieur à huit. (3) Le nombre des planètes est inférieur à huit. (4) Neuf est inférieur à huit. Si (1) est vrai et que (2) ne l’est pas, dans un des deux énoncés, ce à quoi réfère une des expressions « nombre des planètes » ou « neuf » est opaque puisque (1) et (2) auraient des valeurs de vérité différentes alors que ces deux expressions sont coréférentielles. En revanche, dans (3) et (4), les mêmes expressions sont l’une comme l’autre transparentes. ▶ Certains philosophes, comme Frege ou Quine, ont jugé que l’opacité référentielle devait être chassée d’une langue préservant l’extensionalité et qui pourrait ainsi exprimer adéquatement les vérités scientifiques. D’autres cherchent plutôt à développer une logique des contextes référentiellement opaques, sous la forme de ce qu’on appelle la logique intensionnelle. Roger Pouivet ✐ 1 D’Occam, G., Summa logicae, trad. fr. Somme de logique, TER, Mauvezin, 1988. 2 Frege, G., « Über Sinn und Bedeutung », trad. fr. in Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971. 3 Russell, B., An Inquiry into Meaning and Truth, trad. fr. Flammarion, Paris, 1969. 4 Quine, W.V.O., Word and Object, trad. fr. le Mot et la chose, Flammarion, Paris, 1977 (particulièrement le § 30-32). ! LOGIQUE, SIGNIFICATION, SINN / BEDEUTUNG, VÉRITÉ OPÉRA

Du latin opus, « oeuvre », par le biais de l’italien opera. ESTHÉTIQUE Genre musico-dramatique (représenté) qui associe de manière étroite une composante verbale (livret) et une composante musicale (partition), site actif de questionnement esthétique et philosophique. Une définition historique originelle du genre pourrait être : « poème dramatique déclamé et représenté en musique », l’ordre des termes indiquant la préséance du texte littéraire et la préposition en la présence ontologique et continue de l’élément musical ; la déclamation y est chantée, et les premiers opéras italiens (vers 1600) se distinguent en cela des spectacles dramatiques avec musique qui les ont précédés. Les ramifications du genre en de multiples variétés au cours de son histoire conduisent à des modèles qui ne répondent pas tous à cette définition initiale : « spectacle dramatique utilisant le chant et accompagné de musique » peut alors faire office de définition générique plus satisfaisante, parce que pouvant recouvrir aussi bien les comédies avec dialogues parlés en langue nationale des XVIIIe et XIXe s. (comédie mêlée d’ariettes, opéra-comique, opérette, Singspiel allemand, semiopera ou ballad-opera anglais...) que les oeuvres italiennes à récitatif chanté (de genre serio ou buffo), la tragédie en musique française, le drame lyrique verdiste ou wagnérien, etc. Genre représentatif combinant des modes d’imitation divers, l’opéra a été souvent l’objet de débats dans lesquels les philosophes ne sont pas absents. En France vers 1770, le théâtre parlé classique fournit une référence incontournable : la musique n’opère-t-elle pas comme un émollient dans la représentation des passions, compromettant l’effet cathartique de celle-ci ? La présence de la musique est-elle de nature à conforter la vraisemblance d’une action fondée sur le merveilleux (question également approchée plus tard par les romantiques allemands) ? Au XVIIIe s., l’inscription du genre dans un système poétique hérité d’Aristote (mimésis) et Horace préoccupe les théoriciens et les encyclopédistes s’interrogent sur sa légitimité et ses finalités. L’articulation linguistique de la musique dans le récitatif pose aux théoriciens de l’opéra une question des plus épineuses. Fervent admirateur de l’opéra italien de son temps, et liant sa réflexion à l’analyse des caractères musicaux de la langue utilisée (accentuation, rythmicité, sonorités...), Rousseau a par exemple pu avancer que « le meilleur récitatif est

celui où l’on chante le moins »1 et condamner la manière française qui faisait alors une place non négligeable à l’élément mélodique dans la déclamation, en arguant qu’il n’y avait là qu’artifice destiné à compenser la pauvreté de l’idiome. Mais d’un point de vue dramaturgique, on constate en retour que plus une déclamation est chantante, plus elle se lie facilement aux épisodes purement lyriques (airs), et plus le déroulement gagne en continuité et en fluidité. L’interaction texte / musique, et donc le statut de la musique comme langage au sein de l’oeuvre, constituent des éléments cruciaux de l’esthétique opératique. C’est l’invention, dans la droite ligne des études humanistes, du recitar cantando monodique comme renaissance présumée de la décladownloadModeText.vue.download 775 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 773 mation dramatique des Grecs, qui permit l’opéra ; l’objectif était alors d’atteindre à une parfaite perception du poème, et à une compréhension optimale de ses intentions poétiques et expressives : prétention que Nietzsche put en son temps qualifier avec dédain de « socratique » 2. Dès son premier opéra (Orfeo, 1607), Monteverdi témoigna pourtant à la fois de sa maîtrise du stile recitativo et de son souci, jusque dans les récits, de conserver à la musique le plein exercice de ses prérogatives expressives et poétiques. La tragédie lyrique française de Quinault et Lully (à partir de 1672) affirme la préséance de la poésie, et Gluck un siècle plus tard entend encore soumettre strictement la musique au poème. Dans l’intervalle, le dramma per musica italien est devenu le lieu privilégié de la vocalité virtuose, laquelle use du poème à peu près comme d’un prétexte ; Rameau en France a montré que la musique, chant et plus encore orchestre, pouvait de temps à autres absorber et véhiculer l’essentiel du drame, conception qui trouve par ailleurs un accomplissement total dans les plus grandes oeuvres de l’art mozartien. La Gesamtkunstwerk (oeuvre d’art totale) wagnérienne tente après 1850 de réaliser l’impossible fusion du poème et de la musique, dans une conception globale longuement exposée par l’artiste 3, et prenant en compte également les éléments visuels du spectacle. Au XXe s., l’une des tendances du théâtre musical consiste à refuser de traiter le problème, et à faire du processus musical lui-même l’objet de la représentation scénique. ▶ Par delà la diversité de sa typologie, ce sont toujours le statut octroyé à la musique, langage symbolique et virtuellement autonyme, et l’inscription de la nature lyrique du chant au sein d’un genre dramatique, qui constituent les pôles de tension et d’intérêt de l’opéra. Pierre Saby ✐ 1 Rousseau, J.-J., Dictionnaire de musique (1768), article « Récitatif », in OEuvres complètes, t. V, Gallimard, Paris, 1995.

2 Nietzsche, F., Die Geburt der Tragödie aus dan Geiste der Musik (1872), trad. G. Bianquis, La naissance de la tragédie (1949), § 19, Gallimard, rééd. « Folio », Paris, p. 125. 3 Wagner, R., Das Kunstwerk der Zukunft, trad. J.G. Prod’homme et F. Höll, l’OEuvre d’art de l’avenir, réimpr. in OEuvres en prose, Plan de la Tour, Éd. d’aujourd’hui, Coll. « les Introuvables », Paris, 1976. Voir-aussi : Kintzler, C., Poétique de l’opéra français. De Corneille à Rousseau, Minerve, Paris, 1991. Rousseau, J.-J., Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale (1781), in OEuvres complètes, t. V, Gallimard, Paris, 1995. ! APOLLINIEN, ART, ESTHÉTIQUE, MUSIQUE « Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d’investigation philosophique ? » OPÉRATIONNALISME De l’anglais operationalism, tiré du latin operatio, « acte, ouvrage ». PHILOS. SCIENCES Thèse selon laquelle la signification d’un énoncé est fournie par l’ensemble des opérations qu’il recouvre : « Un concept est synonyme avec son ensemble correspondant d’opérations ». REM. : thèse énoncée par le physicien P. W. Bridgman, en 19271. L’opérationnalisme (parfois orthographié « opérationalisme ») est une variante pragmatiste du critère de signification. Il se fonde notamment sur la prise en compte du caractère purement opératoire de la définition de la longueur (référée à la manipulation de règles étalons) dans la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. Cette thèse a été sévèrement critiquée, notamment par Hempel 2, au nom de l’idéal de systématicité et d’unité de la science. Cet idéal impose, en effet, qu’un unique concept puisse recouvrir plusieurs types d’opérations : par exemple, un concept unique de « longueur » doit pouvoir valoir pour des opérations aussi bien tactiles qu’optiques. Alexis Bienvenu ✐ 1 Bridgman, P. W., The Logic of Modern Physics, Macmillan, New York, 1927. 2 Hempel, C. G., Éléments d’épistémologie (1966), trad. B. Saint-

Sernin, Armand Colin, Paris, 1972, pp. 138 et sq. ! PRAGMATISME, SIGNIFICATION, VÉRIFICATION OPINION Du latin opinio, « opinion », « conjecture », « croyance », mais aussi « renommée, réputation », d’opinari, « avoir dans l’idée que, croire que » ; trad. du grec doxa. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Jugement dépourvu de certitude absolue. D’emblée, l’« opinion » (doxa) s’inscrit dans un rapport d’opposition avec la « vérité » (aletheia) 1. Parménide distingue le chemin de la vérité, qui mène à l’être, et le chemin de l’opinion, suivi par le commun des mortels, qui est celui de l’erreur. L’opinion ne se fonde pas sur une connaissance de ce qui est, mais doit être considérée comme une habitude issue du témoignage des sens, de l’usage erroné des mots, de la croyance 2. Avoir une opinion n’est pas véritablement penser, car, pour Parménide, on ne peut penser que ce qui est. Pourtant, dans le cadre d’une doctrine qui nie toute stabilité à un substrat ontique, à une nature par-delà les phénomènes, telle, semble-t-il, celle de Protagoras, l’opposition entre vérité et opinion se trouve levée, toute sensation, toute affection, toute opinion étant nécessairement vraies pour moi 3. Ce n’est donc plus en termes de vérité ou de fausseté qu’il convient de considérer la doxa, mais en termes d’utilité pour l’individu ou pour la cité 4, la convention ayant une valeur aussi longtemps que la cité le décrète. L’« opinion vraie ou droite » (alethes doxa) dont parle Platon dans le Ménon 5 n’est finalement pas si éloignée de cette perspective protagoréenne, qui n’a pas pour but de connaître, mais d’agir : dans la pratique, l’opinion droite obtient en effet les mêmes résultats que le savoir. Platon joue, d’ailleurs, sur le double sens de la doxa en ayant recours au terme eudoxia : renommée, qui, dans le domaine politique surtout, contribue aussi au succès de l’action. Lorsqu’ils agissent en suivant l’opinion, cependant, les hommes réussissent par hasard, un peu comme ces aveugles qui suivent correctement le chemin sans pourtant vraiment le connaître 6. De fait, pour Platon, contrairement à la science, l’opinion est instable, multiple et aléatoire. En raison, tout d’abord, de son objet : intermédiaire entre la science, dont l’objet est ce qui est, et l’ignorance, dont l’objet est ce qui n’est pas 7, l’opinion porte sur le monde sensible, changeant

et multiple. Simple « représentation ou conjecture » (eikasia), la doxa a pour objets les images, qu’elles soient ombres ou downloadModeText.vue.download 776 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 774 reflets. « Croyance » ou « persuasion » (pistis), elle porte sur les êtres voués au changement, à la naissance et à la mort, ainsi que sur les produits fabriqués 8. L’opinion est instable, en raison également de son origine : à la différence de la science, en effet, elle ne s’acquiert pas grâce à l’enseignement, mais résulte de la persuasion 9. L’opinion, enfin, est instable, en raison de sa fugacité : si la science ne peut être ébranlée par la persuasion, l’opinion ne s’inscrit pas dans un système explicatif stable ; elle manque donc de solidité, est sujette aux revirements non justifiés et a, par conséquent, tendance, même lorsqu’elle est vraie, à s’échapper de l’âme humaine 10. Aristote oppose, lui aussi, opinion et science, comparant celui qui n’a que des opinions à un malade 11, mais son exposé systématique des opinions des sages l’ayant précédé 12 témoigne d’une conception de l’opinion sensiblement différente de celle de Platon. L’opinion ou, de manière plus précise, les « opinions généralement admises ou admissibles » (endoxa) 13 jouent un rôle méthodologique positif dans la recherche de la vérité. Même si la démonstration est le mode de raisonnement qui seul revêt une dimension vraiment scientifique, la dialectique se donne pour point de départ l’examen des opinions admissibles, bien que contraires, sur un problème posé, en les distinguant des opinions paradoxales et, donc, illégitimes. Son rôle est essentiellement de mettre en évidence l’ensemble des difficultés qui s’attachent à une question. En cela, elle prépare la démarche scientifique 14. Les « opinions communes » (koinai doxai), connaissances immédiates non démontrables (par exemple, le principe de non-contradiction) sont, en outre, principes de la démonstration 15. Ainsi, alors que la dialectique platonicienne, présentée comme la science par excellence, disqualifie la doxa, la dialectique selon Aristote, par le rôle qu’elle lui accorde, conduit

à une forme de réhabilitation de l’opinion. Annie Hourcade ✐ 1 Parménide, B 1, v. 30-31, in J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 2 Ibid., Parménide, B 6, v. 5-12 ; B 8, v. 50-55. 3 Platon, Théétète, 166d. 4 Ibid., 167c. 5 Platon, Ménon, 97a-99c. 6 Platon, République, VI, 506c. 7 Ibid., V, 477a. 8 Ibid.,VII, 509d sqq. 9 Platon, Timée, 51d ; Théétète, 200e-201c. 10 Platon, Ménon, 97e. 11 Aristote, Métaphysique, IV, 4, 1008b27 sqq. 12 Ibid., Il, I, 993b12. 13 Aristote, Topiques, I, 1, 100b21. 14 Ibid., I, 2, 101a33 sqq. 15 Aristote, Métaphysique, III, 2, 996b26 sqq. Voir-aussi : Hall, R. W., « Orthe doxa and eudoxia in the Meno », Philologus, no 108, 1964, pp. 66-71. Lafrance, Y., La théorie platonicienne de la doxa, Les Belles Lettres, Montréal-Paris, 1981. Régis, L.-M., L’opinion selon Aristote, Paris-Ottawa, 1935. ! CONNAISSANCE, DIALECTIQUE, DIANOIA, IMAGE, INTELLECTION, SCIENCE, SENSATION, VÉRITÉ La pire des tyrannies estelle celle de l’opinion ? Le concept d’opinion publique est né en France avec la Révolution ; on en trouve la première définition dans l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie et immédiatement deux idées y sont associées : celle de puissance ou

de force irrésistible, et celle de publicité ou de visibilité. Elle est convoquée dans les discours contre l’absolutisme et en faveur de la mise au jour volontaire du secret. Cette utilisation politique élimine tout naturellement l’aspect négatif que revêtait l’opinion comme collection de maximes confuses et disparates, hérité de la définition classique de la doxa comme connaissance douteuse, entre ignorance et savoir, opposée chez Platon notamment à l’épistémê. S elon les analyses de M. Ozouf 1, l’opinion publique est alors, dans l’imaginaire collectif, un substitut de l’autorité. Elle revêt toutes les caractéristiques d’un tribunal : indépendance (contre les autorités traditionnelles), capacité à juger de tout, et puissance symbolique qu’elle tire du parallèle entre le peuple des républiques antiques, réellement assemblé sur l’agora autour d’une parole, et le public moderne idéalement rassemblé autour de l’écrit (la presse, les libelles, l’Encyclopédie, etc.). Ce contre-pouvoir offre l’avantage d’être impersonnel et anonyme ; en entendant la voix de tous, on ne distingue la voix de personne. Ainsi chacun croit entendre sa propre voix et les jugements rendus par l’opinion se passent de médiations dont l’influence, difficile à cerner, est d’autant plus pernicieuse. D’autre part, le verdict de l’opinion est publié, donc rendu visible ; or, dans l’esprit des Lumières, montrer est presque synonyme d’éduquer, selon une double démarche. D’une part, il y a une vraie possibilité de moralisation par l’exemple ; d’autre part, si les citoyens sont incessamment sous les yeux du public, ils ne pourront se permettre de se livrer au vice. L’opinion sert de surveillance et de contrôle en l’absence de souverain. Elle a ainsi une double fonction pour préparer les hommes et les institutions à la république : d’une part, elle guérit l’État rongé par l’opacité et la clandestinité ; d’autre part, elle arrache les individus à leurs intérêts particuliers et personnels et les convertit à l’amour public. Mais comment appréhender l’opinion publique ? Elle existe seulement parce qu’il existe des individus capables d’avoir une opinion. La Révolution a donné à entendre des voix particulières, indépendantes et égales entre elles ; comment de là l’opinion publique s’est-elle formée une et indivisible, image même de la raison universelle ? Les individus rencontrentils l’opinion publique pour être éclairés ou éclairent-ils l’opinion publique ? C’est dans le cercle entre l’opinion publique et l’opinion individuelle que surgissent les difficultés. Tout d’abord, les hommes sont soumis aux passions et aux intérêts, ce ne sont pas des dieux : même si l’opinion publique

est le vecteur de l’évidence rationnelle, un aveugle ou fou et refuser ce qu’il considère collectif. C’est Rousseau 2 qui met en garde qu’elle présente : elle est manipulable ; sa

individu peut être comme le joug du contre les risques nature est d’éclater

en représentations diverses ; elle usurpe la volonté générale en diluant le lien politique. Mais Rousseau rêve d’une communauté politique comme d’une unité parfaite, qui réalise downloadModeText.vue.download 777 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 775 l’absorption des individus en une personne collective et morale, une République, dotée d’une volonté propre, la volonté générale, qui ne se confond pas avec la volonté de tous comme addition des volontés particulières. Les divergences des opinions individuelles doivent s’annuler dans une réflexion collective sur le bien commun. Et comme les hommes peuvent être aveugles et tentés de préférer leur intérêt particulier immédiat, il est nécessaire que la communauté les contraigne à l’obéissance, les force à être libres. La Révolution française suivra ce choix rousseauiste de l’uniformité sur la liberté, de l’obéissance (à la seule raison, manifeste dans la voix de la majorité) sur l’indépendance (d’esprit). Or ce choix semble sonner le glas des libertés et droits individuels. C’est sur fond de réinterprétation de la Révolution française et de la Terreur, de dénonciation de l’illusion rousseauiste, que se poursuit la réflexion chez les penseurs libéraux. L’opinion publique est désormais sortie de son rôle initial, polémique, de critique du pouvoir établi, pour adopter le rôle nouveau de législateur, grâce à la diffusion et la généralisation du principe de publicité. Mais dès lors, l’enjeu du problème, tel que B. Constant l’évoque le premier, est de réévaluer le sens et la portée de l’affirmation axiomatique de la réflexion politique moderne, selon laquelle le pouvoir du peuple ne peut admettre de limites. « Ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie »3 écrit Tocqueville en 1840. Ce qu’il admire en Amérique, c’est que la démocratie y semble concilier l’égalité des conditions (cause et effet à la fois de la démocratie, synonyme de « souveraineté du peuple ») et la liberté des individus, à laquelle il est passionnément attaché. Or en démocratie, il n’est pas de liberté politique possible sans participation de tous à la souveraineté, ni sans égalité juridique, égalité de tous devant la loi. Mais l’octroi généralisé des droits politiques peut engendrer une situation aliénante, qu’il nomme la « tyrannie de la majorité » dans De la démocratie en Amérique, dont l’Ancien Régime et la Révolution parle en termes de « despotisme démocratique » et que J. S. Mill désigne en 1861 par l’expression « joug de l’opinion » 4. Pour eux, c’est le danger majeur du système démocratique moderne : le corps collectif est amené à tyranniser l’individu. Il

faut distinguer dans la démocratie, c’est-à-dire dans le gouvernement du peuple par le peuple, entre les finalités supposées du régime et la réalité de son fonctionnement. D’une part, le peuple qui exerce le pouvoir n’est pas le même que celui sur lequel il s’exerce ; d’autre part, la volonté du peuple revient en pratique à la volonté de la majorité, soit à cette partie du peuple qui a su s’imposer comme majorité (par la force ou par la puissance). L’égalité politique et juridique conduit à homogénéiser le corps politique, réduisant les individus ou les minorités au silence. « Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? À l’opinion publique ? C’est elle qui forme la majorité [...] » 5. C’est cette oppression du peuple par le peuple qui est tyrannie. Il faut s’arrêter un instant sur la définition classique de la tyrannie. On distingue traditionnellement entre la tyrannie d’origine ou d’usurpation, où le tyran s’empare illégitimement du pouvoir par la force (c’est ie geste symbolique de Jules César franchissant le Rubicon en armes), et la tyrannie d’exercice où le tyran fait un usage illégitime de son pouvoir. C’est évidemment la seconde qui est en cause ici. D’autre part, dès Aristote 6, deux critères sont nécessaires et suffisants pour désigner le régime tyrannique : c’est le gouvernement d’un seul, exerçant le pouvoir dans son propre intérêt. Très vite, le gouvernement d’un seul homme, même exercé au profit de tous, a éveillé la méfiance. Puis on a assimilé le règne de la subjectivité, de l’arbitraire, du caprice d’un seul, à un pouvoir qui s’exercerait envers et contre l’intérêt du peuple. Dans un renversement en apparence paradoxal, c’est ensuite dans l’omnipotence du peuple que la modernité a décelé le germe de la tyrannie, tyrannie d’autant plus dangereuse qu’elle s’appuie sur les lois. « Il faut bien distinguer l’arbitraire de la tyrannie. La tyrannie peut s’exercer au moyen de la loi même, et alors elle n’est point arbitraire ; l’arbitraire peut s’exercer dans l’intérêt des gouvernés, et alors il n’est pas tyrannique » 7. C’est en ce sens aussi que la tyrannie se distingue du despotisme : « le Tyran est celui qui s’ingère contre les lois à gouverner selon les lois ; le Despote est celui qui se met au-dessus des lois mêmes » 8. Le tyran, fût-il le peuple, ne peut se passer des lois. Il sait que le seul droit possible est le droit positif, qu’il n’y a d’autre auteur de la loi que l’homme, mais le secret de son maintien au pouvoir réside dans la croyance de ses sujets en la justice. Le tyran, pour être légitimé, intègre ou réintègre la légalité. La tyrannie de l’opinion est terrible, car il n’y a aucun doute sur sa légalité : elle est l’organe du peuple. C’est par des moyens légaux, ouverts, transparents, qu’elle propage une violence cachée. Le vote des lois par la majorité lui permet, en toute impunité, de tyranniser les minorités. C’est la domination par le droit qui s’exerce sur les masses. Comment s’explique cette situation en apparence sans issue ? C’est que, contrairement à l’espoir des Lumières, le règne de la majorité ne signifie pas nécessairement le règne de la raison. Il peut être abusif de faire de la règle votée par la majorité la loi de la collectivité. « Le règne de l’opinion publique apparaît comme la domination des masses et des médiocres » écrit Habermas 9. Elle contraint au conformisme, et annule

toute prétention à la raison, puisqu’il existe une irréductibilité rationnelle des intérêts particuliers en jeu : toutes les opinions particulières ont une part de pertinence. « Il manque à l’adéquation de l’opinion publique avec la raison une garantie objective : il faudrait pouvoir être certain qu’une convergence des différents intérêts soit réalisable au sein de la société, et, avant tout, il faudrait pouvoir démontrer rationnellement qu’il existe effectivement un intérêt général » 10. Le peuple n’est pas le garant de la raison ; pis encore, devant l’hétérogénéité des désirs que le suffrage universel et l’égalité des droits dévoile, il n’est pas sûr qu’il soit rationnel de chercher, par cette voie du moins, un intérêt commun. Cette question est liée au double problème de la représentation : d’une part, les représentants ne peuvent représenter que l’opinion publique, et celle-ci est une et indivisible, ce qui entraîne la disparition de la représentation des minorités et des particularismes. D’autre part, comment choisir les représentants du peuple, si le peuple n’est pas raisonnable ni rationnel : dans le peuple, avec les risques que cela comporte, ou au-dessus du peuple – mais alors, c’en est fait de la démocratie ? Pour Tocqueville, la solution se situe à deux niveaux. D’une part, dans le fonctionnement effectif de la démocratie américaine prise comme modèle, c’est-à-dire dans le fédéralisme, qui permet d’éviter la centralisation administrative. Le despotisme de la majorité ne s’étend pas à toutes les sphères de la société, ni quant aux objets sur lesquels elle statue (certains domaines relevant exclusivement des pouvoirs locaux), ni dans la manière d’appliquer les décisions. Le second asdownloadModeText.vue.download 778 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 776 pect touche à l’esprit même de la démocratie américaine. Elle promeut l’éducation du peuple par des hommes éclairés, représentants d’une sorte d’aristocratie de la raison et des Lumières, les juges, chargés de former le jugement du peuple, en l’espèce, des jurés. Un (nécessairement) petit nombre de tels hommes supérieurs doit faire prendre conscience aux citoyens des exigences de la justice. Cette violation partielle du principe démocratique, cette limite apparente de la souveraineté populaire, constitue en réalité le garde-fou de la démocratie. C’est ce qu’il nomme « l’esprit légiste ». « Ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner. » 11 ▶ C’est donc en réhabilitant la conception défendue par Montesquieu d’un équilibre des pouvoirs assis sur des pouvoirs intermédiaires, accompagné d’un pluralisme différencié et hiérarchisé, fondé sur le principe de la délibération politique et de la délégation de pouvoir en faveur des citoyens les plus éclairés, que l’on peut éviter l’écueil de la tyrannie de l’opinion sans en perdre les atouts : fonction critique, transparence, publicité sont désormais indissociables de la démocratie.

MAGALI BESSONE ✐ 1 Ozouf, M., l’Homme régénéré – Essai sur la Révolution française, Gallimard, Paris, 1989. 2 Rousseau, J.-J., Du contrat social, III, 10, Garnier-Flammarion, Paris, 1966. 3 Tocqueville, A., De la démocratie en Amérique, t. I, Gallimard, Paris, 1961 et 1986, p. 378. 4 Mill, J. S., De la liberté, Introduction, Gallimard, Paris, 1990, p. 72. 5 Tocqueville, A., op. cit. 6 Aristote, les Politiques, III, 6, Garnier-Flammarion, Paris, 1993. 7 Tocqueville, A., op. cit., p. 379. 8 Rousseau, J.-J., op. cit., p. 138. 9 Habermas, J., l’Espace public, IV, 15, Payot, Paris, 1992, p. 141. 10 Habermas, ibid., p. 143. 11 Tocqueville, A., op. cit., p. 410. OPTIMISME Dérivé du latin optimus, « meilleur », le mot a été utilisé pour la première fois en 1737 par les jésuites de Trévoux, dans les Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, pour caractériser la doctrine de Leibniz. GÉNÉR. S’il désignait primitivement le système leibnizien, l’optimisme est devenu au cours du XVIIIe s. un terme générique s’appliquant à toute doctrine déclarant notre monde bon (Pope) ou le meilleur possible. C’est à la fin du XVIIIe s. que le mot a pris son sens courant pour signifier l’attitude de celui qui voit en général le bon côté des choses et attend des événements qu’ils tournent bien. L’« optimisme » de Leibniz ne consiste pas à nier l’existence du mal, mais à montrer a priori que Dieu, parce qu’il est suprêmement sage et bon, n’a pu manquer de créer le meilleur monde possible. Notre univers est le plus parfait possible physiquement, parce qu’il contient la série de choses la plus riche et la plus variée, et moralement, parce que dispensant aux esprits le plus de bonheur possible, il est la parfaite république dont Dieu est le monarque. Puisqu’il a été établi a priori que Dieu choisit toujours le meilleur, on doit juger a posteriori (du fait que c’est notre monde qu’il a créé parmi une infinité d’autres possibles) qu’un monde sans mal aurait

été moins parfait. Si le tout de notre univers est le meilleur possible, chaque partie ne l’est pas forcément. L’optimum définit donc un rapport qui n’est pas quantitatif (la beauté et la bonté du tout ne vient pas de ce que toutes ses parties sont belles et bonnes), mais qualitatif : « les ombres rehaussent les couleurs et même une dissonance placée où il faut donne du relief à l’harmonie » 1. La théodicée (à la fois doctrine de la justice divine et justification de Dieu) ne masque pas l’existence du mal, mais montre sa relation au bien qu’il fait valoir dans une harmonie générale qui suppose différences, contrastes et compensations. De l’optimisme théorique à l’optimisme pratique Plus que la doctrine de Leibniz, c’est donc celle de l’Anglais Pope – pour n’étant pas des parties désastre de

lequel « Tout ce qui est, est bien » 2, le bien seulement dans le tout, mais aussi dans chacune – qui est visée par Voltaire dans le Poème sur le Lisbonne (1756) et Candide (1759). L’intention de

Voltaire – d’abord acquis à la thèse leibnizienne dans Zadig ou la destinée (1747) – est de montrer ce qu’un tel optimisme a d’excessif, de « fanatique », d’inadéquat au vu des souffrances et des injustices des hommes : « Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. – Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » 3. Le « sage » défendra un optimisme relatif : sans nier la Providence, il admettra son impuissance à concilier la bonté de Dieu avec l’expérience douloureuse du mal. Répondant au poème de Voltaire, Rousseau précise que ni Leibniz ni Pope ne nient l’existence du mal particulier dont souffre l’homme : c’est « le mal général [celui du tout] que nie l’optimiste » 4. Dieu a égard à l’ensemble de l’univers et peut bien « sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout ». Ainsi, « au lieu de Tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout ». Mais l’optimisme peut-il être légitimement démontré à partir de la considération de Dieu et du tout ? Notre raison ne peut prétendre juger du tout de l’univers et des fins de Dieu, mais doit, écrit Kant, « reconnaître les bornes qui s’imposent nécessairement à nos investigations sur un terrain placé audessus de notre portée » 5. Est-ce à dire que tout optimisme est ruiné ? Si la raison spéculative ne peut fonder l’optimisme, la raison pratique commande d’agir comme s’il était prouvé

que l’univers dans son ensemble progresse sans cesse vers le mieux. À moins d’avoir prouvé que tout progrès véritable de l’homme est impossible, cette croyance en la perfectibilité de l’espèce humaine est en effet un devoir : « le devoir inné de chaque membre de la suite des générations [...] à agir sur ses successeurs d’une manière telle qu’ils s’améliorent » 6. À l’impossible optimisme théorique, il faut substituer un optimisme pratique auquel on ne peut renoncer sans renoncer à « un dessein moral qui est un devoir » : le parfait accomplissement de l’homme. Paul Rateau ✐ 1 Leibniz, G.W., Théodicée, Garnier-Flammarion, Paris, 1969, § 10, p. 109, et § 12, p. 110. 2 Pope, A., Essai sur l’homme, I, 10, G. Michaud, Paris, 1821, p. 33. 3 Voltaire, Candide ou l’optimisme, chap. 19, Garnier, Paris, 1958, p. 183. downloadModeText.vue.download 779 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 777 4 Rousseau, J.-J., Lettre à Voltaire (18 août 1756), in OEuvres complètes, t. 2, Seuil, Paris, 1971, p. 320. 5 Kant, E., Sur l’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée, Vrin, Paris, 1972, p. 204. 6 Kant, E., Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien, Garnier-Flammarion, Paris, 1994, pp. 87-88. ! HARMONIE, PESSIMISME, THÉODICÉE ORDRE Du latin ordo, « file ». GÉNÉR. Organisation de choses permettant une classification intelligible, et assurant une certaine stabilité. Face au divers des choses, la découverte d’un ordre apparaît comme une manifestation d’un esprit, organisant le multiple en rapport à une unité et lui donnant une cohérence. Celle-ci

peut être envisagée comme l’oeuvre d’une Intelligence supérieure, qu’il s’agisse du Démiurge du Timée ou du Dieu créateur des monothéismes, permettant de penser le cosmos ou l’univers comme des structures stables, qui obéissent à un certain nombre de lois. La science a pour tâche de mettre en évidence ces lois qui régissent les relations entre les choses, de mettre au jour la structure d’ordre qui régit l’ensemble de la réalité. Mais l’ordre peut également être pensé comme une production du sujet connaissant : comme le montre Kant, nous ne découvrons dans les phénomènes et les objets que l’ordre que nous y mettons nous-mêmes, et, en découvrant l’organisation des choses extérieures, nous apercevons avant tout la puissance classificatrice de notre intellect. ▶ Des pythagoriciens, qui voyaient dans les nombres la clef permettant de comprendre l’univers, à l’économie contemporaine, en passant par la physique galiléenne, la valorisation des mathématiques témoigne de cette exigence organisatrice propre à l’humain, parce qu’elle est, plus que toutes les autres, une science de l’ordre. Pourtant, la science contemporaine, fondée sur la relativité des systèmes mathématiques, l’incertitude microphysique et les théories du chaos, met à mal la croyance ancienne en un ordre immuable. Il faut alors se dessaisir de cette ancienne vision du monde pour lui substituer, non le chaos, mais l’idée d’un équilibre toujours fragile des choses, à réinstituer sans cesse. Didier Ottaviani ✐ Platon, Timée, trad. L. Brisson, Flammarion, « GF », Paris, 1996. Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, in OEuvres philosophiques, I, Garnier, Paris, 1988. Heisenberg, W., Physique et philosophie, trad. J. Hadamard, Albin Michel, Paris, 1961. Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flammarion, « GF », Paris, 2001. Foucault, M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966. ! CAUSALITÉ, CHAOS, COSMOS, DÉSORDRE, FINALITÉ, JEU, LOI, MESURE, MÉTHODE, MULTIPLE, NORME, RÈGLE, STRUCTURE, UN

PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Relation intelligible dans une multiplicité d’éléments. D’après l’étymologie, l’ordre élémentaire est la succession linéaire des éléments ; mais il existe d’autres types d’ordre, par exemple l’ordre lexicographique, défini sur deux dimensions. Selon la définition, l’ordre renvoie moins aux choses qu’à l’appréhension et à la compréhension que nous en avons. Bergson, dans l’Évolution créatrice, soutient même que l’ordre c’est « l’esprit se retrouvant dans les choses » et que le désordre est « un autre ordre », que nous n’appréhendons pas comme tel. Comme s’il n’y avait, au fond, aucune différence objective entre ces deux notions opposées, qui ne seraient que des projections anthropomorphiques sur le monde. Cependant, la possibilité et l’efficacité technologique de la science montrent qu’il y a de l’ordre dans les choses, des symétries dans la nature, de l’organisation dans le vivant, des régularités dans les phénomènes socio-économiques ou autres. Descartes considérait la mathématique comme science par excellence de l’ordre et de la mesure. Dépassant tout ce que ce savant, qui avait une conception mécaniste de l’ordre, pouvait espérer, nos « mathématiques du chaos » actuelles ne nous disent-elles pas que des phénomènes extrêmement complexes peuvent être approchés à travers le modèle de systèmes dynamiques non linéaires ? Nos méthodes topologiques qualitatives, les moyens de calcul électronique et les outils statistiques qui servent à l’étude de ces systèmes ont complètement modifié la conception linéaire et purement quantitative que la science classique nous a donnée de l’ordre. ▶ Ordre et désordre ne sont donc pas totalement subjectifs, mais ils sont essentiellement relatifs à la perspective d’approche adoptée et aux moyens, outils et instruments d’investigation utilisés. L’impression de « désordre » est certes corrélative de la difficulté à discerner une quelconque organisation dans un embrouillamini, une quelconque forme dans un chaos. Cette difficulté est d’abord le signe d’un dialogue peu poussé entre un sujet et son environnement. Sous peine d’être submergés par un tas d’informations inutilisables, il nous faut ordonner notre perception du monde pour pouvoir agir sur lui. à un autre stade, l’impression de désordre peut provenir d’une connaissance insuffisante ou d’une instrumentation inadé-

quate pour voir ou détecter de l’ordre dans les choses. Ainsi la matière noire, qui constitue 90 % de l’Univers et a échappé jusqu’ici aux objectifs des télescopes existants, pourra être indirectement captée par une caméra qu’une équipe d’astronomes français du CEA est en train de mettre au point pour photographier des phénomènes confirmant son existence. Un ordre est donc une certaine corrélation entre un état du monde, un état de notre connaissance et la puissance de nos instruments. Hourya Sinaceur ! ACTION, FORME, LOI, MÉTHODE, STRUCTURE, SYMÉTRIE ORGANISME GÉNÉR., BIOLOGIE Totalité formée des parties complexes d’un corps vivant. Les deux doctrines majeures qui se sont disputées le droit de penser le vivant sont sans conteste le mécanisme et le vitalisme sous toutes leurs formes. Le mécanisme pose en principe la réduction du corps vivant à un ensemble de downloadModeText.vue.download 780 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 778 pièces mécaniques artistement assemblées par Dieu. Le vitalisme affirme l’irréductibilité d’un principe vital qui échapperait dès lors à toute description en termes de grandeur, figures et mouvement. Le procès qui est fait au mécanisme, en particulier dans la formulation cartésienne d’une supposée « théorie de l’animal machine », est foncièrement injuste dans la mesure où, loin de réduire mécaniquement la vie à une pure expression machinale, Descartes produit de toutes pièces la possibilité de faire entrer le vivant dans la voie d’une analyse scientifique. La médecine n’existe virtuellement pas au moment où Descartes s’en empare. L’affirmation selon laquelle les parties du corps vivant peuvent être expliquées par des « comparaisons », lorsqu’elles sont possibles et permises par le développement de notre connaissance des machines, n’a pas de portée éthique, mais une simple valeur de modèle explicatif 1. S’il est vrai que Descartes ne parvient pas à surmonter l’obstacle que représente la formation du foetus, il n’en demeure pas moins qu’en se donnant à la notion toute finale d’organisme, la biologie contemporaine renonce à la qualification de certains processus physico-chimiques qui, parce qu’ils échappent à toute description en termes de mécanisme, sont assimilés au centre obscur qu’est le mot inanalysable de « vie ». Kant

a éprouvé les mêmes difficultés que Descartes face à certaines dispositions corporelles (l’auto-mouvement, l’auto-cicatrisation des tissus) et a fait usage, dans la Critique de la faculté de juger, de deux notions par lesquelles une certaine doctrine mécaniste, soutenue depuis les écrits pré-critiques jusqu’à la Critique de la raison pure elle-même, se trouvait abandonnée : la force formatrice, d’une part, et la finalité (interne et externe) d’autre part. Georges Canguilhem a utilisé cette articulation du mécanisme et du vitalisme pour penser l’organisme au moyen d’une épistémologie et d’une histoire des sciences de la vie toujours entrecroisées. Il a mené de front une carrière philosophique et une ouverture permanente vers la médecine. C’est dans ce contexte qu’il soutient, en 1943, sa thèse de médecine : Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique. Thèse d’essence théorique dans laquelle la biologie, la physiologie ou les disciplines liées à la pathologie (anatomo-pathologie, tératologie etc.) sont convoquées sous la dépendance d’une analyse de ce que signifie, pour une totalité organique (c’est-à-dire un corps organisé), l’entrecroisement du normal et du pathologique. Pour l’essentiel il s’agit d’une remise en cause de la normalité comprise comme état défini ayant une valeur descriptive pour l’action thérapeutique. La norme subit chez Canguilhem 2 une torsion majeure en ce sens qu’il conviendrait de penser la pathologie en dehors d’une référence à la norme absente, qu’un organisme désirerait retrouver. La norme n’est pas un état assignable de l’organisme mais un travail dynamique, par l’organisme même, des rapports entre le milieu qu’il est et le milieu dans lequel il évolue. La biomécanique d’origine cartésienne, redécouverte au XIXe s., a laissé dans l’ombre de l’histoire des sciences, selon Canguilhem, un certain nombre de contributions non pas mécanistes mais vitalistes au problème du réflexe. C’est ici que s’affine encore, d’une part, la nécessité de ne pas évaluer une idéologie scientifique (le

vitalisme) en fonction d’une lecture seulement récurrente de la relation sanction / péremption, et d’autre part l’affirmation de la vie elle-même comme ce à quoi se réduit le pouvoir de connaître. Un organisme est donc un ensemble dans lequel les parties existent en fonction du maintien du tout. Cette détermination n’est absolument pas absente du texte cartésien mais il y aurait, selon Canguilhem, dans certains aspects du vitalisme, des éléments plus propres à penser le fonctionnement réel de ces entités organiques pour lesquels le maintien dans l’existence est une affaire permanente de négociation des normes antécédantes et des obstacles formés par le milieu lui-même. De tels comportement finalisés n’ont effectivement que peu à voir avec la machinerie cartésienne si hâtivement dépeinte dans les traits d’une doctrine réactive, hostile à la vie elle-même. Fabien Chareix ✐ 1 Descartes, R., Traité de l’homme et Description du corps humain (Vrin-reprise, vol. XI, Paris – Reprint de l’Ed. Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1971). 2 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris, 1998 ; La connaissance de la vie, « Machine et organisme », Vrin, Paris, 1971. Voir-aussi : Schiller, J., La notion d’organisation dans l’histoire de la biologie, Maloine S.A. éditeur, Paris, 1978. ! BIOLOGIE, MÉCANISME, MÉDECINE, MILIEU, NORME, VIE, VITALISME ORGANON Du grec organon, « instrument ». GÉNÉR. Utilisé à l’origine pour désigner les écrits logiques d’Aristote, le terme se modifie pour signifier une instrument et un savoir permettant la constitution d’une connaissance certaine, visant à critiquer les prétentions de la logique comme propédeutique à toutes les sciences. L’organon, en tant que méthode assurant la fondation certaine de la connaissance, ne saurait se limiter aux syllo-

gismes de la logique ; il doit s’ouvrir au champ de la nature et prendre en compte l’expérience. En définissant ce nouvel instrument, Francis Bacon insiste sur la double démarche qui est la sienne : d’une part procéder à une critique des savoirs constitués, d’autre part fonder la science, non sur l’entendement seul, mais sur le rapport de celui-ci à la nature 1. Reprenant une exigence similaire, Kant considère que la logique générale est un « canon », tandis que « par organon, nous entendons des directives concernant la manière qui permet d’arriver à une certaine connaissance » 2. La philosophie de la raison pure qu’il met en place « n’est pas un organon permettant d’étendre les connaissances, mais une discipline servant à en déterminer les limites » 3. Didier Ottaviani ✐ 1 Bacon, F., Novum organum, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, Paris, 1986. 2 Kant, E., Logique, introduction, 1, cité par R. Eisler, Kant Lexicon, Gallimard, Paris, 1994, p. 773. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, « Canon de la raison pure », trad. A. Renaut, Flammarion, « GF », Paris, p. 652. ! CANON, MÉTHODE downloadModeText.vue.download 781 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 779 ORIGINE GÉNÉR. Condition de possibilité d’une série qui est elle-même située en dehors de cette série. Pour comprendre la notion d’origine, il faut sans doute en premier lieu la séparer du commencement. Cette distinction parcourt l’histoire du concept et en rend l’accès difficile, car en confondant l’origine et le commencement, on identifie le fondement et le fondé, le principe et le phénomène.

Le commencement est en effet, dès qu’on le pose comme une origine, pris dans des apories qui ont été relevées par Kant 1. Ce dernier pose de fait que l’idée d’un commencement du monde entre directement en conflit avec une autre idée pure : celle d’un monde infini dans le temps et dans l’espace. Aucune de ces thèses ne parvient, ainsi qu’il se doit dans le conflit incessant des doctrines métaphysiques, à surmonter l’autre et à lui opposer le critère de la démonstration. C’est que, dans la problématique kantienne, l’origine est une cause elle-même inconditionnée, qui ne peut être pensée à la façon d’un phénomène. La thèse du monde infini, quant à elle, prétend avoir une connaissance de cette cause infinie qui, radicalement, lui échappe, parce qu’aucune intuition ne peut s’y attacher. Deux dogmatismes irréconciliables sont en présence, qui nous dévoilent la nature causale de l’origine et celle, plus empirique ou phénoménale, du commencement. Le commencement est un phénomène. Mais dire que le monde a commencé à tel moment, ce n’est pas encore savoir quelle fut la cause de ce commencement. L’origine est du côté de la cause ou de l’essence et n’appelle pas en soi les ressources d’une méthode d’observation précise de l’événement (en histoire comme en philosophie naturelle). La question de l’origine est liée à celle d’une essence. L’origine des langues ou des inégalités dans les textes de Rousseau 2 ne saurait être circonscrite à une recherche monographique des conditions réelles d’apparition, dans l’histoire et dans le temps, du langage ou de la propriété. Bien au contraire, Rousseau fait appel à un mixte de déterminations historiques (parfois fantaisistes lorsqu’il confond les âges réels de l’essor de la technique) et de représentations imaginaires : l’origine est, on le sait, parfaitement chez elle dans la fiction et le mythe fondateur. De la même façon, la question de l’origine des idées est, dans le débat qui oppose Leibniz à Locke, comprise de façon divergente par l’un et par l’autre. Le premier, ardent idéaliste, dévoile les structures qui, dans l’esprit, rendent possible toute expérience à venir, sans pour autant être prises elles-mêmes, dans le flux de cette expérience. C’est le nisi intellectus ipse 3 qui répond à la formule employée par Locke : « nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu ». Ce dernier, au contraire, donne à l’empirisme méthodologique son principe fondateur en affirmant une identité entre l’origine des idées et leur commencement concret dans l’expérience. Toute la psychologie empirique contemporaine baigne dans cette affirmation constructiviste selon laquelle, au fond, l’esprit n’est que le produit sommaire de ses contenus d’expérience 4. ▶ Il est bien évident que le recours systématique, si typique de la pensée classique, à la question de l’origine comme méthode systématique d’enquête est en fait une requête dirigée vers le déploiement d’une essence. Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, L. II, Ch. 2, section 2 : Antithétique de la raison pure, PUF, Paris, 2001.

2 Rousseau, J.-J., Essai sur l’origine des langues, Nizet, Paris, 1970 ; Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in OEuvres complètes, vol. III, B. Gagnebin et M. Raymond (Éds.), Gallimard, Paris, 1959-1969. 3 Leibniz, G.W., Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface, Flammarion, Paris, 1990. 4 Locke, J., Essai concernant l’entendement humain, (1690), J. Schreuderet P. Mortier Éds., Vrin, Paris, 1972. ! CAUSE, CRÉATION, DIEU, GÉNÉALOGIE, MYTHE, PRINCIPE Freud crée une série de termes à l’aide du préfixe Ur-, qui marque la provenance, l’origine : Urphantasie, « fantasme originaire », Urszene, « scène primitive », Urvater, père primitif, etc. La traduction usuelle est « originaire », mais le préfixe français « archi- » a un sens proche. PSYCHANALYSE Théorie dynamique et morphogénétique, la psychanalyse étudie les effets du temps sur les états d’un système et examine les modalités d’apparition, de persistance et de disparition des formations et des processus psychiques. La question de leur origine – ontogénétique et / ou phylogénétique – est donc centrale. L’Ur- – ce qui est « originaire » – est, pour Freud, à la fois principe organisateur et discontinuité fondatrice (meurtre originaire du père primitif, refoulement originaire, fantasmes originaires). L’humanité procède, selon le mythe scientifique de Totem et tabou 1, d’une Urschuld, d’une « faute originaire » : le « meurtre originaire » du « père primitif ». L’événement est fondateur, tant pour l’individu que pour les cultures. La culpabilité et l’ambivalence peuvent alors être élaborées, l’acte reconnu, ainsi que l’irréversibilité du temps et la mort. Le mythe de l’« archi-père » s’entend aussi, par transposition ontogénétique, comme la reconstruction nostalgique d’une figure de régulation première, celle du narcissisme absolu, et le meurtre comme la discontinuité fondatrice qui impose un écart à son endroit 2. Freud affirme en outre l’universalité des fantasmes originaires, qui sont autant de réponses fantasmatiques aux interrogations touchant à l’origine – de sa propre existence (scène primitive, retour dans le sein maternel), de la sexualité (séduction), de la différence des sexes (castration) 3. Ils sont les

schèmes organisateurs – les causes formelles – de réalisations singulières : les vies fantasmatiques individuelles. ▶ Les fantasmes originaires lient onto- et phylogenèse. Ils se rapportent à des épisodes réels de l’histoire de l’humanité qui ont donné lieu à élaboration, et qui ne cessent de se reconstituer par les échanges – actuels – avec le monde extérieur. L’hypothèse freudienne – lamarckienne – d’une transmission héréditaire des caractères acquis est superflue, celle de formes de dynamique suffit – comme le montre la dynamique qualitative. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Totem und Tabu (1912-1913), G.W. IX, Totem et tabou, Payot, Paris, 2001. 2 Porte, M., Le mythe monothéiste, ENS Éditions, Fontenay-auxRoses, 1999. 3 Laplanche, J., et Pontalis, J.-B., « Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme », les Temps modernes, no 215, Paris, 1964. ! DIFFÉRENCE DES SEXES, FANTASME, INCONSCIENT, RÉALITÉ, REFOULEMENT, SEXUALITÉ, TOPIQUE downloadModeText.vue.download 782 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 780 ORNEMENT En latin : ornamentum ou ornatus ; en italien : ornamento ; en espagnol : adorno ; en anglais : ornament. Cette notion a son origine dans la rhétorique antique. D’Horace (Ars poetica – Epistula ad Pisones) à Alberti (De re aedificatoria) elle est également indissociable de la théorie de l’art. Au XVIIIe s., et en particulier dans le Laokoon de Lessing, la contestation du principe ut pictura poiesis d’Horace engagea l’émancipation de l’esthétique par rapport à la rhétorique. Le déclin de la tradition rhétorico-poétique et l’abandon des styles canoniques n’ont cependant fait que rendre plus virulent encore le débat sur l’ornement pendant tout le XIXe s., au tournant du siècle et jusqu’à la « post-modernité ». ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE De la rhétorique antique aux théories de l’architecture et aux poétiques de la

Renaissance et du classicisme Dans la rhétorique antique, l’elocutio avait pour fonction « d’orner les paroles » (ornare verbis). En liaison avec l’inventio et la dispositio elle contribuait à l’expression correcte, c’est-à-dire adéquate, du sujet traité et jouait un rôle décisif dans la mesure où c’est l’ornement qui attirait l’attention de l’auditeur et emportait son adhésion 1. Cicéron dira que « l’éloquence réside entièrement dans l’elocutio » 2. Aristote met cependant en garde contre « une langue trop éblouissante [qui] obscurcit les caractères et les pensées » 3. Sa préoccupation est d’ordre ontologique et c’est pourquoi il met en garde contre un usage abusif de la métaphore – l’expression d’une chose par le truchement d’autre chose –, tout en concédant qu’en elle réside la spécificité de la poétique, et recommande de mêler avec mesure tournures inhabituelles et expressions usuelles. Les recommandations d’Aristote ne doivent toutefois pas être confondues avec les exigences modernes de vérité et d’authenticité éthique. La rhétorique antique n’était que l’art de convaincre. Tant Platon qu’Aristote la distinguent pour cette raison de la dialectique qui est la connaissance du vrai. Les rhéteurs Tisias et Gorgias, dit Platon dans le Phèdre, ont compris « que les vraisemblances méritent plus de considération que la vérité » 4. Quintillien estime que la tâche de la rhétorique consiste à rendre crédible des vérités relatives ou des assertions vraisemblables – qu’elle ne vise donc que la persuasion. La rhétorique antique est avant tout une pragmatique. Ce qu’elle appelle ethos consiste à bien connaître la disposition d’esprit du récepteur et à lui adapter la forme du discours 5. Vers la fin du Ier s., deux écoles s’affrontent à Rome : l’atticisme et l’asianisme. Tandis que les stoïciens font valoir une exigence de vérité dont résulte le style cynique 6, les Péripatéticiens conçoivent la convenance comme un impératif d’harmonie et de sociabilité. L’atticisme considère la correction de l’expression (puritas), sa clarté (perspicuitas) et l’absence d’ornements comme les vertus rhétoriques suprêmes, l’asianisme adopte un style incantatoire qui fait flèche de tous les moyens poétiques, y compris la versification 7. Pour sa part, Cicéron estime que la perfection rhétorique consiste à s’affranchir des contingences, tant des circonstances que de l’expression, et à atteindre l’expression « juste », qu’il nomme ornatus 8. Sa conception de l’ornatus constitue une véritable refondation de la tradition rhétorique. Vitruve, théoricien du « classicisme du siècle d’Auguste » rejette les décorations hellénistiques. Dans son traité De architectura (entre 35 et 25 av. J.-C.), dont l’influence fut considérable jusqu’à la Renaissance (L. B. Alberti : De re ae-

dificatoria, Florence 1485, A. Palladio : Quattro Libri dell’ architettura, Venise 1570) et même au-delà, il transpose l’impératif rhétorique de convenance dans le domaine architectural. L’opposition qu’il introduit entre ornatus et ornamentum contient en germe la décomposition de la conception rhétorique de l’ornement et prélude à la problématique moderne de l’ornement comme pure décoration, parergon, alors que l’ornement légitime, pour Vitruve, trouve au premier chef son expression dans la corbeille des colonnes (que l’italien nomme d’ailleurs ornamento), élément tout à la fois porteur et décoratif. C’est Alberti qui développa l’opposition entre le décoratif et l’utile en considérant la beauté (pulchritudo) comme relevant de la substance, tandis que la décoration n’est qu’un accident. Le nécessaire, l’utile et le beau, lequel doit être à la fois agréable et moral (honestum), sont les trois principes que l’architecte doit respecter. Leur accord se traduit par la concinnitas – une notion reprise de Cicéron (comme du reste celle d’honestum – cf. Cicéron, De officiis). Cette conception se retrouve, sans changements majeurs, dans tous les traités d’architecture jusqu’au XVIIIe s., par exemple chez C. Perrault, qui identifie la concinnitas à la bienséance 9. Ce faisant, il s’éloigne, comme du reste déjà Alberti, de Cicéron, lequel distinguait ornatus et decorum. Chez Perrault l’ornement est clairement au service de la représentation politique. L’effondrement de la vision rhétorique du monde La rupture avec la tradition rhétorique sera donc au XVIIIe s. en même temps une rupture avec la représentation d’ancien régime. Dans le domaine littéraire elle se traduit par le discrédit dans lequel tombent les poétiques qui, depuis Horace et jusqu’au XVIIe s., se concevaient au premier chef comme des traités normatifs concernant l’elocutio, c’est-à-dire l’expression « poétique ». En 1730, Du Marsais estime qu’un jour de marché sont créées plus de figures que dans bien des

débats académiques 10. Du coup la rhétorique se voit limitée à l’usage d’un discours élevé et la convenance renvoie aux codes socioculturels de la bienséance. La crise qui s’empare de la rhétorique transforme les rapports entre les partes rhetorices ; dès le XVIe s., l’inventio prend le pas sur l’elocutio, une évolution que résume la formule célèbre de Pascal : « la véritable éloquence se moque de l’éloquence ». L’ornement perd définitivement son statut normatif, qu’il tenait de sa fonction d’opération rhétorique constitutive. Dans la Critique du jugement Kant ne tiendra plus la rhétorique que pour l’art d’exploiter les faiblesses de l’auditeur et le priver ainsi de sa liberté 11. La rhétorique va certes survivre dans l’enseignement des humanités mais l’ornement n’est plus qu’ornamentum – plus problématique que jamais du fait de l’effondrement de la représentation d’ancien régime. L’actualité persistante de l’ornement Pourtant, dans l’ordre socio-culturel, l’ornement demeure très présent. S’il a perdu son statut rhétorico-poétique, il compense au XIXe s. cette perte par le style architectural historiste. Parallèlement on se met à étudier systématiquement l’histoire de l’ornementalisme. Avec les Stilfragen – Grundlegung zu einer Geschichte der Ornamentik d’Alois Riegl (le fondateur de l’école viennoise d’histoire de l’art), en 1893, il passe au premier plan dans les préoccupations des historiens de l’art. downloadModeText.vue.download 783 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 781 Mais l’historisme du XIXe s. ne se contente pas de réhabiliter l’ornementalisme comme forme, il le conçoit comme un paradigme anthropologique et historique. Cette conception s’épanouit jusqu’au tournant du siècle chez Riegl et jusque chez les critiques les plus radicaux de l’ornement – notamment dans la célèbre attaque de Loos, pour qui l’ornement prend son origine dans les tatouages des tribus. La « mort de l’ornement » décrétée par A. Loos ne résume certes pas toute l’esthétique de son époque. Dans les

années 1900-1930 les courants artistiques les plus divers (la Sécession viennoise, les Wiener Werkstätten, les Arts décoratifs...) se réclament de la modernité et créent leur propre ornementalisme. Mais elle témoigne de l’enjeu que représente l’ornement pour la définition d’une esthétique moderne. Même lorsqu’il est banni, il reste l’horizon du débat Bloch a pu dire en ce sens de l’esthétique moderne du Bauhaus et de la Nouvelle objectivité (Neue Sachlichkeit) que leur nouvel ornement était l’absence d’ornement 12. La critique moderne de l’ornement s’est radicalisée, de A. Wagner au Bauhaus, par l’impératif d’authenticité du matériau. Si l’ornement peut être sauvé, c’est pour Wagner en tant que symbole de la construction dont il exprime de façon emblématique les principes techniques. L’ornement entend s’émanciper de la problématique de la représentation sociale, la construction invente sa propre ornementalité. ▶ Dans la conjoncture « post-moderne » on a assisté à un retour massif de l’ornement qui démontre que cette déconnection n’est pas possible. L’ornement reste au coeur de la réprésentation sociale. Au nom du « codage multiple » (C. Jencks) et de l’éclectisme, ce retour répond à une crise des normes de la représentation sociale et tire sa légitimité de l’effondrement du progressisme rationnel de la modernité. De même que la mise en cause du code à la fois esthétique, politique et social que visualisait l’ornement a coïncidé au XVIIIe s. avec la naissance de l’esthétique moderne et avec la modernisation du politique, l’ornement conserve au-delà de la modernité prétendument anti-ornementale sa fonction de légitimation politique et sociale. Gérard Raulet ✐ 1 Quintilien, Institutio oratoria, VIII, 3, 4-5 ; Cicéron, De oratore, 3, 104, 151. 2 Cicéron, Orator, XIX. 3 Aristote, Poétique, 1458b-1460b. 4 Platon, Phèdre, 267a. 5 Aristote, Rhétorique, 1355a. 6 Michel, A., la Parole et la beauté, Paris, 1994, p. 54. 7 Cicéron, Brutus, 325. 8 Cicéron, De oratore, III, 107-119. 9 Perrault, C., Commentaire de Vitruve, Les Dix livres d’architec-

ture, Paris, 1836-1837. 10 Chesneau du Marsais, C., Des tropes, Paris, 1730. 11 Kant, E., Kritik der Urteilskraft, § 53, in Werke in 10 Bänden, Francfort, 1957, p. 431. 12 Bloch, E., Héritage de ce temps, Payot, Paris, 1978. ! ARCHITECTURE, ESTHÉTIQUE, POÏÉTIQUE, RHÉTORIQUE OUBLI Du latin oblivisci, « ne plus penser à quelque chose », « perdre de vue ». En allemand : Vergessen (verbe substantivé), « oubli » ; Vergessenheit, « état de ce qui est oublié » ; Vergesslichkeit, « état de celui qui oublie ». D’une racine indo-germanique ghed-, « saisir », avec renversement de sens, par ver, « perdre la possession ». L’oubli n’est pas radicalement opposé à la mémoire ; il est au contraire une force permettant d’éviter à celle-ci de se laisser envahir par les traces et les souvenirs. Il s’accroît avec le temps, à mesure que les souvenirs des traces laissées par les impressions sensibles se font moins présents à la mémoire. Souvent associé à une certaine négativité, l’oubli est à l’inverse valorisé par Nietzsche qui en fait une caractéristique du fort : il sait oublier alors que l’homme du ressentiment voit sans cesse sa conscience envahie par les traces mnésiques. Cela ne veut cependant pas dire qu’il ne vive qu’au présent, mais simplement que sa conscience reste vierge en vue de l’action. PSYCHANALYSE Inaccessibilité pour la conscience de représentations et d’affects par ailleurs connus. Expression la plus patente du refoulement, l’oubli symptomatique, qu’il s’avère condition nécessaire à la production d’un symptôme névrotique 1, ou expression de la « psychopathologie de la vie quotidienne » 2, a été stylisé par Freud et ses successeurs de manière prolixe et intelligible. ▶ Si, pendant la cure, la remémoration 3 est un objectif temporaire, la visée n’en est pas moins que sombrent dans un authentique oubli – c’est-à-dire sont privées d’efficience – toutes sortes de souvenirs, amours, haines, peurs, traumas, identifications, dont la vivacité actuelle entrave la vie du patient. Les vieux Grecs disent que le non-oubli est vérité (aletheia). Se pourrait-il que l’oubli authentique soit une

condition de la liberté ? Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Zur Ätiologie der Hysterie (1896), G.W. I, pp. 75312, trad. « L’étiologie de l’hystérie », in Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1973, pp. 83-112. 2 Freud, S., Zum (1898b), G.W. I, de l’oubli », in Paris, 1984, pp.

psychischen Mechanismus der Vergesslichkeit pp. 517-527, trad. « Sur le mécanisme psychique Résultats, idées, problèmes. I, 1890-1920, PUF, 99-107.

3 Freud, S., Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten (1914), G.W. X, pp. 125-136, trad. Remémorer, répéter et perlaborer. ! ACTE MANQUÉ, MÉMOIRE, REFOULEMENT, TRACE OUSIA ! SUBSTANCE OUTIL Du latin utensilia, de uti, « se servir de ». GÉNÉR. Le terme s’applique en propre aux objets issus d’une activité humaine, qui ont pour rôle d’accroître l’efficacité de la main, premier outil 1, et permettent l’interaction de l’homme et de son milieu. Si certains animaux utilisent des objets dans leurs activités, ceux-ci ne sont pas des outils car ils ne sont pas élaborés au terme d’un projet raisonné, qui détermine l’objet comme produit d’une intention et d’un travail déposé en lui. L’outil se transmet et se perfectionne, entrant dans une histoire parallèle à celle de l’homme. Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, Parties des animaux, IV, 10, 687b2-5, trad. P. Louis, Les Belles Lettres, Paris, 1957, p. 138. downloadModeText.vue.download 784 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 782 Voir-aussi : Lévi-Strauss, C., Tristes tropiques, VI, XXVI, Plon, Paris, 1973. ! TECHNIQUE

En allemand : Zeug. ONTOLOGIE Chez Heidegger, l’étant tel que le rencontre l’être-aumonde de l’homme (Dasein) dans l’usage quotidien. Pour Heidegger, l’outil est l’équivalent de ce que les Grecs appelaient pragmata, à savoir les choses d’usage auxquelles on a affaire dans la préoccupation (praxis), désignant l’objet d’usage dont le mode d’être est la disponibilité. L’outil n’est pas un objet isolé, mais quelque chose pour, impliquant un renvoi de quelque chose à quelque chose. Ce qui est d’abord découvert n’est pas un outil, mais un ensemble ustensilier, faisant l’objet d’une vue propre qui est la circonspection (Umsicht). L’analytique existentiale ne part pas d’un point de vue théorique, mais du commerce quotidien avec des objets d’usage dans un monde ambiant. L’étant n’est pas d’abord découvert comme un objet offert à une pure connaissance, mais comme à portée de main. Le Dasein préoccupé n’est pas en rapport avec l’outil isolé, mais avec l’ouvrage projeté orientant la découverte de l’outil et incluant la présence d’outils. La maison est ainsi un outil destiné à être habité, renvoyant à la pierre, au bois, de sorte que la nature soit co-découverte comme matériau dans un jeu de référence. Est de ce fait ouvert un monde ambiant dévoilant la mondialité (Weltmässigkeit) ou conformité au monde de l’intramondain. Or, l’outil peut être rencontré comme inutilisable, impropre à un emploi déterminé c’est lorsque les outils ne répondent plus à leur usage (lorsqu’un outil est inutilisable, manque ou n’est pas à sa place) que s’explicite, par l’effacement de leur être disponible, leur caractère d’étants subsistants et que se révèle le monde et la mondanéité (Weltlichkeit). Ce qui n’est que désordre pour le Dasein préoccupé signifie que de l’étant disponible n’est rencontrable qu’en ne se faisant pas remarquer, de sorte que de l’étant disponible ne soit possible que si le monde est préalablement ouvert comme ce au sein de quoi le Dasein se tient déjà. Ce ne

sont pas les propriétés de l’outil qui déterminent son utilité, mais son caractère référentiel qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive au Dasein comme son ultime en-vuede-quoi (Worumwillen). Jean-Marie Vaysse ✐ 1 Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 15 à 17, Tübingen, 1967. ! DASEIN, DISPONIBILITÉ, MONDE, SUBSISTANCE, TOURNURE downloadModeText.vue.download 785 sur 1137

P PAGANISME Du latin paganus, « paysan » (de pagus, « pays »). Prend un sens ecclésiastique dès les IIIe et IVe s. Attesté en français à partir de 1546. MORALE, PHILOS. RELIGION 1. Ensemble des croyances populaires qui ont survécu à l’avènement du christianisme. – 2. Par opposition à ce dernier, religion polythéiste et superstitieuse des Anciens. – 3. En un sens plus large, toute forme religieuse distincte des monothéismes juif, chrétien ou musulman. Le mouvement de la Réforme a donné naissance, aux XVIe et XVIIe s., à la « querelle du paganisme », qui désigne une critique du christianisme romain comme résurgence du paganisme. Les tenants de cette querelle sont notamment H. de Cherbury 1 et Malebranche 2. Le premier soutient la thèse de l’identité foncière de toutes les religions, et montre que la possibilité du salut des païens qui ont ignoré la révélation est la condition nécessaire pour croire en une providence universelle. Malebranche est au contraire résolument hostile au paganisme, dont il faut pour lui sortir, que ce soit par la révélation ou par la philosophie, par la religion ou par la raison. ▶ Si le paganisme est souvent, de facto, assimilé au polythéisme, il s’en distingue néanmoins par ses implications conceptuelles. Dans l’Étoile de la Rédemption, F. Rosenzweig 3 montre qu’il ne s’apparente pas tant à une forme de religion primitive, différente du monothéisme, qu’à l’absence de religion. En ce sens, il constitue une catégorie du réel, qui s’objective historiquement dans l’Antiquité grecque. Cette catégorie est celle de la suffisance à soi et de la séparation fondamentale des réalités originelles que

sont Dieu, le monde et l’homme. Au contraire, la religion est relation, sortie de soi de ces réalités élémentaires, et structuration du réel suivant la triade Création (relation de Dieu au monde), Révélation (relation de Dieu à l’homme), Rédemption (relation de l’homme au monde). De même que la relation suppose la séparation, la religion ne peut être envisagée que sur la base du paganisme, qui constitue dès lors, pour Rosenzweig, non seulement un moment de l’histoire, mais surtout la structure immémoriale de toute notre expérience du réel. Sophie Nordmann ✐ 1 De Cherbury, H., La religion des païens (De religione gentilium, Amsterdam, 1645). 2 Malebranche, N., De la recherche de la vérité, Vrin, Paris, 1994 ; Traité de la nature et de la grâce, Vrin, Paris, 1994. 3 Rosenzweig, F., L’étoile de la Rédemption, trad. J.-L. Schlegel et A. Derczanski, Seuil, Paris, 2002. Voir-aussi : Érasme, OEuvres choisies, trad. Chomarat, le Livre de Poche, Paris, 1991. ! MONOTHÉISME, POLYTHÉISME, RELIGION PAIX Du latin pax. GÉNÉR., POLITIQUE État de quiétude, de tranquillité, au niveau individuel ou collectif. Plus encore qu’à la guerre, la notion de paix s’oppose à celle de « désordre », ouvrant ainsi sur une plurivocité conceptuelle, et ne suppose pas la disparition des tensions, mais leur état d’équilibre. Pour cette raison, Augustin considère que la définition générique de la paix est un certain ordre entre des parties (tranquilitas ordini) faisant que, chacune étant à sa place et tenant son rôle, un ensemble harmonieux s’organise 1. Il pense alors ce concept selon une hiérarchie de degrés, qui recouvrent la paix du corps, de l’âme, de la maison, de la cité terrestre ou de la Cité céleste. Trois grandes divisions de la paix peuvent être envisagées : divine, individuelle, politique. Si, pour le christianisme, seule la paix obtenue dans la contemplation

de Dieu est parfaite, les autres degrés sont aussi nécessaires et ne peuvent être oubliés, car tous sont en dépendownloadModeText.vue.download 786 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 784 dance, la tranquillité du corps permettant celle de l’esprit, qui elle-même peut ouvrir sur celle de la cité. La philosophie grecque pense la paix individuelle en un double sens, comme absence de douleurs corporelles (aponía) ou comme tranquillité de l’esprit (ataraxía). Au niveau politique, elle considère que la mise en place de finalités pratiques communes 2, par lesquelles les individus se trouvent unifiés, est la condition de possibilité de la concorde, dont la garantie est à trouver dans la loi. Une définition positive de la paix est donc possible, en ne la limitant pas à une absence de guerre, qui n’est que l’une de ses déterminations possibles. C’est en la pensant comme équilibre du rapport de forces que peut être comprise l’expression « si tu veux la paix, prépare la guerre », fondement d’une dissuasion garante de la paix. Dans le rapport entre les États, la mise en place d’une paix durable suppose une mesure de cet état d’équilibre, qui ne peut être obtenue que par l’adoption d’une finalité qualitative universelle et non sur l’équilibre fragile des quantités de forces en présence ou sur une domination universelle (pax romana). Cependant, la difficulté d’un tel projet de « paix perpétuelle »3 réside dans ses conditions préliminaires, qui supposent que tous les États aient atteint une paix intérieure, assurant le respect des libertés et l’établissement d’une citoyenneté égalitaire, c’est-à-dire qu’ils soient sous un régime républicain, et que tous soient fédérés. Didier Ottaviani ✐ 1 Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 12-13, in OEuvres, II, L. Jerphagnon dir., Gallimard, La Pléiade, Paris, 2000. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 1167 a-b, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1997. 3 Kant, E., Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 2000.

! ATARAXIE, GUERRE PARADIGME Du grec paradeigma, « modèle, exemple », de paradeiknumi, « montrer en regard ». PHILOS. ANTIQUE, SOCIOLOGIE Modèle qui se rapporte à un traitement analogique des concepts. Il y a un paradigme du monde dans le Timée 1 ; Aristote critique Platon pour avoir fait des Idées les paradigmes des choses sensibles 2. On doit retenir, surtout, la thématisation que Platon opère dans le Politique, en définissant le paradigme ainsi : « Le fait qu’un élément, se retrouvant le même dans un groupe nouveau et bien distinct, y est exactement interprété et identifié dans les deux groupes, permet de les embrasser dans une notion unique et vraie. » 3. Offert en contrepoint à une réalité à définir, le paradigme fonctionne donc comme un modèle conceptuel par analogie : l’exemple bien connu sert à déchiffrer l’inconnu, comme le tissage, défini par l’entrelacement de la chaîne et de la trame, et qui, rapporté à l’art politique, peut y suggérer la nécessaire composition des tempéraments fougueux et modérés 4. Un sens plus général, utilisé notamment en sociologie, tend à s’imposer : le paradigme est alors un modèle de pensée, de croyance, qui s’impose à tout individu appartenant à un groupe donné. T. Kuhn, dans son analyse des révolutions scientifiques, a introduit cette acception en épistémologie 5. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, Timée, 31a-b. 2 Aristote, Métaphysique, I, 9, 991a20 sqq. 3 Platon, Politique, 278c. 4 Platon, Politique, 305e sqq. 5 Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, trad. fr. Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Goldschmidt, V., le Paradigme dans la dialectique platonicienne, Vrin, Paris, 1947. ! ANALOGIE, GÉNÉRALISATION, LOI, MODÈLE

PHILOS. SCIENCES Ensemble des croyances, des valeurs et des techniques de résolution de problèmes partagé tacitement par chaque communauté scientifique. REM. Le terme a été introduit en histoire des sciences 1 par T.S. Kuhn. Ce terme, déjà utilisé par Platon, désignait les « exemples typiques » des propriétés de certaines classes d’objets. Ainsi, les mots traditionnels par lesquels les écoliers apprenaient les déclinaisons étaient des « paradigmes ». Kuhn a retrouvé, dans l’apprentissage des sciences, cette même manière de former l’esprit par l’inculcation de règles communes s’appliquant à de nombreux objets. Les exercices typiques traités au long d’une formation scientifique et leurs méthodes de résolution forment donc aussi des « paradigmes ». Mais ces problèmes types véhiculent plus qu’une simple technique : ils véhiculent également, plus ou moins tacitement, un ensemble plus large de croyances en certains principes fondamentaux, et en certaines valeurs. Ces paradigmes transmettent donc, de manière générale, une certaine « vision du monde » pour une communauté de scientifiques. C’est pour son insertion dans la dynamique de l’histoire des sciences que la notion de paradigme est restée fameuse. En effet, l’accord d’une communauté autour d’un paradigme n’est pas toujours réalisé. Différents paradigmes peuvent se trouver en concurrence à certaines époques, soit lors du stade préscientifique d’une discipline, soit lors d’une révolution scientifique. Différents groupes luttent alors pour l’imposition de leur propre paradigme. Ce n’est que lorsqu’un groupe est parvenu à dominer les autres que la communauté peut se réunifier autour d’un nouveau paradigme, et revenir à un temps de « science normale ». Kuhn a opéré une mise au point utile sur les différents sens de ce terme dans la postface à la seconde édition de la Structure des révolutions scientifiques, distinguant entre les paradigmes au sens strict (ensemble des exercices types et de leurs méthodes de résolution) et les matrices disciplinaires (ensemble des présupposés fondamentaux d’une science). Le problème qu’entraîne cette notion réside dans l’impossibilité pour deux paradigmes concurrents d’être comparés sur un domaine commun. En effet, deux personnes adoptant des paradigmes différents « n’habitent pas le même monde », dit Kuhn. Les différents paradigmes seraient ainsi « incommensurables ». D’où une certaine forme, souvent critiquée, de relativisme. Alexis Bienvenu

✐ 1 Kuhn, T. S., La structure des révolutions scientifiques downloadModeText.vue.download 787 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 785 (1962), Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Lakatos, I., Musgrave, A., Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, Cambridge, 1970. ! MODÈLE OU RELATIVISME, RÉVOLUTION (SCIENTIFIQUE) PARADOXE Du grec paradoxos, « contraire à l’opinion ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. Raisonnement apparemment correct conduisant à une contradiction, c’est-à-dire à une absurdité. Attribué à Zénon d’Élée (Ve s. av. J.-C.), le paradoxe de la tortue est exemplaire : une tortue se mesure au très rapide Achille. Au départ de la course, elle se place plus près de l’arrivée qu’Achille. Quand Achille atteint le point d’où la tortue est partie, celle-ci est déjà un peu plus loin. Quand Achille atteint cet autre point, la tortue a encore avancé un peu, et ainsi de suite. La conclusion est absurde : Achille, aussi rapide soit-il, ne rejoindra jamais la tortue. Au sens strict, un paradoxe est une contradiction logique apparemment insurmontable. On distingue des paradoxes purement logiques et des paradoxes sémantiques. Le paradoxe du menteur (le Crétois disant que tous les Crétois sont menteurs) est sémantique. Le paradoxe de Russell est logique : soit C la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes ; W est-elle membre d’elle-même ? Si oui, elle ne l’est pas ; si non, elle l’est. Certains considèrent que la théorie de la vérité proposée par Alfred Tarski permet d’éliminer les paradoxes sémantiques. Il existe aussi des paradoxes épistémiques ou pragmatiques. La contradiction n’est plus alors dans ce qui est dit, mais dans l’effet que produit ce qui est dit. Exemple : le paradoxe héraclitéen selon lequel on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. On citera aussi le paradoxe selon lequel quand Socrate meurt, Xanthippe cesse d’être sa femme. Donc la mort de Socrate produit un changement dans sa femme. Il n’y a en cela aucune contradiction, mais nos intuitions ordinaires sont mises en péril 1.

▶ Que les paradoxes constituent un défi pour nos intuitions ordinaires est certainement la raison pour laquelle les philosophes en ont toujours été friands et continuent à l’être. Roger Pouivet ✐ 1 Sainsbury, R. M., Paradoxes, Cambridge University Press, Cambridge, 1990 ; Engel, P., la Dispute, une introduction à la philosophie analytique, Minuit, Paris, 1997, pp. 149-165. ! ABSURDE, CONTRADICTION, MENTEUR (PARADOXE DU), NEWCOMB (PARADOXE DE), PARALOGISME, VÉRITÉ ∼ PARADOXE D’ALLAIS LOGIQUE ! ALLAIS (PARADOXE D’) ∼ PARADOXE DE HEMPEL LOGIQUE ! HEMPEL (PARADOXE DE) ∼ PARADOXE DU MENTEUR LOGIQUE ! MENTEUR (PARADOXE DU) ∼ PARADOXE DE NEWCOMB LOGIQUE ! NEWCOMB (PARADOXE DE) PARALLÉLISME PSYCHOPHYSIQUE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE En psychologie, doctrine qui maintient l’hétérogénéité de l’esprit et du cerveau en ne reconnaissant que des variations parallèles sans interaction causale entre l’un et l’autre. Historiquement, le parallélisme psychophysique est devenu une thèse matérialiste, puisque les liaisons causales cérébrales passent pour plus réelles que leurs correspondants mentaux. Dès l’interprétation par Taine du parallélisme spinoziste, l’égalité ontologique a été rompue. La méthodologie de la corrélation permettait cependant à Mach de parer au réductionnisme. ▶ Le parallélisme psychophysiologique, si c’est une thèse

métaphysique, et non une clause de méthode en psychologie, pose le problème de la découpe des unités covariantes (censées rester comparables). On aboutit souvent à réduire le mental à un épiphénomène, parce que le découpage d’événements cérébraux est plus net que celui d’événements psychiques, retaillable à convenance. Or sur quel patron taille-ton le mental, sinon celui du physique ? Si l’on pose en plus que le cerveau précède la pensée, l’autonomie du mental devient à la fin purement descriptive. Pierre-Henri Castel ✐ Bergson, H., L’énergie spirituelle, PUF, Paris, 1919. Davidson, D., Actions et événements, PUF, Paris, 1993. ! ESPRIT, PSYCHOPHYSIQUE PARALOGISME Du grec paralogismos. LOGIQUE, PHILOS. CONN. Raisonnement ou argument dont la conclusion est incorrecte. Si le sophisme peut être volontaire, dans le paralogisme, celui qui conclut incorrectement est de bonne foi. Le terme paralogisme a acquis un usage philosophique déterminé chez Kant, avec ses « paralogismes de la raison pure » 1. Il interprète toute la psychologie rationnelle, c’est-à-dire l’affirmation de l’existence d’une chose pensante (je, moi) et la prétention d’en déterminer la nature, comme résultant d’un paralogisme par lequel on passe de la conscience de soi à l’affirmation d’un sujet comme réalité pensante ou substance 2. ▶ La critique kantienne des paralogismes de la raison pure est une mise en cause radicale de toute forme de théorie d’un ego pur, pris comme une réalité indépendante de ce downloadModeText.vue.download 788 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 786 que peut nous en apprendre la psychologie empirique ou la psychologie philosophique. Roger Pouivet ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, I, deuxième division, L. II, chap. 1 (« Des paralogismes de la raison pure »), A341 /

B399 sq. 2 Strawson, P. F., The Bounds of Sense, Methuen, Londres, 1966, pp. 162-174. ! ANTINOMIE, CERCLE, CONSÉQUENCE, ESPRIT, PARADOXE, SOPHISME PARANOÏA Du grec paranoia, « trouble de la raison » ; de para-, « contre », « à côté », et noùs, « esprit ». En allemand : Paranoia. PSYCHANALYSE Trouble psychique décrit par Kraepelin 1, et caractérisé par un délire systématisé et stable (monomanie), sans atteinte démentielle. Les délires sont du genre passionnel : jalousie, érotomanie, revendication ; ou interprétatif : persécution, fin du monde, grandeur. Freud 2 a dégagé des processus psychiques producteurs de cette psychose, entre autres à partir de l’autobiographie du président D.-P. Schreber 3. Convaincu d’être appelé par Dieu à sauver le monde en créant une génération nouvelle, Schreber pensait devenir femme et s’accoupler avec Dieu. Freud rapporte ce délire aux tendances homosexuelles. Non assumées, celles-ci découlent d’une fixation ambivalente au père et au frère aîné. Projetées hors de la personne propre, elles se transforment en sentiment de persécution. Instruit par Schreber, Freud propose aussi l’hypothèse d’un placement narcissique de la libido, et d’une régression à ce placement, dans la paranoïa. M. Klein 4 décrit la position schizo-paranoïde du nourrisson. Il clive ses objets et lui-même en bon et mauvais ; de la projection du mauvais résulte une persécution primaire. Lacan 5 propose la forclusion du nom du père. Chez Schreber, la fonction paternelle (la métaphore paternelle) aurait été rejetée sans aucune élaboration psychique. Le délire de procréation, via la transformation en femme, serait la réapparition « dans le réel » de ce rejet. ▶ La proximité que Freud reconnaît entre système schreberien et théorie de la libido, l’activité « paranoïaque-critique » (S. Dali), la « connaissance paranoïaque » (Lacan) soulignent l’allure paranoïaque du savoir et de la création : les mécanismes de la projection y sont intrinsèques, la position narcissique nécessaire, et les souhaits de maîtrise, un motif. Abdelhadi Elfaki et Michèle Porte ✐ 1 Kraepelin, E., Introduction à la psychiatrie clinique (1901),

Vigot, Paris, 1907. 2 Freud, S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa » (1901), in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1954. 3 Schreber, D. Y., Mémoires d’un névropathe (1903), Seuil, Paris, 1975. 4 Klein, M., Essais de psychanalyse (1974), Payot, Paris, 1989. 5 Lacan, J., Le séminaire. Livre III (1955-1956), in les Psychoses, Seuil, Paris, 1981. « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », in Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 531-583. ! AMBIVALENCE, DÉLIRE, NARCISSISME, NÉVROSE, PATHOLOGIE, PSYCHOSE ET PERVERSION PARESSEUX (ARGUMENT) Trad. du grec argos logos. PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE Argument forgé par les adversaires du nécessitarisme afin de tourner en dérision la notion de destin : si une chose doit arriver, à quoi bon agir pour la faire advenir ou pour l’éviter ? Chrysippe, dont le propos est rapporté par Cicéron 1, a vu dans cet argument une manière de nier toute possibilité d’agir : « Si ton destin est de guérir de cette maladie, tu guériras, que tu aies ou non appelé ton médecin [...] ». Cet argument méconnaît une distinction élaborée par Chrysippe entre les assertions « isolées », qui ont un sens quelles que soient les interactions causales entre agents d’un même monde (« Socrate mourra »), et les assertions « liées », qui mettent en rapport deux agents (« Milon luttera »). Les propositions qui portent sur le devenir lié de deux causalités sont dites « confatales ». Ainsi, le destin n’implique pas, selon Chrysippe, la privation de toute faculté d’agir. ▶ Leibniz, proche de la tradition ouverte ici par Chrysippe, assimile l’argument paresseux à l’une des formes originaires du fatalisme 2. Fabien Chareix ✐ 1 Cicéron, Traité du destin, in Les Stoïciens, I, Gallimard, Paris, 1962, pp. 484 et suiv. 2 Leibniz, G. W., Essais de théodicée, Garnier-Flammarion, Paris, 1969, § 55, p. 134. ! ACTION, FATALISME, PRUDENCE, STOÏCISME, THÉORIE

PARI Du latin par, de pariare, « rendre égal ». MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE Argument invoqué par Pascal dans le but d’amener le non-croyant à miser en faveur de l’existence de Dieu en comparant les risques encourus par son salut dans les deux hypothèses. Exposé dans les Pensées 1, le pari invite celui qui doute de l’existence de Dieu à s’interroger sur les avantages que lui confère sa position d’incrédule et à les comparer à ceux dont il pourrait bénéficier s’il était croyant. Le but, essentiellement pratique, de la proposition étant de le convaincre d’adhérer à la foi chrétienne en lui montrant à quel point il est déraisonnable de prendre le risque de perdre un bien infini et éternel, le salut, en favorisant la satisfaction de ses passions. « Examinons donc ce point et disons : Dieu est ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Mais il faut parier : cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué... Votre raison n’est pas plus blessée en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé ; mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est sans hésiter... Notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gains que de pertes et l’infini à gagner. » Rendu célèbre par Pascal, l’argument du pari apparaît pour la première fois chez Amobe 2. On le retrouvera également, sous différentes formes, chez Laplace, Condorcet, Arnault, downloadModeText.vue.download 789 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 787 Bourdaloue, La Bruyère, Leibniz, qui le considère comme juste, et Kant qui, lui, s’en servira non pas pour démontrer la nécessité de croire en Dieu mais pour rendre compte de la mesure de la croyance. « La pierre de touche ordinaire pour reconnaître si ce qu’affirme quelqu’un est une simple persuasion, ou du moins une conviction subjective, c’est-à-dire une foi ferme, est le pari... Représentons-nous par la pensée que nous sommes mis en demeure de parier le bonheur de notre vie entière, alors notre jugement tout à l’heure si triomphant baisse de ton, nous sommes effrayés et nous commençons à découvrir que notre foi ne va pas si loin. La foi pragmatique n’a donc qu’un degré, mais qui peut être grand ou petit, suivant la différence des intérêts qui y sont en jeu. »3 ▶ A priori, l’argument du pari peut paraître moralement cho-

quant et philosophiquement léger. En effet, poser la question de la foi en terme de perte et de gain est particulièrement audacieux et on ne peut que s’interroger sur la valeur d’un choix moral effectué dans de telles conditions. Mais, une fois remis dans son contexte, il reprend tout son sens et une simple analyse suffit à saisir sa portée philosophique qui, semble-t-il, réside non pas dans l’hypothétique conclusion du pari en tant que tel, mais dans la réflexion qui la précède et dont aucun des protagonistes ne pourra faire l’économie. Marie-Ange Gesquiere ✐ 1 Pascal, B., Les Pensées, 233, éd. L. Brunschwig, Paris, 1897, pp. 1212-1217. 2 Arnobe, Adversus Gentiles, II, 4, trad. « Contre les Gentils », Les Belles Lettres, Paris, 1982. 3 Kant, E., Critique de la Raison pure, « Méthodologie transcendantale », II, § 3, A. 825, PUF, Paris, 2001. Voir-aussi : Brunet, G., Le Pari de Pascal. Préface de Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, Paris, 1956, p. 140. Natoli, C.M., « The role of the wager in Pascal’s apologetics. », New Scholasticism, 1983, 57, no 1, pp. 98-106. ! CROYANCE, DÉCISION, FOI, PROBABILITÉ PAROLE Du latin populaire paraula, et de la langue ecclésiastique parabola : comparaison édifiante. En allemand : Sprache. Entre fait ou phénomène relevant de la pure vie organique et signe ou symptôme de la pensée rationnelle, la parole semble se détacher de la problématique générale du langage en ce qu’elle est toujours donnée dans un acte singulier, irréductible, par où elle possède un sens proche du style. GÉNÉR., LINGUISTIQUE Acte de phonation manifestant la faculté de penser en usant d’un système de sons articulés. La parole ne doit pas être confondue avec le langage luimême puisque son sens propre en fait moins un système qu’une faculté dont l’origine est corporelle, et plus particulièrement, neurale et organique. On sait ce qu’est la parole, paradoxalement, en étudiant les troubles qui l’affectent : aphasie, dyslexie, bégaiement sont des formes pathologiques de la parole qui relèvent soit d’une lésion organique, soit de troubles neurologiques. La linguistique saussurienne y voit l’expression de l’individualité distincte de la langue même, qui signifie l’insertion dans une réalité sociale, ou au système entier du langage qui ne suppose pas que l’étude de faits de paroles, d’actes performatifs individuels soient pertinents 1.

Distincte en cela de l’analyse générale des catégories du langage (ou de certaines branches actuelles de l’analyse linguistique en anthropologie), la linguistique saussurienne a pour présupposé fondamental la séparabilité des actes de phonation et des règles de la langue tout comme des fonctions du langage. La langue, système de signes qui articule le signifié (la chose) et le signifiant (concept et désignation sonore), donne à la parole une fonction essentielle qui est de donner naissance au signe lui-même : « Qu’on se représente l’air en contact avec une nappe d’eau : si la pression atmosphérique change, la surface de l’eau se décompose en une série de divisions, c’est-à-dire de vagues ; ce sont ces ondulations qui donneront une idée de [...] l’accouplement de la pensée avec la matière phonique » 2. ▶ Par extension, dans la continuité avec la valorisation chrétienne de la parole, parler est le signe d’une articulation complexe dans laquelle se dévoile, au-dehors, l’activité d’une raison, c’est-à-dire d’un sujet. Melchior de Polignac, selon une fable rapportée par plusieurs encyclopédistes des Lumières, aurait défié un primate exposé au Jardin du Roy par ces mots : « parle et je te baptise ». Parole contre silence : la bête qui se le tint pour non dit prouvait en acte sa bestialité 3. Cette surdétermination de la parole, qui engage toute la pensée classique de la différence spécifique entre l’homme et l’animal, nous fait aussi comprendre les dérives sémantiques de la parole du côté de l’engagement moral : une parole est une promesse dans laquelle se trouvent tout à la fois, de façon contradictoire et problématique, l’engagement individuel de celui qui a parlé, mais aussi l’essentielle fragilité de son engagement que rien n’atteste si ce n’est la mémoire et la conscience morale : verba volant, scripta manent. La parole est donc, face aux autres formes d’expression de la rationalité, celle singulière et que l’on doit symptomatique

qui demeure attachée à l’idée d’une expression éphémère. C’est, enfin, à une origine chrétienne l’interprétation du verbe comme l’expression d’une puissance. L’opposition des paroles

aux actes, remise en cause dans les travaux modernes de la linguistique tels ceux d’Austin 4, montre que la problématique de la parole ne saurait être confinée à la simple expression

d’une pensée rationnelle. Comme les sophistes l’ont bien compris, la dimension performative de la parole est telle qu’elle est à l’origine d’une causalité efficiente et pratique 5. Fabien Chareix ✐ 1 Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1916. 2 Ibidem, p. 155 et suiv. 3 Voir J.-L. Poirier, « Pour une zoologie philosophique », in Critique, 78 (1978), pp. 377 et suiv. 4 Austin, J., Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, 1979. 5 Perelman, C., L’empire rhétorique, Vrin, Paris, 1988 (1977). ! EXPRESSION, LANGAGE, LANGUE, SIGNIFICATION, VERBE ONTOLOGIE Chez Heidegger, c’est à la fois l’expression de l’être-aumonde et la demeure de l’être. Si le discours ou parler (Rede) est un existential articulant la compréhension et l’exprimant, la parole est l’être-exprimé du parler renvoyant au Dasein en sa relation à l’être. À la parole appartiennent ces deux possibilités que sont l’entendre et le faire-silence. L’entendre constitue l’ouverture primaire du Dasein pour son pouvoir-être le plus propre, reposant sur la compréhension et rendant possible l’écouter comme dimension essentielle de l’être avec autrui. Seul le downloadModeText.vue.download 790 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 788 Dasein, en tant qu’il a le pouvoir de parler, peut faire silence, et ce n’est que dans le parler authentique qu’un faire-silence est possible. Alors que le bavard est celui qui n’a rien à dire, pour faire silence il faut avoir quelque chose à dire et disposer d’une résolution authentique, de sorte que le silence brise le bavardage, fondant le pouvoir-entendre et l’être en commun. Parce que la parole est un trait de l’être-au-monde comme séjour de l’homme, le langage est la demeure de l’être et l’abri de l’essence de l’homme, c’est-à-dire ce qui secrètement nous gouverne, et il va orienter la pensée du dernier Heidegger se mettant à l’écoute du dire de poètes et des premiers penseurs grecs. Si, dès le départ, la question de la logique fut au centre de ses préoccupations, la pensée de l’Ereignis

et du monde comme Quadriparti le pousse vers une méditation des premiers mots pour nommer l’être (logos, physis, aléthéia) et vers un dialogue avec la poésie. La tâche de la pensée est conçue comme une remémoration des paroles de l’origine (Anaximandre, Parménide, Héraclite) et comme une appropriation pensante du dire poétique (Hölderlin, Rilke, Trakl, George). Si la logique a acquis une efficacité historique mondiale, néanmoins la méditation de l’essence originaire du logos, pensé comme légein, rassemblement, ne relève plus de la logique, mais d’une appropriation du déploiement de la parole manifestant le dire comme un montrer, un faire apparaître. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, § 34, 1967. Heidegger, M., Brief über den Humanismus (Lettre sur l’humanisme), Frankfort, 1976. Heidegger, M., Unterwegs zur Sprache (Acheminement vers la parole), Pfullingen, 1959. ! AUTHENTIQUE, ÊTRE, EXISTENTIAL, LANGAGE, QUADRIPARTI, TOURNANT PARONYME ! HÉTÉRONYME PARTICIPATION Du latin participatio, de participare, « prendre part, être partie » (pars, « partie », capere, « prendre ») ; traduction du grec methexis. PHILOS. ANTIQUE Théorie platonicienne faisant dériver les réalités sensibles de réalités idéales. 1. La notion de participation est inséparable de son contexte de constitution : l’ontologie des grands dialogues de la maturité de Platon. Le dualisme ontologique, distinguant les « lieux » sensible et intelligible, découlait de la dynamique socratique de recherche de définitions, qui découvre ce que Platon appelle d’abord la « présence » (parousia) d’essences uniques en des objets divers 1. Tandis que se précise l’écart entre les deux « lieux », la participation devient le seul mode causal concevable pour une idéalité que, dès le Phédon, Platon appelait à penser sans le corps 2. L’Idée, ou Forme, est cause de l’être du sensible, en tant que celui-ci, aspirant à sa perfection à elle, sort de son instabilité contradictoire, participe de son intelligibilité, et peut être exprimé. La participation est donc le mode général par lequel l’idéal « informe », que ce soit le

sensible ou, éventuellement, d’autres Idées (Platon conçoit la nécessité d’une participation des Idées entre elles et d’une hiérarchie des Idées). Conçue pour préserver l’idéalité de toute corruption sensible, la théorie de la participation a pour corollaire la réminiscence, qui préserve l’Idée, côté sujet, de toute genèse empirico-psychologique. La théorie, dont les difficultés avaient été déjà perçues par Platon 3, est vigoureusement critiquée par Aristote, qui adopte des postulats inverses (refus de substantialiser l’universel, genèse empirique de la science) 4. Pour Aristote, Platon, en introduisant l’idée d’une participation là où les pythagoriciens parlaient d’« imitation », tombe sous les mêmes objections 5. 2. Le « principe de participation », invoqué par L. LévyBruhl dans ses recherches sur la mentalité primitive, renvoie au fonctionnement d’une pensée prélogique volontiers ignorante des principes de non-contradiction et d’identité. Les objets ont entre eux des relations de participation : un événement naturel participe de l’expression d’une force surnaturelle, les objets ou les traces d’un individu participent de son propre mana. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, Lysis, 218 c, Gorgias, 498 d. 2 Platon, Phédon, 65 e. 3 Platon, Parménide, 130 a et suiv. 4 Aristote, Métaphysique, I, 9 ; XIII, 4 et suiv. 5 Aristote, Métaphysique, I, 6, 987 b 11. ! NÉOPLATONISME, PROCESSION PARTICULE Du substantif latin pars, « partie », avec suffixe diminutif. PHYSIQUE 1. Petite partie de matière. – 2. Produit de l’ionisation de l’atome ou de la désintégration de son noyau. – 3. Entité discrète créée dans un processus de collision à haute énergie. REM. : L’expression courante particule élémentaire (aujourd’hui réservée aux six espèces de quarks et de leptons) reprend à son compte certaines connotations de l’atomisme, perdues à la fin du XIXe s. par le concept physico-chimique d’« atome » : celles d’un constituant ultime, dénué de structure interne, et indivisible. En physique classique, le sens du terme « particule » est gé-

néralement indiscernable de celui du terme « corpuscule ». Une particule est ici simplement un corps microscopique de constitution et de taille variables, tantôt constitué de corps matériels plus petits (les atomes ou les molécules), tantôt identifié à l’un de ces corps. En physique quantique, les significations respectives des termes « corpuscule » et « particule » ont divergé. Le champ sémantique de « corpuscule », petit corps matériel, n’évolue pratiquement plus de nos jours. Il renvoie soit à un état antérieur de la physique, soit à un simple aspect des phénomènes microscopiques, complémentaire de leur aspect ondulatoire. En revanche, l’étymologie abstraite du mot « particule » lui a permis de prendre si bien en charge l’évolution des connaissances qu’il en a perdu la plupart de ses connotations corpusculaires originales. « Particule » est ce que H. Putnam appelle une « notion à large spectre », c’est-à-dire une notion à géométrie variable qui s’accommode des refontes théoriques tout en gardant un contact suffisant avec son contenu initial pour assurer un semblant de continuité historique. L’une des downloadModeText.vue.download 791 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 789 modalités les plus imagées de cette plasticité notionnelle est représentée par l’affirmation, courante chez les physiciens, selon laquelle une particule est au fond un(e) « ondicule », c’est-à-dire une coalescence d’onde et de corpuscule. Mais en vérité, l’évolution du concept de « particule » est allée bien plus loin que ne le suggère ce syncrétisme maladroit de deux notions antinomiques. Ce qu’il a gardé de sa teneur sémantique primitive se réduit à un caractère discret, à une aptitude à la localisation, et (sauf dans le cas où un statut d’élémentarité lui a été reconnu) à une structure spatiale analysable par des processus de diffusion. Tout le reste, ou presque, a disparu et a été remplacé par des composantes de sens originales, propres aux versions les plus évoluées de la théorie quantique. Il reste à faire un bref inventaire des composantes de sens qui ont disparu, puis de celles qui ont émergé. La première disparition concerne la capacité, attribuée à toute particule classique, de se voir attribuer une trajectoire bien définie entre deux expériences de détection. Les relations d’indétermination de Heisenberg imposent en effet une limitation mutuelle de la définition de leur position et de leur vitesse, et partant de leur trajectoire. Cette volatilisation de la notion de trajectoire précise n’est pas toujours facile à saisir, parce qu’elle semble contredite par deux circonstances, l’une expérimentale et l’autre théorique. Les traces de particules dans des chambres à bulles ne sont-elles pas assimilables à des trajectoires ? Et les diagrammes de Feyn-

man, associés à une forme moderne de la théorie quantique, ne représentent-ils pas des trajectoires de particules ? Pour répondre à l’objection des traces dans les chambres à bulles, il suffit de reprendre une remarque faite par Heisenberg vers la fin de 1926. À l’examen attentif, notait celui-ci, ces traces ne sont que des séries de bulles (ou de gouttelettes d’eau) détachées les unes des autres, engendrées par des ions très gros par rapport aux échelles subatomiques, et alignées de façon seulement approximative. Elles n’équivalent en rien à des trajectoires continues, mais seulement à des séquences discontinues de phénomènes fournissant de loin en loin des valeurs imprécises de position et de vitesse. Par ailleurs, en ce qui concerne les diagrammes de Feynman, il faut se rappeler qu’aucun de ces diagrammes n’est suffisant isolément pour remplir une fonction prédictive : seule une intégrale sur de grands nombres de diagrammes permet d’aboutir à des évaluations probabilistes satisfaisantes. Quoi que puisse suggérer la représentation sélective d’un seul diagramme, le procédé de Feynman apparaît donc comme la meilleure expression possible de l’absence de trajectoire univoque entre deux événements de détection expérimentale. Deux autres disparitions corrélatives portent sur l’individualité et la ré-identifiabilité au cours du temps. Des arguments liés aux modes de dénombrement intervenant en physique statistique quantique (statistiques de Bose-Einstein et de Fermi-Dirac, plutôt que de Maxwell-Boltzmann) conduisent en premier lieu à dénier toute individualité à chaque particule. En second lieu, lorsque plusieurs particules de même espèce sont en présence, le seul moyen de ré-identifier l’une d’elles est de rattacher sa position actuelle à sa position initiale par le biais d’une trajectoire continue. Si cette trajectoire n’est pas suffisamment bien définie (en raison des relations d’indétermination), et que la distance moyenne entre particules est moindre que cette marge d’indéfinition, il n’existe aucun critère permettant d’affirmer qu’une particule détectée en un point à un instant est la même qu’une particule détectée en un autre point à un instant antérieur. Sauf dans les circonstances expérimentales très particulières où la distance moyenne qui les sépare des autres est suffisante, l’identité des particules à travers le temps n’est donc pas assurée. Une quatrième disparition concerne le rôle de support de propriétés locales, joué classiquement par les particules. On peut certes considérer les particules subatomiques comme support de certaines propriétés comme la masse, la valeur absolue du spin, et les charges, qui définissent l’espèce à laquelle ces particules appartiennent. Mais, d’une part, cette possibilité ne s’étend pas à d’autres quantités comme les coordonnées spatiales ou les composantes vectorielles du spin, parce que ces dernières ne peuvent pas être tenues pour de véritables déterminations propres des particules (seulement pour des valeurs d’observables, relatives au procédé expérimental de leur évaluation) ; d’autre part, certaines expériences, comme l’interférométrie des neutrons dans un champ gravitationnel, ne sont interprétables qu’à condition d’admettre qu’entre la préparation initiale et la détection finale des propriétés comme la masse sont réparties dans tout l’espace (de l’interféromètre) plutôt qu’en un point. Ce

constat d’extrême dispersion intermédiaire ne peut être ignoré, en dépit du fait que, lors de la détection, la manifestation de phénomènes locaux pousse à croire que les particules sont elles-mêmes localisées. Ni individualisées en toutes circonstances, ni ré-identifiables d’une manière qui garantisse leur permanence, ni – dans bien des cas – supports fédérateurs d’authentiques propriétés, ni – dans les autres cas – supports locaux de propriétés continûment locales : les particules manquent de presque tous les critères définitionnels d’une substance occupant un secteur limité de l’espace. Leur concept s’est éloigné de celui de corps matériel jusqu’à la limite du reconnaissable. Il reste à présent à préciser les contenus positifs que la physique quantique a introduits dans le concept de particule après l’avoir si bien vidé de ses contenus traditionnels. La théorie quantique des champs a tout d’abord inversé le schéma sujet-prédicat instauré par la mécanique classique entre la particule et son état. Les énoncés précisant le nombre de particules qui occupent un état sont ici remplacés par des énoncés indiquant le niveau quantifié d’énergie de chaque mode d’oscillation du champ au moyen de nombres entiers. Aux entités discrètes, localisées et individualisées qu’étaient les particules selon leur définition pré-quantique, sont ici substitués des quanta d’excitation de champ non localisés et non individualisés mais aptes à produire des effets localisés et discrets. Les possibilités d’intertraduction entre ce nouveau schéma et les résidus de l’ancien ne sont pas négligeables, sous condition de réévaluations conceptuelles. Le vide, anciennement conçu comme secteur d’espace dénué de corpuscules, est désormais défini comme niveau quantifié zéro d’excitation de tous les modes d’oscillation du champ. Le processus de création ou d’annihilation (de particules) a pour sa part comme équivalent un changement de configuration de certains états du champ, respectivement vers des niveaux quantifiés d’excitation supérieurs ou inférieurs. Mais d’autres moments de la nouvelle configuration théorique n’ont aucun analogue acceptable dans l’ancienne. Ainsi, en théorie quantique des champs, certaines configurations correspondent non pas à un nombre quantique précis d’excitation, mais à une superposition de plusieurs nombres de ce type. Faut-il dire dans ce cas que le nombre de partidownloadModeText.vue.download 792 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 790 cules qui existent à un moment donné est indéterminé ? Sans doute vaut-il mieux aller jusqu’au bout du nouveau schéma conceptuel et admettre que tout ce que la théorie quantique des champs a à offrir, par le biais de ses superpositions de nombres de quanta, ce ne sont pas des énoncés descriptifs mais des énoncés prédictifs. Mieux vaut reconnaître en d’autres termes que la théorie quantique des champs ne four-

nit pas des énoncés du type « il y a (ou il n’y a pas) des particules en nombre N », mais seulement des énoncés du type « si un dispositif expérimental adéquat est mis en place, la probabilité de détecter N événements discrets (interprétables dans un cadre traditionnel comme impacts de particules) est P ». Ainsi, également, la division des particules en fermions (particules de spin demi-entier obéissant à la statistique de Fermi-Dirac) et bosons (particules de spin entier obéissant à la statistique de Bose-Einstein) n’a pas d’équivalent en physique pré-quantique. Il est vrai qu’à la limite, lorsque la valeur de la constante de Planck devient négligeable, le comportement des fermions tend vers celui des corpuscules de la mécanique classique, et le comportement des populations de bosons tend vers celui des champs de l’électromagnétisme classique. Mais cela ne suffit pas pour faire du couple fermions-bosons un parfait équivalent du couple classique corpuscules-interactions. Car, d’une part, les rôles de sources et de médiateurs d’interaction semblent parfois inversés entre les fermions et les bosons, d’autre part, en théorie quantique des champs, les champs sont ce qui est apte à fournir des quanta d’excitation fermioniques ou bosoniques ; il ne sont pas en eux-mêmes bosoniques. Un autre contenu positif du concept de particule surgit de son rapport étroit avec celui de symétrie. Selon un théorème célèbre dû à E. Noether (1882-1935), une symétrie a pour corrélat la conservation d’une quantité. Or, une espèce de particules se définit par un ensemble de valeurs de certaines quantités conservatives. Une fois établi le système de ces quantités et des symétries correspondantes, chaque espèce de particules (représentée par un vecteur d’état approprié) apparaît comme la transformée d’une autre par rotation dans un espace abstrait dit « interne » (pour le distinguer de l’espace externe tridimensionnel). Le premier exemple historique de cette méthode a été donné en 1932 par Heisenberg, lorsqu’il a montré que le proton et le neutron, principaux constituants du noyau atomique, pouvaient être considérés comme transformé l’un de l’autre par rotation dans un espace bidimensionnel complexe d’isospin, associé à une symétrie notée SU(2). L’objectif d’une bonne part de la recherche théorique en physique « des particules » à l’heure actuelle est, dès lors, de trouver des groupes de symétrie assez riches pour pouvoir considérer toutes les espèces de particules comme transformées l’une de l’autre dans un espace interne. Dans le schéma des rotations permises par ce groupe de symétrie (ou dans la nouvelle sorte de « tableau périodique des éléments » qui lui est associé), quelques emplacements ne sont occupés par aucune espèce connue de particules. Les espèces inconnues sont alors considérées comme autant de prévisions théoriques à tester. L’introduction des supersymétries par les théories de supercordes a, par exemple, conduit à admettre que chaque espèce de fermion a pour transformée une espèce de boson (et réciproquement). Les « partenaires supersymétriques » n’étant habituellement pas connus, ce développement théorique a ouvert un programme de recherche expérimentale inédit. Une telle recherche est cependant rendue difficile par

le fait que les partenaires supersymétriques sont très massifs, et ne peuvent donc se manifester qu’à des énergies inaccessibles dans les accélérateurs disponibles. Des espoirs sont placés dans une étude renouvelée des rayons cosmiques à très hautes énergies. ▶ Les écarts successifs du concept de particule par rapport à son antécédent historique corpusculaire ont conduit certains philosophes de la physique à proposer de couper les ponts avec l’ontologie somatologique. W.V.O. Quine s’est ainsi demandé s’il restait vraiment quelque chose de l’ontologie de corps matériels, voire de la question ontologique « Qu’y a-til ? », après l’avènement des théories quantiques des champs. D. Krause, S. French, G. Toraldo di Francia, etc., ont pour leur part proposé de remplacer une ontologie d’individus corpusculaires, formant des classes, par une ontologie de « sortes », sans individus pour les instancier. La plupart des physiciens préfèrent cependant continuer à s’exprimer en termes de particules, quitte à donner à ce terme une acception remarquablement flexible selon les contextes discursifs dans lequel il est employé : quasi individus localisés dans une chambre à bulles, les particules deviennent quanta non-individuels en théorie quantique des champs, ou simples entrées génériques dans un tableau engendré par un groupe de symétrie. L’usage constant du mot, à lui seul, semble permettre d’établir des ponts entre des étapes de développement scientifique qui, autrement, apparaîtraient incommensurables. On s’aperçoit à cette occasion que l’incommensurabilité n’a pas, en physique contemporaine, le statut que lui attribue Kuhn : il n’est pas un trait inexorable du processus de transformation des sciences, mais un défi contre lequel tous les moyens sont bons, depuis le principe de charité de Davidson, jusqu’à la dérive sémantique de mots-valises comme « particule ». Michel Bitbol ✐ Baton, J. P., et Cohen-Tannoudji, G., l’Horizon des particules,

Gallimard, Paris, 1989. Greene, B., The Elegant Universe, W.W. Norton, 1999. Teller, P., An Interpretive Introduction to Quantum Field Theory, Princeton University Press, 1995. ! ANTIMATIÈRE, ATOME, CORPUSCULE, INCOMMENSURABLE, MATIÈRE, SYMÉTRIE, VIDE PASSION Du latin passio, « affection de l’âme », qui appartient lui-même à la famille de pati, passus, « souffrir, supporter, être patient ou passif » ; le terme latin dérivait du grec pathos. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE Manifestation de la vie affective ou désirante de l’homme, engageant une part de passivité qu’il doit assumer. Pathos peut désigner, en grec ancien, la manière dont le comportement et la vie d’un individu sont brutalement affectés. Ce qui se manifeste ainsi ne se réduit pas au chaotique ou à l’irrationnel. La puissance du divin sur l’homme et la manière dont s’accomplit le destin peuvent aussi s’y révéler. La Médée d’Euripide manifeste une certaine transformation dans cette conception 1. Le pathos n’engage plus une sorte de force étrangère qui arrive de l’extérieur, mais l’être irrationnel propre à l’individu, en l’occurrence le thumos (le « coeur », l’« irascible ») de Médée (v. 1078-1080). Cette intériorisation ouvre la conceptualisation de la passion. Le pathos engageait, semble-t-il, une passivité essendownloadModeText.vue.download 793 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 791 tielle et ingouvernable au sein de l’individu. Il va être maintenant pris dans la problématique d’un rapport à soi comme maîtrise ou comme gouvernement de soi-même. Ainsi, concevoir la passion n’est pas seulement opposer le passif à l’actif, l’irrationnel au rationnel (selon le schéma pathos versus logos), c’est interroger et analyser leur rapport au sein de notre existence. Dans le Timée (69 d), de Platon, les pathè sont toujours

conçus comme « redoutables » et « inévitables » (deina kai anangkaia) 2 ; mais c’est pour autant qu’ils supposent la contradiction et le conflit au sein même d’un être humain. C’est pourquoi leur étude mobilise celle de notre âme, et entraîne, dans le livre IV de la République, une des premières occurrences du principe de contradiction (436 b) 3. En discernant en l’âme des éléments susceptibles d’être contraires, on est conduit à distinguer en elle le concupiscible (épithumia), l’irascible (thumos) et l’intelligence (noûs). C’est en même temps une hiérarchie naturelle qui apparaît. L’étude de la cité éclaire, en fait, celle de l’âme. Un élément paraît plus digne de commander : celui qui est rationnel. L’âme comporte un aspect supérieur et un aspect inférieur. Dans le Timée (69 c), le concupiscible et l’irascible composent cependant une partie inférieure mortelle, si distincte de la partie rationnelle qu’elle constitue une « autre espèce d’âme » constituée pour le corps. Celle-ci est dotée d’une puissance propre, mais est ainsi irrationnelle par nature. Cette séparation tranchée ne se retrouve pas dans la philosophie d’Aristote, qui ne tend plus à séparer le sensible et l’intelligible, le rationnel et l’irrationnel. En tant qu’elle est le principe d’un corps organisé, l’âme est une ; il reste que les pathè affectent l’âme sensitive commune à l’homme et aux autres animaux. La théorie générale de l’attribution à l’oeuvre dans le traité des Catégories présente simultanément l’action (to poïen) et la passion (to pascheïn) comme deux catégories s’appliquant à ce qui fait et à ce qui subit 4 ; cela permet à la passion d’être un type de prédicat affirmable d’un sujet quelconque, qui se distingue de ce qui constitue proprement sa substance. Le fait que notre âme soit affectée par une passion ne constitue pas d’emblée une menace. Les passions peuvent être utilisées, elles doivent être ajustées, et l’homme de bien ressent celles qui sont appropriées (Éthique à Nicomaque II, 5, 1106 b 16-24) 5. La passion émeut, peut mettre en mouvement un auditoire. Ainsi, la Rhétorique définit et analyse les passions en fonction de l’usage que le rhéteur peut en faire. Elles apparaissent comme « ce qui en nous modifiant produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir » (Rhétorique, 1378 a 20) 6. Cette définition influencera l’analyse des passions au moins jusqu’à Kant, on la retrouve presque constamment dans ce qu’on désigne sous le nom d’« affectivité ». Il peut sembler incohérent d’analyser positivement les passions en tentant de concevoir une âme dont la nature serait étrangère à la raison. C’est le cas de la partie inférieure de l’âme dans le Timée et, en un sens, de l’âme sensitive aristotélicienne. N’est-ce pas faire obstacle à la recherche ellemême et à son souci ? Les stoïciens vont, au contraire, essayer de montrer que les passions n’ont aucune puissance (dunamis) propre et qu’elles n’engagent, en fait, aucune activité naturelle de l’âme. Toute impulsion (hormê, impetus) provient de la partie centrale et directrice de notre âme : l’hégémonique (hêgémonikon). Elle est suscitée par une représentation, mais dépend

de l’assentiment (sunkathatésis, assensus, approbatio) que l’hégémonique lui accorde. Or, il peut décliner d’accepter une représentation, malgré son évidence et sa vérité. Il peut aussi se laisser aller à la première représentation impulsive sans la rapporter au système complet des notions et des prénotions. L’impulsion devient alors excessive, parce qu’elle est déréglée. Elle n’est pas intrinsèquement irrationnelle, mais déraisonnable, et constitue une perturbation de l’âme (perturbatio animi). C’est pourquoi, selon Cicéron 7, la formule « n’être plus en son pouvoir » (exisse ex potestate) définit l’état de passion. Cet état se réduit donc à une maladie de l’âme et il est antinaturel ; il suppose faiblesse dans le jugement et incohérence. Il faut, au contraire, rechercher la fermeté de l’âme. L’impulsion doit se former dans cette dernière selon la droite raison qui permet à l’univers de se déployer, c’est-àdire selon la nature. Le sage a atteint l’apathie (apathéïa), l’impassibilité ; mais sa fermeté morale ne signifie pas qu’il est insensible. Il faut distinguer les pathè des bonnes passions (eupatheia, constantiae). Ces dernières ne constituent plus des perturbations de l’âme, mais sont produites par notre pouvoir et par la bonne santé de notre âme. Le sage vit un profond contentement (chara, gaudium) qui se distingue du simple plaisir (hêdonê, voluptas) ; il a souhait et volonté (boulêsis, volontas), par opposition au simple désir (epithumia, libido, cupiditas) ; il est, enfin, vigilant, a de la circonspection (eulabeia, cautio), au lieu d’avoir de la peur (phobos, metus) 8. La volonté (voluntas), en tant qu’elle ne dépend que d’elle-même, est pour saint Augustin 9 au centre de tous les mouvements de l’âme. Sous l’apparente continuité avec le stoïcisme s’accomplit, en fait, une rupture vis-à-vis de la pensée grecque et hellénistique. Un rôle central est donné à l’initiative de la volonté humaine et à sa capacité de faillir. Les passions sont autant de volontés. Quand celles-ci se reconnaissent un objet positif, elles se nomment amour ; les quatre passions principales des stoïciens (désir, joie, crainte, tristesse) s’y ramènent. Quand le désir est la convoitise d’une chose terrestre (libido), il est une concupiscence. Le pécheur

éprouve à la fois le pouvoir infini de son arbitre et son impuissance. À la différence des stoïciens, Descartes considère que les passions sont « toutes bonnes de leur nature » (article 221) 10 ; contre saint Thomas et la néoscolastique, il refuse de distinguer l’irascible et le concupiscible. Dans les Passions de l’âme, son but est d’intervenir non « en orateur ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien » (« Lettre d’envoi »). Il s’agit donc d’expliquer les passions conformément aux exigences de clarté à l’oeuvre dans la géométrie et la nouvelle physique mécaniste. À cette fin, il faut bien distinguer l’âme, dont procèdent les pensées, du corps, qui appartient à l’étendue et qui a en lui son propre principe corporel de mouvement. Les passions doivent être attribuées à l’âme, mais en tant qu’elles sont causées par le corps. Elles sont « des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » (article 27). Les « esprits animaux » (des particules qui se déplacent dans le cerveau) agissent sur l’âme par leur action sur la glande pinéale. Ils provoquent ainsi une pensée involontaire et confuse, qui peut nous agiter fortement. La passion est downloadModeText.vue.download 794 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 792 ainsi reçue comme le sont les objets extérieurs, mais en étant rapportée à l’âme. Ce dernier point, qui renvoie à notre vie passionnelle ellemême, est fondamental. La passion ne se réduit pas à un mouvement corporel. Il existe, d’ailleurs, des passions causées par la seule action de l’âme (article 51), et Descartes devra envisager des « émotions intérieures ». Le principal effet des passions « dans les hommes » est « qu’elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps » (article 40). Ainsi, la peur incite à fuir ; la hardiesse, à combattre. Dans la passion, l’âme ne se contente pas de recevoir, voire d’exprimer des mouvements du corps ; elle prend une certaine disposition. C’est donc, en fait, « ma nature » qui est en jeu 11 : « La complexion (complexionem) ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données » (Méditation sixième), c’est-àdire la composition de ces substances irréductibles que sont

l’âme et le corps. Dans la Méditation troisième, la nature était apparue comme « une certaine inclination (impetus) » qui me porte à croire une chose, mais sans la certitude de la lumière naturelle. Cette nature agit dans la passion, et nous permet d’en faire usage, en disposant notre âme à vouloir ce qui est utile au composé : « L’usage de toutes les passions consiste en cela seul qu’elles disposent l’âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles, et à persister en cette volonté » (article 52). C’est ainsi que nous pouvons vivre l’union de l’âme et du corps, sans pouvoir la comprendre distinctement. Les passions ont donc pour fin d’inciter et de disposer une volonté qui reste fondamentalement libre. L’admiration est la première de toutes, en tant qu’elle est une surprise subite qui porte l’âme à « considérer avec attention » certains objets (article 70). Les autres passions vont ensuite nous inciter à nous tourner vers ce qui nous paraît nous convenir. Il y a six passions primitives (l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse). Nous pouvons donc toujours « acquérir un pouvoir absolu sur nos passions » (article 50), l’habitude pouvant même séparer les passions jointes naturellement aux mouvements cérébraux. Descartes peut alors montrer qu’une passion est paradoxalement la « cause » de l’« estime » qu’un homme peut avoir pour lui-même : la générosité (articles 152-153.) Celle-ci engage deux aspects. Elle suppose que cet homme connaisse « qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué et blâmé, sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ». Elle implique fondamentalement ce que cet homme éprouve, le fait qu’« il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user ». De même que la force de notre âme se connaît immédiatement par le résultat de nos actes, de même la générosité implique que nous éprouvions la constante et ferme résolution de notre volonté. Nous sommes ainsi ramenés à l’obscurité de notre vie affective, et à l’usage que nous pouvons effectivement en faire en « cette vie ». Malebranche reformule la conceptualisation cartésienne en fonction de la notion d’inclination. Les inclinations naturelles sont des mouvements naturels aux esprits en tant qu’ils se dirigent vers le bien, la volonté y est apparentée. Les passions ou les émotions sensibles sont des inclinations en rapport avec le corps 12. Hobbes, quant à lui, réduit la raison à n’être que « le calcul des dénominations générales », elle n’est qu’au service de la vie affective. Celle-ci se comprend à partir des « petits commencements de mouvement qui sont intérieurs au corps de l’homme » nommés « efforts » (endeavour, conatus) 13. Ainsi, les passions doivent être considérées comme « les commencements intérieurs des mouvements volontaires. » C’est notamment en critiquant Descartes et les stoïciens que Spinoza élabore sa propre théorie des passions. Pour traiter de la vie affective en physicien, il convient de ne pas faire de l’homme « un empire dans un empire » ; c’est pourtant

ce qu’auraient fait ces philosophes en pensant que la volonté pouvait acquérir un pouvoir absolu (potestatem absolutam) sur les passions (Éthique, III, préface ; V, préface) 14. Il faut traiter de la conduite de la vie humaine en recherchant des explications selon « la puissance commune de la nature ». À cette fin, Spinoza n’identifie pas d’emblée affectivité et passion. La vie affective est comprise (dans une certaine proximité avec Hobbes) à partir de l’effort (conatus) selon lequel notre essence individuelle existe en acte comme corps et comme idée du corps (âme). Une affection (affectio) est la modification d’une substance ou d’un mode de cette substance. Un affect (affectus) est une affection du corps, un processus dans lequel la puissance d’agir de ce corps est « accrue ou diminuée, secondée ou réduite. » Il est en même temps l’idée de cette affection. La passion s’opposera encore à l’action, mais en tant même que notre activité se distingue de notre passivité : « Quand nous pouvons être la cause adéquate (adaequata possimus esse causa) de cette affection, elle est une action, sinon elle est une passion » (III, définition 3). Ainsi les « force et croissance d’une passion quelconque ne se définissent point par la puissance (potentia) avec laquelle nous persévérons dans l’existence, mais par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre » (IV, proposition 5). La passion est l’effet sur nous-mêmes d’un mode de la substance plus puissant que nous. Nous ne pouvons donc avoir un empire absolu sur la passion, celle-ci a une effectivité et une nécessité irréductibles, elle n’est pas simplement le produit illusoire d’un défaut de rationalité ou de maîtrise. Toutes les fluctuations qui définissent notre vie affective peuvent se définir à partir du désir, en tant qu’il est l’essence même de l’homme déterminée par une affection quelconque (III, définition des affections). La joie est le passage (transitio) d’une moindre à une plus grande perfection ; la tristesse, le passage inverse. En fait, au-delà de la distinction entre activité et passivité, l’affect engage l’économie interne d’une complexion affective toujours singulière : l’ingenium de chacun. Celui-ci est à la base de nos jugements. Il détermine notre interprétation du comportement des autres. Comme nous sommes aussi soumis à un mécanisme d’imitation des affects, des identifications s’opèrent et des groupes partageant les mêmes passions se constituent. Cette analyse a d’importantes conséquences religieuses et politiques. Elle permet de comprendre le comportement de la « multitude » et la manière dont celle-ci peut être conduite par la crainte. Elle permet de comprendre comment se développe la démocratie et comment un État peut ou non s’engager vers plus de rationalité. La libération, le salut de chacun ne peut advenir par une maîtrise de soi plus efficace ; il sera la conséquence du développement de notre puissance de comprendre, en tant que c’est par elle que notre âme est pleinement active. Selon Hume, une passion existe primitivement sans avoir « aucune qualité représentative ». L’agitation que suscite la colère ne passe pas en tant que telle par une idée représentative 15. En elle-même, la passion ne peut contredire la

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 793 raison, puisque seule celle-ci enchaîne les idées. La passion structure, par contre, l’ensemble de l’existence humaine (et l’on peut étudier précisément ses mécanismes réguliers) 16. On considère généralement au XVIIe s. qu’un esprit sans passion reste stupide. Politiquement, il faut tenter de substituer aux passions violentes des passions calmes, telles que le désir de s’enrichir. Il faut faire prévaloir comme mobile la poursuite de son intérêt propre. C’est ainsi que, selon Montesquieu 17, le développement du commerce permet d’éluder la violence. En assimilant de nouveau les passions à une « maladie de l’âme », Kant n’opère pas une « régression » vers le stoïcisme, il initie une nouvelle approche. En effet si l’Anthropologie du point de vue pragmatique condamne vigoureusement la passion (Leidenschaft), c’est en soulignant que celle-ci n’appartient pas à la simple affectivité 18. Alors que l’émotion (Affekt) engage la faculté du plaisir et de la peine, la passion concerne la faculté de désirer. L’inclination (Neigung) (inclinatio) est « le désir sensible qui sert de règle au sujet (habitude) », mais la passion (Leidenschaft) (passio animi) est l’inclination qui « interdit à la raison de la comparer dans l’optique d’un certain choix avec la somme de toutes les inclinations » (article 80). La passion est une « inclination réfléchie » ; par cette réflexion, elle interdit à notre arbitre de la comparer à toutes les autres et s’érige en maxime d’action. Une partie de nos fins est prise pour la totalité de celles-ci. Ainsi, l’ambitieux n’agit plus qu’en fonction de son ambition. C’est donc la raison qui est atteinte, au coeur même de la faculté de désirer. La passion constitue un principe même de détermination du pouvoir (Kraft) du sujet et de tous ses actes, qui asservit sa volonté. La passion est ainsi une folie inguérissable et, plus préci-

sément, une manie, mais en tant même qu’elle règle les désirs d’un sujet. Ce qui est concerné est, par définition, « l’utilisation que les hommes font entre eux de leur personne et de leur liberté ». Ainsi, la passion corrompt notre volonté, mais elle la suppose et l’engage dans une activité. Après Kant, la passion pourra apparaître comme ce en quoi se réalise et s’accomplit la subjectivité. Hegel reprend, en un sens, la conception kantienne de la passion : « La passion contient dans sa détermination sa restriction à une particularité de la détermination volontaire où la subjectivité de l’individu est plongée tout entière [...] » 19. Cependant, au lieu de souligner la folie de cette restriction, il relève qu’« avec les impulsions (Triebe) elle constitue la vitalité (Lebendigkeit) du sujet, suivant laquelle il existe luimême dans la fin et l’exécution de celle-ci ». Dans la passion, le sujet existe activement. C’est pourquoi il faut réhabiliter la formule, rejetée par Kant, selon laquelle « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » 20. Un principe, une maxime sont abstraitement vrais, mais l’activité humaine est le moment de la réalité effective. Le développement de la rationalité et son sens sont immanents à cette activité ; c’est pourquoi il faut se méfier de la métaphore d’une « ruse » de la raison manipulant de manière extérieure les passions humaines pour se développer. Cependant, Hegel souligne que les passions « constituent l’élément moteur et énergique d’actions générales ». Il semble seulement concevoir la passion singulière d’un « héros », tel Napoléon, comme ce en quoi le progrès de « l’Idée s’aliène pour continuer son propre développement ». C’est pourquoi, face à Hegel, Kierkegaard met au contraire en avant le rôle de l’existence de la subjectivité passionnée dans le rapport à la vérité. L’existence est devenir. De ce fait, pour un sujet existant, l’identité de l’être et de la pensée propre à la vérité n’est qu’une abstraction. Il ne peut se trouver dans un état unissant le fini et l’infini que dans l’instant de la passion. Ce dernier constitue « pour un homme existant le sommet de l’existence ». En lui, « dans l’éternité de la fantaisie », l’individu est « rendu infini » et « il est pourtant plus que jamais lui-même » 21. La synthèse est évidemment inaccomplie, mais l’individu y éprouve suprêmement son intériorité et sa subjectivité. Ainsi, la connaissance essentielle est « éthique ou éthico-religieuse », et la vérité se découvre comme paradoxe :

« L’incertitude objective appropriée fermement par l’intériorité la plus passionnée, voilà la vérité. » Notre rapport à la vérité nous conduit ainsi à accomplir un saut dans la foi, mais l’appropriation en jeu est « ferme » en tant qu’elle engage le coup d’audace d’une décision « qui choisit l’incertitude objective et la passion de l’infini ». Dans Être et Temps, Heidegger recentre un certain nombre d’acquis de la pensée de Kierkegaard sur l’analytique du Dasein 22. Le Dasein en tant qu’il existe a, chaque fois, à être, et son existence se décide en lui. Ainsi, le Dasein a une compréhension « existentielle » directrice de soi-même (§ 4). Or, d’emblée, en existant, le Dasein se trouve là et se sent de telle ou telle manière (sich befinden). La disposition (Befindlichkeit) constitue ainsi un « existential » dans lequel apparaît la tonalité affective, l’humeur (Stimmung) du Dasein : le fait qu’il soit toujours disposé d’une certaine manière dans son ouverture au monde (§ 29). Le comprendre (Verstehen), même dans le cas de la plus pure théorie, est toujours déterminé par cette disposition. La disposition est ouverte avant tout connaître ou tout vouloir. Pour la concevoir, il faut dépasser la différence entre sentiment et sensation, et celle entre activité et passivité. Elle n’est pas intérieure, et engage « l’ouverture co-originaire du monde, de l’être-là-avec, et de l’existence ». C’est, en effet, la manière même dont le rapport au monde, aux autres et à l’existence peut être interprété qui se manifeste dans la disposition. Elle ouvre ainsi « le caractère de fardeau (Lastcharakter) du Dasein », la tonalité affective, l’humeur manifestant « où l’on en est et où l’on en viendra ». Ainsi, la passivité que comportait classiquement la passion devient ici la révélation du poids ou de la charge d’être que le Dasein a à être dans son rapport au monde : ce qui nous échoit ; et que Heidegger appelle l’« être-jeté » (Geworfenheit).

▶ Le terme « passion » a quasiment disparu du vocabulaire de la psychologie. Il souligne d’emblée ce qu’il y a de passif dans les phénomènes affectifs ou désirants, et semble d’emblée les soumettre à une évaluation morale. C’est pourquoi on lui a préféré des termes plus neutres, comme celui d’« émotion ». Mais c’est effacer ce qui était en jeu dans la problématique de la vie passionnelle : la vie affective ou désirante en tant qu’elle est éprouvée et que nous avons à l’assumer. C’est pourquoi la notion se rejoue dans l’analyse heideggerienne de la « disposition ». Elle peut, par exemple, se redécouvrir downloadModeText.vue.download 796 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 794 dans l’accent mis par le dernier Foucault sur le « souci de soi » et l’« herméneutique du sujet ». Jean Paul Paccioni ✐ 1 Euripide, Médée, trad. Flacelière, PUF, Paris, 1970. 2 Platon, Timée, trad. Brisson, Garnier-Flammarion, Paris, 1992. 3 Platon, la République, trad. Bréhier, in OEuvres complètes I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950. 4 Aristote, Catégories, IX, trad. Ildefonse et Lallot, Seuil, Paris, 2002. 5 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1967. 6 Aristote, Rhétorique, livre II, trad. C. E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, Le livre de poche, Paris, 1991. 7 Cicéron, Tusculanes, III, 5, trad. Fohlen et Humbert, vol. 2, Les Belles Lettres, Paris, 1968. 8 Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, trad. E. Bréhier, « Les stoïciens », Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, p. 53. 9 Augustin (saint), De civitate Dei (427), trad. sous la direction de L. Jerphagnon « La cité de Dieu », in OEuvres II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 2000. 10 Descartes, R., les Passions de l’âme (1644), éd. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1967. 11 Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad. française par le duc de Luynes, « Les méditations métaphysiques » (1647), édition de M. Beyssade, Le livre de poche,

Paris, 1990. 12 Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), livre IV, chap. I ; livre V, chap. I, in OEuvres complètes, t. I, Vrin, Paris, 1972. 13 Hobbes, Th., Léviathan, (1651), trad. F. Tricaud, « Léviathan », chap. 6, Sirey, Paris, 1971. 14 Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn « Éthique », Vrin, Paris, 1983. 15 Hume, D., A Treatise of Human Nature, Book II (1739), trad. Cléro, « Traité nature humaine, livre II », Garnier-Flammarion, Paris, 1991. 16 Hume, D., Four Dissertations, « Dissertation on the passions » (1757), trad. Cléro, « Dissertation sur les passions », GarnierFlammarion, Paris, 1991. 17 Montesquieu, C. L. de S., De l’esprit des lois (1748), GarnierFlammarion, Paris, 1979. 18 Kant, E., Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), trad. A. Renaut, « Anthropologie du point de vue pragmatique », Garnier-Flammarion, Paris, 1993. 19 Hegel, G. W. F., Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1817), §§ 474-475, trad. Gibelin, « Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques », Vrin, Paris, 1978, pp. 263-264. 20 Hegel, G. W. F., Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte (1837), trad. Gibelin, « Leçons sur la philosophie de l’histoire », Introduction, Vrin, Paris, 1979, pp. 29-32. 21 Kierkegaard, S., Afsluttende Uvidenskabelig Efterskrift til de Philosophiske Smuler, trad. Petit, « Post-scriptum aux miettes philosophiques », Gallimard, Paris, 2002, pp. 171-176. 22 Heidegger, M., Sein und Zeit (1927), trad. Martineau, « Être et temps », Authentica, Paris, 1985. ! AFFECTION, AMOUR, DÉSIR, DISPOSITION, ÉMOTION, ÉMOTIVISME, PITIÉ, RAISON, VOLONTÉ PATHOLOGIE Terme composé des mots grecs pathos, « ce qui arrive », « expérience subie », « souffrance », et logos, « discours ». BIOLOGIE 1. Étude de l’ensemble des troubles par excès ou par défaut qui affectent le fonctionnement normal d’un organisme. – 2. Par extension, conditions de vie originales d’un sujet malade.

La pathologie, au XIXe s., est la partie de la médecine qui étudie les signes qui sont propres et particuliers à chaque maladie 1. Elle est alors la part théorique de la médecine en ce qu’elle s’intéresse aux maladies pour elles-mêmes, sans référence à la thérapeutique ni à l’individu atteint par une maladie. La pathologie se spécifie en pathologie somatique, qui concerne l’étude des troubles du corps, et en pathologie mentale, qui est l’« étude des troubles mentaux et des modifications organiques qui peuvent leur être associées » 2. On doit à A. Comte la formulation la plus claire des rapports entre physiologie et pathologie. La maladie, selon lui, est une expérience naturelle d’altération de l’état naturel de l’organisme. Cette altération n’est pas une dénaturation, dans la mesure où « l’état pathologique ne diffère point radicalement de l’état physiologique, à l’égard duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, qu’un simple prolongement plus ou moins étendu des limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à chaque phénomène de l’organisme normal » 3. La pathologie n’est pas une nouveauté dévastatrice, mais une amplification perturbatrice du fonctionnement normal décrit par la physiologie. C’est pourquoi la physiologie, dans l’étude des phénomènes normaux de l’organisme, trouve en la pathologie une alliée précieuse. Par son entremise, elle parvient à étudier, grâce au grossissement qu’offre l’expérience pathologique des traits du normal, des séries organiques fines. La pathologie joue ainsi le rôle d’une expérimentation spontanée, non artificielle et donc non déformante, des lois physiologiques. Elle est un document dans l’étude des corps vivants 4. ▶ À la limite, le document de la pathologie est une aide pour le médecin, mais reste une entrave pour le malade. Ce qui n’est pas pris en considération par Comte, c’est tout simplement la souffrance inhérente à une maladie, la diminution des capacités organiques, la menace de mort pour un individu. La pathologie est un supplément théorique qui laisse de côté la nécessité d’une thérapeutique. Dire que la pathologie est une forme d’expérimentation au point que toute expérience produite sur un corps vivant est pensée comme une forme de « maladie plus ou moins violente »5 ne prédispose pas à reconnaître à la pathologie le statut d’expérience vécue par un individu transformé en son être par la maladie. Il faut au contraire reconnaître, si l’on déplace l’analyse de la pathologie du conçu au vécu, que « les maladies de l’homme [...] sont des drames de son histoire » 6. Une pathologie, de ce point de vue, n’a pas d’existence abstraite. Toute maladie n’existe que parce qu’elle est vécue comme telle par un malade qui per-

çoit, à son corps défendant, les limitations engendrées en son corps ainsi que les souffrances engendrées par la maladie. La pathologie est alors une différenciation vitale qui perturbe tout individu par le simple fait qu’il est vivant. Elle est une individuation vitale qui menace le pouvoir d’individuation d’un sujet. Cette menace est vécue comme un événement qui produit une rupture entre une santé défunte, caractérisée par l’évidence des possibilités organiques, et un présent désormais affecté de diminutions biologiques et de maux spécifiques. La pathologie révèle l’incomplétude de la vie et sa finitude fondamentale. « La vie humaine est une existence, un être-là pour un devenir non préordonné, dans la hantise de sa fin. »7 Dans cette perspective, la guérison devient une oblidownloadModeText.vue.download 797 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 795 gation médicale qui révèle dans la thérapeutique un pouvoir vital de restauration de la viabilité de la vie. Guillaume LeBlanc ✐ 1 Nouveau vocabulaire français, Nouvelle Édition appropriée aux progrès des lumières et rédigée sur le plan du vocabulaire De Wailly, Chez Barbou Frères, Limoges, 1854, p. 491. 2 Dumas, G., Traité de psychologie, t. II, Alcan, Paris, 1923, p. 811. 3 Comte, A., « Quarantième leçon », in Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1998, pp. 695-696. 4 Le terme de « document » est utilisé par A. Comte, p. 696. 5 Ibid., p. 696. 6 Canguilhem, G., « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? », in Écrits sur la médecine, Seuil, Paris, 2002, p. 89. 7 Ibid., p. 89. ! MALADIE, PSYCHIATRIE PATRISTIQUE Du latin ecclésiastique (XVIIe s.) patristica (scil. theologia), de pater, « père ». THÉOLOGIE

Discipline qui a pour objet la connaissance des écrits des Pères de l’Église. Sont ainsi appelés des écrivains ecclésiastiques choisis selon les quatre critères suivants : leur orthodoxie (fidélité à la tradition apostolique), la sainteté de leur vie, l’approbation de l’Église et l’ancienneté (période de l’Antiquité chrétienne comprise entre le IIe et le VIIe s.). Cette dernière donnée distingue les « Pères » de l’Église des « Docteurs » de l’Église, dont l’ancienneté n’est pas requise, et qui doivent plus leur titre à l’éminence de leur science qu’à la sainteté de leur vie. Parmi les Pères de l’Église les plus connus, on compte, chez les Pères latins, Tertullien, saint Ambroise de Milan, saint Jérôme, saint Augustin, Isidore de Séville et, chez les Pères grecs, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome, Jean Damascène. Pour ce qui est du contenu, la doctrine des Pères de l’Église prend sa source dans l’Écriture qu’ils s’attachent à commenter, à développer et à expliquer. S’efforçant de dégager de l’Écriture une philosophie chrétienne capable de prendre la relève de la philosophie grecque, ils s’approprient les concepts et les formes d’argumentation de cette dernière. La plupart de leurs écrits concernent les questions de la nature divine et humaine du Christ, de l’Esprit saint et de la Trinité, ainsi que de la Vierge Marie. Leur interprétation, qui fait autorité, est censée garantir l’Église des hérésies. ▶ La patristique est souvent confondue avec la « patrologie », dont elle est pourtant bien distincte. Les deux disciplines ont certes un objet commun, à savoir l’étude des écrits des Pères de l’Église, mais là où la patrologie étudie les textes des Pères sous l’angle littéraire, « du dehors », la patristique se concentre davantage sur leur contenu doctrinal et proprement théologique. Tiphaine Jahier ✐ Amann, E., « Patrologie » in Dictionnaire de théologie catholique, t. XI, p. 2328 ; ibid., t. XII, « Pères de l’Église » pp. 11921215. « Catholicisme », t. X, pp. 829-858, Letouzey et Ané, Paris, 1988. Von Ivánka, E., Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, trad. fr. PUF, Paris, 1990. ! HÉRÉSIE PAYSAGE De pays, lui-même issu du latin pagus, « bourg, canton ». GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Dimension culturelle de notre expérience de l’environ-

nement naturel ou urbain qui, par une mise à distance des pratiques quotidiennes, le constitue et le fait reconnaître comme une entité cohérente. Selon les époques, l’esthétique, la science écologique et le tourisme en ont façonné les modalités les plus significatives. Le terme comme la notion sont tardifs. Il faut attendre le Quattrocento, pour rencontrer le mot et percevoir l’objet, qui, tous deux, tiennent à l’invention d’une méthode : la perspective, destinée à rendre visible sur un plan des objets en trois dimensions, tout en respectant leurs distances réciproques. Le projet perspectif, d’abord conçu pour l’architecture, prend bientôt de l’extension et, dans son filet géométrique, capte les formes naturelles. L’ensemble, perçu d’un seul point de vue, obéit à des règles strictes de construction et, bien que la méthode perspective puisse s’appliquer à n’importe quel objet ou ensemble d’objets de ce monde, c’est la nature cependant qui sert de réfèrent à l’artefact et conduit à la dénomination de « paysage », « vue de pays », ou encore « Landschaft » et « landscape ». On peut avancer avec assez de certitude que, sans l’invention de la perspective – dite légitime car elle obéit à des lois –, la notion de paysage n’aurait pas vu le jour ou se serait présentée d’une tout autre façon. Le paysage dans son histoire À ses débuts, comme adjuvant de l’architecture, le paysage apparaît souvent dans le cadre d’une fenêtre, la veduta, jusqu’au moment où il sera représenté pour lui-même, sans recours au cadre bâti. Dès lors s’opère un glissement vers ce qui s’offre comme pure naturalité sans artifice : la construction disparaît, le paysage, cet effet de perspective, est confondu avec la nature. Dans les termes de A. Roger 1, artialisation in situ et artialisation in visu évoluent de pair. Confusion qui en engendre beaucoup d’autres et qui culmine dans les débats qui ont cours aujourd’hui. Schématiquement, il s’agit d’un conflit entre artificialité et naturalité qui, bien que de provenance ancienne, a été réactivé par le succès du mouvement écologiste. L’art, qui a eu sa part dans la constitution de la nature environnante en paysage – il a transformé ce qui est vu

en ce qu’il faut voir, l’environnement en tableau, et les « sense data » en données esthétiques –, se voit retirer la palme : il appartient désormais aux professionnels du paysage de le faire et de le défaire selon sa nature. Autrement dit, de le traiter selon des principes prétendument naturels : dépolluer, virginiser, protéger (les sites), conserver (les espèces), renaturaliser la nature en somme. Parallèlement, la naissance du tourisme a contribué à l’invention de paysages nouveaux : la mer, le rivage, la montagne, le désert, avant que s’impose la notion de parcs naturels protégés. Quitte, par un considérable retournement, à privilégier l’entropie (laisser la « nature » à elle-même, sans la surveiller en permanence, revient à la livrer à l’entropie), dans les paysages figés des dépliants publicitaires ou les paysages défaits des banlieues ouvrières et des mines abandonnées. « Paysage entropique » 2, tel est le dernier avatar du traitement paysager, invention paradoxale et injonction négative, où s’additionnent les contradictions. downloadModeText.vue.download 798 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 796 La double nature de la « nature » Pour une part, nature est un concept par lequel Aristote comprenait l’ensemble des lois qui gèrent le monde : les éléments premiers comme l’eau, la terre, le ciel, le feu, les espèces animales et végétales, et la course des astres. Cette nature-là, phusis, est sans doute « belle », tenant sa beauté de sa nécessité interne, mais cette beauté se manifeste à l’intelligence et ne tombe nullement sous le régime de l’aisthesis. L’autre aspect de cette phusis, en revanche, s’offre comme une constellation d’images par lesquelles sont représentées ses propriétés conceptuelles ; la richesse de la vie et sa diversité trouvent dans la floraison végétale une métaphore adaptée, la naissance et la corruption se font voir à merveille dans le cycle des saisons. Paysage est alors l’image pour un concept, et le transfert s’opère par métaphores, empruntées elles-mêmes au fonds culturel (occidental pour ce qui nous occupe ici). Transfert si bien accepté et intégré qu’il y a maintenant fusion entre le concept de nature et son image paysagère. Dans cette confusion, les partis mêlent leurs voix : propositions universelles avec la sacralisation de la Terre-di-

vinité, Gaia, et la deep ecology 3 ; propositions nationales, avec la sauvegarde des paysages, patrimoine comprenant aussi bien les friches industrielles ; propositions locales, à la mesure des jardins, de leur herbes « sauvages », des « espaces verts » urbains. Dans ce concert discordant, les artistes reprennent leur posture originaire, celle de la Renaissance italienne, et ils réinventent la construction du paysage : artistes du land art que fascine le gigantisme ou la miniaturisation, ou architectes d’une u-topologie, ils interrogent le « site » comme lieu spécifique de nouvelles approches auxquelles convient aussi les travaux contemporains autour de l’espace virtuel. ▶ Véritable palimpseste matériel et conceptuel, le paysage se présente, sous ses multiples formes, comme un condensé des rapports de conflit ou de confiance que l’humanité entretient avec la nature et avec la société. Anne Cauquelin ✐ 1 Roger, A., Court traité du paysage, Gallimard, Paris, 1997. 2 Smithson, R., Une rétrospective. Le paysage entropique, 19601973, Musées de Marseille et RMN, Marseille, 1994. 3 Serres, M., Le contrat naturel, François Bourin, Paris, 1990, rééd. Flammarion, « Champs », Paris, 1992. Voir-aussi : Arasse, D., L’annonciation italienne, Hazan, Paris, 2000. Berque, A., Les raisons du paysage, Hazan, Paris, 1995. Cauquelin, A., L’invention du paysage, PUF, Quadrige, Paris, 2e éd., 2000 ; Géographie de l’espace virtuel, Seuil, Paris, 2001. Smithson, R., The Collected Writings, Flam, J. (éd.), University of California Press, Californie, 1996. ! ART, ESTHÉTIQUE, NATURE, PERSPECTIVE PÉCHÉ Du latin peccatum, de peccare, « faire un faux pas », « commettre une erreur, une faute ». MORALE, THÉOLOGIE Au sens religieux déjà présent dans la langue de l’Église primitive, et au sens le plus courant : faute contre la loi de Dieu. Mais c’est dans l’application particulière du péché à l’acte de la faute originelle (le peccatum original est un syntagme probablement créé par saint Augustin) que se situent, en théologie comme en philosophie, les enjeux majeurs de la notion.

L’interprétation du péché originel détermine des enjeux doctrinaux fondamentaux. Il pose d’abord la question de la responsabilité de l’homme et détermine le concept de libre arbitre. Il engage plus généralement une définition de la nature humaine que la thèse paulinienne de la transmission du péché qualifie de viciée. Cette idée est centrale dans l’opposition de la nature et de la grâce, et oriente essentiellement deux questions : celle du statut ontologique du mal (cf. Spinoza, Lettres à Meyer, Leibniz, Théodicée ; Kant, La religion dans les limites de la simple raison) et celle de la liberté ou volonté humaine relativement à l’ordre divin. Julie Poulain ! DIEU, FAUTE, LIBERTÉ, MAL, MORALE PEINTURE Du latin pictura, « ouvrage peint », « tableau » mais aussi « mosaïque » ou « tapisserie » et même l’action de farder, de rehausser de couleurs. En français, le sens figuré précède le sens littéral : au XIIe s., une peinture est une évocation imagée, et désigne l’image spirituelle qui se forme dans le cerveau, ou dans le coeur, non l’image matérielle qui se dépose sur le panneau. En revanche, le XVIe s. oppose la plate peinture du tableau à la ronde bosse de la statue. ESTHÉTIQUE Art qui consiste à déposer des couleurs sur un plan ou « tableau », pour évoquer une forme visible quand elle est figurative, pour exprimer une nécessité intérieure, pour mettre en valeur le jeu chromatique, ou pour toute autre fin à visée esthétique, quand elle est abstraite. Intermédiaire entre le peintre et son modèle, le tableau est pour le premier le support de son travail et pour le second le dépôt de son aspect. L’art de la peinture oscille entre ces deux pôles : objectif, il invite le peintre à s’effacer pour laisser paraître devant lui le modèle ; subjectif, il soumet au contraire la vérité du modèle à la vision du peintre, matérialisée sur la toile. Le dépassement de cette antinomie conduit à la révélation d’une peinture pure, dépouillée de ces mêmes prestiges de l’imitation qui avaient pourtant présidé à sa naissance. Objectif, l’art de peindre est plus qu’un autre mimétique, la séduction de la couleur, ce « leurre qui persuade les yeux » selon une remarque du Poussin, contribuant à l’illusion. Surface plane qui s’ouvre sur une profondeur imaginaire, le tableau dans son cadre est semblable, selon la comparaison avancée par Alberti, à la fenêtre ouverte que limite son embrasure 1. Léonard le comparait semblablement à une vitre transparente sur laquelle le pinceau

vient déposer les images des objets que l’on aperçoit de l’autre côté 2. Déjà, dans l’antiquité, Pline l’Ancien accorde une importance considérable, dans l’appréciation qu’il faisait des peintures de son temps, à la similitudo ou « ressemblance ». Il présente le peintre – pictor, fictor – comme une sorte de prestidigitateur qui fait passer les absents pour présents, et fait croire à la vérité des figures feintes. La bête, plus que l’homme, tombe dans le panneau : un cheval hennit devant le cheval peint par Apelle, l’image d’un serpent, en guise d’épouvantail, fait taire les oiseaux qui troublaient le sommeil du triumvir, et sur la scène du théâtre, lieu mimétique entre tous, les oiseaux viennent picorer les raisins du décor, downloadModeText.vue.download 799 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 797 oeuvre du peintre Zeuxis. Il est vrai que l’homme, plus retors que l’animal, ne se laisse pas si aisément abuser : ce n’est pas l’illusion du réel qui le dupe, mais plutôt la tentation de l’imaginaire et la suggestion du désir. C’est ainsi que Caligula s’éprend du double portrait d’Atalante et d’Hélène peintes nues côte à côte, et que Zeuxis à son tour se laisse prendre au piège d’un rideau peint, censé voiler le tableau que lui oppose son rival Parrhasios 3. Le tableau, trompe-l’oeil qui trompe le désir, oppose ainsi au regard un jeu de miroir qui le met en abîme, et lui révèle sa vérité. Le miroir devient à la Renaissance l’emblème du métier du peintre. Selon Alberti, Narcisse est le véritable inventeur de l’art de la peinture, semblable à « l’art d’embrasser la surface d’une fontaine » ; et, selon Léonard, « l’esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir, qui adopte toujours la couleur de ce qu’il regarde et se remplit d’autant d’images qu’il a d’objets devant lui. » C’est au miroir aussi que Platon, au livre X de la République, compare l’illusoire encyclopédisme du sophiste, quelques lignes avant de condamner le peintre, imitateur au troisième degré de l’idée qu’il fait déchoir dans l’idole. Le mimétisme de son art condamne le peintre à n’être qu’un singe – simies naturae – et le singe, avec le miroir et le masque (qui évoque le jeu de l’acteur et la manipulation de l’apparence) sont les attributs reconnus de l’allégorie de la peinture. C’est ainsi que le Singe peintre né du pinceau de Chardin dès 1726, l’oeil rivé sur le spectateur, et lui fixant la place du modèle, est un ironique et subtil autoportrait. Refusant alors la rigoureuse exactitude du miroir, qui l’animalise et lui fait perdre l’esprit, le peintre revendique la propriété de l’image, et vise à en déposséder son modèle. La marque ostensible de la signature témoigne pour ce renverse-

ment, qui se détourne de l’objet pour mettre en valeur la subjectivité, c’est-à-dire l’intellectualité, et même la spiritualité, de l’image. Le peintre déclare travailler avec l’esprit plutôt qu’avec la main, et son art que la Renaissance associe à la géométrie et à la musique – deux arts qui font partie du Quadrivium – passe pour libéral et non plus pour mécanique. En 1510, Raphaël introduit la peinture dans l’École d’Athènes, académie idéale qui réunit hors du temps les meilleurs esprits : il donne à Platon les traits de Léonard et à Héraclite ceux de Michel-Ange. En 1547, un vif débat partage l’Académie florentine, sous l’arbitrage de son président B. Varchi : le « paragone », ou comparaison des mérites relatifs de la peinture et de la sculpture. Pour Léonard, la première est supérieure à la seconde comme l’esprit l’est au corps : tandis que le sculpteur, recouvert de poussière, frappe à grands coups la pierre dure, le peintre dépose délicatement la couleur sur le panneau, et son art est un exercice de l’esprit, una cosa mentale. Le dessin, qui cerne d’un trait l’ombre portée de l’idée, ou concetto, est donc l’origine de la peinture, comme de la sculpture et de l’architecture, trois arts né d’un même père, et qu’on allégorise souvent sous la forme des trois Grâces. Le peintre ennobli se présente alors comme l’égal des grands de ce monde, et l’on ne se lasse pas de répéter l’histoire d’Alexandre cédant la belle Pancaspe à son peintre Apelle, de Charles Quint s’empressant de ramasser le pinceau tombé du Titien, ou de François Ier accueillant à Amboise le dernier souffle de Vinci. Poésie muette, la peinture devient ainsi une sorte de philosophie figurée, et le tableau l’expression de la pensée, ou du sentiment : « un coin de nature vu à travers un tempérament », selon Zola qui croit innover et prolonge en vérité une ancienne tradition. À la matérialité de la sculpture, qui déploie la forme dans les trois dimensions de l’espace, Hegel oppose ce qu’on nommait encore au XVIIe s. la « plate peinture », qui spiritualise la réalité sur le plan sans épaisseur de la représentation. Pourtant, si le tableau n’est qu’une médiation, philosophie imagée ou littérature illustrée, on peut aussi bien en faire l’économie, et énoncer clairement la pensée en se passant de l’image. À trop intellectualiser son art, le peintre finit par le supprimer. Déjà, en 1766, Lessing souligne le caractère spécifique de la peinture 4, contre l’ancienne doctrine de l’ut pictura poesis qui se réclamait d’Horace et assimilait l’art du peintre à celui du poète, les soumettant tous deux aux règles d’une même rhétorique. Au long développement du poème, Lessing oppose l’instantané du tableau, « un unique point de vue pour saisir cet unique instant ». Peinture n’est donc pas littérature, le peintre ne philosophe pas mais, à l’affût du sensible, saisit l’instant fécond où l’apparence se fait tableau. En s’affranchissant de son aliénation littéraire, la peinture revendique alors son autonomie. Comme le répète Kant dans la troisième Critique, le tableau devient dessin d’arabesques ou pure harmonie des couleurs : libéré de la servitude du modèle, il prétend ne rien signifier et n’a d’autre fin que lui-même. Selon Schil-

ler, l’instinct de jeu, seul capable de réconcilier notre nature dissociée, préside à la création de l’oeuvre d’art, et le jeu est fin en soi, et ne vaut que pour lui-même. M. Denis écrit en 1890 : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » 5. ▶ « Un certain ordre » : quel est donc l’ordre de la peinture ? Quelles seront les règles de ce jeu, si l’on répudie également le principe d’imitation et l’ombre de l’idée ? Selon le critique américain Greenberg, défenseur de l’action painting de Pollock, son histoire pousse irréversiblement la peinture vers l’aveu de sa platitude. Il n’est pourtant pas interdit de penser que cette épiphanie la platitude est-elle même d’une grande platitude. Est-ce bien là le dernier mot de la peinture ? La vitalité de cet art montre aujourd’hui qu’il n’en est rien. Le déclin de l’abstraction, le retour à la figuration ou même à l’hyperréalisme, l’invention d’une image polémique que l’artiste oppose aux faux semblants de l’imagerie polémique ou mercantile, ou bien encore le jeu ironique de la reprise ou de la variante appliqué aux icônes les plus consacrées de notre culture, ouvrent à l’invention picturale un avenir riche de promesses. Jacques Darriulat ✐ 1 Alberti, L. B., De Pictura (1435), « De la Peinture », préface, trad. et notes par J. L. Schefer, Macula, Paris, 1992. 2 Vinci, L. de, La peinture, textes traduits, réunis et annotés par A. Chastel, avec la collaboration de R. Klein, Hermann, Paris, 1964. 3 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle XXXV. La peinture, trad. J.M. Croisille, Les Belles Lettres, Paris, 1997. 4 Lessing, G. E., Laocoon (1766), Hermann, Paris, 1990. 5 Denis, M., Théories, « Du symbolisme au classicisme », Hermann, Paris, 1964. Voir-aussi : Darriulat, J., Métaphores du regard. Essai sur la formation des images en Europe depuis Giotto, Lagune, Paris, 1993. Georgel, P., et Lecoq, A.-M., la Peinture dans la peinture, Adam Biro, Paris, 1987. downloadModeText.vue.download 800 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 798 Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. Lee, R. W., Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles, trad. M. Brock, Macula, Paris, 1991. Stoïchita, V., l’Instauration du tableau, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1993, rééd. Droz, Genève, 1999. ! ART, CRÉATION, ESTHÉTIQUE, IMAGE, PERSPECTIVE, REPRÉSENTATION PENSÉE Du latin pensare, formé sur pensum, supin de pendere, « peser », au sens matériel puis au sens de « peser dans son esprit », « mesurer ». GÉNÉR. Ce terme ambigu désigne tout à la fois l’état dont l’âme prend conscience en elle-même (la vie mentale au sens large) et sa production la plus haute. Il revient à Descartes d’avoir saisi la pensée dans toute sa généralité, puisqu’elle désigne l’ensemble des modifications qui affectent l’âme, et qu’elle exprime sans réserve la nature de cette substance : je suis « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser » 1. La thèse cartésienne implique, d’une part que les sentiments divers (et d’abord les sensations) sont des modes de la pensée et, d’autre part, que toute notre connaissance s’effectue par idées. Celles-ci, co-naturelles aux choses créées et à l’esprit qui connaît (c’est le sens de l’innéisme) composent le trésor à partir duquel peuvent se développer la science et les activités les plus dignes de l’homme. La pensée se trouve donc, corrélativement, élargie à toutes les modalités de l’apparaître, et orientée par l’exigence de la constitution d’une science certaine qui est de sa compétence, en vertu du statut représentatif de l’idée. Et ce n’est que sur le fond d’une élucidation préalable de sa propre nature qu’elle peut ainsi se développer pour atteindre les choses. La conception cartésienne de la pensée est donc fondatrice pour le rationalisme classique. L’exigence d’approfondir le questionnement sur la ratio et le rationnel conduit Heidegger à l’affirmation scandaleuse que « la science ne pense pas » 2, qu’elle n’a pas conscience de ses propres présuppositions et que la pensée doit remonter en-deçà de la dimension de la représentation ou, plutôt, saisir cette dimension comme historiquement dérivée. Comprendre la mise en place des sciences modernes revient alors à comprendre la modernité elle-même, à travers la constitu-

tion de l’étant comme objet pour un sujet connaissant qui se le représente. ▶ Est-il possible de saisir la pensée dans des expressions plus originaires ? C’est en ce sens que se développent les recherches tardives de Heidegger. Mais il faut aussi considérer les acquis d’une anthropologie positive, qui nous débarrasse du préjugé selon lequel la pensée logique et scientifique serait étroitement liée à la mise en place du sujet moderne (cartésien). Les travaux de Lévi-Strauss sur la pensée sauvage imposent d’admettre qu’il est essentiel au champ anthropologique de comporter une logique, puisqu’ils révèlent des invariants structuraux dans toutes les formations mythiques. Sous ce point de vue, la pensée sauvage n’est pas une pensée d’enfance mais, bien plutôt, la condition de toute pensée, préalablement aux formalismes plus avancés : « (...) cette exigence d’ordre est à la base de la pensée que nous appelons primitive, mais seulement pour autant qu’elle est à la base de toute pensée » 3. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié, Garnier, Paris, 1988, p. 604. 2 Heidegger, M., Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Becker et Granel, PUF, Paris, 1999, p. 26. 3 Lévi-Strauss, Q., La Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 17. ! COGITO, IDÉE, REPRÉSENTATION ∼ PENSÉE (LANGAGE DE LA) PHILOS. ESPRIT ! LANGAGE PERCEPTION Du latin perceptio. GÉNÉR. Recueil, par le corps, des impressions sensibles. Le problème central de la perception est ontologique autant que méthodologique. Le type d’être des objets de la perception est posé dans le cadre d’une approche dogmatique ou réaliste. L’analyse idéaliste, elle, rejoignant en cela l’attitude sceptique, jette un voile – celui de Maya dans la philosophie de Schopenhauer – sur la consistance objective de ce qui se tient derrière l’activité d’un sujet percevant. Ainsi Descartes ne retrouve-t-il un fondement objectif aux corps (le corps propre ainsi que ceux qui l’environnent et font impression

sur lui) qu’après un cheminement au terme duquel seule une certitude plus que morale s’attache à l’existence des choses 1. Percevoir, chez Descartes, consiste dans l’activité de production des idées en général, mais c’est lorsque l’âme se modifie à l’occasion d’une impression corporelle que l’idée de perception est particulièrement saillante. Dans le cadre plus radical de l’immatérialisme, Berkeley 2 affirme que les qualités des choses, premières autant que secondes, ne sont pas séparables. L’activité percevante est aussi en même temps une donation d’être car rien ne peut venir prouver l’existence, hors de nous, d’un système lié de parties matérielles indépendantes du sujet qui les perçoit. Esse est percipi 3, « être c’est être perçu », selon une formule désormais célèbre qui demeure cependant peu comprise du plus grand nombre. La phénoménologie, qu’elle soit husserlienne ou sartrienne, est orientée vers la résolution des impasses de ce solipsisme en germe dans la philosophie moderne et pleinement assumé par l’immatérialisme. Les conséquences éthiques d’une compréhension solipsiste de la perception sont considérables : autrui, un sujet qui jaillit dans le monde des corps, doit pouvoir être qualifié à la façon d’un sujet, source de néantisation. Or tel n’est pas le cas si l’on considère le moi comme enfoncé dans des perceptions autotéliques. La question de la perception a subi, dans les sciences physiques, un tournant décisif depuis l’affirmation, par l’École de Copenhague et par Heisenberg en particulier, d’une inter-détermination des mesures physiques et des moyens utilisés pour les réaliser. Il devient en effet vain, downloadModeText.vue.download 801 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 799 dans ce type de relations, d’interroger la nature ou l’essence de ce que l’on mesure 4. ▶ À ce point, la rupture est complète entre une tradition philosophique attachée à l’opposition entre réalisme et nominalisme, et une perspective scientifique qui refuse toute alternative au positivisme régénéré par Heisenberg. Les tentatives de reconstruction épistémologiques de la physique, dont celles menées de l’intérieur par Bernard d’Espagnat 5, rencontrent ce caractère essentiellement fuyant d’un réel que l’on ne sait plus décrire en des termes aussi lapidaires que ceux qui étaient en usage au temps de Descartes : grandeur, figure et mouvement. La perception, hissée au niveau de la complexité d’une théorie de la mesure, perd tout pouvoir ontologique, critique et déstabilisant : affirmer aujourd’hui que nous n’avons aucun indice du degré de réalité des phénomènes observés et observables, voilà qui ne pose plus guère d’angoisse philosophique.

Fabien Chareix ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, « Sixième méditation », Vrin reprise, Paris, 1993 (Reprint de l’Éd. Adam et Tannery : Vrin, Paris, 1971), vol. IX. 2 Berkeley, G., Traité sur les principes de la connaissance humaine, in OEuvres, T. I., (Éd. G. Brykman), PUF, Paris, 1985. 3 Ibidem, pp. 320 et suiv. 4 Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, Paris, 1962, II, 1, pp. 149-150. 5 D’Espagnat, B., Une incertaine réalité. Le monde quantique, la connaissance et la durée, Gauthiers-Villars, Paris, 1985. ! IDÉALISME, ILLUSION, JUGEMENT, MATIÈRE, RÉALISME, REPRÉSENTATION, SENSATION, SENSIBILITÉ, SUBJECTIF, SUJET PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Activité par laquelle un sujet prend conscience d’objets et de propriétés présents dans son environnement sur le fondement d’informations délivrées par les sens. On considère généralement que les expériences perceptives ont à la fois un contenu intentionnel, en ce qu’elles présentent au sujet des objets, des propriétés et des événements localisés spatialement, et des aspects phénoménaux ou qualitatifs correspondant à « l’effet que cela fait » d’avoir telle expérience dans telle modalité sensorielle. Deux questions retiennent particulièrement l’attention des philosophes de l’esprit contemporains : celle de la nature des objets de la perception, et celle des relations entre aspects intentionnels et phénoménaux de la perception. Nature des objets de la perception Le réalisme perceptif soutient que les objets auxquels la perception nous donne accès sont des objets du monde physique existant indépendamment du fait d’être perçus. Le réalisme direct considère que la perception nous donne directement accès à ces objets et à leur propriétés, alors que le réalisme indirect postule que nous percevons indirectement les objets du monde en ayant l’expérience immédiate d’objets mentaux. Selon les différentes versions du réalisme indirect, ces objets mentaux sont considérés soient comme des données sensorielles phénoménales (théorie des sense-data) 1 soit comme des représentations ou des percepts 2. Certains auteurs contemporains, dont F. Dretske 3, soutiennent toutefois que le représentationnalisme est compatible avec le réalisme direct : la représentation est le moyen par lequel nous percevons un objet du monde externe, mais n’est pas elle-même objet de perception. Le phénoménisme s’oppose au réalisme perceptif, en

considérant que la perception ne nous donne accès qu’à des complexes de données phénoménales, qui n’existent pas indépendamment du fait d’être ou de pouvoir être perçues. À la différence de ces théories, la théorie adverbialiste ne caractérise pas l’expérience perceptive comme un acte dirigé vers un objet mais comme une manière d’être affecté. Dans cette perspective, de même que ressentir une douleur, c’est d’abord être affecté douloureusement, voir un cube rouge, c’est d’abord être affecté « cubiquement et rougement ». Nature du contenu perceptif Selon certaines analyses 4, le contenu intentionnel de la perception est conceptuel. On ne peut percevoir un objet sans mobiliser quelque concept de cet objet, et sans former, ou être disposé à former, quelque croyance à son sujet. Cette conception rencontre plusieurs objections. Premièrement, on peut douter que les animaux et les jeunes enfants disposent des ressources conceptuelles qu’elle suppose nécessaires à la perception. Deuxièmement, il n’est pas évident que la saisie d’un contenu conceptuel comporte en ellemême une dimension phénoménologique. Ces analyses ne rendent donc pas compte des aspects qualitatifs de la perception. Selon une approche alternative, les expériences perceptives ont un contenu intentionnel non conceptuel, permettant une représentation plus riche et plus fine des différents aspects de notre environnement. Dans cette perspective, il n’y a pas lieu de distinguer les propriétés intentionnelles des expériences perceptives de leurs propriétés phénoménales, les différences phénoménales entre les expériences étant ramenées à des différences de contenu intentionnel non conceptuel 5. ▶ La question de la nature du contenu perceptif constitue un enjeu important dans les débats actuels sur la naturalisation de l’esprit. Conjuguant aspects intentionnels et phénoménaux, la perception soulève en effet conjointement les deux problèmes clés de la naturalisation de l’intentionnalité et de la naturalisation de la conscience.

Élisabeth Pacherie ✐ 1 Price, H.H., Perception, Methuen et Co, Londres, 1932. 2 Jackson, F., Perception : a Representative Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1977. 3 Dretske, F., Seeing and Knowing, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1969. 4 Armstrong, D., A Materialist Theory of the Mind, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1968. 5 Tye, M., Ten Problems of Consciousness, MIT Press, Cambridge (MA), 1995. Voir-aussi : Casati, R., et Dokic, J., la Philosophie du son, Chambon, Nîmes, 1994. Cornam, J. W., Perception, Common Sense and science, Yale University Press, New Haven, 1975. Proust, J. (éd.), Perception et intermodalité. Approches actuelles du problème de Molyneux, PUF, Paris, 1997. ! CONSCIENCE, INTENTIONNALITÉ, QUALIA, RÉALISME, SENSATION, SENSIBILITÉ downloadModeText.vue.download 802 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 800 La perception esthétique est-elle une extension de la perception ordinaire ou une activité de l’esprit distincte d’elle ? Est-on justifié à parler de perception esthétique parce que nous stipulons qu’elle doit être séparée de la perception d’autres phénomènes, naturels ou artificiels ? On peut opposer à cela qu’elle n’est que le prolongement de la perception naturelle, et qu’elle ne se limite pas à l’appréhension d’« objets » esthétiques. De manière générale, il est légitime de se demander si les propriétés perçues, et jugées pertinentes, sont détectées (étant admis qu’elles seraient objectivement possédées par l’objet d’art), ou projetées (cette hypothèse conduisant au paradoxe an-

thropocentrique et sceptique). Les théoriciens de l’art n’ont pas tranché ce point fondamental : ils ont choisi la voie de l’interprétation – iconologique, sémiotique ou herméneutique –, sous-estimant l’expérience de la réponse esthétique qui semble bien caractériser notre appréhension des oeuvres. Il n’est donc pas sûr que nous devions éliminer d’emblée toute explication en termes réalistes pour interroger les processus impliqués dans la reconnaissance des formes, des lieux et des phénomènes sonores. Dès qu’on accorde à des objets un statut indépendant des propriétés et des événements perçus, il est normal de se demander en quoi ces processus sont ou ne sont pas de la même espèce que ceux que nous employons dans la vie ordinaire. De plus, lorsque perception esthétique il y a, elle n’est pas nécessairement conforme à celle que des artistes ont placée à la source de leur expérience et qu’ils croient pouvoir transmettre. Tout le problème est donc de la définir positivement sans avoir recours à un sixième sens. PERCEPTION ESTHÉTIQUE ET PERCEPTION NATURELLE C ertains ont mis en doute qu’il puisse exister une perception de ce genre, puisque la réalité distincte des objets esthétiques n’est pas une évidence (ils peuvent être « indiscernables » sous un certain rapport) 1. D’autre part, leur fonctionnement supposé et leur efficacité à titre de symboles ne semblent pas relever de la perception en tant que telle 2. Toutefois, plusieurs raisons paraissent indiquer que cette démarcation entre les deux genres de perceptions est plus floue que nous le voudrions. 1) On ne peut appréhender une oeuvre qui soit pure cosa mentale (c’est le thème du Chef d’oeuvre inconnu de Balzac) : les propriétés esthétiques requièrent de la part du spectateur ou de l’auditeur, outre une ensemble d’attitudes, une réaction appropriée à un certain type de stimulation, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient subjectives ou « flottantes ». 2) Nous écoutons une symphonie, nous admirons une cathédrale, nous lisons un roman – et non un journal –, ces actions impliquent qu’une information très particulière soit détachée de son environnement et des besoins d’adaptation qu’il commande à l’organisme.

3) Le « fonctionnement » du symbole artistique appelle autre chose qu’une posture sociale adoptée pour la circonstance (qu’elle soit contemplative ou iconoclaste), d’abord pour des raisons historiques, et en raison du contexte où il se trouve inscrit. Ensuite, nous devons soumettre cette information supposée à un traitement compliqué où les propriétés non-esthétiques de l’objet – qui sont perçues elles aussi – ne gouvernent plus exclusivement son accès. 4) La nature de la perception dite « simple » est déjà si complexe qu’avant de percevoir des contenus articulés, nous sommes mis en contact avec des unités plus ou moins reconnaissables, y compris lorsque notre appréhension se révèle massive et confuse. Ces unités entraînent plus qu’une discrimination des éléments séparés : elles coïncident le plus souvent avec des entités remarquables « capturées » à travers un médium (statue, édifice, sonnet, phrase musicale, situation dépeinte). Afin que ces unités ou ces entités soient repérées et appréciées, une modification du regard, de l’écoute (en plus d’autres facultés intellectuelles, non obligatoirement conscientes) est normalement mise en jeu. Ainsi les attitudes « attentionnelles » qui en dérivent sont-elles intrinsèquement perceptives. Ceux des artefacts que nous appelons « oeuvres d’art » suggèrent sans aucun doute une perception qualifiée, qu’il s’agisse d’un jardin, d’une installation ou d’un bijou précolombien. C’est donc en rapport avec le traitement des sensations et avec leurs représentations à des niveaux supérieurs d’activation cognitive qu’il convient de caractériser la perception « esthétique », qui n’est pas seulement une variété plus noble du comportement de l’oeil ou de l’oreille. On peut discuter pour savoir si nous percevons ou non des fictions, si notre perception peut être simulée, mais non pas pour savoir si notre perception est fictive. Dans le même ordre d’idées, il convient d’éliminer le danger de circularité invitant à poser que des objets d’art « sont » intentionnels – tous les artefacts humains le sont ontologiquement, et par définition –, afin de fonder ensuite sur ceux-ci une perception intentionnelle « esthétiquement » dirigée. C’est plutôt cette seconde qui commande au statut des premiers. En résumé, la perception naturelle possède ses lois propres (d’organisation du champ, de sélection) et la perception esthétique obéit à d’autres lois incluant les premières 3. Contre les tenants d’une théorie conventionaliste, s’appuyant par exemple sur le modèle de la lecture et du déchiffrement pour l’étendre à l’ensemble des formes de l’art, des modèles naturalistes sont aujourd’hui mis en avant et s’appliquent aussi spécifiquement à l’appréhension de ses objets 4. LA TRANSPOSITION DES ARTISTES U ne hypothèse de travail souvent évoquée veut qu’il y ait une perception artistique (une perception des artistes), capable de conditionner l’expérience perceptive dans un

sens ou dans l’autre : celle des amateurs ou celle des philistins. Ce n’est évidemment pas une hypothèse dénuée de plausibilité, mais il faut lui adjoindre une transposition imaginative ou métaphorique. Si l’on se concentre sur la direction d’objet et sur l’acte de saisie (phénoménologique), il est en principe impossible de visionner pour soi la vision du peintre, ou d’entendre l’audition du compositeur. La grande thèse de von Helmholtz reposait sur un argument opposé : d’après lui, il est plus utile de se demander quelles sont les conditions objectives – non-idiosyncrasiques – qui président au travail downloadModeText.vue.download 803 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 801 des artistes. Ses études montrent que l’artiste est en situation de « résoudre des problèmes » et qu’il se comporte comme un traducteur 5. Tel est le cas du peintre, qui aide à se représenter des différences qualitatives d’ombre et de lumière. Il est vain d’exclure que d’autres propriétés (par exemple stylistiques) ne soient disponibles dans cette expérience, ce qui implique une catégorisation cognitive « en descente ». L’information perceptive serait alors reconstruite a posteriori. La seule remarque de méthode consiste à ne pas confondre la perception directe des formes ou des séquences sonores avec l’extraction d’une signification. Ce paralogisme est le plus courant et le plus naturel : il veut que le jugement s’applique ou apprécie, en même temps qu’il recrute dans l’intuition son matériau. C’est en effet, contre l’idée helmholtzienne d’un accord « de droit » entre les conditions physiologiques et les mécanismes inférentiels, que se sont élevés les gestaltistes, soutenant que nous avons une expérience complète de la saisie d’une forme, et qu’elle est préalable à la perception de l’enchâssement des parties. Un bon exemple des limites de cette transposition régulatrice est fourni par le Christ mort de Mantegna. On peut admettre qu’il y a un exploit géométrique du peintre : c’est à partir d’un ensemble de conduites commandées à l’oeil que nous verrions (au sens littéral) la figure représentée, qui sinon serait méconnaissable. Les versions du même tableau, copiées par d’autres peintres, corrigent spontanément la taille de la tête et la réduisent. Mantegna aurait trompé le spectateur en le plaçant sous un point de vue avantageux (une perspective fausse, d’ailleurs ignorée à son époque) où la taille de la tête et du pied se neutralisent l’une par l’autre. Mais cette méprise volontaire – ou cet « art » – contrevenant à la perspective linéaire, sert à majorer un effet de proximité et de choc. L’oeil du spectateur sanctionne automatiquement l’erreur, et ensuite extrait une information différente de celle que devrait lui donner un contexte semblable. Pour R. Solso 6, Mantegna a produit une image qui perturbe ce que nous devrions normalement voir si nous avions devant nous le corps d’un homme étendu, vu par les pieds. Mais l’histoire de la peinture et de l’architecture est jalonnée de nombreux effets de trompe-l’oeil identiques. Sans confondre trompe-l’oeil et

représentation pictoriale, il est possible de penser que la théorie « illusionniste » a longtemps prévalu pour des motifs qui ne sont pas seulement anecdotiques. La conception opposée, telle qu’elle a été défendue, pour des raisons différentes, par Gombrich et Goodman, veut que nos croyances « pénètrent » ce que nous nous attendons à voir et à entendre, en vertu d’opérations inséparables de l’activité perceptive (comparer, imaginer, analyser, construire, recomposer une unité, etc.). Cette thèse suppose donc que l’oeuvre d’art ne puisse jamais copier, représenter, la chose telle qu’elle se montre : elle en propose une version – une interprétation ou un construal – dont l’intelligence dépend des propriétés sémantiques et syntaxiques du symbole dans le système où il est placé. Il n’y aurait donc pas de raison de supposer qu’il existe une perception esthétique « indépendante » de l’appréhension du symbole. Gombrich 7 – bien qu’influencé aussi par Metzger et d’autres gestaltistes tardifs –, défend une indispensable structuration ou un schématisme relevant de types ordonnés de reconnaissance. Il va par exemple jusqu’à dire que les impressionnistes, qui prétendaient voir (et peindre) « avec leur oeil », ne sont pas vraiment les initiateurs d’une crise de l’art représentationnel : ils n’ont fait que confirmer la tendance à rompre avec l’idée que l’art est une connaissance. La position de Goodman est plus radicale dans la mesure où pour lui les conditions subjectives de la réceptivité sont dénuées de toute pertinence pour la compréhension de l’opération consistant à exemplifier, à représenter ou à exprimer : trois paramètres constitutifs du fonctionnement du symbole 8. Les conceptions naturalistes fortes 9 remplacent l’oeil voyant par le cerveau voyant. Elles reviennent sans surprise vers une sorte de platonisme déguisé où l’identité physique du tableau est négligée au profit de l’excitation des champs récepteurs. Les toiles abstraites ne sont plus que des réussites optimisant des conditions d’orientation fonctionnelle préétablies dans la structure en couches des aires affectées. Ces recherches semblent fondées si on considère les moments de fixation binoculaire de telle ou telle partie du tableau, mais elles semblent plus aléatoires dans l’explication compréhensive des raisons qui nous font découvrir une composition, en parallèle, et peut-être en conflit, avec l’excitation neurologique. Zeki n’est d’ailleurs pas le seul qui prenne en compte la nécessité de prélever des constantes et de définir la perception esthétique par l’élimination des traits non pertinents. De façon plus originale, il invite aussi à réfléchir sur l’importance psychologique du portrait dans l’interaction perceptive, en mentionnant des cas de prosopagnosie (non-reconnaissance d’une figure connue). Sans se placer du point de vue dénotatif, ce qui compte est alors de remarquer qu’une zone corticale spécialisée est vouée à la qualification individualisante de certains traits physionomiques. De grandes oeuvres d’art (Vermeer) s’appuieraient sur cette ambiguïté de la spécialisation perceptive, et mettraient en balance perception véridique et perception simulée. QUAND LA PERCEPTION DEVIENT LE SUJET DE L’ART

O n peut ainsi avancer comme hypothèse que l’oeuvre d’art contiendrait non pas seulement une certaine densité, qui la distingue d’autres symboles, mais aussi quelques instructions supplémentaires qui gouvernent le traitement perceptif. Il est de nombreux cas où le contenu « représentationnel » est devancé par une propension non-conceptuelle à regarder ou à écouter. L’oeuvre d’art est composée à partir de très nombreux indices permettant de matérialiser ces instructions, qui peuvent aussi être expressives ou émotives. Le cas classique de la représentation « pictoriale » reste donc un cas à part : elle ne se confond pas avec la dénotation, et quand la dénotation lui est nécessaire, elle n’est pas suffisante pour qu’on parle d’expérience esthétique 10. Les gestaltistes faisaient déjà remarquer que les Trois Arlequins de Picasso – un tableau peint à partir de trois niveaux décalés de configuration d’une même forme – donnaient la preuve d’une suggestion qui n’est ni auto-référentielle, ni abstraite, et qu’elle n’implique pas non plus un niveau propositionnel correspondant. Il en va probablement de même des « phrases » de la musique atonale et dodécaphonique. La décomposition des formes autorisées, qui demeurent à l’arrière-plan, puis leur rétablissement épisodique, convoquent un acquiescement tacite qui peut ne pas se produire, et donc qui peut requérir – afin que nous en prenions conscience – une expérience nonreprésentative et non-inférentielle des transitions de détail 11. L’autre éventualité obéit au principe suivant lequel la perception se prête à devenir le sujet propre de l’art : elle concerne le caractère sophistiqué que nous prêtons communément à ce genre de perception, laquelle peut être tour downloadModeText.vue.download 804 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 802 à tour attentive, experte, amusée ou contemplative. Si l’on pose que l’art n’est rien qu’un langage, fût-il éminemment expressif, nous devrions systématiquement convertir en des équivalents prédicatifs les qualia directionnels de la peinture, gravitationnels de la danse, temporels de la musique, etc. et finalement prendre « à la lettre » les apparences pour ce qu’elles ne sont pas. La dimension émotionnelle (ou quasi-émotionnelle) est alors écartée, comme l’était précédemment la réalité physique de la chose vue et entendue. En pareil cas, il devient nécessaire d’associer le jugement, en supplément de certaines croyances non formulées, à la perception consciente que nous opérons. Nous devons éliminer la possibilité d’une saisie prima facie, celle qu’en aurait le martien ou le béotien. On stigmatise d’autant mieux cette appréhension virtuelle et « faciale » en attaquant le « mythe de l’oeil innocent », sans transformer pour autant la perception en évaluation. Cela dit, il reste très vraisemblable que nous transformions la perception des oeuvres par la réception que nous en avons ou par l’« implémentation » qu’elles reçoivent dans tel ou tel

contexte : éclairage, performance orchestrale, etc. On ne peut même pas en exclure la lecture à voix haute des romans, telle que la pratiquait Dickens. Cette communication est à la fois sociale et émotive, institutionnalisée ou habituée. Mais soutenir un point de vue minimal en la matière, c’est considérer modestement que nous ne savons pas ce qui est regardé et entendu « comme » oeuvre d’art avant de nous approcher d’elle, et sans devoir nous immerger simultanément dans le médium qui la supporte 12. Il faut donc questionner les mécanismes fondamentaux de la perception pour se demander, à partir de quand, et selon quels critères, nous impliquons avec elle d’autres attendus cognitifs – eux-mêmes différenciés, et historiquement changeants –, grâce auxquels nous percevons autrement et mieux ce monde qui, pour l’art, ne nous entoure justement pas comme un monde tout fait. On peut raisonnablement douter, en résumé, qu’il existe un « module » esthétique indépendant, et ne pas conclure pour autant que notre perception commune serait rendue magiquement « extraordinaire » du simple fait que nous percevons esthétiquement ce qui est fait pour être perçu autrement. JEAN-MAURICE MONNOYER ✐ 1 Danto, A., la Transfiguration du banal, trad. C. HarySchaeffer, Seuil, Paris, 1989. 2 Goodman, N., Languages of Art, (1968 et 1976) trad. J. Morizot, Langages de l’art, J. Chambon, Nîmes, 1990. 3 Gombrich, E. H., (1956), Art and Illusion, Phaidon, trad. G. Durand, l’Art et l’illusion, Gallimard, Paris, 1987 ; Hochberg, J., « The Representation of things and people », in Art, Perception and Reality, Johns Hopkins U. P., Baltimore, 1972. 4 Cavanagh, P., « Pictorial Art and Vision », in The MIT Encyclopedia of The Cognitive Sciences, MIT Press, Cambridge, 1999. 5 Helmholtz, H. von, Optisches über Malerei (1871-1873), in Populär wissenschaftliche Vorträge, Braunschweicg (Band 2, 1871), trad. R. Casati, L’optique et la peinture, Ensb-a, Paris, 1994. 6 Solso, R. L., Cognition and the Visual Arts, MIT Press, Cambridge, 1994. 7 Gombrich, E. H., op. cit. 8 Goodman, N., op. cit. 9 Zeki, S., Inner Vision. An Exploration of Art and the Brain, Oxford UP, Oxford, 1999. 10 Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, Londres & New York, 1999. 11 Levinson, J., Music in the Moment, Cornell UP., Ithaca, 1998. 12 Wollheim, R., Art and its objects, trad. R. Crevier, l’Art et ses objets, Aubier, Paris, 1994.

! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE, EXPRESSION, JUGEMENT ESTHÉTIQUE PERFECTION Du latin perfectio, du verbe perficio, « faire complètement », « achever », « accomplir ». GÉNÉR. État de ce qui est pleinement réalisé, achevé, abouti. La perfection exprime l’idée d’un maximum atteint, d’un point de vue quantitatif – est parfait ce à quoi rien ne manque – et / ou qualitatif – ce qui est excellent et n’est pas susceptible d’amélioration. Au sens absolu, elle est ce qui est insurpassable, ce qui est tel qu’on ne saurait rien concevoir de supérieur en son genre. Au sens relatif, une chose, bien que tout à fait achevée et accomplie selon sa nature (finalité interne), pourra être dite plus ou moins parfaite qu’une autre sous le rapport de l’être, de l’utilité, ou de la convenance (finalité externe). Est parfait ce qui correspond exactement à son concept ou ce qui possède toutes les qualités requises par sa nature : la maison qui répond au plan de l’architecte, l’organe qui remplit toutes ses fonctions, la plante qui arrive à maturité. La notion de perfection suppose celle de finalité : pour Aristote, une chose est parfaite dans la mesure où elle est conforme à son télos 1, fin qui est en même temps son bien – le télos de l’homme, c’est le bonheur – et son point d’aboutissement, son terme – le télos de la pierre est la terre, son lieu naturel. La fin d’un être est ce vers quoi il tend quand il en est éloigné ou ce en quoi il se « repose » quand il le possède. Au sens d’entéléchie, la perfection n’est autre que cette fin réalisée, le terme du processus qui conduit de la puissance à l’acte, du virtuel au réel. Pour Spinoza, cette conception de la perfection, indissociable d’une interprétation finaliste de la Nature, vient de ce que les hommes jugent toutes choses selon l’idée qu’ils s’en font et non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes : dès qu’ils voient dans la Nature « quelque chose de peu conforme au modèle par eux conçu pour une chose de même sorte, ils croient que la Nature s’est trouvée elle-même en défaut ou a péché, et qu’elle a laissé imparfaite son oeuvre » 2. Or Dieu ou la Nature ne suit aucun modèle, n’existe ni n’agit pour

aucune fin. La perfection ne consiste pas dans l’adéquation de l’être à une fin ou à une norme extérieure à lui, elle est, selon la définition cartésienne 3 reprise ici par Spinoza, sa réalité même. Une chose pourra être dite plus parfaite qu’une autre, dans la mesure où elle a plus de réalité ou d’« entité » qu’elle, et l’âme sera d’autant plus parfaite qu’elle sera plus active et moins soumise aux passions. La perfection ainsi identifiée à la réalité est donc comme elle susceptible de degrés. Définie par Leibniz comme grandeur ou quantité d’essence, elle est absolue en Dieu, Être souverainement réel que rien ne limite et qui contient « tout autant de réalité qu’il est possible » 4, relative dans le monde où, de la substance la plus « brute » à l’esprit doué de raison, se déploie toute l’échelle des êtres. La perfection est à la fois physique et morale, grandeur et bonté : Dieu est infiniment bon et notre univers est non seulement la série de choses qui présente « le maximum de réalité en acte », mais aussi « la downloadModeText.vue.download 805 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 803 meilleure des républiques », celle qui assure aux esprits le plus de bonheur possible. Avec la critique kantienne de la métaphysique classique, ce ne sera plus le sens ontologique – la perfection comme quantité d’être – mais le sens moral – la perfection comme fin et devoir de l’homme – qui tendra à s’imposer, et avec lui, la notion de progrès éthique, culturel et historique. Paul Rateau ✐ 1 Aristote, Métaphysique, Δ, 16, t. 1, Vrin, Paris, 1991, p. 299. 2 Spinoza, B., Éthique, IV, préface, t. 2, Garnier, Paris, 1953, p. 5. 3 Descartes, R., Réponses aux secondes objections, Garnier-Flammarion, Paris, 1979, p. 263. 4 Leibniz, G.W., Monadologie, § 40, Garnier-Flammarion, Paris, 1996, p. 251. ! ABSOLU, DIEU, INFINI PERFORMATIF Calque de l’anglais performative, introduit par Austin. LINGUISTIQUE

Se dit d’un énoncé qui ne vise pas à représenter le monde, mais à contribuer à l’accomplissement d’une action. Le philosophe britannique J. L. Austin, dont l’enseignement à Oxford a exercé une influence considérable sur la philosophie contemporaine du langage, a introduit la distinction entre énoncés constatifs et énoncés performatifs, afin de combattre ce qu’il nomme l’« illusion descriptive ». Les constatifs possèdent le pouvoir d’être vrais ou faux ; par l’intermédiaire de leurs conditions de vérité, ils représentent le monde comme étant d’une certaine façon. En revanche, les performatifs ne peuvent être ni vrais ni faux. Leur fonction n’est pas de communiquer de l’information, mais d’effectuer certaines actions : « formuler un tel énoncé, affirme Austin, c’est effectuer l’action » 1. Sa réflexion sur ce que l’on fait lorsqu’on parle a conduit Austin à établir une distinction entre trois types d’actes : l’acte de dire quelque chose, ou acte locutionnaire ; l’acte accompli en disant quelque chose, ou acte illocutionnaire ; et l’acte accompli par le fait de dire quelque chose, ou acte perlocutionnaire 2. Pascal Ludwig ✐ 1 Austin, J. L., « Performatif-constatif », in La Philosophie analytique, trad. L. Aubert et A. L. Hacker, Minuit, Paris, 1962. 2 Austin, J. L., Quand dire c’est faire, trad. G. Lane, Seuil, Paris, 1971. ! ÉNONCÉ, IMPLICATURE, PHRASE, PRAGMATIQUE PERLABORATION ! ÉLABORATION PERSONNALISME MORALE, POLITIQUE Doctrine articulant une morale et une politique sur la dimension éthique absolue de personne, par opposition à l’individualisme. Bien que la question philosophique de la personne remonte à l’antiquité, le terme personalismus est créé par Schleiermacher en 1799. En tant que courant philosophique particulier, le personnalisme est fondé au tout début du XXe s. par Max Scheler 1, disciple de Husserl. Il se constitue comme une réaction face à l’axiologie néokantienne, qui tente de

fonder les valeurs dans la raison pratique, considérant que la valeur morale provient d’une intension dépendante de la volonté et qu’il est possible de procéder à une déduction transcendantale de la valeur. Pour Scheler, cela conduit à ne pas différencier la volonté de la raison, et réduit de ce fait la notion de personne en la plaçant dans la dépendance de la raison pratique. Or l’essence axiologique de la personne outrepasse l’universalité rationnelle de la valeur, et ne peut être envisagée indépendamment de la communauté et du monde. Ce n’est ni dans la raison pure, ni dans la liberté de la volonté que se situe l’essence de l’existence humaine, mais dans la sphère originaire du coeur. De ce fait, l’amour possède sa propre logique, différente de celle de la raison, faisant que l’expérience de la valeur éthique est une émotion pure a priori, donnée par un jugement immédiat d’évidence préférentielle. Le courant personnaliste s’est développé aux États-Unis dès le début du XXe s., avec des auteurs comme Borden Parker Bowne, fondateur de la Boston School of Personalism, ou Edgar S. Brightman et Walter G. Muelder, avec lesquels Martin Luther King a étudié. Le personnalisme a été introduit en France par Charles Renouvier, mais c’est surtout Emmanuel Mounier 2, fondateur de la revue Esprit (1932), qui en fait un courant philosophique à la fois moral et politique, dans lequel s’inscrivent des auteurs comme Gabriel Marcel, Jacques Maritain ou Emmanuel Levinas. Cette philosophie s’oppose radicalement à l’individualisme libéral et à toutes les formes de totalitarisme. Alors que la notion d’individu pose un être rationnel abstrait, séparé de la communauté des hommes, celle de personne cherche à penser l’unité avec autrui, saisi par une sympathie permettant de percevoir en l’autre un absolu, témoignage de l’Absolu de la Personne divine. Cependant, bien que la majeure partie des personnalistes soient des croyants, le courant personnaliste ne suppose pas l’idée de Dieu pour se constituer. Il se fonde sur la primauté et l’irréductibilité de la notion de personne, qui se constitue dans l’immanence d’un monde dans lequel elle est à la fois corps et esprit, en n’étant réductible ni au matérialisme, ni au spiritualisme. La personne transcende la nature par une dynamique créatrice qui doit être pensée comme un respect de l’autre, devant se déposséder de l’enfermement en soi afin de pouvoir devenir disponible à autrui dans un mouvement qui ouvre sur la possibilité d’une personnalisation universelle. Si chaque personne est porteuse de valeurs ultimes, essentielles et relevant du sens de la vie, celles-ci ne l’enferment pas dans l’individualité mais sont intégrées au monde et à l’ensemble de la communauté humaine qui les partage. Héritier de la pensée bergsonienne, le personnalisme de Mounier s’inscrit dans la critique du cogito cartésien par Maine de Biran, en vue de restituer la

communication de l’esprit et de l’Être universel, qui est un fait psychologique et non un acte de foi, ouvrant sur une pensée de l’engagement qui est une troisième voie face à la phénoménologie heideggérienne et à l’existentialisme sartrien. « La démarche essentielle d’un monde de personnes n’est pas la perception isolée de soi (cogito) ni le souci de soi égocentrique, mais la communication de personnes [...] : la communication des existences, l’existence avec autrui, il faudrait écrire la “comexistence” (mitsein). La personne ne s’oppose pas au nous, qui la fonde et la nourrit, mais au on downloadModeText.vue.download 806 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 804 irresponsable et tyrannique. Non seulement elle ne se pas par l’incommunicabilité et le repliement, mais de les réalités de l’univers, elle est la seule qui soit communicable, qui soit vers autrui et même en autrui, monde et dans le monde, avant d’être en soi » 3.

définit toutes proprement vers le

Didier Ottaviani ✐ 1 Scheler, M., Le Formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs (1913-16), trad. M. de Gandillac, Seuil, Paris, 1955. 2 Mounier, E., Le personnalisme, PUF, Paris, 1949. 3 Mounier, E., Qu’est-ce que le personnalisme ? (1947), in OEuvres, t. 3, Paris, Seuil, 1962, p. 208. ! ENGAGEMENT, INDIVIDUALISME, PERSONNE PERSONNALITÉ PSYCHOLOGIE Somme intégrée des dispositions d’une personne. En psychologie le concept objectif de personnalité n’est stabilisé que par l’entremise de questionnaires factoriels et de tests (souvent projectifs). L’accent est plus sur l’affectif que sur le cognitif, et plutôt sur des traits que sur des types (l’idéal d’intégrer tous les traits en une personnalité-type est rarement atteint, sauf en psychopathologie : « personnalité paranoïaque »). Le trouble des « personnalités multiples », qui est en général iatrogène, est un argument parfois invoqué contre la philosophie spiritualiste pour réfuter le préjugé d’une coïncidence entre personnalité (ou moi) et individualité. ▶ La fragilité de la notion, d’usage informel en psychologie et peu distincte du caractère, est liée à l’illusion qu’on pourrait objectiver la personne hors de tout rapport interpersonnel.

Les tests projectifs (Rorschach), ainsi, sont influencés par le transfert. Quant aux questionnaires, ils reposent sur la synergie des dimensions qu’ils isolent, mais cette synergie n’est pas mesurée elle-même, et c’est, peut-être ce en quoi consiste justement la personnalité. Pierre-Henri Castel ✐ Lacan, J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, (1932), Seuil, Paris, 1980. Ribot, T., les Maladies de la personnalité, (1885), L’Harmattan, Paris, 2001. Simondon, G., l’Individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989. ! CARACTÈRE, PARANOÏA, PSYCHOPATHOLOGIE, SCHIZOPHRÉNIE PERSONNE Du latin persona. En grec : prosôpon, « masque de théâtre ». PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE Sujet de droit et d’obligation dans l’ordre moral et juridique. En métaphysique, substance individuelle de nature rationnelle, caractérisée par sa singularité, son incommunicabilité, sa complétude, elle se distingue de l’individu par son appartenance au monde spirituel. La notion de « personne » (prosôpon) n’est pas entendue, chez les penseurs grecs, dans un sens philosophique. Elle renvoie, comme pour les Latins, au masque de théâtre. C’est le stoïcisme romain, d’époque impériale, qui fera évoluer la compréhension de ce terme, à partir de l’idée de rôle assigné à chacun par le destin 1, vers celle de personne juridique, sujet de droits et de devoirs. La personne métaphysique trouve, quant à elle, sa source dans l’utilisation par les Pères grecs et latins de la notion d’« hypostase » (hupostasis). À la suite de la controverse arienne et des difficultés liées à la compréhension du mystère de la Trinité à l’aide d’instruments conceptuels philosophiques, les premiers penseurs chrétiens eurent à préciser cette notion : Dieu était trois personnes, ou hypostases, qu’ils définissaient comme « substances singulières », en une seule nature (concile de Nicée). Mais c’est Boèce qui en donnera la définition que retiendra le Moyen Âge : « La personne est une substance individuelle de nature rationnelle » 2. Elle servira avant tout dans le cadre des controverses trinitaires et christologiques du XIIe s., R. de Saint-Victor

étant amené à modifier la définition boécienne dans un sens moins anthropologique, en définissant la personne divine comme « existence incommunicable de la nature divine » 3. Saint Thomas d’Aquin, au XIIIe s., reviendra à la définition de Boèce, en précisant cependant que « rationnel » doit être entendu au sens d’« incommunicable » 4. Michel Lambert ✐ 1 Épictète, Manuel, 17. 2 Boèce, Contra Eutychen et Nestorium, 3 (Patrologie Latine, 64, 1345). 3 Saint-Victor, R. (de), De Trinitate (Patrologie Latine, 196, 945). 4 Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, qu. 29, art. 3. Voir-aussi : Auer, J., Person : Ein Schlüssel zum christlichen Mysterium, Ratisbonne, 1979. Mc Partlan, P., « Personne », in J.-Y. Lacoste, Dictionnaire critique de théologie, PUF, Paris, 1998, pp. 901-905. Schwöbel, C. et Gunton, C.E. (éd.), Persons, Divine and Human, Edinburgh, 1991. ! HYPOSTASE, INDIVIDU, NATURE, SUBSTANCE GÉNÉR., MORALE Ce qui, dans l’individu, le hisse au rang d’universel en tant qu’il est une fin en soi et lui donne sa dignité : « les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-àdire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen » 1. L’homme est une personne en tant qu’il possède en lui la loi morale, fait de la raison 2 qui fonde sa liberté, et c’est pour cela qu’il ne peut pas exister de méchanceté absolue, qui voudrait le mal pour le mal : car, s’il est possible de ne pas entendre l’impératif catégorique, il est par contre impossible de le pervertir 3. Il n’y a dès lors « rien de plus haut pour un homme que d’être une personne » 4, qui donne à l’individu une dimension juridique, selon le droit abstrait.

La notion de personne relève de ce fait également du droit, qui se situe à deux niveaux : d’une part la « personne physique », qui est l’individu sujet au droit, et d’autre part la « personne morale », qui est une collectivité ou un État et dont la conceptualisation remonte au droit romain. Cette théorie juridique a joué un rôle fondamental au Moyen Âge, et elle se retrouve chez des auteurs comme Hobbes ou Rousseau 5. Didier Ottaviani ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2e section, trad. V. Delbos et A. Philonenko, Vrin, Paris, 1987, p. 104. 2 Boèce déjà définit la personne comme « substance individuelle de nature rationnelle », Contre Eutychès et Nestorius, III, in TraidownloadModeText.vue.download 807 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 805 tés théologiques, trad. A. Tisserand, Flammarion, « GF », Paris, p. 75. 3 Kant, E., La religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin et M. Naar, Vrin, Paris, 1983. 4 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, § 35, add., trad. R. Derathé, Vrin, Paris, 1986, p. 96. 5 Derathé, R., Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Appendice, III, Vrin, Paris, 1988, pp. 397-410. ! INDIVIDU, MORALITÉ, PERSONNALISME, PERSONNALITÉ PERSPECTIVE Du latin médiéval perspectiva, terme dérivé de perspicere, « regarder à travers, attentivement », « reconnaître clairement », qui désigne à la fois l’anatomie de la vision et la géométrie de la construction des images. Sous l’influence de l’italien prospettiva, le mot se spécialise dans les arts au milieu du XVIe s., avec la traduction par J. Martin du De architectura, de Vitruve (1547). ESTHÉTIQUE Dans le domaine des arts, technique de représentation qui centre la construction de l’image sur l’unique point de vue du spectateur. Elle est susceptible d’une élaboration géométrique qui situe le point de vue, foyer de convergence des lignes de fuite, sur l’horizon. La perspective est dite cavalière quand elle élève le point de vue à l’infini, permettant alors au spectateur de dominer le champ de la représentation ; elle est dite atmosphérique quand elle tient

compte du dégradé des couleurs avec la distance, effet de la densité de l’air qui s’interpose entre le spectateur et l’objet. Depuis la Renaissance, la perspective est devenue pour nous l’art de susciter dans une image plane l’illusion de la profondeur. Les Anciens n’ignoraient pas ce procédé, et Platon condamne en termes sévères la magie mimétique de la skiagraphia qui, par le jeu des ombres, donne un volume fictif aux figures de la fresque. L’implication réciproque du sujet et de l’objet dans le mécanisme du simulacre fit qu’on associa longtemps la perspectiva naturalis, optique traitant à la fois la physiologie de l’oeil et la théorie de la vision, et la perspectiva artificialis, prétendant rendre raison de l’image virtuelle provoquée par « magie naturelle ». C’est seulement dans l’Italie du Quattrocento – même si l’on a depuis longtemps souligné l’étonnante « valeur tactile » de l’art d’un Giotto qui réussit, dès le début du XIVe s., à créer l’illusion du relief – que la géométrie d’abord rudimentaire de la perspective devient une recette d’atelier : on s’accorde pour reconnaître dans la fresque de la Trinité (1426-1428), par Masaccio, la première construction, dans les pays du sud, d’une perspective à point central géométriquement correcte ; au nord, il faut attendre 1464-1467, avec la Cène de D. Bouts. Dès 1435, au livre I du De pictura d’Alberti, la représentation perspective, dite encore « construction légitime », est précisément codifiée, assimilant le tableau au plan transparent d’un « intersecteur », soit une section de la pyramide visuelle, sur le modèle de l’embrasure d’une fenêtre 1. On devait pourtant la mise au point de cette scénographie non à un peintre, mais à un architecte, Brunelleschi qui, selon le témoignage de Manetti postérieur de cinquante ans à l’événement qu’il relate, aurait réalisé à Florence, dès 1425, deux petits panneaux qui donnaient à voir en perspective le baptistère San Giovanni et le palais de la Seigneurie. La construction perspective ordonne l’image selon un point de vue qu’Alberti situe de préférence au centre du tableau ; ce point sera placé sur l’horizon qui inscrit, dans l’image, la hauteur des yeux du peintre, ou du spectateur qui se substitue à lui, devant l’image. Un second point sur l’horizon, dit « point de distance », permet d’ouvrir dans le tableau une extension panoramique, ou bien au contraire de rapprocher le point de vue en accélérant le raccourci. À l’inverse du Pantocrator byzantin, qui nous regarde depuis

l’éternité du fond d’or, la scène perspective, sur le tableau désormais daté, se sait regardée, et se compose en conséquence. Au décor plurifocal du décor médiéval à mansions, qui développait les épisodes du Mystère sous les yeux d’une communauté non hiérarchisée, succède le décor illusionniste centré sur le point de vue du Prince, c’est-à-dire sur la loge centrale du premier balcon. C’est en 1508, à Ferrare, qu’un décor en perspective, imaginé par Pelegrino da Udine pour une comédie de l’Arioste, apparaît pour la première fois sur la scène du théâtre. Cet extrême développement de la perspectiva artificialis, désormais autonome, avec le traité de Dürer (1525) 2 et plus encore après les travaux optiques de Kepler (1604), découvre bientôt l’arbitraire de son fondement : un spectateur unique, monoculaire et immobile. Dès le XVIe s., le peintre se plaît à en pervertir les règles par l’invention de perspectives dépravées, ou anamorphoses, et obtient, par projection sur un plan incliné, concave ou diversement accidenté, de fantastiques déformations. En introduisant le point de vue du spectateur dans le tableau lui-même, la mise en scène perspective se donne les moyens de le leurrer. Il faudra pourtant, à la fin du siècle dernier, la crise de la construction que la Renaissance avait crue « légitime », crise qui se manifeste avec évidence par les étranges distensions qui travaillent, chez Cézanne, le champ de la représentation, pour que l’on s’avise de développer une analyse à la fois historique et critique du dispositif perspectif. Dans un essai essentiel, Panofsky, s’inspirant de la philosophie des formes symboliques de Cassirer, énonce clairement les présupposés de cette discipline géométrique, et met en lumière l’arbitraire de ses postulats 3. ▶ Bien qu’elle fasse date dans la théorie des arts, la thèse de Panofsky laisse sans doute la part trop belle à la construction supposée rationnelle du schéma perspectif. Des travaux plus récents 4 ont mis en lumière les ambivalences de cette feinte profondeur : la parade perspective est à la fois assaut

et esquive, manifestation et occultation. Plutôt qu’une grille géométrique qui assure la domination du visible, la perspective met en scène le jeu du regard et du désir, de la curiosité et de la fascination, qui engage le spectateur dans l’espace imaginaire du tableau. Jacques Darriulat ✐ 1 Alberti, L. B., De la peinture [De pictura (1435)], trad. J.L. Schefer, Macula, Paris, 1992. 2 Dürer, A., Instruction sur la manière de mesurer (1525), trad. M. Vanpenne et J. Bardy, Flammarion, Paris, 1995. 3 Panofsky, E., la Perspective comme forme symbolique (1927), trad. G. Ballangé, Minuit, Paris, 1975. 4 Damisch, H., l’Origine de la perspective, Flammarion, Paris, 1984. Voir-aussi : Baltrusaïtis, J., Anamorphoses, les perspectives dépravées, Flammarion, Paris, 1984. Darriulat, J., Uccello : chasse et perspective, Kimé, Paris, 1997. Edgerton Jr, S. Y., The Renaissance Rediscovery of Linear Perspective, Basic Books, New York, 1975. Francastel, P., la Figure et le Lieu, Gallimard, Paris, 1967. downloadModeText.vue.download 808 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 806 Kemp, M., The Science of Art. Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, Yale UP, New Haven et Londres, 1990. La Vision perspective (1435-1740). L’Art et la science du regard de la Renaissance à l’âge classique, Payot & Rivages, Paris, 1995. White, J., Naissance et renaissance de l’espace pictural, trad. C. Fraixe, Adam Biro, Paris, 1992. ! IMITATION, PEINTURE, PROPORTION PERSPECTIVISME PHILOS. MODERNE

Terme utilisé par Nietzsche pour caractériser sa théorie de la connaissance : aucun « fait » n’a de sens, de valeur que relativement à un point de vue, une « perspective » prise sur lui. La référence au système de représentation artistique qui permet de signifier l’espace par le dessin sur une surface plane est fort ambiguë ; il ne s’agit pas, chez Nietzsche, d’un regard contemplatif sur l’objet : la perspective exprime d’emblée un instinct, un besoin, une utilité vitale. Aucune objectivité ne peut être définie géométriquement en dehors d’une relation qui engage l’existence même du sujet : qu’est cette chose, ce fait, pour moi, pour nous, pour la vie ? Ainsi s’efface l’illusion d’une connaissance de la chose en soi : elle ne serait qu’absence de perspective, absence de signification. La généralisation du perspectivisme implique le renvoi indéfini d’une perspective à une autre perspective. Au livre V du Gai Savoir, Nietzsche n’hésite pas à parler d’un nouvel infini : « Mais je pense que nous sommes aujourd’hui aussi loin que possible de la ridicule prétention de décréter depuis notre angle de vue que l’on ne doit pas avoir d’autre perspective que celle qui dépend de cet angle de vue. Bien plutôt le monde nous est devenu encore une fois “infini”, puisque nous ne pouvons pas ignorer qu’il renferme en lui une infinité d’interprétations possibles. »1 Nietzsche tient, avant tout, à distinguer son perspectivisme d’un idéalisme qui soumet l’être des choses au sujet connaissant : la notion même de sujet, de sujet conscient, connaissant, est remise en cause. Il s’agit, d’abord, non d’un esprit, mais d’un corps qui est multiplicité de forces, de centres de forces concurrents et qui, avant d’être une possibilité de connaissance, est possibilité de maîtrise des choses. Il n’y a pas à strictement parler de sujet interprétant, mais seulement un processus d’interprétation, lui-même considéré comme forme de la volonté de puissance. Sans doute l’idéalisme reconnaît-il déjà l’activité de l’intellect qui n’est plus seulement réceptivité ; mais, dans le perspectivisme de Nietzsche, il devient véritablement créateur de sens à travers les processus de simplification et d’abstraction conceptuelle que permet le langage. Il reste à préciser le rapport du perspectivisme à la tradition relativiste et sceptique. La pensée de Nietzsche a été souvent considérée comme un « humanisme » absolu donnant son sens à la formule célèbre de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses. » Mais n’a-t-il pas dénoncé les interprétations « humaines, trop humaines », en attente de la législation du « surhomme » ? Nietzsche n’y voit qu’une « naïveté psychologique » qui croit pouvoir mesurer la valeur du monde d’après des catégories qui ne s’appliquent qu’à un monde fictif. Encore moins le perspectivisme est-il réductible à un scepticisme qui chercherait, par la suspension du jugement, à rendre égales toutes les perspectives, indifférentes toutes les interprétations. Tout au contraire, il

implique pluralité de forces instables, lutte incessante dans le devenir, hiérarchisation par l’affirmation de la volonté de puissance. L’illusion perspectiviste n’est telle qu’opposée au monde « vrai » de la tradition métaphysique, mais reconnue comme nécessité vitale, elle est création de vérités, et d’abord de sa propre vérité. Jean Lefranc ✐ 1 Nietzsche, F., le Gai savoir, V, § 374. ! CONNAISSANCE, IDÉALISME, NIETZCHÉISME, NIHILISME, RELATIVISME, SCEPTICISME PERTINENCE Du latin pertinere, « concerner », « importer ». LINGUISTIQUE Dans un contexte C, fonction croissante de la quantité d’effet de l’énoncé dans C, et fonction décroissante de la quantité d’effort qu’un interprète doit fournir pour interpréter l’énoncé. D. Sperber et D. Wilson ont proposé d’unifier la théorie gricéenne de la communication à l’aide du principe de pertinence 1. De cette théorie, ils retiennent l’idée selon laquelle la communication serait un processus inférentiel complexe plutôt qu’une question de décodage. Pour qu’une communication réussisse, il faut que l’interlocuteur reconnaisse l’intention de communiquer de l’émetteur du message. Une telle reconnaissance suppose que le contenu de l’intention guidant la communication soit inféré par l’interprète, à partir du décodage de la signification conventionnelle de la phrase utilisée d’une part, et d’informations contextuelles de l’autre. P. Grice soutient que c’est le caractère rationnel de toute conversation qui rend possible ces inférences. Il existe selon lui des règles de la conversation, unifiées par un principe général de coopération : tout locuteur a tendance à coopérer, à satisfaire ce qu’on peut raisonnablement attendre de lui dans une discussion. Sperber et Wilson réinterprètent la théorie de Grice à la lumière de la psychologie contemporaine. Ce que présume un interprète n’est pas tant que son interlocuteur a tendance à coopérer raisonnablement, mais qu’il est pertinent, c’est-à-dire qu’il mesure l’effort nécessaire pour interpréter ce qu’il communique à l’aune des effets contextuels

qu’il veut communiquer. Plus un énoncé a d’effets contextuels, c’est-à-dire plus grande est la quantité d’information qu’il apporte dans un contexte, plus il est pertinent ; mais plus il coûte d’efforts pour être correctement compris, moins il est pertinent. L’hypothèse centrale de Sperber et Wilson est que l’interprète d’un énoncé le supposera toujours être maximalement pertinent. Pascal Ludwig ✐ 1 Sperber, D., et Wilson, D., la Pertinence, Minuit, Paris, 1989. ! IMPLICATURE, PRAGMATIQUE LOGIQUE, PHILOS. CONN. Relation qui unit un énoncé à ceux qui « comptent » pour la détermination de sa valeur de vérité ou de sa probabilité ; logique de la pertinence (en anglais : relevant logic), downloadModeText.vue.download 809 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 807 variété de logique contemporaine dans laquelle une implication de A à B ne doit valoir que si A est pertinent pour B. Développée pour l’essentiel par Anderson et Belnap 1, la logique de la pertinence rejette les deux lois de la logique classique qui autorisent à valider une implication en l’absence de toute pertinence de l’antécédent pour le conséquent : le ex falso quodlibet ¬A ⊃ (A ! B) et le verum ex quodlibet B ⊃ (A ! B). Le même souci a conduit à développer certaines logiques « substructurelles », dans lesquelles on renonce à une licence caractéristique de la logique classique, le renforcement des prémisses : si B peut être déduit des hypothèses Γ, alors il peut également être déduit de tout ensemble d’hypothèses qui contient Γ. Jacques Dubucs ✐ 1 Anderson, A. R., et Belnap, N. D. Jr, Entailment. The Logic

of Relevance and Necessity, Princeton University Press, New Jersey, vol. I, 1975, et vol. II, 1992. ! IMPLICATION, LOGIQUE (LOGIQUES NON CLASSIQUES) PERVERSION ! NÉVROSE PESSIMISME Du latin pessimus, superl. de malus. Concept central chez Schopenhauer, vigoureusement infléchi par Nietzsche. Le concept garde encore une valeur opératoire. ÉTHIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE 1. Au sens ordinaire, état psychologique qui porte à ne voir que le mauvais côté des choses, à tout mettre au pire (pessimum). – 2. Au sens philosophique, doctrine de Schopenhauer, qui donne à cet état psychologique une justification métaphysique. Schopenhauer montre qu’une Volonté aveugle et sans but est au principe de toute chose, engendrant désir et souffrance. Alors que l’optimisme, tout en reconnaissant la souffrance et la finitude humaine, les justifie en leur conférant un sens positif, le pessimisme, à l’encontre de toute perspective théologique ou téléologique, établit que la souffrance humaine est dépourvue de sens, et par conséquent injustifiable. Le pessimisme n’est donc pas tant une protestation devant la souffrance que devant son absurdité. Le terme de pessimisme apparaît en 1759 dans l’Observateur littéraire, l’année où paraît Candide ou l’optimisme de Voltaire. Il qualifie une « disposition à voir le mauvais côté des choses » 1, disposition contraire à celle engagée par la philosophie optimiste de Leibniz. Au XVIIIe s., le terme de pessimisme sert essentiellement à désigner une disposition psychologique. Ainsi Lichtenberg rattache-t-il le pessimisme et l’optimisme, comme états psychologiques, à deux formes distinctes du système affectif et pulsionnel 2. L’approche schopenhauerienne Schopenhauer, le premier, justifie métaphysiquement le pessimisme comme état psychologique. Sa philosophie, comme « fondation systématique du pessimisme » 3, conjugue deux thèses : 1) la souffrance de l’individu, condamné à désirer sans pouvoir réaliser ses désirs ; 2) l’absurdité de cette souffrance, une fois établi que le monde n’est pas l’expression d’un projet divin mais d’une Volonté aveugle, qui veut sans fin à travers chaque étant du monde. Trois voies sont proposées pour libérer l’homme : la contemplation esthétique, qui suspend la Volonté en tant qu’elle est désintéressée ; la compassion et l’aide apportée à autrui, qui permet d’échap-

per au vouloir égoïste ; l’ascèse enfin, comme « mortification de la Volonté » 4. Le thème schopenhauerien de l’absurdité de l’existence, qui inspirera de nombreux écrivains, est repris à la fin du siècle dans un certain nombre de traités de philosophie populaires, comme le Pessimistenbrevier de J. Bahnsen (1880) qui remet en cause la vision finaliste et optimiste de l’Histoire, ainsi que les espoirs nourris par le sentiment religieux. Le pessimisme schopenhauerien suscite également une réflexion morale critique à l’égard du christianisme. E. von Hartmann loue Schopenhauer d’avoir purifié l’action morale de l’espoir de l’immortalité et du paradis auquel la relie la morale chrétienne 5. L’élément important pour l’évolution du concept de pessimisme est l’entreprise consistant à l’inscrire dans une tradition philosophique ancienne. Schopenhauer avait décelé dans le bouddhisme les traits essentiels de son pessimisme (le désir ou « la soif » comme source universelle de la souffrance, la compassion et l’extinction du vouloir-vivre comme remèdes à cette souffrance). Nietzsche, pour sa part, trouve une autre origine et une autre signification au pessimisme. L’approche nietzschéenne Louant chez les Grecs leur capacité à surmonter le tragique et l’absurdité de l’existence par la création artistique et littéraire, Nietzsche est conduit à distinguer nettement le « pessimisme moderne » (celui de Schopenhauer et de certains romantiques) du « pessimisme classique » des anciens Grecs. Il entend substituer au pessimisme moderne le « pessimisme dyonisiaque », le « pessimisme des forts », « symptôme d’une culture supérieure », qui encourage, par le biais de la création artistique, l’affirmation joyeuse des forces vitales, non leur extinction : « [...] la connaissance tragique, pour être supportée, nécessite la protection et le secours de l’art » 6. La vision pessimiste coïncide ainsi avec la vision tragique du monde, qui assigne à l’homme la tâche de rendre l’existence terrestre supportable par l’affirmation de sa puissance créatrice. L’approche contemporaine M. Horkheimer reprend certains traits du pessimisme schopenhauerien. Il souligne qu’après la faillite des idéologies qui voulaient le bien de l’humanité, il convient de partir non d’un idéal projeté, mais de « l’universalité du mal », pour l’atténuer progressivement et « améliorer le possible » 7. Le pessimisme survit ici à travers l’idée que le bien, essentiellement, consiste

en la suppression du mal, seule réalité positive. C. Rosset pour sa part exploite la version nietzschéenne du pessimisme, en développant le lien au premier abord paradoxal entre la vision pessimiste ou tragique du monde et l’expérience de la joie : « la source de la joie est le pessimisme » 8. Nicolas Bouriau ✐ 1 Wartburg, W., (von), Französische Etymologie, Basel, 1958, p. 308. 2 Lichtenberg, Sudelbücher, éd. F. H. Mautner (1983), p. 495. 3 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, éd. Frauenstädt, t. 3, p. 671. downloadModeText.vue.download 810 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 808 4 Ibid., p. 463. 5 Hartmann, E., (von), Zur Geschichte und Begründung des Pessimismus, 1891, p. 124. 6 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie ou hellénisme et pessimisme, § 15. 7 Horkheimer, M., « Pessimismus heute », Schopenhauer Jahrbuch, no 52, 1971, p. 3. 8 Rosset, C., la Philosophie tragique, PUF, Quadrige, Paris, 1991, p. 50. ! NIHILISME, OPTIMISME PEUPLE Du latin populus. POLITIQUE, SC. HUMAINES 1. (Péj.) Partie « inférieure » de la société. – 2. Communauté politique unifiée. – 3. Composante de l’humanité, nation. Les usages du terme de « peuple » sont multiples et variés, témoignant d’une diversité de significations du concept auxquelles on n’est guère sensible tant le terme, relevant du langage courant et dépourvu de toute technicité apparente, semble aller de soi. Par « peuple », on désigne d’abord une partie ou une composante de la société, un groupe social ou un ensemble

de groupes sociaux : ces composantes ou ces groupes sont considérés comme formant la partie ou la frange « inférieure » ou « basse » de la société – cette appartenance aux couches inférieures de la société étant marquée par l’absence de richesses et une faible reconnaissance ou estime sociale. Le peuple est alors considéré comme l’ensemble des groupes sociaux auxquels on attribue une attitude hostile à l’ordre social et aux composantes plus favorisées de la société : de ce point de vue, on considérait souvent au XIXe s. le peuple comme une masse caractérisée par sa dangerosité sociale (on parlait alors des « classes dangereuses »), cette dangerosité étant d’ailleurs d’autant plus grande que la masse est à la fois informe et nombreuse. Dans ce contexte, les termes de « populace » ou de « plèbe » sont des synonymes de « peuple ». Ce sont ces mêmes groupes sociaux, constitutifs du peuple comme masse, que Marx devait désigner du terme de « prolétariat » qu’il substitua (pour rompre avec toute connotation péjorative) au terme de Pöbel (proche du latin plebs et du français « plèbe ») qu’utilisait encore Hegel pour désigner les classes appauvries et menaçantes de la « société civile ». En un second sens, le « peuple » signifie le caractère unifié d’une communauté proprement politique. C’est en ce sens là du terme que le droit naturel moderne a repris l’opposition ancienne entre la « multitude » et le « peuple » : alors que la multitude est un ensemble constitué par simple addition et juxtaposition des individus, le « peuple » désigne une communauté, un tout qui n’est pas réductible à la somme des individus ou des groupes qui le composent. Alors que la multitude est une réalité naturelle et empiriquement donnée, le peuple est une réalité proprement politique, qui n’est pas donnée comme telle, mais toujours constituée en vertu d’un acte positif d’association volontaire des individus. Cet acte volontaire donne naissance à une communauté considérée comme un être à part entière, doué de pensée (collective) et de volonté (générale). C’est en ce sens là du concept de « peuple » que Rousseau et après lui la langue juridique moderne parlent de « souveraineté du peuple » : le peuple est considéré comme souverain dans la mesure où il est vu comme le fondement de l’ordre politique en vertu même de l’acte originaire d’association qui, en le constituant comme peuple, a du même coup donné naissance à la communauté politique. La question du passage de la multitude au peuple est une difficulté majeure de la pensée politique classique, jusqu’à Hegel au moins : on a ainsi pu considérer que ce passage n’en est pas un et que, de la première au second, il ne peut y avoir qu’un saut qui, au point de vue théorique, est souvent vu comme un saltus mortale. La multitude n’étant pas un peuple avant ni en dehors de la constitution, cela a pu conduire une pensée de type contre-révolutionnaire à poser que le peuple ne peut être l’auteur de la constitution et qu’il peut seulement la recevoir de l’extérieur. En un troisième sens enfin, le « peuple » est synonyme de « l’État » ou de la « nation » : c’est notamment le cas lorsque

« peuple » est utilisé au pluriel dans des expressions comme « les relations entre les peuples », « l’amitié entre les peuples », etc. « Peuple » ne désigne pas ici, comme précédemment, la source de la légitimité politique, mais l’unité politique en tant que telle, considérée comme une totalité singulière qui entre en rapport avec d’autres totalités singulières de même nature. Les peuples sont alors considérés comme les composantes de l’humanité, susceptibles de se rassembler ou du moins de s’associer au sein d’une assemblée des peuples ou d’une « société des nations ». Ce sens du terme de « peuple » ne préjuge pas de la réponse donnée à la question de savoir ce qui fait qu’un peuple est un peuple : on peut notamment considérer qu’il entre dans la constitution d’un peuple comme tel une composante qui est soit de l’ordre de la « nature », soit de l’ordre de la « tradition » (caractérisée d’abord par le partage d’une langue commune) et qui lui confère son « caractère national », au sens que l’on donne au terme de « nation » dans la tradition allemande (chez Herder et Fichte par exemple) en particulier, et dans les langues anglo-saxonnes en général. Mais l’on peut aussi considérer, comme c’est plutôt le cas en France, que le peuple au sens de « la nation » est une réalité purement politique (synonyme de l’État), en l’occurrence une communauté reposant sur l’acte d’adhésion volontaire des individus qui la composent, et non sur un quelconque lien d’ordre naturel ou traditionnel. Franck Fischbach ! CITOYEN, COMMUNAUTÉ, CONTRAT, DÉMOCRATIE, FOULE, POLITEIA, PROLÉTARIAT ∼ PSYCHOLOGIE DES PEUPLES POLITIQUE, PSYCHOLOGIE Étude des caractéristiques psychologiques supposées des peuples en vue d’expliquer leurs institutions et leur culture. C’est comme « Analyse comparée de la civilisation et de la culture » que se présente le monumental ouvrage de W. Wundt, La Psychologie des peuples (1911). Il se trouve à la charnière de deux styles d’appréciation des différences de moeurs entre les groupes humains : un premier courant né lors des Lumières, à mesure que la convergence vers des idéaux universalistes de rationalité a permis de classer en fonction de leur relatif éloignement les peuples appréhendés à travers le filtre de leur « caractère national » ; et un second courant, plus positif et comparatiste, axiologiquement neutre, soucieux d’exploiter les méthodes de la psychologie downloadModeText.vue.download 811 sur 1137

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sociale en ethnologie. Car s’il existe un répertoire de comportements culturels, qui sont en plus cohérents entre eux, au sein d’un groupe ethnique ou national (l’hypothèse de Wundt), il est tentant de créditer la perception des différences par l’observateur étranger d’une pertinence pour caractériser scientifiquement ce qui était jusqu’alors surtout le fait moral ou subjectif de la relativité des moeurs. Au niveau supérieur, des « représentations du monde » ethniques caractériseraient la religion, l’art, voire la science des peuples. ▶ Comme psychologie interculturelle, la version contemporaine de la psychologie des peuples est exposée au paradoxe bien connu en psychologie des groupes : bien loin de définir l’identité des individus par l’appartenance au groupe, certains groupes se constituent à partir de la ressemblance consciemment mobilisée de leurs membres entre eux (par affiliation). Du coup, la psychologie interculturelle abandonne à l’idéologie les effets hypothétiques de l’appartenance ethnique en tant que telle sur un « caractère national » : les effets psychologiques pertinents sont les effets d’affiliation de rang inférieur (les sensibilités religieuses, esthétiques, etc.), dont l’intégration en un tout au sens de Hegel ou de Spencer, encore envisagée par Wundt, inspire la méfiance. Pierre-Henri Castel ✐ Crépon, M., les Géographies de l’esprit, Payot, Paris, 1996. Triandis, H., et Lambert, W., Handbook of Cross-Cultural Psychology, Boston, 1980. Wundt, W., Völkerpsychologie, Leipzig, 1911. ! GROUPES, PSYCHOLOGIE SOCIALE PHALLUS Du grec phallos, « gonflement », « pénis en érection ». En allemand : Phallus. PSYCHANALYSE Du linga de Shiva – pivot cosmique dont on n’aperçoit ni la base, ni le sommet – aux mégalithes dressés vers le ciel, en passant par les dieux ithyphalliques (Hermès, Dionysos, Priape, Osiris), symbole de fécondité, d’abondance, de jouissance et de toute-puissance 1. Freud met tardivement en évidence l’existence d’une orga-

nisation infantile de la libido, non plus prégénitale (phases orale et sadique-anale), mais génitale, sous le « primat du phallus » 2. La phase phallique ne connaît qu’un sexe, le phallus, ou son absence, et fonde un mode conceptuel de connaissance du monde, celui de la logique binaire. L’enfant petit ne connaît en effet qu’un sexe, le sien. Sidéré par la différence anatomique des sexes – par le sexe de la mère, où manque le pénis – l’enfant invente que la différence se réduit à une alternative : phallique ou châtré. Mais le phallus, qui vaut comme signe de la toute-puissance de la mère, ne saurait se réduire à l’organe génital mâle pris dans sa réalité anatomique. L’érection verticale et stable dénie la soumission des humains au temps et affirme le souhait de la complétude. La phase phallique implique crainte de castration et envie du pénis (Penisneid), qui signent une position dissymétrique du garçon et de la fille à l’endroit de la différence des sexes et du complexe d’OEdipe. La phase phallique marque la sortie du complexe d’OEdipe pour l’un, son entrée dans l’OEdipe pour l’autre : le garçon abandonne la mère pour ne pas perdre ce à quoi il tient le plus, la fille s’en détourne, puisqu’elle l’a lésée, et se reporte sur le père 3. Selon Lacan, l’enfant, ne pouvant être le phallus pour la mère – l’unique objet de son désir – tente alors de l’avoir, avant de déchanter et de se soumettre à la loi humaine, et de reconnaître qu’exister, c’est manquer – et donc pouvoir désirer. ▶ Le thème du phallus montre que la chair du concept est sexuelle : les transitions de l’anatomie au symbolisme – mais aussi à l’esthétique – ont lieu selon une relative continuité. Christian Michel ✐ 1 Roheim, G., The Eternal Ones of the Dream (1945), Héros phalliques et symboles maternels dans la mythologie australienne, Gallimard, Paris, 1970. 2 Freud, S., Die infantile Genitalorganisation (1923), G.W. XIII, l’Organisation génitale infantile, OCF.P XVI, PUF, Paris, p. 306. 3 Freud, S., Der Untergang es Ödipuskomplexes (1923), G.W. XIII, la Disparition du complexe d’OEdipe, OCF.P XVII, PUF, Paris, pp. 25-33.

! DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, ENFANTIN ET INFANTILE, FÉTICHISME, NARCISSISME, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION PHANTASIA Du grec phainesthai, « apparaître ». PHILOS. ANTIQUE Mot grec signifiant 1. représentation – 2. imagination. Chez Platon, le terme de phantasia n’est que le substantif qui correspond au verbe phainesthai ; elle se confond avec la sensation. C’est Aristote qui, le premier, dans le traité De l’âme, définit la phantasia non plus comme une apparence ou une représentation, mais comme une faculté de l’âme : l’imagination, productrice d’images (phantasmata), intermédiaire entre la sensation et la pensée. En principe, elle n’entre en fonction qu’après la disparition de l’objet de la sensation, et elle est à ce titre la condition de la mémoire. À la différence de la sensation, toujours vraie quand elle est sensation de son sensible propre, la phantasia peut être vraie ou fausse. L’emploi stoïcien du terme phantasia entre en conflit direct avec la théorie d’Aristote. Tout d’abord, renouant avec son sens pré-aristotélicien, la phantasia n’est pas une faculté, elle est une « affection qui se produit dans l’âme », plus exactement dans sa partie directrice (hegemonikon) où se produisent impulsions et représentations, et à partir de laquelle le langage est émis. Effet actuel dans l’âme d’un objet présent, elle n’est pas productrice de phantasmata, mais distincte du phantasma. Alors que ce dernier est une « espèce de pensée imaginaire qui se produit dans les rêves » ou le produit d’une traction à vide, un « imaginaire » (phantastikon) qui se produit dans l’âme sans être l’effet d’aucun objet, la phantasia est une impression qui « se révèle elle-même en même temps que ce qui l’a produite » de même que la lumière qui, elle aussi, se révèle elle-même en même temps que les choses qu’elle baigne : raison pour laquelle Chrysippe soutenait que phantasia dérivait de phos, la « lumière » 1. La « représentation » ou phantasia est le point de départ que présupposent deux processus essentiels à la théorie de la connaissance : un premier décrit l’ordre croissant en détermination qui, de la représentation, mène à la science, en passant par l’assentiment, la compréhension et l’intellection. Le second est le processus de la pensée, « naturellement downloadModeText.vue.download 812 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 810 loquace », qui transcrit la représentation dans le discursif. Les

stoïciens appelaient logiques les représentations humaines, parce qu’elles entretiennent d’emblée un rapport au logos, entendu comme langage et énoncé. Leur objet est une situation, c’est-à-dire un corps dans une certaine manière d’être. Leur contenu est immédiatement propositionnel. La représentation est le point d’ancrage explicite du lieu logique, et c’est pourquoi les stoïciens l’appellent aussi pensée, utilisant là le même mot que Platon et Aristote pour désigner l’activité supérieure de l’intellect : noesis. Pas plus qu’il n’y a d’extériorité entre représentation, discours et pensée, il n’y a de séparation entre représentation et sensation. Les stoïciens n’entendaient pas élaborer la connaissance vraie à partir du fondement incertain d’une sensation suspecte, susceptible d’erreur. Ils opéraient une typologie des différentes sortes de représentation (probables, improbables, probables et improbables, ni probables ni improbables, vraies, fausses, vraies et fausses, ni vraies ni fausses, compréhensives, non compréhensives) ; ils distinguaient encore entre représentations techniques et non techniques. Or le fondement de la connaissance et le critère de la vérité est la « représentation compréhensive » (phantasia kataleptike). Elle est la plus riche en détermination : c’est « la représentation qui dérive d’un existant et qui a été imprimée d’après cet existant même dont elle porte le sceau, telle qu’elle ne pourrait pas dériver d’un non-existant ; dans la mesure où ils soutiennent que cette représentation est capable de saisir exactement les objets, et est cachetée de telle sorte qu’elle reproduise, de manière artiste, leurs caractères propres, ils disent qu’elle possède chacun de ces caractères comme attribut. » La représentation compréhensive est le « modèle réduit » dans l’âme d’une situation donnée. Seuls la maladie ou le caractère défectueux de notre appareil perceptif peut empêcher une représentation vraie d’être compréhensive. Il nous appartient toutefois de rassembler au mieux les conditions qui nous permettent d’être dans une réceptivité optimale. Le stoïcisme impérial, dans son insistance sur le fait que l’usage des représentations dépend de nous, saura s’en souvenir. La représentation compréhensive entendue comme critère de la vérité sera au coeur de la discussion entre les stoïciens et les sceptiques de la Nouvelle Académie. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Long, A.A. & Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 39 A-B (t. II, p. 174-177). Voir-aussi : Goldschmidt, V., Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, Paris, 1989. Gourinat, J.-B., Les stoïciens et l’âme, PUF, Paris, 1996. Imbert, C., « Représentation et théorie logique dans l’Ancien Stoïcisme », in J. Brunschwig (éd.), Les Stoïciens et leur logique, Paris, 1978, pp. 223-249. ! AFFECTION, ALTÉRATION, ÂME, CONNAISSANCE, DIALECTIQUE,

IMAGE, IMAGINATION, LEKTON, LOGIQUE PHÉNOMÉNALISME ! PHÉNOMÉNISME PHÉNOMÈNE Du grec to phainóménon, « ce qui se montre », phanestai, « se montrer », racine phôs, « la lumière ». En allemand : Erscheinung. Le phénomène, étant conçu comme ce qui, de l’objet à connaître, se montre au sujet de la connaissance, est par définition même un produit mixte : il tient à la fois de l’objet (de la nature de la réalité indépendante) et du sujet (des moyens dont dispose l’homme pour appréhender le réel, par exemple du fait de posséder ces cinq sens, ou ces formes de la sensibilité et de la pensée..., voire – dans certaines interprétations de la physique quantique en particulier – de ces instruments de mesure). Mais ceci étant admis, il reste extrêmement délicat : (1) de faire la part de ce qui, dans le phénomène, est imputable à l’objet ou ressort au contraire du sujet ; (2) côté sujet, de déterminer où s’arrête la contribution inéliminable et où commence l’apport dispensable de l’esprit humain (l’adjonction d’hypothèses facultatives) au phénomène. GÉNÉR. Ce qui apparaît, se livre à la perception d’un sujet. En tant qu’il est ce qui apparaît, le phénomène peut être interprété en lui-même selon trois sens. Comme indication, il est une voie d’accès vers l’être de la chose qu’il symbolise. Comme manifestation, il signifie que l’essence même de la chose se donne dans sa phénoménalisation. Enfin, comme illusion, il désigne une vérité cachée sous une apparence trompeuse. Cependant, le phénomène ne peut être envisagé indépendamment du sujet qui le reçoit, qui peut interférer dans cette réception et s’y révéler. Néanmoins, l’être même des choses nous demeure étranger, et nous ne pouvons les saisir que dans ces apparitions, qui pourraient bien n’être que des illusions. Si le même phénomène ne se donne pas de façon identique à deux sujets différents, faut-il alors considérer que notre savoir dépend exclusivement de la subjectivité de la sensation 1 ? Concéder que le phénomène est un simple paraître de la chose, au-delà duquel nous ne pouvons aller, ruine toute possibilité d’une science universelle en la réduisant à n’être que sensation. De plus, elle conduit à la radicalisation sceptique, dans laquelle toute préoccupation ontologique disparaît au profit d’une ontique phénoménale qui ne s’interroge pas sur l’être du phénomène 2. La constitution d’une épistémologie impose donc l’insertion, au sein de la notion, de différents degrés possibles d’interprétation. Ainsi, Platon comme Aristote distinguent le phénomène comme évidence, qui est un mode de manifestation de la chose même, de la simple apparence ou de l’illusion. Le phénomène peut alors devenir le point d’ancrage d’une

science qui s’élève de la connaissance sensible pour atteindre le champ des essences, et il doit pour cela être fondé, en neutralisant toute possibilité d’illusion. D’où l’exigence grecque d’une science visant à « sauver les phénomènes » 3, c’est-à-dire à les expliquer correctement et ainsi permettre de découvrir, sous l’apparence de leur relativité, l’ordre intelligible qui les sous-tend et les organise. Néanmoins, si l’expérience phénoménale implique un sujet perceptif qui la reçoit, la constitution du phénomène en tant que tel doit passer par l’étude du mode de connaissance de celui-ci, non pour sombrer dans le relativisme, mais pour s’élever au-dessus de ses objections. Pour cela, il est nécessaire de mettre en place une hypothèse limite, invalidant tous les modes de l’apparaître, afin de pouvoir restituer la vérité de certains d’entre eux. Le doute cartésien replie dans un premier temps l’ensemble de l’apparaître sur l’illusoire, car le phénomène appartient au temps du rêve comme à celui de la veille, ne permettant de se prononcer sur son caractère imaginaire ou réel. Dans les deux cas, il relève cependant du « moi », et le doute permet de fonder un noyau de certitude, l’acte du cogito qui appréhende le monde phénoménal 4. Ce dernier est alors à comprendre comme une manifestation du sujet connaissant plus que de la chose elle-même, et « sauver les phénomènes » suppose dès lors leur constitution a priori, en tant qu’ils relèvent d’une expérience du sujet. Kant downloadModeText.vue.download 813 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 811 remarque que la connaissance débute avec l’expérience sensible, sans pour autant en provenir, et que l’interrogation sur le phénomène doit être menée à partir d’une philosophie transcendantale. Pour cela, il ne faut pas confondre la présentation des choses elles-mêmes, qui nous demeure inaccessible, et le phénomène, qui n’est autre que l’objet possible de l’intuition d’un sujet. Ce sont les objets qui doivent se régler sur notre connaissance 5, non l’inverse, et les phénomènes ne nous livrent pas la nature des choses, leur être nouménal, mais les formes sous lesquelles notre connaissance les appréhende. L’investigation transcendantale n’est ni une concession au relativisme, ni une négation de la réalité extérieure, car les formes a priori de l’intuition (l’espace et le temps) seraient vides si elles ne recevaient pas la matière du phénomène, que la subjectivité ne peut produire elle-même et qu’elle reçoit de la sensation. « Dans le phénomène, les objets et même les propriétés que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose de réellement donné – à cette précision près que, dans la mesure où cette propriété ne dépend que du mode d’intuition du sujet, dans la relation qui s’établit entre l’objet donné et lui, cet objet en tant que phénomène, est distinct de lui-même comme objet en soi » 6.

Les sciences de la nature peuvent ainsi être fondées transcendantalement, et le phénomène ainsi compris (Erscheinung) ne relève pas de la simple apparence (Schein) et se trouve constitué a priori, ouvrant sur la possibilité d’une connaissance universelle. En interrogeant l’apparaître du phénomène, la conscience y découvre la structure de sa propre connaissance, et s’élève ainsi à la conscience de soi. Hegel trace le parcours de cette conscience dans l’histoire de ses manifestations, de ses « figures », qui sont autant d’expériences de soi dans son élan vers la science. La vérité des choses n’est alors plus à chercher dans un hypothétique noumène qui se tiendrait derrière le voile des phénomènes, mais dans une phénoménologie retraçant le mouvement vivant de la vérité s’exprimant dans l’expérience que la conscience fait d’elle-même. Les différentes étapes de ce processus sont autant de moments qui ne peuvent demeurer figés, l’expression de la certitude se trouvant niée dans sa confrontation à l’expérience qui la dépasse. Descartes instaurait le doute pour mieux s’en extraire, alors que le travail de la négation « peut être considéré comme la voie du doute, ou à plus proprement parler, comme voie du désespoir » 7. L’horizon hégélien vise néanmoins une disparition possible du doute dans l’horizon de l’Absolu, tandis que la phénoménologie dans son acception husserlienne s’immerge dans ce doute afin d’atteindre le pur apparaître du phénomène. Il est alors envisagé dans sa donation absolue vis-à-vis d’une conscience, « Nous nous mouvons dans le champ des phénomènes purs. Mais pourquoi dis-je champ ; c’est plutôt un perpétuel flux héraclitéen de phénomènes » 8. Didier Ottaviani ✐ 1 C’est alors tomber dans le phénoménisme relativiste de l’homme-mesure prôné par Protagoras, Platon, Théétète, 151e152e, trad. M. Narcy, Flammarion, « GF », Paris, 1995, pp. 153156 ; Aristote, Métaphysique, Γ, 4-6, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986. 2 Conche, M., Pyrrhon ou l’apparence, Mégare, Paris, 1973, rééd. PUF, Paris, 1984. 3 Koyré, A., « étapes de la cosmologie scientifique », Études d’histoire et de philosophie des sciences, Gallimard, « Tel », Paris, p. 89 ; Duhem P., Sozein ta phainomena, essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Vrin, Paris, 1990, pp. 3-27. 4 Descartes, R., Méditations métaphysiques, in OEuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1967. 5 Kant, E., Critique de la raison pure, 2e Préface, trad. A. Renaut, Flammarion, « GF », Paris, 2001. 6 Ibid., « Esthétique transcendantale », p. 139. 7 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, Introduction, trad.

J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991, p. 83. 8 Husserl, E., L’idée de la phénoménologie (1907), 2e leçon, tr. A. Lowitt, PUF, Paris, 1994, p. 72. ! APPARENCE, ÉVIDENCE, ILLUSION, PERCEPTION, POSITIVISME, SENSUALISME ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Ce qui, dans l’expérience perceptive, apparaît à l’homme de science d’une réalité étudiée quelconque (au cours d’observations immédiates ou d’observations résultant d’une expérimentation systématique) et qui, étant empiriquement tel quel donné à tous sans pouvoir être ni refusé ni modifié, doit d’une manière ou d’une autre être pris en compte (décrit, ordonné, expliqué, dénoncé comme apparence trompeuse...) par les théories scientifiques. La difficulté de tracer une frontière nette entre ce qui relève de l’inéluctablement-donné-aux-hommes (du plan des phénomènes) et ce qui s’identifie à une interprétation surajoutée même minimale, explique l’existence d’importantes divergences quant à ce que chaque philosophe des sciences est prêt à compter pour un phénomène. Certains réduisent les phénomènes aux contenus de sensation (« jaune », « odeur de souffre », etc.), considérant que même les objets de l’expérience quotidienne (« chien », « table », etc.) sont déjà des constructions théoriques humaines facultatives 1. D’autres, plus permissifs, estiment que ce n’est nullement transcender le plan des phénomènes (le plan des données inéliminables) que d’invoquer des objets 2. D’autres encore vont jusqu’à présenter une théorie physique aussi élaborée que la thermodynamique macroscopique comme une simple description de régularités phénoménales 3. Plus on pousse dans cette direction, plus le phénomène acquiert un sens large : plus il s’éloigne de la donnée perceptive immédiate et singulière telle qu’elle est reçue avant tout jugement de véritécorrespondance », et plus il se rapproche corrélativement du « fait scientifique » compris comme vérité conquise via un processus indéfiniment long d’investigation, au cours duquel se trouve tissé par l’homme – donc peut en principe toujours être ultérieurement défait ou modifié – un réseau de liens entre une multitude d’impressions sensibles singulières ponctuelles. En outre (et parfois en conséquence), les principales grandes théories de la science n’assignent pas toutes au phénomène la même fonction, le même degré de réalité et la même valeur. Trois cas peuvent schématiquement être distingués.

Le phénomène est reconnu (et hautement valorisé) comme la seule donnée fiable et invariante dont dispose l’homme – par opposition aux théories humaines quant à elles dénigrées comme étant en principe toujours douteuses et révisables, et d’autant plus dénigrées qu’elles sont estimées viser une explication en profondeur plutôt qu’une simple description de ce qui apparaît en surface 4. À la limite, les phénomènes épuisent la réalité accessible à l’homme, sont seuls réels (on parle de « phénoménisme » ou, plus rarement, de « réalisme des phénomènes »). Les théories et les entités inobservables qu’elles mentionnent (par exemple les atomes) s’identifient, elles, au downloadModeText.vue.download 814 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 812 mieux à d’utiles fictions (utiles en ce qu’elles permettent de « sauver les phénomènes », c’est-à-dire de les déduire), et au pire à de dangereuses inventions humaines (dangereuses en ce qu’elles prétendent à la vérité à propos d’une réalité extraphénoménale en fait inatteignable) 5. Le phénomène est conçu comme un moyen d’accéder à un au-delà des phénomènes : comme le plus sûr garant de la fidélité des théories scientifiques à une réalité non observable supposée cachée « derrière » les phénomènes. Ici le phénomène n’a de valeur qu’en tant qu’il permet à l’homme d’atteindre un objectif hautement valorisé, jugé (par les réalistes du moins) réalisable et jusqu’à un certain point réalisé : connaître la réalité telle qu’elle est indépendamment de l’homme. Le phénomène (par exemple l’aspect continu que présente la matière dans l’observation immédiate) est alors le plus souvent pensé comme « moins réel » que ce dont il est censé être le phénomène (par exemple la structure atomique de la matière), quand il ne se voit pas privé de toute réalité au nom du fait qu’il n’existe que « pour nous » et non « en soi » 6. Le phénomène est assimilé à une apparence entravant l’accès à l’essence. Ici le phénomène n’est plus un fil d’Ariane ni un guide sûr pour passer de l’apparaître à l’être : il s’apparente plutôt à un leurre, il est aussi trompeur et « irréel » que la « fausse réalité » à laquelle donne corps un illusionniste 7. Dans cette version quasi paranoïaque du phénomène qui fait souvent fond sur quelque équivalent de la figure cartésienne du malin génie, l’esprit humain ne peut espérer atteindre l’être véritable des choses derrière les faux semblants qu’en s’affirmant contre les phénomènes, c’est-à-dire en se méfiant systématiquement des apparences et en travaillant à rectifier sans cesse les croyances erronées auxquelles elles incitent spontanément 8. ▶ Les débats liés au phénomène – à son degré de réalité, à son rapport aux théories, à ce qui tombe sous le concept, etc. – mettent en jeu et articulent d’une manière spécifique un large ensemble de questions distinctes mais étroitement inter-

dépendantes : celle de la frontière entre donné et construit, objet et sujet, etc., qui, dans ses formes contemporaines, se focalise sur la notion controversée de « schème conceptuel » (jusqu’à quel point les hommes sont-ils prisonniers de cadres linguistico-pragmatiques historiquement variables à travers lesquels ils « voient » le monde ?) ; celle de la nature et du statut ontologique des éléments primitifs sur lesquels doit s’appuyer l’édifice de la science (problème de la base empirique 9 : base « autopsychique » ? Base « physicaliste » ? Autre ? Éléments imposés car réellement existants, ou choisis pour des raisons méthodologiques ?) ; celle des critères qui président et devraient présider à nos attributions de réalité (réalisme ou antiréalisme ? Réalisme des phénomènes ou des entités théoriques ?)... L’enjeu central n’est rien moins que la valeur de la science et plus généralement la nature des certitudes auxquelles l’homme peut espérer prétendre. Question ancienne, mais qui au cours du XXe s. a subi, dans sa formulation comme au niveau du spectre des réponses jugées recevables, des déplacements non négligeables, en particulier sous l’effet des réflexions renouvelées auxquelles a donné lieu la notion d’observation après l’avènement de la si déroutante physique quantique 10. Léna Soler ✐ 1 Mach, E., la Mécanique, exposé historique et critique de son développement, 1883, éd. J. Gabay, Sceaux, 1986. Sur la thèse selon laquelle les objets physiques sont des constructions commodes, voir Quine, W.V.O., le Mot et la chose, 1960, Flammarion, Paris, 1977. 2 Reid, T., Essays on the Intellectual Powers of Man, 1785, MIT Press, Cambridge, 1969 ; Moore, G. E. (Philosophical Papers, George Allen and Unwin, 1959 ; et plus généralement le « réalisme du sens commun ». Voir aussi les gestaltistes, qui soulignent le caractère totalisant de la perception (pour une discussion très subtile, voir Merleau-Ponty, M., La structure du comportement, 1942, PUF, Paris, 1990). 3 Telle est par exemple la tendance de certains énergétistes au tournant du XXe s. Voir la présentation et la critique de L. Boltzmann dans Theoretical Physics and Philosophical Problems, 1905, Brian MacGuinness éd., D. Reidel Publishing Company, États-Unis, 1974. 4 Cette tendance est caractéristique de l’« esprit positiviste ». Voir

par ex. Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842, Hermann, Paris, 1975. 5 Sont plutôt du côté du cas (a), avec bien des nuances et subtilités dans le détail, des auteurs comme Mach (voir référence note 1), Ostwald, W., l’Énergie, (1908), Felix Alcan, Paris, 1910 ; Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, (1906), Vrin, Paris, 1981 ; et nombre d’empiristes classiques. Voir aussi James, W., Essays in Radical Empiricism, Harvard UP, Cambridge, 1976 ; et certaines déclarations de Wittgenstein, L., par exemple : « le phénomène n’est pas le symptôme d’autre chose, il est la réalité », Remarques philosophiques, Gallimard, Paris, 1975, p. 270. 6 Sont plutôt du côté du cas (b), mais avec des différences parfois importantes, la plupart des tenant du « réalisme scientifique » (réalisme des théories) et nombre de réductionnistes (ceux qui pensent que seules les propositions réduites décrivent la réalité, les autres se bornant à décrire les manifestations « pour nous » de cette réalité). Voir par exemple Bunge, M., Philosophie de la physique, Seuil, Paris, 1973 ; A., Shimony, Search for a Naturalistic World-view, Cambridge UP, Cambridge, 1993 ; W., Sellars, Science, Perception and Reality, Routledge, Londres, 1963. 7 Voir l’« allégorie de la Caverne » de Platon, in République, livre VII, Garnier-Flammarion, Paris, 1966. 8 Pour une formulation générale (souvent présentée comme canonique) de cette conception, voir Descartes R., Méditations métaphysiques, (1641), PUF, Paris, 1988. Dans un contexte plus spécifiquement épistémologique, on trouve chez Bachelard, G., (in par exemple la Formation de l’esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1980) beaucoup de développements ayant partie liée à cette idée. En fait, de très nombreux philosophes des sciences manifestent ici ou là dans leurs écrits de telles tendances sans toutefois les thématiser systématiquement. 9 Soulez, A. (éd.), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985. 10 Bohr, N., Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard, Paris, 1991 (plus l’introduction et le glossaire de C. Che-

valley) ; Bitbol, M., Mécanique quantique, Flammarion, Paris, 1996. ! APPARENCE, CONVENTION T, CONVENTIONNALISME, DONNÉ, DONNÉES, EXPÉRIENCE, FAIT, INTUITION, MESURE, NOUMÈNE, OBJET, OBSERVABLE, OBSERVATION, PERCEPTION, PHÉNOMÉNISME, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHYSICALISME, POSITIVISME, POSITIVISME LOGIQUE, QUANTIQUE (LOGIQUE), QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RÉALISME, RÉALITÉ, RÉEL, SCHÉMATISME, SENSATION PHÉNOMÉNISME ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Ensemble de doctrines qui, en dépit de différences parfois importantes, ont en commun d’accorder au phénomène, compris comme donné anté-théorique immédiat, une nette primauté méthodologique, épistémique et / ou downloadModeText.vue.download 815 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 813 ontologique par rapport à tout ce qui relève de l’ordre théorique 1. SYN. : phénoménalisme. De nombreuses versions de phénoménisme se retrouvent autour de l’affirmation centrale selon laquelle l’homme ne peut connaître que des phénomènes (on pourrait parler de phénoménisme épistémique). Les différences résident alors dans la manière dont est pensé l’Autre du phénomène, à savoir, selon les terminologies, la « chose en soi », la « réalité objective », le « monde indépendant », etc. Schématiquement, trois possibilités. Soit nier l’existence de toute réalité d’arrièreplan (réalisme des phénomènes) : les phénomènes existent et sont tout ce qui existe (on pourrait parler de phénoménisme ontologique) 2. Soit affirmer l’existence d’une réalité en soi, cause « extérieure » des phénomènes « pour nous », tout en soutenant l’impossibilité pour l’homme de s’assurer de la correspondance de son discours avec cette réalité en soi 3. Soit enfin adopter une position totalement agnostique par rapport à la question de l’existence d’un au-delà des phénomènes 4. La survalorisation du phénomène s’accompagne dans tous ces cas presque inévitablement d’une dévalorisation corrélative de la théorie. Soit que l’on milite en faveur d’une sorte de degré zéro de la théorie (s’en tenir à décrire les enchaînements récurrents de phénomènes, n’invoquer aucune « cause cachée » ou « explication métaphysique ») 5. Soit que l’on tolère les processus et entités inobservables, mais en tant que simples auxiliaires conventionnels utiles en vue de l’organisation des données phénoménales et de la prédiction de phénomènes futurs (antiréalisme des théories) 6. Soit enfin

que l’on estime logiquement indécidable (métaphysique) la question de la correspondance des théories à une hypothétique réalité en soi 7. Dans tous les cas, la théorie est pensée comme moins fiable que les phénomènes. Une variété un peu différente de phénoménisme, que l’on pourrait qualifier de méthodologique, correspond à l’affirmation selon laquelle le système de la connaissance peut a posteriori être entièrement reconstruit à partir d’éléments de base s’identifiant à des phénomènes. Ici les phénomènes sont considérés, soit comme les briques fondamentales (devant absolument être retenues en raison de leur nette supériorité, par ex. de proximité épistémique, par rapport à d’autres types envisageables de briques) 8 ; soit comme des briques possibles parmi d’autres (dont les avantages et inconvénients propres varient en fonction des objectifs spécifiques poursuivis) 9. Le phénoménisme méthodologique n’implique logiquement quant à lui aucune position arrêtée pour ce qui est du statut et de la valeur conférés aux théories scientifiques. Léna Soler ✐ 1 Lalande, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1926, PUF, Paris, 1988, pp. 764 et 768. 2 Voir le sensualisme de Mach, E., l’Analyse des sensations, 1886, J. Chambon, 1996, par ex., p. 272. 3 Telle semble être la position de Kant dans de nombreux passages (Critique de la raison pure, 1781 et 1787 (1 et 2 éditions), PUF, Quadrige, Paris, 1990), bien que le statut de la chose en soi pose problème dans la philosophie critique. 4 Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842, Hermann, Paris, 1975. 5 Ici le phénoménisme est très proche du positivisme et de certaines formes d’empirisme. Voir par ex. Comte (note 4), Mach (note 2) ou Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, 1906, Vrin, Paris, 1981. 6 Boltzmann, L., Theoretical Physics and Philosophical Problems, Brian MacGuinness éd., D. Reidel Publishing Company, 1974. 7 Neurath, O., « Énoncés protocolaires », (1932), Manifeste de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985, pp. 221-231, et Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, (1934), Payot, Paris, 1973. 8 Carnap, R., Der Logische Aufbau der Welt, 1938 (The Logical Structure of the World, Univ. of California Press, Californie, 1967). Voir les discussions entre les positivistes logiques quant au choix de la base empirique, « auto-psychique » ou « physicaliste » (Soulez, A., éd., Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985).

9 Goodman, N., The Structure of Appearence, 1951, D. Reidel, 1977. ! PHÉNOMÈNE PHÉNOMÉNOLOGIE GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE École philosophique incarnée par Husserl et sa postérité. La phénoménologie a fortement renouvelé les méthodes de la philosophie européenne au XXe siècle. Elle s’oppose aux thèses issues du positivisme et récuse l’empirisme. La variété des expressions prises par ce mouvement est conforme à sa nature, par sa capacité à approcher les aspects spécifiques de chacun des champs considérés. La phénoménologie relaye le cartésianisme et le criticisme kantien dans leurs efforts pour substituer aux oppositions abstraites des distinctions relevant de la manière propre dont chaque objet se constitue pour notre regard. Elle vise en ce sens à exprimer le réel à travers les liaisons qui nous le laissent connaître. La phénoménologie éclaire les modalités constitutives de l’expérience en interrogeant la relation entre le point de vue selon lequel cette expérience se déroule et le champ d’objet auquel elle renvoie. Sa méthode distinctive est la « description éidétique », qui vise à rendre raison de l’essence d’un phénomène à partir de la série des variations dont est susceptible son appréhension. Isoler un « noyau » invariant qui unifie ces variations permet de tenir celles-ci pour autant de déclinaisons ou de modes liés aux conditions de l’expérience qui se spécifie également par ce biais. La phénoménologie étudie ses objets a) du point de vue des actes qui ouvrent l’accès de l’évidence phénoménale, b) selon leurs structures propres, les formes constitutives et les normes régulatrices qui les caractérisent en eux-mêmes. Décrire la constitution des principales modalités du réel, c’est donc se tourner vers l’institution du sens où se configure cette réalité elle-même. La phénoménologie est un sérialisme pour lequel la structure eidétique et les manifestations particulières sont indissociables. Leur mise en relation s’effectue chez Husserl à travers le prisme de la « mise entre parenthèses » (épokhè transcendantale) qui vise à rendre compte des phénomènes tels qu’ils se présentent dans leur nécessité d’essence par delà leur phénoménalisation particulière. Outre l’explicitation de son site philosophique propre, la phénoménologie accompagne chacun des domaines d’expérience en vue de mettre à jour son mode original de présence et de déterminer sa communicabilité comme ses limites. Elle a ainsi inspiré nombre de travaux portant sur des champs spécifiques : philosophie des sciences, psychiatrie, esthétique, morale, théorie de l’histoire...

La phénoménologie constitue l’une des traditions principales de la philosophie européenne du XXe siècle. Le radicalisme de la critique husserlienne du positivisme, tant en mathématique qu’en psychologie, exige de soumettre les thèses downloadModeText.vue.download 816 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 814 philosophiques au verdict des conditions d’effectuation des distinctions opérées dans chacun des champs considérés. La question de l’intentionnalité philosophique devient donc centrale, même si elle ne suffit pas seule – pas plus que la notion de « suspension de la thèse » – à caractériser cette école. Brentano distingue l’intentionnalité de son corrélat dans le monde, définissant ainsi le phénomène comme ce qui se donne à une intuition orientée vers le monde. La question devient alors d’échapper à l’empirisme qui semble associé à l’approche descriptive. D’où la nécessité d’établir les conditions méthodologiques pour atteindre le phénomène lui-même, en tant qu’il se donne objectivement à une conscience. Dans les Recherches logiques, Husserl 1 détermine les structures grammaticales et sémantiques en fonction desquelles une théorie peut se révéler dans une « intuition idéatrice ». La phénoménologie pure inscrit la connaissance dans l’horizon de la compréhension – correlation d’une orientation vers l’objet et de son remplissement intuitif. La phénoménologie valide les modalités par lesquelles un esprit réduit sa relation au monde à l’expression des formations logiques qui la structurent. Ces formations doivent donner accès, par l’intuition catégoriale, aux dimensions architectoniques de la constitution du monde lui-même, c’est-à-dire aux manières selon lesquelles le monde se constitue pour nous en corrélat de notre ouverture aux phénomènes. La phénoménologie ouvre donc nécessairement sur une ontologie formelle, qui rassemble les modalités de constitution de la mondanéité comme telle et de la réalité comme possible pur. Cette méthodologie établit à nouveaux frais les conditions de la relation entre le soi et le monde, déniant en particulier toute possibilité d’isoler l’une de l’autre ces deux dimensions corrélatives de toute révélation d’être. La phénoménologie est aussi une attitude critique marquant de nombreux champs intellectuels dont certains auteurs ont adopté un style descriptif par référence à cette école philosophique. Psychologues théoriciens et cliniciens, sociologues de l’interaction sociale, architectes et urbanistes, critiques d’art et écrivains, sémioticiens, voire théoriciens de la politique attestent l’importance de l’intention de surmonter les querelles définitionnelles et les frontières domaniales pour traiter les phénomènes en fonction du mode d’accès des acteurs, des sujets ou des patients aux objets de leur pratique. Ni objectivisme, ni psychologisme, la phénoménologie décrit les modes d’accès de la conscience à la signification, ainsi que le précise Husserl 2, en explorant les structures de l’intuition objectivante (noèse) et de son corrélat noématique,

le phénomène en tant qu’il est « inclus » réellement dans l’intuition au sein de laquelle il se donne. Cette intuition porte intrinsèquement sur les modalités formelles de la donation de ce qui se donne : son caractère indubitable lui est conféré par la « suspension de la thèse » (épokhè), qui vise à ne tenir pour valides que les « aspects » (Abschattungen) d’un phénomène qui, se donnant de façon intégrée, circonscrivent l’essence d’une phénoménalité particulière. L’essai en avait été mené par Husserl à propos des tempo-objets – structure propre à la temporalisation caractéristique de notre être-en-présence des choses. Ces Leçons de 1905 sont publiées en 1928 par Heidegger, dont les divergences avec son maître peuvent être appréciées relativement à elles. Récusant toute subjectivité transcendantale, Heidegger entend se situer dans la filiation des Recherches logiques et de la prévalence du pôle objectai. L’être-temporel devient ainsi une dimension ontologique qu’un Dasein (existant ouvert au monde) peut tenter d’appréhender dans sa réalité, celle d’une condition d’être qui interdit tout repos métaphysique dans une conscience stabilisée, « hors-temps », vers laquelle Husserl semblait revenir avec ses Méditations cartésiennes (1929). La postérité husserlienne se joue donc dès avant 1930 dans cette position du sujet. Husserl peut bien explorer les structures du monde objectif dans sa dimension historique, c’est, souligne J.-T. Desanti, la dimension d’ontologie formelle qui atteste l’apport husserlien à la philosophie contemporaine. Les questions relatives à l’accès au sens, à la réduction phénoménologique et aux voies de recherche philosophique ont défini sa postérité philosophique, de E. Fink et R. Ingarden à Sartre et à Merleau-Ponty ou à Schutz et à Lévinas. Plutôt que de se déployer avec Heidegger en une « histoire de l’être », la phénoménologie husserlienne maintient le primat de la connaissance objectivante et définit les régions d’être en fonction des modes d’accès expérimentaux qu’il est possible de déterminer. Sa fécondité « domaniale » fut ainsi assurée par nombre de praticiens qui déployèrent les méthodes husserliennes pour constituer le champ propre de leur domaine de recherche. M. Scheler ou Ricoeur s’efforcèrent de conjuguer phénoménologie, morale et histoire ; Lévinas, traducteur des Méditations cartésiennes, déploya une philosophie rigoureuse de l’altérité, tandis que Sartre, récusant aussi bien l’ego transcendantal que l’ontologie heideggerienne, développa une philosophie profilant les significations existentielles sur le fond d’une réflexion sur les motivations propres à chacun des « agents ». De son côté, Merleau-Ponty marqua durablement la philosophie française en déployant sa phénoménologie de la perception en un filtre pour accueillir l’ensemble des manifestations au travers desquelles la relation au monde se détermine par des liens irrécusables, où se disent les dimensions de spatialité, de temporalité et d’affectivité que ma connaissance redouble d’un discours objectivant. La psychiatrie phénoménologique se développa chez Binswanger et, de Lacan à P. Fédida, la psychanalyse fut marquée par son approche, comme l’esthétique le fut chez Ingarden, M. Dufrenne et H. Maldiney. Derrida, en constituant le texte en un champ spécifique de l’approche phénoménologique, créa une démarche nouvelle, qu’il opposa dès Glas (1972) à celle de Sartre, pour approcher les phénomènes issus à

proprement parler des effets par lesquels le sujet s’inscrit dans une relation réflexive par la médiation de l’écriture, où s’altère toute identité du fait même qu’elle doit s’énoncer. Ces travaux ont pour postérité ceux de J.-L. Nancy, D. Franck, J.L. Chrétien et R. Barbaras. ▶ Reprise des traditions philosophiques les plus centrales (du socratisme au cartésianisme et au kantisme), la phénoménologie s’articule enfin aux diverses méthodologies historiques et herméneutiques par l’intermédiaire desquelles la philosophie se situe relativement à sa propre histoire. Elle a particulièrement contribué à réévaluer certaines des traditions philosophiques : il en est ainsi de Platon, de Kant ou de Nietzsche dans la perspective de Martin Heidegger ou d’Eugen Fink. Il est conforme à son orientation que le travail phénoménologique soit spécifié à partir de son objet, d’où la variété des styles philosophiques pratiqués par les auteurs qui se réclament d’elle ou qui lui doivent l’essentiel de leurs méthodes. En France, où la phénoménologie se développe depuis les années 1930, le conflit méthodologique se radicalisa dans la mesure où l’opposition entre structure et histoire traversait chacune des écoles en présence durant les années 1960 : Lévi-Strauss et Merleau-Ponty se réfèrent à la downloadModeText.vue.download 817 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 815 linguistique, Sartre et Foucault à l’histoire, Ricoeur et Lévinas à l’herméneutique, Binswanger et Lacan à la psychologie, de sorte que la phénoménologie pouvait simultanément sembler critiquée par de nouvelles approches et constituer le sol originaire de leur déploiement. Gérard Wormser ✐ 1 Husserl, E., Recherches logiques, II, 1, § 1, PUF, Paris, 1993. 2 Husserl, E., Idées directrices pour une philosophie phénoménologique (1913), trad. P. Ricoeur, PUF, Paris, 1993. ! INTENTIONNALITÉ, ONTIQUE, ONTOLOGIE, PERSPECTIVE, PHÉNOMÈNE ∼ PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART ESTHÉTIQUE Approche philosophique de l’art qui s’inscrit dans le courant phénoménologique issu de Husserl et de Heidegger et procède par le biais d’une herméneutique des oeuvres et des attitudes adoptées en face d’elles. En inaugurant au début du XXe s. une nouvelle manière de philosopher 1, Husserl n’avait certes nullement en vue de mettre de nouvelles approches au service du questionnement esthétique ou de la compréhension des oeuvres. Pourtant, se donner comme méthode de « revenir aux choses mêmes » et

prendre pour objets d’étude l’expérience que nous en avons constitue un programme qui ne peut rester indifférent à ce qui fait la particularité des oeuvres d’art et de la démarche esthétique. Comme dans les autres domaines de recherche, elle va privilégier l’intentionnalité, c’est-à-dire cette caractéristique que tout phénomène est phénomène pour une conscience et que toute conscience est conscience de quelque chose. En dépit d’une très grande diversité de manifestations, il est à la fois commode et légitime de regrouper les études qui adoptent une problématique phénoménologique comme horizon de référence pour penser l’art en deux courants principaux, distincts quoique liés. Le premier, mis en chantier par Heidegger (et prolongé par Gadamer) traduit une influence indirecte de Husserl, réélaborée à l’intérieur de sa propre thématique philosophique. Dans le second courant, très bien représenté en France, l’influence est plus directe et en même temps plus ancrée dans un domaine spécifique d’expression artistique ; elle concerne en premier lieu Merleau-Ponty et des philosophes ou essayistes comme Dufrenne, Maldiney, Henry, Marion, Didi-Huberman, voire Barthes dans son dernier livre. L’approche de Heidegger Pour lui, l’artiste n’est pas un homme de projet qui aurait une idée avant de faire et qui voudrait réaliser ou appliquer cette idée. La conscience qu’il a de ce qu’il va et veut faire est à la fois imprécise et non maîtrisée ; elle est, au mieux, une orientation ; cette conscience est en mouvement et, en tous les cas, liée au phénomène auquel elle est confrontée dans l’élaboration de sa création. En effet, l’artiste ne distingue pas préalablement le sens et la forme de ce qu’il fait ; le tout fait et fera l’oeuvre ; ne pas reconnaître cela, c’est s’interdire de bien penser l’art, l’oeuvre d’art et l’artiste. La réflexion doit, pour être pertinente, partir de l’oeuvre ; ceci est une nouvelle manière de revenir aux choses mêmes. Si l’oeuvre est bien d’abord une chose, elle n’est pas que cela ; elle n’est pas un outil. L’oeuvre présente la vérité d’une chose : ainsi, le temple grec met en place un monde et révèle une terre 2. En effet, d’une part l’oeuvre présente un monde qui existe par elle et qui concerne ce qui est le plus essentiel pour l’homme, à savoir, la vérité, le divin, l’humain, la vie, la mort, etc. ; d’autre part l’oeuvre rend manifeste une terre, à savoir le matériau qui constitue l’oeuvre, le lieu particulier où elle se pose et s’impose (par ex., la colline pour le temple), la nature naturante qui se distingue de l’oeuvre artificielle et le fondement secret, voilé et oublié de toute chose. Par l’oeuvre, terre et monde sont donnés intimement liés et intimement en conflit : la première attend l’effacement des formes et la naissance des symboles, le second la clarification des formes

et la mise en place de signes et de signifiants. Par elle, ils sont dévoilés. Ainsi l’oeuvre d’art accomplit la vérité, elle nous permet d’accéder au monde et à la terre, non pas réalisés, mais à l’état naissant et marqués par l’indétermination et la démesure. Le poème, en particulier, opère ce dévoilement du monde, car le langage est la demeure de l’Être 3. Merleau-Ponty La thèse centrale de l’OEil et l’Esprit est que l’art s’enracine dans l’antéprédicatif, c’est-à-dire dans ce qui est vécu et ressenti avant de pouvoir même être nommé. Ainsi, pour un peintre comme Cézanne, la vision n’est pas une opération de pensée permettant de représenter clairement l’idéalité du monde c’est une approche étonnée de ce monde dont il fait en même temps pleinement partie, car là est l’énigme de départ : le corps du peintre est à la fois voyant et visible. Ce statut particulier de tout homme et de tout observateur génère une série de paradoxes que la phénoménologie ne fait qu’épaissir et multiplier. La conséquence première et fondamentale est que tout corps « tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, [...] le monde est fait de l’étoffe même du corps » 4. C’est pourquoi Cézanne affirmait paradoxalement que la nature était à l’intérieur. Merleau-Ponty peut en conclure que « tous les problèmes de la peinture [...] illustrent l’énigme du corps » 5. L’objet de la peinture est donc la visibilité en tant qu’elle exprime cette interaction, mieux ces entrelacs entre ce qui voit et ce qui est vu. En peignant, le peintre manifeste et montre comment le monde devient monde sous et par se yeux, car le peintre peint à la fois le monde et son monde. Tout en se mettant totalement dans ce qu’il peint, le peintre est le serviteur de ce qui est face à lui. MerleauPonty retrouve alors des accents heideggeriens : l’inspiration de l’artiste est « inspiration et expiration de l’Être, respiration de l’Être » 6. Dans son dernier livre 7, Barthes utilise la phénoménologie pour penser la photographie : il en arrive à la conclusion que c’est la photographie ordinaire et non la photographie artistique qui est la plus riche. Cette réflexion laisse à penser que la phénoménologie de l’art a peut-être plus pour objet les rapports de l’homme au monde que la spécificité des réalités

et des activités artistiques. ▶ À travers ses deux grands courants philosophiques qui se rejoignent sans se confondre – l’un issu de Husserl et l’autre de Heidegger – la phénoménologie de l’art a pour trait caractéristique de mettre l’accent sur l’oeuvre même dans les rapports que l’artiste entretient avec le monde. L’art est alors downloadModeText.vue.download 818 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 816 pensé comme une réalité qui permet de dévoiler la vérité et de s’ouvrir à l’être. François Soulages ✐ 1 Husserl, E., Méditations Cartésiennes (1929), trad. E. Lévinas et Peiffer, Vrin, Paris, 1969 ; l’Idée de la phénoménologie (1907), trad. Lowit, PUF, Paris, 1970. 2 Heidegger, M., « L’origine de l’oeuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962. 3 Heidegger, M., « Pourquoi des poètes » in Chemins, op. cit. ; « [...] L’homme habite en poète [...] » in Essais et conférences, trad. Préau, Gallimard, Paris, 1958 ; Acheminement vers la parole, trad. Beaufret, Brokmeier et Fédier, Gallimard, Paris, 1976. 4 Merleau-Ponty, M., L’oeil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1964, p. 19. 5 Ibid., p. 21. 6 Ibid., p. 32. 7 Barthes, R., La chambre claire, Gallimard, Paris, 1980. Voir-aussi : Didi-Huberman, G., Devant l’image, Minuit, Paris, 1990. Dufrenne, M., Phénoménologie de l’expérience esthétique, PUF, Paris, 1953. Gadamer, H. G., Vérité et méthode, trad. Sacre, Seuil, Paris, 1976 ; Qui suis-je et qui es-tu ?, trad. E. Poulain, Actes Sud, Arles, 1987. Henry, M., Voir l’invisible : sur Kandinsky, F. Bourin, Paris, 1988. Maldiney, H., Regard, parole, espace, L’Âge d’Homme, Paris,

1973. Manon, J.-L., la Croisée du visible, La Différence, Paris, 1991. Merleau-Ponty, M., le Visible et l’Invisible, Gallimard, Paris, 1964. ! ART, ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, VISIBLE PHILOLOGIE Du grec philologia, « amour du discours » 1. Comme science de la transmission et de l’interprétation des textes suivant des règles précises, on la rencontre chez les humanistes italiens du XVe s. LINGUISTIQUE Art de la transmission textuelle et art de l’interprétation des oeuvres anciennes. La philologie est l’art de la restitution de l’authenticité des textes du passé et de leur interprétation. C’est donc la discipline critique de la tradition littéraire en tant que transmission textuelle. L’humanisme Ce sont les humanistes italiens du XVe s. qui ont transformé la tradition grammaticale ancienne en philologie, en se rendant compte que les textes du passé étaient le plus souvent le résultat d’une transmission historique lacunaire, éventuellement manipulée. La philologie met alors au point des techniques de restitution de la lettre des oeuvres du passé : restitution de la généalogie des textes, et des rapports de dépendance entre les manuscrits ; séparation typographique du texte et du commentaire ; vérification des citations ; connaissance des langues anciennes comme présupposition de tout travail de compréhension ; la correction comme produit à la fois de la connaissance des manuscrit et du jugement de l’interprète. Le XIXe s. Au début du XIXe s., la philologie s’est constituée en une « science de l’antiquité » dont l’objet était présenté comme la connaissance de l’humanité et de la culture antiques (en fait surtout grecques). Elle s’est dotée, chez son principal promoteur, Friedrich August Wolf (1759-1824), d’un objet propre, le monde antique, étudié dans ses aspects littéraires d’abord, comme modèle d’humanité, mais aussi, et de plus en plus, dans ses autres dimensions : art histoire politique, monuments, géographie.

En conséquence, l’autonomie de la philologie s’est affirmée contre la théologie, dont elle était encore la servante au XVIIIe s. dans la mesure où elle jouait un rôle dans la formation des pasteurs, mais aussi contre la philosophie, puisqu’elle s’occupe des documents, des textes, et non directement des idées. Cette autonomie est fortifiée par la conscience de la distance historique entre les époques : son insistance sur le caractère irrémédiablement passé de l’antiquité a été constitutive de la conscience philologique. Dans les projets encyclopédiques de Wolf, Friedrich Schlegel (1772-1829), Friedrich Ast (1778-1841), ou August Boeckh (1785-1867), il s’agissait en effet de reconstituer dans la dimension du savoir l’aspect le plus complet de la civilisation antique. La philologie était l’instrument de cette résurrection spirituelle : l’idéal classique, la norme de l’humanité et de la beauté sont à retrouver pour notre époque à travers « l’étude de l’Antiquité ». Vers le milieu du siècle, et très manifestement à l’occasion des guerres conduisant à la fondation du Reich allemand, ce modèle entra en crise. Ses présupposés idéalistes furent remis en question, car la normativité de l’antiquité grecque provenait d’une normalisation, et surtout l’antiquité grecque se révéla progressivement moins homogène et organique qu’on ne se l’était imaginé : des faces d’ombre apparaissaient, déjà aperçues par les premiers romantiques ou par Hölderlin ; certaines époques délaissées devenaient ainsi objet d’un plus grand intérêt, comme les temps archaïques ou la période hellénistique. L’approche de Karl Lachmann (1793-1851), considérée longtemps comme fondatrice de la science philologique, et désormais dépassée, visait, en se référant à un système rigide de classification, à déterminer clairement la tradition manuscrite, et par là à résoudre les passages obscurs. Cette méthode fut critiquée comme trop « mécanique », négligeant l’histoire des contextes historiques et linguistiques. La philologie contemporaine est plus consciente de la nature conjec-

turale de ses interventions. ▶ La philologie est essentiellement un art critique et historique du discours ; par là elle est interprétative. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Cf. Platon, Théétète, 146a. Voir-aussi : Grafton, A., J. Scaliger. A Study in the History of Classical Scholarship, Oxford, 2 vol., 1983-1993. Laks, A. et Neschke, A. (éd.), La naissance du paradigme herméneutique, Presses universitaires de Lille, Villeneuve-d’Ascq, 1990. Rizzo, S., Il lessico filologico degli umanisti, Rome, 1973. Thouard, D. (éd.), Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 1996. Timpanaro, S., La genesi del metodo di Lachmann, Florence, 1963, nouvelle éd. revue et augmentée, Padoue, 1981. ! HERMÉNEUTIQUE, HUMANISME, INTERPRÉTATION downloadModeText.vue.download 819 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 817 PHILOSOPHIE Du grec philia, « amitié » et sophia, « sagesse ». GÉNÉR. Le concept de philosophie ne saurait être appréhendé de manière univoque, ni défini de façon précise, tant son interprétation varie au cours de l’histoire. Deux axes définitoires pourraient être mis en place : l’un nous orienterait vers une certaine attitude, portée par l’étymologie, qui en fait une « amitié pour la sagesse » ; l’autre consisterait à la situer dans l’espace et le temps, comme un courant de pensée occidental qui serait né dans la Grèce antique. Cela reviendrait à exclure les formes de pensée orientales ou primitives, qui sont également portées vers

une certaine « sagesse », et à simplement déplacer l’interrogation sur ce terme, qui lui-même se révèle polysémique et difficile à cerner. Une autre voie pourrait être trouvée si l’on considère que la philosophie est une méthode d’investigation rationnelle, mais n’est-ce pas alors exclure de son concept les mythes ou le sensualisme, qui pourtant la caractérisent à certains moments de son histoire ? De plus, ce serait rendre impossible toute distinction entre ce savoir et les autres champs de la science, qui ne sont pas toujours considérés, à proprement parler, comme des « philosophies ». Force est donc de constater que la philosophie est toujours fuyante, et que sous une dénomination unique se cachent en fait de multiples formes de philosophies, qui rendent impossible toute tentative de définition unitaire. Au début de sa Métaphysique, Aristote porte son interrogation sur la nature de la sagesse, et met en place une série de caractéristiques permettant, sinon de la définir exactement, du moins de la cerner. Elle est une connaissance de « toutes choses », et, parmi celles-ci, « des choses difficiles » ; elle est une recherche de leurs causes et doit aboutir à un enseignement ; enfin, elle est une science architectonique, « dominatrice », qui est choisie, non en vue d’autre chose, mais pour elle-même 1. Pour cette raison, la sagesse, et donc la philosophie, ne peut naître que chez les peuples qui connaissent le « loisir » 2, c’est-à-dire qui ont déjà satisfait aux besoins les plus nécessaires de l’existence. Mais, en recherchant les causes les plus élevées, la philosophie risque de se perdre elle-même, et de se transformer en théologie : Thomas d’Aquin peut ainsi reprendre les affirmations d’Aristote, et construire un système de pensée dans lequel ce n’est plus la philosophie en tant que telle qui est recherchée, mais la théologie 3. C’est d’ailleurs au cours du XIIIe s. que les théologiens doivent faire face à une contestation des philosophes, qui revendiquent leur autonomie vis-à-vis de la théologie, autonomie confisquée au cours du Moyen Âge 4. Les problèmes rencontrés dans la définition de la philosophie tiennent dans le champ trop vaste qui est le sien, car elle se donne pour but d’embrasser toutes les sciences : ainsi Descartes peut-il affirmer que « toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc [...] la physique, et les branches qui sortent de ce tronc [...] toutes les autres sciences » 5. Cependant, si cette entreprise caractérisait réellement la philosophie, celle-ci serait morte avec la multiplication des sciences, elle qui ne peut plus les embrasser aujourd’hui. Dès lors, faut-il considérer que la phi-

losophie n’est rien d’autre que l’histoire des philosophies qui se sont succédées, chacune adhérant à son époque et se trouvant dépassée par la suivante ? Une telle attitude comporte de nombreux risques, car elle tend à réduire la philosophie à son histoire. Or, si tel était le cas, elle n’aurait jamais évolué, car nulle pensée nouvelle ne peut naître de la simple compilation de pensées anciennes. Confrontés au problème de la saisie d’un Dieu transcendant qui ne pouvait être connu, les mystiques avaient élaboré une « théologie négative » : l’incapacité du discours affirmatif pouvait ainsi être contournée, et il devenait possible de dire ce que Dieu n’est pas. S’interrogeant sur la philosophie, Deleuze débute par cette même méthode : il écarte un certain nombre de caractérisations positives de la philosophie, portées par différentes époques : elle n’est ni la contemplation, qui serait purement passive, ni une réflexion, car il est possible de réfléchir sans elle. Cependant, une définition positive, même si elle reste vague, devient possible : « La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts » 6. Une telle affirmation ne doit pas être prise en un sens absolu, car il ne s’agit pas de dire qu’elle décide des concepts, mais simplement qu’elle les propose. La philosophie n’est pas un système à vocation universalisante, elle est une certaine interprétation du monde, une construction qui ne doit pas, contrairement à ce que pensait Aristote, prétendre se hisser aux plus hautes des causes. En retour, le philosophe voit également son statut se préciser : il n’est pas le détenteur d’une vérité absolue, ne prétend pas à la dignité du philosophe-roi platonicien, ni même à celle de l’intellectuel engagé à la tête des masses. Il est créateur de concept, artisan de la raison, théoricien mais en un sens qui ne suppose plus une quelconque dignité supérieure. Car, « une théorie, c’est exactement comme une boîte à outils » 7. La philosophie serait alors simplement cela, une technique d’un genre particulier, qui ne serait pas destinée à élucider le sens de l’être (car elle risquerait alors de revenir sous la dépendance de la théologie), mais qui se contenterait de créer et proposer les outils conceptuels les mieux adaptés à son époque ou à celui qui la porte.

C’est ainsi que peut être comprise la pluralité des philosophies développées par des individus différents, dans des contextes variés. Sa richesse n’est pas dans le dogmatisme, mais dans l’ensemble de ces voies ouvertes, où chacun va puiser en fonction de ses besoins propres. Didier Ottaviani ✐ 1 Aristote, Métaphysique, A, 2, 982a7-19, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, pp. 12-13. 2 Ibid., 1, 981b23, p. 9. 3 Aquin (d’), T., Somme contre les gentils, I, 1, trad. R. Bernier et M. Corvez, Cerf, Paris, 1993. 4 Cf. Bianchi, L., Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris, Les Belles Lettres, Paris, 1999. 5 Descartes, R., Principes de la philosophie, Lettre-Préface, Vrin, Paris, 1984, p. 42. 6 Deleuze, G., Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, p. 10. 7 Foucault, M., « Les intellectuels et le pouvoir » (entretient avec G. Deleuze), in Dits et écrits, II, Gallimard, Paris, 1994, p. 307. ! ÊTRE, MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, PENSÉE, POPULAIRE (PHILOSOPHIE), SAGESSE, SCIENCE, THÉOLOGIE, THÉORIE, VIE ∼ PHILOSOPHIE DE L’ART ESTHÉTIQUE ! ART downloadModeText.vue.download 820 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 818 ∼ PHILOSOPHIE DE LA VIE BIOLOGIE ! VIE ∼ PHILOSOPHIE POPULAIRE PHILOS. MODERNE ! POPULAIRE (PHILOSOPHIE)

∼ PHILOSOPHIE ET PSYCHOLOGIE PSYCHOLOGIE « Philosophie et psychologie » L’inspiration philosophique Si l’inspiration est souvent qualifiée de poétique ou de prophétique, l’idée même d’inspiration philosophique paraît paradoxale, tant l’effort réflexif, la volonté de rigueur et de lucidité rationnelle semblent interdire au philosophe de se soumettre à la dictée d’une puissance extérieure, de céder à ce qui se donnerait dans l’éblouissement impérieux d’une inspiration. Pourtant, bien des philosophes ont éprouvé de tels éblouissements. Plutôt que de réduire leurs témoignages à de pittoresques détails biographiques, il faut prendre au sérieux cette alliance dérangeante et s’interroger sur ce qu’elle implique de la philosophie et de son rapport à d’autres démarches. L’INSPIRATION SUSPECTE L e dialogue platonicien Ion 1 propose une figure de l’inspiration qui marquera durablement la postérité ; pourtant, dans une première lecture, la notion paraît utilisée ironiquement pour ruiner la prétention du rhapsode éponyme. Socrate oblige en effet celui-ci à reconnaître l’inanité de son pouvoir : il ne peut rendre raison ni de ce dont il parle, ni de la manière dont il le fait ; de plus, il ne sait commenter qu’Homère. Pourtant, proteste le malheureux, je subjugue mes auditeurs. C’est sans doute que tu es sous l’emprise magnétique d’une puissance divine, propose Socrate. Devant cette alternative – posséder une technique ou être possédé par la Muse – et ne pouvant prouver la première, Ion préfère tirer gloire de la seconde en se proclamant le héraut des dieux. Mais cette gloire semble fragile puisque tout le mérite en revient au dieu qui s’exprime à travers lui : il n’est qu’un simple maillon conducteur de cette aimantation qui se propage du dieu au poète, du poète au rhapsode, du rhapsode au spectateur. L’inspiration resterait donc extérieure à celui qu’elle visite. Elle serait tout à la fois inopinée, aléatoire, limitée et éphémère. Elle métamorphose le plus médiocre poète et Ion sommeille tant qu’on ne parle pas d’Homère ; désertés par « la faveur divine », tous deux retournent à leur état premier.

Dans une extraordinaire suspension temporelle, elle dépossède momentanément l’individu de sa raison pour le réduire à n’être que la scène d’une autre parole. Cette forte restriction dessine a contrario deux modèles positifs : celui de la technê, comme maîtrise raisonnée et durable d’une compétence ; plus encore, celui de la philosophie comme effort constant pour se défaire des liens qui entravent la pensée, pour réfléchir sur les présupposés du savoir et construire ainsi une vie autonome et responsable. Socrate triompherait ironiquement de la vanité du rhapsode et la raison philosophique triompherait de l’irrationalité irréfléchie du poète. Pourtant, l’opposition tranchée ne peut satisfaire, elle minore la troublante complexité de l’inspiration, elle semble contradictoire avec l’effectivité du travail philosophique. RÉHABILITATION DE L’INSPIRATION O n ne peut d’abord réduire l’inspiration à cette condamnation ni en faire le commode repoussoir du travail philosophique. À l’intérieur même du dialogue platonicien, la notion est loin d’être aussi unilatéralement présentée et entrelace les contraires. Si elle paraît visiter n’importe lequel, voire le plus médiocre, l’apparente gratuité de l’élection est démentie par le dynamisme magnétique qui n’attire jamais n’importe quelle matière. Si l’inspiré semble brutalement mis en transe, tout indique un travail préalable de réceptivité. S’il semble passif, il agit à son tour sur ceux qui l’écoutent et l’inspiration transitive est renforcée par la vigilance du rhapsode qui avoue se montrer attentif à son public s’il est « privé de sa raison » (ekphrôn), il est aussi « empli du dieu » (enthéos). Les artistes ne craignent pas de se réclamer de cette richesse notionnelle. Elle irrite la logique conceptuelle ; ne serait-ce que pour cela, elle sollicite la réflexion. L’oscillation (entre extériorité et intériorité, identité et altérité, passivité et activité, discontinuité et continuité) invite à concevoir une activité dont le sujet n’est pas directement la source, mais qui s’effectue en lui avec son concours efficace. Le sommeil du rhapsode peut ainsi prendre un autre sens, celui d’une mise en sommeil de la raison, symbolisant un effort de disponibilité pour accueillir ce qui transcende l’endettement des individus et de leurs prétentions particulières. Loin de s’opposer à la démarche philosophique, l’inspiration pourrait alors en être étrangement proche. La brusque aimantation tire l’inspiré de son sommeil, le dépossède de l’autorité dont il se croyait détenteur, du confort de ses repères, de la fermeté de son assise. La torpeur de l’aporie, l’atopie insolite du phi-

losophe ne témoignent-elles pas à leur manière d’une même dépossession ? L’INSPIRATION PHILOSOPHIQUE L ’hypothèse donne plus de force au dialogue, dont l’intérêt serait sinon assez mince ; elle préserve surtout la cohérence les textes platoniciens. Socrate y proteste sans cesse de son ignorance, mais s’y montre à l’écoute de son daimôn familier. Tout entier mobilisé par la quête d’une idée, il s’abstrait du monde ordinaire et déconcerte ses interlocuteurs. Devant ses accusateurs, il répond sans varier qu’il est au service du dieu auquel il consacre sa vie. Amoureux de la sagesse, il passe pour fou aux yeux des autres. Car l’amour est folie divine, expose le Phèdre. La mania est octroyée aux hommes par quatre divinités dans quatre domaines : celui de la divination par Apollon, des purifications et des initiations par Dionysos, de la poésie par les Muses, et de l’ardeur amoureuse par Éros et Aphrodite. De toutes ces folies, l’amoureuse downloadModeText.vue.download 821 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 819 est la plus belle parce qu’elle suscite la réminiscence, arrache au sensible et conduit vers l’intelligible, c’est d’elle que procède la philosophie. Elle est donc soeur de la transe poétique et présente la même oscillation entre la dépossession et la possession : quelle que soit la mania, elle transporte hors de soi et enthousiasme à la fois. Aussi, pour dénommer et rassembler ces quatre faveurs divines, le mot juste est celui d’« inspiration » (epipnoia), qui mêle l’extériorité du souffle et l’intimité de sa réception. Le philosophe est donc inspiré lui aussi. Mais cette proposition ne va pas sans réticences puisqu’elle fait de lui un être traversé par un souffle, emporté par l’élan d’un désir, possédé par un délire. La spécificité du travail philosophique ne se perd-elle pas dans la séduction suggestive d’une image imprécise ? Et comment concilier l’inspiration et la vigilance rationnelle, l’enthousiasme et la distance critique, qualités attendues du philosophe ? UNE INSPIRATION LIMINAIRE E n conséquence, si l’on s’accorde généralement à admettre l’impulsion d’une inspiration philosophique, c’est souvent pour la limiter à ce moment inaugural. Fût-il le plus merveilleux des dons divins, l’amour ne serait ainsi qu’un auxiliaire : folie qui ne peut ni rendre raison de soi ni se transmettre ; aussi volatile que l’opinion droite, fugueuse prête à s’enfuir tant qu’on ne l’a pas solidement liée par le raisonnement causal, il doit être discipliné dans une ascension menée patiemment de degré en degré (comme l’explique le Banquet). Il doit enfin laisser place à la méthode dialectique. Dans cette même perspective, on admettra aussi que Descartes 2, « s’étant couché tout rempli de son enthousiasme » le 10 novembre

1619, fut inspiré par trois songes, et qu’à la lecture du sujet de l’Académie de Dijon, Rousseau 3 éprouve une « inspiration subite » qui le jette « dans un trouble inexprimable [...] dans un étourdissement semblable à l’ivresse ». Mais on en retiendra surtout que Descartes y trouve l’énergie de persévérer dans la construction rationnelle d’un système d’idées claires (ce que note Valéry 4, non sans ironie), et que Rousseau compose le Discours sur les sciences et les arts. Le philosophe se distinguerait dès lors du poète ou du mystique, en ce qu’il reprendrait et élaborerait de manière rigoureuse et ordonnée ce qui l’a ébloui et mis en mouvement. Ainsi, pour G. Agamben, est philosophe celui qui rompt la chaîne de l’aimantation et se distingue du poète par la maîtrise et l’autonomie qu’il conquiert sur l’aliénation originaire de la pensée. D’autres penseurs ont proposé avec plus de nuances cette opposition, et fait de l’inspiration une composante prérationnelle que reconnaît la philosophie, à condition de l’éclaircir et de la « sublimer » comme le propose J. Patocka, ou de la réfléchir de manière critique et méthodique comme le propose P. Ricoeur. Dans ce dépassement, s’érige la philosophie. LA RESPIRATION PHILOSOPHIQUE M ais opposer un amont et un aval, l’intrusion irrationnelle d’une puissance extérieure et l’assurance d’une pensée réfléchie, la discontinuité éblouissante et la sereine construction méthodique, c’est minorer à la fois la dense contraction de la notion et la réalité du travail philosophique tissé d’inquiétudes et de doutes. La démarche philosophique se construit aussi dans l’abandon des positions d’autorité et la quête interrogative des voies fructueuses. En ce sens, d’une part le philosophe est bien amoureux, dans le sentiment douloureux d’un manque et du désir de le combler, d’autre part il ne rougit pas d’être dépossédé et accueille au contraire ce qui l’arrache aux évidences et à la présomption d’une maîtrise. Si Socrate décline toute position d’autorité et confesse son dénuement, il célèbre aussi la fécondité de l’amour, la force salvatrice de la mania et se fait l’instrument du dieu « jusqu’à son dernier souffle » (an empnéô). Inspiration et expiration, possession et dépossession, les deux versants sont étroitement corrélés. Aussi n’est-il pas aisé de départager la fulgurante lumière de la constitution organisée d’un savoir réfléchi, moins encore de les ordonner dans une suite chronologique. Platon décrit comment l’ascension méthodique de l’amoureux impétrant peut se voir récompensée par une brusque révélation (Banquet). C’est avec la même « soudaineté » (exaiphnês) que l’illumination du savoir surgit après de patients efforts ; elle résulte d’une existence qui lui est

consacrée (lettre VII). Même si elle se vit souvent ainsi, l’inspiration n’est donc pas seulement une origine : si Rousseau compose sous sa dictée, en une demi-heure et sans sembler en avoir conscience, la prosopopée de Fabricius, le travail amorcé se développe en discours organisé et l’engage à soutenir un véritable combat philosophique. L’épreuve fulgurante modifie à tout jamais celui qui avoue : « À l’instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme ». L’éblouissement peut annoncer ou couronner une quête, dans tous les cas il témoigne d’une reconnaissance et d’un acquiescement. Ceux-ci convertissent la passivité et la discontinuité apparentes en quête persévérante, qui peut conduire à d’autres illuminations qui exigeront impérieusement à leur tour d’autres recherches. ▶ L’inspiration n’est donc pas l’irrationnelle aînée d’une philosophie maîtresse d’elle-même. Cette délimitation disqualifie l’inspiration mais aussi une philosophie défensivement délimitée par la maîtrise. Inversement, reconnaître la puissance possible de l’inspiration philosophique, c’est admettre l’élan transitif du désir de connaître, la perméabilité vivante de la quête, la ténacité inquiète d’un savoir toujours susceptible d’être remis en question, mais se poursuivant par-delà ceux qui n’en sont que les vecteurs, au service du vrai et aimantés par lui. Dans l’étroite proximité de la poésie mais sans se confondre avec elle, la philosophie déploie sa tension rationnelle pour interroger les folies, sa discursivité pour affronter la séduction des mythes et scruter l’énigme des rêves. La réflexivité est un effort constamment attentif et reconduit. Elle se nourrit de ce qu’elle affronte dans une respiration continuée qui donne toute sa place à l’inspiration et notamment à cette oscillation notionnelle conforme à l’échange constant de la pulsation respiratoire. MARIANNE MASSIN ✐ 1 Platon, Ion, Apologie de Socrate, Banquet, Phèdre, Lettre VII. 2 Descartes, R., « Olympiques », récit de Baillet, in OEuvres philosophiques, (1618-1637), t. I, Garnier Frères, Paris, 1963, pp. 53 à 61. 3 Rousseau, J.-J., Lettre du 12 janvier 1762 à M. de Malesherbes, les Confessions, Livre VIII. 4 Valéry, P., Variété, « Études philosophiques », in OEuvres, Gallimard, La Pléiade, t. I, Paris, 1957, pp. 814-818. Voir-aussi : Agamben, G., Idée de la prose, (1985), trad. G. Macé, Bourgois, Paris, 1988 ; Image et mémoire, « l’Origine et l’oubli, Parole du mythe et parole de la littérature », Hoëbeke, Paris, 1998.

Chalier, C., L’inspiration du philosophe, Albin Michel, Paris, 1996. downloadModeText.vue.download 822 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 820 Patocka, J., L’art et le temps, trad. E. Abrams, P.O.L., Paris, 1990. Ricoeur, P., Lectures III, Aux frontières de la philosophie, Seuil, Paris, 1994. Qu’est-ce désormais que la philosophie ? Philosophie est un mot qui commence en ironie. Il importe de penser qu’il porte toujours dans l’avenir l’ironie avec soi. C’est par elle qu’il se munit d’une résistance à ce qui voudrait rabattre ses démarches à l’état de séquelle ou de déblai. C’est cette résistance inventive qui l’instaure et la recrée, à chaque moment transformant de ses développements. PHILOSOPHIE COMME IRONIE S on apparition première prend, dans le dialogue platonicien du Gorgias, la forme d’une rétractation fictive de Socrate : sous les assauts violents de Calliclès, prônant l’injustice et la violence du plus fort à l’égard du plus faible. La philosophie, déclare Calliclès, n’est pas sans charme, si l’on s’y livre dans la jeunesse. Mais si l’on s’y attarde, c’est une calamité. « Oblige donc », réplique Socrate, « oblige la philosophie qui m’est chère à ne plus dire qu’à peine ces choses que je dis ». Ou en d’autres traductions : « à cesser de parler comme elle fait. »1 La philosophie surgit ainsi dans le Gorgias comme une anti-phrase qui, de surcroît, oblige à s’énoncer « à peine », « en cessant », pausôn – dans cette « pause ». À peine advenue, elle choisit de cesser de se dire, pour feindre d’accepter l’argument opposé, – mais certes pour interroger davantage et par cette interrogation (eirôneia) supplémentaire, en passant par une feinte, un instant. La concision de cette « pause », de ce silence est plus qu’un long discours : la brièveté de la réplique socratique au personnage antagoniste de Calliclès prend le feu par les doigts. C’est reprendre l’éclair des mains d’Héraclite, premier à nommer, un siècle plus tôt, le philosophos : l’ami du sage. Cette double venue – celle du philosophe à Ephèse en Asie, et de la philosophie à Athènes en Europe – nous livre

chaque fois ce que la langue allemande nomme, en décalquant un mot grec, une « paradoxie ». « Il faut », insistait Héraclite, « pour les hommes philosophes, être des narrateurs de bien des choses » (historas pollôn) 2. Le philosophe a surgi là. Mais quel est cet histôr, futur historien, qui change de vêtement pour se faire « homme philosophe » ? La relation énigmatique entre narration et concept ne sera soulignée que par Spinoza, pour qui « les idées ne sont que des narrations mentales ». Précisons que ces hommes philosophes sont bientôt des femmes. Platon et Schelling mettront une femme au centre de leurs dialogues : Diotima et Clara. À Athènes, Périclès va écouter Socrate dans la maison d’Aspasie la Milésienne, qui devient sa bien-aimée. Hypatie la philosophe sera la gloire d’Alexandrie, où elle enseigne les mathématiques avant d’être assassinée. Notons le danger de l’interdit et du meurtre. Platon vient d’être un moment, sur l’ordre du tyran de Syracuse, arrêté et vendu comme esclave 3, quand il retourne de Sicile vers Athènes. Racheté sur le marché d’esclaves par un ami de passage, il ouvre un jardin à la géométrie et à la pensée. Le Gorgias sera le manifeste de ce jardin et de ses outils. Mais ce point de retournement est aussi à noter, où le narrateur / enquêteur devient le philosophe. Il survient à Athènes avec l’eidos, l’idée, le « vu » : eidon, je voyais. Et à Paris, seize siècles plus tard, avec le conceptum, le « saisi ». Ce quelque chose qui est cherché, et provisoirement manqué dans l’aporie : moment sans ressource, embarras d’avoir à dire la réponse avant de l’avoir en vue. Cela qui se décrit, de façon « inénarrable », dans le dialogue platonicien le plus socratique : l’Hippias majeur : où Socrate évoque un « bourru » qui sans cesse le harasse de questions. Façon qui se poursuit « par-delà l’être », dira Platon par la bouche de Socrate, dans la République. Ce quelque chose échappe au narré. Même si, à l’âge classique, Spinoza définit au passage les « idées » comme des « narrations mentales ». L’INVENTION DE L’ÊTRE L e coup de théâtre aristotélicien interrompt cette quête sans fin et propose une curieuse proportion : « autant il y a de l’être, autant il y a de la vérité » 4. À partir de cet instant évoquant l’être, to einai, va s’énoncer et se développer chez lui une théorie de « l’étant », to on 5 : elle conduit à la proposition selon quoi ne peuvent s’affirmer ceci et son contraire, « en même temps et sous le même rapport ». La langue grecque se donne alors ce privilège d’énoncer après un article, comme un substantif, le verbe qui prononce la simple liaison, entre un mot et son attribut. Elle dit tantôt « l’être » et tantôt « l’étant », to einai et to on. Ces énoncés peuvent-ils avoir un sens dans un espace éloigné de l’orbite méditerranéenne ? Dans la langue de la Chine par exemple, qui avance par blocs de sens invariables, enrichissant chacun d’eux de fines fleurs graphiques ? L’idée

d’être au sens d’Aristote va y apparaître tardivement sans doute, par l’effet des traductions de ce vocable occidental : vingt cinq siècles plus tard, à partir de la tâche traduisante qui va s’ouvrir vers l’an 1900, des mots chinois différents, toujours invariables (sans infinitif ni participe), seront choisis pour traduire respectivement « l’être » chez Hegel (cun) et le « je suis » cartésien (zai) ; pour « l’être » et « l’étant » chez Heidegger (shi et zhé) ou « l’être » chez Sartre (cun zai). En sens inverse, sera traduit par « l’être » le you de Lao-tseu : les « Dix Lunes ». Ne peut-on dire que la philosophie ne commencerait vraiment qu’avec ce multiple des traductions, en commençant par les langues latine et arabe, jusqu’aux langues japonaise et chinoise ? Serait-ce vers une philosophie à n dimensions que nous nous orientons, construisant des concepts a-conceptuels, saisissables certes, mais toujours in-saisissables, dans ce mouvement où le sens recule à l’horizon, mais en dessinant au large cet horizon même – de la pensée commune à tous les peuples. Il est vrai qu’en attribuant avec constance un article à ce verbe privé de tout contenu, la langue grecque de la philosophia athénienne ouvre soudain un jardin de pensée sans précédent : dans le Lukeion, le « Lycée » d’Aristote, « Jardin aux Loups » consacré à Apollon. La langue de l’Inde de son côté nomme, aux temps du bouddhisme, le sunya, le « vide ». Terme qui va permettre de désigner la colonne vide du boulier, et d’esquisser déjà une algèbre, qui se déploiera par le monde arabe jusqu’à l’Italie et l’Europe occidentale francoanglo-allemande, celle même de la philosophie dite « occidownloadModeText.vue.download 823 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 821 dentale » par Descartes, Pascal, Leibniz, Newton interposés. Encore faudra-t-il que la bibliothèque d’argile de Sippar sur l’Euphrate près de Babylone et face à Bagdad, voici trente siècles, ait donné son nom au Sepher hébraïque, le « Livre », et au sephar, le « nombre » – qui deviendra le cifr arabe et la cifra italienne, le nombre – et ce nombre initial : le zefiro, le « zéro ». Le travail de la pensée forge ainsi l’eidos et le conceptum, par le multiple des langues. Mallarmé soulignait, en ironique Divagation, que s’il existait une langue unique de l’espèce humaine, chaque mot serait matériellement la vérité. Et s’il n’y a pas une « langue de l’être » prédestinée, il existe bel et bien une langue grecque où l’infinitif du verbe être a reçu le

don d’un article, au Livre α d’un recueil de quatorze livres signés du nom d’Aristote et concernant selon lui la « philosophie première », celle des moments premiers du penser. La langue latine occidentale ne retrouvera pas l’article défini du grec (Thomas d’Aquin essaie parfois ty esse pour rendre to einai). Mais elle produira des inventions médiévales de langage fort comparables en puissance pensive, par le gérondif de l’actus essendi – l’acte d’être. LE PHILOSOPHE EN PROCÈS M ais avant même son propre vocable, fixé ainsi par Platon, la philosophie athénienne commence par son drame : un procès. Le jour où un certain Mélétos dépose une plainte au greffe de l’archonte-roi contre ce citoyen connu pour son extravagance, Socrate, contre qui sera requise la peine de mort. Mais un autre terme crucial va surgir, dans le prolongement du mot « philosophie » – et c’est la métaphysique. La suite des quatorze livres d’Aristote et du livre ajouté par son disciple Théophraste va comporter une dernière ligne, une scolie, signée d’un certain Nikolaos de Damas, philosophe du dernier roi de Judée, Hérode : précisant que ce sont là les livres « d’après la physique », meta ta phusika. Le mot « métaphysique » s’invente ici, comme une dernière instance du procès socratique. Il va lui-même connaître les péripéties de plusieurs procès en justice ou en inquisition. L’Apologie de Socrate, par Platon, ouvre avec splendeur et ironie le champ de l’éthique. La Grèce dès lors se fragmente en écoles, comme elle s’était fragmentée en cités. On n’a pas prêté attention au fait que le terme latin « école » traduit un mot grec qui est airèsis – « hérésie ». De toutes parts, le débat invente. L’une des hérésies va consister à inventer l’atome, et cette tentative de Démocrite et Épicure passe en langue latine avec Lucrèce. Qui donc veut affirmer, avec Heidegger, que « la science ne pense pas » ? (« La généalogie des sciences, [...] “précieuse” pour qui sait penser », assure d’Alembert6.) L’assurance heideggerienne

semble omettre ce moment fructueux de la pensée qui ne connaît pas de territoires délimités par des fossés armés. La prodigalité des « hérésies » helléniques et de leurs traducteurs latins est une source à foison. Mais un autre versant de ce que Nietzsche nomme la pensée préplatonicienne, Héraclite justement, sera publié par les « humanistes » de la Renaissance européenne, à Genève, sous le titre de Poesis philosophica. Là non plus, aucun fossé n’est creusé, dans l’entre-deux : entre philosophie et poésie. ÊTRE ET DÉÊTRE L ’un des moments les plus profonds sera celui où la « méditation métaphysique » se heurte, avec la pensée cartésienne, à l’exigence de s’interroger : comment se pourrait-il – qua ratione, « par quelle raison » ? – « que je pusse connaître que je doute et que je désire » – me dubitare, me cupere – « c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose » ou, plus exactement, que survient « pour moi quelque dé-être », aliquid mihi déesse7... L’événement du déêtre cartésien ouvre la brèche de l’infini (ou du « parfait »). Ici s’ouvre le moment d’une culmination dans la question de philosophie. La fameuse « raison » cartésienne est ici à l’écoute de la respiration de l’être en « déêtre », et au souffle qui s’ouvre. C’est cela qu’entend « l’entendement » de l’âge classique européen. Dans les mêmes années le Don Quichotte de Cervantès se présente en préface comme « fils de l’entendement », hijo del entendimiento. Du verbe grec eimi, « je suis », Nietzsche souligne la forme plus ancienne : esmi, « je respire ». Dans le terme sanscrit atman, signifiant « l’âme » pour la tradition de la philosophie indienne depuis les Upanishad jusqu’au Vedanta, s’entend le mot allemand Atmen, « l’haleine ». La circulation d’une langue de pensée multiple à travers les langues dites naturelles nous laisse atteindre une fraîcheur d’invention des concepts, qui tend parfois à ne plus se faire perceptible à mesure que se construisent les lexiques. Rien ne sera plus fertile, après la diaspora présocratique de la Grèce et le dialogue platonicien d’Athènes où elle se condense, que l’entretien par arguments entiers entre les « Objections » aux Méditations de René Descartes et les « Réponses » en première personne qu’il leur adresse. L’une d’elles sera aussi discrètement cruciale que l’événement du Gorgias. Répondant à Hobbes qui l’attaque durement, Descartes impose à son traducteur, pour la version française de sa Réponse, de traduire le latin conscientia par « conscience »8 – alors que l’usage et les dictionnaires du temps réservent ce terme à « l’approbation aux actions bonnes » et au « repentir des mauvaises ». Désormais elle va désigner « le sujet de quelques actes » tels que « entendre, vouloir, imaginer, sentir ». Le sujet philosophique naît à nouveau dans ce léger glissement et dans la même page. La « conscience » en langue française s’est accrue d’un change de sens. Elle va

entraîner la langue anglaise, par Locke, à distinguer du mot « conscience », un terme nouveau : consciousness. En langue allemande, Bewusstsein, « conscience de soi », se distinguera de la « conscience morale », Gewissen. Ainsi pourra naître l’Unbewusst – « l’inconscient ». Nietzsche évoquera « le sujet [...] comme inconscient ». Autour de la décennie 1954-64 survient dans l’école freudienne une nouvelle paradoxie : le « sujet de l’inconscient », qui n’est pas sans questionner la philosophie et la clinique tout à la fois. PENSÉE DU SUJET P ourtant le subjectum est déjà apparu dans la philosophie arabe du XIIe s. Dans le « vestibule », le Prooemium du « Grand Commentaire sur la Métaphysique » d’Averroès – d’Ibn Rochd –, au Livre 12, le Livre Lam (Lamda en grec), l’intellect agent, commun à tous les hommes, suscite par « l’intention comprise », comme « subjectum » dans la traduction latine d’alors, l’éveil des concepts, en cette sorte de « matière » de la pensée qu’évoquait Aristote – et qu’Averroès nomme curieusement « l’intellect matériel » ou récepteur. DesdownloadModeText.vue.download 824 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 822 cartes lui-même mentionne curieusement ces « matières métaphysiques » qui ne sont « pas pour cela comme des corps ». Mais comment se constitue ensuite ce curieux vocable « métaphysique » et de quoi nous parle-t-il ? Survenu ainsi par Nikolaos le Damascène, il n’entre qu’une seule fois dans la langue grecque tardive, par un Lexikon. Mais il va pénétrer au coeur de la pensée philosophique par son équivalent littéral dans la langue arabe, qui en fixe l’usage et l’enjeu, dans les titres d’un Traité et d’un Commentaire : Kîtab ou Tafsîr, par Al Farâbi, dont Avicenne l’Afghan découvre le manuscrit à Boukhara, puis Averroès à Cordoue 9. Pour celui-ci, en des termes qui annoncent les termes de Wittgenstein 10 à Vienne et Cambridge, elle aura pour tâche de décrire la limite du domaine abordé. La suite grecque Meta ta phusika, « après la physique » est transcrite littéralement en arabe par Mâ ba’d al-tabî’ah, « Par-delà la nature ». Avicenne souligne que cette « après-physique » serait bien plutôt une « avant physique », abordant les présupposés de la pensée. Pour Averroès la « jonction », l’ittisal de la pensée individuelle avec « l’intellect agent » universel s’y découvre comme l’union même avec l’intelligible : elle est « le grand but, l’immense bonheur ». Par les quatre grands siècles de la philosophie arabe, du IXe s. au XIIe s., se transcrit cette sorte de nom de code philosophique, où se condense l’immense travail de la pensée grecque, pour se transmettre à la latinité d’Europe occidentale et marquer les titres des quatre grandes « métaphysiques » de l’âge classique – Méditations métaphysiques chez Descartes, Cogitata metaphysica de Spinoza, Entretiens métaphysiques

de Malebranche, Discours de métaphysique chez Leibniz, cette culmination splendide. L’essentiel, c’est que la métaphysique dite « occidentale » est née au coeur de l’Asie. Avant d’entrer par l’Andalousie marocaine en Europe. LA GALAXIE ET LA CRITIQUE S i à partir de Kant et de Hegel, de Nietzsche et de Marx, la « métaphysique » entre dans l’ère du soupçon, la conférence inaugurale par laquelle Heidegger prend la succession de Husserl en 1929 va répondre par une réhabilitation éclatante à la question : Qu’est-ce que la métaphysique ? 11 Par cette réponse : « la philosophie est la mise en marche de la métaphysique » – die Philosophie ist das In-Gang-bringen der Metaphysik. C’est dire que pour Heidegger en l’année 1930 la « métaphysique » est le ressort même de la philosophie. Ce retour solennel à la métaphysique, rendu public par Heidegger en 1929-30, est séparé de son apogée à l’âge classique par une succession de moments corrosifs. La critique kantienne, la dialectique hégélienne et marxienne, l’état positif comtiste, la transvaluation nietzschéenne, autant de moments par lesquels « nous les antimétaphysiciens » – wir Antimetaphysiker, affirme Nietzsche – « nous portons la hache à l’édifice métaphysique ». Mais le dit édifice prend pourtant tout son sens au moment même où la hache s’abat sur son arbre foisonnant. La Critique kantienne en cela est la plus perspicace, par ce qu’elle fait souligne dans le corps de pensée qu’elle met en cause. Déjà la Théorie du ciel du jeune Kant nous fait voir comment un « plan tracé par la pensée » fait basculer l’ensemble des étoiles fixes sur la voûte céleste, de telle façon que l’organisation des planètes, désormais tracée autour du soleil par la révolution copernicienne, est redessinée d’une autre façon : sur le plan de la Via Lactea devenue Galaxia. Celle-ci n’étant qu’une parmi d’autres galaxies – elles-mêmes entraînées ultérieurement, au XXe s., par la loi de Hubble dans un grand éclat d’univers, à une vitesse proportionnelle au carré de la distance. L’unité de l’expérience est ainsi construite par un sujet auquel la Critique kantienne accorde la tâche royale de fournir les figures a priori – transcendantales – qui les gouvernent. La couleur rouge du cinabre nous vient d’un dehors auquel la pensée donne sa place dans l’édifice de l’expérience. À son tour, une proposition brève et presque einsteinienne de la Critique de la raison pure ouvre une perspective de révolution, quand elle annonce que la lumière qui joue « entre nos yeux et les corps d’univers » peut par là « attester la simulta-

néité » de « l’être-en-même-temps ». La construction de l’expérience par le sujet connaissant comme « synthèse figurée » est annoncée dans la deuxième édition de la Critique, en 1987, un an avant que la seconde Critique, celle de la raison pratique, ne précède – d’un an à son tour – une Déclaration des droits par quoi se trouve jetée la référence d’une nouvelle expérience historique, à l’échelle universelle. La pensée philosophique semblait avoir fait son deuil de la « métaphysique », quand celle-ci lui fut restituée en termes fracassants par la leçon inaugurale de Heidegger dans l’année 1929. Il était alors possible de revenir sur ses pas pour retrouver dans la Préface de la Critique, deux ans avant la Révolution française, ce que Kant nommait le « continuel embarras » de la dite métaphysique : en elle il faut continuellement, nous dit-il, rebrousser chemin. Mais opérer en elle une « entière révolution », avec le souhait d’en produire l’ultime et définitive conception, ferait oublier ce qui ouvre le moment décisif de l’Analytique transcendantale kantienne : la référence à l’unité du concept, « en quelque sorte comme l’unité du thème dans une dramaturgie, [...] dans une fable ». Renouvelant l’appel héraclitéen à être le « narrateur » de « bien des choses ». Entreprendre l’examen de la « raison » à la lumière de son pouvoir de narration critique et de ses vacillations devient désormais la tâche secrète qui accompagne la scène de la pensée. Schauspiel et Fabel – voici revenue par Kant l’âpre recommandation d’Héraclite. La scène s’est élargie sur un achèvement : la Phénoménologie de l’Esprit hégélienne découvre la pause qu’elle introduit aux jours mêmes où « l’esprit du temps », le Zeitgeist, est aperçu par Hegel, traversant les rues d’Iéna « sur son petit cheval », par la figure napoléonienne. Paradoxalement, la phénoménologie, va se renverser à nouveau autour du sujet doutant et connaissant dans les Méditations cartésiennes de Husserl, mais pour de vitesse par son découverte presque « déêtre », sur la

se trouver par Heidegger comme gagnée contraire : l’ontologie. Au moment où la secrète de Descartes s’énonçait comme rive droite du Rhin avec Clauberg et Gocle-

nius survenait l’invention de ce vocable qui, plus nettement que la « métaphysique », semblait conçu par les Grecs : le to on d’Aristote s’y trouve en effet décliné au génitif et, devenu l’ontos, il a suscité l’onto-logie, la parole sur « l’étant ». Elle resurgit en langue française dans la langue sartrienne comme une arme de résistance, en pleine guerre mondiale, dans L’Être et le Néant. SCÈNE ET PROCÈS DE LA MÉTAPHYSIQUE E n suivant les pas de Mélétos et d’Anytos, déposant leur plainte au greffe de l’archonte contre le citoyen Socrate, downloadModeText.vue.download 825 sur 1137

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823 sur l’accusation de « ne pas croire aux dieux » et de « leur substituer de nouvelles divinités », il va y avoir risque de rencontrer en chemin un accusateur plus récent et plus pervers. Celui-ci n’est pas un poète de la médiocrité ou un marchand rhéteur, destiné à être plus tard lapidé pour son forfait, mais un pédagogue fraîchement promu recteur de Francfort et, de surcroît, gradé dans la mystérieuse « SS Générale », l’Allgemeine SS. Ce dernier va s’en prendre précisément à ce que vient de produire, sous le nom d’ontologie, puis de métaphysique, le recteur de Fribourg Martin Heidegger, depuis peu démissionnaire, mais candidat virtuel à la présidence de l’association des enseignants en philosophie sous le IIIe Reich. Le philosophe du « retour » à la métaphysique va être frappé précisément en ce point décisif. L’offensive a quelque chose de caricatural. Elle tient du drame satyrique, quand il survient à la suite de la tragédie : satyre ou faune burlesque et féroce, son auteur décalque, mais dans le style de ce Reich III, les termes des dénonciateurs Méletos et Anytos, accusant Socrate d’incroyance envers les dieux et d’importation de dieux étrangers. « Le sens de la philosophie heideggerienne », affirme l’accusateur de 1934, « est un athéisme affirmé et un nihilisme métaphysique, comme il a été surtout représenté auparavant chez nous par les littérateurs juifs, c’est-à-dire un ferment de destruction et de dissolution du peuple allemand » 12. Si la ciguë avait été consommée sous le IIIe Reich, elle était promise à celui que visait pareille dénonciation. Mais à cette date, un danger plus cruel encore se profile. En 1934 règne ce que le Führer a proclamé en octobre 1933 au Congrès des juristes de Leipzig comme « l’État total », traduction du Stato totalitario mussolinien – annoncé et conçu comme un « tournant » par celui qui sera le « Juriste de la Couronne » dans le Reich nazi : Carl Schmitt, pourtant si proche de Heidegger, à travers leur référence commune à Ernst Jünger et à son essai de 1930 sur La Mobilisation totale comme « Dictature totale ». Heidegger a eu beau affirmer expressément en 1933 sa « Profession de foi en Adolf Hitler », la menace de 1934 n’en est pas moins pour lui redoutable. Car elle est lancée à partir de « l’Office pour la Vision-du-Monde », que dirige aux sommets du Reich son ennemi Rosenberg. « Délivrez-nous des ontologues » est le cri de guerre du nouvel Anytos, au nom criard de Krieck, qui va le renouveler jusqu’aux années 1940. La lente et prudente réplique de survie, chez l’accusé Heidegger, va se tracer en plusieurs étapes. Elle annonce d’abord une histoire de la métaphysique qui, en termes d’allure néo-platonicienne – ou plutôt gnostique – se déploie comme un Verfall, un abaissement, une « chute » « tombée hors de l’être », aus dem Sein, dans « la chasse à l’étant ». La minuscule différence verbale entre « l’être » et « l’étant » va devenir ainsi le secret emphatique de l’Histoire : entre cet infinitif et ce participe présent, formes variables du verbe qui sont propres aux langues grecque, latine, française

et allemande, mais qui n’ont pas d’équivalents exacts en anglais (Being et being), ou en arabe, en japonais, en chinois. La réplique heideggerienne exigera ensuite un « dépassement du nihilisme » (de « l’étant »), puis un « dépassement de la métaphysique » (condamnée à « l’étant »). Pour annoncer enfin de façon répétée, au cours d’une longue série de Leçons sur Nietzsche qui s’achève durant la Seconde Guerre mondiale, que « la métaphysique est proprement nihilisme ». Et finalement dans l’après-guerre de 1955, à l’occasion d’un hommage à Jünger justement, que « l’essence de la métaphysique est le lieu essentiel du nihilisme ». Affirmation accompagnée de propositions qui prétendront situer Nietzsche tout à la fois comme le « dernier métaphysicien » et comme la figure même du « nihilisme ». L’accusation lancée par le nouvel Anytos, le recteur SS Krieck, est ainsi, dans la stratégie heideggerienne, déplacée sur Nietzsche – pris à la fois comme bouclier et comme bouc émissaire. Le millier de pages de ces Leçons de guerre, parues soudain en 1961, est le naufrage qui tend à engloutir Nietzsche dans le gouffre du « nihilisme métaphysique » et du dialogue à une seule voix avec le recteur fatal. STRATÉGIE EN MIROIR, REMÈDE « ORIGINAIRE » E t pourtant Nietzsche lui-même, dans la série très précise des fragments écrits à Lenzer Heide 13 sur la route de Sils Maria, a présenté comme une « protection contre le nihilisme » cette morale qui « donne à chacun une valeur métaphysique ». Ces deux termes dont il effectue la critique de façon clairement séparée, vont se trouver désormais fondus dans la volontaire fusion (ou confusion) heideggerienne sous les termes de la « métaphysique nihiliste » : version en miroir du « nihilisme métaphysique » dont le SS dénonciateur a violemment accusé Heidegger. Pour se délivrer du danger, celui-ci renvoie indûment l’accusation sur Nietzsche – lui, qui se déclare l’antimétaphysicien. « Métaphysiciens » : ceux qui ont « le nez avec lequel on évente ou saisit à la piste des phénomènes très fugitifs... Cela tient à un courant subtil des choses de la vie [...] ». Définition de Diderot 14, qui est fort « nietzschéenne » malgré Nietzsche, et fort peu heideggerienne. Mais la force de ces intuitions vives va sombrer dans la tactique nouvelle, laissée par les séquelles du Reich, de la guerre mondiale. Or le remède à la « chute hors de l’être », prétendument traduite dans la « métaphysique », est désigné par Heidegger, dans son hommage à Jünger : c’est l’Abbau, la « dé-construction », selon la traduction convergente de Jacques Derrida et Gérard Granel 15, en 1967-68, confirmée avec précision en 198516. L’Abbau, la « déconstruction » heideggerienne, ce sera la demande de « reconquérir les expériences originaires » – de l’être. Mais que signifie cette démarche régressive, quand elle en vient à renchérir dans l’après-guerre, assurant qu’avec la pen-

sée athénienne, Platon et Aristote, commencerait « la ruine de la pensée », son vergehen ? Plus encore, la chute dans la « métaphysique » se déroulerait « d’Anaximandre jusqu’à Nietzsche » – à partir du plus ancien des penseurs présocratiques, dont il ne reste qu’une proposition... Tout au contraire, soulignera Deleuze, la pensée « commence au milieu ». La mythologie de l’origine est préphilosophique. Un poète algérien assassiné a eu le temps de définir le fondamentalisme comme tentative et volonté « de réinstaurer l’origine » – la « loi » des premiers jours. L’interprétation de la métaphysique comme Verfall, chute gnostique dans le « nihilisme », dont il s’agit de remonter la pente pour retrouver « l’originaire » des « expériences de l’être », va curieusement déboucher dans une vue singulière, en France : elle attribuera au « geste métaphysique » la même gravité que la « caution donnée au nazisme ». Bien plus, c’est elle qui aurait conduit Heidegger à son adhésion nazie... Voilà l’intrigue à l’envers, la philosophie et l’histoire marchant ensemble sur la tête. Le final conundrum, la « devinette », l’énigme de la fable 17, ira jusqu’au point d’attribuer à la métaphysique cette « complicité », cette « contamination » downloadModeText.vue.download 826 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 824 dans la genèse du nazisme. C’est la « métaphysique » ou ce qui en resterait chez Heidegger, qui l’aurait poussé vers le Reich hitlérien... La dramatique scénographie dans laquelle l’accusateur SS a entraîné la philosophie à partir de l’an 34 prend ici des proportions curieusement démoniques, dans un trop long après-guerre : le « démon » de Socrate, décrit dans le Banquet de Platon, est sorti du vestibule. Et il est venu envahir toute la scène. Dans ce procès ultime fait à la « métaphysique », la scène importe plus que l’accusée. LES TRANSFORMATIONS IMPENSÉES M ais la scène philosophique n’est pas détruite par ce jeu de langage déconstructionniste. À rebours et au contraire, l’attention aux retournements de langue qui se sont effectués hors-vue vient apporter aujourd’hui à l’investigation une vigueur supplémentaire. À l’horizon, et sortant d’un tel labyrinthe du siècle précédent et de ses dangers, se dessine une efficacité neuve, une nouvelle véhémence de la philosophie. Elle appelle aux déchiffrements des transformations impensées. À cet égard, les péripéties que nous avons vu déferler sur les grands concepts dessinent des tumultes sur l’écran des langages, comme le physicien perçoit les tempêtes d’énergies et de particules dans la « chambre de Wilson », révélateurs des mouvements dans le champ de l’atome. Celui-ci n’est plus la fine et claire poussière de Démocrite et Lucrèce, aperçue

dans un rayon de soleil. Il porte avec lui de grands dangers et des traversées qui surmontent d’extraordinaires confusions. Le siècle qui s’est achevé nous instruit des tempêtes que portent les langages et leur envers. L’oeuvre contradictoire d’un philosophe des années sombres s’éclaire curieusement, à la lueur même de ses « devinettes », comme un immense document, un champ de fouille, un « assemblage d’ossements », où chaque détail prend sa portée. Un fragment éclairant peut délivrer l’avenir déjà – de la grande avalanche des interdits redondants. La philosophie nous accompagne, là où le scalpel nous fait entrer dans la chambre blanche et la camera oscura de l’oeil, surgie au corps de l’espèce humaine 18, cette rescapée permanente du grand danger. Au fond de l’écran rétinien et du champ cérébral, « face cachée » des circuits d’échange, nous dit Deleuze, il se peut que l’image du cercle se trouve transformée en ovale. Mais une opération souveraine la redessine. Avec Kant et Einstein 19, elle organise le dessin des corps d’univers en mouvement, attestée par la lumière. Est-ce un excès de langage, si elle se nomme la pensée ? La « puissance » vivante de l’espèce humaine réside dans cette fragilité. Les concepts, ces « matières métaphysiques » dans l’ancienne langue de Descartes, se trouvent certes modelés à partir du corps neuronal du vivant. Mais celui-ci est comme pétri et sculpté par cette puissance fragile et exposée. L’avantdernière page de Nietzsche, à la veille du délire qui s’empare de lui à Turin, nous prémunit justement : « exposer une pareille jeunesse et puissance devant les canons, est folie ». S’il fut une sagesse, dans les deux siècles précédents, labourés cruellement par l’idéologie, c’est dans cet ultime écrit qui veille avant la folie. Car il n’est pas suffisant, pour la philosophie, de nommer et décrire l’expérience d’univers. Il lui faut précisément nommer le danger qui menace aujourd’hui d’absolue destruction cette porteuse de monde : l’espèce qui se connaît elle même, et n’ignore pas son propre péril : la guerre – péril ou grand danger auquel la stratégie de l’Abbau a fait tant de concessions, concertées ou aveuglées. C’est par sa saisie, dès l’instant d’Héraclite, qu’a commencé la réflexion comme philosophos. C’est de cela même qu’il s’agissait pour lui d’être « narrateur de bien des choses ». L’événement d’être a dans ce péril son contraire et son aiguillon. Cette acuité même appelle à la parution, toujours retardée, de la grande oeuvre de Bataille réunissant la Part maudite, l’Érotisme et la Souveraineté 20. Après tant de concessions à « l’aspect servile », au siècle précédent, il y aurait urgence à entrer dans la problématique de la pensée souveraine. PUISSANCE DES TRANSFORMANTS Q u’est-ce donc que la « pensée », la mens de la philosophie européenne de langue latine, le denken de sa ver-

sion en langue allemande ? Qu’est-ce donc que sa puissance perceptive et conceptuelle – ce que Descartes nommait si curieusement ses « matières métaphysiques » ? Quel est le rapport de cette puissance pensante – la « conscience » – avec le corps humain qui en est le porteur, et avec le réseau neuronal-cérébral qui en est le tissage ? À l’énigmatique intersection transparente entre les réseaux d’univers, dans leur énergie vibratoire, et la trame vibrante neuronale ? Le point de vue de Husserl et de Sartre 21 a décrit la conscience comme une lumière allant du sujet à la chose et éclairant métaphoriquement la chose : « toute conscience est conscience de quelque chose ». Le point de vue de Bergson et Deleuze 22 la décrit comme une luminosité allant de la chose au sujet, car ce sont les choses qui émettent la lumière, matériellement lumineuses par elles-mêmes : « toute conscience est quelque chose », elle est « une photo déjà prise, déjà tirée dans l’intérieur même des choses ». Ainsi l’écran de la rétine retient de la chose les fréquences vibratoires que n’a pas déjà « retenues » la grille moléculaire de la chose : celles de la couleur verte de l’herbe ou de la feuille. Mais quel est cet écran souverain qui redresse l’image de l’arbre, venue s’inscrire la tête en bas sur le fond d’oeil rétinien – et qui redessine le cercle, alors qu’il s’inscrivait en ovale sur le fond du cortex ? Et fait apparaître, comme la décrivait Descartes à Elisabeth pour la guérir de sa mélancolie, « la verdure des bois ». L’énergie vibratoire ne devient univers que par ce fond d’oeil et son aire visuelle au cortex occipital, mais aussi par cette toile picturale souveraine qui redessine un monde. Cette puissance d’univers dont se découvre porteuse l’espèce humaine comme « pensée » est pourtant une puissance transformante « impensée » – à qui échappent pour une grande part ses propres péripéties transformatrices. Ce sont celles-là qui s’interrogent elles-mêmes – non sans masquer d’elles-mêmes à titre d’« essai » ou de ruse leurs propres détours, on l’a vu. Ce sont elles qui inventent (ou détournent) leurs propres questions sur la philosophie. Même leurs détournements parfois deviennent des expériences chargées d’instruction. APPRENTISSAGE DE PENSÉE S uivre le mouvement ironique des concepts dans le crible du réel – « fable » chez Descartes, Fabel pour Kant, fabula pour Marx, Fabelei selon Nietzsche – ce n’est pas donner à choisir entre les grands vocables : métaphysique et ontologie. downloadModeText.vue.download 827 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 825 Mais là où ils ont été étrangement criminalisés, dans la mise en chaos totalitaire du XXe s., tenter le déchiffrement de ce qui s’empare des termes, dans des dessins qui se surprennent

eux-mêmes, appartient à ce travail que façonne une expérience vérifiée de la pensée. Philosophie, dès lors, devient l’atelier où se fait la mise en apprentissage des mouvements de pensée qui rendent possibles toutes transformations. Celles-ci sont confrontées, dans les mêmes temps, à leur réel. ▶ Nommons provisoirement transformat cet effet de pensée. Il se dessine dans l’art. Il est au travail dans la science. Il se fait lui-même narrateur, enquête et concept dans la philosophie. JEAN-PIERRE FAYE ✐ 1 Platon, Gorgias, 482, a. 2 Héraclite (Diels & Kranz, 35). 3 Le récit de la vente de Platon comme esclave est donné par Diodore de Sicile, Diogène Laërce, Athénée de Naucratis. Platon garde le silence à ce sujet dans son « autobiographie » de la Lettre VII. 4 Aristote, Métaphysique, Livre α, 1, 30. Précisons que le terme « métaphysique » n’apparaît jamais chez Aristote. 5 Id., Livre Γ, proposition initiale : « Une science qui théorise l’étant en tant qu’étant... ». 6 D’Alembert, J., Encyclopédie, Préface au tome III. 7 Descartes, R., « Méditation troisième », al. 24 du texte latin. 8 Descartes, R., « Réponses secondes aux Troisièmes Objections » (de Hobbes), Méditations Métaphysiques. 9 Al Farâbi, Fî aghrad Kîtab Mâ ba’d al-tabî’ah, « Esquisse de Traité sur la Métaphysique » : livre aujourd’hui perdu. Mais acheté en manuscrit pour trois dihrams par Avicenne, selon ses biographes, sur le marché de Boukhara. Avicenne (Ibn Sîna), le Shifâ, « la Guérison ». Averroès (Ibn Rochd), Tafsîr Mâ ba’d altabî’ah, « Grand Commentaire sur la Métaphysique », définissant celle-ci par la recherche de la « limite » (hud). Et Sharh Kîtab al-nafs, « Grand Traité sur l’âme », dont la traduction latine par Michel Scot vers 1235 fait apparaître la première définition du subjectum. La date de 1190 pour les deux traités marque un moment crucial de la pensée. 10 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 1918. 11 La conférence paraît en traduction française de H. Corbin en 1938, chez Gallimard. Elle est rééditée dans son texte allemand (1943, 1949, éd. Klostermann) avec une Postface, puis une Introduction qui font allusion de façon appuyée à la « polémique aveugle » de l’année 1934 sous le IIIe Reich, lancée par le recteur

SS Ernst Krieck. De cette polémique dirigée contre lui, Heidegger évoque avec insistance la furie dans Les Temps modernes en 1946. Et dans son « testament spirituel », l’entretien dans le Spiegel de 1966, publié en 1976. 12 Volk im Werden (« Peuple en devenir »), 1934 : Kleine Beiträge (« Petites contributions »), signé E.K. (Ernst Krieck, nommé recteur de Francfort en 1933, gradé Hauptsturmführer, plus tard Obersturmbannführer dans l’Allgemeine SS, la SS « générale » ou « civile »). 13 Nietzsche, F., Fragments posthumes, 5[71], 10 juin 1887 (Gallimard, Paris, XII, p. 211. Nietzsche Werke, De Gruyter, VIII 1, 215). 14 Diderot, D., Lettre sur la pensée de Dom Deschamps, le bénédictin spinoziste, 1769. 15 Heidegger, M., Questions I, Contribution à la question de l’Être, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1968. Paru d’abord dans Freundschaftlische Begegnungen. Festschrift zu Ernst Jünger (« Rencontres amicales. Hommage d’anniversaire à Ernst Jünger »), 1955. Repris dans Zur Seinsfrage, (« Sur la question de l’être »), Klostermann, 1956. Et dans Wegmarken, 1967 (« Marques sur le chemin »). Trad. anglaise Pathmarks, Cambridge University Press, 1998. 16 Dans la revue italienne Alfabeta, mars 1985. 17 Collins, J., Heidegger and the Nazis, Icon / Totem Books, Cambridge, New York. 2000, pp. 45-50 : « the still (metaphysical) remaining residues in Heideggerian texts [...] two evils at once : a sanctioning of Nazism and a still metaphysical gesture [...] ». 18 Antelme, R., L’espèce humaine, Gallimard, Paris, 1996 : l’un des plus grands livres écrits sur la déportation dans l’univers concentrationnaire du Reich nazi. 19 Il existe un propos oral d’Einstein, rapporté dans la presse et par un secrétaire d’Henri Poincaré, Albert Rivaud, philosophe leibnizien, qui atteste la référence d’Einstein à sa lecture de Kant. 20 Bataille, G., OEuvres complètes, Gallimard, Paris, tomes VII, 1973, et VIII, 1978. 21 Husserl, E., Idées pour une phénoménologie pure, (1913), trad. P. Ricoeur, PUF, Paris, 1993. Méditations cartésiennes, (1929), Vrin, Paris, 2001. – Sartre, J.-P., L’Imaginaire, (1938), Gallimard, Paris, 1986. L’Être et le Néant, (1943), Gallimard, Paris, 1976. Situations I, (1947), Gallimard, Paris, 1990.

22 Bergson, H., Matière et mémoire, (1897), PUF, Paris, 1990. – Deleuze, G., L’image-mouvement (Cinéma 1), Minuit, Paris, 1983. Philosophie et sciences La philosophie, par son souci de connaissance et sa visée de vérité, est constitutive du sens de la science en tant que science ; de la science d’hier comme de celle d’aujourd’hui. En effet il ne peut y avoir de extraordinaire aventure intellectuelle de hors d’une visée de vérité et, quoi qu’en tains, je crois comme Alexandre Koyré, et

science, cette l’humanité, pensent ceren acceptant

comme lui « l’opprobre d’être un idéaliste », que « la science, celle de notre époque, comme celle des Grecs, est essentiellement theoria, “recherche de la vérité”, et que de ce fait elle a, et a toujours eu une vie propre, une histoire immanente [...] » 1. E n conséquence, c’est seulement en fonction de ses propres problèmes et de sa propre histoire qu’elle peut être comprise comme science au sens plein du terme. En effet, il semble vain de vouloir par exemple déduire la science grecque de la structure sociale de la cité ou seulement de l’agora ; d’expliquer Newton par les tensions sociales et religieuses de l’Angleterre du XVIIe s. ou, plus simplement, l’histoire de la balistique par des soucis d’ingénieurs militaires qui se moquent bien au XVIIe s. des travaux de Galilée ou de Torricelli. Ils préfèrent utiliser leurs traditionnelles tables empiriques qui, pour le coup, c’est-à-dire pour « jeter des bombes », marchent beaucoup mieux que les subtiles démonstrations de nos deux savants, démonstrations portant sur des trajectoires paraboliques que, bien sûr, les projectiles ne décrivent que dans le vide ; il n’en reste pas moins que c’est bien du projet théorique galiléen que naîtra définitivement dans la première moitié du XVIIIe s. la science balistique qui fera alors des merveilles sur les champs de bataille. De même, en voulant ignorer, pour des raisons économiques, comme cela est trop souvent le cas aujourd’hui, la distinction entre science et techno-science, on confond visée de connaissance et développements technologiques immédiats. La science en tant que science est, et reste, poursuite indownloadModeText.vue.download 828 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 826 cessante de vérité, apaisement de la raison dans la compréhension, c’est-à-dire Theoria ; die est itinéraire intellectuel parcouru par des savants au cours des siècles ; reprise incessante de problèmes toujours repensés et renouvelés, mais problèmes internes à la science et pour lesquels les solutions appartiennent exclusivement au champ de la science au sens plein du terme. La vérité reste l’horizon de la science. Sans doute ce n’est pas la même voie, les mêmes tours et détours dans lesquels s’engagent le mathématicien ou le physicien, mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la visée de vérité dans son inspiration philosophique, qui seule permet de définir le concept de science. Il semble cependant que cette aventure de la science nous échappe et qu’en particulier la science moderne, celle de Copernic, de Galilée, de Descartes, de Newton et de leurs successeurs s’est définitivement instaurée en se séparant du monde de la vie, du monde du sens et des valeurs ; nous laissant comme démunis et comme renvoyés à la solitude de notre raison, au « silence éternel des espaces infinis » qui effraie tant Pascal. Cette impression, si souvent soulignée, de cassure, de profonde séparation entre d’une part le monde de la science, et d’autre part le monde de la vie, c’est-à-dire celui de l’existence des valeurs et du sens, n’est-elle pas qu’une illusion ? Ne résulte-t-elle pas d’une conception de la science à la fois obsédée par les résultats tant conceptuels que pratiques et oublieuse de ses raisons, de ses gestes et de ses mots initiaux, de son sens originel, de son inspiration philosophique ? Pascal a pris acte dans l’inquiétude et l’effroi d’une nouvelle donne : la fin de la cosmologie aristotélico-ptoléméenne, c’est-à-dire la destruction des hiérarchies ontologiques qui ordonnaient les cieux et la vie des hommes, qui organisaient le sens et créaient les valeurs. Le monde ancien était centré sur la dichotomie entre le monde terrestre (de la Terre, centre du monde, à l’orbe lunaire) voué au changement, à la génération, à la mort, à la corruption et au mouvement naturel rectiligne (vers le bas pour les lourds, l’eau et la terre, vers le haut pour les légers, l’air et le feu) et le monde supralunaire immuable où régnait la perfection qu’illustraient les mouvements circulaires uniformes des astres et des sphères cristallines. Dans cette structure stable, la vie trouvait son sens, le microcosme pouvait se déchiffrer dans le macrocosme, le cosmos était construit pour l’homme ou du moins ordonné

pour que puisse s’accomplir la destinée que Dieu avait prévu pour lui. La disparition de cette structure ouvre à un nouveau questionnement ; il faut recomposer le cosmos, reformuler la question de la nature de l’homme, de sa position, de sa situation et de son rapport à Dieu. Comment a-t-il été possible de reconstruire une science et comment cette science, notre science, a-t-elle pu oublier son sens originel ? Ou, plus précisément, comment la science moderne a-t-elle pu oublier qu’elle est d’abord inquiétude et connaissance, souci de l’infini, c’est-à-dire qu’elle est profondément enracinée dans le monde de la vie et des interrogations métaphysiques ? Le monde de la vie, pris dans l’ensemble de ses déterminations, est antérieur à la science constituée ; elle en jaillit ; elle en dépend absolument. Il importe donc d’appréhender l’émergence des savoirs à l’instant même de leur constitution en revenant sur les gestes, les mots et les moments spéculatifs, consubstantiels au monde de la vie, par lesquels ces savoirs se sont instaurés ; saisir donc l’antériorité de la pensée créatrice – inscrite dans le monde de la vie – sur les régimes établis de la pensée et du monde de la science. UN NOUVEL ORDRE DU MONDE E n 1543 l’ordre du monde change ; celui que nous habitons commence à se dessiner. C’est en effet à Nuremberg en 1543, l’année de sa mort, que Nicolas Copernic publie son De Revolutionibus orbium coelestium (« Des Révolutions des orbes célestes »). En rédigeant cet ouvrage Copernic vise à composer un livre susceptible de remplacer l’Almageste de Claude Ptolémée. La mise en place du nouvel ordre du monde s’opère alors dans le premier livre et cette mise en place, ce geste radicalement spéculatif, s’appuie d’abord sur une exigence d’harmonie, d’ordre et de beauté que les anciennes théories ne semble plus être en mesure de remplir, en raison principalement de l’introduction d’une multiplicité d’éléments ad-hoc pour rendre compte des mouvements planétaires. Copernic est très net sur ce point dans l’épître dédicatoire qu’il adresse au Pape Paul III : « Enfin en ce qui concerne la chose principale, c’est-à-dire la forme du monde et la symétrie exacte de ses parties, ils ne purent ni la trouver, ni la reconstituer. Et l’on peut comparer leur oeuvre à celle d’un homme qui, ayant rapporté de divers lieux des mains, des pieds, une tête et d’autres membres – très beaux en euxmêmes mais non point formés en fonction d’un seul corps et ne se correspondant aucunement –, les réunirait pour en former un monstre plutôt qu’un homme » 2.

Cette perspective est reprise, d’entrée de jeu, dans le chapitre I du premier livre : « Que le monde est sphérique Tout d’abord il nous faut remarquer que le monde est sphérique, soit parce que cette forme est la plus parfaite de toutes, totalité n’ayant besoin d’aucune jointure ; soit parce qu’elle est la forme ayant la capacité la plus grande, qui convient le mieux à tout contenir et tout embrasser ; soit aussi parce que toutes les parties séparées du monde, je veux dire le soleil, la lune et les étoiles, sont vues sous cette forme ; soit parce que toutes choses tendent à se limiter ainsi comme il apparaît dans les gouttes d’eau et d’autres corps liquides, lorsqu’ils tendent à se limiter par eux-mêmes. C’est pourquoi personne ne mettra en doute que cette forme n’appartienne aux corps divins » 3. Les chapitres II et III portent sur la sphéricité de la Terre. Le chapitre IV reprend la thèse traditionnelle de la primauté du mouvement circulaire. Ce n’est qu’avec Galilée, mais principalement avec Descartes et Huygens que le mouvement circulaire sera, si l’on peut dire, supplanté par le rectiligne. Puis, après avoir consacré, pour l’essentiel les chapitres V à IX aux mouvements de la Terre et à la réfutation des thèses traditionnelles, Copernic présente dans le chapitre X son nouvel ordre du monde : au centre du système ou, plus exactement près de ce centre, se tient le soleil fixe éclairant le monde et lui imposant son ordre ; puis viennent Mercure et Vénus suivies de la Terre. Cette dernière acquiert ainsi un statut de planète et perd sa primauté centrale aristotélico-ptoléméenne, elle n’en reste pas moins toujours accompagnée par la Lune dans son périple annuel et se trouve, en outre, affectée d’un mouvement quotidien de rotation sur elle-même. Au-delà de l’orbe terrestre viennent Mars, Jupiter et Saturne ; enfin tout le système est enclos dans la sphère des étoiles fixes – fixes les unes par rapport aux autres comme chez PtodownloadModeText.vue.download 829 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 827 lémée, mais aussi fixes absolument puisque leur mouvement apparent d’est en ouest s’explique désormais par la rotation de la Terre d’ouest en est. Au regard du système aristotélico-ptoléméen, le grand changement ne semble porter que sur le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme. En effet, comme nous l’avons déjà dit, la primauté du mouvement circulaire est conservée et, en outre, rien n’est précisé quant à la dichotomie ontologique entre le monde terrestre et le monde supra lunaire. L’unification newtonienne des lois de la nature avec la des-

truction du cosmos hiérarchisé aristotélicien est donc encore loin, mais le premier geste est accompli. La Terre est devenue une planète, avec elle l’homme n’est plus au centre du monde et l’univers ne tourne plus autour de lui, pour lui. Une nouvelle physique, une nouvelle métaphysique, une nouvelle science du mouvement doivent être construites à partir du geste fondateur copernicien. Ce geste est très rapidement amplifié par les travaux de Giordano Bruno. Ce dernier qui naquit en janvier ou en février 1548 à Nola, dans le vice-royaume de Naples, et mena une vie tumultueuse qui s’acheva sur le bûcher au Campo di Fiori le jeudi 17 février 1600, ouvrit sur l’infini le monde clos copernicien en donnant à l’infini toute sa positivité. La sphère des fixes disparaît dès 1584 dans La Cena de le Ceneri et dans le De l’infinito universo e mondi. Le monde clos qui enfermait l’homme est remplacé par un univers infini peuplé par une infinité de mondes. Une nouvelle vision de l’univers s’impose où l’infini n’est ni tragique ni angoissant mais, bien au contraire, signifie la venue d’une nouvelle liberté, la reconnaissance de l’étonnante richesse de la réalité et finalement du pouvoir sans limite de la pensée humaine. Giordano Bruno célèbre son envol, l’envol de l’homme, tant en composant les vers qui concluent l’épître liminaire du dialogue De l’infinito universo e mondi : « Sorti de la prison étroite et noire, où tant d’années l’erreur m’a confiné, [...] je déploie dans l’air mes ailes assurées ; je ne redoute aucun obstacle de cristal ou de verre, mais je fends les cieux et je m’érige à l’infini. Et tandis que de mon globe je m’élève vers d’autres globes et pénètre plus avant à travers le champ éthéré, ce que d’autres voient de loin, je le laisse derrière moi. »4 qu’en rédigeant La Cena de le Ceneri : « Voici celui qui a dépassé l’air, pénétré le ciel, parcouru les étoiles, franchi les limites du monde, fait s’évanouir les murailles imaginaires des première, huitième, neuvième, dixième et autres sphères qui auront pu leur être ajoutées sur le rapport de vains mathématiciens et par l’aveuglement des philosophes vulgaires » 5. Ainsi se trouve véritablement affirmée la positivité d’un monde infini où l’homme n’est plus prisonnier entre les murs étroits des cosmologies anciennes. L’univers n’assigne plus aucune limite à la pensée humaine ; bien plutôt, par son infinité même il devient l’aiguillon et le moteur de la raison, d’une raison qui doit, elle aussi prendre conscience de sa propre infinité en rendant raison et du monde et de l’infini. À la même époque Jean Kepler, animé par une réelle ferveur métaphysicienne nourrie par le principe du meilleur, et prolongeant en cela le rationalisme esthétique de Copernic, publie en 1596 à Tübingen son Mysterium cosmographicum. Il y structure le monde un peu à la façon d’une poupée russe en utilisant, pour rendre compte de l’ordre des planètes, les cinq polyèdres réguliers retenus par le Timée de Platon. Puis

vers la fin du mois de novembre 1609, Galilée construit une nouvelle lunette plus puissante que celle qu’il présenta au mois d’août précédent aux membres du Sénat de Venise. C’est probablement le 30 novembre 1609, peu après le coucher du soleil, que Galilée observe la Lune et dessine, en bon perspectiviste, ses premiers schémas. Des observations systématiques se poursuivent jusqu’au 18 décembre et peutêtre au-delà. Leur compte-rendu est donné dans le Sidereus nuncius publié à Venise en 1610. L’observation de la Lune révèle, mais seulement au Galilée copernicien et spécialiste des ombres et de la lumière, qu’elle est comme la Terre ; d’astre à la « sphéricité parfaite » elle est devenue « irrégulière », « rugueuse » ; des vallées et des cratères apparaissent à la surface. Puis viennent les observations des satellites de Jupiter et de la voie lactée qui n’est finalement qu’un amas considérable d’étoiles donnant aux cieux une incroyable profondeur. De Copernic à Galilée un nouveau monde s’est dessiné. Il reste encore à le construire, à imaginer une physique cohérente où l’ensemble des phénomènes trouveront leurs raisons. La tâche est accomplie, en particulier par René Descartes dans son Monde ou Traité de la lumière rédigé entre 1629 et 1633. Ce qui importe dans ce texte est le geste créateur cartésien, le mouvement de la pensée spéculative, de la pensée qui donne naissance, contre le cosmos aristotélicien, à un nouveau monde. Ce qui importe n’est pas le « système » de Descartes ou de ses successeurs, mais la pensée qui anime Descartes lorsqu’il jette sur le papier son Monde et qu’ainsi surgissent à travers sa correspondance avec le Père Marin Mersenne les véritables premiers mots et gestes de notre modernité. Le monde de la vie palpite en réglant l’avenir de la science, en ouvrant la voie à la compréhension de la totalité des choses. LA PLACE DE L’HOMME D ès la fin du XVIIe s., la réussite de la nouvelle science incarnée à la fois par les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (Londres, 1687) de Newton et par l’introduction des procédures analytiques du calcul différentiel et intégral conduit à oublier la visée spéculative initiale ancrée dans le monde de la vie. Les préoccupations techniques prennent le pas sur les enjeux d’existence. La science échappe au monde de la vie. De ce point de vue la Mécanique analytique (Paris 1788) de Lagrange, en offrant avec une facilité étonnante et, si l’on peut dire, « mécanique », la possibilité de résoudre, à partir d’une ou deux formules générales, par des procédures purement analytiques, une multiplicité de problèmes, fait des dites formules des objets de fascination dont l’obtention devient la finalité du travail scientifique. La méthode recouvre le sens. Ainsi le sens originel du travail de la pensée qui s’affirmait dans l’accomplissement de la connaissance du monde, s’évanouit dans la recherche obstinée des formules susceptibles de devenir le point de départ de calculs de type algorithmique. Ernst Mach, en particulier dans La Mécanique (Paris, 1904) insiste sur le caractère utilitaire et instrumental

de la science, l’utilité étant prise dans un sens large puisqu’il l’entend surtout comme économie de pensée : « Toute science se propose de remplacer et d’épargner les expériences à l’aide de la copie et de la figuration des faits dans la pensée. Cette copie est en effet plus maniable que l’expérience elle-même et peut, sous bien des rapports, lui être substituée. Cette fonction d’économie qui pénètre dans l’être de la science, se manifeste déjà clairement dans les démonstrations générales. La reconnaissance de ce caractère downloadModeText.vue.download 830 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 828 d’épargne fait en même temps disparaître tout mysticisme du domaine scientifique » 6. De ce point de vue, le travail de Lagrange apparaît pour Mach tout à fait exemplaire, comme en témoigne cet autre extrait de La Mécanique : « C’est enfin Lagrange qui a porté la mécanique analytique à son plus haut degré de développement. Dans sa Mécanique analytique, il s’applique à faire, une fois pour toute, toutes les démonstrations nécessaires et à condenser le plus possible de choses dans une seule formule. On peut alors traiter tous les cas particuliers qui se présentent d’après un schéma simple, symétrique et clair ; il ne reste plus à faire qu’un travail mental purement mécanique. La mécanique de Lagrange réalise un progrès considérable dans l’économie de la pensée » 7. ▶ Par son indéniable réussite, la science apparaît aujourd’hui comme une structure autonome dans laquelle il n’y a pas, si l’on peut dire, de place pour l’homme. Mais il en est bien ainsi, seulement si l’on oublie de questionner les origines éminemment philosophique de la science, de revenir incessamment sur les gestes qui l’ont rendue possible, gestes inscrits dans le monde de la vie, de notre vie, et qui lui donnent pleinement son sens. La science ainsi replacée dans l’ordre du champ philosophique redevient consubstantielle au monde de la vie et participe pleinement à l’entreprise philosophique qui, comme le rappelle Descartes, « signifie l’étude de la sagesse, et que par sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie, que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts [...] » 8. La présence du philosophique innerve la science en tant que science en la rendant à l’homme ; la seule reconnaissance de cette présence justifie toute démarche philosophique en tant qu’elle permet d’échapper au brouhaha communication-

nel et à l’emprise illusoire des techno-sciences comprises aujourd’hui comme finalité de la tâche des hommes. MICHEL BLAY ✐ 1 Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique, PUF, Paris, 1966 ; Gallimard, Paris, 1973, p. 397. 2 Copernic, N., Des révolutions des orbes célestes, trad. A. Koyré, Felix Alcan, Paris, 1934 ; rééd. A. Blanchard, Paris, 1970. 3 Ibid. 4 Bruno, G., De l’infini, de l’univers et des mondes, texte établi par G. Aquilecchia et traduit par J.-P. Cavaillé ; introduction par M.A. Granada et notes par J. Seidengart, dans OEuvres complètes, IV, Les Belles Lettres, Paris, 1994. 5 Bruno, G., Le souper des cendres, texte établi par G. Aquilecchia et traduit par Y. Hersant, dans OEuvres complètes, II, Les Belles Lettres, Paris, 1994. 6 Mach, E., La mécanique. Exposé historique et critique de son développement, trad. E. Bertrand, Hermann, Paris, 1904, p. 449. 7 Ibid., p. 436. 8 Descartes, R., Lettre-préface, à l’édition en français, dans la traduction de l’abbé Picot, des Principia philosophiae de 1644. Voir-aussi : Blay, M., Les raisons de l’infini. Du monde clos à l’univers mathématique, Gallimard, « Essais », Paris, 1993. Burtt, E. A., The Metaphysical Foundations of Modern Science, Anchor Books Edition, 1954 ; 1ère éd. 1924, 2ème éd. révisée 1932. Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, PUF, Paris, 1962 ; Gallimard, Paris, 1973. Koyré, A., Études newtoniennes, Gallimard, « Bibliothèque des idées », Paris, 1991. Whitehead, A. N., Science and the Modern World, Macmillan, New York, 1925. PHOTOGRAPHIE Du grec phos, « lumière », et graphein, « écrire ». ESTHÉTIQUE Technique inventée par N. Niépce vers 1827, qui permet de produire une image fixe et durable de quelque chose par l’action de la lumière sur une ou plusieurs surfaces sensibles. Elle a été utilisée dès 1840 dans une perspective artistique. Dès l’annonce publique de son existence par Arago (1839),

la photographie se propage avec rapidité et se perfectionne, au point qu’au XXIe s. tout le monde a été photographié et que tout habitant d’un pays développé possède un appareil photographique dont le prix est devenu parfois très modique. La photographie constitue donc un phénomène historique 1, social 2 et sociologique 3 de première importance qu’historiens et sociologues ont étudié avec beaucoup de soin. Mais la photographie interpelle aussi la philosophie : il est instructif et fécond de réfléchir sur et grâce à la photographie, considérée comme technique, comme pratique, comme objet et comme art. La photographie est une technique et, comme beaucoup de techniques, elle est la cause et l’occasion de créations et de réceptions artistiques. Réfléchir sur la spécificité de cette technique permet de mieux la comprendre et de fonder en raison une esthétique de la photographie. 1. À un premier niveau, la photographie semble relever de la logique de la trace ; plus fidèle et plus exacte que la peinture, elle aurait ainsi été une des causes de sa transformation, certains prédisant même que la peinture devait disparaître. Cela n’est pas si évident, ni pour l’usage non artistique (par ex. politique, commercial, idéologique, personnel, familial, etc.) de la photographie, ni pour son usage artistique et les effets sur l’art qui sont certes décisifs, mais jamais simplistes ni mécaniques. L’objet à photographier est en effet un absolu insaisissable et inconnaissable. L’appareil photographique ne peut capter qu’un phénomène particulier possible dépendant d’un appareil, d’un matériel, d’un dispositif et d’un photographe particuliers. Un négatif est alors produit, puis, à partir de lui, une photo. Cette photo est reçue phénoménalement par l’homme. Ce phénomène-photo est à son tour reçu par un sujet particulier. Cette série de ruptures entre l’objet à photographier et la photo reçue par un sujet particulier prouve que le réel, donc l’objet à photographier, est imphotographiable. Cette dernière proposition est paradoxalement un des fondements de l’esthétique de la photographie et de l’art photographique dans son interrogation sur la représentation et sur l’existence et l’essence de toute chose et de tout être. 2. Le deuxième fondement porte sur la photographicité, à savoir cette propriété abstraite qui constitue la singularité du fait photographique. Pour faire une photo, il faut d’abord obtenir un négatif, puis le développer. La coupure signifiante se situe entre l’ob-

tention généralisée du négatif – c’est-à-dire l’articulation de l’acte photographique et de l’obtention restreinte du négatif, à savoir un ensemble de six opérations (exposition, révélation, arrêt, fixation, lavage, séchage) – et le travail du négadownloadModeText.vue.download 831 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 829 tif c’est-à-dire l’obtention restreinte de la photo, à savoir les six mêmes opérations, appliquées cette fois au processus de développement. Dans les deux cas, ces procédés aboutissent à l’obtention d’une chose qui sera fixe définitivement (à moins que l’on agisse volontairement sur elle) : dans un cas, un négatif ; dans l’autre, une photo. En revanche, l’obtention généralisée du négatif et le travail du négatif se distinguent fondamentalement quant à leur mode d’être : la première est marquée par l’irréversibilité puisqu’il n’est pas possible de revenir en arrière, une fois la pellicule impressionnée, et la seconde, par l’inachevable, qui ouvre au contraire un espace de possibilités sans limites. La photographicité est donc cette articulation étonnante de l’irréversible et de l’inachevable. C’est pourquoi la photographie est l’articulation de la perte et du reste. Perte irrémédiable des circonstances uniques qui furent les causes de l’acte photographique, du moment de cet acte, de l’objet à photographier, de l’obtention généralisée irréversible du négatif, bref du temps et de l’être passés. Reste constitué par ces photos innombrables qu’on peut faire à partir du même négatif. Les approches personnelles, historiques et artistiques de la photographie expérimentent la relation entre cette perte et ce reste. 3. Enfin la photographicité s’articule au « à la fois ». En effet, l’esthétique du « à la fois » se fonde sur l’essence même de la photographie puisque toute photo est photo de quelque chose. Il faut penser les rapports qui existent entre ce quelque chose et le matériau photographique, entre le réel et la photo, comprendre alors les contradictions et les tensions qui les composent, les opposent et les réunissent – bref mettre en oeuvre, pour la photographie, une réflexion dialectique et une esthétique du « à la fois » : à la fois l’imphotographiable objet à photographier et le matériau photographique, refuser d’un côté la naïveté réalistique et de l’autre la réduction formaliste ou matiériste. Ces tensions et ces tiraillements font la valeur et l’unicité de la photographie. Ils sont à mettre en rapport avec d’autres rapports et tensions qui nourrissent la photographie : le passé et le présent, le ça a été et le ça a été joué, la trace et le tracé, le réel et l’imaginaire, l’objet à photographier et le sujet pho-

tographiant, la technique et l’art, le sans-art et l’art, etc. Autant de pistes travaillées par les artistes photographes que peut problématiser la philosophie. Cette esthétique du « à la fois » est donc la matrice dans laquelle vient prendre place et sens l’esthétique de l’articulation de l’irréversible et de l’inachevable. ▶ La photographie se caractérise par l’articulation de différences, voire de contraires, bref par le concept de « à la fois », qui joue le rôle d’esthétique première de la photographie et peut intégrer celui de photographicité, ce dernier intégrant à son tour celui d’imphotographiable. Sur cet acquis théorétique se fonde l’esthétique de la photographie. Les esthétiques secondes sont fondées sur et en elle : elles la nourrissent et la développent de façon spécifique et, ainsi, donnent tout son sens et tous ses sens à l’esthétique générale de la photographie. Grâce à ces concepts peuvent être mieux pensées les expériences artistiques et non artistiques de la photographie. François Soulages ✐ 1 Lemagny, J.-C., et Rouillé, A., Histoire de la photographie, Bordas, Paris, 1986. 2 Freund, G., Photographie et société, Seuil, Paris, 1974. 3 Bourdieu, P., Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, Paris, 1965. Voir-aussi : Barthes, R., la Chambre claire, « Les cahiers du cinéma », Gallimard, Paris, 1980. Baudelaire, C., « Le public moderne et la photographie », in Salon de 1859, Gallimard, Paris, 1971. Benjamin, W., L’oeuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, deux versions 1935 et 1938, trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, in Benjamin, W., OEuvres II, Gallimard, Paris, 2000. Benjamin, W., Petite histoire de la photographie, trad. M. de Gandillac et P. Rusch, in Benjamin, W., OEuvres II, Gallimard, Paris, 2000. Benjamin, W., Peinture et photographie, trad. Marc B. de Launay, in « Cahiers d’art du Centre Georges Pompidou », no 1, Paris, 1979. Lemagny, J.-C., l’Ombre et le temps, Nathan, Paris, 1992. Schaeffer, J.-M., l’Image précaire, Seuil, Paris, 1987. Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 2001. Van Lier, H., Philosophie de la photographie, « Les Cahiers de la photographie », Paris, 1983.

! ART, CONTEMPORAIN (ART), ESTHÉTIQUE, IMAGE, REPRÉSENTATION, TECHNIQUE, VISIBLE PHRASE Du grec phrasis, « discours », « expression », « langage », « diction ». LINGUISTIQUE Plus petit signe complexe d’une langue naturelle, susceptible de véhiculer un contenu propositionnel sur les modes de l’assertion, de la question ou de l’ordre. Il faut bien distinguer la phrase, qui est un type de signe complexe, et donc une entité abstraite, de l’énoncé, qui est sa réalisation concrète, ainsi que de la proposition, qui est le contenu que la phrase permet d’exprimer lorsqu’elle est énoncée. Les phrases sont les plus petites unités linguistiques qui, lorsqu’elles sont utilisées, permettent de réaliser un acte de langage en exprimant un contenu de pensée. Pour cette raison, elles possèdent un statut particulier dans la philosophie du langage. Frege souligne ainsi que le sens d’un signe atomique doit être compris comme sa contribution aux conditions de vérité des phrases dans lesquelles figure le signe : « un mot n’a de signification que dans le contexte d’une phrase » 1. Quine radicalise cette idée : seul l’examen des phrases complètes, plutôt que des mots isolés, permet de déceler les engagements ontologiques d’un discours. Cette priorité de la phrase sur le mot le conduit à remettre en question la notion même de signification des mots 2. L’idée selon laquelle une signification serait attachée à chaque mot comme une étiquette à une chose est, selon Quine, un mythe inutile, dès lors que les phrases sont les véritables porteurs du sens dans le discours. Pascal Ludwig ✐ 1 Frege, G., Die Grundlagen der Arithmetik, Breslau, W. Koebner, trad. C. Imbert, les Fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1972. 2 Quine, W. V. O., Word and Object, MIT Press, Cambridge (MA), 1960, trad. J. Dopp et P. Gochet, « le Mot et la chose », Flammarion, Paris, 1978. Voir-aussi : Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. Nuchelmans, P., Theories of Propositions, Nijhoff, La Haye, 1977. Russell, B., Écrits de logique philosophique, trad. J.M. Roy, PUF,

Paris, 1989. downloadModeText.vue.download 832 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 830 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. G.G. Granger, Gallimard, Paris, 1993. Wittgenstein, L., Grammaire philosophique, trad. M.-A. Lescourret, Gallimard, Paris, 1980. ! ÉNONCÉ, GRAMMAIRE, INDEXICAUX, LANGAGE, PROPOSITION, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION PHRÉNOLOGIE Du grec phrên, au pluriel « intelligence » et de logia, « théorie ». Mot créé en 1810 par Spurzheim pour désigner ce que Gall appelait « craniologie ». En allemand : Phrenologie. PHILOS. MORALE, PHILOS. SCIENCES, PSYCHOLOGIE Fausse science qui prétend connaître le caractère de quelqu’un par l’examen de son crâne. La phrénologie est révélatrice des difficultés du progrès des connaissances scientifiques, dès lors qu’il s’agit de délimiter une recherche. F.J. Gall élabore sans doute une psychologie pour le moins fantaisiste, mais il ouvre la voie à une recherche sur les localisations cérébrales. Le courant phrénologique fait du cerveau la source de la pensée et de là des maladies mentales. De ce point de vue, il propose un modèle mécaniste et matérialiste de l’esprit, où il est conduit à surestimer les caractères innés sur ce qui est acquis, en admettant toutefois que dans l’écart entre les dispositions et leur réalisation, une place est laissée pour la raison. La phrénologie suscitera un engouement, tant en médecine – ainsi Broussais verra en elle un moyen de saisir les intentions secrètes qui président à nos actions – qu’en art : à un double niveau, la phrénologie prétend définir les fondements de l’art par l’étude des crânes des génies, et surtout inspire partiellement un nouvel art du portrait (Delacroix, Daumier, David d’Angers). Hegel estime que la phrénologie est la forme que prend la conscience malheureuse qui cherche à se trouver au lieu de se réaliser. À cette occasion, il s’attache à critiquer l’idée même de disposition et donc la relation que la phrénologie pose entre crâne et caractère. Comte de son côté estimera que Gall a précisé l’examen scientifique des fonctions intellectuelles et cérébrales et situera la phrénologie entre la physiologie et la physique sociale.

▶ Les recherches contemporaines dans les neurosciences ont validé l’idée fondamentale d’une spécialisation fonctionnelle extrême du cortex cérébral chez les mammifères supérieurs et l’homme. Considérée comme dangereuse en raison du matérialisme qu’on soupçonnait, puis comme une superstition vulgarisée dans le langage populaire (la bosse des mathématiques, etc.), la phrénologie a donc néanmoins quelque intérêt, tant du point de vue de la philosophie et de l’histoire des sciences, du point de vue de la morale, que du point de vue de l’histoire de l’art et de l’esthétique. Elsa Rimboux ✐ Comte, A., Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1975. Gall, F. J. et Spurzheim, G., Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, F. Schoell, Paris, 1810-1819. Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, I, V, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Gallimard, Paris, 1993. Voir-aussi : L’âme au corps – arts et sciences 1793-1993, catalogue de l’exposition sous la direction de J. Clair, RMN-Gallimard-Electa, Paris, 1993. Hecaen, H. et Lanteri-Laura, G. Évolution des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales, Desclée de Brouwer, Paris, 1977. Lanteri-Laura, G., Histoire de la phrenologie. L’homme et son cerveau selon J. F., Gallimard, Paris, 1970. ! ACQUIS, CARACTÈRE, INNÉ, NEUROSCIENCES, PHYSIONOMIE, PSYCHOLOGIE PHRONESIS Du grec phronein, « penser », lui-même dérivé de phren, qui désigne chez les Grecs le siège de la pensée, d’où phronesis, « pensée », « sagesse ». Dans l’éthique aristotélicienne, « prudence ». PHILOS. ANTIQUE Parce qu’elle dérive du verbe phronein, qui signifie

« penser », mais aussi « sentir », la phronesis se rattache initialement à la sensation ou au sentiment. Elle est faculté de discernement, perception correcte. Elle est surtout « dessein », « pensée tournée vers l’action » 1. La définition aristotélicienne de la phronesis reprend en partie ces caractéristiques sémantiques. La phronesis est une « disposition » (hexis) de l’âme, certes accompagnée de raison et tournée vers la vérité, mais elle relève du domaine de la pratique 2. Elle concerne les affaires humaines, en tant qu’elles font l’objet d’une délibération ; elle n’est donc pas science 3, bien qu’elle fasse partie des vertus intellectuelles 4. En un sens moins répandu et notablement différent, la phronesis peut désigner l’intelligence divine ou la divinité même. Elle est définie par Platon comme l’état de l’âme dans son élan vers le monde intelligible, libérée de l’emprise du corps et de la sensation, synonyme, dans ce cas, de science et de sagesse 5. Chez les présocratiques, la phronesis est parfois faculté de la divinité même. Ainsi, le Dieu selon Xénophane est nous et phronesis, « esprit et intelligence » 6, et Démocrite associe la phronesis au nom de la déesse Athéna Tritogénéia. Il la définit cependant, avant tout, comme une forme d’intelligence essentiellement tournée vers l’action, triple faculté de délibérer correctement, de parler sans faillir, d’agir comme il convient 7. Platon, dans le Lachès, assimile la phronesis au courage 8, défini comme la « science de ce qui est à craindre ou à espérer » 9. Appliquant cette définition à la phronesis ellemême, Cicéron traduira phronesis par prudentia 10, contraction de providentia, « prévoyance ». Tel n’est pas, pourtant, le sens le plus classique de phronesis, développé par Platon. La phronesis est, selon lui, ce dont le philosophe est amoureux 11, élan de l’âme vers ce qui est éternel et divin. Elle est intelligence ou sagesse, et, en tant que telle, constitue un bien dont Platon s’emploie à démontrer la supériorité par rapport au plaisir 12. Dans les Lois, elle apparaît comme vertu à côté du courage, de la tempérance et de la justice 13, mais elle est surtout ce qui, accompagnant chaque vertu, la purifie, faisant d’elle une vertu vraie 14. L’approche d’Aristote renoue avec le sens initial de phronesis comme faculté de penser ou de sentir essentiel-

lement tournée vers l’action. Il commence son analyse de la phronesis par l’étude des hommes prudents 15, et ce pour deux raisons : la première tient à la définition même de la vertu, qui intègre la notion d’« homme prudent » (phronimos). Celui-ci est, en effet, la mesure même de l’action vertueuse, l’incarnation de la « règle » (logos) 16. En ce sens, le phronimos (Périclès, par exemple) a valeur de modèle, non pas parce downloadModeText.vue.download 833 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 831 qu’il applique une règle qui lui serait antérieure et supérieure, mais parce qu’il crée lui-même la règle, parce qu’il a cette excellence, issue en partie de l’expérience, qui lui permet, par la délibération 17, d’opérer les choix qui conviennent. La seconde raison réside dans la spécificité même de la phronesis selon Aristote, qui concerne les affaires humaines en général, mais surtout au niveau des cas particuliers 18. Ainsi, comme la science, la sagesse, l’intelligence, la phronesis fait partie des vertus dianoétiques. Toutefois, contrairement à elles, elle ne s’applique pas aux choses nécessaires et immuables, sur lesquelles aucune délibération n’est possible, mais concerne, comme l’art, ce qui peut être autrement, c’est-à-dire le contingent. À la différence de l’art, pourtant, la phronesis n’est pas tournée vers la « production » (poiesis), mais vers l’« action » (praxis) 19. Elle se distingue de l’art par la nature de son but ; alors que dans l’art le but est l’oeuvre, extérieur donc à l’acte même de production, dans l’action le but est l’action ellemême en tant qu’elle est bonne 20. Les stoïciens font figurer la phronesis parmi les quatre vertus premières aux côtés de la modération, du courage et de la justice. Ils la définissent comme science des maux, des biens et de ce qui n’est ni bien ni mal 21. Comme chez Aristote, la phronesis porte sur les individus, et n’est, en aucun cas, cet élan de l’âme vers un hypothétique monde intelligible qu’elle était chez Platon. Cependant, à la différence d’Aristote, la phronesis stoïcienne revendique son statut de science, qui la rend identique à la sophia, puisqu’elle porte exclusivement sur le nécessaire, en vertu du déterminisme universel à l’oeuvre dans le stoïcisme. En ce sens, elle sera l’apanage non du « prudent » (phronimos), mais du « sage » (sophos), en tant qu’elle relève à la fois du domaine théorique et du domaine pratique. Annie Hourcade ✐ 1 Sophocle, OEdipe roi, 665. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140 b 20.

3 Ibid., 1140 b 1. 4 Ibid., 1139 a 14. 5 Platon, Phédon, 79 d. 6 Diogène Laërce, IX, 19 (= 21 A 1 in Die Fragmente der Vorsokratiker, Éd. Diels-Kranz, Berlin, 1952, 6e éd.). Voir aussi Héraclite, 22 B 2 in Die Fragmente der Vorsokratiker, Éd. DielsKranz, Berlin, 1952, 6e éd. 7 Démocrite, 68 B 2 in Die Fragmente der Vorsokratiker, Éd. Diels-Kranz, Berlin, 1952, 6e éd. 8 Platon, Lachès, 193 a. 9 Ibid., 195 a. 10 Cicéron, De officiis, I, 43, 153. 11 Platon, Phédon, 66 e. 12 Platon, République, 505 b ; Philèbe, 60 b. 13 Platon, Lois, XII, 964 b. 14 Platon, Phédon, 69 b. 15 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140 a 25. 16 Ibid., II, 1106 b 36. 17 Ibid., VI, 1141 b 9. 18 Ibid., VI , 1141 b 19 Ibid., VI, 1140 a 1. 20 Ibid., VI, 1140 b 7. 21 Diogène Laërce, VII, 92. Voir-aussi : Aubenque, P., la Prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1963. Bodéüs, R., le Philosophe et la cité, Les Belles Lettres, Paris, 1982. Château, J.-Y., la Vérité pratique. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VI, Vrin, Paris, 1997. Lories, D., le Sens commun et le Jugement du phronimos. Aristote et les stoïciens, Peeters, Louvain-la-Neuve, 1998. ! NOÛS, PRUDENCE, SAGESSE, SENS COMMUN PHUSIS

Du grec phuein, « produire » mais aussi « croître ». PHILOS. ANTIQUE Chez Aristote, principe du mouvement et du repos. Ce terme grec signifie aussi bien l’origine, que le déroulement ou le résultat d’un processus. Aristote fait de la phusis le principe de tout mouvement et repos : « la nature, dans son sens primitif et fondamental, c’est l’essence des êtres qui ont, en eux-mêmes et en tant que tels, le principe de leur mouvement. La matière, en effet, ne prend le nom de nature que parce qu’elle est susceptible de recevoir en elle ce principe ; et le devenir et la croissance, que parce que ce sont des mouvements procédant de ce principe. La nature, en ce sens, est le principe du mouvement des êtres naturels, immanent en quelque sorte, soit en puissance, soit en entéléchie. »1 Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1974. Voir-aussi : Aristote, Physique, livre II, 1, trad. H. Carteron, Budé, Paris, 1926. Platon, Timée, in OEuvres complètes, II, trad. L. Robin et M.J. Moreau, Gallimard, Paris, 1950. ! NATURE, PHYSIQUE PHYSICALISME Doctrine empiriste et matérialiste qui affirme que tout ce qui existe est constitué d’entités physiques et que seule la physique, tant du point de vue de sa langue que de sa méthode, permet d’assurer l’unité de la science. PHILOS. SCIENCES Thèse selon laquelle la seule langue universelle possible de la science unifiée est celle de la physique. Au sein du cercle de Vienne, O. Neurath, notamment dans sa Sociologie empirique (1931), défendit le physicalisme contre l’option phénoméniste, que R. Carnap défendait dans la Construction logique du monde (1928). Alors que le phé-

noménisme prend pour énoncés de base de la science les vécus subjectifs de sensation, le physicalisme se fonde sur des énoncés intersubjectifs à propos d’objets et de propriétés physiques. Selon Neurath, seule cette décision méthodologique et pragmatique, qui n’est pas au départ une option ontologique, permet de construire une science unifiée. Elle implique de définir la psychologie en termes béhavioristes. Carnap se rapproche de cette position en 1932. Dès 1936, cependant, dans « Testability and Meaning », il remet en question le physicalisme strict, à cause de la difficulté d’y traiter des termes dispositionnels 1. Aujourd’hui, les discussions autour du physicalisme sont surtout vives en philosophie de l’esprit 2. Alexis Bienvenu ✐ 1 Carnap, R., « Testability and Meaning », in Philosophy of science, 1936-1937, 3, pp. 419-471. downloadModeText.vue.download 834 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 832 2 Bitbol, M., Physique et Philosophie de l’esprit, Flammarion, Paris, 2000. ! BÉHAVIORISME, EMPIRISME, LANGAGE, PHÉNOMÉNISME, VÉRITÉ MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT Doctrine selon laquelle tout ce qui existe est finalement constitué d’entités physiques, qui peuvent être étudiées dans le cadre des sciences physiques. Le terme de physicalisme est utilisé principalement pour caractériser le matérialisme appliqué à la nature de l’esprit. Apparu initialement dans la philosophie du cercle de Vienne, il est lié à la thèse selon laquelle c’est la langue de la physique qui peut assurer l’unité de la science. Cependant, dès 19361937, R. Carnap 1 montrait la difficulté d’introduire les termes dispositionnels dans le cadre étroit du physicalisme. Mais il a continué à être défendu, par exemple par J. J. C. Smart : « Tout comme j’ai affirmé que les expériences sont des processus physiques dans le cerveau, j’asserte aussi que les croyances et les désirs sont des états physiques du cerveau » 2. ▶ Certains philosophes éliminativistes vont jusqu’à soutenir

qu’on pourrait finalement se passer de notre psychologie commune, qui fait référence à des états mentaux (croyances, désirs, souhaits, etc.), pour ne plus faire référence qu’à des états physiques 3. Roger Pouivet ✐ 1 Carnap, R., « Testability and Meaning », Philosophy of Science, 3-4, 1936-1937. 2 Smart, J.J.C., « Mind and Brain », in R. Warner and T. Szubka, The Mind-Body Problem, Blackwell, Oxford, 1994. 3 Churchland, P.M. (1980), Matter and Consciousness, trad. Matière et conscience, Éd. Champ Vallon, Seyssel, 1999. ! DISPOSITION, ÉLIMINATIVISME, ESPRIT PHYSIOCRATIE Du grec phusis, « nature » et kratos, « force », « puissance », kratein, « commander ». Mot créé par Dupont de Nemours en 1767 pour désigner le « gouvernement de la nature ». GÉNÉR., POLITIQUE École d’économistes – menés par F. Quesnay et opposés au mercantilisme – pour laquelle les phénomènes économiques sont régis par des lois analogues aux lois physiques. Par physiocratie ou « gouvernement de la nature », Dupont de Nemours entend désigner les règles de gouvernement qui seraient conformes aux lois naturelles. Selon Quesnay 1 et les physiocrates, l’ordre naturel est un ordre providentiel, ce qui induit un certain nombre de conséquences théoriques : 1) Sur le plan économique, la nature joue un rôle essentiel dans la production de richesses : ainsi les physiocrates estiment que la richesse provient de la terre, que seule par conséquent l’agriculture est productrice. 2) Sur le plan politique, ils se réfèrent à un droit naturel que le droit positif doit se contenter de sanctionner. D’une certaine manière il suffit de « laisser faire », selon l’expression de Gournay que les physiocrates adoptent. Le domaine d’intervention de l’État est donc délimité tant du point de vue juridique que du point de vue économique : il s’agit par une entière liberté du travail et du commerce de favoriser le

circuit économique naturel. A. Smith consacre un chapitre aux physiocrates dans La richesse des nations 2, à la fois pour leur rendre hommage et pour proposer une critique de leur théorie. Même s’il ne remet pas en cause le tableau économique général proposé par Quesnay, Smith estime que « l’erreur capitale de ce système paraît consister en ce qu’il représente la classe des artisans, manufacturiers et marchands, comme totalement stériles et non productives » 3. De plus, en prétendant que le despotisme éclairé ou légal 4, traduction politique de l’ordre naturel voulu par Dieu, doit imposer un régime de liberté et de justice parfaites au corps politique et social, les physiocrates ont méconnu le rôle de la concurrence selon Smith : sous son emprise, l’on parvient à un accord conforme à la justice et à l’harmonie sociale ; inutile donc d’en appeler à un despote. K. Marx note chez les physiocrates l’apparition du concept de « plus-value » : « Pour les physiocrates, comme pour leurs adversaires, la question brûlante n’est cependant pas de savoir quel travail crée la valeur, mais lequel crée la plus-value »5 écrit-il en 1859 ou encore en 1867 : « Les physiocrates, par exemple, déclarent que le travail agricole seul est productif. Et pourquoi ? Parce que seul il donne une plus-value qui, pour eux, n’existe que sous la forme de la rente foncière. » 6. Les physiocrates expriment en fait le passage de la propriété féodale à l’économie politique, et dans son exégèse du Tableau économique de Quesnay, Marx reconnaît que cette tentative de présentation du processus de production du capital comme un processus de reproduction est une idée géniale de l’économie politique naissante. ▶ En cherchant à dégager des lois de l’économie, les physiocrates élaborent ainsi les bases d’une science économique. Ils annoncent les courants économiques libéraux. Elsa Rimboux

✐ 1 Quesnay, F., Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, recueil publié par Dupont de Nemours, Merlin, Paris, 1768-1769. Aujourd’hui, Quesnay, F., Physiocratie, Flammarion, Paris, 1991. 2 Smith, A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre IV, chap. 9, trad. G. Garnier revue par A. Blanqui, éd. D. Diatkine, Flammarion, Paris, 1991, pp. 281-309. 3 Op. cit., t. II, p. 294. 4 Ainsi Le Mercier de la Rivière, P.-P., L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Desaint, Paris, 1767. 5 Marx, K., Critique de l’économie politique, première section, chap. 1, A, trad. M. Rubel et L. Evrard, in Marx, K., OEuvres Economie I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 311. 6 Marx, K., le Capital, livre premier, 5e section, chap. XVI, trad. J. Roy revue par M. Rubel, in Marx, K., OEuvres Economie I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 1002. Voir-aussi : Foucault, M., Les mots et les choses, I, VI, Gallimard, Paris, 1966. Quesnay, F., articles « Grains » et « Fermiers » in Diderot, D. et Alembert, J. (d’), Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1750-1778. Schumpeter, J., Histoire de l’analyse économique, Gallimard, Paris, 1983. Weurlesse, G., Le mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), F. Alcan, Paris, 1910. Weurlesse, G., La physiocratie à l’aube de la Révolution, EHESS, Paris, 1984. ! ÉCONOMIE, LIBÉRALISME, MERCANTILISME, PLUS-VALUE downloadModeText.vue.download 835 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 833 PHYSIONOMIE

En grec : phusiognômia, phusiognômonia, phusiognômikè ; en allemand : Physiognomie, Physiognomik ; en anglais : physiognomy. MORALE, PSYCHOLOGIE Littéralement « interprétation de la nature » (de phusis et gnômein), la physionomie infère de l’apparence extérieure le caractère d’un individu. Depuis l’Antiquité, la physionomie jouit d’un intérêt durable et connut même un apogée à la fin du XVIIIe s. De composante à part entière de la connaissance de la nature, elle évolua vers la philosophie morale sans abandonner parallèlement sa prétention au statut de science. La psychologie et l’anthropologie la reprirent ensuite en partie à leur compte. Aristote l’estime parfaitement fondée « dès lors qu’on admet que toute affection physique transforme à la fois le corps et l’âme » 1. Il prend acte de son usage à des fins de diagnostic depuis Hippocrate. Mais la physionomie, ou physiognomique, ne se bornait pas à cela, comme en témoignent les Physiognomica du Corpus Aristotelicum, qui développent une physionomie des animaux 2, des sexes et même des peuples 3. Dès l’Antiquité s’établit aussi la tradition des « caractères », illustrée notamment par Théophraste d’Érèse 4. Si cette dernière demeure très vivace jusqu’au XVIIe s. dans la pensée morale, elle est doublée par des prétentions scientifiques dont l’idée fondamentale est que tous les phénomènes naturels sont chiffrés et peuvent donc être déchiffrés. D’où les liens étroits entre la physionomie et l’astronomie, qui remontent à Ptolémée (De praedictionibus astronomicis), mais s’épanouissent surtout chez les penseurs arabes du Moyen Âge, y compris les néoaristotéliciens Averroës et Avicenne (De stellis fixis). Cette double inspiration va se perpétuer pendant tout le Moyen Âge, pendant la Renaissance et jusqu’au XVIIe s. En 1663 encore, J. S. Elsholtz tente de conjuguer dans son Anthropométrie les théories de la proportion, issues de la Renaissance, avec l’astrologie et la « métoposcopie » (l’interprétation des rides du front). Les parallèles de Battista della Porta (De humana physiognomonia, 1586) entre les animaux et l’homme exercent quant à eux une influence jusque dans les tableaux de Le Brun.

C’est dans les dernières décennies du XVIIIe s. que la « Physiognomik » connut en Allemagne son heure de gloire avec les travaux de Lavater 5. Lichtenberg objecta que, pour prétendre au statut de science, la physionomie devrait d’abord établir quels mouvements expressifs correspondent à quels affects 6. La grâce, que Schiller définit comme beauté en mouvement et expression de la belle âme, témoigne du succès de la physionomie dans la philosophie morale. L’épistémê de la fin du XVIIIe s. ne pouvait plus se satisfaire de la tradition des « caractères ». Quoiqu’il défende, contre les ennemis de Lavater, le postulat d’une correspondance entre l’expression esthétique et la moralité, Mendelssohn évoque aussi d’emblée la difficulté : la bonté est une qualité objective, la beauté, une qualité subjective ; l’adéquation entre les deux ne saurait donc être qu’imparfaite. Il met en garde contre « l’enthousiasme » de Lavater. Notre connaissance de l’âme n’est pas encore assez affinée pour que la physionomie soit une science. Il faut donc développer la psychologie 7. C’est sans doute R. Kassner qui, ravivant au début du XXe s. l’inspiration physionomiste, résumera le mieux son caractère aléatoire par un paradoxe : « L’homme n’est tel qu’il apparaît que parce qu’il n’apparaît pas tel qu’il est » 8. Ces mises en garde n’eurent aucun effet sur la vogue de la physionomie dans la première moitié du XIXe s. Gall prolongea la physionomie par la craniologie, nommée par la suite phrénologie, qui entend tirer de la forme et de la constitution du cerveau des connaissances sur le caractère 9. Hegel associa Lavater et Gall dans sa critique destructrice des illusions de la connaissance d’entendement dans un singulièrement long chapitre de la Phénoménologie de l’esprit consacré à la « raison observante » 10. Lavater et Gall n’en engageaient pas moins un courant de réflexion opiniâtre visant à établir le statut scientifique de la physionomie et qu’illustrent à des degrés divers les réflexions de Goethe sur l’ostéologie 11, de C. Bell 12 et, dans la deuxième moitié du XIXe s., de Darwin 13 et de Wundt 14. La physionomie

peut être en outre considérée, pour le meilleur et pour le pire, comme un des courants précurseurs et constitutifs de l’anthropologie. Herder qualifiait du reste en 1785 l’anthropologie ethnographique de « physionomie de l’humanité » 15. Mise à part son exploitation raciste, c’est dans la criminologie de Lombroso et, en France, dans l’anthropométrie de Bertillon qu’elle a établi sa validité au tournant du XXe s. 16. Gérard Raulet ✐ 1 Aristote, Anal. Priora, trad. Premiers Analytiques, II, 27. Cf. aussi II, 28. 2 Cf. à cet égard Aristote, Des parties des animaux, II, 7 sq. 3 Aristote, Physiognomonica, 805a-814b. 4 Cf. Foerster, R. (dir.), Scriptores physionomonici graeci et latini, 1893. 5 Lavater, J. C., Physiognomische Fragmente, Leipzig, 1775-1778. 6 Lichtenberg, G. C., Über Physiognomik, Göttingen, 1778. 7 Mendelssohn, M., « Zuffällige Gedanken über die Harmonie der inneren und äusseren Schönheit », « Über einige Einwürfe gegen die Physiognomik, und vorzüglich gegen die von Herrn Lavater behauptete Harmonie zwischen Schönheit und Tugend », in Schriften zur Philosophie und ästenik, Jubiläumsausgabe, t. III, 1, Stuttgart, 1972, pp. 321-332. 8 Kassner, R., Zahl und Gesicht, 1919, p. 16. 9 Gall, F. J., Anatomie et physiologie du système nerveux et du cerveau en particulier, avec observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux par la configuration de leur tête, Paris, 1810-1811. 10 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit , trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, I, pp. 256-287. 11 Cf. Van der Hellen, E., Goethes Anteil an Lavaters physiognomischen Fragmenten, 1888. 12 Bell, C., Essays on Anatomy of Expression, Londres, 1806.

13 Darwin, C., The Expression of Emotions, 1871. 14 Wundt, W., Grundzüge der Physischen Psychologie, II, pp. 504 sq. 15 Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, II, 6, VII. 16 Lombroso, C., L’Uomo delinquente, Milan, 1876 ; Bertillon, A., et Chervin, A., Anthropologie métrique, Paris, 1899. Voir-aussi : Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, II, trad. M. Foucault, Vrin, Paris, 1988. ! BELLE ÂME, CHIFFRE, GÉNIE, GRÂCE, PHRÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE downloadModeText.vue.download 836 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 834 PHYSIQUE Du grec phusikè, « choses de la nature ». ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE Étude du monde extérieur et des lois de son évolution. On distingue entre physique expérimentale, physique théorique et physique mathématique. La physique dite classique est fondée sur les théories antérieures à l’introduction du concept de champ au XIXe s., introduction qui débouchera sur la théorie de la relativité et la construction de la mécanique quantique. C’est principalement dans le contexte scientifique du tournant des XVIIIe et XIXe s. que le terme de physique prend sa signification moderne en se substituant progressivement à celui de philosophie naturelle, en usage aux XVIIe et XVIIIe s. et dont l’ouvrage de Newton publié à Londres en 1687, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (« Principes mathématiques de la philosophie naturelle »), marque l’apogée. La physique regroupait alors, comme en témoigne, par exemple, les travaux des sections de l’Académie Royale des sciences, des recherches pouvant participer tout autant de ce que l’on appelle aujourd’hui physique (hydrodynamique, électricité, etc.) que de ce qui pour une part relève maintenant de la biologie et de la médecine.

Michel Blay ! EXPÉRIMENTATION, MATHÉMATISATION, MÉCANIQUE, QUANTIQUE, RELATIVITÉ, THERMODYNAMIQUE, THÉORIE PHYSIQUE PITIÉ À l’âge classique, la pitié est mobilisée par les penseurs politiques pour balancer le seul souci de la conservation de soi qui définit l’homme de l’état de nature et justifie, pour l’essentiel, l’association politique. La pitié intéresse l’homme au semblable qu’elle lui découvre comme tel, du même mouvement. ANTHROPOLOGIE, MORALE, POLITIQUE Sentiment de sympathie qu’inspire le spectacle des souffrances d’autrui. La pitié n’est pas désintéressée, mais résulte plutôt d’une projection imaginaire par laquelle nous interprétons le sort malheureux d’autrui comme une possibilité de notre propre existence : « La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui ; c’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber » 1. Rousseau débarrasse la pitié de cette dimension calculatoire pour la définir, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, comme une affection primitive inscrite dans la nature des êtres vivants, antérieure aux comparaisons qui caractérisent la mise en oeuvre des facultés supérieures de l’homme : la pitié est cette « disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes nous en donnent quelquefois des signes sensibles » 2. La mention de cette pitié essentielle à l’homme permet à Rousseau de rejeter le dogme du péché originel – ce n’est pas que l’homme de la nature soit véritablement bon mais, plus radicalement, qu’il n’a encore aucune idée de la morale. Il revient à l’Émile d’inscrire cette disposition naturelle dans le schéma d’ensemble de la genèse, en l’homme, des affections morales. Elle est alors présentée comme une première dérivation de l’amour de soi, qu’il appartient à une éducation conforme à la destination naturelle de l’homme de généraliser afin de former le sentiment d’humanité qui s’exprime particulièrement dans le christianisme. Mais, sous ce point de vue, la pitié repose sur l’exercice de l’imagination et du jugement : « Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui, qui

souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il a l’idée comme pouvant les sentir aussi. » 3. La pitié désigne donc le sentiment d’une possibilité malheureuse, pour ma propre existence, que j’éprouve en considérant la détresse des hommes. André Charrak ✐ 1 La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, CCLIV. 2 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1e partie. 3 Rousseau, J.-J., Émile, livre IV. ! AMOUR DE SOI / AMOUR PROPRE, MORALITÉ, NATURE, PASSION PHILOS. CONTEMP. Face à la méfiance traditionnelle qu’entretient la philosophie à l’égard de la pitié, H. Cohen établit son statut de moteur de la volonté pure. La pitié, en tant qu’elle est reconnaissance de la souffrance en l’autre, est condition du surgissement d’autrui, du Mitmensch. Elle est en premier lieu éveillée par le spectacle de la misère sociale, où le pauvre devient le type même de l’humanité souffrante. En visant l’apathie comme but de la moralité, le stoïcisme a, pour Cohen, rendu suspecte la pitié, qui était considérée jusqu’alors comme affect tragique par excellence. Cohen voit dans ce rejet le signe de l’abstraction de la morale stoïcienne : si tout homme, même l’esclave, peut être un sage, alors la misère sociale n’est pas reconnue comme telle. La pitié ne peut dès lors être ni le levier ni le régulateur de la conscience morale. Spinoza se contente, pour Cohen, de suivre les stoïciens lorsqu’il assimile l’origine de la pitié à celle de l’envie. Comme eux, il fait de la pitié une réaction toute passive : « Je ressens de la pitié comme je bâille lorsque quelqu’un d’autre bâille. Il s’agit d’un écho de mouvement réflexe » 1. Or, la pitié n’est pas pure réaction passive mais action réciproque : « La pitié, c’est cette inauguration par autrui du monde de la réciprocité » 2. Centrale chez Schopenhauer, la pitié conduit au renoncement du vouloir-vivre, en nous libérant de l’illusion de l’indi-

viduation : « Quand [un homme] prend aux douleurs d’autrui autant de part que si elles étaient les siennes [...] alors, bien évidemment cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de luimême, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier » 3. Enfin, dans son étude sur la Révolution française et la Terreur, H. Arendt décèle « un zèle compatissant pour les malheureux » qu’elle estime pour une large part hérité de Rousseau. Ainsi, « la pitié, prise comme ressort de la vertu, s’est avéré comme possédant un potentiel de cruauté supérieur à la cruauté elle-même » 4. Sophie Nordmann ✐ 1 Cohen, H., Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, chap. VIII, PUF, Paris, 1994, p. 199. 2 Ibid., p. 202. downloadModeText.vue.download 837 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 835 3 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, vol. I, § 57, PUF, Paris, 1966. 4 Arendt, H., Essai sur la Révolution, chap. II, trad. M. Chestien, Gallimard, Paris, 1967, pp. 128-129. ! AUTRUI, MORALE, MORALITÉ, PASSION, VERTU PLAISIR Du latin placere, « plaire », « être agréable ». En allemand : Lust, « envie, plaisir ». Platon remarque sa relativité et sa fugacité, sans doute pour le lui reprocher, mais il montre que la vie proprement humaine est un mixte de connaissance et de plaisir 1, comme dans la réminiscence : le plaisir de la reconnaissance de l’oublié, des retrouvailles. Après Aristippe de Cyrène (« un mouvement doux accompagné de sensation »), Épicure en fait le centre de la morale, en le définissant comme l’absence de douleur (« ataraxie »). C’est le lieu d’une première bifurcation du thème, avec une tradition jusqu’à Freud qui voit plutôt le plaisir dans la relaxation d’une tension et le retour à l’équilibre et au contentement (le plaisir

est dans la répétition) 2, et une tradition plus nietzschéenne, qui le voit plutôt dans la tension du désir, dans l’intensité de la joie (le plaisir est d’augmenter les variations) 3. L’intervalle entre les deux marque un r ythme majeur. ESTHÉTIQUE, MORALE, PSYCHOLOGIE Sentiment agréable qui accompagne une sensation ou une action, dans la satisfaction d’un besoin ou la représentation d’un désir. Sa variabilité montre qu’il tient à la rencontre entre une expérience physique et une expérience de liberté. La tradition centrale liée au plaisir est issue de l’idée d’Aristote selon laquelle le plaisir est le couronnement d’une action accomplie, non son but, mais ce qui lui advient de surcroît (toute une psychologie insiste sur le plaisir comme ce qui optimise le comportement) 4. On peut alors le rapprocher de la définition aristotélicienne du bien comme ce qui est cherché pour soi-même, et non en vue d’autre chose, car il y a dans le plaisir un indice d’autonomie : on dit « pour le plaisir » comme on dit « pour rien ». Ce qui interdit l’autarcie d’une sorte de court-circuit du plaisir (dans le narcissisme ou dans l’addiction), c’est l’insistance que met Aristote à la pluralité des biens et des plaisirs ; c’est aussi que l’éducation par le plaisir et la peine, comme chez Platon, a pour but de rendre tangible le bien et le mal, mais non de s’y substituer. Quel genre de plaisir la tragédie peut-elle donner ? L’utilitarisme, à la suite de Bentham 5, a cherché à introduire dans le raisonnement téléologique d’Aristote un véritable calcul des plaisirs et des peines, et donc leur quantification (le plaisir étant comme une monnaie qui rend commensurables tous les autres biens et valeurs). J. S. Mill et, à sa manière, G. E. Moore 6, poursuivent la même recherche, mais sur un mode plus qualitatif. Le plaisir ici n’est pas forcément égoïste, et peut se formuler moralement (et politiquement) comme la recherche du plaisir de tous ceux qui sont concernés par nos actions, ou sous la forme négative, comme la recherche, en premier lieu, de ce qui fera le moins de déplaisir à tous ceux qui sont concernés par nos actions, avec les difficultés introduites par la variété (l’incommensurabilité ?) non seulement des plaisirs (en voulant faire plaisir...), mais aussi des peines (il n’y a pas de consensus quant à ce qu’il faut d’abord éviter). Selon un autre fil conducteur, Kant présente le sentiment esthétique comme le jeu de l’imagination et de l’entendement dans l’expérience du beau (et de la raison dans le sublime) 7. Ce jeu indique certes une division (entre le corps et le monde, entre le soi et l’autre, entre la nature et la liberté), mais sous l’effet d’une animation et d’une convenance réciproque de ces facultés. C’est le sensible selon la liberté (« Le plus libre et le plus doux des actes », dit Rousseau de l’union sexuelle). Or, ce jeu entre le sentant et le senti, ce sentiment de ne faire qu’un avec sa vie, est lié à la possi-

bilité d’un accord entre les humains, à la possibilité d’en partager le bonheur. Le plaisir est indissociable de sa communicabilité, et un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisque le goût « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées ». Insistant sur le fait que le jugement esthétique précède sa règle et son concept, et que le plaisir esthétique est désintéressé, Kant montre que « l’obligation de jouir est une évidente absurdité ». Le problème est alors qu’en communiquant mon plaisir, non seulement je peux produire du déplaisir (le mouchoir trop parfumé, la musique trop forte, le roi qui voudrait « forcer ses sujets à aimer le merlan », selon le mot de Bayle), mais que je peux produire de l’envie et manifester ma vanité. C’est, selon le mot de S. Cavell, la « tartufferie moderne » et une tyrannie, que cette vanité qui se mêle à tous nos plaisirs. Comme si ceux-ci, dans leur incommensurabilité, ne se suffisaient pas ; mais c’est justement qu’ils demandent à être partagés. Olivier Abel ✐ 1 Platon, Philèbe. 2 Freud, S., Au-delà du principe de plaisir (1920) dans Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981. 3 Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris, 1973. 4 Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, Paris, 1972. 5 Bentham, J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, (1789). 6 Moore, G. E., Principia ethica, (1903), PUF, Paris, 1998. 7 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), Vrin, Paris, 1974. Voir-aussi : Épicure, Lettre à Ménécée, in Épicure, Lettres et maximes, trad. M. Conche, PUF, Paris, 1987. Foucault, M., L’usage des plaisirs – Histoire de la sexualité, t. 2, Gallimard, Paris, 1984. ! BIEN, BONHEUR, ÉCONOMIE, ÉPICURISME, ESTHÉTIQUE, HÉDONISME, SOUFFRANCE

PSYCHANALYSE Qualité dont Freud fait un principe de régulation du psychisme. Mode de perception analogue aux sensations, mais concernant les stimuli internes, l’échelle plaisir-déplaisir correspond aux états relatifs de stabilité et d’instabilité de l’organisme, selon Fechner. Reprenant la notion, Freud la simplifie, en assimilant plaisir et décharge d’excitation, et il l’élève au rang d’un principe économique tendant à réduire à zéro les excitations. La prématurité spécifique des nourrissons, leur dépendance à l’égard de soins externes et la sexualité infantile expliquent que le principe de plaisir domine les processus psychiques dans la petite enfance, et ne soit qu’atténué par le principe de réalité. Il règne sur l’inconscient, le ça et les processus primaires, et tend aux voies de la satisfaction les plus courtes (hallucination, rêve, etc.) sans considération de la réalité. Ainsi le principe de plaisir a-t-il partie liée avec les pulsions de mort. downloadModeText.vue.download 838 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 836 ▶ Instable, voire mortifère, le plaisir n’est pas le paradigme du bonheur défini comme satisfaction durable 1. Benoît Auclerc, Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur, 1930, G.W. XIV, « Malaise dans la civilisation », in OEuvres Complètes de Freud / Psychanalyse, XVIII, chap. II, PUF, Paris, 1998, pp. 262 et suivantes. Voir-aussi : Freud, S., « Au-delà du principe de plaisir », in OEuvres Complètes de Freud / Psychanalyse, XV, PUF, Paris, 1996. Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1967. ! ÇA, ÉCONOMIQUE, ÉROS ET THANATOS, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÊVE ESTHÉTIQUE Sentiment qui est supposé appartenir en propre à

P« expérience » esthétique quand il est retiré du commerce avec les oeuvres d’art ou des objets naturels susceptibles de nous y inviter. En tant que « passion calme » (Hume), il se distingue de la satisfaction, par la nature des conditions de son obtention. Statut du plaisir Procuré par une oeuvre d’art, il reste obscur et énigmatique : comment le différencier d’autres perceptions agréables ou satisfaisantes ? En principe, on ne pourrait le définir, comme tout autre plaisir, sans faire appel au déplaisir ou à la frustration auxquels il s’oppose. Comme il ne semble pas qu’il y ait de répulsifs artistiques dignes de ce mot, une détermination positive n’en est que plus difficile ; on a donc cherché à le purifier, à le sublimer, à le raréfier, sinon plus franchement à l’exclure de toute appréciation de la valeur artistique. Pour la tradition néanmoins, la beauté est source de plaisir, et l’une des fonctions primordiales de l’art est de plaire. Dans les deux cas (appréhension directe d’une valeur, suggestion indirecte provoquée par l’oeuvre), ce sentiment demeure facultatif, à cause de son caractère idiosyncrasique et privé, notamment quand on y voit un ravissement ou un frisson. Le plaisir n’est pas une condition suffisante pour l’attribution d’une valeur esthétique à l’expérience du même nom. Tandis que le plaisir de comprendre semble intrinsèquement évaluatif, ce sentiment assimilé à un état mental transitoire et incommunicable laisse planer un doute sur la possibilité que nous aurions de révéler par son intermédiaire ce qui appartient en propre à l’oeuvre d’art. Sans contester sa dimension affective, ni la réalité de la relation que nous entretenons avec les oeuvres, rien ne prouve qu’il contribue à leur compréhension ou à leur interprétation. La question est donc de savoir s’il faut en donner une définition transcendantale (celle d’un plaisir pur ou désintéressé, comme le demande Kant), ou s’il faut le déterminer à partir de la variété de ses formes et par sa direction d’objet : ce qui suppose en ce cas que soit caractérisé le genre d’attitude esthétique, requise chez le contemplateur ou l’usager. Tant qu’on se place dans l’optique du goût, cette alternative

entre une intellectualisation du plaisir et une directivité ou une intentionnalité spécifique (où son contenu se distingue autant de l’affect primaire que de l’objet d’art en tant que tel) paraît presque inévitable. Le plaisir comme conduite Déjà Aristote présente le plaisir comme une activité ou une disposition à l’action qui est par essence « conative »1 ; elle implique perfectionnement et entraînement. Une acception moderne comme celle de Levinson retient que le plaisir ne peut émerger que sur la base de propriétés non esthétiques ou structurales (formes perçues, qualités remarquables, croyances) qu’il parvient à rendre intelligibles dans leur articulation. Une double condition est alors posée : a) s’assurer que le sentiment de plaisir puisse être « adéquat » (art-appropriate pleasure), dépendant de la relation entretenue avec les propriétés susdites et non projeté ou seulement sophistiqué par l’intellect ; b) parvenir à isoler le fait « qu’il y ait (dans l’oeuvre) une propension démontrable et inhérente [...] de conduire à du plaisir » 2. L’idée que le plaisir soit lié à une perception plus vive et raffinée a été avancée par Hume 3. Ressentir un tel plaisir en situation – lire un roman, regarder un tableau, entendre un opéra ou une tragédie – s’allie plus ou moins avec le jugement de goût. Loin d’être une satisfaction sensuelle, ce sentiment procède d’une capacité perfectionnée à détecter dans l’oeuvre certaines propriétés « discrètes », justifiant le plaisir actuel causé par l’emploi de cette capacité. La détection de ces propriétés donnerait lieu à une forme de « délectation » (delight), dont la perception instruite ou attentive est la cause. Hutcheson 4 et Smith 5 ont défendu également que le plaisir était une forme d’approbation supplémentaire, si contestable ou si discutable qu’elle soit en pratique. Plaisir et appréciation esthétique Pour Kant en revanche, le plaisir est a priori quelque chose qui doit être « partagé » (mitgeteilt) ; il se distingue en cela de « l’attrait » (Rührung) 6. Soustrait à quelque détermination que ce soit dans l’ordre de la connaissance, il ne doit rien à la sympathie pour la beauté. Autonome mais jamais idiosyncrasique (agréable), il se distingue aussi de toute adhésion psychologique envers ce qui appartiendrait intrinsèquement à l’oeuvre. Pour lui, les composantes sensibles ne sont qu’une matière sur laquelle s’applique la forme du jugement. Après Kant, d’autres tentatives ont été faites pour objectiver le plaisir esthétique, voire le mesurer en intensité et en durée, avec Fechner 7. Si cette notion, on le voit, reste confuse ou « encombrante » 8, c’est que rien dans l’oeuvre ne prescrit justement que nous devrions en retirer tel ou tel plaisir déterminé, et celui-là seul. Il demeure toutefois, comme l’a souligné

Dewey, qu’une anesthésie complète devant les oeuvres d’art est contradictoire avec leur statut 9. On peut sans doute définir l’art par ses fonctions, en faisant l’économie du plaisir. Il est plus épineux cependant d’affirmer que des propriétés esthétiques instanciées dans tel objet qu’on retient comme étant une oeuvre d’art ne sont pas solidaires d’une réponse affective. Si ces propriétés – qu’on dit response-dependent – appellent en effet notre participation, et si elles interfèrent avec le jugement, c’est qu’elles ont été intentionnellement convoquées par l’artiste en vue de suggérer la production de cette expérience. Mais ces dispositions plaisantes, si elles existent, sont attachées moins à leur perception directe qu’à leur manifestation seconde dans l’esprit. Comme il arrive que nous soyons troublés par la suggestion d’émotions dérangeantes, inquiétés par le spectacle tragique, transis d’effroi par le film noir, etc., il faut convedownloadModeText.vue.download 839 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 837 nir que le plaisir éprouvé ne serait qu’une méta-réponse : une sorte d’engagement suscitant, par l’appel à un second ordre de réactions, une satisfaction dérivée ou ajoutée qui n’est plus seulement perceptive. Ce qui n’implique pas que les propriétés « plaisantes » soient des propriétés dépourvues d’existence réelle ou qu’elles seraient exclusivement monadiques. Il suffit de penser au plaisir pris à la consonance en musique. La difficulté de sortir du paralogisme inhérent au subjectivisme esthétique (pour qui la valeur des oeuvres nous est accessible de façon « transparente » par l’occasion d’un tel sentiment) n’est pas moins grande que celle qui réserve l’expérience du plaisir à des juges idéaux. Il est probable, à certains égards, que le plaisir soit une composante rationnelle de l’approbation et qu’il implique d’autres états cognitifs, par contraste avec la satiété et l’ennui qui reviennent aux oeuvres médiocres. En revanche, il paraît exagéré de soutenir que les grandes oeuvres non représentatives du XXe s. (celles de Webern ou de Mondrian) conduisent au désenchantement de toute conduite hédonique gouvernée par l’oeuvre d’art, car cela reviendrait à confondre les termes de la relation avec l’émotion ressentie.

▶ La recherche contemporaine s’accorde en général pour dire que le plaisir esthétique reste une composante émergente ou survenante : elle suppose des entités et des processus cognitifs (représentations, croyances) qui nous font réagir et adopter telle ou telle conduite. Cette option exclut le plaisir du processus d’identification rigoureuse du symbole artistique ou de l’artefact. On insiste alors sur deux caractères : a) l’intransitivité de cet affect, et donc le fait qu’il ne soit pas dirigé vers l’obtention d’une satisfaction extérieure à celle qui se rapporte à l’oeuvre d’art – ce qui équivaut à une acception non transcendantale du désintéressement kantien ; b) la nécessité de donner un fondement rationnel (ou déterminant) à l’impact causal reconnu aux dispositions plaisantes, pour autant qu’à ces dernières est attachée la mise en évidence de cette expérience (D. Matravers 10, S. Feagin11). L’exclusivité du plaisir contemplatif ou simplement admiratif est désormais nettement contestée. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VII et X, 1174 b, 31-33, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1959 et 1967. 2 Levinson, J., « Pleasure and the Value of Works of Art », in The Pleasures of Aesthetics, Cornell U.P., Ithaca, 1996, p. 13. 3 Hume, D., « De la délicatesse du goût et de la passion », in Essais esthétiques, trad. R. Bouveresse, Flammarion, Paris, 2000. 4 Hutcheson, F., Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D. Balmès, Vrin, Paris, 1991. 5 Smith, A., Essais esthétiques, Vrin, Paris, 1997. 6 Kant, E., Critique de la faculté de juger, not. § 9, 18 et 36-38, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J.-M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985. 7 Fechner, G. T., Vorschule der Aesthetik, Breitkopf et Härtel, Leipzig, 1876. 8 Pouivet, R., Esthétique et Logique, Mardaga, Liège, 1996. 9 Dewey, J., Art as Experience (1934), Southern Illinois UP, Carbondale, 1987. 10 Matravers, D., Art and Emotion, Cambridge U.P., Cambridge,

1999. 11 Feagin, S., Reading with Feeling. The Aesthetics of Appreciation, Cornell UP, Ithaca, 1996. ! AGRÉABLE, ART, BEAU, ESTHÉTIQUE, FORME Tout plaisir est-il bon à prendre ? « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » : le vers de Ronsard, faisant écho au carpe diem d’Horace (Épodes), est devenu une maxime de vie pour certains. Il faut cueillir le plaisir du moment, car la vie est brève et réserve bien des désagréments. Toutefois, si une vie de plaisirs est peut-être souhaitable pour soi, ne fait-elle pas fi de la dimension morale de l’homme ? Considérer que tout plaisir est bon à prendre, n’est-ce penser autrui seulement comme un moyen (de jouir), et non comme une fin ? Et quand bien même nous ne penserions qu’à notre propre bonheur, il n’est pas certain que tout plaisir soit bon à prendre : le sens commun prévient qu’on peut se perdre dans les plaisirs, et que la modération en toute chose est nécessaire pour vivre bien, et longtemps ; refuser tout plaisir serait certes vivre tristement ; mais s’accorder n’importe quel plaisir ne serait pas non plus la meilleure voie pour vivre heureux. Ainsi, quel que soit le sens que nous donnons à « bon » (ce qui est conforme au bien moral ou ce qui contribue à notre propre bonheur), poser la question « tout plaisir est-il bon à prendre ? » semble conduire tout naturellement à une réponse attendue : non, il faut se garder de certains plaisirs, car il est des plaisirs qui sont mauvais, c’est-àdire immoraux ou nuisibles. Mais en même temps se dessine, en contrepoint de cette réponse attendue, l’un des principaux enjeux de la question : jusqu’où peut-on

soutenir que tout plaisir, c’est-à-dire tous les plaisirs sans distinction, sont bons à prendre ? Une telle position revient-elle nécessairement à négliger le bien moral ? Est-elle nécessairement l’affirmation d’une vie dissolue, c’est-à-dire qui se perd dans le plaisir ? POSITION DU PROBLÈME : LE CHOIX RATIONNEL DU PLAISIR S e demander si « tout plaisir est bon à prendre », c’est déjà partir d’un présupposé : certains plaisirs, assurément, seraient bons à prendre – le problème étant dès lors de savoir si tous peuvent l’être. Doit-on interroger ce présupposé ? Il semble relever d’une évidence peu discutable : même une morale des plus exigeantes ne pourrait nier qu’il y ait certains plaisirs qui sont bons à prendre. Si nous définissons le plaisir comme ce qui vient satisfaire un désir, alors il paraît difficile de se refuser le plaisir de satisfaire des désirs aussi naturels que ceux de boire ou de manger. Cependant, lorsque nous prenons du plaisir à éteindre une soif ou une faim, que recherchons-nous ? Nous cherchons immédiatement à faire cesser une douleur ; et nous savons également sans doute que cette douleur nous alerte sur un danger possible, un danger de mort si jamais de tels besoins ne trouvent pas satisfaction. Autrement dit, lorsque nous mangeons et buvons parce que nous avons faim et soif, nous ne cherchons pas tant à prendre positivement du plaisir qu’à apaiser une douleur : nous cherchons à nous conserver. Lorsque nous répondons à un besoin vital, nous nous soumettons à une nécessité plus que nous ne prenons un plaisir. Prendre un plaisir requiert donc l’activité d’un choix : c’est dans la mesure où nous avons le pouvoir de choisir tel plaisir plutôt que tel autre, voire de nous abstenir de prendre du plaidownloadModeText.vue.download 840 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 838 sir, que la question de savoir si tout plaisir est bon à prendre peut se poser. Que le plaisir soit en lui-même bon au sens d’agréable, nul ne peut le nier : là semble être sa définition même. Le plaisir est une sensation bonne, positive, contraire à la sensation mauvaise de douleur. En ce sens, tout plaisir est bon, pour peu que ce soit un plaisir. Et quand bien même on imaginerait quelqu’un qui prendrait plaisir à souffrir, à faire durer en lui la douleur d’un manque par exemple, cela ne changerait rien : puisqu’il y prend plaisir, il ressent empiriquement et subjectivement quelque chose d’agréable. Mais que tout plaisir soit par essence bon, c’est-à-dire agréable, ne signifie pas que tout plaisir soit bon à prendre. La question

ne porte donc pas tant sur le plaisir considéré en lui-même que sur le plaisir pensé dans sa relation avec la prise. C’est en ce sens dès lors qu’on peut affirmer qu’il y a des plaisirs mauvais : à savoir non pas en rapport à la sensation qui jouit du plaisir, mais en rapport à la raison qui le considère et la volonté qui le prend. La question de la prise du plaisir, et de savoir si tous sont bons à prendre, est donc éminemment une question de morale, entendue comme choix de notre manière de vivre. LA DISTINCTION DES PLAISIRS D ans cette perspective de distinction des plaisirs, entre ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais en regard de la raison qui les évalue et de la volonté qui les choisit, il est possible de dégager un premier point de vue, qui rendrait au terme « bon » toute sa dimension morale : selon Kant, en effet, le bon ne peut en vérité être confondu avec l’agréable, car seule la volonté, et non pas la sensation, peut être dite, absolument parlant, « bonne » – elle seule, en effet, pouvant se conformer à la loi morale. Ce qui ne signifie pas que le bon soit sans rapport avec le plaisir : mais il y a à distinguer entre le plaisir pris à ce qui est agréable, à ce qui est beau et à ce qui est bon. Le plaisir qui relève de l’agréable est le plaisir des sens, ou de la sensation : c’est le plaisir d’une « satisfaction pathologiquement conditionnée » 1. Le plaisir qui relève du beau est le plaisir de la contemplation, ou de la représentation, libre de toute détermination par des concepts, c’est-à-dire par des règles : c’est un plaisir en ce sens désintéressé. Le plaisir qui relève du bon est quant à lui un plaisir intéressé, non par les sens cependant, mais par la raison – par l’obéissance à la loi morale en moi : c’est la satisfaction d’un intérêt non pas sensible, mais pratique au sens de moral. En toute rigueur, seul ce plaisir est bon en soi : c’est le seul plaisir qu’une volonté peut prendre comme bon. Cela ne signifie pas que les autres plaisirs ne puissent pas être bons à prendre : mais ils ne relèveront véritablement du bon que dans la mesure où ils auront un rapport avec le bien moral – ce qui est le cas du plaisir relatif au beau, puisque « le beau est le symbole du bien moral » : en effet, à travers lui, « l’esprit est conscient d’être en quelque sorte ennobli et d’être élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver un plaisir par les impressions des sens » 2. Dès lors, pour Kant, il est impossible de dire que tout plaisir est bon à prendre, dès lors qu’on donne à « bon » toute sa valeur morale : « La raison ne se laissera jamais persuader que l’existence d’un homme qui ne vit que pour jouir [...] ait une valeur en soi [...]. L’homme ne donne à son existence, comme existence d’une personne, une valeur absolue que par ce qu’il fait, sans songer à la jouissance, en pleine liberté et indépendamment de ce que la nature peut lui procurer sans effort de sa part » 3. Le plaisir vérita-

blement bon ne peut donc être, pour Kant, celui qui advient à l’homme sans effort moral ; mais seulement celui que l’homme prend, dans la lutte contre ses penchants, à faire son devoir. Et tout plaisir que l’homme prend dans un tel effort est véritablement bon. LE PLAISIR COMME PRINCIPE MORAL T outefois, si l’homme prend plaisir à vouloir librement la loi morale, ce n’est pas pour ce plaisir qu’il doit la vouloir : un tel plaisir est certes bon, mais il n’est pas bon s’il est recherché et pris pour lui-même. On ne peut penser le plaisir comme bon à prendre pour lui-même que si l’on identifie plaisir et bien moral. Dès lors, et à cette seule condition, il serait possible d’affirmer que tout plaisir est bon à prendre. C’est ce que fait Épicure dans sa Lettre à Ménécée : « parce que c’est là le bien premier et conaturel, pour cette raison nous choisissons tout plaisir » 4. Comment peut-il soutenir une telle thèse ? Épicure affirme que « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse »5 dans la mesure où ce que nous avons appelé le « bien moral » n’est pas pour lui autre chose que le bonheur : l’homme n’est pas constitué d’une double nature, intelligible ou morale d’une part, sensible ou pathologique d’autre part ; mais d’une seule et même nature, matérielle, composée d’atomes en équilibre. C’est parce que le plaisir est dans cet équilibre naturel de notre nature qu’il nous est « conaturel » : ainsi, « tout plaisir, parce qu’il a une nature appropriée, est un bien 6 ». Dans cette optique, seule la sensation est le critère de la vie bonne, un critère qui est donc immanent à la vie de tout vivant : il n’y a pas à distinguer entre les plaisirs qui seraient des biens et ceux qui seraient des maux. Toutefois, dire que tout plaisir est un bien, ou que « nous choisissons tout plaisir », ne signifie pas que la vie bienheureuse soit une vie dissolue dans les plaisirs. D’abord, le plaisir n’est pas ce qui dissout ou épuise la vie ; bien au contraire, il en est sa pleine et entière réalité. Mais surtout, poser que tout plaisir est bon, pour Épicure, ne signifie pas qu’il faille rechercher éperdument tout plaisir, dans une

accumulation sans fin. Tel est le paradoxe épicurien : tout plaisir est bon, mais tous les plaisirs ne sont pas toujours bons à prendre. Toutefois, ce refus de prendre un plaisir ne procède jamais de la condamnation de quelque plaisir que ce soit, parce que sa nature serait, en elle-même, mauvaise. Le principe moral de la raison, ce à partir de quoi elle détermine la volonté, et sa fin, ce vers quoi elle tend, est et demeure le plaisir : aussi n’est-ce que pour vivre selon ce principe et cette fin qu’il faut parfois éviter un plaisir et choisir une douleur, si de ce plaisir évité suit une douleur, ou de cette douleur choisie, un plaisir. « Ce ne sont pas les banquets et les fêtes ininterrompus, ni les jouissances que l’on trouve avec des garçons et des femmes, pas plus que les poissons et toutes les autres nourritures que porte une table profuse, qui engendrent la vie de plaisir, mais le raisonnement sobre qui recherche les causes de tout choix et de tout refus, et repousse les opinions par lesquelles le plus grand tumulte se saisit des âmes » 7. C’est le choix d’une « vie de plaisir », c’est-à-dire d’un plaisir continu, non suivi de douleur, et rien d’autre, qui peut conduire à ne pas choisir un plaisir. downloadModeText.vue.download 841 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 839 Dès lors, Épicure, s’il ne distingue pas entre les plaisirs, évalue cependant les désirs. Il est ainsi de bons désirs – les désirs naturels – et de mauvais désirs – les désirs vains, qui ne peuvent être satisfaits, et seront donc toujours accompagnés de douleur : tel le désir d’éviter les châtiments divins ou la mort – désirs vides car les dieux sont indifférents et la mort insensible. Parmi les désirs naturels, Épicure fait la différence entre ceux qui sont naturels seulement (le désir de boire telle boisson) et ceux qui sont naturels et nécessaires : désir de boire, de manger..., les seuls dont la satisfaction est absolument nécessaire pour vivre heureux. La souffrance en vérité ne naît que du manque, du besoin de plaisir : ne pas vivre dans un tel besoin, c’est vivre dans le plaisir. Dès lors, il ne faudra pas s’interdire de jouir de plaisirs raffinés, de certains luxes, par exemple. Mais nous en jouirons véritablement dans la seule mesure où nous n’en aurons pas besoin. Aussi peut-être le vrai plaisir se trouve-t-il dans ce supplément de vie, lorsque le vivant jouit dans l’apaisement

du besoin. Doit-on dès lors en conclure qu’en matière de plaisir, tout est permis, pourvu qu’il y ait véritablement plaisir, c’est-à-dire plaisir continu ? Épicure répond : « L’injustice n’est pas un mal en elle-même, mais elle l’est dans la crainte liée au soupçon qu’elle ne puisse rester inaperçue de ceux qui sont chargés de punir de tels actes » 8. Encore une fois, le seul critère de l’évitement d’un plaisir demeure toujours la recherche du plaisir, d’une « vie de plaisir ». ▶ Tout plaisir est-il bon à prendre ? L’hédonisme épicurien est un hédonisme réfléchi : il n’est pas réductible à l’idée qu’il faut à tout prix, et quelles que soient les conséquences, prendre n’importe quel plaisir ; mais c’est justement parce que le plaisir est bon à prendre, et qu’il n’y a que cela qui soit bon, que tous les plaisirs ne sont pas bons à prendre. Le plaisir n’est bon qu’en tant qu’il peut offrir – mais c’est là sans doute un idéal – une « vie de plaisir » : il est bon en tant qu’il est réellement pris, et non en tant qu’il est éternellement poursuivi. Mais cette position d’un hédonisme absolu n’est sans doute possible qu’à condition de la fonder sur l’idée d’une « bonne nature » de l’homme – une nature faite pour le plaisir, pour la jouissance durable du plaisir. Pour un philosophe comme Pascal, dès lors, selon qui la nature humaine est pécheresse, jamais la prise d’aucun plaisir ne saurait nous faire oublier notre misère foncière : les hommes, « ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non pas la prise, qu’ils recherchent » 9. Dans une telle perspective, plus aucun plaisir ne serait bon à prendre, mais seulement à pourchasser. PASCAL SÉVERAC ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1986, p. 54. 2 Ibid., p. 175. 3 Ibid., p. 53. 4 Épicure, Lettre à Ménécée, in Lettres, maximes, sentences, trad. J.-F. Balaudé, le Livre de Poche, Paris, 1994, p. 195. 5 Ibid., p. 194.

6 Ibid., p. 195. 7 Ibid., p. 196. 8 Épicure, Maximes capitales, in Lettres, maximes, sentences, trad. J.-F. Balaudé, le Livre de Poche, Paris, 1994, XXXIV, p. 205. 9 Pascal, B., Pensées, texte établi par L. Brunschvicg, Flammarion, Paris, 1976, p. 139. PLATONISME En allemand : Platonismus ; en anglais : platonism ; en italien : platonismo. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Notion visant à caractériser les aspects essentiels de la pensée de Platon et de son influence. Le mot renvoie le plus souvent à l’idéalisme platonicien, avec en corollaire le dualisme ontologique, les théories de la participation ou de la réminiscence. Cependant, définir ainsi le platonisme, c’est figer pour l’essentiel l’idéalisme platonicien aux dialogues de la maturité (Phédon, République, Phèdre...), en méconnaissant la complexité de son évolution ultérieure. Kant est un exemple de cette conception parcellaire du platonisme, comparant dans une image célèbre Platon, qui n’aurait pas su dépasser son idéalisme radical, incompatible avec la réalité, à une colombe qui croirait pouvoir voler mieux sans la résistance de l’air 1. S’il y a un certain malentendu à définir le platonisme comme une vulgate de l’idéalisme des grands dialogues, cette définition, qui renvoie cependant à une certaine réalité, mérite explication. Ce qui importe ici est l’émergence même de la notion de platonisme, inscrite dans une double histoire : d’abord, une tradition platonicienne (1), qui représente le prolongement direct de l’oeuvre platonicienne en philosophie, au sein de l’Académie notamment, mais aussi chez tous ceux qui se sont réclamés de la pensée du maître (les néoplatoniciens, en particulier) ; ensuite, une réception platonicienne (2), surgeon naissant de cette histoire première, d’ailleurs largement contaminée par elle, et enrichissant à son tour la notion de platonisme jusque dans les distorsions des interprétations. 1. La tradition platonicienne s’affirme dès la mort de Platon, avec des personnalités soucieuses de vulgariser ou de prolonger la doctrine du maître. Speusippe ou Xénocrate (IVe s.-début IIIe s.), successeurs immédiats de Platon à la tête de l’Académie, tirent le platonisme vers un mathématisme d’influence pythagoricienne 2. Leur goût doctrinal, mêlé de

préoccupations morales, fige la pensée de Platon en un système formel qui marquera sa transmission jusqu’aux néoplatoniciens. La Nouvelle Académie d’Arcésilas (IIIe s.), puis de Carnéade (IIe s.) présente le mouvement inverse : attachés à critiquer le dogmatisme des écoles contemporaines, stoïcienne notamment, ces platoniciens retrouvent la revendication socratique de l’inscience, le rejet de l’écriture, la virtuosité d’une dialectique vouée à produire l’aporie et une suspension pyrrhonienne du jugement, par sa capacité de plaider indifféremment pro et contra – en témoigne la façon dont Carnéade réfuta les attributs stoïciens de Dieu comme autant de limitations 3. Les néoplatoniciens, de Plotin à Simplicius (IIIe s.-VIe s.) vont pousser l’exégèse du texte platonicien vers une théologie mystique et un ascétisme religieux, qui seront ensuite souvent confondus avec l’inspiration platonicienne originale. Cette tendance est manifeste dans l’interprétation chrétienne : dans le « platonisme » de saint Augustin (IVe s.), si fortement suggéré, par exemple, par l’opposition de la cité céleste et de la cité terrestre 4, calquant le dualisme de la République, influences platoniciennes et plotiniennes sont mêlées. L’évêque d’Hippone a lui-même confessé que la lecture de « livres de platoniciens » (libri platonicorum) avait été décisive dans sa conversion. 2. Après la chute de l’Empire, qui rompt la continuité de la tradition platonicienne, l’histoire du platonisme devient celle de la réception de l’oeuvre. Cette réception est d’abord une downloadModeText.vue.download 842 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 840 réappropriation du texte, dont le Moyen Âge a perdu l’accès : seuls sont traduits le Ménon, le Phédon et, partiellement, le Timée. Ce n’est qu’en 1482 que Ficin donnera une traduction latine intégrale de l’oeuvre. Pour ce dernier, qui donne dix ans plus tard une traduction de Plotin, il s’agit encore de concilier idéalisme platonicien et mysticisme néoplatonicien dans un syncrétisme à vocation chrétienne. Parallèlement, en littérature, la thématisation d’un « amour platonique » transpose l’initiation du Banquet dans un cadre hétérosexuel hérité de l’amour courtois, marqué par l’interdit chrétien de la chair. La Renaissance n’en est pas moins renaissance du platonisme. Les centres d’intérêt se déplacent, la République étant plus volontiers invoquée, à la faveur du développement de la théorie juridique (Bodin, XVIe s.) ou politique (les utopies de More, au XVIe s., ou, au début du XVIIe s., de Campanella). En 1578 paraît l’édition d’Henri Estienne, avec traduction latine, texte grec en regard, et la pagination encore en usage

aujourd’hui. Désormais, la possibilité d’une approche scientifique de la réalité du « platonisme » se précise, en attendant la grande édition Bekker et la traduction allemande de Schleiermacher (XIXe s.). On retrouve cependant toujours le nom de Platon mêlé à des entreprises largement syncrétiques ; ainsi, au XVIIe s., chez les « platoniciens de Cambridge » 5. Un siècle plus tard, la présentation de Platon que fait Kant apparaît toujours, comme on a vu, assez partielle. Chez Nietzsche, qui voit, lui aussi, Platon comme le tenant d’un idéalisme radical, « platonisme » devient le nom générique désignant la maladie métaphysique qui frappe une tradition philosophique fuyant la réalité dans la construction d’arrière-mondes 6. Les érudits du XIXe s., par leur approche scientifique, vont renouveler la compréhension du platonisme. C’est d’abord l’abandon des tentatives visant à reconstruire un « système » platonicien figé (idée qui, depuis le classement antique de l’oeuvre en tétralogies par Thrasylle, tendait à guider l’interprétation). Une chronologie des dialogues émerge, notamment avec l’étude linguistique du texte inaugurée par Campbell (1867). De nombreux apocryphes conservés par la tradition sont rejetés. L’idée d’une genèse et d’une évolution de la pensée platonicienne s’impose peu à peu. Tous ces travaux permettent, au XXe s., de restaurer une image scientifiquement plus fidèle de la pensée originale de Platon, selon un schéma de développement distinguant trois grandes périodes (dialogues socratiques et « intermédiaires », grands dialogues de la maturité, dialogues tardifs). Les années 1960 sont marquées par l’hypothèse de l’école de Tübingen sur un platonisme non écrit. Cette idée a été sérieusement critiquée depuis. La recherche actuelle s’attache avant tout à réinsérer Platon dans le débat avec ses contemporains. En sciences, le « platonisme mathématique » désigne la croyance selon laquelle les idéalités mathématiques auraient une existence indépendante de la pensée.

Christophe Rogue ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Introduction, III, PUF, Paris, 11e éd., p. 36. 2 Aristote, Métaphysique, I, 9, 992a32. 3 Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 137-190. 4 Augustin (saint), la Cité de Dieu. 5 Hutin, S., Henry More. Essai sur les doctrines théosophiques chez les platoniciens de Cambridge, Hildesheim, 1966. 6 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, Avant-Propos, « Le christianisme est défini comme le “platonisme des masses”. » Le Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2. Voir-aussi : Dixsaut, M. et al., Contre Platon, 2 vol., Vrin, Paris, 1993-95. Garin, E., Studi sul platonismo medievale, Florence, 1958. Goldschmidt, V., Platonisme et pensée contemporaine, Vrin, Paris, 1970, rééd. 2000. Hankins, J., Plato in the Italian Renaissance, 2 vol., Leyde-New York-Cologne, 1990-1991. Klibansky, R., The Continuity of the platonic tradition during the Middle Ages, Londres, 1939, rééd. 1982. Neschke, A. (éd.), Images de Platon et lecture de ses oeuvres, les interprétations de Platon à travers les siècles, Louvain-Paris, 1997. Tigerstedt, E. N., The Decline and fall of the neoplatonic interpretation of Plato, Helsinki, 1974. Vieillard-Baron J.-L., Platonisme et interprétation de Platon à l’époque moderne, Vrin, Paris, 1988. ! ARISTOTÉLISME, AVICENNISME, DIALECTIQUE, IDÉALISME, IDÉE, FORME, MYTHE, NÉOPLATONISME ∼ LE PLATONISME DANS LA SCIENCE MODERNE HIST., SCIENCES Catégorie de l’histoire des sciences qui se résume à la description de l’attitude idéaliste propre à la science galiléenne. À la suite d’Alexandre Koyré 1, il a longtemps été d’usage d’attribuer à la science galiléenne l’étiquette commode du

platonisme. Cette façon de nommer la science galiléenne consiste à voir en elle un idéalisme méthodologique qui isole du monde concret l’ensemble des propriétés non géométrisables, ou celles qui rendent l’exercice même de la géométrisation improbable (milieu dans les cas de chute, frottement pour les systèmes en translation uniforme). De toute évidence, Alexandre Koyré ne s’est pas appuyé sur des sources historiques pour étayer cet argument, car tout montre que Galilée était plutôt, dans ses écrits de jeunesse, influencé par les méthodes issues de l’aristotélisme italien : Bonamico et Zabarella semblent compter parmi ceux qui ont le plus durablement influencé la science galiléenne. Ainsi Galilée ne pourra jamais se défaire de certains préceptes reçus dans la philosophie naturelle de l’École : privilège de la perfection du cercle, permanence d’une connaissance qui procède par un double mouvement, des causes vers les effets puis des effets vers les causes (telle est la structure du syllogisme scientifique qui apparaît chez Aristote). L’une des conséquences de ce supposé platonisme aurait été, selon Koyré, un souverain mépris de Galilée pour les procédures de vérification expérimentale, si chères à toutes les lectures positivistes de l’histoire de la physique. Or les travaux les plus récents indiquent tous que Galilée a bien fait certaines des expériences qu’il mentionne dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde publié en 16322. ▶ Si la consistance d’une telle hypothèse n’est ni justifiée par le contexte intellectuel de la pensée galiléenne, ni étayée par la connaissance des travaux de jeunesse de Galilée 3, c’est sans doute parce qu’il faut aller en chercher l’origine dans une tradition interprétative proprement philosophique. Cette tradition, avec laquelle Koyré a été en contact étroit, n’est autre que celle de la phénoménologie husserlienne. Fabien Chareix ✐ 1 Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966. 2 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. F. De Gandt et M. Fréreux, Seuil, Paris, 1992. downloadModeText.vue.download 843 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 841 3 Voir Clavelin, M., La philosophie naturelle de Galilée, PUF, Paris, 1996 ; Chareix, F., Le mythe Galilée, PUF, Paris, 2002. ! ARISTOTÉLISME, QUALITÉ, IDÉALISME ∼ LE PLATONISME MATHÉMATIQUE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Le terme de « platonisme » qualifie aujourd’hui, par référence à la théorie des Idées de Platon, l’attitude philosophique consistant à assigner autonomie et réalité intelligible aux objets logico-mathématiques. Ainsi, Frege, récusant tout psychologisme, séparait nettement les « représentations » propres au sujet et la « pensée » [Gedanke] comme contenu objectif de connaissance existant par lui-même : « Pas plus qu’un promeneur gravissant une montagne ne crée cette montagne par son ascension, l’homme qui juge ne crée une pensée tandis qu’il reconnaît sa vérité » 1. Il admettait alors un « troisième monde » (en plus du monde matériel et de celui des représentations mentales). En mathématiques, Cantor attribuait « réalité transsubjective ou transcendante »2 aux ensembles infinis. Son calcul du transfini portait alors sur des ensembles qu’on ne pouvait connaître exhaustivement mais dont la réalité était garantie. Quant à Russell, parti d’un platonisme exubérant qui attribuait réalité à tout terme pouvant être dénommé, il inaugura avec sa fameuse théorie des descriptions définies une stratégie de réduction ontologique des objets fictifs ou impossibles, qu’il étendit aux objets logico-mathématiques (classes, nombres, etc.) désormais conçus comme de simples constructions symboliques [no-class theory] 3. Philosophie des fondateurs, le réalisme platonicien se heurta rapidement au formalisme, qui ne voulait voir dans les systèmes logico-mathématiques que des jeux d’inscription réglés par des contraintes métamathématiques (Hilbert). Puis se développa une philosophie constructiviste selon laquelle la réalité mathématique dépend exclusivement de l’activité de pensée d’un mathématicien idéal. Ne devaient plus être admis que les objets formels susceptibles d’une construction intellectuelle effective. Ce qui imposait notamment de récuser l’infini actuel cantorien au profit d’un infini potentiel obtenu par itération indéfinie (Poincaré) et de réserver le principe logique du tiers exclu aux seules opérations algorithmiquement contrôlables (Brouwer). Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., Écrits logiques, Recherches logiques, la négation, Seuil, Paris, 1971, pp. 204-205. 2 Cantor, G., Fondements d’une théorie générale des ensembles, 1883, trad. partielle in Cahiers pour l’analyse, no 10, Seuil, Paris, 1969, p. 47.

3 Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin, Paris, 1993. ! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), FORMALISME, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU PLURALISME ESTHÉTIQUE Affirmation de la pluralité des pratiques, des styles, des conceptions, des écoles et des critères qui entrent dans le champ de définition de l’art et des attentes auxquelles il est associé. En esthétique, la pluralité des choix et des principes autour desquels se dessine le paysage artistique d’une culture ou d’une époque, dans toute leur extension temporelle ou géographique, a d’abord été marquée par la problématique du goût. Bien que la variété des goûts paraisse naturelle et insurmontable, Hume 1 s’est en effet attaché à justifier l’idée d’un critère du goût, et Kant 2 a voulu aller plus loin en attribuant au jugement de goût une prétention à l’universalité. Bien que le point de vue « esthétique », au sens kantien, n’ait pas perdu toute sa pertinence, les problèmes se sont aujourd’hui déplacés vers la question de l’art, plus que du goût, mais non sans en conserver la signification normative 3. Du coup, la question de la pluralité, qui concernait essentiellement le beau et les jugements qui s’y rapportent, est devenue, d’une part, celle de nos interprétations et, d’autre part, celle du concept d’« art » et de ses définitions. La pluralité semble donc s’ouvrir sur la relativité et le relativisme 4. Deux cas de figure se présentent : si l’on adopte l’hypothèse que l’appréciation d’une oeuvre ne se confond pas nécessairement avec ce qui détermine son appartenance à l’art, la question paraît se poser en termes très différents selon qu’elle concerne l’art et son concept ou les ressorts de l’évaluation esthétique. La reconnaissance de la pluralité de nos évaluations et de nos interprétations n’a pas alors pour corrélat nécessaire l’irréductible hétérogénéité des contenus qui appartiennent à l’extension du mot « art ». En revanche, si l’on adhère à une théorie qui se refuse à distinguer les questions d’évaluation

des questions de définition, la pluralité des évaluations et des interprétations pose un problème dont le relativisme esthétique constitue l’enjeu majeur 5. ▶ Les questions posées par la pluralité, sous ces différents angles, se conjuguent aux problèmes de définition et à des problèmes d’ontologie. Elles reçoivent aussi l’éclairage et le contrecoup des pratiques artistiques contemporaines, d’inspiration essentiellement plurielle et pluraliste. Jean-Pierre Cometti ✐ 1 Hume, D., On the Standard of Taste (1757), trad. R. Bouveresse, « Sur la norme du goût », in Essais esthétiques, GarnierFlammarion, Paris, 2000. 2 Kant, E., Kritik der Urteilskraft (1790), trad. A. Philonenko, not. §§ 6-9, Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1968. 3 Cometti, J.-P., Morizot, J., et Pouivet, R., Questions d’esthétique, PUF, Paris, 2000. 4 Michaud, Y., Critères esthétiques et jugement de goût, J. Chambon, Nîmes, 1999. 5 Rochlitz, R., L’art au banc d’essai, Gallimard, Paris, 1998. ! ART, CRITÈRE, GOÛT, RELATIVISME PLUS-VALUE En allemand : Mehrwert ; en anglais : surplus value. POLITIQUE Forme monétaire du produit du « surtravail », c’està-dire du travail fourni par l’ouvrier en plus de celui qui est nécessaire à la reproduction de sa force de travail. Le propriétaire des moyens de production (le capitaliste) ne payant à l’ouvrier sous forme de salaire que le travail nédownloadModeText.vue.download 844 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 842 cessaire à la reproduction de sa force de travail, il s’approprie la plus-value. SYN. : survaleur. Marx introduit le concept de plus-value en 1857 dans le cha-

pitre sur le procès de production du capital des Grundrisse. Il part de l’idée que « la circulation simple ne saurait expliquer l’augmentation de la valeur » 1. La plus-value a son origine dans le procès de production et les rapports entre le capital et le travail salarié. Pour produire les marchandises qu’il vend à leur valeur d’échange, le propriétaire des moyens de production avance à l’ouvrier sa subsistance en échange de sa force de travail. Si une demie journée de travail suffit pour faire vivre l’ouvrier pendant vingt-quatre heures, le capitaliste achètera la force de travail à sa valeur, à savoir une demie journée de travail, mais s’en servira pendant une journée entière pour produire de la valeur. La « plus-value » est la forme monétaire du surproduit social (produit du surtravail) ; on parle de plus-value lorsque c’est exclusivement sous forme d’argent que la classe dominante s’approprie le surproduit. La réalisation de plus-value est la condition de l’accumulation du capital ; le capital, ce n’est rien d’autre que de la plus-value capitalisée. Pour augmenter son capital, pour se développer, investir et pouvoir affronter la concurrence, le capitaliste doit augmenter la plus-value. Il peut augmenter le temps de travail sans augmenter le salaire mais aussi diminuer le temps de travail nécessaire pour produire l’équivalent du salaire de l’ouvrier (augmentation de la productivité du travail grâce à de nouvelles machines, à une organisation du travail plus rentable). Cette deuxième forme de plus value, la « plus-value relative », se gagne sur le temps de travail socialement nécessaire. En raison des liens avec le surtravail et le surproduit et pour bien distinguer l’usage marxien – qui concerne le procès de production – de l’acception comptable du terme de plus-value, J.P. Lefebvre a proposé de traduire Mehrwert par « survaleur » 2. Gérard Raulet ✐ 1 Marx, K., Grundrisse, in Marx – Engels – Gesamtausgabe (MEGA), II, t. 1, Berlin, 1977, p. 233. 2 Lefebvre, J. P., « Plus-value ou survaleur », in : la Pensée, no 198, avril 1978. Cf. le Capital, livre 1, trad. de la 4e édition allemande, sous la responsabilité de J. P. Lefebvre, Éditions Sociales, Paris,

1983, PUF, Paris, 1993. ! ÉCONOMIE, MARXISME, TRAVAIL, VALEUR POÉSIE Du grec poiesis, « création », au sens d’action productrice d’une oeuvre indépendante, par contraste avec la praxis, qui est immanente à l’agent 1. ESTHÉTIQUE 1. Genre littéraire traditionnellement opposé à la prose, en raison de sa forme souvent versifiée, mais qu’on caractérise plus volontiers aujourd’hui par des propriétés relatives à l’usage qu’elle fait des procédés du langage : par exemple, la préférence donnée à l’évocation ou à la description directe, l’importance accordée au rythme plutôt qu’au contenu et, de manière générale, l’exploration des capacités inhérentes à l’expressivité verbale. – 2. Par extension, toute situation propre à éveiller le même type d’attitude ou à la susciter. Quel dialogue entre poètes et philosophes ? Comme le remarque Deguy (lui-même poète depuis la philosophie), nul ne confond Platon et Pindare, Dante et Thomas. Poésie et philosophie se parlent, s’entendent parfois, communiquent, donnent l’une dans l’autre, mais ne s’identifient pas. Il leur arrive aussi bien de s’exclure. C’est même une scène primitive de la vulgate philosophique : au nom de la vérité ou de la raison, Platon chasse Homère de la cité idéale ; au nom des « choses d’ici », et contre les « parfaites Idées », à l’orée de son oeuvre en 1947, Bonnefoy écrit un poème intitulé Anti-Platon 2. Mais, si l’on préfère, on dispose d’une scène primitive de rechange, il s’agit en l’occurrence plutôt d’un mythe d’origine, celui du moment d’avant Socrate, où philosophie et poésie étaient indivises. De ce moment témoignent jusqu’à nous bien des nostalgies : Char, poète « moderne », ami de Rimbaud et de Hölderlin, boit à la double source, celle d’Héraclite et de Parménide, sous le signe du « philosophe » (Heidegger). On peut aussi avoir scrupule à perpétuer l’illusion : chacun sait que « la » poésie n’existe pas ; la lyrique des troubadours et la poésie digitale contemporaine des ordinateurs, le poème formel des grands rhétoriqueurs médiévaux et le texte automatique du poète surréaliste relèvent de conditions et de déterminations tellement distinctes et sans doute irréductibles qu’il peut apparaître bien aventureux de parler du lien qu’entretient « la » poésie avec la vérité, la connais-

sance, « la » philosophie, qui bien évidemment n’existe pas davantage. Regards croisés L’attitude la plus réaliste consisterait alors à procéder de façon scrupuleusement historique, en va-et-vient : en reconstituant des fragments du dialogue à partir de la philosophie, puis à partir de la poésie. Par exemple : qu’en est-il du Hölderlin de Heidegger 3 ? Ou du Baudelaire de Sartre 4 ? Ou de la figure emblématique de Mallarmé redessinée par Rancière 5, Milner ou Badiou ? En modifiant la perspective, qu’en est-il de la « poésie » dans l’esthétique de Hegel ? Et dans l’autre sens, depuis le site de la poésie : en quoi consiste le « platonisme » d’une partie de la poésie renaissante ? Qu’en est-il du « pessimisme » schopenhauerien dominant la vulgate poétique décadente dans les années 1880 ? De l’hégélianisme de Mallarmé ? Ou bien encore de l’« épicurisme » de Ponge ? Si l’on s’en tient à la période moderne et contemporaine, on devra constater une évidente fascination réciproque : à partir du romantisme allemand, celui d’Iéna, à l’extrême fin du XVIIIe s., la poésie partage avec la philosophie le privilège d’être voie vers la connaissance : fin des pratiques ornementales, fin du jeu proprement littéraire, mobilisation des puissances figurales, imaginaires, intuitives en vue de l’accès le plus direct au réel, au dévoilement. Ce romantisme-là fait bien de la poésie la pensée par excellence, substitut efficace de la pensée métaphysique et religieuse, dévaluée, défaite par un siècle de critique rationaliste. En terrain français, de Hugo à Nerval, Rimbaud, au surréalisme et à ses annexes (comme le Grand Jeu de Daumal), c’est la même célébration des pouvoirs de voyance, la même confusion du poète penseur, du poète savant et du poète voyant, la même exaltation de – et devant – l’« inconnu », la même sublimation de la poésie comme moyen de connaissance (ou d’accès à la Connaissance), comme expérience de l’inconnu ou de l’absolu. Sous des vêtements divers, plus ou downloadModeText.vue.download 845 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 843 moins teintés de mysticité, la poésie pense avec la philosophie, et dit ou croit qu’elle pense et plus vite et plus loin qu’elle. Confirmation plus tard (et même effet d’entraînement ou d’influence diffuse), dans une méditation conjointe sur la pensée (ou plutôt le penser) et la poésie : Heidegger pose que l’essence de la poésie est « instauration de la vérité » et « fondation de l’Être par la parole » 6. Penser et poésie sont dès lors solidaires, chacun ayant besoin de l’autre, pour se

révéler, s’affermir et s’approcher de l’Être. De Char au premier Fourcade, puis à Deguy (jusqu’en sa critique poétique radicale du « culturel »), la griffe heideggérienne est à l’oeuvre. Il est indéniable que, au-delà de l’« époque » surréaliste (dernier avatar de l’idéologie romantique, cherchant de surcroît l’adaptation des socialismes utopistes au matérialisme historique, et la poésie nocturne à la nouvelle psychologie des profondeurs), les poétiques « réalistes », qui s’affirment à partir des années 50, celles du « dehors » (du Bouchet) ou de la « présence » (Bonnefoy) ou de la « transparence » (Jaccottet), accompagnent des poésies pensantes, pensives, théoriciennes (à la fois contemplatives et réflexives). Chez tous tend à s’affiner l’irréductible spécificité du dire et du faire poétiques, du penser dans les formes de la poésie, en vue d’un sens que la poésie ne connaît pas (d’avance), et dont il n’est pas sûr qu’elle sache devoir ou pouvoir l’atteindre, et encore moins l’étreindre. Distincte donc de la philosophie, mais en sa compagnie, non loin, profitant de la différence, l’exploitant au besoin. Il se pourrait bien que la situation à cet égard ait beaucoup évolué à partir des années 60 : dès lors que s’effectuait un retour aux composantes littérales et formelles du texte poétique, qu’une attention plus grande, voire exclusive, était accordée au langage, aux moyens linguistiques mis en jeu, et qu’en même temps soupçon mortel était manifesté à l’encontre des données figuratives du poème, voire coup fatal porté aux prestiges de la représentation, la « pensée » du poème, en poème (si tant est qu’il ne fût pas lui-même remis en cause), passait au second plan. Textualismes, formalismes, littéralismes (en leurs diverses formes) déplaçaient la poésie d’une problématique du sens à une problématique de la lettre. Progressivement les références philosophiques s’éloignaient, au profit de références de plus en plus nombreuses aux autres pratiques artistiques : théories de la communication d’une part, ensemble de données conceptuelles internes au mouvement artistique d’autre part, notions pratiques, concepts-outils, comme ceux de ready-made ou de cut-up par exemple, ou bien encore, plus tard, ceux d’échantillonnage, d’hypertexte ou de pratique interface. Le chant et les concepts Quelle que soit, cependant, la lecture que l’on fait sur le long terme des changements de postures modifiant les données du face-à-face (glissements d’un système de référence à un autre, passage d’un surinvestissement philosophique à un apparent sous-investissement) l’essentiel restera de considérer comment, dans tel ou tel texte, ou ensemble de textes se réalise la rencontre, la coïncidence, la mise à distance, etc. Il suffit, par exemple, de porter regard au commencement et à la fin du XIXe s., sur deux lyriques qui, dans nos mémoires poétiques, sont sans doute davantage des chanteurs que des penseurs : le premier, Lamartine, n’invente (ou ne réanime) la poésie « lyrique » qu’en soumettant le chant, la musicalisation de la langue et du vers, qu’il conduit par ailleurs au bord du sens, c’est-à-dire de la pure vibration en deçà du sens à ce

qu’il désigne comme « méditation » : la méditation poétique 7 qui prend le relais de la méditation philosophique, ou métaphysique, n’hésitant pas à programmer ses poèmes comme autant de chapitres d’un improbable Traité, à grand renfort de concepts allégorisés : l’Homme, l’Immortalité, la Providence, la Foi... Entre contemplation et prière, tout à l’élaboration physique d’une langue de poésie, Lamartine ne peut pas ne pas faire comme si discours et chant pouvaient se chevaucher : platonisme, épicurisme (au gré d’une respiration irrégulière), théologèmes erratiques accompagnant et justifiant un poème qui, par ailleurs, rapporte ou interroge une expérience en partie énigmatique pour celui qui l’a vécue. À l’autre bout du siècle, il est extrêmement frappant de voir comment Laforgue 8, soucieux, lui aussi, de faire entendre son chant (un chant cette fois inharmonieux, éraillé, de « complainte »), ne peut le faire qu’en mettant explicitement son poème sous le double signe de Schopenhauer, de Hartmann et d’une vulgate « bouddhiste » très liée à la divulgation de ses deux « philosophes » de référence. On voit alors comment une poésie des plus attachée à exprimer la sensation brute, à rendre aussi directement que possible toute l’opacité du réel (en une langue très idiolectale), est en même temps conduite à convoquer, à son tour, les grands fantômes allégoriques : l’Éternité, le Temps, l’Espace, l’Idéal, l’Art, la Conscience, le Tout, l’Inconscient, et surtout à faire comme si la référence philosophique étroite (l’allégeance) pouvait fonctionner comme une grille d’interprétation, une garantie d’intelligibilité pour son grimoire. Dans les deux cas, chez Lamartine comme chez Laforgue, tension entre une pensée de poésie proprement insensée (pensée du corps, pensée de l’énigme des choses) et une pensée articulée, discursive, discourante, philosophèmes importés et plaqués. Disjonction Sur l’autre bord, les poésies qui disent d’emblée haut et fort leur refus de la philosophie. Le cas de Ponge est ici exemplaire : il dit choisir les mots et les choses contre les idées (inconsistantes) 9. Il dit aussi s’insurger contre le souci métaphysique. La poésie (logique, métalogique) ne pense pas, elle fait (comme l’artiste avec matières, couleurs et traits), elle dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit : c’est un travail pratique. Moyennant quoi son « parti pris des choses », son souci « objectif » du langage et du réel fascinent les philosophes, les phénoménologues, qui sont les premiers à les commenter (Sartre d’abord, puis Maldiney, et Derrida sur un autre registre, celui de la « signature »). Dans le même temps, on s’aperçoit que l’antiphilosophe ne cesse de vouloir inscrire son effort spécifique de co-naissance du réel (il « pense » ici avec Claudel la démarche poétique comme acte de connaissance) sur une trajectoire « matérialiste » qu’il origine en Épi-

cure (via Lucrèce, poète-philosophe qu’il prend volontiers comme modèle) et qu’il fait passer par le sensualisme de Condillac jusqu’à lui. Quelque chose, donc, sera donné à penser au lecteur, à travers ce corpus violemment voué à la destruction des idées, à la destitution du sens et du Sens, à la production de vérités littérales, sans contraire (par exemple, la vérité verte, celle de l’herbe). Sur d’autres axes, formellement contradictoires ou divergents, on pourra rencontrer Roubaud le formaliste, qui tient, lui aussi, que « la poésie ne pense pas », mais dit ce qu’elle dit en le disant ; ou encore Hocquard, poète « grammairien » dont la référence insistante à Wittgenstein signifie précisédownloadModeText.vue.download 846 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 844 ment qu’il choisit de se mettre à l’écoute du langage quotidien, qu’il choisit de peser la langue, de la soustraire au régime de la phrase, du discours, pour la disposer devant soi, l’objectiver, la regarder, la recopier... Dès lors, bien sûr, poésie et philosophie ne sont plus (provisoirement ?) face à face, ni côte à côte, ni même peut-être dos à dos. Ont-elles pour autant cessé de se voir ? Jean-Marie Gleize ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VI, 2, 1139b, trad. Tricot (1959), Vrin, Paris, 1990. 2 Bonnefoy, Y., Anti-Platon (1947), rééd. in Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Gallimard, Paris, 1970. 3 Heidegger, M., Approche de Hölderlin, trad. M. Deguy et F. Fédier, Gallimard, Paris, 1974. 4 Sartre, J.-P., Baudelaire, Gallimard, Paris, 1947. 5 Rancière, J., Mallarmé : la Politique de la sirène, Hachette, Paris, 1996. 6 Heidegger, M., not. « Lettre sur l’humanisme », trad. R. Munier, in Questions III, Gallimard, Paris, 1996 ; « [...] l’homme habite en poète [...] », trad. A. Préau, in Essais et Conférences, Gallimard, Paris, 1958. 7 Lamartine, A. (de), Méditations poétiques, éd. M.-F. Guyard, Gallimard, Paris, 1981. 8 Laforgue J., les Complaintes, éd. P. Pia, Gallimard, Paris, 1974. 9 Ponge F., « My Creative Method » in Méthodes, Gallimard, Paris, 1961.

Voir-aussi : Deguy, M., La poésie n’est pas seule, Seuil, Paris, 1988. Delvaille, B., Mille et cent ans de poésie française, Laffont, Paris, 1998. Gleize, J.-M., la Poésie. Textes critiques, XIVe-XXe s., Larousse, Paris, 1995. Jarrety, M., Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, Paris, 2001. Meschonnic H., la Rime et la Vie, Verdier, 1989. ! ART, ESTHÉTIQUE, LANGAGE POÉTIQUE, POÏÉTIQUE, RHÉTORIQUE POÉTIQUE Du grec poiesis, « production », « fabrication ». GÉNÉR., ESTHÉTIQUE La poétique est discours sur l’objet littéraire. Ce discours est double : il couvre à la fois le champ de l’exégèse, où il s’agit d’expliciter telle ou telle oeuvre – ainsi parlet-on de la poétique de Baudelaire ou de Du Bellay – ; il couvre aussi et surtout, de manière plus générale, la théorie littéraire. En ce sens, la poétique est théorie de la création littéraire. Aristote lui consacre un ouvrage. « Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses espèces, considérées chacune dans sa finalité propre, de la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut que la poésie soit réussie, en outre du nombre et de la nature des parties qui la constituent, et également de toutes les autres questions qui relèvent de la même recherche. »1 Aristote associe immédiatement poiesis et mimesis à l’aide du langage ; il s’agit non de décalquer la réalité mais de proposer une recréation de l’acte qui constitue la vie. La poétique est également pensée dans ses règles et ses effets : ainsi, pour le cas emblématique de la tragédie, il s’agit de représenter un tout vraisemblable, une intrigue cohérente, représentation qui par la pitié et la frayeur opère une épuration (« catharsis ») de ce genre d’émotions 2. Horace dans son Épître aux Pisons, plus connue sous le titre Art poétique 3, propose une réflexion sur l’art d’écrire et contribue à donner des règles à la poésie épique et

dramatique. L’histoire de la réception de ces deux textes constitue en grande partie l’histoire de la poétique, jusqu’à ce qu’une telle réflexion soit intégrée dans l’esthétique ou réélaborée par Valéry sous la forme de la poïetique comme science de la création littéraire. Au XXe s., avec Jakobson 4, Todorov 5 ou Genette 6, la poétique cherche à rendre compte de la spécificité du fait littéraire, forme particulière de langage et de production de sens. Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, La Poétique, 47a8, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. 2 Aristote, La Poétique, 49b24, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. 3 Horace, Épître aux Pisons, 3e lettre in livre II des Épîtres, éd. F. Villeneuve, PUF, Paris, 1968. 4 Jakobson, R., Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973. 5 Todorov, T., Poétique (Qu’est-ce que le structuralisme, 2), Seuil, Paris, 1973. 6 Genette, G., Figures I-II-III, Seuil, Paris, 1966-1972. ! ART, ESTHÉTIQUE, LANGAGE, POÉSIE, POÏÉTIQUE POIESIS Mot grec signifiant « production », « fabrication ». PHILOS. ANTIQUE Platon explique dans le Banquet que par poiesis on désigne à la fois la fabrication propre à l’artisan et la production des poètes : « Tu sais bien que la fabrication (poiesis) présente de multiples aspects. Bien entendu, tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication »1 À sa suite, Aristote 2 définit la poiesis comme action transitive, qui vise donc une fin extérieure à elle-même et qui à ce titre est considérée comme un moyen. La poiesis, inachevée, est ainsi pensée comme

mouvement. Elle s’oppose donc à la praxis définie comme action immanente ayant sa fin propre, parfaite et achevée, comme acte. Elsa Rimboux ✐ 1 Platon, Le Banquet, 205b-c, trad. L. Brisson, Flammarion, Paris, 1998. 2 Aristote, Métaphysique, Θ, 6, 1048a25-1048b30, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1953. ! PRAXIS POÏÉTIQUE Du grec poiein, « produire », « créer ». ESTHÉTIQUE Pour Valéry, le « faire », les processus de création, par opposition avec l’esthésique, qui désigne la sensibilité, la réceptivité à ce qui est fait. La poïétique peut être prise pour une partie de l’esthétique, où elle vient éclairer une dimension souvent négligée de l’art, ou, inscrite, dans une downloadModeText.vue.download 847 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 845 perspective plus large à visée anthropologique, pour une sorte de « science » de toute pratique créatrice. Valéry propose de classer les livres d’esthétique en deux rubriques principales : ceux qui étudient les sensations procurées par les oeuvres et ceux qui étudient leur production ; il appelle « esthésique » la première rubrique, « poïétique », la seconde 1. La notion d’esthésique, qui vient d’aithèsis comme esthétique, vise à rénover le sens traditionnel de cette discipline, en substituant le domaine de la sensibilité (notamment, celle des « belles réalités insoumises » de l’art) à la quête traditionnelle d’un beau abstrait et immuable. La notion de poïétique participe aussi de cette rénovation en introduisant dans le champ esthétique un aspect tout autant négligé auparavant : l’activité de l’artiste, son « faire », ce qui implique l’étude des processus de création (invention, composition, hasard, réflexion, etc.) et celle des matériaux, des supports, des instruments, des techniques du « faire ». Valéry hésite donc entre deux attitudes à l’égard de la philosophie ou de l’esthétique : une attitude critique lorsqu’il la renvoie aux valeurs traditionnelles, à commencer par le beau, et une attitude plus positive

puisque l’esthésique et la poïétique attirent l’attention sur des aspects de la création et de la réception dont la considération pourrait enrichir l’esthétique. La méfiance envers cette discipline l’incline, en tout cas, à proposer de l’étude du « faire » (comme de celle du « sentir ») une définition outrepassant les limites de l’art. L’essentiel de la proposition de Valéry, qui se retrouve plus ou moins ponctuellement dans nombre de réflexions actuelles (outre qu’elle a sa Société et sa revue2), fructifie dans l’oeuvre de R. Passeron qui en exemplifie autant les hésitations que la richesse. Dans un premier temps, sans faire référence à la poïétique, cet auteur applique sa perspective (en son sens restreint) à l’art, notamment dans une intéressante étude du travail du peintre en atelier, qu’il tire partiellement de son expérience personnelle 3. Lorsque, ultérieurement, il aborde de front la poïétique, c’est avec une ambition épistémologique, celle de défendre, au-delà des limites de l’esthétique à nouveau, l’existence d’une « science des conduites créatrices », qui ne serait pas une « “métascience” prétendant survoler les sciences humaines », mais une « interscience » dont l’objet est, vis-à-vis de tout objet des autres sciences, d’étudier « les linéaments opératoires par lesquels l’oeuvre vient [...] à l’existence » 4. ▶ Si l’on adopte cette seconde perspective, il y a, en plus de l’art, une poïétique de la création scientifique, de la politique, de la guerre, etc., mais peut-elle s’épanouir pleinement dans le champ de l’anthropologie ? En revanche, on peut estimer qu’il serait dommage de priver la philosophie de l’art de l’apport poïétique, surtout si cela revient à en rester à une conception périmée de l’esthétique. Dominique Chateau ✐ 1 Valéry, P., « Discours sur l’esthétique » (1937), in OEuvres, éd. J. Hytier, Gallimard, Paris, 1957, p. 1310. 2 Valéry, P., Recherches politiques, no 5, 1996. 3 Passeron, R., l’OEuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Vrin, Paris, 1962 et 1980. 4 Passeron, R., la Naissance d’Icare, éléments de poïétique générale, Université de Valenciennes, Saint-Germain-en-Laye, 1996, p. 23. ! ART, ARTS PLASTIQUES, SENSIBILITÉ POINT

Du latin punctum, « piqûre ». MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE « Ce dont il n’y a aucune partie », selon la première définition du Livre I des Éléments d’Euclide. Le terme employé est sémeion, « signe ». Ce choix, qui (sans doute sous influence platonicienne) remplace stigma, « la marque du poinçon », est caractéristique du rejet d’une connotation jugée trop concrète. On trouve chez Aristote les deux termes employés concurremment. La définition du point fut beaucoup discutée. Les pythagoriciens en parlent comme d’« une unité qui a une position ». Platon suggère « l’extrémité d’une ligne », définition souvent adoptée ensuite (Simplicius) mais critiquée par Aristote, qui argumente en faveur du point comme « un indivisible qui a une position » : ce n’est pas un corps, et il n’a pas de poids ; le point n’est cependant pas « l’unité » (la monade) qui n’a pas de position. On a notamment reproché à la définition classique (euclidienne) d’être purement « négative », ce qui, de l’avis de Proclus, ou même d’Aristote, est toutefois acceptable pour les premiers principes d’une science. Les géométries modernes, en particulier l’axiomatique hilbertienne, introduit l’ensemble des points par une définition implicite, en même temps que les ensembles de droites et de plans. Aucun rapport avec la notion intuitive du point traditionnel n’est, en principe, requise. Leibniz en fait un concept central de son système en définissant les monades ou « atomes de substance » comme « points métaphysiques » qui « ont [...] une espèce de perception, et les points mathématiques sont leur point de vue pour exprimer l’univers » 1. Vincent Jullien ✐ 1 Leibniz, G. W., Système nouveau de la nature et de la communication des substances, éd. C. Frémont, Flammarion, Paris, 1994, p. 71. Voir-aussi : Aristote, De Anima, I, 4, 409a6. Aristote, Physique, V, 3, 227a27-30. Caveing, M., La constitution du type mathématique de l’idéalité dans la pensée grecque, vol. 2, « La figure et le nombre », Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 1997. Euclide, Les Éléments, vol. 1 : livres 1 à 4, trad. B. Vitrac, PUF,

Paris, 1990. ! GÉOMÉTRIE POLICE Du grec politeia, « forme de gouvernement » ; en latin : politia, « gouvernement », « bon ordre d’une cité ». Entré en français au XIVe s. sous la forme « policie », le mot n’acquiert son sens actuel qu’à la fin du XVIIIe s. au terme d’une évolution par laquelle il s’est distingué peu à peu des domaines de la politique et de la justice. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE Jusqu’au XVIIIe s., le terme recouvre une large palette de significations. Au sens large, il désigne soit le gouvernement général de chaque État, soit l’action de la puissance publique pour assurer le bon ordre de la société. Dans un sens plus étroit, il s’applique tantôt à l’organisation de la vie sociale (par opposition à la « barbarie »), tantôt à l’ordre établi dans une ville ou dans un État pour tout ce qui regarde la sûreté, la tranquillité et la commodité des citoyens. C’est de ce dernier usage, fortement valorisé par la monarchie absolue, que dérive sa définition contempodownloadModeText.vue.download 848 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 846 raine comme institution chargée d’assurer la sécurité intérieure par des moyens préventifs et répressifs. La première étape de cette évolution consiste dans la dissociation progressive, au niveau sémantique, de la politique et de la police à partir du XIVe s. Alors que, selon l’étymologie, « police » désigne le gouvernement même de la « cité » (polis), le mot acquiert un sens pratique de plus en plus affirmé, relatif à l’approvisionnement des villes, au contrôle des moeurs et à la protection des habitants. La distinction est clairement fixée au XVIIIe s. – même si le sens ancien se perpétue chez Rousseau (Du contrat social, III, 8, et IV, 8). Rappelant le sens ancien du mot, Delamare écrit qu’« ordinairement, et dans un sens plus limité, police se prend pour l’ordre public de chaque ville » 1. La seconde étape correspond à l’autonomisation de la police par rapport à la justice. Étroitement liées

jusqu’à la fin du Moyen Âge, police et justice font l’objet, aux XVIe-XVIIe s., d’une codification de plus en plus différenciée, à travers l’affirmation d’un pouvoir réglementaire propre à la police, tout d’abord, distinct de la compétence juridictionnelle – le droit de police, écrit Loyseau, consiste à « pouvoir faire des règlements particuliers pour tous les citoyens de son district et territoire » et « participe davantage de la puissance du Prince que non pas celui du Juge »2 –, puis avec l’édit de mars 1667, portant création d’un lieutenant de police de Paris à côté du lieutenant civil. Une telle autonomisation par rapport à la fonction judiciaire est également repérable en Allemagne, mais selon une tout autre voie. Tandis qu’elle aboutit, dans les États d’empire, à la formation d’une « science générale de l’administration étatique » (Polizeiwissenschaft), elle se traduit en France par la mise en oeuvre d’une technique empirique de maintien de l’ordre, fondée sur la pratique réglementaire des siècles précédents, selon les trois axes essentiels définis par l’édit : « Assurer le repos public et des particuliers, [...] purger la ville de ce qui peut causer des désordres, [...] procurer l’abondance et faire vivre chacun selon sa condition et son devoir ». Sa fonction, par conséquent, ne se réduit pas à garantir la seule sécurité. Prenant en charge l’ensemble des conditions de la « félicité publique », dans des domaines aussi divers que l’approvisionnement, l’hygiène, l’habitat, l’entretien des voies de circulation, le soin des pauvres, etc., elle s’attache, à travers elles, à faire croître les forces de l’État et constitue, de ce fait, un des instruments de sa puissance. ▶ OEuvrant au bonheur des sujets par des voies autoritaires, la police d’Ancien Régime fut dénoncée comme despotique par les penseurs libéraux de la fin du XVIIIe s. Parallèlement à sa spécialisation dans les fonctions de maintien de l’ordre, il convient, toutefois, de réévaluer son rôle dans la genèse de l’administration et des politiques sociales modernes. Michel Senellart ✐ 1 Delamare, N.,Traité de la police, t. I., J. et P. Cot, Paris, 1705, p. 2. 2 Loyseau, C., Traité des seigneuries (1608), ch. IX, L’Angelier, 4e éd. augmentée, Paris, 1613, p. 88. Voir-aussi : L’Heuillet, H., Basse Politique, haute police. Une approche historique et philosophique de la police, Fayard, Paris, 2001. Napoli, P., « “Police” : la conceptualisation d’un modèle juridicopolitique sous l’Ancien Régime », in Droits, 20, 1994, pp. 184-

196, et Droits, 21, 1995, pp. 151-160. Stolleis, M., Histoire du droit public en Allemagne. La théorie du droit public impérial et la science de la police, 1600-1800, PUF, Paris, 1998. ! BONHEUR, ÉTAT, JUSTICE, PUISSANCE POLITEIA Substantif grec signifiant « citoyenneté », « ensemble des citoyens », « politique », « constitution », « république », de polis, « ville », « cité », « État ». Le latin a recours à deux termes : civitas et respublica, afin de restituer les différents sens de politeia. PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE Notion concernant l’individu dans son rapport au collectif, en tant donc qu’il est membre de la polis ou aspire à l’être. Elle peut désigner en ce sens le droit de cité ou même la nationalité ; l’ensemble des droits et devoirs du citoyen ; sa vie même, en tant que citoyen, au sein de la cité. Mais le terme désigne aussi l’ensemble des citoyens qui constituent une ville ou un État. Politeia au sens de politique désigne la participation aux affaires de l’état, la constitution d’un état, un type de régime politique et, plus particulièrement, le gouvernement des citoyens par euxmêmes, qu’il s’agisse d’une démocratie 1 ou, de manière plus large, d’une république. Le terme grec politeia revêt une importance particulière, non seulement en raison de l’ampleur de son registre sémantique, mais aussi et surtout en raison du respect quasi religieux dont il fait l’objet dans l’Antiquité classique. Il apparaît chez Hérodote avec le sens individuel de « droit de cité », que ce droit soit conféré par la naissance ou obtenu par décret 2. Il implique non seulement l’appartenance à une communauté, mais aussi la participation active aux affaires de la cité. Dans l’oraison funèbre qu’il prononce à la mémoire des premières victimes de la guerre du Péloponnèse, Périclès fait avant tout l’éloge de la politeia des Athéniens, désignant ainsi leur constitution politique spécifique : la démocratie 3. Le terme politeia, au sens large de constitution ou gouvernement, est au centre des réflexions théoriques sur le politique, tantôt sous la forme d’élaboration de constitutions – Protagoras, législateur de la colonie grecque de Thurioi, aurait

écrit un ouvrage, Peri politeias 4 ; sous le titre de Politeia (la République), Platon décrit une cité idéale –, tantôt sous la forme de recensement méthodique des constitutions existantes – tâche, dit-on, réalisée par Aristote et ses élèves –, tantôt, enfin, sous la forme d’une interrogation sur l’essence même de la politeia, mise en oeuvre par Platon, mais aussi par Aristote, notamment au livre III de la Politique, qui, après avoir défini la cité et le citoyen, pose la question de la nature même de la politeia et de l’excellence politique. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Politique, III, 7, 1279 a 37-39. 2 Hérodote, L’Enquête, IX, 33-34, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964. 3 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, II, 37, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964. 4 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, 55, trad. sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », Paris, 1999. Voir-aussi : Aubenque, P., (dir.), Tordesillas, A. (éd.), in Aristote politique, Études sur la Politique d’Aristote, PUF, Paris, 1993. Bodéüs, R., le Philosophe et la Cité, Les Belles Lettres, Paris, 1982. Bordes, J., Politeia dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Les Belles Lettres, Paris, 1982. Rodrigo, P., « D’une excellente constitution. Note sur politeia chez Aristote », in Revue de philosophie ancienne, no 5, 1987, pp. 71-93. ! DÉMOCRATIE, POLITIQUE downloadModeText.vue.download 849 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 847 POLITESSE De l’italien politezza.

GÉNÉR., MORALE Ensemble des règles et des pratiques qui régissent comportements et usages dans une société ou un groupe donnés. La politesse apparaît comme une vertu et c’est dans cet apparaître que réside la difficulté. En effet, la politesse se montre, se dit et l’on peut comprendre alors que Rousseau ait vu en elle un signe de la dualité être / paraître. Tout en elle est apparence et cette apparence est travaillée pour être vue, entendue. L’on ne juge pas la politesse de quelqu’un à ses intentions, mais plutôt à ce qu’il montre. Autrement dit, la politesse est prise dans les moeurs mais elle n’est en rien morale. J.J. Rousseau peut ainsi écrire : « Qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du coeur, si la décence était la vertu, si nos maximes nous servaient de règles [...] » 1. La politesse est ainsi envisagée comme une imitation de la vertu, obstacle à la vraie connaissance des hommes. Kant toutefois reconnaît que « l’apparence du bien chez les autres n’est pas sans valeur pour nous : de ce jeu de dissimulations, qui suscite le respect sans peut-être le mériter, le sérieux peut naître » 2. Ainsi il revient à Kant de distinguer dans ce cadre une action conforme au devoir d’une action par devoir. La simple politesse des autres nous invite à agir moralement. Les biens de la civilisation, dont la politesse, doivent donc conduire à la moralité. L’extériorité doit préfigurer une nouvelle intériorité dans cette histoire qui doit conduire de la « rudesse » (Rohigkeit) à la « perfection intérieure de son mode de penser » 3. Elsa Rimboux ✐ 1 Rousseau, J.-J., Discours sur les sciences et les arts, première partie, Gallimard, « folio », Paris, 1997, p. 46. 2 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, première partie, livre 1, § 14 « De l’apparence qui est permise en morale », trad. M. Foucault, Vrin, Paris, 1988, p. 36. 3 Kant, E., Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 3e prop., trad. J.-M. Muglioni, Bordas, Paris, 1988. Voir-aussi : Elias, N., Über den Prozess der Zivilisation, Bâle, 1939 ; trad. P. Kamnitzer en 2 vol. : La civilisation des moeurs et La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1973 et 1975. Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, I, VI, C « la moralité », trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Gallimard, Paris, 1993. Starobinski, J., Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obs-

tacle, Gallimard, Paris, 1971. Starobinski, J., Le remède dans le mal, chap. 1, Gallimard, Paris, 1989. Vigarello, G., Le propre et le sale, Seuil, Paris, 1985. ! BELLE ÂME, BIEN, CIVILISATION, DEVOIR, INTENTION, MORALE, MORALITÉ POLITIQUE Du latin politicus, du grec politikos, « de la cité », politeia : « vie de la cité » et aussi « ordre des pouvoirs » ou « constitution ». GÉNÉR., POLITIQUE 1. Art de gouverner la cité ou l’État. – 2. Le politique : l’ensemble des institutions, l’organisation de l’État, la forme du gouvernement. La philosophie interroge à plusieurs titres ce qui relève de la ou du politique. Tout d’abord elle questionne et cherche à définir la nature de la politique dont on sait depuis Aristote au moins qu’elle participe de la définition de l’homme. Si « l’homme est par nature politique », alors il s’agit de penser une dépendance du citoyen envers la cité et de montrer que le logos est l’instance du politique. Interroger la nature de la politique c’est s’efforcer de saisir la nature de l’État ou de la cité, c’est comprendre la vie de l’homme en société. Ainsi derrière cette recherche peut-on lire une anthropologie politique. S’ajoute une interrogation sur la fin de la politique : l’on montrera alors que la tâche de la politique est d’assurer le Souverain Bien : celui-ci, d’après Aristote, ne peut être obtenu que s’il y a réalisation de la justice dans la cité. La fin de la politique de ce point de vue est l’établissement de la justice et le critère de celle-ci, pour Aristote, est l’intérêt général 1. Dès lors il est possible de penser une typologie des régimes politiques. Les modèles de régimes ont à ce titre une double valeur : est présente la question du meilleur État ou du meilleur régime politique, donc, pour les Grecs, de la callipolis ; mais l’on sait que les autres modèles ont autant d’intérêt, comme contre-modèles, ils permettent une réflexion sur les principes de gouvernement et sur les dégénérescences possibles 2. Le but de la politique est en définitive d’assurer la paix et l’unité. Pour ce faire, il convient de s’interroger sur la bonne constitution, la politeia. La nature politique de l’homme le conduit donc à questionner le politique. Platon propose ainsi de réfléchir à un État où les philosophes seraient rois 3, né-

cessité selon lui pour penser une politique raisonnable car guidée par l’Idée. Aristote préfère questionner la réalité de l’État : la cité est définie comme une « certaine communauté » qui procède de la nécessité pour les hommes de s’associer en vue de certaines fins. À la différence des autres communautés, la communauté politique ne vise pas un but particulier : sa cause finale, sa raison d’être est la recherche du souverain bien. La forme que prend cette communauté est sa constitution. Un des ressorts de la communauté politique est d’après lui l’amitié 4. On peut cependant envisager une anthropologie plus pessimiste : nos désirs, notre « insociable sociabilité »5 nous forcent à penser un État qui réduirait notre crainte de la mort et permettrait que nous persévérions dans notre être. Ces réflexions conduisent à élaborer le concept de souveraineté de l’État, au principe de ce qu’on nomme l’État moderne. Le souverain défend non seulement ses sujets contre l’extérieur, mais aussi et surtout contre eux-mêmes : ainsi Hobbes 6 pense-t-il que seul l’État peut protéger les hommes contre la démesure de leurs désirs, et la distinction entre l’état de nature et l’état social s’enracine chez lui dans une considération anthropologique de l’homme comme désir. De là aussi peut naître l’idée d’un contrat ou d’un pacte que l’on retrouve chez différents philosophes 7. Dans le cadre de la réflexion sur la souveraineté, on cherche également à définir les limites de l’intervention de l’État, ses charges, et l’on s’efforce de distinguer ce qui relève du privé et ce qui relève du public, donc du politique. Ainsi se dessine une réflexion sur le pouvoir 8. Celle-ci, proposée et sans doute initiée par Machiavel, permet une nouvelle compréhension du politique. Il définit ainsi les principes d’un nouvel art politique, art de gouverner dans l’urgence puisque celle-ci dévoile des dimensions essentielles de la réalité politique. Le prince s’apparente ainsi, dans la liaison qu’il opère entre virtu et fortuna, à un stratège, à un tacticien qui sait user de phronesis. Dans l’urgence, la quesdownloadModeText.vue.download 850 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 848 tion de la relation entre morale et politique ne sauraient plus se poser : le Prince n’a affaire qu’à des questions et des problèmes politiques, il s’agit de maintenir l’État. Pour ce faire, on peut envisager un bon usage des fictions. La question est donc essentiellement une question de compétence politique.

Il est toutefois possible d’envisager comme le fait Kant que l’éthique donne sens à la politique, fonde le politique dans son ambition, dans ses difficultés et dans ses limites. « La politique ne connaît pas seulement des problèmes, elle en constitue un des plus grands, un des problèmes fondamentaux pour la philosophie » 9, explique ainsi E. Weil. Il y a une ambiguïté essentielle de la politique qui convoque à des prises de position concernant l’homme, la liberté et à une exploration des conditions théoriques et pratiques de la « bonne » politique. Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, Les Politiques, trad. P. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1993. 2 Par exemple, Montesquieu, Ch.-L. (de), L’Esprit des lois, Flammarion, Paris, 1979. 3 Platon, La République, trad. G. Leroux, Flammarion, Paris, 2002. 4 Aristote, Les Politiques, II, 4, 1462b5-10, trad. P. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1993. 5 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, Paris, 1988, p. 14. 6 Hobbes, Th., Léviathan, trad. G. Mairet, Gallimard, Paris, 2000. 7 Locke, J., Deuxième traité du gouvernement civil, trad. B. Gilson, Vrin, Paris, 1967 ; Pufendorf, S., Le droit de la nature et des gens, Centre de philosophie politique et juridique, Caen, 1987 ; Rousseau, J.-J., Du contrat social, in Écrits politiques, Le Livre de Poche, Paris, 1992. 8 Machiavel, N., Le Prince, éd. G. Inglese, trad. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, PUF, Paris, 2000. 9 Weil, E., Philosophie politique, préface, Vrin, Paris, 1956, p. 9. Voir-aussi : Freund, J., L’Essence du politique, Sirey, Paris, 1969. ! ÉTAT, POLITEIA, POUVOIR POLYONYME ! HÉTÉRONYME

POLYSÉMIE Du grec polusemos, « qui a un grand nombre de significations », de sêma, « signes distinctifs ». GÉNÉR. Propriété d’un signe qui possède plusieurs sens. Derrière la question de la polysémie se joue la question de l’ambiguïté et de l’équivocité d’un mot ou plus largement d’un énoncé, donc des interprétations qui peuvent en être proposées. Ainsi Aristote estime que la première tâche de celui qui veut réfuter les illusions sophistiques sera de distinguer les significations multiples d’un même mot (tâche qu’il veut mener quant à la polysémie du mot être 1) et de chercher les intentions derrière les mots. La polysémie apparaît comme une propriété inhérente au langage ordinaire par opposition aux langages techniques. Cette propriété débouche sur les jeux de langage, sur la poésie. Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, Métaphysique, E, 2, 1026a35-1026b5, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1953. ! HÉTÉRONYME, INTERPRÉTATION, LANGAGE POLYTHÉISME Du grec polutheos, « qui a plusieurs dieux ». GÉNÉR. Doctrine qui admet l’existence de plusieurs dieux. Il semble difficile de chercher à définir un polythéisme, tant les polythéismes sont divers. Toutefois il est possible de voir en eux un « système complexe de relations entre plusieurs puissances divines » 1. Ainsi en ce qui concerne par exemple le polythéisme grec, chaque dieu reçoit un domaine de compétence propre, une fonction propre. Ces domaines sont donc délimités pour les dieux et les hommes. Le polythéisme constitue l’environnement religieux de la philosophie antique. Les dieux ne sauraient constituer un modèle de moralité : « Selon Xénophane de Colophon, Homère et Hésiode ont raconté une foule de crimes commis par les dieux, vols, adultères et tromperies réciproques » 2. Ce lieu

commun parcourt la philosophie : Platon lui-même estime que les poètes qui représentent ainsi les dieux doivent être bannis de la cité 3 ; le reproche s’adresse donc davantage à la représentation que l’on se fait des dieux qu’aux dieux euxmêmes. Ces représentations que proposent les poètes, les représentations mythologiques sont dangereuses à plus d’un titre : elles sont affabulatrices, par conséquent la raison doit s’en défier et les combattre car elles constituent une source essentielle d’illusions. Ainsi Épicure estime que les « dieux ne sont pas à craindre » 4. Pour les philosophes, la référence aux dieux apparaît donc essentiellement comme une référence au divin : les dieux expriment en fait la pluralité, derrière laquelle pourtant il semble possible de penser une unité. Ainsi Platon se réfère à un démiurge, Aristote pense un premier moteur 5 ; Épicure lui-même propose une autre image du divin, indépendant qui nous aide à nous libérer de l’angoisse ; quant aux stoïciens, ils font de dieu le principe du monde et de l’ordre du monde, dieu qui prend des noms multiples selon les pouvoirs qu’il exerce. Le procès de Socrate pour impiété est révélateur du conflit qui peut exister entre un culte polythéiste qui vaut comme signe d’une appartenance civique et la référence philosophique au divin. Pour les monothéismes, le modèle polythéiste constituera un repoussoir : ainsi les chrétiens nommèrent paganisme le polythéisme antique, l’assimilèrent à l’idolâtrie. Elsa Rimboux ✐ 1 Détienne, M., Comparer l’incomparable, Seuil, Paris, 2000, chap. IV « Expérimenter dans le champ des polythéismes », pp. 81-104. 2 Sextus Empiricus, Contre les professeurs, I, 289 (Contre les grammairiens), trad. sous la direction de P. Pellegrin, Seuil, Paris, 2002, p. 223. 3 Platon, République, II, 377a-383c, trad. G. Leroux, Flammarion, Paris, 2002. downloadModeText.vue.download 851 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 849 4 Épicure, Lettre à Ménécée, § 123-124, in Lettres et Maximes, trad. M. Conche, PUF, Paris, 1987. 5 Aristote, Métaphysique, Δ, 7, 1072a13, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1953. Voir-aussi : Dumézil, G., Les dieux souverains des Indo-européens, Gallimard, Paris, 1986. Histoire des religions, sous la direction de H.-C. Puech, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1970. Otto, W. F., Les dieux de la Grèce, Payot, Paris, 1981. Vernant, J.-P., Religion grecque, Religions antiques, Maspero, Paris, 1976. Vernant, J.-P., Mythe et religion en Grèce ancienne, Seuil, Paris, 1990. ! DIEU, PAGANISME, RELIGION POPULAIRE (PHILOSOPHIE) Trad. de l’allemand Popularphilosophie. PHILOS. MODERNE Courant d’une importance décisive dans les Lumières allemandes. La Popularphilosophie est représentée par une pléiade d’auteurs plus ou moins mineurs sans lesquels la transition du rationalisme du XVIIe s. à l’Aufklärung ne se serait pas accomplie et surtout sans lesquels l’Aufklärung n’aurait pas cette qualité qu’on lui reconnaît d’être non seulement un phénomène philosophique mais le reflet d’une mutation profonde de la culture politique. On pourrait écrire l’histoire de l’Aufklärung en étudiant la manière dont les influences française et anglaise se sont introduites dans l’héritage wolffien et l’ont rapidement transformé de l’intérieur. L’Académie de Berlin fut un des hauts lieux de ce mariage. Le baron Eberstein, sans doute l’auteur de l’appellation Popular-philosophie, se plaindra que Locke ait « peuplé l’Allemagne de philosophes populaires » 1. Mais l’Aufklärung berlinoise, guère en cour à Potsdam, ne fut pas en reste : Nicolai, Mendelssohn et Lessing sont des Popular-

philosophen tant par leur réception de l’influence anglaise que par leur participation active à la création d’une opinion publique philosophiquement éclairée. Leibniz écrivait en latin ou en français, Wolff ajouta à ces deux langues l’allemand, que tout à la fois il promut au rang de langue philosophique et dont il fit le vecteur de l’influence pratique de la philosophie. A. Baumgarten lui emboîta le pas en proposant presque systématiquement une traduction allemande des termes latins qu’il employait. C’est par la philosophie populaire que les Lumières allemandes acquièrent l’ampleur et la portée d’un mouvement qui sort des cadres de la pensée érudite – de la gelehrte Philosophie. L’essai fameux de Kant en 1784, Qu’est-ce que les Lumières ?, est motivé par l’impact de l’Aufklärung sur la société et la culture politique : la controverse est déclenchée en 1783 par un auteur anonyme, qui s’était prononcé dans le numéro de septembre de la Berlinische Monatsschrift en faveur du mariage civil, question alors brûlante en Prusse. En décembre, le pasteur et Popularphilosoph Zöllner prend la défense du mariage religieux et proteste contre la « confusion provoquée dans les têtes et les coeurs au nom de l’Aufklärung ». Dans une note, il s’interroge : « Qu’est-ce que les Lumières ? Cette question, qui est presque aussi importante que de savoir ce qu’est la vérité, devrait commencer par trouver une réponse avant même que l’on entreprenne d’éclairer. » Ce sont les doutes des Popularphilosophen quant à l’usage de la raison dont ils sont les vulgarisateurs qui déclenchèrent la parution de deux réponses à cette question – en septembre 1784, celle de Mendelssohn : Qu’entend-on par éclairer ?, en décembre celle de Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?. La comparaison entre Kant et Mendelssohn fait ressortir les limites d’une Aufklärung qui reste tributaire des modèles de pensée de la philosophie académique (Schulphilosophie). Elle ne les déborde le plus souvent que par un éclectisme tout à fait caractéristique de la Popularphilosophie. Mais c’est aussi ce qui fait de cette dernière le creuset de tous les grands débats philosophiques de l’Aufklärung, notamment la « querelle du panthéisme » (1785-1786) lors de laquelle s’affrontèrent Mendelssohn, Lessing et Kant, qui finira par s’engager en publiant en octobre 1786 Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?. L’orientation résolument pratique de la Popularphilosophie lui vient de Wolff. La façon dont il traite l’éthique est radicale : seule la raison peut fonder les normes de l’action et ces dernières doivent être valables même si l’on fait abstraction de Dieu ; le bien est une valeur rationnelle en soi. Cette radicalité rationnelle a contribué à la percée de la « théologie naturelle » (par opposition à la théologie positive reposant sur la vérité révélée). Le terme même d’Aufklärung s’est imposé pour désigner une forme de religiosité libérée des dogmes et se voulant compatible avec la raison. Par les titres

de ses écrits allemands, Vernünftige Gedanken [...] (« Pensées rationnelles [...] » – en latin il utilise les termes naturalis ou rationalis), Wolff avait clairement signalé que la raison ne se satisfaisait plus de l’argument d’autorité. Lessing publia sous le titre de « Fragments d’un anonyme » des morceaux de l’Apologie, ou Défense des adorateurs raisonnables de Dieu de H. S. Reimarus, l’auteur des Considérations sur les vérités les plus éminentes de la religion naturelle (1754). Reimarus est le type même du philosophe populaire pris dans le maelström du rejet du dogmatisme. S’il entend défendre la religion naturelle contre le panthéisme spinoziste et contre le matérialisme de La Mettrie, il adopte cependant une forme extrême de rationalisme théologique et nie radicalement toute révélation surnaturelle, alors que de nombreux wolffiens essaient de montrer, après Wolff lui-même, qu’il n’y a aucune contradiction entre la théologie dogmatique et la religion naturelle ou religion selon la raison, puisque la loi naturelle n’est autre que la raison divine. Par bien des aspects, il fait partie de ces théologiens anticipant la critique de la Bible qui culminera au XIXe s. chez D. F. Strauss et qu’on nomme les « néologues » – J. Semler, professeur de théologie à Halle, K. Barhrdt, l’abbé Jérusalem, J. G. Töllner, F. G. Lüdke, W. A. Teller et J. Eberhard. Leibniz n’est pas pour autant tombé dans l’oubli. Les Popularphilosophen sont le plus souvent des wolffiens qui recourent à Leibniz. L’appellation « leibniziano-wolffisme » vient de G. B. Bilfinger, professeur de théologie à Tübingen, qui s’efforce justement de réintroduire la métaphysique leibnizienne dans la Schulphilosophie wolffienne. Baumgarten, quant à lui, ne proposa rien moins qu’une restructuration de l’organisation systématique issue de Wolff. La base du système philosophique est pour lui la gnoséologie, qui englobe l’esthétique et la logique. Il institutionnalise ce faisant, dans l’architectonique des études philosophiques, l’idée de provenance leibnizienne selon laquelle il y a des connaissances claires et distinctes mais aussi des connaissances sensibles. Non seulement il accorde à ces dernières leur place, mais il downloadModeText.vue.download 852 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 850 la leur accorde du même coup dans ce qu’on peut considérer comme le moule de la théorie moderne de la connaissance. La Popularphilosophie joua aussi un rôle décisif dans l’évolution de la pensée politique. Wolff a dominé dans la première moitié du siècle la philosophie du droit naturel de l’Europe continentale. Le pas qui mène du droit naturel chrétien au droit naturel rationnel est franchi lorsque Leibniz et Wolff remplacent la volonté de Dieu par la raison divine :

« L’institution des États n’a rien que de conforme à la loi naturelle ; et l’on peut dire par la même raison qu’elle s’accorde avec la volonté divine » 2. Pour C. Thomasius (Fundamentum iuris naturae et gentium, 1687 ; Fundamenta juris naturae et gentium, 1705), le droit naturel y est indissociable de l’éthique sociale élaborée par la Sitten-Lehre et remplace le fondement chrétien du droit par un fondement séculier, enraciné dans la nature humaine elle-même. À l’hostilité naturelle de Hobbes et à l’appetitus socialis de G. Thomasius se substitue l’aspiration au bonheur, laquelle peut prendre la forme de la peur et du besoin lorsqu’elle est entravée. Les devoirs envers Dieu ne sont eux-mêmes que des prolongements des devoirs envers les autres hommes. La suppression du droit divin crée au prince des devoirs, dont il n’est plus responsable devant Dieu seul mais devant l’ensemble du corps social. Le nécessaire recours au contrat qui en est la conséquence récuse la conception hobbesienne d’un renoncement originaire à la liberté et tend à affirmer l’opinion publique comme censeur du souverain. Avant même que la question de la publicité ne soit expressément au coeur de la philosophie des Lumières, la Popularphilosophie a posé en actes la question de la double nature de la philosophie : discipline érudite ou enjeu de société. L’essayisme vulgarisateur tel que nous le connaissons aujourd’hui, par lequel la philosophie ou ce qui se présente sous ce nom intervient dans les débats de culture ou de politique, ne peut toutefois être considéré comme son héritier légitime. Au XVIIIe s., la Popularphilosophie ait l’espace public, la vulgarisation actuelle exploite la médiatisation. Cette différence de nature renvoie à la transformation de l’espace public. Gérard Raulet ✐ 1 Freiherr von Eberstein, W. L. G., Versuch einer Geschichte der Logik und Metaphysik bey den Deutschen von Leibnitz bis auf gegenwärtige Zeit, 1794. 2 Wolff, C., Principes du droit de la nature et des gens, trad. J.H.-S. Formey, éd. d’Amsterdam, 1758, rééd. Centre de philosophie politique et juridique de l’université de Caen, Caen, 1988, vol. III, livre 8, chap. I, § XIV, p. 141. ! DROIT, ESPACE PUBLIC, LUMIÈRES (LES), RELIGION POSITIF (DROIT) ! DROIT POSITIVISME

Du bas latin positivus, pour « conventionnel, accidentel », d’où le terme positif (vers 1278) pour qualifier ce qui a un caractère d’évidence, puis positivisme. À l’origine le positivisme est la philosophie d’Auguste Comte (17981857), qui a créé le néologisme. Son sens au XXe s. a une pluralité d’acceptions qui doivent peu à leur origine française. Le positivisme logique, ou néopositivisme, est un courant majeur de la philosophie du XXe s. PHILOS. SCIENCES, POLITIQUE Pensée d’Auguste Comte et modalités diverses de son influence. Les termes « positiviste » et « positivisme » trouvent leur premier sens philosophique dans les années 1820, sous la plume de Comte, dont la doctrine est la philosophie positive. Le positivisme sera ensuite le courant de pensée qui se réclame de cette origine philosophique, et il apparaît comme tel dans les dictionnaires généraux de la seconde partie du XIXe s. Le positivisme revendique d’être la cristallisation philosophique d’un large mouvement d’idées qui, depuis Bacon et l’avènement de la science moderne, privilégie la forme de connaissance que procurent les sciences d’observation : le terme « positif », dans l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot (t. XIII, 1765), s’emploie pour caractériser un fait ; Saint-Simon (1760-1825) désigne par le terme de « science positive » la science moderne fondée sur des faits ainsi que l’esprit scientifique, qui, d’après lui, est au coeur de la civilisation industrielle naissante. Claude Bernard, Stuart Mill, Berthollet, Berthelot, Spencer, Renan, Taine se réclament à des degrés divers de la philosophie de Comte et du courant de pensée général que l’on vient d’évoquer. Littré, infidèle à la philosophie dont il se réclame, vulgarisera une conception idéologique du positivisme (réduit à l’éloge des sciences). Le terme sera utilisé de manière de plus en plus vague, et désignera toute doctrine qui réfute l’existence philosophique de tout ce qui n’émanerait pas des sciences. Le positivisme d’Auguste Comte « Considéré d’abord dans son acception la plus ancienne et la plus commune, le mot positif désigne le réel par opposition au chimérique : sous ce rapport, il convient pleinement au nouvel esprit philosophique, ainsi caractérisé d’après sa constante consécration aux recherches vraiment accessibles à l’intelligence, à l’exception des impénétrables mystères dont on s’occupe surtout dans l’enfance. En un second sens très voisin du précédent, mais pourtant distinct, ce terme fondamental indique le contraste de l’utile à l’oiseux : alors il rap-

pelle en philosophie la destination de toutes les spéculations pour l’amélioration de la condition individuelle ou collective. Suivant une troisième signification usuelle, cette heureuse expression est fréquemment employée à qualifier l’opposition entre la certitude et l’indécision : elle indique ainsi l’aptitude caractéristique d’une telle philosophie à constituer spontanément l’harmonie logique dans l’individu et la communion spirituelle dans l’espèce entière, au lieu de ces doutes indéfinis et de ces débats interminables que devait susciter l’antique régime mental. Une quatrième acception ordinaire, trop souvent confondue avec la précédente, consiste à opposer le précis au vague : ce sens rappelle la tendance constante du véritable esprit philosophique à obtenir partout le degré de précision compatible avec la nature des phénomènes. Il faut enfin remarquer spécialement une cinquième application, moins usitée que les autres, quoique pareillement universelle, quand on emploie le mot positif comme le contraire de négatif. Sous cet aspect, il indique l’une des plus éminentes propriétés de la vraie philosophie moderne, en la montrant destinée, par sa nature, non à détruire, mais à organiser. »1 Réalité, utilité, certitude, précision, organisation : telles sont les valeurs positives. Le positivisme est la doctrine philosophique qui récuse l’histoire passée de la philosophie (par downloadModeText.vue.download 853 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 851 exemple, la métaphysique) en l’intégrant à une philosophie de l’histoire. La loi comtienne des « trois états » indique en effet que les sociétés humaines sont passées de l’âge religieux (absolu, « théologique ») à l’état métaphysique (la modernité critique) pour aboutir à l’âge « positif ». Le positivisme abandonne non seulement l’interprétation religieuse du monde, mais les catégories de la philosophie classique (substance, cause, etc.) en même temps que toute conception transcendantale de la vérité. Il prétend dépasser la différence entre essence et phénomène ; « L’étude des êtres doit être remplacée par celle des événements. » 2. La théorie positiviste de la connaissance sera donc avant tout une théorie des sciences.

L’épistémologie : d’un positivisme à l’autre Le néopositivisme, ou positivisme logique, désigne les travaux du Cercle de Vienne (Schlick, Carnap, Neurath). Il n’entretient aucun lien direct avec le positivisme de Comte. Quelques indéniables traits de parenté ne doivent pas masquer les complètes différences entre le positivisme du XIXe s. et le néopositivisme, du point de vue épistémologique en particulier. Le positivisme comtien récuse l’empirisme : rien n’est observable d’emblée, et, si les faits sont bien essentiels à la connaissance, celle-ci ne doit rien à l’induction. La science n’est pas de plain-pied avec le sensible et rompt, de ce fait, avec l’expérience ordinaire ou le sens commun. Des faits nouveaux émergent d’une théorie nouvelle. Le positivisme comtien récuse par ailleurs l’existence possible d’une logique ou d’une unité de la science. Le néopositivisme, tout au contraire, affirme hautement l’existence d’une science unitaire et professe conjointement l’empirisme et le logicisme auxquels Comte refuse précisément toute validité épistémologique. Le sens contemporain La transformation d’un courant général de la pensée moderne en système philosophique (le positivisme d’Auguste Comte) ; la dégradation de cette philosophie en idéologie (le scientisme) ; l’oubli de la philosophie de Comte et l’extraordinaire succès, au XXe s., du néopositivisme, dont le lien est faible avec le premier positivisme ; enfin, la polémique autour de ce succès, mêlée à la reprise de stéréotypes simplificateurs souvent étrangers à la philosophie, tout cela fait de la notion de positivisme une notion complexe. Juliette Grange, Véronique Le Ru ✐ 1 Comte, A., « Discours sur l’esprit positif » (1844), in Philosophie des sciences, p. 164, Gallimard, « Tel », Paris, 1996.

2 Comte, A., Catéchisme positiviste, p. 91, Flammarion, Paris, 1965. Voir-aussi : Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1983. Comte, A., Cours de philosophie positive, 2 volumes, Hermann, Paris, 1975, rééd. 1990. Kolakowski, L., la Philosophie positiviste, Denoël-Gonthier, Paris, 1976. Mill, J. S., Auguste Comte et le positivisme, (1868), Harmattan, Paris, 1999. Scharff, R., Comte After Positivism, Cambridge University Press, New York, 1995. ! EMPIRISME, ENCYCLOPÉDIE, LOGICISME, SCIENTISME POSITIVISME LOGIQUE ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE Doctrine philosophique défendue par des philosophes allemands et surtout autrichiens dans les années 1920 et 1930 ; elle met l’accent sur l’analyse logique des énoncés de la science et de la philosophie. Influencés par B. Bolzano, G. Frege, L. Wittgenstein et B. Russell, les positivistes logiques sont aussi membres du cercle de Vienne 1, un groupe de philosophes et d’hommes de science travaillant de façon concertée de 1922 à 1938 : H. Hahn, P. Franck, O. Neurath, M. Schlick, et la figure la plus marquante : R. Carnap. D’autres philosophes, comme A. Ayer en Grande-Bretagne, qui diffusa la doctrine positiviste par un ouvrage célèbre Langage, vérité et logique 2, ou W.O. Quine, aux États-Unis, ont été fortement influencés par eux. Les positivistes logiques ont prétendu montrer qu’une assertion contingente au sujet du monde doit être vérifiable par l’expérience ou l’observation. Pour que mon énoncé « cette table est rectangulaire » soit pourvue de signification, il doit m’être possible d’avoir une évidence empirique qui la justifie. Cela pose un problème dans le cas d’énoncés universaux comme le sont les lois scientifiques. Confrontés à ce problème, les positivistes logiques ont tenté plusieurs stratégies, dont les deux suivantes : un énoncé pourvu de sens doit être fondé sur une évidence empirique qui rend probable sa vérité, un énoncé pourvu de sens doit simplement pouvoir être empiriquement falsifié. Mais ces formes plus faibles de

vérificationnisme ne permettent plus de rejeter, parce que dépourvus de sens, des énoncés proprement métaphysiques comme : « Tout événement a une cause ». Pour les positivistes logiques, tous les énoncés pourvus de sens se divisent en deux catégories : les vérités nécessaires (analytiques a priori) et les vérités contingentes (synthétiques et a posteriori). Les énoncés analytiques ne sont pas rendus vrais par des faits, mais par les règles du langage. L’énoncé « p ou non-p » est rendu vrai par les règles de l’usage des connecteurs « ou » et « non » et par l’assignation de valeur de vérité « vrai » et « faux » à la proposition p. Autrement dit, c’est une tautologie. Toutefois, certains énoncés, pour être des vérités nécessaires, par exemple : « Tout ce qui est complètement bleu n’est pas complètement rouge », ne sont pourtant pas des tautologies – et les propres thèses des positivistes logiques ne sont manifestement ni des énoncés analytiquement vrais ni des vérités contingentes. L’épistémologie des positivistes logiques était foncièrement fondationnaliste : une croyance justifiée repose ultimement sur une ou des croyances qui se justifient par ellesmêmes, des croyances de base exprimées dans ce qu’on appela des « énoncés protocolaires ». Carnap, en 1928, a proposé une théorie générale à l’appui de cette épistémologie, dans un livre fondamental intitulé Der Logische Aufbau der Welt (la Construction logique du monde) 3. Il tente de montrer comment on peut, en partant d’expériences élémentaires, reconstruire tout l’édifice de la connaissance et même des objets culturels. Il faut cependant noter que certains positivistes logiques ont, très tôt, contesté le bien-fondé d’un tel fondationnalisme, tout particulièrement Neurath 4. Pour autant, le programme fondationnaliste survécut sous la forme du réductionnisme : les énoncés portant sur le monde physique doivent pouvoir être réduits (par une équivalence de signification) à des énoncés (souvent fort compliqués) au sujet de nos sensations. On se heurte alors à toutes les difficultés du downloadModeText.vue.download 854 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 852 phénoménalisme : quelle garantie avons-nous de la correspondance entre sensations et monde physique ? comment pouvons-nous savoir quoi que ce soit des sensations qui sont ne sont pas les nôtres ? On fut alors tenté par différentes formes de béhaviorisme grâce auxquelles le discours sur les états mentaux des autres est réductible à un discours sur leur comportement. On tente ainsi d’éviter le phénoménalisme par un physicalisme pour lequel tout ce qui existe est constitué finalement par des entités physiques ou, au moins, peut être décrit dans le vocabulaire de la science. ▶ Le programme initial de réduction du langage théorique des sciences dans un langage d’observation a été un échec,

et celui de « dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage » 5, une réaction contre la métaphysique Blut und Boden qui se développait alors en Allemagne. Mais l’exigence de clarté, de rigueur et de précision, et l’honnêteté intellectuelle des positivistes logiques, singulièrement de Carnap, ont été extrêmement bénéfiques pour la philosophie du XXe s. Roger Pouivet ✐ 1 Soulez, A. (sous la direction de), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985 (contient des textes de Carnap, Hahn, Neurath, Schlick, etc.). 2 Ayer, A.J., Language, Truth and Logic, Gollancz, Londres, 1936 ; rééd. Penguin, Londres, 1990. 3 Carnap, R., Der Logische Aufbau der Welt, Weltkreis-Verlag, Berlin, 1928 ; trad. anglaise The Logical Structure of the World, University of California Press, Californie, 1967. 4 Neurath, O., « Énoncés protocolaires », 1932-1933, dans Soulez (dir.) opus cit. 5 Carnap, R., « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », 1931, dans Soulez (dir.) opus cit. ! LOGICISME, NATURALISME, OCCAM (RASOIR D’), SYNTAXE POSSIBILITÉ LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Modalité de ce qu’il n’est pas nécessaire que cela ne soit pas, et distincte à la fois de ce qui est réel et de ce qui n’est pas nécessaire ni contingent. Chez Aristote, le possible renvoie à la notion de puissance, qui est par essence actualisable, ou à la possibilité statistique (ce qui arrive quelquefois), bien qu’il distingue le possible physique du possible purement logique, ou le non contradictoire. Chez D. Scot, un nouveau paradigme modal se met en place, qui autorise des purs possibles, qui ne se réaliseront jamais. La notion d’un univers de possibilités non actualisées trouve son expression chez Leibniz. L’actualisme, au contraire, présent de Diodore Cronos à Spinoza et à Bergson, nie que le possible se distingue du réel. L’empirisme et le positivisme nient qu’il y ait du possible autre qu’épistémique ou verbal. ▶ La logique modale contemporaine (qui note la possibilité

par l’opérateur ) permet de représenter les modalités au sein des « sémantiques des mondes possibles », mais la question fondamentale demeure de savoir s’il y a des possibles réels, et si la possibilité est dans les choses (de re) ou relative à notre savoir (de dicto). Pascal Engel ✐ Gardies, J., l’Essai sur la logique des modalités, PUF, Paris, 1979. ! DE RE / DE DICTO, DOMINATEUR (ARGUMENT), LOGIQUE MODALE, MODAL, MODALITÉ, NÉCESSITÉ POSSIBLE Du latin possibilis, de posse : « pouvoir ». En allemand : möglich. GÉNÉR. Caractère de ce qui n’est pas mais qui pourrait être, donc qui n’implique pas de contradiction logique. Le possible est une des quatre catégories de la modalité (avec l’impossibilité, le nécessaire et le contingent). En tant que le possible n’est pas, il se distingue de l’existence. En tant qu’il peut être, il se distingue de la nécessité. Les Mégariques, en limitant à l’existence effective de l’être présent ce qui est dit être, refusent toute existence aussi bien à ce qui a été qu’à ce qui sera. Le possible est tenu pour un irréel, un non-être. Aristote leur reproche donc d’anéantir tout mouvement et devenir 1. Il leur oppose la distinction entre acte et puissance qui permet au possible d’avoir une réalité. Le possible est réel en ce qu’il est contingent pour lui de n’être pas actuellement réalisé, de n’être pas en acte. Il convient toutefois de distinguer le possible qui peut se réaliser du possible qui n’est qu’en pensée : ainsi comme l’écrit J.-P. Dumont : « si je dis que la continuité de la grandeur linéaire peut se diviser à l’infini, c’est là une possibilité qui n’existe que pour ma pensée, car la réalité en acte est bel et bien finie » 2. Jean Duns Scot 3, au commencement d’une réflexion ontothéologique, renvoie le possible à l’entendement ; c’est l’intellect divin et non la toute-puissance divine qui est la source de tous les possibles. La question est pour lui de savoir quelle est la manière d’être du possible. Il se situe entre l’être de raison et l’être existant. L’être intelligible a une réalité différente de l’être existant. Ainsi la thèse de Scot est la suivante : les possibles sont tels qu’ils demeureraient si Dieu n’existait pas (ainsi du triangle) ; de même quelque chose est impossible s’il y a répugnance et même si Dieu n’existait pas. La toute-

puissance divine subit les possibles, ils sont des objets de l’entendement divin donc distincts de Dieu. L’existence serait un modus de l’essence. Descartes refuse l’indépendance des possibles. Cette question touche de près le problème de la création des vérités éternelles. Il écrit ainsi : « Pour les vérités éternelles, je dis derechef qu’elles sont vraies ou possibles seulement parce que Dieu les connaît comme vraies ou possibles ; mais, par contre, je ne dis pas qu’elles sont connues par Dieu comme vraies à la façon de vérités existant indépendamment de lui », de telle sorte qu’il est impossible selon lui de dire que « si Dieu n’existait pas, ces vérités n’en seraient pas moins vraies. » 4. Descartes distingue le possible pour Dieu et le possible pour nous. Cherchant de son côté à résoudre cette distinction, Leibniz affirme la réalité du possible 5. Ce qui constitue le possible c’est la capacité à être pensé, cela vaut pour Dieu et pour nous. L’entendement divin est donc le lieu des possibles, des mondes possibles ; parmi ces mondes Dieu a mené à l’existence le meilleur. Tout possible tend à l’existence, mais relativement au principe du meilleur, certains possibles ne sont pas destinés à exister. Chez Kant, la possibilité est l’une des trois catégories de la modalité ; elle constitue un concept a priori. Ainsi Kant affirme que « le schème de la possibilité est l’accord de la synthèse de représentations diverses avec les conditions du downloadModeText.vue.download 855 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 853 temps en général (par exemple les contraires ne peuvent exister dans une chose en même temps, mais seulement l’un après l’autre) ; c’est la détermination de la représentation d’une chose par rapport à un temps quelconque. » 6. Est possible une chose dont le concept s’accorde avec les conditions formelles d’une expérience en général. Tout ce qui est réel est possible ; d’où il suit que quelques possibles sont effectivement réels, ce qui implique que le champ des possibles soit supérieur à celui de la réalité effective. Cependant nous ne devons pas conclure de la possibilité des concepts (possibilité logique) à la possibilité des choses (possibilité réelle) 7 : la chose dont le concept est possible n’est pas pour autant une chose possible. La distinction entre ce qui est simplement possible et ce qui est effectivement réel repose sur le fait que le possible signifie la position de la représentation d’une chose relativement à notre concept et au pouvoir de penser en général, alors que l’effectif signifie la mise en place de la chose en soi-même. Admettons qu’il y ait en Dieu la notion de meilleur des mondes possibles, le problème de l’existence du monde reste

intact. Car le fondement réel de l’existence du monde ne peut pas être un concept : « Mais la volonté de Dieu contient le principe réel de l’existence du monde. La volonté divine est quelque chose. Le monde existant est une tout autre chose. Cependant l’un est posé par l’autre. » 8. Le problème pour Kant sera donc de concevoir ce rapport. Par exemple, Jules César est sujet possible posé dans l’entendement divin : il s’y trouve assurément avec toutes les déterminations qui lui appartiennent en droit et qui lui appartiendraient en fait s’il existait. Une seule modification et ce n’est plus le même. Prise en tant que pur possible, la notion de Jules César inclut absolument tous les prédicats requis pour sa complète détermination. Pourtant, en tant que pur possible, Jules César n’existe pas. La notion peut être complètement déterminée sans inclure l’existence, d’où il suit que, si l’existence réelle se trouve conférée à ce possible, elle ne pourra que s’y ajouter à titre de prédicat. Puisque la notion de tout possible inclut par définition la totalité de ses prédicats, il est impossible que l’existence en soit un. C’est donc une erreur de langage quand on dit de l’existence qu’elle est un prédicat. Nous nous exprimons le plus souvent comme si l’existence appartenait à nos notions. Il convient de distinguer entre le jugement d’existence qui est la position absolue (Dieu existe, je pose Dieu avec la totalité de ses attributs) et le jugement de relation qui construit les notions des simples possibles. L’essence est le possible pris avec tous les prédicats qui le déterminent ; ce que l’existence ajoute au possible, c’est le sujet lui-même pris dans sa réalité absolue 9. Du point de vue moral, est pratiquement possible ce qui est possible par une volonté. Il se distingue du physiquement possible qui est l’effet d’un mécanisme ou d’un instinct 10. Bergson, dans La pensée et le mouvant 11, revenant sur la doctrine leibnizienne, explique : « Au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale de chaque moment de l’évolution, il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient ainsi représentables par avance ; elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité. » Le possible est le réel avec un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit. Le possible est le mirage du présent dans le passé : par exemple, l’artiste crée du possible et du réel quand il exécute son oeuvre : l’oeuvre réelle devient rétrospectivement possible. C’est donc le réel qui se fait possible et non le possible qui se fait réel. Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, Métaphysique, Θ, 3. 1046b29, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1953, p. 488. Voir aussi, De l’interprétation, 13, trad. J. Tri-

cot, Vrin, Paris, 1989. 2 Dumont, J.-P., Éléments d’histoire de la philosophie antique, Nathan, Paris, 1993, p. 372. 3 Duns Scot, J., Ordinatio, in Opera omnia, cura et studio commissionis scotisticae, éd. C. Balic, Vatican, 1950. 4 Descartes, R., Lettre à Mersenne du 6 mai 1630, in OEuvres philosophiques I, éd. F. Alquié, Bordas, Paris, 1988, pp. 264-265. 5 Leibniz, G.W., Monadologie, § § 43-44, trad. A. Robinet, PUF, Paris, 1954, p. 95. Voir aussi Théodicée. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, livre II, chap. 1, in OEuvres philosophiques I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 889. 7 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, livre II, chap. 3, 4e section, in OEuvres philosophiques I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 1213. 8 Kant, E., Essai pour introduire en philosophie le concept de quantités négatives, Remarque générale, trad. J. Ferrari, in OEuvres philosophiques I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, pp. 300-301. 9 Kant, E., L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, 1e partie, 1e considération, III, trad. S. Zac, in OEuvres philosophiques I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 330. 10 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Introduction, I, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay et J.M. Vaysse, in OEuvres philosophiques II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 924. 11 Bergson, H., La pensée et le mouvant, III : « le possible et le réel », PUF, Paris, 1990, pp. 109 sq. Voir-aussi : Belaval, Y., Leibniz critique de Descartes, Gallimard, Paris, 1960. Gilson, E., L’être et l’essence, Vrin, Paris, 1987. Kant, E., Sur la question mise au concours par l’Académie Royale des Sciences pour l’année 1791 : Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff ?, supplément, deuxième section trad. J. Rivelaygue, in OEuvres philosophiques III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 1273. ! CONTINGENT, LOGIQUE, MONDE, NÉCESSAIRE POSTMODERNISME

Calque de l’anglais post-modernism. GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP. Courant philosophique de la seconde moitié du XXe s. pour lequel l’idée d’un progrès de la raison est à remettre en cause. Courant philosophique venu de l’esthétique (de l’architecture en particulier) qui rejette certains postulats de la modernité, des Lumières, en particulier l’idée de progrès de la raison et de la science, l’humanisme et l’universalisme qui lui sont associés. Ainsi, pour Jean-François Lyotard, Auschwitz est « le crime qui ouvre la postmodernité »1 puisque le prétendu progrès de l’humanité a aussi produit fascismes et totalitarismes. Le postmodernisme naît donc d’une certaine inquiétude politique et semble constituer une nouvelle forme de relativisme. Elsa Rimboux ✐ 1 Lyotard, J.-F., Le Postmodernisme expliqué aux enfants, Galilée, Paris, 1988. downloadModeText.vue.download 856 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 854 Voir-aussi : Habermas, J., Le discours philosophique de la modernité, trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Gallimard, Paris, 1988. Lyotard, J.-F., La condition post-moderne, Minuit, Paris, 1979. ESTHÉTIQUE Catégorie plus descriptive que conceptuelle, apparue à la fin des années 1960 pour caractériser une situation artistique en rupture avec le modèle historiciste du modernisme. Parler de postmodernisme est une facilité de langage car l’on serait bien en peine de fournir un véritable contenu à cette notion qui se présente comme une mosaïque non unifiée de tendances disparates. Il s’agit plutôt d’une attitude culturelle née d’une réaction contre l’idéologie moderniste qui perpétuait le culte de l’avant-garde et l’autonomisation à outrance de l’acte artistique. En prenant le contre-pied de son obsession de la pureté formelle et définitionnelle, elle revendique donc pour l’art un statut fondamental d’impureté 1.

Ses premières manifestations interviennent en architecture, avec le livre-manifeste de Jencks 2 qui rejette le fonctionnalisme issu de Le Corbusier et le style dit international ; il revalorise en revanche les aspects symboliques et les héritages locaux. Le passé devient un répertoire de formes disponibles qui peuvent être conjointes ou hybridées à volonté ; création et réhabilitation se font de plus en plus interchangeables. Y.-A. Bois 3 remarque opportunément qu’il convient de distinguer deux vagues distinctes et successives dans l’émergence d’un postmodernisme : 1. Une réaction minimaliste qui pousse à son terme le processus d’autodéfinition de l’art moderniste. Elle ne remet pas en cause le langage du formalisme (Judd, Ryman), mais le dissocie de toute réappropriation essentialiste à la Greenberg. Tout se passe en retour comme si la réduction moderniste s’était trouvée bloquée à une phase intermédiaire et figée dans le conformisme. Dans cette optique, le postmoderne marque avant tout ce que Lyotard appelle « l’incrédulité à l’égard des métarécits » 4, un processus de « délégitimation » qui rompt avec la prétention de parvenir à une vérité ou à un point de vue définitif. Il se manifeste en art par une volonté de le rapprocher de la nature et de la vie mais recouvre des formes très différentes selon les divers domaines considérés. 2. Une dissémination qui fait du style « une marchandise indifférente » 5. Quand bien même elle aussi dérive de la précédente, cette position s’en démarque à bien des égards par la pratique d’un éclectisme tous azimuts. Elle défend une esthétique du collage généralisé, de la citation réinvestie ou détournée, du jeu avec les références et les repères. Les combine-paintings de Rauschenberg (fin des années 1950) ou la Sinfonia de Berio (1968) en fournissent des illustrations exemplaires 6. La diversification n’a cessé de s’accentuer par le biais de tendances qui renouent avec la figuration quoique en des sens opposés (bad painting, pictura colta), font un usage ironique du modernisme (Halley, Taaffe), pratiquent l’appropriation critique (Sherman, Bidlo) ou mélangent à dessein les signifiants les plus disparates (des graffitis aux matériaux ethnologiques). Le paradoxe du postmodernisme est de pratiquer la rupture avec la tradition à l’intérieur même d’un retour à la tradition. Telle est aussi sa limite : il « ne crée pas un monde, il maquille le monde de la modernité » 7. ▶ Parfois associé au déconstructionnisme (Miller, Hartman, Norris) et à la thématique de la fin de l’histoire (Danto, Belting), le postmodernisme est une nébuleuse d’autant plus malaisée à appréhender qu’elle est à la fois multiforme dans son expression et dépendante du paradigme institutionnel encore dominant de l’« hyper-empirisme » 8. D’un point de vue marxiste, Jameson 9 n’y voit qu’un symptôme du déclin

du capitalisme, la culture se réduisant au recyclage. D’un autre côté, l’abandon d’une perspective fondationnelle ne signifie pas qu’il n’y ait plus aucun critère ni besoin d’un apprentissage dans le jeu des affects ; il dresse plutôt le constat que l’âge démocratique, après avoir bouleversé les autres composantes sociales, transforme à son tour l’art en communication 10. Jacques Morizot ✐ 1 Scarpetta, G., l’Impureté, Grasset, Paris, 1985. 2 Jencks, C., le Langage de l’architecture postmoderne (1977), trad. Denoël, Paris, 1999. 3 Bois, Y.-A., « Modernisme et post-modernisme », Encyclopaedia Universalis, Symposium, Les enjeux, t. I, Encyclopaedia Universalis France, Paris, 1990, pp. 473-490. 4 Lyotard, J.-F., la Condition postmoderne, Minuit, Paris, 1979. 5 Bois, Y.-A., op. cit., p. 478. 6 Cf. Ramaut-Chevassus, B., Musique et postmodernité, PUF, Paris, 1998. 7 Chateau, D., l’Héritage de l’art. Imitation, tradition et modernité, Harmattan, Paris, 1998, p. 423. 8 Michaud, Y., l’Artiste et les commissaires, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989, pp. 13-16. 9 Jameson, F., Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism, Duke University Press, Durham, 1991. 10 Michaud, Y., Critères esthétiques et jugement de goût, chap. 2, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999. ! AVANT-GARDE, CONTEMPORAIN (ART), MODERNISME, MODERNITÉ POSTULAT Du latin postulatum, de postulare, « demander ». GÉNÉR. Dans le vocabulaire de Kant, principes qui concernent soit la pensée empirique, soit la pensée pratique (morale). Kant emploie le terme postulat en deux sens 1. 1. Sous le nom de « postulats de la pensée empirique », il désigne les principes a priori de l’entendement, principes relatifs à la catégorie de la modalité. Ces principes de la modalité sont appelés postulats selon le sens qu’on donne à ce terme

en mathématiques : « On appelle postulat dans la Mathématique, le principe pratique qui ne contient que la synthèse par laquelle nous nous donnons tout d’abord un objet et nous en produisons le concept, par exemple : décrire avec une ligne donnée et d’un point donné un cercle sur une surface. Une proposition de ce genre ne peut pas être démontrée, puisque le procédé qu’elle exige est précisément celui par lequel nous produisons tout d’abord le concept d’une telle figure. » 2. Postuler signifie donc ici déterminer le sens des actes qui constituent la connaissance ; les postulats sont subjectivement synthétiques, ils fournissent une règle pour construire un objet. Les postulats de la pensée empirique sont les suivants : 1) Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible ; 2) Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel ; downloadModeText.vue.download 857 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 855 3) Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l’expérience est nécessaire. »3 2. Sous le nom de « postulats de la raison pratique », Kant désigne les postulats de l’immortalité de l’âme, de l’existence de Dieu et de la liberté. Ces postulats sont exigés pour concevoir la possibilité du Souverain Bien, lui-même objet nécessaire de la volonté déterminée par la loi morale. Dans une note de la préface de la Critique de la raison pratique 4, Kant lui-même explicite le sens de ces usages du terme postulat : « Mais l’expression d’un postulat de la raison pure pratique pourrait encore occasionner une méprise plus grande, si l’on en confondait la signification avec celle des postulats de la mathématique pure, qui entraînent avec eux une certitude apodictique... ». Les postulats des mathématiques postulent la possibilité d’une action dont auparavant on a reconnu l’objet comme possible ; les postulats de la raison pure pratique postulent quant à eux la possibilité d’un objet, hypothèse nécessaire pour la raison pratique. Elsa Rimboux ✐ 1 Delbos, V., La philosophie pratique de Kant, PUF, Paris, 1969, p. 392 sq. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, Analytique des principes, « les postulats de la pensée empirique en général », trad. A. Tre-

mesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1990, p. 212. 3 Op. cit., p. 200. 4 Kant, E., Critique de la raison pratique, préface, trad. F. Picavet, PUF, Paris, 1993, note p. 9. ! APODICTIQUE, HYPOTHÈSE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Proposition première, non démontrée, d’une théorie. Il convient de préciser en quoi le postulat se distingue des autres propositions premières que sont les axiomes. Une distinction, assez systématiquement respectée dans les Éléments d’Euclide, tient au fait que les axiomes nommés notions communes, concernent toutes les sciences, toute connaissance de raison, alors que les postulats désignés par le terme demandes sont propres à la science dont on veut faire la théorie. 1. On trouve dans les Seconds Analytiques (I, 10) la doctrine aristotélicienne sur cette question, d’où il ressort que le postulat a un statut hybride : en l’absence de procédure de décision quant à sa démontrabilité, il est « une hypothèse contestée en attente de démonstration » 1. Le « cinquième postulat d’Euclide » illustre parfaitement ce statut. 2. Selon une autre distinction qui, au témoignage de Proclus, fut adoptée par Géminus, le postulat s’oppose à l’axiome comme le problème au théorème, les premiers relevant de l’existence, les seconds, de la propriété. Un postulat énonce une existence sans démonstration et complète en quelque sorte une définition nominale. Du point de vue formel, ces distinctions n’ont pas cours et le postulat, l’axiome ou la définition jouent le même rôle, celui de principe du raisonnement. Les réorganisations formelles de la géométrie, telles celle de Hilbert, rassemblent les

énoncés premiers sous le terme d’axiomes. Vincent Jullien ✐ 1 Caveing, M., Introduction générale aux Éléments, éd. Vitrac, PUF, Paris, vol. I, 1990, p. 120. ! AXIOME POTENTIEL Du latin scolastique potentialis, de potentia, « puissance ». PHYSIQUE L’énergie potentielle dérive de la position au sein du champ gravitationnel, et, par extension, les potentiels expriment le « relief » de tout champ scalaire ou vectoriel. Thermodynamique et électromagnétisme définissent différents potentiels. Les ondes de probabilités de la mécanique quantique objectivent des potentialités dans l’espace des phases. Un potentiel scalaire ou vectoriel mesure localement l’effet d’un champ sur l’évolution d’un système dynamique. Les potentiels objectivent des possibilités réelles, actualisables ou actualisantes. Leibniz explique la « force active » d’un mobile en chute libre (l’énergie cinétique) par l’actualisation de sa « force inactive », ou énergie potentielle. Le gradient dont dérive la gravitation est élaboré par Lagrange en 1777 : d’une fonction scalaire V (définie à une constante près) se dérive un champ vectoriel F (F = – gradient V). L’optique de Green nomme « potential » ce concept. Seule une différence de potentiels possède un sens physique, ce qui subvertit la substantialité des forces. Les rapports de force entre individus sont remplacés par l’évolution d’une singularité associée à un champ : « Dans tous les cas envisagés par la physique mathématique, on considère forces qui dérivent d’un potentiel, c’est-à-dire des on obtient l’expression mathématique en dérivant une tion uniforme et continue dans une région déterminée

des forces dont foncde

l’espace. » 1. La relativité générale amplifie ce concept : les potentiels tensoriels établissent une relation entre masse et structure de l’espace-temps. Deux domaines informent spécifiquement la notion : la thermodynamique et l’électromagnétisme. Les potentiels ther-

modynamiques (l’énergie interne U, l’enthalpie interne H, l’enthalpie libre G et l’énergie libre F) déterminent, selon les contraintes appliquées, les conditions d’équilibre du système ainsi que les transitions de phase : la matière se structure en tendant vers son plus bas niveau d’énergie, sauf si une force de rappel lui évite de quitter un puits de potentiel. Les barrières de potentiel électromagnétique bloquent une réaction à une certaine échelle et provoquent un effet de seuil. Les transistors pilotent l’intensité ou le voltage du courant par des différences de potentiel : la combinaison de plusieurs semi-conducteurs opère une transduction du signal (redressement ou amplification). La mécanique quantique définit des potentialités dans un espace des phases : l’explication du potentiel quantique par les structures microphysiques de l’espace-temps reste une question vive. La généalogie du potentiel renvoie à l’intégration contrariée de la « puissance » dans l’horizon déterministe de la physique classique : le potentiel « échappe aux saisies d’une abstraction qui confisquait ou octroyait la mobilité aux êtres » 2. Lupasco intègre la notion en la distinguant de l’actuel et du virtuel 3, mais l’antagonisme dynamique entre acte et puissance ne traduit pas la complexité des schèmes scientifiques. La théorie des potentiels de Thom (théorie des « catastrophes » 4) modélise l’évolution des systèmes dynamiques à partir de matrices virtuelles, dont l’universalité ne détermine pas les conditions d’application. Simondon a développé la seule épistémologie dégageant le potentiel de sa réduction hylémorphique 5 : la charge de préindividualité attachée à downloadModeText.vue.download 858 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

856 toute actualité ne se résorbe pas dans l’actualisation, car son devenir traverse les échelles. Vincent Bontems ✐ 1 Bachelard, G., l’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, Paris, 1951, p. 60. 2 Châtelet, G., les Enjeux du mobile, Seuil, Paris, 1993, p. 44. 3 Lupasco, S., Qu’est-ce qu’une structure ?, Bourgois, Paris, 1967. 4 Thom, R., Modèles mathématiques de la morphogenèse, 10/18, Paris, 1974. 5 Simondon, G., l’Individu et sa genèse physique-biologique, Millon, Grenoble, 1995. ! ANALOGIE, PUISSANCE, VIRTUEL POTLATCH Mot de la langue amérindienne nootka, « donner ». GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE Pratique de don ostentatoire et réciproque observée dans certaines sociétés et ayant un caractère de rivalité. On a vu dans le potlatch une forme primitive d’échange. Plusieurs interprétations en ont été proposées : une perspective strictement économique où l’on lit dans le potlatch une catégorie de prêt ; une perspective qui met l’accent sur « l’esprit de la chose donnée » : ce qui est reçu ou donné échappe à la catégorie de l’utilitaire et est investi de forces spirituelles ; une perspective sociale où l’on voit dans le potlatch l’occasion de sanctionner un statut ; dans une dernière perspective le potlatch rend possible des alliances matrimoniales. ▶ La recherche récente privilégie de manière plus générale les concepts de « don / contre-don » tandis qu’on réserve le terme potlatch à un usage plus spécifique. Il ne constitue qu’une illustration de ce type d’échange. Elsa Rimboux ✐ Boas, F., Contribution to the Ethnology of the Kwakiutl (18951913), Am Press, New York, 1969. Caillé, A. (éd.), Ce que donner veut dire, La Découverte, Paris, 1993. Godbout, J.T., L’esprit du don, La Découverte, Paris, 1992.

Hénaff, M., Le prix de la vérité : le don, l’argent, la philosophie, deuxième partie, Seuil, Paris, 2002. Malinowski, B., Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, Paris, 1989. Mauss, M., « Essai sur le don » in Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950. Meillassoux, C., Terrains et théories, Anthropos, Paris, 1977. ! DON POUSSÉE En allemand : Drang. Dans la pensée allemande, cette notion se situe à la jonction de l’anthropologie, de l’ontologie et de la psychologie. ANTHROPOLOGIE, ONTOLOGIE, PSYCHOLOGIE Schopenhauer appelle Drang la « poussée aveugle », « l’effort mystérieux et sourd, éloigné de toute conscience immédiate », manifestation la plus primitive de la volonté, forme inférieure de l’objectivation de la volonté dans la matière « en proie à une lutte entre la force d’attraction et la force de répulsion » 1. M. Scheler reprend cette notion dans le même sens, parlant même de Ur-Drang (« poussée originaire ») 2. Si le terme semble avoir un usage plus empiriquement descriptif en psychologie, l’usage qui en est fait à la fin du XIXe s. trahit l’influence de cette métaphysique de la vie 3. On la retrouve même chez Freud, qui conçoit le Drang comme l’« énergie des pulsions » 4. E. Bloch en fait à son tour une catégorie fondamentale de son ontologie et de son anthropologie 5. Elle y constitue la manifestation primaire de l’anticipation, dans le sujet comme dans la nature. Elle se déploie dans le sujet comme « aspiration », « nostalgie », « quête » (Suchen) lorsque le but est déterminé, « pulsion » (Trieb) lorsqu’il est indéterminé. Gérard Raulet ✐ 1 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, livre II, § 27, trad. A. Burdeau, Alcan, Paris, t. I, p. 154. 2 Scheler, M., Die Stellung des Menschen im Kosmos, 6e éd., 1962. 3 Külpe, O., Grundriss der Psychologie (Abrégé de psychologie), 1893. 4

Freud, S., « Triebe und Triebschicksale » (Pulsions et destins des pulsions), 1915. 5 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung (« le Principe Espérance »), Francfort, 1959, chap. XI ; Experimentum mundi, Francfort, 1975, chap. XVIII. ! PULSION, UTOPIE, VOLONTÉ POUVOIR Du latin potere, de posse. MORALE, POLITIQUE 1. Dans un sens très général, possibilité d’agir d’un individu ou d’un groupe. – 2. D’un point de ou social, exercice d’une action sur un laquelle on obtient qu’il consente à se manière qu’il n’aurait pas spontanément

vue moral, politique être humain, par comporter d’une adoptée.

Le terme « pouvoir », pris de manière très générale, semble un synonyme de celui de « puissance », au sens de capacité d’agir ou de potentialité à produire des actes. Mais le pouvoir doit se révéler, se manifester dans ses effets, il ne peut rester une possibilité ou une virtualité. Un pouvoir s’exerce. Selon Hobbes, « le “pouvoir” (power, potentia) d’un homme (si l’on prend le mot dans son sens universel) consiste dans ses moyens présents d’obtenir quelque bien apparent futur » 1. Ainsi, le pouvoir se définit bien par ses effets, ce qu’il permettra d’obtenir, et son statut de moyen permet d’emblée d’en souligner la réalité, l’effectivité présente. Il ne faut pas confondre le pouvoir avec une puissance seulement physique, comme pourrait le suggérer une identification trop rapide avec la notion de force. Hobbes le définit d’emblée en fonction des relations entre les hommes. Les arts, l’éloquence, la libéralité sont des « pouvoirs naturels », et la richesse, la réputation, les amis, des « pouvoirs instrumentaux ». Le pouvoir peut ainsi être présent au coeur de ce qui constitue une communauté politique légitime. Il ne constitue pas une force obscure, voire occulte, purement opposée à la légalité et corrompant par essence toute activité politique ou morale. Le point crucial en jeu est celui du consentement qu’il engage. Rousseau soulignait que « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » 2. Max Weber a tenté d’analyser cette paradoxale « violence légitime » en définissant les concepts de « puissance » (Macht) et de « domination » (Herrschaft). « “Puissance” (Macht) signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation downloadModeText.vue.download 859 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 857 sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. “Domination” (Herrschaft) signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un “ordre” (Befehl) de contenu déterminé. » 3. Le concept de puissance est « sociologiquement amorphe », il doit être articulé au concept de domination. Incluant l’existence d’un devoir d’obéissance à un ordre légitime, ce dernier présuppose la présence d’un groupement de type politique. Un rapport de pouvoir suppose l’articulation entre un médium institutionnel et la possibilité de faire triompher sa volonté. Ainsi conçu, le champ social n’est pas le simple produit d’un conflit, mais le consentement ne s’y réduit pas à l’accord. Hannah Arendt définit au contraire le « pouvoir » (power) comme « l’aptitude de l’homme à agir de façon concertée » 4. Le pouvoir engage ainsi l’expérience d’un consentement irréductible à un processus de domination. Le rassemblement le faisant naître lui donne sa légitimité. Cette analyse ne montre cependant pas comment se prennent effectivement les décisions dans une société, ni ce qui permet à certains hommes de réussir à exercer une autorité durable. Ce souci de l’effectif est, au contraire, présent dans l’oeuvre de Michel Foucault 5. Sans origine, voire sans essence, le pouvoir y apparaît comme « s’exerçant » de manière diffuse dans les relations multiples et singulières qui trament le nexus social. S’identifiant à une action sur l’action des autres, il est concevable comme une manière de diriger la conduite d’individus ou de groupes, comme un « gouvernement ». Ainsi, une structure de domination se ramène à une structure globale de pouvoir. Le problème du consentement s’efface devant une étude des procédés permettant d’opérer sur le champ de possibilités des sujets. Ainsi, le pouvoir suppose toujours la liberté, mais surtout en tant qu’elle s’oppose à la limitation de son champ. Un « agonisme » est présent dans tout le tissu social : un rapport généralisé d’incitation réciproque et de lutte, distinct d’un simple antagonisme. ▶ Le concept de pouvoir permet l’étude des champs sociaux politiques ou moraux dans leur effectivité, il doit pour cela garder son caractère paradoxal et ambigu, sans réduire les rapports complexes qu’il fait apparaître. C’est ce qui menace les analyses contemporaines du pouvoir, notamment celle de Michel Foucault. Jean-Paul Paccioni ✐ 1 Hobbes, T., Léviathan (1re édition anglaise, 1651 ; édition latine, 1668), trad. F. Tricaud, « Léviathan », 1re partie, chap. 10, Sirey, Paris, 1971, p. 81.

2 Rousseau, J.-J., Du contrat social (1762), livre I, chap. 3, Flammarion, Paris, 2001, p. 49. 3 Weber, M., Wirtschaft und Gesellschaft (4e édition, 1956), trad. J. Freund et alii, « Économie et Société », chap. 1, § 16, Plon, Paris, 1971, p. 95. 4 Arendt, H., Crisis of the Republic (1969), trad. G. Durand, « Du mensonge à la violence », « Sur la violence », Calmann Lévy, Paris, 1972, p. 144. 5 Foucault, M., « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » in Michel Foucault, Beyond Structuralism and Hermeneutics (1982), de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, « Michel Foucault, un parcours philosophique », Gallimard, Paris, 1984. Voir-aussi : Alain, Propos sur les pouvoirs, Gallimard, Paris, 1989. Arendt, H., On Révolution (1963), trad. M. Chrestien, « Essai sur la révolution », Gallimard, Paris, 1971. Aron, R., « Macht, Power, Puissance : prose démocratique ou poésie démoniaque », in Études politiques, Gallimard, Paris, 1972. Diderot, D., « Autorité politique », article de l’Encyclopédie, OEuvres III, Laffont, Paris, 1995. Foucault, M., Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975. Jouvenel, B. (de), Du pouvoir (1re édition 1945), Hachette, Paris, 1987. La Boétie, É. (de), Discours de la servitude volontaire (1548), Garnier-Flammarion, Paris, 1983. Machiavel, N., Discorsi sopra la prima deca di Tito Livo (1531) trad. Guiraudet, « Discours sur la première décade de Tite-Live », Berger-Levrault, Paris, 1980. Machiavel, N., Il principe (1532), trad. Fournel et Zancarini, « Le prince », PUF, Paris, 2000. Negri, T., Il potere costituente (1992), trad. Balibar et Matheron, « Le pouvoir constituant », PUF, Paris, 1997. Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Garnier-Flammarion, Paris, 1971. Sénellart, M., Les arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995. Spinoza, B., Tractatus politicus, trad. P.-F. Moreau, « Traité poli-

tique », Éditions Répliques, Paris, 1979. ! LIBERTÉ, PUISSANCE, VIOLENCE PRAGMATIQUE Du grec pragmatikos, « qui concerne l’action ». LINGUISTIQUE Étude de l’usage des signes linguistiques, par opposition à la sémantique, qui étudie leur signification, et à la syntaxe, qui étudie leurs modes de composition. La pragmatique est une discipline récente, issue d’un point de départ double. Elle remonte d’une part aux travaux du philosophe du langage J.L. Austin, plus précisément, aux conférences William James de 1955. En réaction contre la conception du langage défendue par les philosophes logiciens comme Frege et Russell, qui mettaient l’accent sur le rôle que jouent les signes linguistiques dans la formulation des connaissances scientifiques et dans le raisonnement, Austin attire l’attention sur les actions que les mots permettent d’accomplir. Parler peut consister à décrire la réalité ; mais l’on peut également transformer la réalité par le fait même de parler. Austin nomme « acte illocutionnaire » l’action accomplie de cette façon 1. Ainsi, en disant « je vous déclare mari et femme » dans des circonstances socialement appropriées, on accomplit un acte illocutionnaire qui crée certaines obligations légales entre deux personnes. Certaines actions ne sont possibles qu’à travers un acte illocutionnaire ; on ne pourrait par exemple pas promettre sans énoncer des promesses. Lorsqu’il accomplit un acte illocutionnaire, un locuteur utilise le langage pour se situer dans le réseau complexe des normes issues de la communauté à laquelle il appartient. La seconde origine de la pragmatique réside dans une autre série de conférences William James, données en 1967 par P. Grice 2. La théorie défendue par Grice repose sur une conception renouvelée de la communication, qui souligne son caractère essentiellement intentionnel. Lorsque nous échangeons des informations avec autrui à l’aide du langage, notre comportement signifie en un sens précis que nous voulons dire quelque chose, et notre acte d’énonciation manifeste alors ce vouloir dire, ou cette intention de communiquer un contenu de pensée. Tout échange d’information ne suppose pas une communication intentionnelle. L’espionnage permet par exemple à l’information de circuler entre une source et un interprète, sans que personne à downloadModeText.vue.download 860 sur 1137

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858 la source n’en ait eu l’intention. Grice souligne cependant qu’une conversation normale présuppose non seulement l’existence d’une intention de communiquer de la part d’un locuteur, mais également l’identification de cette intention par son interlocuteur. L’acte d’énonciation doit donc toujours être compris, dans un cadre conversationnel, comme la manifestation d’une intention dirigée vers un certain contenu de pensée. Interpréter un énoncé dans une conversation revient ainsi à recouvrer l’intention de communication qui le motive. Du coup, l’interprétation des énoncés ne peut se réduire au décodage de l’information véhiculée par les signes linguistiques. Les phrases utilisées dans le contexte d’une conversation disent littéralement quelque chose, que l’on peut déterminer par décodage à partir des règles linguistiques fixées conventionnellement. Mais un locuteur peut vouloir dire bien plus que ce que disent littéralement les phrases qu’il utilise. La tâche d’un interprète est donc d’inférer le contenu complet de l’intention du locuteur à partir de la connaissance de la phrase qu’il a utilisée, mais aussi de connaissances portant sur les circonstances de son utilisation. Grice nomme « implicatures » les contenus inférés à partir de la signification littérale d’une phrase et d’informations contextuelles. Son programme théorique consiste en l’analyse des aspects non littéraux des énoncés, comme l’ironie, à l’aide de cette notion. La pragmatique, conçue comme théorie de l’interprétation des énoncés en contexte, ne propose pas dans le cadre gricéen une théorie du langage qui serait en concurrence avec les théories classiques de la signification. Un rapport de complémentarité s’établit au contraire entre l’étude de la signification des phrases et celle du vouloir-dire des locuteurs 3. Pascal Ludwig ✐ 1 Austin, J.L., Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, 1971. 2 Grice, P., Studies in the Way of Words, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1989. 3 Sperber, D., et Wilson, D., la Pertinence, Minuit, Paris, 1989. ! CONTEXTE, ÉNONCÉ, IMPLICATURE, INDEXICAUX, PERFORMATIF, PERTINENCE, PRÉSUPPOSITION PRAGMATISME Calque de l’anglais pragmatism. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Courant de philosophie, principalement américain, qui insiste sur le lien entre connaissance et action.

Le philosophe américain C. S. Peirce 1 forgea dans les années 1870 le terme « pragmatisme » pour désigner une méthode d’enquête scientifique et d’évaluation des hypothèses qui lie leur signification aux effets pratiques et théoriques qu’elles produisent (c’est le sens principal de sa « maxime pragmatiste » : le sens d’une conception repose sur ses effets possibles, et la croyance est définie comme disposition à l’action). En ce sens le pragmatisme est d’abord une théorie des signes (une sémiotique des idées et une logique) et une théorie de la vérité. Mais Peirce conçoit ces effets possibles comme réels, et définit la vérité comme ce qui est vrai à la limite idéale de toute enquête. Chez lui, le pragmatisme (qu’il préférait appeler « pragmaticisme » pour le distinguer des versions vulgaires de la doctrine) est étroitement lié au réalisme, qui postule l’existence d’universaux réels dans la nature (ces universaux ne sont pas abstraits des choses, au sens platonicien, mais ce sont des « natures communes » au sens « scotiste »), et en fait à toute une métaphysique évolutionniste qui construit des ordres de réalités : les trois catégories de « priméité » (spontanéité du quale sensible), de « secondéité » (force réactive de l’existence) et de « tiercéité » (intelligibilité et réalité du sens et de la loi). Le pragmatisme de W. James 2 accentue les aspects anti-intellectualistes de la doctrine (notamment avec sa théorie quasi fidéiste de la croyance religieuse) et le caractère subjectiviste de la théorie de la vérité pragmatiste, définie comme utilité. Il fut à ce titre violemment critiqué par Russell, qui soulignait que nombre de nos croyances vraies ne sont pas utiles, et que nombre de nos croyances utiles ne sont pas vraies. Par la suite, le pragmatisme américain, qui eut des disciples en Europe avec l’Anglais F. C. Schiller, l’Italien L. Vailati, et pour lequel Bergson avait de la sympathie, se développa en deux branches : l’une idéaliste, avec J. Royce et G. H. Mead, l’autre scientiste et réformatrice, avec J. Dewey, qui eut une influence considérable sur les projets éducatifs et politiques de l’Amérique de l’entre-deux-guerres. L’ensemble du courant au XXe s. insiste fortement sur les valeurs de socialité et de communauté, la primauté de la raison pratique sur la raison théorique, et sur le caractère ouvert de l’enquête. Le néopragmatisme contemporain de R. Rorty accentue encore cette tendance dans un sens relativiste, en rejetant toute métaphysique et toute forme de réalisme, et en assimilant la tâche de la philosophie à une forme de défense des idéaux de la démocratie et de la solidarité sociale. ▶ Au-delà de l’assimilation hâtive du pragmatisme avec la conception vulgaire selon laquelle la vérité est ce qui paye, la motivation majeure du pragmatisme est l’idée que la croyance et la vérité doivent avoir un lien étroit avec le succès dans

l’action. Mais cette idée, comme le montre le conflit entre les versions de la doctrine plus proches de James et celles qui sont plus proches de Peirce, peut être comprise de deux manières : soit dans le sens d’une forme d’instrumentalisme et d’antimétaphysique qui accorde au bien la priorité sur le vrai et au social la priorité sur l’individuel, soit dans le sens d’une position théorique qui identifie, à la manière aristotélicienne, le bien avec la recherche désintéressée du vrai, et cherche à reconstruire la philosophie sur une métaphysique scientifique. La confusion qu’on fait souvent entre les deux conceptions vient de l’ambiguïté de la théorie pragmatiste de la vérité : selon Peirce, la vérité a des effets pratiques, mais ne se réduit pas à ces effets, pas plus qu’elle ne les dissocie de leur visée rationnelle (d’où les liens avec le kantisme), alors que la conception de James et les versions relativistes du pragmatisme tendent à dissoudre la vérité dans la pratique et dans l’utile. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Collected Papers, Harvard University Press, Cambridge, 1931-1953 ; le Raisonnement et la logique des choses Conférences Cambridge, 1898, trad. Cerf, Paris, 1995. 2 James, W., le Pragmatisme, Flammarion, Paris, 1914. Voir-aussi : Thayer, H. S., Meaning and Action, a Critical History of Pragmatism, Hackett, Indianapolis, 1980. Tiercelin, C., Peirce et le pragmatisme, PUF, Paris, 1993. ! COMMUNAUTÉ, MAXIME PRAGMATISTE, UNIVERSAUX, VÉRITÉ downloadModeText.vue.download 861 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 859 PRAGMATISTE (MAXIME) PHILOS. CONN. Chez le philosophe américain C. S. Peirce, règle fondamentale de l’enquête. Dans ses articles « Comment rendre nos idées claires » (1877) et « Comment se fixe la croyance » (1878), Peirce 1 formule ce qu’il appelle sa « maxime pragmatiste » : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception complète

de ces effets est notre conception complète de l’objet. » Cette maxime repose sur l’idée que la croyance est une disposition à agir, et que le sens d’une pensée repose sur les habitudes qu’elle produit. Contrairement aux interprétations courantes du pragmatisme (y compris celle de James), cette maxime ne dit pas que le sens d’un concept ou d’une pensée se réduit à ses effets sur la pratique et l’expérience sensible, mais plutôt qu’il est déterminé par des dispositions générales et conditionnelles à agir et à vérifier les concepts et les pensées dans le cadre de la conduite rationnelle d’une enquête (principalement scientifique). La maxime a donc un sens méthodologique de clarification conceptuelle et, de plus en plus, un sens réaliste : les effets de nos croyances-habitudes traduiraient des possibilités réelles dans les choses. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Textes anticartésiens, Aubier, Paris, 1984. Voir-aussi : Tiercelin, C., Peirce et le pragmatisme, PUF, Paris, 1993. ! ENQUÊTE, PRAGMATISME, UNIVERSAUX, VÉRITÉ PRAXIS Mot grec issu de prattein, « agir ». GÉNÉR., PHILOSOPHIE ANTIQUE Action, activité. Ce terme désigne chez Aristote l’action dont la fin est interne, propre, qui dès lors peut être considérée comme parfaite. Ainsi voir et penser sont considérés comme relevant de la praxis. En ce sens la praxis s’oppose à la poiesis. La finalité de la praxis est donc l’eupraxis, l’« action heureuse et bonne » : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute “action” (praxis) et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. »1 Sur le plan éthique, la praxis définit ainsi le domaine de la phronesis. La praxis se distingue également de la theoria, la « contemplation » 2. Dieu, « Pensée de la pensée » 3, contemple mais n’agit pas au sens de la praxis. Son activité

est purement théorétique 4. En revanche, l’homme doit partager son activité entre contemplation et action. La philosophie marxiste nomme praxis l’action par laquelle l’homme transforme le milieu naturel pour répondre à ses besoins, autrement dit l’activité matérielle de l’homme dans l’histoire et récuse la distinction theoria – praxis : « Toute vie sociale est essentiellement “pratique” (praktisch). Tous les mystères qui entraînent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la “pratique” (Praxis) humaine et dans la compréhension de cette pratique (Praxis) » 5. La praxis comme production matérielle par les hommes de leur existence produit également leur pensée. Elle est alors ce que fait l’homme en même temps que ce qui le fait 6. Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094a1-1094a5, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990. 2 Ibid., X, 7, 1177a10-1178a5 ; X, 8, 1178a5-1178b30. 3 Aristote, Métaphysique, Δ, 1072b13, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1953. 4 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 8, 1178b20. 5 Marx, K., Thèses sur Feuerbach, VIII, in OEuvres III : Philosophie, éd. M. Rubel, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1982, p. 1033. 6 Granier, J., Penser la Praxis, PUF, Paris, 1980. ! ACTION, CONTEMPLATION, PHRONESIS, POIESIS, THÉORIE PRÉDESTINATION Du latin praedestinatio. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION Doctrine selon laquelle Dieu aurait par avance élu certaines créatures indépendamment de leur foi et de leurs oeuvres. Cette doctrine met en jeu la question de la grâce et la question du libre arbitre. On trouve dans l’Ancien Testament l’idée que le peuple d’Israël a été élu par Dieu, prédestiné 1. Toutefois c’est dans sa formulation paulinienne et dans les lectures qui en ont été faites que ce thème devient doctrine : ainsi dans l’Épître aux Éphésiens, Saint Paul écrit-il : « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés en vertu de la foi ; et cela ne vient pas de

vous puisque c’est un don de Dieu » 2. Le thème de la prédestination s’enracine donc dans l’idée d’un don gratuit de Dieu. Saint Augustin dans son combat contre le pélagianisme reprend cette doctrine : en insistant sur les mérites et la vertu des hommes, les pélagiens menacent la notion de grâce ; selon saint Augustin 3, il faut donc en rappeler l’irrésistibilité. Une telle affirmation s’oppose cependant à d’autres thèmes de la foi, comme ceux de la liberté humaine ou encore de l’universalité du Salut. C’est pourquoi Albert le Grand, saint Thomas ou encore Duns Scot s’efforcent de concilier liberté de l’homme et souveraineté de Dieu. Ainsi Thomas d’Aquin définit-il la prédestination comme « le projet de conduire jusqu’à la vie éternelle la créature raisonnable », ou encore comme « un certain plan conçu dans l’esprit divin de l’ordination de certains au salut éternel » 4, et distingue le point de vue global selon lequel la bonté divine est l’unique cause de la prédestination et le point de vue particulier selon lequel il est possible d’affirmer que Dieu a préordonné de donner à quelqu’un la grâce afin qu’il mérite la gloire. Il s’efforce donc de concilier gratuité divine et coopération de l’homme, tout en rejetant la position pélagienne. Pendant la Réforme et au siècle suivant, cette question donne lieu à des débats théologiques et philosophiques importants : ainsi Calvin revient sur la double prédestination des élus et des réprouvés en posant la prédestination comme un « décret éternel et inviolable de Dieu »5 ; gomanstes et arminianistes, jansénistes 6 et jésuites s’affrontent sur le sujet. Elsa Rimboux ✐ 1 Exode, III. 2 Saint Paul, Épître aux Éphésiens, II, 8. Voir aussi : Épître aux Romains, VIII, 28-30. 3 Saint Augustin, De gratia et libero arbitrio, in OEuvres complètes, Desclée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, PadownloadModeText.vue.download 862 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 860 ris, 1956, vol. XXIV. Voir aussi : De dono perseverantiae et De praedestinatione sanctorum in OEuvres complètes, Desclée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, Paris, 1956, vol. XXIV. 4 D’Aquin, T., Somme théologique, I, 23, 1-5, trad. A.-M. Roguet, Cerf, Paris, 1984. 5 Calvin, Institution de la religion chrétienne, livre III, chap. XXI, 5. 6 Pascal, B., Les Provinciales ou encore Les écrits sur la grâce, in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954, pp. 667-

1044. Voir-aussi : Leibniz, G.W., Essais de Théodicée, éd. J. Brunschwig, Garnier-Flammarion, Paris, 1969. Malebranche, N., Traité de la nature et de la grâce, in OEuvres complètes, éd. Genoude et Lourdoueix, De Sapia, Paris, 1837. ! DESTIN, DIEU, FOI, FUTUR CONTINGENT, GRÂCE, RELIGION PRÉDICABLE Du latin praedicabilis, de praedicare, « proclamer », « déclarer ». LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Ce qui peut être attribué avec vérité à un sujet, en disant : ceci est cela. Parmi les prédicables, on distingue ceux qui peuvent être attribués à une multiplicité et ceux qui ne le peuvent pas. Ces derniers sont les termes qui conviennent à un sujet et un seul ; par exemple, les noms propres ou, plutôt, les noms rendus propres à désigner un sujet et un seul. Les autres, dont la liste remonte à Porphyre 1, constituent les universaux, et l’on distingue le genre, l’espèce, la différence spécifique, le propre et l’accident (dans le cas d’un homme, respectivement : animal, homme, rationnel, capable d’apprendre, blanc). Les premiers constituent les prédicables essentiels, et la règle est : tout ce qui se dit du prédicat se dit du sujet. Ainsi, si l’on dit que Socrate est un homme, tout ce qui se dit de l’homme (animal, être vivant, etc.) se dit de Socrate. Il est clair que le singulier existe dans la réalité, mais le problème est de savoir si les universaux, qui sont communs, existent, eux aussi, hors de l’âme. Selon Aristote, l’espèce a une unité réelle, quoique inférieure à l’unité numérique, ou unité du singulier. Le genre, quant à lui, « n’est rien en dehors des espèces ou, s’il est quelque chose, c’est à titre de matière » 2. Gérard Sondag

✐ 1 Porphyre, Isagoge, I. Aristote, Topiques, I, 4. Aristote n’énumère que quatre prédicables, auxquels Porphyre ajoute l’espèce. 2 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1038a5-6. Voir-aussi : De Libera, A., la Querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Seuil, Paris, 1996. Duns Scot, J., Quaestiones in Librum Porphyrii Isagoge, dans Opera philosophica, vol. I, R. Andrews, St. Bonaventure, New York, 1999. Porphyre, Isagoge, trad. A. De Libera et A.-Ph. Segonds, Vrin, Paris, 1998. ! ACCIDENT, DIFFÉRENCE, ESPÈCE, GENRE, PROPRE, UNIVERSAUX, UNIVERSEL PRÉDICATIF LOGIQUE, PHILOS. CONN. Qui affirme un prédicat d’un sujet. En logique, se dit d’une définition qui définit une entité sans mentionner ou présupposer un ensemble comprenant l’entité définie ; dans le cas contraire, on parle de définitions imprédicatives. L’attention pour les définitions imprédicatives est apparue dans le cadre de la formalisation de la théorie des ensembles et de la logique. B. Russell introduit l’expression « non prédicatif » dans un article 1 de 1906 et H. Poincaré la reprend dans le troisième des articles intitulés « Les mathématiques et la logique » 2. Pour Russell et Poincaré les définitions imprédicatives contiennent un cercle vicieux et engendrent des contradictions, notamment celle induite par la considération de l’ensemble des ensembles qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes. Russell propose avec sa « théorie des types » une méthode syntaxique de construction des formules du langage logique qui permet d’éviter de telles définitions et de telles antinomies. Poincaré tient l’infini actuel pour responsable des contradictions qui peuvent survenir au cours du raisonnement ; il le rejette donc en recommandant de se restreindre à l’infini dénombrable de la suite des entiers naturels et de proscrire les définitions imprédicatives. La faute dans cellesci consiste, pour Poincaré, à faire porter un quantificateur universel sur un ensemble infini, lequel n’est pas entièrement à notre disposition. Cependant, l’axiomatisation de la théorie des ensembles permet d’éviter les antinomies en conservant l’infini actuel et les définitions imprédicatives. Fort heureusement, du reste, car celles-ci sont légion en mathématiques classiques. Ainsi la définition de l’ensemble N des entiers na-

turels comme le plus petit ensemble (c’est-à-dire l’intersection des ensembles) contenant 0 et stable pour l’opération +1 est imprédicative, puisque 0 appartient à N et que N est stable pour +1. De même la définition de la borne supérieure d’un sous-ensemble de nombres réels comme le plus petit des majorants de ce sous-ensemble ; de même encore la définition de l’élément neutre d’un groupe, etc. ▶ À contre-courant de la majorité des mathématiciens, certains logiciens ont relevé le défi proposé par Poincaré de s’en tenir aux mathématiques prédicatives. Des travaux de G. Kreisel et de S. Feferman montrent comment reconstruire une large part des mathématiques classiques en se restreignant à des ensembles prédicativement définissables et à des raisonnements et preuves respectant l’exigence de prédicativité. Hourya Sinaceur ✐ 1 Russell, B., « On some Difficulties in the Theory of Transfinite Numbers and Ordre Types », Proceedings of the London Mathematical Society, 2nd S., 4, pp. 29-53. 2 Poincaré, H., Revue de Métaphysique et de Morale, no 13 (1905), pp. 815-835, et no 14(1906), pp. 17-34 et pp. 297-317. Repris, sous forme modifiée, dans Science et méthode, livre II, chap. III, IV et V, Paris, 1908. ! ANTINOMIE PRÉDICATION Du latin praedicare, « proclamer », « annoncer ». LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Action qui consiste à décrire un ou plusieurs sujets de discours comme possédant une propriété, ou comme étant dans une certaine relation les uns avec les autres. Il semble exister une dissymétrie, dans toutes les langues, entre deux types de termes : ceux qui permettent de référer à un sujet, comme les noms propres (« Napoléon ») ou les downloadModeText.vue.download 863 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 861 démonstratifs (« Cet homme qui porte un chapeau rouge »), et ceux qui introduisent des conditions qui doivent être satisfaites par les entités dont on parle pour qu’un discours soit vrai, qu’on nomme les prédicats. Dans la logique traditionnelle héritée d’Aristote, les propositions les plus simples possèdent toutes la forme sujet-prédicat. Ces propositions énoncent donc quelque chose (le prédicat) d’une autre chose (le sujet), et sont vraies si et seulement si le sujet satisfait bien la condition exprimée par le prédicat 1. Aristote exprime la relation de prédication de la façon suivante : « P appartient à S », ou « P est dit de S ». Un terme peut être général (« tous les hommes ») et pourtant sujet d’une proposition. Dans la logique contemporaine en revanche, les prédicats peuvent aussi bien exprimer des conditions monadiques, ou des propriétés, que des relations. Ainsi, « être plus grand que » pourra être analysé comme un prédicat. On ne peut plus dire dès lors qu’un prédicat s’applique à un sujet. Aussi Frege introduit-il la terminologie des fonctions et des arguments : un prédicat n-adique peut être conçu comme dénotant une fonction possédant n places d’arguments 2. Le sujet d’une phrase du français peut déterminer la valeur d’un des arguments ; mais tel peut être le cas d’autres positions grammaticales, par exemple des compléments du verbe. Ainsi, dans « le Mont Blanc est plus élevé que la butte Montmartre », une des places d’argument est remplie par l’individu désigné par le sujet, le Mont Blanc, mais l’autre place est occupée par celui que désigne le complément. Il est important de distinguer les prédicats des propriétés : ce n’est pas parce qu’une phrase prédique une condition d’une entité qu’une propriété qui corresponde à cette condition doit exister. Si l’on pense qu’il existe vraiment une dissymétrie dans les langues entre les termes référentiels et ceux qui introduisent des conditions, on sera même sceptique à l’égard des propriétés : les prédicats ne peuvent référer à des

propriétés, puisque, dans l’hypothèse d’une telle dissymétrie, ils ne réfèrent pas du tout. La métaphysique contemporaine insiste sur l’indépendance de la tâche qui consiste à déterminer les conditions exprimées par les phrases des langues naturelles relativement à celle, métaphysique, de déterminer quelles sont les propriétés qui existent dans la nature. Pascal Ludwig ✐ 1 Aristote, Catégories, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1959. 2 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. Voir-aussi : Engel, P., La norme du vrai, Gallimard, Paris, 1989. ! CONNOTATION, NOM PROPRE, PROPOSITION, RÉFÉRENCE PRÉDICATIVITÉ ! IMPÉDICATIVITÉ / PRÉDICATIVITÉ PRÉFÉRENCE Du latin praeferre (prae, « devant », et ferre « porter »). MORALE, POLITIQUE Classement subjectif, par un agent personnel, de certains événements ou états, ou encore de diverses entités, selon qu’il souhaiterait ou non (ou plus ou moins les unes que les autres) les voir se réaliser ou se rapporter à eux d’une certaine manière. La préférence est une notion essentiellement subjective : elle concerne un agent personnel. Toutefois, elle a pu connaître une extension permettant de parler de « préférences collectives » ; il ne s’agit alors que d’une acception dérivée, résultant d’un rapprochement étroit de la notion de préférence et de celle de choix : puisqu’une collectivité fait des choix (au sens où des choix se font en elle et impliquent plusieurs personnes, à l’occasion d’élections par exemple), on s’autorise à associer à ces choix des préférences, de la même manière que l’on conçoit les choix personnels comme l’expression de préférences sous-jacentes. Cela peut se justifier si l’on souhaite examiner les propriétés qui seraient celles d’une forme de « volonté collective » (fondant nécessairement des préférences), si tout d’abord elle existait. Les notions de choix et de préférence sont étroitement corrélées, au point que l’on définit parfois la seconde exclusivement sur la base de la première, comme c’est le cas dans

la théorie économique des préférences révélées, d’inspiration behavioriste et opérationaliste, développée en particulier par M. K. Richter et P. A. Samuelson. ▶ La représentation la plus courante des préférences se fait aujourd’hui au moyen de relations binaires, au sujet desquelles des propriétés importantes ont été établies. Malgré le rôle de « référence » que l’on reconnaît toujours au modèle de l’espérance mathématique d’utilité, face aux difficultés empiriques rencontrées, on ne s’est pas contenté de sauver la théorie en recherchant dans tous les cas des réinterprétations adéquates. Face aux démentis empiriques, de nouvelles théories ont émergé, qui se présentent comme des solutions aux problèmes rencontrés par la théorie classique de l’espérance mathématique 1. La formule de l’espérance se retrouve parfois à titre d’approximation locale 2. L’interprétation de ces théories complexes est souvent très éloignée des termes du raisonnement commun, alors que la théorie de l’espérance mathématique d’utilité ne fait que transcrire et résumer des intuitions courantes. Enfin, dans le sillage des travaux de D. Kahneman et de A. Tversky en psychologie cognitive, la modélisation des jugements et des attitudes en environnement risqué se dispense désormais assez fréquemment de la référence normative à un modèle de choix rationnel, l’enjeu devenant de parvenir à une modélisation aussi fidèle que possible des régularités empiriques. Il reste que cet empirisme rend parfois malaisée la liaison avec les explications ultimes en termes de « bonnes raisons » d’agir ou de choisir, que favorise au contraire la théorie de l’espérance. De plus, les explications les plus convaincantes des déviations systématiques par rapport à la norme de l’espérance mathématique sont celles qui en donnent les raisons, elles-mêmes souvent formulées, inévitablement, en termes d’utilités personnelles 3. Emmanuel Picavet ✐ 1 Munier, B., « Calcul économique et révision de la théorie de la décision en avenir risqué », Revue d’économie politique, 99, 1989, pp. 276-306.

2 Machina, M., « Expected utility analysis without the independence axiom », Econometrica, 50, 1982, pp. 277-323 ; « Generalized expected utility analysis and the nature of observed violations of the independence axiom », in Stigum, B. P., et Wenstop, F. (dir.), Foundations of Utility and Risk Theory with Application, Dordrecht, Reidel, 1983. downloadModeText.vue.download 864 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 862 3 Boudon, R. « Au-delà du modèle du choix rationnel ? », in Saint-Sernin, B., Picavet, E., Fillieule, R., et Demeulenaere, P. (dir.), les Modèles de l’action, PUF, Paris, 1998. ! ALLAIS (PARADOXE D’), BAYÉSIANISME, ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, NEWCOMB (PARADOXE DE), RATIONALITÉ PRÉJUGÉ MORALE, PHILOS. CONN. Opinion reçue sans avoir fait l’objet d’un jugement expressément thématisé, soit qu’elle ait été tirée de l’expérience, soit qu’elle relève d’une tradition. Comme le suggère d’Alembert dans le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, la critique du préjugé qui caractérise l’émergence du rationalisme classique s’inspire de l’entreprise cartésienne qui, de fait, identifie avec cette notion le principal obstacle à la connaissance méthodique : « Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs [...] il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. » 1. Le préjugé s’oppose à l’exercice de la raison, comme ce qui la précède et peut toujours l’entraver. Et ces « préjugés de l’enfance »2 se trouvent intimement associés à notre condition d’hommes faits, de sorte que « nous ne pouvons [les] oublier » 3. La prévention, première cause de l’erreur, demande donc que soit effectué un retour volontaire et négateur sur nos premières opinions : c’est le doute. Mais cette démarche ne concerne chez Descartes que les connaissances théoriques – car il me faut agir, lors même que j’ai suspendu mon jugement : la première maxime de la morale par provision me prescrit donc de suivre les lois et les coutumes de mon pays, de rester dans la religion où je fus institué et de me gouverner « en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées [...], qui [soient] communément reçues en pratique par les mieux censés de ceux avec qui j’aurais à vivre » 4.

La philosophie des Lumières élargit à tous les domaines la démarche critique dont elle emprunte, en le déplaçant, le modèle à Descartes ; mais la plupart des auteurs assignent encore de sérieuses limites à cette entreprise. Voltaire reprend ainsi à son compte certains arguments des libertins érudits, lorsque, après avoir défini le préjugé, « une opinion sans jugement », il précise qu’il y a « des préjugés universels, nécessaires », qui garantissent la bonne conduite de tout le peuple (qui n’est pas composé de philosophes) : « Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur ; à respecter, à aimer leur père et leur mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu. »5 Le préjugé constitue donc la condition de possibilité d’un comportement qui (selon la distinction kantienne), s’il n’est pas pleinement moral, c’est-à-dire, également, conscient de soi, demeure conforme à la morale. Il reste que, lorsqu’ils thématisent le mouvement d’émancipation qui les anime, les auteurs du XVIIIe s. définissent bien l’accession de l’homme aux Lumières comme la fin du règne des préjugés qui le soumettaient, comme en sa minorité juridique, aux autorités théologico-politiques – la force de la fameuse définition de Kant tient alors à ce qu’elle met en relief la source, en tout homme, d’une adhésion aux préjugés qui l’asservissent : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. (...) Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » 6. Ce retour critique n’épuise cependant pas la question du préjugé, qui s’est trouvé réduit, dans la réflexion méthodique d’une raison pleinement consciente d’elle-même, de ses procédures et de ses limites, au statut de simple obstacle. Il faut encore considérer les conditions effectives dans lesquelles s’opère l’appréhension des objets et des textes, préalablement à la méthode, et souligner que leur intelligence est toujours relative à un pré-jugement (Vor-urteil veut dire « préjugé ») qui, de surcroît, peut bien se trouver confirmé. Cette pré-compréhension engage alors, en amont de l’exercice rationnel du sujet, une certaine inscription dans une histoire, qui fonctionne alors comme tradition – ainsi Gadamer élargit-il à tous les aspects de l’expérience l’analyse du cercle herméneutique : « Bien avant de nous comprendre dans une

réflexion rétrospective, nous nous comprenons de manière évidente dans la famille, la société et l’État où nous vivons. Le foyer qu’est la subjectivité est un miroir déformant. La réflexion de l’individu sur lui-même n’est qu’une étincelle dans les circuits fermés de l’histoire. »7 À tout le moins faut-il reconnaître que la critique des préjugés s’effectuera toujours depuis une tradition qui nous informe. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, 2e partie, 10-18, Paris, 2002. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, 1ère partie, art. 71, Vrin, Paris, 1999. 3 Ibid., art. 72. 4 Descartes, R., Discours de la méthode, 3e partie, 10-18, Paris, 2002. 5 Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. « préjugé ». 6 Kant, E., Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?, Gallimard, Paris, 1989. 7 Gadamer, H., G., Vérité et méthode, Seuil, Paris, 1996. ! COMPRÉHENSION, JUGEMENT, LUMIÈRES (LES) PRÉMISSE GÉNÉR., LOGIQUE Dans la syllogistique d’Aristote, il s’agit d’un groupe de propositions (majeure, puis mineure) qui, par leur combinaison, forment une conclusion nécessaire. Plus généralement, la prémisse est ce par quoi commence le travail de déduction logique. Fabien Chareix ! ANAPODICTIQUE, CATÉGORIE, DÉMONSTRATION LOGIQUE PRÉNOTION ! ANTICIPATION downloadModeText.vue.download 865 sur 1137

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863 PRESCRIPTIVISME Calque de l’anglais prescriptivism. MORALE, PHILOS. CONTEMP. Doctrine méta-éthique proposée par R. M. Hare, qui voit dans les jugements moraux des prescriptions que le sujet fait à lui-même et à autrui. Il soutient la rationalité et l’objectivité des jugements moraux dans un cadre non cognitiviste. Selon le prescriptivisme, un jugement normatif comme « c’est un bon couteau » se divise en un élément prescriptif, qui recommande l’objet, et un élément descriptif, qui lui attribue certaines propriétés non normatives, en fonction desquelles on le qualifie de « bon ». Comme l’émotivisme, le prescriptivisme est un expressivisme et un non-cognitivisme : les jugements moraux n’énoncent pas de faits, et expriment des attitudes. Mais il soumet les jugements à une logique universaliste : le sujet s’engage à qualifier de « bon » tout objet ayant les mêmes caractéristiques 1. De cette logique, Hare tire la « Règle d’or », similaire au test kantien d’universalité, selon laquelle une prescription est morale si je la prescris quelle que soit la position que j’occupe. Les jugements moraux sont donc objectifs, et Hare est en mesure d’expliquer la faiblesse de la volonté 2. Hare a défendu sur ces bases une éthique de type utilitariste 3. Julien Dutant ✐ 1 Hare, R. M., The Language of Morals, Univ. Press, Oxford, 1952 (les jugements normatifs ont une logique prescriptive). 2 Hare, R. M., Freedom and Reason, Univ. Press, Oxford, 1963 (universalité du raisonnement pratique). 3 Hare, R. M., Moral Thinking, Univ. Press, Oxford, 1981 (reprise approfondie des thèses prescriptivistes et défense d’une position utilitariste). ! DESCRIPTIVISME / EXPRESSIVISME, ÉMOTIVISME, UTILITARISME PRÉSENCE Du latin praesentia. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION

Dans le langage religieux, manifestation de Dieu et plus largement, dans la dualité présence-absence, modalité d’être de ce qui est transcendant. La question de la présence réelle ou symbolique de JésusChrist dans l’eucharistie a donné lieu à des débats théologiques importants : comment le Christ est-il présent ? Bérenger de Tours, reprenant la théorie augustinienne du signe, affirme que le sacrement eucharistique est un signe sacré où les éléments matériels signifient le corps et le sang du Christ sans toutefois y être identifiés 1. Saint Thomas, quant à lui, défend la thèse de la transsubstantiation, l’être du pain devient celui du corps du Christ sans pour autant être anéanti, il y a conversion au corps du Christ. Cette thèse est rendue possible par la distinction dans la substance du substrat matériel et de la forme substantielle. Au sein du protestantisme, les divergences ne sont pas moindres : Leibniz s’en fait l’écho dans la Théodicée 2. S’opposent ainsi Zwingli, qui affirme que le « ceci est mon corps » doit être entendu de manière métaphorique, et Luther, pour qui il faut l’entendre de manière littérale : la participation est réelle. Pour ce dernier, le corps du Christ est « sous », « avec », « dans » le pain (thèse de la consubstantiation). Pascal précise le sens de cette présence divine qui ne peut se penser sans sa liaison avec l’absence. Ainsi il écrit : « Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste de divinité, mais la présence d’un Dieu qui se cache. Tout porte ce caractère. » 3. Cette présence voilée de Dieu doit donc se lire à travers des signes, doit être déchiffrée. Le sacrement de la présence, l’eucharistie, est révélateur du Dieu caché : « Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses Apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. » 4. Lévinas reprend le concept de présence pour désigner la manifestation d’Autrui, sa transcendance sous la forme de la trace : « Seul un être transcendant le monde – un être absolu – peut laisser une trace. La trace est la présence de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là, de ce qui est toujours passé. » 5. L’Autre est présent dans le sujet ; ainsi nous sommes conduits à abandonner le privilège de la présence à soi 6 de

la conscience. Elsa Rimboux ✐ 1 Brouwer, C., « Les condamnations de Bérenger de Tours (XIe s.) » in A. Dierkens, éd., Le Penseur, la Violence, la Religion, éd. de l’Université Libre de Bruxelles, 7, Bruxelles, 1996, pp. 9-23. 2 Leibniz, G.W., Essais de Théodicée, « Discours de la conformité de la foi avec la raison », § 18, éd. J. Brunschwig, Garnier-Flammarion, Paris, 1969, pp. 61-62. 3 Pascal, B., Pensées, section VIII, no 556, éd. J. Brunschvicg, Livre de Poche, Paris, 1972, p. 255 – no 602, in OEuvres complètes, éd. J. Chevalier, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954, p. 1282 – no 449, éd. L. Lafuma, Seuil, Paris, 1958. 4 Pascal, B., Lettres à Mademoiselle de Roannez, IV, in OEuvres complètes, éd. J. Chevalier, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954, p. 510. 5 Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, « La signification et le sens », IX, Fata Morgana, Paris, 1972, p. 68. 6 Sartre, J.-P., L’être et le néant, deuxième partie, chap. I, 1, Gallimard, Paris, 1943, pp. 111-117. ! ACCIDENT, EN SOI - POUR SOI, SUBSTANCE PRÉSENT Du latin praesens, participe présent de praeesse, « être en avant ». GÉNÉR. Catégorie temporelle fondamentale qui désigne ce qui existe ou qui se produit actuellement par opposition au passé qui n’est plus et au futur qui n’est pas encore. Le présent est ce qui est perçu et actuellement vécu. En ce sens, pour les stoïciens, il y a un impératif du présent. Le sage est celui qui vit au présent, pour qui le présent n’est pas instant mais acquiert une certaine durée et plénitude heureuse puisque rien ne saurait lui manquer. Son désir porte donc sur le présent, soit pour s’en réjouir quand il s’agit de ce qui ne dépend pas de lui ; soit pour l’accomplir quand cela en dépend. Ainsi le sage veut-il ce qui arrive et Marc-Aurèle peut écrire : « À toute heure du jour songe gravement, comme Romain et comme homme, à faire ce qui t’incombe... Tu y arriveras si tu fais chacun de tes actes comme si c’était le der-

nier de la vie. » 1. Le passé déjà vécu et l’avenir incertain, objet downloadModeText.vue.download 866 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 864 d’un souci dont il convient de se libérer, sont donc frappés de discrédit 2 : « Dans le temps, fixe le présent » 3. Une telle analyse se trouve cependant menacée par la précarité même du présent. Ainsi Aristote note-t-il qu’on ne peut attribuer de durée au présent, à l’instant, car ce serait inclure un avant et un après dans le maintenant 4. Le présent apparaît ainsi comme la limite indivisible entre passé et futur, l’instant en lequel ils passent l’un dans l’autre. Le paradoxe étant alors que le présent est le seul temps réel mais qu’il n’est pas du temps puisque, pas plus que les points ne constituent l’espace, l’instant indivisible ne saurait constituer le temps. Saint Augustin résume ces apories du temps : « Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? » 5. Pour sortir de cette aporie, il convient de repenser l’être du présent non plus comme instant ponctuel mais comme trace de présence : passé et futur n’existent qu’au présent sous forme d’empreintes ou de signes et dès lors il est possible de dire : « Peut-être dirait-on plus justement : « il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » « Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. »6 Par là il devient possible de mesurer le temps, perceptible par l’intermédiaire de la « distension de l’âme » 7. Nous sommes donc passés d’un présent comme laps insaisissable de temps à un présent élargi. C’est aussi le sens de l’entreprise husserlienne 8 qui tente une description de l’apparaître du temps où il s’agit de penser l’intimité de la conscience et du temps : le temps n’est pas dans la conscience mais la conscience est temporalité. L’analyse de la mélodie permet à Husserl de montrer que la conscience n’est pas seulement déterminée par l’impression sensorielle présente, mais qu’elle est aussi rétention et protention, flux : « Chaque présent actuel de la conscience est soumis à la loi de la modification. Il se change en rétention de rétention, et ceci continûment. Il en résulte par conséquent un continuum ininterrompu de la rétention... Le présent de son se change en passé de son, la conscience impressionnelle passe, en coulant continûment, en conscience rétentionnelle toujours nouvelle. » 9. Elsa Rimboux ✐ 1 Marc-Aurèle, Pensées, II, 5 in Les Stoïciens, éd. P.-M. Schuhl, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, p. 1147.

2 Goldschmidt, V., Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, Paris, 1979, pp. 168-210. 3 Marc-Aurèle, Pensées, VII, 29 in Les Stoïciens, éd. P.-M. Schuhl, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, p. 1194. 4 Aristote, Physique, IV, 217b29-218a30, trad. E. Barbotin, Les Belles Lettres, coll. « Budé », Paris, 1990. 5 Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chap. XIV, trad. J. Trabucco, Flammarion, Paris, 1964, p. 264. 6 Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chap. XX, trad. J. Trabucco, Flammarion, Paris, 1964, p. 269. 7 Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chap. XXVI, trad. J. Trabucco, Flammarion, Paris, 1964, p. 275. 8 Husserl, E., Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, PUF, Paris, 1964. 9 Ibid., p. 44. Voir-aussi : Bergson, H., L’Évolution créatrice, in OEuvres, PUF, coll. « Édition du Centenaire », Paris, 1963. Bergson, H., La Pensée et le Mouvant, PUF, « Quadrige », Paris, 1997. Sève, B., L’Altération musicale, 4e partie, IV : « la force du présent », Seuil, Paris, 2002, pp. 299-315. ! FUTUR, TEMPS PRÉSENTIFICATION En allemand : Vergegenwärtigung, de sich gegenwärtigen, « se représenter », « avoir présent à l’esprit », et de Gegenwart, « présent », « présence ». Terme technique en phénoménologie husserlienne 1, repris par Eugen Fink 2, principalement dans sa phénoménologie de l’imagination. PHÉNOMÉNOLOGIE Husserl distingue deux grandes classes d’actes à l’oeuvre dans notre vie consciente, les actes qui présentent un objet et nous le donnent à connaître dans une intuition dite « en chair et en os », ou encore en personne, et les actes qui, sur la base d’une telle présentation originaire, « présentifient » leur objet. Les actes perceptifs appartiennent à la première classe, les actes de remémoration, d’imagination, d’empathie et de jugement à la seconde, et correspondent à des actes fondés

sur les premiers. ▶ Pourquoi traduire Vergegenwärtigung par « présentification » plutôt que par représentation ? Certes, Vergegenwärtigung s’oppose techniquement à Gegenwärtigung, traduit par « présentation ». Mais la notion de « représentation », outre qu’elle appelle d’autres termes allemands, Vorstellung ou Repräsentation, a l’inconvénient de désigner un acte par lequel je présente à nouveau un objet, sur le mode d’une réitération voire d’un redoublement. Or, les actes remémorants, imageants, empathiques ou judicatifs ne redoublent pas une perception première : ils correspondent à des manifestations originales de la conscience, impliquant sans doute une dimension perceptive, mais dotés de leur structure propre. Natalie Depraz ✐ 1 Husserl, E., Leçons sur la conscience intime du temps, PUF, Paris, 1966. 2 Fink, E., Présentification et image, Minuit, Paris, 1974. ! ACTE, IMAGINATION, JUGEMENT, MÉMOIRE PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES) PHILOS. ANTIQUE Se dit des mouvements philosophiques des VIe et Ve siècles av. J.-C., antérieurs à Socrate. Le terme tend également à caractériser des types de pensées naturalistes dont l’orientation diffère de celle adoptée par Socrate et ses successeurs. Archélaos, maître de Socrate, représente, pour Diogène Laërce, le dernier des philosophes de la nature, Socrate ayant le premier introduit l’éthique 1. On peut, en ce sens, parler de « rupture » entre deux types de philosophies, rupture qui intervient précisément au niveau du rôle accordé à l’étude de la nature. Non que l’éthique soit absente des philosophies présocratiques 2, la plupart d’entre elles développent une pen-

sée morale, politique et parfois même théologique ; mais, alors que Socrate s’est détourné de la science de la nature 3, la jugeant de peu d’intérêt pour l’éthique, les morales présodownloadModeText.vue.download 867 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 865 cratiques, au contraire, trouvent souvent un fondement dans l’être ou la nature. Bien que Socrate, en rompant avec les présocratiques, inaugure effectivement une nouvelle façon de philosopher, les thèses de ces derniers subsistent pourtant, de manière durable, recueillies et transmises par leurs successeurs 4. Au sein même de la lignée des postsocratiques, l’influence des présocratiques se fait également sentir, par-delà Socrate, notamment chez Platon. Indépendamment de cette ambiguïté du rapport entre pensées pré- et postsocratiques, une seconde difficulté réside dans le caractère éminemment disparate des philosophies réunies sous le qualificatif générique de « présocratiques ». Ce caractère pluriel, que le rapport à la nature ne suffit pas à unifier, invite à considérer les différents représentants de la pensée présocratique essentiellement dans la perspective d’une succession d’individus, qui entretiennent parfois des rapports de maîtres à disciples, mais développent des pensées qui présentent des différences fondamentales, rendant par conséquent malaisée toute approche générale. À ces difficultés viennent enfin s’ajouter la forme extrêmement lacunaire des fragments des écrits présocratiques parvenus jusqu’à nous, ainsi que la fragilité ou partialité des sources et témoignages les concernant. Diogène Laërce, dont les Vies et doctrines des philosophes illustres constituent assurément la plus ample tentative de classement des philosophies présocratiques, considère Thalès de Milet, un des sept sages, comme le premier penseur ionien 5, même s’il attribue l’origine de la « philosophie » ionienne à Anaximandre, son successeur direct. Ce qui contribue, sans doute, à faire de Thalès le premier des présocratiques est le recours à un élément matériel, l’eau, comme principe de toutes choses et mode d’explication des phénomènes naturels 6. On peut, en ce sens, parler, avec Thalès, d’une nouvelle attitude face à la nature, fondée sur l’observation et sur le raisonnement, qui peut être pour la première fois qualifiée de « scientifique ». Les présocratiques ne se départiront jamais, par la suite, de cet attachement à un type d’explication rationnelle, par opposition aux explications mythologiques. Dans la lignée de Thalès s’inscrit Anaximandre, qui considère l’Illimité (apeiron) comme principe 7, ou Anaximène, pour qui l’air est l’élément premier 8.

Pythagore possède, au même titre qu’Anaximandre, le statut d’initiateur de la philosophie. Diogène le considère, en effet, comme l’élève de Phérécyde, un des sept sages, et fait de lui le point de départ de la philosophie italique 9. La tradition concernant Pythagore lui-même met surtout en évidence les dimensions éthique, politique et religieuse de sa doctrine 10. En revanche, la place prépondérante que le système pythagoricien confère aux mathématiques apparaît surtout dans les témoignages concernant les disciples de Pythagore et, plus particulièrement, Hippase de Métaponte, Philolaos de Crotone ou Archytas de Tarente. Dans cette double perspective, le pythagorisme constitue, sans doute, le premier exemple d’un système philosophique achevé, qui forge et qui perfectionne ses outils de recherche (géométrie, arithmétique, théorie musicale11), qui élabore un vocabulaire technique 12 et, surtout, qui fonde l’ensemble de ses conceptions – cosmologique, épistémologique, mais aussi psychologique et politique – sur la thèse selon laquelle les nombres sont principes de toutes choses 13. La tradition transmet, en ce sens, un exposé exhaustif du système pythagoricien, même s’il est difficile de distinguer, dans des témoignages souvent tardifs, ce qui reflète véritablement la doctrine originelle et ce qui doit plus sûrement être attribué à Platon. Thalès et Pythagore sont représentatifs de la pensée présocratique, parce qu’ils en marquent le commencement. Un autre repère privilégié pour s’orienter dans l’ensemble vaste et hétéroclite des philosophes qui ont précédé Socrate est fourni par la pensée des éléates. Platon revendique l’héritage de Parménide d’Élée non seulement pour son propre compte, mais aussi pour la philosophie en général 14. La stricte parenté entre l’être, le penser et le dire 15, la négation radicale de l’existence du non-être 16, la réfutation, par Zénon d’Élée, de l’existence du mouvement 17 serviront de toile de fond aux pensées philosophiques des Ve et IVe s. av. J.-C. S’il y a bien un

avant et un après-Socrate, il y a peut-être aussi, au sein même de la pensée présocratique, un avant et un après-Parménide. La tâche que s’assigneront les postparménidiens sera essentiellement de sauver les phénomènes, de justifier l’existence du mouvement, sans pour autant renoncer à la stabilité de l’être, de justifier pourquoi l’un se donne pour multiple. Les systèmes d’explication mécanistes de la nature qu’élaborent par la suite Empédocle d’Agrigente, Anaxagore de Clazomènes et les atomistes constituent ainsi, dans la diversité de leurs approches respectives, des solutions possibles aux problèmes soulevés par les éléates. Annie Hourcade ✐ 1 Diogène Laërce, II, 16 ; voir aussi Aristote, Métaphysique, I, 6, 987 b 1 et suiv. 2 Diogène lui-même, dans le passage référencé ci-dessus, précise qu’Archélaos « lui aussi semble avoir touché à l’éthique ». 3 Platon, Phédon, 96 a et suiv. 4 C’est sans doute ce qui justifie la présence d’auteurs largement postérieurs à Socrate – par exemple, Anaxarque, sophiste et philosophe à la cour d’Alexandre le Grand, héritier de la pensée de Démocrite d’Abdère –, dans les Fragmente der Vorsokratiker, de H. Diels. Sur ce point, se reporter à la préface de W. Kranz à la 5e édition de 1934-1937. 5 Diogène Laërce, I, 13 ; VIII, 1. 6 Aristote, Métaphysique, I, 3, 983 b 20 = Thalès, A 12 in J.P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988 (traduction française des Fragmente der Vorsokratiker de H. Diels et W. Franz). L’usage des termes « principe », « élément » et « matière » ne doit cependant pas être attribué à Thalès, mais plus certainement à Aristote lui-même. 7 Aristote, Physique, III, 4, 203 b 6 et suiv. ; Anaximandre, A 15 ibid. 8 Aristote, Métaphysique, I, 3, 984a5 = Anaximène, A 4 ibid. 9 Diogène Laërce, I, 15. 10 Ibid., VIII, 9-24. 11 Philolaos, A 6 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. ; Archytas, A 16-19 ; B 1-2, ibid. 12 Aristote, Métaphysique, I, 5, 987 a 21.

13 Philolaos, A 9-15 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 14 Platon, Sophiste, 241d. 15 Parménide, B 6 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit. 16 Parménide, B 7, ibid. 17 Les paradoxes de Zénon concernant le mouvement sont exposés par Aristote au livre VI de la Physique. Voir-aussi : Barnes, J., The Presocratic Philosophers, Routledge, Londres-New York, 1993. Burnet, J., l’Aurore de la philosophie grecque, trad. A. Reymond, Paris, Lausanne, 1919. downloadModeText.vue.download 868 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 866 Goulet-Cazé, M.-O. (dir.), Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, LGF, Paris, 1999. Kirk, G. S., Raven, J. E., Schofield, M., les Philosophes présocratiques, Une histoire critique avec un choix de textes. Traduit de l’anglais par H.-A. de Week sous la dir. de D. J. O’Meara, éditions universitaires Fribourg, Fribourg, repris au Cerf, Paris, 1995. Laks, A., Louguet, C., Qu’est-ce que la philosophie présocratique ?, Presses universitaires de Lille, Villeneuve d’Ascq, 2002. Vlastos, G., Studies in Greek Philosophy. I. The Presocratics, Princeton, New Jersey, 1995. ! ATOMISME, COSMOLOGIE, ÊTRE, LOGOS, MYTHE, NATURE, NOÛS, SOPHISTIQUE PRÉSUPPOSITION Du latin prae, « avant », et supponere, « mettre dessous », « faire une hypothèse ». LINGUISTIQUE Proposition associée à un énoncé, qui doit être vraie pour que ce qui est dit par l’énoncé puisse être évalué comme vrai ou faux. Frege a été le premier à remarquer que la présupposition

d’un énoncé reste fixe même lorsqu’on nie l’énoncé : les présuppositions des énoncés (1) « Kepler est mort dans la misère » et (2) « Kepler n’est pas mort dans la misère » sont les mêmes, à savoir qu’il existe un individu nommé Kepler. Frege soutient qu’il est nécessaire de distinguer le contenu présupposé par une phrase du contenu asserté, en raison du comportement particulier de la présupposition relativement à la négation 1. tion n’est pas de vérité dans sa théorie des

Selon lui, (1) n’est pas fausse si la présupposisatisfaite ; elle est comme (2) dénuée de valeur une telle situation. Russell développe dans descriptions une approche alternative à celle

de Frege 2. Selon lui, l’énoncé (3) « l’actuel roi de France est chauve » n’est pas dénué de valeur de vérité, mais bel et bien faux s’il n’existe pas de roi de France actuellement. Sa négation est vraie s’il n’existe pas de roi de France actuellement, ou bien s’il en existe un qui n’est pas chauve. Pascal Ludwig ✐ 1 Frege, G. (1882), Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. 2 Russell, B., « On denoting », Mind (1905), repr. in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. ! IMPLICATURE, PRAGMATIQUE PREUVE Du latin probare, « faire l’essai, prouver ». MATHÉMATIQUES La preuve est le résultat d’une opération qui établit une certitude indubitable et universelle, au sujet d’une proposition ou d’un fait controversé. En un sens, l’administration d’une preuve s’oppose à la reconnaissance de la probabilité ou de la vraisemblance, en cela qu’elle leur est supérieure : la preuve est absolue et nécessaire quand la probabilité est relative et marquée de contingence. Les mathématiciens font un usage systématique de la preuve, sous la forme de leurs démonstrations et de leurs constructions. Non seulement ils établissent de façon discursive des résultats suggérés par intuition ou expérience (ainsi lorsque Christophe Clavius partage en deux parties égales un

triangle donné par une droite menée à partir d’un point donné), mais encore ils rendent indubitables des propositions qui échappent à l’intuition ou à toute inférence inductive (ainsi lorsqu’ils apportent la preuve que e est transcendant). On a pu soutenir (dictionnaire Lalande) qu’à partir du moment où une théorie est hypothético-déductive, elle n’est plus vraiment concernée par la preuve (pas plus que par le doute) ; cette opinion n’est toutefois pas entièrement convaincante ; en effet, la construction axiomatique des rationnels n’affaiblit pas le fait qu’il soit utile et significatif de prouver par exemple que q est dénombrable. On a beaucoup discuté pour savoir si la preuve mathématique devait se contenter de convaincre l’esprit sans, en outre et du même mouvement, l’éclairer. C’est le reproche que les auteurs de La logique, de Port-Royal, voire même Descartes, opposent notamment au raisonnement par l’absurde qui établit une preuve logique sans donner à voir comment se déploie la vérité. Dans les sciences naturelles, la preuve occupe une place importante mais aussi confuse. On entend souvent que les faits apportent telle ou telle preuve en faveur d’une théorie, que telle expérience tranche une controverse et prouve l’invalidité d’une thèse. On a ainsi bâti la notion générale de preuve inductive. Il s’agit pourtant là d’une contradiction dans les termes dans la mesure où l’induction ne peut – logiquement – accéder à la nécessité et ne peut délivrer que du probable. La critique historique et épistémologique a établi comment et pourquoi les expériences ne pouvaient pas être véritablement cruciales et a montré que les preuves qu’elles fournissaient étaient généralement susceptibles de traductions théoriques et formelles distinctes. On préférera donc le vocabulaire « d’expériences d’épreuve » à celui de « preuves expérimentales » pour décrire le rapport des théories à leur effets matériels ou mesurables. Les doctrines du droit admettent sous le nom de preuve des choix et des procédures absolument contingentes : ainsi l’intime conviction des juges est-elle probante en droit français. La théologie a fait grand usage du concept de preuve, et d’abord pour démontrer l’existence de Dieu : Aristote a produit une preuve cosmologique du Premier Moteur, Descartes a élaboré l’argument d’Anselme de Canterbury pour en établir une preuve ontologique, par implication de l’existence à partir de l’essence. D’efficaces critiques ont été opposées, par Kant notamment, à la possibilité même d’une telle preuve. Vincent Jullien ! ARGUMENTATION, DÉMONSTRATION, SYLLOGISME ∼ PREUVE ONTOLOGIQUE GÉNÉR.

Il n’y a, selon Kant, que trois sortes de preuves de l’existence de Dieu : ontologique, cosmologique et physico-théologique 1. Toutes ces preuves sont défectueuses, les deux dernières ne font que passer de la contingence à la cause, du conditionné à la condition elle-même. En ce sens, elles apparaissent comme fautives du point de vue d’une critique des raisonnements spéculatifs qui s’enracinent dans le dogmatisme historique. La preuve (ou argument) ontologique est certes d’une autre sorte. Apparu chez saint Anselme (10331109), l’argument, développé dans le Proslogion, est le suivant : tout esprit possède nécessairement l’idée d’une chose downloadModeText.vue.download 869 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 867 dont rien ne peut être pensé plus grand. Il n’est pas certain que, comme le veut une tradition qui aplatit Anselme dans Descartes, l’argument originaire affirme alors le passage de ce qui est dans la pensée à ce qui est existant. Anselme suppose simplement que l’existence sied naturellement, de fide, à cette idée contraignante : si je n’ai aucune intuition de ce qui peut être plus grand que Dieu, alors je puis supposer que ce qui est dans mon idée de Dieu correspond à un existant. Saint Thomas d’Aquin donnera à cet argument un retentissement qui, toutefois, ne prendra pas non plus la forme d’une déduction logique qui irait du possible (le concept de Dieu) à l’existant. Cet argument prend, chez Descartes, une autre tournure, celle qui est visée par la réfutation kantienne : si je puis former l’idée de Dieu, c’est bien celle d’une entité qui comprend au plus haut point toutes les perfections. Or, l’existence est une perfection. Donc l’une des propriétés de mon concept de Dieu affirme qu’il possède l’existence 2. Kant oppose à cette déduction brutale l’idée selon laquelle l’existence ne saurait être un prédicat. En bonne logique, l’être est une copule qui relie un sujet à ses attributs, et ne saurait s’y confondre. Il n’y a donc rien de plus dans un objet réel que dans un objet simplement conçu. L’affirmation d’une existence ne peut être que le produit d’une expérience. Il faudrait avoir recours aux deux autres preuves pour poser éventuellement l’existence de Dieu. Or, ces preuves sont, elles aussi, fautives, comme cela a été dit plus haut. Les distinctions entre le sujet d’inhérence, la copule et le prédicat, possèdent une signification qui dépasse le cadre purement logique de leur énonciation.

Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », PUF, Paris, 2001, livre II, ch. 3, sections 4 à 7. 2 Descartes, R., Principes de philosophie, Vrin, Paris, 1999, première partie ; Méditations métaphysiques, Ve Méditation, PUF, Paris, 1992. ! DIEU, ONTOLOGIE PRÉVISION PHILOS. SCIENCES Énoncé portant sur l’évolution future d’un système physique (par opposition à la « rétrodiction »). REM. : Parfois considéré comme le symétrique de l’« explication », qui est rétrodictive. En un sens très voisin, on parle aussi de « prédiction », sans que la distinction entre les deux soit très claire. En sciences sociales, où l’exactitude de la prévision est peu assurée, on parle plutôt de « prospective ». La prédiction entretient un rapport problématique à l’explication : si certains (comme C. G. Hempel 1) les ont considérées comme symétriques par rapport au temps, on peut pourtant aussi remarquer qu’un phénomène peut très bien être prévisible (par sa régularité) sans être expliqué correctement (par exemple, les cycles des planètes dans l’astronomie antique). Inversement, certains phénomènes (le volcanisme, par exemple) sont explicables sans être parfaitement prévisibles. La capacité prédictive ne semble donc pas entièrement suffisante pour définir la scientificité d’un énoncé. Néanmoins, la capacité d’une nouvelle théorie à prévoir des phénomènes nouveaux, ou non encore expliqués, lui confère toujours une très forte valeur scientifique (comme la prédiction de la déviation des rayons lumineux par le soleil pour la relativité générale). Alexis Bienvenu ✐ 1 Hempel, C. G., Aspects of Scientific Explanation and Others Essays in Philosophy of Science, The Free Press, New York, 1968. Voir-aussi : Reichenbach, H., Experience and Prediction, Chicago University Press, Chicago, 1938. ! EXPLICATION, JUSTIFICATION 1. PRIMITIF Du latin primitivus.

ESTHÉTIQUE Se dit d’un artiste quand il travaille dans une époque qui est antérieure à la période qu’on reconnaît pour être celle de la maturité et de l’épanouissement de son art. Cette notion, longtemps tenue pour simplement chronologique, suppose donc un jugement de valeur. En art les « primitifs » désignent, dès le début du XIXe s., dans le cercle des peintres nazaréens (Overbeck, P. von Cornelius), le style réputé naïf des artistes qui précèdent l’apogée de la Renaissance, que l’on faisait alors coïncider avec l’art de Raphaël : Fra Angelico, le Pérugin, et plus tard, en Angleterre (où les « primitifs » prendront le nom de « préraphaélites »), Botticelli redécouvert par Ruskin. Les Effusions d’un religieux épris d’art du jeune Wackenroder (1797) sont à l’origine de cette inclination romantique pour un art qu’on suppose ingénu 1. On oppose alors la douce piété des primitifs à la brutalité et au peu de foi des temps modernes. Selon Schiller, la naïveté, qui est la spontanéité irréfléchie de l’enfance, donne aux temps primitifs cette grâce que la réflexion a dissipée dans les temps modernes, qui connaissent une poésie sentimentale et tourmentée, mais nullement naïve 2. Pourtant, la notion est ambiguë : elle désigne ce qui est originaire, donc pur et non encore corrompu, ou bien au contraire ce qui n’est pas encore sorti de l’abrutissement supposé de l’état de nature, à moins qu’il n’y soit revenu après un long processus de dégénérescence. De 1745 à 1784, Court de Gé-belin publie en neuf volumes le Monde primitif : la langue primitive contiendrait en germe toutes les langues de l’Europe, et traduirait les vérités révélées qu’on retrouverait dans les diverses mythologies et religions. Pour ce pasteur protestant, le « primitif » détient le secret d’un savoir universel, non encore altéré par la transmission ou l’interprétation. Pour J. de Maistre en revanche, l’innocent sauvage de Rousseau n’est qu’un être « primitif », c’est-à-dire dépravé par la maladie ou le péché, et retombé dans l’hébétude de la nature (Soirées de Saint-Pétersbourg, « Deuxième entretien »). Toutefois, la figure ambivalente du « primitif », en se rapprochant dès la fin du XVIIIe s. de celle du « barbare », son jumeau et son antagoniste, prend une vigueur nouvelle. Dès 1774, la philosophie de l’histoire selon Herder réhabilite les invasions barbares qui triomphent de la Rome tardive, victoire de la

vitalité et de la robustesse sur l’intellectualité excessive de la décadence. En se confondant avec le barbare, le primitif, débile et corrompu, devient un solide gaillard, vigoureux et d’une éclatante santé. Il se peut alors que la civilisation, pliant sous le poids de son histoire, rêve de la vie primitive comme un vieillard de sa jeunesse perdue. Le « primitivisme », qui coïncide avec la découverte de l’art « nègre » au début du XXe s., se réclame d’une downloadModeText.vue.download 870 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 868 antériorité sauvage, une vie ardente et proche de la nature, non encore domestiquée par les contraintes de l’état civil 3. Idole d’un hymne païen qui célèbre la jouissance des sens, le « primitif » est alors bien éloigné des sages et pieuses figures des nazaréens. Il demeure pourtant l’objet d’une rêverie confuse, et maintenant non exempte de racisme : « Le Nègre, écrit Gobineau en 1854, possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n’y a pas d’art possible ». De cet art hypothétique et qu’on imagine véhément, l’Occident hanté par le déclin attend le renouvellement de son inspiration. Il apprendra lentement à conjurer l’attraction de ce fantasme. Contre Lévy-Bruhl, qui s’était voulu l’analyste rigoureux de la pensée primitive, Lévi-Strauss mettra en lumière la logique complexe de la pensée sauvage 4. Au XXe s., la chimère de l’art primitif se dissocie en une double figure : proclamant son attachement à l’innocence supposée de l’enfance, et renonçant à l’alibi ethnologique, elle donne lieu à « l’art naïf » ; prenant au contraire le parti pris de la science, elle s’intègre dans une histoire générale des civilisations, et donne alors naissance aux « arts premiers ». ▶ Cette dernière expression n’est pas elle-même dénuée d’ambiguïté : faut-il comprendre qu’ils sont « premiers » en tant qu’ils sont radicaux (dans le sens où l’on parle, par exemple, de nombres « premiers »), ou bien au contraire qu’ils sont premiers parce qu’ils sont encore trop grossiers pour s’élever à un rang supérieur ? Décidément, cette notion a bien du mal à surmonter ses équivoques. Il faut croire que le « primitif » n’a pas encore cessé de hanter les rêves, ou les cauchemars, du « civilisé ». Jacques Darriulat ✐ 1 Wackenroder, W. H., Fantaisies sur l’art, trad. J. Boyer, Montaigne, Paris, 1945. 2 Schiller, F. (von), Poésie naïve et poésie sentimentale, trad.

R. Leroux, Aubier-Montaigne, Paris. 3 Laude, J., la Peinture française (1905-1914) et « l’Art nègre ». Contribution à l’étude des sources du fauvisme et du cubisme, Klincksieck, Paris, 1970. 4 Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962. Voir-aussi : Goldwater, R. J., Primitivism in Modern Painting, Vintage Books, New York, 1967, trad. D. Paulme, le Primitivisme dans l’art moderne, PUF, Paris, 1988. Rhodes, C., le Primitivisme et l’art moderne, trad. M. de Pracontal, Thames and Hudson, Paris, 1997. 2. PRIMITIF Du latin primitivus, lui-même dérivé de primus, « premier », qui signifiait « le premier-né », « le premier en date ». Dans les commencements du christianisme, ecclesia primitivorum désignait la communauté des nouveaux convertis, ceux qui viennent de naître par la grâce du baptême. On parle de « peuple primitif » dès la fin du XVIIIe s., mais c’est seulement au XIXe s. qu’on dit, d’un style ou d’une école artistique, qu’ils sont « primitifs ». Que ce soit en esthétique ou en anthropologie, la catégorie de « primitif » révèle une conception évolutive déterminée et cache souvent un jugement de valeur. Le problème est de savoir sur quels critères repose la considération du caractère « primitif ». ANTHROPOLOGIE Ce terme désigne les groupes humains qui ignorent l’écriture, les formes sociales et les techniques des sociétés dites « évoluées ». Par l’usage de ce terme on cherche à nommer les peuples qu’autrefois on qualifiait de sauvages. On lui substitue quelquefois aujourd’hui le terme « archaïque ». Lévi-Strauss reconnaît que « malgré toutes ses imperfections, et en dépit de critiques méritées, il semble bien que, faute d’un meilleur terme, celui de « primitif » ait définitivement pris place dans le vocabulaire sociologique et ethnologique contemporain. » 1. Par là on adopte aussi bien un point de vue chronologique (premier, primordial : ainsi, par exemple, la « horde primitive » 2) qu’un point de vue qualitatif (simple, prélogique). Durkheim explique ainsi que le système religieux primitif est celui qui est à la fois simple et premier, antérieur 3. Ces critères ne sont

plus retenus aujourd’hui : on a pu montrer que l’économie « primitive » était complexe 4. A. Leroi-Gourhan 5, quant à lui, justifie l’emploi du terme « primitif » pour désigner « l’état technoéconomique des premiers groupes humains, c’est-àdire l’exploitation du milieu naturel sauvage. Il couvre donc toutes les sociétés préhistoriques antérieures à l’agriculture et à l’élevage et, par extension, celles, très peu nombreuses, qui ont prolongé l’état primitif dans l’histoire jusqu’à nos jours ». Dès lors il peut exclure de cette catégorie tous les groupes dont l’économie repose sur l’exploitation artificielle du milieu naturel. Le mode de vie des premiers hommes serait donc primitif. Lévi-Strauss, contre le concept de mentalité primitive élaboré par Lévy-Bruhl 6, préfère parler de « pensée sauvage »7 : celle-ci nous renseigne sur la structure sociale et mentale qui est la base de tout développement possible, elle est donc archaïque au sens propre. Entre les peuples que l’ethnologue observe et nous, la différence des cultures permet de repenser la question de la nature humaine : si différences il y a, celle-ci n’est pas fondamentale, puisque le même esprit opère dans la constitution des réseaux de parenté, dans l’organisation des récits mythiques, etc. et dans les formes plus élaborées de sciences. La différence se joue donc d’après lui dans les modalités de rapport au milieu naturel, entre équilibre et accumulation. ▶ La considération de ce qui est « primitif » invite donc à réfléchir sur les notions d’origine, de nature humaine et sur l’idée de progrès. Le terme est révélateur des ambiguïtés propres à ces notions et idées. Elsa Rimboux ✐ 1 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, chap. VI : « la notion d’archaïsme en ethnologie », Plon, Paris, 1974. 2 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 2001. 3 Durkheim, E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Alcan, Paris, 1912.

4 Malinowski, B., Les Argonautes du Pacifique occidental, trad. A. et S. Devyver, Paris, 1963. 5 Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole, I : Technique et langage, chap. V, « le groupe primitif », Albin Michel, Paris, 1964, note 11, p. 306. 6 Lévy-Bruhl, L., La mentalité primitive, Retz, Paris, 1922. 7 Lévi-Strauss, C., La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962. Voir-aussi : Charbonnier, G., Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Plon, Paris, 1961. Lévi-Strauss, C., Race et histoire, Denoël, Paris, 1987. Lloyd, G.E.R., Pour en finir avec les mentalités, La Découverte, Paris, 1993. ! CIVILISATION, CULTURE, ÉTAT DE NATURE, NATURE, PROGRÈS, ORIGINE downloadModeText.vue.download 871 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 869 PRINCIPE Du latin principium, « commencement, origine », de princeps, « qui occupe la première place ». En allemand : Prinzip, « principe ». Le « principe », ou arkhè, est ce par quoi commence une science dans le style aristotélicien. Distinct de la loi comme la cause première l’est de la cause seconde, chez Descartes, l’usage des principes dans la constitution d’un système de pensée, qu’il relève de la philosophie ou d’une science quelle qu’elle soit, pose le problème suivant : soit un principe « régule » le système des lois, soit il le détermine. Dans le premier cas, le principe est hypothèse, organon neutre destiné à donner un sens non réaliste à la description des phénomènes physiques. Dans le second cas, la transcendance s’insère dans le jugement. C’est, selon Kant, lorsque la raison fait usage de principes déterminants qu’elle entre en conflit avec elle-même. Par sa nature, le principe est donc toujours tendu entre la synthèse des lois et la production de leurs conditions de possibilité. GÉNÉR. Commencement de l’être d’une chose, en tant qu’il conditionne aussi la possibilité d’une connaissance adéquate de la chose.

Le principe est le terme que l’on saisit en premier. Il est donc immédiatement conçu en rapport à une série (un ensemble, une collection) qui s’ordonne par rapport à lui selon deux modalités : le principe est à la fois ce qui est le plus vieux, le plus ancien ; et ce qui est le plus, éminent, le plus important. Le principe est donc ce qui commence comme ce qui commande. Ainsi Platon souligne dans le Phèdre que « tout doit naître d’un principe », mais qu’« un principe ne peut prendre naissance » 1. Le principe que définit Platon est un commencement temporel lui-même non commencé, une condition inconditionnée. Dans cette perspective, le principe s’assimile à la cause, comme origine d’une chose ou d’une série de choses. Dès lors il ne s’agit plus seulement de commencement de l’être, mais aussi de fondement de la connaissance : « sous le terme de “sagesse” (sophia), chacun entend communément ce qui traite des premières causes et des [premiers] principes » 2. Le principe est donc ce par quoi tout le reste est connu, parce que c’est aussi ce par quoi tout le reste est produit, de sorte que le principe enveloppe potentiellement la série des principiés. Mais si le principe est ce par quoi l’on connaît la chose, par quoi connaît-on le principe lui-même ? Il semble que, chaque fois que la connaissance vise le principe par excellence, elle le disperse dans les régions de son opération : ainsi on peut appréhender les divers sens du principe (Aristote en donne sept3), mais c’est une connaissance qui vise la relation du principe au principié, et pas le principe lui-même. La connaissance peut donc être « depuis » les principes, mais pas « des » principes, sauf à penser une connaissance immédiate et parfaite, une pure saisie intellective (« c’est l’intuition (noûs) qui doit connaître les principes [...] [parce que] le principe de la démonstration n’est pas lui-même une démonstration, ni par suite une science de science »4), qui saisisse le principe au point exact de conversion de la source de la connaissance en source de l’être. Il nous faut alors distinguer entre commencer dans l’être et commencer dans la connaissance, parce que nous ne sommes pas susceptibles de la science divine : ce qui est premier par soi n’est pas premier pour nous, et l’ordre des raisons n’est pas celui des essences : il nous faut alors déterminer nous-mêmes un principe comme commencement concret de notre pensée. C’est le rôle du cogito chez Descartes 5, qui est principe de la pensée sous l’ombre du principe divin (lequel garantira l’être des objets de la pensée). Deux principes s’articulent donc toujours dans deux domaines hétérogènes : mais, pris comme commencement pour nous, le principe se trouve là où nous entrons dans la connaissance. Un tel principe tient sa puissance de son caractère inaugural (en choisissant de chercher un principe, Descartes rompt avec les principes préjudiciels dont nous sommes nourris « pour ce que nous avons été enfants avant que d’être hommes » 6, et passe de l’ordre des principes reçus aux principes construits).

Dès lors le principe semble désigner un événement de la connaissance, qui en fonde le caractère ordonné : ainsi Kant, dans l’Analytique des principes 7, définit le principe comme fondement de toute légalité formelle des jugements : ces derniers sont alors réputés ne pouvoir saisir que des grandeurs extensives (axiomes de l’intuition) ou intensives (anticipations de la perception) ordonnées dans le temps (analogies de l’expérience) et prises comme contingentes (postulats de la pensée empirique en général). Mais si, de ces principes pris comme lois de l’entendement, on cherche à tirer une connaissance des commencements de l’être, on tombe dans les antinomies 8 : la question du principe réel de l’être est une question insoluble parce que la série réelle dont on cherche alors le principe n’est jamais donnée totalement. Les quatre antinomies, qui portent sur quatre formes du principe de l’être (le commencement du monde, l’existence d’éléments simples, l’existence d’une causalité libre, l’existence d’une cause inconditionnée hors du monde), reposent sur l’argument dialectique selon lequel le conditionné renferme la série des conditions. Or si le conditionné propose une régression vers la condition, prise comme réelle, cette régression n’est qu’en puissance : la totalisation de la série est théoriquement possible, et les antinomies possèdent donc des solutions réelles, mais cette réponse qui saisirait le principe absolu nous échappe. Nous ne pouvons qu’y substituer la décision de la volonté, c’est-à-dire cette constitution du sujet lui-même en principe, qui se dessinait déjà chez Descartes : le seul véritable principe (par où la solution des antinomies, et en particulier de la troisième, dans la 9e section, rejoint la préface de la Critique de la Raison pratique9), c’est la décision de considérer la liberté comme réelle. Dans l’indéfinité de la série, qui ne connaît que des relations d’ordre locales (décrites par le système des principes de l’entendement), quelque chose intervient comme une rupture et, enfin, une position de principe. Ce quelque chose est la liberté. Ce principe est réel, mais indéductible : par où l’on retrouve, si l’on peut dire, sa disparition. On sait cependant désormais qu’il ne nous échappe pas parce qu’il nous excède, mais parce qu’il nous précède. Laurent Gerbier ✐ 1 Platon, Phèdre, 245d, tr. Cl. Moreschini et P. Vicaire, Les Belles Lettres, Paris, 1995. 2 Aristote, Métaphysique, A, 2, 982b1-5, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, p. 15. 3 Aristote, Métaphysique, 1, tr. J. Tricot, p. 245-247.

4 Aristote, Secondes Analytiques, II, 19, 100b10-13, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1995, p. 247. 5 Descartes, R., Discours de la méthode, III, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI. 6 Descartes, R., ibid., II, p. 13. 7 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique des principes », ch. II, 3e section, tr. Barni & Archambault, GarnierFlammarion, Paris, 1987, p. 203-219. downloadModeText.vue.download 872 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 870 8 Kant, E., ibid., « Antinomie de la raison pure », 2e section, p. 369-397. 9 Kant, E., ibid., 9e section, p. 428-457 ; Critique de la raison pratique, « préface », tr. F. Picavet (1943), PUF, Paris, 1989, p. 1. ! ARCHÉTYPE, AXIOME, CAUSE, FONDEMENT, LOI, ORIGINE, RAISON LOGIQUE, PHILOS. CONN. En logique et en mathématiques, proposition admise sans démonstration, dont on déduit des théorèmes. Le statut épistémologique de la notion de principe d’une théorie déductive a grandement changé de l’Antiquité à nos jours. Aristote, dans les Seconds Analytiques, caractérise les principes comme des vérités évidentes, immédiates, premières et causes de ce dont elles sont principes. Euclide, dans ses Éléments, distingue trois sortes de principes, les définitions, les notions communes, ou axiomes, les postulats. Les axiomes sont des propositions dont la vérité est évidente ; les postulats, au nombre de cinq, sont des « demandes » ou propositions que le mathématicien demande qu’on lui accorde pour pouvoir développer la géométrie. Ne pas tenter de démontrer ces postulats ni les considérer comme évidents est l’indice d’une difficulté intrinsèque qu’Euclide légua à la postérité. Le postulat le plus célèbre est le cinquième ; son énoncé correspond à la proposition suivant laquelle, par un point extérieur à une droite, il passe une et une seule parallèle à cette droite. Après que des mathématiciens eurent tenté pendant plus de deux millénaires de démontrer ce postulat, on s’aperçut qu’il était indépendant de l’ensemble des autres axiomes de la théorie : J. Bólyai et N. Lobatchevsky inventèrent ainsi les géométries non euclidiennes qui admettent parmi leurs axiomes une négation du postulat des paral-

lèles. D’une façon maticiens se porte théories, comme au formalisation plus

générale, au XIXe s., l’attention des mathéà nouveau sur la structure déductive des temps d’Aristote et d’Euclide. Mais la poussée des concepts et des méthodes

mathématiques ainsi que leur indépendance déclarée par rapport à la métaphysique et à la philosophie conduisent à formuler des théories axiomatiques abstraites, dans lesquelles il n’y a plus lieu de faire de distinction entre axiomes et postulats, tous les principes ayant le statut des postulats euclidiens. Nos axiomes d’aujourd’hui ne sont plus considérés en effet comme des vérités évidentes, immédiatement accessibles à l’intellect, mais simplement comme des principes premiers, c’est-à-dire des propositions admises au départ pour dériver d’autres propositions, appelées alors théorèmes. Hourya Sinaceur ✐ Aristote, Seconds Analytiques, Vrin, Paris, 1970. Euclide, Éléments, éd. du CNRS, Paris, 1978. ! AXIOMATIQUE, DÉDUCTION, INDÉPENDANCE, THÉORÈME PHYSIQUE Énoncé de caractère très général, servant de point de départ à une théorie, et dont la validité n’est acceptée que par l’accord entre l’expérience et toutes les conséquences que l’on peut tirer du principe sous la forme de lois et de théorèmes. On parle ainsi des principes de la thermodynamique, du principe variationnel en mécanique comme en optique, etc. Certains principes peuvent intervenir dans toutes les branches de la science ; par exemple, le principe de simplicité ou le principe de continuité, qui a joué un rôle déterminant dans la constitution de la science classique, en particulier avec Leibniz. Michel Blay PSYCHANALYSE Modes de gestion de l’économie psychique, ainsi que leurs relations avec les sensations de plaisir-déplaisir. Les uns, principes d’inertie puis de plaisir, décrivent la tendance du psychisme à se débarrasser de toute excitation et à obtenir la satisfaction selon les voies courtes du processus primaire : hallucinations, rêves, symptômes, etc. Les autres, principes de constance puis de réalité, signifient la tolérance d’une certaine quantité d’excitation – nécessaire à la survie –, du délai et du détour. Ils permettent de « transformer le monde externe, de sorte qu’apparaisse la perception réelle de l’objet de satisfaction » 1, selon le

processus secondaire. Dans la lignée des travaux de Fechner, Freud a élaboré ses principes en s’inspirant de la thermodynamique. Outre la satisfaction hallucinatoire, deux phénomènes l’ont guidé vers les principes d’inertie puis de plaisir : la neurophysiologie de l’arc réflexe et la satisfaction du coït. Les principes de constance puis de réalité constituent une adaptation secondaire, nécessaire à la survie autonome, mais la tendance à désinvestir les représentations déplaisantes persiste : refoulement, déni, rejet, etc. L’antagonisme entre, d’un côté, une homéostasie continue, conforme à l’autoconservation et à la pulsion de vie, et, de l’autre, la discontinuité d’une décharge conforme à la pulsion sexuelle inéducable, puis à la pulsion de mort, structure la dynamique freudienne 2. ▶ Liant la confrontation à la réalité et le désir, Freud brise l’opposition classique entre sujet et objet, et préfigure la pensée de Merleau-Ponty étudiant la « fiction » de l’hallucination psychotique, qui « ne peut valoir comme réalité que parce que la réalité elle-même est atteinte chez le sujet normal dans une opération analogue » 3. Michèle Porte et Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, G.W. II-III, « L’interprétation des rêves », chap. VII, PUF, Paris, 1999, p. 509. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips, 1920, G.W. XIII, « Au-delà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, chap. III, PUF, Paris, 1996, p. 293. 3 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 394. ! DÉNI, ÉCONOMIE, ÉROS ET THANATOS, LIAISON, PLAISIR, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION, REFOULEMENT, REJET ∼ PRINCIPE ESPÉRANCE PHILOS. CONTEMP. Conformément au fondement à la fois ontologique et anthropologique de l’« utopie concrète », le « principe Espérance » de E. Bloch reprend à son compte la conception aristotélicienne du principe, la conception kantienne, celle de F. Hegel et même la doctrine des principes de F.WJ. Schelling. De la Physique d’Aristote il retient la notion

d’un principe dynamique animant la matière, dont il fait le downloadModeText.vue.download 873 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 871 fondement de la « possibilité réelle ». « Aristote a le premier conçu la possibilité sur un mode réaliste, comme appartenant à l’ordre du monde » 1. Bloch oppose à la « droite » néoaristotélicienne, représentée par la scolastique chrétienne, les « aristotéliciens de gauche », c’est-à-dire les néo-aristotéliciens arabes du Moyen Âge, Avicenne et Averroës, mais aussi G. Bruno, qui tend à substituer les potentialités d’une matière active à la puissance divine ; ils ont selon lui poussé « l’être selon la possibilité » jusqu’à l’idée d’une « matrice contenant en puissance les formes et les figures qu’elle engendre [...] et les portant au jour en vertu de sa propre puissance ». Bloch vise ainsi à subvenir l’ontothéologie d’Aristote dans le sens d’un matérialisme qui ne considère pas la matière comme une masse morte mais comme un « sujet naturel » 2. C’est ce qu’Avicenne aurait découvert. Car, si chez Aristote la matière est bien le fondement de toutes choses, elle est « un simple être en puissance, une substance sans détermination recevant passivement la forme qui lui est imprimée » 3. De Hegel, Bloch reprend le « principe de la liberté » qui se réalise dans l’histoire 4. Mais il en fait dès lors non plus la réalisation de l’esprit qui reconnaît la réalité comme son « pour soi », mais une véritable dialectique entre possibilité matérielle et projet humain. Son recours à la doctrine des principes de Schelling conforte cette conception d’une « coproductivité naturelle ». L’enjeu est en l’occurrence d’hériter de la philosophie de l’identité 5 en concevant l’unité du savoir comme le résultat d’une dialectique entre le sujet et l’objet et non comme fondée dans leur indistinction originaire. Il s’agit de fonder un « co-savoir » (Mitwissen) 6, qui permette un « nouveau réalisme » dépassant l’opposition kantienne entre principes constitutifs et principes régulateurs (« regarder toute liaison dans le monde comme si elle dérivait d’une cause nécessaire absolument suffisante 7 »).

Ce faisant, la volonté de système qu’exprime le « comme si » kantien revêt une importance cruciale pour le « principe Espérance », car, fondant le domaine de la morale et de la foi, le « comme si » n’exprime rien moins que l’espérance de la raison. Bloch s’efforce d’ancrer le pouvoir d’orienter propre aux principes de la raison dans la connaissance des tendances du monde lui-même 8. Gérard Raulet ✐ 1 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung (le Principe espérance), Francfort, 1959, t. I, p. 271. 2 Bloch, E., « Avicenna und die Aristotelische Linke », in Das Materialismusproblem, seine Geschichte und Substanz, Francfort, 1972, p. 500. 3 Bloch, E., Das Materialismusproblem, op. cit., p. 493. 4 Hegel, F., Die Vernunft in der Geschichte, éd. Hoofsmeister, Hambourg, Meiner, 1955, trad. la Raison dans l’histoire, Plon, Paris, 1965. 5 Schelling, F.W.J., « Darstellung meines Systems der Philosophie » (« Exposition de mon système philosophique », 1801), in Werke, éd. K. F. A. Schelling, Stuttgart, Cotta 1856-1861, t. IV, pp. 105-212. 6 Bloch, E., Das Materialismusproblem, op. cit., p. 216. 7 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. Weischedel, t. II, p. 547, PUF, Paris, 1944, p. 440. 8 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, 1975, p. 180. ! DIALECTIQUE, IDENTITÉ, MATÉRIALISME, MATIÈRE, ONTOLOGIE, POSSIBILITÉ, SUBSTANCE, UTOPIE ∼ PRINCIPE VITAL PHILOS. SCIENCES Réalité énergétique distincte de la matière d’où émaneraient selon les vitalistes tous les phénomènes de la vie. P.J. Barthez, en employant l’expression de « principe vital », cherche à isoler des fonctions et des processus propres à la vie par rapport aux autres mécanismes physico-chimiques. Il s’oppose donc aussi bien aux conceptions mécanistes qu’aux conceptions animistes. Ainsi il écrit : « Je prouverai que le principe vital doit être conçu par des idées distinctes de celles

qu’on a du corps et de l’âme. » 1. Le principe vital est la cause qui produit les phénomènes de vie et c’est dans l’observation de ces phénomènes, donc dans ses effets, que l’on peut le caractériser. Puisqu’il est un nom posé sur un phénomène dont la nature est en définitive inconnue, le principe vital, de même le concept de « force vitale » formulé par X. Bichat 2, semble bien être une « notion purement verbale » 3, une qualité occulte dont on ne mesure que les effets. Elsa Rimboux ✐ 1 Barthez, P.-J., Nouveaux éléments de la science de l’homme, J. Martel, Montpellier, 1778. 2 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Flammarion, Paris, 1994. 3 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, III, « Aspects du vitalisme », Vrin, Paris, 1989, p. 91. ! VITALISME ∼ PRINCIPE DE MOINDRE ACTION GÉNÉR. ! ACTION ∼ PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE GÉNÉR. ! RAISON PRISON Du latin populaire prensio, « prendre » ; ancien français prisun, « prise », « capture ». GÉNÉR., POLITIQUE La prison est une des composantes de l’institution judiciaire. Elle est le lieu d’accomplissement des peines ou encore d’attente du jugement. C’est à partir du nouveau code pénal de 1810 que l’emprisonnement et la privation de liberté deviennent la forme essentielle de la peine en France. Foucault 1 montre ainsi que la peine de prison vient après les peines corporelles et capitales. Sans doute pour cela a-t-il fallu penser que le fonde-

ment de la répression doit être vu sous l’aspect de son utilité sociale et donc bannir la vengeance 2, idée entérinée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Selon Foucault, les châtiments de prison exercent une fonction sociale complexe, ils ne sont pas de simples mécanismes de répression. La prison constitue donc un chapitre dans l’histoire de la « raison punitive » : elle incarne une des « technologies disciplinaires, de surveillance et de châtiment ». En ce downloadModeText.vue.download 874 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 872 sens on comprend la référence de Foucault à Bentham 3 et à l’idée que l’on punit par l’état de visibilité. Elsa Rimboux ✐ 1 Foucault, M., Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975. 2 Beccaria, C., Des délits et des peines (1764), Flammarion, Paris, 1979. 3 Bentham, J., Panoptique, Mille et une nuits, Paris, 2002. Voir-aussi : Carlier, C., « La prison vue par les historiens », in Prisons : quelles alternatives, Revue Panoramique, Paris, 2000. Foucault, M., Dits et écrits, I et II, Gallimard, « Quarto », Paris, 2001. L’impossible Prison, sous la direction de M. Perrot, Seuil, Paris, 1980. ! DROIT, POLICE, PUNITION PRISONNIER (DILEMME DE) ! DILEMME PRIVÉ / PUBLIC PHILOS. DROIT Articulation fondamentale du jus civile romain, opposé au jus gentium, ou droit des nations. Le droit romain reconnaissait une distinction du public et du privé, à l’intérieur du droit civil qui prescrit la protection des

personnes ainsi que celle des relations inter cives. L’originalité du droit français par rapport à cette racine romaine redécouverte seulement au Moyen Âge, est de placer le droit civil sous la dépendance du droit privé 1, séparant de fait ce qui, dans le droit civil romain, partageait le droit civil, sans notion réelle d’opposition (le citoyen étant, dans son jus publicum comme dans son jus privatum, dans un rapport immédiat à la potestas). L’excroissance de la dimension bureaucratique de l’État, dont Hegel 2 avait entrevu la possibilité en appelant de ses voeux la création d’un État rationnel, a complètement séparé, de ce point de vue, la sphère publique de la sphère privée. Cette dernière n’a de « privée » que le fait qu’elle désigne les individus contre d’autres individus, dans les litiges. La distinction privé / public actuelle a donc contribué à radicaliser la séparation entre le particulier et la puissance publique. Les analyses de Hannah Arendt 3 autour de la suppression des limites entre le public et le privé en régime communiste ne sont plus d’une brûlante actualité. C’est aujourd’hui le privé qui subordonne le citoyen à l’homme et lui fait perdre le goût d’une participation sacrificielle aux devoirs de l’État. ▶ Ce qui était autrefois perçu comme dépendant d’un même droit civil est désormais largement fissuré dans une opposition dont les conséquences culturelles, sociales et politiques ne peuvent qu’apparaître dans les moments de crise de la représentativité démocratique. La criminalisation des délits privés et l’administration spéciale des délits publics ne rend que plus confuse encore la fonction du citoyen dans les démocraties modernes. Mais c’est bien dans le travail que la séparation du public et du privé possède les conséquences les plus visibles puisque la protection des citoyens, dans les domaines les plus variés, n’est plus assurée de façon identique. Cette protection est pourtant au fondement du pacte social. Fabien Chareix ✐ 1 Villey, M., Philosophie du droit, Dalloz, Paris, 2001. 2 Hegel, G.F.W., Principes de la philosophie du droit, Gallimard, Paris, 1940. 3 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy,

Paris, 1961, pp. 84 et suiv. ! DÉMOCRATIE, DROIT, TRAVAIL PROBABILITÉ Du verbe latin probo, « faire l’essai », « éprouver », « vérifier » ou bien « approuver ». Probabilis, « vraisemblable » ou bien « digne d’approbation ». Les probabilités soulèvent deux ordres de questions. L’une est celle de leur évaluation, et l’autre celle de leur interprétation. L’évaluation, question proprement scientifique, est l’objet du calcul des probabilités. Ce dernier permet de dériver des probabilités d’événements composites à partir de la probabilité des événements élémentaires, qu’on a auparavant estimée par le principe de raison insuffisante. Des essais d’élaboration d’un calcul des probabilités appliqué aux jeux et aux paris sont attestés en Inde au IXe s., puis en Occident avec L. Pacioli et surtout J. Cardan. L’ouvrage de Cardan resta cependant inédit jusqu’au XVIIe s., et c’est donc Pascal qu’on crédite de l’invention du calcul des probabilités, avec Huygens, autour de 1660. L’axiomatisation du calcul des probabilités a été accomplie par A. N. Kolmogorov. La question de l’évaluation des probabilités, et de son histoire, ne peut cependant être entièrement séparée des questions d’interprétation. MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE En un sens qualitatif, degré de vraisemblance ou de réalisabilité. En un sens quantitatif, nombre compris entre 0 et 1 (entre l’irréalisable et le certain), attribué à chaque événement d’un espace d’épreuves ou ensemble d’occurrences possibles. L’estimation des probabilités s’appuie classiquement sur le principe de raison insuffisante : l’inventaire des symétries d’une situation expérimentale permet d’établir une liste d’options telles qu’on n’a aucune raison de favoriser l’une au détriment d’une autre. Ces options sont qualifiées d’équiprobables, et la probabilité d’un événement est alors simplement le rapport du nombre d’options favorables (celles qui réalisent l’événement) au nombre total d’options possibles. Selon I. Hacking, le véritable acte de naissance du concept de probabilité dans la seconde moitié du XVIIe s. est marqué par la convergence de deux notions hétérogènes : l’une est épistémologique, et concerne l’établissement de croyances à propos de la survenue d’événements ; l’autre est statistique, et concerne les fréquences d’événements-types. Ces deux notions, pragmatiquement associées à l’origine, ont par la suite fourni le thème d’interprétations conflictuelles des probabilités. La première notion a donné lieu aux interprétations subjectives ou intersubjectives des probabilités. Les probabilités sont subjectives selon R. P. Ramsey et B. de Finetti (avec J. Bernoulli et T. Bayes comme précurseurs) : elles reflètent

le degré d’incertitude, et corrélativement de croyance, des personnes à propos de la survenue d’un événement. Les probabilités sont plutôt intersubjectives selon J. M. Keynes et R. Carnap, en cela qu’elles expriment la croyance que tout sujet rationnel en possession d’un certain ensemble d’informations préalables entretiendrait à propos de la survenue d’un événement. La mise en application du principe de raison insuffisante pour fixer des options équiprobables se comprend aisément dans le cadre de cette dernière conception. Mais elle ne va pas sans poser des problèmes : à quoi appliquer le principe de raison insuffisante, et quelles options downloadModeText.vue.download 875 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 873 tenir pour équiprobables ? Ces problèmes se sont manifestés de façon nette lors du passage de la statistique classique de Maxwell-Boltzmann à la statistique quantique de BoseEinstein, en 1924. L’une suppose équiprobables les différents états disponibles pour chaque particule, tandis que l’autre suppose équiprobables les différentes populations de particules de chaque état. La seconde notion, issue du matériau d’attestation expérimentale des évaluations probabilistes, a donné naissance aux conceptions objectives-fréquentielles des probabilités. Pour R. von Mises et H. Reichenbach, la probabilité est une fréquence (rapport du nombre d’événements-types au nombre total d’événements), ou plus exactement la limite de cette fréquence quand la séquence d’épreuves tend vers l’infini. Une variante a été proposée par B. Van Fraassen sous le nom d’interprétation fréquentiste modale. Elle évite l’invocation d’une série infinie actuelle, en la remplaçant par une multiplicité de séries finies possibles. La difficulté est qu’aussi bien les infinis actuels que la modalité du possible réintroduisent dans la notion de probabilité un élément extra-empirique dont les créateurs de la conception fréquentielle souhaitaient s’affranchir. Aussi divergentes qu’elles puissent être, les conceptions précédentes des probabilités ont un trait commun : l’indifférence à l’égard de la question du caractère déterministe ou indéterministe des lois régissant la survenue des événements. Indifférence qui masque toutefois un préjugé déterministe, comme l’atteste l’essai philosophique sur les probabilités de Laplace. Pour ce dernier, l’utilisation des probabilités n’est qu’une façon de pallier au mieux notre ignorance des conditions initiales, dans un monde régi par des lois déterministes. Une interprétation alternative a donc récemment été proposée par Popper dans le but de s’accorder d’emblée avec l’idée, inspirée par la physique quantique, d’indétermination objective. Il s’agit de la conception des probabilités comme propensions, potentialités, ou forces garantissant la stabilité des fréquences constatées. Les propensions peuvent être celles d’un objet (la propension d’un dé à tomber sur l’une de ses faces), mais Popper, influencé par le cas quantique,

considère plutôt que les propensions caractérisent une situation expérimentale dans sa totalité. Les idées de Popper conduisent à aborder le lien profond qui unit théories physiques et probabilités. L’évaluation d’une probabilité est une anticipation (elle concerne le futur, écrit Wittgenstein), et une théorie physique est au minimum un système intégré d’anticipations. Il n’est donc pas surprenant que plusieurs théories physiques comportent des définitions internes des probabilités, appuyées sur le dénombrement des configurations qu’elles rendent possibles. Dans la mécanique statistique de J. W. Gibbs, par exemple, la probabilité est le rapport entre le cardinal d’un ensemble de systèmes physiques caractérisés par une gamme donnée de valeurs des variables d’état, et le cardinal de l’ensemble de tous les systèmes physiques considérés. Et, selon Einstein, la probabilité est le rapport entre le temps passé par un système dans une région de l’espace des états et le temps total de l’histoire du système. Le raccord entre les définitions des probabilités de type Gibbs, qui portent sur un grand nombre de systèmes à un instant donné, et celles de type Einstein, qui portent sur un seul système évoluant au cours du temps, s’effectue par le biais de l’hypothèse ergodique. La mécanique quantique entretient des rapports encore plus étroits avec les probabilités que la mécanique statistique classique. Elle comporte une structure et un mode d’évaluation propre des probabilités, et invite de surcroît à une interprétation particulière de celles-ci. La structure du calcul quantique des probabilités, tout d’abord, est une généralisation de celle qui dérive de l’axiomatique de Kolmogorov. Les conditions classiques de Kolmogorov sont respectées à l’intérieur de chaque gamme de résultats possibles, relative à une seule configuration expérimentale déterminée. Mais elles ne le sont plus lorsque l’espace d’épreuves est étendu à plusieurs gammes de résultats, relatives à des configurations expérimentales mutuellement incompatibles. Un procédé original d’évaluation des probabilités est dès lors employé par la mécanique quantique. Il suppose qu’on associe au préalable à chaque variable mesurée un ensemble de vecteurs orthogonaux dans un espace abstrait de Hilbert (ce sont les « vecteurs propres » de l’« observable » correspondante), et à chaque préparation expérimentale un « vecteur d’état » de l’espace de Hilbert. Si l’on veut ensuite estimer la probabilité d’une certaine valeur de la variable, il suffit (règle de Born) de projeter le vecteur d’état sur le vecteur propre correspondant à cette valeur, puis de calculer le carré du module de cette projection. La particularité la plus frappante du calcul quantique des probabilités est qu’il ne respecte pas, en général, la règle d’additivité des probabilités d’événements disjoints ; il comporte, en plus, des termes croisés semblables à ceux qui représentent des interférences dans un processus ondulatoire. Autant le calcul classique des probabilités se prêtait aisément (même s’il n’y obligeait pas) à une interprétation laplacienne impliquant un hasard d’ignorance, autant le calcul quantique des probabilités invite, en raison de ces termes d’interférence, à une interprétation impliquant un hasard objectif. Le contenu

de cette expression « hasard objectif » doit cependant être précisé. Le qualificatif « objectif » n’est pas pris ici au sens précritique d’en-soi ; il est pris au sens critique de mode d’organisation unifié et universellement valide des phénomènes. Le calcul quantique des probabilités n’empêche pas de tenir celles-ci pour l’expression d’une ignorance de processus sous-jacents holistiquement dépendants les uns des autres et inaccessibles à l’expérience (comme dans la théorie à variables cachées de Bohm). Mais il interdit de considérer les probabilités comme expression de l’ignorance dans laquelle on se trouverait d’un phénomène accessible à l’expérience. ▶ Qu’une théorie physique comme la mécanique quantique fasse intervenir des concepts probabilistes à son niveau le plus fondamental (celui de la définition des « états de systèmes ») est apparu à beaucoup de penseurs comme une anomalie ; comme le signe indirect mais certain que la théorie quantique n’est qu’une théorie tronquée, incomplète, en attente d’une description exacte des processus physiques. Il suffit de penser au célèbre « Dieu ne joue pas aux dés » d’Einstein. À la réflexion, on s’aperçoit pourtant que cette réserve vis-à-vis du caractère intrinsèquement probabiliste de la mécanique quantique ne se justifie que dans le cadre d’une conception restrictive des probabilités. La définition et le calcul classiques des probabilités supposent un monde d’objets et d’événements préconstitués. Les prévisions probabilistes portent ici sur des épreuves de tirages d’objets dotés de propriétés préexistantes, ou sur des événements survenant d’eux-mêmes dans la nature. Il est dans ce cas compréhensible qu’on attende d’une downloadModeText.vue.download 876 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 874 théorie physique qu’elle décrive le détail des objets ou événements naturels supposés, plutôt que de s’en tenir à leur simple anticipation probabiliste. Une théorie physique purement probabiliste ne saurait ici avoir d’autre statut que celui de précurseur ou d’ébauche imparfaite d’une théorie descriptive. Mais le calcul quantique des probabilités s’écarte beaucoup de ce modèle. Il est adapté non pas à la prédiction d’événements survenant d’eux-mêmes dans la nature, mais à celle de phénomènes dont les circonstances de détection sont aussi des conditions de production. On peut même affirmer que le calcul quantique des probabilités porte la marque reconnaissable du non-détachement des phénomènes à l’égard du contexte expérimental de leur manifestation (cette marque étant constituée par les effets d’interférence). Sauf, une fois encore, dans un arrière-monde spéculatif de « processus cachés », il ne peut plus être ici question de propriétés, d’objets, ou d’événements définis indépendamment des conditions instrumentales de leur dé-

tection. Pas de propriétés, pas d’objets, pas d’événements, et donc rien à décrire pour une éventuelle théorie à la fois plus complète et testable expérimentalement. Rien à décrire et donc seulement une possibilité de prédire des phénomènes sur le mode probabiliste, en s’appuyant sur un certain nombre de symétries. En fin de compte, la mécanique quantique est bien une théorie complète, mais d’un genre inédit : une théorie anticipative d’occurrences codéfinies par nos activités expérimentales, plutôt qu’une théorie descriptive d’entités indépendantes. Michel Bitbol ✐ Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philosophique, Champs-Flammarion, Paris, 1997. Bouveresse, J., l’Homme probable, éditions de l’éclat, Paris, 1993. Hacking, I., The Emergence of Probability, Cambridge University Press, Cambridge, 1975. Harthong, J., Probabilités et statistiques, Diderot, Paris, 1996. Jancel, R., Les fondements de la mécanique statistique classique et quantique, Gauthier-Villars, Paris, 1963. ! ALÉATOIRE, COMPLEXITÉ, HASARD ÉPISTÉMOLOGIE Caractère de ce à quoi l’on doit s’attendre, de ce à quoi l’on doit ajouter foi, lorsque l’on ne peut affirmer avec certitude que cette chose se produira ou est vraie ; enjeu d’un jugement subjectif sur le probable. La probabilité est susceptible de degrés et peut ainsi servir à des comparaisons : certains événements sont plus probables que d’autres. On tâche donc de la mesurer, ce qui donne lieu aux définitions mathématiques de la probabilité. Une loi ou mesure de probabilité, en mathématiques, est une fonction associant à certains événements (identifiés à des ensembles d’états d’un univers des possibles) un nombre réel compris entre 0 (probabilité nulle) et 1 (certitude), et respectant certains axiomes, de telle sorte que l’on puisse utiliser cette fonction pour préciser la notion courante de probabilité. La probabilité mathématique est alors « le rapport du nombre de chances favorables à l’événement au nombre total de chances » 1. Historiquement, l’étude du probable s’enracine dans la conviction qu’il existe, à côté du domaine de ce qui est démontrable par des causes ou des raisons certaines, un règne de l’opinion dans lequel ces causes ou raisons font défaut, le résultat des raisonnements ou arguments relevant dès lors

d’autre chose que la certitude – soit la probabilité. La théorie des probabilités s’est développée à partir des années 1660, principalement sous l’impulsion de Pascal (correspondance avec Fermat), la Logique de Port-Royal constituant aussi une étape importante dans l’avènement du concept moderne de probabilité 2. La théorie mathématique moderne a pris le relais des usages antérieurs du vocabulaire de la probabilité, qui renvoyaient en particulier à l’acceptabilité plus ou moins grande de certaines propositions, croyances ou opinions, et éliminé la doctrine casuistique du probable. ▶ L’usage non mathématique du mot n’a pas disparu avec la naissance du calcul des probabilités ; au contraire, les développements de celui-ci ont eu, et ont toujours, partie liée avec un effort pour rendre compte de la notion intuitive d’un degré de croyance légitime ou justifiée. Par là, la théorie des probabilités est liée à la philosophie de l’action et de la croyance. Elle présente par ailleurs une grande importance épistémologique, à cause de l’interprétation fréquentiste de la probabilité et à cause de la thèse selon laquelle la probabilité serait essentiellement à comprendre comme une relation entre une hypothèse et ce que l’on peut citer pour justifier celle-ci (notamment les données empiriques) 3. Cette thèse a conduit de nombreux philosophes à des tentatives pour élaborer une théorie systématique du probable offrant une explication systématique des croyances d’un sujet confronté à des données ne lui offrant pas la certitude 4. Enfin, la formulation probabiliste d’une partie notable des théories scientifiques (en physique et dans les sciences sociales en particulier) soulève des problèmes épistémologiques et méthodologiques 5, en particulier autour de la question suivante : le recours aux probabilités est-il une stratégie de modélisation justifiée par notre connaissance imparfaite des mécanismes concernés, ou bien la traduction adéquate d’une réalité intrinsèquement probabiliste ? Emmanuel Picavet ✐ 1 Cournot, A.-A., Exposition de la théorie des chances et des probabilités, chap. II, § 11, Ateneo, Paris, 1843.

2 Hacking, I., The Emergence of Probability, Cambridge University Press, Cambridge, 1975. 3 Ayer, A. J., Probability and Evidence, MacMillan, Londres et Basingstoke, 1972. Boudot, M., Logique inductive et probabilité, Armand Colin, Paris, 1972. Hempel, C. G., Principles of the Theory of Probability, The University of Chicago Press, Chicago, 1939. Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981. Van Fraasen, B. C., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989. 4 Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford, 1939. Keynes, J. M., A Treatise on Probability, Londres, 1921. Ramsey, F. P., « Truth and Probability », in The Foundations of Mathematics and Other Essays, Londres et New York, 1931. 5 Barberousse, A., la Physique face à la probabilité, Vrin, Paris, 2000. ! BAYÉSIANISME, CONDITIONNEL, CROYANCE, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, INDUCTION, POSSIBILITÉ downloadModeText.vue.download 877 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 875 PROBABLE Du latin probabilis, de probare, « prouver, approuver ». GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN. Se dit d’une opinion qui, sans être certaine, a des titres à être tenue pour vraie. Dans la tradition aristotélicienne, qualifie une prémisse ou un raisonnement dialectiques. Loin des développements des théories mathématiques modernes de la probabilité, qui modélisent la fréquence d’apparition d’un événement, la philosophie ancienne voyait

dans le probable un moyen de recherche du vrai, et une des modalités de l’adhésion de l’esprit, au-delà de l’hésitation, de l’incertitude, du doute ou de la simple croyance. Certes, le probable est en retrait du savoir scientifiquement démontré à partir des causes et principes. Dans cet ordre, en présence de deux thèses contradictoires, l’esprit, dit saint Thomas d’Aquin, tient l’une des assertions pour vraie tout en craignant que l’autre soit vraie (« cum formidine alterius »1). Cependant, reconnaître la possibilité d’une erreur n’est pas suspendre le jugement, car on donne tout de même son assentiment à ce probable qui est « vraisemblable ». Aussi faut-il redonner à la notion de « probable » la force qu’elle a perdue dans le langage courant. La racine du terme est prob-, qui a signifié d’abord « pousser bien, droit » dans le cas d’une plante, et qui a donné, au sens moral, « probité » et, au sens cognitif, probare, c’est-à-dire « trouver bon, approuver » et « faire approuver », d’où « prouver, démontrer », ce qui correspond aux sens possibles du grec dokein : « sembler, trouver bon, décider », et d’endoxos : « reconnu, réputé ». Dans le latin classique est appelé probabilis tout ce qui mérite approbation (des maîtres peuvent, par exemple, être probabiles), et aussi tout ce qui est susceptible de preuve, de démonstration rationnelle : « improbable » est donc une thèse, une croyance, une doctrine, etc., qui n’est pas démontrable. C’est en ce sens qu’Isidore de Séville disait que la philosophie est une scientia probabilis 2. Plus généralement est probabilis, « prouvable », ce qui est accessible à notre connaissance. Cependant, Boèce, dans sa traduction des Topiques d’Aristote, a spécialisé le terme pour rendre la notion d’endoxon, telle qu’employée dans le contexte de l’argumentation dialectique : « Ce qui est conforme à l’opinion » (par référence à doxa, « opinion » ; autre traduction possible : opinabilis) – terme qu’on pourrait aussi bien transposer en français par « en-doxal », sur le modèle de « paradoxal », qui en est l’exact antonyme. Le problème du débatteur, qui raisonne « en situation », devant un interlocuteur en chair et en os, est de faire accepter des prémisses à ce dernier 3 :

il ne peut s’appuyer que sur ce que le répondant est en mesure d’admettre 4. Il ne doit donc pas prendre en considération la vérité intrinsèque de ces propositions (que le répondant peut ignorer, récuser, ou dont il peut demander une démonstration), mais appliquer un critère extrinsèque, qui est de savoir si la proposition est « endoxale », « conforme à l’opinion », si elle est une « idée admise » 5, et donc approuvable par l’interlocuteur. Les opinions ainsi invoquées peuvent être de niveaux très différents, plus ou moins autorisés, puisqu’on peut faire appel à celles « de tous les hommes, ou de presque tous, ou des “gens compétents” [oi sophoi], et parmi ces derniers, ou de tous, ou de presque tous, ou de ceux qui sont les plus connus et dont “l’opinion est la mieux reçue” [endoxois] » 6. Déterminée par une stratégie de discussion, cette utilisation des opnions reçues ne consiste pas à faire admettre, sous couvert du prestige de l’opinion, une expression ambiguë, une idée erronée ou irrémédiablement douteuse. Cependant, il est exact que le dialecticien, puisqu’il choisit ses prémisses en fonction du seul critère extrinsèque de leur opinabilité, n’a pas à être lui-même en possession de leur démonstration (ou de leur évidence axiomatique). Autrement dit, il n’est pas nécessaire qu’il soit compétent en la science dont elles relèvent : il a seulement vocation à évoluer dans des « lieux communs ». Son raisonnement, qui ne procède pas de principes nécessaires ou reconnus comme tels, ne mène donc pas à une conclusion apodictique. Il construit ainsi un syllogisme dialectique, et non pas « scientifique ». Toutefois, c’est un niveau de démonstration supérieur à celui de la rhétorique, fondé sur de simples conjectures qui ne conduisent qu’à la persuasion. Et, lorsqu’on dit que la dialectique est l’art du probable, il ne faut pas entendre par là qu’elle règle des inférences un peu douteuses, des formes de raisonnement où il est plausible que la conclusion découle des prémisses, mais sans qu’on en soit tout à fait sûr. Si inférence valide il y a, la conclusion est nécessairement, et non probablement, déduite des prémisses. Il n’existe pas de demi-inférence. En d’autres termes, le syllogisme dialectique est un syllogisme à part entière, doué d’une force contraignante, et sa conclusion s’impose rigoureusement si l’on en a admis les prémisses ; mais elle n’a que la portée qu’ont ces dernières. Aristote utilise le plus souvent la démarche dialectique dans ses recherches, puisqu’il est rarement possible de commencer par les principes en soi premiers. Le domaine par excellence du probable est celui du contingent, des objets variables, liés à un grand nombre de facteurs, aux circonstances, qui se comportent de telle ou telle manière seulement « le plus souvent ». Ce sont les êtres matériels (à cause de la nature désordonnée et perturbatrice de la matière) et les actes humains. On ne peut requérir sur tous les sujets une égale certitude, et dans ce champ il faudra se contenter

de ce qui est ordinairement vrai. Dans les affaires humaines, la prudence « prononce des jugements qui ne peuvent avoir d’autre certitude que la probabilité ainsi comprise » 7. Cette approche de l’agir sera particulièrement développée dans la philosophie morale scolastique et, plus tard, aux XVIe et XVIIe s., dans la casuistique, avec le probabilisme et le probabiliorisme. Jean-Luc Solère ✐ 1 Aquin, T. (de), Sententia super Posteriora Analytica, I, lect. 1. 2 Séville, I. (de), Etymologiae, II, 24, « Patrologie latine », t. 82, c. 142. 3 Aristote, Topiques, I, 2, 101a30-34. 4 Cf. Platon, Ménon, 75d. 5 Aristote, Topiques, I, 1, 100 a 20, trad. J. Brunschwig (Aristote, Topiques, t. I, livres I-IV, PUF, Paris, 1967, voir note ad loc., pp. 113-114). 6 Ibid., 100 b 21-23. 7 Deman, T., « Notes de lexicographie philosophique médiévale : “Probabilis” » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, XXII, 1933. Voir-aussi : Carraud, V., « Morale par provision et probabilité », in J. Biard et R. Rashed (éd.), Descartes et le Moyen Âge, Vrin, downloadModeText.vue.download 878 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 876 Paris, 1997. Carraud, V. et Chaline, O., « Casuistes et casuistique à l’époque moderne », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996. Gorce, M.-M., « Le sens du mot “probable” et les origines du probabilisme », in Revue des sciences religieuses, 1930. ! DIALECTIQUE PROBLÈME Du grec problema, formé sur proballein (« jeter devant ») : « ce qu’on a devant soi », « obstacle », d’où « question proposée », « sujet de controverse ». PHILOS. ANTIQUE

Obstacle auquel se heurte le raisonnement 1. Dans la dialectique d’Aristote, un problème désigne une recherche sur une question qui, en l’absence d’argument décisif, suscite la controverse 2. Alors qu’une « prémisse » (protasis) est soit une proposition qui affirme ou nie quelque chose de quelque chose 3, soit une question requérant une réponse par oui ou par non 4, un problème se présente toujours sous la forme d’une alternative 5, et, pour cette raison, appartient exclusivement, chez Aristote, à la dialectique. En mathématiques, un problème est une proposition par laquelle on demande soit par quels moyens atteindre un résultat donné 6, soit, certaines conditions étant données, quel résultat en découle. Les théoriciens anciens des mathématiques se partageaient entre ceux pour qui elles traitaient principalement de problèmes, et ceux pour qui elles traitaient de théorèmes 7. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Sophiste, 261 a. 2 Aristote, Topiques, I, 11, 104 b 1 et suiv. 3 Aristote, Premiers Analytiques, I, 1, 24 a 16. 4 Aristote, Topiques, I, 4, 101 b 30-32. 5 Ibid., 101 b 32-33. 6 Platon, République, 530 b. 7 Proclus, Commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide, 77, 7-81, 22 Friedlein. ! APORIE, DIALECTIQUE PROCESSION Du latin processio, « action de s’avancer, d’aller en avant » ; trad. du grec proodos. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE Chez Plotin et ses successeurs, mouvement selon lequel les trois hypostases : l’Un, l’Intellect et l’Âme, dérivent l’une de l’autre. L’Âme procède de l’Intellect qui lui-même procède de l’Un.

La nécessaire procession 1, en tant qu’elle établit le lien entre les trois hypostases, apporte une solution au problème posé par le rapport entre l’Un et le multiple. La procession implique un rapport de continuité entre les hypostases. En ce sens, elle ne doit pas être assimilée à un acte démiurgique, tel que celui que décrit Platon dans le Timée 2, mais à une forme d’émanation continue. Plotin use de métaphores qui invitent à comprendre la procession comme une dérivation : l’Un étant la source de tout 3 ; ou comme un rayonnement 4. Les deux images suggèrent comment l’Un, dans sa surabondance, se diffuse, identique à lui-même, sans jamais s’épuiser, et confère ainsi aux autres hypostases le pouvoir de surabonder à leur tour et donc d’engendrer. La procession n’exclut pas cependant un rapport d’altérité. On peut parler de hiérarchie entre les hypostases et l’on peut être tenté de concevoir la procession comme un ordre descendant ou selon un mouvement en spirale d’éloignement progressif du centre. L’Intellect, cercle immobile autour du Bien, se constitue en se différenciant de l’Un, puisqu’en lui se réalise la multiplicité des Formes intelligibles. De même, l’Âme, cercle en mouvement autour de l’Intellect, relève plus encore de l’altérité, notamment en raison du rapport qu’elle entretient avec le sensible 5. Même si la puissance de l’Un reste identique à elle-même au niveau du processus d’ensemble, à chacune des étapes de sa diffusion, celle de l’Intellect, puis celle de l’Âme, elle s’affaiblit progressivement, jusqu’à s’annihiler dans la matière. La procession n’est cependant pas cette fuite, définitive et irréversible, loin du principe, que sa conception comme ordre descendant ou circulaire semble impliquer. De fait, elle intègre, à chaque niveau, une conversion : un mouvement de retour vers l’entité directement supérieure, et par conséquent aussi vers l’Un. Ainsi l’Intellect se retourne-t-il vers l’Un et l’Âme trouve-t-elle son accomplissement dans son élan vers l’Intellect, donc, par-delà ce dernier, vers l’Un-Bien 6. Annie Hourcade ◼ L’un des traits propres au néoplatonisme florentin, et l’une de ses infidélités majeures au néoplatonisme grec, est de souligner la fonction de l’amour dans le processus d’émanation, et surtout dans le « retour à l’Un », conçu désormais comme un retour à Dieu, selon une idée de la conversion héritée de

la tradition biblique. Marsile Ficin, dans son célèbre commentaire au Banquet platonicien, explique le processus de la production des différents niveaux ontologiques par l’amour que Dieu éprouve pour sa création, de même que la remontée à Dieu procède de l’amour que l’âme éprouve pour Dieu. Ce qui caractérise donc l’amour est sa réciprocité : de même que le monde tend et désire Dieu, de même Dieu tend vers le monde. L’amour permet à Ficin, et à ceux qui le suivent, comme F. Patrizi, de considérer l’émanation non pas comme l’expression et l’expansion de l’Un, mais comme un acte volontaire, spontanée et libre. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Plotin, Ennéades, IV, 8 (6), 6. 2 Platon, Timée, 29 d sq. 3 Plotin, Ennéades, III, 8 (30), 10. 4 Id., V, 1 (10), 6. 5 Ibid., IV, 4 (28), 16. 6 Ibid., VI, 7 (38), 22 ; Proclus, Elementatio theologica, prop. 3139. Voir-aussi : Allen, M.J.B., The Platonism of M. Ficino, Berkeley / Los Angeles, 1984. Allen, M.J.B., Plato’s Third Eye. Studies in M. Ficino’s Metaphysics and its Sources, Aldershot, 1994. Aubin, P., Le problème de la « conversion », Paris, 1963. Dodds, E.R. (éd.), Proclus. The Elements of Theology, Oxford, 11933, 1963. Laurens, P. (éd.), Marsile Ficin. Commentaire sur le Banquet de Platon, de l’amour, Paris, 2002. Laurent, J., Les Fondements de la nature selon Plotin. Procession et participation, Vrin, Paris, 1992. downloadModeText.vue.download 879 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 877 O’Meara, D., Plotin, une introduction aux Ennéades, Cerf, Paris,

1992. Trouillard, J., La Procession plotinienne, Paris, 1955. Id., Procession néoplatonicienne et Création judéo-chrétienne, Paris, 1983. ! CONVERSION, HYPOSTASE, NÉOPLATONISME PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE En allemand : Primärvorgang, Sekundärvorgang, « processus primaire », « processus secondaire ». PSYCHANALYSE Deux modes de pensée différents, et deux modes de circulation de l’énergie psychique sexuelle (libido). En processus primaire, l’énergie circule librement d’une représentation à une autre selon les mécanismes du déplacement et de la condensation (rêve, hallucination) – la contradiction est ignorée. Elle s’écoule sans entraves et tend vers une décharge immédiate et complète (principe de plaisir). En processus secondaire, la décharge est ajournée, la satisfaction différée (principe de réalité). L’énergie psychique, liée, investit de manière stable les représentations (pensée rationnelle). Les processus psychiques inconscients sont primaires, et les processus préconscients et conscients, secondaires. Freud propose une ontogenèse de ces processus. Dans le fonctionnement psychique originaire, la décharge de l’excitation est un « investissement hallucinatoire du souvenir de la satisfaction » 1, puis de l’objet qui l’a assurée (identité de perception). L’inhibition du processus primaire, sa correction par le processus secondaire et le développement du moi sont corrélatifs. L’identité de pensée tente de se substituer à l’identité de perception : « La pensée doit s’intéresser aux voies de liaison entre les représentations sans se laisser tromper par leur intensité » 2. Le processus secondaire autorise alors délais et détours, ainsi que la transformation de l’excitation psychique nécessaire pour modifier le monde extérieur, et déterminer les voies les plus propices à assurer une satisfaction réelle. ▶ « Cette apparition tardive des processus secondaires fait que le fond même de notre être [...] reste à l’abri des atteintes et des inhibitions du préconscient, dont le rôle est restreint [...] à indiquer aux impulsions de désir venues de l’inconscient les voies qui les mèneront le mieux à leur but » 3. En déterminant la dynamique et les formes des processus in-

conscients, Freud bouleverse la notion d’inconscient, promue depuis Hartmann, et détermine la notion de « réalité psychique », objet d’investigation de la psychanalyse. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1900), G.W. II-III, l’Interprétation des rêves, VII, 5, PUF, Paris, 1999, p. 509. 2 Ibid., p. 512. 3 Ibid., p. 513. ! CONDENSATION, DÉCHARGE, DÉPLACEMENT, LIAISON / DÉLIAISON, LIBIDO, MOI, PRINCIPE, RÉALITÉ, SOUHAIT PROCHAIN Du latin propeanus, de propre, « près de », « le plus proche ». MORALE, PHILOS. RELIGION Tout être humain, en tant qu’il est considéré par nous comme notre semblable, comme création divine à notre égal. Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, A. Lalande 1 reprend la conception traditionnelle du prochain, qui veut qu’à l’origine le prochain désigne le « proche », l’homme de l’entourage (famille, tribu), et que ce soit avec le christianisme que cette notion s’universalise. En particulier, la parabole du Bon Samaritain (Saint Luc, X, 29-37) montre que le prochain n’est pas seulement notre compatriote, ou le membre de notre famille, mais l’homme, tout homme. Or, dans la Religion de la raison tirée des sources du judaïsme 2, H. Cohen montre que, dès l’Ancien Testament, le « prochain » acquiert un sens universel. Tous les hommes sont des créatures de Dieu, et je dois donc aimer le prochain non parce qu’il serait un autre « moi », mais avant tout parce que lui aussi a été créé par Dieu à sa ressemblance. Cette distinction du prochain et de l’alter ego permet d’affranchir l’amour du prochain du sentiment subjectif dont je m’aime moi-même et, ainsi, de fonder son universalité. Car l’alter ego ramène l’autre au moi, à une subjectivité, tandis qu’autrui le rapporte à Dieu, c’est-à-dire à une objectivité. F. Rosenzweig en revient quant à lui, dans l’Étoile de la Rédemption, à l’idée de proximité contenue dans le terme de « prochain » : Le prochain, c’est le plus proche, et c’est à lui que s’adresse l’acte d’amour rédempteur de l’homme sur le monde. Il ne s’agit donc que d’une détermination formelle et non d’une détermination de contenu : « le prochain n’est pas aimé pour lui-même, il n’est pas aimé pour ses beaux yeux,

mais uniquement parce que justement il est là, parce que justement il est mon prochain. À sa place – à cette place qui est pour moi justement la prochaine – il pourrait aussi bien y en avoir un autre » 3. Sophie Nordmann ✐ 1 Lalande, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, II, PUF, Paris, 1993, p. 838. 2 Cohen, H., Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, chap. VIII, PUF, Paris, 1994. 3 Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982, p. 257. ! AMOUR DE SOI / AMOUR PROPRE, AUTRUI, COMMANDEMENT, MORALE, PERSONNE, RÉDEMPTION PRODUCTION (MODE DE) En allemand : Produktionsweise. Concept économique fondamental de la conception marxienne et marxiste de l’histoire (« matérialisme historique »), qui repose sur la détermination en dernière instance par l’économique. POLITIQUE Ensemble structuré d’instances économiques, politiques et idéologiques. Selon les époques, c’est l’une ou l’autre de ces instances qui est le pôle dominant de l’ensemble. C’est ce qui permet de caractériser plusieurs modes de production spécifiques qui se sont succédés dans l’histoire. L’économie de l’homme étant la clef de l’économie du singe 1, ce qui veut dire que le stade le plus développé de l’évolution porte cette dernière vers sa forme la plus caractérisdownloadModeText.vue.download 880 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 878 tique, Marx propose du mode de production une définition reposant sur la détermination en dernière instance par l’économique, telle qu’elle se manifeste sans voile idéologique ou politique dans le capitalisme. Marx concevra le Capital comme l’étude du « mode de production capitaliste et des rapports de production et d’échange qui lui correspondent ». Le mode de production se définit, à la lumière de ce dernier, par une relation triangulaire entre le travailleur, le non-travailleur et les moyens de production. Ces derniers recouvrent les objets du travail (les matières premières) et les moyens du travail (outils, machines, etc.). La relation du travailleur aux

moyens de production est une relation d’appropriation réelle (dite aussi « de possession ») ; par cette relation le travailleur entend utiliser les moyens de production pour s’approprier et transformer l’objet de travail, la matière première, et en faire un produit lui permettant de satisfaire ses besoins. La relation entre le non-travailleur et les moyens de production est de tout autre nature : c’est une relation de propriété. Or, cette seconde relation en entraîne inévitablement une troisième : entre le travailleur et le non-travailleur. Tandis que la première relation recouvre les forces productives, cette troisième relation introduit comme caractéristique constitutive de tout mode de production des rapports de production déterminés. La préface de 1859 à la Critique de l’économie politique distingue dans l’histoire des modes de production successifs, qui se laissent définir par une économie à chaque fois différente des relations entre travailleur, non-travailleur et moyens de production. Dans le mode de production féodal, le travailleur est encore propriétaire de ses moyens de travail tandis que le non-travailleur est propriétaire de l’objet du travail – la terre, par exemple. Le mode de production féodal ne peut s’expliquer entièrement par les rapports de production. Il existe entre travailleur et non-travailleur des liens d’une autre nature qu’économiques et ces liens fondent même la domination économique et politique du second sur le premier. Des trois composantes du mode de production – l’économique, le politique et l’idéologique –, c’est, dans le mode de production féodal, l’idéologique qui se révèle dominant : suprématie radicale de la religion, qui domine non seulement la philosophie (scholastique) et l’art (gothique) mais aussi le politique (légitimation religieuse du pouvoir absolu de droit divin) et l’économique (condamnation de l’amour de l’argent, justification religieuse du travail pour le seigneur). Dans le mode de production précapitaliste, correspondant au stade de la production marchande dans des manufactures, on va certes retrouver les mêmes éléments, mais articulés différemment. L’apparition de la manufacture et d’une forme primi-

tive du capital entraîne une transformation des rapports entre le non-travailleur et les moyens de travail (apparition de la propriété des moyens de travail par le non-travailleur) et du même coup des rapports entre le travailleur et le non-travailleur. Dans le mode de production capitaliste, les travailleurs sont séparés de leurs moyens de production, et la force de travail prend elle-même la forme de marchandise. La théorie des stades fut érigée en dogme du matérialisme historique, notamment par Staline dans Matérialisme historique et matérialisme dialectique. Quant à la « détermination en dernière instance », Engels lui-même a mis en une interprétation dogmatique 2. Pour E. Balibar structures [sociales] différentes l’économie est

économique garde contre « dans des déterminante

en ce qu’elle détermine celle des instances de la structure sociale qui occupe la place déterminante » 3. Le mode de production donne donc la clef de « l’anatomie de la société civile », il constitue la « formation économique de la société » 4. Il détermine l’ensemble du processus social : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » 5. Toutefois, chacune des sphères du mode de production possède une temporalité spécifique et jouit donc d’une autonomie relative ; c’est notamment le cas des productions culturelles, ainsi que le précise l’Introduction de 1857 à propos de l’art grec et de l’épopée, « qui nous procurent encore une jouissance esthétique [et] ont encore pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de modèles » 6. Marx a ainsi tenté de prévenir le déterminisme économiste et évolutionniste qui domineront néanmoins dans la IIe et la IIIe Internationales. Non seulement il y a toujours des décalages entre l’économique, le politique et l’idéologique mais ces décalages sont des composantes essentielles des contradictions qui constituent le moteur de la marche dialectique de l’histoire. On constate même la persistance d’aspects relevant de modes de production antérieurs au sein de modes de production plus développés. Cette question, qui fut au centre des débats entre Lénine et les populistes dans la Russie du début du

siècle, fut reprise par Bloch dans le contexte de l’Allemagne des années 1930. Pour désigner ces décalages, Bloch forgea le concept de « non-contemporanéité » (Ungleichzeitigkeit) ; quant à la validité persistante de formes culturelles dépassées, elle porte chez lui le nom d’« excédent » (Überschuss) 7. L. Althusser 8 et N. Poulantzas 9 ont consacré une grande partie de leurs réflexions à repenser le système des causalités entre les instances du mode de production. Critiquant l’économisme et le mécanisme, Althusser s’attache à saisir l’efficace propre des superstructures. Gérard Raulet ✐ 1 Marx, K., Introduction de 1857 à la Critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 169. 2 Engels, F., Lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1880. 3 Althusser, L., et Balibar, E., Lire le Capital, II, Maspéro, 1965, Paris, p. 221. 4 Marx, K., Préface de 1859 à la Critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 4. 5 Ibid. 6 Marx, K., Introduction de 1857, op. cit., p. 175. 7 Bloch, E., Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1978. 8 Althusser, L., Pour Marx, Maspéro, Paris, 1965 ; Althusser, L., et Balibar, E., Lire le Capital, I, Maspéro, Paris, 1968 ; Althusser, L., « Idéologie et appareils idéologiques d’État » et « Soutenance d’Amiens », in Positions, Éditions sociales, Paris, 1976. 9 Poulantzas, N., Pouvoir politique et classes sociales, Maspéro, Paris, 1968 ; l’État, le pouvoir, le socialisme, PUF, Paris, 1978. ! FORCES PRODUCTIVES, IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE) PRODUCTION (RAPPORTS DE) En allemand : Produktionsverhältnisse. POLITIQUE Concept économique fondamental de la conception marxienne et marxiste de l’histoire (« matérialisme histo-

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 879 rique »), qui repose sur la détermination en dernière instance par l’économique. Le concept de rapports de production est inséparable de celui de forces productives. Forces productives et rapports de production constituent l’infrastructure (ou base) des modes de production. Il prend son origine dans les réflexions développées par Marx et Engels dès 1845, dans l’Idéologie allemande, sur les « formes de commerce », ou « formes de relations sociales » (Verkehrsformen), qu’entretiennent inévitablement les individus engagés dans un procès de production. Dès l’Idéologie allemande, Marx et Engels insistent sur l’action réciproque des relations sociales et de la production. Aucune production n’est accomplie hors d’un contexte social déterminé et, à l’inverse, « la forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production » 1. De cette interaction résulte la dialectique des forces productive et des rapports de production exposée dans la Préface de 1859 à la Critique de l’économie politique. Dans ce texte, les rapports de production apparaissent cependant comme des formes figées qui entravent le développement des forces productives – une contradiction qui ne peut être dépassée qu’en faisant éclater ces formes figées. Quand « les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants [...] s’ouvre une époque de révolution sociale » 2. Cette conception de la révolution est en retrait par rapport à l’idée que les rapports de production déterminent aussi la mise en oeuvre et le développement des forces productives. L’analyse économique développée dans le Capital peut être résumée ainsi : dans le procès de production interviennent le travailleur (producteur direct) et le non-travailleur propriétaire des moyens de production, et éventuellement aussi de la force de travail. Ce dernier, qui est aussi l’organisateur du procès de travail, s’approprie le produit du travail. Il consomme la force de travail en demandant au travailleur de transformer un objet de travail en un produit qui lui revient au terme du procès de travail. Les rapports de production sont donc des rapports d’exploitation. Cette relation prend des formes différentes selon les différents modes de production. La forme économique spécifique de cette exploitation caractérise différentes formes historiques de sociétés de classe 3. Pour ce qui est du mode de production capitaliste, le Capital réfère les rapports de production à la productivité et à la plus-value. Le propriétaire des moyens de production s’approprie également le produit du surtravail (plus-value). Mais

dans d’autres modes de production, des rapports non économiques (la parenté dans les sociétés primitives, la politique dans le monde antique, la religion au Moyen Âge) peuvent organiser la production et donc être qualifiés également de rapports de production 4. Quoique à des degrés divers, dans tous les cas de figure, les rapports de production traduisent la coupure entre le travail et la société ; ils sont donc la clef de l’aliénation. Gérard Raulet ✐ 1 Marx, K., et Engels, F., l’Idéologie allemande, Éd. sociales, Paris, 1968, p. 46. 2 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique, Éd. sociales, Paris, 1972, p. 4. 3 Marx, K., le Capital, t. III, in Marx-Engels-Werke, Band XIII, Berlin, 1961, t. 25, p. 798. 4 Marx, K., le Capital, Éd. sociales, Paris, 1983, I, I, pp. 93 sq. (note 33). ! ALIÉNATION, CLASSES, FORCES PRODUCTIVES, MODE DE PRODUCTION, PLUS-VALUE, RÉVOLUTION PROGRAMME GÉNÉTIQUE ! GÉNÉTIQUE PROPRES Du latin progressus, « action d’avancer ». POLITIQUE, SC. HUMAINES Intimement liés aux termes de « civilisation » et de Kultur en allemand, le terme de « progrès », et son corollaire, la décadence, constituent les deux mythes permettant à la modernité sociale de se découvrir et de penser. De l’optimisme des Lumières à la crise du XXe s. Considérant que la perfection était un idéal que l’homme doit poursuivre inlassablement, Fontenelle était l’un des premiers à rompre avec le dogme de la scolastique, selon lequel, Dieu seul pouvait être parfait 1. Le XVIIIe s. identifie le « progrès » à la rationalisation du monde, pour en faire l’élément structurant de la philosophie de l’histoire. Les théories résolument optimistes – en particulier de Condorcet, pour qui la morale, la politique et l’économie avanceront autant que les sciences naturelles, et rendront le progrès social calculable 2 – l’emportent sur les approches plus différenciées de Rousseau ou

de Herder, et préparent ainsi l’aveuglement du XIXe s., qui continuera à identifier le changement technique et culturel au progrès de la civilisation, ce qui trouve son expression aussi bien dans le positivisme de Comte que dans la fondation d’un « parti du progrès » en Allemagne, en 1861. Même Marx, voyant dans le progrès des forces productives et la contradiction entre celles-ci, et les rapports de production le moteur de l’histoire 3, ne saura se passer de ce concept, et influencera ainsi le mouvement ouvrier allemand comme le démontre l’idée d’une évolution nécessaire vers l’autodestruction du capitalisme, inscrite au programme d’Erfurt en 1891. Bien que vilipendé par le scepticisme culturel de Baudelaire et de Nietzsche, et remis en question par G. Sorel dès 19084, le concept de « progrès » ne fera l’objet des discussions politiques qu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale. La crise politique et culturelle de la République de Weimar verra alors les déceptions et les désillusions se transformer en une accusation globale de « la » technique et de « la » raison, qui contribuera à saper les fondements de la démocratie allemande. La critique radicale formulée en exil par W. Benjamin à l’égard de l’attentisme du mouvement ouvrier et sa tentative de « fonder le concept de progrès dans l’idée de la catastrophe » 5, résonneront alors comme une prise de conscience à la fois désemparée et prémonitoire. Wolfgang Fink ✐ 1 Fontenelle, B., Digression sur les anciens et les modernes, in Fontenelle, B., OEuvres complètes, tome II, (1818), Fayard, Paris, 1991, p. 364. 2 Condorcet, J.-A.-N., Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, Flammarion, Paris, 1988. 3 Marx, K., Zur Kritik der politischen Ökonomie, in Marx, K., et Engels, F., Werke, Band XIII, Berlin, 1961. downloadModeText.vue.download 882 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 880 4 Sorel, G., les Illusions du progrès, (1908), éd. du Trident, Paris, 1988. 5 Benjamin, W., Illuminationen, Francfort, 1961, p. 260. ! CIVILISATION, CULTURE (CRITIQUE DE LA), LUMIÈRES (LES) « L’histoire a-t-elle un sens ? »

HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES Amplification récurrente de l’extension, de la précision ou de l’intelligibilité de la validité d’une science. En d’autres termes, c’est l’accumulation et l’amélioration du savoir dont l’irréversibilité fonde l’optimisme éclairé. Les ruptures observées en histoire des sciences, et l’incertaine finalité des applications, invitent à démythifier le progrès en distinguant des lignées théoriques et techniques. Contre la supériorité des Anciens, Bacon, le premier, confère au progrès son sens temporel et mélioratif 1. Pascal reprend ce modèle accumulatif : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » 2. Face au nombre fini des vérités, Leibniz propose une perfection tendanciellement infime 3. Les Lumières adoptent le mythe du progrès, et Condorcet analyse les médiations indispensables à la conversion de l’intelligence en bien-être 4. Mais le finalisme inhérent à la notion et son déterminisme dogmatique invitent à ne lui accorder qu’une valeur téléologique et régulatrice. Kuhn récuse la notion, considérant les révolutions scientifiques « comme des épisodes non cumulatifs de développement, dans lesquels un paradigme plus ancien est remplacé, en totalité ou en partie, par un nouveau paradigme incompatible »5 : on ne peut comparer des paradigmes incommensurables. Pour concilier rationalisme et historicisme, Laudan propose un « progrès non cumulatif »6 et fonde son analyse sur les problèmes partagés par des théories divergentes. Selon Bachelard, l’histoire neutralise l’idéologie progressiste : « Si l’historien impose les valeurs de son temps à la détermination des valeurs des temps disparus, on l’accuse, avec raison, de suivre le mythe du progrès » 7, mais l’épistémologie en rétablit la norme : « L’histoire des sciences est nécessairement la détermination des successives valeurs de progrès de la pensée scientifique » 8, car la science ne saurait décliner que sous l’effet de causes externes. Une défondation théorique prépare une refondation, qui s’opère par relativisation au sein d’une perspective plus profonde (Newton est compréhen-

sible jusque dans ses limitations grâce à Einstein). De manière analogue, Simondon a dégagé les critères de concrétisation permettant d’évaluer des lignées techniques 9. Vincent Bontems ✐ 1 Bacon, F., Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), Gallimard, Paris, 1991. 2 Pascal, B., Pensées et opuscules (1647), Hachette, Paris, 1968, p. 80. 3 Leibniz, G. W. F., « De originatione... », in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1962. 4 Condorcet, M.J.A.N. (de), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Vrin, Paris, 1970. 5 Kuhn, T. S., la Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, 1972, p. 115. 6 Laudan, L., la Dynamique de la science, P. Mardaga, Bruxelles, 1977, p. 153. 7 Bachelard, G., l’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, Paris, 1965, p. 24. 8 Bachelard, G., L’engagement rationaliste, PUF, Paris, 1972, p. 138. 9 Simondon, G., Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1989. Voir-aussi : L’Encyclopédie et le Progrès des sciences et des techniques, Centre international de synthèse, PUF, Paris, 1952. ! ÉPISTÉMOLOGIE, PARADIGME, PROGRÈS « Le progrès : un mythe dépassé ? » Le progrès : un mythe dépassé ? Pour questionner le mythe du progrès et jauger sa réalité, ses limites, d’après les valeurs mêmes qu’il prétend mettre en oeuvre, il faut dépasser les paradoxes véhiculés par les lieux communs : si « on n’arrête pas le progrès », alors ce processus inéluctable ne ruine-t-il pas le sens même d’un engagement « progressiste » ?

À l’inverse, si « le progrès n’est qu’un mythe dépassé », comment s’opère ce dépassement, sinon par une forme de « progrès » ? P uisque la notion s’élabore dans une tension dialectique entre l’historicité, les conditions historiques supportant l’émergence du concept, et l’historialité, les conditions sémantiques permettant de donner sens à l’histoire elle-même, sa définition entraîne nécessairement l’examen des conditions de sa réalisation : le progrès scientifique diffère du progrès technique, et celui-ci, d’un éventuel progrès social ou politique, dans la mesure même où les conditions théoriques, techniques ou sociales appartiennent à des temporalités relativement autonomes et potentiellement divergentes. Toutefois, il ne faudrait pas réclamer ici le bénéfice d’une quelconque rupture épistémologique pour récuser la caractérisation du progrès en tant que mythe, car ce sont les médiations entre ces différents processus qui sont l’enjeu du Progrès. Tirant parti des multiples variations que procure le recul historique, Weber distingue trois composantes de la notion : la rationalisation économique et bureaucratique ; l’autonomisation éthique et politique ; et, enfin, le progrès des valeurs, la dimension proprement symbolique 1. Il indique ainsi comme conditions de son analyse l’adhésion à des valeurs, au premier rang desquelles il faut placer la Science. Comme l’analyse P.-A. Taguieff : « Le croyant progressiste fonde sa confiance dans un avenir meilleur sur le postulat suivant : le progrès de l’esprit humain, attesté par les progrès observables des sciences, dont le caractère cumulatif est reconnu, constitue à la fois la preuve irrécusable de l’existence du progrès, la condition déterminante de tous les progrès et le modèle du Progrès pris au sens absolu, centré sur la certitude que la condition humaine, voire la nature humaine, est en voie d’amélioration. » 2. Pour autant, la déconstruction de cette « foi » ne repose-t-elle pas sur un postulat tout aussi naïf : les hommes des siècles précédents, progressistes ou non, auraient cru au mythe du progrès, tandis que nous serions les seuls à percevoir le progrès comme un mythe ? Ce serait jouir bien facilement de « la supériorité reconnue que les downloadModeText.vue.download 883 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 881 chiens vivants ont sur les lions morts » 3. Tout au contraire, nous allons montrer que lors de son élaboration historique, le progrès a toujours supposé une dimension d’engagement indispensable à sa fonction idéologique. L’acception méliorative du terme, autrement dit le progrès en tant que processus de perfectionnement, apparaît en 1605, dans le titre de l’ouvrage de Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, dont le but explicite est de démystifier la figure écrasante des Anciens, qui condamnait les modernes à n’être que des nains juchés sur les épaules de géants et

toute création dans le domaine scientifique à se présenter comme une simple imitation d’oeuvres insurpassables. Le temps corrupteur, la croyance en un déclin continu depuis la chute de l’Empire romain, la sacralisation des objets culturels furent autant d’« obstacles mythiques » dont la pensée du progrès a dû s’affranchir. Bien loin de manifester une adhésion évidente, l’introduction du terme signale une conception militante de la culture séculaire par la redéfinition du temps non plus seulement en fonction de sa capacité à hériter d’un passé éternisé, mais par l’ouverture d’une perspective future. La métaphore spatiale du progrès, l’image de la marche en avant symbolisant le modèle cumulatif, unifie cependant précocement ces deux dimensions du temps, la sédimentation et l’invention ; dès son acclimatation en France (1647) par Pascal (« Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ou [...]. » 4) se creuse un écart entre historicité et historialité : le progrès se trouve éternisé et placé comme fondement même de l’historicité (« un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit »). Cette neutralisation des rapports dialectiques entre historicité et historialité, originellement placées sur un même plan conflictuel, caractérise la réduction du mythe à sa vulgarisation. Or, des apories qu’une telle réduction entraîne, les penseurs du XVIIe s. en étaient déjà avertis ; Leibniz, dont la théodicée n’exclut pas d’éventuelles régressions matérielles, si elles s’avèrent indispensables à de plus grands progrès futurs, prend soin de justifier le concept de progrès indéfini, dans l’hypothèse où la science constituerait un domaine fini de vérités : « Semper in abysso rerum superesse partes sopitas adhuc excitandas et ad majus meliusque et, ut verbo dicam, ad meliorem cultum provehendas. Nec proinde unquam ad terminum progressus perveniri. » 5. Cependant, c’est le siècle des Lumières qui symbolise la foi en un progrès homogène, continu, irréversible et inéluctable, ce qui résulte de profonds malentendus. Tout comme l’optimisme de Leibniz est une attitude réfléchie empreinte de certitude morale, et non un constat fataliste, la croyance en la perfectibilité de l’esprit humain constitue, pour les penseurs du XVIIIe s., un programme, et non une orientation eschatologique. En fait, l’époque est inquiète et peu assurée de son sort face aux processus en cours : Montesquieu n’est pas loin de suggérer que le despotisme, qui représente un danger permanent, constitue le terme inévitable du progrès politique. Le Discours sur les sciences et les arts, de Rousseau, récuse la valeur du mythe en faisant valoir que le progrès des Lumières entraîne plus sûrement la corruption de l’innocence que l’amélioration des âmes (« Il n’y a point de vrai progrès de la raison dans l’espèce humaine parce que tout ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. »). Quant à Condorcet, dont on stigmatise souvent la prétention à programmer les progrès futurs de l’esprit humain sans souligner la dimension hypothétique d’un tel projet (« S’il existe une science de prévoir le progrès de l’espèce humaine, de les diriger, de les accélérer, l’histoire des progrès qu’elle a déjà faits en doit être la base première. »), on dénature certainement sa pensée en présentant son ultime tableau (« Des progrès futurs de l’esprit

humain ») comme l’aboutissement téléologique d’un processus irrésistible. Il s’agit, par un ultime engagement politique rédigé dans l’urgence, d’indiquer les conditions nécessaires, et non point suffisantes, à partir desquelles un développement planifié est envisageable qui ne soit pas à la merci des hasards (comme la régression du Moyen Âge montre que le développement antique l’était), à savoir principalement l’égalité des conditions entre citoyens et la diffusion universelle du savoir de façon à ce qu’aucun monopole savant ni aucune possession exclusive ne permettent aux citoyens de s’asservir entre eux ni de biaiser la discussion démocratique sur l’organisation de la société 6. La prévision dont il est alors question serait celle que l’observation du rythme de développement d’un peuple souverain permettrait de conjecturer pour le futur à partir de la théorie des probabilités, autrement dit la prise en compte du hasard visant à en réduire l’impact. Peut-être voudra-t-on trouver quand même dans le développement de la société civile et dans les travaux historique de ses idéologues une religion du progrès ? A. Ferguson, membre de l’école écossaise à laquelle une certaine doxa néolibérale tend à prêter un optimisme viscéral face au devenir du capitalisme, propose pourtant une perspective toute différente : certes, le développement des sociétés policées promeut les valeurs d’épanouissement individuel propres à la société marchande, mais à mesure que celles-ci croissent, les valeurs de solidarité et de désintéressement qui caractérisaient les sociétés barbares s’affaiblissent, si bien que la courbe de croissance du capitalisme représente aussi la courbe croissante du risque social ! Le progrès économique entraîne nécessairement soit la dissolution de la cohésion sociale, soit des crises endémiques dues à la résurgence des valeurs archaïques refoulées ; et son ouvrage s’achève significativement sur un chapitre intitulé « Des progrès et du terme du despotisme », où la conscience de la corruption permet seule une réforme salutaire des institutions 7. À la question « Le genre humain est-il en progrès constant ? » ne peut répondre qu’une connaissance historique portant non sur le passé, mais sur l’avenir, observe Kant, dans « Le conflit des facultés ». Aussi peut-on affirmer que, dès la fin du XVIIIe s., la réflexivité philosophique a intégré le caractère téléologique de l’idée de progrès : le mythe du progrès, en tant qu’il est un mythe de la raison, est une idée régulatrice. L’engagement progressiste de Kant suppose ainsi le concept paradoxal de l’expérience historique a priori de la Révolution française, considérée non comme un fait contingent, mais comme événement de la Raison, qui « ne s’oublie plus » 8, autrement dit comme mythe fondateur d’une histoire universelle. Le progrès ne saurait se dépasser, car il exprime la responsabilité humaine et donne sens aux crises de la liberté. L’enjeu, c’est l’articulation politique de ce mythe aux progrès scientifiques. Ce n’est pas tant le cours inéluctable du progrès que la perspective du « conservatisme progressiste » qui caractérise le positivisme : « Le progrès ne

constitue à tous égards que le développement de l’ordre » (Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, 62). Ce n’est pas le mythe du surhomme ni la justification des sacrifices par la masse qui intéressent Nietzsche, mais la discussion des critères d’une planification permettant l’émergence contrôlée de surhommes par des voies d’excellence (l’Antéchrist, 4). downloadModeText.vue.download 884 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 882 Dès lors, la dévaluation ou la proclamation du progrès, au nom de sa transcendance ou de sa péremption, ne sont que deux faces d’un même nihilisme, qui ignore que les valeurs scientifiques elles-mêmes réclament un engagement. La véritable question est : comment une pensée rigoureuse peut-elle orienter l’action et donner sens à l’histoire ? Si les faiseurs d’opinion pullulent, qui surfent sur les courants contradictoires des humeurs politiques, plus rares sont les philosophes répondante la demande de sens vis-à-vis des processus scientifiques, techniques et économico-politiques contemporains, qui semblent déposséder l’homme des moyens d’agir sur son propre devenir. On signalera donc, pour finir, le dense article de G. Simondon, « Les limites du progrès humain », qui caractérise les enjeux cruciaux d’un processus de civilisation selon sa temporalité technologique, sans abandonner les dimensions spirituelles de l’humaine condition : « Nous pouvons dire qu’il y a progrès humain seulement si, en passant d’un cycle autolimité au cycle suivant [le langage, puis la religion, puis la technologie], l’homme accroît la part de lui-même qui se trouve engagée dans le système qu’il forme avec la concrétisation objective. » Ainsi l’action progressiste doit-elle mobiliser autour de symboles les émotions collectives tout en cherchant les critères de sa propre évaluation. VINCENT BONTEMS ✐ 1 Weber, M., Histoire économique, Gallimard, Paris, 1991. 2 Taguieff, P.-A., Du progrès, Librio, Paris, 2001, p. 7. 3 Sartre, J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, Paris, 1985, p. 36. 4 Pascal, B., « Fragment d’un traité du vide » in Pensées et Opuscules, Hachette, Paris, 1968, p. 80. 5 « Dans la profondeur des choses demeurent toujours des éléments qui doivent être excités et relevés, et pour ainsi dire, portés à un degré supérieur de culture. C’est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé. » G. W. Fr. Leibniz, « De rerum originatione radicali », 16-17, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin,

Paris, 2002, p. 190. 6 Condorcet, M. J. (de), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Vrin, Paris, 1970. 7 Ferguson, A., Essai sur l’histoire de la société civile, PUF, Paris, 1992. 8 Kant, E., la Philosophie de l’histoire (Opuscules), Gonthier, Paris, 1965, p. 173. PROHAIRESIS Mot grec signifiant « choix préférentiel » ou « choix préalable », de hairesis, « choix », et pro, « de préférence » ou « avant ». PHILOS. ANTIQUE 1. Chez Aristote, « désir délibératif des choses qui dépendent de nous » 1. – 2. Chez Épictète, faculté de choisir entre le bien et le mal, le vrai et le faux 2. – 3. De façon générale, « la prohairesis est le fait de choisir et de sélectionner une chose au lieu d’une autre, quand deux sont proposées » 3. En raison de ses deux étymologies possibles, les interprètes ne s’accordent pas sur le sens du terme. La notion de « choix préférentiel » semble toutefois plus conforme aux analyses d’Aristote. La prohairesis résulte de la délibération ; elle concerne comme celle-ci les moyens de l’action 4 et c’est à elle que l’on juge de la qualité morale de quelqu’un 5. Contrairement à Aristote, qui distingue le choix de l’opinion 6, Épictète en fait une faculté qui régit l’ensemble des facultés psychiques, désir, impulsion et assentiment, de sorte que même l’opinion relève de cette faculté de choix. Seule la prohairesis est en notre pouvoir, contrairement au corps et aux biens extérieurs. Elle est le moi 7. ▶ La prohairesis est une des formes antiques de la notion de volonté. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113 a 9-11 ; Éthique à Eudème, II, 10, 1226 b 16-17. 2 Épictète, Entretiens, I, 17, 21-24. 3 Souda, art. « prohairesis ». 4 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4.

5 Aristote, Éthique à Eudème, II, 11, 1228 a 2-4. 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1111 b 30-1112 a 13. 7 Épictète, op. cit., III, 1, 40. Voir-aussi : Aubenque, P., la Prudence chez Aristote, ch. III, § 2, Vrin, Paris, 1963. ! LIBRE ARBITRE, VOLONTÉ PROJET Du latin pro-jectus : « ce qui est jeté en avant ». PHILOS. CONTEMP. Représentation qu’un sujet se fait d’un but à atteindre. Dans la philosophie existentialiste, elle désigne l’être même de l’homme, qui se jette toujours nécessairement vers une fin. Le projet est une notion finaliste : il se saisit en effet par rapport à une fin, qui donne sens aux moyens mis en oeuvre pour y parvenir. C’est donc dans les philosophies téléologiques que la notion de projet apparaît tout d’abord : par exemple, dans la représentation providentialiste de l’histoire, qui définit le processus historique comme réalisation d’un projet divin 1 ou comme réalisation d’une finalité conforme à la nature 2. Dans cette dernière acception, la notion de projet perd sa dimension subjective pour acquérir une valeur objective : le projet désigne un plan qui ne présuppose aucune représentation distincte, mais qui doit être nécessairement postulé pour donner sens au processus historique. La notion de projet est également utilisée dans les philosophies de l’action, afin de rendre compte de la spécificité de l’action humaine : là où les phénomènes naturels sont le produit mécanique de causes efficientes, l’action humaine est un projet, c’est-à-dire qu’elle résulte d’une intention consciente 3. Cependant, la notion de projet a surtout été développée par les philosophies de l’existence, en particulier celle de Sartre : pour Sartre, l’homme n’est pas seulement un être qui a des projets, au sens de représentations conscientes de buts à atteindre, mais il est lui-même un projet. Cela signifie qu’il n’est pas ce qu’il est (comme la chose) mais qu’il a à être son être : par exemple, le garçon de café n’est pas garçon de café comme cette chaise est cette chaise, mais il doit se faire garçon de café dans chacun de ses actes. C’est donc à partir de cet être qu’il doit réaliser (son projet) qu’il faut saisir l’homme. Tout projet particulier doit ainsi se comprendre à partir d’un projet plus fondamental qui est le projet d’être : tout individu

doit en effet se choisir, c’est-à-dire à choisir la manière dont il se rapporte au monde et dont il se rapporte à sa propre facticité. Ainsi, tel individu choisira d’assumer sa laideur et tel autre la fuira dans l’activité intellectuelle. Ce projet est totadownloadModeText.vue.download 885 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 883 lement libre : cela ne veut pas dire qu’il est délibéré, au sens où je me représenterais mon projet avant de l’effectuer, ce qui amène Sartre à distinguer le projet d’une action volontaire faite d’après certains motifs ou mobiles ; mais il est libre au sens où il n’est conditionné par aucune cause déterminante : l’homme n’est pas « quelque chose qui serait d’abord pour se mettre ensuite en relation avec telle ou telle fin, mais au contraire un être qui est originellement projet, c’est-à-dire qui se définit par sa fin » 4. En ce sens, le projet est à la fois originel et ultime : ultime, parce qu’il est le choix par l’homme de son être, c’est-à-dire de son ultime possibilité ; et originel parce qu’il n’est dérivé d’aucune raison ou cause efficiente. Arnaud Tomès ✐ 1 Bossuet, J.B., Discours sur l’histoire universelle, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1966. 2 Kant, E., Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, in La Philosophie de l’histoire, Denoël, coll. « Médiations », Paris, 1987. 3 Hegel, G.W.F., Principes de la philosophie du droit, § 119, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1989. 4 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1987, p. 508. ! DASEIN, EXISTENCE PROLÉTARIAT Du latin proletarius, de proles, « lignée ». Notion qui apparaît au XIXe s. dans le cadre de la critique de la société industrielle et qui est redéfinie par Marx. Sa pertinence descriptive et ses enjeux politiques sont vivement discutés au XXe s. POLITIQUE Ensemble des producteurs salariés qui ne possèdent aucun moyen de production. Dans le droit romain, les prolétaires constituent la dernière classe des citoyens, considérés comme utiles seulement par leur descendance et exemptés d’impôts. Repris dans le moyen français, le terme connaît un fort regain d’intérêt au

XIXe s. alors que se développe une critique sociale, politique et économique du monde industriel. Dans ce contexte, le substantif « prolétariat » apparaît en 1832, pour désigner l’ensemble des travailleurs pauvres, dont la misère est perçue comme le résultat de l’égoïsme des classes dirigeantes. Souvent associé à la dénonciation du paupérisme, le terme témoigne d’une perception des conditions de vie de la classe ouvrière comme anormales, peu durables et peu compatibles avec l’essor industriel. Terme transposé en allemand en 1842 par L. von Stein, il est aussitôt repris par le jeune hégélien M. Hess, alors proche d’Engels et de Marx. On le rencontre dès 1843 chez Marx, où il acquiert un sens nouveau et une importance théorique centrale. Sa définition marxienne s’élabore en trois étapes. 1. D’abord, le terme apparaît en 1843, au cours de la critique de la philosophie hégélienne du droit, engagée par Marx. Il désigne le sujet social enfin identifié de l’émancipation générale de la société civile moderne. Le prolétariat, parce qu’il est cette classe qui « subit l’injustice tout court », ne peut viser qu’« une reconquête totale de l’homme » 1. 2. Dans l’Idéologie allemande (1845) et le Manifeste du parti communiste (1848), Marx et Engels définissent les luttes de classe et l’antagonisme moderne entre prolétariat et bourgeoisie. Ils précisent ainsi une analyse d’abord engagée par Engels, dans son étude de la Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Le prolétariat se définit par sa place au sein d’un mode de production respondent. Il est à la sans posséder de moyens lée à la transformation

et des rapports sociaux qui lui corfois la classe qui produit les richesses de production et celle qui est apperadicale du capitalisme.

3. Enfin, dans le Capital et les manuscrits préparatoires, la découverte de la survaleur et de son origine, la fraction de temps de travail non payé que s’approprie le capitaliste, permet à Marx de préciser cette notion et d’en exposer la dimension dialectique. Le prolétariat est dépossédé de la richesse sociale qu’il crée. Par suite, son unité et son identité de classe se construisent en contradiction avec le caractère privé de l’appropriation bourgeoise, et visent le communisme. Mais, d’un autre côté, le prolétariat subit aussi une concurrence qui fait obstacle à sa prise de conscience unitaire et à son rôle révolutionnaire. Le prolétariat au sens marxien est une notion qui se veut socialement descriptive, mais qui présente aussi une dimension critique et philosophique constitutive. Cette double orientation sera au centre des débats postérieurs à Marx. ▶ Si on laisse de côté sa sclérose dogmatique, la notion pose des questions qui demeurent actuelles, déjà perçues par

Lukacs et Gramsci, ou abordées par la sociologie contemporaine. Le thème de la fin de la classe ouvrière apparaît vers 1960. Mais on peut lui objecter sa réduction de la notion de prolétariat à une catégorie socioprofessionnelle, qui omet l’analyse de l’antagonisme social lui donnant naissance. L’augmentation du secteur tertiaire et l’élévation du niveau de vie n’annulent pas la pertinence d’une théorie de l’exploitation. En outre, la dynamique du progrès social est remis en cause depuis la crise des années 1970. Le problème est donc, de nouveau, celui d’une identité et d’une conscience de classe des dominés. Le terme de « prolétariat », distingué par là même de celui de classe ouvrière, désigne l’héritage théorique de cette question et souligne sa portée philosophique et politique. Isabelle Garo ✐ 1 Marx, K., Critique du droit politique hégélien, introduction de 1843, Éditions sociales, Paris, 1975, p. 211. Voir-aussi : Balibar, E. et Wallerstein, I., Race, nation, classe, La Découverte, Paris, 1990. Gorz, A., Adieux au prolétariat, Galilée, Paris, 1980. Lukacs, G., Histoire et Conscience de classe, Minuit, Paris, 1960. Marx, K., et Engels, F., Le manifeste du parti communiste, Messidor-Éditions sociales, Paris, 1986. ! BOURGEOISIE, CLASSE, CLASSES (LUTTE DES), COMMUNISME, DIALECTIQUE PROMESSE MORALE, PHILOS. DROIT. POLITIQUE Acte par lequel une personne libre s’engage à accomplir une action future. On donne sa parole de fournir quelque chose à quelqu’un, ce qui crée obligation et engage la confiance. La promesse se rapproche ainsi de l’alliance, du voeu, du serment, du contrat. Hobbes lie promesse et contrat. Le contrat est un transfert mutuel de droits qui présuppose le concours de deux volontés, c’est-à-dire enveloppe l’acceptation de celui qui reçoit. Cette transaction mutuelle peut ne pas s’accomplir simultanément ; en ce cas, le pacte du contrat est ce que l’on promet downloadModeText.vue.download 886 sur 1137

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884 d’accomplir ensuite. On se fonde donc sur la bonne foi de celui qui promet ou sur une confiance mutuelle. Promettre est un acte volontaire, la fin d’une délibération et porte donc sur un acte futur et jugé possible, on engage sa liberté, et « là où la liberté cesse, l’obligation commence » 1. Quel est le fondement de cette obligation, quel est le garant de cette confiance ? « Tout ce qui se fait volontairement est fait pour quelque bien de celui qui veut. »1 Il s’ensuit que les promesses faites sous la crainte sont valides, puisqu’on évalue la grandeur respective de deux maux (le modèle est le fait de jeter sa cargaison par-dessus bord, par crainte de la mort lors d’une tempête, exemple qui renvoie à l’Éthique à Nicomaque, l’acte est accompli de plein gré), que certaines promesses ne peuvent être véritablement faites, que certains pactes sont invalides par essence, et cela tant pour l’individu naturel (qui ne peut promettre de ne pas résister à la mort ou de s’accuser lui-même, etc.) que pour le souverain (qui ne saurait promettre ce qui entame la souveraineté). Or, la première loi de nature enjoint de chercher la paix (à l’inverse de l’état de guerre qu’est l’état de nature). Donc « il ne faut pas retenir le droit qu’on a sur toutes choses, mais qu’il faut en quitter une partie, et la transporter à autrui » 1. La seconde loi de nature est, en conséquence, de garder ses conventions, d’accomplir ses promesses. Cependant, « les pactes qui se font par contrat, où il y a confiance réciproque, au délai qui se fait de l’accomplissement des promesses, sont invalides en l’état de nature, si l’une des parties a quelque juste sujet de crainte », ce que l’on peut presque toujours présupposer 1. Ce n’est donc que par le truchement du glaive, de la société civile, que l’on peut être assuré de l’effectuation de la promesse, le souverain pouvant punir ou contraindre le promettant. Le contrat social est donc la garantie réelle des contrats entre individus naturels, et la peur du châtiment, la garantie effective que la promesse sera tenue. C’est par la loi civile que la loi de nature peut se faire respecter. « Les conventions, n’étant que des mots et du vent, n’ont aucune force pour obliger, contenir, contraindre ou protéger quelqu’un, en dehors de la force du glaive public. »2 Ou encore : « Le pacte est une promesse et la loi un commandement ; en un pacte l’on dit “je ferai”, et en une loi on “ordonne” de faire : par les contrats nous sommes obligés ; et par les lois nous sommes attachés à notre obligation. »1 Deux points doivent encore être soulignés. Le serment qui s’ajoute à la promesse pour signifier que manquer à sa parole signifie s’attirer les foudres de la divinité en laquelle on croit n’ajoute rien, en réalité, à l’obligation qui est née du pacte lui-même, et n’est qu’un adjuvant de crainte. La force

des paroles étant trop faible, ce qui contraint à exécuter une convention est la peur, mais aussi « l’orgueil ou la vanité de montrer qu’on n’a pas besoin de ne pas la tenir », ce qui est « une générosité trop peu répandue » 2. On est alors renvoyé à l’analyse magistrale de Nietzsche dans la seconde dissertation de la Généalogie de la morale : « Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses, n’est-ce pas la tâche paradoxale que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ? N’est-ce pas là le véritable problème de l’homme ? »3 Via la discipline atroce de la « moralité des moeurs », ce que vise la culture est « l’individu souverain, qui n’est plus semblable qu’à lui-même, l’individu affranchi de la moralité des moeurs, l’individu autonome et supermoral [...] qui peut promettre, qui possède en lui-même la conscience Hère et vibrante de ce qu’il a enfin atteint par là, une véritable conscience de la liberté et de la puissance [...] » 3. La culture a pour tâche de créer en l’homme une mémoire active, de le rendre responsable via la douleur, car « seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste dans la mémoire » 3. Fonder sur les rapports de créanciers à débiteurs la responsabilité (qui est ici responsabilité de soimême et, pour ainsi dire, devant soi-même) est un moyen de la supprimer dans l’individu autonome et souverain, qui dispose de l’avenir. La justice est un moyen transitoire, puisque ce qu’elle vise est l’homme innocent et irresponsable, souverain, c’est-à-dire l’individu législateur, et non plus soumis à la loi. Anne Amiel ✐ 1 Hobbes, T., le Citoyen, Garnier-Flammarion, Paris, 1982. 2 Hobbes, T., Léviathan, trad. G. Mairet, Calmann-Lévy, Paris, 2000. 3 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, in OEuvres, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1993. Voir-aussi : Arendt, H., la Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983. Kant, E., Doctrine du droit, in OEuvres philosophiques, III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1986. ! CONTRAT SOCIAL, MENSONGE PROPAGANDE

Dérivé de Congregatio de propaganda fide (1662), « congrégation pour propager la foi ». ESTHÉTIQUE, POLITIQUE Action visant à influer sur l’opinion ; d’origine religieuse, elle renvoie de nos jours à la diffusion de messages prosélytes, en particulier ceux de la sphère politique. Alors que le pouvoir démocratique est censé procéder d’une délégation à partir du peuple, la propagande cherche à imposer à l’ensemble d’une population des intérêts ou des idées issus d’une fraction de celle-ci ; elle a pour objectif premier l’efficacité pratique. C’est avec le double avènement des sociétés totalitaires et des mass media que la propagande devient, au XXe s., un redoutable instrument de communication, en bénéficiant des moyens modernes de diffusion (cf. les discours d’Hitler à la radio). Par là, elle redécouvre les ressources de l’ancienne rhétorique, mais en les portant à un degré de séduction (et / ou de persuasion) inégalé, tant est prégnante la dimension phatique de ses manifestations. Ce qui, à certains moments, fit de la propagande l’arme psychologique qu’on sait, résulta de la convergence des moyens mobilisés : c’est à la fois visuellement et auditivement, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps (sur des périodes rythmées), que ce qu’on appelle le « matraquage » est programmé. Tchakhotine n’a pas hésité à parler d’un « viol des foules » 1. Il est évidemment tentant de faire l’amalgame avec la publicité qui, elle aussi, sature les plages et les surfaces mises à sa disposition. Ne parle-t-on pas d’ailleurs, de « publicité politique » où l’argumentation est remplacée par le slogan et par l’image télégénique des candidats ? Ce mélange des genres ne date pas d’hier : il suffit de rappeler que la firme italienne Fiat, avant la guerre, n’hésitait pas à introduire de jeunes musdownloadModeText.vue.download 887 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 885 soliniens (ballila) dans ses visuels. Plus récemment, Benetton s’est servi de thèmes liés au racisme et au terrorisme. Dès les années 1950, dans un contexte où la consommation devient un travail social à part entière, Packard 2 avait dénoncé le recours – commun à la propagande et à la publicité – de techniques dérivées de la psychologie des profondeurs et capables de manipuler certaines de nos tendances les plus enracinées (sentiment de sécurité, de puissance, culpabilité, bonheur). Benjamin a défendu l’idée que le fascisme s’enracinait dans un projet d’« esthétisation de la politique »3 qui culmine dans la guerre. À travers le cinéma (Riefenstahl) et la reprise des thèmes wagnériens de la Götterdämmerung, l’on sait le rôle de l’esthétique dans la propagande nazie, au point que Lacoue-Labarthe risque le terme de « national-esthétisme »4 ; d’où en retour l’idée que l’art critique constitue aussi la forme de résistance la plus efficace à la monstruosité de l’histoire (Gerz). ▶ L’énorme machinerie des terminaux de toutes sortes qui nous entourent, et qui créent une sorte d’état d’urgence auquel il est difficile de se soustraire (il faut être « branché »), installe les conditions d’une dépendance en regard desquelles les prescriptions politiques stricto sensu font bien pâle figure. Platon, Hobbes, Rousseau admettaient le principe d’un mensonge politique. S’il y a quelque originalité dans notre modernité, elle est moins à chercher dans l’abandon de ce principe que dans son mode de réalisation détourné ; en voyant CocaCola l’emporter sur Marx, la fin du XXe s. a poussé jusqu’à son terme ce processus de déguisement. Pierre Fresnault-Deruelle ✐ 1 Tchakhotine, S., le Viol des foules par la propagande politique (1939), Gallimard, Paris, 1952. 2 Packard, V., la Persuasion clandestine, Calmann-Lévy, Paris, 1958. 3 Benjamin, W., « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935 et 1939), in OEuvres, t. III, Gallimard, Paris, 2000, pp. 111 et 314. 4 Lacoue-Labarthe, P., la Fiction du politique, Bourgois, Paris, 1987. Voir-aussi : Gervereau, A., La propagande par l’affiche, Syros, Paris, 1991.

Gourevitch, J.-P., l’Imagerie politique, Flammarion, Paris, 1980. Lardellier, P., « Image incarnée, une généalogie du portrait politique », L’Harmattan, Paris, 1997. ! PUBLICITÉ, RHÉTORIQUE PROPORTION Du latin proportio. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES La proportion est un concept mathématique qui désigne l’équivalence de deux rapports entre des grandeurs homogènes. Il a aussitôt été repris en art : la proportion apparaît comme un facteur essentiel de beauté, d’ordre et d’harmonie. On trouve chez les pythagoriciens une « théorie des proportions » ; cette théorie ne concerne cependant que les nombres entiers. Elle leur permet de penser la proportion musicale : les sons harmonieux sont produits par des rapports exprimés en nombres entiers ; plus le rapport est simple, plus le son est beau. Il revient à Euclide 1 d’avoir proposé une théorie des proportions qui vaut aussi bien pour les grandeurs commensurables que pour les grandeurs incommensurables. En art la proportion devient un idéal, en particulier sous la forme de la « divine proportion » 2, à savoir le nombre d’or ou la section dorée dont l’origine et l’application peuvent être discutées 3. Elsa Rimboux ✐ 1 Euclide, Les Éléments, livre V, trad. B. Vitrac, PUF, Paris, 1990. 2 Pacioli, L., De divina proportione (1509) Librairie du compagnonnage, Paris, 1980. 3 Neveux, M., Le nombre d’or : Radiographie d’un mythe, Seuil, Paris, 1995. Voir-aussi : Caveing, M. La constitution du type mathématique de l’Idéalité dans la pensée grecque, vol. 3 : « L’irrationalité dans les mathématiques grecques jusqu’à Euclide », 2e partie, chap. V, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 1998, pp. 263-317.

! ANALOGIE, BEAUTÉ, HARMONIE PROPOSITION Du latin propositio. En grec : logos, axioma, pragma. LINGUISTIQUE, LOGIQUE Contenu de ce qui est dit, pensé ou exprimé par un signe complexe susceptible d’être vrai ou faux. La notion de proposition apparaît chez Platon comme le logos (Sophiste, Théétète), et chez Aristote, qui l’emploie quelquefois au sens de doxa, ou d’upolèpsis, et développe une terminologie élaborée pour les actes linguistiques à travers lesquels la proposition est exprimée. Chez les stoïciens, un axioma ou pragma complet exprime un lekton, ou « signifié propositionnel ». Le latin propositio, introduit par Cicéron, oscille également entre le signe et ce qu’il exprime. Les propositions servent à trois choses : à affirmer ce qui est vrai ou faux, à figurer dans des inférences et des relations logiques, et à caractériser les contenus des actes mentaux « intentionnels », ou « attitudes propositionnelles », introduits par des clauses subordonnées que (dire que, croire que, juger que, etc.). Mais ces trois fonctions sont difficiles à concilier : les propositions sont-elles ce qui est exprimé par des phrases, ou les phrases elles-mêmes ? Sont-elles des signes concrets ou des entités abstraites ? Sont-elles des symboles mentaux ou leurs contenus ? Sur ces points, on distingue habituellement des formes de platonisme ou d’intensionnalisme, qui admettent, des stoïciens à Bolzano, à Frege et à Carnap, des entités telles que les sens ou des intensions (Satz an sich de Bolzano), des formes de nominalisme ou d’extensionnalisme, qui, de Occam à Hobbes et à Quine, assimilent les propositions à des symboles concrets, linguistiques ou mentaux. D’autres philosophes, comme Russell, tendent à assimiler les propositions aux faits qu’elles décrivent et qui les rendent vraies. D’autres philosophes, comme Austin ou Strawson, assimilent la proposition à l’énoncé, ou au contenu de l’acte de langage d’assertion. Un autre problème fondamental est celui de la forme logique des propositions et de la nature du lien propositionnel. Dans la tradition, elle est sujet-prédicat, ce qui rend difficile la distinction de la proposition et du jugement (acte mental qui lie le sujet au prédicat), mais en logique contemporaine depuis Frege, le contenu d’une proposition est de forme fonction-argument, permettant de lier des variables de quantification. downloadModeText.vue.download 888 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

886 ▶ On objecte habituellement contre la conception des propositions comme entités abstraites qu’il est difficile de dire quand deux phrases expriment la même signification. La critique par Quine de cette notion dans la philosophie contemporaine, et sa théorie de l’indétermination de la traduction, a conduit philosophes et logiciens à une méfiance envers ces « créatures de l’ombre ». Mais, si les propositions sont des phrases, comment peuvent-elles être vraies ou fausses si une même phrase peut être vraie ou fausse selon les contextes, et relativement à un langage particulier (cette difficulté se retrouve dans la théorie de la vérité de Tarski où la vérité est attribuée à des phrases) ? En définitive, on a bien besoin d’un concept pour désigner ce qui est dit ou pensé, et en ce sens la notion de proposition est indispensable. Pascal Engel ✐ Nuchelmans, G., Theories of the Proposition, Amsterdam, North Holland, 1973. Prior, A., Objects of Thought, Presses universitaires, Oxford, 1968. ! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, FAIT, INDÉTERMINATION (DE LA TRADUCTION), JUGEMENT, PHRASE, SIGNIFICATION ∼ ATTITUDE PROPOSITIONNELLE En anglais : Propositional Attitude. LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT État psychologique dont on peut rapporter le contenu au moyen d’une proposition subordonnée introduite par que, comme « croire que la nuit tombe », « désirer que la nuit tombe » ou « regretter que la nuit tombe ». Cette terminologie, introduite par Russell 1, suggère que ces états mentaux relient un individu à une proposition. Mais une proposition est-elle une représentation mentale, une entité abstraite non linguistique, ou une phrase d’une langue ? Et comment ces diverses entités représentent-elles des faits ? La question de la nature des attitudes proposition-

nelles est une version du problème de l’intentionnalité du mental, selon le critère de Brentano : ne sont mentaux que les états « dirigés vers quelque chose ». Les verbes d’attitudes propositionnelles diffèrent cependant des verbes psychologiques de perception, qui prennent un complément d’objet direct, comme « voir » ou « sentir » : par exemple, si je vois Jean, et si Jean est médecin, alors je vois un médecin, alors que si je crois que Stendhal est un écrivain, et si Stendhal est Beyle, il ne s’ensuit pas que je crois que Beyle est un écrivain. Cette propriété est appelée l’« opacité référentielle ». Elle suggère que l’objet d’une attitude n’est pas déterminable objectivement, mais est relatif à la manière dont le sujet se le représente, qu’on peut aussi tenir comme liée à la subjectivité propre au mental. ▶ Les dualistes, et tous ceux qui défendent la distinction de Brentano, les considèrent comme irréductibles à des états physiques. Certains matérialistes comme Dennett 2 soutiennent que les attitudes propositionnelles ne peuvent recevoir aucun statut scientifique, et peuvent au mieux servir d’instruments heuristiques pour expliquer et prédire le comportement. D’autres matérialistes soutiennent qu’il existe bien, dans la cognition, des états tels que des croyances ou des désirs, véhiculant une certaine information qui doit pouvoir, au même titre que tout phénomène naturel, recevoir une explication causale scientifique. Pascal Engel ✐ 1 Russell, B., Signification et vérité, Flammarion, Paris, 1969. 2 Dennett, D., La stratégie de l’interprète, Gallimard, Paris, 1991. ! INTENTIONNALITÉ, OPACITÉ RÉFÉRENTIELLE, PROPOSITION « Croire et juger » PROPRE Du latin proprius « propre » (particulier à quelque chose ou à quelqu’un), traduction du grec idios. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Chez Aristote, « ce qui, sans exprimer l’essentiel de l’essence (to ti en einai) de son sujet, n’appartient pourtant

qu’à lui, et peut s’échanger avec lui en position de prédicat d’un sujet concret. Par exemple, être apte à la lecture et à l’écriture est un propre de l’homme » 1. Si un individu donné est homme, il sera apte à la lecture et à l’écriture, et si un individu donné est apte à la lecture et à l’écriture, il sera homme, sans que, pourtant, « apte à la lecture et à l’écriture » suffise à définir l’homme. On peut naturellement considérer comme propre l’essentiel de l’essence, mais Aristote préfère dans ce cas parler de définition 2. Dans l’Isagoge, Porphyre classe le propre parmi les prédicables, ou universaux, et distingue quatre types de « propres » : celui qui convient seulement à une espèce, mais non à tous les membres de cette espèce – par exemple, pour l’homme, exercer la médecine ou la géométrie ; celui qui convient à tous les membres d’une espèce, mais pas seulement à cette espèce – pour l’homme, être bipède ; celui qui convient à tous les membres d’une espèce et seulement à cette espèce, mais de manière momentanée – le fait pour l’homme de blanchir avec la vieillesse ; celui qui convient à tous les membres de l’espèce et seulement à l’espèce, et toujours – le rire pour l’homme 3. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Topiques, I, 5, 102 a 18 (trad. J. Brunschwig). 2 Ibid., I, 4, 101 b 19. 3 Porphyre, Isagoge, IV, 1. ! ACCIDENT, DÉFINITION, ESPÈCE, GENRE, PRÉDICABLE PROPRE (NOM) ! NOM PROPRE PROPRIÉTÉ Du latin proprietas. La propriété décrit la sphère du corps propre. Au sens juridique, cette relation au corps propre, qui fait l’appropnation et sa permanence, est rendue nécessaire par la subjectivation-même du droit. Toute propriété s’attache en effet à la possibilité d’une distinction (sens logique ou

modal d’un attribut spécifique) ou d’une revendication (sens juridique). Dans l’ordre politique, la propriété est l’expression d’une puissance individuelle à laquelle nul ne renonce dans l’utopie contractualiste. Rousseau s’indigne de la première appropriation, dans le Second Discours, en des termes célèbres. Mais le pacte de gouvernement rejette la propriété dans la sphère d’un droit privé qui n’est transféré à la puissance collective que dans le communisme. downloadModeText.vue.download 889 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 887 LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE Attribut, caractéristique, aspect de quelque chose. Les propriétés peuvent être essentielles (les choses qui les possèdent ne peuvent pas ne pas les avoir) ou accidentelles (les choses qui les possèdent peuvent ne pas les avoir). Les propriétés peuvent être intrinsèques (les choses les possèdent indépendamment de toute autre chose, par exemple « peser soixante-dix-huit kilos ») ou relationnelles (les choses les possèdent relativement à d’autres, par exemple « être père »). Les propriétés sont des universaux, dans la mesure où plusieurs choses peuvent les posséder à la fois. Rouge, par exemple, est vrai de toutes les choses actuellement rouges. ▶ Un nominaliste dira que les propriétés n’existent pas et sont réductibles à des collections de particuliers. Un conceptualiste dira que les propriétés existent, mais dépendent de l’esprit. Un réaliste modéré dira que les propriétés existent dans les choses ; un réaliste platonicien dira qu’elles existent ante rem, et donc indépendamment des choses qu’elles caractérisent. Dans ce dernier cas, on peut parler des propriétés comme de réalités intensionnelles dans la mesure où des propriétés distinctes peuvent être prédiquées d’exactement les mêmes choses. Ces différentes options continuent à faire l’objet d’âpres discussions entre les métaphysiciens 1. Roger Pouivet ✐ 1 Laurence, S., et Macdonald, C., Contemporary Readings in

the Foundations of Metaphysics, Blackwell, Oxford, 1998. ! NOMINALISME, ONTOLOGIE, RELATION PHILOS. DROIT, POLITIQUE Domination complète et exclusive d’une personne sur une chose (c’est le droit réel par excellence) ; par métonymie, la chose elle-même. Depuis le droit romain, on analyse les effets de la propriété dans les trois droits d’« user », de « jouir » et de « disposer » (uti, frui, abuti). Elle implique le droit de tout faire sur la chose (y compris de la négliger ou de la détruire) et celui d’empêcher les autres de rien faire sur elle. Cependant, même si la propriété est un droit absolu, il n’est jamais illimité, puisqu’il s’exerce toujours dans les limites des restrictions établies par les lois. Comment, si la possession de la terre est d’abord commune au genre humain, la propriété privée est-elle possible ? Dans l’absence d’un consentement universel impossible, l’appropriation par un individu d’une parcelle de terrain n’est-elle pas un vol commis au préjudice de la communauté humaine ? Locke répond à cette question en soulignant d’abord que chaque homme est propriétaire de sa propre personne, et par conséquent de ses propres actions. Lorsqu’un homme transforme par son travail un élément naturel, il y met quelque chose de lui. S’il ramasse de la nourriture, s’il met en valeur un champ, c’est le travail qui le rend propriétaire de la chose. « Ce travail a mis une distinction entre elle et les choses communes. C’est lui qui y a ajouté quelque chose de plus que ce que la nature, qui est la mère commune de tout, avait fait ; par là, elle relève désormais de son droit privé. »1 Mais n’y a-t-il pas là une faute logique, qui consiste à faire comme si la possession de l’accident (ce qui arrive à la chose transformée par mon travail) pouvait produire possession de la chose elle-même ? C’est ce que souligne Kant, pour qui le travail n’est pas nécessaire à l’acquisition, mais c’est au contraire la prise de possession qui est nécessaire pour que je puisse réclamer comme ma propriété ce que j’ai semé dans le champ : celui qui a transformé par son travail un sol qui n’était pas d’abord le sien a simplement perdu sa peine. Le travail sur le sol est signe de ma prise de possession antécédente, et Locke a pris le signe pour la chose. Comment passe-t-on alors de la propriété commune originaire à la propriété privée ? Par l’occupation, qui vaut dans l’état de nature comme titre empirique d’acquisition. Mais dans l’état de nature, cette acquisition ne peut être que provisoire. Elle donne cependant un droit à réclamer sa légitimation, c’est-àdire à réclamer aux autres un accord pour produire une loi qui donne à chacun une propriété privée sur le sol commun. C’est pourquoi c’est par la question de la propriété que nous sommes forcés de passer de l’état de nature à l’état civil, qui

seul donne force légale au droit de propriété. Kant précise qu’on ne peut être propriétaire que des choses, et non des personnes (y compris soi-même) : « L’objet extérieur qui est le sien de quelqu’un selon la substance est la “propriété” (dominium) de celui auquel sont inhérents tous les droits sur cette chose (comme des accidents à la substance) dont le “propriétaire” (dominus) peut ainsi “disposer à son gré” (jus disponendi de re sua). À partir de là, il va de soi qu’un tel objet ne saurait être qu’une chose corporelle (envers laquelle on n’a point d’obligation) et que de la sorte un homme peut être son “propre maître” (sui juris) mais non le “propriétaire de soi-même” (sui dominus, pouvoir disposer de soi à son gré) et encore moins celui d’autres hommes. »2 Colas Duflo ✐ 1 Locke, J., Le second traité du gouvernement, chap. 4, trad. J. F. Spitz et C. Lazzeri, PUF, Paris, 1994, p. 23. 2 Kant, E., Métaphysique des moeurs, I, Doctrine du droit, § 17, remarque, in OEuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, t. III, 1986, p. 527. Voir-aussi : Hegel, F.W.G., Principes de la philosophie du droit, 1ère partie, 1ère section, PUF, Paris, 2003. Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Gallimard, Paris, 1990. ! DROIT, ÉTAT DE NATURE, TRAVAIL PROPRIOCEPTION / INTÉROCEPTION / EXTÉROCEPTION PSYCHOLOGIE, SC. COGNITIVES Terminologie introduite par Sherrington en 1906 pour désigner, en les rapprochant, la sensibilité kinesthésique, la sensibilité viscérale et la sensibilité externe. Le schéma ternaire proposé par Sherrington fait écho à deux distinctions traditionnelles. Une distinction, d’abord, entre sensibilité externe, ou extéroceptive, et sensibilité interne. À l’intérieur de cette dernière, l’opposition entre intéroception et proprioception reprend la distinction entre vie organique (objet, entre autres, d’une sensibilité nociceptive) et vie animale (la composante motrice de celle-ci), chacune dotée de capteurs et d’afférences spécifiques. Une distinction, ensuite, interne au champ proprioceptif, entre une sensibilité spéciale, conçue à l’image de ce qu’était le « sens musculaire »

admis par C. Bell, et une sensibilité générale. Sherrington disdownloadModeText.vue.download 890 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 888 tingue en effet deux types de récepteurs liés au mouvement et à la posture : ceux qui, comme les fuseaux neuromusculaires, sont à l’origine de réactions segmentaires, et ceux de l’oreille interne (les canaux semi-circulaires et les otolithes). Ces derniers ne sont pas seulement propres à ce segment dominant du corps qu’est la tête ; ils sont aussi eux-mêmes la partie dominante du « système proprioceptif », capable d’initier des réactions posturales, ou « réflexes longs », qui intéressent le corps entier par la détection de l’écart à l’équilibre. Le contrôle de la posture, perception de soi dans l’espace, est intermédiaire entre sensibilité interne et externe. La proprioception fait du corps ce avec quoi les mouvements doivent nécessairement composer. ▶ On peut considérer la phénoménologie du corps propre chez Merleau-Ponty comme une réponse philosophique à Sherrington lorsqu’elle définit le rôle du corps comme « troisième terme », arbitre des relations entre le mouvement comme figure et le fond de l’espace objectif. C’est par la prise en compte de l’intentionnalité motrice qu’est dépassée l’antinomie du corps-objet et de la liberté du mouvement 1. La transformation des neurosciences permet par ailleurs de préciser que les capteurs internes sont des instruments d’anticipation : la proprioception est ainsi jugement, et non simple réceptivité. En outre, à l’idée d’une rigide division physiologique du travail succède l’idée de « décisions perceptives » conjointes, issues du dialogue des sens internes et externes 2. Denis Forest ✐ 1 Merleau-Ponty, M., la Structure du comportement, PUF, Paris, 1942 ; Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. 2 Berthoz, A., le Sens du mouvement, Odile Jacob, Paris, 1997. ! RÉFLEXE PROVIDENCE Du latin providentia, de providere, « voir avant », « prévoir », « pourvoir ». GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION Attribut divin ou action par laquelle Dieu guide le cours des événements en fonction de la fin qu’il leur assigne. La doctrine de la providence divine ou de la providence natu-

relle s’oppose à l’idée de hasard. Par la providence, Dieu exprime sa toute-puissance et son omniscience. Il s’efforce par là de mener à bien son projet ordonné concernant le monde. Cette hypothèse rencontre des problèmes : qu’en est-il du mal, du désordre ? Qu’en est-il de la liberté de l’homme ? Ces problèmes sont résumés dans l’expression selon laquelle les décrets de la providence seraient impénétrables. Sénèque consacre un traité à ce sujet 1 : il montre à cette occasion que l’adversité permet d’exercer sa vertu mais surtout, en levant la contradiction, que ces maux ne sont que des « faux » malheurs, des indifférents car la vertu mène au bonheur. Si l’on entend par providence l’ordre du monde, alors le sage précisément veut l’ordre du monde. Cet ordre naturel et providentiel est aussi nommé « destin » (heimarménè ou fatum). Calvin, dans le commentaire qu’il propose du De Clementia de Sénèque 2, reproche aux stoïciens de faire de la providence une nécessité aveugle, donc d’ôter toute sagesse et tout libre arbitre à Dieu. Les fins de Dieu ne peuvent que nous être incompréhensibles, car la sagesse divine ne peut être déchiffrée par la sagesse de l’homme 3. Idée que l’on retrouve chez Descartes quand il affirme : « il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu » 4. C’est à une telle conception que s’oppose Spinoza, en dénonçant l’illusion finaliste : « et c’est ainsi de proche en proche qu’ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu’à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance » 5. Elsa Rimboux ✐ 1 Sénèque, De la Providence ou pourquoi les hommes de bien ne sont pas exempts de malheurs, malgré l’existence de la providence, in Les Stoïciens, éd. P.-M. Schuhl, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, pp. 757-773. 2 Battle, F.L. et Hugo, A.M., Calvin’s Commentary on Seneca’s De Clementia with introduction, translation and notes, Leyde, Brill, 1969. 3 Moreau, P.-F., « Calvin : fascination et critique du stoïcisme », in Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe s., sous la direction de P.-

F. Moreau, Albin Michel, Paris, 1999, pp. 51-64. 4 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IV, éd. J.-M. et M. Beyssade, Garnier-Flammarion, Paris, 1979, p. 139. 5 Spinoza, B., Éthique, livre I, appendice, éd. B. Pautrat, Seuil, Paris, 1999, p. 87. ! DESTIN, DÉTERMINISME, DIEU, FATALISME, FINALISME, GRÂCE, HASARD, MAL, PRÉDESTINATION PRUDENCE Du latin prudentia, « prévoyance » ; traduction du grec phronesis, d’après Cicéron. En allemand : Klugheit MORALE Sagesse pratique, constituant l’une des vertus cardinales, qui permet de réfléchir à ce qui convient dans la conduite de notre vie. Kant définit la prudence comme habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien être 1. Les conseils de prudence ne sauraient donc être qu’hypothétiques, puisque l’action y est moyen pour un autre but, le bonheur. Kant parle de l’impératif pragmatique de la prudence et distingue « prudence privée » et « prudence par rapport au monde ». La prudence suppose donc du jugement et de l’esprit 2. En ce sens elle est ce que l’homme acquiert en dernier dans une perspective pédagogique 3. La culture de la prudence est destinée à former en l’homme le citoyen ; exclue de la moralité, elle entre alors dans le champ de la politique 4. Elsa Rimboux ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, deuxième section, trad. V. Delbos, Vrin, Paris, 1980, pp. 87-88. 2 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, Ie partie, I, § 46, in OEuvres philosophiques, III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, p. 1022. 3 Kant, E., Réflexions sur l’éducation, chap. IV, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris. 1966, pp. 132-133.

4 Aubenque, P., « La prudence chez Kant » in La prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1986, pp. 186-212. ! PHRONÉSIS downloadModeText.vue.download 891 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 889 PSYCHANALYSE En allemand : Psychoanalyse. Du grec analusis, « décomposition » et « résolution », et psukhê, « souffle », « respiration », « âme ». PSYCHANALYSE 1. Procédé pour l’investigation de processus de l’âme, qui sinon sont à peine accessibles. – 2. Méthode de traitement de troubles névrotiques qui se fonde sur cette investigation. – 3. Série d’apercevances psychologiques acquises sur cette voie, qui croissent peu à peu en une nouvelle discipline scientifique 1. Proposé dès 18962, le terme souligne le travail de décomposition des formations psychiques – symptômes, rêves, lapsus, traits d’esprit, mais aussi moi, caractère, convictions et idéaux – grâce à la technique des associations libres (le « procédé ») et au transfert (la « méthode »). « Science du psychique-inconscient » 3, la psychanalyse envisage les processus psychiques comme des formes évolutives dépendant d’une dynamique de conflits sous-jacente, alimentée par une énergie somatique. La sexualité – pulsion sexuelle, libido – en est un pôle essentiel dès la petite enfance, lors de la morphogenèse psychique. La psychanalyse met au jour deux faits décisifs de l’histoire de l’évolution : la prématuration, avec la longue dépendance à l’endroit des adultes ; l’instauration de la sexualité en deux temps, avec le complexe d’OEdipe et la période de latence qu’il ouvre. Ces conditions biologiques donnent forme tant au psychisme individuel – narcissisme, inconscient refoulé, sublimation, etc. – qu’à la vie collective – meurtres au sein de l’espèce, fonctions d’autorité. ▶ Au contraire des psychologies statiques, la psychanalyse freudienne est étiologique – en tant que dynamique. Elle révoque en doute la distinction normal – pathologique, et

instaure un régime thérapeutique où la levée des symptômes coïncide avec leur intelligibilité. La parole s’avérant un équivalent des actes, dans la cure, la question d’une dynamique du sens est posée. La pluralité des personnes psychiques ainsi que la réduction de la conscience à une qualité sans efficience objectent aux philosophies du sujet et de la conscience. Les déterminations réciproques du psychique et du somatique incitent au réexamen des liens de la physis et du nomos. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Psychanalyse et théorie de la libido, OCP XVI, PUF, Paris, 1921, pp. 181-208. 2 Freud, S., L’hérédité et l’étiologie des névroses, OCP III, PUF, Paris, 1886, pp. 407-422. 3 Freud, S., Autoprésentation, OCP XVII, PUF, Paris, 1924, pp. 51-122. PSYCHASTHÉNIE Terme forgé par Pierre Janet sur « neurasthénie », pour mettre l’accent non sur l’épuisement nerveux ou l’émotivité anxieuse, mais sur les aspects à la fois psychiques et intellectuels d’une famille de névroses. MORALE, PSYCHOLOGIE Trouble psychique qui consiste en un abaissement de la tension psychologique. La psychasthénie se manifeste par le doute, le scrupule, l’inhibition, l’indécision, la rigidité méticuleuse et la ratiocination morale. Tout acte y devient interminable (« sentiment d’incomplétude ») et abstrait (perte du « sens du réel »). C’est le fond mental de la névrose obsessionnelle, l’idée freudienne de conflit en moins. Pour Janet, c’est le symétrique inverse de l’hystérie, et donc, non pas un rétrécissement du champ de conscience (en extension), mais (en intension) une chute du niveau de l’énergie psychique censé culminer dans un rapport au concret dont témoignent l’action et la force de croire, entendus comme des idéaux intellectuels et moraux. ▶ Décriée sur le plan nosologique, cette idée psychopathologique s’impose pourtant conceptuellement dès qu’on dresse le tableau d’un déficit quantitatif du « tonus mental », ou d’un ralentissement psychique global, etc. Elle décrit un style de

vie typique, et a été articulée au thème de la « faiblesse de la volonté » à la fin du XIXe s., chez Schopenhauer, Barrès et Nietzsche. Pierre-Henri Castel ✐ Janet, P., Les obsessions et la psychasthénie, 2 vol., Paris, 1903-1904. ! HYSTÉRIE, OBSESSION, RÉEL, VOLONTÉ PSYCHIATRIE Terme apparu au début du XIXe s. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE Discipline médicale qui traite des maladies mentales. Le mot de « psychiatrie » émerge en 1802, chez l’Allemand Reil (Psychiaterie), au moment où le fou cesse d’être un insensé, objet d’un jugement moral, pour devenir un « aliéné » curable, et où Pinel suppose qu’il lui reste assez de raison pour bénéficier d’un « traitement moral ». Possibilité de guérir et construction anthropologique de la maladie mentale vont donc de pair. Et si la psychiatrie dépend des prémisses théoriques d’une psychopathologie, son autonomie épistémologique repose alors sur la clinique, avec la taxonomie des maladies mentales qui en découle, et sur la thérapeutique. D’emblée, les effets sociaux de la psychiatrie ont posé problème, parce qu’elle inscrit dans une réalité politique des hypothèses anthropologiques toujours relatives. La loi de 1838, instaurant la protection juridique des aliénés et conférant aux experts médicaux un pouvoir de restreindre leur liberté, a suscité les mêmes doutes que développera l’antipsychiatrie. À l’inverse, certains auteurs de crimes échappent à la sanction pénale parce qu’ils sont considérés comme mentalement malades. La fragilité des nosographies, la rareté des moyens curatifs, l’incertitude des étiologies ont toujours exposé la psychiatrie à la critique : elle médicalise la déviance. Toutefois, envisagée comme anthropologie concrète (même limitée aux souffrances des individus de nos cultures), cette discipline met en avant trois faits.

1) Il n’y a pas une infinité de façons d’être fou : les tableaux de psychose, isolés dès 1850, sont d’une invariance rebelle au culturalisme. 2) Les psychotropes sédatent au moins quelques symptômes ; ceux-ci peuvent donc avoir une cause organique. 3) On a un rapport intuitif à certaines formes ou à certains déclenchements de folie, et ce, quel que soit le point de vue théorique adopté pour l’expliquer : ceci plaide pour une vision réaliste des limites anthropologiques de la raison. ▶ La psychiatrie mobilise la philosophie à deux titres. L’incarnation de la raison dans une existence humaine finie y est plus sensible, ainsi que les contraintes biologiques et sociales de son exercice normal. Et sa clinique, loin d’être purement downloadModeText.vue.download 892 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 890 empirique, exige des décisions conceptuelles départageant et articulant en même temps ce qui relève du sens des vécus et des actes, et ce qui relève du cours de la nature. Deux psychiatries, cognitive et phénoménologique, s’opposent ici. Pierre-Henri Castel ✐ Bercherie, P., Les fondements de la clinique, éd. universitaires, Paris, 1980. Gauchet, M., La pratique de l’esprit humain, Gallimard, Paris, 1980. Postel, J., La psychiatrie. Textes essentiels, Dunod, Paris, 1994. ! DÉRAISON, FOLIE, PSYCHOPATHOLOGIE PSYCHISME Terme formé au XIXe s. sur psychique. PSYCHOLOGIE Dimension personnelle et subjective du mental, quand on l’objective en tant que telle et qu’on décrit ses articulations internes.

À l’idée de psychisme est associée celle d’une théorie analysant (en général de façon causale) la genèse et la structure de la conscience ou de la subjectivité (comme dans la psychanalyse). Psyché désigne plutôt la dimension Imaginative du psychisme, voire sa capacité à symboliser. Pierre-Henri Castel PSYCHOLOGIE Mot forgé sur le grec psychê, « âme, esprit », et logos, « recours ». GÉNÉR. « Philosophie et psychologie » ∼ PSYCHOLOGIE MORALE MORALE, PSYCHOLOGIE Étude empirique des jugements et des comportements moraux en tant qu’ils témoignent d’obligations internes. Même si la contrainte normative s’exerçait sur l’agent par delà toute considération anthropologique, voire quasi logiquement (Kant), le problème demeurerait de la cohérence des sentiments moraux qui manifeste cette contrainte. S’il faut du « respect » pour la loi morale, il faut aussi la honte de ne pas la respecter, la peur d’en avoir honte, etc. Une psychologie est alors co-extensive à la morale. Seconde condition d’une psychologie morale, il faut supposer l’impératif en amont de l’action, pour que la morale soit davantage que la rationalisation d’obligations sociales externes (Kolhberg). La psychologie morale est donc génétique, et ses stades décrivent les niveaux d’intégration des règles éthiques (Piaget). Ses tests confrontent les enfants à des récits paradoxaux (vol altruiste) pour évaluer leur niveau de moralité acquise. Y est érigée en norme la capacité à voir les choses du point de vue de l’autre. Comme ces tests font aussi ressortir des asymétries entre les sexes, l’interprétation en est très controversée. Pierre-Henri Castel ✐ Kolhberg, L., Levine, C., et Hewer, A., Moral Stages : a Current Formulation and a Response to Critics, Bâle, 1985. ! MORAL (IMPÉRATIF) ∼ PSYCHOLOGIE SOCIALE ÉTHIQUE, POLITIQUE, PSYCHOLOGIE Étude empirique, le plus souvent expérimentale, des

comportements, des jugements et des émotions des individus en société, analysés à partir de leurs interactions interindividuelles en groupe. Si le projet théorique d’une psychologie sociale est ancien (le titre apparaît chez MacDougall en 1908), il est resté spéculatif (la « psychologie interindividuelle » de Tarde) ou idéologiquement marqué (comme dans la « psychologie des foules » de Le Bon, qui a suggéré à Freud des réflexions sur la cause de l’influence sociale). Cette discipline est née comme science dans les années 1930, avec les travaux de Mayo sur les groupes en psychologie du travail, puis de Lewin sur la « dynamique des groupes » et sur l’autorité. Le contexte sociopolitique et idéologique américain des années 1950 a suscité des recherches spectaculaires, et d’une redoutable portée critique, sur l’obéissance, le conformisme, l’efficacité des consensus de type démocratique, la défense de sa liberté par l’individu (« réactance ») et la plasticité des croyances. La psychologie sociale étudie en priorité quatre objets. 1. Comment les catégorisations reflètent les préjugés. 2. Comment s’influencent et se hiérarchisent les individus d’un groupe. 3. Comment se construit le soi social comme « rôle ». 4. Comment se stabilisent les cognitions et les émotions individuelles dans un contexte social mouvant et contradictoire. Il existe enfin des essais de psychologie collective portant sur les valeurs et les représentations idéologiques de groupes ethniques ou sociaux (Nisbett). ▶ Dissipant les fausses évidences de la vie sociale quotidienne (par exemple la confusion entre normes qu’on invoque et normes qu’on suit), et dénudant ses ressorts causaux effectifs, la psychologie sociale inquiète nombre d’idéaux moraux ou politiques, dont elle peut prouver l’inanité, ou la pertinence, mais pour d’autres raisons que celles de leurs justifications usuelles. Asch, en montrant la distorsion que subissent, sous la pression du groupe, même les comptes rendus d’expériences perceptives élémentaires, et Milgram, prouvant que, sur ordre, presque n’importe qui pouvait torturer, ont donné un sens anthropologique à leur démarche. Le groupe au travail, tel que Mayo l’avait théorisé, a au contraire initié une tradition instrumentaliste en psychologie sociale, au service de l’école, de l’industrie et de l’armée. La psychologie sociale cognitive, interrogeant les croyances collectives, les

biais attributifs et la rectification des dissonances (Festinger a travaillé, ainsi, sur une secte qui attendait l’apocalypse à une certaine date), a aussi élaboré des théories positives de l’influence et du « rôle » social. Sur cette base, la psychologie sociale a ouvert la voie à certaines formes de manipulation à visée thérapeutique, et renouvelle la problématique de l’hypnose, qui depuis Le Bon et Tarde reste un de ses fils rouges. La psychologie sociale expérimentale se heurte au problème de la caractérisation d’un stimulus comme social ; ce n’est plus juste une saillance perceptive ; et tout stimulus individuel a un contexte social, dont le contexte expérimental lui-même. La répétabilité des expériences est plus difficile à obtenir. D’autre part, par principe, si elle tend à naturaliser les conduites morales (comme l’altruisme), elle se heurte au paradoxe de devoir aussi s’imposer de fortes contraintes éthiques devant les expériences réalisables. Enfin, downloadModeText.vue.download 893 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 891 la psychologie sociale, comme toute discipline qui a recours à l’individualisme méthodologique, est accusée de véhiculer une charge idéologique : analysant les faits sociaux comme le résultat d’interactions individuelles, elle en donnerait une version biaisée. Pierre-Henri Castel ✐ Faucheux, C., et Moscovici, S. (éds.), Psychologie sociale théorique et expérimentale, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1971. Milgram, S., Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, Paris, 1974. Nisbett, R., et Cohen, D., Culture of Honour : The Psychology of Violence in the South, Boulder CO, 1996. Poitou, J.-P. (éd.), la Dissonance cognitive, Armand Colin, Paris, 1974. ! AUTORITÉ, NORME, PSYCHOLOGIE DES PEUPLES ∼ PSYCHOLOGIE RATIONNELLE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Étude a priori de l’âme, dans la métaphysique classique, et plus généralement de celle de l’esprit, par des moyens

uniquement conceptuels. Surtout connue par la critique de ses paralogismes par Kant, la psychologie rationnelle entendait déduire axiomatiquement le contenu exposé dans sa « psychologie empirique ». Leur distinction ne recouvre donc pas l’opposition cartésienne anima (« vie ») / mens (« intellect »). Kant, en traitant une alternative de méthode (induction / déduction) comme engageant la portée ontologique de la psychologie rationnelle (qui ne devrait contenir que des prédicats a priori au sens kantien du « transcendantal »), liquidait le projet hérité de Leibniz d’une recherche à double entrée sur la « force de représenter l’univers ». Toute la psychologie fut ainsi, à terme, retranchée des sciences au profit d’une anthropologie descriptive. On peut néanmoins trouver trace de la psychologie rationnelle dans la philosophie de l’esprit, lorsqu’elle confronte la grammaire logique des attitudes propositionnelles (croire, désirer, etc.) aux savoirs positifs de la psychologie cognitive. Pierre-Henri Castel ✐ Kant, E., Critique de la raison pure, 1781. Wolff, C., Psychologia rationalis, Francfort, 1734. ! ÂME, ESPRIT ∼ PSYCHOLOGIE DE LA COMMUNICATION ! COMMUNICATION ∼ PSYCHOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT ! DÉVELOPPEMENT ∼ PSYCHOLOGIE DES FACULTÉS ! FACULTÉ ∼ PSYCHOLOGIE DE LA FORME ! FORME ∼ PSYCHOLOGIE DE LA FOULE ! FOULE ∼ PSYCHOLOGIE DES GROUPES ! GROUPE ∼ PSYCHOLOGIE DU LANGAGE ! LANGAGE

∼ PSYCHOLOGIE DES PEUPLES ! PEUPLE Philosophie et psychologie Psychologie et philosophie ont longtemps été alliées, à la fois dans les théories de l’esprit des philosophes depuis l’Antiquité et à partir du XIXe s., quand la psychologie s’est constituée comme science. Mais, à partir de la fin du XIXe s., nombre de philosophes et, en particulier, Husserl et Frege en Allemagne, ont réagi contre le « psychologisme » et dénoncé l’intrusion de la psychologie dans la philosophie. Devenue science expérimentale, la psychologie a pris de plus en plus ses distances avec la philosophie. Pourtant, le projet des sciences cognitives contemporaines de constituer une théorie générale de l’esprit et de renouveler scientifiquement l’approche des phénomènes mentaux a rendu vigueur à un dialogue abandonné entre les deux disciplines, en même temps qu’il a suscité les craintes et les suspicions des philosophes. Comment peut-on évaluer cette controverse aujourd’hui ? BRÈVE HISTOIRE D’UN DIVORCE A u sens d’une théorie de l’âme, de ses fonctions et de ses liens avec le corps, la psychologie a fait partie intégrante de la philosophie depuis les présocratiques. Mais, quand Descartes écrivait les Passions de l’âme (1649), il ne concevait pas, malgré son dualisme, l’étude de l’âme comme celle d’un ensemble de propriétés séparées. Ce n’est qu’au XVIIIe s. que cette étude a vu le jour. Les historiens datent la première occurrence du terme psychologia vers 1575, mais il a réellement été en usage à partir de la Psychologia empirica (1732), de Wolff, qui analysait les facultés de l’âme par l’observation intérieure, et de sa Psychologia rationalis (1734), qui les déduisait par intuition rationnelle. Dans le même temps, en Angleterre, puis en Écosse, les empiristes classiques développaient, sur la base de la théorie des idées de Locke, l’idée d’une méthode expérimentale, inspirée par la physique de

Newton, appliquée aux sujets « moraux ». Hume propose des lois d’association liant les atomes de l’esprit, et, en France, avec les idéologues et Maine de Biran se forge l’idée d’une science de la psychologie du « sentiment intérieur ». Au moment-même où psychologie et philosophie célèbrent leur noces, Kant critique, dans les Paralogismes, la psychologie downloadModeText.vue.download 894 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 892 rationnelle de Wolff, et il déclare dans sa Logique que « fonder la logique sur la psychologie serait comme fonder la morale sur la vie ». De là date l’idée que la philosophie, en tant que théorie de la connaissance, porte sur ce qu’on doit penser et sur les conditions de l’expérience possible, alors que la psychologie porte sur la manière dont on pense et sur les conditions de l’expérience réelle. Les postkantiens et l’ensemble du courant idéaliste en Allemagne définiront la philosophie comme discipline critique et spéculative, et malgré un riche courant postkantien d’inspiration empiriste (Fries, Beneke) ou réaliste (Herbart), les voies de la psychologie et de la philosophie ne se renoueront dans ce pays qu’à la fin du XIXe s. Au contraire, la psychologie associationniste prend son essor en Grande-Bretagne, et, en France, la philosophie éclectique prend volontiers des allures de « psychologie métaphysique », tentant d’accéder aux propriétés du moi à partir de l’observation intérieure (que condamnera Comte). En Allemagne, avec la physiologie de Müller, l’optique de Helmholtz et la synthèse de Wundt, qui fonde le premier laboratoire de psychologie, la psychologie prend son essor. Avec Galton et Bain en Grande-Bretagne, elle domine et commence à allier ses méthodes avec celles de la statistique naissante. La philosophie, avec Mill et Spencer, se veut naturaliste et inductiviste, basée sur la psychologie et sur la biologie. Cet essor de la jeune science provoque l’intérêt des philosophes, et l’école de Brentano (Stumpf, Meinong), en Autriche, définit son projet comme celui d’une psychologie descriptive en même

temps que d’une métaphysique. Les départements de psychologie des universités réunissent philosophes et psychologues, et les philosophes tels que Mach se définissent comme appartenant aux deux disciplines. Ce que l’on peut appeler la révolte des philosophes contre la montée en puissance de la psychologie vient en trois étapes. La première vient des néokantiens, comme Rickerts ou Lotze, qui refusent au nom du caractère critique de la théorie de la connaissance toute intrusion d’éléments empiriques dans l’étude de l’esprit. (Le terme de « psychologisme » a, en fait, été employé vers 1850 pour désigner la doctrine de Beneke). La deuxième vient d’un penseur isolé, Frege, qui défend, contre les logiciens « psychologistes », toute réduction des contenus de jugement et de signification à des idées ou à des représentations, en même temps qu’il fonde une nouvelle logique. Dans un troisième temps, ces critiques sont reprises et systématisées par Husserl dans ses Recherches logiques (1901). La crise culmine en 1913 sur le plan institutionnel par une pétition des philosophes universitaires contre l’octroi de postes à des psychologues dans leurs départements. Après la Première Guerre mondiale, les chemins de la psychologie et de la psychologie ne se croiseront plus pour longtemps. Les travaux de Watson et des béhavioristes, qui rejettent tout mentalisme, autant que ceux des psychologues de la Gestalt, fondent des traditions expérimentales dans lesquelles les philosophes ne se reconnaissent plus, y compris quand ils ont, comme la phénoménologie des origines communes (la Gestaltheorie est issue en grande partie du courant brentanien). Dans les pays, comme la France, où la fracture se fait entre la psychologie expérimentale et la psychanalyse, et où des auteurs tels que G. Canguilhem et M. Foucault dénoncent la psychologie comme instrument de normalisation sociale, le divorce entre les deux disciplines semble consommé. UNE NOUVELLE ALLIANCE ? L a critique du psychologisme par Frege et Husserl a pendant près d’un siècle conduit à un consensus aussi bien au sein du courant phénoménologique qu’au sein de la philosophie analytique, sur le fait que la philosophie ne peut en aucun cas s’occuper de questions relevant de l’explication causale et d’une description de la genèse psychologique des connaissances. Mais deux facteurs ont remis en cause ce consensus. Le premier est interne à la philosophie. Alors que la plupart des philosophes analytiques, de Russell à Car-

nap et à Wittgenstein, admettent que la philosophie est une enquête purement conceptuelle et a priori dont les énoncés n’ont rien à voir avec ceux de la science empirique, Quine a mis en cause la distinction même qui fonde cette idée, entre des énoncés analytiques ou vrais en vertu de la signification, et des énoncés synthétiques ou vrais en vertu de leur rapport à l’expérience. Pour Quine, il n’y a qu’une différence de degré entre science et philosophie, dont les thèses peuvent être révisées par des découvertes empiriques. L’épistémologie devient ainsi « naturalisée » et se réduit à la psychologie de la connaissance. Le second facteur est l’expansion, à partir des années 1960, des sciences cognitives, qui ont proposé un nouveau paradigme à la psychologie, celui de la théorie « computationnelle » de l’esprit comme traitement d’information. L’antipsychologisme était fondé sur l’idée que les contenus psychologiques sont nécessairement subjectifs et variables, et que les lois du mental sont de pseudo-lois. La psychologie cognitive, au contraire, traite les représentations comme objectives et fondées sur des processus causaux susceptibles de tomber sous des lois, et renouvelle ainsi profondément la conception de la psychologie, qui n’est plus soumise à l’alternative entre béhaviorisme et subjectivisme. NORMATIVITÉ ET NATURALISME M ême s’il renouvelle notre conception de l’esprit, le programme des sciences cognitives reste un programme naturaliste, c’est-à-dire dont le projet est de fournir une explication causale des représentations et des processus mentaux aussi bien « inférieurs » (sensation, perception, action) que « supérieurs » (raisonnement, croyance, inférence, intentions). Tout le problème – et c’était celui que posaient Husserl et Frege – est de savoir si on peut rendre compte en termes causaux et naturels de l’objectivité et de ce que Husserl appelait l’« idéalité » des contenus mentaux intentionnels, et si l’on peut expliquer les propriétés normatives des contenus mentaux en termes de processus naturels. L’une des propriétés apparemment la plus difficile à évacuer des états mentaux de la psychologie intentionnelle (croyances, désirs, etc.) est leur normativité : les croyances sont vraies ou fausses, justifiées ou injustifiées, correcte ou non, etc. Une théorie naturaliste de l’esprit peut-elle expliquer ces traits sans les réduire ou les éliminer ? La réponse à cette question dépend de deux choses. Elle dépend, d’abord, de la conception du naturalisme que l’on entend défendre. Selon le naturalisme physicaliste, tous les processus mentaux peuvent être, en dernière instance, réduits à des processus cérébraux et, en définitive, physiques et chimiques. Selon le naturalisme biologique, les processus mentaux peuvent être analysés en termes de fonctions biologiques, lesquelles sont habituellement analysées en termes de sélection naturelle dans les synthèses néo-darwiniennes contemporaines. Mais tous les naturalismes ne sont pas de l’espèce réductionniste. Nombre de philosophes ont défendu downloadModeText.vue.download 895 sur 1137

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l’idée, inspirée en partie par la théorie computationnelle de l’esprit, mais dont l’origine remonte à Aristote, que l’essence de l’esprit est d’être un ensemble de fonctions. Ce fonctionnalisme (dont il y a de nombreuses versions) semble promettre une forme de naturalisme non réductionniste. La réponse à notre question dépend aussi de la manière dont on analyse les traits normatifs du mental. Font-ils partie de l’essence même de tout état mental ? Non, il semble, par exemple, qu’il n’y ait rien de normatif dans la perception en tant que simple traitement d’un donné perceptif. La normativité, c’està-dire le fait que les états mentaux soient évaluables, vient au niveau du jugement et, particulièrement, au niveau où le sujet accède à ses propres états mentaux. Il provient du fait que la cognition, principalement chez les humains, est également métacognition. La question est alors de savoir si cette métacognition peut elle-même s’analyser en termes psychologiques et naturalistes. Les chercheurs qui s’intéressent à la capacité des humains et de certains primates à attribuer des états mentaux et à former une « théorie » naïve de l’esprit peuvent espérer donner une analyse naturaliste de cette compétence. S’ensuivra-t-il qu’on aura fourni une naturalisation de l’épistémologie elle-même ? C’est douteux, notamment parce que l’entreprise est circulaire : pour définir les bases naturelles de la connaissance, il faut présupposer l’analyse du concept de connaissance, et il n’est pas certain que ce concept puisse être lui-même analysé de manière non circulaire. ▶ L’enjeu du conflit entre philosophie et psychologie (et sciences cognitives), ou des alliances que celles-ci pourraient passer, est celui de la formulation correcte du naturalisme philosophique. Rien n’indique que ce conflit puisse être résorbé. Mais sans doute la remarque de Wittgenstein, selon laquelle « la philosophie n’a pas plus de rapport avec la psychologie qu’avec aucune science naturelle », est-elle fausse. PASCAL ENGEL ✐ Canguilhem, G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1969. Engel, P., Philosophie et Psychologie, Gallimard, Paris, 1996. Quine, W.V.O., « Epistemology naturalized » (1969), in Relativité de l’ontologie, Aubier, Paris, 1969. ! FONCTIONNALISME, PHYSICALISME « Les sciences cognitives », « Norme et nature » PSYCHOLOGISME Terme apparu en 1940. LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT Doctrine qui assimile les propriétés objectives du sens

et de la logique à des lois ou à des propriétés psychologiques ou subjectives, ou qui réduit le normatif à des propriétés naturelles ou causales. Le terme psychologisme est apparu dans la philosophie allemande du XIXe s. (chez Beneke et Fries) pour désigner les interprétations de Kant qui réduisent le transcendantal à des propriétés de l’esprit humain. À la fin du XIXe s., il désigne les théories de la logique qui, comme celle de Mill ou de Mach, réduisent les lois logiques à des lois de la pensée humaine, et qui expliquent les significations objectives dans le cadre des sciences naturelles, et en particulier la psychologie. Au XXe s., le terme désigne toute intrusion illégitime de la psychologie, expérimentale ou vulgaire, aussi bien en philosophie qu’en sociologie ou même en psychanalyse. ▶ « Psychologisme » est le nom d’une confusion, dénoncée vigoureusement à la fin du XIXe s. par les néokantiens, puis par Frege et Husserl 1, qui critiquent les auteurs accusés de ce sophisme en réduisant l’objectif au subjectif, l’idéal au naturel, le normatif au causal. Le principal argument qu’ils utilisent est celui de la circularité : une analyse psychologique d’une idéalité objective (comme une loi logique) doit présupposer la validité de celle-ci. Mais on peut se demander si l’anti-psychologisme radical ne conduit pas à un platonisme aussi radical : les normes doivent bien être appliquées, et les idéalités, être saisies par la pensée, pour pouvoir opérer. Le naturalisme contemporain essaie de définir des formes raisonnables de psychologisme. Pascal Engel ✐ 1 Husserl, E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1993. Voir-aussi : Engel, P., Philosophie et psychologie, Gallimard, Paris, 1996. ! LOGIQUE, LOI DE LA PENSÉE PSYCHOMÉTRIE Terme construit au XIXe s. PSYCHOLOGIE

1. Initialement, science de la mesure des processus psychiques et des tests mentaux – 2. Depuis les années 1930, ensemble des méthodes et des savoirs issus de l’application des mathématiques en psychologie. La psychométrie est issue, conceptuellement et historiquement, des psychologies positiviste, empiriste et opérationnaliste. C’est une des formes du rejet des psychologies philosophiques. Son développement date des années 1930 et de travaux américains au confluent de la psychophysique, de la psychologie des tests mentaux et de la volonté générale de fonder les méthodes, voire les schémas théoriques, sur des formalismes mathématiques. Elle a emprunté certains schèmes à la biologie (via la biométrie anglaise et la physiologie) et à la physique (via la psychophysique allemande). Aux méthodes destinées à quantifier des grandeurs psychiques (échelonnement, tests de mesure de l’intelligence, puis d’aptitudes, de capacités et de personnalité) s’ajoutent les outils d’identification des grandeurs sous-jacentes aux comportements observables (par exemple, analyse factorielle des composantes de l’esprit), les procédés statistiques d’analyse des données expérimentales (formes et dynamiques des phénomènes psychiques) ainsi que les techniques de modélisation du fonctionnement cérébral. La psychométrie tend à s’autonomiser par rapport à la psychologie générale en raison de la spécialisation que requiert le recours aux mathématiques. ▶ Proposant des procédés de mesure indirecte de grandeurs psychiques (par exemple, intelligence, capacités sensorielles, aptitudes, personnalité), et développant des méthodes indissociables de représentations implicites des faits psychiques, les outils de la psychométrie constituent en fait autant de théories de l’esprit. « L’intelligence est ce que mesurent mes tests » : cette citation (attribuée par erreur à Binet) reflète ce pas pris par les méthodes sur l’élaboration conceptuelle. Loin downloadModeText.vue.download 896 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 894 de constituer une simple boîte à outils, la psychométrie participe à la redéfinition des notions de la psychologie. Olivier Martin ✐ Michell, J., An Introduction to the Logic of Psychological Mea-

surement, Hillsdale NJ, 1990. ! INTELLIGENCE, PSYCHOPHYSIQUE PSYCHOPATHOLOGIE Le mot, transposé de l’allemand Psychopathologie (qui désigne aussi une maladie mentale, comme l’anglais psychopathology), remplace peu à peu « psychologie pathologique », qu’on emploie plus spécialement pour l’étude des phénomènes morbides de la personnalité fondée par Ribot. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE Étude théorique des maladies mentales. Il importe de distinguer l’épistémologie de la psychopathologie, en tant que discipline scientifique, de la philosophie de la psychopathologie, qui s’intéresse aux choix éthiques et métaphysiques qui rendent possibles une théorie de la folie, et éventuellement, sa constitution en corpus scientifique d’usage médical. Isolée de sa destination pratique en psychiatrie, la psychopathologie soulève déjà de vastes difficultés philosophiques, dans la mesure où la folie est indissociable d’un concept (intrinsèquement normatif) de la raison. La psychopathologie se construit ainsi sur le postulat d’une limitation anthropologique des conditions d’exercice de la raison, et pose qu’on reste homme quand on en a perdu l’usage. Le fait de la folie se distingue du fait de la raison sur cette base. C’est si peu évident qu’il faut pour cela écarter la solution théologique qui fait du fou un pécheur et de la folie une manifestation de la transcendance du mal. L’hésitation à punir certains criminels pervers en reste l’écho lointain : peut-on faire tant de mal sans être, en un sens, malade ? Pinel est le premier psychopathologue à affronter ce problème. Supposant que les fous ne sont jamais absolument dépourvus de raison, et qu’ils sont accessibles à un « traitement moral », il postule leur curabilité intrinsèque. La raison, à ses yeux, subsiste comme un noyau inentamé par la « manie », et avéré, après la crise, par le souvenir et l’introspection. La validité de l’hypothèse est confirmée par sa façon de s’adresser au malade, en contournant sa folie pour atteindre ce noyau, et soigner. Or si ce procédé a permis de médicaliser la folie et donné naissance à la pratique psychiatrique, l’idée d’une partie saine du moi malgré la folie a plus de valeur normative que clinique. Hegel n’en a pas moins salué la logique. Avec le triomphe des idées organicistes, après 1850, l’idée que le cerveau fait le fou (par une lésion ou par l’effet de la dégénérescence) a profondément influencé la psychologie, qui naît d’ailleurs sous la forme d’une psychologie pathologique positiviste (Ribot). Le même courant de pensée qui cérébralise la maladie mentale (étendant son champ des psychoses aux « névroses ») souligne la fragilité des notions non scientifiques de conscience et de raison, que réfutent les personnalités multiples ou la suggestion hypnotique. La psychopathologie apporte ainsi des arguments relativistes à la polémique anti spiritualiste, et plus généralement au refus du conceptualisme abstrait en philosophie. L’idée bernardienne

de variation pathologique a peu à peu discipliné le débat : la maladie mentale nous instruit sur l’esprit normal. Chez Janet, puis Freud, la psychopathologie est explicitement au service d’une enquête philosophique (par destination, sinon par principe). La sémantique paradoxale des névroses fonde l’extension des concepts de désir, de volonté, de moi, et en crée de nouveaux (subconscient, inconscient psychologique, etc.). Critiquer la scientificité de Freud, à cet égard (Grünbaum), n’ôte rien à la finesse morale de son anthropologie. Il a maintenu ainsi que la maladie mentale restait une possibilité d’essence de l’homme, pas une fatalité biologique. Radicalisant son attitude, la psychopathologie phénoménologique (Jaspers) a appliqué la variation pathologique aux structures existentielles donatrices de sens. Or, comment dénaturaliser la maladie mentale sans forger une sorte de déficit métaphysique ad hoc, où une liberté insondable endure une malédiction laïcisée ? À l’inverse, la psychopathologie cognitive, naturalisant l’intentionnalité de la vie mentale morbide (y compris sa subjectivité et sa qualité morale), pense la désadaptation du malade en termes darwiniens, génétiques, et en renvoie la faute à la nature. C’est entre ces deux extrêmes que la maladie mentale continue d’interroger la philosophie. Pierre-Henri Castel ✐ Frith, C., la Neuropsychologie cognitive de la schizophrénie, PUF, Paris, 1993. Grünbaum, A., les Fondements de la psychanalyse, PUF, Paris, 1993. Hegel, G.W.F., Encyclopédie III. Philosophie de l’esprit, Vrin, Paris, 1988. Jaspers, K., Psychopathologie générale, (1933), Bibliothèque des Introuvables, Paris, 2000. Ribot, T., les Maladies de la personnalité, (1885), Harmattan, Paris, 2001. ! DÉRAISON, FOLIE, PSYCHANALYSE, PSYCHIATRIE PSYCHOPHYSIQUE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Étude des corrélations entre stimuli physiques et sensations, sans qu’on tienne compte d’aucun intermédiaire physiologique.

L’origine métaphysique du projet psychophysique, entre l’esthétique expérimentale et le mysticisme, chez T. Fechner, qui plaçait au centre de ses préoccupations la réfutation de la détermination causale des contenus conscients, a peu à peu cédé la place à une sensorimétrie sophistiquée des seuils différentiels des perceptions. Le parallélisme psychophysique, inspiré de Leibniz, a ainsi ouvert la voie à l’étude quantitative du mental ; sa loi unique (fort discutée) est que la sensation varie comme le logarithme de l’excitation. Elle est restée longtemps le seul résultat expérimental en psychologie. Élargie et raffinée, la sensorimétrie, qui est la méthode de la psychophysique, est devenue une source de moyens techniques qui féconde tous les champs en psychologie. Elle comprend désormais une psychophysique sans stimulus physique, mesurant, par exemple, les corrélations entre attitudes émotionnelles et inputs sémantiques, ou bien qui analyse les sensations esthétiques (psychophysique de la musique). ▶ L’abandon de la perspective métaphysique originelle s’accompagne d’un changement de problématique : au lieu de traiter plus ou moins le sujet comme un instrument de mesure qui déclarerait ses résultats conscients, on analyse globalement un comportement de mesure, avec ses conditions d’optimisation. Ergonomie et psychotechnique en profitent (notamment les théories de la détection du signal), ainsi que la neuropathologie des déficits sensoriels. Mais surtout, l’expérimentateur dépend moins de l’introspection du sujet, downloadModeText.vue.download 897 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 895 et peut aussi étudier les stratégies qui maximisent les performances perceptives, ainsi que les décisions du sujet qui perçoit dans des situations ambiguës. Il y a ainsi davantage que la conscience de percevoir dans le sujet percevant : des inférences, des calculs, etc. Pierre-Henri Castel ✐ Fechner, T., Elemente der Psychophysik, Leipzig, 1860. Gescheider, G., Psychophysics : The Fundamentals, Lawrence Erlbaum, 1998. ! INTROSPECTION, PSYCHOMÉTRIE PSYCHOSE PSYCHOLOGIE Altération morbide de l’état mental désignant une perte du sens de la réalité que le malade ne reconnaît pas. Le mot a été proposé au début du XIXe s. par le psychiatre

allemand E. Feuchterleben. Il a remplacé « folie » (qui est normatif et pas descriptif) et « aliénation mentale » (dont l’usage stigmatisant était lié aux effets médico-légaux de l’altération du jugement). Il n’implique pas d’étiologie psychique : la psychose de Korsakoff est organique (en général, démence alcoolique). On préfère toutefois psychose à démence pour souligner l’aspect psychique et relationnel du trouble, et le mot désigne alors les « folies essentielles » (sans lésions cérébrales) : paranoïa, mélancolie, etc. Les critères de Kraepelin (chronicité, évolution et endogénéité) dominent les nosographies actuelles. ▶ Caractériser la psychose soulève tous les problèmes liés à la détermination de ce qu’on entend par réalité et croyance raisonnable dans cette réalité. Certaines psychoses juxtaposent à un comportement assez adapté des délires proliférants (paraphrénies), d’autres enracinent le délire dans l’interprétation de certains traits de la réalité (psychoses « déréalistes » et « réalistes » de Dumas). La conviction radicale oscillant sans dialectique avec la perplexité complète est un trait subjectif ordinaire. Comme la psychose n’est pas toujours déficitaire, elle peut soulever de redoutables difficultés de distinction d’avec la raison, voire l’originalité du caractère (Vouloir changer de sexe est-il un droit ou une maladie mentale ? Le testament d’un persécuté, qui est partial, est-il valide ?). Enfin, perdre le sens de la réalité commune n’est pas vivre sans un « monde » éventuellement cohérent, phénoménologiquement descriptible (Binswanger). Il y a des tentatives cognitivistes d’expliquer certaines psychoses schizophréniques en termes de déficit neuropsychologique (Frith), mais elles portent avant tout sur les symptômes négatifs (inhibition, ralentissement, etc., donc sur des aspects plutôt démentiels). Des modèles naturalistes raffinés s’efforcent également de vérifier sur la psychose des théories portant sur l’intentionnalité de l’action et ses perturbations (Proust et Jeannerod). Opposer névrose et psychose exige une théorie structurale. La psychose, ainsi, est une organisation interne du psychisme (repli sur le moi et déni de la réalité chez Freud), ou relève de modalités subjectives distinctes du rapport au corps, au langage et à la vérité (Lacan). Pierre-Henri Castel ✐ Binswanger, L., Le cas de Suzan Urban, Paris, 1958. Joseph, I., et Proust, J. (éd.), La folie dans la place, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1996. Lacan, J., Les psychoses, Seuil, Paris, 1981. ! CONCERNEMENT, DÉLIRE, DÉRAISON, FOLIE, NÉVROSE PUBLIC Du latin publicus, « ce qui concerne les affaires communes » ; au sens moderne, « ensemble de ceux qui assistent à une activité publique ». ESTHÉTIQUE

Notion née avec la vénération que suscitent les collections de reliques et de merveilles, particulièrement au cours de ce « dialogue avec l’image » qu’est l’acte pèlerin (A. Dupront), puis élargie à toute forme de participation à la vie culturelle. L’importance qu’elle a prise aujourd’hui reflète l’expansion démocratique des sociétés modernes. Si l’admiratio traditionnelle se nourrit de l’émerveillement devant l’ordre du monde et la gloire de son Créateur, le phénomène d’opinion apparaît avec la cour et les institutions académiques, responsables de la progressive indépendance de l’artiste. Si l’on suit Habermas 1, les oeuvres en viennent à participer de la sphère publique au terme de la critique de la domination menée par l’activité communicationnelle. Elles cessent alors d’être des outils de représentation, manifestant une autorité transcendante, pour devenir prétextes à commentaires et à discussions de la part d’un public composé d’individus, le cas échéant réunis au sein de clubs, de salons, de cafés, qui argumentent et débattent de leur intérêt. À un tel statut du public répond un idéal de pédagogie du grand art dont la muséologie allemande est la meilleure illustration, dessinant divers parcours initiatiques qui doivent permettre aux visiteurs de reconnaître le Beau. Au cours du XXe s., l’avènement de l’État-providence étend le principe de citoyenneté en reconnaissant les exigences de l’instruction esthétique. Le jeune conservateur américain A. H. Barr annonce, en fondant le MOMA à New York, qu’il sera un « laboratoire » où « le public est invité à participer aux expérimentations ». Plus généralement, l’impératif de démocratisation du public veut répondre à ce que le sociologue J.C. Passeron appelle – en détournant Riegl – Kunstwollen, ou « volonté de jouir de l’art ». Au cours des années 1960-1970, tandis que le musée traditionnel doit répondre aux reproches de confiscation de ses collections par un petit nombre de privilégiés (Bourdieu2), le Centre Pompidou semble illustrer le triomphe du principe démocratique, qui reprend à son compte des dispositions en faveur du « non-public » d’abord imaginées au T.N.P. de Jean Vilar. Aujourd’hui, le public occupe une place centrale dans la politique des établissements culturels, même si les enquêtes internationales font état du pourcentage toujours limité de la population qui les fréquente. Cette orientation est liée à des exigences de financement qui requièrent l’appui du mécénat, ou font appel à la commercialisation de produits dérivés ; elle doit donc éviter les pièges du populisme ou de la marginalisation. ▶ Le « public » fait aujourd’hui l’objet d’études sociologiques spécialisées, mais surtout il est devenu le champ d’interven-

tion de services spécialisés, dans chaque grand équipement culturel. Le déploiement de cette ingénierie n’entretient pourtant pas de liens décisifs avec la manière qu’a eue l’esthétique de la réception de renouveler la question du public et de l’oeuvre, non plus qu’avec les nouvelles approches de la transmission. Dominique Poulot ✐ 1 Habermas, J., L’espace public. Archéologie de la publicité downloadModeText.vue.download 898 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 896 comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. M. de Launay, Payot, Paris, 1978. 2 Bourdieu, P. (en coll. avec A. Darbel et D. Schnapper), L’amour de l’art. Les Musées d’art européens et leur public, Minuit, Paris, 1966. Voir-aussi : Belting, H., Image et culte : une histoire avant l’époque de l’art, trad. F. Muller, Cerf, Paris, 1998. Belting, H., L’image et son public au Moyen Âge, G. Monfort, Paris, 1998. Fabre, D., Domestiquer l’histoire, éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2000. Fried, M., La place du spectateur, esthétique et origines de la peinture moderne, trad. C. Muller, Gallimard, Paris, 1990. Haskell, V., La norme et le caprice. Redécouvertes en art, Flammarion, Paris, 1986. Hienich, N., La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, Paris, 1991. ! PRIVÉ / PUBLIC PUBLICITÉ Nom dérivé (au XVIIe s.) de public (du latin publicus, « qui concerne le peuple ») ; abrégé familièrement en pub. ESTHÉTIQUE Ensemble des techniques médiatiques destinées à promouvoir un produit, un service, voire une cause de portée générale. De simple relais commercial, elle est devenue une des structures caractéristiques des sociétés développées.

Les manifestations visuelles et / ou sonores de la publicité sont des « formes brèves » mais insistantes qui opèrent sur le mode d’une mythologie généralisée : affiches, slogans ou spots ré-informent le monde de manière telle qu’ils semblent, de nouveau, lui donner un sens. À cet égard, la publicité serait, pour notre société, un réservoir d’imaginaire comparable à celui qui, des siècles durant, fut irrigué par la fable, voire un substitut des anciens discours de légitimation. Sa force réside en effet dans le jeu qu’elle pratique avec le désir, soit qu’elle se serve de tendances spontanées pour les mettre au service d’objectifs nouveaux, soit qu’elle vise à fabriquer de toutes pièces un désir qui se reconnaîtra dans le produit proposé. Elle représente donc un champ d’investissement et d’investigation considérable, tant du point de vue psychosociologique que sémiotique. Ce n’est sans doute pas un hasard si les premiers travaux sémiologiques de Barthes ont porté sur les images publicitaires. À propos d’une publicité Panzani 1, celui-ci discernait trois composantes distinctes : un message linguistique (identification de la marque, accroche et parfois argumentaire), un message iconique codé (ici une série de signes discontinus renvoyant à l’italianité : pâtes, poivrons, sauce, parmesan, filet à provisions, etc.) et un message iconique non codé, à savoir le support analogique de la photographie. L’écart entre les deux messages visuels, le perceptif et le culturel, est homologue de ce qu’il appellera la « connotation de mode », c’est-à-dire l’ajout d’un signifié supplémentaire ayant valeur de marque (à la mode / démodé). La publicité et ses systèmes de communication fonctionnent donc comme un véritable langage social dont l’étude relève des instruments des sciences humaines. Par son inventivité formelle, la publicité ne cesse aussi de côtoyer le monde de l’art. Si les premières affiches ont été réalisées par des peintres (Lautrec, Mucha), l’échange s’est inversé au cours du siècle, certains peintres d’envergure (Warhol, Rosenquist) étant même issus de milieux publicitaires. En raison de la banalité affichée de ses thèmes et de l’impersonnalité voulue de son style, le pop art représente un cas exemplaire : « est-il la forme d’art contemporain de cette logique des signes et de la consommation (...) ou bien lui-même un pur objet de consommation ? »2 se demandait en conséquence Baudrillard. Ce qu’il diagnostiquait est une ambiguïté savamment entretenue, « le sourire de la collusion », sorte de complicité ludique sans adhésion. ▶ En dépit du talent réel des publicitaires et de leur capacité à inventer une forme de communication beaucoup plus subtile qu’on ne l’attendrait (redécouverte de l’idéographie ?), il est peu probable qu’il faille identifier créatifs et créateurs. C’est que à l’inverse de l’art qui aide à vivre, la publicité ne nous parle du monde (la santé, la beauté, la sécurité, etc.) que pour nous proposer des conduites biaises et intéressées (par le truchement de l’achat) qui ne nous en disent rien.

Pierre Fresnault-Deruelle ✐ 1 Barthes, R., « Rhétorique de l’image » (1964), Communications, in l’Obvie et l’obtus, Seuil, Paris, 1982. 2 Baudrillard, J., La société de consommation (1970), rééd. Gallimard, Paris, 1996. Voir-aussi : Christin, A.-M., L’image écrite, Flammarion, Paris, 1995. Floch, J.-M., Identités visuelles, PUF, Paris, 1995. Roy, J.-Y., et Haineault, D.-L., L’inconscient qu’on affiche, Aubier, Paris, 1984. ! ESPACE PUBLIC, PROPAGANDE, SIGNE PUDEUR En allemand : Scham, « honte » et « pudeur ». PSYCHANALYSE Défense se constituant dès la petite enfance par refoulement du voyeurisme-exhibitionnisme. Elle concerne les organes génitaux et l’excrémentiel. La pudeur dépend des cultures dans son expression. Au sortir de la période de latence, la propreté, la pudeur, le dégoût, la pitié charitable, défenses par formation réactionnelle dont une des origines est biologique 1, se stabilisent en général. Le cas de l’exhibitionnisme montre, au contraire, une pulsion scopique non canalisée, qui envahit le champ de la libido 2. ▶ Processus de constitution de l’intimité, la pudeur ne naît pas que d’une répression de la pulsion scopique par le surmoi. Sa genèse trouve aussi sa source dans un mouvement primaire de représentation de soi comme vorace (honte) où se définissent les bords du corps propre. La pudeur (cacher ses pudenda, ou « parties honteuses ») marque, dans un imaginaire largement partagé, la fin du monde paradisiaque de l’enfance. Elle marque, en fait, le début de la vie sexuelle génitale et du travail de la culture, avec ses répressions 3.

Jean-Marie Duchemin ✐ 1 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (1930), G. W. XIV. « Le malaise dans la civilisation », OCP XVIII, PUF, Paris, 1994, p. 257. 2 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G. W. V, pp. 77-79. 3 Freud, S., Die Traumdeutung (1900), G.W.II/III. « L’interprétation des rêves », PUF, Paris, 1976, p. 213. ! AIDOS, DÉFENSE, DESTIN, LATENT, SEXUALITÉ, SURMOI downloadModeText.vue.download 899 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 897 PUISSANCE De l’ancien franç. poisant, part. prés, préroman de « pouvoir » ; du latin potens. En grec : dunamis. GÉNÉR. Possibilité ou capacité du passage à l’acte. Aristote affirme que l’être se dit de manières multiples : il peut donc se dire selon la puissance et l’acte, ou encore est par soi ou par accident. La puissance active est le pouvoir de produire un mouvement, comme l’art de bâtir de l’architecte même s’il ne construit pas actuellement : en ce sens la puissance active est entéléchie, elle est une possibilité qui tend à se réaliser. La puissance passive est l’aptitude du sujet (ou de ce qui dans le composé est matière ou sujet) à recevoir des formes ou à être actualisé lors du mouvement, elle est possibilité indéterminée : le bloc de marbre est statue en puissance. Toute l’analyse du mouvement suppose donc la distinction entre l’acte et la puissance 1. Cette distinction est née des apories de l’être et du non-être 2. Aristote affirme donc que seul l’Immobile est Acte pur, c’est-à-dire acte sans puissance tandis que le mouvant se caractérise par la « composition » de l’acte et de la puissance. Ainsi la puissance est le pouvoir de devenir autre, donc l’être comme puissance est

pouvoir de devenir autre : comme telle la puissance est principe de mouvement et de repos, principe de changement, et interroge la phusis, mais elle touche aussi aux domaines de la praxis et de la poiesis, puisque là encore l’on considère le passage de la puissance à l’acte. Dans la matière l’essence n’existe qu’en puissance, elle ne parvient à la réalité que par la forme. Saint Thomas hérite de cette distinction. Cependant la pensée scolastique distingue potestas, « pouvoir » et potentia, « puissance ». Spinoza, reprenant cette distinction, nie tout pouvoir à Dieu ; Dieu n’est pas volonté. L’entendement divin n’est qu’un mode par lequel Dieu comprend sa propre essence, sa volonté n’est qu’un mode sous lequel toutes les conséquences découlent de son essence. Dieu n’a pas de pouvoir mais une puissance identique à son essence : il est ainsi cause de toute chose et causa sui, « cause de soi ». Ainsi la puissance est active, en acte 3. Mais toute puissance est inséparable d’un pouvoir d’être affecté, pouvoir constamment rempli par des affections. À la « puissance » divine (potentia) comme essence correspond un « pouvoir » (potestas) d’être affecté. L’essence du mode est partie de la puissance divine : « la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle, est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature » 4. À partir du moment où le mode existe, son essence comme degré de puissance est déterminée comme conatus. Du point de vue du conatus, on peut envisager une lutte des puissances, des rapports de disconvenance. Dès lors il est possible d’envisager une augmentation de puissance d’agir, ou une diminution de celle-ci. Cet effort pour augmenter la puissance d’agir est effort pour porter au maximum le pouvoir d’être affecté. La vertu d’un être est donc sa puissance, ce qu’il peut faire selon les lois de sa nature propre. Il y a là primat de la puissance sur l’acte, celui-ci étant le déploiement de la puissance. On doit à Nietzsche l’expression de « volonté de puissance »5 : par là il indique que la vie, comme jeu de forces,

veut toujours plus de puissance : la vie est affirmation en quelque sorte, multiplicité et différenciation perpétuelle. La puissance comme « jeu » ou existence a des domaines privilégiés d’exercice : la politique, la technique ou l’art par exemple. Elsa Rimboux ✐ 1 Aristote, Physique II et Métaphysique, Θ. 2 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1991, pp. 438-456. 3 Spinoza, B., Éthique, I, 34. 4 Spinoza, B., Éthique, IV, 4. 5 Nietzsche, F., La Volonté de puissance, trad. G. Bianquis, Gallimard, Paris, 1995. Voir-aussi : Montinari, M., « La volonté de puissance » n’existe pas, éd. de l’Éclat, Paris, 1996 et Montebello, P., Nietzsche. La volonté de puissance, PUF, Paris, 2001. ! ACTE, ÊTRE, FORCE, POSSIBLE, POUVOIR, VOLONTÉ ÉPISTÉMOLOGIE Fondement ontologique assigné aux ondes de probabilité (mécanique quantique) sans se référer à des entités actuelles. 1. Un générateur ou un moteur est caractérisé par sa puissance, i.e. l’énergie fournie par seconde (en watt). – 2. L’épistémologie de la mécanique quantique (Heisenberg, Lupasco) a réactivé un concept aristotélicien, dévalué par la physique classique, en le réélaborant d’après la structure virtuelle de la théorie. L’élucidation du statut des probabilités dans la détermination des états quantiques motive le recours par Heisenberg à la notion de puissance comme fondement ontologique : « L’on pourrait peut-être la traiter de tendance ou de possibilité objective, de potentia, au sens de la philosophie aristotélicienne. En fait, je crois que le langage effectivement

utilisé par les physiciens lorsqu’ils parlent des phénomènes atomiques implique dans leur esprit des notions analogues à celle du concept de potentia. [...] L’on pourrait même simplement remplacer le terme “état” par le terme “potentialité” – alors le concept de “potentialité coexistante” est tout à fait raisonnable, puisqu’une potentialité peut comporter tout ou partie d’autres potentialités. »1 La quantalogique élaborée par Lupasco pour intégrer la puissance à l’épistémologie résout les contradictions métathéoriques de manière spéculative 2. La puissance s’indique toutefois comme une origine problématique des conceptions modernes du potentiel. 3 Vincent Bontems ✐ 1 Heisenberg, W., Physique et Philosophie, p. 240, Albin Michel, Paris, 1961. 2 Lupasco, G., l’Expérience microphysique et la pensée humaine, PUF, Paris, 1941. 3 Alunni, C., Caye, P., « Acte, puissance et virtualité. Une généalogie », in Revue de synthèse, no 1, Albin Michel, Paris, janvier 1999. ! ANALOGIE, POTENTIEL, VIRTUEL PULSION En allemand : Trieb, de treiben, « mettre en mouvement », « pousser ». Trieb se distingue d’Instinkt, « instinct ». La notion est ancienne et coudownloadModeText.vue.download 900 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 898 rante en allemand ; Schiller, opposant « pulsions animales » et « intellectuelles », l’emploie dans un sens proche de celui de Freud. PSYCHANALYSE « Concept limite entre le somatique et le psychique » 1, la pulsion est une notion matérialiste et dynamique – proche de la phusis des Grecs – qui transgresse la dichotomie corps-âme. La notion de pulsion sexuelle 2 postule

l’existence d’une transformation des processus sexuels somatiques en une énergie psychique sexuelle, la libido. Elle est l’hypothèse nécessaire à l’intelligibilité, non des manifestations de la libido, mais de ce qui les rend possibles. Elle déconnecte la sexualité des fonctions de reproduction, et lui donne toute son importance dans la vie psychique. La notion de pulsion partielle élargit le champ de la sexualité. Étayées sur les grandes activités biologiques (manger, excréter, etc.) et sur les soins du nourrisson, les pulsions partielles acquièrent progressivement leur autonomie (autoérotisme des zones érogènes) avant de connaître divers destins (plaisirs préliminaires, unification sous le primat de la génitalité, sublimation, etc.). L’hypothèse économique, qui envisage la pulsion comme « une mesure de l’exigence de travail imposé au psychisme en conséquence de sa liaison au corporel » 3, se double d’une hypothèse dynamique qui requiert l’existence d’un dualisme pulsionnel, sous-jacent à tout conflit. Freud oppose d’abord les pulsions du moi (ou d’autoconservation) et les pulsions sexuelles. Après une période de transition (1911-1914), marquée par un monisme pulsionnel libidinal – le conflit opposant libido du moi et libido d’objet –, il promeut une nouvelle opposition, pulsion de vie vs pulsion de mort (1920). ▶ La reprise d’un terme ancien, qui signifiait « propagation du mouvement dans un fluide », pour traduire l’allemand explique que la notion ne soit pas tombée en France en déshérence, et que l’attention ne soit pas portée exclusivement à la relation d’objet. La traduction anglaise par « instinct » est presque un contresens, puisqu’elle nie la contingence de l’objet pour l’inscrire dans l’ordre de l’instinctuel. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Trieb und Triebschicksale (1915), G.W. X, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1985, p. 17. 2 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G.W. V, « Trois Essais sur la théorie de la sexualité », Gallimard, Paris, 1985. 3 Freud, S., Pulsions et destins des pulsions, pp. 17-18. ! DESTIN, DUALISME, ENFANTIN ET INFANTILE, ÉROS ET THANATOS, ÉTAYAGE, LIBIDO, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, SEXUALITÉ PUNITION

Du latin punitio, « châtiment ». MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE Action de punir et, par métonymie, châtiment infligé par jugement pour une faute. M. Foucault a montré dans Surveiller et punir que la fin du XVIIIe s. voyait la concurrence de trois modèles de penser et d’organiser la punition. La première met en scène de façon spectaculaire la vengeance du souverain et sa force : elle se manifeste dans les supplices dont l’Ancien Régime est coutumier. La deuxième, représentée de façon exemplaire dans les textes de Beccaria, la comprend comme un art des effets : le corps social exerçant son pouvoir sur des sujets de droit, organise la peine comme exemplaire et préventive ; elle doit associer l’idée du châtiment à celle du crime et, par la qualification des infractions, créer le respect de la loi en chacun. Il s’agit de produire le maximum d’utilité sociale avec le minimum de cruauté : « Parmi les peines et dans la manière de les appliquer en proportion des délits, il faut choisir les moyens qui feront sur l’esprit du peuple l’impression la plus efficace et la plus durable, et en même temps la moins cruelle sur le corps du coupable. » 1. La troisième, qui fait plus particulièrement l’objet des analyses de Foucault parce que c’est celle qui s’est imposée dans nos sociétés contemporaines, trouve son expression privilégiée dans la prison. L’institution carcérale organise le dressage des corps, l’appareil administratif procède au classement normatif des individus, reflet d’une société qui se fait toute entière, dans ses institutions (école, armée...) comme dans son savoir (sciences humaines), société disciplinaire. Ce faisant, Foucault laisse de côté, parce qu’elles ne sont pas son objet, l’analyse des philosophies du droit qui, dans le sillage de Beccaria, mais contre lui (entre autre sur la question de la peine de mort2), tâchent de comprendre de façon purement rationnelle ce qu’est la punition, ce qu’elle signifie et en quoi elle doit consister. Kant, en particulier, s’élève contre l’idée d’une peine exemplaire. Ce qui justifie la punition ne saurait être son utilité, ni pour le condamné qu’elle

amenderait, ni pour la société qu’elle éduquerait : l’homme, même criminel, n’est pas un simple moyen mais toujours en même temps une fin. Elle n’est pas un outil de gestion sociale, car sinon, on serait aussi bien fondé à punir pour l’exemple un innocent qui aurait toute les apparences de la culpabilité. La peine n’est juste que si elle est administrée en raison du crime. L’individu puni « devrait avouer lui-même qu’on lui a fait droit et que son sort correspond parfaitement à sa conduite » 3. On voit par là que la punition s’adresse à des sujets de droit, et doit être prononcée comme application du droit et non comme vengeance. Elle suppose pour être légitime le système complet du droit : un pouvoir législatif qui décide de la loi, un pouvoir judiciaire qui prononce la peine en raison de l’infraction à la loi, et un pouvoir exécutif qui l’applique. Elle doit aussi pour être juste être en rapport avec la gravité de l’infraction. Parce que la peine est en raison du crime, il faut qu’il y ait une équivalence entre le crime et le châtiment (pour que l’assassin ne soit pas puni comme le voleur de pain). Le législateur doit donc établir un système pénal qui proportionne la gravité de la peine à la gravité de la faute 4. Colas Duflo ✐ 1 Beccaria, Des Délits et des peines, cité in M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1993, p. 113. 2 Contre Beccaria et en faveur de la peine de mort, voir par exemple J.-J. Rousseau, Contrat social, livre II, chap. V, ou G. W. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 90-103. 3 Kant, E., Critique de la raison pratique, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, t. II, 653. 4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du droit, § 49, E, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, t. III, pp. 600-608. ! CHÂTIMENT, DROIT, FAUTE downloadModeText.vue.download 901 sur 1137

Q QUADRIPARTI En allemand : Geviert. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez le dernier Heidegger, concept permettant de penser le monde comme jeu de la terre et du ciel, des mortels et des dieux. Suite à la destruction de l’onto-théologie et sous l’influence de Hölderlin, Heidegger oriente la pensée de l’être vers une pensée du monde et du divin, du séjour sur terre de l’homme comme mortel. Méditer avec Hölderlin une habitation poétique de la terre revient à prendre la mesure de la finitude dans le jeu ou la ronde des Quatre : les mortels habitent la terre sous le ciel, ménageant l’espace du sacré pour accueillir le divin. Les dieux contraignent le Dasein de manière telle que leur divinité procède de l’être comme Ereignis. Si, dans l’histoire du premier commencement (platonico-chrétien, moderne), Dieu est, en tant qu’inconditionné et infini, le fondement de l’être et la cause de l’étant, dans l’autre commencement l’être est l’événement de la réplique de l’abîme de la divinité des dieux et de la garde de l’homme. Une telle réplique ne relève plus d’une religion, pas plus que la garde de l’homme comme fondateur du Dasein ne se laisse incarner dans l’animal rationale. Les dieux ne sont pas déterminés à partir de l’étant, mais c’est l’être qui est l’origine de leur fondement. Il ne s’agit point tant de savoir si le Dieu est, mais si l’être peut se destiner en étant capable du Dieu. La pensée de l’être permet ainsi à l’homme d’apprendre à soupçonner qu’une longue méprise sur le divin l’a égaré, et c’est pourquoi, depuis des millénaires, depuis Platon, aucun dieu n’est plus apparu. Il s’agit de dépasser le monde de l’objectivation technicienne, sans pour autant revenir au paganisme ou à la foi d’une religion révélée. Il convient donc de laisser être les choses dans leur présence en tant qu’elles ménagent le Quadriparti. La « chose » (Ding), irréductible à l’objet, rassemble le monde, semblable en cela à l’oeuvre d’art qui arrache un monde à une terre. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie (« Contribution à la

philosophie »), Frankfort, 1989. Heidegger, M., Vorträge und Aufsätze (« Essais et Conférences »), Pfullingen, 1954. ! DISPOSITIF, ÊTRE, ÉVÉNEMENT APPROPRIANT, VÉRITÉ QUALIA Calque de l’anglais qualia (singulier quale), du latin qualia, « les qualités ». PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Caractéristiques qualitatives de notre vie mentale consciente. Selon la célèbre expression de T. Nagel 1, les qualia correspondent à l’« effet que cela fait » de se trouver dans tel ou tel état mental. Sont généralement considérés comme possédant une dimension qualitative les expériences perceptives dans les différentes modalités sensorielles, les sensations corporelles telles que la douleur ou la faim, et les sentiments et les émotions. La nature des qualia constitue une question controversée jouant le rôle de pierre de touche pour différentes théories de la conscience et des rapports entre le mental et le physique. Les désaccords portent notamment sur les questions suivantes : les qualia sont-ils caractérisables en termes fonctionnels ou purement cognitifs ? Sont-ils assimilables à des propriétés représentationnelles de nos expériences ? S’agit-il ou non de propriétés physiques ? Les difficultés rencontrées ont donné lieu à deux positions extrêmes et opposées, l’une consistant à nier l’existence des qualia 2, l’autre à soutenir que leur existence constitue une réfutation du physicalisme 3. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Nagel, T., « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », in D. Hofstadter et D. Dennett, Vues de l’esprit (éd), trad. downloadModeText.vue.download 902 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 900 J. Henry, InterÉditions, Paris, 1987, pp. 391-404. 2 Dennett, D., « Quining Qualia », dans W. G. Lycan (éd.), Mind and Cognition, 1990, pp. 519-547.

3 Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press, Oxford, 1996. ! CONSCIENCE, NEUROSCIENCES, PERCEPTION QUALITATIF Du latin qualitas, « manière d’être ». GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES Se dit des traits caractéristiques d’une chose, d’un objet, selon une appréhension générale et plus ou moins intuitive. « Qualitatif » est un terme aux emplois très divers. Il désigne le plus souvent les propriétés essentielles d’une chose, indépendamment de ses aspects « quantitatifs » ou numériques. Cette distinction remonte, en philosophie, au traité des Catégories d’Aristote, où la qualité désigne ce qui revient en propre à une chose, ce qui fait qu’elle est « telle ». Mais « qualitatif » est tout aussi ambigu que « qualité » : l’aspect qualitatif est-il dans l’objet ou dans le sujet ? Dans certains emplois, une description « qualitative » se rapporte à la nature des objets : ainsi, la chimie « qualitative » (Cournot) analyse les éléments qui constituent un produit indépendamment de ses proportions, et la description « qualitative » d’une courbe géométrique ou d’un phénomène physique fait appel aux sensations (possiblement) ressenties devant ce phénomène. On retrouve alors la distinction classique entre les qualités « premières » et « secondes ». Toute la difficulté réside en ce que cet aspect intuitif du qualitatif ne peut être intégré tel quel à la science : « Tout ce qui [dans les sensations] est qualité pure est intransmissible et à jamais impénétrable. [...] De ce point de vue, tout ce qui est objectif est dépourvu de qualité. »1 Alexis Bienvenu ✐ 1 Poincaré, H., La valeur de la science (1905), p. 179, Flammarion, Paris, 1970. Voir-aussi : Bachelard, G., la Formation de l’esprit scientifique (1938), chap. XI, « Les obstacles de la connaissance quantitative », Vrin, Paris, 1996. Duhem, P., la Théorie physique (1906), Vrin, Paris, 1981. ! OBJECTIF / SUBJECTIF, QUALITÉ (PREMIÈRE / SECONDE), QUANTITÉ QUALITÉ Du latin qualitas, calqué sur le grec poiôters. PHILOS. ANTIQUE

Néologisme forgé par Platon et adopté par Aristote pour nommer l’une de ses catégories 1. La qualité est « ce en fonction de quoi certains sont qualifiés » 2. Elle se dit en plusieurs acceptions : état et disposition en sont une première espèce de la qualité, le premier plus durable et plus stable, comme les connaissances et les vertus, la seconde passagère, comme la maladie et la santé. Qualité est aussi une puissance ou une impuissance naturelle, d’après laquelle on parle par exemple de coureurs, ou de bien portants. Les « qualités affectives » (pathetikai) et les « affections » (pathe) constituent un troisième genre de qualité, par exemple la douceur, ou l’amertume : les items qui les reçoivent sont qualifiés en fonction d’elles ; ainsi, on dit que le miel est doux parce qu’il a reçu la douceur. On parle de qualités affectives lorsque les effets subis engagent des modifications stables, et simplement d’« affections » (pathe), lorsqu’elles sont passagères. Un quatrième genre de qualité consiste dans la figure et la forme qui appartiennent à chaque item, tels le droit, le courbe etc. Il y a de la contrariété en fonction du qualifié, et la plupart des qualifiés admettent également le plus et le moins. Mais le propre de la qualité est le fait que le semblable et le dissemblable se disent en fonction d’elle. Curieusement, le fait que les qualités aient des contraires et qu’elles admettent des degrés n’empêche pas Aristote d’écrire que les substances secondes, à savoir le genre et l’espèce, « signifient quelque chose de qualitatif » 3. Pourtant, pas plus qu’on ne peut être plus ou moins Socrate, on n’est plus ou moins homme ou animal ; de même, il n’y a pas plus de contraire à « homme » ou à « animal » qu’à Socrate. Le fait qu’à la différence de la substance première (le ceci individuel), les substances secondes constituent des prédicats est probablement ce qui pousse Aristote à les rapprocher des qualités : si la qualité est ce en fonction de quoi une chose est dite telle, la qualification d’homme pour Socrate semble rentrer sous cette définition. Toutefois, à la différence du blanc, qualitatif en quelque sorte à l’état pur, mentalement isolable de son substrat, l’espèce et le genre ne sont pas pensables sans référence à une substance première : ils signifient une certaine substance qualifiée. 4 Les stoïciens conservent la qualité comme l’une des quatre rubriques de l’interrogation catégoriale, avec le substrat, la manière d’être et la manière d’être relative. Ils la conçoivent toutefois comme un corps et distinguent entre qualité propre, qui définit la singularité d’un corps, et que signifie son « nom » (onoma) – par exemple Socrate –, et qualité commune, que signifie l’« appellatif » (prosegoria) – par exemple homme. Le traitement stoïcien de la qualité participe d’une critique des universaux 5. Frédérique Ildefonse

✐ 1 Platon, Théétète, 182a. 2 Aristote, Catégories, 8, 8 b 25. 3 Id., 5, 3 b 15-16. 4 Id., 5, 3 b 18-21. 5 A.A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, ch. 27-28 (t. II, p. 19-44). ! CATÉGORIE, ESSENCE, SUBSTANCE, SUBSTRAT ∼ QUALITÉS PREMIÈRES, QUALITÉS SECONDES Selon Locke, les « qualités premières », intrinsèques aux objets, produisent dans le sujet des sensations appelées « qualités secondes » 1. PHILOS. MODERNE, ÉPISTÉMOLOGIE Dans la tradition issue d’Aristote, la qualité désigne l’état ou les propriétés d’une substance. Mais la question de l’existence de ces propriétés se pose d’une manière nouvelle après la révolution scientifique du XVIIe s., qui impose de ne plus considérer comme absolument « réel » que l’aspect géométrique et quantitatif des phénomènes. À la suite de Galilée, dans l’Essayeur (1623), et de Descartes 2, Locke distingue ce qui appartient « réellement » aux objets (« solidité, étendue, figure, nombre, et mouvement ou repos » 3) et ce qui en résulte downloadModeText.vue.download 903 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 901 dans la sensation (chaleur, couleur, odeur, et autres « qualités sensibles »). Il tient pour une illusion le fait d’attribuer aux objets eux-mêmes ces qualités « secondes » qui n’existent qu’en nous. Cette distinction est critiquée par Leibniz, pour qui les qualités secondes contiennent une part de réalité en ce qu’elles « expriment » des qualités premières 4. Berkeley critique également cette distinction, mais de façon inverse 5. Il constate que les « qualités premières » ne sont données à l’esprit que par l’intermédiaire de qualités secondes. Elles sont indissociables. À proprement parler, il n’existe donc plus que des qualités « secondes », toutes les qualités n’étant que « des idées existant dans l’esprit » 6. La perspective kantienne remet totalement en cause cette distinction elle-même, en soutenant que toutes les propriétés attribuées aux phénomènes sont nécessairement relatives aux formes d’intuition et de connaissance du sujet transcendantal. ▶ Aujourd’hui, cette distinction n’est plus acceptée telle quelle, mais la volonté de discriminer entre le purement

« subjectif » et le réellement « objectif » fait que ces termes sont encore parfois utilisés comme expressions imagées. Alexis Bienvenu ✐ 1 Locke, J., Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690), II, 8, trad. Coste, Vrin, Paris, 1989. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie (1644), I, 69, Vrin, Paris, 1999. 3 Locke, J., Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, VIII, § 22, opus cit. 4 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain (II, 8), Flammarion, Paris, 1990. 5 Berkeley, G., Le traité des principes de la connaissance humaine (I, 9), Flammarion, Paris, 1991. 6 Berkeley, G., OEuvres, I, (1710) sous la direction de G. Brykman, PUF, Paris, 1985, p. 323. ! QUALITATIF, QUANTITÉ, SENSATION, SUBJECTIF QUANTIFICATION Calque de l’anglais quantification. ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE, PHYSIQUE 1. En logique, quantification du prédicat : possibilité suggérée par Hamilton et en vertu de laquelle on peut attribuer au prédicat une certaine extension. – 2. En physique, il y a quantification d’un terme lorsqu’une certaine quantité peut être attachée à l’état présent ou être prévisible de la chose ou du système concerné. La physique du XXe s. a particularisé le sens de ce mot en l’attachant aux concepts fondamentaux de la physique quantique. Il s’agit alors du calcul des valeurs discrètes d’une grandeur quantique ne pouvant parcourir qu’un spectre « discret », par sauts quantiques de l’une à l’autre. Le sens plus général se retrouve davantage dans le verbe quantifier. C’est alors la solution d’un problème mathématique et philosophique. Est-il possible de connaître un phénomène donné en lui associant une série (ou une fonction variable) de valeurs numériques. Les relations causales à l’oeuvre dans le monde matériel et dans les expérimentations peuvent-elles être exprimées par des rapports ou des équa-

tions algébriques et analytiques ? Dans ce sens général, la quantification des phénomènes pose au fond une question essentielle de la philosophie naturelle, depuis son essor galiléen, à savoir la détermination des conditions qui rendent possible l’expression mathématique des faits scientifiques. Une telle possibilité réclame nécessairement que les moyens mathématiques soient disponibles, et – de ce point de vue – l’analyse infinitésimale en a été, historiquement, le moment inaugural. Le premier ouvrage absolument représentatif de la réussite de ce projet sont les Principia newtoniens dans lesquels les phénomènes (au sens ancien de mouvement des planètes et en un sens plus moderne du comportement mécanique des corps solides) sont effectivement mis en équation. Les conditions dans lesquelles devaient être compris les phénomènes soumis à une telle quantification ont opposé les conceptions galiléenne et cartésienne de l’abstraction, et plus généralement de la connaissance scientifique. Vincent Jullien LOGIQUE La syllogistique aristotélicienne reconnaissait à côté de la qualité d’un jugement (affirmatif ou négatif) sa quantité : le fait qu’il porte sur tous les sujets ou seulement sur quelquesuns. Le calcul des prédicats admet, outre les foncteurs du calcul des propositions, deux nouveaux opérateurs : les quantificateurs universels et existentiels 1. La fonction F(x), par elle-même ni vraie ni fausse, permet d’engendrer la proposition (vraie ou fausse) singulière F(a) par assignation d’une valeur d’individu, par exemple « Ariane est une femme ». Mais il est aussi possible d’obtenir des propositions générales en quantifiant sur la variable d’individu. La proposition quantifiée universellement (x)F(x) se traduit par « Tous les x sont des femmes. » ; la proposition existentielle ExF(x) se traduit par « Au moins un x est une femme ». La valeur de vérité de ces deux propositions générales dépend du domaine d’individus choisi. Supposons le domaine réduit à deux individus : Di = {Ariane, Georges}, la proposition existentielle est vraie, l’universelle fausse. L’opération de quantification vaut aussi bien pour les propositions relationnelles. Ainsi, (x) Ey A(x, y) traduit : « Tout le monde aime quelqu’un [de différent]. » 2. La spécificité et la fécondité du calcul des prédicats reposent essentiellement sur ces opérations de quantification. Telle que nous venons de la présenter, la quantification existentielle admet une interprétation « objectuelle » qui suppose que le domaine de valeur est composé d’objets auxquels on assigne un statut quelconque de réalité. Une interprétation

purement « substitutionnelle » est possible, où les constantes du domaine sont conçues comme de simples marques qui ne requièrent aucun engagement ontologique. On a alors affaire à une logique dite « libre ». D’autre part, il est possible de quantifier non seulement sur des variables d’individu (logique de premier ordre), mais aussi sur des variables de prédicat. On obtient alors une logique d’ordre deux qui permet notamment de définir l’identité (deux individus sont identiques s’ils possèdent tous les mêmes propriétés : (Q)(x)(y) [(x = y) = Df (Qx ! Qy)], mais qui, malheureusement, ne satisfait plus les exigences métalogiques de complétude et de décidabilité. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1879), trad. in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, Ph., Payot, Paris, 1992, § 11 : La généralité, p. 122 sq. 2 Pierce, C. S., « Sur l’algèbre de la logique » (1885) trad. Tiercelin, Cl. in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, Ph., Payot, Paris, 1992, pp. 143-172. ! EXISTENCE, LOGIQUE LIBRE, MÉTALOGIQUE, ONTOLOGIE downloadModeText.vue.download 904 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 902 QUANTIQUE (LOGIQUE) LOGIQUE Variété de logique non classique destinée à traiter les « anomalies logiques » de la mécanique quantique. Créée en 1936 par Birkhoff et von Neumann 1, la logique quantique a pour objectif de formaliser certaines particularités inférentielles de la mécanique quantique, comme le fait qu’un système physique dans un état donné puisse satisfaire une certaine alternative (pour une particule, passer par l’un ou l’autre de deux orifices dans une paroi), alors même que la question de savoir quelle branche de l’alternative est satisfaite est « fortement indéterminée ». La logique quantique, qui admet sans restriction le principe classique du tiers exclu A v ¬A, se caractérise en revanche par son rejet du principe de bivalence : il y est en général impossible de considérer un énoncé comme vrai ou faux. Jacques Dubucs

✐ 1 Birkhoff, G., et von Neumann, J., « The Logic of Quantum Mechanics », Annals of Mathematics, vol. 37, 1936, pp. 823-843. Voir-aussi : Putnam, H., « The Logic of Quantum Mechanics » (1928), in Philosophical Papers. I. Mathematics, Matter and Method, Cambridge University Press, Cambridge, 1975, pp. 174197. ! LOGIQUE (LOGIQUE NON CLASSIQUE) QUANTIQUE (MÉCANIQUE) PHYSIQUE Théorie décrivant les états et l’évolution des systèmes mécaniques à l’échelle des molécules, des atomes et des particules. En 1905, Einstein, après les travaux sur le corps noir de Planck, publie simultanément son mémoire sur l’électrodynamique des corps en mouvement, qui pose les bases de la relativité, et celui de l’effet photoélectrique, qui introduit, en fait, l’hypothèse des quanta de lumière. Ce dernier mémoire remet donc en question la nature strictement ondulatoire et continue de la lumière, adoptée au XIXe s. C’est cette « double nature » de la lumière ondulatoire ou granulaire qui semble apparaître en fonction des phénomènes observés que L. de Broglie (1892-1987) tente de comprendre et d’interpréter dans ses Recherches sur la théorie des quanta de 1924. Dans sa thèse, il émet l’hypothèse que la dualité onde-corpuscule est une propriété générale des objets microscopiques, et que la matière présente, comme la lumière, un double aspect ondulatoire et corpusculaire. Cette hypothèse se trouvera très vite confirmée par l’observation de phénomènes de diffraction avec des électrons (expériences de Davisson et Germer en 1927, de Thomson en 1928, puis de Rupp la même année). En généralisant la notion d’onde de matière, Schrödinger (1887-1961) parvient à l’équation bien connue de propagation de la fonction d’onde représentant un système quantique donné, associé au concept d’amplitude de probabilité, qui donne son assise à celui de photon, qui n’est ni onde ni particule. Finalement, l’élégant formalisme de la

théorie quantique est mis en place autour des années 19251930 par Dirac (1902-1984), Bohr (1885-1962) et Heisenberg (1901-1976), et définit le cadre d’application de la mécanique quantique. Michel Blay ! DUALITÉ, EPR, INCERTITUDE, INDÉTERMINATION, MICROSCOPIQUE / MACROSCOPIQUE, OBSERVABLE QUANTITÉ Du latin quantitas, calqué sur le grec posotes. PHILOS. ANTIQUE Ce qui rend possible dénombrement et mesure. Selon Platon, la quantité est l’intermédiaire entre l’un et l’infini ou l’indéfini ; seule, elle est l’objet d’un savoir : par exemple, l’expert en harmonie n’est pas celui qui tient les sons pour infinis en nombre, ni celui qui prétend qu’il n’y en a qu’un, mais celui qui, sachant combien il y en a, est en mesure de les identifier 1. Pour Aristote, la quantité est ce qui est divisible en parties déterminées ou déterminables : divisible en parties discrètes, elle est dénombrable ; en parties continues, mesurable 2. La quantité est la deuxième des catégories étudiées dans le traité qui porte ce nom 3. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Philèbe, 17 a, 18 b. 2 Aristote, Métaphysique, V, 13, 1027 a 7 sqq. 3 Aristote, Catégories, 6. ! CATÉGORIE QUIDDITÉ Du latin quidditas, de quid ?, « qu’est-ce que... ? ». PHILOS. MÉDIÉVALE Essence d’une chose en tant qu’exprimée par sa définition, en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? ».

La notion de « quiddité » (quidditas) apparaît, au XIIe s., dans les traductions latines de l’oeuvre d’Avicenne. Elle traduit le terme arabe mâhiyya, qui lui-même, comme le mot « quiddité » dans de nombreuses traductions modernes d’Aristote, tente de rendre la difficile expression aristotélicienne to ti en einai (« le “ce que c’était que d’être” »). La quiddité répond à la question quid est (« ce que c’est »), par opposition à la question an sit (« si c’est »). Elle correspond ainsi à l’essence en tant que distinguée de l’existence et telle que l’exprime la définition. Chez saint Thomas d’Aquin, quiddité est tantôt synonyme d’essence, c’est-à-dire « ce par quoi une chose est ce qu’elle est », tantôt de nature, dans le sens boécien de « tout ce que l’intelligence peut saisir d’une manière quelconque », ou encore de forme, du fait que « c’est par la forme qu’est signifiée la détermination de la chose ». Michel Lambert ✐ Aristote, Métaphysique, livre VII, chap. 4. Gilson, É., L’Être et l’Essence, Vrin, Paris, 1948. D’Aquin, Th., (saint), De Ente et Essentia. ! ESSENCE, FORME, MÉTAPHYSIQUE, NATURE downloadModeText.vue.download 905 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 903 QUIÉTISME Terme apparu dans les années 1670, forgé sur le latin quies, « quiétude ». PHILOS. RELIGION Doctrine chrétienne qui identifie la béatitude avec un état de pur amour désintéressé, sans mobiliser une activité spirituelle. Le quiétisme est un mouvement mystique qui, au XVIIe s., se manifeste à la fois en Italie (Petrucci, Ripa), en France (Malaval) et, d’une façon exemplaire, en Espagne (Molinos). Il exerce en outre une certaine influence sur le développement

ultérieur du piétisme, puisque le luthérien Francke traduit en latin l’ouvrage de Molinos dès 1687. On peut rattacher le quiétisme à de nombreux antécédents 1 – par exemple le Catalogue des erreurs relatives à l’état de perfection, dressé en 1311 par le concile de Vienne (contre le mouvement bégard). Mais il faut surtout souligner l’importance des textes de saint François de Sales 2. Dans la Guia espiritual, Molinos définit la quiétude comme « un sommeil doux et paisible » de l’âme « endormie dans son néant »3 ; elle est atteinte par l’oraison, l’obéissance et requiert une fréquente communion. Mais, pour comprendre l’originalité du quiétisme, il faut considérer, à l’âge classique, la conjonction de plusieurs thèmes : la question de l’amour pur ; celle de l’abandon à Dieu (d’une totale résignation à sa volonté) ; la possibilité de l’état continu de contemplation (qui rend la méditation proprement dite presque superflue) ; le caractère secondaire des oeuvres extérieures. Le quiétisme pose plusieurs problèmes fondamentaux, qui se dégagent à travers les querelles qu’il suscite à l’âge classique. On reproche d’abord à Molinos de prétendre que Dieu veut agir « en nous sans nous » – ce qui met l’accent sur la passivité de la créature et suggère une élimination de la volonté, au lieu que le concile de Trente avait insisté sur la nécessité de coopérer à la grâce. C’est pourquoi Fénelon, auquel Bossuet reprochera de verser dans le quiétisme de Mme Guyon (dont l’autobiographie fournit au quiétisme un modèle littéraire), distingue entre la passivité quiétiste et une passiveté, dans laquelle l’âme est plutôt agie par Dieu. Cette opposition entre Fénelon et Bossuet constitue la plus fameuse version de la querelle du pur amour. À « l’inquiétude » de l’âme (chrétienne), Fénelon oppose une simple « attente ». Surtout, pour rendre compréhensible ce qu’il désigne comme un amour « d’une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l’intérêt propre » 4, Fénelon mobilise la « supposition impossible » selon laquelle nous devrions souhaiter la damnation de notre âme, si telle était la volonté de Dieu – cette présentation paraît difficilement compatible avec la vertu théologale d’espérance, qui intéresse l’homme à son salut.

La querelle du pur amour aboutit à la condamnation romaine du 12 mars 1699. André Charrak ✐ 1 Armogathe, J.-R., Le Quiétisme, PUF, Paris, 1973. 2 Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, livre VI, chap. I, Seuil, Paris, 1996. 3 Molinos, Guia espiritual (Rome, 1675), Madrid, 1976. 4 Fénelon, F.S. de La Mothe (de), Explication des maximes des saints sur la vie intérieure ; Mémoire sur l’état passif. ! AMOUR DE SOI / AMOUR PROPRE, BÉATITUDE, MÉDITATION downloadModeText.vue.download 906 sur 1137 downloadModeText.vue.download 907 sur 1137

R RACE Étymologies conjecturales : emprunt de l’italien razza (« espèce de gens ») ou du latin médiéval ratio (« espèce d’animaux, de fruits ») formé par une aphérèse de generatio (« famille », « descendance », « espèce »). Le concept n’appartient pas à proprement parler à la philosophie : si des philosophes l’employaient fréquemment, ils en empruntaient les acceptions soit à la pensée ordinaire, soit à la pensée naturaliste. Fortement critiqué et quasiment abandonné après la Deuxième Guerre mondiale, il commence à être prudemment réutilisé par certains biologistes. ANTHROPOLOGIE, MORALE, POLITIQUE Attesté depuis le XVIe s., le terme de race désignait initialement les membres d’un lignage, ascendants et descendants d’une même famille. L’espèce humaine entière a pu être ainsi qualifiée de race, car la Bible affirmait que tous les humains étaient nés d’Adam et Ève. Le terme a également été synonyme de dynastie royale. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert l’utilise principalement dans ces trois acceptions, parlant aussi bien de race humaine que, par exemple, de race d’Abraham ou de race de Capétiens. Parallèlement, est déjà répandu au XVIIIe s. l’usage zoologique de la notion de race, mobilisée pour classer les variétés intraspécifiques d’animaux domestiques, surtout des chiens et des chevaux. Progressivement, les naturalistes étendent son application aux variétés de l’espèce humaine. On considère alors communément que les différences biologiques entre groupes humains géographiquement séparés sont solidaires de leurs différences culturelles, les unes et les autres engendrées par l’influence conjointe du sol, du climat et de la nourriture. En accord avec les axiomes de la théorie humorale, d’origine

antique et qui a été fréquemment employée par les auteurs médiévaux pour rendre compte de la diversité des humains, on pense que le sol, le climat et la nourriture influencent les quatre humeurs physiologiques (bile jaune, sang, bile noire, pituite), dont l’interaction déterminerait le degré d’un tempérament (mélancolique, flegmatique, bileux, sanguin), lequel déciderait à son tour à la fois de l’anatomie des hommes et de leur caractère, mentalité, moeurs et organisation sociale. Aucun consensus n’existait en revanche quant au nombre de races humaines : certains n’en distinguaient que trois, d’autres en définissaient plusieurs dizaines, cherchant souvent à identifier des classes raciales très circonscrites à des groupes ethniques, linguistiques, nationaux ou sociaux. Les races humaines étaient disposées sur les échelons supérieurs de la Grande Échelle des Êtres, qui menait des formes animales les plus simples jusqu’à l’homme le plus perfectionné, un « Blanc » dans la plupart des cas. Le « Noir », et plus particulièrement le Hottentot, occupait la limite inférieure de l’humanité, où il avoisinait l’Orang-outang, placé au sommet du monde animal. Un pas de plus suffisait pour en conclure que le « Noir » ne pouvait jouir des mêmes droits que le « Blanc ». Le mécanisme humoral et environnemental devait rendre raison de la façon dont les causes accidentelles auraient pu créer les écarts différentiels entre les groupes humains issus du même tronc adamique. Ceux qui refusaient cette conception arguaient que les races ne changent ni leur anatomie ni leur caractère lorsqu’elles sont transportées dans un climat différent. Les débats raciologiques du XIXe s. seront marqués par l’opposition, déjà ancienne, entre les monogénistes et les polygénistes. Alors que les monogénistes clamaient qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine, modifiée en sens divers à partir d’un type originel, les polygénistes soutenaient qu’il existe plusieurs espèces humaines invariables, chacune pourvue dès l’origine d’une substance germinative différente (« âme de la race », « sang », « élément spermatique », « plasma germinatif », etc.) qui véhicule les propriétés raciales spécifiques, aussi bien biologiques que mentales et culturelles. La théorie darwinienne (1859) n’a modifié que modestement les grandes lignes de ce débat : les échelons de l’échelle des êtres seront désormais considérés comme les étapes consécutives de l’évolution, et les races inférieures se transforment par conséquent en races moins évoluées. Les polygénistes

darwiniens pouvaient renoncer à l’axiome de l’invariabilité des races dans la très longue durée préhistorique, mais ils s’accordaient avec les monogénistes darwiniens à établir une hiérarchie linéaire des races selon leurs formes anatomiques, auxquelles on croyait pouvoir associer une gradation de facultés morales, intellectuelles et civilisatrices, tenues pour downloadModeText.vue.download 908 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 906 héréditaires et difficilement modifiables dans la courte durée historique. À partir de la fin du XVIIIe s., des mesures anthropométriques variées ont été mises en place, avec la conviction de pouvoir quantifier le degré d’avancement moral, intellectuel et social des races à partir d’indices anatomiques. La théorie darwinienne de la sélection naturelle a réactivé par contre une vieille idée de la lutte des races pour la survie. On s’est mis à redouter que les races inférieures, réputées plus fertiles et moins inclines à l’altruisme, ne viennent à bout des races supérieures. La hantise du mélange racial, censé conduire à la contamination de la substance germinative des races supérieures et à leur dégénérescence consécutive, a profondément marqué le XIXe s. L’idéologie nazie fut l’un de ses aboutissements extrêmes. On y trouve une étrange combinaison de nombreuses composantes des théories raciologiques antérieures : une classification raciale rigide, la division des races en supérieures et inférieures, la croyance que les différences anatomiques correspondent aux différences culturelles, l’idée d’une inégalité morale, intellectuelle et civilisatrice des races, l’essence raciale transmise par une substance héréditaire (« sang ») qui interfère avec l’influence du sol et du climat, la crainte de dégénérescence raciale par le métissage qui empoisonne le « sang » de la race supérieure, une menace qui pèse sur la race supérieure du fait de la fertilité plus grande et de la fourberie des races inférieures, la lutte entre les races comme force motrice du progrès, la domination que la race des Seigneurs doit conquérir par la force 1. L’idéologie nazie offre une synthèse d’au moins deux siècles du développement de la pensée raciale en Occident. On en sait les effets effrayants. Lorsque la guerre prit fin et que les crimes hitlériens furent jugés, l’Occident tenta de faire procès à son héritage intellectuel. La notion de race devait inévitablement se trouver sur le banc des accusés. L’UNESCO exprima une conviction alors dominante en inscrivant dans sa constitution l’idée selon laquelle les atrocités de la guerre qui venait de s’achever avaient été rendues possibles par la doctrine de l’inégalité des races. Pour ne plus voir de nouveaux Auschwitz, on voulait éradiquer le mal à sa racine et faire disparaître la doctrine des

races, source présumée de l’horreur suprême. Dans une déclaration de 1950, les experts de l’UNESCO affirmèrent l’unité fondamentale de l’espèce humaine et reléguèrent la diversité biologique des hommes à un second plan, en tant qu’épiphénomène de divers mécanismes évolutifs de différentiation 2. La Déclaration de l’UNESCO portait des marques de la toute récente théorie synthétique de l’évolution, dont les principes transformaient la « race » en un résultat éphémère de la circulation de gènes entre les populations, seules entités réellement observables, au sein desquelles les variations morphologiques sont graduelles et réductibles à des nuances de fréquences géniques. La conjonction d’un contexte politique et d’une métamorphose théorique de la biologie conduisit ainsi, à partir des années 1950, à l’abandon progressif de la notion de race dans les sciences naturelles et sociales. Les humanités multiples des théories raciologiques se muèrent en Homme universel de l’UNESCO. Cependant, la race reste toujours une catégorie de nos classifications vernaculaires, et la culture non savante continue à élaborer de nouvelles conceptions raciales qui conservent le découpage de l’humanité en classes traditionnelles et accordent une supériorité tantôt aux « Blancs », tantôt aux « Noirs », tantôt aux « Jaunes ». D’autre part, des chercheurs se penchent de nouveau sur la différentiation interne de l’espèce humaine, résolus à ne pas abandonner cette question aux divagations de la pensée ordinaire. Sans l’intention de ressusciter l’idée d’une partition de l’humanité en catégories statiques et clairement séparées les unes des autres, conscients du danger que présente l’idée de l’inégalité des races, certains paléo-anthropologues n’hésitent pas à utiliser le terme de race pour désigner les grands groupes géographiques qui auraient résulté d’une diversification très ancienne de l’espèce humaine archaïque, après son départ du berceau africain, et qui semblent avoir conservé, durant plusieurs centaines de milliers d’années, quelques caractéristiques anatomiques régionales 3. Des généticiens, travaillant sur un autre type de données, tentent de subdiviser l’espèce humaine en mesurant des « distances génétiques » entre les populations, ce qui les amène à distinguer des « régions ethniques » ou des « groupes de populations », parfois étrangement similaires aux anciennes catégories raciales 4. Un détournement idéologique des résultats de ces travaux reste un danger réel. Wiktor Stoczkowski ✐ 1 Conte, É. & Essner. C., La Quête de la race. Une anthropologie du nazisme, Hachette, Paris, 1995. 2 « A Statement by Experts on Race Problems », UNESCO International Social Science Bulletin, vol. II, no 3, 1950, pp. 391-394. 3 Wolpoff, M. & Caspari, R., Race and Human Evolution,

Simon & Schuster, New York, 1997. 4 Par exemple L. L. Cavalli-Sforza et alli, The History and Geography of Human Genes, Princeton University Press, New Jersey, 1994. ! RACISME RACISME Terme apparu au début du XXe s. MORALE, POLITIQUE Idéologie présupposant la croyance dans la notion scientifiquement infondée de race, et impliquant une vision du monde déterministe et discriminatoire qui a pour conséquence une négation de l’égalité et de la liberté humaines. Le terme « racisme » n’est pas apparu en même temps que celui de « race ». Dans les nombreux textes qui, en particulier au XVIIIe s., tentent d’élaborer une définition de la race (on peut citer notamment deux opuscules, Des différentes races humaines et Définition du concept de race humaine, dans lesquels Kant se livre à une défense du concept de « genre originel » ou de « souche commune » de l’humanité1), celleci n’est pas considérée comme le principe moteur permettant d’expliquer ou de juger le développement de l’histoire humaine. Précisons, en premier lieu, quelle articulation théorique – ou rhétorique – relie la notion de race à l’idéologie du racisme, en empruntant à H. Arendt une définition : « Le mot “race” dans racisme ne signifie aucunement une curiosité authentique au sujet des races humaines en tant que domaines d’exploration scientifique ; il est une “idée” qui permet d’expliquer le mouvement de l’histoire comme un processus unique et cohérent. » 2. En d’autres termes, le racisme présuppose « la croyance qu’il existe un mouvement inhérent à l’idée même de race ». À l’« idée » de race, le racisme ajoute ainsi le développement « logique » propre à cette idée – une logique qui, selon la formule d’Arendt, « ne requiert aucun facteur extérieur pour la mettre en mouvement ». En ce sens, downloadModeText.vue.download 909 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

907 on peut dire que l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) d’A. de Gobineau constitue déjà une tentative pour donner un sens – une « loi » – à l’histoire humaine : « loi d’évolution unique » qui transforme le déterminisme racial (l’Essai affirme la « permanence » des caractères « raciaux » héréditaires) en un principe unique d’explication de l’histoire universelle, conduisant d’une diversité hiérarchique (les trois races fondamentales) à l’unité de l’espèce, selon un processus que Gobineau juge nécessaire et inéluctable. Pour reprendre une distinction cruciale des Origines du totalitarisme, on peut dire que l’Essai de Gobineau est exemplaire de la « pensée raciale » qui a précédé le développement du « racisme » à proprement parler. Cette pensée combine déjà plusieurs éléments qui seront « mis en oeuvre » par le racisme : le présupposé (scientifiquement infondé) d’une pureté de la race, articulée à une hiérarchie des différentes races, donc à leur inégalité ; un postulat déterministe sousjacent qui, en ruinant le principe d’égalité, implique l’impossibilité d’un développement « libre » de l’humanité. C’est sur cette « pensée raciale » que des idéologues, à la fin du XIXe et surtout au XXe s., fonderont des mouvements politiques destinés à mettre en place une société et un État racistes. Pour que l’on passe du concept de race au racisme, une évolution historique a donc été nécessaire. Dans la langue française, le terme « racisme » apparaît dans un article du journal ultraréactionnaire fondé et dirigé par É. Drumont, la Libre Parole, sous la plume de G. Méry, le 18 novembre 1897 : « Il est vraiment temps que, dans les réunions populaires, des voix vraiment françaises, vraiment racistes, opposent leur éloquence à la rhétorique des hâbleries internationalistes. » Arendt a montré que, au tournant du XXe s., cette « perversion » de la « conscience nationale » en « conscience de race » est liée au développement des politiques impérialistes ; elle fait l’hypothèse que la « pensée raciale » aurait disparu si « l’impérialisme [n’avait] dû inventer le racisme comme seule “explication” et seule excuse possible pour ses méfaits ». Si l’on observe l’institution du mot « racisme » dans la pensée politique du XXe s., on peut constater avec P.-A. Taguieff

que « le sens descriptif-polémique du mot “racisme” ne s’est fixé que dans la seconde moitié des années 1920 », à une époque où il « ne désigne plus seulement une philosophie de l’histoire fondée sur le primat ou la dominance des facteurs ethniques (la métaphysique ethno-historique de Gobineau en fournissant le modèle approché) » 3, ni une pseudoscience sociologico-biologique, ni un système de préjugés, mais « une conception du monde exclusiviste » qui se traduira, avec le nazisme, par l’extermination de millions d’êtres humains désignés comme représentants d’une race « inférieure » et « ennemie ». La mise en oeuvre par le nazisme d’un régime politique fondé sur la discrimination raciste a montré que, comme l’écrit Arendt, « la race est, politiquement parlant, non pas le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre-nature ». Après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’une déclaration de l’Unesco a proclamé en 1950 l’unité de l’espèce humaine, il reste à étudier les métamorphoses contemporaines du racisme (phénomène qui englobe, comme Taguieff l’a analysé, une idéologie, un préjugé et un comportement), à travers, par exemple, l’idéologie différentialiste affirmant une pseudo supériorité culturelle de l’Occident, afin de demeurer vigilants à cette négation de l’égalité humaine d’où découle une remise en cause de la liberté. Hélène Frappat ✐ 1 Kant, E., « Des différentes races humaines » et « Définition du concept de race humaine », in Opuscules sur l’histoire, trad. S. Piobetta, Flammarion, Paris, 1990. 2 Arendt, H., les Origines du totalitarisme, trad. M. Pouteau, M. Leiris, J.-L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, révisée par H. Frappat, Gallimard, Paris, 2002. 3 Taguieff, P.-A., la Force du préjugé, Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris, 1987. RADICALE (INTERPRÉTATION) ! INTERPRÉTATION RAISON Du latin ratio (« calcul, rapport », avant l’époque classique). Avec Lucrèce et Cicéron, le mot entre dans la langue philosophique comme traduction

du grec logos ou dianoia (« faculté de raisonner », « art de combiner les concepts ou propositions », « faculté des discours », « langage »). C’est notamment une notion centrale dans la métaphysique, la logique et la morale leibnizienne. Elle est également l’objet de la philosophie critique de Kant, qui lui fait subir des modifications importantes : en la distinguant, au sein de l’esprit, de l’entendement, tant pour ses productions que pour son rôle dans la connaissance et dans l’action (elle constitue un autre rapport de l’esprit au réel, elle a d’autres prétentions....) ; en la divisant en « théorique » et en « pratique », et en limitant son pouvoir spéculatif légitime à la sphère de l’expérience possible ; en l’opposant, enfin, comme système des principes a priori à l’expérience. Hegel lui fait quitter le terrain de la subjectivité (connaissante ou agissante) pour lui donner une réalité objective telle que rien de ce qui est réel ne l’est qu’en étant rationnel : tout l’être lui doit son sens. Elle prend alors une consistance naturelle et historique : elle est tout l’être objectif et son sens. La raison n’est pas l’esprit qu’on a, « l’esprit est la raison en tant qu’on l’est » (B. Bourgeois). GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT, POLITIQUE 1. Au sens large, simple « bon sens », faculté de bien juger, ou de discerner le vrai du faux, le bien du mal : c’est en ce sens qu’on peut « perdre la raison » (dans la folie ou dans la passion délirante). – 2. Au sens strict, et dans la perspective d’une philosophie de l’esprit, la raison a deux valeurs : a) subjective, et comme faculté, elle est, conformément à l’étymologie, faculté de calculer ou de combiner des idées, propositions ou discours, faculté logique ; mais aussi faculté de réfléchir, en remontant d’un donné à sa cause ou à son principe. Elle peut donc procéder de manière déductive ou inductive, son acte propre étant la saisie des rapports logiques, et son but, d’établir la vérité (ou validité) d’un jugement. En ce sens, elle est opposée à l’intuition et au sentiment. b) objective (comme cause ou comme sens) : elle est cause finale (le pourquoi des choses) ou raison dernière, ou encore « la raison suffisante et dernière » des contingences (Leibniz) ; ou, enfin, dans son rapport à l’être, son sens objectif (Hegel) et, dans son rapport à l’action, son sens intentionnel (Wittgenstein) ou sa cause subjective (Davidson). On peut se demander s’il y a lieu de distinguer, comme le fit en son temps A. Lalande, une raison constituée, ou raison produite dans les sciences, les techniques, les institutions humaines, raison qui, se confondant avec ses oeuvres, varierait avec elles ; et une raison constituante, pérenne, qui n’est rien que l’esprit humain avec ses grands principes, actifs en tous temps et en tous lieux, valables inconditionnellement et intemporellement. Ou bien si l’on ne doit reconnaître qu’une raison constituée, immanente à toute pratique ou théorie

rationnelle, et progressant avec la rationalité (scientifique ou downloadModeText.vue.download 910 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 908 morale). Les empiristes, avec Hume et après lui, ne reconnaissent de raison que constituée et dépendante de la valeur et de la profondeur de l’expérience. Selon Hume, tout, dans notre nature, tous les « pouvoirs de l’esprit », y compris celui des règles, est produit par la nature et y a son fondement 1. La raison elle-même ne peut être que naturelle et, donc, produite. Dès lors, il n’est pas question d’en faire le principe actif et transcendant de toutes nos connaissances. Si l’esprit lui-même est l’ensemble des liaisons entre pensées (associer est son acte fondamental), il l’est passivement ; en lui c’est la nature qui agit, l’association n’est pas son acte, mais son état. L’esprit étant lui-même effet, la mise en connexion des idées, pouvoir qu’on attribue généralement à la raison, n’est pas une opération a priori de celle-ci ; c’est une tendance de l’esprit qui s’exerce dans la science et au moyen de l’observation et de l’expérience. Le fondement éternel de la connaissance n’est pas logique, il est naturel ; la raison comme pouvoir d’organisation ou principe de cohérence n’est qu’une force parmi d’autres, elle n’a pas de valeur constituante par ses principes a priori ; elle ne saurait fonder l’ordre qu’on lui impute, car l’équilibre qui est le sien est produit par d’autres principes. L’empirisme accorde à la raison le pouvoir de réflexion, mais lui nie celui de fondation. Le scepticisme à l’égard de la raison n’est pourtant pas un irrationalisme, il affirme que le savoir (croyance rationnelle) et la morale n’ont pas pour origine intemporelle et immuable la raison, mais la nature ; et que la raison n’a pas d’autre existence que constituée. La nature engendre progressivement l’ordre de l’esprit humain. L’ordre est résultat, et c’est une illusion de la raison que de croire qu’il est institué par elle-même, a priori. Le rationalisme, lui-même, connaît plusieurs tendances, dont celle qui, depuis Kant, ne reconnaît de légitimité qu’à cette raison qui fait oeuvre d’autocritique et connaît ses limites, que ce soit chez Bachelard, qui veut « l’installer dans la crise », ou chez Popper, qui la veut consciente de sa faillibilité et progressant par cette conscience même. Mais le rationalisme traditionnel en fait une nature et une grâce. La raison comme puissance du vrai : Spinoza Spinoza, le premier, a fait de la raison non seulement un pouvoir de connaître, mais encore un mode de connaissance et une manière d’être et d’agir. Il a instruit la liaison nécessaire entre le bien-vivre (ou « vivre libre ») et la connais-

sance rationnelle (des deuxième et troisième genres), celle qui « nous enseigne à distinguer le vrai du faux » 2. L’éthique ne s’accomplit que dans l’unité de cette puissance du vrai et de la conduite qui en suit les principes, puisque « le sage [...] considéré en cette qualité ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité, éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement » 3. Spinoza n’a cependant pas admis, comme Descartes, que la raison était notre essence et ne lui a même pas accordé d’être l’origine ou la cause de la situation humaine où elle peut s’épanouir et jouir d’elle-même (la cité est fille des passions, non de la raison). Ainsi, son rationalisme est beaucoup moins radical qu’on l’a dit (Guéroult), et le véritable porte-parole de la croyance dogmatique en la raison est Leibniz, non Spinoza. Chez Spinoza, on peut distinguer deux domaines de juridiction de la raison : celui de la connaissance (l’Éthique, II), celui de l’action (l’Éthique, IV, V). On distingue, au sein du premier, deux genres de connaissances : la connaissance discursive et la science intuitive, l’une et l’autre appartiennent à l’homme qui est dit « conduit par la raison ». Ce n’est pas tout homme, tant s’en faut, qui est ainsi conduit ; c’est pourquoi la raison ne constitue pas l’essence de l’homme, mais est cependant propre à lui seul ; c’est sa puissance ou son action : « Nos actions, c’est-à-dire ces désirs qui sont définis par la puissance de l’homme ou par la raison sont toujours bonnes. » 4. Comme mode de connaissance, la raison s’oppose à l’imagination, mais constitue son dépassement (passage dans le deuxième genre de connaissance), comme science intuitive, elle est le dépassement de l’entendement. Comme mode d’être et d’agir, elle s’oppose à la manière spontanée et immédiate, qui signifie notre passivité en même temps que l’inadéquation de nos pensées. Mais si ces divisions sont commodes pour l’analyse, elles sont superficielles, car fondamentalement la raison, chez Spinoza, est action (activité rationnelle de l’âme) et, quand l’âme est active, l’homme est actif. On peut multiplier les propositions qui disent cette immanence de la raison, ou de l’âme qui connaît par le deuxième genre de connaissance, dans l’agir libre : « Un homme libre, c’est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la raison, n’est pas dirigé par la crainte de la mort. » Un tel homme ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, sa sagesse est une méditation de la vie ; un tel homme n’a que des idées adéquates, « par suite, il n’a aucun

concept de choses bonnes ou mauvaises » ; un tel homme n’agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi ; un tel homme, enfin, « qui est dirigé par la raison est plus libre dans la cité où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même » 5. La raison, comme puissance du vrai, est donc aussi puissance de paix et de liaison des hommes, et c’est dans la concorde qu’elle trouve à s’exprimer et à s’épanouir. Enfin, la raison contemplative, elle-même, est encore active : la possession de la vertu, ou béatitude, est l’épanouissement de l’âme qui rend possible la réduction de nos appétits et, par là, une transformation de notre vie ; or, la béatitude n’est rien d’autre que l’amour intellectuel de Dieu 6, amour qui naît lui-même du troisième genre de connaissance. L’équation « connaissance rationnelle = action de l’âme = action de l’homme ou liberté » montre que la raison n’est pas un état de l’âme ou une nature de l’homme, mais sa puissance propre en tant qu’il est libre ou par laquelle il peut se libérer et demeurer libre. Les principes de raison : Leibniz Leibniz a laissé entendre que l’univers est sous le régime d’une création continuelle, gracieuse et sage (rationnelle). Le Dieu de cette création en est l’explication dernière ou la « raison dernière et suffisante », le pourquoi « il y a quelque chose plutôt que rien », pourquoi telle chose plutôt que telle autre. Sous un tel Dieu, la raison s’est faite existence, et rien dans l’existence n’est sans raison. Leibniz a, par là, logicisé le contingent, sans le confondre avec le nécessaire, et ouvert à la raison deux domaines de vérité, celui des vérités nécessaires et celui des vérités contingentes : « La connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences, downloadModeText.vue.download 911 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 909 en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous âme raisonnable ou Esprit. » « C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle moi... Et c’est

ainsi qu’en pensant à nous, nous pensons à l’Être, à la Substance, au simple et au composé et à Dieu même. »7 Dans la Monadologie, nous progressons de la simple monade, monade toute nue (§ 24) à la monade qui est dite « âme raisonnable » ou Esprit, seule capable d’actes réflexifs (§ 29). Nous progressons de façon continue, de perception en perception, de perfection en perfection, jusqu’à la perception la plus « relevée », privilège des êtres capables de connaissance des vérités nécessaires, et aussi capables de rendre raison des vérités contingentes ; nous découvrons alors notre différence : nous qui sommes empiriques « dans les trois quarts de nos actions », qui agissons comme les bêtes par le seul principe de la mémoire (§ 28), nous nous découvrons capables d’« en juger par raison » et seuls capables de science. Ce qui fait passer du stade animal, de la mémoire empirique, au stade de la Raison, c’est une conscience et une attention où la perception devient conscience réflexive ou réflexion. Les actes réflexifs auxquels nous sommes élevés peuvent se définir comme aperception de ce qui représente en nous les choses extérieures et leur cause ou raison. La raison est encore décrite comme pouvoir de « considérer à part », d’« abstraire » et d’« analyser » (Nouveaux Essais). La capacité d’analyse ayant elle-même des degrés, « le plus élevé est celui qui nous rend capables des sciences ou connaissances démonstratives » (Principes de la nature et de la grâce, § 5). La raison est donc la capacité de l’être qui réfléchit. Avoir la raison, enfin, c’est être capable de raisonnement : l’activité de la raison s’y traduit immédiatement. Nos raisonnements sont fondés sur « deux grands principes »8 : « Celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux » (§ 31) ; « et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi il en est ainsi et non pas autrement ; quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues » (§ 32). L’article 32 de la Monadologie, constitue l’énoncé le plus complet du principe de raison et définit le champs de ses applications (les faits, les énonciations, les actions...). On note, cependant, que c’est la même raison, et qu’elle raisonne, dans les deux domaines offerts, du contingent comme du nécessaire. En réunissant les deux principes et leurs actes, on prend conscience que toute vérité est de raison, que toute vérification est un compte rendu à la raison. Celle-ci apparaît alors comme cette capacité dont la logique, d’abord, la science démonstrative, ensuite, sont comme l’image fidèle (isomorphisme de la raison et de la logique, qui a conduit à dire que « la métaphysique de Leibniz repose toute entière sur sa logique »9 et que la raison se présente, chez lui, « comme capacité d’universelle intelligibilité ou d’universelle démonstrabilité » 10. La raison existe dans la science démonstrative, mais Leibniz donne manifestement à son existence une extension plus large, car si avec un « R »

majuscule, elle a valeur de faculté, avec un petit « r » (raison de), elle a valeur de cause ou, du moins, « elle est la cause non seulement de notre jugement, mais de la vérité même ». La raison ainsi entendue est dans l’ordre des vérités ce que la cause est dans l’ordre des choses, et c’est pourquoi la cause, à son tour, est souvent appelée raison « et particulièrement, la cause finale » 11. Ce qui pose, en même temps qu’une valeur logique de la cause, une valeur réelle ou objective de la raison, celle-ci étant encore définie comme « la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière », et c’est pourquoi elle est dite cause de notre jugement et de la vérité. La Raison comme faculté étant définie comme « ce qui s’aperçoit de cette liaison des vérités » 11, c’est d’elle, évidemment, que la logique est l’image fidèle, et c’est elle que Leibniz nomme « faculté de raisonner » 11, qu’il partage en deux parties correspondant aux deux aspects de la logique telle qu’il l’entend : invention et jugement, logique comme art des combinaisons et logique de « l’infaillibilité du jugement », ou syllogistique. La logique de Leibniz se donnant cependant pour « une » veut réunir les conditions de l’infaillibilité et celles de l’invention. Quant aux deux grands principes cités, s’ils fondent l’activité démonstrative, ce n’est pas à la façon des axiomes ou définitions, c’est en gouvernant nos raisonnements et en exigeant leur correction formelle et leur vérité. Les deux principes sont donc inséparables et suffisent à démontrer toutes les vérités : toute vérité peut être fondée en raison. On peut même penser que le principe de contradiction n’est que la réciproque du principe de raison 12, puisque, si ce dernier affirme que toute proposition identique est vraie, le principe de raison affirme que toute proposition vraie est analytique et donc virtuellement identique (le principe de contradiction et le principe d’identité sont logiquement équivalents, puisque reposant sur la même définition du vrai, à savoir que, dans toute proposition vraie, le prédicat est inclus dans le sujet [la notion]). Ainsi, le principe, de raison est principe de la raison, et signifie qu’on peut rendre raison de toute vérité, c’est-à-dire la démontrer par l’analyse de ses termes. Mais, comme l’ajoute Leibniz, les raisons ne peuvent pas toujours nous être connues ; c’est le cas de ces vérités qui portent sur les existences, qui exigent un procédé infinitiste pour être connues, et pour lesquelles

la raison elle-même exige une « raison qui suffit ». On peut donc dire que le principe de raison gouverne aussi bien les énonciations véritables que les faits, qu’il a une portée logique et une portée métaphysique. Il a aussi une signification physique (tout ce qui arrive, même par hasard, a une raison suffisante par laquelle il en est ainsi et non autrement, ce qui peut encore se dire autrement : « Ce qui arrive à une chose est compris dans la nature de cette chose même ») inséparable de la doctrine métaphysique de la substance (monade). La formulation théologique n’est donc qu’une des formules possibles, mais c’est en elle que s’explique l’identité de la raison et de l’existence, puisque, si on prend en compte la nature de Dieu (raison dernière) et qu’on descende à partir d’elle et de sa règle d’action (le meilleur) aux détails des choses, on pourra dire qu’il y a la meilleure des raisons pour que les choses existent ainsi et non autrement. C’est par ce trait que le principe de raison revêt un aspect spécifique et se distingue du principe de contradiction, car ce dernier ne détermine que les possibles et ne contient la raison suffisante d’aucune existence. La raison des existences ne se trouve pas dans la nécessité logique, mais dans une existence nécessaire, downloadModeText.vue.download 912 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 910 « et c’est ce que nous appelons Dieu » 13, à la fois cause et raison de tout ce qui est. Ainsi, la raison, chez Leibniz, n’a pas seulement une réalité logique, par quoi elle commande nos raisonnements, elle a et elle est l’existence réelle et justifiée. La Monadologie s’achève sur la mise en rapport du monde naturel et du monde moral, par l’affirmation de l’équivalence et de l’harmonie, au regard de Dieu, de la nature et de la grâce : les deux règnes disent sa gloire, le règne physique de la nature symbolise « avec » le règne moral de la grâce « comme nous avons établi [...] une harmonie parfaite entre deux règnes naturels, l’un des causes efficientes, l’autre des finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne physique de la nature et le règne moral

de la grâce... » 14. Le monde de la grâce n’est pas celui de la nature, mais l’harmonie fait que « les choses conduisent à la grâce par les voies mêmes de la nature ». Ce qui dans le monde comme nature s’appelle cause, et dans le monde moral s’appelle raison. Dieu comme principe physique et architecte de la grande machine règne par les lois ; Dieu comme principe moral règne sur les esprits par la grâce (ou raison) ; et il n’y a qu’un Dieu. ▶ Ainsi, on peut comprendre que ce soit cette croyance en la raison, et non celle plus modérée de Spinoza, qui ait provoqué la réaction critique de Kant. Mais c’est encore cette croyance en la raison qui fait retour dans la métaphysique de Hegel, qui en fait la substance de tout le réel, naturel ou historique. Contre quoi se sont dressées de nouvelles attaques misologiques, dénonçant « le mensonge de l’unité, de la réalité, de la substance » et du « monde-vérité », mensonge dont la cause serait la « raison » 15 (celle des métaphysiciens, et non celle des naturalistes ou celle des logiciens). Aussi, tout retour à la croyance rationaliste exigera, comme on le voit dans les débats actuels sur la « raison publique » (héritage kantien), un sens moins aigu du tragique, mais aussi un usage moins dogmatique de la raison. La question se repose, cependant, de savoir si la raison peut passer pour une cause, si l’explication par les raisons équivaut à l’explication par les causes, ou si les deux domaines respectivement couverts par les causes et les raisons demeurent inassimilables et constituent deux réseaux profondément divergents de nos connaissances, problème qui se repose à propos de l’analytique de l’action (Davidson en débat avec les thèses de Wittgenstein). Suzanne Simha ✐ 1 Hume, D., Essais sur l’entendement humain. 2 Spinoza, B., L’Éthique, II, prop. 42. 3 Ibid., V, 42. 4 Ibid., IV, chap. 3, 13, 32. 5 Ibid., IV, 63, 67, 68, 72, 73 (démonstrations). 6 Ibid., V, 36, 33, 38, 42. 7 Leibniz, G. W., Monadologie, § 29-30. 8 Ibid., § 31-32. 9 Couturat, L., La logique de Leibniz (Olms). 10 Idem, Revue de métaphysique et de morale (1902).

11 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, ch. 17, § 1, Garnier-Flammarion. 12 Couturat, L., op. cit. 13 Leibniz, G. W., Monadologie, § 38. 14 Ibid., § 87 (voir aussi § 85-86). 15 Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, III, 2. ! CAUSE, CONNAISSANCE, DÉRAISON, ESPRIT, FACULTÉ, LANGAGE, PENSÉE, RAISON PRATIQUE, RAISONNEMENT, RATIONALISME, VERBE, VÉRITÉ ∼ RAISON VS CAUSE MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT Ce qu’on attribue à quelqu’un qui agit, à la différence d’une cause, extérieure à ce qui subit l’action. Le débat entre deux formes d’explication remonte à la réflexion d’Aristote sur le volontaire et l’involontaire 1. Donner la raison d’agir d’une personne, c’est supposer l’existence de quelque chose d’irréductiblement mental et normatif : pour cette personne, agir ainsi est préférable à agir autrement. En revanche, une explication par les causes est une hypothèse selon laquelle si une personne se trouve être dans telle situation, alors il lui arrive telle chose, indépendamment de sa volonté. On fait alors appel à un mécanisme causal. L’opposition entre raisons et causes joue aujourd’hui un rôle essentiel dans la pensée de Wittgenstein et chez certains wittgensteiniens – particulièrement chez E. Anscombe 2. Le lien entre nos raisons d’agir et nos actions n’est pas mécanique, il est logique ou conceptuel. Dès lors, les raisons de l’action apparaissent dans le cadre d’une description de l’action comme intentionnelle, c’est-à-dire faite en vue de quelque chose. La raison est le terminus a quo de l’explication. La recherche d’une raison ressemble à la recherche d’une responsabilité dans l’action, et non pas à celle d’un événement qui pourrait être tenu pour l’antécédent d’un énoncé conditionnel du type « si x, alors y ». ▶ Cependant, tout en acceptant l’irréductibilité d’une description de l’action à une description entre des événements physiques, Davidson a contesté que les raisons ne soient pas des causes 3. Il affirme qu’agir pour une raison suppose que cette raison soit une cause. Pour lui, ce n’est pas parce que l’explication d’une action en est une rationalisation qu’elle n’est pas

une explication causale 4. Le débat entre wittgensteiniens et davidsoniens semble ainsi porter sur la causalité mentale, et particulièrement sur la spécificité de la causalité finale. Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Béatrice Nauwelaerts (éd.), Paris, 1970. 2 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Oxford, 1957. 3 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. 4 Cf. Engel, P., « La causalité des raisons », in Critique, 1994, no 567-568. ! ACTION, ESPRIT, INTENTION, INTENTIONNALITÉ « Expliquer et comprendre » ∼ RAISON PRATIQUE Du latin ratio, « calcul » et du grec praktikos, de prattein : « agir ». En allemand : praktische Vernunft GÉNÉR. La raison est pratique lorsqu’elle détermine la volonté et les actions au moyen de concepts. Dans la distinction entre raison pure et raison pratique, Kant distingue usage théorique, spéculatif et usage pratique de la downloadModeText.vue.download 913 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 911 raison. La raison pure est la faculté de connaître à partir de principe, faculté de juger selon des principes a priori, sans aucun recours à l’expérience. La raison pratique concerne l’usage dans le domaine de l’action : elle est techniquement pratique quand, sous forme d’impératifs hypothétiques, elle concerne la considération des moyens par rapport à une fin donnée – les règles alors sont relatives, règle de prudence pragmatique et d’habileté technique ; elle est moralement pratique ou pratique au sens strict, lorsque, sous forme d’impératifs catégoriques, elle est source du devoir : elle détermine le principe même de l’action, la maxime. Est pratique au sens strict, pur, l’autonomie de la volonté sous la loi morale de la raison. L’usage pur pratique de la raison révèle son caractère originairement législateur. Kant peut ajouter : « je crois indispensable que l’on se mette à même de montrer en même temps l’unité de la raison pratique avec la raison spéculative dans un principe commun ; car, en fin de compte, il ne peut pourtant y avoir qu’une seule et même raison, qui ne doit

souffrir de distinction que dans ses applications » 1. La raison pure pratique est capable de donner des lois à la liberté, elle atteint un absolu, objet de foi rationnelle, qui échappe à la raison théorique : « La raison, à ce point, a besoin d’admettre un tel Souverain Bien en relation de dépendance et, eu égard à lui, une intelligence suprême, Souverain Bien soustrait à toute dépendance... » 2. La raison pratique postule la liberté en tant qu’empire du sujet sur soi, condition de la loi morale ; l’immortalité de l’âme pour permettre le progrès à l’infini ; l’existence de Dieu comme condition du Souverain Bien 3. Il y a là un « primat » de la raison pure pratique sur la raison pure spéculative dans leur union. Elsa Rimboux ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, Préface, trad. V. Delbos, Vrin, Paris, 1980, p. 51. 2 Kant, E., Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, trad. P. Jalabert, in OEuvres philosophiques, II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 536. 3 Kant, E., Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, PUF, Paris, 1989, pp. 129-151. ! ACTION, IMPÉRATIF, LOI, MORALE, RAISON ∼ PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE GÉNÉR. Principe scolastique et leibnizien selon lequel rien n’advient dans le monde sans motif ou raison suffisante. ! EXISTENCE, MEILLEUR (PRINCIPE DU), POSSIBLE ∼ RAISON COMMUNICATIONNELLE LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE Forme de la raison pratique fondée sur les principes d’universalisation du langage à l’oeuvre dans toute communication portée à l’intercompréhension. (Concept central chez Habermas1). Devant l’échec de la raison à déterminer d’un point de vue normatif les règles d’une pratique sociale raisonnable, Habermas propose une voie originale, celle d’une raison fondée sur la communication. La raison communicationnelle n’est pas une source de normes d’action à proprement parler, mais elle possède un contenu normatif : le fait même de se faire

comprendre et de faire reconnaître ses arguments implique de procéder à des idéalisations (identité des significations, prétention à la validité de certains énoncés, statut de personne raisonnable attribué au destinataire). Ainsi, la discussion, même dans ses expressions les plus quotidiennes, est le principe de la raison pratique. C’est elle qui rend possible l’universalisation des intérêts, sur la base de la loi du meilleur argument, et qui permet que les discussions éthiques et les choix politiques puissent faire l’objet d’une élucidation raisonnable. Pour Habermas, il s’agit de fonder une théorie de la société et de la démocratie. Dans sa visée universalisatrice, la raison communicationnelle entre en conflit avec une approche herméneutique des formes de langages et en dénonce la dimension contextualiste. Alexandre Dupeyrix ✐ 1 Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns (1981), trad. « Théorie de l’agir communicationnel », t. I et II, Fayard, Paris, 1987. ! ACTION COMMUNICATIONNELLE, ESPACE PUBLIC « Raison et communication » ∼ RAISON D’ÉTAT POLITIQUE ! ÉTAT Raison et communication Le diagnostic d’une fin de la philosophie a été établi sur la base d’un double échec : échec de la philosophie de la conscience à fonder l’identité du sujet avec lui-même ; échec de la philosophie de l’histoire dans sa prétention à légitimer le réel en invoquant une raison immanente à l’histoire. Parallèlement, on a assisté à l’avènement du seul type de rationalité encore digne de confiance, celui qui est inhérent aux sciences exactes. L’idée de raison n’est donc pas abandonnée, elle est même aujourd’hui omniprésente, mais sous une forme atomisée et désubstantialisée. Ce qui était en germe dans la distinction kantienne des trois sphères (science, morale, esthétique) et des facultés qui leur étaient associées

trouve désormais une expression achevée dans l’analyse webérienne de la modernisation comme rationalisation, ou dans la théorie des systèmes de N. Luhmann. Les différents domaines du savoir et de l’expérience apparaissent comme autant de champs clos, répondant à une logique interne et ne reposant sur aucune autre certitude que sur la validité technico-scientifique de leur propre grammaire. La philosophie n’échappe pas à cette redistribution des compétences et ne tient plus que par ce qui structure ses propres conditions d’expression et donc de possibilité : le langage. DE LA FIN DE LA PHILOSOPHIE À LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE C ’est, en effet, à partir du langage que se déploient aujourd’hui les diverses perspectives ouvertes à la pensée downloadModeText.vue.download 914 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 912 philosophique. C’est autour de lui que s’organisent les clivages entre les tenants d’une raison postmoderne décomposée, où chaque « jeu de langage » (L. Wittgenstein) acquiert une autonomie irréductible, et les défenseurs d’une « modernité inachevée » (J. Habermas) où la Raison, reposant sur un certain nombre d’universaux linguistiques, conserve une visée transdisciplinaire. Dans sa Théorie de l’agir communicationnel, Habermas fonde le concept de raison communicationnelle, réunissant en un couple conceptuel nécessaire raison et communication 1. Pour lui, il s’agit de sortir de l’impasse où la postmodernité a enfermé les espoirs émancipatoires en répondant, entre autres, aux questions suivantes : l’humanité est-elle condamnée à ne connaître de rationalité qu’instrumentale et stratégique ? Doit-on renoncer à fonder en raison des normes universelles ? Comment, à partir de ce statut de « métadiscours » (J.-Fr. Lyotard) qu’a acquis la philosophie, établir les règles d’une intercompréhension universelle ? Comment, enfin, dépasser la théorie des systèmes clos et conserver un espace réservé à l’établissement du consensus, synonyme d’une émancipation qui ne dépende plus d’une utopie historiciste ? UN NOUVEAU PARADIGME : LA RAISON COMMUNICATIONNELLE

P our Habermas, l’universalité est possible dans le domaine socio-éthique. Pour en donner une formulation positive et stable, il développe le concept de raison communicationnelle, fondée sur les principes d’universalisation du langage à l’oeuvre dans toute communication portée à l’intercompréhension. Il fait du langage – quotidien ou spécialisé – à la fois le principe de la raison et la raison en acte. En donnant pour cadre à sa propre théorie les anthropologies sociales de G. H. Mead et de Wittgenstein, Habermas leur emprunte deux hypothèses de départ. À Mead, il emprunte l’idée selon laquelle le langage est à la fois la condition et le moyen de l’individuation et de la socialisation et, donc, pragmatiquement, de toute société humaine. Principe synthétique, le langage permet de « tenir ensemble » la société en rendant possibles, synchroniquement, les interactions entre sociétaires, et en assurant, diachroniquement, la reproduction des valeurs et des représentations constitutives du monde vécu. De Wittgenstein, il retient l’hypothèse de la cooriginarité de la raison et du langage, ce qui conforte l’hypothèse précédente, puisque la raison est nécessairement un principe synthétique. Mais le langage ne peut être lui-même tenu pour un principe synthétique qu’à la condition d’être appréhendé dans sa dimension dialogique : ainsi est-ce bien par le vecteur d’actes communicationnels portés à l’intercompréhension que la société se stabilise. L’idée de normes intersubjectivement débattues et reconnues régule les attentes et les exigences de validité, et autorise à penser la légitimité – politique et socio-éthique – en termes de consensus. LE TOURNANT LINGUISTIQUE ET LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE A fin de déterminer les règles d’intelligibilité universelle du langage qui sont à la base de cette notion de consensus, Habermas recourt aux acquis du tournant linguistique et de la pragmatique universelle. Les initiateurs du tournant linguistique sont, entre autres, C. S. Peirce aux États-Unis et G. Frege en Allemagne. On peut résumer leur argumentation par la maxime suivante : « Nous ne sommes pas porteurs des pensées comme nous sommes porteurs de nos représentations. » 2. Les représentations sont toujours des représentations particulières. Elles dépendent de l’espace, du temps et du sujet. Les pensées, quant à elles, dépassent les frontières de la conscience individuelle. Elles contiennent un noyau invariant qui tient à deux idéalités : l’idéalité de la valeur sémantique et l’idéalité de la valeur de vérité. La première repose simplement sur les invariances grammaticales, sur les lois et les structures toujours identiques du langage. Les significations linguistiques restent les mêmes pour des individus différents. La seconde idéalité doit être comprise comme une prétention à la validité. La pragmatique universelle a précisément pour tâche d’identifier et de reconstruire les conditions universelles de l’intercompréhension possible

en tenant compte des différentes formes de validité des énoncés : « vérité propositionnelle » (Wahrheit), « justesse normative » (Richtigkeit), « véridicité expressive » (Wahrhaftigkeit), « bonne conformation des structures symboliques » (Regelrichtigkeit), « rectitude formelle des énoncés » (Wohlgeformtheit), « intelligibilité » (Verständlichkeit). Par validité, Habermas entend une validité qui paraît fondée, c’est-à-dire rationnellement acceptable. Les énoncés sont « vrais », dans la mesure où ils sont liés à une prétention à la validité susceptible d’être critiquée, argumentée et donc fondée rationnellement. C’est dans le processus même de l’argumentation, opérant selon les règles du faillibilisme et de l’universalisabilité, que se déploie la raison pratique. Contrairement à la pragmatique transcendantale de K.O. Appel, qui prétend fonder a priori une communauté de communication et d’argumentation rationnelle 3, la pragmatique universelle de Habermas soutient que le moment normatif est à la fois transcendantal et empirique. L’inconditionné n’a pas à être fondé. Il est toujours déjà là et est réalisé dans l’acte de communication. JEUX DE LANGAGE ET MAUVAIS COUPS P artant, lui aussi, de l’analyse wittgensteinienne du langage, Lyotard aboutit à des conclusions opposées et met fortement en doute la validité pratique de la théorie de la communication. Pour le dernier Wittgenstein, celui des Investigations philosophiques, le langage quotidien est constitué d’une multiplicité de « jeux de langage » auxquels sont indéfectiblement liées les expériences particulières des participants, en tant que telles incommunicables 4. Une rationalisation est certes effectuée lors du passage de ce monde vécu dans le langage. Néanmoins, il n’y a pas de substance commune qui sous-tende l’ensemble des jeux de langage. Ils ont leur fondement en eux-mêmes, forment une totalité close et rendent accessoire tout métadiscours visant à concilier le dire et le faire. Sous l’expression « jeux de langage », Wittgenstein repère les divers effets des discours, et les ordonne en catégories d’énoncés : dénotatif, descriptif, performatif, injonctif, prescriptif... Chaque catégorie obéit à des règles précises qui en déterminent les propriétés et les usages, de même que le jeu d’échecs se définit par un certain nombre de règles qui attribuent à chaque pièce des caractéristiques propres. Lyotard remarque qu’« une modification même minime d’une règle modifie la nature du jeu, et qu’un “coup” ou un énoncé ne satisfaisant pas aux règles n’appartient pas au jeu défini par celles-ci » 5, soulignant downloadModeText.vue.download 915 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 913 qu’il est impossible de transposer les règles d’un énoncé à un autre sans en altérer la nature. En identifiant chaque énoncé à un « coup » fait dans un jeu, Lyotard substitue

à l’intercompréhension possible une véritable « agonistique générale » : parler, c’est combattre, c’est tenter un coup qui appelle lui-même un contre-coup, c’est opérer des déplacements imprévisibles qui affectent, chaque fois, destinateur, destinataire et réfèrent. Dans le Différend, Lyotard donne l’exemple d’un joueur refusant de jouer selon les règles. Apel parlerait alors de « contradiction performative », avançant l’argument que le joueur se nie lui-même en tant que joueur. Mais cette contradiction n’a guère d’effet sur la réalité du mauvais joueur : « Il est loisible de jouer “mal” » 6, tout simplement. Il se peut même que le mauvais coup se révèle être une bonne stratégie. COMMUNICATION ET DIFFÉREND L yotard remet ainsi en cause l’hypothèse selon laquelle le langage serait utilisé à des fins d’entente. L’idée d’une communication orientée vers un consensus fondé rationnellement est un préjugé hérité des Lumières, qui méconnaît l’usage stratégique et inventif du langage, et qui postule, à tort, que la communication est mue par un intérêt émancipatoire. L’incommensurabilité des actes de langage, l’impossibilité de les traiter dans une même démarche argumentative sans risquer de léser l’une ou l’autre des parties doit, au contraire, mener à une reconnaissance des « différends ». L’hétérogénéité des discours ne contredit pas l’idée de rationalité communicationnelle, elle implique seulement que celle-ci prenne en compte l’éclatement généralisé et ne revendique plus de fonction normative universelle. Aux « grands récits » unificateurs succèdent les « petits », voire les « micro-récits », qui ont leur légitimité en eux-mêmes et qui promeuvent, à côté du genre de discours narratif en déclin, des discours de type cognitif et expressif. Les nouvelles technologies de communication favorisent évidemment la multiplication de ces derniers, sous une forme disséminée, nivelée et polycentrée : la communication informatisée est un réservoir inépuisable de données et d’informations prêtes à être exploitées instantanément, sans la perte de temps qu’occasionne tout rapport discursif. L’espace social se trouve décomposé en une infinité de champs d’action particuliers, et chaque participant est placé aux croisements des circuits de communication, interceptant les messages en fonction de ses intérêts. Couplée à une rationalité orientée au succès, la communication postmoderne devient une activité monologique, à visée essentiellement instrumentale et stratégique. Alors qu’elle était, idéalement, le principe même de l’acquisition du savoir et de la « formation » de l’esprit (Bildung), elle semble aujourd’hui comme extérieure à l’individu. ▶ On peut voir dans cette évolution une forme de mort culturelle de l’humanité, puisque l’esprit ne serait plus structuré par l’intériorisation de normes conçues comme des prétentions à une validité universelle, mais seulement en fonction d’une multitude de contrats temporaires. On peut aussi y voir les effets positifs de la démocratisation : la difficulté à trancher les différends procède de la nécessité de ne blesser aucun langage particulier ; l’extériorisation du savoir et sa réification en produit à valeur marchande sont le prix à payer pour jouir de l’immensité des ressources mises à disposition.

ALEXANDRE DUPEYRIX ✐ 1 Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns, 1981, trad. « Théorie de l’agir communicationnel », t. I et II, Fayard, Paris, 1987. 2 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971, p. 190. 3 Apel, K.-O., Éthique de la discussion, Cerf, Paris, 1994. 4 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, précédées de Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 1990. 5 Lyotard, J.-F., La condition postmoderne, Minuit, Paris, 1979, p. 23. 6 Lyotard, J.-F., Le différend, Minuit, Paris, 1983, p. 198. ! ACTION COMMUNICATIONNELLE, RAISON COMMUNICATIONNELLE, ESPACE PUBLIC RAISONNEMENT Du latin ratio, « raison ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. Opération intellectuelle consistant à passer d’un certain ensemble d’énoncés, les prémisses, à un énoncé qui en est la conclusion ; lorsque le raisonnement est correct, il est dit déductif si la conclusion est une conséquence logique des prémisses, et inductif si les prémisses sont seulement capables de conférer une haute probabilité à la conclusion. L’expression « raisonnement correct » est ambiguë, désignant tantôt le fait de découvrir les conséquences d’un ensemble donné de prémisses, tantôt le processus qui consiste à vérifier si une conclusion donnée découle effectivement de l’ensemble de prémisses que l’on considère. Quelles que soient les tentatives qui aient pu être, çà et là, proposées pour construire un ars inveniendi, la logique, dans son développement historique, est massivement concernée par le raisonnement correct au second des deux sens qui viennent d’être distingués : l’évaluation rationnelle des inférences proposées à l’examen. La contribution de la logique à cette entreprise tient essentiellement à la construction de systèmes formels supposés refléter la manière dont il conviendrait de procéder pour se convaincre rationnellement qu’une déduction est justifiée : si une chaîne d’inférences est rédigée dans ce format, remarque Frege 1, sa correction devient manifeste du fait qu’« il y a un algorithme, c’est-à-dire une totalité de règles qui régissent le passage d’une ou de deux propositions à une nouvelle, en sorte que rien n’arrive qui ne soit

conforme à ces règles ». Le statut de cette contribution reste néanmoins objet de controverse entre ceux qui, comme Hilbert 2, soutiennent que l’activité de raisonnement consiste à se conformer à des règles analogues à celles qui définissent un système formel, et ceux qui, comme Brouwer 3, estiment que le raisonnement humain procède de l’expérience de vérités successivement éprouvées, et non pas de l’exécution de règles formelles explicites. Jacques Dubucs ✐ 1 Frege, G., « Über die Begriffsschrift des Herrns Peano und meine eigene » (1896), dans Kleine Schriften (I. Angelelli éd.), Georg Olms Verlag, Hildesheim, 1990, p. 223. 2 Hilbert, D., « Les fondements des mathématiques » (1927), dans J. Largeault (éd.), Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Vrin, Paris, 1992, p. 158. 3 Brouwer, L.E.J., « Les principes logiques ne sont pas sûrs » (1908), dans F. Rivenc et P. de Rouilhan (éd.), Logique et fondedownloadModeText.vue.download 916 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 914 ments des mathématiques. Anthologie (1850-1914), Payot, Paris, pp. 379-392. ∼ RAISONNEMENT PAR L’ABSURDE LOGIQUE ! ABSURDE RAMSEY (ÉNONCÉ DE) D’après le philosophe britannique Frank Plumpton Ramsey (1903-1930). LOGIQUE, PHILOS. CONN. Énoncé associé à une théorie empirique pour en expliciter le contenu observationnel en éliminant tous les termes théoriques qu’elle contient ; l’énoncé de Ramsey associé à une théorie est logiquement équivalent à elle, et il est libellé dans un langage qui ne contient, outre des expressions logico-mathématiques, que des concepts de la langue d’observation.

L’association à une théorie physique ou biologique de son « énoncé de Ramsey » vise à résoudre le problème suivant : à côté d’expressions comme tige de fer, chaud ou rouge, qui ont un contenu purement observationnel immédiat, les théories empiriques comportent des termes « théoriques » du type électron, gène ou potentiel, dont la signification ne peut être extraite que de la théorie tout entière, si bien qu’il est difficile de déterminer ce que de telles théories disent exactement de la réalité. La méthode proposée en 1929 par Ramsey 1 consiste à considérer la conjonction des axiomes de T, et à quantifier existentiellement les concepts théoriques qui y figurent, de manière à obtenir une expression équivalente à T de laquelle tout vocabulaire a été éliminé. Ainsi, si T est la mécanique newtonienne N(F, M) – où « F » et « M » désignent respectivement les concepts théoriques de force et de masse –, l’énoncé de Ramsey de T sera Ǝ X Ǝ Y N(X, Y), formule dans laquelle tous les termes non logico-mathématiques qui font une occurrence « essentielle » réfèrent à des observables. Naturellement, cette méthode suppose que la séparation entre le vocabulaire théorique et le vocabulaire observationnel d’une théorie puisse être effectuée sans ambiguïté. Jacques Dubucs ✐ 1 Ramsey, F.P., « Theories » (1929), dans Philosophical Papers (D.H. Mellor éd.), Cambridge University Press, Cambridge, 1990, pp. 112-139. Voir-aussi : Carnap, R., Les fondements philosophiques de la physique, (1966), trad. fr. J.-M. Luccioni et A. Soulez, Armand Colin, Paris, 1973, chap. XXVI. RAPPORTS DE PRODUCTION ! PRODUCTION RASOIR D’OCCAM ! OCCAM (RASOIR D’) RATIONALISATION Du latin ratio, « calcul, raison ». En allemand : Rationalisierung, du français « rationaliser ». PSYCHANALYSE Justification d’un comportement par des arguments logiques, alors que les motifs en sont méconnus, souvent inconscients.

Théorisé par Jones (la Rationalisation dans la vie quotidienne, 1908), le processus est déjà décrit par Freud dans le cas de patients qui obéissent à une suggestion posthypnotique et qui la justifient par un argument rationnel 1. De même, la rationalisation donne cohérence et apparence de raison aux actes compulsifs, aux délires paranoïaques, aux interdits et aux rituels religieux. Dans l’économie générale de l’appareil psychique, le moi camoufle les voeux du ça et ses propres défenses pour sembler se conformer aux impératifs de la « raison » 2. ▶ En psychologie collective, la rationalisation participe des rites et rituels religieux, justifie les tabous et autorise le sacrifice. Chez le criminel par culpabilité, le passage à l’acte est paradoxalement une rationalisation : ici, Freud rejoint Nietzsche à propos du « pâle criminel » 3. Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, G.W. II-III, « L’interprétation des rêves », PUF, Paris, 1999, p. 153. 2 Freud, S., Das Ich und das Es, 1923, G.W. XIII, « Le moi et le ça », OCFP XVI, chap. V, PUF, Paris, 1996, p. 286. 3 Nietzsche, F., Also sprach Zarathustra (1883-1885), « Ainsi parlait Zarathoustra », Club du meilleur livre, Paris, pp. 34-36. ! ÇA, CONTRAINTE, CULPABILITÉ, DÉFENSE, ÉLABORATION, SURMOI ∼ PROCÈS DE RATIONALISATION OCCIDENTALE SOCIOLOGIE Expression centrale de la sociologie de M. Weber, souvent utilisée par les sociologues du XXe s. comme un paradigme possible d’une sociogenèse de la modernité, et reprise notamment, avec quelques inflexions, par N. Elias. Sous l’expression « procès de rationalisation occidentale », Weber développe le thème d’une matrice commune aux transformations qu’ont connues en Occident, entre les XVe et XIXe s. approximativement, des aspects de la civilisation aussi

différents que l’organisation économique, les formes de la domination et de l’administration politiques, la doctrine et la pratique juridiques, le style des sciences, la musique, l’architecture, etc. 1 Un certain nombre de lectures récentes ont fait de ce thème le fil conducteur permettant de reconstituer la cohérence de l’oeuvre wébérienne en son ensemble 2. Le succès de cette expression est à la mesure de son imprécision, dans la mesure où Weber n’a jamais fourni de définition univoque de la rationalité, ni précisé le caractère commun qui justifie de voir dans l’ensemble des phénomènes évoqués les expressions polymorphes d’un seul et unique procès. Les travaux de Elias 3 reprennent le thème wébérien, tout en essayant de développer à partir de ce thème une théorie générale du développement de la civilisation. Au regard de cette tentative, le mérite du comparatisme wébérien, qui ne prétend pas fournir autre chose qu’une contribution à une downloadModeText.vue.download 917 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 915 typologie des formes de rationalisation 4, est de laisser ouverte la possibilité de voies d’accès diversifiées à la modernité. Catherine Colliot-Thelene ✐ 1 Weber, M., Sociologie des religions, Avant-propos, Gallimard, Paris, 1996, pp. 489-508. 2 Schluchter, W., Die Entwicklung des okzidentalen Rationalismus, Tübingen, 1979 ; Tenbruck, F., Das Werk Max Webers, in Gesammelte Aufsätze zu Max Weber, H. Mohr, Tübingen, 1999 ; Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns, Suhrkamp, Francfort, 1981 (trad. « Théorie de l’agir communicationnel », 2 vol., Fayard, Paris, 1987). 3 Elias, N., Über den Prozess der Zivilisation, Suhrkamp, Francfort, 1997 (trad. « La civilisation des moeurs », France Loisirs, Paris, 1997 et « La dynamique de l’Occident », Presses Pocket, Paris, 1990).

4 Weber, M., Sociologie des religions, op. cit., Introduction, pp. 365-366. RATIONALISME Terme apparu au début du XIXe s. GÉNÉR. Thèse philosophique dogmatique selon laquelle la raison peut et doit mener à bien l’acte de connaître. On distingue le rationalisme antique, qui s’oppose au scepticisme, et le rationalisme moderne, qui met en avant une opposition de principe à tout type de vérité révélée et qui se constitue dans et par l’opposition à l’Église. ! RAISON, RATIONALITÉ, SCEPTICISME RATIONALITÉ Du latin rationalis, « rationnel ». MORALE, POLITIQUE Au sens le plus général du terme, qualification des attitudes, actions, jugements ou arguments que l’on peut justifier en montrant qu’ils sont appropriés. On peut dire alors que l’on met en évidence de « bonnes raisons », qui doivent être convaincantes pour tout être capable de réflexion. Le cas de la rationalité dans l’action et dans les choix pose des problèmes spécifiques, dans la mesure où l’on recherche un caractère approprié qui tienne à la pratique elle-même, ne relevant pas exclusivement d’une norme du vrai ; la rationalité pratique est souvent définie à partir de conditions de cohérence. La notion de rationalité est centrale dans les sciences de la décision, ainsi que dans les branches de l’économie, des sciences sociales et de la philosophie morale et politique qui en dépendent. Cette notion est essentiellement saisie de deux manières. D’abord à travers l’idée toute formelle d’une cohérence des choix ou des préférences envisagées comme dispositions à agir, ce qui se traduit mathématiquement par des principes de transitivité (si a est préféré à b et b à c, alors a est préféré à c) ou d’absence de cycle (inexistence d’une série de termes dont le dernier soit préféré au premier alors que chacun, à partir du premier, est préféré au suivant). C’est en particulier l’approche qui a prévalu dans la théorie des choix collectifs (devenue le support principal de l’analyse politique du vote) et dans la théorie de l’utilité ordinale

(sous-jacente à la théorie économique moderne). En second lieu, le choix rationnel est saisi à travers la construction graduelle de modèles reposant sur des hypothèses jugées convaincantes à propos de la décision humaine, généralement dans un contexte de risque ou d’incertitude 1. ▶ Ces approches du choix rationnel sont en débat, notamment parce que la démarche de modélisation, tout en restant formelle, prétend avoir une relation privilégiée avec la compréhension (conforme aux exigences de l’individualisme méthodologique) des actions motivées par de bonnes raisons. Ainsi, dans la seconde moitié du XXe s., la notion d’espérance d’utilité a été au coeur d’un débat aux répercussions épistémologiques profondes dans les sciences humaines, concernant la représentation adéquate de la rationalité individuelle et de l’action dans un contexte de risque ou d’incertitude. Ce débat illustre de manière exemplaire les difficultés qu’enveloppe le concept de rationalité dans la décision et l’action. Dans le prolongement de sa critique expérimentale de la théorie de la décision classique, Allais a proposé une prise en compte systématique de moments d’ordre supérieur (au-delà de la simple moyenne) pour la description du comportement humain face au risque 2. Bien plus, d’un point de vue normatif, les critiques de l’utilité espérée considèrent souvent, à la suite d’Allais, qu’elle ne peut donner la clef des bonnes raisons du choix en situation de risque. Pour autant, on ne saurait oublier les mérites de l’espérance mathématique d’utilité au regard de la définition normative du choix rationnel dans une situation de risque ou d’incertitude 3. Malgré le rôle de « référence » que l’on reconnaît toujours au modèle de l’espérance mathématique d’utilité, on ne s’est donc pas contenté de sauver la théorie en recherchant dans tous les cas des réinterprétations adéquates. Face aux démentis empiriques, de nouvelles théories ont émergé, qui se présentent comme des solutions aux problèmes rencontrés par la théorie classique de l’espérance mathématique 4. La formule de l’espérance est parfois retrouvée à titre d’approximation locale 5. L’interprétation de ces théories complexes est souvent très éloignée des termes du raisonnement commun, alors que la théorie de l’espérance

mathématique d’utilité ne fait que transcrire et résumer des intuitions courantes. La prééminence et le rôle de « référence » que jouent certains modèles classiques de la théorie de la décision posent donc un problème épistémologique. Comme l’a souligné Savage dans un parallèle avec le principe de conservation de l’énergie en physique, il est parfois difficile de renoncer, devant quelques difficultés d’application, à des énoncés qui ont le mérite de synthétiser ce que l’on sait au sujet d’un certain nombre de cas importants, en sorte qu’une redéfinition des notions impliquées peut paraître plus appropriée que l’abandon pur et simple de la formule initiale 6. Ainsi, il peut sembler souhaitable de réconcilier les comportements observés avec la théorie classique de l’utilité (qu’ils paraissent quelquefois contredire) en proposant de nouvelles hypothèses (aussi « objectives » que possible) concernant les objectifs individuels et les coûts supportés. Il pourrait s’agir aussi, en l’occurrence, de proposer une interprétation fine de ce qui peut valoir comme un comportement délibéré ou un choix informé. Une telle stratégie est à l’oeuvre dans la présentation qu’offre Savage des problèmes de choix du type de celui d’Allais : en délibérant mieux, on parvient à des choix qui se conforment à la théorie classique de l’utilité (dont on s’était éloigné dans un premier temps), et ce processus est assimilable, avec les réserves d’usage s’agissant de la downloadModeText.vue.download 918 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 916 notion toute subjective de préférence, à la correction d’une erreur 7. Si l’effort d’interprétation s’avérait concluant, il se pourrait qu’il échappe au soupçon qui atteint ordinairement, et à juste titre, les tentatives pour sauver la vérité des énoncés généraux en proposant des redéfinitions théoriques qui les rendent en fait tautologiques. Toutefois, en économie particulièrement (cette discipline étant bien représentée dans ce domaine), à cause de l’emprise persistante d’une méthodologie behavioriste évidemment hostile à l’introspection, et aussi en raison de l’influence de la théorie poppérienne de la falsification des énoncés scientifiques, l’objectif habituel est de parvenir à des énoncés vraiment généraux et réfutables, valables en principe pour des choix de toute espèce, immédiatement identifiables à

des comportements observables, en prenant en compte des objectifs individuels et des coûts individuels qu’il est simple d’établir empiriquement. Dans le domaine moral et politique, les raisonnements fondés sur la théorie des choix rationnels permettent souvent d’exprimer sous une forme précise (et donc plus aisément discutable) des intuitions communes ou les aperçus d’analyses antérieures. Par exemple, J. Harsanyi a élucidé dans les années 1950 les conditions sous lesquelles on peut dire que des agents rationnels s’engageraient dans un contrat de type utilitariste, ce qui a conduit à évoquer un « utilitarisme axiomatique » capable de formuler de manière précise les propositions de l’utilitarisme 8. Emmanuel Picavet ✐ 1 Picavet, E., Choix rationnel et vie publique, PUF, Paris, 1996. 2 Allais, M., « The So-called Allais Paradox and Rational Decisions under Uncertainty », in Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility Hypotheses and the Allais Paradox, Dordrecht, Reidel, 1979. Harsanyi, J. C., « Nonlinear Social Welfare Functions : Do Welfare Economists Have a Special Exemption from Bayesian Rationality ? », Theory and Decision, 6, 1975, pp. 311-332, repris in J. C. Harsanyi, Essays on Ethics, Social Behavior and Scientific Explanation, Dordrecht, D. Reidel, 1976. 3 Marschak, J., « Why “Should” Statisticians and Businessmen Maximize Moral Expectation ? », in Proceedings of the Second Berkeley Symposium on Mathematical Statistics and Probability, University of California Press, Californie, 1951. 4 Munier, B., « Calcul économique et révision de la théorie de la décision en avenir risqué », Revue d’économie politique, 99, 1989, pp. 276-306. 5 Machina, M., « Expected Utility Analysis without the Independence Axiom », in Econometrica, 50, 1982, pp. 277-323 ; et « Generalized Expected Utility Analysis and the Nature of Observed Violations of the Independence Axiom », in Stigum, B. P., et Wenstop, F. (dir.), Foundations of Utility and Risk Theory with Application, Dordrecht, Reidel, 1983.

6 Savage, L. J., The Foundations of Statistics, 2e éd., Dover, New York, 1972, sec. 5.6. 7 Savage, L. J., op. cit. 8 Harsanyi, J.C., « Cardinal Utility in Welfare Economics and in the Theory of Risk-taking » Journal of Political Economy, 1953, pp. 434-435 ; et « Cardinal Welfare, Individualistic Ethics and Interpersonal Comparisons of Utility » Journal of Political Economy, 1955, pp. 309-321. ! ACTION, ALLAIS (PARADOXE D’), ARGUMENTATION, ARROW (THÉORÈME D’), BAYÉSIANISME, CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU), COHÉRENCE, CONNAISSANCE, DÉCISION (THÉORIE DE LA), DILEMME DU PRISONNIER, JUGEMENT, LOGIQUE, PENSÉE, PRÉFÉRENCE, RATIONNEL, UTILITÉ « Les sciences cognitives » Est-il rationnel d’être rationnel ? Si l’une des marques de l’époque moderne a été le désenchantement vis-à-vis des valeurs et, en particulier, des valeurs de la raison, l’une des marques de ce qu’on appelle la postmodernité est une attaque frontale contre ces valeurs elles-mêmes : ce n’est pas, suggère, par exemple, Deleuze à la suite de Nietzsche, le sommeil de la raison qui engendre des monstres, mais la rationalité vigilante et insomniaque. Ou encore on parle d’une tyrannie du logos, biaisé par les intérêts d’un groupe ou la domination d’un sexe ou d’une race sur une autre. Mais au nom de quoi peut-on porter ces jugements ? Du point de vue d’une rationalité « différente » ? Ou d’un point de vue « extérieur » à la rationalité ? Mais, en ce cas, en quoi ceux-ci consistent-ils ? Par quels critères pouvons-nous les reconnaître et les déclarer en quelque sens meilleurs que ceux de la rationalité ? Une partie des doutes que suscite la notion de rationalité vient de la difficulté qu’il y a à définir cette notion plurivoque. Plutôt que d’une définition, il vaut mieux parler d’un ensemble de critères. Partons des plus généraux, pour essayer d’aller ensuite vers ceux qui pourraient être plus précis. On peut

attribuer la rationalité à des comportements, à des croyances, à des arguments, à des politiques, à des institutions et, en général, à tous les exercices de l’esprit humain qu’on est susceptible de comprendre ou d’interpréter comme conformes à certaines normes, dans le domaine de la connaissance ou dans celui de l’action. Mais quelles sont ces normes ? On peut les répartir en deux groupes : il s’agit, d’une part, de ce qu’on peut appeler la « rationalité comme compétence », ou capacité à exercer sa raison et, d’autre part, de ce qu’on peut appeler la « rationalité quant aux buts » ou « aux fins ». La rationalité quant aux buts se divise à son tour, selon la célèbre de distinction de M. Weber, en deux catégories : la « rationalité instrumentale » (Zweckrationalität), ou adaptation des moyens au fins, et la « rationalité des valeurs », ou rationalité axiologique (Wertrationalität). Selon la première, un agent est rationnel s’il fait ce qui lui est utile et poursuit ses intérêts de manière appropriée. Selon la seconde, un agent est rationnel s’il obéit ou répond à certaines valeurs qu’il reconnaît. Les choses seraient simples si ces formes de rationalité pouvaient se compléter et se hiérarchiser : si la capacité d’exercer sa raison pouvait être au service de ce qui est utile à l’être humain et si ce but pouvait lui-même être au service d’une valeur ou d’un bien supérieur. Mais les choses ne sont précisément pas aussi simples. LA RATIONALITÉ COMME COMPÉTENCE L a rationalité comme compétence est, en général, associée à la capacité à raisonner, et celle-ci à la capacité à user du langage. Mais, même si on laisse de côté la question de savoir si l’on peut attribuer ces capacités à d’autres êtres que downloadModeText.vue.download 919 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 917 les humains, comme les animaux et les ordinateurs, il n’est pas clair qu’on puisse tester l’exercice de la rationalité chez les humains de manière objective ou expérimentale. Les psychologues contemporains ont construit toute une batterie d’expériences destinées à tester les capacités de sujets normaux à effectuer des raisonnements déductifs élémentaires (par exemple, du type « si p alors q, or non q donc non p ») ou à estimer la probabilité de certains événements. Les résultats massifs de ces expériences ont été que les sujets commettent systématiquement des paralogismes et des erreurs de raisonnement élémentaires. S’ensuit-il que les adultes humains sont « irrationnels » ? Non, car l’évaluation de la rationalité dans

ces tests dépend des normes logiques ou mathématiques employées, et il n’est pas évident que les sujets n’emploient pas d’autres types de normes, ou que leurs raisonnements ne soient pas gênés par des informations extérieures. Par exemple, les performances des sujets sur les évaluations de probabilités s’améliorent si celles-ci portent sur la fréquence de certains événements plutôt que sur des événements isolés. Une compétence générale à raisonner bien n’est pas incompatible avec des erreurs de performance. En ce sens, la rationalité comme compétence ne peut pas réellement être testée empiriquement : elle est une précondition de la possibilité de faire des erreurs, et ne peut être infirmée par elle.’ LA RATIONALITÉ INSTRUMENTALE D es remarques semblables peuvent s’appliquer à la rationalité instrumentale. La théorie du comportement économique la présuppose, et part du principe que les agents « maximisent leur utilité espérée », c’est-à-dire se comportent suivant des manières qui leur paraissent les plus à même de satisfaire leurs intérêts, en fonction de ce qu’ils jugent être le plus probable. Mais, même si on laisse de côté le comportement des marchés financiers auxquels cette forme de rationalité est supposée s’appliquer le mieux, la psychologie individuelle et sociale montre que quantité de comportements semblent violer les règles usuelles de la rationalité instrumentale. Ainsi, une règle économique familière veut qu’un agent qui découvre que les conséquences de son choix ne sont pas optimales et qui peut modifier ce choix devrait le modifier. Mais combien d’entre nous, après avoir payé un billet de cinéma pour voir un film qui se révèle un navet, ou après s’être assis dans un restaurant qui se révèle une gargote, quittent la salle de cinéma ou de restaurant ? Un couple âgé, dont les enfants ont quitté une maison devenue trop grande, aurait tout intérêt à aller habiter un logement plus petit. Mais ils préfèrent rester là. Ces comportements sontils nécessairement irrationnels ? Une vaste littérature existe aujourd’hui, destinée à tester les principes de la théorie de la décision et du choix rationnel. Mais elle ne semble pas parvenue à une réponse univoque sur le problème de savoir si les comportements s’accordent avec les normes de rationalité proposées, pas plus qu’à une réponse à la question de savoir s’il n’y a qu’un seul système de normes possible. Si Weber prenait soin de distinguer la rationalité instrumentale de celles des valeurs, c’est bien parce qu’il reconnaissait qu’il peut exister des conflits entre ces critères de rationalité, et entre les valeurs elles-mêmes, et même que ces conflits sont la règle plutôt que l’exception. Weber parlait lui-même d’une « guerre des dieux » au sens d’un affrontement généralisé entre les normes et les idéaux. Il est facile de voir en quoi le relativisme contemporain au sujet des valeurs peut se nourrir de ce scepticisme quant à la rationalité : s’il n’existe pas de

critères non relatifs d’un comportement ou d’une croyance rationnelle, en quoi la raison peut-elle s’autoriser de son unicité et de son exhaustivité dans l’évaluation des comportements et des croyances ? DES NORMES MINIMALES L es remarques qui précèdent ne conduisent pas nécessairement à cette forme de pessimisme. Le fait qu’il n’existe pas de possibilité expérimentale et objective de tester un comportement ou des croyances comme rationnelles ne signifie pas qu’il n’existe pas des normes permettant d’évaluer ces comportements, ni que ces normes entrent nécessairement en conflit. Au contraire, la possibilité même de comprendre ou d’interpréter le comportement de quelqu’un présuppose qu’on lui attribue la conformité à des normes minimales, au nombre desquelles on peut compter le fait de ne pas avoir des croyances contradictoires (reconnues comme telles), de partager avec lui un ensemble de croyances vraies, et la capacité à mettre les moyens à sa portée au service de ses désirs. Si l’on ne peut présumer, au moins à titre de postulat ou de présupposé interprétatif, ce type d’accord sur des normes minimales de rationalité, un agent ne peut même pas être jugé irrationnel. En particulier, s’il n’est pas possible, au sein des actions et des états mentaux d’un agent, de discerner une trame cohérente quelconque, il n’est pas possible de comprendre cet agent. Sans un accord minimal, il ne peut pas y avoir de désaccord, et on ne peut même pas juger de la portée du désaccord. Des philosophes analytiques comme Davidson aussi bien que des philosophes de l’herméneutique comme Gadamer insistent, à juste titre, sur cette condition. Celle-ci signifie que, bien qu’il ne soit jamais possible d’attribuer la rationalité à un sujet au titre de propriété réelle (au même titre qu’on peut lui attribuer, par exemple, les symptômes d’une maladie), l’activité d’interprétation elle-même repose sur une présomption générale de rationalité. Dans ces conditions, l’idée d’une déviation radicale par rapport à ces normes minimales de rationalité ou d’un point de vue à partir duquel elles pourraient être caduques est simplement inconcevable. Aristote disait quelque chose de ce genre au livre Γ de la Métaphysique, quand il se demandait comment il est possible de rejeter le principe de contradiction. La question, en ce sens, n’est pas de savoir si l’on peut avoir mieux ou autre chose que la rationalité. Il n’est tout simplement pas possible d’envisager qu’on puisse s’en passer. LA QUESTION DU FONDEMENT D oit-on attendre davantage d’une conception de la rationalité que ces normes minimales ? Et peut-on répondre de manière moins modeste ou plus substantielle à la question de savoir ce qui pourrait les fonder ? Car c’est bien à la question de savoir ce qui pourrait, en dernière instance, justifier ou fonder de manière ultime la rationalité que s’adressent implicitement les philosophes qui en contestent l’emprise ou qui en promeuvent l’idéal. À cet égard, le philosophe moderne qui a le plus radicalement contesté les pouvoirs de la raison n’est pas tant Nietzsche que Hume. Dans le domaine théorique, Hume soutient qu’aucune de nos croyances por-

tant sur l’expérience ne peut être justifiée, parce que tout principe qui pourrait les justifier devrait lui-même faire appel à l’expérience. Il en conclut que nos croyances ne peuvent être fondées en raison. Ce qui revient à dire – pour reprendre downloadModeText.vue.download 920 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 918 une formule de Russell – que « l’aliéné qui croit qu’il est un oeuf poché ne diffère de nous qu’en ceci qu’il appartient à une minorité ». Dans le domaine pratique, Hume soutient que « la raison est l’esclave des passions » et qu’elle ne peut que se mettre au service de nos désirs et de nos tendances affectives, sans jamais les diriger ni fonder des distinctions morales. Alors, selon Hume, nous pouvons être rationnels au sens où nous pouvons calculer les moyens à mettre en oeuvre pour servir nos désirs, mais il n’existe pas de principes rationnels qui justifient cette rationalité limitée. La raison n’est qu’« un merveilleux instinct de nos natures ». Quand on demande si la raison peut-être fondée ou s’il peut y avoir une rationalité de la raison elle-même, il n’y a que deux réponses possibles : le fondement de la raison est distinct ou extérieur à celle-ci, sous la forme de quelque principe indépendant (le Vrai, le Bon) ; ou bien ce fondement est intérieur ou identique à la raison elle-même, ce qui signifie qu’elle doit être elle-même son propre fondement. En retour, il n’y a, me semble-t-il, que deux façons de répondre au défi humien, si l’on renonce à fonder les normes de rationalité dans quelque principe ultime ou valeur ultime autonome, à la manière des conceptions téléologiques qui font de la raison le bien suprême des humains. L’une consiste à accepter le naturalisme radical qu’elle suppose, et à chercher dans la nature elle-même les principes de l’harmonie entre notre connaissance et ses objets, et entre nos valeurs et nos instincts. C’est la solution que Kant avait préfigurée quand il parlait d’une « préformation de la raison pure » dans laquelle l’usage de notre raison s’accorde avec les lois de la nature, et c’est celle que développent les évolutionnistes néodarwiniens contemporains. La sélection naturelle a retenu chez les humains un système de mécanismes cognitifs qui permettent à cette espèce de s’adapter et de survivre. La raison est un trait de nos natures, qui nous permet de reconnaître comme évidents un certain nombre de principes (ceux, par exemple, de la logique). La raison est fiable, elle s’accorde avec la réalité parce que la réalité elle-même (sous la forme des lois de la sélection naturelle) façonne la raison, en sélectionnant ce qui nous apparaît comme évident dans le domaine cognitif, ou ce qui nous apparaît comme « approprié » dans le domaine des affects et des sentiments, façonnant ainsi notre sens moral. Cette thèse ne peut, bien sûr, expliquer que la corrélation

passée entre nos mécanismes de formation de croyances ou de sentiments, mais elle ne garantit aucunement que les faits futurs seront adaptés à ce que nous appelons aujourd’hui nos « raisons » de croire ou d’agir. Elle ne nous fournit donc pas une justification de la raison qui soit extérieure à la raison. Mais, puisque la raison est elle-même, selon le naturalisme, un fait, elle ne peut pas avoir de fondement en elle-même autrement que factuel. Ce qui revient à dire qu’elle n’est pas fondée du tout, même si la conception darwinienne permet de comprendre son origine ou ses causes. LE CHOIX DE LA RAISON L a seconde solution, si l’on écarte le naturalisme radical, consiste à fonder la raison en elle-même, dans son propre pouvoir rationnel, sans chercher un principe extérieur, soit naturel, soit téléologique. Ce qui délimite alors le domaine du rationnel, c’est le choix de la raison elle-même. Mais alors, et à nouveau, de deux choses l’une. Ou bien ce choix de la raison est lui-même un choix irrationnel, il est le choix d’une valeur plutôt qu’une autre, sans qu’il y ait d’autre justification à ce choix que lui-même. C’est une ligne de pensée contenue potentiellement dans l’idée wébérienne d’une guerre des dieux, et à laquelle peut conduire le divorce radical qu’elle introduit entre les faits et les valeurs. Si toute valeur, y compris celle de rationalité, est l’objet d’un choix ou d’une décision, il n’y a rien qui puisse fonder ce choix, et rien qui puisse constituer une autre branche d’une alternative, sinon le choix d’une autre valeur. C’est une position illustrée par des penseurs comme C. Schmidt, que l’on a appelée décisionnisme. Elle confine à l’irrationalisme : les choix ultimes de valeurs, y compris ceux de la raison, ne sont pas discutables. Ou bien, et c’est la seconde possibilité, le choix de la raison est fondé sur la raison, mais il est conforme à elle. Il repose, en termes kantiens, sur son autonomie, c’est-à-dire sur sa capacité de légiférer sur elle-même. Il y a bien, selon la conception kantienne, un « fait de la raison », mais il n’est pas fondé sur autre chose que lui-même. Sa justification repose sur la possibilité de donner aux principes qu’il suit une forme de cohérence et d’universalité qui sont sa seule garantie. ▶ Il y a une affinité importante entre la conception kantienne

et la conception minimaliste des normes de rationalité suggérée ci-dessus : c’est que toutes deux placent les conditions de la rationalité, et sa justification, dans la capacité à communiquer et dans l’intersubjectivité. Sont-elles cependant incompatibles avec le naturalisme humien ou darwinien ? Oui, s’il s’agit de répondre à la question de la fondation « ultime » des normes de la raison. Non, si l’on songe au fait que ces normes ne tombent pas du ciel. Ce n’est pas un miracle si les critères de rationalité par lesquels nous jugeons, par exemple, de la conduite d’un agent sont approximativement ceux de la logique ou de la théorie de la décision. S’ils sont conformes à notre psychologie, c’est peut-être parce que la constitution de notre esprit nous rend incapables d’en concevoir d’autres. En ce sens, comprendre comment nos normes de rationalité peuvent à la fois avoir des origines naturelles et se détacher de ces origines pour devenir idéales et autonomes est peutêtre le meilleur moyen de comprendre comment il peut être rationnel de devenir rationnel. PASCAL ENGEL ✐ Nozick, R., The Nature of Rationality, Princeton University Press, New Jersey, 1993. Renaut, A. et Mesure, S., la Guerre des dieux, Grasset, Paris, 1996. RAVISSEMENT Du latin rapere, « emporter avec violence », « voler ». La philosophie platonicienne dessine la figure de ravissements féconds dont s’inspirera le néoplatonisme, et que Ficin tentera de conceptualiser. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, PHILOS. RELIGION État de celui qui est arraché à lui-même dans un insolite transport. Intense émotion de joie et d’admiration. Le ravissement entrelace des dimensions contradictoires : la violence d’une possession impérieuse et la plénitude d’un

abandon consenti, le dessaisissement et le bonheur, l’instant fulgurant de l’épreuve et une durée neuve. La notion semble défier la pensée qui peut alors vouloir la circonscrire dans un domaine (mystique, esthétique, amoureux...). Ce serait exténuer sa force troublante qui transcende les limites. Les textes platoniciens ont l’intérêt de le suggérer en proposant, à défaut du terme même, une constellation où ces downloadModeText.vue.download 921 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 919 traits se déploient. L’aimantation poétique 1, l’enthousiasme de l’inspiré, mais encore l’atopie d’un philosophe, perdu dans ses pensées ou écoutant la voix de son daimôn, témoignent d’un ravissement hors des stabilités et des identités. La philosophie est ardent amour qui ravit hors du sensible. Qu’il soit décrit comme l’illumination soudaine qui récompense une progressive initiation 2 ou comme l’emprise bénéfique d’une « folie divine », mania, qui transporte vers la reconquête de célestes visions 3, le ravissement contracte la continuité d’un effort et la discontinuité d’une révélation. Le néoplatonisme, notamment de Plotin 4 puis de Proclus, se nourrira de ces descriptions infléchies vers le mysticisme : l’être « arraché à lui-même » est ravi au-delà de la contemplation dans l’union extatique avec le dieu. Dans le syncrétisme de la Renaissance, Ficin 5 donnera une place décisive à la notion. Provoqué par l’appel irrésistible de la beauté, le furor amatorius transporte hors du monde sensible, pour conduire vers Dieu, faisant ainsi participer au flux spirituel qui procède du divin au monde et remonte du monde au divin (emanatio – raptio – remeatio). Dans ce circuit continu, le ravissement opère une conversion, fait de l’arrachement un retour vivifiant, est « noeud éternel et copule du monde ». Cette théorie aura une puissante influence, en particulier en art. ▶ À fixer ainsi une fonction et à garantir un retour au divin, la dimension insolite du transport bouleversant risque de se perdre – G. Bataille le souligne rudement 6. Cela oblige le philosophe à penser à nouveaux frais la richesse sémantique d’une notion qui contracte les contraires en les portant à leur acmé, à y maintenir vifs le vacillement de l’arrachement au connu et l’advenue possible de l’inouï.

Marianne Massin ✐ 1 Platon, Ion, 533d-536e, Gallimard, Paris, 1992. 2 Platon, Banquet, 201a-212a, Gallimard, Paris, 1990. 3 Platon, Phèdre, 244a-256e, Les Belles Lettres, Paris, 1998. 4 Plotin, Ennéades, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1923-1938. 5 Ficin, M., Commentarium Marsilii Ficini florentini in convivum Platonis, De Amore, trad. R. Marcel, « Commentaire du Banquet de Platon », Les Belles Lettres, Paris, 1956. 6 Bataille, G., OEuvres complètes, t. V, Gallimard, Paris, 1973. Voir-aussi : Chastel, M., Marsile Ficin et l’art, 1954, Droz, Paris, 1975. ! CONVERSION, ENTHOUSIASME, INSPIRATION RÉACTION Terme apparu à la fin du XVIIe s. PSYCHOLOGIE Réponse contrainte quelconque à un stimulus, mais aussi bien à une situation vitale, sans qu’on la corrèle à des trajets nerveux précis, et sans considération de complexité ou de durée. L’abstraction de la notion a été mise à l’épreuve en théorie et dans l’expérimentation, avec la mesure des « temps de réaction » : dès le calcul par Helmholtz de la vitesse de l’influx nerveux, celle-ci a permis de découvrir les voies de conduction impliquées dans l’analyse des stimuli pertinents. Elle s’est prolongée dans l’idée du traitement informationnel des stimuli, qui a été, historiquement, un des points de rupture du cognitivisme avec le behaviorisme strict. On ne peut en effet éviter, dans certains cas, de hiérarchiser les composants réels d’une réaction, en séparant stimulus « avertisseur » et stimulus « déclencheur ». On parle par ailleurs de dépression, voire d’épilepsie « réactionnelle », en réponse à des situations vitales, en général traumatiques. Mais, comme leur neurobiologie n’est pas distincte, cette acception tend à perdre son sens étiologique, et la réaction devient du coup un concept purement descriptif.

Pierre-Henri Castel ! COMPORTEMENT, STIMULUS / RÉPONSE RÉALISME Terme apparu au début du XIXe s. Pourquoi le réalisme a-t-il déserté la science contemporaine ? On peut penser que ce sont les objets, qui ne relèvent plus d’une intuition immédiate, qui ont d’eux-mêmes condamné toute description dans les termes d’une réalité admise sans critique. D’une certaine façon, le réalisme, en sciences comme en art, constitue le ferment d’une représentation du monde. Le soutenir est sans doute l’un des actes philosophiques les plus difficiles aujourd’hui. GÉNÉR. Doctrine philosophique affirmant l’existence des objets produits par la connaissance. Réalisme et essentialisme Le réalisme ne se réduit pas, comme le voudrait Karl Popper, à la simple thèse de la réalité du monde 1. Car il est tout à fait possible de considérer Platon, cet ami de la Forme en qui certains voient l’origine de l’idéalisme, comme le tenant d’un certain « réalisme » : le réalisme des Idées. Une table des équivalences est sans doute nécessaire ici : Est réaliste, au sens non naïf, une doctrine qui affirme une certaine valeur de vérité (et non pas seulement de cohérence) à ses énoncés. En ce sens, le réalisme est dogmatique puisqu’il enchaîne le processus théorique d’enchaînement de propositions expérimentalement vérifiables, à la découverte, même partielle et lacunaire, d’une causalité intra-mondaine. La condamnation la plus vive du réalisme dans les sciences a été prononcée par Pierre Duhem 2, qui donne aux théories physiques le sens d’une instrumentation du réel, dénonçant dans la science galiléenne l’arrogance d’une pensée qui prétend affirmer l’existence, en dehors des hypothèses ellesmêmes, des objets du savoir. De fait, le réalisme est une attitude commune à ceux qui considèrent, même dans le sens le plus naïf, que la matière existe réellement en dehors de nos représentations. L’idéalisme, de la même façon, qu’il soit de Platon ou de Leibniz, est un certain discours sur la valeur,

pour la connaissance, du substrat matériel. Sensible livré à l’Autre, lieu des simples apparences géométrique, l’idéalisme ne suppose pas nécessairement (sauf dans ses formes les plus radicales) que rien de ce qui est hors de l’esprit ne peut être connu. Le « réceptacle » (khora) du Timée est une matière qui permet la confection d’un monde. Une apparence géométrique permet toute la mécanique, chez Leibniz. downloadModeText.vue.download 922 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 920 Instrumentalisme Il semble que c’est bien la figure de Galilée qui a donné naissance à l’idée d’un conflit entre « essentialistes » et « instrumentalistes ». En bons disciples de Mach ou de Russell, grands pourfendeurs des relations entre science et métaphysique, observons tout d’abord que le déplacement de la question du réalisme sur le terrain de l’essentialisme en dénature le sens. L’attitude réaliste est en effet aussi ancienne que le rationalisme : ni les physiologues ioniens, ni les atomistes d’Abdère, ni Aristote n’auraient pu concevoir une remise en cause du lien substantiel qui unit une thèse et son objet. La déclinaison infime du clinamen lucrècien appartient, pour toute la tradition épicurienne, à l’ordre des faits. L’équivalent grec d’une attitude « instrumentaliste » serait, à n’en pas douter, la conduite sceptique de la pensée, chez Pyrrhon ou dans la Nouvelle Académie scepticisante, c’est-à-dire au sein d’une tradition qui fait porter le soupçon non pas seulement sur l’être objectif des choses du monde, mais sur la capacité de la raison à en poser clairement les conditions de possibilité. On peut dire sans crainte que jusqu’aux débats relatifs à la question copernicienne, le réalisme méthodologique et métaphysique a secondé sans relâche l’effort rationaliste. Les débats médiévaux sur le statut des propositions universelles ne peuvent être sérieusement comptés à l’actif d’une anticipation du positivisme placide qui règne dans la physique contemporaine. Popper, mais aussi Duhem avant lui, font de l’Avertissement au lecteur rédigé par le théologien Osiander pour le De revolutionibus orbium coelestium de Copernic, publié en 15433, le point de départ d’un refus de l’essentialisme en science. Osiander prétend en effet prémunir l’ouvrage de Copernic de toute requête en suspicion légitime : ce qui s’y dit du système solaire n’est qu’une somme de conjectures destinées aux matheseos, les « savants ». Galilée, lui, aurait manifesté son désir de donner une description vraie du monde et, pour cela, aurait été condamné. Bellarmin, cardinal instructeur du premier procès de Galilée, en 1616, est lui aussi porteur, selon Popper, de cette conception moderne de la science ! Interdisant à Galilée d’enseigner la

vérité du système copernicien, il serait donc le chantre de cet instrumentalisme qui assigne aux théories scientifiques cette cécité métaphysique, cette volontaire désertion du champ de la causalité qui rend la physique, en particulier, si moderne ! D’autres explications de cette condamnation de 1633 ont été avancées 4 et il n’est pas certain que la peinture d’un Galilée en essentialiste soit justifiable, mais l’opposition est posée. Ainsi, la critique kantienne, qui fait pourtant un usage précis des catégories qui pourraient la décrire, a pu être assimilée, y compris par Popper, à un vulgaire instrumentalisme. Comme s’il fallait confondre la Critique de la raison pure et sa distinction transcendantale entre l’ordre phénoménal et l’ordre nouménal, avec la Dissertation de 1770, où l’impossibilité de connaître le réel en tant que tel était expliqué par le voile jeté entre l’âme et les choses par la complexion organique ! Ainsi le réalisme a-t-il perdu sa position dominante lorsque son sens métaphysique a été rabattu sur le débat, interne à l’épistémologie, concernant le statut des objets du savoir, puis de la science au sens moderne, étroit, du terme. Le coup décisif à cet égard n’aura pas été celui de Duhem ou de Mach, pas plus que celui de Russell qui voyait dans l’avènement de la relativité restreinte, c’est-à-dire dans la modification des notions intuitives d’espace et de temps indépendants, le premier âge d’une physique enfin débarrassée des scories de la métaphysique : une physique où le langage, enfin neuf, aurait été vidé des vieilles analogies dépourvues de signification. C’est après Heisenberg (c’est-à-dire après Planck et la théorie des quanta) que s’opère le passage d’une science de la nature globalement confiante dans le déterminisme et la vérité objective de ses mesures (science newtonienne, mécanique laplacienne), quoique vacillante encore quant aux propriétés réelles de la lumière (optique ondulatoire de Fresnel), à une physique instrumentaliste. Heisenberg en effet condamne les modèles réalistes 5 (tels que l’atome planétaire de Niels Bohr) de l’atome et se prononce pour l’abandon, en physique, de toute référence à une causalité réelle. Les formalismes de la mécanique quantique et de la mécanique ondulatoire étant transposables, l’idée même d’une dualité entre les descriptions d’ondes et les quantifications discontinues milite en faveur d’une science-instrument. Retour à Popper L’épistémologie de Karl Popper, dont les termes (à défaut des thèses) sont devenus la vulgate épistémologique de notre époque, préfère substituer à la dualité réalisme / idéalisme celle qui oppose essentialisme et instrumentalisme. C’est là sans doute une réduction drastique de ce qui se joue effectivement dans le réalisme et qui dépasse le cadre de la pensée scientifique. Dans Conjectures et réfutations, Popper fait de Berkeley le précurseur de Mach et d’Einstein 6. De façon étrange, seule la relation de Berkeley à Mach est véritablement analysée dans cette note de Popper. Eintein est, de l’avis général, un solide « essentialiste ». Dans la mesure où Berkeley semble opérer une critique du langage, Pop-

per cède à la tentation de trouver à Mach un précurseur de plus : Bellarmin et Osiander sont rejoints par Berkeley dans la cohorte des archéopositivistes qui inscrivent leur pensée dans le cadre de l’instrumentalisme. C’est à ce point que l’étroitesse de la réduction opérée par Popper sur l’histoire de la pensée appparaît clairement : essentialisme et instrumentalisme ne se confondent pas exactement avec le réalisme et l’idéalisme. Pas plus que le nominalisme des médiévaux (Mach n’est-il pas associé au rasoir d’Ockham ?) n’est totalement assimilable à un positivisme avant l’heure. La doctrine de Berkeley porte certes le doute sur le terrain de l’existence de la matière, mais du moins admet-il parfaitement l’existence, dans une âme, des idées qui s’y produisent. Au nombre de ces idées, il y a bien celle d’un monde associé. Comme Geneviève Brykman l’a montré 7, Berkeley est conduit à utiliser dans les textes tardifs que sont le De Motu et la Siris un vocabulaire qui fait place à une ontologie informelle : ainsi le mécanisme, l’agencement corpusculaire de la matière et l’ensemble des découvertes qui relèvent de la philosophie naturelle des modernes sont-ils mentionnés chez lui au titre – et au titre seulement – d’une causalité qui demeure celle de la pensée, de son enchaînement et des concepts qu’elle utilise en lieu et place d’une manipulation réelle de cette causalité objective qui n’a, chez lui aucune sorte d’existence. Si les lois physiques n’ont pas de signification « essentialiste » déterminée, c’est que la matière elle-même est sans contenu ontologique. Dans la science comme dans toute activité de pensée, l’idée va à l’idée. Le réalisme et son contraire, l’idéalisme, vont donc bien plus loin, philosophiquement parlant, que la catégories poppériennes ne le laissent penser. Le succès avéré de ces catégories au sein de l’épistémologie générale des sciences, aujourd’hui, n’en est que plus domdownloadModeText.vue.download 923 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 921 mageable car il obscurcit notre compréhension des positions les plus récentes de la science et de ses acteurs qui, pour la plupart, ne sont « positivistes » que parce que tout contact avec la philosophie leur paraît, logiquement si l’on adhère aux thèses de Russell par exemple 8, dégradant 9. Fabien Chareix ✐ 1 Popper, K., « Conjectures et réfutations », Payot, Paris, 1985, « Conjectures », ch. 3, section IV, pp. 150 et suiv. 2 Duhem, P., La théorie physique. Son objet. Sa structure. Vrin, Paris, 1989. 3 Copernic, N., Des révolutions des orbes célestes, Livre I, ch. I à XII. Diderot éditeur, Paris, 1998 (éd. et notes par Alexandre Koyré).

4 Redondi, P., Galilée hérétique, Gallimard, Paris, 1981. 5 Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, Paris, 1962. 6 Popper, K., Conjectures et réfutations, op. cit., pp. 251-263. 7 Brykman, G., Berkeley et le voile des mots, Vrin, Paris, 1993. 8 Russell, B., L’ABC de la relativité, 10 / 18, Paris, (1925) 1997. 9 Voir Richard Feynman, La nature de la physique, Seuil, Paris, 1980, pp. 285-286 : « Si seulement les philosophes pouvaient ne pas se prendre tellement au sérieux. [...] et les voilà qui pontifient : “votre pensée ne va pas assez au fond des choses, laissez-moi vous donner une définition préalable du monde” ». ESTHÉTIQUE Principe esthétique d’après lequel l’art ne doit pas chercher à idéaliser le réel, mais à l’examiner scrupuleusement sans rien en dissimuler. Le réalisme comme courant esthétique se propose de fournir dans le domaine de l’expression singulière l’équivalent d’une science générale des faits psychiques, moraux et sociaux. Le réalisme s’oppose à l’idéalisation de la réalité sous la forme du rêve, de l’exotisme et de la référence historique ou mythologique. Il prend en considération les individus et les particularités d’un lieu et d’une époque, et oppose une description profane de la réalité aux savantes mises en scène issues d’une histoire monumentale que le romantisme, l’idéalisme et l’académisme avaient souhaité défendre. Il est militant en ce sens qu’il se donne pour objet de prédilection la description sans complaisance de la réalité naturelle (Courbet) ou sociale (Flaubert), contre toutes ses images mystificatrices. En littérature, le réalisme voit le monde comme le produit de rapports de forces, sans postuler l’existence de lois transcendantes fournissant une intelligibilité supérieure à la violence absurde qui s’exerce dans le monde. Une peinture réaliste significative, l’Enterrement à Ornans, de Courbet (1850), représente une scène toute de modestie et de simplicité, dépouillée de la grandiloquence qu’on liait jusqu’alors à cette thématique réservée aux grands hommes. Il faudra toutefois attendre l’Exposition universelle de 1855, pendant laquelle le peintre expose dans un pavillon indépendant ses oeuvres refusées pour que s’impose la terminologie,

d’abord de manière dépréciative, avant de devenir un courant artistique bouleversant les distinctions établies depuis le XVIIe s. entre peinture d’histoire et peinture de genre. Au XXe s., l’identité du terme se brouille puisqu’il renvoie aussi bien à la nouvelle objectivité, qui propose une peinture extrêmement critique de la société de l’entre-deux-guerres, qu’au réalisme socialiste, qui favorise, dans le régime soviétique puis maoïste, un souci de propagande sociale dévoyée par le culte de la personnalité et par un héroïsme trompeur. En France, le surréalisme puis le nouveau réalisme redonnent sous une forme totalement renouvelée ses lettres de noblesse à un courant désormais capable d’affronter le merveilleux et le manufacturé. ▶ Motivé initialement par une rébellion contre les contraintes d’une conception académique de l’art, le réalisme a su se renouveler pour « mettre en évidence toutes les contradictions de la forme qui se déploient dans le monde » (Pignon). Cette plasticité peut, à l’inverse, nourrir le soupçon que le réalisme se réduit en dernier ressort à un effet d’accoutumance culturellement implanté. Mathieu Kessler ✐ Lukacs, G., Problèmes du réalisme, trad. C. Prévost, L’Arche, Paris, 1975. Mitterand, H., Le discours du roman, PUF, Paris, 1986. Restany, P., Avec le nouveau réalisme sur l’autre face de l’art, J. Chambon, Nîmes, 2000. ! ESSENTIALISME, IDÉALISME, NATURALISME, OBJET, PERCEPTION, RÉALISME RÉALITÉ Du latin res, « chose matérielle, corps, être, fait ». L’usage philosophique du concept déborde largement son étymologie. En allemand : Realität, de real, « réel » ; Wirklichkeit, plutôt traduit par « effectivité ». Si la supposition pratique de la réalité est toujours première, comme ce qui nous résiste dans l’appréhension sensible, penser la réalité se heurte à l’impossibilité d’une définition intrinsèque. Même si elle suppose conceptuellement l’identité, la permanence et l’univocité, la réalité ne peut être invoquée que sur le fond d’une différence première entre elle et ce dont on la distingue (apparence, phénomène, simulacre, rêve, illusion, idée ou idéal...), ce qui soulève une difficulté, puisque ce qui n’est pas la réalité et se confond parfois avec elle doit participer de celle-ci pour exiger cette discrimination.

GÉNÉR., PHILOS. CONN. L’être tel qu’il est pour nous déterminé dans l’existence, par opposition d’une part à ce qui n’est pas vraiment ou ce qui n’est pas au même degré ontologique éminent, et d’autre part à ce qui demeure un concept. C’est moins la nature de la réalité qui fait problème que le statut ontologique de ce qui nous en sépare et qui contribue à sa définition et à sa désignation, comme si on devait nécessairement l’aborder par son contraire. Cette difficulté provient de ce qu’on attribue au concept de réalité une finalité descriptive, comme ensemble des étants déterminés, alors qu’il relève toujours également d’une visée normative de discrimination au sein de ce qui apparaît, même quand la norme se présente comme une description. Cette distinction permet de poser la problématique propre à ce concept. L’extériorité supposée du langage et du réel, le premier devant être adéquat à la description du second, fait de la réalité une hypostase préconçue. À l’inverse, supposer que la réalité n’est pas indépendante de son élaboration dans le discours permet d’établir une ontologie dont les conditions de possibilité demandent à être explicitées autant qu’il est possible, même si le constructivisme ne peut être absolu sous peine de faire de la réalité une fiction. Entre la constitution intégrale et la croyance au réel immédiat, il n’y a de réalité qu’à l’intersection du monde et du logos. Raynald Belay ✐ Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques, Minuit, Paris, 1972. Descartes, R., Méditations métaphysiques, PUF, Paris, 1992. Fichte, J. G., Doctrines de la science (1801-1802), Vrin, Paris, 1987. Goodman, N., Manières de faire des mondes, J. Chambon, Paris, 1992. downloadModeText.vue.download 924 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 922 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Paris, 2001. Ricoeur, P., le Conflit des interprétations, Du verbe à l’action, Seuil, Paris, 1970. ! APPARENCE, CONCEPT, HERMÉNEUTIQUE, ONTOLOGIE, PHÉNOMÈNE

PSYCHANALYSE « Dans le monde des névroses, c’est la réalité psychique qui joue le rôle dominant » 1, aussi le névrosé « doit avoir, en quelque façon, raison » 2, dans ses symptômes et ses fantasmes. Reconnaître la « réalité psychique », différente de la réalité matérielle, fonde la psychanalyse comme discipline scientifique autonome. Abandonnant la théorie de la séduction, Freud reconnaît que « dans l’inconscient il n’y a pas d’indice de réalité, de sorte qu’on ne peut différencier la vérité de la fiction investie d’affect » (lettre à W. Fliess du 21 septembre 1897) 3 : il existe une réalité psychique, dont l’efficience est spécifique. Néanmoins, réalités psychique et extérieure sont co-construites, dans la phylo- et l’ontogenèse, ainsi y a-t-il une ambiguïté intrinsèque de la « réalité ». Le moi, cependant, « est la partie du ça modifiée sous l’influence directe du monde extérieur »4 ; de même, le moi-plaisir se transforme en moi-réalité, l’épreuve de réalité modifiant le principe de plaisir en principe de réalité, par l’élaboration de séparations : « On reconnaît [...] comme condition pour la mise en place de l’épreuve de réalité que des objets aient été perdus qui autrefois avaient apporté une satisfaction réelle (real) » 5. ▶ Selon Freud, la réalité psychique, inconsciente, n’est ni plus ni moins inconnaissable que la réalité du monde extérieur, puisque la conscience appréhende l’une et l’autre dans la méconnaissance qui lui est inhérente, et dans les limites et les formes que l’usage de la langue lui impose. Dénommant « réel » ce qui échappe à l’ordre symbolique, Lacan construit une autre perspective, où la réalité psychique s’identifie presque à celle de la langue. Mazarine Pingeot et Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1916-1917), G.W. XI, trad. « Introduction à la psychana-

lyse », Payot, Paris, 2001, p. 347. 2 Freud, S., « Trauer und Melancholie » (1915), G.W. X, trad. « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, OCP XIII, PUF, Paris, 1988, p. 264. 3 Freud, S., Briefe an Wilhelm Fliess (1887-1904). Ungekürzte Ausgabe. Herausgegeben von Jeffrey Moussaieff Masson. Deutsche Fassung von Michael Schröter, S. Fischer, Francfort, 1986, p. 284. 4 Freud, S., « Das Ich und das Es, trad. le Moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 237. 5 Freud, S., « Die Verneinung » (1925), G.W. XIV, trad. « la Dénégation », in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 2002, p. 138. ! ANGOISSE, ÇA, FANTASME, IMAGINAIRE, INCONSCIENT, MOI, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, OBJET, PRINCIPE DE PLAISIR / RÉALITÉ, PULSION, RÉEL, SYMBOLIQUE RÉCEPTION Du latin receptio. ESTHÉTIQUE En un sens très général, accueil que reçoit une oeuvre d’art et la compréhension dont elle fait l’objet dans des conditions données. Terme associé plus spécifiquement aux théories de la réception qui, à la fin des années soixante, sous l’impulsion de H. R. Jauss et W. Iser, se sont détournés des voies traditionnelles de la critique littéraire, centrée sur le texte et sa production, pour privilégier la lecture et en étudier les processus, le rôle et les implications. L’esthétique de la réception s’inscrit dans un vaste débat sur la critique et l’interprétation des textes qui s’est enrichi des travaux ultérieurs de l’école de Constance et des discussions qui ont dominé la théorie et la critique littéraires au cours des trente dernières années. Les thèses initialement défendues par Jauss 1 et Iser 2 ont vu le jour dans un contexte qui était alors dominé par le formalisme et la critique marxiste. Dès sa leçon inaugurale pro-

noncée à l’université de Constance en 1967, Jauss s’est donné pour tâche de surmonter les limites des théories formalistes et marxistes sans toutefois perdre de vue les perspectives qu’elles avaient permis de tracer au regard de l’étude des textes et du rôle de l’histoire dans la compréhension que nous en avons. Sous ce dernier rapport, Jauss emprunte à l’herméneutique de Gadamer la notion d’« horizon d’attente » (Erwartungshorizont), définie comme l’ensemble des conditions intersubjectives qui entrent dans la lecture d’un texte et dans son interprétation. C’est la réception des oeuvres qui en détermine la signification et l’importance dans l’histoire. Considérée d’un point de vue normatif, à la lumière de la distance entre oeuvre et horizon d’attente, elle en détermine la valeur. Comme le montrent d’autre part les travaux de W. Iser et ceux de K. Stierle 3 qui leur offrent un prolongement original, la réception doit être analysée dans ses aspects constitutifs. Pour Iser, lire est un acte ; le sens d’un texte naît d’une interaction entre le texte et son lecteur. Sous ce dernier aspect, les actes de lecture entrent dans une « expérience » dont la nature s’apparente à ce que J. Dewey 4 s’attachait à décrire dans son livre Art as Experience. ▶ Bien que s’ouvrant sur une philosophie de l’« expérience » esthétique qui déborde le seul cadre de l’expérience vécue, au sens de la phénoménologie, les théories de la réception restent marquées par une inspiration dont l’herméneutique et la phénoménologie constituent les sources majeures. Jean-Pierre Cometti ✐ 1 Jauss, H. R., Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, 1982. 2 Iser, W., Der Akt des lesens : Theorie ästhetischer Wirkung, trad. l’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Mardaga, 1985. 3 Stierle, K., Text als Handlung : Perspektiven einer systematischen Literaturwissenschaft, 1975.

4 Dewey, J., Art as Experience, 1934. downloadModeText.vue.download 925 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 923 RÉCIPROQUE Du latin reciprocus, « qui revient au point de départ ». LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Proposition de la forme « A

B » étant donnée, la pro-

position réciproque est « B

A ».

Établir l’équivalence de deux propositions A et B nécessite de démontrer l’implication de A vers B et la réciproque. Un exemple élémentaire est donné par le théorème de Thalès : « si trois droites sont parallèles, elles partagent des droites sécantes en des segments proportionnels » et son théorème réciproque : « si des droites sécantes à trois droites données sont partagées en segments proportionnels, les droites données sont parallèles ». On applique parfois – abusivement – le terme de réciproque à des relations : ainsi, on dira que la relation R′ est la réciproque de la relation R lorsque (aRb bR′a). Le terme réciproque a un sens directement lié à la théorie des proportions et au livre V d’Euclide. Cette liaison est doublement paradoxale : en premier lieu, la tradition (toujours vivace au XVIIIe s.) donne pour synonymes « raison réciproque » et « raison inverse », dans un sens proche de la définition 13 du livre V euclidien : « Il y a rapport inverse quand on prend la conséquente comme antécédente relativement à l’antécédente comme conséquente ». Il y a donc un faux sens possible entre inverse et réciproque. En second lieu, une notion particulière de réciprocité, héritée des Éléments, a traversé les siècles, celle de figures réciproques : ainsi deux triangles dont les bases et les hauteurs sont « inversement proportionnelles ». Il se trouve que la définition euclidienne correspondante (Déf. 2, livre VII) est très vraisemblablement à la fois interpolée et corrompue. Vincent Jullien RÉCIT De l’ancien français resit, déverbal de réciter, du latin recitare. GÉNÉR. Narration.

Le récit est perçu comme un des modes d’énonciation fondamentaux de la littérature. C’est un mode indirect qui suppose une rupture entre le temps de la narration et le temps des événements rapportés, entre l’énonciateur et les personnages qu’il fait parler. Platon l’oppose ainsi au mode direct, propre au discours théâtral. Cette distinction lui permet d’affirmer ainsi que seul l’art dramatique est mimétique : « Je pense qu’il sera désormais clair pour toi qu’il existe une forme qui recourt entièrement à l’imitation, tant pour l’art de la composition poétique que pour l’art de raconter les histoires : comme tu dis, c’est la tragédie et la comédie. Il y ensuite la narration racontée ; quand elle est l’oeuvre du poète luimême : tu la trouveras surtout dans les dithyrambes. Et enfin, il y a celle qui procède en recourant aux deux premières : on la trouve dans la poésie inclut la narration dans le le théâtre relève également actions dans le cadre d’une

épique... » 1. Aristote 2 en revanche cadre mimétique en montrant que du récit : on y met en scène des intrigue.

La mimésis relève donc de la mise en intrigue : opération par laquelle nous cherchons à donner sens à une suite d’événements empiriques. Genette 3 propose de distinguer alors le récit, comme énoncé narratif d’une série d’événements, de l’histoire ou diégèse, la trame des événements racontés objet du récit, et de la narration elle-même, l’action de raconter. Selon Ricoeur, Aristote donne comme objet au langage notre expérience du temps ; dès lors la narration, le récit sont au coeur de notre identité individuelle et historique : « le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle » 4. Le temps du récit permet de reconfigurer le temps de la vie. De son côté, Schapp 5, dans une perspective phénoménologique, affirme que les choses ne nous sont données que dans des récits et que l’homme est « enchevêtré dans des histoires ». Elsa Rimboux ✐ 1 Platon, République, III, 394b-c, trad. G. Leroux, Flammarion, Paris, 2002, p. 177. 2 Aristote, La Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. 3 Genette, G., Figures II, « Frontières du récit », Paris, Seuil, 1969 et Figures III, « Discours du récit », Seuil, Paris, 1972.

4 Ricoeur, P., Temps et récit, I, 3, Seuil, Paris, 1983, p. 105. 5 Schapp, W., Empêtrés dans des histoires, trad. J. Greisch, Cerf, Paris, 1992. ! HISTOIRE, TEMPS RECONNAISSANCE Les usages philosophiques de la notion de « reconnaissance » sont multiples et souvent ambigus. La reconnaissance peut s’entendre au triple plan du cognitif, du moral et du social, ouvrant ainsi la triple perspective de l’identité, de la dignité et de l’estime. MORALE 1. Au plan cognitif, la reconnaissance désigne le problème de l’identification d’autrui en tant que tel : il s’agit alors de savoir comment il est possible que nous sachions identifier autrui comme un alter ego, comme un autre soi. Cette vaste problématique court de Descartes jusqu’à la phénoménologie en passant par Kant et Fichte. – 2. La seconde problématique, celle de la dignité de l’homme et du respect, est directement liée à la première dans la mesure même où je ne puis reconnaître moralement un homme et le respecter comme tel si je ne l’ai pas tout d’abord identifié en tant qu’homme. – 3. Le troisième axe est celui de la reconnaissance sociale : il s’agit alors non plus de la dignité, mais de l’estime que s’attire un individu ou un groupe en fonction des prestations sociales qui sont les siennes. Être reconnu ici, c’est jouir d’une visibilité sociale, d’une estime, c’est avoir de l’honneur. Axel Honneth 1 a récemment élaboré le projet de fonder une « grammaire morale » des conflits sociaux ou des luttes sociales grâce à une réactualisation du modèle théorique de la « lutte pour la reconnaissance » élaboré par Hegel dès ses écrits de jeunesse à Iéna (1801-1807). La lutte pour la reconnaissance s’engage, selon Honneth, sur le fond d’attentes normatives qui sont de teneur essentiellement morale. Plus

exactement, la déception d’attentes normatives, dont la satisfaction est jugée indispensable au maintien de son identité par un individu ou un groupe (cette déception prenant la forme de l’expérience morale du mépris), peut avoir pour conséquence de jeter cet individu ou ce groupe dans la lutte sociale en tant que lutte pour la reconnaissance orientée vers downloadModeText.vue.download 926 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 924 la conquête des conditions sociales nécessaires au maintien d’un rapport positif à soi. Honneth retient du modèle hégélien d’abord l’idée que c’est en étant confirmé par l’autre dans son activité propre qu’un individu parvient à se comprendre lui-même comme un sujet individualisé et autonome. Suivant Hegel, Honneth ajoute ensuite l’idée qu’il existe différentes formes de reconnaissance réciproque qui se distinguent les unes des autres en fonction du degré d’autonomie qu’elles permettent à l’individu d’atteindre. Ainsi, dans les textes hégéliens de la période d’Iéna, apparaissent trois milieux distincts d’existence (l’« amour », le « droit » et l’« éthicité ») au sein desquels les individus font l’expérience de relations de reconnaissance réciproque qui leur permettent d’accéder à un degré à chaque fois plus élevé d’autonomie. Honneth dégage enfin une troisième thèse hégélienne : la reconnaissance n’est pas trouvée ni octroyée, mais doit toujours être conquise au prix d’une lutte – et cela parce que l’autonomie apparaît toujours sur le mode d’une demande ou d’une revendication. Franck Fischbach ✐ 1 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, Cerf, Paris, 2000. Concept qui s’inscrit dans le contexte du débat contemporain sur le traitement démocratique du multiculturalisme. PHILOS. CONTEMP., MORALE, POLITIQUE Sur le plan anthropologique, la reconnaissance renvoie à la problématique de la constitution du sujet : les êtres humains acquièrent et développent une individualité propre à travers un processus d’acceptation et d’identification réciproques. Posée dans le contexte des sociétés démocratiques modernes, la question de la reconnaissance devient celle du respect égal d’individus porteurs d’identités culturelles différentes. Elle soulève alors le problème du droit des minorités. L’individuation par la reconnaissance Au XXe s., les sciences humaines ont montré que la relation

à l’autre médiatisée par le langage précède la subjectivité entendue comme conscience de soi. S’inscrivant pleinement dans ce « tournant linguistique » 1, le Canadien Ch. Taylor et l’Allemand A. Honneth établissent un lien constitutif entre reconnaissance et identité. À travers une réinterprétation de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, ils affirment que notre identité peut s’avérer gravement mutilée, si elle ne bénéficie pas de l’assentiment d’autrui 2. Or, cette reconnaissance est obtenue par le biais d’un langage qui véhicule des valeurs culturelles particulières 3. Dès lors, l’identité personnelle dépend, pour se maintenir, de son interaction avec la communauté culturelle dans laquelle elle s’est formée. Démocratie et reconnaissance identitaire Dans le contexte des sociétés multiculturelles contemporaines, cette redéfinition de l’individualité en termes intersubjectifs et culturels appelle une modification de notre compréhension des fondements démocratiques. Pour Taylor, le principe selon lequel tous les hommes sont également dignes de respect devrait être reformulé de manière différentielle : ce qui est digne d’être politiquement reconnu et respecté dans l’individu serait non seulement ce qu’il a d’universel, mais surtout sa différence et, en particulier, son identité culturelle 4. Paradoxalement, le principe démocratique de non-discrimination devrait alors être appliqué sous la forme d’un traitement politique différentiel (cf. l’affirmative action aux États-Unis). Arguant qu’un individu est indissociable de son groupe culturel, Taylor et d’autres philosophes communautariens affirment, en outre, que le respect de l’individu suppose une reconnaissance politique de la valeur des différentes cultures 5. Autrement dit, le respect des droits individuels impliquerait la création de droits collectifs relatifs à la protection de l’intégrité des cultures. J. Habermas refuse, quant à lui, cette inférence, adoptant sur cette question une position libérale. Il invoque, d’une part, le risque d’une relativisation des droits individuels entraîné par la mise en oeuvre de droits collectifs. Il affirme, d’autre part, qu’une culture doit survivre grâce au renouvellement de l’assentiment rationnel qu’elle suscite chez les individus. Pour faire face au multiculturalisme, il s’agit, selon lui, de reconnaître politiquement non les cultures en tant qu’entités collectives, mais seulement l’identité culturelle des sujets de droits individuels, modifiant ainsi le modèle démocratique classique 6. Charlotte de Parseval ✐ 1 Apel, K.-O., Penser avec Habermas contre Habermas (1989), trad. M. Charrière, L’Éclat, Paris, 1990, p. 8. 2 Honneth, A., la Lutte pour la reconnaissance (1992), trad. P. Rusch, Cerf, Paris, 2000, p. 83, 208. Taylor, C., « La politique de la reconnaissance », in A. Gutmann (dir.), Multiculturalisme.

Différence et démocratie (1992), trad. D.-A. Canal, ChampsFlammarion, Paris, 1997, pp. 41-43. 3 Ibid., pp. 49-50. Taylor, C., la Liberté des Modernes, trad. P. de Lara, PUF, Paris, 1997, p. 47. 4 Taylor, C., « La politique de la reconnaissance », art. cit., pp. 61, 92. 5 Ibid., pp. 82-84. 6 Habermas, J., « La lutte pour la reconnaissance dans l’État de droit démocratique », in l’Intégration républicaine. Essais de théorie politique (1996), trad. R. Rochlitz, Fayard, Paris, 1998, pp. 205-243. ! COMMUNAUTARISME, LIBÉRALISME RÉCURRENCE Terme apparu au XIXe s. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Principe fondamental suivant : soit une propriété P, énoncée pour un nombre entier n. On notera P la proposin tion « P est vraie pour n ». Si Pl est vraie et si, pour tout m, entier, Pm-l, entraîne Pm, alors, pour tout n, Pn. Poincaré énonce ainsi la démonstration par récurrence : « On établit d’abord un théorème pour n = 1 ; on montre ensuite que s’il est vrai de n – 1, il est vrai de n, et on en conclut qu’il est vrai pour tous les nombres entiers. » Ce principe est souvent appelé principe d’induction complète, par opposition à l’induction employée en physique. Sa première apparition dans la littérature mathématique est due à Pascal dans la « conséquence 12e des définitions » du Traité du triangle arithmétique, où il écrit : « Quoique cette proposition ait une infinité de cas, j’en donnerais dem. Bien courte, en supposant deux lemmes. Le 1, qui est évident de soi-même, que cette proposition se rencontre dans la seconde base. Le 2, que si cette proposition se trouve dans une base quelconque, elle se retrouve nécessairement dans la base suivante. D’où il se voit qu’elle est nécessairement dans toutes les bases : car elle est dans la seconde base par downloadModeText.vue.download 927 sur 1137

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925 le premier lemme ; donc par le second, elle est dans la troisième base, donc dans la quatrième, et à l’infini... Il faut donc seulement démontrer le second lemme » 1. Poincaré juge qu’il s’agit « là du raisonnement mathématique par excellence » 2. Vincent Jullien ✐ 1 Pascal, B., Traité du triangle arithmétique, Lafuma, Seuil, Paris, 1963, 53a. 2 Poincaré, H., La science et l’hypothèse (1902), Flammarion, Paris, 1968, p. 38. RÉCURSIVITÉ Terme apparu dans les années 1960. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Se dit de toute procédure algorithmique permettant d’appréhender l’infini. Ainsi peut-on caractériser la définition récursive de l’addition comme le fait d’ajouter une unité à un premier élément 0, puis d’itérer indéfiniment cette opération. Ce qui s’écrit : 1° – x + 0 = x tab 2° – x + Sys20 = S(x + y). La première équation introduit l’addition pour 0. La seconde l’introduit pour le successeur immédiat (noté S) de y. Comme y peut prendre n’importe quelle valeur, l’équation devient applicable au résultat obtenu. L’addition s’applique au résultat de l’addition. En mathématiques, le principe de récurrence ou d’induction complète « Si s est une classe à laquelle 0 appartient ainsi que le successeur de chaque nombre appartenant à s, alors chaque nombre appartient à s » constitue depuis Euclide, Pascal et Fermat le raisonnement par excellence. En 1936, Church proposa d’assimiler la notion intuitive d’effectivité au concept logique de récursivité (thèse de Church) et il prouva qu’il existait en arithmétique élémentaire

des problèmes insolubles (théorème de Church) 1. Denis Vernant ✐ 1 Kleene, S.C., Logique mathématique, Armand Colin, Paris, 1971, ch. V, pp. 231-261. ! ALGORITHME, CALCULABILITÉ, INDÉCIDABILITÉ RÉDEMPTION Du latin redemptio, « rachat ». MORALE, PHILOS. RELIGION Catégorie théologique du judaïsme, qui renvoie au « rachat » du peuple d’Israël par Dieu (qui le libère de la servitude égyptienne et en fait son peuple particulier1), et du christianisme, qui qualifie ainsi le salut apporté par le Christ à l’humanité pécheresse. Dans le concept de Rédemption se trouvent à la fois l’idée d’une union à Dieu et celle d’une libération. Dans le Nouveau Testament, on retrouve cette notion à travers celle du Christ « sauveur ». Les prophètes, enfin, reprennent la catégorie de Rédemption en lui attribuant un sens messianique, celui d’une libération de l’exil, comme il apparaît notamment chez le Second Isaïe. Cette référence au contexte messianique se retrouve dans le Nouveau Testament, où la Rédemption se rapporte également à la Parousie. Ainsi, la Rédemption est une catégorie théologique fondamentale à la fois du judaïsme et du christianisme. On la couple souvent avec ces deux autres notions essentielles que sont la Création et la Révélation : pour F. Rosenzweig 2, ces trois catégories désignent les relations fondamentales des trois « éléments » qui constituent la réalité. La Création est relation de Dieu au monde, la Révélation, relation de Dieu à l’homme, la Rédemption, enfin, relation de l’homme au monde. Dans cette perspective, la Rédemption consiste dans l’action de l’homme sur le monde, action qui doit venir achever l’oeuvre divine de Création. La Rédemption est donc la relation réciproque de l’homme et du monde, par laquelle l’homme et le monde se constituent l’un par l’autre en réalités achevées. L’idée de Rédemption occupe également une place fonda-

mentale dans la Kabbale, comme le montre G. Scholem 3, qui souligne par ailleurs les connivences entre les idées kabbalistiques d’une part et, d’autre part, la sécularisation de l’idée de Rédemption sous celle de progrès infini de l’humanité à l’époque des Lumières. Dans la tradition juive, Scholem met en évidence que l’on peut distinguer, quant à la question de la Rédemption, différents courants, qui se mêlent entre eux : un courant apocalyptique (cataclysmes annonciateurs de la rédemption), un courant restaurateur (rédemption envisagée comme retour à un Âge d’or) et un courant utopique (rédemption comme instauration d’un état radicalement nouveau). Sophie Nordmann ✐ 1 Cf. Exode 12-19. 2 Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, trad. J.-L. Schlegel et A. Derczanski, Seuil, Paris, 1982. 3 Scholem, G., le Messianisme juif, Calmann-Lévy, Paris, 1974. ! CRÉATION, TÉLÉOLOGIE REDONDANCE En anglais : redundancy. LOGIQUE Propriété du prédicat « est vrai » de pouvoir être éliminé d’une phrase le contenant : « P est vrai » dit la même chose que « P ». Par extension, la théorie de la vérité comme redondance dit que cette platitude épuise la signification du mot « vrai ». La théorie de la vérité-redondance a ses origines contemporaines chez Frege 1 et Ramsey 2, mais le fait sur lequel elle s’appuie – que dire que P et dire que P est vrai sont équivalents – avait été noté par Aristote et les médiévaux. Il ne faut cependant pas la confondre avec la théorie de la vérité comme « décitation » (proposée notamment par Quine 3) selon laquelle le prédicat « vrai » ne sert qu’à citer une phrase (passer de P à : « P » est vrai) ou à la déciter (passer du précédent énoncé à : P), car cette conception fait du vrai un prédicat de phrases, c’est-à-dire de signes concrets, alors que la théorie de la redondance fait du vrai un prédicat de propositions ou de contenus exprimés par des phrases. Dans les deux théories cependant, le vrai n’est pas une propriété et n’exprime aucune

« essence » métaphysique profonde. Les philosophes qui, au XXe s., ont voulu éliminer la métaphysique, des posidownloadModeText.vue.download 928 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 926 tivistes logiques à Wittgenstein, ont accueilli avec faveur cette conception, qu’on appelle quelquefois déflationnisme quant à la vérité. ▶ En un sens, la théorie de la vérité-redondance est une radicalisation de la thèse scolastique selon laquelle le vrai est un terme transcendantal, qui n’exprime pas une propriété catégorique des objets. Toute la difficulté est de savoir si l’on est autorisé à passer de l’idée que la notion de vérité a un sens seulement minimal à l’idée qu’elle n’a pas le sens que lui donnent les conceptions « substantielles » de la vérité, comme la théorie de la vérité comme correspondance, ou comme cohérence, etc. Pascal Engel ✐ 1 Frege, G., « La pensée », in Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1994. 2 Ramsey, F., « Facts and Propositions », in Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, Cambridge, 1990. 3 Quine, W. V. O., la Poursuite de la vérité, trad. M. Clavelin, Seuil, Paris, 1993. ! COHÉRENCE, CORRESPONDANCE, VÉRITÉ RÉDUCTION Du latin reductio, « action de ramener ». ÉPISTÉMOLOGIE, ONTOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Relation de subsomption d’une théorie sous une autre. Cette relation peut prendre plusieurs formes. La réduction est dite sémantique lorsque les termes et les prédicats centraux de la théorie réduite peuvent être définis dans le vocabulaire jugé plus fondamental de la théorie qui sert de base de réduction. La réduction est ontologique lorsque les entités et les propriétés postulées par la théorie réduite sont identifiées à des complexes d’entités ou de propriétés de la théorie réductrice. Enfin, la réduction est explicative lorsque l’on peut dériver les lois de la théorie réduite à partir de celles de la théorie réductrice et d’un ensemble d’hypothèses, appelées lois de connexion, mettant en correspondance les entités postulées par chaque théorie. La réduction scientifique de la thermodynamique à la mécanique statistique est considérée comme un exemple paradigmatique de réduction explicative.

Élisabeth Pacherie ✐ Nagel, E., The Structure of Science, Brace and World, New York, Harcourt, 1961. Oppenheim, P., et Putnam, H., « L’unité de la science : une hypothèse de travail », trad. P. Jacob, in P. Jacob (éd.), De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1983. ! PHYSICALISME, THÉORIE RÉDUCTIONNISME Terme apparu au début du XXe s. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Tout programme ou doctrine prétendant réduire un certain type de discours à un autre. Selon son ampleur, la réduction prônée peut porter sur des lois, des notions, des théories ou des disciplines. Aussi bien dans l’histoire fine des disciplines que dans celle générale des grandes orientations, on rencontre une multitude de programmes réductionnistes : réduire les lois de l’optique aux principes de la théorie électromagnétique, réduire les sciences de la nature à la mécanique (mécanisme) ou toutes les sciences à la physique (physicalisme), ou toute explication à une explication en terme de phénomènes matériels (matérialisme) ou idéels (idéalisme). Mais, c’est seulement avec Carnap que commence une analyse serrée des différentes sortes de réduction et de leurs conditions. Autour de 1960, deux modèles de réduction théorique, celui de Nagel 1 et celui de Kemeny et Oppenheim 2, marquent une étape dans cette réflexion qui se poursuit encore aujourd’hui. Les projets de réduction suscitent fréquemment d’importants conflits à cause de leurs implications ontologiques. Les réductions sans conséquence ontologique – celles qui se limitent aux lois ou aux théories sans toucher aux notions primitives qui déterminent les entités de base et leurs propriétés caractéristiques – sont admises sans problème. Elles satisfont l’idéal scientifique d’unification théorique sans soulever aucune difficulté. Réduire, c’est alors simplement déduire, c’est-à-dire intégrer dans une théorie plus générale ou encore subsumer sous une loi plus générale. Bien plus problématiques apparaissent les projets de réduction qui visent ou impliquent des réformes ontologiques :

en général, une économie ontologique. Si certains ont pu faire l’unanimité en répondant à l’attente générale – comme la réduction des infinitésimaux au XIXe s., destinée à éliminer des entités improbables –, beaucoup suscitent ou ont suscité de fortes oppositions, comme ceux qui ont ou ont eu pour objet de réduire l’arithmétique à la logique (cf. logicisme), les organismes vivants à des machines (cf. mécanisme et vitalisme), les phénomènes mentaux aux phénomènes cérébraux ou les phénomènes sociaux aux comportements individuels (cf. individualisme méthodologique). Le microréductionnisme, c’est-à-dire l’idée d’expliquer les phénomènes macroscopiques (respectivement d’un certain ordre de grandeur) en termes de microstructures sous-jacentes (respectivement d’un complexe d’entités d’un ordre de grandeur inférieur), apparaît comme une tendance fondamentale de la science moderne : réduction de la thermodynamique à la mécanique statistique, succès de la biologie moléculaire, etc. Mais le déterminisme que cette sorte de réductionnisme semble devoir impliquer (la détermination microphysique de l’ensemble des phénomènes si on le fait valoir sans restriction) soulève de nombreux problèmes. Des thèses holistiques ou émergentistes s’y opposent, qui cherchent à montrer que les propriétés d’une totalité ne peuvent pas toujours être déduites des propriétés des éléments composants et de leurs relations. ▶ Qu’il soit difficile d’aboutir à une caractérisation précise du réductionnisme, spécifiant ses différentes formes et leurs principales conséquences, s’explique par le fait que cela présuppose le traitement de questions très complexes, comme celle du rapport avec le déterminisme. Françoise Longy ✐ 1 Nagel, E., The Structure of Science, chap. XI, Harcourt Brace, New York, 1961. 2 Kemeny, J., et Oppenheim, P., « On Reduction », in Philosophical Studies, 1956. ! HOLISME, MATÉRIALISME, MÉCANISME, PHYSICALISME, RÉDUCTION, SURVENANCE downloadModeText.vue.download 929 sur 1137

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927 RÉEL, SYMBOLIQUE, IMAGINAIRE PSYCHANALYSE Ternaire lacanien qui définit les moments de l’ontogenèse du psychisme humain, les rapports prévalents au monde qu’ils déterminent et les liens, inextricablement noués comme les trois anneaux du noeud borroméen, qui se tissent entre eux. La fascination de l’infans pour / par son reflet dans le miroir 1 – sous le regard de la mère – est le prototype de la relation imaginaire. L’image au miroir, ou celle de tout autre – alter ego – en qui il se reconnaît, à qui il s’identifie, offre au nourrisson l’image-mirage, jubilatoire, d’une coordination et d’une autonomie qui lui font défaut (prématuration). Ce leurre, narcissique, est « formateur de la fonction du je », définie comme méconnaissance et aliénation. Cette image statufiée que j’aime, ce n’est pas moi, je la hais : la relation imaginaire, spéculaire et duelle, est ambivalente, agressive-érotique. L’intrusion d’un tiers – le père, le langage, la Loi – défait cette relation, préoedipienne, à la mère. Le père, semper incertus, en est le garant en tant qu’il n’est rien, si ce n’est une fonction instituée par la loi et le contrat, un nom – le Nom-du-Père, métaphore paternelle et signifiant de la Loi 2. L’avènement de l’ordre symbolique, postoedipien, se confond avec l’instauration du langage qui, comme structure, préexiste à la venue du sujet. Le langage est meurtrier de la chose : l’élaboration de l’ambivalence est rendue possible, l’existence du temps et son irréversibilité sont reconnues, la voie du désir, qui ne se soutient que du manque, s’ouvre. Quand la réalité n’est qu’une construction fantasmatique, imaginaire, « le réel, c’est l’impossible » – l’indicible, l’inarticulable –, ce qui ne se laisse saisir ni dans les lacets de la parole, ni dans les rets du regard. L’hallucination du doigt coupé par l’homme aux loups en est un exemple, et le modèle de la forclusion (Verwerfung, « rejet »), qui est une « abolition symbolique » 3. Ce qui n’a pu être élaboré dans, et par, le langage revient du dehors, comme halluci-

nation : ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel. ▶ La tripartition lacanienne, structurale et pédagogique, méconnaît la référence centrale chez Freud, par-delà le langage sur lequel Lacan insiste, au corps et au biologique, indispensable tant à la notion de pulsion qu’au point de vue dynamique – qui intéressent peu Lacan et sa réduction idéaliste de la psychanalyse. Christian Michel ✐ 1 Lacan, J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », in Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 93-100. 2 Lacan, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », ibid., pp. 555-556. 3 Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », ibid., p. 386. ! FORCLUSION, IDENTIFICATION, MOI, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, REJET RÉFÉRENCE Du latin referre, « reporter », « rapporter ». LINGUISTIQUE Relation qui existe entre les mots et les choses, en vertu de laquelle les mots possèdent leur signification. Par extension, l’entité qui est le terme de cette relation. Pour quelle raison des phrases comportant des mots différents, ou de langues différentes, peuvent-elles exprimer des contenus identiques ? La réponse la plus simple à cette question repose sur l’analyse de la relation entre les signes et le monde. Les phrases affirmatives peuvent être conçues comme des agencements de mots structurés grammaticalement, correspondant à des agencements de choses dans le monde. Comprendre une phase, selon cette conception, revient à connaître l’agencement de choses qui doit être réalisé pour qu’elle soit vraie, c’est-à-dire à connaître ses conditions de vérité. L’identité des contenus, ou synonymie, s’identifie à l’identité des conditions de vérité. Quant aux mots pris individuellement, on peut considérer qu’ils ont la même signification si leur référence est aussi la même, c’est-à-dire s’ils représentent les mêmes aspects de la réalité. Peut-on vraiment expliquer la signification des phrases et des mots à partir de la relation de référence ? Cette question est au coeur de la philosophie du langage du XXe s.

La distinction frégéenne entre sens et référence Frege y a répondu par la négative 1. Il souligne le contraste qui existe entre « Cicéron n’est autre que Cicéron » et « Cicéron n’est autre que Marcus Tullius ». « Cicéron » et « Marcus Tullius » réfèrent au même individu. Pourtant, leur signification n’est pas la même, puisque le premier énoncé est vide, tandis qu’on peut apprendre quelque chose en comprenant le second. Frege met également en évidence l’existence de contextes linguistiques dans lesquels deux termes coréférentiels ne peuvent être substitués l’un à l’autre sans que la valeur de vérité de la phrase dans laquelle ils apparaissent soit changée. Ainsi, la phrase « Jean croit que Cicéron est un grand orateur » peut être vraie, même si la phrase « Jean croit que Marcus Tullius est un grand orateur » est fausse. Jean peut en effet ignorer que Cicéron n’est autre que Marcus Tullius. Si ces phrases ne disent pas la même chose, on doit conclure que la contribution des noms propres à leur signification ne s’épuise pas dans leur référence. En conséquence, Frege introduit une distinction entre sens et référence. Le sens d’une expression est ce que le locuteur saisit lorsqu’il la comprend, c’est-à-dire lorsqu’il est capable de déterminer sa contribution aux conditions de vérité d’une phrase. Le concept de référence n’est pas abandonné, mais un rôle secondaire lui est attribué dans la théorie de la signification. Frege soutient en effet qu’un terme ne réfère que par l’intermédiaire de son sens. L’introduction par Frege d’un tel intermédiaire entre les mots et les entités auxquelles ils réfèrent a conduit les philosophes du langage à s’interroger sur la façon dont il convenait de concevoir cette médiation. Influencés par les travaux de Russell 2, de nombreux philosophes ont analysé les sens comme des conditions descriptives connotées par les mots. Un nom propre comme « Aristote » réfère, selon cette approche, à l’unique individu qui satisfait un ensemble de conditions descriptives associées au nom, qui en constituent le sens – par exemple, « meilleur élève de Platon », « auteur de l’Organon », « précepteur d’Alexandre ». On trouve dans downloadModeText.vue.download 930 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 928 l’oeuvre de R. Carnap la présentation la plus aboutie de cette interprétation descriptive du sens 3. Dans les années 1960 et 1970, l’interprétation descriptive a fait l’objet de critiques approfondies de la part d’une nouvelle génération de philosophes du langage. La plus influente est due à S. Kripke, et repose sur le concept de désignateur ri-

gide 4. Un terme est un désignateur rigide s’il désigne la même entité dans toutes les circonstances possibles dans lesquelles l’entité existe. Kripke remarque que les descriptions définies ne sont pas des désignateurs rigides : l’actuel président de la République est Jacques Chirac, mais il pourrait s’agir de Lionel Jospin. En revanche, les noms propres sont des désignateurs rigides. Ainsi, le nom « Jacques Chirac » désigne le même individu dans tous les mondes possibles, indépendamment des descriptions que cet individu se trouve satisfaire dans ces différents mondes : on peut dire que Chirac aurait pu ne pas être président ni maire de Paris. Cette remarque de Kripke a conduit à l’abandon général de la théorie descriptive de la référence : si les noms, contrairement aux descriptions, sont des désignateurs rigides, il semble qu’on ne puisse pas identifier leur signification à l’aide d’une description. Pascal Ludwig ✐ 1 Frege, G., « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. 2 Russell, B., « On Denoting », Mind 1905, repr. in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. 3 Carnap, R., Signification et nécessité, trad. F. Rivenc et P. de Rouillhan, Gallimard, Paris, 1997. 4 Kripke, S., la Logique des noms propres, trad. F. Récanati et P. Jacob, Minuit, Paris, 1982. ! ATTRIBUTIF / RÉFÉRENTIEL, CONNOTATION, DESCRIPTION, INDEXICAUX, NOM PROPRE, SIGNIFICATION RÉFÉRENTIEL La physique classique définit des systèmes de coordonnées spatiales (Galilée) que la relativité (Einstein) généralise en référentiels spatio-temporels ; des analogies de méthode sont proposées en sciences humaines (Gonseth). ÉPISTÉMOLOGIE Système de coordonnées auquel se rapporte l’évaluation d’événements ou de trajectoires. La controverse autour de l’héliocentrisme de Copernic mit en lumière l’importance du référentiel (le mouvement « apparent » du soleil est relatif au référentiel terrestre) et le critère de la simplicité calculatoire pour choisir le mieux adapté aux phénomènes. Galilée détermine les transformations de coordonnées linéaires entre référentiels en relation de translation rectiligne uniforme (référentiels galiléens). À la suite des aberrations de l’expérience de Michelson et Morley, Lorentz propose de nouvelles transformations, et Poincaré suppute la relativité de l’espace et du temps. La relativité restreinte

(1905) intègre la quatrième dimension : le référentiel est un événement dont la perspective contemporaine (cône de lumière) est limitée par l’effet d’horizon de la constante c. La relativité générale adopte une métrique non euclidienne (espace-temps riemannien) et un référentiel curviligne. Un système de référence adapté permet à chaque échelle la connaissance « objective » des phénomènes 1. Le référentiel désigne par analogie une perspective dans un horizon de réalité : « Un système intégré de référence ayant le pouvoir d’orienter et d’infléchir l’ensemble presque intégral des jugements, des décisions et des activités du sujet. » 2. Pour Gonseth, le référentiel n’est toutefois pas propre à l’individu, il est transindividuel et perfectible : « Une mutation de référentiel peut s’accompagner d’un progrès dans l’objectivité du jugement et dans la justesse des comportements. » 3. Le « temps historique » impose, selon Panofsky, d’associer à tout référentiel objectif une échelle d’observation 4. En physique théorique, la relativité d’échelle propose d’intégrer la résolution au référentiel en tant que dimension d’échelle 5. Vincent Bontems ✐ 1 Tonnelat, M. A., Histoire du principe de relativité, Flammarion, Paris, 1971. 2 Gonseth, F., le Référentiel univers obligé de médiatisation, L’Âge d’homme, Lausanne, 1975, p. 146. 3 Ibid. 4 Panofsky, E., la Perspective comme forme symbolique, Minuit, Paris, 1975, pp. 223 à 233. 5 Nottale, L., la Relativité dans tous ses états, Hachette, Paris, 1998. ! ÉPISTÉMOLOGIE RÉFLÉCHISSANT (JUGEMENT) ! JUGEMENT RÉFLEXE Du latin reflexus. PSYCHOLOGIE Activité connexe d’un récepteur périphérique, d’un centre médiateur d’intégration et d’un organe effecteur qui fournit une réponse motrice à la stimulation initiale. Le concept est défini à partir de Willis (1670), avant qu’au XIXe s., avec la découverte de la polarité sensori-motrice de la

moelle épinière (Bell, Magendie), soit aussi précisée la localisation infra-cérébrale de la plupart des centres d’intégration. La reconnaissance de l’existence du phénomène est allée de pair avec la poursuite des débats portant sur sa signification et son extension. En premier lieu, ou bien le réflexe doit être corrélé uniquement à la partie inférieure du névraxe, ou bien l’activité de chaque région du système nerveux central admet le réflexe comme son type fondamental et ne s’en écarte que par complication graduelle, sans en différer en nature. L’extension d’un « modèle réflexe » au XIXe s. (en psychopathologie, en neurologie) est liée à cette seconde alternative, et on en retrouve aujourd’hui un dérivé lointain avec l’idée de cloisonnement informationnel des systèmes périphériques chez Fodor. En second lieu, ou bien on rend compte du rôle du mouvement réflexe en lui attribuant une signification « intentionnelle », ou bien on y voit seulement un mécanisme adaptatif (conflit entre Pflueger et Lotze). Enfin, ou bien le réflexe est essentiellement une réaction obligatoire à un stimulus externe, ou bien l’arc réflexe simple est un cas limite, ou même un artifice didactique : la seconde de ces thèses l’emporte sur la première avec Sherrington. Il est aujourd’hui admis que bien des réflexes ont pour source, non seulement l’enregistrement de l’état des muscles par les endorécepteurs (réflexe myotatique), mais la stimulation de ces récepteurs par le système nerveux central lui-même (réflexes toniques), stimulation qui peut être source de modulation des réponses. downloadModeText.vue.download 931 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 929 Dès lors, il n’y a plus, en ce qui concerne la motricité, de modèle réflexe : la physiologie de l’automatisme est réintégrée dans le cadre de celle du mouvement spontané, elle n’est pas l’horizon dernier de l’intelligibilité de celui-ci. Denis Forest ✐ Clarke, E., et Jacyna, L. S., Nineteenth-Century Origins of Neuroscientific Concepts, University of California Press, Californie, 1987. ! PROPRIOCEPTION, INTEROCEPTION, EXTEROCEPTION, STIMULUS / RÉPONSE RÉFLEXION Du latin reflexum, supin de reflectere, « ramener en arrière ». GÉNÉR.

Retour de la pensée sur elle-même en vue d’examiner et d’approfondir un de ses actes spontanés ou un ensemble de ceux-ci. La définition physique du phénomène fait d’elle la déviation, le rebond d’un corps qui en rencontre un autre interposé. La réflexion est là de l’ordre de l’après-coup. Ainsi Descartes, dans la Dioptrique, peut-il affirmer : « Et ainsi vous voyez facilement comment se fait la réflexion, à savoir selon un angle toujours égal à celui qu’on nomme l’angle d’incidence » 1. La réflexion est donc un choc en retour d’où résulte une nouvelle trajectoire. Il s’agit d’un mouvement oblique, la structure de renvoi étant constitutive du terme de réflexion. Cependant la réflexion n’est pas une simple récurrence ou répétition : en créant un angle, elle ne coïncide pas avec le réfléchi et creuse un écart ; dès lors elle est mise à distance. Comme opération de la pensée, la réflexion inverse le sens du renvoi : le mouvement de réflexion va de ce qui réfléchit à ce qui est réfléchi. La réflexion là n’y est pas effet mais principe : ainsi elle acquiert un sens actif que restituent les expressions « faire réflexion sur », « réfléchir à ». Le concept de réflexion distingue l’acte et le résultat ; il exige d’être décomposé entre ce qui est réfléchi – à savoir un contenu – et la réflexivité – à savoir une forme. Cependant la réflexion n’est telle que sur le fond de l’acte : « une réflexion faite » n’est plus qu’une pensée que j’ai eue, un concept dégradé de réflexion car l’acte de réfléchir soutient le concept de réflexion. Qu’est-ce que réfléchir ? D’un point de vue psychologique, c’est être attentif à quelque chose, donc viser quelque chose de déterminé en le faisant passer au rang de thème. La réflexion est ainsi suspension de l’activité immédiate, au profit d’une concentration pour prendre en vue ce que l’on pense. Le problème est alors que la réflexion peut parfois être un acte irréfléchi ; nous ne savons pas toujours pourquoi nous réfléchissons. Toutefois dans la réflexion nous considérons expressément ce qui ne l’était pas de prime abord. Plus que l’arrêt, ce qui importe c’est le nouveau mouvement, ce par quoi nous nous confrontons à l’inconnu. Il y a donc une dimension d’ouverture et de nouveauté dans la structure de la réflexion : elle introduit une nouvelle temporalité, puisque nous prenons le temps de la réflexion, c’est-à-dire que nous donnons de la lenteur à une pensée qui d’habitude file. La réflexion s’oppose donc à la précipitation et l’on comprend qu’elle ait une importance, y compris dans le domaine de l’action. Nous éprouvons le besoin de réfléchir pour nous déterminer à agir plus lucidement 2. Ici, réfléchir, c’est revenir pour mieux voir, autrement dit faire une pause dans l’activité pour éclairer l’action : la réflexion est donc mise en

lumière, seconde vue. Ainsi le discernement cartésien 3. Par la réflexion, nous voyons plus clair, nous voyons en vérité. En ce sens elle suppose une réminiscence 4 ou un souvenir, tout en s’en distinguant, comme le pose Husserl : « grâce à cette rétention est possible un regard en arrière sur ce qui est écoulé ; la rétention elle-même n’est pas ce regard en arrière qui fait de la phase écoulée un objet... Mais parce que je l’ai en tête, je peux diriger mon regard sur elle dans un acte nouveau, que nous nommons une réflexion (perception immanente) ou un ressouvenir. » 5. Réfléchir c’est donc poursuivre une investigation en pensée pour enrichir le sens de ce qui constitue l’objet de cette pensée. La réflexion est donc accès à la vérité de la chose et contraste avec la donation intuitive. Comme recherche d’éclaircissement, elle suppose qu’il y ait « matière à réflexion ». On ne réfléchit pas dans le vide. La réflexion prend le donné pour point de départ, son mobile résidant dans le doute ou l’inquiétude, dans l’insuffisance et le problème. De ce point de vue elle change le visage des choses et invente le réfléchi. Elle suspend le mouvement spontané d’assentiment envers le monde. Tout est objet possible de réflexion, mais la réflexion constitue essentiellement une adresse à soi-même, c’est un acte de la pensée sur ellemême, une conversion. La réflexion est donc moins une opération qu’une structure interne de déploiement de la pensée. Kant explique ainsi : « La réflexion n’a pas affaire aux objets eux-mêmes, pour en acquérir directement des concepts, mais elle est l’état d’esprit dans lequel nous nous disposons d’abord à découvrir les conditions subjectives sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts » 6. Ce retour de la pensée sur elle-même a pour modalité chez Kant une question sur l’origine de nos représentations, relativement au pouvoir de connaître. De présence à soi de la pensée, la réflexion devient alors conscience de soi. D’un point de vue transcendantal, réfléchir c’est régler l’usage du jugement ; c’est dès lors un devoir puisqu’elle s’exerce sur nos facultés de connaissance. Hegel critique cette conception de la réflexion kantienne comme séparation de la pensée et de l’être, scission, abstrac-

tion. La logique de la réflexion est une logique de l’apparence. Ainsi dans Foi et savoir ou dans L’encyclopédie des sciences philosophiques 7, il explique que les philosophies de la réflexion ont en commun d’être des pensées de la finitude qui posent au-delà de la raison un absolu inconnaissable. En opposant le fini et l’infini, l’entendement et l’au-delà et en ne réfléchissant pas cette opposition, la réflexion ne se pose pas objectivement. Or c’est l’absolu qui est réflexion : la réflexion doit donc être comprise comme mouvement du réel. Husserl distingue des degrés de la réflexion 8 : réflexion naturelle ou réflexion transcendantale. La première se caractérise par le fait de maintenir la situation perçu / percevant dans le monde ; la réflexion transcendantale relativise cet ensemble au seul moi, en « mettant entre parenthèse la position du monde » (épochè). De l’un à l’autre de ces degrés, la visée réflexive déplace son intérêt et se rapproche d’ellemême. Par la réduction, l’attention porte sur la conscience et ses actes. Ce n’est plus le moi mondain qui réfléchit, mais le moi transcendantal. Réfléchir c’est devenir conscient de l’ego transcendantal 9. On peut penser la réflexion comme une perdownloadModeText.vue.download 932 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 930 ception du second degré. L’altération réflexive est de la sorte accès au savoir. Le problème est que cette réflexion semble aveugle à ses propres opérations. Ainsi Sartre peut affirmer qu’elle est le « drame de l’être » 10. Elsa Rimboux ✐ 1 Descartes, R., La dioptrique, II, in OEuvres philosophiques I, éd. de F. Alquié, Bordas, Paris, 1988, p. 668. 2 Descartes, R., Discours de la méthode, Flammarion, Paris, 1992. 3 Descartes, R., Lettre-préface des Principes de la philosophie, Flammarion, Paris, 1996, p. 55 et p. 57. 4 Platon, Le Ménon, 81b-86c, Les Belles Lettres, Paris, 1984 ; Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, préface,

éd. J. Brunschwig, Flammarion, Paris, 1990, p. 40 : « Or la réflexion n’est autre chose qu’une attention à ce qui est en nous ». 5 Husserl, E., Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Supplément IX : « Conscience originaire et possibilité de la réflexion », trad. H. Dussort, PUF, Paris, 1964, p. 159. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendante », « De l’amphibologie des concepts de la réflexion », trad. A. Delamarre et F. Marty, in OEuvres philosophiques I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 988. 7 Hegel, G.W.F., Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970. 8 Husserl, E., Méditations cartésiennes, II, § 15, trad. E. Levinas, Vrin, Paris, 1986, pp. 28 sq. 9 Husserl, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Appendice XVI au paragraphe 29, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1976, pp. 505-507. 10 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, 3e partie, I, 3, Gallimard, Paris, 1943, p. 287. ! CONSCIENCE, PENSÉE, PHILOSOPHIE REFOULEMENT En allemand : Verdrängung, de drängen, « pousser », « presser », et ver-, qui indique que l’action est menée à son terme. PSYCHANALYSE Mécanisme de défense du moi par lequel une représentation et les affects afférents deviennent inaccessibles à la conscience, parce qu’ils provoquent du déplaisir. Les représentations refoulées sont soumises au processus primaire. Processus psychique générique et prototype des défenses, le refoulement est constitutif de la psyché (création de l’inconscient via le refoulement originaire, refoulement de la sexualité infantile au terme de la traversée oedipienne). Refoulement et inconscient sont mis au jour par l’étude des psychonévroses de défense. Le refoulement élucide le processus créant des représentations inaccessibles à la conscience – mais efficientes –, causes des symptômes, liées à des événements traumatiques et dont la remémoration est vive sous hypnose. Le modèle du refoulement est celui d’une fuite devant une excitation interne, d’origine pulsionnelle, dont la satisfaction provoquerait en soi du plaisir, mais qui est « incompatible

avec d’autres revendications et desseins » 1. Mais la fuite rate : le maintien du refoulement exige une dépense constante d’énergie (contre-investissement) pour s’opposer au retour des représentations refoulées. Freud distingue trois temps dans le refoulement. Le premier est celui du « refoulement originaire » (Urverdrängung), conséquence d’un contre-investissement premier. Ce refoulé originaire est un pôle d’attraction, un « noyau ou point central de cristallisation » 2, pour les représentations refoulées ultérieurement (« refoulement proprement dit », eigentliche Verdrängung, ou encore « refoulement après-coup », Nachdrängen). Le troisième temps est celui du retour du refoulé (symptômes, lapsus, rêves, etc.). ▶ Le refoulement est la pierre angulaire de la psychanalyse. Il montre la limite de la conscience et ses capacités de méconnaissance : dénégation, formation réactionnelle et rationalisation sont autant de moyens d’ignorer les motifs qui animent le psychisme. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Verdrängung (1915), G.W. X, le Refoulement, in Métapsychologie, OCF.P XIII, Gallimard, Paris, 1985, p. 190. 2 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 2002, p. 96. ! AFFECT, INCONSCIENT, LIBIDO, MOI, NÉGATION, ORIGINE, PROCESSUS, SEXUALITÉ, TOPIQUE RÉFUTABILITÉ ÉPISTÉMOLOGIE Popper a proposé 1 de considérer un énoncé comme empiriquement informatif, si et seulement s’il est testable ou falsifiable, c’est-à-dire s’il est possible, au moins en principe, que certains faits puissent le contredire. C’est sur la base de cette conception de la réfutabilité que Popper a construit son critère de démarcation entre science et non-science. Les énoncés non réfutables ne sont pas, pour autant, dénués de sens ; ils peuvent avoir une valeur

heuristique. Michel Blay ✐ 1 Popper, K., La logique de la découverte scientifique, (1935), trad. fr. Payot, Paris, 1973. ! CORROBORATION, DÉMARCATION, RELATIVISME RÉFUTATION Du latin refutatio. GÉNÉR. Action de rejeter un raisonnement, une thèse en démontrant sa fausseté. Si l’objection ne fait qu’énoncer une difficulté à résoudre, la réfutation, elle, condamne et rejette de manière définitive la thèse critiquée. Dans sa critique de la sophistique et de l’éristique, Socrate montrera que les sophistes abusent de l’esquive : leur discours ne peut buter sur aucune aporie puisqu’il esquive toutes les difficultés en se déroulant selon une logique apparente. Ainsi le sophiste, tel qu’il est ici présenté par Platon, peut avoir réponse à tout et n’être jamais réfuté. Le dialogue est en revanche le lieu d’exercice de la philosophie, parce qu’il s’agit en écoutant les dialogue « de se soumettre à l’épreuve en le soumettant à l’épreuve » 1. Dans l’enquête que Socrate mène, dans cette recherche spéculative guidée par l’exigence rationnelle de cohérence et de légitimation, la réfutation brise les illusions de celui qui croit savoir. En ce sens elle se distingue downloadModeText.vue.download 933 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 931 des réfutations sophistiques qui ne sont que joutes verbales, jeux de langage et de pouvoir. Aristote, dans les Réfutations sophistiques, ne cherche pas à réfuter les sophismes, mais à étudier ce mode de raisonnement sophistique qu’est la réfutation. Il s’agit pour lui de proposer contre la réfutation apparente que pratiquent les sophistes une réfutation réelle. À titre d’exemple de

réfutation au sens strict, Aristote propose une argumentation contre les négateurs du principe de contradiction : nier le principe de contradiction, c’est déjà prouver sa validité. Mais surtout, pour que la réfutation soit possible, il suffit que l’adversaire dise quelque chose 2. Aucune réfutation ne peut être purement verbale, car réfuter un argument c’est déjà le comprendre 3. Dans la pensée médiévale 4, on hérite du programme des Topiques ou des Réfutations sophistiques ; la réfutation est intégrée à la disputatio. Ainsi les sophismata sont des exercices de réfutation où l’on peut aborder des questions précises de grammaire, de logique, de philosophie naturelle et débattre de contenus, mais ce peut être aussi des exercices de virtuosité. Descartes de son côté introduit l’objection et la réponse au coeur des Méditations métaphysiques 5. Dans une perspective plus large, la réfutation est le raisonnement qui cherche à prouver la fausseté d’une proposition. Il constitue donc un moyen pour établir la vérité d’une autre proposition. En ce sens on peut comprendre la démonstration par l’absurde ou l’expérience comme des moyens parfois de réfuter. C’est pourquoi Popper prétend que la science ne procède que par conjectures et réfutations 6. Sont dès lors exclues de la science, les théories irréfutables : « pour les théories, l’irréfutabilité n’est pas (comme on l’imagine souvent) vertu mais défaut » 7. ▶ La réfutation, comme inverse de la démonstration, constitue donc un moment essentiel du raisonnement, philosophique ou scientifique. Elsa Rimboux ✐ 1 Dixsaut, M., Le naturel philosophe : essai sur les dialogues de Platon, introduction, Vrin, Paris, 2001, p. 28. 2 Aristote, Métaphysique, Γ, 1006a12, Vrin, Paris, 1986. 3 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1991, pp. 124-130. 4 Libera, A. de, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993. 5 Beyssade, J.-M. et Marion, J.-L., Descartes Objecter et répondre, PUF, Paris, 1994. 6 Popper, K., Conjectures et réfutations, Payot, Paris, 1985. 7 Ibid., p. 64. Voir-aussi : Aristote, Rhétorique, Gallimard, Paris, 1998. Aristote, Réfutations sophistiques, Vrin, Paris, 1995. Aristote, Topiques, Vrin, Paris, 1974. ! DÉMONSTRATION, DIALOGUE, RAISONNEMENT, RHÉTORIQUE,

SOPHISTIQUE REGARD De regarder, lui-même formé de re- et garder, au sens de « prendre garde à ». GÉNÉR., ONTOLOGIE Structure de constitution donnée à la relation intersubjective dans la phénoménologie sartrienne. La constitution cartésienne de la conscience puis son approfondissement chez Husserl n’ont pas su éviter l’écueil du solipsisme, selon Sartre. L’expérience d’autrui comme d’un autre être ne peut être confiée à la seule expression, par le langage, des pensées du sujet. Il y a d’autres expériences primordiales de la constitution de soi par un autre : un simple regard peut figer la conscience dans une structure de pour-soi qu’elle n’a pas choisi : le regard d’autrui possède une signification ontologique et morale que Dostoïevski, dans Crime et châtiment, avait parfaitement su identifier. Fabien Chareix ✐ Sartre, J.-P., l’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943. ! AUTRUI, INTERSUBJECTIF, INTERSUBJECTIVITÉ, NÉANTISATION, SOLIPSISME ESTHÉTIQUE « Le regard esthétique est-il appui d’éducation ? » PSYCHANALYSE Attention et intention visuelle vers un phénomène. Voir définit l’une des perversions, le voyeurisme-exhibitionnisme, dont le repérage psychopathologique est contemporain de Freud. En relation à la Phénoménologie de la perception 1, Lacan 2 donne au regard un statut métapsychologique. Le regard du phénoménologue était l’appui d’un travail de pensée ; Lacan en fait l’un des pôles, imaginaire, d’une schize de la pulsion scopique, dont l’autre pôle est l’oeil. On conçoit ainsi que, dans les développements ultérieurs, Lacan associe l’imaginaire et le spéculaire, dimension de même poids que le réel et le symbolique, même si elle est logiquement seconde.

▶ Ces nouvelles définitions lacaniennes, valorisant les pulsions scopique et invocante, permettent d’actualiser la lecture du stade du miroir 3. En effet, c’est la conjonction du regard de l’enfant et de celui de la mère vers l’image dans le miroir, qui permet l’identification spéculaire et la production du moi, comme image de l’objet qu’est l’enfant qui la regarde. Le regard a donc une fonction active, mise en échec dans certaines pathologies, schizophréniques en particulier, où le sujet ne reconnaît pas son image. Jean-Jacques Rassial ✐ 1 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1976. 2 Lacan, J., « Séminaire XI », in les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973. 3 Lacan, J., « Le stade du miroir et la fonction du je », in Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! DÉSIR, OBJET, PULSION RÈGLE Du latin regula, « règle » au sens matériel. GÉNÉR., MORALE Ce qui est imposé ou ce qu’on adopte comme ligne directrice d’une conduite. La règle touche tous les domaines : règles du jeu, règles des trois unités, règles de bienséance, règles de grammaire. La règle renvoie donc aux normes et aux principes. Elle dit ce downloadModeText.vue.download 934 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 932 qui doit être, ce qu’il faut faire et non ce qui est : ainsi elle s’apparente à une prescription. En ce sens, Pascal parle de la géométrie comme d’une science qui « sait les règles de raisonnement »1 et Descartes expose des « règles pour la direction de l’esprit » ou encore les « principales règles de la méthode » 2. La règle produit donc de l’ordre en définissant une conduite à tenir, dans le domaine théorique ou dans le domaine pratique. Cependant, en indiquant la régularité, elle ne prétend pas à la force et à la généralité de la loi. La

règle s’exhibe, se montre : ainsi pour ce qui concerne l’oeuvre d’art, si le génie donne bien ses règles à l’art 3, c’est parce que les règles ne précèdent pas l’oeuvre. L’oeuvre d’art présente ses règles sans les faire connaître et force l’assentiment par l’exemplarité. Elsa Rimboux ✐ 1 Pascal, B., De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954, p. 576. 2 Descartes, R., Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche de la vérité, La Haye, 1977 ; Discours de la méthode, préface, Flammarion, Paris, 1966. 3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime », § 46, in OEuvres philosophiques, II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985. ! DROIT, LOI, MÉTHODE, NORME, PRINCIPE ∼ RÈGLE LOGIQUE LOGIQUE Élément métalogique déterminant quelles sont les expressions admises ou les inférences légitimes dans un langage logique. La constitution d’un langage logique suppose des clauses permettant de déterminer quelles sont les expressions bien formées dans ce langage. On fixe d’abord les formules les plus élémentaires, ou atomes, puis les règles de formation déterminent quelles expressions complexes (ou moléculaires) sont admises. Ainsi, dans la logique des propositions, la lettre p ou la lettre q sont des propositions atomiques ; la formule (p & q) est une proposition moléculaire bien formée, alors que (p q &) ne l’est pas. Une règle d’inférence déductive permet de tenir pour vraie la conclusion si les prémisses (propositions de départ) sont vraies. Elle préserve la vérité. Par exemple, la règle du modus ponens est une règle d’inférence déductive qui s’énonce ainsi : ([p ! q) & p] ! q). ▶ Une des questions fondamentales de la philosophie de la

logique est celle de savoir si les règles logiques sont des conventions, des lois indépendantes de nos esprits ou des lois psychologiques 1. Roger Pouivet ✐ 1 Engel, P., La norme du vrai, chap. XII, Gallimard, Paris, 1989. ! DÉDUCTION, LOGIQUE, MÉTALOGIQUE RÈGNE DES FINS Concept important chez Kant, qui engage une réflexion encore féconde sur le lien entre morale et droit. MORALE, PHILOS. DROIT Kant entend par « règne » la réunion de divers êtres raisonnables sous des lois communes. Par « fins », il entend d’une part les fins que les êtres raisonnables sont capables de poser, d’autre part les êtres raisonnables euxmêmes, comme personnes ou « fins en soi », distinctes des choses. Le règne des fins est donc le système qui comprend sous une même législation les êtres raisonnables et les fins que ceux-ci peuvent poser, sous la condition de ne jamais se traiter eux-mêmes ni les autres comme de simples moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi. On peut trouver de nombreux antécédents, théologiques et philosophiques, au règne des fins, par exemple la notion augustinienne de « cité de Dieu », ou encore le « règne de la grâce », distingué par Leibniz du règne de la nature 1. La nouveauté kantienne consiste à fonder la distinction entre le règne des fins et le règne de la nature non plus sur une théologie, révélée ou rationnelle, mais sur la nature même de l’homme, comme être à la fois raisonnable et sensible. La loi morale révèle à l’homme qu’il n’appartient pas seulement, comme être sensible, pathologiquement conditionné, au règne de la nature, mais encore, comme être raisonnable autonome, au règne des personnes, définies comme « fins en soi ». La seconde nouveauté est de séparer le concept d’un règne des fins de la perspective du salut ou du bonheur, en le présentant comme une obligation morale : « agis d’après les maximes d’un membre qui

institue une législation universelle pour un règne des fins simplement possible » 2. ▶ La fécondité du « règne des fins » réside dans la réflexion juridique qu’il engage. Il ne s’agit en effet ni d’un « arrière monde », contrairement à l’interprétation de Nietzsche, ni d’un pur idéal, contrairement à l’interprétation de H. Cohen 3, puisque Kant, partant de l’idée que tout homme est destiné à être membre du règne des fins, réfléchit sur les conditions effectives du règne de la moralité. Le règne du droit fournit la condition extérieure à la moralité, dans la mesure où la soumission aux lois communes prépare à la libre soumission des penchants à la loi morale. L’humanité s’achemine d’après Kant vers sa destinée morale à travers l’avènement d’une constitution permettant la coexistence pacifique des libertés sous les lois du droit 4. La réalisation d’une communauté universelle, c’est-à-dire d’une coexistence juridiquement réglée entre les États, correspond à un dépassement de la citoyenneté nationale vers un rassemblement du genre humain dans l’unité de sa destination morale, telle qu’elle s’exprime sous l’idée du règne des fins. A. Renaut a montré la fécondité de cette perspective kantienne pour aborder les problématiques juridiques et politiques actuelles 5. Christophe Bouriau ✐ 1 Leibniz, G., Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison, éd. Gerhardt, t. VI, pp. 598 sq. 2 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de l’Académie, t. IV, p. 439. 3 Cohen, H., Ethik des reinen Willens, Marbourg, 1904, pp. 395 sq. 4 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prop. VIII, Flammarion, Paris, 1990. 5 Renaut, A., Kant aujourd’hui, Aubier, Paris, 1997, pp. 456-504.

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 933 ! DROIT, IMPÉRATIF CATÉGORIQUE « Cosmopolitisme : peut-on être citoyen du monde ? » RÉGRESSION Du latin regressio, de regredio, « marcher en arrière ». En allemand : Regression. PSYCHANALYSE Mouvement psychique de retour à des organisations psychiques antérieures, la régression peut être topique, temporelle ou formelle. L’hallucination du rêve conduit Freud à reconnaître une régression topique et formelle des représentations de mots vers les traces mnésiques dont elles proviennent, les représentations de choses (l’Interprétation des rêves, 1901). Elle coïncide avec une régression temporelle au narcissisme primitif (Métaphsychologie, 1917). La régression entre aussi dans l’étiologie de la névrose de contrainte : le voeu – être aimé (au sens génital) par le père – régresse au stade sadique-anal – être battu par le père – avant d’être refoulé (Inhibition, Symptôme, Angoisse, 1926). Le concept de régression n’est opératoire qu’en corrélation avec la dynamique et l’économie psychiques : attraction des traces mnésiques dans le rêve, fixation libidinale au stade anal dans la névrose de contrainte, par exemple. ▶ D’un côté, la régression est le mouvement même du souvenir et de la pensée vivante que le cadre de la cure vise à favoriser. De l’autre, le déchaînement pulsionnel lors des guerres (Actuelles sur la guerre et la mort, 1915), la soumission dans les collectifs tyranniques (Psychologie collective et Analyse du moi, 1921) procèdent aussi de la puissance régressive du psychisme, spécifique des humains, semble-t-il. Benoît Auclerc

! DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, MASSE, RÊVE, TOPIQUE RÉGULATION Du latin regulare, « régler », « rendre régulier ». BIOLOGIE 1. Action concertée d’un ensemble de facteurs qui maintiennent constant un processus organique, ou en déterminent l’apparition et la disparition. – 2. Contrôle. Dans les situations très diverses qu’elle recouvre, la régulation peut être définie comme un équilibre d’actions et de réactions qui déterminent un processus constant. Pourtant, derrière cette apparente clarté se dissimulent au moins trois risques pour qui emploie ce terme : recouvrir d’une sorte d’ignorance synthétique ce que de nombreux efforts cherchent à caractériser de manière analytique (paresse) ; manquer l’un des paramètres du contrôle en caricaturant le réel (erreur de modélisation) ; supposer implicitement une conception réductionniste ou holiste de la régulation (interprétation philosophique). L’histoire de ce concept permet d’en évaluer plus finement les risques. Cette histoire suit approximativement trois fils : 1. mécanico-théologique, 2. physiologique et 3. cybernético-moléculaire 1. 1. Le régulateur mécanique et ses implications théologiques La notion de régulation apparaît d’abord dans le concept mécanique à implications théologiques de régulateur. En 1704, le Lexicon technicum de Harris appelle regulator le ressort spiral qui règle la rotation des rouages d’une montre. Les simples lois de la mécanique suffisent à Leibniz (1646-1716) pour expliquer, dans la préface de sa Théodicée (1710), qu’un vaisseau puisse aller « au port où il est destiné, sans être, pendant sa route, gouverné par quelque directeur intelligent » 2. Le régulateur est donc le rouage qui transmet, dans sa prévision originelle immuable, l’intelligence de Dieu. Un organisme, pour Leibniz, est une mécanique préformée par la providence divine, qui l’a pourvue à l’origine de tout ce qui lui est nécessaire. Cette conception préformationniste s’oppose aux athées (Bayle, 1647-1706), mais aussi aux newtoniens (Clarke, 1675-1729), qui pensent que Dieu surveille, répare et corrige continuellement sa création. Deux conceptions de la Providence s’opposent. Leibniz objecte à Clarke l’imperfection d’un Dieu qui aurait besoin de remonter de temps en temps sa montre. Clarke refuse la conception d’un Dieu qui ne gouvernerait pas plus qu’un roi fainéant. La régularité leibnizienne vient d’un

réglage initial parfait qui produit à chaque instant une optimalité conservée. La régularité newtonienne est le fruit d’un réglage divin continué, d’une prévenance divine constante. Le régulateur est ainsi le relais mécanique de la perfection divine, qui dispense Dieu d’avoir à faire inutilement des miracles. Le « principe régulateur » de Laplace (1749-1827) accomplit un pas de plus en ne fondant plus cette constance sur Dieu, mais sur des lois : les mouvements réels du système du monde sont réglés par les lois du mouvement de la matière. Un régulateur est donc le rouage de contrôle d’un dispositif mécanique. Cette définition s’applique aussi, en mécanique des fluides, au contrôle de la distribution de l’eau dans les canaux navigables. Au terme de cette première histoire, la théologie semble s’éloigner de la mécanique et de la conception d’un régulateur comme ensemble de lois. Mais ce serait négliger la difficulté très réelle du concept de cause, qui soit n’est rien s’il n’est qu’une loi pour l’habitude, une pure apparence de conjonction constante (Hume, Mach), soit paraîtra beaucoup trop si, reconduit à l’efficience, il devient l’écho d’une marque, d’un vestige de Dieu dans la nature 3. 2. La régulation en physiologie La deuxième partie de l’histoire du concept de régulation est physiologique. La régulation y a pour objet la survie du tout organique dans laquelle elle s’inscrit, son bien commun – ce qui autorise certains à établir un parallèle entre société et organisme, entre sociologie et physiologie. La physiologie, sous le premier nom d’« économie animale », étudie la coordination d’activités organiques différentes au service d’un bien commun. Dans toute la médecine hippocratique, ce bien commun est la capacité du corps vivant à se conserver soi-même, et à guérir lorsqu’il est malade. Cette liberté fondamentale, ce pouvoir de restaurer l’équilibre des humeurs du corps, Hippocrate (– 460, – 377) l’appelle Nature. Son autonomie relève, pour Stahl (1660-1734), de l’autocratie de la Nature. À l’époque où Watt (1736-1819) fait breveter sa machine à vapeur (1769) et la perfectionne, notamment par l’addition d’un régulateur à boules qui rectifie les inégalités de production de downloadModeText.vue.download 936 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 934 vapeur, Lavoisier (1743-1794) applique l’analyse mécanique à la tradition hippocratique : « La machine animale est principalement gouvernée par trois régulateurs principaux » – la respiration, la transpiration et la digestion 4. Ces régulateurs produisent un équilibre par des moyens variables de compensation. La conservation de cet équilibre repose, chez G.L. Buffon (1707-1788), sur la constance du nombre de molécules organiques indestructibles ; chez C. Linné (1707-1778), sur la notion de balance de la nature maniée par le Souve-

rain Modérateur ; chez A. Comte (1798-1857), sur le milieu extérieur, « principal régulateur de l’organisme »5 ; et chez Cl. Bernard (1813-1878), sur le concept novateur de milieu intérieur : « La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre, indépendante : le mécanisme qui la permet est celui qui assure dans le milieu intérieur le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments. [...] La fixité du milieu suppose un perfectionnement de l’organisme tel que les variations externes soient à chaque instant compensées et équilibrées » 6. La notion de régulation, qui commence à apparaître explicitement, semble alors hésiter entre la spécificité des objets auxquels elle s’applique, et la globalité de son pouvoir explicatif. Les découvertes successives des nerfs accélérateurs, modérateurs, et du nerf dépresseur du coeur permettent de comprendre la réalité d’un système physiologique régulé. L’embryologie distingue pendant un temps des oeufs à mosaïque et des oeufs à régulation. H. Driesch publie en 1901, à Leipzig, Die organischen Regulationen. L. J. Henderson (1878-1942) montre que la constance de l’acidité (pH) du sang ne s’explique pas seulement par des processus physicochimiques, mais par un système de régulation qui opère au niveau de l’organisme tout entier. W. B. Cannon (1871-1945), à partir de ses travaux sur l’adaptation du système endocrinien au stress, établit le caractère dynamique de l’équilibre propre aux êtres vivants, ou homéostasie. Un processus de régulation physiologique apparaît ainsi comme un dispositif d’équilibration dynamique par lequel un processus partiel se règle sur un fonctionnement organique total. Une telle régulation n’est-elle pas une illusion vitaliste ? 3. La régulation en cybernétique et en biologie moléculaire Le concept de régulation qui apparaît, à la troisième étape de son histoire, dans les théories cybernétiques, puis en biologie moléculaire, est mis au service des concepts de sélection naturelle et d’autonomie. En 1948, la publication par N. Wie-

ner (1894-1964) de Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine inaugure l’ambition de la cybernétique d’être la science générale des processus de commande et de communication dans les êtres vivants et les machines, dont les comportements se recoupent en grande partie 7. L’analyse d’un processus de commande révèle l’importance de la notion de feed back, de retour d’information ou de rétroaction. La présence de servo-mécanismes à rétroaction (régulateurs ou processus de régulation) impose peu à peu l’idée que les organismes disposent d’un équipement d’autorégulation. Les biologistes appliquent le modèle cybernétique au métabolisme bactérien : dans une voie métabolique, l’activité de la première enzyme est contrôlée par le produit final de cette voie. Mais ils dépassent ce modèle en substituant à la notion de finalité, jugée scientifiquement peu recevable, celle de régulation, pensée comme un ensemble de circuits d’actions et de rétroactions, en réponse aux variations du milieu intérieur ou extérieur. Le concept de régulation mis au jour à la fin des années 1950 par les biologistes moléculaires reste le dernier grand concept biologique nouveau, sur lequel reposent encore toute la biologie et la médecine actuelles. Au début des années 1940, le problème était le suivant : en présence d’un nouveau sucre, une bactérie fabrique une nouvelle enzyme pour le digérer ; comment expliquer son apparition et sa spécificité ? En 1948, J. Monod suppose que l’adaptation de la bonne enzyme au bon sucre (adaptation enzymatique) vient de ce que la formation de ces enzymes spécifiques est à la fois contrôlée par des gènes et conditionnée par des facteurs chimiques 8. Mais le détail de cette double action causale reste vague. Au début des années 1950, la forme du sucre est censée induire la forme de l’enzyme (induction enzymatique). Mais la réalité infirme le modèle de cette induction du milieu extérieur sur l’organisme. Les célèbres expériences Pyjama (abréviation approchée de « Pardee, Jacob, Monod ») révèlent l’existence de deux types de gènes : les gènes de structure, qui codent des protéines de structure (protéines membranaires capables de faire entrer le sucre dans la cellule, ou de l’en faire sortir) et des protéines enzymatiques (protéines de digestion du sucre) ; et les gènes de régulation, qui codent des protéines régulatrices, fixées en amont des gènes de structure groupés en opérons, et qui en régulent l’expression (en agissant sur un site opérateur, c’est-à-dire en bloquant, par leur présence, ou en déclenchant, par leur absence, leur transcription). Le concept de régulation permet alors de penser le milieu extérieur non plus comme une cause directe, mais comme le sélecteur d’un processus cellulaire qui a sa cohérence propre. Le concept de régulation acquiert ainsi une première précision opératoire en passant du milieu au

gène. Quelques années plus tard, cette précision accède au niveau de la molécule. Certaines molécules régulatrices (par exemple, le répresseur de l’opéron lactose) existent sous au moins deux états ou configurations, et sont capables d’osciller de l’une à l’autre jusqu’à ce qu’elles soient fixées par un sélecteur (ou « ligand »), qui se lie à elles en un autre site que celui auquel elles agissent sur leur substrat. Monod nomme ces molécules « allostériques » (parce qu’elles sont susceptibles d’adopter une « autre conformation »). Enfin, comme la nature du stabilisateur est indépendante de ce qu’il stabilise, ce stabilisateur apparaît comme un signe arbitraire, ou « gratuit », et n’importe quelle molécule peut, le cas échéant, servir à réguler n’importe quelle protéine. Gènes, protéines et ligands sont ainsi des signes qui forment des circuits d’interactions. De l’oscillation d’une protéine régulatrice entre deux états possibles dépend l’activation ou non de la chaîne de réactions dont elle fait partie. C’est par cette régulation moléculaire que l’organisme parvient à adapter ses fonctions aux besoins de la cellule. Mais tout cet arbitrage est sous la commande générale d’un programme génétique qui, dépourvu de psyché pour orienter ses opérations, « se transforme en se réalisant », obéissant à « une logique interne qu’aucune intelligence n’a choisie » 9. Le concept de régulation permet de remplacer la notion de finalité (ou de téléologie) par celle de programme 10, ou encore de téléonomie 11. ▶ Les trois âges du concept de régulation (mécanico-théologique, physiologique, cybernético-moléculaire) sont respectivement caractérisés par les notions de conservation, d’équilibre et d’autonomie. Ces trois traits, et la souplesse downloadModeText.vue.download 937 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 935 qu’ils impliquent, peuvent caractériser tout autant une machine qu’un organisme. C’est pourquoi, dire que la régulation biologique repose principalement sur les propriétés conformationnelles des protéines (leur stéréospécificité susceptible d’osciller entre plusieurs conformations possibles) et qu’elle diffère du réglage d’une montre n’implique nul vitalisme. Les objets de départ ne sont pas les mêmes, et une régulation n’est pas seulement un réglage ou une régularité. Malgré l’existence d’une membrane et la perception réelle de son unité qu’elle impose à l’organisme (perception réelle, et non idée régulatrice au sens kantien), le terme d’« autorégulation » n’a pas ici grand sens : soit il ne fait que répéter le même mot, soit il énonce une thèse, vitaliste pour les uns, réductionniste pour les autres, qui, en fermant l’organisme sur lui-même

ou sur ses seules forces, risque de couper l’organisme de sa tradition historique et évolutive. La matérialité historique des processus de régulation cellulaires déborde souvent ce que notre connaissance en saisit. La régulation réelle est loin du méden agan (« rien de trop ») du précepte de Chilom 12. Elle est, pour l’unité cellulaire, l’art, mémorisé, de gérer ses priorités, d’explorer, mais toujours dans un réseau de multiples interactions avec des nutriments du milieu, des cellules identiques (tissu, symbiose) ou d’autres cellules du même organisme ou d’autres organismes. Toujours précédés et suivis par leur histoire, les processus de régulation, ou leur somme, constitutive d’une unité organique, évoluent dans un déterminisme strict, mais imprévisible. Cette imprévisibilité empêche de pouvoir déduire ou exclure le concept de finalité de celui de régulation. Nicolas Aumonier ✐ 1 Sur les deux premières origines, voir G. Canguilhem, « La formation du concept de régulation biologique aux XVIIIe et XIXe s. », in A. Lichnerowicz, J. Lions, F. Perroux, G. Gadoffre, l’Idée de régulation dans les sciences, Paris, 1977, repris et augmenté in G. Canguilhem, Idéologie et Rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1988, pp. 81-99. 2 Leibniz, G. W., Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, préface, Amsterdam, 1710, Garnier-Flammarion, Vrin, Paris, 1969, p. 41. 3 « Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu », Pascal, B., Extraits des « Lettres à Mademoiselle de Roannez, fin d’octobre 1656 », in Pensées et Opuscules, éd. L. Brunschvicg, Classiques Hachette, Paris, 1959, p. 215. 4 Seguin et Lavoisier, Premier Mémoire sur la Respiration des Animaux, OEuvres, 1789, Imprimerie impériale, Paris, 1862, II, p. 700, et Jacob, F., la Logique du vivant, Gallimard, « Tel », Paris, 1970, p. 53. 5 Comte, A., Système de politique positive, Zeller, Osnabrück, 1967, reproduction de l’éd. de 1851-1854, II, p. 26. 6 Bernard, C., Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Vrin, Paris, 1878, pp. 113-114. 7 Rosenblueth, A., Wiener, N., Bigelow, J., « Behaviour, Purpose, Teleology », Philosophy of Science, 1943, trad. fr. les Études philosophiques, Paris, 1961, t. 2, pp. 147-156. 8 Monod, J., « Facteurs génétiques et facteurs chimiques spécifiques dans la synthèse des enzymes bactériens », in Lwoff, A. (éd.), Unités biologiques douées de continuité génétique – Paris, juin-juillet 1948, Paris, 1949, pp. 181-182.

9 Jacob, F., la Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970, p. 319 et p. 318. 10 Ibid., pp. 14-17. 11 Monod, J., le Hasard et la Nécessité, Seuil, Paris, 1970, pp. 2633. 12 Aristote, Rhétorique, II, 1389 b et Diogène Laërce, Vie de Thalès, I, 41. Voir-aussi : Canguilhem, G., « Régulation », Encyclopedia universalis. Debru, C., l’Esprit des protéines. Histoire et philosophie biochimiques, Hermann, Paris, 1983. Jacob, F., Monod, J., « Gènes de structure et gènes de régulation dans la biosynthèse des protéines » (1959), C. R. Acad. Sci., Paris, 249, 4, pp. 1282-1284. Jacob, F., D. Perrin, D., C. Sanchez, C., Monod, J. « L’opéron : groupe de gènes à expression coordonnée par un opérateur » (1960), C. R. Acad. Sci., Paris, 250, pp. 1727-1729. Jacob, F., Monod, J. « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins » (1961), Journal of Molecular Biology, no 3, pp. 318-356. Jacob, F., Monod, J., « On the regulation of gene activity » (1961), Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, no 26, pp. 193-211. Monod, J., Wyman J., Changeux. J.-P., « On the nature of allosteric transitions : a plausible model » (1965), Journal of Molecular Biology, no 12, pp. 88-118. Morange, M., « Régulation moléculaire », in Lecourt, D., Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999. Pardee, A. B., Jacob F., Monod, J. « The genetic control and cytoplasmic expression of “inducibility” in the synthesis of β-galactosidase by E. coli » (1959) Journal of Molecular Biology, no 1, pp. 165-178. REJET En allemand : Verwerfung, de verwerfen, « rejeter », composé de werfen, « jeter », et de ver-, à valeur de renforcement, « jeter au loin », « expulser ». Chez Lacan, forclusion. PSYCHANALYSE Mécanisme de défense par lequel le moi, désinvestissant le monde extérieur, rejette une représentation insupportable de telle sorte qu’elle semble ne jamais lui être parve-

nue. Le rejet porte indissolublement sur la perception et le fragment de réalité qui lui est attaché. La représentation rejetée est susceptible de faire retour de l’« extérieur », sous forme d’hallucination. Ainsi du patient de Freud, l’« Homme aux loups », qui, dans un premier temps, avait « tout simplement rejeté la castration » 1, et qui voit ensuite, sous forme d’hallucination, son petit doigt pendre, coupé. Les notions de déni et de rejet ne sont que progressivement distinguées par Freud. Déni, rejet et refoulement peuvent être considérés, in fine, comme des défenses caractéristiques des positions perverse, psychotique et névrotique. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Aus der Geschichte einer infantile Neurose (1918), G.W. XII, Extrait de l’histoire d’une névrose infantile, OCF. P XIII, PUF, Paris, p. 82. ! DÉFENSE, DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, FORCLUSION, MOI RELATIF Du grec pros ti. PHILOS. ANTIQUE, MÉTAPHYSIQUE L’une des catégories aristotéliciennes : ce dont l’être est rapporté à autre chose 1 : le plus grand n’est tel que par rapport à moins grand, le double, à la moitié, etc. La question se pose de l’extension de cette catégorie : disposition, sensation ou science, par exemple, sont toutes, bien qu’à divers titres, « de quelque chose », donc relatives à quelque chose. Après Platon 2, Aristote va jusqu’à prêter à Protagoras la thèse que rien n’est en soi, mais toujours pour downloadModeText.vue.download 938 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 936 ou par rapport à quelque chose 3, et que, par conséquent, tout est relatif : « L’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont, qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas. » 4. Face à ce relativisme généralisé, Aristote reprend à son compte l’opposition platonicienne entre substances et relatifs : on ne doit appeler relatif que ce dont l’être ne consiste en rien d’autre que d’avoir une certaine relation à quelque chose (pros ti pôs ekhein) 5. Les stoïciens reprendront à leur compte cette dernière expression pour en faire la quatrième et dernière de leurs

catégories (les autres étant le sujet, la qualité et la manière d’être) 6, mais leur matérialisme leur permettra d’ignorer l’opposition substance-relation : un homme (sujet) est, par exemple, grand (qualité), en bonne santé (manière d’être) et fils de son père (manière d’être relative). Plotin, de son côté, tirera parti de la diversité, soulignée par Aristote lui-même 7, de ce qui rentre sous l’appellation de relatif pour contester toute consistance à cette catégorie 8. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 7, 6 a 36-37. 2 Platon, Théétète, 160 b. 3 Aristote, Métaphysique, IV, 6, 1011 a 18-24. 4 Platon, Théétète, 152 a. 5 Aristote, Catégories, 7, 8 a 31-32. 6 A.A. Long & D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, ch. 29 (t. II, pp. 44-51). 7 Aristote, Métaphysique, V, 15. 8 Plotin, Ennéades, VI, 1, 6-9. ! CATÉGORIE, CORRÉLATIFS, QUALITÉ, SUBSTANCE, SUJET RELATION LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE Propriété à deux places ou plus, comme « – aime ... » ou « – est entre ... et --- ». Non seulement les relations peuvent avoir des relations avec d’autres relations, mais elles possèdent également des propriétés, dont les principales sont : la réflexivité (aRa), la symétrie (aRb ! bRa), la transitivité [(aRb & bRc) ! aRc], et l’antisymétrie [(aRb & bRa) ! a = b]. Existe-t-il des relations internes ? a est dans une relation interne à b si la relation de a à b est une propriété essentielle de b, une propriété que a ne peut pas ne pas avoir. Seriezvous celui que vous êtes si vous n’étiez pas l’enfant de vos parents ? N’entretenez-vous pas alors avec eux une relation interne ? Une relation peut elle-même entretenir une relation avec une autre relation. Par exemple, la relation plus large que est essentiellement la converse de la relation plus petit que. Cependant, certains philosophes ont contesté le principe même de l’existence de relations internes, particulièrement

G.E. Moore 1 et B. Russell 2. Les relations existent-elles indépendamment des objets qui sont en relation ? Les platonistes répondent positivement et les nominalistes négativement, quoique certains d’entre eux puissent faire des relations des entités particulières non répétables (ou tropes, comme Jacques-étant-à-côté-de-Marie-à-tel-moment). Les conceptualistes traitent les relations comme des catégories mentales ou transcendantales grâce auxquelles nous pouvons organiser le monde qui nous entoure ; ils ont ainsi tendance à leur accorder un faible degré d’être. Un tel débat a préoccupé les philosophes aussi bien dans l’Antiquité (Platon, pour lequel les relations existent, ou Aristote, qui dans le Des catégories, fait de la relation une des dix catégories), mais aussi des médiévaux, tout particulièrement P. d’Espagne ou G. d’Occam. L’étude des relations a pris un tour plus systématique (et technique) dans l’oeuvre de A. De Morgan ou de C.S. Peirce 3. ▶ La question ontologique de l’existence des relations apparaît toujours aujourd’hui comme le principal enjeu philosophique à leur sujet. Roger Pouivet ✐ 1 Moore, G. E., « External and Internal Relations », Philosophical Studies, K. Paul Trench, Trubner and Co, Londres, 1922. 2 Russell, B., My Philosophical Development, trad. Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard, Paris, 1961. 3 Kneale, W., et Kneale, M., The Development of Logic, Clarendon Press, Oxford, 1984. ! NOMINALISME, ONTOLOGIE RELATIVISME Que ce soit en morale, en esthétique ou dans le domaine de la théorie de la connaissance, le relativisme pose la question du jugement et de la valeur. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES À s’en tenir aux emplois dominants, famille de positions dont on fait traditionnellement remonter l’origine à Protagoras (« l’homme est la mesure de toute chose ») et qui, bien que qualitativement fort différentes :

a / soutiennent que la connaissance et les valeurs humaines sont relatives à des facteurs spécifiés (selon les cas et les formulations : à la subjectivité d’un individu singulier ; à un groupe social ; à une culture ; à des pratiques ; à une forme de vie ; à des normes de rationalité ; à un schème conceptuel ; à un langage ; à l’équipement cognitif des êtres humains ; au fait que l’homme perçoit via ses cinq sens et pense au moyen de ses catégories fondamentales ; aux formes humaines de la sensibilité et de l’entendement, etc.) ; b / semblent, d’une manière ou d’une autre, remettre excessivement en cause la valeur de la connaissance, voire récuser la possibilité même d’une connaissance authentique. Selon le domaine où il s’applique, le relativisme est « esthétique », « moral » ou « cognitif ». Le relativiste soutient par exemple : dans le domaine esthétique, que le Beau (et le jugement esthétique en général) est déterminé par des facteurs subjectifs ; ou dans le domaine moral, que le Bien et le Mal (et les valeurs morales en général) dépendent des sociétés, des temps et des lieux ; ou en épistémologie, que le contenu des théories scientifiques est tout ou partie déterminé par des conditions subjectives et / ou sociales variables... Le relativisme opposé à l’idéal d’une connaissance absolue La composante (a) signifie que toutes les formes de relativisme, si différentes soient-elles, s’opposent en bloc aux conceptions absolutistes, essentialistes et fondationnalistes (dont Descartes est traditionnellement le représentant emblématique). Tous les relativismes affirment en effet l’impossibilité de rendre le sujet de la connaissance en quelque sorte « transparent » et d’accéder ainsi à un « point de vue de Dieu », d’où serait atteinte une connaissance absolue, reflet de la réalité « en soi ». Toutes soulignent que au contraire, la connaissance humaine porte la marque inéliminable du sujet downloadModeText.vue.download 939 sur 1137

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de la connaissance et récusent ainsi le réalisme essentialiste. Toutes enfin se montrent extrêmement critiques envers le concept de vérité-correspondance : soit qu’elles insistent sur son caractère inopérant en pratique (comment s’assurer de la correspondance de nos discours à la réalité en soi, nous qui n’avons aucun accès direct à une telle réalité ?), soit qu’elles réclament son élimination totale et son remplacement par des prédicats épistémiques plus faibles comme « plausible », « vrai pour tel individu ou telle société à un moment donné », « vrai dans tel langage », « efficace en vue d’atteindre tel objectif », « apte à », etc. Toutefois, la composante (a) ne suffit pas à caractériser le relativisme (bien que les définitions du relativisme l’invoquent souvent seule). Car, premièrement, il serait difficile de trouver une conception philosophique contemporaine dans laquelle la connaissance ne puisse pas du tout être dite relative – l’idée de connaissance absolue ayant été sérieusement mise à mal dans l’histoire de la philosophie, notamment avec Kant. Et deuxièmement, c’est seulement lorsqu’une conception, en plus de rapporter la connaissance à certaines conditions, apparaît ce-faisant obliger à trop de concessions par rapport à l’idéal d’une connaissance absolue, qu’elle est qualifiée de « relativiste ». D’où la nécessité d’introduire la composante (b), laquelle indique que « relativiste », loin de se réduire à récapituler certains traits descriptifs spécifiés, véhicule un jugement de valeur très négatif. Ceci explique que ce sont presque toujours les détracteurs d’une conception qui taxent celle-ci de « relativiste », cependant que les tenants de la conception considérée perçoivent le qualificatif comme une accusation injuste et le récusent : le désaccord est en fait irréductible, l’argumentation rationnelle ayant peu de prise sur ce qui est en fait en jeu, à savoir ce que chaque partie est prête à concéder à l’idéal d’une connaissance absolue. Ce qui détermine la valeur d’une connaissance « relative à... » La composante (a) n’implique pas nécessairement (b), contrairement à une association assez automatique dans les esprits. Ainsi dans la philosophie kantienne, la connaissance humaine est rapportée aux formes a priori de la sensibilité et de l’entendement (formes auxquelles la connaissance est donc en un certain sens relative), mais c’est justement ce qui garantit le caractère universel et nécessaire de la connaissance (des phénomènes). Ici l’on a (a) mais pas (b) [du moins si l’on estime que la solution kantienne atteint bien son objectif explicite central, à savoir réfuter le scepticisme humain], et il semble totalement inadéquat de parler de « relativisme » – bien que certaines présentations du kantisme le fassent, peut-être justement parce qu’elles considèrent que l’affirmation kantienne selon laquelle il n’y a de connaissance possible que des phénomènes dévalue encore trop l’idée de connaissance (parce qu’elles considèrent que (b) s’applique au kantisme bien que Kant ait voulu et prétendu le contraire). La valeur accordée à la connaissance, et en particulier la position adoptée par rapport à la prétention à la vérité des

discours humains, dépend en fait non pas de la condition (a) en elle-même (rendre la connaissance « relative à... »), mais bien plutôt (1) du statut conféré aux facteurs auxquels la connaissance est dite relative (a priori ou empiriques, invariants ou évolutifs, nécessaires ou contingents...), et (2) de la manière dont est pensé le rapport de ces facteurs à la connaissance (conditions totalement ou seulement partiellement déterminantes, conçues selon les cas comme filtre, prisme, voile, mise en forme, pouvoir constitutif, pure liberté créatrice décidant indépendamment de toute contrainte objective des contenus de ce qui compte pour de la connaissance, etc.). Typologie des positions fréquemment qualifiées de « relativistes » À l’opposé de la conception kantienne d’une connaissance structurée par des formes a priori immuables, universelles et nécessaires, les variétés les plus extrêmes de relativisme présentent la connaissance comme entièrement déterminée par des facteurs empiriques contingents et variables. Plus précisément, elles soutiennent : (1) le caractère variable des normes du jugement d’une société, voire d’un individu, à l’autre (que ce soit à propos du Beau, du Bien, du monde physique...), et (2) l’impossibilité de montrer que certaines de ces normes sont meilleures que d’autres (sous peine de régression à l’infini : il faut des normes pour juger les normes, puis des normes pour juger les normes permettant de juger les normes, etc.) ; d’où elles concluent : (3) que l’homme n’a aucun moyen de comparer la valeur intrinsèque des différents systèmes de croyances – a fortiori d’affirmer la vérité absolue de l’un d’eux : « vrai » ne signifie rien de plus que « vrai pour moi » ou « vrai pour un groupe social donné » (et pas pour d’autres) –, et (4) que dans ces conditions, tout se vaut : les valeurs des droits de l’homme valent autant que celles qui sous-tendent le nazisme ; les théories scientifiques ne sont pas plus proches de la vérité que la croyance en la sorcellerie ; etc. L’argument classique contre ces formes de scepticisme radical consiste à souligner qu’elles s’autoréfutent, ne pouvant sans contredire leur thèse centrale prétendre elles-mêmes à la vérité. On convoque souvent, à titre d’exemple de telles positions, le culturalisme (alors qualifié de « relativisme culturel ») qui a au XXe s. prolongé les travaux pionniers de l’anthropologue F. Boas ; une certaine orientation de la sociologie des sciences (celle qui radicalise le dit « programme fort » inauguré par D. Bloor dans les années 1970 et qui est associée à des noms tels que ceux de B. Latour, A. Pickering ou S. Woolgar 1) ; des épistémologies telles que celle de P. Feyerabend 2 ; ou encore, les thèses néopragmatistes du type de celles de R. Rorty 3. Mais bien que certaines déclarations de ces auteurs prêtent effectivement le flan à une telle interpré-

tation (ex. Feyerabend : « “objectivement”, il n’y a pas plus à choisir entre l’antisémitisme et l’humanitarisme »4), on peut se demander à y regarder de plus près si aucun auteur a jamais vraiment, à partir de (1), (2) et (3), positivement revendiqué une thèse aussi radicale que (4). Prenons l’exemple de Rorty, considéré comme l’un des relativistes les plus extrêmes (sur la base d’affirmations telles que : « si l’on met de côté les descriptions des procédures de justification familières qu’une société donnée – la nôtre – utilise dans tel ou tel domaine de recherche, il n’y a rien à rajouter sur la vérité ou sur la rationalité. »5). Rorty refuse explicitement le « tout se vaut » (et plus généralement d’ailleurs l’étiquette de « relativiste ») : il encourage au contraire les jugements de préférence, optant pour une « conception ethnocentriste » dans laquelle de tels jugements n’ont pas à être justifiés à partir d’une référence à du non humain (correspondance à une réalité en soi ou à une quelconque nature des choses), mais renvoient à ce qui nous semble plus utile en vue de créer un futur meilleur, même s’il n’existe pas de critères non humains pour décider de ce qui est plus utile, et même si rien ne permet de penser que le downloadModeText.vue.download 940 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 938 dialogue inter-humains à ce propos convergera vers quelque position déterminée. Dans l’espace intermédiaire entre la solution kantienne et le relativisme radical stigmatisé par le « tout se vaut », se rencontre une grande diversité de formes d’historicisme qui refusent le plus souvent l’adjectif de « relativiste » mais manquent rarement de se trouver ainsi qualifiées (par ceux qui ont le sentiment qu’elles sacrifient trop à leur idéal de connaissance). Ces conceptions : (1) admettent certes que les canons de la cognition et de la rationalité émergent historiquement, sont au moins partiellement déterminés par des facteurs empiriques, et sont susceptibles de varier avec les formes de vie et les intérêts et besoins humains qui y sont coordonnés, (2) reconnaissent en outre l’impossibilité de trouver un fondement rationnel absolu aux normes humaines évolutives de jugement, mais maintiennent cependant que certains des systèmes de croyances (3a) peuvent prétendre au statut de connaissance authentique – c’est-à-dire sont des discours contraints par leur objet et en prise sur lui, même s’ils portent d’une manière ou d’une autre la marque du sujet de la connaissance –, ou tout au moins (3b) sont plus efficaces que d’autres en vue d’atteindre tel ou tel but spécifié. Les stratégies mises en oeuvre sont multiples (recours à un schéma évolutionniste de type darwinien supposé garantir le progrès des canons de la cognition ; naturalisme « à la Quine » 6, refusant toute pertinence à l’entreprise même de rechercher un fondement absolu à la connaissance...). Les positions correspondantes soit considèrent que le prédicat « vrai » (ou « approximativement vrai ») peut être maintenu et apposé légitimement à certaines théories (en vertu du lien in-

time supposé exister entre ces théories et leur objet, même si l’on admet n’avoir jamais affaire à un pur « reflet » de cet objet, et même si d’autres « schèmes conceptuels » sont susceptibles de conduire à d’autres théories acceptables du même objet, voire en vertu de l’efficacité toute particulière de la théorie eu égard à un objectif donné), soit estiment préférable de renoncer à la conception absolutiste concrètement inopérante de la vérité-correspondance, de bannir complètement l’étiquette « vrai », et de lui substituer des prédicats épistémiques du genre « plus efficace en vue d’atteindre tel objectif » (T. Kuhn propose ainsi 7, dans le cas des théories physiques, de se contenter de dire que T1 est plus apte à résoudre des énigmes à propos du monde physique que T2, plutôt que d’affirmer que T1 est plus proche de la vérité que T2). ▶ L’enjeu ultime des débats souvent passionnés qui se cristallisent autour du mot-valeur de « relativisme » est évidemment celui du statut et de la dignité de la connaissance humaine. Comment faire en sorte que la conviction selon laquelle l’homme dispose effectivement de quelque chose comme une connaissance authentique soit plus qu’une simple conviction ? Comment persuader le sceptique qui nie le bien-fondé de cette conviction ? Il a longtemps semblé que la seule réponse possible était : fonder la connaissance ; en justifier d’une manière ou d’une autre les premiers principes. Seulement, l’espoir de réussir dans une telle entreprise est allé s’amenuisant au cours de l’histoire du XXe s. et semble aujourd’hui irrémédiablement ébranlé. La « crise des fondements » a atteint même les domaines réputés les plus fiables de la connaissance humaine, logique et mathématiques. Les formes de la sensibilité et de l’entendement que Kant avait cru pouvoir identifier aux conditions a priori, nécessaires et universelles de toute connaissance et notamment de toute science se sont révélées trop rigides pour rendre compte des sciences contemporaines (notamment de physiques aussi révolutionnaires que la relativité et la mécanique quantique), et l’obligation de les réviser a conduit à douter de la faisabilité même du projet kantien : à douter que l’on puisse légitimement prétendre avoir définitivement identifié les conditions de toute connaissance (présente et future) et, partant, à douter du caractère universel et nécessaire des conditions explicitées à partir de l’examen de la connaissance présente. Exhiber un point fixe d’Archimède susceptible de doter l’édifice de la connaissance d’une assise indestructible apparaît du coup en principe irréalisable : si aucun point de vue absolu n’est accessible à l’homme, et si la connaissance ne peut même pas être dite relative à des conditions humaines universelles et nécessaires, cette connaissance est inévitablement relative à des facteurs anthropologiques potentiellement variables et contingents. Il semble alors que celui qui, se refusant à sombrer dans le scepticisme, entende

maintenir que certaines thèses, actions ou oeuvres sont, quel que soit le domaine considéré, préférables à d’autres, doive inventer d’autres manières de soutenir son point de vue que le justificationnisme fort qu’une longue tradition de pensée a conduit à faire apparaître comme seule apte à atteindre l’objectif. Ceci implique manifestement un changement radical de perspective, une transformation en profondeur des attentes relatives à ce qui peut légitimement faire fonction de justification et exige donc, pour ceux qui d’un point de vue subjectif ressentent comme des impératifs absolus les attentes consacrées par la tradition occidentale, un renoncement – renoncement auquel beaucoup d’auteurs contemporains, qui déplorent le « relativisme postmoderne » sans toutefois réussir à réduire au silence le sceptique radical, ne semblent pas prêts à se résoudre. C’est peut-être l’un des défis majeurs de notre époque que de parvenir à dépasser cette alternative, qui semble une impasse : soit exhibition des normes universelles et nécessaires de tout jugement ; soit relativisme et donc scepticisme. Léna Soler ✐ 1 Vinck, D., Sociologie des sciences, Armand Colin, Paris, 1995. 2 Feyerabend, P., Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, 1975, Seuil, Paris, 1979. 3 Rorty, R., 1994, Objectivisme, relativisme et vérité, PUF, Paris, 1994. 4 Ibid., p. 46, no 2. 5 Ibid., p. 39. 6 Quine, W. V. O., Relativité de l’ontologie et autres essais, (1969), Aubier, Paris, 1977. 7 Kuhn, T., La structure des révolutions scientifiques, (1962), Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Boudon, R., et Clavelin, M. (éd.), Le relativisme estil résistible ? Regards sur la sociologie des sciences, PUF, Paris, 1993. Goodman, N., Manières de faire des mondes, (1978), J. Chambon, 1992. Hollis, M., et Lukes, S. (éd.), Rationality and Relativism, MIT Press, Cambridge, 1982. Krausz, M., et Meiland, J. W. (éd.), Relativism : Cognitive and Moral, Notre Dame University Press, 1982. Margolis, J., « The Nature and Strategies of Relativism », 1983,

Mind, vol. XCII, pp. 548-567. The Monist, Is Relativism Defensible ?, 1984, 67, no 3. Platon, Théétète, 152-a. Putnam, H., Raison, vérité et histoire, 1981, Minuit, Paris, 1984. downloadModeText.vue.download 941 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 939 ! CONNAISSANCE, ESSENTIALISME, IDÉALISME, NORME, PSYCHOLOGISME, RÉALISME, SCEPTICISME, VÉRITÉ ESTHÉTIQUE Position selon laquelle les jugements et les évaluations propres au champ esthétique dépendent de conditions, de conventions et de critères qui, sur le plan de la production des oeuvres comme sur celui de leur signification, de la valeur qu’elles revêtent ou du plaisir qu’elles nous donnent, restent irréductiblement pluriels et indépendants de toute norme universelle. Le relativisme esthétique prend sa source dans la pluralité des goûts et des évaluations dont notre expérience de l’art paraît indissociable. Il partage avec les autres relativismes la conviction d’une indépassable hétérogénéité des pratiques et des valeurs qui fixent nos croyances et déterminent notre horizon intellectuel, conceptuel et culturel. S’agissant de l’art, des qualités et des jugements esthétiques, la question du relativisme se pose toutefois en des termes particuliers. À la différence des autres relativismes, il peut ne pas paraître autoréfutant, dans la mesure où l’argument relativiste porte sur des pratiques, des objets et des énoncés qui n’ont pas le même statut épistémique que cet argument lui-même 1. De plus, on peut être tenté de penser que la pluralité des critères qui caractérise la production et l’appréciation esthétiques à un moment donné n’a rien à voir avec une absence de critères, de sorte qu’elle ne débouche en rien sur l’arbitraire des choix ou l’égale valeur de toute chose 2. Mais ces positions contournent peut-être le problème posé par le relativisme, plus qu’elles ne le résolvent 3, car

à moins de renoncer à ce que suggère le concept d’« art », pour ne pas dire à ce concept lui-même, on doit se demander comment des pratiques et des objets dont les critères sont parfois aussi variés que ces pratiques et ces objets euxmêmes peuvent en faire partie. De même, sauf à priver de sens la notion même de critique 4 ou d’interprétation, on doit se demander comment une oeuvre peut admettre plusieurs interprétations sans les admettre toutes 5. Aussi le relativisme goodmanien des « versions de monde », dans sa radicalité, se donne à lui-même des « contraintes de rigueur » 6. ▶ Comme celle du pluralisme, la question du relativisme esthétique est au coeur des problèmes et des discussions qui concernent l’art contemporain, les définitions de l’art et l’ontologie des oeuvres d’art 7. Jean-Pierre Cometti ✐ 1 Cometti, J.-P., Morizot, J., et Pouivet, R., Questions d’esthétique, PUF, Paris, 2000. 2 Michaud, Y., Critères esthétiques et jugement de goût, J. Chambon, Nîmes, 1999. 3 Rochlitz, R., l’Art au banc d’essai, Gallimard, Paris, 1998. 4 Beardsley, M., Aesthetics : Problems in the Philosophy of Criticism (1958), Hackett Pub. Co., Cambridge, 1981. 5 Eco, U., Interprétation et surinterprétation (1992), trad. J.P. Cometti, PUF, Paris, 1996. 6 Goodman, N., Ways of Worldmaking, (1978), trad. M.-D. Popelard, Manières de faire des mondes, J. Chambon, Nîmes, 1992. 7 Pouivet, R., l’Ontologie de l’oeuvre d’art : une introduction, J. Chambon, Nîmes, 2000. ! ART (MONDE DE L’ART), CRITÈRE, JUGEMENT ESTHÉTIQUE, PLURALISME, VALEUR RELATIVITÉ Formé sur relatif au début du XIXe s. 1905 pour le sens en physique. PHYSIQUE 1. Principe de relativité : énoncé selon lequel la forme

des lois physiques reste invariable à travers un certain nombre de transformations de systèmes de coordonnées. – 2. Théorie de la relativité : théorie incorporant un principe de relativité parmi ses postulats. Cette dénomination est traditionnellement réservée à la théorie de la relativité restreinte et à la théorie de la relativité générale, formulées par Einstein en 1905 et 1915. Mais elle peut également être appliquée rétrospectivement à la mécanique galiléonewtonienne, et elle a été reprise pour des théories ultérieures mettant en jeu de nouveaux principes de relativité (comme la relativité d’échelle de L. Nottale). La définition du principe de relativité, inspirée de celle d’Einstein en 1905, semble receler un paradoxe. N’équivautelle pas à une proclamation de validité absolue (celle des lois physiques) plutôt qu’à un constat de relativité de quoi que ce soit ? Pour réaliser qu’il n’y a là aucune contradiction, il faut distinguer entre clauses d’invariance et clauses de covariance. Une clause d’invariance affirme la constance de certaines structures quel que soit le référentiel choisi. Une clause de covariance affirme la variabilité collectivement ordonnée d’un ensemble de déterminations lors du passage d’un référentiel à l’autre, de telle sorte qu’un certain nombre de relations entre déterminations restent indépendantes du référentiel. Les principes de relativité consistent au premier regard en une clause d’invariance, parce qu’ils affirment la constance de la forme des lois indépendamment du référentiel choisi pour les exprimer. Mais ils supposent aussi une clause de covariance, c’est-à-dire un mode de variation ordonnée des déterminations capable de garantir la constance de la structure relationnelle qui les unit. Ainsi le principe de relativité galiléenne énonce-t-il l’invariabilité des lois de la mécanique par passage d’un référentiel d’inertie à un autre. Mais il suppose la covariance (et donc le caractère relatif au référentiel) de déterminations comme le « lieu » ou la vitesse, qui étaient traitées comme absolues par la physique aristotélicienne. Le principe de relativité restreinte d’Einstein énonce quant à lui l’invariabilité des lois de la mécanique et de l’électromagnétisme par changement de repère inertiel. Mais il est associé à la covariance (et donc au caractère relatif au référentiel) de déterminations comme la longueur, la masse, le temps écoulé, et la simultanéité d’événements distants, qui étaient traités comme invariants en physique classique. Il rend de surcroît superflue l’hypothèse d’un milieu fixe de propagation des ondes électromagnétiques comme l’éther. La dualité de la covariance et de l’invariance est traduite formellement par celle des groupes de symétrie (comme

ceux de Galilée ou de Poincaré-Lorentz) et de leurs invariants propres. Le respect d’un principe de relativité est, pour les théories physiques, une contrainte supplémentaire génératrice de prédictions nouvelles. L’imposition d’une condition de covariance de la loi d’évolution de la mécanique quantique sous le groupe de Poincaré-Lorentz a par exemple permis à Dirac de rendre raison du spin de l’électron et de prévoir la détection d’une nouvelle particule : le « positron », ou anti-électron. ▶ La mise en oeuvre de principes de relativité dans les théories physiques comporte un enseignement important pour la philosophie des sciences. Elle signifie que, à son héritage downloadModeText.vue.download 942 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 940 d’absolus ontologiques, la physique substitue progressivement des invariants vis-à-vis d’une variété de présentations épistémiques. Sans toujours s’en rendre compte, les physiciens s’appuient de moins en moins sur la croyance en une objectivité préconstituée dans la nature, et déploient de plus en plus ouvertement des procédés d’objectivation à travers l’emploi de groupes de symétrie. Michel Bitbol ✐ Balibar, F., Galilée et Newton lus par Einstein : espace et relativité, PUF, Paris, 2000. Einstein, A., OEuvres choisies 2 et 3, Relativités I et II, Seuil, Paris, 1993. Friedman, M., Foundations of Space-Time Theories, Princeton University Press, New Jersey, 1983. Tonnelat, M.-A., Histoire du principe de relativité, Flammarion, Paris, 1973. ! ANTIMATIÈRE, ESPACE-TEMPS, INVARIANCE, OBJECTIVATION, SIMULTANÉITÉ, SYMÉTRIE RELIGION Étymologie discutée : du latin religio, « attention scrupuleuse », d’où « respect religieux, vénération », dérivé selon Cicéron de relegere, « recueillir, rassembler » ou selon Lucrèce de religare, « relier ». GÉNÉR., PHILOS. RELIGION

La religion présente un double aspect : elle est a la fois la piété qui relie les hommes à la divinité et une pratique rituelle institutionnalisée. Dès lors elle se partage entre foi et institutions. La religion est un phénomène à la fois divers : il y a de multiples religions dans le temps et dans l’espace ; et universel : il ne semble pas qu’il y ait de société sans une forme de manifestation d’une vie religieuse. Quelle unité peut-on donner au concept ? Toute religion semble délimiter une sphère du sacré et une sphère du profane comme le note Durkheim dans les Formes élémentaires de la vie religieuse 1. Quel est le sens véritable de la religion ? Qu’est-ce qui différencie la religion de la philosophie ? Aristote lie philosophie et théologie 2 : la philosophie première est définie comme théologie et constitue une partie de la science de l’être en tant qu’être. La théologie est science et s’occupe du genre des êtres séparés et immobiles : le divin est séparé de la matière, et il subsiste par soi-même, n’ayant pas besoin d’autre chose pour exister. La théologie est philosophie première parce que c’est la science la plus éminente 3. Aristote élabore ainsi un concept de divinité comme acte pur qui conduit à la notion de premier moteur immobile mais qui meut toute chose en ce monde. Dieu est pensée de la pensée et le divin est l’objet de la science théologique. Même si l’articulation entre ontologie, science de l’être en tant qu’être, et théologie est inachevée. Denys 4 de son côté propose une théologie négative explique que Dieu est au-delà de l’intelligible et Grâce à l’inconnaissance, nous connaissons Dieu en est totalement inconnu. Le Dieu transcendant de la négative est au-delà de toutes les négations.

et de l’intellect. tant qu’il théologie

On comprend donc que la réflexion philosophique sur la religion est d’abord essentiellement une réflexion sur le divin, sur sa nature ; cette réflexion est aussi une recherche des preuves du divin et par là elle débouche sur la question de l’articulation de la foi et de la raison. La foi s’apparente à une expérience de don, et la quête d’intelligibilité de la divinité est une dimension de la croyance. Ainsi saint Anselme commence par poser, dans une prière, que c’est Dieu qui donne « intellect à la foi »5 pour ensuite affirmer qu’il existe dans la pensée et dans la réalité quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé, la non-existence de cela n’étant pas pensable. La théologie est donc rationnelle. Et il est possible de prouver l’existence de Dieu par la raison. Saint Thomas 6 distingue étude théologique rationnelle et théologie reposant sur la révélation. Pascal 7 distingue quant à lui le domaine de la raison et le domaine de la foi. Le « problème » religieux apparaît dans la philosophie kantienne. Kant, dans la Critique de la raison pure, met fin à un certain type de discours sur Dieu et notamment à

toutes les preuves ontologiques de l’existence de Dieu 8. Il montre que l’existence n’est pas un prédicat, mais est un problème de la connaissance qui n’est résolu qu’en référence au postulat de la pensée empirique, c’est-à-dire en relation au contexte de l’expérience. Il faut interdire à la raison les déterminations métaphysiques de l’existence de Dieu et il faut la limiter à la seule connaissance scientifique qui nous met en rapport avec l’expérience. Il nous est interdit de connaître Dieu, mais il nous est possible d’y penser, c’est-à-dire d’en avoir une idée qui relève à présent de la croyance. La théologie rationnelle est ruinée ; Dieu n’est plus l’objet d’un acte de connaissance. Il s’agit dès lors de restaurer une croyance dans son usage pratique ou moral. Dieu devient une Idée de la raison qui permet de penser le Souverain Bien. Hegel 9 cherche lui à réconcilier foi et savoir en posant que l’absolu est l’Esprit et que les communautés religieuses ne sont que des incarnations de l’esprit divin dans le monde. Ce sont les religions qui donnent Dieu à connaître, c’est là leur contenu. La religion devient objet de savoir, ainsi de l’anthropologie religieuse, et objet de critique. Marx voit dans la croyance religieuse une des formes de l’aliénation. Elle consiste en une dépossession des caractères de l’être humain et en une projection de l’idéal humain dans un monde imaginaire. Pour comprendre la religion, il faut commencer par analyser la société dans laquelle vivent les hommes. La religion est une expression de la misère concrète et réelle des hommes et une protestation contre cette misère : « Le combat contre la religion est donc médiatement un combat contre ce monde-ci dont l’arôme spirituel est la religion. La misère religieuse est partiellement l’expression de la misère réelle, partiellement la protestation contre la misère effective. La religion est le soupir que pousse la créature accablée, la cordialité d’un monde sans coeur tout comme elle est l’esprit de circonstances qui en sont dépourvues. Elle est l’opium du peuple » 10. La religion pour Marx exprime bien une réalité et donc de ce point de vue a un aspect de vérité. Elle proteste contre cette réalité misérable et présente un aspect polémique et politique. Mais elle n’est qu’un soupir, qu’un esprit, c’est-à-dire de bons sentiments, et non une réalité. La religion a un effet tranquillisant, stupéfiant : par rapport à une situation de détresse, elle offre un effet apaisant, prétend Marx. Mais elle ne soigne pas. Autrement dit, d’après le philosophe, la solution religieuse est une solution imaginaire, illusoire au lieu d’être une solution réelle aux difficultés et souffrances réelles. Par exemple : aux contradictions de la société, à son inégalité foncière, le christianisme oppose la vie idéale de la communauté où tous nous serions frères. D’après Marx, cette vie idéale n’est pas dépourvue d’efficacité dans le monde réel : ainsi les chrétiens se battent pour plus de justice et prônent une redistribution des richesses sous la forme de la charité. Mais la religion opère un downloadModeText.vue.download 943 sur 1137

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941 déplacement par rapport à la réalité et à ses souffrances. D’où la suite du texte : « La suppression de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, voilà ce qu’exige son bonheur effectif. L’exigence de supprimer les illusions que l’on se fait sur son propre état, est celle de la suppression d’un état qui a besoin d’illusions ». Bergson 11 distingue religion statique qui correspond aux pratiques rituelles institutionnalisées et religion dynamique, le rapport personnel de piété à la divinité. Tout questionnement philosophique sur la religion ne peut gommer la particularité de l’expérience religieuse qui s’exprime dans la foi. Elsa Rimboux ✐ 1 Durkheim, E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Paris, 1995. 2 Aristote, Métaphysique, E, 1026a20, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1953. 3 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1991. 4 Denys le Pseudo-Aréopagite, Théologie mystique, in OEuvres complètes, Aubier, Paris, 1980. 5 Saint Anselme, Proslogion, II, trad. de B. Pautrat, Flammarion, Paris, 1993. 6 Saint Thomas, Somme théologique, Cerf, Paris, 1984. 7 Pascal, B., Pensées, in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954. 8 Kant, E., Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », livre II, chap. 3, 4e section, in OEuvres philosophiques, I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, p. 1210. 9 Hegel, G.W.F., Leçons sur la philosophie de la religion, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1975. 10 Marx, K., Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Ellipses, Paris, 2000. 11 Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1995. ! DIEU, FOI, POLYTHÉISME RÉMINISCENCE

Du latin reminisci, « se souvenir ». PHILOS. ANTIQUE Souvenir d’un savoir antérieur temporairement oublié. La Grèce archaïque a divinisé la mémoire, Mnèmosunè, et pratiquait des exercices spirituels de remémoration des vies antérieures. C’est pour lever l’objection sceptique qui rendrait toute connaissance impossible que Platon effectue la transposition philosophique de l’ascèse remémoratrice. Au sophisme qui nie qu’on puisse chercher ce qu’on ne connaît pas, parce qu’on ne saurait alors « même pas ce qu’on doit chercher » 1, Platon oppose la croyance selon laquelle « la recherche et le savoir ne sont que réminiscence [anamnesis] » 2. La mémoire acquiert ici une fonction cognitive : elle change d’objet et ne préside plus au rappel de vies antérieures, mais au transport de l’âme des réalités sensibles vers leurs modèles intelligibles contemplés jadis 3. La condition de possibilité d’un savoir véritable s’exprime donc encore dans le langage mythique de la transmigration de l’âme, mais cette théorie de la réminiscence doit pourtant être tenue pour la première expression du rationalisme, dans la mesure où elle dote l’homme d’une capacité d’accès aux réalités intelligibles qui ne doit rien à l’expérience sensible. Aristote parachève la démythologisation de la réminiscence. Il la distingue encore de la « mémoire » (mneme), mais lui ôte toute dimension métaphysique. Son opuscule De la mémoire et de la réminiscence différencie la mémoire, simple conservation du passé, commune aux hommes et à certains animaux, et la réminiscence, qui n’est plus alors que la faculté proprement humaine de rappeler volontairement et de reconnaître le souvenir. Alors que la réminiscence platonicienne est arrachement au devenir et accès à l’immuabilité des Idées, la réminiscence aristotélicienne est totalement inscrite dans le flux temporel. Pour expliquer comment on se souvient de ce qui n’est pas là, Aristote est amené à comprendre le souvenir comme une empreinte laissée en l’âme par une sensation passée. Discutant cette théorie des empreintes qui rend l’âme passive, Plotin – renouant avec la pensée de Platon – affirme l’activité de l’âme qui connaît et fait de la « mémoire » (mneme) l’actualisation d’un savoir intemporel toujours déjà en puissance dans l’âme 4. Sylvie Solère-Queval ✐ 1 Platon, Ménon, 80 e. 2 Platon, Ménon, 81 d ; Phédon, 72 e.

3 Platon, Phèdre, 249 c-d. 4 Plotin, Ennéades, IV, 6 [41]. Voir-aussi : Vernant, J.-P., Mythe et pensée chez les Grecs, « Aspects mythiques de la mémoire », Maspero, Paris, 1965, pp. 51-78. ! CONNAISSANCE RÉPÉTITION Du latin repetitio, de repetere, « chercher à atteindre », « redire ». En allemand : Wiederholung, de holen, « chercher », et wieder, « de nouveau » : « aller chercher, répéter ». PSYCHANALYSE Action ou comportement reproduisant inconsciemment une situation passée : la répétition regroupe des phénomènes de dimension variable, du jeu enfantin à la névrose de destinée en passant par les rites de la névrose de transfert. Elle ressort de la pulsion de mort. Si Freud reconnaît un « plaisir de répétition » (Wiederholungslust) dans le mot d’esprit, qui permet de retrouver le connu, la répétition apparaît surtout comme manifestation actuelle d’un conflit passé, dans les névroses : « Ce qui est demeuré incompris revient toujours, telle une âme en peine, jusqu’à ce que soient trouvées solution et délivrance. »1 Le ressort du travail de la cure est la reviviscence d’événements et de sentiments inconscients dans le transfert, que l’interprétation et la perlaboration permettent d’élaborer (Répéter, Remémorer, Perlaborer, 1914). La répétition acquiert ensuite une importance théorique encore plus centrale ; rêves traumatiques, névroses de destinée contreviennent au principe de plaisir : « Nous trouverons le courage d’admettre qu’il y a effectivement dans la vie d’âme une contrainte de répétition qui passe outre au principe de plaisir. »2 Conservatrices, les pulsions visent le retour à l’état originel, anorganique : toute vie tend vers la mort. Sur le plan collectif, l’ordre, qui ossifie la société, est également mortifère (Le malaise dans la culture, 1929). ▶ Freud se réfère certes à « l’éternel retour du même » nietzschéen, mais s’en distingue en démontrant le caractère mortifère de la répétition. Néanmoins, elle peut « être conçue comme le travail d’un processus, en sorte que la “guérison”, downloadModeText.vue.download 944 sur 1137

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942 loin d’être le retour à l’innocence de l’enfant, suppose la réélaboration de l’infantile et de ses processus chimiques en nous » 3. Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Analyse der Phobie eines fünfjährigen Knaben, 1909, G.W. VII, « Analyse de la phobie d’un petit garçon de cinq ans », in Cinq psychanalyses, PUF, Paris, p. 180. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips, 1920, G.W. XIII, « Au-delà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, PUF, Paris, p. 293. 3 Assoun, P.-L., Freud et Nietzsche, PUF, Paris, 1980, p. 278. ! ÇA, CONTRAINTE, DESTIN, ÉROS ET THANATOS, ESPRIT, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION REPRÉSENTATION Du latin representatio, formé sur representare, « rendre présent ». Par ailleurs, la présence du préfixe « re » met l’accent sur l’idée d’une seconde présentation (cf. en allemand : Darstellung et Vorstellung). L’allemand distingue Vorstellung, de stellen, « mettre debout, poser, placer », et vor-, « avant », « devant » : présence psychique actuelle, « je me représente que » ; Vertretung et Representanz : « fait de tenir lieu de » ; et Repräsentation, « mode de relation entre excitations neurologiques périphériques et centrales ». La représentation est une présentation redoublée, c’est-à-dire aussi déléguée, dont il faut savoir si elle ne trahit pas, en quelque façon ce dont elle n’est que l’image. Mais cette image, en tant qu’elle est investie, dans son altérité même, des pouvoirs qui sont aussi ceux de la chose représentée, ne laisse pas d’inquiéter. Le peuple est souverain, mais la députation lui renvoie une image partielle de sa propre complexion – qui est aussi complexité. C’est en art et dans l’activité psychologique de perception des images que se pose la question de la nature du medium qu’est cette présence déléguée qui est investie pour nous des pouvoirs qui sont ceux d’un objet absent. Les Stoïciens nommaient phantasia kataleptike la bonne représentation. Quel critère permet d’en juger comme ce qui différerait de la phantasia tout court ? GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE, PSYCHANALYSE, PSYCHOLOGIE Acte par lequel l’esprit se rend présent quelque chose ; résultat de cet acte : ce qui est présent à l’esprit, ce que l’on « se représente ». Dans l’Antiquité, le terme de « représentation » appartient avant tout au domaine esthétique, chez Platon comme chez Plotin. Les stoïciens, pourtant, soulignent sa place au sein

d’une réflexion gnoséologique, en insistant sur la dimension passive qu’elle présuppose : « La représentation est une empreinte de l’âme, métaphore empruntée justement aux empreintes que la bague produit dans la cire. » 1. Leibniz donne une nouvelle dimension à la représentation en la désignant comme le fondement métaphysique : « chaque monade créée représente tout l’univers » 2, ce qui signifie qu’il existe une correspondance entre les deux termes. Enfin, la philosophie kantienne redéfinit le représenter comme le caractère unificateur des deux modes de connaissance que sont l’intuition et la pensée. Entre présence et absence La question de la représentation relève de la problématique de la présence et de l’absence. La puissance de la représentation tient à sa capacité de substituer à l’absence d’une chose une nouvelle forme de présence. Cette seconde présence entend restituer la présence primitive et réelle : c’est en ce sens que l’on nomme représentation un ensemble de personnes qui agissent au nom d’autres (au sens politique du terme, par exemple) ou une image qui nous rend présents une chose ou une personne absente, un événement passé. Dans ce redoublement d’existence que rend possible la représentation se pose le problème d’un écart entre le représenté et le représentant. Cet écart est à la fois négatif, dans le sens où il est retard sur le réel représenté, et positif, puisqu’il est l’expression de la possibilité même d’une réflexion sur ce qui est représenté : dans cette distance vis-à-vis du représenté se crée la possibilité de le penser. La question de la représentation se pose alors en termes de transparence et d’opacité : dans quelle mesure le représentant est-il fidèle au représenté ? Ce rapport n’est-il pas médiatisé par un certain nombre de normes, de conventions qui faussent la représentation ? On peut penser, au contraire, que ces règles permettent une meilleure représentation de l’objet : ainsi, ce qui peut apparaître comme une déformation (par exemple, représenter des cercles par des ovales selon les données de la perspective en esthétique) donne une perception plus proche de celle de l’objet en question. Il arrive pourtant que le représentant se substitue indûment au représenté. L’image devient idole, et fait écran à l’accès au réel véritable. Telle fut la raison de la critique platonicienne des images. Toute la difficulté de cette notion s’articule autour du couple du même et de l’autre : le représentant est à la fois le même et autre que ce qu’il représente. Dès lors qu’il se présente comme l’exactement même, il trahit la nature même de la représentation, comme l’acteur qui s’identifierait à son personnage en dehors de la scène. Le paradoxe de la représentation est le même que celui du comédien, décrit par Diderot : il ne représente bien que celui qu’il n’est pas. Le rôle que nous jouons lors d’une représentation ne coïncide pas nécessairement avec notre être propre.

Représentation et connaissance Si mon rapport au monde passe par le biais de la représentation, comme condition de pensée, c’est l’accès à la vérité qui se joue dans l’interrogation de cette notion. Quelle vérité nous livre la représentation ? Ne s’agit-il, comme le pensent les sceptiques, que d’une reconstruction artificielle de la réalité dont la vérité nous reste inaccessible ? Le monde se réduit-il aux représentations que j’en ai ? Deux courants philosophiques s’affrontent sur ce point. Pour l’idéalisme, la représentation de l’objet est déterminée par le sujet qui la produit, et est la projection des structures de l’esprit humain. Le réel est le produit de la pensée, la connaissance ne porte, alors, que sur la représentation, non pas sur la chose en soi. Dans la perspective réaliste, au contraire, les représentations de l’homme sont déterminées par les objets ; la connaissance est un processus réceptif. Se pose, enfin, la question d’un accès à l’être hors du champ de la représentation : y a-t-il une connaissance qui en fasse l’économie ? L’intuition, intellectuelle ou sensible, serait ce mode de connaissance abolissant la distinction entre le sujet et l’objet, distinction propre à la représentation et qui permettrait ainsi d’être en prise directe avec les choses. La représentation ne serait pas alors l’essence de la pensée, mais l’une de ses formes possibles. La conscience pourrait être autre que représentative. Claire Marin ✐ 1 Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes, livre VII, in Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, p. 31. 2 Leibniz, G. W., Monadologie, § 62, Delagrave, Paris, 1880, p. 177 ; voir aussi § 60, p. 175. Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pure (1781), I, 1re division, livre I, ch. II, 2e section, trad. A. Tremesaygues, B. Pacaud, PUF, Paris, 1990. downloadModeText.vue.download 945 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 943 Platon, République X, 596-597, in OEuvres complètes, t. I, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950. Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, livre 1er, Premier point de vue, 1 : « Le monde est ma

représentation », trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1996. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Objet, état ou propriété qui ont pour rôle de renvoyer ou de faire référence à autre chose. Cette capacité de renvoi est appelée intentionnalité. Les principaux débats philosophiques portent sur la nature de la relation entre une représentation et ce qu’elle représente et sur ce qui distingue les différents types de représentations. Dans sa théorie des signes, C. Pierce 1 a proposé une classification tripartite célèbre entre l’icône, qui a une relation de ressemblance avec ce qu’elle représente (comme un portrait peint), l’index, qui a une relation de dépendance causale avec ce qu’il représente (la fumée indique le feu), et le symbole, qui représente en vertu d’une relation conventionnelle arbitraire (symboles linguistiques). Si la notion de représentation par ressemblance a été critiquée, la ressemblance n’étant pas une condition suffisante de la représentation, l’opposition entre représentations conventionnelles ou dérivées, et représentations naturelles ou intrinsèques, dont les représentations mentales constituent le cas paradigmatique, demeure centrale. Le problème de l’intentionnalité des représentations mentales fait aujourd’hui l’objet de deux approches principales, parfois combinées. Les théories des rôles fonctionnels ou conceptuels soutiennent que le sens d’une représentation est déterminé par son rôle dans notre système conceptuel 2. Elles rendent compte de la dimension inférentielle du sens, mais on leur a reproché de ne pas rendre compte de sa dimension référentielle. Les théories d’inspiration causale soutiennent que la relation de représentation est fondée sur une relation causale converse 3. Une théorie causale pure ne peut toutefois expliquer la possibilité qu’une représentation soit fausse sans cesser d’être une représentation. Pour répondre à ce problème, on a proposé des analyses téléologiques qui autorisent une distinction entre ce qu’un état indique en vertu de son étiologie particulière et ce qu’elle a pour fonction d’indiquer en vertu de son type 4. Élisabeth Pacherie

✐ 1 Pierce, C. S., Textes fondamentaux de sémiotique, trad. B. Fouchier et C. Foz, Klincksieck, Paris, 1987. 2 Block, N., « Advertisement for a Semantics for Psychology », in P. A. French, T. E. Uehling et H. K. Wettstein (éd.), Midwest Studies in Philosophy, 10, 1986, pp. 615-678. 3 Fodor, J. A., Psychosemantics, MIT Press, Cambridge (MA), 1987. 4 Jacob, P., Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Odile Jacob, Paris, 1997. Proust, J., Comment l’esprit vient aux bêtes, Gallimard, Paris, 1997. Voir-aussi : Engel, P., Introduction à la philosophie de l’esprit, La Découverte, Paris, 1994. Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris, 1993. ! INTENTIONNALITÉ, SÉMANTIQUE, TÉLÉOSÉMANTIQUE ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN. Ce qui tient lieu d’autre chose. En particulier, le processus par lequel une oeuvre devient l’image ou le signe d’une réalité. Imitation, ressemblance, représentation La manière la plus simple de penser la représentation est de la concevoir à partir de l’imitation : une image peut être dite représenter un objet si et seulement si elle est capable de procurer une expérience perceptive similaire à celle que procurerait l’objet lui-même. Cette définition soulève en réalité une multitude de questions, entre autres : 1. Quelle portée reconnaître à l’illusionnisme ? Dès l’Antiquité, la tradition a oscillé entre deux attitudes : si Platon en tire prétexte pour disqualifier ontologiquement la peinture qui n’est qu’imitation d’une apparence et éloignée de deux degrés du réel 1, Aristote insiste en revanche sur le plaisir éprouvé devant une imitation réussie 2. 2. Ne repose-t-elle pas sur une assimilation abusive entre ressemblance et représentation ? Comme Goodman l’a montré, la ressemblance n’est pas une condition suffisante de la

représentation (des jumeaux se ressemblent mais ne se représentent pas l’un l’autre) et non plus une condition nécessaire (un échantillon de papier peint représente le lot mais ne lui ressemble pas puisqu’il n’en partage pas par exemple la taille, et un ambassadeur d’Italie n’a pas besoin de ressembler à une botte pour représenter son pays) 3. 3. Qu’est-ce qui déclenche la capacité représentationnelle d’une image ? Wollheim insiste sur le phénomène de twofoldness, ou « attention double » à la surface et à la profondeur. Il en tire la conclusion qu’une image figurative n’est pas de facto représentationnelle si elle s’efforce d’effacer les propriétés du subjectile (cf. le trompe-l’oeil), et qu’inversement il n’y a rien d’absurde à voir des peintures abstraites comme des représentations médiatisées par des concepts ou des formes géométriques et non par des impressions sensibles 4. Deux conceptions opposées de la représentation En d’autres termes, l’alternative est entre une conception psychologique, qui donne un rôle déterminant à l’attitude mentale, et une conception sémantique, qui repose sur les techniques d’interprétation du médium symbolique. Selon la première, on ne peut comprendre une représentation qu’en s’engageant dans une exploration visuelle qui suppose de saisir l’intention correcte de l’auteur : ainsi chez Wollheim la capacité de « voir-dans », par exemple en faisant émerger la figure d’un cube ou d’un visage d’une simple configuration de lignes 5, ou chez Walton celle d’entrer dans un « jeu de faire-croire » dont l’oeuvre est le prétexte 6. À l’opposé, Goodman pense que la compréhension du caractère représentationnel a trait à notre familiarité vis-à-vis de systèmes sémiotiques dont nous devons faire l’apprentissage. Non seulement il n’y a pas d’oeil innocent, selon la formule célèbre de Gombrich, mais chaque système possède ses propres contraintes structurales et fonctionnelles (une image diffère d’un texte, d’une mélodie, d’un schéma, etc.) qui varient selon l’évolution et le contexte, ce qui a pu le conduire à caractériser le réalisme comme une forme d’accoutumance 7. En dépit de la séduction du conventionnalisme et de son adéquation à certaines formes d’art moderne, on assiste aujourd’hui à un retour en force d’une approche esthétique dite néo-naturaliste qui met l’accent sur les mécanismes de la reconnaissance iconique, sur la base de stratégies perceptives (Schier 8, Willats9), comportementales (à travers la notion downloadModeText.vue.download 946 sur 1137

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944 d’« accordance » empruntée par Gombrich 10 à Gibson) et même neurologiques (Zeki et le projet d’une neuro-esthétique11). ▶ L’opposition entre la conception psychologique et la conception sémiotique de la représentation fixe les limites extrêmes de la problématique philosophique de la représentation. Les thèses intermédiaires, aussi différentes soient-elles, supposent une synthèse : la représentation reposerait bien sur une capacité à tenir lieu de quelque chose, à voir dans une image autre chose que son aspect physique, mais sans qu’elle soit pour autant réductible à un symbole conventionnel. Cela suppose de distinguer ce qui est représenté dans la peinture et ce que la peinture représente. Car, bien sûr, une image ressemble toujours plus à une autre image qu’elle ne ressemble à ce qu’elle dépeint. Comme le remarque J. Hyman, « la ressemblance qui nous autorise à décrire un portrait comme ressemblant n’est pas une ressemblance entre la personne portraiturée et les marques sur la surface de la peinture, mais entre la personne portraiturée et le sujet interne de l’image » 12. Jacques Morizot et Roger Pouivet ✐ 1 Platon, République X, not. 596a - 597e, in OEuvres complètes, t. I, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950. 2 Aristote, Poétique 4, 1445b 5 - 8, trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1965. 3 Goodman, N., Langages de l’art, chap. 1, trad. J. Chambon, Nîmes, 1990. 4 Wollheim R., Painting as an Art (A. W. Mellon Lectures, 1984), Princeton U. P., New Jersey, 1987. 5 Wollheim, R., « Dessiner un objet » (1965), in D. Lories (éd. et trad.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988. 6 Walton, K., Mimesis as Make-Believe. On the Foundations of the Representational Arts, Cambridge (MA)., Harvard U. P., Cambridge, 1990. 7 Goodman, N., op. cit., not. chap. I, 8. 8 Schier, F., Deeper into Pictures. An Essay on Pictorial Representation, Cambridge U. P., Cambridge, 1986. 9 Willats, J., Art and Representation. New Principles in the Analysis of Pictures, Princeton U. P., New Jersey, 1997. 10 Gombrich, E. H., « Méditations sur un cheval de bois » (1951), trad. E.W, Mâcon, 1986, et « Voir la nature, voir les peintures », in Cahiers du Musée national d’art moderne, no 24, Centre

G. Pompidou, Paris, 1988. 11 Zeki, S., Inner Vision : an Exploration of Art and the Brain, Oxford U. P., Oxford, 1999. 12 Hyman J., « Words and Pictures », in J. Preston (éd.), Thought and Language, Cambridge U. P., Cambridge, 1997. PSYCHANALYSE Les investissements que l’énergie psychique des pulsions leur dispense créent les représentations psychiques. De la qualité et de la quantité de ces investissements dépendent leur existence, leurs divers statuts (représentation de chose, représentation de mot) et leurs modes d’efficience – de l’hallucination du rêve (processus primaire, identité de perception) au jugement d’existence (processus secondaire, identité de pensée). Herbart associait les représentations à des forces et à une mécanique 1. Fechner ajouta que le psychisme était soumis aux lois de la thermodynamique 2. Charcot démontra que les symptômes hystériques étaient le résultat de représentations qui dominent le cerveau dans des moments de disposition particulière 3. Freud compléta : les symptômes résultaient de conflits entre représentations dotées de puissances diverses 4. Parce qu’elle est inconciliable avec d’autres, une représentation est refoulée ; l’affect qui l’investit ne peut être abréagi et demeure coincé. Dès lors inconsciente, la représentation est pathogène ; son affect s’actualise par conversion dans un symptôme. ▶ Tout au long de son oeuvre, Freud a compliqué et raffiné ce premier schéma simpliste de l’inhérence des énergies d’investissement aux représentations, jusqu’à construire une dynamique psychique réaliste du sens : toutes les représentations proviennent de perceptions, en sont des répétitions. À l’origine, l’existence de la représentation est donc déjà une garantie pour la réalité du représenté 5. Lacan a proposé que le signifiant et ses lois subsument les représentations, selon Freud. S’il éclaire d’un jour neuf certains aspects du processus primaire, le formalisme structural exclut par construction toute dynamique. Michèle Porte ✐ 1 Herbart, J. F., « Psychologie als Wissenschaft neugegründet auf Erfahrung » (1824), in Metaphysik und Mathematik, Herbart, Gesammelte Werke, Hartenstein. 2 Fechner, G. T., (1860), Elemente der Psychophysik, Leipzig, Breitkopf und Härtel. 3 Freud, S., « Charcot », in Résultats, Idées, Problèmes, I (1893), PUF, Paris, 1984, pp. 61-73.

4 Freud, S., « Un cas de guérison hypnotique suivi de remarques sur l’apparition de symptômes hystériques par la “contre-volonté” » (1892-1893), in Résultats, Idées, Problèmes, I, PUF, Paris, 1984, pp. 31-43. 5 Freud, S., « La négation » (1925), in OEuvres complètes psychanalytiques, XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 165-171. ! AFFECT, ASSOCIATION, CHOSE, DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, ÉNERGIE, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION, SIGNIFIANT, STRUCTURE REPRODUCTIBILITÉ PHILOS. SCIENCES Condition nécessaire à l’étude scientifique d’un phénomène. Les phénomènes uniques ne peuvent pas, en général, faire l’objet d’une connaissance scientifique, car ils ne sont pas testables. Ainsi, les « miracles » ou autres « irrégularités uniques de la nature » ne remettent pas en question les systèmes scientifiques ni ne s’y intègrent. Cette nécessaire reproductibilité des expériences, mise en avant notamment par Hume dans ses analyses de la causalité 1, gouverne aujourd’hui à la fois la recherche et l’enseignement scientifiques. Un nouveau résultat important n’est, en effet, validé par une communauté de chercheurs que s’il a pu être reproduit plusieurs fois (la sociologie des sciences faisant cependant remarquer que cette exigence n’est pas nécessairement respectée). Dans l’enseignement, la reproduction d’expériences classiques sert de support à la présentation théorique. Alexis Bienvenu ✐ 1 Hume, D., Enquête sur l’entendement humain (1748), sections VII et X, Garnier-Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Galison, P., Ainsi s’achèvent les expériences (1987), trad. B. Nicquevert, La Découverte, Paris, 2002. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CORROBORATION, EXPÉRIMENTATION downloadModeText.vue.download 947 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 945 REPRODUCTION

ESTHÉTIQUE Dans les arts plastiques, tout objet ou image qui démultiplie les occurrences d’une oeuvre. Bien que son statut soit celui d’une copie, il est possible de revaloriser la reproduction à un double point de vue : sur le plan ontologique, on peut y voir un composant réel du type correspondant, avec pour conséquence que toute oeuvre d’art, même concrète, est répétable (ainsi, pour Zemach, une bonne photographie d’une peinture peut être plus importante que la présence d’un original mal présenté ou dégradé 1) ; sur le plan culturel, on peut souligner les transformations esthétiques qui découlent de son usage généralisé. Malraux a insisté à juste titre sur la mise en valeur de détails non directement perceptibles et sur les rapprochements qu’on peut opérer entre des oeuvres distantes dans le temps ou l’espace 2. De simple outil de diffusion ou d’illustration, substitut imparfait d’un objet inaccessible, la reproduction devient alors une modalité artistique à part entière, constitutive du « musée imaginaire », et même le support d’une forme nouvelle de création. Mais c’est surtout Benjamin qui a fait du thème de la reproductibilité technique un des enjeux majeurs de l’esthétique 3. Alors que les oeuvres d’art uniques possédaient à titre essentiel une aura spécifique – l’authenticité étant par principe ce qui échappe à la reproduction –, les arts issus de la photographie dont le mode d’engendrement comporte une réplicabilité indéfinie engagent, au contraire, une mutation profonde de la perception et de la compréhension de l’art. Il peut en découler une vision plus objective de la réalité, mais aussi une modification de « l’attitude de la masse vis-à-vis de l’art. Très rétrograde à l’égard, par exemple, d’un Picasso, elle adopte une attitude progressiste envers, par exemple, un Chaplin » 4. Le cinéma peut alors relayer la peinture, inventer de nouvelles formes d’art, comme Arnheim et Panofsky l’ont également pressenti. Jacques Morizot ✐ 1 Zemach, E., Types, Essays in Metaphysics, chap. IX, Leiden, E. J Brill, 1992 ; « How Paintings Are », in British Journal of Aesthetics, vol. 29, no 1, hiver 1989.

2 Malraux, A., le Musée imaginaire (première partie des Voix du silence), rééd. Gallimard, Paris, 1965. 3 Benjamin, W., « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935 à 1939), trad. R. Rochlitz in OEuvres III, Gallimard, Paris, 2000. 4 Ibid., p. 301. ! COPIE, PHOTOGRAPHIE, POSTMODERNISME RÉPUBLIQUE Du latin res publica, « chose publique » ; le latin traduit le grec politeia. POLITIQUE 1. Communauté politique saine, c’est-à-dire organisation de la vie en commun fondée sur la souveraineté de la loi, édictée en vue de l’intérêt général, et non pas en vue de la satisfaction de quelques-uns. – 2. Forme particulière de régime politique, caractérisée par la participation directe des citoyens et par un fort sentiment patriotique, garant de l’unité, nommé également « vertu ». Un concept classique La république est présente tout au long de l’histoire de la philosophie. Aristote l’identifie au « gouvernement constitutionnel » ou « mixte » 1. Ce gouvernement, rare, est caractérisé par la prise en compte, lors de l’organisation et de la distribution des pouvoirs, des principaux éléments de la cité que sont l’excellence, la richesse et la revendication de liberté (par les pauvres). Plus tard, Rousseau estime que « tout gouvernement légitime est républicain » 2, entendant par là qu’il s’agit moins d’une forme de gouvernement (démocratie, aristocratie, monarchie) que d’une constitution politique dans laquelle le pouvoir législatif (le souverain) et le pouvoir exécutif sont distingués, celui-ci étant dans la dépendance de celui-là et n’ayant en aucun cas le droit d’empiéter sur la tâche du souverain. Dans la Doctrine du droit, Kant identifie la république à une Idée de la raison pure, régulatrice pour la pratique, dont les moments constitutifs sont la liberté des membres d’une société (comme hommes), la dépendance à l’égard d’une législation commune (comme sujets) et l’égalité

de tous (comme citoyens). Un courant de l’époque moderne Il importe cependant de ne pas méconnaître un courant important pour la constitution de l’Europe moderne (et, plus tard, selon Pocock, pour les États-Unis d’Amérique3), communément appelé « républicanisme » ou « humanisme civique ». Machiavel 4 et Guichardin en sont les plus prestigieux promoteurs. Ils donnent ses lettres de noblesse à la tradition selon laquelle il n’y a de véritable liberté politique que par la participation directe des citoyens à la chose publique. Or, cette participation ne peut être maintenue qu’à deux conditions : 1) qu’il n’y ait pas de trop grands écarts de richesse entre les citoyens (que l’enrichissement dans le travail ne soit donc pas leur préoccupation première) ; 2) que les citoyens éprouvent un amour ardent pour leur patrie. Le républicanisme est donc accompagné de la volonté d’unir les citoyens par une religion civile. ▶ Dans les débats contemporains, en France, les républicains constituent un courant opposé au libéralisme, qu’il soit économique ou politique. Communautarisme d’un type bien particulier (national), le républicanisme est hostile à la construction de l’Union européenne dans la mesure où celleci pourrait déboucher sur la création d’un État européen du genre fédéral. Ghislain Waterlot ✐ 1 Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1990. 2 Rousseau, J.-J., Du contrat social, in OEuvres complètes, III, Gallimard, Paris, 1964. 3 Pocock, J. G. A., le Moment machiavélien, trad. L. Borot, PUF, Paris, 1997. 4 Machiavel, N., Discours sur la première décade de Tite-Live, trad. T. Guiraudet, Berger-Levrault, Paris, 1980. Voir-aussi : Spitz, J.-F., la Liberté politique, PUF, Paris, 1995. ! CITOYEN, DÉMOCRATIE, LOI, VERTU

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 946 RÉSISTANCE Du latin resistere, de sistere, « (se) placer, poser ; tenir ferme », et re-, à valeur intensive et contraire. En allemand : Widerstand, de stehen, « être debout », et wider-, « contre, à l’encontre de ». POLITIQUE C’est d’abord l’acte par lequel on s’oppose pour conserver. Comme droit, la notion ne dérogera pas à sa signification étymologique. Justifié à dire « non » par son daímon, Socrate persévère dans ses occupations sans obtempérer aux ordres du gouvernement des Trente. De même Pierre : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes des Apôtres, V, 29) ; le droit naturel de résister enveloppe l’obligation d’un devoir. La question renvoie alors aux limites d’un champ d’exercice légitime. Dès le XIIe s., J. de Salisbury pose cette légitimité lorsque le prince, rompant le pacte sur lequel est fondée son autorité, devient un ennemi public. Saint Thomas d’Aquin cite Pierre afin de légitimer la désobéissance à des lois contraires au droit naturel et au bien commun (Summa, Ia-IIae, q. 96, a.4 ; q 92, art. 1, 3-4). B. da Sassoferrato précise les conditions de la résistance légitime : l’impossibilité d’en appeler à un supérieur, l’utilité publique de l’insurrection (1355) 1. Des Vindiciae contra Tyrannos (1579) 2 au Traité du gouvernement civil (1690) 3, via la théorie des contre-pouvoirs chez Althusius (1614) 4, c’est sur la base du contrat et du droit naturel qu’est traitée la question. Une exception : Spinoza, qui, dans son Traité politique (1677), déplace le problème sur le plan d’une ontologie de la durée instruite par Machiavel. La résistance n’est plus alors conservatrice, elle est inventive et politiquement constitutive. Comme droit de nature de la multitude (identique à sa puissance), c’est dans et par la résistance dans le jeu immanent des affects que s’auto-organise le corps de l’État. La théorie de la souveraineté tendait à exclure la résistance populaire du champ de la philosophie politique (Hobbes) ; Spinoza fait du droit de guerre inaliénable de la multitude la base ontologique et dynamique de sa théorie de

la souveraineté. Dans Dits et Écrits IV, Foucault déclare que la résistance vient en premier, qu’elle oblige les rapports de pouvoir à se modifier et qu’on ne saurait ainsi penser son processus vital de création éthique et politique sous la figure de la négation. Le concept de résistance, étant celui de la limite interne de tout pouvoir qui à chaque instant le constitue mais peut aussi le défaire, devient alors le concept clé d’une ontologie politique antimoderne (ou, dit autrement, d’un temps de la présence singulière et puissante comme événement contre le temps finalisé de l’accomplissement dialectique) 5. Laurent Bove ✐ 1 Zancarini, J.-C. (textes réunis par), le Droit de résistance XIIe-XXe siècles, ENS Éditions, Paris, 1999. 2 Du Plessis Mornay, Ph., Vindiciae contra Tyrannos, trad. de 1581, rep. fac-similé, Droz, Genève, 1979. 3 Locke, J., Traité du gouvernement civil, ch. III, 20 ; IV, 23 ; XIV, 168 ; XVIII, 202, trad. D. Mazel, Garnier-Flammarion, Paris, 1984. 4 Althusius, Politica methodice digesta, 1603-1610, trad. du ch. 38 « De la tyrannie et ses remèdes » (de l’éd. de 1618) par M. H. Belin, dans Philosophie, Paris, nov. 1984. 5 Deleuze, G., Foucault, Minuit, Paris, 1986 ; Pourparlers, ch. V, Minuit, Paris, 1990. PSYCHANALYSE Ce qui s’oppose à l’accès de certains contenus inconscients. La résistance n’a de sens qu’à l’intérieur du dispositif de la cure. Ce dernier comporte un analysant ayant intégré la règle fondamentale et pratiquant l’association libre – ce qui nécessite un temps d’apprentissage –, et un analyste sensible aux formes très diverses de la résistance. Il faut, d’abord, écarter l’idée naïve selon laquelle c’est l’analysant qui résiste. Le processus analytique porte sur des contenus et des processus inconscients. Même un mauvais vouloir consciemment manifesté renvoie à une défense ignorée par l’analysant.

Bien que la résistance ne se réduise pas aux mécanismes de défense du moi, ils y interviennent : par le refoulement, par le bénéfice secondaire de la maladie, etc. De plus, l’attraction du refoulé primaire nécessite un travail particulier de perlaboration, et le sentiment inconscient de culpabilité, une mise au jour des particularités du surmoi. ▶ Les résistances balisent le parcours de la cure, et leur analyse est tissée avec celle du transfert. Ainsi, les espoirs de diminution de sa durée sont limités. André Bompard ! ASSOCIATION, DÉFENSE, PERLABORATION, TRANSFERT RÉSOLUTION En allemand : Entschlossenheit. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, ouverture authentique du Dasein attestée par la conscience. Dans le vouloir-avoir-conscience, le Dasein s’ouvre à l’attestation existentielle de son pouvoir-être authentique et la résolution est cette ouverture insigne constituée par les existentiaux que sont la compréhension, la disposition et le discours : elle est le se-projeter dans l’être-en-dette, prêt à l’angoisse et gardant silence. Le Dasein n’échappe pourtant pas au On qui reste incontournable, mais le saisit comme la situation en laquelle il existe. La résolution advient donc à même le On, permettant une transparence à soi qui n’est pas une position de maîtrise, mais qui fait que le Dasein se conçoit en son ouverture à partir de cette clôture qu’est la mort comme chiffre de sa finitude essentielle. En connexion avec le devancement de la mort, la résolution est ainsi résolution devançante constituant le pouvoir-être-entier du Dasein. Ce pouvoir-être entier trouve ainsi sa dimension existentielle et non plus seulement existentiale, recevant une attestation ontique dans le vouloiravoir-conscience en tant qu’il se décide pour un être-en-dette

incontournable et irréductible à une faute ontique. Il n’y a là nul volontarisme de l’authenticité, car le vouloir doit laisser être la finitude. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (« Être et Temps »), § 60, Tübingen, 1967. ! AUTHENTIQUE, CONSCIENCE, DASEIN, DETTE downloadModeText.vue.download 949 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 947 RESPECT Du latin respectus, « regard en arrière ». PHILOS. MODERNE, MORALE Sentiment qui pousse à traiter quelqu’un avec les égards, la considération, la déférence dus à son mérite, sa position sociale, son âge, son sexe, etc. Kant est le premier à donner une dimension philosophique à la notion, qui devient un concept central de sa philosophie morale. C’est le seul sentiment moral et le seul sentiment d’origine rationnelle. Le respect est respect pour la loi morale. Dans la langue du XVIIIe s., le respect est comme le définit l’Encyclopédie, « l’aveu de la supériorité de quelqu’un » qui peut aller à son mérite ou à sa situation. En l’introduisant dans sa philosophie morale, Kant garde quelque chose de ce sens courant. Le respect est l’aveu de la supériorité de la loi morale sur nos inclinations, de notre raison sur notre sensibilité. Il marque la double nature de l’homme, rationnel et sensible. Comme rationnel l’homme se donne à lui-même la loi morale et s’y soumet librement ; comme sensible, cette soumission s’impose à lui comme une contrainte, qui prive les désirs de leur influence sur la volonté. Le respect est le sentiment qui résulte de la conscience de cette contrainte, de la subordination inconditionnelle de la volonté à la loi. Il se différencie du « sentiment moral » dont la philosophie morale anglaise (Hutche-

son) fait l’origine de la moralité, en ce qu’il n’est pas pathologique mais spontanément produit par un concept de la raison et en ce qu’il n’est pas compris comme cause de la loi morale, mais comme effet de la loi sur le sujet. « L’objet du respect est donc simplement la loi, loi telle que nous nous l’imposons à nous-mêmes, et cependant comme nécessaire en soi. En tant qu’elle est la loi, nous lui sommes soumis, sans consulter l’amour-propre ; en tant que c’est par nous qu’elle nous est imposée, elle est une conséquence de notre volonté ; au premier point de vue, elle a de l’analogie avec la crainte ; au second, avec l’inclination. Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi (loi d’honnêteté, etc.) dont cette personne nous donne l’exemple. »1 ▶ La notion de respect ainsi construite par Kant étant liée au coeur même de sa philosophie morale et en particulier à l’idée, qui va avec le refus de tout sentimentalisme, selon laquelle la morale doit être fondée dans la raison, il ne faut pas s’étonner si, inversement, tous ceux qui refusent ce qu’ils jugent être un rationalisme excessif et mettent en avant d’autres principes fondateurs critiquent cette notion 2. Colas Duflo ✐ 1 Kant, E., Fondement de la métaphysique des moeurs, 1ère section, AK 402, Gallimard, La Pléiade, Paris, t. II, p. 261. 2 Bergson, H., les Deux sources de la morale et de la religion, chap. I. Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pratique, 1ère partie, chap. III, « Des mobiles de la raison pure ». ! IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, RAISON PRATIQUE RESPONSABILITÉ Du latin responsus, de respondere, « répondre ». ANTHROPOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT Faculté de répondre de soi-même, de ses actes, de ses dires. Liée à la maturité, à la faculté de bien juger, la responsabilité n’a pas le même sens selon « devant qui » elle se place. L’éthique aiguise le sentiment d’une responsabilité infinie 1, qui porte toutes les dettes du passé, envisage les souffrances possibles jusque dans le lointain et le futur. Du côté juridique, le problème serait plutôt d’arrêter la responsabilité, de l’impu-

ter, et de couper la chaîne des conséquences d’un acte passé, par la sanction (droit pénal) et par la réparation (droit civil). Au sens du droit, la responsabilité concerne donc les conditions d’imputation de nos actes (ou de nos omissions, car il est des crimes par non-assistance délibérée à personne en danger) et les devoirs liés à un statut (parent, conducteur automobile). Or, cette responsabilité juridique oscille entre deux orientations qui révèlent aussi une structure intime de la responsabilité morale 2. La première, plus téléologique, table sur la visée éthique que le sujet a d’une vie bonne, sur l’estime qu’il a de luimême, pour le responsabiliser et le rendre capable (capacités cognitives, volitives) de contracter un engagement. Au pénal, cela suppose une individualisation des peines, un aménagement dont le sujet soit partenaire, où l’on prenne sa parole au sérieux, où chacun ait des droits et des devoirs. Le sens de la punition est alors préventif, et se fonde sur la capacité des sujets à mesurer ce qu’ils risquent, à calculer le coût de leurs actes – il y a chez Bentham une économie de la peine, et la punition doit être dissuasive sans faire plus de mal que ce qu’elle veut éviter 3. La seconde, plus déontologique, insiste sur une Loi morale égale pour tous : pour Kant, la question de l’utilité de la punition pour le coupable ou pour la société instrumentaliserait les sujets 4. Les punir, c’est faire respecter en eux la liberté du sujet moral (responsable de soumettre ses intentions aux règles du devoir, sans entrer dans le calcul des conséquences). C’est respecter le sujet de droit (responsable de ses actes), même si le sujet de fait est abattu par ce qu’il a fait ou impuissant à faire autrement. Comme chez Lévinas, l’exigence de responsabilité est ici purement illocutoire, et ne se préoccupe pas des conditions perlocutoires de sa réception. Ces deux orientations impliquent des anthropologies différentes. Le danger de la première, en dépit de son pragmatisme et de son parti pris de confiance, est de croire de manière « optimiste » (sans voir la spirale du malheur) qu’on peut tout contractualiser, alors que l’on a parfois affaire à un sujet désarmé, vulnérable, irresponsable. Celui de la seconde, qui sait mettre un écran, une distance, faire passer le sujet derrière un voile d’ignorance et lui donner sa chance, est de ne pas savoir comment passer de ce sujet fragile, dissocié, à un sujet capable, dans tous les sens du terme, de répondre de lui-même, de se déplacer pour dire : « Me voici. » En exagérant, on obtient, d’un côté, un excès de responsabilisation, caractéristique d’une société où il ne devrait y avoir que des individus majeurs et consentants, capables de passer librement des contrats et de tenir leurs promesses (mais on y voit beaucoup d’individus effondrés) ; et, de l’autre, un excès de victimisation, où il n’y a que des « petits », protégés par des

institutions tutélaires, et finalement jamais responsables de rien. Il reste à trouver l’articulation entre la face passive et downloadModeText.vue.download 950 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 948 fragile de la vulnérabilité humaine, et la face active et capable de la responsabilité 5. L’oscillation marquée plus haut, que l’on soit tous responsables de tout (H. Arendt a montré que le projet totalitaire du nazisme final a été d’effacer toute différence entre les criminels et les autres) ou que l’on impute toute la responsabilité à quelques individus (tandis que les autres se lavent les mains), marque aussi le problème de la responsabilité collective et politique. Qui est responsable, par exemple, des nuisances d’une civilisation de la voiture, de ses effets, en termes d’exténuation de ressources rares, de pollution, de laminage de l’espace urbain et des moeurs ? L’incontestable culpabilité des chauffards laisse intacts la responsabilité politique, les intérêts économiques et l’assentiment de tous. Ou bien peut-on imputer à une société pharmaceutique puissante, qui aurait breveté une manipulation du génome, les conséquences éventuellement catastrophiques de cette modification sur l’environnement ? La technique ayant bouleversé les modalités de l’agir humain, et parce qu’à puissance inédite responsabilité inédite, c’est à cette forme élargie de la responsabilité (on est responsable du fragile, du périssable) que nous appellent des travaux récents comme ceux de H. Jonas 6. Olivier Abel ✐ 1 Lévinas, E., Éthique et Infini, Fayard, Paris, 1982. 2 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. 3 Bentham, J., « Principles of Penal Law », in Works, t. I, 1859. 4 Kant, E., Métaphysique des moeurs (1797). 5 Ehrenberg, D., la Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998. 6 Jonas, H., le Principe responsabilité (1979), Cerf, Paris, 1990. ! AUTONOMIE, SUJET RESSEMBLANCE En allemand : Ähnlichkeit, de ähnlich, « semblable ». LOGIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN. Terme utilisé en phénoménologie husserlienne, désignant une des relations possibles, inscrites sous le sceau de

la proximité, entre deux objets, qu’il s’agisse de données sensibles, d’objets perçus, ou encore de sujets, animaux ou humains. Parmi les différentes formes de synthèse qui définissent le processus de la connaissance, la synthèse d’identification est bien entendu la plus complète, qui permet de mettre en relation deux objets au sens large jusqu’à produire leur unité identique 1 ; à la différence de celle-ci, les synthèses dites associatives (passives) 2 génèrent des relations de proximité qui ne vont pas jusqu’à l’identité, mais laissent subsister différences, contrastes et distances. Telle est la relation de ressemblance, qui correspond au degré inférieur de l’association, et qui s’applique aussi bien aux objets primairement sensibles qu’aux sujets dans la relation intersubjective empathique. Natalie Depraz ✐ 1 Husserl, E., Sur la synthèse passive, J. Millon, Grenoble, 1998. 2 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Vrin, Paris, 1932 ; Expérience et jugement, PUF, Paris, 1970. ! ASSOCIATION, IDENTITÉ, SIMILITUDE PSYCHANALYSE ! ONOLOGIE RESSENTIMENT De ressentir. MORALE, PHILOS. RELIGION Disposition assez stable qui fige un rapport purement réactif de l’homme au monde et le porte à la rancune. Le remords est le mouvement même de l’âme coupable, qui se reproche inlassablement le mal qu’elle a causé : « Le souvenir de mes actions bonnes ou mauvaises me fait un bien être ou [un] mal être durable plus réel que celui qui en fut l’objet ; ainsi les plaisirs d’un moment m’ont souvent préparé de longs repentirs ; ainsi les sacrifices faits à l’honnêteté et à la justice me dédommagent tous les jours de ce qu’ils m’ont une fois coûté et pour de courtes privations me donnent d’éternelles jouissances. » 1. Et la punition, dans un monde où ils connaissent tous les succès, réside dans les mêmes remords qu’ils finiront bien par s’adresser. Le ressentiment est un tel choc en retour, qui inscrit la conscience morale dans un mouvement d’interminable retour sur soi. L’homme du remords

(au plan moral) ou du ressentiment (au plan psychologique) ne peut jamais oublier. En somme, le ressentiment pose la question de l’usage moral de la mémoire. Nietzsche distingue entre la personnalité saine, qui demeure active en ses réactions, et le décadent qui ne peut produire une telle réponse face aux excitations du dans le processus de contrôle des réactions, la un rôle essentiel, car elle peut constituer une de régénérescence. Elle peut se faire « faculté pour éliminer les traces purement réactives. Au

dehors. Or, mémoire joue force positive active d’oubli » contraire, le

ressentiment désigne une invasion de la conscience par les souvenirs qu’elle rumine : « L’homme chez qui cet appareil d’amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique – il n’arrive plus à “en finir” de rien. »2 L’homme du ressentiment, au fond, n’est plus capable de vouloir, c’est-à-dire de produire de nouvelles possibilités. La dimension morale du ressentiment engage donc une psychologie qui éclaire le statut spécifique de la conscience. Le tort de la psychologie critiquée par Nietzsche est de ne pas découvrir l’aspect actif et positif de l’oubli. On doit à Deleuze 3 d’avoir dégagé la proximité de ces thèses de la Généalogie de la morale avec l’hypothèse topique examinée (avec précaution) par Freud. Dans le système inconscient, la trace est presque immuable, au lieu que la conscience, au terme d’une certaine évolution, est devenue « apte uniquement à recevoir de nouvelles excitations ». Le ressentiment s’oppose en réalité à la conscience, comme activité. L’homme du ressentiment est haineux, d’une haine qui sanctionne la sclérose de la conscience, c’est-à-dire la rapidité avec laquelle les excitations se figent en lui : « On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les choses s’approchent indirectement de trop près. »4 L’esprit de vengeance, selon Nietzsche, acquiert sa véritable forme, qui s’applique au ressentiment comme à sa matière, avec la figure du prêtre (juif puis chrétien), « l’homme qui change la direction du ressentiment » 5. Car c’est en luimême que l’homme réactif trouve finalement la cause de sa souffrance. Le moment chrétien définit alors le passage downloadModeText.vue.download 951 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 949 du ressentiment à la mauvaise conscience – mais dans cette transformation, le ressentiment dépasse le niveau psycholo-

gique pour désigner le simple substrat de la culpabilité, qui engage la dimension rationnelle du sujet moral. André Charrak ✐ 1 Rousseau, J.-J., Lettres morales, lettre IV. 2 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 2e dissertation, § 1. 3 Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, « Ressentiment et conscience ». 4 Freud, S., la Science des rêves ; « Ecce homo », I, 6. 5 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation. ! CONSCIENCE, CULPABILITÉ, INCONSCIENT, MÉMOIRE RETOUR (ÉTERNEL) ! ÉTERNEL RETOUR RETRAIT En allemand : Verborgenheit. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, à la fois l’être en tant qu’il se réserve ou se retire et l’essence privative de la vérité comprise comme non-voilement. En tant qu’elle est la méthode de l’ontologie, la phénoménologie doit faire voir le phénomène de l’être comme ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre pas, se tenant donc en retrait de l’étant tout en lui appartenant essentiellement. L’être n’est pas quelque chose se cachant derrière les choses, mais ce qui se retire en étant le transcendens par excellence, selon une transcendance horizontale, immanente à l’étant. L’étant doit ainsi toujours être arraché à un retrait, conformément à l’entente grecque de la vérité comme aléthéia. Le phénomène qu’il faut faire ainsi apparaître est le phénomène de l’être en tant que tel, qui ne se trouve pas derrière l’étant phénoménal mais se cache pourtant dans le dévoilement de celui-ci. Il s’agit donc de faire voir le retrait de l’être comme ce qui est à voir dans ce qui se voit, mais ne se voit pas de prime abord. Or, le phénomène de l’être est aussi le sens de l’être, son ouverture. L’être est le sens, ce qui n’est pas dit dans ce qui est dit, et la phénoménologie est une herméneutique qui doit être reconduite vers une analytique existentiale, car seul le Dasein se caractérise par une compré-

hension de l’être. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (« Être et Temps »), § 7, Tübingen, 1967. Heidegger, M., Vom Wesen der Wahrheit (« De l’essence de la vérité »), Frankfort, 1976. ! ÊTRE, FONDEMENT, SENS, VÉRITÉ RÊVE Par dérivations successives, du latin vagus, « vagabond ». En allemand : Traum, apparenté à trügen, « tromper ». Le problème du rêve – qu’il soit interrogé en neurobiologie, en psychologie ou en psychanalyse – est de savoir quel sens on peut donner à cette activité et à ces contenus. PSYCHOLOGIE Activité imaginative lors du sommeil (à 80 % lors du « sommeil paradoxal », SP, voisin de l’éveil), avec illusion d’une réalité vécue. L’inscription du rêve dans le sommeil (par opposition à la rêverie et aux autres « états de conscience modifiés ») ainsi que la découverte neurophysiologique du SP (Kleitman, Magoun) ont fait du rêve la cible d’une tentative exemplaire de réduire l’activité imaginative du rêve (culturellement chargée de sens) à l’épiphénomène d’un phénomène cérébral. Le rêve serait l’activation aléatoire du raphé médian (et d’autres régions du pont et du bulbe), laquelle serait cause des mouvements oculaires rapides (MOR) [Jouvet] et qui, à l’encéphalographie, coïnciderait avec des salves ponto-géniculo-occipitales (PGO) [Jeannerod]. La neurobiologie exacte des faits est encore en débat. Mais elle renouvelle déjà la problématique de l’idéation onirique, marquée au XIXe s. par l’associationnisme (Maury), sur deux points cruciaux : 1. si les salves PGO sont aléatoires, il est difficile d’imaginer un plan, et donc une intentionnalité sémantique interne dans l’activation des centres corticaux visuels et de l’amygdale, à la base des images du rêve ; 2. la destruction du locus coeruleus permet d’objectiver, chez le chat, des actions spécifiques de son espèce (comme l’attaque d’une souris fictive), dans la mesure où sa motricité n’est alors plus inhibée lors du SP. Ce qu’on voit en rêve, ce serait donc ce qu’on ferait si l’on

n’était pas endormi. Or Freud, s’il supposait déjà que le rêve remplaçait l’action, défendait la cohérence du sens du rêve, malgré les déformations. L’étude expérimentale du rêve chez l’animal se heurte au problème du récit de rêve chez l’homme, pour qui l’illusion d’avoir personnellement vécu ce qu’il a rêvé vient au premier plan. La cohérence de certains récits est-elle un artefact dû à l’éveil du narrateur ? Le « rêve lucide », enfin, où le rêveur a conscience qu’il rêve mais ne se réveille pas, laisse penser que des phénomènes intentionnels se déroulent en rêve. Or, comme l’a remarqué Malcolm, dire « je rêve » est normalement aussi impossible que dire « je suis mort » : le jeu de langage du récit de rêve ne permet donc pas de donner pleine valeur d’actualité (typiquement liée à l’indicatif présent) à des énoncés comme « je perçois, ou je crains, A, en rêve ». « Rêve » cérébral et rêve « à raconter » semblent ainsi mal s’ajuster. Pierre-Henri Castel ✐ Jouvet, M., le Sommeil et le rêve, Odile Jacob, Paris, 1992. Malcolm, N., Dreaming, Londres, 1959. ! PSYCHANALYSE PSYCHANALYSE Réalisation (voilée) d’un voeu (refoulé). Alors que le rationalisme scientiste tenait le rêve pour un processus physique ou pour un processus trop subjectif pour mériter l’attention, Freud le considère comme la « voie royale vers l’inconscient » 1. Dans l’Interprétation des rêves, il propose des outils pour comprendre l’inconscient, tout en revenant aux auteurs antiques et aux traditions populaires (le rêve est intelligible) – à cette différence près que le travail d’interprétation revient au rêveur, aidé par l’analyste. Dans le rêve, le voeu refoulé est satisfait sur le mode hallucinatoire. Le travail d’interprétation du rêveur consiste à retrouver, par associations, à partir des éléments du rêve downloadModeText.vue.download 952 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 950 (contenu manifeste), les pensées du rêve (contenu latent) et le ou les voeux infantiles qui en sont le moteur. Ce travail est l’inverse du « travail du rêve », qui opère par condensation, déplacement, mise en scène, figuration, élaboration secon-

daire, et surmonte ainsi la censure. Les rêves traumatiques, qui répètent une expérience de déplaisir et objectent à la théorie, sont intelligibles dans le cadre des pulsions de vie et de mort 2. ▶ Freud donne la preuve par le rêve de l’existence de processus psychiques inconscients. Si, chez Descartes, l’argument du rêve servait à mettre en cause la réalité de la sensation, elle permet à Freud de déterminer les contours de la « réalité psychique ». D’où une autre manière de penser, à l’oeuvre dans les psychopathologies, dans la vie quotidienne aussi bien que dans la culture (mythes, religions et créations artistiques usent de la rhétorique de l’inconscient). La neurophysiologie a, en partie, intégré l’acquis freudien, et l’expérience des chats de Jouvet 3 pourrait bien marquer la réhabilitation, cette fois du côté des sciences du vivant, d’une conception du rêve que Freud décelait dans la tradition populaire : « À quoi rêve la poule ? Aux graines de millet. » Jean-Marie Duchemin ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G. W. II / III. L’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G. W. XIII. « Au-delà du principe de plaisir ». Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1967. 3 Jouvet, M., le Sommeil et le Rêve, Odile Jacob, Paris, 1992. ! CONDENSATION, DÉPLACEMENT, DÉSIR, ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, MORT, PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÉALITÉ, REFOULEMENT, SCÈNE, VIE, VOEU RÉVÉLATION Du latin revelatio. GÉNÉR. Dévoilement d’une vérité, manifestation d’une dimension de réalité. Le sens premier de ce terme est religieux. Par la révélation, Dieu a communiqué une vérité aux hommes. L’ambiguïté de la révélation est qu’elle rend visible tout en demeurant mystérieuse. Il s’agit alors de décrypter des signes et de les interpréter. Spinoza dans l’analyse qu’il propose de la prophétie réduit le domaine de la révélation : « Nous affirmons donc que, sauf le Christ, personne n’a reçu de révélation de Dieu

sans le secours de l’imagination, c’est-à-dire sans le secours de paroles et d’images, et en conséquence que, pour prophétiser, point n’est besoin d’une pensée plus parfaite, mais d’une imagination plus vive » 1. Un des problèmes de la philosophie religieuse est de concilier cet ordre de la révélation avec l’ordre de la raison. Problème auquel Pascal se confronte quand il oppose connaissance de la vérité par le coeur et connaissance de la vérité par la raison : « C’est le coeur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au coeur, non à la raison » 2. Elsa Rimboux ✐ 1 Spinoza, B., Traité théologico-politique, chap. 1, éd. Appuhn, Flammarion, Paris, 1965, p. 38. 2 Pascal, B., Pensées, 481, in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954, p. 1222. ! FOI, RELIGION, VÉRITÉ RÉVISIONNISME Terme apparu dans le contexte politique marxiste au début du XXe s. GÉNÉR., POLITIQUE Ce terme a un double sens : dans la pensée socialiste, c’est le nom donné au réformisme de Bernstein qui pense qu’il faut réviser les thèses de Marx en fonction de l’évolution politique, économique et sociale. Dans le cadre de la discipline historique, en France, ce terme désigne la position idéologique qui minimise le génocide des juifs par l’Allemagne nazie et qui prétend réviser l’histoire sur ce point, jusqu’à parfois en nier l’existence : le révisionnisme devient alors négationniste. Si l’écriture de l’histoire est par définition révision, interrogation critique des sources et documents, le révisionnisme lui est une entreprise de déréalisation de l’histoire, comme l’a montré Vidal-Naquet 1. Elsa Rimboux ✐ 1 Vidal-Naquet, P., Les assassins de la mémoire, La Découverte, Paris, 1987.

! HISTOIRE, MARXISME RÉVOLTE Du bas latin volvitare, « tourner », via l’italien médiéval rivoltarsi, « se retourner ». MORALE, POLITIQUE Réaction, individuelle ou collective, à une situation de soumission qu’on estime insupportable. Elle implique donc un jugement moral, articulé à une décision pratique de s’engager dans une opposition à ce qui est. Par là, la révolte se distingue autant de la révolution, qui dépasse le sursaut existentiel pour envisager une transformation pratique du monde, que de l’indignation, qui est un simple jugement moral sans engagement politique. Elle est toutefois inspirée par un tel jugement, qui affecte la façon dont l’individu se rapporte à son monde 1. La révolte est donc une contestation d’abord individuelle, qui ne vise que la suppression d’un objet révoltant, et non la révolution intégrale du monde éthique. Le révolté réagit à la soumission, en présentant au maître son visage plutôt que son dos. « Faire face » : la révolte se pense comme un affrontement dont le premier pas consiste à braver le maître afin de l’obliger à partager sa propre conscience morale, c’est-à-dire en dernière analyse à poser ses valeurs à l’intérieur du champ déterminé par le révolté 2. La révolte est donc, dans son principe, le déplacement d’un rapport de forces politique vers un terrain de contestation morale : ce principe est même constitutif de l’« être au monde » du révolté, qui n’est pas un révolutionnaire, car il ne se libère que dans et par la pensée 3. Dans ses effets, toutefois, la révolte affecte la domination elle-même : en tant qu’elle impose de comprendre la position du maître comme un effort particulier contre lequel elle se plante pour sa part comme un effort égal, elle démasque l’illusion d’un fondement naturel de la soumission, et elle la désigne comme une exploitation assise sur un art politique 4. En outre, elle a vocation downloadModeText.vue.download 953 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 951 à s’étendre vers une conscience collective (ainsi, la révolte de Paul contre la loi juive ose le risque de la confrontation

et cherche à fédérer les consciences). Pour autant, elle ne s’identifie pas à l’insurrection : l’insurgé vise une révolution et se perçoit comme avant-garde, il est doté d’une conscience de soi politique (conscience de classe), alors que le révolté n’est légitimé que par sa conscience morale. La révolte est, en fait, un passage ; c’est le moment où un jugement de valeur produit par cette conscience morale fait irruption sur la scène politique. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Camus, A., l’Homme révolté. 2 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, I. 3 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, IV, B, 1, « Le stoïcisme », et 3, « La conscience malheureuse ». 4 Marx, K., Manifeste du Parti communiste, I. Le droit de révolte a-t-il un sens ? On se révolte, alors qu’on fait la révolution. On se révolte contre Dieu ou contre l’État, spectres lointains propices à une activité critique en quête de prolongement dans la pratique, mais on se mutine contre leurs représentants immédiats. Prise dans sa notion simple, la révolte est à mi-chemin entre les problématiques de la critique et de l’action. Elle est un sentiment dont les relations exactes avec l’action révolutionnaire sont à définir. Se révolter n’est pas encore agir, c’est être dans une forme de revendication aux conséquences multiformes : la populace d’un côté, le réformisme de l’autre. La révolte est une crise dont la cause relève d’une privation, d’un manque ou d’une absence : se révolter, c’est signifier à l’autorité qu’elle manque de justice. C’est, en quelque façon, opposer à l’ordre du droit celui d’un droit supérieur : le droit naturel défini par l’École moderne des jusnaturalistes comme l’expression d’un système rationnel et universel de lois qui s’attachent à conserver les déterminations d’égalité et de respect propre au genre humain. Lorsque le droit positif entre en conflit avec le droit naturel, chacun est fondé à recourir à l’instrument subver-

sif qui consiste à sortir de la légalité pour en dénoncer l’injustice. D e fait, il peut paraître illusoire de vouloir faire de la révolte un droit. Toute révolte se présente nécessairement comme le contraire d’un droit, puisqu’elle prétend instaurer une relation dialectique, historique, entre un être-là du droit positif que l’on juge injuste, et un devoir-être du droit plus conforme à l’inscription de la morale dans la praxis politique. Elle n’est pas un droit naturel, puisqu’elle se présente comme l’opération critique par laquelle on manifeste son absence ici et maintenant. La contradiction majeure du droit de révolte, qui en fait une véritable alliance de mots, c’est que, pour faire advenir le droit, il s’autorise à le détruire dans sa forme existante. La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, pièce fondatrice et contradictoire, énonce les droits imprescriptibles du genre humain, prolongeant ainsi l’opposition classique entre droit naturel et droit positif. Mais la relation exacte entre cette proclamation et les Constitutions existantes demeure problématique, même si elle est posée comme le but final des Constitutions, leur limite idéale. Tout le travail de réflexion mené par Kant autour de la question du droit est situé dans un horizon semblable, et c’est à bon droit que l’auteur du Projet de paix perpétuelle a été salué comme l’initiateur d’une conception moderne du droit. Entre la moralité et le droit positif, il y a l’art si particulier qui consiste à rédiger une Constitution. Entre les formules universelles attachées au genre humain, et celles, plus restreintes et resserrées, qui tentent de donner forme aux relations concrètes de droit entre les individus à l’intérieur de la communauté formée par la nation, subsiste un hiatus que seule l’histoire, malgré l’allure bigarrée, incohérente et souvent guerrière que se donne le présent, l’actuel, doit pouvoir combler. Ainsi, l’histoire est bien, selon Kant, le théâtre d’une ruse de la raison comme de la nature : secrètement, à l’insu de tous ses acteurs, l’histoire possède une fin exactement déterminée par la moralisation progressive du droit, par le passage insensible de la Constitution réelle à la Constitution naturelle ou idéale. Le droit, dont l’expression la plus immédiate est toujours subjective (« mon » droit, revendiqué comme tel), est moralisable et, de ce point de vue, il n’est ni nécessaire ni souhaitable de vouloir sortir du droit pour l’amender. L’optimisme politique de Kant est aussi immédiatement un légitimisme sans faille.

LA POPULACE A ucun philosophe du droit n’a eu de mots plus durs que ceux de Kant à l’égard de la Révolution française. Le droit de révolte, Pöbel ou « populace », n’a pas sa place dans un État de droit : « [...] Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en acte le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement-même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de l’État, ont violé jusqu’au contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu’ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n’en demeure pas moins qu’il n’est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c’est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n’a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé qu’il en ait le droit, et justement le droit de s’opposer à la décision du chef réel de l’État, qui doit décider de quel côté est le droit ? » 1. La révolte n’est pas seulement le contraire du droit, elle en est l’exacte négation. Ainsi, il est vain de faire appel, dans l’immédiateté du sentiment d’injustice, à un droit plus moral que le droit positif. Le droit existant est, pour une Constitution donnée, la seule source d’autorité et de légitimité. Contester un régime, fût-il tyrannique, est un crime. Comment comprendre cette proposition ? Si on l’inscrit dans le cadre pratique de la philosophie de Kant, la révolte est un procédé impossible à universaliser, parce qu’il rend caduc tout contrat de gouvernement. Un droit constitutionnel qui autoriserait, au titre de l’un de ses articles préliminaires, le renversement du souverain, n’est ni consistant ni efficace. Il ruine ce à quoi tout droit doit être attaché : la définition d’une societas. C’est downloadModeText.vue.download 954 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 952 au souverain lui-même, pas à la rue, qu’il faut confier le soin de passer d’un régime juridique à un autre. L’histoire montre, selon Kant, qu’il en a toujours été ainsi lorsque les Constitu-

tions n’ont pas été imposées par la guerre (relation externe entre nations), mais par l’amélioration des conditions juridiques qui font advenir la morale dans le politique. Ce crime inouï que fut la Révolution française comporte, selon Kant, l’indice le plus contemporain de l’autodéploiement de la morale dans le droit : la véritable Révolution a eu lieu aux états généraux, lorsque, par un transfert interne des équilibres fragiles de la puissance exécutive, le pouvoir a fui le corps fourbu de l’Ancien Régime. La suite n’est, alors, qu’une révolte illégitime, une criminelle sortie du droit, dans la mesure où ni l’éviction de la monarchie ni surtout la condamnation du citoyen Capet, anciennement « Louis le Seizième, Roi de France », n’étaient des conditions nécessaires au mouvement révolutionnaire. Ainsi, 1789 fait advenir la morale dans le droit, sans qu’un quelconque droit de révolte, sanctionnant tout à la fois l’impatience et l’ignorance de la foule, puisse avoir droit de cité. LE DROIT ABSTRAIT L a société civile obtient l’adhésion de la particularité à l’universel par le biais de la police et de la corporation. Elle évite ainsi la « populace » (Pöbel), qui est cet état de révolte par lequel l’individu perd l’honneur qu’il y a de « subsister grâce à son activité et à son travail », affirme Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit 2. Ce n’est pas la pauvreté, mais la représentation de la pauvreté comme quelque chose d’intolérable qui fait se désolidariser l’individu de son état : il ne se reconnaît plus dans la société civile. Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel analyse la Terreur comme le moment encore abstrait de l’avènement du droit. Quelque chose de la forme universelle du droit est apparu, dans l’aube révolutionnaire particulièrement lumineuse, qui ne possédait cependant pas encore la forme d’une réalité. Toute réalité doit être une pièce concrète, exister dans les représentations à la façon d’une substance concrètement partagée et vécue : l’idéal de la citoyenneté révèle, dans la Terreur, son caractère étranger aux « moeurs », ce que Hegel nomme Sittlischkeit et qui ne s’accomplira selon lui réellement, effectivement, que dans l’État moderne allemand. La « furie du détruire » (ibid.) s’empare du maître révolutionnaire, qui ne se conçoit plus comme un soi universel, mais comme un soi qui est un. Ainsi la révolte est-elle une fois de plus renvoyée à une forme pauvre, dévalorisée, de l’action historique et politique. La Révolution française est la première lueur de l’État moderne en train d’advenir, cet État qui était déjà tout entier dans l’opposition entre Antigone et Créon, entre les lois privées et les lois publiques. Mais le cortège de soubresauts et de violences qui l’accompagnent ne portent aucunement le sens d’une révolution, seulement celui par lequel l’individualité perd le lien organique qui le tient à la particularité, puis à l’universel. Seuls les grands hommes savent ce que veut leur époque. Les médiocres acteurs de leur temps, eux, ne le voient passer que sur le mode de l’abandon à leur « état » (Stande) ou de la révolte stérile. Se pose alors le problème crucial de la compétence diagnostique. Qui, si, comme l’affirme Rousseau dans le Contrat

social, le « peuple veut le bien mais ne le voit pas » 3, saura faire évoluer le droit dans un sens qui saura durablement le préserver de la contestation morale, dont la sédition la moins fondée peut tenter de se prévaloir ? Comment, en d’autres termes, distinguer la révolution de palais, le coup d’État, d’une authentique revendication morale exprimée dans l’agir révolté ? Toute révolte est en puissance une simple sédition dans l’ordre politique. La sédition est l’une des pentes naturelles du contrat de gouvernement, elle exprime le caractère nécessairement dévoyé de l’association politique, qui, si elle définit bien pour l’homme une seconde nature, ne dissimule que très mal le caractère anthropologiquement contradictoire de la société. La révolte consiste donc dans l’accomplissement d’une opposition entre les parties abstraitement agrégées au corps social, et qui tendent à s’en séparer. Rousseau évoque lui-même, dans le Second discours, la possibilité selon laquelle le pacte ne soit qu’un contrat de dupe passé par une faction (les riches) contre le peuple afin de préserver les avantages d’une caste 4. LA RÉVOLTE, ART MINEUR F . Châtelet montre bien que l’opposition traditionnelle – inspirée, selon lui, par l’idéalisme politique et servant ses intérêts – entre révolte et révolution, laisse de côté la détermination des contours originaux de la révolte 5. De cette opposition, la notion de révolte sort affaiblie, car elle ne se présente, tout comme dans les textes majeurs de la théorie marxiste, que comme une étape préparatoire, insuffisante et circonscrite éventuellement à l’intimité d’un sentiment ou d’une prise de conscience, à la révolution elle-même. Contre la dramaturgie vaine de A. Camus 6, contre la « révolte radicale » dessinée par H. Marcuse 7, Châtelet veut vider la révolte de toute signification médiate. Symptôme qui, en lui-même, ne présage pas du cours de l’histoire, la révolte est un indicateur des contradictions. Elle n’est pas, comme l’indique l’Idéologie allemande et sa critique de la critique de l’égoïsme, un simple prélude historique aux grandes transformations de la praxis révolutionnaire. D’une certaine façon, l’État a tout intérêt à garantir l’espace critique de la révolte, parce qu’alors la puissance dévastatrice dont elle a été régulièrement l’annonce ou l’indication dans l’histoire se trouve rapportée à un indicateur de la capacité d’endurance maximale des citoyens face aux carences dans la garantie de leurs droits. Réduite ainsi à l’expression d’une force qui diffère totalement de l’action, dans la mesure où elle ne débouche pas nécessairement sur un rapport de force (mais peut rester latente dans un malaise social encore mal étudié), la révolte n’est plus, aujourd’hui, adéquatement exprimée par la lutte concrète. Cette fonction radicale de renversement ne lui serait acquise que dans les domaines où la critique contient sa conséquence

pratique : la négation et le renversement. Ce serait encore, selon Marcuse, le cas des avant-gardes de l’art contemporain 8. Or, même dans ce domaine, l’outrance révoltée et rebelle ayant exploré toutes les méthodes de dérèglement, peut-on encore penser la révolte comme une catégorie liée à l’action ? On peut en douter. FABIEN CHAREIX ✐ 1 Kant, E., Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien (1793), Vrin, Paris, p. 42. 2 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, § 244, Gallimard, Paris, 1989. 3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, 7 et 8, et III, X (pour la pente à dégénérer qui est celle du gouvernement), Gallimard, Paris, 1964. downloadModeText.vue.download 955 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 953 4 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes. 5 Châtelet, F., art. « Révolte », in Encyclopaedia universalis, édition 2001. 6 Camus, A., l’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951. 7 Marcuse, H., Contre-révolution et révolte, trad. D. Coste, Seuil, Paris, 1973, pp. 75 et suiv. 8 Ibid. RÉVOLUTION Du latin revolutio, « déroulement ». En allemand : Umwälzung ; en anglais : revolution. Le terme « révolution » s’applique d’abord au cours des planètes. En politique, en revanche, il désigne – du moins dans son acception courante, un bouleversement, un changement violent, qu’exprime le mot allemand Umwälzung. La tension entre ces deux sens, entre lesquels se situent nombre d’usages métaphoriques, implique une mutation des paradigmes de la pensée : à une conception cyclique de l’univers se substitue une conception historique linéaire dans laquelle la « révolution » représente une césure et un nouveau commencement. Tardif, le sens politique de « révolution » reste souvent investi par des références astronomiques, voire astrologiques. Le terme de révolution, en dehors de sa référence à des conjonctures ou théories politiques précises, a donc un champ d’emplois large et vague s’étendant jusqu’à la philosophie des sciences et l’épistémologie.

POLITIQUE Littéralement et étymologiquement, cycle. Terme d’astronomie qui acquiert un usage politique dans les débats sur les révolutions anglaise et française. Les origines : phénomène naturel ou événement politique ? Le verbe latin revolvere n’a aucune connotation politique ; le substantif revolutio ne s’applique lui-même au Moyen Âge qu’au mouvement des planètes. Pour les bouleversements politiques le latin utilise des paraphrases comme mutatio rerum, commutatio rei publicae, ou des termes certes plus précis, comme conversus, perturbatio, conjuratio, seditio, mais qui ne recouvrent en rien l’acception moderne de « révolution ». Lorsqu’il s’applique au monde antique, le terme « révolution » est toujours rétrospectif 1, il inspire même, mais significativement à partir du XIXe s., un genre historiographique à part entière motivé par la comparaison des luttes contemporaines avec des événements antiques 2. Jusqu’au XVIIe s. inclus, les usages politiques ne se rencontrent qu’incidemment (au XIVe s., chez les historiens florentins G. et M. Villani : « la subita revoluzione fatta per gli cittadini di Siena »3 ; au XVIe s., chez Varchi, qui appelle l’expulsion des Médicis en 1527 « Revoluzione di Venerdi »4). « Le mot “Révolution” brille par son absence là même où l’on s’attendrait le plus à le trouver, c’est-à-dire dans l’histoire et la théorie politique des débuts de la Renaissance italienne. Il est frappant que Machiavel parle encore de mutatio rerum », bien que la mutazione del stato ait déjà chez lui une portée politique considérable puisqu’elle implique l’appel à la création d’une identité politique italienne 5. Le sens dominant est astronomique (cf. Copernic : De Revolutionibus Orbium Celestium Libri, 1543) ; il désigne le mouvement régulier des corps célestes, hors de l’influence des hommes. Par extension révolution désigne « le temps et la mesure de la duration d’une chose » 6. Cette « révolution de temps »7 correspond à une vision cyclique. Au sens figuré, Montaigne parle des « révolutions et vicissitudes de la fortune » 8. C’est encore ainsi qu’il faut entendre le terme chez Bossuet lorsqu’il évoque dans ses sermons les « fatales révolutions des monarchies », les « révolutions des empires » 9. Cette conception relève encore de la metabolè de Platon, la « transformation naturelle » des formes de gouvernement, ou de la politeiôn anakuklôsis de Polybe, le « retour cyclique » kata phusin, en accord avec la nature, de formes connues en vertu de la même loi cosmique que celle qui régit le mouvement des astres 10. Certes, le sens politique semble s’affirmer en liaison avec la Glorious Revolution anglaise de 1688, que Hume appelle « that famous revolution which has had such a happy in-

fluence on our constitution » 11, mais en réalité cette dernière est encore comprise comme un bouleversement naturel 12. Elle est, de fait, la restauration du pouvoir monarchique ! Si Montesquieu formule en quelque sorte la première théorie politique de la révolution, en la distinguant clairement de la simple guerre civile 13, le XVIIIe s. n’accorde généralement au terme une signification politique que corollairement à un usage très large, au sens de « bouleversement ». L’article « Révolution » de l’Encyclopédie ne traite que de la révolution anglaise, l’article « Encyclopédie », rédigé par Diderot en 1755, entend par là les grands bouleversements qui transforment la civilisation 14, les « grands changements qui arrivent dans le monde », comme dit encore Condillac en 176815. Sans doute faut-il même entendre ainsi l’avertissement de Rousseau : « Nous nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions » 16. La spécificité du concept de révolution semble se réduire à l’anecdote selon laquelle le Comte de La Rochefoucauld-Liancourt, par ailleurs un adepte de Rousseau, aurait objecté à Louis XVI : « Non Sire, ce n’est pas une révolte, c’est une révolution ». Dans l’Influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe 17 qu’il publie trois ans avant la prise de la Bastille, il est manifeste que Condorcet ne perçoit pas ce qui va distinguer la Révolution française de la Révolution américaine. Ce qu’elles ont en commun est de se concevoir toutes deux comme devenir positif du droit naturel et non comme un simple changement de régime. Mais tandis que la révolution américaine eut pour enjeu l’indépendance des États-Unis et l’établissement sur le sol américain d’institutions durables répondant aux attentes des colons 18, selon Robespierre « la Révolution française est la première qui ait été fondée sur la théorie des droits de l’humanité et sur les principes de la justice » 19. La révolution américaine prend sa source dans la tradition anglo-saxonne libérale du droit naturel, qui part de Locke 20. Les droits naturels à la liberté, à la vie et à la propriété sont désormais garantis par des droits civiques ; il « suffit de supprimer le pouvoir répressif pour que les principes de la Société deviennent actifs et donnent naissance à un gouvernement qui serve le développement spontané de la Société, de la Civilisation et du Commerce » 21. La révolution bourgeoise telle que la conçoit T. Paine consiste à « laisser le commerce travailler librement [...] et il provoquera dans les États non développés une révolution » 22. La Révolution française, en revanche, envisage un changement de constitution réorganisant l’ensemble de la société. Lorsqu’il déclare devant l’Assemblée nationale que la révolution n’est réalisée que pour une moitié, Robespierre anticipe la conception marxienne selon laquelle la révolution bourgeoise n’a émancipé que les citoyens propriétaires : « Après juin [1848] la révolution signifiait le renversement de la société civile alors qu’elle avait signifié avant février le renversement d’une

forme d’État » 23. La déclaration de Paine, en revanche, signifie downloadModeText.vue.download 956 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 954 que si on laisse faire la nature, le cours naturel des choses rétablira des rapports conformes à l’ordre naturel. En ce sens, comme l’a particulièrement souligné H. Arendt, la Révolution française a introduit dans la compréhension de la « révolution » le sens d’un commencement absolu. « La conception moderne de la Révolution [est] inextricablement liée à l’idée que le cours de l’Histoire, brusquement, recommence à nouveau, qu’une histoire entièrement nouvelle, une histoire jamais connue ou jamais racontée auparavant, va se dérouler. » 24 Le « droit à la révolution » La signification politique du concept de révolution s’est taillée peu à peu sa place en philosophie politique, dans la mouvance de la transformation du droit naturel. Comme les déclarations françaises des droits de 1791 (article 2) et de 1793 (article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »), la Déclaration d’indépendance des ÉtatsUnis d’Amérique inclut le droit à la résistance contre l’oppression. La notion de droit de résistance est déjà présente dans la conception hobbesienne du contrat social, qui repose sur l’idée que la légitimité du souverain est liée à sa capacité à assurer la sécurité des sujets qui lui en ont confié le soin et que ces derniers peuvent dénoncer le contrat lorsqu’il ne remplit pas cet engagement 25. Il en va de même pour Rousseau : « L’émeute qui finit par étrangler un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposent la veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse. » 26. Cette conception a mûri dans toute la tradition du droit naturel rationnel, chez Pufendorf comme chez Wolff. Elle remonte même au droit naturel chrétien et notamment à la distinction que fait Thomas d’Aquin entre le tyran ex defectu tituli et le tyran ex parte exercitii. Le premier règne sans légitimité légale, le second règne contre le bien général. Dans les deux cas, quoique avec de nombreux attendus, toute la pensée politique du Moyen Âge et de la Renaissance reconnaît le droit à la résistance et même au ren-

versement du tyran. Si la rébellion (seditio) est certes en principe interdite, une révolte contre un tyran n’est précisément pas une seditio puisque c’est bien plutôt le tyran qui n’est pas en règle avec le droit. Tous ces arguments, et notamment la distinction entre le pouvoir légal (rechtlich) et le pouvoir légitime (rechtmässig), sont repris par le droit naturel rationnel. La légitimité l’emporte toujours sur la légalité et que, fondée en dernière instance sur la morale, elle justifie l’abolition d’un ordre certes légal mais injuste. Cette évolution débouche sur un « droit naturel révolutionnaire » représenté tout particulièrement par les Jacobins allemands et par la justification fichtéenne de la révolution française au nom du droit naturel 27. Le droit à la révolution fut introduit dans la Constitution du 24 juin 1793 par Robespierre ; il disparaît de la Constitution du Directoire en septembre 95. Le point essentiel est la façon dont il a été justifié puis aboli et c’est très précisément sur ce terrain qu’argumente le jacobin allemand Ehrard. Il ne s’agit pas pour lui d’un droit positif mais d’un devoir résultant d’un droit naturel. C’est un « droit aux Lumières », qui est fondé sur le devoir de s’éclairer 28. La raison est en effet indissociable de la nature humaine. Tout peuple possède un droit à la révolution lorsqu’il est empêché par le gouvernement établi (lequel est alors certes légal mais non légitime) de réaliser son droit aux Lumières et à la majorité. Reprenant à son compte des distinctions qui existaient déjà dans la tradition du droit naturel, Ehrard distingue la révolution de la rébellion et de l’insurrection. Le critère est l’universalité. Une insurrection ou une rébellion, même si elles se parent du qualificatif de révolution, sont illégitimes lorsqu’elles sont animées par des motifs particuliers, y compris la vengeance ou la revanche. Seule une « révolution du peuple » (à la différence d’une « révolution au moyen du peuple » – allusion à l’évolution de la Révolution française) est légitime car elle seule est motivée par les droits de l’homme et accomplie au nom de buts universels. Par là Ehrard, qui argumente en termes ostensiblement kantiens, ne dépasse pas seulement la séparation kantienne entre le droit (positif) et le maintien de l’obéissance d’une part, la morale et le droit naturel à la liberté d’autre part. Il annonce l’argumentation hégélienne puis marxienne en s’interrogeant sur le devenir universel du particulier, sur la façon dont le peuple exclu des Lumières peut accéder au rang d’acteur de l’émancipation universelle 29. Les Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la révolution française et la Revendication de la liberté de penser auprès des princes de l’Europe qui l’ont opprimée jusqu’ici, toutes deux publiées en 1793, valurent à Fichte la réputation de Jacobin. Son ralliement à la Révolution française fut en fait tardif mais il se produisit à l’occasion d’un événement significatif : l’émeute du 10 août 1792. Fichte ramène le problème de la légitimité de la Révolution française à celui de la moralité, seule instance légitimante. Contraire-

ment à ce qu’affirme Burke et à l’écho que rencontrent ses Réflexions sur la révolution française 30 après leur traduction en allemand en 1793, il n’y a pas de contrat acquis une fois pour toutes – contrat hobbesien – que le peuple n’aurait pas le droit et le devoir de dénoncer, fût-ce unilatéralement, car le contrat social n’est pas en dernier recours du ressort du droit positif mais du ressort du droit naturel. Et le droit naturel, ce n’est rien d’autre que « la loi morale en tant qu’elle détermine le monde des phénomènes » 31. La loi morale coïncide avec la conscience de sa liberté que l’homme possède à l’état de nature, « isolé avec sa conscience », « instance suprême à laquelle toutes ses autres relations sont subordonnées ». Cette liberté qui précède tout contrat est inaliénable ; elle ne fait pas partie du contrat. La liberté de penser est non seulement le seul bien que l’homme et le peuple tout entier ne peuvent aliéner mais son aliénation va contre la « marche de la nature » et les princes qui confisquent ce droit sont eux-même responsables des explosions révolutionnaires car ils empêchent toute évolution pacifique. La philosophie politique de Fichte en 1793 est donc déterminée par la tension entre le postulat d’une liberté morale « naturelle » ou transcendante et d’autre part les contrats réels : d’une part l’exigence de justice, de l’autre les formes tentant de transposer cette exigence en termes de bonheur. Toute la différence entre Kant et les Jacobins qui s’inspirent de lui réside dans l’articulation de la légalité et de la légitimité. Pour Kant l’existence d’un ordre légal est essentielle ; tous ses écrits historiques et politiques ont pour axe intangible l’établissement d’un ordre de droit (Rechtszustand). Ce dernier représente un progrès tel par rapport à l’état de nature qu’il importe de ne régresser en aucun cas en deçà. Certes la légitimité requiert plus : elle requiert que les lois soient justes ; mais un pouvoir légal dont la légitimité est déficiente ne peut être changé que de façon légale. L’opposition downloadModeText.vue.download 957 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 955 à la loi serait opposition au législatif, donc opposition des citoyens à eux-mêmes, de la volonté générale à soi-même, ce qui est tout simplement une absurdité (conclusion des Remarques explicatives sur les premiers principes métaphysiques de la Doctrine du Droit). Le droit de révolte invaliderait le fondement même de la République. À la différence de Hobbes, dont toute la construction repose sur la notion de droit d’urgence (l’état de nature dont il faut sortir est déjà un état de guerre civile et c’est cet état qui révèle le ressort ultime de tout ordre social : la nécessité d’échapper à la mort violente) il n’y a donc pas de Notrecht (« droit d’urgence ») – pas plus en faveur du peuple que contre lui ou en son nom (contrairement à la théorie du Ausnahmezustand – « état

d’exception » – qu’un Carl Schmitt pourra tirer de Hobbes et qui confère à la souveraineté le droit d’exception, éventuellement plébiscitaire, de décider). Kant mise sur la publicité (cf. Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784). Grâce à la liberté de penser et de publier, le peuple ne renonce pas une fois pour toutes, comme chez Hobbes, à sa liberté en concluant le « contrat », bien qu’il y ait Unterwerfungsvertrag (pactum subjectionis – « contrat de soumission ») comme chez Pufendorf. Comme Pufendorf dans le. Jus naturae et gentium et contrairement à Hobbes, Kant admet tout à fait qu’on puisse se demander si l’État est juste ou injuste et qu’on puisse donc critiquer les lois. Le pouvoir de la souveraineté n’est en rien divinisé et hors d’atteinte. En 1798, dans le Conflit des facultés, Kant juge toutefois nécessaire de renouveler l’appréhension des événements français par une approche « esthético-morale ». « Que la révolution d’un peuple spirituel que nous avons vu s’effectuer de nos jours réussisse ou échoue, qu’elle amoncelle la misère et les crimes affreux [elle] trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui touche de près à l’enthousiasme. » 32 Cette expérience du sublime s’exprime dans l’enthousiasme avec lequel la plupart des têtes pensantes ont salué l’événement révolutionnaire. Elle amène les peuples à prendre conscience de leur liberté : la « Denkungsart » (« façon de penser ») qu’elle met en branle est la dynamique même de la publicité, comme exercice de la liberté de penser morale, que Kant distingue cependant, aussi soigneusement que dans Qu’est-ce que les Lumières ?, de tout activisme révolutionnaire. Mais c’est très précisément en tant que modification de la Denkungsart que la réaction à l’événement révolutionnaire « fait signe » ; c’est une preuve du progrès de la faculté de juger, désormais capable de faire abstraction de l’intérêt immédiat et de se hisser à l’universel. Chez beaucoup de contemporains la même expérience conduit à inscrire la révolution dans l’ordre du sublime naturel. Dans ses Parisische Umrisse, G. Forster estimera que la révolution est une « catastrophe naturelle [...] un phénomène naturel, trop rare pour que nous puissions en connaître les

lois particulières, ne saurait être circonscrit et défini au moyen des règles de la raison mais doit être abandonné à son libre cours ». La « force brute de la masse » est aussi énigmatique que la violence des éléments naturels. Pourtant, le jugement téléologique, c’est-à-dire la traduction sécularisée de la Providence, permet de la réinscrire dans l’ordre de la création et de reconnaître en elle une force qui impose contre la volonté des hommes les exigences de la morale 33. Le « siècle des révolutions » Le sens politique de « révolution » ne s’impose vraiment qu’avec le sentiment du XIXe s. d’être l’héritier et le continuateur d’une conception complètement nouvelle de l’histoire. Il a été de règle depuis la Révolution française d’interpréter toute l’histoire à la lumière de 1789. Crise de légitimité sans précédent, le « siècle de la révolution » est le mot-clef de tous les grands historiens « historistes » allemands – Niebuhr, qui consacra son cours en 1829 à Geschichte des Zeitalters der Revolution (Histoire du siècle de la révolution), ou encore Ranke qui dans son cours de 1850 parle du « siècle de la Révolution auquel l’Histoire accordera toujours une signification spécifique ; nous sommes nés dans ce siècle et il nous survivra » 34. La Révolution française fit prendre conscience aux couches cultivées que les traditions de la vieille Europe jusqu’alors en vigueur ne constituaient plus une base suffisante pour assurer la légitimation des formes de vie politiques 35. L’historisme fut en ce sens la prise de conscience d’une discontinuité radicale de l’histoire et du caractère incomparable de l’époque nouvelle – prise de conscience de la « modernité ». Il en va de même pour Hegel. On a pu dire que sa philosophie était « une philosophie de la révolution » 36. La Révolution française prend chez lui la valeur d’un événement de portée mondiale. En conférant une validité positive au droit abstrait, elle représente en effet la réalisation politique de la liberté, c’est-à-dire le devenir monde de l’Esprit. Mais il est vrai aussi qu’elle ne réalise que le droit abstrait. Autant elle correspond à l’apogée de l’histoire moderne (Hegel est l’auteur de la vision rétrospective, adoptée par Heine et Marx, selon laquelle toute l’histoire de l’occident moderne, de l’adoption du christianisme à la Révolution française en passant par la Réforme, représente une téléologie de l’émancipation), autant elle doit être dépassée par une conception organique de l’État selon laquelle les sujets modernes n’opposent plus leur droit à la « Cause » (Sache) publique 37. Marxisme

Tout le XIXe s. est dominé par l’idée d’un mouvement irrésistible, déjà présent dans les métaphores naturelles d’un Forster – « le courant de lave majestueux de la révolution ». En 1848, Tocqueville, dans l’Ancien régime et la Révolution, voit la Révolution française comme la conséquence nécessaire d’une longue évolution, qui se poursuit dans les révolutions de 1830 et 184838. L’apport spécifique du marxisme a consisté à situer l’origine de la révolution dans la transformation des formes de production. Dans le Capital Marx établit un lien direct entre la transformation des forces productives – la « révolution industrielle » qui soumet la force de travail humaine à la machine – et les formes de vie sociales. Dans sa préface de 1895 aux Luttes de classes en France, Engels parle quant à lui de la « révolution économique qui depuis 1848 a gagné tout le continent ». Cet usage non spécifique du terme de révolution renvoie en l’occurrence à une construction théorique précise. Pour Marx, dans la mesure où le capitalisme ne peut subsister qu’en aggravant l’exploitation, l’évolution même des forces productives conduit nécessairement à l’affrontement révolutionnaire – une nécessité que les socialistes de la IIe Internationale ont cependant conçu de façon trop mécaniste. Le fondement de la théorie marxienne de la révolution se trouve dans la préface de la Contribution à la critique de l’économie downloadModeText.vue.download 958 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 956 politique : une révolution intervient lorsque le développement des forces productives entre en conflit avec les rapports de production existants 39. La révolution a pour Marx un enjeu économique et social ; elle se distingue en cela des révolutions antérieures, qui n’ont été que politiques, donc « partielles » ; elle vise l’abolition des classes 40, c’est-à-dire non seulement la suppression des rapports de production capitalistes mais l’émancipation de toute la société. Le « renversement par la violence de tout l’ordre social du passé » est le but déclaré de la « révolution communiste » 41. L’énorme rôle de la question sociale dans les « révolutions » avait été perçu dès l’Antiquité, notamment par Aristote. Mais, comme la « révolution » elle-même, la distinction entre pauvres et riches était jugée naturelle et inéluctable. Le sens politique moderne de révolution est étroitement lié à la prise de conscience que la pauvreté n’est pas inséparable de la condition humaine. Le marxisme a donné à l’idée que le travail est la source des richesses – idée fondamentale du libéralisme anglais que l’on retrouve dans le programme de Jefferson, dont l’élection à la présidence des États-Unis fut qualifiée de « Révolution de 1800 » – une portée réellement « révolutionnaire » qui peut être résumée par deux thèses : c’est non seulement le travail, mais

l’organisation sociale du travail, correspondant elle-même à des conditions de développement des forces productives, qui crée la « richesse » et la « pauvreté » ; à la révolution seulement politique doit donc succéder une révolution sociale. Ce constat une fois posé, tout le débat marxiste a porté sur cette succession. Dans son « Adresse à la Ligue des communistes d’Allemagne » en mars 1850, Marx a lancé ce débat en invoquant la nécessité d’une « révolution en permanence » (une formule empruntée à Proudhon). Comme il l’écrit dans Les luttes de classes en France, en imposant la république, le prolétariat a seulement « conquis le terrain en vue de la lutte pour son émancipation ». Tout le problème est la transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Dans le contexte de la révolution russe de 1905, Trotsky l’a radicalisé : la révolution permanente « ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes », elle « ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe ». Elle implique que « pendant une période dont la durée est indéterminée tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle ». Ce qui caractérise la théorie trotskyste de la révolution permanente, c’est d’une part son opposition radicale à la conception mencheviste (Plekhanov) mais aussi stalinienne de la révolution par étapes. Chaque étape atteinte doit déjà être activée dialectiquement pour qu’en sorte l’étape suivante. Elle conteste pour les mêmes raisons la conception du « socialisme dans un seul pays » (Staline, Boukharine). L’internationalisme n’est pas un principe abstrait ; il répond à la mondialisation du capitalisme, à son passage à l’impérialisme. Trotsky qualifie de « pédante » la distinction entre pays « mûrs » ou « non mûrs » pour le socialisme. Dans tous les cas, quel que soit le stade de développement objectif (question que Trotsky illustre à partir du rôle du prolétariat agraire), il s’impose d’établir la dictature du prolétariat 42. Cette conception a profondément influencé tout le socialisme du XXe s., en raison même de l’évolution du capitalisme mondial. Gérard Raulet ✐ 1 Abbé de Vertot, Histoire des révolutions, 1719. 2 Mommsen, T., Römische Revolutionen, 1853 ; Engels, F., Der deutsche Bauernkrieg, 1850. 3 Villani, G., Chroniche, Trieste, 1857, p. 19. 4 Varchi, B., Storia fiorentina. 5 Arendt, H., Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p. 47. 6 Oresme, N., le Livre de politique d’Aristote, éd. A.D. Menut, Philadelphie 1970, p. 253. 7 Le Roy, L., la Vicissitude et la variété des choses en l’univers,

Paris, 1577. 8 Montaigne, M.-E. (de), Essais, livre II, chap. 12 (« Apologie de Raimond Sebond »), éd. A. Thibaudet / M. Rat, Paris, 1962, pp. 503, 537. 9 Bossuet, J.-B., « Oraison funèbre pour Henriette-Marie de France », et « Discours sur l’histoire universelle », in OEuvres, éd. B. Velat, Paris, 1961, pp. 71 et 948. 10 Polybe, Histoire, VI, 5, 1. 11 Hume, D., A treatise of human nature (1739), III, 2, 10, t. 2, trad. A. Leroy, Aubier, Paris, 1946, p. 686. 12 Rosenstock, E., « Revolution als politischer Begriff der Neuzeit », in : Festschrift für F. Heilborn, Breslau 1931 ; Griewank, K., Der neuzeitliche Revolutionsbegriff, Francfort, 1969 ; Koselleck, R., Kritik und Krise, Freiburg ; 1959. 13 Montesquieu, Ch.-S. de, De l’esprit des lois (1748), V, 11. 14 Diderot, D., Encyclopédie, V, pp. 636 sq. 15 Bonnot de Condillac, E., OEuvres, éd. G. Le Roy, Paris, 1951, p. 3. 16 Rousseau, J.-J., Émile, in OEuvres, éd. B. Gagnebin, M. Raymond, t. 3, Paris, 1969, p. 468. 17 Condorcet, A., Influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe, in OEuvres de Condorcet, éd. A. Condorcet, O’Connor et M. F. Arago, t. VIII, Paris, 1847. 18 Cf. Habermas, J., « Droit naturel et révolution », in Théorie et pratique, trad. G. Raulet, Payot, Paris, 1975, t. 1, pp. 109-144. 19 Robespierre, M. (de), Dernier discours, séance du 26 juillet 1794 (8 Thermidor), in OEuvres, t. X, PUF, Paris, 1967. 20 Locke, J., Two Treatises on Government (1690), éd. Laslett, Cambridge, 1960. 21 Habermas, J., « Droit naturel et révolution », op. cit., p. 131. 22 Paine, T., The Rights of Man, Londres, 1958, p. 215. 23 Marx, K., les Luttes de classe en France, Éditions sociales, Paris, 1970, p. 71. 24 Arendt, H., Essai sur la révolution, op. cit., pp. 25 sq, p. 37. 25 Hobbes, T., Leviathan, chap. XXI.

26 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in OEuvres, t. III, Gallimard, Paris, 1964, p. 191. 27 Fichte, J. G., Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, précédées de la Revendication de la liberté de penser auprès des princes de l’Europe qui l’ont opprimée jusqu’ici, trad. J. Barni, Paris, 1858. 28 Ehrard, J. B., Über das Recht des Volkes zu einer Revolution, Syndikat Verlag, Francfort, 1976, p. 24. 29 Ibid., pp. 90 sq 30 Burke, Reflections on the Revolution in France (1790) trad. Hachette, Paris, 1989. 31 Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la révolution française, trad. J. Barni, Chamerot, Paris, 1858, p. 163. 32 Kant, E., le Conflit des facultés, in Opuscules sur l’histoire, trad. S. Piobetta, Flammarion, Paris, 1990, p. 212. 33 Forster, G., Schriften zu Natur, Kunst, Politik, éd. Karl Otto Conrady, Rowohlt, 1971. 34 Cité par G. Berg, Leopold von Ranke als akademischer Lehrer. Studien zu seinen Vorlesungen und zu seinem Geschichtsdenken, Göttingen, 1968, p. 92, note 48. 35 Rüsen, J., « Theorien im Historismus », in J. Rüsen / Hans Süssmuth (dir.), Theorien in der Geschichtswissenschaft, Düsseldorf, 1980, p. 14. downloadModeText.vue.download 959 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 957 36 Ritter, J., Hegel und die französische Revolution, Köln / Opladen, 1957. 37 Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, trad. Principes de la philosophie du droit, § 261. 38 Tocqueville, A. de, l’Ancien régime et la révolution, in OEuvres, éd. J. P. Mayer, t. 2/1-2, Paris, 1952. 39 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique (Préface, 1859), Éditions sociales, Paris, 1972, p. 4. 40 Marx, K., et Engels, F., l’Idéologie allemande, Éditions so-

ciales, Paris, 1968, p. 68. 41 Marx, K., et Engels, F., Manifeste du Parti communiste, Flammarion, Paris, 1998, p. 119. 42 Trotsky, L., la Révolution permanente (1928-1931), Minuit, Paris, 1963, pp. 40 et 228-236. ! CLASSE, COMMUNISME, CONTRADICTION, DROIT, FORCES PRODUCTIVES, HISTORISME, MODERNITÉ, PUBLICITÉ, RAPPORTS DE PRODUCTION, VIOLENCE « La démocratie moderne ou la révolution impossible ? » PHILOS. SCIENCES Platon introduit le terme de « révolution » pour désigner les mouvements circulaires réguliers et de direction invariable qui permettent de rendre compte des apparences irrégulières du ciel et de mesurer le temps 1. Le terme de « révolution », en astronomie, définit la période d’une planète, c’est-à-dire le chemin qu’une planète ou une comète parcourt depuis qu’elle part d’un point de son orbite jusqu’à ce qu’elle revienne au même point. Copernic, dans son ouvrage De la révolution des orbes, publié en 1543 de manière posthume, a montré que les planètes ont deux espèces de révolution : l’une autour de leur axe, qu’on appelle rotation diurne, ou simplement rotation (pour la Terre, par exemple, cette rotation d’une période de vingt-quatre heures est la cause de l’alternance des jours et des nuits) ; l’autre autour du Soleil, qu’on appelle la révolution annuelle ou encore la période d’une planète. Par extension, le terme « révolution » désigne un cycle (on parle ainsi de révolution cardiaque, c’est-à-dire du cycle cardiaque comportant une systole et une diastole). Le terme est également un terme de géométrie : depuis 1727, la révolution est la rotation complète d’une figure plane autour d’un axe immobile appelé « axe de révolution ». Par exemple, un triangle rectangle tournant autour d’un de ses côtés engendre un cône par sa révolution, un demi-cercle engendre une sphère. Par extension, la révolution est le tour complet d’une pièce mobile autour de son axe ou d’un objet enroulé sur lui-même. À l’opposé du sens de mouvement régulier ou de cycle, le terme de « révolution » revêt le sens de rupture, de bou-

leversement, de renversement, d’agitation, de fermentation, d’ébullition, d’effervescence ou d’insurrection. Au XVIIe s., avec la première (1641-1649) puis la seconde (1688-1689) révolution d’Angleterre, il acquiert un sens proprement politique et désigne un changement considérable arrivé dans le gouvernement d’un État, voire un coup d’État. Par extension, le terme désigne l’ensemble des événements historiques qui ont lieu dans une communauté importante (nationale, en général), lorsqu’une partie du groupe en insurrection réussit à prendre le pouvoir et que des changements profonds (politiques, économiques et sociaux) se produisent dans l’État et dans la société civile. Absolument, « la Révolution » désigne la Révolution française de 1789 jusqu’au Consulat de Bonaparte, et les changements qu’elle détermina. La Révolution française engendra aussi un mouvement de contre-révolution (dont les principaux théoriciens français furent Joseph de Maistre et Louis de Bonald). Kant considère les Lumières comme les penseurs décisifs qui ont préparé la Révolution française en oeuvrant à l’affranchissement de l’esprit, sur le double plan de l’action et de la pensée, ce qui a permis le passage de l’état de tutelle à l’état de liberté 2. Hegel, lui aussi, retient les Lumières comme figure historique de la pure pensée et de la pure matière, et analyse la Révolution française comme l’expérience de la liberté absolue qui produit l’action négative de la Terreur (Robespierre représentant le despotisme de la liberté) 3. Ce qu’on appelle la révolution copernicienne de Kant en métaphysique est son entreprise de penser que l’objet se règle sur le pouvoir d’intuition de l’entendement, et non l’inverse 4. La notion de révolution scientifique a été développée par les penseurs qui soutiennent une conception discontinuiste de l’histoire des sciences, selon laquelle l’évolution des sciences se fait par progressions régulières, mais entrecoupées de changements conceptuels brutaux. Thomas Kuhn notamment a développé l’idée qu’à partir d’un paradigme fondateur, relatif à une théorie scientifique, s’édifie ce qu’il appelle la science normale : celle-ci progresse pendant un certain temps sans contradictions majeures, puis apparaissent

des difficultés qui ne reçoivent pas de solutions satisfaisantes dans le cadre théorique de la science normale ; cette science est alors en crise, crise qui se résout par une révolution scientifique, c’est-à-dire par l’élaboration et l’imposition d’un nouveau paradigme, à partir duquel se construit une nouvelle science normale 5. Véronique Le Ru ✐ 1 Platon, Le Timée, trad. Rivaud, Les Belles Lettres, Paris, 1925. 2 Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Garnier-Flammarion, Paris, 1991. 3 Hegel, G. W. Fr, la Phénoménologie de l’esprit, t. II, pp. 95-141, trad. J. Hyppolite, Montaigne, Paris, 1941. 4 Kant, E., Critique de la raison pure, préface, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1944. 5 Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1983. Voir-aussi : Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, trad. Tarr, Gallimard, Paris, 1962. ! ÉTAT, LIBERTÉ RHÉTORIQUE Du grec rhetorikê (scil. technê), « art de parler en public ». C’est le plus ancien art du discours : ses théoriciens majeurs demeurent Aristote. Cicéron et Quintilien. Elle est reprise aujourd’hui comme modèle argumentatif alternatif à la démonstration nécessaire et irréfutable, proposant en contrepartie une méthode d’argumentation visant la vraisemblance. LINGUISTIQUE La rhétorique est l’art de la persuasion, à la fois méthode et objet d’une réflexion spéculative sur le discours vraisemblable et plausible. Elle se distingue de l’argumentation dialectique par l’usage des effets pathétiques du discours sur le public : elle vise aussi bien à émouvoir qu’à convaincre.

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 958 La pensée ancienne La rhétorique est née, dit-on 1, au Ve s. av. J.-C., en Sicile, des procès liés à la propriété ; introduite à Athènes par le sophiste Gorgias, elle se développa dans les milieux judiciaires et politiques : par l’éloquence judiciaire, l’orateur cherche à convaincre le public de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé, tandis que la rhétorique délibérative porte sur les choix qu’une communauté politique doit assumer. S’y ajoute le discours épidictique, visant le blâme ou l’éloge, que Gorgias pourrait avoir également créé avec l’Éloge d’Hélène. La rhétorique a suscité, dans la pensée grecque, deux attitudes majeures : Platon, tout en donnant pour objectif à la rhétorique, comme Gorgias, la persuasion 2, la subordonne à une connaissance des âmes sur lesquelles elle agit et, pardelà, à une « connaissance de la nature du tout »3 qui est l’apanage de la philosophie ; Aristote lui consacre, en revanche, un traité où les procédés rhétoriques sont étudiés pour euxmêmes 4. Tirant ses arguments, comme la dialectique, du sens commun 5, la rhétorique, selon Aristote, se distingue pourtant de la dialectique en ce que cette dernière est interrogative et réfutative, alors que la rhétorique est une procédure persuasive où importe moins la cohérence des enchaînements discursifs que l’assentiment du public ; lequel n’est pas obtenu par la seule force du discours, mais aussi par la manipulation des passions : selon Aristote, la persuasion rhétorique s’appuie sur trois genres de « preuve » : le logos (« discours »), mais aussi l’ethos ou « caractère » de l’orateur, et le pathos, les « émotions » que l’orateur est capable de susciter dans le public. La pensée romaine Dans l’Occident latin, où la Rhétorique d’Aristote ne fut connue qu’au XIIIe s., elle se trouva en concurrence avec la tradition rhétorique romaine, issue en particulier de Cicéron. Les orateurs latins avaient changé sensiblement la nature et le but de la rhétorique. Cicéron introduisit deux transformations majeures. D’une part, il intégra à la rhétorique le pouvoir réfutatif et interrogatif de la dialectique 6. Dans ce cadre, la persuasion rhétorique est conçue surtout comme un puissant moyen d’enseignement et d’éducation politique et morale 7. D’autre part, Cicéron superposa preuve et lieu commun 8, distincts chez Aristote. La réduction de l’argumentation véritable à des schèmes ou à des modèles conduit à l’appauvrissement

de la rhétorique, qui peut être comprise simplement comme l’habileté à repérer les lieux communs les plus appropriés. Cette évolution, présente in nuce dans la réflexion romaine, est au coeur des critiques traditionnelles qui voient dans la rhétorique une pratique stérile et répétitive de classification des lieux communs. La pensée contemporaine La rhétorique connaît aujourd’hui un renouveau selon trois orientations différentes : herméneutique, logique et stylistique. Hans-Georg Gadamer lie étroitement la rhétorique aux idées de sens commun et de langage : les lieux communs constituent le « trésor » linguistique qui fonde l’appartenance à une culture déterminée. La rhétorique devient, par conséquent, le garant de la tradition fondatrice d’une communauté historique. En revanche, pour Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, la rhétorique est le véritable modèle de l’argumentation sur tout ce qui n’est pas l’objet d’une démonstration contraignante, et en particulier sur tout ce qui concerne les valeurs morales. Enfin, pour des auteurs comme Richard Rorty ou Ian Hacking, les énoncés scientifiques euxmêmes ont constitutivement un statut rhétorique, puisqu’ils sont conjecturaux et vraisemblables, et peuvent toujours être remis en question. Enfin, la sémiologie des années 1970 a réduit la rhétorique à la seule stylistique (Roland Barthes ; Rhétorique générale, groupe µ). ▶ La rhétorique comme art de l’argumentation vraisemblable est le modèle d’un discours crédible. Quoi qu’il en soit des interprétations, la réflexion sur la rhétorique engage un « retour » à Aristote. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Cf. Cicéron, Brutus, 46. 2 Platon, Gorgias, 453a : cf. Phèdre, 271a. 3 Platon, Phèdre, 270c. 4 Cf. Aristote, Rhétorique, 1355a20-28. 5 Cf. Id., op. cit., 1354a. 6 Cicéron, L’Orateur, 113-114. 7 Cicéron, Topiques, 78-79. 8 Id., De inventione, 2, 48 ; Divisions de l’art oratoire, 6-8. Voir-aussi : Gadamer, H. G., Vérité et méthode (1964), trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin, G.Merlio, Seuil, Paris, 1996.

Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca, L., Traité de l’argumentation, Paris, 1958, éd. de l’université de Bruxelles, Bruxelles, 5e édition, 2000. Michel, A., Les Rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’oeuvre de Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, PUF, Paris, 1961. Pernot, L., La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, 2000. Lausberg, H., Handbuch der literarischen Rhetorik, Munich, Hueber, 1973, 2 vol. Fumaroli, M., L’Âge de l’éloquence, Genève, 1980, Paris, 1994. Ricoeur, P., La métaphore vive, Seuil, Paris, 1975. ! ARISTOTÉLISME, DIALECTIQUE, ENTHYMÈME, INTERPRÉTATION, LIEU, SOPHISTIQUE RICHESSE De l’ancien français rice, du francique riki, « puissant ». GÉNÉR., ÉCONOMIE Quantité de biens et de valeurs possédés. On voit par là que par richesse on désigne le quantitatif et le qualitatif. L’usage veut que l’on restreigne le terme à son sens économique. L’enjeu de la question de la richesse est donc de déterminer son origine, sa répartition et son emploi : entre chrématistique et générosité. Les considérations sur la richesse seront alternativement morales, politiques ou strictement économiques. Ainsi par exemple, Montesquieu 1, dans l’analyse qu’il propose des différentes formes de gouvernement, introduit des considérations sur le rapport de celles-ci aux richesses. Le problème de la répartition des richesses touche la question de l’articulation de l’individuel et du collectif et ouvre à des considérations sur les inégalités. Elsa Rimboux ✐ 1 Montesquieu, Ch.-S. de, De l’esprit des lois, Flammarion, Paris, 1979. Voir-aussi : Aristote, Les politiques, Flammarion, Paris, 1993. Marx, K., Le Capital, in OEuvres : Économie, I et II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963 et 1968. Morilhat, C., Montesquieu, Ch.-S. de de, Politique et richesses, PUF, Paris, 1996. downloadModeText.vue.download 961 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 959 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Gallimard, Paris, 1985. Smith, A., La richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991. RITE Du latin ritus. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE Pratique réglée, régulière, revêtant un caractère sacré ou symbolique. Traditionnellement, on postule une homologie entre mythe et rite. Le mythe dirait sur le plan de la représentation ce que le rite signifierait sur le plan de l’action. Selon Lévi-Strauss la relation est plus complexe : « Le mythe et le rite ne se redoublent donc pas toujours ; en revanche on peut affirmer qu’ils se complètent dans des domaines qui offrent déjà un caractère complémentaire. La valeur signifiante du rituel semble cantonnée dans les instruments et dans les gestes : c’est un paralangage. Tandis que le mythe se manifeste comme métalangage : il fait un usage plein du discours mais en situant les oppositions signifiantes qui lui sont propres à un plus haut degré de complexité que celui requis par la langue quand elle fonctionne à des fins profanes » 1. Certains ont lu dans le rite la manière dont les hommes s’efforcent de maîtriser les aléas de la fortune, de conjurer une angoisse. Lévi-Strauss estime qu’une telle hypothèse confond causes et effets ; l’angoisse n’est pas première : « Ce qu’en définitive le rituel cherche à surmonter, n’est pas la résistance du monde à l’homme mais la résistance, à l’homme, de sa pensée » 2. Le rite a également une fonction d’intégration sociale, il permet un échange émotif, en même temps qu’il légitime une orientation morale. En ce sens il déborde la sphère religieuse. Elsa Rimboux ✐ 1 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale deux, Plon, Paris, 1996, p. 84. 2 Lévi-Strauss, C., Mythologiques IV : L’homme nu, Plon, Paris,

1971, p. 609. ROMAN Du latin populaire romanice, « à la façon des Romains ». Romanz a désigné d’abord la langue vulgaire, l’ancien français, qui s’oppose à la langue savante, le latin (1135), puis un récit d’histoires fictives en vers romans (1140) et le même genre en prose (XIVe s.) ; ce n’est qu’au XVIe s. que s’impose le sens moderne du mot. ESTHÉTIQUE Narration fictive en prose d’une histoire assez longue, sans forme préétablie. Bien qu’il relève de la fiction, son contenu est en général appréhendé comme réel, ce qui en a fait un vecteur privilégié d’une esthétique réaliste puis la cible favorite de ceux qui ont cherché à s’en démarquer. Le roman est un genre littéraire aux caractéristiques fluctuantes et donc irréductible à une définition unique, d’où le recours presque obligé à des critères historiques, formels ou thématiques. On peut y distinguer de multiples sous-genres (roman historique, picaresque, d’analyse, d’apprentissage, naturaliste, fantastique, policier, etc.) et, à l’inverse, finir par appeler romans des oeuvres antérieures à la notion (romans de l’Antiquité) ou extérieures à l’univers où il est né (romans chinois). De proche en proche, il va se prêter à toutes les aventures esthétiques. Repères historiques Le roman apparaît en Occident au cours du XIIe s., se dégageant lentement avec C. de Troyes de l’épopée versifiée et de l’histoire légendaire. Après avoir imité des canevas antiques (Alexandre, Énée, OEdipe, etc.), il évolue dans deux directions complémentaires : celle d’une vision totalisante qui, à travers un épisode exemplaire, incarne le sens de la destinée humaine, et celle des jeux du désir qui met en scène les péripéties inépuisables de l’amour aux prises avec la société et la réalité. Le Livre du Graal et le Roman de la Rose en constituent les pôles modèles. Tout au long de l’histoire, le couple de termes anglais novel et romance permet d’accompagner ces deux tendances. Le phénomène d’adoucissement des moeurs et de participation des femmes à la vie culturelle provoque la résurgence de la littérature romanesque au XVIIe s., quitte à la faire alors passer pour une occupation féminine peu sérieuse. Romans idéalistes et réalistes coexistent cependant, les uns burlesques,

avec des personnages issus du peuple et de la bourgeoisie, les autres plus dramatiques, centrés sur l’analyse psychologique et morale de héros hors du commun. Bien que critiqué pour son caractère pernicieux et néanmoins beaucoup lu, le roman répond au XVIIIe s. à l’attente d’une bourgeoisie qui ne se reconnaissait ni dans le théâtre ni dans la poésie, et recherchait dans la littérature un divertissement, un miroir de ses préoccupations morales et sociales et bientôt un moyen de contestation. À partir de la Révolution française, un public populaire avide de romans favorise le développement d’une « littérature industrielle » (Sainte-Beuve) dans laquelle Balzac a fait son apprentissage. Tout au long du XIXe s., elle exalte le moi et la sensibilité, puis l’analyse détaillée et lucide de la société : désormais le roman veut rivaliser avec le réel, l’histoire et la science. La production littéraire du XXe s. est dominée par le roman ; on assiste à l’éclatement et à la diversification sans précédent du genre. Dans la première moitié du siècle, il se caractérise par le souci d’interrogation sur l’homme, le sens de sa vie, l’engagement ; la fiction romanesque exprime le sentiment des limites du monde, des êtres et du langage lui-même. Après la Seconde Guerre mondiale émergent de nouvelles interrogations d’ordre idéologique, philosophique et esthétique qui vont le bouleverser (nouveau roman). Au contact de la civilisation de masse qui tend à privilégier le groupe au détriment de l’individu, il réagit par l’expérimentation formelle. Des formes plus traditionnelles coexistent toutefois, d’autant que l’écrit se voit largement concurrencé par l’image et l’audiovisuel qui se réapproprient une part de sa fonction traditionnelle. Une identité problématique Raimond 1 remarque que « le roman sonne le glas de la vérité révélée : il annonce une sagesse liée à la relativité et à l’incertitude », ouverte sur la critique, l’introspection, l’évolution. C’est qu’il a partie liée avec l’émergence de l’individu : ainsi en Grèce, il ne se développe pas dans la cité, où l’homme n’existe qu’en tant que citoyen, mais sous l’Empire romain cosmopolite, où se défait la vie politique et où chacun vit un destin personnel. Il en va de même dans la cour raffinée de l’époque Heian, lorsqu’apparaissent les monogatari dans le Japon du Xe s. Il n’est pas jusqu’à la crise exemplaire du nouveau roman (qui s’est d’abord appelé antiroman) qui ne

reflète cette situation de tension : les personnages y perdent downloadModeText.vue.download 962 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 960 leur identité, le récit est déstructuré, la chronologie bouleversée et la description minutieuse des choses remplace l’histoire ; le roman ne peint plus le réel, il naît de l’écriture ; son souci est de créer une réalité qui n’existe pas hors des mots. Le personnage de roman est seul, n’est solidaire d’aucun passé, il est libre aussi – à la différence des héros tragiques – de réaliser progressivement sa destinée. Après avoir été le miroir de l’auteur, il provoque l’identification du lecteur. Sur le plan formel, Lévi-Strauss a fait l’hypothèse que la décomposition du mythe a fécondé deux formes opposées : la musique et la littérature romanesque, « l’une faite de constructions formelles toujours en mal de sens, l’autre faite d’un sens tendant vers la pluralité, mais se désagrégeant luimême par le dedans à mesure qu’il prolifère au dehors » 2. Ce sens de la particularité ne l’a pourtant pas empêché d’être un vecteur efficace de réflexion philosophique. Après les contes philosophiques du XVIIIe s., de nombreux auteurs contemporains ont utilisé le roman pour une diffusion plus large de leurs idées (Sartre, Camus) et certains romans récents se présentent comme l’expérimentation d’une thèse explicitement philosophique (Tournier, Kundera). Les entreprises romanesques les plus ambitieuses (la Recherche de Proust, Ulysse de Joyce ou l’Homme sans qualités de Musil) non seulement incarnent un point de vue total sur le monde mais constituent une véritable esthétique en acte. Plus que tout autre genre littéraire, le roman est sensible à ses conditions de réception. La forme du livre (passage du rouleau au codex relié de parchemin, d’abord boudé par les classes dominantes parce que considéré comme matériau inférieur), sa naissance en marge de la tradition littéraire (il a utilisé la langue du peuple, opposée à celle des clercs), sa relation longtemps privilégiée avec un public féminin (en particulier à travers les phénomènes de la courtoisie et de la préciosité) – ce qui explique encore l’ambivalence des jugements de Rousseau – et surtout sa dépendance envers un

lectorat qui détermine ses thèmes et ses modes de diffusion (le feuilleton au XIXe s., le livre de poche au XXe s.), en font un reflet de toutes les conditions socioculturelles dans lesquelles il a prospéré. Il est sans conteste le domaine littéraire le plus ouvert aux expériences de lecture, celle où la liberté du lecteur peut le conduire à réinventer pour lui-même l’identité du texte dont il part. À la veille du mariage annoncé du roman et de l’informatique, quel visage nouveau en ressortira ? ▶ Le roman est un genre peu codifié ; loin d’être un inconvénient, cette circonstance a fait sa force et son succès : il est un laboratoire fécond d’expériences et d’écritures, tout y est possible et tout peut y donner des résultats dont les répercussions s’étendent bien au-delà du domaine de départ. Il s’en dégage une double leçon sur le plan esthétique : l’exceptionnelle pérennité du genre plaide pour la puissance de la fiction sur l’esprit des hommes et la variabilité infime des oeuvres écrites et lues depuis deux millénaires témoigne de sa capacité à faire ressortir la moindre facette de la condition humaine. Cécile Girousse ✐ 1 Raimond, M., le Roman, Armand Colin, Paris, 2000. 2 Lévi-Strauss, C., l’Homme nu, « Finale », Plon, Paris, 1981, p. 584. Voir-aussi : Bakhtine, M., Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978. Dumézil, G., Du mythe au roman, rééd. PUF, Paris, 1987. Girard, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris, 1960. Goldman, L., Pour une sociologie du roman, Gallimard, Paris, 1964. Grimal, P. (éd.), Romans grecs et latins, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1958. Robbe-Grillet, A., Pour un nouveau roman, Gallimard, Paris,

1963. Robert, M., Roman des origines et origines du roman, Gallimard, Paris, 1962. ! FICTION, GENRE, RÉALISME, STYLE RUSE Du latin recusare, « récuser » ; par l’ancien français, reusse, « détour par lequel un animal cherche à échapper à ses poursuivants », reusser, ruser, « faire reculer ». GÉNÉR. Moyen, procédé habile qu’on emploie soit pour abuser, soit pour parvenir à ses fins. La ruse désigne une procédure indirecte pour obtenir un résultat. Il s’agit d’un artifice qui suppose de l’intelligence, « un certain type d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant pour obtenir le succès dans les domaines les plus divers de l’action » 1. La ruse relève donc de l’intellect pratique en quelque sorte, c’est-àdire de cette intelligence qui comprend les circonstances, qui saisit le moment opportun ; la ruse est affaire de stratégie et de tactique. Elle est ainsi ce qui se substitue au recours à la force, elle permet au plus faible de l’emporter. Son lieu d’action est la monde des choses contingentes. On comprend qu’une part de ruse soit donc nécessaire à l’art de la politique. De manière métaphorique, Hegel emploie l’expression « ruse de la raison »2 pour signifier le détour opéré par cette dernière pour atteindre son objectif : ainsi la raison utilise les passions des hommes pour mener à bien ses fins rationnelles. Elsa Rimboux ✐ 1 Détienne, M. et Vernant, J.-P., Les ruses de l’intelligence : la métis des Grecs, introduction, Flammarion, Paris, 1974, p. 8. 2 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire, Plon, Paris, 1965. ! PHRONÉSIS, PRUDENCE downloadModeText.vue.download 963 sur 1137

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SACRÉ Du latin sacer, « qui ne peut être touché sans souiller ou être souillé ». MORALE, PHILOS. RELIGION Objet du culte, dédié ou relatif aux dieux. Est ainsi sacré ce qui permet un commerce avec les dieux (lieu, parole, coutume). Le sacré s’oppose en ce sens au profane, limité au commerce des hommes entre eux. Par dérivation et affadissement, le sacré désigne ce qui, socialement ou individuellement, suscite le plus grand respect, avec l’idée d’un ordre premier qui ne saurait être mis en question. On peut, pour appréhender le sacré, partir d’une des trois fonctions sociales propres aux civilisations indo-européennes, la fonction sacerdotale. À côté du guerrier et du paysan, qui ont en charge la nature et les hommes, le prêtre, lui, se tient sur le front de l’invisible, du divin. Le sacré surgit lorsque cet invisible manifeste dans le sensible un accès, une participation possible. Il faut donc bien distinguer la « théophanie », événement mythique, de la « hiérophanie » 1, permanence de la trace et de l’accès. Les dieux eux-mêmes ne sont pas sacrés ; leurs temples, leurs statues, leurs paroles le sont. Cet accès se donne paradoxalement dans une distance absolue, une séparation d’avec le monde ordinaire, profane, l’affairement guerrier ou productif. Le profane (selon l’étymologie, ce qui se tient devant le temple, donc en dehors de lui) est un juste milieu, un mixte où les hommes sont entre eux dans leur finitude, soumis au plus et au moins. Il y a incommensurabilité du profane et du sacré : le sacré prépare au « tout autre ». Néanmoins, la supériorité de la fonction sacerdotale montre qu’elle seule dispose de la mesure suprême. L’intuition du sacré est celle du « sentiment de l’état de créature » (Otto) face à l’écrasante majesté divine 2. La nécessité sociale d’une relation au divin, le besoin de sa manifestation (aussi néfaste qu’elle soit) montrent que la réalité humaine peine à se comprendre par elle-même, à se fonder sur elle-même, comme si un discours seulement humain était dérisoire pour expliquer l’homme. « Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme », s’écrie ainsi Pascal.

Qu’il soit l’objet d’un sentiment ineffable, à la manière du « numineux » d’Otto, ou d’une cérémonie de grande valeur politique, comme le sacre d’un roi, le sacré prétend offrir l’expérience positive et édifiante d’un soulèvement par rapport à la contingence. Le roi oint n’est plus un habile intrigant, mais le vicaire du Christ ; l’âme confuse touchée par Dieu connaît une seconde naissance ; la dépouille mortuaire ne peut être exhumée sous peine de profanation. Le sacré arrache l’homme au lieu commun socio-historique pour le rendre à la régénération d’un « centre », d’une « origine » et d’une « destination » affranchis des errances humaines. En ce sens, le mystère de la mort, accès au tout autre, est au coeur des premières représentations sacrées. L’histoire, la société, le labeur du zoon politikon ou de l’Homo faber portent en eux une congestion, une usure « chroniques », qui appellent une purge, une relance nécessitant l’extériorité et l’autorité d’un point fixe, non souillé par la main humaine. Seront sacrés l’acte, l’instant, l’objet, la valeur qui rendent publics, efficaces et contagieux l’originel et le fondamental. Réduction sociale et rationaliste du sacré Le sacré, en droit, peut investir toute réalité profane : chiffres de Pythagore, lettres de la Kabbale ou du tantrisme, arbres ou animaux, date commémorant les origines, lieu de pèlerinage, pratique sexuelle, coutume alimentaire. Devenues sacrées, ces existences montrent que la vie est un passage, que le visible est porte de l’invisible, que l’évidence est symbole du mystère. Dans les faits, pourtant, le sacré n’est pas à la disposition de l’individu : l’accès à l’accès est contrôlé par la société, la manifestation la plus courante du sacré est l’interdit catégorique. C’est même en tant que l’homme persiste dans son individuation que le sacré se dérobe à lui ; il se donne bien plutôt dans ce qui suspend ou annule les downloadModeText.vue.download 964 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 962 principes d’individuation et d’utilité ordinaires – guerre, fête, mort, sacrifice donnent à sentir, dans la jouissance ou l’horreur, que l’individualité n’est que de pure forme, qu’elle ne peut prétendre à une réelle possession d’ellemême, que sa discontinuité suppose une continuité essentielle (Bataille) 3. En sociologue, Durkheim ira jusqu’à faire du sacré la projection de la puissance et de la prééminence de la société sur ses membres, la religion n’étant que la gestion de cette transcendance sociale 4.

Toute hiérophanie pose évidemment problème au projet unificateur de la raison humaine : double difficulté d’une compromission de l’absolu et d’une sortie des cadres de l’expérience. L’esthétique transcendantale de Kant, en réduisant les formes a priori de l’expérience au temps et à l’espace, entend bien fonder une religion « dans les limites de la simple raison ». L’absolu n’a pas besoin d’accès sensible, puisqu’il ne peut légalement pas se manifester ; le « tout autre » ne peut qu’être pensé ou fabulé. L’esprit doit accepter le contingent comme s’il était l’absolu nécessaire. Tout aussi radical, Spinoza réduit le sacré à une fonction rationnelle favorisant un comportement, « l’exercice de la piété et de la religion » : « Rien n’est, pris en soi et absolument, sacré ou profane, mais seulement par rapport à la pensée. 5 » ▶ Qu’en est-il du sacré dans nos sociétés laïques et démocratiques ? Les succès des explications scientifiques, l’expansion infinie d’un espace homogène démocratique, la déchristianisation semblent ne plus lui laisser aucune place. « À la longue, la démocratie détourne l’imagination de tout ce qui est extérieur à l’homme, pour ne la fixer que sur l’homme », remarquait Tocqueville. Parallèlement aux résurgences de formes privées et chaotiques du sacré, l’humanité et la personne humaine se sont elles-mêmes revêtues de ses attributs : citons les « religions séculières » qu’ont été la nation, le bonheur et, sans doute plus que toute autre, la vénération de l’avenir, a priori insouillable et inconnaissable, et paré, dans les sociétés modernes, des vertus traditionnelles et salvatrices des origines. Enfin, une modification récente du Code civil (art. 16 à 16-9), qui soustrait le corps humain à la profanité de la science et du commerce, a montré combien la personne individuelle (plus encore que la volonté) fait l’objet d’une sacralisation formelle héritée des droits de l’homme. Dalibor Frioux ✐ 1 Voir Éliade, M., le Sacré et le Profane, le Mythe de l’éternel retour, Mythes, Rêves et Mystères, Folio-Essais. 2 Otto, R., le Sacré, Payot, 2001. 3 Bataille, G., l’Érotisme, la Part maudite, Minuit, 1985.

4 Durkheim, E., les Formes élémentaires de la vie religieuse, Livre de poche. 5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, Garnier-Flammarion, 1965. Voir-aussi : Caillois, R., l’Homme et le Sacré, Gallimard, 1983. Girard, R., la Violence et le Sacré, Hachette, 1994. Wunenburger, J.-J., le Sacré, PUF, « Que sais-je ? », 1981. Chateaubriand, R. (de), Génie du christianisme, Garnier-Flammarion, 1990. SACRIFICE Du latin sacrificium. ANTHROPOLOGIE, PHILOS. RELIGION Oblation, faite à une divinité, d’une victime ou d’autres présents – Le Saint Sacrifice, la messe, renouvelle, sur l’autel, le sacrifice de Jésus sur la croix. Dans le sacrifice, il est moins question de tuer ou de supprimer que d’instituer une lisibilité de la relation de l’homme à Dieu, jusque dans l’ordre objectif – comme l’écrit Bataille, « sacrifier n’est pas tuer, mais abandonner et donner 1 ». L’interprétation hégélienne de son rôle dans le culte vise précisément les modalités selon lesquelles se transforment les termes que l’on veut mettre en rapport. Dans le sacrifice, l’essence divine ne se tient plus seulement dans la pure essentialité mais se donne à la conscience de soi, en même temps que celle-ci, de son côté, s’élève à la pure essentialité : « L’action du culte commence donc avec le pur abandon d’une possession que le propriétaire sans profit apparent pour lui dissipe ou laisse partir en fumée (...) mais pour que cette opération effective soit possible, l’essence doit elle-même s’être déjà sacrifiée en soi. L’essence a fait ce sacrifice en se conférant l’être-là et se faisant animal singulier et fruit » 2. Le sacrifice doit donc assumer, par sacralisation de la victime, le rapport entre l’homme et la divinité – mais ce rapport est rompu, du fait même que la victime est finalement détruite. C’est précisément dans cette opération extrême que la structure visée dans le culte atteint sa réalisation, puisque la divinité peut seule remplacer l’objet intermédiaire qui fut sacrifié, ainsi qu’elle est à en cette occasion priée de le faire : « (...) Le sacrifice crée ainsi un déficit de contiguïté, et il induit (ou croit induire), par l’intentionnalité de la prière, le surgissement d’une continuité compensatrice

sur le plan où la carence initiale, ressentie par le sacrificateur, traçait par anticipation, et comme en pointillé, la voie à suivre à la divinité 3. » Il est ainsi possible de considérer que le sacrifice vise une compensation, selon diverses orientations possibles (expression d’une prière, ou d’une reconnaissance). Cette lecture inscrit le sacrifice dans le schéma de la dette dont Nietzsche reconnaît l’expression typique et le redoublement dans le christianisme. D’une part, Dieu offre son fils pour racheter les péchés des hommes ; mais, d’autre part, un tel sacrifice est proprement impossible à compenser, sauf à considérer que, désormais, toute l’existence humaine sera réactive – la vie est rachetée, mais selon une opération qui la rend foncièrement coupable : « Dieu lui-même se sacrifiant pour la dette de l’homme (...), Dieu comme le seul qui puisse racheter à l’homme ce que l’homme même ne peut plus racheter – le créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (le croira-t-on ?) pour son débiteur !4 » ▶ L’élucidation du sacrifice sous l’horizon de la culpabilité (forme supérieure de l’exigence de compensation) épuiset-elle les dimensions de ce phénomène ? Ne convient-il pas d’en réévaluer l’élément plus proprement religieux (la prière qui, selon Lévi-Strauss, donne son sens à toute l’opération), au-delà des déterminations morales débusquées par Nietzsche ? Kierkegaard reconnaît plutôt, dans le cas exemplaire d’Abraham prêt à sacrifier Isaac, une « suspension téléologique du moral ». Dans la foi, l’individu est au-dessus du général (c’est-à-dire de la loi morale). La position du downloadModeText.vue.download 965 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 963 croyant échappe à la médiation pour le confronter à l’absolu – ce qui est l’absurde même : « Il n’agit pas pour sauver un peuple, ni pour défendre l’idée de l’État, ni pour apaiser les dieux irrités. (...) S’il y avait du général dans la conduite d’Abraham, il serait recélé en Isaac, et pour ainsi dire caché en ses flancs, et crierait alors par sa bouche : “ne fais pas cela, tu réduis tout à néant” 5. » La foi fournit la justification ultime du sacrifice, que n’épuise pas l’analyse des déterminations morales.

André Charrak ✐ 1 Bataille, G., Théorie de la religion. 2 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit. La religion esthétique. 3 Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage. Le temps retrouvé. 4 Nietzsche, F., Généalogie de la morale. 5 Kierkegaard, Crainte et tremblement, problème I. ! DIEU, FOI SADISME-MASOCHISME En allemand : Sadismus-Masochismus ; termes dus à Krafft-Ebing, par référence aux écrivains qui ont décrit les conduites correspondantes : le marquis de Sade et Sacher Masoch. PSYCHANALYSE Composantes fondamentales de la vie pulsionnelle dont la condition essentielle est la liaison du plaisir sexuel à la souffrance, physique ou morale, d’autrui ou de soi-même. Versants actif et passif d’une organisation sexuelle infantile, les motions pulsionnelles sadique et masochiste peuvent donner lieu à une perversion, mais dépassent ce seul plan. Ce sont des composantes universelles du psychisme, nécessaires à la constitution du moi, et à l’oeuvre dans toute formation psychique – attitudes morales (sadisme du surmoi, masochisme du moi), réactions à la cure (réaction thérapeutique négative), organisations de la sexualité, etc. Le sadisme est d’abord conçu comme étayage de la pulsion sexuelle sur les activités musculaire et sphinctérienne volontaires 1, et le masochisme comme son retournement contre la personne propre 2. Plus tard, Freud évoque un masochisme primaire érogène 3, liaison de la pulsion de mort par l’excitation sexuelle, dont les masochismes féminin et moral ainsi que le sadisme seraient des avatars. ▶ La relation intrinsèque du sadisme et du masochisme, analysée par Freud et exploitée par Lagache, fut contestée par Bataille et Deleuze, au nom d’une autonomie du masochisme. Lacan et Laplanche semblent s’être inspirés de ces thèses

pour forger leurs concepts respectifs de jouissance, et d’avènement de la sexualité par intrusion passive et traumatique. Mauricio Fernandez ✐ 1 Freud, S., Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1968. 2 Freud, S., « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968. 3 Freud, S., « Le problème économique du masochisme », in Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1973. ! AMBIVALENCE, FANTASME, LIAISON, NARCISSISME, OBJET, PULSION, SEXUALITÉ, SURMOI SAINTETÉ Du latin sanctitas, formé sur sanctus, « vénéré ». MORALE, PHILOS. RELIGION 1. Qualité d’une personne sainte, qui recherche la perfection évangélique. – 2. Perfection morale (chez Kant). Si le saint contient en lui-même, défini négativement, l’idée d’une séparation du profane, la sainteté a une dimension positive, et a sa source en Dieu. L’Écriture pose le problème de la nature de la sainteté, qui est finalement celui du mystère de Dieu et de sa communication aux hommes. Plus qu’un attribut divin, la sainteté caractérise Dieu lui-même. Au libre choix de Dieu qui veut sa sanctification, Israël doit répondre en se sanctifiant. Tel est le commandement que Dieu adresse à Israël : « Soyez saints car moi, YHVE, je suis saint 1 ». Dans le Nouveau Testament, la sainteté du Christ est intimement liée à sa filiation divine et à la présence de l’esprit de Dieu en lui. ▶ Catégorie au départ religieuse, la sainteté désigne également un concept moral, lorsqu’on la rapporte à la volonté. Kant définit en effet la volonté sainte comme celle « dont les maximes s’accordent nécessairement avec les lois de l’autonomie » 2. Une telle volonté serait donc incapable de maximes en opposition avec la loi morale. Cette sainteté de la volonté ne peut être, pour l’homme, qu’« une idée pratique qui doit nécessairement servir de prototype ; et la seule chose qui convienne à tous les êtres finis raisonnables consiste à s’en

approcher à l’infini » 3. Aucun être raisonnable appartenant au monde sensible n’est capable d’atteindre cette perfection que constitue l’entière conformité de la volonté à la loi morale. Celle-ci est néanmoins exigée comme un progrès à l’infini. C’est d’ailleurs de cette exigence que découle le postulat kantien de l’immortalité de l’âme. Kant distingue en effet sainteté et vertu : « [L’état moral de l’homme], quand il peut y atteindre, est la vertu, c’est-à-dire une disposition au bien en lutte [contre le mal], et non la sainteté, en prétendue possession d’une pureté parfaite des dispositions de la volonté » 4. Sophie Nordmann ✐ 1 Lévitique, 19, 2. 2 Kant, I., Fondements de la métaphysique des moeurs, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, pp. 307-308. 3 Kant, I., Critique de la raison pratique, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, p. 646. 4 Ibid., I, chap. III, § 84. SATISFACTION Du latin satisfactio, dérivé de satisfacere, littéralement « faire assez », c’est-à-dire « s’acquitter » (au sens juridique) et « assouvir ». ESTHÉTIQUE État dans lequel on éprouve une forme de contentement, et spécialement en relation au plaisir espéré ou attendu devant une oeuvre d’art. On pourrait considérer que, conformément à l’étymologie, la satisfaction est « ce qui suffit » à garantir notre accès aux productions de l’art. Bien que parfois nécessaire, cette justification est loin de caractériser dans l’absolu notre façon d’envisager l’art. Il est certes possible d’isoler la satisfaction (das Wohlgefallen, ou enjoyment) qui, au niveau primaire, reste liée à la perception en acte : celle que nous inspire la beauté attractive par la capture rétinienne de certains effets de couleurs, celle de la musique « comme elle sonne », celle downloadModeText.vue.download 966 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 964 qui correspond au rétablissement d’un équilibre ou à certaines manifestations gracieuses ou décoratives, etc. Mais une telle attitude psychologique, qui se veut immédiate et ne présuppose pas un contenu conscient, implique aussi qu’un certain nombre de conduites aient été intégrées chez celui qui s’en réclame. Adorno fait remonter à Kant l’origine du « tabou » portant sur le plaisir sensuel 1. Mais, pour lui, les autres formes sociales de gratification ou de bénéfice obtenu sont tout aussi privées de justification interne. L’art serait associé à la promesse d’un bonheur (de vivre ou de comprendre) que la nature des rapports sociaux a rendu impossible à satisfaire, depuis l’époque où l’art a conquis son autonomie. À l’opposé des versions sociologisantes, le relativisme subjectif – dans son sens fort – maintient que le seul processus d’attention est dispensateur de ce sentiment de convenance ou d’adéquation entre l’oeuvre et son objet, comme entre son objet et son destinataire 2. On peut néanmoins rappeler que, pour Kant, il est impossible par définition que la satisfaction soit communicable 3 : elle repose sur un plaisir de jouissance, selon lui essentiellement passif, qui doit être invalidé au regard de celui que nous éprouvons sous certaines conditions de droit en tant qu’elles ressortissent à la finalité subjective du goût. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Adorno, T.W., Aesthetische Theorie, Suhrkamp, 1973, trad. M. Jimenez et E. Kaufholtz, Théorie esthétique, Klincksieck, Paris, 1989. 2 Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. 1 et 2, Seuil, Paris, 1997. 3 Kant, I., Critique de la faculté de juger I, § 39, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J.-M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985. ! AGRÉABLE, PLAISIR LOGIQUE Satisfaction d’une formule A par une suite 6 dans une structure S, concept central de la théorie des modèles, introduit par Tarski pour définir la notion de vérité relative aux formules d’un langage comportant des quantificateurs ; dans le cas, par exemple, où la formule A se réduit à ɸxy (ɸ étant un symbole de prédicat binaire, x et y étant deux variables libres), la suite σ satisfait A dans S lorsque la situation suivante est vérifiée : (1) la structure S permet d’interpréter A, et l’on a notamment défini la relation ɸS entre éléments du domaine D de S, qui va être l’interprétation de ɸ ; (2) la suite 6 est formée de deux éléments de D, pris dans cet ordre (par exemple σ = , où o1 et o2 sont dans D) ; (3) fait partie de ɸS ; ainsi, dans la struc-

ture géographique qui a pour domaine les villes du monde, la formule x est plus grand que y, prise dans son interprétation naturelle, est satisfaite par la suite . Dite parfois « objectuelle », la définition tarskienne de la vérité par la satisfaction permet de surmonter certaines difficultés inhérentes à la définition traditionnelle, dite « substitutionnelle » : cette dernière, qui caractérise, par exemple, la vérité de ∃xψx par la vérité d’au moins une « instance de substitution » ψa, où le nom « a » fait partie du langage pour lequel on cherche à définir une notion de vérité, se heurte notamment au problème des objets qui n’ont pas de nom dans le langage en question. Jacques Dubucs ✐ 1 Tarski, A., « Le concept de vérité dans les langages formalisés » (1935), in Logique, sémantique, métamathématique, A. Colin, Paris, 1972, vol. 1, pp. 157-269. ! INTERPRÉTATION, MODÈLE, STRUCTURE SATURATION Du latin saturare, « saturer ». LOGIQUE Propriété d’un système formel T tel que, pour toute formule close A du langage de T, ou bien A est conséquence sémantique de T, ou bien ¬A est conséquence sémantique de T ; si un tel système est, en outre, consistant, alors il est aussi « simplement » ou « syntaxiquement » complet, c’est-à-dire que toute formule close exprimable dans son langage y est ou bien démontrable, ou bien réfutable. La saturation est l’une des nombreuses propriétés qui caractérisent la « suffisance » d’un système formel pour ce qu’on entend lui faire décrire. Conséquence immédiate de la catégoricité, elle ne suffit pas, en revanche, pour l’entraîner à son tour : certaines théories saturées, comme celle des corps algébriquement clos, possèdent des modèles non isomorphes. Jacques Dubucs ! CATÉGORICITÉ, COMPLÉTUDE, MODÈLE

SCÈNE En allemand : Schauplatz, de schauen, « regarder », et Platz, « lieu » : « endroit où se déroule un événement particulier ». Szene, emprunté au français, en reprend les principaux sens. Bühne, « scène, plateau ». PSYCHANALYSE Les notions de Schauplatz – « autre scène », scène du rêve – et de Szene – scènes traumatiques, scènes fantasmées, scène primitive – signifient chez Freud l’hétérogénéité radicale d’une partie de la réalité psychique vis-à-vis des processus préconscients et conscients, liés à la réalité extérieure mondaine. Elles sont corrélatives d’une conception topique du psychisme divisé en une pluralité de lieux. La « scène traumatique », ou scène infantile, est d’abord conçue comme un souvenir inconscient et pathogène que la cure cathartique permet de retrouver, de revivre et d’abréagir. Puis Freud découvre l’existence de scènes fantasmées, endogènes et pathogènes. Enfin, la notion de scène acquiert une détermination essentielle avec l’Urszene, scène primitive qui figure le coït des parents et qui appartient aux fantasmes originaires de l’espèce humaine. La comparaison du transfert avec une scène (Szene) (1915) le détermine ainsi comme le dispositif construit par la cure où la réalité psychique peut paraître. Benoît Auclerc et Michèle Porte ! ABRÉACTION, CATHARSIS, FANTASME, IMAGINAIRE, INCONSCIENT, ORIGINE, TOPIQUE, TRANSFERT SCEPTICISME Du latin tardif scepticus (1430), traduction du grec skeptikos, de skepsis, « examen ». L’art perturbé des sceptiques, symbolisé par les discours thétiquement contradictoires de Carnéade, ne possède pas seulement un sens au sein du conflit des doctrines, mais porte aussi atteinte à ces vérités qui relèvent plus de la morale que de la science. En ce sens il s’est opposé, dans ses diverses formes, à toute soumission au religieux. PHILOS. ANTIQUE Courant philosophique grec, appartenant à plusieurs écoles, caractérisé par la suspension de l’assentiment (epokhê), l’absence de certitude dans la vie quotidienne et les sciences et le refus de se prononcer sur la réalité des choses.

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 965 Historique On distingue en général quatre phases du scepticisme antique : [1] Pyrrhon (360-270) et son disciple Timon ; [2] la période de l’Académie dite « nouvelle Académie », d’Arcésilas (316-241) à Carnéade (214-129) ; [3] le renouveau pyrrhonien inauguré par Énésidème (probablement au Ier s. av. J.-C.) et continué par Agrippa ; [4] le scepticisme des médecins empiriques, de Ménodote à Sextus Empiricus (IIe / IIIe s. après. J.-C.). Cela ne va pas sans difficulté : Pyrrhon ne s’est jamais appelé lui-même « sceptique » ; Arcésilas, malgré son admiration pour Pyrrhon, ne s’est jamais réclamé de lui, mais de Platon, et il ne s’est jamais considéré comme un « sceptique » ; beaucoup de sceptiques contestent vigoureusement l’assimilation aux sceptiques des académiciens, qu’ils accusent de dogmatisme ; enfin Sextus lui-même critique les empiriques et se rattache plutôt aux médecins « méthodiques » 1. Contrairement aux autres courants philosophiques de l’Antiquité, le scepticisme n’est pas une école. Mais la tradition qui consiste à regrouper sous le nom de « sceptiques » les académiciens et les « pyrrhoniens » est apparue très tôt dans l’Antiquité (Aulu Gelle, Nuits attiques, XI, 5, 5). Il faut donc distinguer ceux que, dès l’Antiquité, on appelle des sceptiques (courants [1] à [4]), de ceux qui s’appellent eux-mêmes « sceptiques », « pyrrhoniens » ou « éphectiques » [= ceux qui pratiquent l’epokhê], à savoir seulement les courants [3] et [4]. Le mode de pensée sceptique Les sceptiques déclarent ne pas avoir de dogme. Il est donc en principe impossible de leur assigner une doctrine. Mais ils ont une agôgê, c’est-à-dire à la fois une « éducation » et une « manière de vivre » (H.P., I, 16-17). C’est « la capacité d’opposer les uns aux autres les phénomènes aussi bien que les pensées, de toutes les manières possibles, et d’arriver à partir de là, à cause de la force égale des choses et des raisonnements opposés, d’abord à l’abstention, et après cela à la tranquillité [ataraxie] » (H.P., I, 8). Le sceptique constate l’existence de sensations et de théories philosophiques contradictoires, remarque qu’elles sont d’égale force [isosthénie], et refuse de se prononcer sur la réalité des choses. D’après Diogène Laërce (IX, 105), Timon

disait : « je n’affirme pas que le miel est doux, j’admets seulement qu’il paraît doux ». Il s’inspirait de Pyrrhon qui, au lieu de chercher à connaître la réalité, renonçait à connaître la nature des choses et pratiquait l’aphasie (absence de discours), ce qui le conduisait à l’ataraxie. La difficulté d’une telle attitude est qu’elle ne paraît pas applicable dans la vie quotidienne, où il faut se fier à ses sensations. On racontait que Pyrrhon, fort de sa défiance à l’égard des sens, ne prenait aucune précaution et aurait été victime d’accidents si ses familiers n’avaient été là pour le prémunir des dangers en se fiant, eux, à leurs sens (D.L., IX, 62). Mais les sceptiques admettent en général la nécessité de se fier aux « phénomènes », c’est-à-dire aux choses telles qu’elles apparaissent, et c’est aux théories scientifiques et dogmatiques qu’ils refusent leur assentiment. C’est ce qui les conduit à s’inspirer largement des pratiques d’Arcésilas, qui réfutait les thèses philosophiques opposées. En s’inspirant des dialogues de Platon où, disait-il, « on argumente pour et contre beaucoup de thèses » sans rien affirmer, Arcésilas avait restauré la pratique socratique de l’elenchos, ou réfutation : il n’affirmait rien, écoutait les opinions de ses adversaires et les réfutait 2. Son principal adversaire étant le stoïcien Zénon, il réfuta sa doctrine de la katalêpsis et montra qu’en conséquence le sage devait pratiquer une epokhê généralisée 3. Pour réfuter la doctrine de la katalêpsis, les académiciens utilisèrent toute une batterie d’arguments repris par les sceptiques : erreur des sens, délire des fous et des ivrognes, impossibilité de distinguer le rêve de la réalité, objets indiscernables (jumeaux, oeufs) 4. Qu’Arcésilas ait pris l’epokhê généralisée à son compte ou qu’il l’ait seulement opposée à Zénon, elle devint le concept clé du scepticisme. En revanche, il fut accusé de dogmatisme par les pyrrhoniens pour avoir dit que « les choses sont inconnaissables », et soupçonné d’avoir voulu secrètement défendre les dogmes platoniciens. À partir d’Énèsidème, les sceptiques développèrent des « tropes » ou « modes », dont les principaux sont les dix modes d’Énèsidème (H.P., I, 36-163) et les cinq modes d’Agrippa (I, 164-177). Les modes d’Énèsidème soulignent le caractère contradictoire de la façon dont apparaissent les choses et l’impossibilité de trancher entre ces apparences contradictoires. Quatre modes sont tirés des différences entre observateurs ; deux sont tirés de la différence entre les choses jugées (par exemple, une variation de quantité fait varier la sensation) ; quatre des deux à la fois (par ex., les sensations varient se-

lon la position respective de l’observateur et de ce qui est observé). Ces modes sont des modes de la vie quotidienne, tandis que les modes d’Agrippa attaquent la connaissance dogmatique et scientifique. Le premier mode est celui du désaccord (diaphônia) entre des positions incompatibles. Si l’on essaie de donner un motif en faveur de l’une des positions, chaque justification doit à son tour être justifiée et l’on tombe dans la régression à l’infini (second mode). Si l’on essaie d’y échapper en s’arrêtant à une hypothèse non démontrée, le quatrième mode montre que cette hypothèse est une supposition arbitraire. Si l’on essaie d’échapper à cet arbitraire, on tombe dans un diallèle ou raisonnement circulaire (cinquième mode). Ces modes semblent réfuter les arguments d’Aristote dans les Seconds Analytiques (I, 3). La solution de ce dernier pour éviter les hypothèses arbitraires était qu’il y a une connaissance immédiate des premiers principes, connus par soi, ce qu’Agrippa nie dans le troisième mode, le mode du relatif, selon lequel l’objet extérieur n’est pas connu par soi mais est relatif à l’observateur. ▶ Si certains arguments du scepticisme de la vie quotidienne peuvent paraître insuffisants, les arguments académiciens transmis par Cicéron ont influencé tout le scepticisme classique, notamment celui des Méditations métaphysiques cartésiennes, et les modes d’Agrippa restent d’une grande force. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 236-241. 2 Cicéron, Académiques, I, 45-46 ; De Finibus, II, 2 ; V, 10. 3 Cicéron, Académiques, I, 43-45 ; II, 66-67. 4 Cicéron, Académiques, II, 79-89 ; Sextus, Adversus Mathematicos, VII, 403-414. Voir-aussi : Un nombre important de fragments et de témoignages sur Pyrrhon, les académiciens et les sceptiques est rassemblé dans A. Long et D. Sedley, Les philosophes hellénistiques, GF-Flammarion, Paris, 2001, vol. I et III. ! ATARAXIE, CRITÈRE, EPOKHÊ, TROPE downloadModeText.vue.download 968 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 966 MORALE, POLITIQUE

Le pyrrhonisme antique s’oppose au « dogmatisme » éthique, qui affirme l’existence, divine ou naturelle, d’une norme de l’action. En observant la loi d’« isosthénie » (force égale des choses), le pyrrhonien renvoie face à face les comportements (phénomènes) et les préceptes (noumènes) ; l’action ne peut donc être jugée bonne ou mauvaise, pas plus que son mobile ou son but : « Car ce qui paraît juste aux uns paraît laid aux autres » 1, le bien et le mal sont choses indécidables. Cependant, l’ataraxie (tranquillité) étant l’unique chose que le sage désire, celui-ci doit se conformer, à défaut d’autre chose, aux coutumes de son pays et aux préceptes apparents de la nature. Le scepticisme de la Renaissance et de l’âge classique, s’il fait davantage porter le doute sur le savoir objectif, ne met pas de côté les questions éthiques. Du point de vue politique, le sceptique est d’abord un citoyen ; pour Montaigne, « c’est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celle du lieu où il est » 2. Vivre selon la coutume est une nécessité pratique ; elle n’engage cependant pas le sceptique à approuver les lois et les institutions auxquelles il se soumet de fait. Les lois sont humaines, contingentes et particulières, incapables de valoir comme normes universelles : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà. 3 » Du point de vue éthique, le scepticisme classique insiste sur la capacité de l’homme à être moral sans croire aux principes de la moralité. Il refuse l’idée d’universalité éthique sous toutes ses formes ; ce refus conduit à la fois au relativisme des mobiles de l’action (Machiavel) 4 et à la recherche d’un fond éthique commun à tous les hommes dégagé de la religion (Hume) 5. Bérengère Hurand ✐ 1 Diogène Laërce, IX, 83. 2 Montaigne, Essais I, XXIII, GF-Flammarion, Paris, 1994, p. 65. 3 Pascal, Bl., Pensées, 294, édition L. Brunschvicg, Garnier, Paris, 1987, p. 465. 4 Machiavel, N., le Prince, GF-Flammarion, Paris, 1987. 5 Hume, D., les Dialogues sur la religion naturelle, trad. M. Malherbe, Vrin, Paris, 1997. Voir-aussi : Charron, P., De la Sagesse, Fayard, Paris, 1986.

Conche, M., Pyrrhon ou l’apparence, Éditions de Mégare, Villiers-sur-Mer, 1973. Brahami, F., le Travail du scepticisme : Montaigne, Bayle, Hume, PUF, Paris, 2001. Vuillemin, J. « Une morale est-elle compatible avec le scepticisme ? » in Philosophie, no 7, 1985. ! ACTION, LOI, MORALE, NORME, UNIVERSEL SCHÉMATISME Terme dérivé de schéma, apparu fin du XVIIIe s. GÉNÉR. Opération propre à l’entendement pur lorsqu’il met en relation un concept et une intuition. Fabien Chareix ! SCHÈME SCHÈME Du latin schema, « esquisse ». GÉNÉR. Procédé ou moyen par lequel un concept pur devient effectif par subsomption d’une intuition. Concepts et intuitions sont, par nature, hétérogènes. Les premiers sont des formes pures de l’entendement. Les secondes sont formées par l’activité de représentation et demeurent strictement adossées à l’expérience sensible dont elles procèdent. Comment, dès lors, est-il possible de juger, c’est-àdire de faire en sorte qu’à chaque intuition corresponde bien un concept ? Cette opération se fait sans règle et n’est pas exempte d’erreur. Son mécanisme consiste dans la mise en rapport de l’entendement et de la sensibilité, dans un schème qui est comme un produit de l’imagination, n’est ni une pure image ni un pur concept. Un schème esquisse pour le sens interne la signification conceptuelle de ce qui fait actuellement impression sur nos sens. Chaque catégorie se voit associée à un schème, ce que l’on peut énoncer ainsi, en synthétisant les termes employés par Kant : – le schème de la quantité (comme concept d’entendement) est le nombre. – le schème pur de la réalité est sensation et renvoie à ce dont le concept implique une existence dans le temps. – le schème de la substance est la permanence du réel dans le temps.

– le schème de la cause est la succession réglée. – le schème de la communauté est la simultanéité réglée. – le schème de la possibilité est l’accord de la synthèse des représentations avec les conditions du temps. – le schème de la nécessité est l’existence en tous temps 1. C’est donc bien dans et par le temps que se produit le concept sensible quasi indéfinissable qu’est le schème. Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1968, Livre II « Analytique des principes », ch. I. ! CRITICISME, ENTENDEMENT, PERCEPTION, SCHÉMATISME SCHIZOPHRÉNIE En allemand : Schizophrenie. Du grec schizein, « cliver », « fendre » ; et phrên, « âme », « esprit ». PSYCHANALYSE Ensemble de syndromes de dissociation de la personnalité, pouvant comporter : incohérence idéo-verbale, retrait autistique, idées délirantes et hallucinations mal systématisées, détachement affectif, avec étrangeté des sentiments et discordance, négativisme. Le terme de « schizophrénie », proposé par Bleuler 1, a prévalu sur « démence précoce », proposé par Kraeplin (1899) ; mais les formes catatonique, hébéphrénique et paranoïde que ce dernier avait distinguées demeurent en usage. Psychose narcissique, sans aptitude transférentielle, la schizophrénie a été peu étudiée par Freud 2, et demeure un objet d’étude de la psychiatrie, notamment phénoménologique 3. M. Klein fait l’hypothèse d’une position infantile schizo-paranoïde 4 – référée à Freud 5 et à Abraham 6 – , et caractérisée par le fait que le nourrisson aurait la capacité de cliver une bonne et une mauvaise mère, défense qui serait réactualisée et généralisée dans la schizophrénie. Ses travaux ouvrent sur downloadModeText.vue.download 969 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 967 une intelligibilité psychanalytique de la schizophrénie, que nombre d’auteurs ont approfondie (Racamier, Sèchehaye, Searle, etc.).

▶ Le refus d’une partie de la réalité névrotique commune, qui caractérise les schizophrénies – et toute psychose – suscite l’intérêt, voire l’approbation des philosophes 7 et autres créateurs. Toute création procède en effet d’un même rejet initial, puis se substitue à la part de réalité commune abolie. Demeurent l’angoisse et la souffrance schizophréniques, incommensurables avec celles des états névrotiques ; les textes de L. Wolfson 8, et, peut-être, ceux de Hölderlin en témoignent ; toute l’oeuvre de A. Artaud en résonne. Abdelhadi Elfakir et Michèle Porte ✐ 1 Bleuler, E., Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies (1911), EPEL / GREC, Paris, 1993. 2 Freud, S., Métapsychologie (1915), Gallimard, Paris, 1968. 3 Minkowski, E., la Schizophrénie (1953), Desclée de Brower, Paris. 4 Klein, M., « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes » (1946), in Développements de la psychanalyse, PUF, Paris, 1966, pp. 274-300. 5 Freud, S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa » (1911), in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1954, pp. 263-321. 6 Abraham, K., « Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce » (1908), in OEuvres complètes, t. I. 19071914, Payot, Paris, 1965. 7 Deleuze, G., et Guattari, F., l’Anti-OEdipe. Capitalisme et schizophrénie, Minuit, Paris, 1972. 8 Wolfson L., le Schizo et les langues, Gallimard, Paris, 1970. SCHWÄRMEREI Substantif allemand dérivé de schwärmen, au sens propre « essaimer ». La Schwärmerei fut un concept polémique fort usité dans les disputes qui opposaient les différentes confessions au temps de la Réforme. Luther taxait autant les théologiens que les laïcs d’exaltation lorsqu’ils s’écartaient de la thèse de la justification par la foi et qu’ils ne s’effrayaient pas d’accomplir sur le mode révolutionnaire leurs rêves visionnaires. Ceux qui « cherchent des révélations particulières, ou des visions, sont des incroyants qui méprisent Dieu », peut-on lire dans ses Tischreden 1. MORALE, POLITIQUE

Terme traduisible par « fanatisme », « enthousiasme », « exaltation » ou encore « ferveur ». À la suite de Luther, Kant dénonça le fanatisme en général comme une entreprise de dépassement des limites de la raison humaine. Puisque les Idées sont de l’ordre du suprasensible, aucune connaissance légitime n’en était possible. Plus particulièrement, Kant rejetait le fanatisme moral, qui plaçait le mobile de l’action ailleurs que dans la loi. Car toute action qui n’était pas exécutée par pur respect pour le devoir, où résidait véritablement le sublime, ne pouvait prétendre à la moralité 2. Marx accusera la bourgeoisie, devenue dominante, d’avoir noyé « dans l’eau glaciale du calcul égoïste » les frissons sacrés de la pieuse ferveur. La Schwärmerei trouvera en l’occasion une assignation historique déterminée 3. Jean-François Goubet ✐ 1 Luther, M., Propos de table, ch. XXVIII, « Les exaltés, schismatiques et sectaires », trad. L. Sauzin, Aubier, Paris, 1992, p. 264. 2 Kant, E., Critique de la raison pratique, Académie royale des sciences de Prusse, Reimer, puis de Gruyter, Berlin, à partir de 1900, t. V, p. 85s. 3 Marx, K., Manifeste du parti communiste, trad. M. Rubel et L. Evrard, in OEuvres, Économie, t. 1, Gallimard, Paris, 1994, p. 164. SCIENCE Du latin scientia, de scire, « savoir ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Savoir ou connaissance clair(e) et certain(e) de quelque chose, fondé(e) soit sur des principes évidents et des démonstrations, soit sur des raisonnements expérimentaux, ou encore sur l’analyse des sociétés et des faits humains. On distingue, à partir de ce triple fondement, sous le terme général de « science », les sciences exactes (les mathématiques

et les sciences mathématisées ; par exemple, la physique théorique), les sciences physico-chimiques et expérimentales (sciences de la nature au sens large de sciences de la matière et de la vie, comprenant toutes les disciplines relevant de l’étude de l’Univers et du monde, et toutes celles qui relèvent de la biologie et de la médecine) et, enfin, les sciences humaines, c’est-à-dire tous les discours théoriques à visée explicative concernant l’homme, son histoire, son comportement linguistique, psychologique, social ou politique. La science, dans ce sens général, s’oppose à l’opinion, assertion par nature arbitraire. On peut penser cette opposition soit comme celle de deux contraires (il y a une rupture entre l’opinion et la science ; l’opinion est la négation de la science), soit comme le rapport de deux opposés relatifs marqué par une subordination de l’opinion à la science (cette dernière peut se confronter à l’opinion par une commune mesure qui est le procès de connaissance ; l’opinion n’est qu’une privation de science, elle est perfectible et peut se transformer en science). Ces deux manières de concevoir le rapport de la science et de l’opinion (soit comme deux contraires, soit comme deux opposés relatifs) n’ont cessé d’être concurrentes dans la philosophie des sciences. La formule de Bachelard, dans la Formation de l’esprit scientifique : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas », creuse, de manière radicale, le fossé entre la science et l’opinion 1. Cette contradiction entre l’opinion et la science est le point de départ d’une théorie de l’esprit scientifique conçue comme une épistémologie de l’obstacle ou de la rupture : l’esprit doit se détourner de l’expérience première, de la perception et des représentations communes, naïvement réalistes. Dès la philosophie grecque, ces deux conceptions sont présentes et ne cessent d’être concomitantes jusqu’aux discours contemporains sur le « fossé » pour les uns, sur le « pont » pour les autres, qui sépare ou relie la science et l’opinion. Platon soutient qu’il faut s’arracher de la doxa pour être raisonnable et devenir un savant, mais il tend à penser que la différence entre science et opinion n’est pas irréductible et que le travail de la philosophie consiste à distinguer des degrés de certitude dans l’opinion de manière à transformer l’opinion vraie en science par un raisonnement de causalité 2. Les opinions vraies sont, en effet, des connaissances fragmentaires et isolées. La science a plus de valeur que l’opinion vraie, car elle est un enchaînement de connaissances qui confère l’unité au savoir, elle est recherche des causes et des principes. Pour Aristote aussi, la science vise à connaître les downloadModeText.vue.download 970 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 968 causes et les principes ; la science ne peut s’acquérir par la sensation, car celle-ci ne porte pas sur l’universel, la science est connaissance de la cause ; or, la cause n’est atteinte que par une démonstration rationnelle qui s’appuie sur des notions universelles 3. Le critère de démarcation de la science vis-à-vis de tout autre discours est donc celui de l’universel et de la causalité. Cependant, pour Aristote, la science ne se distingue pas de la métaphysique ; au contraire, la plus haute science est la science du Souverain Bien. Le premier qui a cherché à fournir un critère logique de démarcation entre la science et la métaphysique est Kant 4. Après avoir critiqué le scepticisme de Hume, qui faisait de la relation de causalité un produit de l’imagination et du principe d’accoutumance, Kant soutient que, si la métaphysique résulte, en effet, d’un fonctionnement à vide de la raison, qui prétend tirer d’elle-même des jugements d’existence (« Dieu existe », « l’âme est immortelle », etc.), la connaissance scientifique contient néanmoins, en plus des données de l’expérience, des jugements universels et nécessaires tirés de la seule raison. Par exemple, quand on dit : « L’élévation de la température de l’eau est cause de l’ébullition », on porte un jugement de causalité qui, outre deux faits d’expérience, contient l’affirmation d’un lien de causalité entre eux, lien qu’on trouve non dans l’expérience, mais dans les catégories de l’entendement qui permettent de l’appréhender. Ce faisant, Kant fournit un critère de démarcation entre la science et la métaphysique : il admet, avec Hume, que la connaissance scientifique de la réalité a, contrairement à la métaphysique, un contenu d’expérience, tout en affirmant contre lui que la science ne s’y réduit pas. Pour Kant, les théories scientifiques se définissent comme des systèmes dans lesquels il est fait un usage légitime de la raison, alors que la spéculation métaphysique ne produit que des illusions. Ce problème de la démarcation a été repris et précisé par Popper 5. Alors que Kant cherchait un critère logique différenciant la science de la métaphysique, celui-ci veut établir un critère méthodologique : il se demande comment la science procède pour rendre objectifs ses résultats. Selon lui, le savant construit des théories dont il tente sans cesse de falsifier les conséquences. Autrement dit, pour qu’une théorie soit reconnue comme scientifique, il faut qu’elle possède ce caractère distinctif qu’est la falsifiabilité : une théorie n’est scientifique que si ses énoncés sont susceptibles d’être soumis à des tests expérimentaux, elle doit pouvoir être réfutée par l’expérience. Cela veut dire que les énoncés scientifiques concernent des événements réguliers et reproductibles de manière que quiconque puisse les soumettre à des tests, l’objectivité des énoncés scientifiques résidant dans le fait qu’ils peuvent être intersubjectivement soumis à des tests. Ainsi,

il ne peut y avoir en science d’énoncés ultimes, d’énoncés qui ne puissent en principe être réfutés par la falsification de certaines des conclusions que l’on peut en déduire. Cela ne signifie pas que chaque énoncé scientifique ait été en fait soumis à des tests, mais seulement que tout énoncé puisse l’être ; autrement dit, il n’y a aucun énoncé scientifique que l’on doive accepter comme vrai, parce qu’il ne semble pas possible, pour des raisons logiques, de le soumettre à des tests. Véronique Le Ru ✐ 1 Bachelard, G., la Formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1938. 2 Platon, Ménon, 97 c-98 c, trad. A. Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1923. 3 Aristote, Métaphysique, A, 2, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966 ; Seconds Analytiques, I, 31, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1962. 4 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1968. 5 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973. ! CAUSALITÉ, EXPÉRIENCE, FALSIFIABILITÉ, MÉTAPHYSIQUE, OBJECTIVATION, OPINION, PLATONISME « Philosophie et science » ∼ SCIENCES SOCIALES SC. HUMAINES « Y a-t-il des sciences de l’homme ? » SCIENTISME Terme apparu au début du XXe s. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. SCIENCES Position philosophique qui consiste à déduire l’éthique de la science. Le scientisme est une théorie des valeurs qui s’apparente au positivisme en ce sens qu’il pose la science comme fondement des valeurs. Mais cette réponse à la question du fondement des valeurs pose problème dans la mesure où elle érige la science en valeur première productrice de toutes les autres. H. Poincaré, à la charnière des XIXe et XXe s., fut l’un des pre-

miers à critiquer le scientisme, en rappelant que la science s’écrit à l’indicatif et non à l’impératif 1. Dans son ouvrage de 1906, intitulé la Valeur de la science, il montre que la science s’autoconçoit comme axiologiquement neutre, mais ne l’est pas. Au XXe s., de nombreux travaux (ceux de J. Habermas 2, de H. Marcuse 3 et de H. Jonas 4, par exemple) ont appuyé cette critique du scientisme par la mise au jour de l’idéologie de la science : la neutralité de la science, quand elle est posée comme valeur première, construit et sert l’idéologie de la science, à savoir l’idéologie de l’opérationnel. De manière subreptice, l’opérationnel est institué en norme de tout discours, ce qui est une nouvelle forme de scientisme. L’émergence du scientisme, au XIXe s., s’explique par le développement d’un matérialisme scientifique dont on pourrait trouver l’origine dans la position antimétaphysique et conceptualiste de d’Alembert selon laquelle le caractère opératoire d’un concept suffit à fonder sa légitimité scientifique. En même temps que la science se libère ainsi de tout fondement en Dieu, l’éthique s’est, à son tour, privée de tout ancrage théologico-cosmologique, ce qui a laissé le champ libre au scientisme et au positivisme pour inverser le rapport de la science à l’éthique : la science ou la raison n’est plus la servante de la théologie ni au service de l’éthique fondée dans la théologie, mais l’éthique est déductible de la science, car, hors de la science, point de salut, point de sens. Aujourd’hui, le rapport de la science à l’éthique est doublement miné : d’une part, par le scientisme, qui peut toujours renaître de ses cendres, malgré toutes les critiques qui en ont été faites ; d’autre part, par le relativisme, drainé notamment par certains courants de la sociologie des sciences qui tendent à réduire un fait scientifique à un simple fait social. Il est clair que cela ne doit pas empêcher la science de recherdownloadModeText.vue.download 971 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 969 cher l’objectivité, à condition toutefois de renoncer à toute tentation scientiste (où l’éthique est conçue comme déductible de la science), positiviste (hors de la science, point de salut) ou naturaliste (où la morale est fondée dans la nature humaine, dont la perfectibilité est définie par la science – voir la craniométrie, qui, au XIXe s. toujours, s’est érigée en science de la mesure de l’intelligence, ou les dérives eugénistes de recherches en génétique). Quant au danger du relativisme, K. Popper apprend à s’en écarter par la distinction qu’il établit entre les régularités de la nature (inaltérables) et les lois normatives sur ces régularités qu’on appelle les lois scienti-

fiques 5. C’est le discours scientifique sur les régularités de la nature, codifié en lois, qui est falsifiable ou infirmable, et non les régularités de la nature. La science peut donc toujours, dans la construction de ses lois, chercher l’objectivité. Toutefois, le problème du fondement de la morale reste entier. La fonder dans la science revient à choisir comme idéologie une idéologie de la science (qu’elle soit scientiste, positiviste ou naturaliste). Par ailleurs, si les valeurs n’ont qu’un sens relatif, non objectivable, il est impossible de construire aucune axiologie (théorie des valeurs) visant l’objectivité et l’universalité, ni même de tenir un discours rationnel sur les valeurs (c’est alors le règne du relativisme subjectif : autant de têtes, autant d’avis). À l’encontre de cette perspective, Kant montre, dans la Religion dans les limites de la simple raison, qu’une discussion rationnelle sur les valeurs est toujours possible (il est l’inventeur du terme « axiologie ») et qu’une valeur première, concevable comme fondement de la morale, doit n’être déterminable par aucun contenu particulier pour être universelle, car, si ce n’était pas le cas, on retomberait dans les travers d’une objectivation des valeurs (dénoncée par Spinoza, dès le XVIIe s., comme un processus illusoire qui résulte du préjugé finaliste). Pour penser le rapport de la science à l’éthique en dehors de l’alternative du scientisme et du relativisme, il reste au fond le conventionnalisme bien compris, où l’individu, et a fortiori le chercheur scientifique, est responsable des valeurs qu’il adopte. Un tel conventionnalisme réfléchi signifierait la fin du scientisme, c’est-à-dire la prise de conscience qu’il n’y a pas de fondement scientifique de l’éthique, mais qu’il y a, en revanche, des conséquences éthiques de telle ou telle attitude scientifique. Véronique Le Ru ✐ 1 Poincaré, H., la Valeur de la science, Paris, 1906. 2 Habermas, J., la Technique et la science comme « idéologie », trad. J. R. Ladmiral, Gallimard, Paris, 1973. 3 Marcuse, H., l’Homme unidimensionnel, trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968. 4 Jonas, H., le Principe de responsabilité, Flammarion, Paris, 1979. 5 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973. ! CONCEPTUALISME, ÉTHIQUE, NATURALISME, POSITIVISME, RELATIVISME, SCIENCE, VALEUR SCOTISME MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, THÉOLOGIE L’un des principaux courants de pensée de la scolastique. Le scotisme est issu de l’enseignement et des écrits de J. Duns

Scot (1265 / 1266-1308), dit le « Docteur subtil », philosophe et théologien franciscain d’origine écossaise, qui enseigna d’abord à Oxford, puis, de 1302 à 1307, à l’université de Paris, où il devint maître en théologie, avant de mourir à Cologne. Son oeuvre comprend des écrits philosophiques (Questions sur la métaphysique d’Aristote) et théologiques. Ces derniers sont des commentaires du Livre des sentences de P. Lombard (XIIe s.), recueil ordonné de textes bibliques et patristiques, qui servait alors d’ouvrage de référence pour les études théologiques. Il en existe trois versions : la Lectura, composée à Oxford ; l’Ordinatio, dont la rédaction, commencée à Oxford, fut poursuivie à Paris mais resta inachevée à cause de la mort prématurée de l’auteur ; enfin, les Reportata Parisiensia, recueil de textes destinés à l’enseignement. Les sources de Scot sont Aristote pour la logique, Augustin pour la théologie et l’anthropologie, Avicenne pour la métaphysique, enfin la pensée franciscaine (Bonaventure, P. Olieu). Ce qui caractérise le scotisme, c’est, en métaphysique, sa théorie de l’univocité du concept de l’être (univocatio entis), sa position particulière concernant les universaux, enfin sa solution au problème dit de l’individuation ; en théologie, sa préférence pour le concept d’être infini, son insistance sur la liberté de Dieu dans ses oeuvres ; en anthropologie, sa doctrine de l’autonomie de la volonté. En physique, Scot enseigne la possibilité du mouvement absolu, refusée par Aristote, et l’impossibilité d’un retour du monde à un état antérieur. Métaphysique. Le but de la métaphysique étant d’établir l’existence et de cerner, autant que possible, la nature du Premier Principe des êtres, Scot élabore un concept de l’être univoque, qui se dit au même sens de Dieu et de la créature. Ce concept univoque de l’être rend possible une théologie positive : l’esprit humain peut acquérir une connaissance réelle de Dieu en portant à leur plus haut degré les « perfections pures » qui sont dans la créature, c’est-à-dire celles qui peuvent être conçues sans aucun degré intrinsèque de limitation. La métaphysique se définit comme « science des transcendantaux », c’est-à-dire des entités dont la notion est antérieure aux dix catégories d’Aristote. Le premier des transcendantaux est l’être. Viennent ensuite les « convertibles », tels que l’un, le vrai ou le bien, qui sont contenus dans l’être mais ne se confondent pas avec lui. Enfin, les « disjoints » – par exemple, incréé / créé, nécessaire / contingent, infini / fini, etc., qui divisent l’être sans reste, et sont tels que le membre inférieur de la disjonction implique le membre supérieur. Un être est tout ce qui a une essence ou nature, par quoi

il est connaissable. Une nature créée existe chez les singuliers ayant cette nature et / ou dans l’intellect qui la conçoit, et n’a pas d’autre mode d’existence que ceux-là. Cependant, considérée en elle-même, elle ne se confond ni avec les singuliers dans la réalité ni, dans l’intellect, avec le concept qui se tire de cette nature – le concept de l’homme, par exemple, qui se tire de la nature humaine –, et constitue l’« universel achevé », prédicable de la multiplicité des singuliers. Tous les éléments constitutifs d’une nature – l’âme, le corps et leur composition, dans le cas de l’humanité – sont individués chez le singulier, et deviennent par là incommunicables d’un individu à un autre. Ainsi, chez la créature, le singulier est, « en dernière instance, solitude » (ultima solitudo). Théologie. En Dieu, au contraire, l’essence est de soi singulière, c’est-à-dire une et indivisible, car les Personnes divines ne se distinguent pas par distinction réelle, mais seulement par leurs rapports. Le concept d’un être infini en perfection est le plus parfait que l’homme puisse former de downloadModeText.vue.download 972 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 970 Dieu à l’aide de la seule raison. L’infinité est un « mode intrinsèque » de la nature divine et de ses attributs, de même que l’intensité d’une lumière est un mode intrinsèque, c’est-à-dire inséparable, de celle-ci. Cependant, la distance incommensurable qui sépare l’être infini des êtres finis ne détruit pas l’unité du concept de l’être, condition indispensable pour toute théologie humaine pro statu isto, c’est-à-dire en l’état présent de l’homme. La connaissance et l’amour que Dieu a de son essence, de même que les relations trinitaires, sont nécessaires, c’est-à-dire ne dépendent pas de la volonté divine. Par contre, les oeuvres ad extra, telles que la Création ou l’Incarnation, sont radicalement contingentes, c’est-à-dire issues d’une volonté souverainement libre. Anthropologie. Chez l’homme, les facultés supérieures – mémoire, intelligence et volonté – ne se distinguent pas réellement, étant toutes trois identiques à la substance même de l’âme, mais sont formellement distinctes. C’est le même homme qui connaît et qui veut, mais connaître n’est pas vouloir. Concernant l’intelligence, Scot distingue deux modes différents de connaissance, la connaissance « intuitive » et la connaissance « abstractive ». Par la première, un objet existant et présent est connu comme tel par les sens, et donc aussi par l’intellect, puisqu’une faculté supérieure connaît ce que connaît une faculté inférieure. Par la seconde, un objet absent est connu au moyen d’une « espèce intelligible » qui

le représente. Concernant la volonté ou dilection, Scot distingue chez l’homme deux tendances également naturelles, l’une vers l’avantageux (affectio commodi), l’autre vers ce qui a une valeur en soi (affectio justitiae). La volonté est pour lui une faculté de plus grande noblesse que l’intelligence, parce que celle-ci est une faculté non libre (il ne nous appartient pas de concevoir ou de ne pas concevoir un objet correctement présenté, ou une alternative clairement formulée), tandis que celle-là est libre (nous pouvons vouloir A ou non, et vouloir A ou B). Cette préférence pour la volonté a valu au scotisme le reproche de volontarisme. En réalité, pour Scot, l’intelligence précède la volonté, car on ne peut vouloir que ce qu’on connaît, et l’incline naturellement vers le bien, mais c’est la volonté qui décide en dernière instance. La liberté signifie pour un être que, alors même qu’il choisit un parti, il garde le pouvoir de choisir le parti contraire. ▶ Le scotisme connut une expansion rapide et exerça une influence durable dans divers pays d’Europe, jusqu’au XVIIe s. inclus. Tombé dans l’oubli au siècle suivant, il connaît un renouveau au XXe s., en raison notamment de ses affinités avec certains thèmes privilégiés de la pensée contemporaine, notamment l’individualité et la liberté. Gérard Sondag ✐ Scot Duns, J., Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, introd., trad. et commentaires O. Boulnois, PUF, Paris, 1988. Scot Duns, J., le Principe d’individuation, trad. G. Sondag, Vrin, Paris, 1992. Scot Duns, J., l’Image, trad. G. Sondag, Vrin, Paris, 1993. Scot, D., la Théologie comme science pratique, trad. et notes G. Sondag, Vrin, Paris, 1996. Scot Duns, J., Prologue de l’Ordinatio, trad. G. Sondag, PUF, Paris, 1999. Scot Duns, J., Traité du Premier Principe, sous la dir. de R. Im-

bach, Vrin, Paris, 2001. ! PRÉDICABLE, TRANSCENDANTAUX, UNIVERSAUX SCULPTURE Du latin sculptura, de sculpere, « tailler », « graver ». Notion utilisée de manière métaphorique chez Platon et Aristote, amplifiée chez Hegel, profondément remaniée (par les artistes) au cours du XXe siècle. ESTHÉTIQUE Représentation tridimensionnelle et matérielle d’un objet dans l’espace dans un but artistique ou ornemental. Traditionnellement conçue comme le traitement d’un volume et comme la mise en forme d’un matériau dans un espace tridimensionnel (ronde-bosse, haut-relief, modelage), la notion de sculpture évolue considérablement au long du XXe s. À la suite d’Aristote, la philosophie a longtemps fait de la sculpture (et de la statue) le symbole même de l’action de la forme (ou de l’idée) sur la matière : « Ce n’est pas le bois qui fait le lit, ni l’airain la statue, mais il y a quelque autre chose qui est cause de changement 1 ». Hegel voit dans la sculpture, considérée comme un art classique trouvant son apogée dans l’art grec, le triomphe de l’esprit humain sur l’animalité 2. En revanche, Kant se méfie des pouvoirs de séduction de la sculpture, le réalisme et la tridimensionnalité de la statue risquant d’en faire un dangereux trompe-l’oeil. Focillon trouve encore dans le « plein » le propre de la sculpture 3. Longtemps cantonnée, dans la sphère occidentale, à quelques matériaux traditionnels (bois, pierre, marbre, bronze...), traitée sur le mode d’un volume clos, la sculpture subit de profonds changements au XXe s., sur le double plan du matériau – n’importe quel matériau, si incongru soit-il, pouvant servir les intentions du sculpteur – et du traitement du volume, celui-ci pouvant désormais être ouvert et la sculpture organisée, dispersée ou disséminée dans l’espace où elle porte alors le nom d’« environnement » ou d’« installation ». La sculpture inclut désormais la transparence (Gabo), traite du vide (Giacometti), se fait linéaire (Lichtenstein). Surtout, la notion même de sculpture connaît un bouleversement radical avec la notion de « sculpture élargie », élaborée par Beuys 4 : l’artiste oeuvre en se servant de l’homme même et de ses actions comme d’un matériau, d’où la notion de « sculpture sociale ». L’artiste devient alors sculpteur de la vie sociale et collective. ▶ La leçon de ces transformations est que la sculpture ne se

définit plus par sa seule relation à l’espace ; elle inclut désormais à titre essentiel une dimension philosophique, conceptuelle et politique. Florence de Mèredieu ✐ 1 Aristote, Métaphysique, I, 3, 983, Paris, Vrin, 1986, t. I, p. 33. 2 Hegel, G. W. F., Esthétique (1835), t. III, Aubier, Paris, 1965. 3 Focillon, H., Vie des formes, PUF, Paris, 1934. 4 Beuys, J., Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, L’Arche, Paris, 1988. ! ART, CONTEMPORAIN (ART), FRAGMENT, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU SECRET D’ÉTAT POLITIQUE Une des logiques de la domination politique. Avec la maxime de Louis XI, souvent répétée : « Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner », s’énonce un lieu commun de toute politique. C’est d’abord une manière de désigner ce downloadModeText.vue.download 973 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 971 qui, dans l’État, est hors de portée du discours et du peuple. L’instauration de cette distance, qui inscrit le pouvoir dans une altérité, se développe sur divers plans. L’expression « secret d’État » est tirée des arcana imperii de Tacite 1, qui passe pour être un des seuls, avec Machiavel, à avoir osé abordé le côté obscur du pouvoir, et souvent on renvoie à Tacite pour ne pas se réclamer explicitement de Machiavel. La littérature des arcana – on parle de tacitisme – se développe aux XVIe-XVIIe s., époque où l’imprimerie ouvre des possibilités d’impressions éphémères, de pamphlets qui s’attaquent aux « affaires ». L’État va d’ailleurs utiliser ce jeu de voilement-dévoilement 2. Une première dimension du secret, appelé alors « mystère d’État », concerne l’aspect magico-religieux du souverain. Elle est autant liée aux mystères païens qu’au contexte théologico-politique des transferts médiévaux entre instances séculières et spirituelles. C’est dans la pers-

pective des qualités (la dignité, la majesté) et des prérogatives (souveraineté juridique, par exemple) attachées à la personne du roi que le secret opère. Aucune contestation ne peut s’élever face à une décision de la parole souveraine. Elle est irrécusable, puisque son élaboration renvoie à une genèse inconnaissable, transcendante. Le « mystère » agit alors par la représentation et la production des fictions légitimantes qui en découlent. Dans une deuxième acception plus technique, l’altérité s’incarne dans une instance impersonnelle au nom de laquelle peuvent s’exercer de multiples actions secrètes dont les ressorts vont être imputés à l’intérêt public. Si, dans un sens banalement topographique, le secret d’État peut évoquer le côté privé du « public », le lieu soustrait aux regards, le cabinet secret, c’est surtout l’action stratégique dissimulée qui est désignée, avec tous les procédés d’occultation qui tentent de maîtriser l’information et sa circulation. Outils de la raison d’État, la position prudentielle et la feinte sont ramenées à un intérêt supérieur : la légitime défense du bien public. Contre une acception qui pourrait dissoudre le secret dans une science générale du gouvernement (Clapmarius et, plus tard, Pelzhoffer), Naudé radicalise l’expression du secret d’État et concentre ses différentes dimensions dans le coup d’État, un pouvoir caché dont on n’utilise la force que dans des circonstances exceptionnelles. La superposition de la mystique monarchique et des techniques de l’action secrète permet ainsi de créer les conditions d’une plus grande liberté d’action. ▶ Le secret est donc un moyen de gouverner qui s’appuie sur la domination permise par la dissimulation d’actions décisives, et la manifestation d’une connaissance informulable ou inavouable, qui tire sa force non pas de sa nature, mais de la seule fonction d’occultation qui détermine les croyances et les fictions liées à l’institution politique. Il convient qu’il y ait du secret, même là où il n’y a rien à cacher. Mêlant des domaines d’inspirations variées, le secret d’État se déploie dans les ramifications possibles entre une conception mystique (qualité) et une conception technique (action). Résidu irréductible jouant contre la transparence de l’éthique communicationnelle, il institue, en un même temps et en une

même stratégie énonciative, une transcendance, impose une limite au discours et définit une raison politique. Frédéric Gabriel ✐ 1 Tacite, Historiae, I, 4, 2. 2 Gauchet, M., « L’État au miroir de la raison d’État : la France et la chrétienté », in Y.-C. Zarka (dir.), Raison et Déraison d’État, Paris, 1994. Voir-aussi : Benario, H. W., « Arcanus in Tacitus », in Rheinisches Museum für Philologie, CVI, Frankfurt, 1963. Bianchi, M. L., « Arcanum », « Arcanus », in Marta Fattori (cur.), Lessico filosofico dei secoli XVII e XVIII, vol. I. 3, Firenze, 1997. Cavaillé, J.-P., Dis / simulations. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, 2002. Clapmarius, A., De Arcanis rerum publicarum libri sex, Bremae, 1605. Donaldson, P., Machiavelli and Mystery of State, New York, 1992. Dewerpe, A., Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, 1994. Jouhaud, C. (éd.), Miroirs de la raison d’État, Cahiers du Centre de recherches historiques, no 20, Paris, 1998. Kantorowicz, E., « Mystères de l’État. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) », in Mourir pour la patrie, Paris, 1984. Naudé, G., Considérations politiques sur les coups d’État (1639), Paris, 1989. Pelzhoffer, F. A., Arcanum status..., Francofurti, 1710-1734, 4 vols. Senellart, M., les Arts de gouverner, III, 2, Paris, 1995. Senellart, M., « Arcana imperii et coups d’État : la critique de Clapmar par Naudé », in Aristotelismo politico e ragion di stato, Enzo Baldini, Firenze, 1995. Stolleis, M., « Arcana imperii » und « ratio status », Göttingen, 1980. ! COUP D’ÉTAT, ÉTAT, RAISON D’ÉTAT

SÉMANTIQUE Du grec semainein, « marquer d’un signe », « faire savoir ». LINGUISTIQUE Sous-discipline de la linguistique qui étudie la façon dont est déterminée la signification des signes complexes, comme les phrases. Dans les années 1950 et 1960, la linguistique théorique a délaissé l’étude de la signification pour privilégier, sous l’influence de N. Chomsky, celle de la syntaxe. Il semblait alors difficile d’étudier le sens avec la rigueur mathématique rendue possible, en syntaxe, par la notion de grammaire générative. La logique philosophique a fait des progrès importants pendant cette période. En 1959, S. Kripke montre en effet comment l’analyse du discours modal, à l’aide de la notion de monde possible, permet de prouver la complétude d’un système de logique modal. Carnap et certains de ses élèves – en particulier D. Kaplan – commencent à explorer les logiques intensionnelles, en unifiant logiques modales et logiques temporelles. C’est cependant l’oeuvre de R. Montague qui constitue le véritable point de départ de la sémantique contemporaine. Dans l’article fondateur « L’anglais comme langage formel », cet élève de A. Tarski affirme la possibilité de l’application des concepts et des techniques de la théorie des modèles aux langues naturelles : « je rejette, écrit-il, la thèse d’après laquelle il y aurait une différence théorique importante entre les langages formels et les langues naturelles » 1. Il était courant, jusqu’aux travaux de Montague, de traduire de façon informelle les phrases des langues naturelles dans un langage formel – opération que Quine nomme « enrégimentation ». D’autre part, la théorie des modèles permet de définir rigoureusement la notion d’interprétation d’un énoncé formulé dans une langue logique, et propose une théorie rigoureuse des relations inférentielles entre énoncés. downloadModeText.vue.download 974 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 972 Le programme de Montague repose sur l’idée d’après laquelle on peut, si l’on définit de façon parfaitement réglée la procédure de traduction vers une langue logique, éliminer l’étape de traduction, pour assigner directement leur interprétation dans un modèle aux signes de la langue naturelle. De façon plus précise, Montague soutient que, pour tout langage, dont on peut décrire rigoureusement la grammaire, on doit chercher à caractériser de façon mathématiquement précise des opérations de composition sur les significations, correspondant aux opérations de composition syntaxique définies dans

la grammaire formelle, et à établir une correspondance entre les opérations effectuées dans les deux domaines, de sorte qu’une unique opération sur les types de significations corresponde à chaque opération syntaxique. La contribution méthodologique de Montague est d’une importance considérable. Elle montre, en effet, que la grammaire ne doit pas être comprise uniquement comme un ensemble de règles permettant d’engendrer toutes les phrases bien formées d’une langue. Il est nécessaire qu’une grammaire satisfasse, en outre, une contrainte proprement sémantique, la contrainte de compositionnalité : les opérations qu’elle définit sur son domaine de formes syntaxiques doivent permettre de composer les significations associées aux formes atomiques, afin d’engendrer la signification des formes complexes. Le succès de l’approche montagovienne a conduit les sémanticiens à considérer que les phénomènes de signification les plus importants étaient liés aux conditions de vérité des phrases et à leurs relations d’implication logique – phénomènes qui trouvent tous un répondant dans la théorie des modèles. Jusqu’à une date récente, la sémantique a peu étudié la question de la signification des mots, pour se concentrer sur la façon dont les significations atomiques, supposées données, pouvaient être composées. Les théories sémantiques les plus populaires ne peuvent donc pas être considérées comme des théories philosophiques de la signification, mais tout au plus comme des théories de la composition des significations. Pascal Ludwig ✐ 1 Montague, R., « English as a Formal Language », (1970), repr. in Montague, 1974, pp. 119-147. Voir-aussi : Montague, R., « The Proper Treatment of Quantification in Ordinary English », (1973), repr. in Montague, 1974, pp. 221-242. Montague, R., Formal Philosophy : Selected Papers of Richard Montague, éd. par R. H. Thomasson, Yale University Press, New Haven and London. ! COMPOSITIONNALITÉ (PRINCIPE DE), GRAMMAIRE, SIGNIFICATION SÉMIOTIQUE Du grec semeiôtikè, de sêmeion, « signe ». Sens linguistique apparu au XXe s. LINGUISTIQUE Étude générale des signes et des systèmes symboliques. Au sens le plus large d’une théorie des signes et de la signification, la sémiotique est née avec les sophistes, Aristote 1 et les stoïciens 2, et s’est épanouie chez les médiévaux et à l’âge classique, en particulier dans le livre III de l’Essay de Locke sur les mots. Mais l’idée d’une théorie générale des signes et de leur classification n’est pas apparue avant Peirce 3,

qui élabore une sémiotique philosophique, reposant sur une conception triadique : un signe est une chose reliée à un second signe, son objet, pour mettre en relation celui-ci avec son interprétant. Les sémiotiques contemporaines sont issues de la linguistique structurale de Saussure, de la glossématique de Hjemslev, et des théories de C. Morris 4, qui distingue la syntaxe, ou l’étude abstraite des signes, la sémantique, ou l’étude de leurs relations aux objets, et la pragmatique, ou étude de leurs usages en contextes. Il est juste de dire qu’il n’y a aujourd’hui pas une mais des sémiotiques, qui, comme celle de A.J. Greimas 5, ont leurs propres catégories. ▶ Les questions philosophiques principales posées par la sémiotique portent sur la validité des diverses classifications de signes proposées par les écoles diverses, mais aussi sur l’applicabilité d’une sémiotique générale à des domaines aussi divers que le langage, l’art, la culture ou même le monde social. Claudine Tiercelin ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, trad. Tricot, Vrin, Paris. 2 Les Stoïciens, éd. Bréhier, Gallimard, Pléiade, Paris. 3 Peirce, C. S., Collected Papers, Harvard University Press, 19311958. 4 Morris, C., Foundations of the Theory of Signs, 1938. 5 Greimas, A. J., et Courtès, J., Sémiotique, dictionnaire raisonné de théorie du langage, Hachette, Paris, 1979. ! INTERPRÉTANT, SIGNE, SIGNIFICATION, SYMBOLE SENS Du latin sensus, « action de percevoir par les sens, sens comme organe », « sentiment, manière de concevoir, faculté de penser, bon sens ». En allemand : Sinn. GÉNÉR. Notion utilisée pour penser aussi bien la perception sensible que la formulation conceptuelle et abstraite d’une signification. Les acceptions du terme s’organisent autour de la fonction sensorielle, de la connaissance (intuition, sens commun, sens moral), de la signification et de l’orientation du mouvement. La question du sens se pose dans la double problématique de l’articulation de la signification et du signe, d’une part, et du rapport du sens à sa référence, d’autre part. Récusant à la fois l’idée que le sens dérive de la convention ou de son référent

extérieur, c’est-à-dire de la nature, Platon montre que le sens s’élabore conceptuellement dans la définition. Il est essence ou Idée, c’est-à-dire principe d’intelligibilité du sensible et de la pensée. La querelle des universaux, telle qu’elle s’est déroulée au Moyen Âge, hérite de cette tradition de pensée, faisant du concept le lieu de la signification. Dans ce contexte, il s’agit de déterminer si les universaux sont réels, au sens platonicien, ou s’ils sont seulement conçus. Dans ce dernier cas, doit-on penser qu’ils sont dérivés du sensible ou bien qu’ils ont un mode d’être propre, qui n’est ni réel ni mental, mais « objectif » ? À cette question, la philosophie cartésienne répond que les mots ont un sens par les significations qui sont attachées à nos idées. Celles-ci fondent le sens des mots et sont directement saisies par la pensée. Contre cette détermination d’inspiration nominaliste, l’empirisme de Hume, notamment, montre que le sens dérive du sensible, que l’idée, le concept est une image affaiblie des impressions sensibles. Dans cette genèse du sens, le signe joue un rôle décisif, puisqu’il tient downloadModeText.vue.download 975 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 973 lieu de la signification. Le sens ne dépend alors plus de l’idée, donnée avant toutes choses dans l’entendement, mais s’explique à partir de la genèse du signe. L’inféodation du sens au signe s’accomplit dans la linguistique structurale. Identifiant le sens au signifié, Saussure démontre son étroite corrélation avec le signe, phénomène à double face, associant et distinguant un signifiant et un signifié. Dès lors, ce dernier, loin d’être une entité extralinguistique, est seulement l’autre face du signe. Le sens se réduit à une différence dans un système lexical 1. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1955, p. 157. ! LANGAGE, SIGNE PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, constitution de la compréhension de l’être-au-monde. Le sens désigne ce qui, pour la compréhension propre au Dasein, est articulable dans l’explicitation d’une telle

compréhension. L’étant intramondain a du sens quand, venu à compréhension, il est découvert avec l’être du Dasein. Le sens est le vers-quoi (Woraufhin) de l’explicitation. Seul le Dasein est sensé ou insensé, tout le reste étant non-sensé. Le sens renvoie à la question du sens de l’être : poser cette question n’est point rechercher un signifié transcendantal, mais questionner en direction de l’être pour autant qu’il se tient dans la compréhension de cet étant exemplaire qu’est le Dasein. Se révèle ainsi une structure circulaire propre à la compréhension ontologique, nommée cercle herméneutique. Celui-ci appartient à la structure du sens enracinée dans la constitution existentiale du Dasein comme cet étant pour qui il y va de son être. Il ne s’agit pas de sortir du cercle, mais de s’y engager. Si l’idée de l’existence et de l’être sont présupposées pour l’interprétation du Dasein et l’obtention de l’idée de l’être, une telle présupposition ne consiste pas à poser au préalable une norme d’existence, mais à affirmer que le présupposer a pour caractère le projet compréhensif, où l’interprétation donne la parole à l’étant à expliciter, qui décide s’il fournira la constitution ontologique à laquelle il est ouvert. Si l’interprétation existentiale ne peut faire acte d’autorité sur des possibilités existentielles, elle doit se légitimer quant aux possibilités existentielles qui la fondent. Si la décision de philosopher, par exemple, est une décision existentielle personnelle, elle revêt aussi l’aspect d’une nécessité universelle, la vérité existentielle renvoyant à une vérité existentiale. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1976, § 32, § 63. ! COMPRÉHENSION, DASEIN, EXPLOITATION, PAROLE ∼ SENS COMMUN Du latin scolastique sensus communis, traduction du grec koine aisthesis. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Le sens commun signifie, au sens actuel du terme, l’ensemble des idées reçues, communes à tous les hommes en vertu du caractère universel de la raison. De manière plus spécialisée, le sens commun désigne, dans la conception aristotélicienne de l’âme, une faculté des cinq sens de s’exercer en même temps. Le sens commun opère une unification autant au niveau du perçu qu’à celui de l’individu perce-

vant. Il permet d’expliquer comment les sensations s’organisent en perceptions de choses, et ne se réduisent pas à une atomisation de sensations isolées. Il autorise également à rendre compte du fait que l’individu sent qu’il sent, préfigurant peut-être ce qui, par la suite, prendra l’appellation de « conscience ». Platon, dans le Théétète, s’interroge sur la faculté qui permet de discerner ce qui est commun au son et à la couleur, et attribue ce pouvoir à l’âme elle-même 1. Mais la première utilisation de l’expression « sens commun » (koine aisthesis) apparaît chez Aristote, qui l’utilise d’ailleurs seulement à trois reprises 2. La réflexion d’Aristote sur le sens commun s’organise, en fait, autour de la notion, beaucoup plus fréquemment utilisée, de « sensibles communs » (koina aistheta). Il existe trois sortes de sensibles 3 : 1) les sensibles par soi, propres à chaque sens, c’est-à-dire qui n’agissent que sur un seul sens – par exemple, la couleur blanche sur la vue ; 2) les sensibles par accident, qui sont perçus en même temps qu’un sensible par soi, mais qui ne provoquent pas un mouvement dans le sens concerné – on parle, à leur égard, de perceptions déjà acquises lors d’expériences antérieures et faisant donc intervenir la mémoire – par exemple, le sens de la vue est ébranlé par la blancheur de tel homme, mais celui qui voit sait aussi, pour l’avoir déjà rencontré, que cet homme est le fils de Diarès ; 3) enfin, les sensibles communs, qui sont le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité 4. Il s’agit de sensibles par soi puisqu’ils exercent une action effective sur les sens, mais ils ne sont pas propres, mais communs. En tant que tels, ils sont perçus par le sens commun qu’il ne faut cependant aucunement considérer comme un sixième sens 5. Les cinq sens, en effet, suffisent à nous faire percevoir tous les sensibles existants. Le sens commun est cette faculté que possèdent les sens de s’exercer de concert, se comportant dans certains cas, notamment celui de la perception des sensibles communs, « comme un seul ». Il n’est pas exclu, cependant, que seul un sens perçoive un sensible commun, mais cette perception intervient toujours en même temps que la perception d’un sensible propre ; par exemple, la vue perçoit la couleur blanche et en même temps le mouvement, donc de façon propre et de façon commune, mais, dans les deux cas, le sens est ébranlé par le blanc et par le mouvement. Cette perception des sensibles communs constitue la première fonction du sens commun. Sa deuxième fonction est de sentir les sensations elles-mêmes, étant ainsi facteur d’unification au niveau de l’individu percevant 6. Le sens commun peut, en ce sens, être assimilé à ce que l’on nommera plus tard la conscience. Enfin, la troisième fonction du sens commun est de juger deux sensibles en même temps et de les distinguer, ce que ne peut faire chaque sens de manière

individuelle 7, Aristote reprenant ainsi plus particulièrement le problème soulevé par Platon dans le Théétète. Le sens commun permet ainsi de synthétiser les sensations issues des différents sens pour produire la perception non plus de qualités séparées, mais d’une chose. Les stoïciens mettront essentiellement l’accent sur la deuxième fonction du sens commun, avec l’usage de l’expression « sens commun » pour désigner une forme de tact intérieur 8. Dans la tradition latine, le sens commun prend la signification que nous lui connaissons aujourd’hui. Ainsi Cicéron engage-t-il l’orateur à ne pas se séparer du sens commun, downloadModeText.vue.download 976 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 974 à ne pas s’éloigner des notions communes à la foule 9. Cet attachement au sens commun constitue, d’ailleurs, un des premiers aspects de la philosophie, en vertu précisément du caractère commun de la culture humaine. Le philosophe qui chercherait à se différencier refuserait cet engagement dans la vie sociale, qui est pourtant un élément fondamental de l’éthique stoïcienne 10. Le Moyen Âge, parallèlement à cette acception ordinaire du sens commun, développe une réflexion à partir de la conception aristotélicienne du sens commun comme faculté psychique. Ainsi Avicenne considère-t-il le « sens commun » comme le premier des sens internes, situé dans la première cavité du cerveau. Il n’a pas pour objet les sensibles communs 11, mais constitue une faculté fondamentale, véritable racine d’où émanent les facultés sensitives, et qui collecte et retient les impressions issues des sens externes 12. Par exemple, les sens externes nous permettent de percevoir la position d’une goutte de pluie à un moment donné, mais seul le sens commun nous permet de percevoir la ligne droite, résultat des positions successives occupées par la goutte d’eau 13. Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Théétète, 184 e-185 e. 2 Aristote, Parties des animaux, IV, 686 a 31 ; De memoria, I, 450 a 10 ; Traité de l’âme, III, 425 a 27. 3 Aristote, Traité de l’âme, II, 418 a 8 sqq. 4 Id., III, 425 a 14. 5 Ibid., III, 424 b 22.

6 Ibid., III, 425b 12 sqq. 7 Ibid., III, 426 b 8. 8 I. von Arnim (éd.), Stoicorum Veterum Fragmenta, 1903, réimpr. Stuttgart, 1979, t. II, 852. 9 Cicéron, De oratore, I, 3, 12 ; II, 16, 68. 10 Sénèque, Lettres, I, 5, 4. 11 Avicenne, Liber De anima seu Sextus De naturalibus, III, 8. 12 Id., V, 8. 13 Ibid., I, 5. Voir-aussi : Brunschwig, J., « Les multiples chemins aristotéliciens de la sensation commune », in Revue de métaphysique et de morale, 96, 1991, pp. 455-474. Brunschwig, J., « En quel sens le sens commun est-il commun ? », in Corps et Âme. Sur le De anima d’Aristote, Romeyer Dherbey (éd.), Vrin, Paris, 1996, pp. 189-218. De Libera, A., « Le sens commun au XIIIe siècle. De Jean de La Rochelle à Albert le Grand », in Revue de métaphysique et de morale, 96, 1991, pp. 475-496. Lories, D., le Sens commun et le Jugement du phronimos. Aristote et les stoïciens, Peeters, Louvain-la-Neuve, 1998. Narcy, M., « Krisis et aisthesis » (De anima, III, 2), in Corps et Âme. Sur le De anima d’Aristote, Romeyer Dherbey (éd.), op. cit., pp. 239-256. ! PHRONESIS, SENS, SENSATION Qu’est-ce qui fait sens ? Un article de journal, un théorème logique, un baiser, une publicité, un feu rouge, un clic de souris, une attitude, le choix d’un vêtement, les créations artistiques font tous sens. Les pratiques humaines relèvent de « langages », objets d’étude pour les « sciences de l’homme ». Pour éviter les métaphores creuses, il importe de cerner les différents sens possibles du sens en partant des divers angles d’approche des phénomènes langagiers.

APPROCHE SYNTAXIQUE : LE SIGNE ET SA VALEUR I nventant la linguistique, F. de Saussure isola un objet scientifique nouveau : la langue. Ni faculté de langage naturelle et commune, ni parole comme exercice individuel d’expression, la langue se définit strictement comme un « système de signes ». Le signe, unité indéfectible d’un signifiant – empreinte psychique du son – et d’un signifié – concept correspondant –, est arbitraire par opposition au symbole motivé, par exemple la balance pour la justice. La langue n’est pas la simple sommation des signes, mais leur organisation en une structure, jeu réglé de leurs relations différentielles. D’où le premier sens du signe, sa valeur : « La langue est un système dont tous les termes sont solidaires et où la valeur de l’un ne résulte que de la présence simultanée des autres » 1. Parallèlement, l’approche logique inaugurée par Frege puis par Russell définissait la syntaxe logique comme l’ensemble des règles récursives d’engendrement de formules bien formées (douées de sens). Ainsi, linguistique et logique ont fourni initialement une caractérisation rigoureuse de la dimension syntaxique du sens, ce que Russell appela signifiance [significance]. Rapidement, cette approche s’étendit au-delà de la considération des seules langues vernaculaires ou logiques. Déjà Saussure avait envisagé une sémiologie conçue comme « la science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ». D’où l’extension de l’analyse structurale à de multiples systèmes de signes. On découvrit que les pratiques humaines faisaient sens à partir d’un jeu réglé de différences structurales. Ainsi l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss 2 et l’analyse des mythologies sociales par R. Barthes 3. ASPECTS SÉMANTIQUES : SIGNIFICATION, RÉFÉRENCE ET VÉRITÉ S aussure fonda son analyse sur un postulat d’immanence qui excluait la considération de la référence. Les logiciens avaient cependant insisté sur la nécessité d’adjoindre à la syntaxe logique une sémantique permettant d’interpréter les calculs. Ainsi, Frege avait introduit la différence entre sens [Sinn] et référence [Bedeutung] du signe, le sens étant défini comme « mode de donation de la référence ». Le jugement d’identité « L’Étoile du matin est l’Étoile du soir » fournit une connaissance parce que les deux signes complexes « l’Étoile du matin » et « l’Étoile du soir » désignent le même objet (Vénus), mais le visent différemment 4. Dans sa théorie générale des signes, ou Sémiotique ! semiosis – qui du representamen (le signe dans sa matérialité) conduisant à l’objet de référence au moyen d’un jeu d’interprétants, c’est-à-dire d’autres

signes définissant le premier et renvoyant à des habitudes de conduite. De même, il proposait une classification des signes selon la nature de la référence : l’index présentant effectivement un objet ou témoignant de sa présence passée, telles les traces de pas de Vendredi ; l’icône représentant l’objet par analogie, comme la carte, image du territoire ; et enfin le symbole représentant l’objet par convention, tel le mot « trésor ». Dès lors, un message était constitué de signes complexes assumant ensemble les fonctions indicielle, iconique et symbolique. Comme Peirce professait que « tout fait downloadModeText.vue.download 977 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 975 signe » dès l’instant où « quelque chose » pouvait susciter un procès de semiosis assumé par un interprète, ces outils sémantiques s’avéraient d’application universelle. Goodman s’en souvint lorsqu’il définit les oeuvres d’art comme des langages possédant signification. Il distingua des modes de référence ajoutant à la prosaïque dénotation l’exemplification et l’expression : si l’Othello de Shakespeare dénote les ravages de la jalousie, les Anthropométries d’Yves Klein exemplifient une nuance particulière de bleu et la Deuxième Symphonie de Mahler exprime le désespoir 5. DIMENSION PRAGMATIQUE : DISCOURS ET INTERACTION S elon Frege, le sens d’une proposition réside en une pensée objective et sa référence est constituée par sa valeur de vérité. Quant au jugement, il s’exprime par l’acte d’assertion du locuteur qui reconnaît la vérité de la pensée 6. C’était, dès 1918, esquisser une analyse proprement pragmatique du langage. Restait à dénoncer ce que J. Austin appela justement « l’illusion descriptive » d’une approche essentiellement cognitive. Le discours n’a pas pour seule fin de dire, mais de faire, et en particulier, de faire en disant. D’où l’usage performatif de déclarations qui, telles « Je vous déclare unis par les liens du mariage », réalisent une action sociale par le fait d’être proférées en une situation déterminée par la personne autorisée 7. Austin esquissa une théorie des actes de discours qui ajoutait à celle sémantique du sens (acte locutoire) une dimension proprement pragmatique composée de forces illocutoires. À partir du même contenu locutoire, on peut décliner un acte assertif : « Jean ferme la porte », directif : « Fermez la porte », promissif : « Je fermerai la porte », expressif : « Dieu soit loué, il a fermé la porte ! ». Par la suite, J. Searle 8 théorisa les intuitions d’Austin et D. Vanderveken 9 en proposa une formalisation. Toutefois, l’acte de discours relevait du seul locuteur, l’auditeur restant purement réceptif et réactif (il doit comprendre l’acte qui doit provoquer en lui un effet perlocutoire). Wittgenstein avait pourtant insisté sur le caractère dialogique des jeux de langage. Ainsi n’était-il plus question d’isoler un acte

directif de sa réponse potentielle : l’obéissance à l’ordre. D’où le premier exemple de jeu de langage « Commander, et agir d’après un commandement » et son illustration par la simple adresse du maçon à son aide « Dalle » 10. De son côté, récusant l’exclusion saussurienne de la parole, Benveniste inaugura une linguistique du discours tout entière fondée sur la reconnaissance du caractère essentiellement dialogique de la mise en discours. Il notait que cette relation dialogique s’avérait constitutive de la subjectivité des interlocuteurs 11. Dès lors pouvait-on dépasser le subjectivisme cartésien et réévaluer dialogiquement les procédures de signification et de référence 12. S’ouvrait un champ nouveau qui rendait compte de la « conversation » en termes de coopération rationnelle et réglée 13. Les phénomènes dialogiques, en tant qu’interactions langagières, s’appréhendaient en termes de procès créateur et ouvert se déployant par ajustements progressifs et réciproques d’interactes en fonction de modèles projectifs admis conjointement 14. De nombreux philosophes du langage se sont arrêtés à ce niveau pragmatique. C’était reproduire au niveau communicationnel le postulat d’immanence saussurien. Il ne s’agit pas par exemple d’isoler un champ de « l’agir communicationnel » où le dialogue entre interlocuteurs rationnels en un climat irénique – libéré des vils intérêts d’un « agir stratégique » – conduirait à un consensus sur le sens et les valeurs sociales 15. Il importe au contraire d’affirmer le caractère foncièrement hétéronome de toute interaction langagière. D’où un dernier niveau d’analyse qui pose explicitement la question des rapports entre discours et action. APPROCHE PRAXÉOLOGIQUE : LA FINALITÉ TRANSACTIONNELLE D éclarant que « ce que nous disons reçoit son sens du reste de nos actions », Wittgenstein soulignait la dépendance des jeux de langage à l’égard des formes de vie 16. En définitive, le sens ne réside pas seulement dans la signifiance des codes ni même dans la signification référentielle, mais dans le « sens » de l’interaction langagière : sa direction, finalité actionnelle. Reste à conceptualiser ces intuitions philosophiques en reprenant les recherches praxéologiques inaugurées par Espinas dès 1886. On peut considérer que toute interaction langagière est soumise à la contrainte d’une double transaction : – intersubjective, qui porte sur le jeu subtil de la mutuelle reconnaissance des interlocuteurs selon leurs fonctions, rôles, intérêts, désirs, etc. ; – intramondaine,

qui en fait des co-agents pris dans un monde qu’ils contribuent à construire par leurs actions conjointes. ▶ La complexité des pratiques symboliques impose ainsi de déployer la question du sens en toutes ses dimensions. Le « sens commun » en témoigne qui aborde le « sens » aussi bien comme sensation renvoyant à la présence et à la matérialité du signe, que comme sens qui se décline à la fois en signifiance et en signification, et enfin comme direction, finalité. DENIS VERNANT ✐ 1 Saussure, F. de, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1968, p. 159. 2 Lévi-Strauss, C., les Structures élémentaires de la parenté, PUF, Paris, 1949, et Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958 et 1973. 3 Barthes, R., Système de la mode, Seuil, Points, Paris, no 147, 1967. 4 Frege, G., « Sens et dénotation », 1892, trad. C. Imbert, in Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971, pp. 102-126. 5 Goodman, N., Langages de l’art (1976), trad. Morizot, J., J. Chambon, Nîmes, 1990. 6 Frege, G., « Recherches logiques » (1918-1919), in Écrits logiques et philosophiques, p. 205, note 1. 7 Austin, J., Quand dire, c’est faire (1962), trad. par G. Lane, Seuil, Points, Paris, no 235, 1991. 8 Searle, J., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972 ; Sens et expression (1975), trad. par J. Proust, Minuit, Paris, 1982. 9 Vanderveken, D., les Actes de discours, Mardaga, Bruxelles, 1988 ; Meaning and Speech Acts, Cambridge UP, vol. I, 1990, vol. II, 1991. 10 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, Gallimard, Paris, Tel, 1989, § 23, p. 125 et § 2, p. 116. 11 Benveniste, E., « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 260. 12 Jacques, F., Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, PUF, Paris, 1979 ; Différence et subjectivité. Anthropologie d’un point de vue relationnel, Aubier-Montaigne, Paris, 1982. 13 Grice, P., « Logique et conversation » (1975), trad. fr. in Communications, no spécial 30, Seuil, Paris, juin 1979, pp. 57-72. 14 Vernant, D., Du discours à l’action, PUF, Paris, 1997, chap. V

et VI. downloadModeText.vue.download 978 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 976 15 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987. 16 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, § 23, p. 125. SENSATION Du latin tardif sensatio, formé sur le supin du verbe sentire ; traduit le grec aisthesis, dont l’équivalent latin classique est sensus, à la fois « perception par les sens » (« sensation ») et « organe de la perception » (« sens »). L’impression sensible est aux confins de la simple perturbation matérielle et de la production d’idées. Comment passer de l’impression des autres corps sur le corps propre à la production d’une image-idée dont le statut (est-elle corporelle, seulement mentale ?) ne peut être décidé complètement, pas même par les avancées les plus récentes des sciences neuronales ? Dès lors il n’est pas surprenant de constater que la sensation est le point de partage de tous les dogmatismes. L’empirisme y croise l’idéalisme, le rationalisme ne le cède en rien au scepticisme : Hume n’a-t-il pas accumulé tout à la fois une doctrine de l’origine radicale des idées dans la perception sensible et un doute jeté sur la réalité de nos conclusions en termes de causalité ? GÉNÉR. Acte de sentir. La sensation se distingue de la perception en ceci que, contrairement à cette dernière, elle n’implique pas immédiatement une relation de connaissance. Dans la sensation, le corps n’est pas dans une disposition telle qu’il puisse servir de médiation à l’activité de juger. Il n’y a, selon Aristote, aucune démonstration qui puisse être fondée sur les sens, car démontrer contient une puissance d’universalité dont la sensation, qui ne peut être qu’une saisie de l’individuel, est entièrement dépourvue. La sensation ne pose donc jamais la question du pourquoi 1. Mais la sensation est aussi immédiatement le lieu d’une difficulté : si elle n’est que la saisie du singulier, elle intervient cependant dans l’opération par laquelle le savoir remonte des effets vers les causes (l’un des deux moments du syllogisme scientifique). Cette opération est l’induction (epagoge) 2 dans laquelle le sujet du savoir, s’habituant à observer la répétition d’une propriété en différents phénomènes, passe à sa généralisation. Ainsi la sensation, originairement dépourvue de toute fonction gnoséologique, possède néanmoins le pouvoir étonnant de fonder une partie essentielle de l’acte de connaître 3.

▶ Qu’est-ce qui distingue vraiment la sensation de la perception ? Une compréhension isolée de la sensation n’a pu voir le jour que dans le contexte de la naissance de la science moderne et de son instrumentation. La perception augmentée, instrumentée, se déploie alors dans un espace nouveau qui est celui de l’observation et de la mesure. Formalisée par les travaux renaissants puis classiques autour de la perspective, la notion plus technique et plus restreinte de la perception, associée à un jugement et à une induction complètement définie dans les textes de Newton 4 puis de Locke 5, a laissé une place à la conceptualisation autonome des sens, tant dans le sensualisme de Condillac que dans les avancées de l’esthétique puis de la phénoménologie, qui se présente avant tout comme un retour aux choses mêmes. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Seconds analytiques, I, 31, 87b28-88a16, Vrin, Paris, 1986. 2 Aristote, Ibidem, a2-5 et a15. 3 Moreau, J., Aristote et la vérité antéprédicative, in Aristote et les problèmes de méthode, Symposium aristotélicum, éd. Nauwelaerts, Louvain, 1961, pp. 21-34, p. 22. 4 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica, édition I.B. Cohen & A. Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972. 5 Locke, J., Essai concernant l’entendement humain (1690), Vrin, Paris, 1972 (J. Schreuder et P. Mortier Eds.). ! PERCEPTION, PERSPECTIVE, SENSUALISME PHILOS. ANTIQUE La réflexion antique sur la sensation porte d’une part sur les mécanismes physiques et psychiques de l’acte de sentir, posant le problème du rapport entre le sentant et le senti et de la relation des sens entre eux, et d’autre part sur le statut épistémologique de la sensation, sur la place qu’elle occupe, dans le cadre de la connaissance, notamment par rapport à l’intellection. Théophraste, au début de son traité De sensu, affirme qu’il existe deux opinions concernant la sensation : selon la première, elle est produite par le semblable, selon la seconde, par le contraire 1. Ainsi Empédocle rend-il compte des mécanismes de la sensation par le fait que le senti s’harmonise aux pores de chaque sens, alors qu’Anaxagore affirme que la sensation, produite par son contraire, est altération, ce qui

explique par exemple que nous ne sentions pas ce qui est à même température que notre peau 2. Démocrite semble – toujours selon Théophraste 3 – ne pas décider entre les deux opinions : consistant en un contact avec les simulacres (eidola) émis par les objets extérieurs, la sensation est altération 4, mais les organes des sens ne perçoivent que les simulacres dont les dimensions leur sont adaptées : les atomes, trop petits, ne peuvent être perçus par les sens 5. Dans l’histoire des théories de la sensation, Platon représente un tournant : chacun de nos cinq sens n’éprouvant que les sensations qui lui sont propres, toute information ne relevant pas d’un sens en particulier ou commune aux objets de sens différents, à commencer par le fait qu’ils sont réels, doit être attribuée à une connaissance qui ne relève pas des sens 6 : à la différence de Démocrite, pour qui l’intellection n’était qu’une perception plus fine 7, Platon voit en elle la connaissance d’objets qui ne relèvent pas des sens, les seuls, donc, parce qu’ils échappent à la relativité de la sensation, à pouvoir être considérés comme réels ; renvoyée à la subjectivité du sujet connaissant, la sensation se voit nier tout pouvoir de connaître. Refusant la séparation platonicienne du sensible et de l’intelligible, Aristote réhabilitera au contraire la sensation : de la nécessaire antériorité de l’objet sur la sensation qu’on en a, il tire la double conséquence de la réalité du sensible et de l’objectivité de la sensation 8. Ce n’est pas que la sensation soit toujours vraie : acte commun du senti et du sentant 9, la sensation est certes tributaire des changements de l’un ou de l’autre ; trouver le vin amer peut tenir au fait qu’il est gâté, ou le buveur malade : l’amer ne se confond pas pour autant avec le doux 10, et savoir quelle qualité attribuer au vin est affaire, non de sensation, mais de jugement, et c’est dans le jugement que réside la possibilité de l’erreur, en même temps que dans la confusion entre sensation et représentation ou imagination (phantasia), qu’Aristote est le premier à séparer de la sensation et à analyser comme une faculté de l’âme 11. Cette analyse, qui étend la faculté de juger jusqu’à la sensation, ouvre la voie à la doctrine stoïcienne de l’assentiment 12, selon laquelle la sensation n’est pas la simple impression éprouvée par le sens, mais bel et bien le jugement que downloadModeText.vue.download 979 sur 1137

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cette impression provient de l’objet perçu – la sensation, ce n’est pas la douceur ou l’amertume, mais la conscience que le vin est ou n’est pas doux. L’exactitude de la sensation est dès lors affaire d’exercice du jugement : éprouver des sensations vraies est le fait du sage. Pour les épicuriens, en revanche, la sensation constitue, avec la prénotion et l’affection, un des critères de la vérité, et le plus immédiat 13. À l’époque hellénistique, la méfiance platonicienne à l’égard du sensible ne trouvera de prolongement que dans le scepticisme, explicitement professé d’ailleurs par les successeurs de Platon à la tête de la Nouvelle Académie. La conception plotinienne de la perception / sensation (confondues en grec sous le mot aisthesis) semble être un développement rigoureux de l’enseignement du Théétète 14, selon lequel la sensation n’est pas une connaissance, et les sens sont des instruments à travers lesquels seule l’âme connaît. Reprenant d’Aristote, tout en l’interprétant en un sens platonicien, l’idée que la sensation est la réception de la forme sans la matière 15, Plotin conçoit la perception, non comme la réception d’impressions des objets extérieurs, mais comme la reconnaissance par l’âme, dans les données transmises par les sens, des formes intelligibles présentes dans le sensible 16 et dont la présence fait précisément que le monde sensible n’est pas un chaos. Ainsi l’âme est-elle le seul véritable sujet de connaissance, jusque dans l’ordre du sensible, sans que soit compromise pour autant son impassibilité ; dans le même temps se trouve affirmée, plus clairement que jamais chez Platon, l’intelligibilité, donc la réalité, du monde sensible. Annie Hourcade, Michel Narcy ✐ 1 Empédocle, A 86, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1988. 2 Anaxagore, A 92, in J.-P. Dumont, op. cit. 3 Démocrite, A 135, in J.-P. Dumont, op. cit. 4 Leucippe, A 30, in J.-P. Dumont, op. cit. 5 Démocrite, B 11, in J.-P. Dumont, op. cit. 6 Platon, Théétète, 184b-186e. 7 Démocrite, B11, in J.-P. Dumont, op. cit. 8 Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010b30-1011a2. 9 Aristote, Traité de l’âme, III, 2, 425b26-27.

10 Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010b21-26. 11 Aristote, Traité de l’âme, III, 3. 12 Cicéron, Académiques, II, 37-38. 13 Long, A.A. et Sedley, D.N., Les philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 17 (t. I, pp. 179-187). 14 Platon, Théétète, op. cit. 15 Aristote, Traité de l’âme, II, 12, 424a18 ; cf. Plotin, Ennéades, I, 1, 2, 26-27. 16 Plotin, Ennéades, I, 1, 7, 9-17. Voir-aussi : Baldes, R. W., « Democritus on Visual Perception : Two Theories or One ? », in Phronesis, 20, 1975. Gerson, L.P., Plotinus, London / New York, 1994. Gourinat, J.-B., Les Stoïciens et l’âme, Paris, 1996. Romeyer Dherbey, G. (dir.) et Viano, C. (éd.), Corps et âme : sur le De anima d’Aristote, Paris, 1996. Stratton, G. M., Theophrastus and the Greek Physiological Psychology before Aristotle, Amsterdam, 1964, (1917). ! AFFECTION, APPARENCE, ASSENTIMENT, CRITÈRE, IMAGE, INTELLECTION, SENS COMMUN PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Événement mental élémentaire, conscient ou non, expérimenté ou inféré, résultant d’une stimulation périphérique, et considéré avant son traitement interne puis son calibrage en tant que perception d’un objet intégré dans un plan d’action. L’abstraction de la notion de sensation est corrélative de l’essor de la neuropsychologie sensorielle depuis le XIXe s. Un paradoxe soulevé par J. Müller était ainsi de comprendre pourquoi l’excitation électrique du nerf auditif était senti comme son, mais l’excitation électrique du nerf optique comme sensation visuelle (problème de la transduction). Ce résultat dissociait la sensation de la perception au sens d’Aristote, puisque nos organes des sens (c’est-à-dire perceptifs) ont un objet « propre ». Autre paradoxe : le traitement des sensations visuelles de mouvement, de couleur et de forme, est séparé comme si voir était objectivement triple, ou l’effet du travail de trois organes cachés dans l’oeil. Enfin les sensations internes liées aux mouvements dépendent de capteurs spéciaux, de même que les sensations viscérales. Pour le psychologue, le paradigme des « cinq sens » est donc factice.

Paradoxalement, c’est en inscrivant la sensation dans les actions du vivant (fruit de la sélection naturelle), qu’a émergé une issue neuropsychologique à ces énigmes. La régulation kinesthésique par l’appareil vestibulaire des mouvements agis ou subis joue un rôle-clé dans cette intégration. Il n’y a plus de sensation pure, mais des unités sensorielles utiles découpées dans des schémas d’action pertinents, variant selon l’espèce. ▶ La phénoménologie du corps mouvant et percevant (Merleau-Ponty) reçoit ici une consécration positive. Mais il n’est pas évident que la grammaire des sens se laisse ainsi naturaliser. J’ai une sensation de chaleur, certes, mais ai-je une « sensation » de vert quand je vois ? Non. Je perçois le vert (je suis intentionnellement orienté vers l’objet en tant que vert). Voir et toucher diffèrent quand on les intègre aux justifications données selon nos modes de connaissance : voir, surtout, paraît purement intentionnel et perceptif, et ce n’est pas voir au sens usuel que détailler la qualité d’une sensation visuelle. L’objet « propre » d’Aristote survit. Pierre-Henri Castel ✐ Berthoz, A., le Sens du mouvement, Paris, 1997. Coren, S., et Ward, L. M., Sensation and Perception, Londres, 1989. ! ACTION, PERCEPTION, SENS SENSIBILITÉ Dérivé du latin sensibilis, « qui peut être senti », mais aussi « qui peut sentir » ; d’où, par extension, la capacité de toute espèce d’instrument physique à réagir avec précision à des variations de degré ou d’amplitude. Lorsque Kant propose de réconcilier la sensibilité et l’entendement dans la production du jugement de goût, il effectue un lien décisif entre la théorie de la connaissance et l’esthétique. Ce lien persiste dans l’époque contemporaine, qui n’a cessé de considérer l’art comme l’objet privilégié de la sensibilité. GÉNÉR., PHILOS. CONN., SC. COGNITIVES Propriété qu’a un être vivant ou un organe d’être informé des modifications du milieu (extérieur ou intérieur) et d’y réagir. Selon cette définition, la sensibilité est commune à l’homme, à l’animal et au végétal. Diderot fait même de la sensibilité ou de la force vitale le principe de l’unité non seulement du vivant, mais aussi de la matière : toute matière est sensible, c’est-à-dire contient une vie élémentaire, puisque la matière vivante se régénère à partir de la matière brute 1. Cependant,

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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 978 Diderot a bien conscience que la force vitale ou la sensibilité est une supposition qui tire toute sa force des difficultés dont elle débarrasse : elle cache un problème non résolu, qui est posé aujourd’hui, selon François Jacob, dans les termes d’un triple flux de matière, d’énergie et d’information 2. Quand on réfère spécifiquement la sensibilité au sujet humain, on la considère comme une ouverture du sujet à ce qui est effectif, comme ce qui lui donne accès à quelque chose qui existe, à ce qu’il y a. Elle se distingue de l’entendement en ce qu’elle met le sujet humain en présence de quelque chose immédiatement, et non par un effort d’abstraction. Elle se distingue également du sentiment en ce qu’elle ne se réduit pas à une dimension d’introspection, mais ouvre à une extériorité via les sensations. Elle se distingue enfin de l’imagination et de la mémoire en ce que le senti est présent au sujet sentant « en chair et en os », et non en autre chose, que ce soit une image ou un souvenir. Pour Aristote, chaque sens correspond à un ensemble de sensibles propres (couleurs ou sons, par exemple) : le sens de la vue pâtit sous l’action de l’objet coloré, le sens de l’ouïe sous l’action de l’objet sonore, etc. 3 De même que la faculté intellectuelle est en puissance la forme de l’intelligible (et la connaissance est l’actualisation de cette puissance), de même la faculté sensitive est en puissance la forme du sensible, et la sensation est l’actualisation de cette puissance, c’est-à-dire la production d’une image du sensible mais sans matière. Comme nul objet ne peut exister séparé des grandeurs sensibles, c’est dans les formes sensibles que les intelligibles existent, autant ce qu’on appelle les abstractions que toutes les qualités et attributs des objets sensibles. C’est pourquoi, si l’on n’avait aucune sensation, on ne pourrait rien apprendre ni comprendre. L’immédiateté de l’expérience sensible est donc considérée comme le premier pas qui fait sortir le sujet de lui-même, mais ce pas peut le faire trébucher dans la connaissance, s’il n’est pas assuré par le bâton de la raison. Si la raison ne vient pas compléter la sensibilité, l’expérience sensible peut constituer un obstacle épistémologique, car, pour connaître la nature même des choses, les sens sont trompeurs. Que l’on soit intellectualiste ou empiriste, que l’on fasse l’expérience du morceau de cire de Descartes 4 ou celle de la statue de Condillac 5, on est ainsi conduit à mettre dans la sensibilité tout ce qui est déjà reconnu par l’entendement comme qualité sensible et à construire le sentir avec du senti. À cette perspective s’oppose la conception phénoménologique de la perception, qui vise à penser la sensibilité dans son sens originaire : elle substitue à l’ontologie de la connais-

sance objective une ontologie du sensible, qui ne considère pas le sensible comme ce qui fait obstacle à la connaissance de l’être, mais comme ce qui en fait le sens. Le sensible est ce qu’on saisit avec les sens, mais cet « avec » n’est pas simplement instrumental ; l’appareil sensoriel n’est pas un simple reproducteur ou conducteur du sensible, mais une puissance qui « co-naît » à un certain milieu d’existence ou se synchronise avec lui. Merleau-Ponty explique que les rapports du sentant et du sensible sont comparables à ceux du dormeur et du sommeil : de même que le sommeil vient quand une certaine attitude volontaire reçoit soudain du dehors la confirmation qu’elle attendait, de même je prête l’oreille ou je regarde dans l’attente d’une sensation, et soudain le sensible prend mon oreille ou mon regard – quand je regarde le bleu du ciel, je ne déploie pas au-devant de lui une idée du bleu qui m’en donnerait le secret, mais il « se pense en moi », je suis le ciel même qui se rassemble, « ma conscience est engorgée de ce bleu illimité » 6. La sensibilité n’est pas un certain rapport du sujet à l’Être, mais c’est parce que l’Être est intrinsèquement sensible que la sensibilité est possible et qu’elle est originaire, prépersonnelle et non thétique : elle précède la constitution du rapport du sujet sentant à l’objet senti, parce qu’elle est la condition de donation d’une profondeur ontologique, la forme universelle de « il y a ». Véronique Le Ru ✐ 1 Diderot, D., le Rêve de d’Alembert, in OEuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1964. 2 Jacob, F., la Logique du vivant, p. 109, Gallimard, Paris, 1970. 3 Aristote, De l’âme, III, 8, trad. Barbotin, Belles Lettres, Paris, 1966. 4 Descartes, R., les Méditations métaphysiques, II, in OEuvres (t. IX) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 18971909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996. 5 Condillac, É. (de), Essai sur l’origine des connaissances humaines, Pierre Mortier, Amsterdam, 1746. 6 Merleau-Ponty, M., la Phénoménologie de la perception, pp. 240-280, Gallimard, Paris, 1945. Voir-aussi : Barbaras, R., la Perception, Hatier, Paris, 1994. ! CONNAISSANCE, EMPIRISME, ONTOLOGIE, PERCEPTION, PHÉNOMÉNOLOGIE, SENSATION PHILOS. MODERNE Dans la philosophie kantienne, faculté du sujet qui dé-

signe sa réceptivité aux objets de l’expérience sensible. D’abord conçue comme dépendant essentiellement de la configuration des parties du corps qui sont utiles à l’activité percevante, la sensibilité désigne, dans les écrits de la période critique, « la capacité de recevoir des représentations grâce à la manière dont nous sommes affectés par des objets 1 ». L’activité propre de la sensibilité est de fournir à l’entendement la matière des intuitions. Le glissement d’une perspective organique à un point de vue cognitif est patent dans la mesure où cette faculté est distincte et s’oppose le plus souvent à l’activité propre de l’entendement, qui relève d’une spontanéité qui n’est plus celle du corps, mais bien celle de l’esprit. Kant élaborera toutefois, dans la Critique de la faculté de juger, Première partie, une théorie du jugement de goût qui aura pour intention principale de réconcilier la sensibilité et l’entendement. Puisque le beau est, selon une formule désormais célèbre, ce qui est « représenté sans concept comme l’objet d’une satisfaction universelle 2 », et qui « plaît universellement sans concept 3 » la sensibilité est elle aussi affectée, par le biais du sensus communis, d’une disposition pour ou d’une ouverture à l’expérience d’un universel, celui de l’art. Dans l’appréciation subjective d’une chose belle, sensibilité et entendement communiquent librement en se représentant ces objets de l’intuition dont la beauté est elle aussi jugée libre (pulchritudo vaga). Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, § 1, Gallimard, Pléiade, Paris, p. 781. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Première Partie, § 6, Vrin, Paris, 1989. 3 Ibidem, § 9, pp. 977 et suiv. ! ENTENDEMENT, SENS, SENSATION, SENSIBLE downloadModeText.vue.download 981 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

979 ESTHÉTIQUE Faculté qui nous dispose à être « affecté » par les objets du sens. Désigne dans l’esthétique française, autour des années 1740, une forme spécifique d’émotivisme. Le terme sert à exprimer une susceptibilité minimale du sujet à ressentir des impressions sensibles. Quand elle n’est plus conçue comme une réaction physiologique au contexte ambiant, la sensibilité cesse d’être neutre à l’égard du contenu informationnel excitant les organes récepteurs. Elle entraîne alors des attitudes nouvelles, plus ou moins communicatives : abandon, absorption, commotion, enthousiasme, effusion. La sensibilité esthétique se distingue d’autres formes de sollicitation sensorielle par un genre de réactivité seconde aux thèmes suggestifs et représentatifs d’une telle perturbation. Kant, en voulant « purifier » la sensibilité (Sinnlichkeit), la définit comme une stricte capacité (Fähigkeit) de notre esprit à être affecté sous un certain mode. Cette capacité, privée de spontanéité, n’intéresse que l’intuition des objets extérieurs par la médiation des formes a priori de l’espace et du temps 1. Il faut néanmoins rappeler qu’avant la division kantienne des facultés, l’instrument sensible tel qu’il était conçu en France au XVIIIe s., selon une optique matérialiste (mais non mécaniste), supposait une excitabilité sympathique dont le domaine de variation est social ou moral selon les cas. L’esthétique du drame bourgeois, de la peinture de moeurs et du roman de formation joue de cet « instrument » chez le lecteur et le spectateur. Ainsi Diderot fait-il l’éloge de Richardson et de Greuze 2. Il met en scène De Bordeu, le médecin philosophe, pour qui une prédisposition organique explique cette affinité des âmes sensibles 3. Pour mieux cerner la sensibilité proprement dite, les physiologistes (au début du XIXe s.), tels Bichat, Cabanis et Broussais, préfèrent parler d’irritabilité. Ils voient en elle un ressort constitutif de l’âme humaine, lui prêtant une connotation positive de vitalité et d’énergie. Quand on n’édulcore pas la morale sensitive de Rousseau, on inclut dans la même famille de réactions le sentimentalisme et la sensiblerie, la perception du mystère, etc. Il y a néanmoins un lien historique entre la sensibilité éclairée et la transformation esthético-morale qui succède à la définition kantienne de la réceptivité « pure ». Les premiers résultats expérimentaux obtenus sur les conditions physiologiques du seuil d’excitation (Fechner, Sherrington) confirmeront cette évolution. La notion survit d’ailleurs à l’époque du romantisme, en tant que sensibilité artistique, mais dans une acception du terme soumise au paradoxe individualiste. ▶ Le fait d’être sensible à la beauté – ou d’avoir un tem-

pérament d’artiste – est en définitive le propre d’une capacité à discriminer certaines sensations (plus discrètes ou plus intenses), dès lors que l’on suppose que leur sélection rencontre une subjectivité déjà constituée pour les isoler du flux ordinaire de nos perceptions. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Kant, I., Critique de la raison pure (1781 et 1787), I, 1 not. § 1, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1997. 2 Diderot, D., Éloge de Richardson (1761), et Salons (not. de 1765 et 1769), in L. Versini (éd.), OEuvres, t. IV Esthétique – Théâtre, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1996. 3 Bordeu, T. de, Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leur action (1752), in OEuvres complètes, vol. 2, Paris, 1818. Voir-aussi : Fried, M., la Place du spectateur (1980), trad. C. Brunet, Gallimard, coll. « Les Essais », Paris, 1990. Jeaucourt, L. de, « Sensibilité » (1765), in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, vol. 3, 15. Trahard, P., les Maîtres de la sensibilité au XVIIIe siècle, 17151789, 4 vol., Paris, 1931-1933. ! ATTITUDE (ESTHÉTIQUE), ÉMOTION, SENTIMENT ∼ SENSIBILITÉ GÉNÉRALE PSYCHOLOGIE Ensemble des sensations ayant leur source dans le corps, opposé au domaine de la sensation externe et à celui de la conscience des phénomènes mentaux. SYN. : cénesthésie. Héritier d’une médecine où la sensibilité est invoquée comme cause de l’intégration des mouvements organiques, Cabanis 1 affirme, avec l’existence de divers « foyers de sensibilité » disséminés dans le corps, la possibilité d’une sensibilité sans conscience et celle d’une détermination corporelle des penchants de l’individu. La définition du Gemeingefühl par Reil implique qu’émerge, à partir de la totalité des sensations internes, un sentiment confus du corps comme totalité 2. Si la physiologie impose ensuite la reconnaissance progressive d’une appréhension subtile, par le corps lui-même, des différences de position et de mouvement dont il est capable, l’idée se conserve d’une information somatotopique plus imprécise (sensibilité thermique et algique, en particulier), transmise par des voies nerveuses spécifiques et essentielle à la conscience du soi corporel. ▶ À partir de la notion de schéma corporel, il est possible de critiquer l’idée de cénesthésie comme illustration d’une

conception purement associationniste de la conscience du corps 3 : l’accent est alors mis sur le rôle de l’action dans l’unification de celui-ci. Il reste que les conditions de la maîtrise du geste et celles de la perception des parties du corps comme siennes ne se confondent pas entièrement 4. Denis Forest ✐ 1 Cabanis, Rapports du physique et du moral chez l’homme, Bibliothèque choisie, Paris, 1830. 2 Starobinski, J., « Le concept de cénesthésie et les idées neuropsychologiques de Moritz Schiff », in Gesnerus, 1977. 3 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. 4 Schilder, P., l’Image du corps, Gallimard, Paris, 1968. ! PROPRIOCEPTION, SENSIBILITÉ SENSUALISME Début du XIXe s. GÉNÉR. Attitude philosophique qui pose le primat éthique, ontologique et gnoséologique des sens. Ce terme, s’il a longtemps désigné une forme de déviance philosophique, sorte de forme abâtardie de l’empirisme classique, possède néanmoins le sens d’une véritable réduction de l’expérience mentale à la seule sensation. Condillac, répondant à la Lettre sur les aveugles de Diderot 1 où ses propres positions sont identifiées à une forme de l’idéalisme de Berkeley, rétorque par une déduction rigoureuse des facultés traditionnelles du sujet. Cette opération ne suppose en retour que de poser, au moyen de cette véritable expérience downloadModeText.vue.download 982 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 980 de pensée qu’est la « statue de chair 2 » tout entière livrée à ses sensations, le caractère total et fondateur de la synthèse passive interne dont est issue la sensation. En ce sens la philosophie sensualiste est aussi un essai de psychologie radicalement dépris de toute la métaphysique requise dans l’empirisme ordinaire de Newton 3 ou de Locke 4. Fabien Chareix ✐ 1 Diderot, D., Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Paris, 1749 (in OEuvres philosophiques, Messidor, Paris,

1984). 2 Condillac, Traité des sensations, Le Roy, Paris, 1754 (PUF, Paris, 1947), pp. 222 et suiv. 3 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica, édition I.B. Cohen & A. Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972, III, Scholium generale & Regulae Philosophandi. 4 Locke, J., Essai concernant l’entendement humain (1690), Vrin, Paris, 1972 (J. Schreuder et P. Mortier Eds.). ! IDÉALISME, PERCEPTION, SENSATION SENTIMENT En anglais : feeling, ou sentiment ; en allemand : Gefühl. Le sens interne produit des déterminations variées : entre affection morale, qui guide les conduites au nom d’une conscience elle-même – mais mystérieusement – morale, et critère pour l’énoncé d’un jugement de goût, le sentiment nous montre l’homme comme centre d’affects qui l’inclinent et le mettent en demeure de juger. MORALE État affectif, souvent identifié, avec la conscience, au bien et au mal moral. Les morales du sentiment sont liées à une figure subjective de la conscience morale, qui se prétend capable d’apercevoir immédiatement le bien et le mal en eux-mêmes. Depuis Thomas et jusqu’à Malebranche, la conscience désigne une application de la loi morale universelle au cas particulier, qui permet de se prononcer sur le bien et le mal dans telle ou telle situation : « La CONSCIENCE est le jugement que chacun porte de ses propres actions, comparées avec les idées qu’il a d’une certaine Règle nommée LOI ; en sorte qu’il conclut en lui-même que les premières sont ou ne sont pas conformes aux dernières 1. » Mais, avant Rousseau, cette relation est conçue comme un jugement ; et il revient à la « Profession de foi du Vicaire savoyard » (où le Genevois s’inspire des thèses de Malebranche) de définir la conscience non plus comme une inférence mais comme un pur sentiment : « Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments ; quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous 2. » Le sentiment moral est donc conçu comme une affection intime, qui atteint sa pureté lorsque le sujet se retire du monde : « (...) Je ne songeai plus qu’à (...) rendre [ma réforme] solide et durable, en travaillant à déraciner de mon

coeur tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait me détourner par la crainte du blâme de ce qui était bon et raisonnable en soi 3. » La critique hégélienne de la moralité dénonce cet engloutissement en soi-même qui perd de vue toute médiation et, partant, toute forme d’accomplissement effectif : « La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être-là, et pour préserver la pureté de son coeur elle fuit le contact de l’effectivité (...) – dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s’éteint peu à peu en elle-même et elle s’évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l’air 4. » La figure du sentiment moral est l’ultime apparition d’une subjectivité empirique en morale – elle intervient, chez Hegel, avant l’éthique, qui comprend l’action selon l’ordre de l’effectivité. André Charrak ✐ 1 Pufendorf, les Devoirs de l’homme et du citoyen, livre I, chap. I, § V. 2 Rousseau, J.-J., Émile, livre IV. 3 Rousseau, J.-J., les Confessions, livre VIII. 4 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit. ! CONSCIENCE, RESSENTIMENT PSYCHOLOGIE Relation de la personnalité à ses vécus affectifs et à soimême à l’occasion de ces vécus. C’est par les sentiments qu’on appréhende, en sociale, de façon informelle, l’incidence des et esthétiques). On les suppose nécessaires à l’inertie des conduites, et ce indépendamment associées. Comme il est difficile d’isoler un

psychologie valeurs (morales la stabilité, voire des cognitions sentiment de sa

couleur plaisante ou désagréable, un point de vue naturaliste tend à y voir une sorte d’élan primitif qui explique causalement l’orientation vers les valeurs (celles-ci n’étant que des descriptions du but rationalisées a posteriori). Or un sentiment est toujours sentiment « de » quelque chose ou « pour » quelqu’un. C’est donc par abstraction qu’on isole la poussée du sentiment de son objet intentionnel. En psychopathologie, la dépersonnalisation a été tenue pour exemplaire : elle prouve que la sphère du ressenti déborde celle du moi conscient de soi. ▶ Les sentiments soulèvent la question de savoir si, de la « couleur » d’un état mental, on peut inférer sa « texture » ; et

comme on en juge toujours à partir d’une théorie de l’esprit et du corps ; ils ne peuvent servir à évaluer ces théories. Pierre-Henri Castel ✐ Ribot, T., la Psychologie des sentiments, Paris, 1896. ! ÉMOTION ESTHÉTIQUE Variante de l’attitude, qui n’est pas uniquement émotive, que le spectateur participant est porté à éprouver lorsqu’il est confronté avec un objet de l’art et de la nature. Privilégié par une école de pensée historiquement déterminée (Hutcheson, Shaftesbury, Burke, Hume, Diderot), le sentiment esthétique est un état affectif qui nous mettrait en rapport avec un contenu, ou directement avec une valeur, plutôt qu’avec un objet d’art en tant que tel. Mais le sentiment pour la beauté dans sa plus grande généralité serait aussi susceptible, selon ces auteurs, de modifier la chose sentie par le biais du contenu éprouvé qu’elle aide à former. On dit de l’oeuvre qu’elle est délicate, sublime, touchante, harmonieuse, etc. Ce type de perception « axiologique » consiste en réalité à évaluer l’objet par le sentiment, puis à marquer une approbation définie pour ce qui est affectivement perçu, sachant que nous sommes en relation avec lui par l’occasion de l’oeuvre. Dans sa période pré-critique, Kant se contente de downloadModeText.vue.download 983 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 981 fournir à ce sujet un embryon de caractérologie 1. Il critiquera vivement ensuite l’idée qu’il puisse y avoir un art de sentir : nul ne sait a priori quelle représentation suscitera en nous telle ou telle réaction 2. Sentiment esthétique et goût Tandis que le sens classique fait du sentiment un état de conscience animal plus ou moins obscur, et non une connaissance, l’école française du XVIIIe s. (Du Bos 3, Montesquieu 4) a cherché à distinguer le sentiment esthétique sur le modèle du sentiment moral, le dotant d’un pouvoir réel pour accéder au genre de réalité dont traite l’esthétique. Mais c’est Hume qui a donné la définition la plus originale de cet état 5. La difficulté théorique est le caractère en principe non-universalisable d’un tel mouvement affectif « audelà duquel, selon Hume, on ne peut aller ». Aucun jugement préalable ne saurait le provoquer ou y suppléer. Un tel sentiment ne se confond pas avec le feeling, purement sensible : il trouve son origine dans la compétence des évaluateurs qui sont autant de juges avisés doués d’une sorte de délicatesse. Cette delicacy est assimilée au sentiment du

goût en tant que capacité discriminatoire. L’autorité de ces juges est reconnue si elle confirme le legs de la tradition, et si elle s’appuie sur les correctifs de l’activité comparative. Le sentiment esthétique, tout subjectif qu’il demeure, n’est pas relatif, et par définition il est approprié. De manière opposée, la philosophie kantienne rattache le sentiment de plaisir et de peine au jugement de goût (Geschmacksurteil) qui remplace le « jugement des sens » (Sinnenurteil). « Intéressé » par la satisfaction, le sentiment devient hétéronome, explicitement pathologique. Il n’a pas de légalité subjective et guère plus de fondement rationnel. N’étant jamais dans son objet réel un ingrédient de l’oeuvre, il ne serait qu’une réaction incontestable que certains produits de l’art et de la nature provoquent ou ne provoquent pas à la mesure de l’état physiologique dans lequel se trouve le sujet. Il lui faut se purifier dans le sens commun, acquérir un statut nonconceptuel (à la fois non cognitif et non sensuel). La position de Burke, moins influente que celle de Hume et de Kant, stipulait encore une dépendance vis-à-vis de l’objet sur lequel nos sentiments s’accordent 6. De ce débat contradictoire et sans issue, on retiendra seulement que la satisfaction hédonique, en dehors d’autres espèces communes et néanmoins mêlées (amusement, piété, surprise), s’accorde mal avec sa définition. Sentiment, participation et représentation Deux acceptions moins courantes valent enfin d’être signalées. L’une regarde le sentiment de la vie, projeté ou « objectivé » dans l’art. Elle va contre l’option qu’ont défendue en leur temps Schopenhauer et Nietzsche en faveur du sentiment tragique (pour ces derniers, l’art exprime généralement une souffrance, par où la tension volontaire se neutralise). C’est la thèse de l’Einfühlung, due à Vischer, Volkelt et Lipps : elle a été vivement critiquée par Scheler, Wörringer et Husserl, en France par Lalo (1910) 7. L’empathie est plus qu’un projectivisme : c’est un sentimentalisme exacerbé où l’objectivité et la subjectivité du sentiment esthétique sont mutuellement anéanties. L’autre acception plus convaincante regarde le « sentiment intellectuel », isolé à la suite de Brentano et de Meinong par l’École de Graz (S. Witasek8). Ces auteurs appréhendent une direction d’objet propre au sentiment esthétique, qui ne s’épuise pas dans le seul « objet » d’art. Witasek (1904) distingue des sentiments représentationnels et des sentiments judicatifs, comme autant de phénomènes intentionnels positifs. Mais il ne condamne pas, à l’instar de Kant, les sentiments d’ordre sensuels (Sinnliche Gefühle) qui sont toujours fonction de l’intensité de l’acte indépendamment de son contenu. D’autres formes d’adhésion intuitive sont possibles où il y a tantôt une relation réelle, et tantôt une modification imagina-

tive (Phantasiegefühl), dans laquelle le jugement lui-même est modifié. Cette analyse renouvelle bien le point de vue axiologique. On peut dire (techniquement) qu’à la différence du sentiment de peine ou de plaisir, le sentiment esthétique n’est pas factif (l’oeuvre d’art n’est pas un motif concret de désespérer, de haïr ou de fuir). Witasek, permet ainsi de comprendre comment les affections empathiques peuvent en effet se produire dans le sentiment intérieur, tout en maintenant qu’il y a une objectivité du sentiment esthétique. Les propriétés qui lui appartiennent sont au principe de relations réelles (causales), ou bien sont fondées dans l’imagination. Mais il réclame toujours la présentation d’un contenu en vertu duquel cet objet est intentionné. Si je suis triste à l’audition d’un requiem, ce sentiment n’est pas esthétique : la musique ne dit rien au sujet de cette tristesse. ▶ La grande discussion classique était agitée par l’idée que le sentiment (immédiat) n’est jamais d’ordre « représentationnel ». Si la notion mérite aujourd’hui d’être conservée, c’est à l’encontre de son vecteur mimétique, puisque l’oeuvre ne nous conforte pas dans l’expérience d’une attitude que nous sommes préparés à avoir. Les expériences sensorielles sont autres que celles qui sont suscitées en nous par des structures formelles (Gestalten). On peut aussi doter le sentiment d’une direction normative, et avoir d’autres expériences dirigées vers des expressions, sans que celles-ci ne coïncident entre elles dans une vague synthèse. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Kant, I., Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), trad. M. David-Ménard, GF Flammarion, Paris, 1990. 2 Kant, I., Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Renaut, GF Flammarion, Paris, 1999. 3 Du Bos, (abbé J.-B.), Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1718), rééd. ENSB-A, Paris, 1993. 4 Montesquieu, « Essai sur le goût », article de l’Encyclopédie, t. VII, 1757, in OEuvres Complètes, Seuil, Paris, 1964. 5 Hume, D., « Of the Standard of Taste » (1757), trad. R. Bouveresse in Essais esthétiques, GF Flammarion, Paris, 2001.

6 Burke, E., Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990. 7 Lalo, C., les Sentiments esthétiques, Alcan, 1910. 8 Witasek, S., Grundzüge der allgemeinen Ästhetik, Barth, Leipzig, 1904. Voir-aussi : Cayla, F., « La nature des contenus émotionnels », in la Couleur des pensées, P. Paperman et R. Ogien (éds.), Raisons Pratiques, 1995. Smith, B., « De la modification de la sensibilité : l’esthétique de l’École de Graz », in Revue d’esthétique, 1995, pp. 19-37. Wörringer, W., Abstraction et Einfühlung (1908), trad. E. Martineau, Klincksieck, Paris, 1978. ! ÉMOTION, GOÛT, SENSIBILITÉ downloadModeText.vue.download 984 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 982 SEXE ! SEXUALITÉ « L’altérité des sexes est-elle radicale ? » SEXUALITÉ En allemand : Sexualität, « sexualité », et Geschlechtlichkeit, au sens étroit de « différence sexuelle ». PSYCHANALYSE L’élargissement de la notion de sexualité, la démonstration de son indépendance à l’endroit de la procréation, ainsi que la mise au jour de son importance dans la vie psychique sont la révolution psychanalytique. Freud renoue de la sorte avec la tradition grecque d’Éros et les cultures anciennes de l’érotisme (Chine, Inde, etc.). Les Trois Essais sur la théorie sexuelle 1 démontrent que la sexualité n’est pas réductible à l’attraction irrésistible et instinctive d’un sexe par l’autre, conduisant à l’union des sexes (Geschlecht) dans le coït. La sexualité existe dès la naissance, concerne toute une gamme de plaisirs qui ne se confondent pas avec la seule excitation génitale, et trouve la satisfaction de façon contingente, selon des voies et des pratiques diverses. Étayé sur les grandes fonctions biologiques et éveillé par les

soins que le nourrisson reçoit, le plaisir sexuel n’est d’abord que le produit annexe (Nebenprodukt) de la satisfaction d’un besoin vital ; il s’en détache peu à peu, gagne son autonomie et advient comme plaisir d’organe (Organlust). Le plaisir du suçotement double ainsi, par exemple, celui lié à l’assouvissement de la faim. À chaque zone érogène correspond une pulsion partielle, qui tend indépendamment des autres vers une satisfaction autoérotique. L’organisation de la libido (énergie psychique sexuelle) sous le primat d’une zone érogène permet de distinguer différentes phases de la sexualité infantile (orale, sadique-anale, phallique) qui déterminent chacune un mode prévalent de rapport au monde pour l’enfant, puis l’adulte. Les destins de la sexualité infantile sont divers. Unifiées sous le primat de la génitalité, les pulsions partielles concourent, comme plaisirs préliminaires, à l’acte sexuel. En cas de perversion, des composantes partielles de la sexualité infantile persistent ou réapparaissent. La névrose est le « négatif de la perversion »2 : le désir sexuel, refoulé, ne se réalise que sous la forme détournée du symptôme. La sublimation, enfin, est la contribution de la sexualité aux réalisations intellectuelles et artistiques de l’humanité. ▶ La répression de la sexualité a pour corrélat la multiplication des formes d’expression de l’agressivité, de la haine, et, par retournement contre soi, de la culpabilité. Pour gagner la paix, l’élaboration de la sexualité, la mise en jeu de l’érotisme sont donc une alternative économique à la préparation de la guerre. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), G.W. V, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Paris. 2 Ibid., p. 80. ! DÉCHARGE, DESTIN, ENFANTIN ET INFANTILE, ÉTAYAGE, LIBIDO, PLAISIR, PULSION L’altérité des sexes est-elle radicale ? Le deuxième sexe est l’autre sexe. Il suffit

de traduire en allemand le livre de S. de Beauvoir pour que le glissement se fasse : le Deuxième Sexe s’intitule Das andere Geschlecht. La place seconde est-elle celle de l’autre ? Dans cette question se joue l’histoire d’un autre semblable ou d’un autre différent. Aussi, nous avons les deux sortes d’altérité : la platonicienne, encline à placer la femme à une place inférieure sur l’échelle graduée des êtres, où le second vient après le premier ; et l’aristotélicienne, plus insistante sur l’hétérogénéité de la femme au regard de l’homme, comme la matière et la forme disposées sur un plan horizontal, où l’autre est sur le plan du même. Longtemps l’altérité fut une évidence dont il fallait simplement donner la définition, le contenu signifiant. La définition était entre le plus et le moins, ou entre l’appartenance et l’exclusion. La prééminence d’un sexe sur l’autre alimenta la querelle littéraire de l’âge classique, la propriété de l’âme des femmes et des bêtes nourrit les joutes théologiques. L’excellence d’une nature ou la propriété d’une qualité étaient des critères de jugement qui, à défaut d’être sûrs, étaient clairs. Aujourd’hui, l’altérité est vide de contenu ; c’est ce qu’il faut démontrer ici brièvement. La naissance de l’ère démocratique, surtout si elle est doublée d’un événement fondateur comme la Révolution française, est une rupture historique autant que théorique. Du point de vue des sexes, la cassure est très importante. En effet, le modèle de la démocratie est essentiellement celui de la similitude des êtres. Être semblable est au fondement de l’idée égalitaire induite par la démocratie. Or, les sexes sont historiquement marqués par le dissemblable et, conséquemment, par la hiérarchie, la domination d’un sexe sur l’autre. La rupture permise par la démocratie se joue donc immédiatement à deux niveaux : les sexes pourraient être semblables avant d’être différents, les sexes pourraient être égaux parce qu’ils seraient semblables. L’altérité serait-elle alors susceptible de disparaître ? La question peut paraître abstraite. Il n’en est rien. Les hommes des années 1800 se sont réellement posé cette question : que devient la relation entre sexes, amour et désir, si le semblable l’emporte sur le différent ? Certains ont pensé que la reconnaissance de la similitude entre hommes et femmes signifiait un danger pour la relation sexuelle, indiquait une future confusion entre les sexes. La peur de la confusion fut l’argument principal pour repousser l’échéance de l’égalité entre sexes, pour refuser la participation des femmes à la chose publique. La démocratie fut exclusive, avant d’être inclusive. Il serait stupide de se moquer des hommes de la Révolution et des années 1800. Leur souci de maintenir l’altérité des sexes pour sauvegarder l’amour relevait d’une peur logique autant qu’existentielle : que devient la différence, si les in-

signes de la similitude doivent l’emporter dans la vie sociale ? La question était importante, même si l’angoisse qui allait avec était disproportionnée. La peur était logique, et elle a marqué l’histoire qui a suivi : le néologisme « féminisme » rend bien compte de la profondeur de la peur ; le féminisme, à la fin du second Empire, commence par désigner l’arrêt de développement d’un jeune garçon atteint de tuberculose, downloadModeText.vue.download 985 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 983 puis, quelques années plus tard, la masculinité de la militante pour le droit des femmes. Terme médical, puis politique, le féminisme désigne un sexe dans l’autre, la féminisation du masculin ou la masculinisation du féminin. S’il n’y a pas confusion, il y a mélange. Que devient alors l’altérité ? Il y a toujours des auteurs pour rappeler l’importance structurante de la différence, pour invoquer l’ordre symbolique d’une société fondée nécessairement sur le même et l’autre. On pourrait évoquer, à ce propos, l’essor des sciences humaines au XXe s. comme autant de tentatives pour se garder du mélange des sexes. On pourrait aussi souligner la rupture opérée autour des années 1900 entre les sexes réels, l’homme et la femme, et leurs qualités, le masculin et le féminin, et montrer comment la dissociation des êtres et des qualités a permis que le même et l’autre gardent leurs places respectives tout en jouant de leur définition sexuelle. Les êtres humains sont sexués, mais rien n’est préjugé de leur identité masculine ou féminine, mélange toujours improbable, aléatoire, singulier. La psychanalyse et l’anthropologie ont eu là un rôle historique prépondérant, dans la mesure où elles ont cherché à la fois à maintenir la pensée de l’ordre symbolique et à assouplir les assignations à des places. La psychanalyse a formalisé les itinéraires sexuels de chaque sexe, mais dans le même temps introduit le schème de la bisexualité et de la variation masculin-féminin. L’anthropologie a permis l’analyse des sociétés fondées sur la domination masculine et sur l’échange des femmes, mais aussi celle des pouvoirs des femmes et des transgressions possibles. Dans les deux cas, ces sciences cherchent l’invariant et son contraire, la structure et, malgré tout, la place du sujet ou de l’individu. Le schéma structurel de la différence des sexes tel qu’il est pensé par les sciences humaines du XXe s. est moins contraignant que dans les siècles précédents, puisqu’il ne suppose plus une différence sexuelle de contenu. Précisément parce qu’il s’agit désormais de différence des sexes, et non de différence sexuelle. En effet, la différence sexuelle suppose qu’on connaît la définition de la différence, son contenu ; différence des sexes, au contraire, ne présuppose aucun contenu. C’est dire que ces sciences sont parties de l’empiricité de la différence entre deux sexes ; c’est reconnaître aussi qu’elles se souciaient alors d’établir la différence, et non simplement de

la supposer donnée. Mais l’idée principale est qu’elles étaient des sciences, établissant ainsi un savoir adossé à une opposition signifiante, celle de la nature et de la société, du donné empirique et du construit humain. La question politique de l’émancipation des femmes a entériné ce schéma en le détournant, désignant le poids du social comme déterminant, dénonçant la nature comme un argument d’oppression, utilisant l’opposition nature-culture pour appeler à la subversion de l’une et de l’autre. En cela, la politique féministe a engendré bien autre chose qu’un argumentaire, elle a interpellé l’histoire à laquelle les femmes ne semblaient pas avoir été conviées. Avec la naissance de la démocratie, les femmes ont, depuis deux siècles, imposé collectivement leur participation à l’histoire. À travers cette tentative, plutôt neuve en Occident, le jeu du même et de l’autre était nécessairement malmené. Le néologisme « féminisme » et la peur de la confusion des sexes évoqués plus haut en témoignent. Curieusement, comme en duplication de l’opposition nature-culture, le débat s’est cristallisé autour d’une opposition sémantique étrange, celle de la différence face à l’égalité, celle du fait biologique de la différence face à l’égalité sociale et politique des sexes. Or, la différence est un concept relevant de l’ontologique ; l’égalité est un concept propre à la politique. Il semble, par conséquent, nécessaire de récuser cette opposition bancale, d’autant que les termes alors se multiplient. La différence retrouve son vis-à-vis avec l’identité, la similitude. L’égalité (citoyenneté, éducation) qui correspond si bien à la reconnaissance entre semblables, hommes et femmes, se double d’un autre concept politique, celui de liberté, qui marque en général le droit du corps (avortement, refus du viol). Ainsi, au niveau ontologique, la différence fait face à l’identité ; au niveau politique, l’égalité se place à côté de la liberté. Le plus souvent, l’égalité se pense à partir de la similitude (la citoyenneté se fonde sur notre raison, la même pour les hommes et pour les femmes). Et la liberté renvoie à la différence des corps (la contraception est une forme d’habeas corpus). Mais, bien sûr, tout est plus compliqué ; il suffit de voir que l’activité professionnelle, le travail, l’emploi est autant une affaire d’égalité entre les sexes que de liberté individuelle. Reste qu’il y a bien quatre termes, égalité, liberté, différence, identité, et non pas deux, égalité, différence. ▶ Alors l’altérité des sexes paraît loin du jeu statique du même et de l’autre, même si la dynamique politique de domination et de libération oblige à reconnaître une opposition collective ponctuelle ou événementielle ; telle est l’histoire du féminisme. À reprendre la distinction entre les êtres et les qualités, à séparer les concepts ontologiques et les concepts politiques, on en vient à rendre très mobile l’altérité entre les

sexes. Mais cet adjectif « mobile » est beaucoup trop vague. On pourrait plutôt résumer ainsi la réponse à la question posée, en deux phrases : l’altérité des sexes relève de l’aporie ; la différence des sexes est une catégorie philosophique vide. GENEVIÈVE FRAISSE SIGNE Du latin signum. Dans le signe, ce ne sont pas seulement des sons, des images ou des concepts qui sont véhiculés : c’est leur relation elle-même qui est interrogée, même lorsqu’elle vient à être défaite par cette image particulière et renversante qu’est l’art. LINGUISTIQUE Marque, naturelle ou conventionnelle, désignant pour quelqu’un un objet ou un concept, et destinée à être interprétée par un tiers. L’étude de la relation entre un signe et ce qu’il signifie remonte à Aristote 1 et aux stoïciens 2, et a fait l’objet, tout au long de l’histoire de la philosophie, d’élaborations au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui une sémiotique. Le signe est d’abord un caractère ou une marque concrète, physique ou linguistique, qui indique un objet (index), soit de manière naturelle (par une relation causale, comme celle de la fumée et du feu), soit de manière conventionnelle (avec les signes linguistiques). Ce que signifie ou exprime un signe est tantôt tenu comme l’objet du signe (sa référence ou dénotation), tantôt comme l’état mental de celui qui l’utilise, tantôt comme un exprimé abstrait, que les stoïciens appelaient lekton, et que la tradition a tantôt appelé complexe signifiable, tantôt proposition, tantôt sens. Selon l’accent mis sur l’une ou l’autre de ces relations, une sémiotique est tantôt axée sur la référence (comme la théorie médiévale des suppositions), tantôt axée sur la composante mentaliste (telle la théorie des signes comme idées dans l’esprit chez Locke et les empiristes downloadModeText.vue.download 986 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 984 classiques), tantôt sur la composante idéale. Les sémiotiques philosophiques distinguent habituellement deux niveaux (comme chez Frege 3, la distinction entre le sens et la référence d’un signe, ou chez Saussure 4 la distinction entre signifiant et signifié), mais il semble préférable, avec Peirce 5, de voir dans la relation de signe trois éléments (qui en font une relation « triadique ») : un signe est une chose reliée sous un certain aspect à un second signe, son objet, de manière à ce

qu’il mette en relation une troisième chose, son interprétant, et ainsi de suite à l’infini. Il n’y a donc pas de signes pour un individu isolé, mais seulement pour une communauté au moins virtuelle d’interprètes. Peirce distingue encore les types de signes comme icônes, index et symboles, et la plupart des sémiotiques contemporaines ont repris ou reformulé des classifications de ce genre. ▶ Une philosophie des signes n’est pas seulement une philosophie du langage. Comme l’avaient vu les stoïciens, elle implique aussi une théorie de l’inférence causale et inductive, une théorie de la pensée et l’intentionnalité (que l’on peut tenir pour un type de signification, mentale), et, dans la mesure où le langage est un trait spécifiquement humain, une théorie de la culture. La philosophie s’est souvent définie, en particulier au sein de la tradition herméneutique, comme discipline de compréhension des signes humains (voire divins, quand il s’agit d’interpréter les signes de la prédestination ou l’écriture), et de l’ensemble de la culture (comme dans la philosophie des formes symboliques de Cassirer6). La question fondamentale que posent les signes est celle de l’articulation du naturel et du conventionnel, et donc de la relation entre l’explication causale, propre aux phénomènes de la nature, et l’explication « compréhensive », propre aux phénomènes humains. Claudine Tiercelin ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, trad. Tricot, Vrin. 2 Les Stoïciens, Gallimard, Pléiade, éd. Bréhier, Paris. 3 Frege, « Uber Sinn und Bedeutung », trad. in Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1970. 4 Saussure, F., Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1973. 5 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978. 6 Cassirer, E., la Philosophie des formes symboliques, Minuit, Paris, 1972. Voir-aussi : Nef, F., le Langage, Payot, Paris, 1993. Tiercelin, C., la Pensée-signe, J. Chambon, Nîmes, 1993. ! ICÔNE, INDEX, INTERPRÉTANT, RÉFÉRENCE, SÉMIOTIQUE, SENS, SYMBOLE ESTHÉTIQUE Est-il possible de traiter les éléments constitutifs des objets esthétiques sur un mode plus ou moins conventionnalisé, calqué sur l’analyse du signe linguistique ? À la différence des langues, les systèmes sémiotiques en usage dans les arts ne présentent pas de structure de double articulation. De plus, leur organisation syntaxique les rend souvent inaptes à la description quantique du langage ; par

exemple, la continuité spatiale des images fait obstacle à la construction d’un vocabulaire iconique composé d’unités isolables et répétables, même si l’on peut toujours prélever en leur sein des motifs qui présentent une physionomie complète et les faire fonctionner de manière discriminante iconographiquement (par exemple, un rocher ou une plante dans une fresque médiévale), voire les recombiner dans un nouveau contexte (comme le pratique l’affiche publicitaire). Si l’image artistique peut fonctionner comme processus d’invention de code, elle est l’équivalent d’une langue qui présenterait la particularité d’être à la fois spécifique (ou adéquate) et restreinte à l’oeuvre considérée. Contrairement aux signes verbaux qui sont immotivés, les éléments iconiques conservent par ailleurs un lien de concordance visuelle avec ce dont ils sont les marques, ce pourquoi on en a fait au XVIIIe s. des paradigmes de signes naturels. Cette approche doit prendre en compte deux orientations de lecture : la ressemblance entre élément visuel et référent remplace l’unité de l’« image conceptuelle » (Gombrich), l’expérience visuelle étant censée fournir le principe illusionniste d’interprétation qui met en relation la totalité de l’image et ses parties. Inversement, l’invention plastique tend à schématiser un élément figuratif pour le faire entrer dans un répertoire formel qui lui confère une portée plus générale bien qu’il reste stylistiquement identifiable (témoin les gouaches découpées de Matisse). Il peut être alors éclairant de distinguer entre signe iconique (modes de transformation globale, notamment géométriques et optiques, d’une image) et signe plastique (registres qualitatifs de forme, couleur, texture, concernant sa facture). ▶ Compte tenu de ces particularismes, l’art est en définitive moins langage que moyen de défaire et de refaire des systèmes de signes, d’en explorer les capacités symboliques et les limites, et de les faire interagir avec l’intégralité de notre expérience. Jacques Morizot ✐ Groupe μ, Traité du signe visuel, Seuil, Paris, 1992. Eco, U., « Pour une reformulation du concept de signe iconique. Les modes de production sémiotique », in Communications, no 29, 1978.

Gombrich, E. H., « Image and Code : Scope and Limits of Conventionalism in Pictorial Representation », in The Image and the Eye, Further Studies in the Psychology of Pictorial Representation, Phaidon, 1982. ! ART, LANGAGE, SYMBOLE SIGNIFIANT LINGUISTIQUE Partie matérielle et sonore du signe linguistique. Dans la linguistique saussurienne, le signe n’articule pas un mot et une chose, mais, dans le mot-même, une image sonore et une définition commune ou concept d’une chose. Le signifiant se trouve pris entre la définition proprement matérielle du signe et sa trace dans la perception, par un sujet, de toute performance locutoire. Fabien Chareix ✐ Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1973. ! SIGNE, SIGNIFIÉ SIGNIFICATION Du latin significare, « indiquer », « faire connaître », « faire comprendre », composé de signum, « signe » (du grec séma), et de facere, « faire ». En allemand : Bedeutung, de deuten, « interpréter », et be-, particule qui rend les verbes transitifs. Bedeutung a deux sens : « signification » et downloadModeText.vue.download 987 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 985 « importance, valeur ». La traduction par « significativité » est utilisée en psychanalyse. LINGUISTIQUE Ce qui est communiqué dans un énoncé linguistique, et qui fait l’objet de son interprétation. Il convient de distinguer deux sens que peut prendre la no-

tion de théorie de la signification. En un premier sens, une théorie de la signification désigne une théorie sémantique, c’est-à-dire une théorie qui permet de spécifier les significations de toutes les phrases P d’une langue L de la façon suivante : P dans L signifie que s, où s décrit la signification de P. En un second sens, « théorie de la signification » désigne une théorie dont le but est l’analyse du concept de signification. Il n’est pas question, pour une telle théorie, de présupposer comprise la nature de ce concept, ni de présupposer données, comme dans les sémantiques développées par les linguistes, les significations des mots d’une langue. Son ambition est philosophique : il s’agit d’élucider le concept de signification en précisant ses relations avec d’autres concepts plus familiers ou mieux compris. Le concept de théorie de la signification selon Davidson Reconnaître la distinction entre ces deux sens du concept de théorie de la signification, et donc distinguer entre le projet d’une théorie sémantique et celui d’une élucidation philosophique de la notion de signification, n’implique cependant pas que ces deux projets soient indépendants l’un de l’autre. De fait, D. Davidson soutient que seule une réalisation satisfaisante du premier projet peut conduire à des avancées significatives dans le second 1, 2. Autrement dit, seul le développement d’une théorie sémantique peut permettre l’élucidation philosophique du concept de signification. La motivation de Davidson est la suivante. Les locuteurs d’une langue manifestent une compétence complexe lorsqu’ils interprètent des énoncés. Une théorie philosophique de la signification doit être une théorie de ce sur quoi cette compétence s’exerce. Elle doit donc partir de l’existence d’une capacité humaine à interpréter les énoncés, et expliquer sa possibilité. Pour ce faire, elle s’interroge sur le type de connaissance sur lequel repose une telle capacité. Davidson n’entend pas réduire l’analyse philosophique de la signification à l’étude psychologique d’une capacité humaine. L’approche qu’il privilégie est normative plutôt que descriptive : selon lui, il convient non pas de décrire les performances réelles des sujets humains, mais d’expliquer ce qu’il suffit de connaître pour pouvoir interpréter un énoncé. Or une théorie de la signification au premier sens du terme peut procurer une telle explication : quelqu’un qui connaît les théorèmes d’une théorie sémantique pour un langage L se trouve précisément en position d’associer une signification à chacune des phrases de L, et donc d’interpréter chacune des énonciations de ces phrases. Pour pouvoir jouer un rôle d’élucidation philosophique, une telle théorie doit cependant satisfaire certaines contraintes. D’abord, elle doit être compositionnelle, c’est-àdire expliquer rigoureusement comment les significations des signes complexes peuvent être composées à partir des significations des signes simples et de la structure syntaxique des signes complexes. Davidson a souligné l’importance de cette contrainte : si la sémantique d’une langue n’était pas compositionnelle, on ne voit pas comment les locuteurs de cette langue pourraient parvenir à l’apprendre. D’autre part, une

théorie adéquate de la signification ne doit pas présupposer le concept de signification qu’elle a pour tâche d’élucider. Pour satisfaire cette seconde contrainte, elle doit s’appuyer sur le concept de vérité. Davidson reprend ici, en la systématisant, la thèse énoncée par Wittgenstein selon laquelle il faut, pour connaître la signification d’une phrase, connaître au moins ses conditions de vérité 3. Les connaissances fondamentales que permet la maîtrise d’une théorie de la signification sont celles des conditions de vérité des phrases. La connaissance du sens d’un mot est abstraite à partir de celle des conditions de vérité de toutes les phrases dans lesquelles il figure, et du rôle grammatical que joue le mot dans ces phrases. ▶ L’approche davidsonnienne a eu une grande influence tant en linguistique qu’en philosophie du langage. Elle suscite la question suivante à propos des relations entre théorie de la vérité et théorie de la signification : suffit-il ou non qu’une théorie sémantique engendre les conditions de vérité de toutes les phrases d’un langage pour que cette théorie reflète correctement les connaissances que les locuteurs possèdent sur le sens des expressions du langage 4 ? Pascal Ludwig ✐ 1 Davidson, D., Inquiries into Truth and Interpretation, Oxford University Press, 1984, trad. P. Engel, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Nîmes, J. Chambon, 1993. 2 Engel, P., Davidson et la philosophie du langage, PUF, Paris, 1994. 3 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, Routledge and Kegan Paul, trad. G.-G. Granger, Gallimard, Paris, 1993. 4 Horwich, P., Meaning, Oxford University Press, 1998. ! COMPÉTENCE / PERFORMANCE, COMPOSITIONNALITÉ, RÉFÉRENCE, SÉMANTIQUE PSYCHANALYSE Reconnaissant les symptômes névrotiques, rêves, lapsus, etc., pour des formations psychiques signifiantes, Freud modifie le domaine de la signification en l’élargissant, sans créer une théorie de la signification 1. La pratique psychothérapique freudienne a d’abord rencontré l’interprétation, Deutung, des formations psychiques. Leur objectivation en tant que signification et l’évaluation de leur importance – leur Bedeutung – se confondirent alors avec l’énoncé de l’interprétation par l’analyste. L’échec de cette pratique modifia la cure et la notion de signification. L’interprétation ultérieure, dans le transfert, des situations qui y sont répétées montra une dynamique compliquée de la signification, puisque ces situations cessent d’être pathogènes, une fois élaborées : elles changent de signification. Ainsi, la psychanalyse démontre une dynamique de la signi-

fication, qui comporte des référentiels variables (analysant et analyste, entre autres) parmi lesquels elle se déploie tout en les modifiant. Interprétant l’oeuvre freudienne à partir de la linguistique structurale, Lacan a proposé la notion de « chaîne signifiante », combinatoire régie par les « lois du signifiant ». La signification dépend alors des interruptions ou ponctuations de la chaîne à laquelle le sujet est soumis. ▶ Selon Saussure, la signification est la relation qu’entretiennent signifiant et signifié ; Lacan élargit cette relation à la chaîne où le signifié glisse sous le signifiant seul le phallus, signifiant du désir, admet une signification 2, pour ce qu’il n’a pas de signifié. Bien que cette tentative s’approche d’une downloadModeText.vue.download 988 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 986 dynamique, elle confine la signification au langage articulé et l’objective à nouveau de façon simple, tout en la stabilisant. La plupart des éthologues la récusent 3. Néanmoins, la construction d’une dynamique de la signification généralisée et intelligible – « sémiophysique » – est encore à l’état d’esquisse 4. Michèle Porte ✐ 1 Uexküll, J. (von), Bedeutungslehre (1940), « Théorie de la signification », Gonthier, Paris, 1956. 2 Lacan, J., « La signification du phallus » (1958), in Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 685-695. 3 Ibid. 4 Thom, R., Esquisse d’une sémiophysique. Physique aristotélicienne et Théorie des catastrophes, InterÉditions, Paris, 1988. ! ÉLABORATION, INTERPRÉTATION, PULSION, STRUCTURE, SUBSTITUT, SUJET, TRANSFERT SIGNIFIÉ LINGUISTIQUE Partie conceptuelle du signe linguistique. Le signifié, de nos jours couramment assimilé à la simple signification (alors même qu’il ne peut s’y réduire), est dans la linguistique saussurienne le contenu conceptuel commun et immédiat d’une chose convoquée dans le discours. Il est

évident que le contenu informatif d’un signe n’échappe pas à un certain nombre d’ambiguïtés car dans les langues il est impossible d’affirmer que le contenu d’un signifié est univoque. La théorie du signe doit nécessairement s’adosser à une théorie de l’interprétation. L’ensemble est indissociable d’une enquête relative aux usages. Fabien Chareix ✐ Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1973. ! SIGNE, SIGNIFIANT SIMILITUDE Du latin similitudo, « ressemblance ». MATHÉMATIQUES En géométrie contemporaine, une similitude plane directe (resp. inverse) est la composée d’une homothétie et d’une rotation (resp. une symétrie). La propriété caractéristique, pour un espace de dimension quelconque n, étant : f est une similitude de E s’il existe un n réel k tel que pour tout couple M, N dans E , d(f(M), f(N)) n = k.d(M,N). Une telle transformation conserve la « forme » des figures qui, en ce sens, sont semblables. Voici qui rattache le sens moderne du terme à son sens ancien. Le livre VI des Éléments s’attache à fixer les conditions de similitude des diverses figures (triangles, rectangles, polygones, etc.), et le livre VII en déduit leurs propriétés, concernant les raisons et les proportions. L’énoncé selon lequel « il existe des figures semblables » est un des équivalents connus du cinquième postulat d’Euclide. La question des figures semblables et de la similitude tient une part importante des textes leibniziens sur la caractéristique géométrique. Il en ressort en particulier l’idée – qui est aussi un essai de définition – selon laquelle « on nomme semblables deux choses ne pouvant être distinguées par elles-mêmes », « [elles] ne peuvent l’être que dans une

coperception » 1. Hilbert donne en théorème 42, chap. III, des Fondements de la géométrie, le « théorème fondamental de la similitude » qui est une version étendue du théorème de Thalès. Vincent Jullien ✐ 1 Leibniz, G. W., la Caractéristique géométrique, fragment IX, 1679, éd. de Echeverria, Vrin, Paris, 1995, p. 183. SIMPLICITÉ Du latin simplicitas. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. SCIENCES Caractère de ce qui n’est point composé de différentes parties, c’est-à-dire de ce qui est un et indivisible. Le principe de simplicité est un principe métaphysique dont le sens est de donner unité et cohérence à un ensemble de phénomènes ou de lois ; il s’applique, par exemple, à la nature ou à la science. Quand Aristote déclare, dans le traité Du ciel, que « la nature ne fait rien en vain », il exprime l’idée qu’un principe d’économie des causes régit la nature, qui agit donc selon les voies les plus simples 1. Le principe de simplicité fonctionne avec le principe d’économie : il faut poser le principe d’économie des causes pour déduire le principe de simplicité des effets, c’est-à-dire des voies de la nature ou des lois de la science. Leibniz a introduit explicitement en métaphysique le principe de simplicité des voies de la nature. Aux XVIIe et XVIIIe s., tout savant, quelle que soit l’orientation philosophique qu’il choisit, est conduit à se servir de ces deux principes de manière corrélative, car ils sont constitutifs de la métaphysique de la science. Qu’il soit un défenseur de la recherche des causes efficientes pour expliquer tel ou tel ordre de phénomènes, ou qu’il soutienne la recherche des causes finales, il est concerné par la corrélation métaphysique des deux principes. Les tenants des causes finales pensent qu’il est nécessaire de rechercher les causes finales des phénomènes de la nature, c’est-à-dire de poser que l’ordre et la simplicité des voies de la nature reflètent Dieu. En procédant

ainsi, on peut aussi poser que la nature agit par économie, ce qui autorise l’utilisation des causes finales en physique : si l’on cherche, par exemple, le chemin de la lumière, on cherche la quantité que la nature économise (Fermat avait supposé que c’était le temps : la lumière suit le chemin le plus prompt ; Leibniz suppose que c’est le chemin le plus facile, ce qui annonce le principe de moindre action découvert par Maupertuis, selon lequel la quantité que la nature économise en optique ou en mécanique est l’action [le produit de la masse d’un corps par sa vitesse et l’espace qu’il parcourt]). Ce principe prend une importance considérable au XVIIIe s. sous l’influence, notamment, de Maupertuis et d’Euler, qui défend ce dernier contre l’accusation d’avoir plagié Leibniz. Corollairement se développe une vision métaphysique de la nature en parfait accord avec le souci leibnizien de construire une théologie naturelle. Maupertuis, par exemple, confère à son principe de moindre action un statut métaphysique en l’érigeant en preuve de l’existence de Dieu. À l’inverse, les savants qui, comme Descartes 2, proscrivent les causes finales dans leurs recherches ne bannissent pas pour autant le principe d’économie des causes et le principe downloadModeText.vue.download 989 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 987 de simplicité de la nature. À la fin de « L’Homme », deuxième partie du Monde, Descartes fait explicitement référence au principe de simplicité des voies de la nature afin de légitimer l’usage universel de son modèle mécaniste pour expliquer le corps humain. De même Newton, dans les Principes mathématiques de la philosophie naturelle, malgré sa volonté de construire une philosophie expérimentale indépendante de la métaphysique et de ses principes, fait mention, dans trois des quatre « Règles » qu’il faut suivre pour étudier la physique, du principe d’économie des causes et du principe de simplicité de la nature 3. Enfin, d’Alembert, qui développe, dans l’article « Causes finales » de l’Encyclopédie, une critique des savants qui utilisent les causes finales dans leurs recherches, se sert, lui aussi, du principe de simplicité de la nature quand il en a besoin, en particulier pour mettre en place le cadre conceptuel de la mécanique et, notamment, l’uniformité « naturelle » du temps et du mouvement (Traité de dynamique, préface, p. IX). Cependant, il ne réfère plus le principe d’économie à la nature, mais à la méthodologie de la science : le principe d’économie justifie méthodologiquement l’économie de principes dans une science (priorité explicitement présente dans son Traité de dynamique). 4

▶ Les scientifiques d’aujourd’hui se servent toujours des principes d’économie et de simplicité plus ou moins consciemment dans leur pratique scientifique, et sont, en ce sens, les dignes héritiers de ces savants. Ils sont sans doute davantage les héritiers de d’Alembert que ceux de Leibniz, en ce sens qu’ils attribuent plus volontiers ces deux principes à la science qu’à la nature (qui, même laïcisée, est devenue suspecte en science). La version contemporaine de l’usage de ces deux principes est, par exemple, la légitimation d’une procédure : celle de l’application des statistiques à tel ou tel ordre de phénomène afin de construire un modèle descriptif de cet ordre. Ce qui corrobore, en fin de compte, la téléologie de la science, qui est la visée de l’unité et de la simplicité par la construction de théories descriptives et explicatives des phénomènes. Véronique Le Ru ✐ 1 Aristote, Du ciel, II, 4, 287 a, trad. Barbotin, Les Belles Lettres, Paris. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 28, in OEuvres (t. IX), publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 18971909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 : 1996. 3 Newton, I., Principia mathematica philosophiae naturalis (1687), trad. G. E. de Breteuil, marquise du Châtelet, (« Principes mathématiques de la philosophie naturelle ») Paris, 1756-1759, rééd. Blanchard, 1966, Gabay, 1990. 4 Alembert, J. (d’), « Causes finales » (1751), in Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers (t. II), éditée par d’Alembert et Diderot, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., 1751-1780 ; Traité de dynamique, Paris, David, 1743, 2e éd. 1758 (repris par J. Gabay, 1990). ! FINALITÉ, MÉCANISME, MÉTAPHYSIQUE, NATURE, SCIENCE SIMULTANÉITÉ De simultané, du latin simultaneus, de simul, « ensemble ». PHYSIQUE 1. Classiquement, occurrence en un même temps. – 2. Dans le cadre de la théorie de la relativité restreinte : critère de base à partir duquel sont définies les rela-

tions temporelles et spatiales valant dans divers repères inertiels. Entre les concepts classique et relativiste de la simultanéité, une inversion s’est produite. Tandis qu’en physique classique, le concept de simultanéité est élaboré à partir d’une précompréhension du temps et de sa mesure, en physique relativiste, les règles de coordination des temps mesurés découlent d’une réflexion préalable sur les énoncés de simultanéité. Examinons donc les raisons de ce retournement. La définition classique de la simultanéité comme coïncidence temporelle de deux événements survenant à distance quelconque l’un de l’autre extrapole le constat de coïncidence locale. Mais l’extrapolation ne vaut que sous certaines conditions. La première serait la validité d’une conception dogmatique-absolutiste du temps, qui le tiendrait pour indépendant des opérations de chronométrie, voire des relations entre événements naturels. La seconde condition, que suppose implicitement la première, consisterait en un ensemble de circonstances favorables pour ces opérations de chronométrie : (a) maintien de la synchronisation des horloges quel que soit le repère choisi, et (b) possibilité, fournie par des signaux se propageant à vitesse infinie d’assurer la coïncidence temporelle de deux événements distants e1 et e2 en constatant la coïncidence locale de e1 et d’un signal provenant de e2. Dans son article fondateur de la théorie de la relativité, publié en 1905, Einstein remet en question chacune des conditions précédentes. Il écarte la conception absolutiste du temps, en admettant que les relations temporelles reposent sur des relations physiques entre événements. Il suspend son jugement quant au maintien de la synchronisation des horloges d’un repère à un autre. Et il pose, parmi les deux postulats de sa théorie, que la vitesse de propagation des signaux et des influences causales ne peut excéder celle, notée c, de la lumière dans le vide. Une nouvelle définition de la simultanéité d’événements spatialement distants est à partir de là requise. Choisir une définition de la simultanéité n’a rien de trivial. On peut en distinguer deux variétés. La variété la plus générale, dite de simultanéité topologique, découle de la seule limitation de la vitesse de propagation des influences causales.

Deux événements sont dits topologiquement simultanés (ou séparés par un intervalle du genre espace) si aucune interaction causale ne peut prendre place entre eux. Cette définition est très robuste, en ce sens qu’une relation de simultanéité de ce type, établie dans un repère inertiel donné, vaut également pour tous les autres repères inertiels. Mais elle manque de pouvoir discriminant, car un grand nombre d’événements survenant au point P1 doivent selon elle être dits simultanés à un événement e2 survenant au point P2. Ce sont tous les événements qui surviennent entre le dernier instant où un signal de vitesse inférieure ou égale à c parti de P1 peut atteindre e2, et le premier instant où un signal de vitesse inférieure ou égale à c émis par e2 peut atteindre P1. Une seconde variété de définition, plus sélective, de la simultanéité est donc requise. Cette variété, qualifiée de métrique, repose non seulement sur la limitation de la vitesse des signaux, mais aussi sur une convention. Supposons qu’un signal lumineux parte de P1 au temps tA, que sa réflexion en P2 coïncide avec la survenue de e2 et qu’il revienne à P1 au temps tB (tous les temps étant ici évalués par une horloge du repère R1 lié à P1). Celui des événements localisés en P1 qui doit être dit, selon la convention d’Einstein, métriquedownloadModeText.vue.download 990 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 988 ment simultané à e2, est l’événement e survenant au temps t = tA + 1/2(tB – tA). Mais, quelle que soit la convention choisie (c’est-à-dire quelle que soit la valeur comprise entre 0 et 1 qui peut remplacer le coefficient 1/2 dans l’expression précédente), la simultanéité métrique dépend du repère inertiel où sont pratiquées les évaluations chronologiques. Dans un repère se déplaçant à vitesse uniforme par rapport à R1, e et e2 ne seraient plus métriquement simultanés (alors qu’ils seraient toujours topologiquement simultanés). C’est ce qu’on appelle la relativité de la simultanéité. Michel Bitbol ✐ Einstein, A., OEuvres choisies 2, Relativités I, Seuil, Paris, 1993. Granbaum, A., Philosophical Problems of Space and Time, Reidel, 1973. ! ESPACE-TEMPS, RELATIVITÉ

SINN / BEDEUTUNG Termes allemands : « sens / dénotation (ou référence) ». LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN. Distinction entre le sens d’un terme ou d’un énoncé, c’est-à-dire sa valeur cognitive, et sa dénotation (ou sa référence), soit ce qui est désigné par ce terme ou cet énoncé. Cette distinction cruciale dans la philosophie contemporaine a été introduite par le philosophe et logicien allemand Gottlob Frege dans un article intitulé « Über Sinn und Bedeutung » en 1892. 1 Il remarque que l’énoncé (1) « L’étoile du matin est identique à l’étoile du matin » est une occurrence triviale du principe d’identité. En revanche, l’énoncé (2) « L’étoile du matin est identique à l’étoile du soir » n’exprime rien de moins qu’une découverte astronomique fondamentale. Pourtant « étoile du matin » et « étoile du soir » dénotent la même chose, Vénus. Mais ce n’est pas parce qu’on sait que (1) est vrai que l’on sait aussi que (2) l’est. C’est donc que « étoile du matin » et « étoile du soir » dénotent la même chose, mais qu’ils n’ont pas le même sens (valeur cognitive). ▶ Avec cette distinction, Frege jette les bases d’une réflexion sur l’identité et sur la logique de l’intension (sens) des expressions – une réflexion qui s’est développée dans la philosophie analytique tout au long du XXe s. 2. Roger Pouivet ✐ 1 Frege, G.G., « Über Sinn und Bedeutung », trad. fr. dans G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971. 2 Engel, P., La norme du vrai, Gallimard, Paris, 1989, Troisième partie (Limites de l’extensionnalité). ! LANGAGE, SIGNIFICATION SOCIABILITÉ Terme apparu au XVIIe s., d’après sociable. MORALE, POLITIQUE Disposition originaire de l’individu à participer au corps social. Cette notion est liée aux théories qui placent l’individu et, plus précisément, le sujet juridique au coeur de la constitution

du politique. La sociabilité désigne alors l’une des dimensions anthropologiques élémentaires des théories du contrat. Comme thèse générale sur la destination de l’homme à vivre en société, la sociabilité est déjà affirmée par Aristote, puisque l’homme est dit un « animal social ». Mais les relations entre les animaux politiques, chez le Stagirite, ne sont nullement construites comme un contrat : il s’agit là d’un apport hellénistique. Telle que comprise, enfin, par les jurisconsultes du XVIIe s., la sociabilité désigne à la fois la conscience d’une identité de nature qui nous unit aux autres hommes et un calcul réciproque d’intérêts 1. Est alors visé un accord de la sociabilité et de l’amour-propre qu’il paraît possible d’opposer à l’anthropologie de Hobbes – pour qui les hommes s’associent en régime de mort imminente. La sociabilité joue donc un rôle essentiel dans les théories du droit naturel, puisqu’elle inscrit la source du droit dans une disposition commune à tous les individus rationnels : « Cette sociabilité (...) ou ce soin de maintenir la société d’une manière conforme aux lumières de l’entendement est la source du droit proprement nommé 2. » La critique rousseauiste de la thèse d’une sociabilité naturelle consiste à établir que l’homme ne devient sociable que lorsqu’il ne peut subsister sans l’assistance des autres. À cet égard, la sociabilité est plutôt le signe d’une dépendance, à laquelle il faut donner un cadre juridique. En somme, la sociabilité est instituée par les hommes : « On voit du moins, au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait, pour en établir les liens 3. » La sociabilité est donc le produit d’une socialisation effective dont la nature n’a pas actuellement disposé tous les éléments au préalable. La critique hégélienne des théories du contrat récuse l’énumération des dispositions qui, dans les individus dont on imagine l’isolement originel, devraient supporter l’établissement des rapports politiques. Elle implique donc la réévaluation d’une perspective (réputée) aristotélicienne, où le tout est premier, de sorte que la Cité est la forme par laquelle l’homme actualise son humanité.

André Charrak ✐ 1 Pufendorf, Droit de la guerre et de la paix, discours préliminaire. 2 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, livre II, chap. III, § 18. 3 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, 1ère partie. ! CONTRAT SOCIAL, DROIT SOCIALISME De l’anglais socialism. Terme utilisé en 1822 par Owen pour désigner les associations coopératives, transposé en français en 1831 par les saint-simoniens. Postulant le primat du collectif social sur l’individu, les premiers théoriciens du socialisme développent une critique morale, mais surtout économique et sociale du capitalisme industriel. Le mouvement socialiste s’organise à partir de 1864, date de la fondation de la Ière Internationale. Dès lors, le terme désignera à la fois une force politique organisée, les courants et les dissensions qui la traversent, et un projet alternatif de société. Après 1917, les diverses tentatives historiques de sa mise en pratique et la crise induite du mouvement socialiste renouvelleront et multiplieront les problèmes théoriques et politiques de sa définition. downloadModeText.vue.download 991 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 989 POLITIQUE Primat de la société sur l’individu, par opposition initiale à « individualisme ». On peut affirmer que le socialisme plonge ses racines dans la littérature utopique et critique du XVIe s. Mais il se situe, avant tout, dans la descendance de la Révolution française et se présente comme la critique de son incapacité à supprimer les inégalités sociales, c’est-à-dire comme le diagnostic de son inachèvement. De cette critique naît la volonté d’organiser le pouvoir populaire, mais aussi et surtout, après thermidor,

le projet de la conquête du pouvoir. Babeuf, à la tête de la conjuration des Égaux, élabore une doctrine d’action qui confère désormais à la contestation politique sa dimension pratique. Au XIXe s., l’essor du capitalisme industriel conduit les théoriciens critiques à développer la dimension économique de leur analyse, en réclamant la réorganisation du travail et la redistribution des richesses. Par-delà tout ce qui sépare Owen en Angleterre, Saint-Simon et Fourier en France, leurs théories s’appuient sur la description des contradictions internes du capitalisme et des antagonismes de classes qu’il engendre, en même temps que sur une philosophie du progrès, qui doit rendre, à terme, inéluctable l’avènement de l’harmonie et de la justice sociales. Proudhon donnera sa dimension politique à cette revendication, en envisageant la disparition à la fois de la propriété et de l’État. Face à l’anarchisme et au fédéralisme proudhonien se maintient la perspective d’une conquête pacifique ou violente du pouvoir politique, chez P. Leroux, Ph. Buchez, L. Blanc, A. Blanqui. Dès la naissance du socialisme, la question de la propriété et celle de l’État se trouvent donc placées au centre de la définition du terme. En Allemagne, c’est M. Hess qui diffuse l’idée socialiste, et Marx lui empruntera le terme. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels qualifient ainsi de socialistes les diverses courants critiques de la société bourgeoise. S’inscrivant eux-mêmes dans de cette histoire, mais souhaitant souligner leur originalité, et alors même que se développent les polémiques et les débats au sein des divers courants socialistes existants, ils se définissent dès lors comme communistes. Si l’influence exercée par la pensée de Marx sur le mouvement ouvrier est considérable, la distinction marxienne entre socialisme et communisme est aussitôt oubliée. Engels, le premier, opposera « Socialisme utopique et socialisme scientifique », ce dernier étant présenté comme socialisation des moyens de production et d’échange, conduisant à l’extinction de l’État. Ce chapitre de l’Anti-Dühring, traduit et modifié par P. Lafargue en accord avec Engels, sera le principal vecteur de la diffusion du marxisme en France et servira à accréditer la thèse d’un déterminisme économique conduisant nécessairement au dépassement du capitalisme. Guesde sera le propagateur de cette orthodoxie et de la tactique « classe contre classe », à la fois contre Jaurès et son

gradualisme démocratique, mais aussi contre le syndicalisme révolutionnaire, aux aspirations libertaires, et contre les « possibilistes » réformistes de Brousse et Allemane. Au lendemain de la scission de Tours, en 1920, Blum reprendra l’héritage réformiste de Jaurès et défendra l’idée d’une gestion socialiste et humaniste du pouvoir, contre les partisans de l’adhésion à la IIIe Internationale. Dès lors, le terme de « socialisme » se déchirera en deux acceptions incompatibles : désignant l’ensemble des partis socialistes d’Europe occidentale, réformistes et ayant progressivement abandonné toute référence au marxisme, il sera également repris par les partis communistes pour désigner la phase de transition vers un mode de production communiste. Dans le même temps, l’objectif stalinien du rattrapage du capitalisme tendra à définir le « socialisme réel » comme une formation économique et sociale autonome. ▶ Terme polysémique, le socialisme pose indissociablement des problèmes théoriques et pratiques, qui sont ceux d’une alternative au libéralisme, voire au capitalisme. Conquête ou destruction de l’État, formes de propriété, internationalisme, socialisation des moyens de production et d’échange, révolution ou réformisme, tous ces thèmes sont au centre des débats politiques du XIXe et du XXe s. Ils présentent une dimension sociale, politique, mais aussi économique, qui pose le problème d’une autre rationalité, se donnant pour but le développement des hommes et la satisfaction de leurs besoins. Pris en tenaille entre l’histoire d’une social-démocratie peu à peu ralliée aux thèses libérales d’un côté, le désastre et les crimes du « socialisme réel » de l’autre, le terme, héritier de l’histoire des deux derniers siècles, est plus que jamais chargé d’enjeux théoriques et politiques. Isabelle Garo ✐ Engels, Fr., Socialisme utopique et socialisme scientifique, Éditions sociales, Paris, 1973. Castagnez-Ruggiu, Histoire des idées socialistes, La Découverte, Paris, 1997. Droz, Histoire générale du socialisme, 4 vol., PUF, Paris, 1974.

Winock, le Socialisme en France et en Europe, Seuil, Paris, 1992. ! COMMUNISME, DÉMOCRATIE, UTOPIE SOCIÉTÉ Du latin socii, « amis ». PHILOS. MODERNE Dans la philosophie hégélienne, moment de réalisation encore abstraite des intérêt privés. La société est, par opposition à l’État, le moment de la particularité, celui dans lequel l’individu poursuit ses intérêts propres. Moment intermédiaire entre la famille et l’État, la société civile est caractérisée par Hegel 1 comme le lieu où se déploie un « système des besoins » : chacun adhère à son intérêt, mais en poursuivant ainsi la richesse privée, chacun contribue aussi à la richesse des nations. C’est la théorie de la main invisible dont Hegel trouve l’évocation chez Adam Smith 2 et qui lui semble adéquate au développement sans précédent, au XVIIIe s., révolution industrielle aidant, de l’abstraction que représente la société marchande, vouée au profit et à l’essor qui se résout, en bien des rencontres, dans la guerre que Hegel juge pareille à la « santé des nations ». Dans la société civile, l’homme doit cependant aussi se faire citoyen, c’est-à-dire se préparer à sacrifier son intérêt propre pour l’intérêt général. Lorsque cette dialectique de l’homme et du citoyen est possible, l’État rationnel moderne n’est pas loin. ▶ La société civile ne saurait donc être que l’abstraction, poussée à son paroxysme, des relations politiques. De fait la citoyenneté ne peut s’y trouver, car la société, c’est l’échange et le profit. La confusion contemporaine de la société civile et de l’implication citoyenne montre combien est grande l’illusion d’une moralisation possible des échanges par l’avènedownloadModeText.vue.download 992 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 990 ment d’une citoyenneté active jusque dans les rouages de l’économie de marché. Si l’on suit Hegel, la société ne peut être que le moment négatif, nécessaire, d’une citoyenneté qui s’exerce en dehors d’elle et ne la concerne pas. La vio-

lence des relations sociales, la tension apaisée par le bienêtre (wohl) illusoire lié à la propriété ou aux « idéologies » propagées par l’État afin de faire en sorte que le peuple se représente son état (stand) comme satisfaisant, sont les caractéristiques intangibles de toute formation sociale, lieu de l’individualisme le plus possessif 3, et le plus nécessaire à la conservation du tout. Fabien Chareix ✐ 1 Hegel, G.F.W., Principes de la philosophie du droit, Gallimard, Paris, 1940, 3e Partie « La moralité subjective », 2e section, « La société civile ». 2 Smith, A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations), trad. C. Debyser, Paris, 1947. 3 Macpherson, C.B., The political theory of possessive individualism, Oxford, University Press, 1962. ! ÉCHANGE, ÉCONOMIE, ÉTAT Société et individu : Quelles sont les fins de l’éducation ? Vouloir déterminer les fins de l’éducation amène d’abord à énoncer des contraintes qui seront soit intégrées, au prix d’un certain nombre de tensions, soit désaccordées entre elles jusqu’à faire de l’éducation une « tâche impossible ». La plus simple est celle entre répéter et inventer : reproduire un type humain, à l’intérieur d’un tableau déterminé, et le modifier, transmettre des savoirs et les augmenter, reproduire un état déterminé de société et en concevoir le changement. La question, si on ne peut éliminer un terme au profit de l’autre, est alors celle des invariants éventuels de l’acte éducatif, dont Jean-Jacques Rousseau tente la formulation dans l’Émile : nous avons trois sortes de maîtres, la nature, les hommes, les choses. Le premier maître réfère aux lois du développement de l’être humain ; en ce sens la première éducation ne dépend pas de nous. Celle des hommes est la seule dont nous soyons le maître (au moins par supposition). Celle des choses – le concours d’effets et de circonstances qui constitue « l’expérience » de chacun – peut dépendre de nous à certains égards. La nature et la

« dénaturation » s’entre croisent ici : éduquer désigne au départ l’action d’élever (des animaux ou des plantes) de contrôler un processus naturel, de s’assurer de sa régularité. Jusqu’au XVIIe s., « nourrir » et « éduquer » sont synonymes mais, dès l’origine, le terme désigne aussi – selon une partition sexuée – la transmission sociale et l’imposition des normes : celui qui « élève » (educator) et celle qui « nourrit » (educatrix). Aristote use des verbes trephein (« élever ») et paidein (« éduquer ») ; l’un s’applique à la sphère domestique (dont les soins maternels) l’autre à l’éducation dans la cité (initie par le père), tandis que l’ambivalence des formes latines 1 se transporte chez Rousseau et guide vers la contradiction initiale à toute réflexion sur ce sujet. Le concours de ces trois formes d’éducation, but de toute éducation cohérente, ne dépend de personne. Il est donc presque impossible « qu’elle réussisse ». DE LA NATURE AUX LOIS C ette difficulté se redouble d’une autre : faut-il former un homme (qui sera tout pour lui même) ou un citoyen (qui n’est qu’une partie du tout) ? Vise-t-on l’individu qui est « l’unité numérique » (qu’on le rapporte à lui-même ou à un semblable) ou la cité qui est, selon les termes d’Aristote, « commune et une » ? Rousseau a la nostalgie des éducations publiques du passé : elles seules ont su faire le citoyen, mot qui « doit être effacé de la langue moderne ». Le principe en était de dénaturer l’être humain (par exemple, cette mère spartiate qui préfère la victoire à ses enfants) et contredisait celui selon lequel c’est sur l’éducation à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut se diriger. Les conditions de possibilités de telles éducations s’étant effacées, il faut opérer un retour (la nature plutôt que la société) ; mais que sera pour les autres un homme élevé pour lui ? Rousseau introduit le thème – qui appelle la tentative d’une réponse – de l’éducation impossible qui marque la modernité. Kant en isole une forme, celle de l’éducation de l’éducateur, condition d’une éducation en vue du bien : on risque alors d’attendre de l’éducateur ce dont lui-même a besoin. Et la difficulté qui est désignée s’alimente de la rupture entre le public et le privé : les parents ne se préoccupent que de leurs maisons, les princes ne songent qu’à leur État. Elle perdure et explique

encore la tentative, contemporaine mais archaïsante, d’Hannah Arendt pour construire un espace intermédiaire entre public et privé qui ne peut plus être que l’école. Entre temps un relatif silence (les textes philosophiques sur l’éducation sont raréfiés) sanctionnerait l’impossibilité d’une tâche toujours recommencée et vouée à l’échec, même honorable. L’éducation est l’une des entreprises les plus difficiles de l’humanité, remarque Kant ; l’autre l’art de gouverner. Ou trouvera-t-on un éducateur qui n’aie pas lui-même besoin d’être éduqué ? Le plus commode est encore de convoquer, comme Kant, un Dieu complaisant. Si il advenait qu’un être d’une nature supérieure prenne en charge notre éducation, « on verrait alors ce que l’on peut faire de l’homme ». Dieu ici est garant du possible et non du nécessaire. Ce n’est pas le Dieu qui inspire le législateur au moment initial et ancre le temps à venir sur une fondation. Les lois – qui détermineront l’éducation – sont alors garanties en amont et instruisent l’éducateur lui-même. C’est la politique, écrit en ce sens Aristote, qui dispose entre les sciences de celles qui sont nécessaires dans la cité comme de ce que chacun doit apprendre. Le modèle même de l’éducateur est informé par celle-ci : celui qui éduque un grand nombre comme un petit nombre d’hommes doit être lui-même capable de légiférer. Aussi le père de famille est-il comparé au monarque. En définitive, la loi elle-même se fera éducatrice. On ne punira, en effet, justement que celui qui transgresse celle-ci en la connaissant, c’est-à-dire en en connaissant les raisons. Elle doit donc porter sa propre explication et agir d’abord par l’instruction et la persuasion. Au besoin, elle exhorte et Platon proposait de faire précéder les lois de la cité d’un prélude qui puisse emporter l’adhésion. L’écart entre instruction et persuasion suppose que le mode de conviction employé (par exemple, le recours au mythe) et le genre de conviction que l’on espère dépendent du degré de rationalité que l’on peut downloadModeText.vue.download 993 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 991 installer en chacun, ce qui ne fera pas cercle si ces degrés de rationalité (d’éducabilité) sont donnés par avance, selon des types humains corrélés avec la hiérarchie sociale. La finalité de l’éducation publique est, en tout cas, clairement établie : l’adulte gouverne l’enfant pour établir dans son âme « comme dans l’État » une constitution. 2 INDIVIDUATION ET RETRAIT L ’injonction de rendre à César ce qui lui revient introduit une scission dans la culture antique ; l’ici et le maintenant, le temps de l’accomplissement de soi, tombent dans l’inessentiel (ils étaient en particulier le temps de l’action politique). L’excellence de la nature humaine, l’idéal de perfection qui s’attache aux rapports entre pairs comme aux oeuvres humaines deviennent autant d’obstacles à un modèle

éducatif redéfini à l’intérieur d’une économie du Salut. La recherche de celui-ci s’accompagne de la référence à une nature humaine perdue. Le poids du péché originel conduit à penser l’éducation comme un redressement, et opérant sur un fond d’inéducable puisque la perte causée par la Chute est irrémédiable. La dissociation entre monde public et spiritualité intérieure se traduit dans la distinction que fait saint Augustin entre deux cités. Cité terrestre fondée sur l’amour de soi, Cité céleste fondée sur l’amour de Dieu. Distinction qui est elle-même hors de l’histoire. Les deux cités sont « mêlées et enchevêtrées l’une dans l’autre en ce siècle ». La politique, recherche d’une certaine paix terrestre, relève d’un mal nécessaire. L’économie du salut conduit à une individualisation de l’éducation, préparée par la pratique de l’examen intérieur culminant dans l’autobiographie d’Augustin, qui s’annonce comme genre enseignant : c’est dans le rapport de soi à soi qui s’établit en présence de Dieu que l’individu découvre sa destination (sa vocation, ce vers quoi il appelle et ce qui l’appelle). Le De Magistro développe la thèse que l’on apprend non par autrui (comme l’établit l’insignifiance du langage, intermédiaire opaque entre soi et l’autre) mais peut être à l’occasion d’autrui (les mots éveillent les idées présentes dans la mémoire de l’auditeur). Le véritable maître est intérieur, et instruit « sans les sons ». Le but de toute éducation est la conversion qui suppose le repentir et l’entrée personnelle dans la loi. Augustin écrira un De Catechizandis Rudibus (400) pour les nouveaux convertis 3 qui doivent être suffisamment instruits moralement pour pouvoir parvenir au salut. Peu sont amenés, cependant à tendre, par l’exploration des limites de la raison humaine, vers la connaissance véritable, connaissance intérieure de l’Être, imparfaite mais déjà dans la lumière divine. Sur le plan extérieur, le projet d’Augustin conduit à valoriser parmi les arts et les savoirs traditionnels la rhétorique, technique d’exhortation (adressée à soi dans les Confessions et aux autres par ailleurs), de maniement de l’analogie ou de l’allégorie et à encourager tout ce qui peut améliorer l’étude des textes sacrés et leur interprétation. Le déni de l’efficacité extérieure de l’enseignant sera nuancé par Saint Thomas dans son propre De Magistro. Le maître rend manifeste à celui qui veut raisonner les procédures de l’oeuvre dans des situations contingentes ; il contribue par la démonstration, par le choix des exemples semblables ou dissemblables qui permettent d’approcher une vérité connue ou inconnue, à l’identification par l’élève de ce qu’il est disposé intérieurement à saisir. Ainsi peut-on dire qu’il pousse son

disciple à fournir lui-même les conceptions intelligibles dont il lui propose les signes extérieurs 4. « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses. Tout dégénère entre les mains de l’homme ». Cette formule à l’entrée de l’Émile marque évidemment une rupture avec la problématique du péché originel : le mal n’est pas une donnée originaire mais sa genèse se poursuit dans l’Histoire (les conséquences n’en sont pas définitives). Mais il n’y a pas pour autant rupture, plutôt amplification du travail d’intériorisation par le sujet de son expérience. Rousseau le pousse jusqu’à une dilatation de la conscience telle qu’elle installe dans la plus extrême des solitudes. La coprésence de Dieu disparaît (le début des Confessions en fait un simple juge extérieur, prise à témoin qui le place dans une sorte d’égalité) ou est naturalisée (la conscience est un « instinct divin »). Est aboli alors le Maître du dedans qui nous enseigne, pour une pure présence de soi à soi. Sans médiateur ni garantie, la rencontre avec l’autre est toujours chargé de menace et déploie les différentes figures du malentendu : erreur, échec, tromperie et, entre les sexes, infidélité. Aussi le pacte éducatif passé dans l’Émile entre le précepteur et l’élève veut qu’ils soient inséparables et se donnent entièrement l’un à l’autre. En même temps, il substitue la figure du consentement (à l’aliénation mutuelle) à celle de l’autorité. Le but de l’éducation est d’abord l’enfant lui-même (l’enfance peut être encore soustraite à l’histoire) et le problème des fins est alors suspendu ou plutôt décomposé : l’enfance a « sa perfection propre », sa maturité. La recherche de la perfection supposée de l’état adulte ne doit pas amener à sacrifier son bonheur à ce qu’il n’entend point. Le temps de l’éducation est déterminé en conséquence : elle est art de différer, « savoir perdre du temps », et contrarier le moins possible la nature ; diriger la sortie hors de celle-ci suppose d’emprunter ses apparences. Anticiper n’est pas naturel à l’enfant, on n’anticipera donc pas. L’éducation « positive », écrit Rousseau à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, voudrait former l’esprit par avance et donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme, l’éducation « négative » s’assure du développement de ses facultés avant d’entrer dans les connaissances. Lorsque Kant écrit que le livre de Rousseau pourrait bien servir à améliorer les anciens, il lui dénie l’efficacité sur son temps. Et de fait, le compromis ne satisfait pas. La société fraternelle, dont Rousseau exprime la nostalgie dans un article pour l’Encyclopédie, suppose une éducation publique qui

est révolue 5. Et que sera une société d’homme élevé chacun pour lui-même ? Émile est un sauvage fait pour vivre dans les villes, « un homme de la nature devenu civilisé ». L’HISTOIRE COMME ÉDUCATRICE L a contradiction entre individu et société peut être élevée au niveau de l’espèce, où l’on pourra espérer lui trouver une solution différée. Kant, ainsi, transporte le conflit entre individu et société, nature et culture dans un processus d’amélioration continuelle. C’est « l’insociable sociabilité » des hommes qui produit – par un effet inattendu d’eux – les progrès de l’espèce. La nature, en tant que nature humaine, a elle-même une histoire et « l’ensemble des dispositions naturelles de l’humanité » ne peut être mis à jour que par l’effort successif des générations. Les dispositions de l’animal sont, elles, entièrement actualisées. Par suite, l’homme seul a besoin d’éducation et celle-ci ne peut être menée à terme downloadModeText.vue.download 994 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 992 par une génération : il faudrait que ses membres disposent d’une vie illimitée. Mais chacune éduque la suivante. La part de lutte contre la nature immédiate est la discipline qui fait entrer par force dans l’humanité. Il s’y ajoute l’éducation positive, la culture et la moralité proprement dite qui supposent une capacité générale à poser des fins : « La production de l’aptitude d’un être raisonnable à des fins quelconques en général (et donc dans sa liberté) est la culture ». 6 Généralement, le siècle des Lumières est marqué par l’idée de perfectibilité de l’espèce humaine. Posée comme phénomène irréversible, elle entraîne l’historicisation de l’idée de Bien, qui prend la figure des « progrès de l’esprit humain » (mais Rousseau essaiera de montrer qu’elle peut avoir des conséquences négatives tout aussi irrévocables). Progrès de l’esprit et de la civilisation qui sont associées à l’éducation. Elle est elle-même alors développement et auto-éducation de l’humanité, chaque génération récapitulant les étapes parcourues : en ce sens, l’éducation reçue par les enfants répète de façon accélérée celles-ci. Mais la « perfectibilité » conduit-elle éventuellement à un état terminal, adulte de l’espèce (même si elle poursuit son histoire) et de la raison ? Le problème de l’éducation, posée comme processus, est celui des limites du développement humain, d’une fin ou de fins partielles du progrès dans l’histoire. Condorcet suppose un état stable du « système » de la science, même si son extension reste illimitée : la masse réelle des vérités peut augmenter sans cesse ; cependant toutes les parties du système, ne sauraient se perfectionner de même, tant que l’on suppose à l’homme « les mêmes facultés naturelles, la même organisation ». Mais il envisage, par ailleurs, que le perfectionnement puisse s’inscrire dans les dispositions naturelles de l’espèce et que les générations suivantes naissent « avec une faculté plus grande à

recevoir l’instruction et plus d’aptitude à en profiter ». Supposer une sorte d’hérédité de l’acquis lèverait peu à peu l’opposition marquée par Rousseau entre les différents « maîtres » ; nature, hommes et circonstances 7. Il convient alors de savoir si l’éducation peut être traitée comme processus et éventuellement comme processus sans fin : l’éducation de chaque génération risque de n’être qu’un épisode dont le sens n’est obtenu qu’après coup (ce qui suspend l’appréciation de ses effets) et encore jamais entièrement, si l’on fait d’un idéal de perfection sa condition de possibilité. On n’est pas pour autant pris dans le jeu d’une éducation impossible si l’on pose que le processus déploie actuellement son sens. Fichte distingue perfection et perfectionnement : le premier terme renvoie l’humanité à un but (inaccessible) le second renvoie à sa destination (le perfectionnement à l’infini) qui peut s’éprouver et se vérifier dans la succession. L’INDIVIDUALISME MODERNE : AVATARS ET CONSÉQUENCES L a même conception – où l’histoire, et non la tradition augmentée dans le temps, devient le véritable maître – subordonne l’individu au devenir de l’espèce et à la raison collective. Elle se traduit dans les progrès impersonnels de l’esprit humain. En même temps, elle exige des individus de plus en plus éclairés qui fassent preuve d’une autonomie croissante ; et chaque génération exige un équilibre relatif entre les buts de l’éducation, ses modes de transmission et une figure déterminée de l’individu à former. Celui-ci doit aussi être pris sans sa réalité empirique : éventuellement dans ses résistances à la raison collective. La contradiction entre la création de l’être social et les contraintes de l’individualisation ne peut être assimilée à celle entre intérieur et extérieur, puisque les deux se recoupent exactement en chaque individu, comme y insiste Durkheim : il y a deux êtres en lui « qui, pour être inséparables autrement que par abstraction ne laissent pas d’être distincts » et assurer la prééminence de celui qui est « social » sur celui qui est « individuel » devient alors le but de l’éducation. Elle est associée au concept extensif de « socialisation » : l’éducation est socialisation méthodique de la jeune génération. Elle produit, ou reconstruit, de la solidarité en deçà du partage entre public et privé. La complexité actuelle des sociétés humaines (en particulier la division du travail) sépare en effet les individus les uns des autres, les empêchant de saisir les relations qui les unissent au Tout. La variation individuelle des comportements et des situations fragmente la perception de la réalité et pousse au développement de l’individualisme, qui peut sans cesse verser dans l’égoïsme. Paradoxalement, c’est le seul idéal qui puisse être proposé à la société. Il peut alors s’entendre comme « glorification, non du moi mais de l’individu en général ». Respect emprunt de religiosité pour la personne – religion par exemple des droits de l’homme – mais aussi religion individualiste puisque l’homme est individu par définition. Il s’agit du seul système

de croyances – selon lequel chacun porte en lui quelque chose de l’humanité – qui puisse encore assurer l’unité de la société : sa cohésion suppose que les individus soient unis par un même but et une même foi. Or « il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n’est l’homme lui-même ». Mais le christianisme avait préparé ce changement en faisant de la conviction personnelle le fondement de la vie religieuse. À ces conditions, l’individu reçoit de la société les croyances qui le divinisent, ce que Rousseau et Kant n’ont pas su comprendre, en voulant déduire une morale individuelle, non de la société mais de la notion de l’homme isolé. 8 Les valeurs qui se transmettent par l’éducation sont alors, en premier lieu, le culte de la raison et le libre examen, et, par suite, le respect de la science, des idées et des sentiments démocratiques. La tension qui l’anime est d’être individualiste et de devoir en même temps faire sentir à l’individu que la société est plus réelle que lui. L’école est ici convoquée, et à une place essentielle dans la mesure où les autres modes de socialisation sont en défaut. Durkheim met en avant le paradigme de la « petite société », réduite à une sorte de pureté dans la mesure où elle est – sous le regard de l’État – l’empire de la loi égale pour tous. Société déjà démocratique mais cependant monarchique (l’autorité est celle du maître) ; on y est encore soumis et non auteur de la loi. Le paradigme prend un autre sens chez John Dewey qui entend par démocratie non plus simplement une forme de gouvernement mais une forme de vie « communautaire », le milieu où évoluent et l’ensemble des intérêts partagés par les membres des sociétés modernes. Cela fait que l’école ellemême « doit devenir une institution sociale réelle et vivante » qui ne peut être isolée des autres activités propres à la civilisation actuelle : « l’éducation est un processus vital et non pas une préparation à la vie future ». Les enfants doivent pouvoir agir selon les mêmes motifs que les adultes dans leur vie sociale plus vaste et être jugés selon des critères semblables. L’école est déjà un « embryon de société », ce qui a deux conséquences : 1) le modèle démocratique directement appliqué à l’école suppose le partage de la souveraidownloadModeText.vue.download 995 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 993 neté de maître, une pédagogie du self-government, donc une « discipline intérieure, fondée sur la vie sociale des enfants eux-mêmes » 9. Le maître est un membre de la communauté éducative qui sélectionne et « simplifie » les influences qui s’exercent sur l’enfant et l’aide à y répondre ; pour cela, la vie scolaire doit d’abord procéder de la vie familiale, s’inscrire en continuité avec celle-ci. 2) L’éducation ne peut proposer de fins parce que la vie sociale est dans une perpétuelle évolution que nul ne peut prévoir. Elle encourage l’initiative et l’adaptation mais « poser une fin quelconque de l’éducation qui serait son but et 10 sa règle revient à retirer au processus

éducatif la majeure partie de son sens ». Le processus est celui même de la vie, entendue comme expérience vécue dans sa totalité, il est identifié à la « croissance » (Growth). Reprenant le thème des trois éducations, Dewey reproche à Rousseau de les avoir considérées comme des opérations indépendantes (d’où l’obligation de se diriger sur celle de la nature puisqu’elle ne dépend pas de nous). Il aurait ainsi confondu la structure des activités organiques et les conditions (déterminées par l’environnement) de leur utilisation. C’est le milieu social qui va diriger la croissance. La nature, pour Rousseau, représente nos dispositions et facultés avant d’être « contraintes par nos habitudes »). L’habitude est redéfinie positivement par Dewey comme habileté, inscrite dans une hiérarchie continue : marcher, parler, jouer du piano ou être chirurgien... la formation d’habitudes actives suppose une reconstruction continuelle de l’expérience. Le processus éducatif est un processus d’adaptation à l’environnement par des réajustements constants et non « l’actualisation de puissances latentes dans une direction déterminée ». Le résultat (la capacité à continuer à s’éduquer) entretient le mouvement. L’éducation scolaire en particulier doit créer « un désir de croissance continue » 11. La distinction qui est opérée, en rupture avec cette problématique, par Hannah Arendt entre la croissance, fait biologique, et l’accès au monde proprement humain indique assez que le souci de la vie n’a rien à voir avec l’éducation. Dans un cas, il s’agit de la naissance d’un être humain, dans l’autre de devenir humain. La « naissance » (birth) entraîne un « naître au monde » (natality). Elle initie une capacité de commencer et occasionner du nouveau. Le monde est déjà constitué à chaque naissance par le tissu de significations, les oeuvres et les relations qui en font un monde humain. La référence à la vie – et par suite au travail comme activité qui maintient celle-ci plutôt qu’aux oeuvres – est le symptôme d’une culture qui en est venue, par retrait des autres valeurs, à accorder le statut de bien le plus élevé que les hommes puissent avoir à ce qu’ils ont de moins proprement humain, « le procès biologique de la vie ». L’éducation est alors conçue sur ce modèle comme « activité » (faire plutôt qu’apprendre), ou adaptation qui voudrait faire éprouver aux enfants une « vraie » vie. La première conséquence est la confusion du travail et du jeu, qui est aussi une activité vitale. Mais l’erreur la plus grave est d’avoir fait de l’école, qui n’est en rien une « société », une miniature de la société démocratique. C’est livrer immédiatement l’enfant à la volonté de la majorité : il se voit alors privé de l’affrontement nécessaire avec l’adulte et soumis irrémédiablement à une autorité, elle, incontestable. La lutte avec l’adulte est inégale mais permet de s’éprouver face à lui ; la « tyrannie de la majorité » est bien plus effrayante d’autant que l’adulte se voit en retour privé d’un rapport normal (et individuel) à l’enfant, qui ne peut se construire sur l’égalité. Vouloir introduire « la vie » à l’école se révèle être en rupture avec la vie réelle de la société où, normalement, des gens de tout âge coexistent. À l’inverse, les enfants doivent être protégés des rapports de force qui caractérisent la politique et, de façon générale, protégés contre le monde par lequel ils ne sont pas encore prêts. La vie ne devrait pas être une valeur dans la sphère du public mais dans celle du privé

(qui suppose l’intimité). Elle l’est devenue par la confusion moderne entre les deux sous la figure du « social » qui permet de transformer chacun en son contraire. L’école fait alors contrepoids parce qu’elle est cette institution qui réécarte le privé et le public : transition de l’un à l’autre, abri temporaire de ceux qui ne sont pas encore mûrs pour le monde commun, elle fait passer entre les deux sa limite. Cela a plusieurs conséquences. D’abord l’éducation, en tant qu’elle se distingue du « fait d’apprendre », a un terme qui doit être marqué ; ensuite, pré-politique, l’école doit être « conservatrice » en un sens non politique : en l’absence de tradition pour nous guider, elle est le seul lieu où se conserve à des fins de transmission, le passé. Quant au présent, il s’agit simplement pour l’éducateur de présenter aux enfants le monde tel qu’il est, de le mettre à disposition (« Voici notre monde »). C’est là, et là seulement, que peut jouer le principe d’autorité qui s’est retiré de la vie moderne. En ce sens, l’éducateur n’est pas du monde, il représente le monde auprès des enfants, et répond de celui-ci (même s’il le souhaite différent). L’école ne proposera pas de fins car, aussi radicales et nouvelles que puissent être ses idées, face à la nouveauté, et à l’imprévisibilité qu’elle entraîne, l’adulte est déjà ancien : « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ». Elle n’a pour fin ni l’adaptation ni le changement. Préserver la possibilité de l’imprévisible est son dernier mot. 7 L’émergence des « totalitarismes » – question qui oriente la réflexion d’Arendt – peut annuler toute pensée sur l’éducation dans la mesure où ce qui fait le mot d’ordre et le programme de ceux-ci est l’affirmation que « tout est possible ». On peut tout faire de l’homme jusqu’à l’oublier et les considérations axiologiques n’ont plus de sens lorsque l’efficacité se légitime par avance elle-même. C’est la loi du « mouvement » qui est en effet la justification du totalitarisme (des lois de la « nature » ou de « l’histoire ») et les programmes d’éducation peuvent être remplacés par des programmes d’élevage (sélection, tri, propagande) des masses qui rendent chacun « superflu ». Apologie du mouvement, le totalitarisme est régressif en ramenant l’humanité à une nature maîtrisée (le matériau humain) mais d’où toute présence proprement humaine est effacée. Il représente un cas limite, où l’État envahit tous les secteurs de la vie sociale, et est par là un risque porté par les sociétés démocratiques modernes, où la dépossession de soi peut commencer par l’abandon du souci politique. La dissolution des modèles d’éducation publique par l’entrée de l’État dans la sphère du privé est en tout cas la forme moderne du malaise dans l’éducation : la mise à jour des intimités, la confusion des rôles, la déréalisation des familles. Elle rend difficile l’identification du sujet de l’éducation – individu ou personne – pris entre sa visibilité sociale et sa biographie particulière. On l’a vu, la définition que donnait Durkheim de l’éducation comme « socialisation méthodique » reste imprécise et invite de fait à pluraliser les approches (la psychologie, par exemple, peut s’occuper de l’individualisation de l’acte éducatif) mais sur une base sociologique forte (la psychologie est abstraite dans la mesure où l’individu est moins réel que la downloadModeText.vue.download 996 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 994 société). L’invite alors tourne court puisqu’elle laisse inutilisée l’approche subjective de la relation éducative (le maître et même les parents sont les représentants impersonnels de la société). La description de l’expérience individuelle doit être déplacée vers le point de vue du sujet pour faire sens. Celui-ci peut, à cette condition, être abordé sur son versant empirique et psychologique et la relation adulte enfant examinée dans toute sa généralité, non plus simplement comme expression d’une relation sociale mais comme rencontre qui a une signification réciproque. Prise ainsi dans sa généralité – pas forcément privée ni déjà publique – elle manifeste cependant une asymétrie et le statut de domination qu’elle induit. Maurice Merleau-Ponty assurera un cours de psychologie et de pédagogie à la Sorbonne (1949-1952) où cette dépendance se voit travaillée dans notre mode de connaissance de l’enfant (psychologie particulièrement) et notre mode de gouvernement de celui-ci (pédagogie). La pédagogie – prépolitique par le mode d’autorité qu’elle instaure – dépend de représentations sur la nature de l’enfant que la psychologie valide scientifiquement. Mais il y a là une captation. La dépendance de l’enfant fait appel à une donnée de nature (la néoténie, la longueur anormale de l’enfance humaine) mais elle est prolongée par un artifice qui est social, alors qu’elle se révèle être une contradiction dès le départ : prise dans le langage avant même d’entrer dans la parole, inscrite dans un réseau d’ustensiles qui s’étendent au delà de son corps, l’existence de l’enfant est d’emblée sociale, même si elle retient quelque chose de la nature. Et c’est justement l’impuissance de l’enfant qui l’amène à transacter immédiatement avec son entourage à l’aide de signes. Il n’y a pas de nature enfantine sur laquelle s’exercerait l’éducation (mais « naturalisation » par l’adulte de ces premiers rapports sociaux). Plutôt, il y a relation d’où un double phénomène d’identification de l’adulte à l’enfant et de l’enfant à l’adulte : « Nous décrivons donc non une nature de l’enfant, mais un rapport de l’enfant avec un être qui n’est plus un enfant. Rapport qui traduit la façon dont l’enfance est conçue dans notre société ». La négation est privative : un être qui n’est plus un enfant, mais qui justement se voit renvoyé à cette réalité qui l’a constitué. La conduite d’une éducation est toujours enfance revécue et, par un effet en miroir, l’enfant qui répond à nos sollicitations et nos attentes nous révèle à nous mêmes. Merleau-Ponty répond en partie à l’énigme de l’éducateur qui doit être éduqué : l’enfant est précisément celui-ci et le cercle n’est pas antécédent au problème mais constitutif de la relation, qui se noue dans ce face à face. En particulier, la définition de la pédagogie (classiquement, la connaissance de l’enfant et des procédures pour agir sur celui-ci) peut être renversée : « La pédagogie sera donc la description de l’image que l’adulte se fait de l’enfant ». On peut parler, plutôt que de nature de l’enfant, de « polymorphisme culturel » (ici Merleau-Ponty suit Claude Lévi Strauss). Contrairement à l’adulte, l’enfant n’en est pas encore à ne pouvoir se déprendre d’une culture déterminée et

ébauche d’autres comportements possibles, d’où la tentation (marquée en psychologie) de le comparer au primitif, ou encore au malade mental. De ce point de vue aussi, sa dépendance n’est pas naturelle mais permet la répression d’autres formes d’altérité qui se dessinent. ▶ L’histoire nous apprend, par ailleurs, à quel point les modes et la durée de cette dépendance peuvent varier et à relativiser l’impuissance de l’enfant. Celle-ci est signe et condition de sa puissance ultérieure, puissance qui doit – avec Descartes – être distinguée de sa liberté. La liberté est la même que pour l’adulte mais ne fait pas encore sens tant qu’elle est privée des moyens de se réaliser. L’appel à l’histoire et aux sciences humaines – à l’intérieur d’un cours de psychologie et de pédagogie – restitue finalement à la réflexion sa dimension politique : l’enfant est rapproché du primitif et de la femme également colonisés au nom d’une « nature ». La conception de l’enfance comme relation (et donc de l’enfant comme sujet et non objet de l’éducation, ou alors l’objet est aussi l’éducateur lui-même) renvoie au tout historique et social dans lequel elle se présente et qui permet d’identifier les contraintes qu’une réflexion sur l’éducation doit prendre en compte. On peut alors espérer qu’elle contribue à mettre en place, entre les exigences de l’individualisation et celles de la collectivité, cette dialectique entre puissance et liberté par où le sujet parvient – pour reprendre une formule d’Aristote – à la capacité de « poser des actes ». PATRICK THIERRY ✐ 1 L’ambiguïté s’y ajoute si l’on prétend partir d’une autre étymologie et faire venir « éducation » de exducere (« conduire hors de »). 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094b, Platon, Les lois, IV, 723b, La République, IV, 424-425. 3 « rudis » : ceux d’une intelligence grossière, d’où « débutants ». 4 Saint Augustin, De Magistro et Somme théologique I, 90, 117, 1. 5 Rousseau, J.-J., Économie politique (1755) ; Kant, E., Remarques touchant les Observations sur le sentiment du beau et du sublime. 6 Kant, E., Critique de la faculté de juger, II, 83. 7 Rousseau, J.-J., Cinq mémoires sur l’Instruction publique (1791).

8 Durkheim, É., L’individualisme et les Intellectuels (1898). 9 Dewey, J., L’École et l’enfant, 1896, My Pedagogical Creed, mon crédo pédagogique, 1897 ; Piaget, J., Psychologie et pédagogie (1935-1965). 10 Dewey, J., Démocratie et éducation, 1916. 11 La crise de l’éducation, 1958. Voir-aussi : Blais, M.-C., Gauchet M., Ottavi, D., Pour une philosophie politique de l’éducation. Six questions d’aujourd’hui, Bayard, Paris, 2002. Reboul, O., Les valeurs de l’éducation, PUF, Paris, (2e éd.), 1999. SOI Calque de l’anglais self. PSYCHOLOGIE, PSYCHANALYSE 1. (substantif) Concept développé par la psychanalyse anglaise et américaine à partir de 1950, situé soit à l’intérieur du champ de la psychanalyse, soit en opposition au « moi », considéré comme trop restrictif. – 2. (pronom réfléchi) Terme issu de la philosophie et utilisé en psychologie associé à d’autres concepts ou notions. C’est à H. Hartmann (1950) que l’on peut attribuer l’introduction du concept de soi, tout d’abord dans le champ psychanalytique, à partir d’une critique de la deuxième topique freudienne, ce qui l’amènera à fonder le courant de l’ego-psychology, en rupture avec Freud et Lacan, lequel traitera cette école de « chancre ». En 1960, D. W. Winnicott reprend le concept de Self (non traduit en français) à partir du constat, chez de nombreux patients, de l’existence d’un « faux self », allant du normal au pathologique, et dont la fonction est de dissimuler et de protéger le « vrai self ». Le Self est donc, d’emblée, clivé entre le vrai et le faux qui s’étayent l’un et l’autre sur les relations downloadModeText.vue.download 997 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 995 précoces mère-nourrisson. H. Kohut, fondateur de l’École de la psychologie du soi, fait également du soi une construction archaïque et clivée, dans les pathologies graves, entre un soi pauvre, du fait de la défaillance maternelle, et un soi grandiose, masquant et compensant le vide du vrai soi. À la différence de Winnicott, Kohut se démarque de plus en

plus des textes freudiens par un éloignement du concept d’inconscient au profit d’une visée adaptative du sujet, envisagé lui-même en rupture totale avec le sujet lacanien. Il minore également le rôle du complexe d’OEdipe, pour faire du mythe de Narcisse le fondement du soi et la clé de la cure. Fr. Dolto (1956) lie également narcissisme primaire et formation du « soi-même », notion proche du surmoi, étayée sur l’« image inconsciente du corps » et évoluant avec la libido. Le soi pronom réfléchi représente une manière de se désigner soi-même, se distinguant de l’immédiateté du « je » du cogito (Ricoeur, 1990). Il est nécessairement associé à un autre terme : « conscience de soi » (Piaget, 1923, 1926), « sens de soi » (Stern, 1989), « représentation de soi », « image de soi »... Il représente alors une instance intégrative, non clivée, émergeant à partir de l’activité propre, et source de l’individualisation et de la personne, englobant la composante sociale. ▶ Le soi, dans ses acceptions variées, n’a pas de statut métapsychologique. Il se substitue souvent au moi, dans un souci de marquer une distance, voire une opposition à la théorie psychanalytique. En psychologie, ce concept flou a une faible valeur opératoire. Marie-Claude Fourment-Aptekman ✐ Dolto, Fr., le Sentiment de soi. Aux sources de l’image du corps (1956, conférence), Seuil, Paris, 1997. Kohut, H., The Analysis of the Self, New-York International University Press, 1971, trad. Le Soi, PUF, Paris, 1974. Piaget, J., le Langage et la Pensée chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1923. Piaget, J., la Représentation du monde chez l’enfant, Alcan, Paris, 1926, PUF, 1946. Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. Stern, D. N., le Monde interpersonnel du nourrisson, PUF, Paris, 1989. Winnicott, D. W., « Distorsion du Moi en fonction du vrai et du faux “self” », 1960, in Processus de maturation chez l’enfant, Développement affectif et environnement, Payot, Paris, 1970. ! JE, MOI, NARCISSISME, SUJET, SURMOI SOLIDARITÉ Trad. de l’anglais : solidarity. POLITIQUE Attitude sociale destinée à promouvoir, selon certains pragmatistes américains (R. Rorty), une conception démocratique des idéaux sociaux et intellectuels.

Renouant avec certains thèmes du pragmatisme de Dewey, qui mettait l’accent sur la philosophie comme réflexion théorique au service d’idéaux sociaux et éducatifs, le philosophe américain R. Rorty 1 rejette les notions « traditionnelles » de vérité, de connaissance et d’objectivité, et critique les conceptions contractualistes de la justice d’auteurs comme Rawls, en prônant à leur place l’idéal de solidarité sociale, plus conforme à ses yeux à la nature des sociétés démocratiques. La conception d’un intellectuel libéral, soucieux de faire respecter ces valeurs n’est selon lui au service d’aucune doctrine métaphysique, mais doit plutôt conduire à une forme de pluralisme relativiste qui doit autoriser la « conversation » et la discussion libre. Rorty reprend ainsi le thème pragmatiste classique de la communauté, mais cette fois au nom d’un individualisme foncier. Claudine Tiercelin ✐ 1 Rorty, R., Contingence, ironie et solidarité, A. Colin, Paris, 1993. ! COMMUNAUTÉ, PRAGMATISME SOLIPSISME Du latin solus, « seul », et ipse, « soi-même ou lui-même ». GÉNÉR. Écueil le plus radical de l’idéalisme qui conduit à isoler la subjectivité en la faisant douter de la réalité du monde. Fabien Chareix ! CONSCIENCE, IDÉALISME, REGARD « La vie est-elle un songe ? » SONGE « La vie est-elle un songe ? » SOPHISME Du grec sophisma, « procédé ingénieux ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE Raisonnement habile destiné à tromper. Il est utile de rappeler la distinction faite par la langue anglaise entre fallacy, « croyance ou argumentation fausse », et sophism, « argumentation habile mais fausse destinée à tromper » : tout en relevant du registre du faux, le sophisme n’est pas une pure et simple erreur, mais une erreur ou, plus exac-

tement, une tromperie intentionnelle, dont le succès suppose par conséquent une habileté, sinon même la connaissance de la vérité 1. À l’origine, le mot « sophisme » désigne tout procédé ingénieux 2 ; bientôt, cependant, l’idée de ruse évoquant la mauvaise foi, on le voit pris en mauvaise part 3. Chez Platon, « sophisme » ne désigne rien d’autre que les doctrines des sophistes, auxquels est refusé le statut de philosophe 4 ; chez Aristote, où, en politique, il conserve son sens désormais consacré de tromperie 5, le mot a déjà, en matière de raisonnement, le sens technique qui restera le sien : « Un sophisme, écrit Aristote, est un syllogisme éristique. 6 » Jusqu’à la fin de l’Antiquité, le sophisme gardera cette signification négative, les différentes écoles s’accordant sur l’idée que l’une des utilités de la dialectique est de déjouer les sophismes. Le Moyen Âge, au contraire, à partir du XIIIe s., verra se multiplier les recueils de sophismata : le sophisme sera devenu un outil logique permettant, par son exploitation des ambiguïtés du langage ordinaire, de raffiner l’analyse logique et sémantique des propositions de la métaphysique. Cette utilité du sophisme pour l’inventivité conceptuelle tombera dans l’oubli avec la scolastique, servant même de prétexte aux humanistes pour condamner les logiciens de l’École downloadModeText.vue.download 998 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 996 dans les mêmes termes que les philosophes de l’Antiquité, les sophistes 7. Michel Narcy ✐ 1 Cf. Platon, Hippias mineur. 2 Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 459. 3 Euripide, Bacchantes, v. 459. 4 Platon, République, VI, 496 a. 5 Aristote, Politique, IV, 13, 1297 a 14-38. 6 Aristote, Topiques, VIII, 11, 162 a 16-17. 7 Cf. G. Defaux, Pantagruel et les Sophistes. Contribution à l’histoire de l’humaniste chrétien au XVIe siècle, La Haye, 1973. ! ÉRISTIQUE, SOPHISTE, SOPHISTIQUE

LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN. Raisonnement ou argument apparemment valide, mais en réalité non concluant. En un sens, il serait possible de repenser toute la tradition philosophique, depuis Platon et surtout Aristote 1, comme un gigantesque effort pour penser et débattre sans recourir, volontairement ou non, à des sophismes. Les logiciens médiévaux ont eux aussi été très attentifs aux risques intellectuels que font courir les sophismes aux philosophes et aux théologiens. J. Buridan, par exemple, s’est livré à leur étude systématique 2. La notion de sophisme semble bien connoter, assez généralement, une intention de tromper les autres ou soi-même, ce qui n’est pas le cas du paradoxe ou du paralogisme. Par extension, on parle aussi de sophisme à propos d’une croyance erronée mais largement partagée, comme celle selon laquelle si un dé est tombé consécutivement cinq fois sur le 6, un autre résultat devient plus probable (sophisme de Monte-Carlo). ▶ L’enjeu principal pour les philosophes est de parvenir, dans le cadre d’une critique de l’argumentation, à conjoindre une étude logique, psychologique et rhétorique des sophismes 3. Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, Réfutations sophistiques, trad. Vrin, Paris, 1977. 2 Buridan, J., Sophismes, trad. Vrin, Paris, 1993. 3 Woods, J., et Walton, D., Critique de l’argumentation, Logique des sophismes ordinaires, Kimé, Paris, 1992. ! CERCLE, PARADOXE, PARALOGISME SOPHISTE Du grec sophistês. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE À l’origine : homme ingénieux, voire savant. – Chez Platon et Aristote : professionnel de la parole, habile à argumenter mais insoucieux de la vérité. – Aujourd’hui, couramment : personne usant d’un raisonnement captieux. Attesté depuis le Ve s. av. J.-C. 1, sophistês n’a d’abord été qu’un doublet de sophos, « sage » et, donc, entièrement dépourvu de la connotation péjorative qui est la sienne aujourd’hui. Hérodote 2, par exemple, appelle sophistes les Sept Sages : d’où l’on peut induire que, si le milieu socratico-platonicien n’avait imposé le mot « philosophe », on emploierait aujourd’hui « sophiste » dans la même acception. Dans la seconde moitié du Ve s. av. J.-C., le mot s’est spé-

cialisé dans l’acception de professeur itinérant, enseignant contre salaire. Les principaux sophistes, en ce sens du terme, furent Protagoras, Gorgias, Prodicos, Hippias, Antiphon, tous à peu près contemporains de Socrate et dont certains lui survécurent quelques années. Au témoignage de Platon, Protagoras fut le premier à revendiquer l’appellation de sophiste 3, déclarant sous ce nom enseigner « l’art d’être de bon conseil » (euboulia) 4 c’est-à-dire d’argumenter de façon convaincante. Il passe pour avoir été le premier également à soutenir que, « en toute matière, il y a deux façons d’argumenter, opposées l’une de l’autre » 5, et, selon Aristote, il s’affirmait capable de « rendre plus forte l’argumentation la plus faible »6 : bien que ce soit là ce qu’on attend d’un bon avocat, Aristote approuve ceux qui s’irritaient d’une telle prétention, car, selon lui, il n’est qu’en apparence plausible qu’elle puisse être soutenue. On voit dans ce passage comment une écoute unilatérale des déclarations des sophistes « historiques » a pu conduire à l’acception exclusivement péjorative qui est celle de ce mot aujourd’hui. Michel Narcy ✐ 1 Pindare, Isthmiques, 5 [4], 28 ; Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 62. 2 Hérodote, I, 29. 3 Platon, Protagoras, 317 b. 4 Ibid., 318 e-319 a. 5 Diogène Laërce, II, 50. 6 Aristote, Rhétorique, II, 24, 1402 a 24. Voir-aussi : Narcy, M., « Le Socrate du Lysis est-il un sophiste ? », in T.M. Robinson, L. Brisson (éd.), Plato. Euthydemus, Lysis, Charmides. Proceedings of the V Symposium Platonicum. Selected Papers, Saint Augustin, 2000, pp. 180-193. ! SOPHISME, SOPHISTIQUE SOPHISTIQUE De « sophiste », décalque du grec sophistês.

PHILOS. ANTIQUE 1. adj. qualifiant un raisonnement captieux 1, comme dans le titre du traité d’Aristote, Réfutations sophistiques, traitant de réfutations qui n’ont que l’apparence d’en être. – 2. n. f. par lequel on a coutume de désigner soit une façon de raisonner en usant de procédés sophistiques au premier sens – c’est en ce sens que Platon et Aristote parlent de « la sophistique (he sophistike [scil. technê]) »2 en l’opposant à la philosophie ; soit un prétendu « mouvement » qui aurait rassemblé plusieurs penseurs grecs au Ve s. av. J.-C., et dont Socrate aurait été l’adversaire. Philostrate (IIe-IIIe s.) semble avoir été le premier à utiliser le terme en ce sens 3, devenu courant au XXe s. Du fait que les fragments des principaux sophistes ont été inclus par H. Diels dans son recueil de fragments des présocratiques 4, l’idée s’est imposée que l’action de Socrate, relayée par Platon et par Aristote, a mis un terme à la sophistique. Pour Platon, cependant, qui, sous le nom d’Euthydème et de Dionysodore ou de Protagoras 5, critique en réalité Antisthène, disciple comme lui de Socrate, la sophistique n’a rien perdu de son actualité par-delà la mort de Socrate, et elle inclut même des socratiques ! Il semble bien, d’ailleurs, que la « noble sophistique » décrite par Platon dans le Sophiste 6 ne soit rien d’autre que la méthode même de Socrate. En résumé, alors qu’on peut de toute évidence parler sinon d’un mouvement, en tout cas downloadModeText.vue.download 999 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 997 d’un cercle socratique, l’idée d’un mouvement sophistique distinct et antagoniste semble avoir été tout à fait étrangère à Platon. En réalité, le tableau même, profondément divers, tracé par Platon, de la sophistique permet de s’apercevoir qu’il y eut autant de sophistiques que de sophistes. Le seul trait commun des différents sophistes du Ve s. semble avoir été de faire commerce non pas de leur « sagesse », comme les en accuse Socrate, mais de leur talent pour enseigner, à tel point que « sophiste », qui à l’origine n’était qu’un doublet de sophos, « sage », semble en être venu à signifier proprement « professeur ». À la nouveauté de ce métier, jusque-là inconnu du monde grec, les sophistes ajoutaient la nouveauté des savoirs qu’ils communiquaient : mathéma-

tiques (incluant astronomie et théorie musicale), « questions naturelles », art politique, dont l’un des principaux moyens, en régime démocratique, et celui qui se prêtait le plus facilement à une transmission didactique, était les techniques du discours (rhétorique) et de l’argumentation (dialectique). À en croire les Nuées d’Aristophane, d’une part, et Xénophon, de l’autre 7, il n’est pas impossible que Socrate ait offert, lui aussi, un tel enseignement, ce qui explique qu’aux yeux de ses contemporains il ait fait tout bonnement figure de sophiste. Réciproquement, si le mot « philosophie », vraisemblablement inventé dans le cercle socratique, a pu l’être contre les sophistes, certains, parmi ces derniers (au moins Gorgias, avec son traité Sur le non-être ou sur la nature, et Protagoras, avec sa Vérité) font figure de philosophes ; dans ce domaine aussi, c’est le langage qui est mis au premier plan, présenté comme la seule réalité connaissable et la mesure de toute réalité 8. Une des marques les plus claires de l’inexistence d’un mouvement sophistique est l’extrême diversité des doctrines politiques défendues par les différents sophistes : si Protagoras est le plus ancien théoricien connu de la démocratie et du contrat social, Antiphon fut au contraire un partisan jusqu’au-boutiste des Quatre Cents ; Hippias passe pour avoir prôné l’obéissance à la loi naturelle contre les règles conventionnelles propres à chaque État. Quant à Aristippe, qui, tout socratique qu’il fût, « tenait école comme sophiste », c’està-dire enseignait contre salaire 9, il préférait, plutôt que de « s’enfermer dans un État », « être étranger partout » 10. De ce panorama des conceptions politiques des sophistes, on doit conclure que seule la disparition de leurs écrits fait que les sophistes n’occupent pas plus de place dans l’histoire de la philosophie politique. La mauvaise réputation persistante des sophistes vient de ce qu’ils ont été, dans la société grecque du Ve s., un facteur de rupture avec les valeurs traditionnelles. Délivrant aux jeunes gens un savoir dont leurs pères étaient démunis, ils bouleversaient les modes traditionnels de transmission du savoir comme de dévolution du pouvoir, au sein de la famille comme de l’État. Étrangers aux traditions et aux cultes locaux ; témoins, par leur cosmopolitisme, de la relativité des croyances ; diffuseurs, voire auteurs, de théories nouvelles sur l’homme et l’univers ; instruments, voire artisans, d’une rationalisation de la vie politique, civile et familiale : volontairement ou non, ils ne pouvaient que propager le scepticisme religieux. Les procès d’impiété intentés

aussi bien à Protagoras qu’à Socrate sont moins le signe de leur irréligiosité que de l’inquiétude soulevée par les nouveaux modes de penser dont ils étaient tous les deux partie prenante. C’est à juste titre que l’époque des sophistes est souvent appelée l’Aufklärung de l’Antiquité grecque. Michel Narcy ✐ 1 Aristote, Politique, V, 8, 1307 b 36. 2 Platon, Sophiste, 224 d ; Aristote, Métaphysique, IV, 2, 1004 b 23. 3 Philostrate, Vies des sophistes, 481. 4 Voir la traduction française de J.-P. Dumont et al., les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1988, pp. 979-1178. 5 Platon, Euthydème, 283 e-284 e, 285 d-286 c ; cf. Aristote, Métaphysique, V, 29, 1024 b 32-34. 6 Platon, Sophiste, 226 a-231 b. 7 Xénophon, Mémorables, I, 6, 15. 8 Gorgias, B 3, in J.-P. Dumont, op. cit. ; Protagoras in Platon, Théétète, 152a. 10 Xénophon, Mémorables, II, 1, 13. Voir-aussi : Dupréel, E., Les Sophistes, Neuchâtel, 1948. Guthrie, W. K. C., les Sophistes, Paris, 1976. Kerferd, G. B., le Mouvement sophistique, Paris, 1999. Untersteiner, M., les Sophistes, 2 vol., Paris, 1993. ! ANTILOGIE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE, RHÉTORIQUE, SOPHISME, SOPHISTE SORITE Du grec sôreitês ou sôritês, de sôros, « tas ». PHILOS. ANTIQUE Sophisme qui joue sur l’impossibilité de déterminer exactement un seuil de passage quantitatif. Le sorite a été inventé par le dialecticien de Mégare Eubulide et popularisé par les stoïciens. C’est à l’origine un paradoxe relatif à la constitution d’un tas, sôros, de grains, peut-être inspiré d’un paradoxe de Zénon d’Élée sur le bruit que fait un

seul grain de millet en tombant d’un tas (Aristote, Physique, VII, 5, 250a19-25). Selon Eubulide, un grain de blé ne fait pas un tas, ni deux grains, ni trois, ni dix, ni même cent, car un tas suppose un grand nombre de grains. Mais si, à chaque fois que l’on ajoute un nouveau grain, on demande si on a un tas, même en arrivant à 1 000, on sera obligé de penser qu’on n’a toujours pas un tas, car il paraît absurde de dire à un moment précis que l’addition d’un seul grain a produit un tas, que par exemple 999 grains ne forment pas un tas mais que 1 000 grains forment un tas. D’autres versions existent du paradoxe, notamment celle du nombre de cheveux perdus qui permet de dire que quelqu’un est chauve 1. C’est le problème du seuil quantitatif, qui était appliqué aussi au seuil du passage de l’enfance à l’adolescence ou d’une saison à une autre. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 On trouve la traduction de plusieurs versions du sorite in Muller, R., les Mégariques. Fragments et témoignages, Vrin, Paris, 1985, pp. 79-84. Voir-aussi : Diogène Laërce, Vie des philosophes illustres, VII, 82. Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VIII, 11-12 ; 70. ! PARADOXE, STOÏCISME downloadModeText.vue.download 1000 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 998 SOUCI En allemand : Sorge. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Chez Heidegger, totalité structurelle du Dasein comme projet ou être-en-avant-de-soi. Le souci constitue l’unité structurelle de l’existentialité, de la déchéance et de la facticité. Il est révélé par la tonalité de l’angoisse qui fait revenir à soi le Dasein fuyant devant lui-

même, en lui dévoilant l’étant comme le rien et en constituant ainsi un contre-mouvement par rapport à la déchéance. La fonction de l’angoisse est d’isoler le Dasein en l’arrachant au monde de la préoccupation pour lui révéler sa liberté comme projet. Le Dasein existe en effet comme projection de son être, se précédant toujours lui-même comme projet. Un tel projet le concerne en tant qu’il est déjà au monde, y est jeté conformément à sa facticité ou être-jeté. La préoccupation (Besorgen) quotidienne du On immergée dans le monde ambiant de la quotidienneté est une modalité du souci, de même que la sollicitude (Fürsorge) envers autrui dans un monde commun. Celle-ci peut ou bien se substituer à autrui et lui ôter son souci, ou bien le remettre à son souci, prenant en compte l’existence de l’autre et devenant libre pour lui, au lieu de le considérer comme un objet dont on se préoccupe. En tant que devancement de soi le souci est condition de l’impulsion et du penchant, la première impliquant un caractère de pulsion irrésistible et le second exprimant le laisservivre comme anesthésie de toutes les possibilités. Structure originaire permettant de saisir le Dasein en sa totalité, le souci est le point de départ de l’élucidation de la temporalité du Dasein et de sa finitude. Une fois qu’ont été élucidés l’être-pour-la-mort et le phénomène de la conscience et que la jonction entre l’existential et l’existentiel a été assurée, il est possible de relancer le problème de l’ipséité. Celle-ci n’est existentialement déchiffrable que sur l’authenticité de l’être du Dasein comme souci. Si, conformément à sa mienneté, le Dasein s’exprime comme être-au-monde dans le dire-Je, dans l’auto-interprétation quotidienne le Je est le On. Cette mésinterprétation fonde l’ontologie de la subsistance qui pose le Je comme substance pensante à la façon de Descartes. Au lieu de fonder le souci sur la permanence d’une substantialité, il faut fonder le maintien et la constance de l’ipséité sur le souci. Une telle constance a un sens temporel et la temporalité définit le sens ontologique du souci tel qu’il se substitue au sujet de la métaphysique. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 39 à 44, § 64, Tübingen, 1967. ! ANGOISSE, CONSCIENCE, DASEIN, DÉCHÉANCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENCE, MONDE, TEMPORALITÉ SOUFFRANCE Du latin sufferentia, « résignation, tolérance », de suffere, « permettre, supporter, endurer ». MORALE

État douloureux qui affecte totalement un individu vivant ou une personne, et les prive de leur capacité d’agir. La souffrance fait surgir la question métaphysique du mal et de sa justification morale. Elle pose la question de la valeur : peut-on valoriser la souffrance ou celle-ci fonde-t-elle toute valeur ? Elle manifeste l’origine vitale de la conscience et de la pensée qui s’enracinent dans l’adversité du pâtir, l’expérience de la chair et l’affect. La théodicée démontre la compatibilité de la perfection divine et de la souffrance humaine, châtiment de nos fautes. Demeurent néanmoins les questions de l’origine du mal en l’homme et de la (juste) mesure de la souffrance. Théodicée et métaphysique résultent, si l’on suit Nietzsche, de la morale judéo-chrétienne, de la souffrance même des faibles, de leur sentiment d’impuissance devenu culpabilité et de leur ressentiment à l’égard des forts. La valorisation ascétique de la souffrance est une dévalorisation de la vie comme valeur suprême et origine de toute valeur, une maladie de la volonté de puissance. Seule se justifie la souffrance de celui qui affirme la vie et en invente les formes nouvelles. Pourtant, loin d’être justifiée par la vie, la souffrance traduit la dévalorisation immanente à la vie de tout obstacle à son expansion. G. Canguilhem a montré que le vivant confère une valeur négative à la limitation de ses possibilités vitales normales et de sa normativité. Ainsi l’animal souffre-t-il. En outre, concevoir la vie comme valorisation et comme valeur implique de définir la souffrance du point de vue de l’individualité consciente. La souffrance humaine affecte l’individu entier et le sens qu’il donne à toute chose. Ainsi la douleur physique est-elle une souffrance. La souffrance, conscience individuelle de ne pouvoir mener normalement sa vie, définit la maladie ; la médecine vise la restauration de la normativité individuelle. La description phénoménologique de la souffrance révèle,

contre l’objectivation scientifique et l’ontologie substantialiste, l’irréductibilité du corps propre à l’organisme, l’incarnation de la conscience et l’unité de l’individu. Le souffrir est l’expérience paroxystique de l’unité ambiguë du corps propre, mien et étranger, n’opposant à la volonté qu’une résistance musculaire relative, mais affectant l’humeur selon les aléas de la vie organique. Il met au jour la passivité et l’intimité à la conscience du corps propre, ainsi que, comme l’a montré Maine de Biran, l’unité duale de la conscience, active et passive. L’effort pour libérer la pensée de l’influence de la vitalité place l’existence sous le signe de la souffrance. ▶ L’autre souffrant rappelle au soi compatissant sa propre vulnérabilité et sa mortalité, il rétablit ainsi la mutualité du donner et du recevoir et l’égalité. Pour P. Ricoeur, cet échange dévoile la sollicitude comme fondement affectif de l’éthique. La vie bonne n’implique ni l’acceptation ni l’exclusion, impossibles, de la souffrance, mais l’intimité de l’amitié. Céline Lefève ✐ Canguilhem, G., le Normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966. Lavelle, L., le Mal et la souffrance, Plon, Paris, 1940. Leriche, R., la Chirurgie de la douleur, Masson, Paris, 1937. Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, Vrin, Paris, 1988. Nabert, J., Essai sur le mal, Aubier-Montaigne, Paris, 1955. Ricoeur, P., le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, Genève, 1986 ; Soi-même comme un autre, Paris, 1990. Scheler, M., le Sens de la souffrance, trad. P. Klossowski, Aubier, Paris, 1936. ! MAL, THÉODICÉE downloadModeText.vue.download 1001 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

999 SOUHAIT En allemand : Wunsch, « souhait », « voeu ». Wunsch se distingue de Lust, « plaisir », « désir » (en acte), et de Begierde, « désir » (en puissance). Wunscherfüllung, « accomplissement de souhait », Wunschphantasie, « fantaisie de voeu ». PSYCHANALYSE Motion psychique locale qui vise à répéter une satisfaction première – ou fantasmée comme telle – et qui trouve son accomplissement grâce aux formations inconscientes, selon la logique du processus primaire. Les rêves, les actes manqués, les symptômes, les fantasmes, etc., sont des accomplissements de souhait (Wunscherfüllung). Le nourrisson dépend des figures parentales pour la satisfaction des exigences pulsionnelles (prématuration). Lors de l’expérience de satisfaction (Befriedigungserlebnis), qui met fin à une excitation interne (la faim, par exemple), une perception (celle de l’aliment) est associée à la « trace mémorielle de l’expérience du besoin »1 et à celle de l’expérience de satisfaction. Lorsque le besoin fait retour, une motion psychique – le souhait – investit l’image mnésique de cette perception et provoque sa réapparition. La reproduction hallucinatoire de la perception, qui tend à une identité de perception, est le « chemin le plus court vers l’accomplissement du souhait »2 (principe de plaisir, processus primaire). Mais « la satisfaction ne se produit pas, le besoin continue » 3. Un second système (développement du moi) inhibe alors l’« activité psychique primitive »4 et s’efforce de rétablir l’identité de perception par des actions dirigées par la pensée (identité de pensée), visant à modifier le monde extérieur et à déterminer les voies les plus propices à assurer une satisfaction réelle (principe de réalité, processus secondaire). ▶ « La pensée n’est qu’un substitut du souhait hallucinatoire » 5. La psychanalyse affirme l’indestructibilité des souhaits inconscients infantiles et des fantasmes qui les mettent en scène – seuls moteurs de l’activité psychique. Les processus de pensée dits rationnels ne sont qu’un aménagement fragile et instable, un « détour », dans l’accomplissement du souhait, « rendu nécessaire par l’expérience », mais qui « use et corrode », comme le souligne Le Lorrain, cité par Freud, « les jouissances poursuivies » 6. Christian Michel ✐ 1 2 3 4 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G.W. II-III, l’Interprétation des rêves, VII, 3, Payot, Paris, p. 482. 5 6 Ibid., p. 483. ! DÉCHARGE, DÉRÉLICTION, FANTASME, ORIGINE, PRINCIPE, PROCESSUS, RÉALITÉ

SOUPÇON Du latin suspicio. GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., PHILOS. MODERNE Attitude et méthode caractéristiques des pensées de Marx, Nietzsche et Freud, qui consiste à interroger l’origine et les motivations des représentations culturelles et philosophiques. Le soupçon n’est pas seulement la reconduction du doute cartésien. Le terme, employé par Paul Ricoeur dans le Conflit des interprétations, pour qualifier l’orientation commune des philosophies de Marx, Nietzsche et Freud, désigne la démarche par laquelle ces penseurs dénoncent l’illusion de la conscience de soi et la prétendue maîtrise du sujet. Les maîtres du soupçon ont en commun de mettre en oeuvre des techniques d’interprétation, qui déchiffrent sous les concepts de vérité, de morale et de religion, des mécanismes physiques, psychiques ou économiques plus essentiels qu’eux. La prudence et la méfiance à l’égard des prétentions métaphysiques sont constitutives de toute démarche philosophique. Le doute cartésien l’applique à notre connaissance des choses ; Marx, Nietzsche et Freud soupçonnent la conscience même qui doutait, en indiquant en quoi l’idée d’une autonomie du sujet est contestable 1. L’homme du soupçon est alors un « familier des bas-fonds » 2, qui indique sous les représentations et les mots la réalité cachée qui les déterminent. Marx ramène la production d’idées à l’activité matérielle 3 et aux rapports de classe ; Nietzsche dresse la généalogie des valeurs en suivant les motifs, souvent inavouables, de leur formation 4 ; Freud, enfin, montre en quoi le psychisme inconscient régit la vie consciente et ses prolongements culturels 5. Dans les trois cas, le soupçon met en oeuvre une herméneutique, c’est-à-dire une méthode de compréhension des représentations comme un code chiffré de la réalité, et une forme de thérapeutique, à la fois individuelle et collective 6. ▶ Les éléments fondamentaux des pensées du soupçon ont durablement modifié le visage de la philosophie. Le choc produit par leur virulence l’ont conduite à plus de modestie dans ses prétentions. Des courants intellectuels et des auteurs importants du XXe s. ont tenté de prolonger cette démarche du

soupçon, tantôt en décrivant le sujet comme un effet de surface déterminé par des structures qui lui échappent 7, tantôt en déconstruisant les concepts de la tradition philosophique 8. Olivier Dekens ✐ 1 Ricoeur, P., le Conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969. 2 Nietzsche, F., Aurore, § 446 ; OEuvres philosophiques complètes, t. IV, p. 238, Gallimard, Paris, 1980. 3 Marx, K., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968. 4 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale ; OEuvres philosophiques complètes, t. VII, Gallimard, Paris, 1971. 5 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1989. 6 Foucault, M., « Nietzsche, Freud, Marx », in Dits et Écrits, t. I, pp. 592 et sq., Gallimard, Paris, 2001. 7 Foucault, M., l’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969 ; Lévi-Strauss, C., le Regard éloigné, Plon, Paris, 1983. 8 Derrida, J., Positions, Minuit, Paris, 1972 ; Marges de la philosophie, Minuit, Paris, 1972. SOURDS (NOMBRES) Du latin surdus, « sourd ». MATHÉMATIQUES Dénomination ancienne des nombres que nous désignons comme algébriques et irrationnels. Cette notion est tombée en désuétude depuis la fin du XVIIIe s. On trouve un article conséquent sur ces nombres dans l’Encyclopédie méthodique 1. Le terme utilisé pour désigner ces quantités, présentes implicitement dans certaines équations (aussi simples que x2 – 2 = 0), mais que l’on ne sait exprimer « en nombre » est riche d’enseignement. En tant qu’ils sont irrationnels, ils échappent à la raison, au sens de la théorie des proportions. Cette détermination intellectuelle s’accompagne d’une qualification liée aux sens : pour Al-Khwarizmi (IXe s.), ce sont des racines muettes ou aveugles. Pour G. de Crémone downloadModeText.vue.download 1002 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1000 (XIIe s.), elles sont sourdes. Ces nombres échapperaient ainsi

à la perception. L’étude des nombres sourds a permis une extension de la notion de nombre et de l’usage des exposants. Les règles de simplification (telles que 3√8ab3c = 2b3√ac) ne permettant pas toujours de « réduire les nombres sourds » comme le note Descartes dans la Géométrie de 1637, des exposants fractionnels sont généralisés dans l’écriture algébrique (81 / 3 pour 3√8 par exemple). C’est seulement dans le cadre de la résolution des équations algébriques que ces nombres particuliers ont été étudiés (sous ce vocable) et c’est pourquoi, ce qualificatif ne concerne, en propre, que des nombres algébriques. Vincent Jullien ✐ 1 Encyclopédie méthodique, ACL, 1987. SPATIALITÉ En allemand : Räumlichkeit. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Chez Heidegger, détermination de l’être-au-monde de l’homme, qui caractérise le Dasein en tant qu’il aménage un espace. Sa prise en compte implique une critique du primat de la conception physico-mathématique de l’espace. L’étant disponible de l’usage quotidien a le caractère de la proximité, au sens où il est « à portée de main ». Situés dans un réseau de renvois, les outils sont ordonnés à une destination les situant dans une contrée (Gegend). Alors que l’espace de la subsistance est homogène, sans lieux privilégiés, celui de la disponibilité éclate en places selon une pluralité de lieux définis par la préoccupation. La contrée a pour condition la spatialité propre au dasein, caractérisée par l’é-loignement (Ent-fernung) et l’orientation (Ausrichtung). É-loigner ne signifie pas mettre à distance, mais laisser l’étant venir à l’encontre de la proximité, faire disparaître l’éloignement, proximité et distance relevant de l’explicitation quotidienne. Des lunettes sur le nez peuvent être plus lointaines que le tableau accroché au mur d’en face. É-loignant, le dasein est également orientant, appréhendant d’avance une direction dans une contrée d’où l’é-loigné s’approche. L’espace n’étant ni dans le sujet ni dans le monde, la manière dont l’être-aumonde rencontre l’étant est une donation d’espace nommée aménagement. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 22 à 24, Tübingen, 1967. ! DASEIN, MONDE, OUTIL, TOURNURE SPÉCIEUSE

Substantif, du latin species, « apparence générale », « ensemble des traits qui font reconnaître ». MATHÉMATIQUES Chez Viète, méthode (arithmetica speciosa) qui permet de calculer sur des lettres, conformément aux règles de l’arithmétique ordinaire qui effectue ses opérations sur des nombres. Ce terme tardivement apparu est vite tombé en désuétude ; il a servi à désigner l’algèbre à ses débuts. Descartes la considère comme une arithmétique générale qui permet de faire avec des lettres ce que l’on fait ordinairement avec des nombres. Cette généralisation explique, selon l’Encyclopédie Méthodique 1, le choix du terme de species « parce que ces lettres servent à exprimer généralement toutes les quantités et en marquent ainsi l’espèce générale, pour ainsi dire ». La spécieuse a certainement eu un rôle bref mais très fécond, permettant de concevoir la mise en équation de quantités, connues ou inconnues et en les distinguant formellement tout en les traitant selon les mêmes procédés algorithmiques. Dans la Recherche de la vérité, Malebranche note que « l’analyse ou algèbre spécieuse est assurément la plus belle, je veux dire la plus certaine et la plus féconde de toutes les sciences » 2. Leibniz désigne parfois par l’expression spécieuse universelle, sa charactéristique universelle, la dotant ainsi de son extension maximale. Vincent Jullien ✐ 1 Encyclopédie méthodique, ACL, 1987. 2 Malebranche, la Recherche de la vérité, IV, chap. XI, § 2. SPINOZISME PHILOS. MODERNE La doctrine de Spinoza (1632-1677) s’exprime dans le Traité théologico-politique, publié en 1670 et dans le volume d’oeuvres posthumes (1677) qui contient notamment l’Éthique, le Traité de la Réforme de l’entendement et le Traité politique. Elle a été immédiatement l’objet de violentes controverses, mais a influencé la pensée des Lumières par la constitution d’un néo-spinozisme fondé sur le renouvellement des sciences de la vie, puis l’idéalisme allemand, à partir du « conflit du panthéisme » – autant de

spinozismes différents qui éclairent les contradictions des époques et des lectures. L’originalité de la doctrine se marque d’abord par le refus de trois préjugés. Le premier est le préjugé volontariste qui croit au libre arbitre et surtout admet que Dieu ou l’homme sont libres dans la mesure où ils ne sont pas soumis à une loi. Spinoza l’explique par le fait que les hommes sont conscients de leurs actions et ignorants des causes de celles-ci ; il lui oppose une autre conception de la liberté : l’activité comme mise en oeuvre des lois internes, qui permet de surmonter le régime de la passivité, où les actions sont soumises à des lois extérieures. Le préjugé finaliste considère les choses comme des objets à notre usage – et le monde comme créé par un Dieu anthropomorphe en vue de cet usage. Spinoza lui oppose la connaissance des lois de la nature, qui ne sont pas faites pour nous et dont la rigueur ne nécessite pas de passer par l’illusion d’un sens. Enfin, le préjugé normativiste consiste à poser qu’il existe un bien et un mal absolus, et à juger les actions humaines en fonction d’une nature supposée, jugement qui fait condamner les comportements comme autant de vices. Spinoza lui oppose une analyse des lois de fonctionnement réelles de la nature humaine, dont on trouve les éléments chez les historiens plus que chez les philosophes, et qui fait apparaître les prétendus vices comme des propriétés nécessaires. Comment rompre avec ces trois illusions ? grâce à « une autre norme de vérité », fournie par les mathématiques. Non que Spinoza prétende produire une philosophie mathématique, mais il prend dans leur pratique le modèle d’une connaissance tournée vers les définitions et les propriétés, appuyée sur des démonstrations, et non pas sur la présuppodownloadModeText.vue.download 1003 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1001 sition des fins. Trois genres de connaissance renvoient à trois attitudes face à la réalité, mais aussi à trois types de production des idées : la corrélation de l’âme avec le corps produit nécessairement des idées inadéquates – manifestant plutôt l’interaction des objets avec notre corps que l’essence réelle de ces objets ; les notions communes – corrélats des propriétés communes à tous les corps, donc aussi à notre corps et aux objets qu’il rencontre – engendrent des idées nécessairement adéquates, mais universelles ; un troisième genre enfin, procédant par la connaissance adéquate des essences singulières, complète le second en nous ouvrant l’accès à l’individualité. Le second et le troisième genre sont démonstratifs,

comme le sont les théorèmes des mathématiques. L’Éthique met en place une théorie de Dieu immanent et produisant toutes choses selon des lois nécessaires, très différent du Dieu des religions, mais aussi du Dieu de Descartes, créateur des vérités éternelles, ou de ce que sera le Dieu de Leibniz, choisissant par sagesse entre différents mondes possibles. Ce Dieu est une substance constituée d’une infinité d’attributs infinis – nous en connaissons deux : l’étendue et la pensée. D’où les accusations d’athéisme ou de panthéisme portées contre Spinoza dès la parution de ses ouvrages, à la fois à cause de son immanence au monde, et parce que l’étendue lui est assignée comme attribut de son essence – mais il s’agit de l’étendue comme puissance d’extension, non de la série des corps divisibles. La suite de l’Éthique est consacrée à l’homme : d’abord à son âme, pour expliquer comment elle engendre les divers genres de connaissance – la structure particulière du corps humain le différenciant des autres en ce qu’il affiche un plus haut degré de complexité, et assurant d’emblée à son corrélat idéel (l’âme, idée du corps) une dimension mémorielle : le corps est ainsi fait qu’il garde les traces des événements ; en même temps, l’âme en conserve elle aussi la trace, et réunit les idées, inadéquatement dans l’ordre de ces traces et de leurs associations ; c’est là la base de l’imagination. Celle-ci n’est donc pas de l’ordre du manque, du vice ou du péché : la construction même de son corps implique que l’homme est un être imaginatif, et qu’il sera d’abord plongé dans les idées inadéquates et les passions, par le jeu de lois naturelles qui s’imposent à lui dans le registre même de sa vie commune. Le désir, la joie et la tristesse produisent une multiplicité d’affects, encore multipliée par le phénomène fondamental de l’imitation. Dès lors se pose la question : domination de l’homme par ses affects ou puissance de la raison ? servitude ou liberté ? La servitude est nécessairement première, car la raison émergente est au début fort impuissante (« je vois le bien et je l’approuve, cependant je fais le mal » dit Ovide souvent cité par Spinoza), et il faut tout l’itinéraire de l’Éthique pour arriver à la « puissance de la Raison » et à la béatitude. Celle-ci n’est pas la récompense de la vertu : elle est la vertu elle-même. Le Traité théologico-politique défend la « liberté de philosopher » contre deux sortes de préjugés – ceux qui y voient une ennemie de la piété, ceux qui la jugent dangereuse pour la paix et la conservation de l’État. La première démonstration suppose un retour aux sources de la piété, donc une analyse des formes fondamentales de la vie religieuse – le miracle, la prophétie, la loi divine, l’élection, les cérémonies – et la mise au point d’une méthode d’interprétation de l’Écriture sainte ; les résultats de cette démarche ont eux aussi déclenché de nombreuses polémiques puisque Spinoza traitait le texte biblique avec une liberté que lui refusaient les théologiens et contribuait ainsi à l’édification de la critique biblique moderne. La seconde démonstration concerne l’État. Elle suppose un retour à ce qui, dans la représentation commune, le fonde juridiquement : le pacte social ; mais elle montre en

même temps la faiblesse et l’incomplétude de cette théorie, qui n’arrive pas à saisir la réalité passionnelle du droit. La conclusion de l’ouvrage est double : c’est à l’État de défendre les citoyens contre les empiètements perpétuels des Églises, mais il doit aussi accorder à ces citoyens une liberté complète de philosopher, y compris à son propre égard dans la mesure où cette liberté ne sape pas ses fondements mêmes. Ces thèses sont notamment applicables dans un régime comme les Pays-Bas du XVIIe s., mais aux yeux de Spinoza elles sont valables dans tout type d’État à condition qu’il soit bien construit. C’est à étudier la structure des ces différents États bien construits, qu’il s’agisse de monarchie, d’aristocratie ou de démocratie, qu’est consacré un autre ouvrage, le Traité politique demeuré inachevé. ▶ L’héritage spinoziste a hanté plus d’une pensée en apparence bien éloignée de ses problèmes. On en retrouve des vestiges dans les systèmes de l’idéalisme allemand, chez un penseur comme Taine, dans l’histoire du socialisme ou dans celle de la psychanalyse. Il n’est jamais entré tel quel dans ces doctrines, mais y a marqué des positions, des inflexions, et peut-être surtout parce qu’il les a aidées à refuser – le finalisme, l’illusion de l’autonomie de la volonté, la croyance en l’éternité des normes. Pierre-François Moreau SPORT De l’anglais, lui-même issu de l’anc. français déport, « jeu, amusement ». GÉNÉR., SOCIOLOGIE Pratique physique ou intellectuelle, individuelle ou collective, qui possède des règles et prescrit un impératif de performance. Si l’on excepte les pratiques religieuses minoennes, qui tenaient en haute estime une forme chronique de compétition à caractère physique, les deux plus grandes traditions attachées à la culture physique ainsi qu’à la pratique d’exercices destinés à la maîtrise du corps ont respectivement une origine ludique et médicale. La notion, dont le sens moderne a été fixé au XIXe s. par P. de Coubertin, recouvre en fait celles de jeu, de règle et de lutte. C’est par une référence constante à l’athlon grec que Coubertin, retrouvant en cela Homère, insiste sur l’idée d’une formation autotélique du sport : il est une pratique qui est aussi dans le même temps sa récompense, et, contrairement

au travail, on ne supposera dans le sport aucune fin autre que celle qui consiste en un exercice volontaire des forces dont un corps est capable. Aucune forme de pratique sportive dans l’histoire connue de l’humanité ne correspond, il est vrai, à cette définition, pas même celle qui, issue de la renaissance de l’olympisme, se dilue de nos jours dans le culte grossier et marchand du corps propre et du corps des autres. Deux remarques peuvent être faites d’emblée. D’une part, on note dans l’autotélisme sportif la présence d’une matière, le corps ou le soi, à informer, ainsi qu’une constante référence à l’application d’une règle. Ce sont autant d’éléments par lesquels le sport peut à bon droit revendiquer le statut d’art, au moins au sens réduit de tekhne. D’autre part, ce que downloadModeText.vue.download 1004 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1002 le sport moderne a perdu, et par quoi il diffère radicalement de la tradition athlonique grecque tient précisément en la substitution d’une fin à la seule valeur de l’athlon. Patriotisme ou règne de l’argent ont introduit dans l’activité physique cet enjeu externe ou relatif, qui semblait comme absent de la tradition grecque pré-olympique. D’une certaine façon, les jeux Olympiques grecs, en valorisant l’opposition des nations, ont déjà perdu le sens du jeu qui semblait caractériser les formes primitives du culte du sport en Crète, au XVe s. av. J.-C. À la tradition grecque, qui fait la part belle à la beauté du geste, s’est substituée la tradition médiévale de l’esbat ou du desport. Dans ce dernier terme, la fin est déterminée par l’âpreté du désir de vaincre, elle sort du pur exercice du corps pour s’adosser au prix ou à la récompense. Vaincre en tournoi, par élimination, est une structure sportive qui doit évidemment son sens aux pratiques fort peu civiles de la chevalerie. C’est en opérant la synthèse entre la glorieuse lutte gratuite homérique (soigneusement distinguée de la guerre : Achille défiant Troie dans l’Iliade n’est pas Euriale défiant Ulysse plus pacifiquement au chant VIII de l’Odyssée) et le culte médiéval de la puissance que l’on peut se former une image cohérente de ce que nous appelons, sans distinction, « sport ». Le sport moderne a ainsi fait perdre tout sens à une appropriation systématique et globale du terme, rendant impossible de tenir sous un seul concept les pratiques qui, une fois rapportées aux conditions sociopolitiques déterminant de nos jours la pratique sportive, prennent le nom de « sport ». Certes, il est toujours possible de reconnaître à la pratique individuelle de l’exercice du corps, quelle qu’en soit la forme, la valeur d’un art, ainsi que l’affirme A. Philonenko,

dans son analyse du corps du boxeur 1. Certes, un sens plus esthétique de l’art est atteint par celui qui parvient génialement à s’approprier les règles de cet art au point de le pratiquer sans qu’il soit possible de ressentir l’effort ou le travail. Nous sommes là dans le simple cadre conceptuel dressé par Kant, et il n’est pas déraisonnable de penser, par exemple, comme l’a fait Philonenko, un art de la boxe, ou mieux : un art dans la boxe. D’une façon générale, cependant, le maître mot du sport n’est pas le respect de la règle, le travail du corps qui serait à lui-même sa propre fin ou la perfection inutile et gracieuse du geste. Ce maître mot est l’association ou la fédération par laquelle une pratique, même lorsqu’elle est issue du domaine de la production (ou qu’elle relève de la simple activité de consommation (la pêche ou la chasse), prend la forme institutionnelle dans laquelle une collectivité (une nation, un peuple, une communauté ou quelques individus) reconnaît une forme commune et entend y investir le temps pendant lequel toute production matérielle est abolie, mais pendant lequel aussi se produisent de massives représentations symboliques qui en forment l’intérêt 2. Les sports les plus populaires sont effectivement ceux dont la naissance coïncide plus ou moins avec la naissance du sport fédéralisé. Tandis que survivent des pratiques plus anciennes telles que le cricket dans les anciens empires coloniaux, où elles ont été inculquées à la façon d’une pratique de culture (c’est-à-dire aux antipodes de la notion de jeu), les sports modernes sont ceux qui possèdent un fort indice participatif, reproductibles par le plus grand nombre et qui fait gloire à une élite d’élever le jeu au rang d’une représentation du génie national. C’est pourquoi le sport moderne est collectif, sauf exceptions notables (en particulier, lorsque la maîtrise d’instruments ou de machines est requise). ▶ Évidente dans le cas des pays socio-sportivement dominés par un ou deux sports (le football latin et anglais, le base-ball nord-américain, etc.), cette constitution nécessairement associative et participative du sport, sa diffusion vers le peuple nouveau des « sportifs », est aussi clairement marquée dans la profusion actuelle des pratiques sportives moins répandues : canyoneurs, sauteurs libres et, bientôt, sans doute, pétomanes et rotomanes constituent leur communauté en une association par laquelle ils s’approprient la reconnaissance symbolique de leur savoir-faire en un sport. Le sport est chose sérieuse et se conçoit comme système 3 : telle est la contradiction majeure du sport dans sa forme institutionnelle, puisqu’il n’est plus possible de considérer la pratique indépendamment de sa visée, hors d’elle-même, comme spectacle. Fabien Chareix ✐ 1 Philonenko, A., Histoire de la boxe, Criterion, Paris, 1991. 2 Yonnet, P., Jeux, modes et masses, Gallimard, Paris, 1985. 3 Yonnet, P., le Système des sports, Gallimard, Paris, 1998. STANDARD

! NON STANDARD (MODÈLE) STATISTIQUE Du latin status, « état », aussi bien au sens d’un État que de l’état d’un système. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Suite de données numériques concernant un ensemble d’êtres, d’objets ou de faits ayant un ou plusieurs caractères communs. On doit distinguer la statistique descriptive de la statistique inductive. La première semble présenter moins de difficultés conceptuelles, dans la mesure où elle exprime des connaissances empiriquement rassemblées et ne s’avise pas, en principe, d’amplifier les connaissances dont on dispose a priori, même si elles étaient cachées et implicites. Historiquement, il s’est agi, d’abord, de comptabiliser des populations et certains événements qui leur adviennent (naissance, mariage, éducation, etc.) ; le vocabulaire de la statistique reste tributaire de cette origine (on parle d’une population de particules...). Le but de cette statistique descriptive est une description synthétique de données nombreuses, à l’aide de représentations adaptées (histogrammes, courbes, etc.) et d’outils mathématiques pertinents (moyenne, mode, variance, écart type, corrélation, etc.). On ne doit pas sous-estimer la richesse des mathématiques mobilisées dans les méthodes statistiques, comme, par exemple, la théorie des espaces vectoriels, qui permet d’associer des combinaisons linéaires de variables en fonction de leur corrélation. L’usage des ordinateurs a décuplé la puissance des méthodes statistiques. La découverte des régularités statistiques, comme la distribution des sexes à la naissance, a suggéré des interprétations finalistes, puisqu’il semblait qu’on pouvait découvrir des déterminations cachées à l’oeuvre dans la nature. La statistique inductive, ou l’« art de conjecturer », comme disait Jean Bernoulli (1713), est l’autre versant de ces méthodes : allant de l’échantillon à la population entière, elle constitue l’archétype de la procédure inductive. À partir d’une statistique descriptive sur quelques individus, elle infère le comportement ou les propriétés d’un ensemble downloadModeText.vue.download 1005 sur 1137

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1003 plus vaste, qui présente des caractéristiques communes avec l’échantillon de départ. Les polémiques sur la validité de cette ampliation relèvent des débats généraux liés au problème de l’induction. Quoi qu’il en soit, on admet que cette statistique inductive permet de « s’instruire par l’expérience », selon l’expression de Jeffrays (1939) 1. Les méthodes statistiques inductives se sont installées au coeur des méthodes inductives dans les sciences de la nature en validant la logique du probable, laquelle devant permettre de canaliser et de contrôler la tendance spontanée à la généralisation. Vincent Jullien ✐ 1 Fagot, A., « Statistiques », in Encyclopédie philosophique universelle, « Les notions », PUF, 1990, vol. 2, p. 2455 b. STIMULUS / RÉPONSE PSYCHOLOGIE Corrélation entre un événement excitateur et une réaction contrainte de l’organisme, dont le modèle classique est le réflexe. À proprement parler, le stimulus n’est pas l’excitation, laquelle varie comme le logarithme du stimulus. Les psychologies du stimulus / réponse (S / R) sont agnostiques sur le plan physiologique (Watson se sépare ici de Pavlov). Expérimentalistes, elles font des inférences testables en établissant des corrélations, mais refusent le recours au vocabulaire causal (S ne cause pas R). Ce modèle, outil du béhaviorisme de Skinner, d’inspiration réductionniste et matérialiste, a dominé la psychologie jusqu’aux années 1960. Il a éclaté sous la pression de trois difficultés : 1. le récepteur du S est en réalité actif et attentif, et identifier S ne suffit donc pas toujours à prédire R ; 2. les S / R sont intercorrélés, le caractère global de la réaction de l’organisme (Gelb et Goldstein) contredisant le mécanicisme analytique de la réflexologie ; 3. enfin, la notion expérimentalement inévitable de « seuil » de la réaction enveloppe une téléologie cachée (celle de la réponse à un stimulus). Les notions de « programme d’action » déclenché localement, qui incorpore explicitement l’intentionnalité et la téléologie aux schémas S / R, et celle d’« input / output », impliquant des boucles de rétrocontrôle informationnel, l’ont remplacé. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Skinner, F. B., l’Analyse expérimentale du comportement, Bruxelles, 1988. ! BÉHAVIORISME, CONDITIONNEMENT, RÉFLEXE STOÏCISME Du grec Stoa, « portique », à cause du « Portique bariolé » où Zénon

donnait ses cours. PHILOS. ANTIQUE École fondée à Athènes par Zénon de Citium. L’aspect le plus populaire de cette philosophie est l’impassibilité du sage et sa soumission au destin. Historique Le fondateur de l’école, Zénon (334-262), fut l’élève du cynique Cratès et de l’académicien Polémon. Il réagit contre les entités incorporelles du platonisme (âme, idées) en soutenant que l’âme est un corps, et que les idées sont des objets de pensée – réaction sans doute influencée par le cynisme, comme les conceptions cosmopolitiques de sa République. Son disciple Ariston fit dissidence sur plusieurs points. Aussi choisit-il comme successeur Cléanthe (331-230). À la mort de celui-ci, Chrysippe (280-204) prit la tête de l’école. Il dut plus encore que Zénon lutter contre le scepticisme de l’Académie, l’atomisme et l’hédonisme des épicuriens. Il développa la dialectique. Le stoïcisme devint la philosophie dominante. À Chrysippe succédèrent Zénon de Tarse, Diogène de Séleucie (230-150), Antipater de Tarse (210-129) et Panétius de Rhodes (185-110). En 155, Diogène, ambassadeur à Rome, y introduisit le stoïcisme. Posidonius (140-50) ouvrit une école à Rhodes. C’est alors que commença ce qu’on appelle le « stoïcisme romain », les plus illustres représentants du stoïcisme n’étant plus les stoïciens d’Athènes mais des Romains : Caton d’Utique (94-46), Sénèque (4 av. - 65 ap.), Épictète (55-135) et l’empereur Marc Aurèle (55-135). Seuls les ouvrages des stoïciens romains ont été conservés : pour les stoïciens grecs, nous n’avons que des témoignages ou des fragments rapportés par des auteurs ultérieurs 1. Système Les stoïciens sont les premiers à avoir développé consciemment un système. Ils définissent la raison comme un « système de représentations »2 et divisent la philosophie en logique, en éthique et en physique. C’est un système organique, non hiérarchisé, sans « philosophie première » ou « métaphysique » antérieure aux autres parties. La logique se divise en dialectique et en rhétorique, éventuellement critère et partie consacrée aux définitions. Toute parole met en jeu trois entités : le son vocal ou « signifiant », ce qui est signifié par ce son ou lekton, et le sujet extérieur qui « porte » la signification. La dialectique se divise donc

en deux parties, signifiants et signifiés. La théorie des signifiants anticipe la grammaire, notamment dans la distinction des parties du discours (nom, nom commun, verbe, conjonction et article). La partie sur les signifiés est consacrée à des règles d’inférences dites syllogismes et aux unités de sens élémentaires (le lekton), notamment les propositions qui composent ces syllogismes. Parmi ceux-ci, Chrysippe isole cinq formes élémentaires dites indémontrables (anapodictiques). Ces règles anticipent la logique contemporaine des propositions. Pour déterminer quelles sont les propositions vraies, le critère est la représentation compréhensive, katalêpsis. Seul le sage ne se fie qu’au vrai, capacité qui constitue sa vertu dialectique. En éthique, les stoïciens soutiennent que la fin, telos, de la vie humaine est de vivre conformément à la nature, c’està-dire vivre une vie vertueuse en se soumettant à la loi de la nature. La vertu est le seul bien, le vice le seul mal, et tout le reste est indifférent. Ce dogme prend chez Épictète la forme d’une distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, sur quoi on exerce sa prohairesis ou capacité de choix, en éradiquant désirs et passions 3. Cette conception est à l’origine de l’image populaire du sage que rien ne touche, pas même la mort de ses proches ni sa propre souffrance, supportant avec résignation et fatalisme tous les « malheurs » comme autant de choses « indifférentes ». Pourtant, si le sage stoïcien est sans passion, il n’est pas sans émotion, puisqu’il doit éprouver des émotions raisonnables (joie, volonté et crainte raisonnée). Il n’est pas non plus indifférent à tout, puisque, parmi les choses indifférentes, certaines sont downloadModeText.vue.download 1006 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1004 préférables, comme la santé : c’est le dogme rejeté par Ariston. Enfin, il n’est pas inactif, puisqu’il incombe à tout homme d’accomplir son devoir (qui n’a pas l’universalisme abstrait du devoir kantien) et puisque à chaque événement l’homme a le pouvoir de donner ou de refuser son assentiment à la représentation qu’il convient d’agir ainsi ou autrement. C’est le fondement de l’autonomie et de la responsabilité morales. La physique est le point culminant du système, car elle englobe la théologie. Pour les stoïciens, tout est corps (à l’exception de quatre incorporels, lieu, temps, vide, lekton, qui ne sont pas des substances). Il y a deux principes (cor-

porels), un principe producteur immanent, ou dieu, et un principe passif, ou matière. Contrairement aux épicuriens, qui soutiennent qu’il existe des corps indivisibles séparés par du vide, les atomes, les stoïciens pensent que le monde est continu : il n’y a de vide qu’à l’extérieur du monde, et le monde est parcouru d’une substance volatile, le pneuma, ou souffle. Il maintient les êtres dans une relation appelée sympathie (chaque être est affecté par les mouvements des autres êtres, par exemple les marées par les phases de la lune). De même que le pneuma est l’âme de chaque animal, il est l’âme du vivant qu’est le monde. Il dirige le monde de façon rationnelle, comme l’âme dans le corps ; il est dieu, nature, destin et providence. Selon certains stoïciens, le monde est périodiquement détruit dans une conflagration, avant de se reconstituer à l’identique, individus et événements compris (doctrine du retour éternel). ▶ Si la logique est l’aspect le plus moderne de cette philosophie et la physique son aspect le moins crédible, l’éthique reste certainement son aspect le plus vivant, notamment dans les textes d’Épictète et de Marc Aurèle, de lecture très accessible, et qui peuvent encore être des outils de formation philosophique. La tension qui existe entre le déterminisme providentiel du destin et la défense de la responsabilité morale de l’homme est pourtant le point où sans doute le système achoppe. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Le meilleur résumé antique est celui de Diogène Laërce dans Vies et doctrines des philosophes illustres, VII. 2 Épictète, Entretiens, I, 20, 6. 3 Arrien, Manuel d’Épictète, c. 1. Voir-aussi : Von Arnim, H., Stoicorum veterum fragmenta, Teubner, Leipzig, 1903-1924. Schuhl, P.-M. (dir.), les Stoïciens, trad. É. Bréhier, Gallimard, Pléiade, Paris, 1962. Long, A., et Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, vol. II, GFFlammarion, Paris, 2001. ! ÂME, ANAPODICTIQUE, ASSENTIMENT, CRITÈRE, DÉMONSTRATION, DESTIN, DEVOIR, DIALECTIQUE, INDIFFÉRENT, KATALÊPSIS, LEKTON, PROHAIRESIS, RETOUR ÉTERNEL, TELOS, VERTU PHILOS. RENAISSANCE Sur le plan éthique, les humanistes du XVe siècle expriment de fortes réticences à l’égard de la vertu stoïcienne. D’une part, l’idéal de la maîtrise de soi leur semble très noble, en tant que résistance aux coups de la fatalité : Pétrarque 1 s’en inspire dans son De remediis utriusque fortunae, mais il reconnaît que cet idéal ne peut pas être réalisé par l’homme. Car la mutilation des passions est contraire à la notion commune, mais inaliénable, de la félicité : à aucun prix le bon-

heur peut être confondu avec la résignation, la passivité ou l’évacuation des passions : le Christ lui-même, comme le souligne C. Salutati 2 dans son recueil de lettres, s’est ému devant la mort de Lazare, si bien que la morale stoïcienne ne se heurte pas seulement au sens commun, mais aussi à l’enseignement chrétien. Par conséquent, bien que beaucoup des penseurs chrétiens aient pu intégrer et emprunter des aspects à la morale stoïcienne, les humanistes chrétiens, comme L. Valla 3, mettent l’accent sur leurs différences, et sur le caractère austère et inhumain du sacrifice. Une conception tout à fait différente se rencontre dans la philosophie de Juste Lispe 4, qui, cherche à montrer qu’il est possible de concilier la morale chrétienne avec le stoïcisme de Sénèque. Mais le contexte historique a changé : la recherche d’une morale visant l’apaisement des passions est étroitement liée aux guerres de religion en Europe, qui rappellent l’exigence d’endiguer les passions. Lipse interprète la Providence chrétienne dans les termes de la nécessité de l’ordre cosmologique, qui ne demande pas, sur le plan moral, l’apathie ou la résignation, mais la « constance », l’équilibre des passions qui produit l’apaisement, et la résolution de garder cet équilibre dans la durée. C’est justement la notion stoïcienne de fatum, de destin, en tant qu’ordre rationnel du monde, qui nourrit la réflexion humaniste sur le cosmos et promeut, par là, une nouvelle conception de la nature. Ceci est patent en particulier chez P. Pomponazzi 5, qui soutient une conception stoïcienne de l’univers. Son but est de revendiquer l’autonomie de la philosophie de la nature, en considérant celle-ci comme un ordre nécessaire, où même ce qui semble miraculeux peut être ramené à des causes déterminées. C’est en ce sens que Pomponazzi défend l’astrologie comme l’étude du niveau intermédiare entre Dieu, en tant que cause universelle des choses, et le monde sublunaire, sur lequel Dieu intervient par le truchement des astres. Ce n’est pas un monde magique ou mystérieux mais un domaine de stricte nécessité naturelle. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Pétrarque F., De remediis utriusque fortunae..., Lyon, 1577. 2 Salutati C., Epistolario, éd. F. Novati, 4 vol., Rome, 1891-1911. 3 Valla L., De vero falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,

1970. 4 Lipse J., Opera omnia, 4 vol., Bâle, 1675. 5 Pomponazzi P., De incantationibus, Bâle, 1556. ! BIEN, BONHEUR, COSMOLOGIE, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE STRATÉGIE Terme apparu début XIXe s., sur stratège. POLITIQUE Notion fondamentalement téléologique : agir stratégiquement, c’est, au sein d’une situation de conflit, agencer au mieux par optimalisation des chances des moyens en vue d’une fin. Cette acception peut cependant être contestée au profit d’une nouvelle figure conceptuelle, essentiellement non téléologique, de la pratique stratégique. Pour Aristote (Éthique à Nicomaque, I, ch. 1, 3), la victoire est la fin de la stratégie, art du stratêgos ; sa technè, ou tactique, dans la disposition militaire des forces supposant la maîtrise de tous les domaines du savoir (J. de Maizeroy, Théorie de la guerre, 1776) et le regard synoptique du dialecticien. La « vérité effective de la chose » est saisie d’« un seul coup d’oeil » (Machiavel) par celui downloadModeText.vue.download 1007 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1005 qui décide des problèmes en les restituant à leur vérité selon l’appropriation d’un espace-temps conflictuel. Un effort d’affirmation qui rencontre l’altérité pour s’y opposer ou s’y allier, l’intelligibilité du réel, sa transformabilité, l’incomplétude de la connaissance sont les principes de l’action stratégique 1. La stratégie a cherché, dans la théorie des jeux, des méthodes et des modèles mathématiques permettant d’optimaliser la rationalité de la décision par l’étude des conflits 2. Depuis le XVIIIe s., on admettait l’irréductibilité de la finesse du joueur ; les notions de « plan complet » et d’« équilibre » des protagonistes ont rendu possible la formalisation totale 3. D’où le projet de rendre opératoire la calculabilité en économie, économie politique, psychologie sociale, psychologie cognitive, sociologie, linguistique... Or, le modèle statique d’un jeu reposant sur des règles fixes se transpose difficilement dans des champs dont la complexité, la variabilité et le devenir sont des dimensions dyna-

miques constitutives. Le danger est d’expulser la politique et l’histoire en favorisant les « états de domination » au détriment des « jeux stratégiques entre libertés » (Foucault). Contre l’intentionalisme, le conatus spinoziste offre un modèle alternatif d’affirmation stratégique immanente aux rapports de force (dans et par une activité non téléologique, mais productive et déterminée, individuante et individualisante, résistante aux actions contraires). C’est aussi sur un plan d’immanence et selon une approche déterministe que le concept de disposition permet de comprendre la dynamique des ajustements stratégiques de l’habitus et de la structure, en dépassant les alternatives de la pensée dualiste. Il s’agit alors, suivant le voeu de Marx (Thèses sur Feuerbach), de construire, à partir du concept de stratégie, une théorie matérialiste du « côté actif » de la connaissance pratique 4. Laurent Bove ✐ 1 Charnay, J.-P., la Stratégie, PUF, Paris, 1995, p. 28. 2 Schelling, T.-C., The Strategy of Conflict, 1963, trad. R. Manicacci, PUF, Paris, 1986. 3 Neumann, J. (von), Morgenstern, O., Theory of Games and Economic Behaviour, Princeton University Press, New York, 1944. 4 Bourdieu, P., Méditations pascaliennes, ch. 4, Seuil, Paris, 1997, p. 164. Voir-aussi : Crozier, M. et Friedberg, E., L’Acteur et le Système, Seuil, Paris, 1977. Saint-Sernin, B., Mathématiques de la décision, PUF, Paris, 1973. STRUCTURALISME PHILOS. CONTEMP. Dénomination d’ensemble utilisée pour caractériser et réunir des travaux et lignes de recherche de la pensée française des années 1960, réputés confluer dans la critique du sujet et la mise à jour de structures explicatives du réel et de la pensée. Le structuralisme ? Tantôt une étiquette attachée à une vague communauté d’inspiration, ou à une hypothétique philosophie d’arrière-plan, décelée sur la scène intellectuelle de la France des années soixante ; mais l’étiquette ne fait pas la marchandise et le structuralisme « en général » relève d’une définition introuvable. Tantôt une appellation réservée à des méthodes d’analyse présentes sur la scène scientifique à un moment précis du développement de certaines disciplines, nommément la linguistique et l’anthropologie, spécifiées par des domaines d’application circonscrits et associées à d’incontestables avancées de la connaissance en sciences sociales ; on parle alors du structuralisme en linguistique et de

l’anthropologie structuraliste. Certes il existe des passerelles entre la scène intellectuelle et la scène scientifique ; n’allons pourtant pas les emprunter dans le mauvais sens. Une histoire des idées, écrite sans recul et de fort haut, crut pouvoir discerner une parenté, qui est bien plutôt une ressemblance de famille, entre le programme anthropologique de Lévi-Strauss, la psychanalyse de Lacan, l’archéologie du savoir de Foucault, les écrits philosophiques de Althusser ou encore la sémiologie du premier Barthes. Ainsi donc des entreprises différemment situées dans le champ du savoir et de l’activité de recherche, les unes purement spéculatives, d’autres attentives au travail empirique, auraient-elles participé d’un même projet d’ensemble qualifié de structuraliste. Pour délimiter ce que ces entreprises auraient en commun, on évoqua la critique du statut privilégié conféré au sujet et par conséquent à la conscience par l’humanisme dit classique, la dévalorisation concomitante de la signification et de la vérité, la dépréciation de l’historicité, du phénomène et de l’événement au nom du primat des structures, le choix du formalisme. Une phrase célèbre de Foucault, qui récusa la dénomination de structuraliste, pourrait servir d’exergue à cette lecture cavalière d’oeuvres essentiellement diverses : « [...] l’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être du langage » 1. Avec cette insistance placée sur « l’être du langage » avec le recours privilégié qui s’ensuit aux enseignements et aux concepts de la linguistique, avec aussi l’ambition manifestée de renouveler des traditions disciplinaires à la lumière du modèle fourni par l’analyse phonologique, en bref avec la reconnaissance d’un « tournant linguistique » 2, on atteint peut-être le « dur du mou » du structuralisme intellectuel. On dispose, en tout cas, de repères suffisamment solides pour abandonner la scène confuse du structuralisme « en général » et aborder ce qui s’est joué en certains endroits précis de la scène scientifique à partir de la linguistique. La linguistique structurale n’a assurément pas forgé la notion de structure, entendue comme peu ou prou synonyme de celle d’organisation ou de système. L’idée suivant laquelle chaque langue possède une organisation qui lui est propre et doit donc, en raison des régularités qui s’y observent, être tenue pour un ordre n’était pas absente des grammaires traditionnelles 3. La linguistique structurale, plus particulièrement la phonologie, a introduit dans l’étude du langage un certain nombre de propositions fondamentales aboutissant à une véritable reconversion de méthode par rapport aux approches, notamment historiques et comparatives, mises en oeuvre par les prédécesseurs de Saussure. Parmi ces propositions stratégiques, formulées par N. Troubetzkoy et explicitées par R. Jakobson et A. Martinet, on retiendra celles-ci en raison de l’influence qu’elles exercèrent en dehors du champ de la linguistique : 1) la phonologie substitue à l’examen des

phénomènes linguistiques conscients l’étude de leur infrastructure non consciente. 2) Les éléments linguistiques ne sont pas des données qu’il suffirait de recueillir et de recenser ni leur système un arrangement livré d’emblée à l’observation. 3) L’identité de ces éléments est relationnelle et non substantielle (« La langue est une forme et non une substance » écrit Saussure) ; leur valeur est de position et c’est pourquoi le phonologue ne s’intéresse pas aux unités phoniques isolées mais seulement aux différences entre unités ayant valeur downloadModeText.vue.download 1008 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1006 informative sous la forme d’oppositions pertinentes assurant la distinctivité sémantique. 4) Les faits de seconde articulation étudiés par la phonologie sont gouvernés par des lois générales à découvrir derrière l’inépuisable diversité des réalisations physiques et les transformations de la matière phonique. 5) L’analyse structurale permet de comparer les langues entre elles en tant qu’elles sont des systèmes phonologiques en rapprochant leur configuration, leur degré de complexité et les traits distinctifs que ces systèmes mettent en jeu. Dès 1945, dans un article paru dans la revue Word, LéviStrauss, considérant que pour la première fois une science sociale, la phonologie, parvenait à formuler des « relations nécessaires », suggère que « dans un autre ordre de réalité, les phénomènes de parenté sont des phénomènes de même type que les phénomènes linguistiques » 4. Il pose alors la question de savoir s’il est possible, « en utilisant une méthode analogue quant à la forme (sinon quant au contenu) », de faire accomplir à l’anthropologie un progrès analogue à celui qui s’opère en linguistique. Lévi-Strauss appuie sa conviction sur le fait que les termes de parenté sont, à l’image des phonèmes, des éléments de signification ; qu’ils n’acquièrent cette signification qu’à la condition, comme les phonèmes, de s’ordonner en systèmes ; que les systèmes de parenté sont, à l’égal des systèmes phonologiques, élaborés par l’esprit humain à l’étage de la pensée non consciente ; qu’enfin, dans un cas comme dans l’autre, les faits observables paraissent résulter de l’action de lois générales. Lévi-Strauss prend acte de ce que la méthode phonologique pourrait être utilisée dans la plupart des descriptions de codes : Saussure n’évoquait-il pas la constitution d’une sémiologie générale ? Lévi-Strauss étendra aux mythologies surtout, à l’art aussi, les principes de méthode élaborés à propos des phénomènes de parenté, sans jamais prétendre que la démarche structuraliste avait vocation à rendre compte de l’intégralité des

faits sociaux et culturels. À chaque fois, il s’agit d’identifier le « plan de référence » pertinent en circonscrivant soigneusement les catégories de phénomènes organisées par l’activité non consciente de l’esprit en ensembles significatifs présentant le caractère de systèmes ; puis de traiter de ces ensembles sous l’angle des relations, d’ordre paradigmatique et syntagmatique, associant entre eux des éléments minimaux pourvus d’une valeur de position ; de construire enfin le tableau des permutations possibles entre ces éléments et de considérer ce tableau comme le seul véritable objet de l’analyse aux fins d’en dégager les règles de combinaison. Ainsi pourrait-on comprendre les « choix » accomplis par chaque culture. Le structuralisme en linguistique a constitué une étape décisive dans l’étude scientifique du langage en élaborant à partir d’un point de vue un objet de savoir, la langue, doté à la fois de cohérence interne et d’autonomie externe. Pour le structuraliste, il est inutile de recourir à des données d’ordre extra-linguistique et, dans la mesure où la langue est considérée comme un code composé d’unités discrètes, l’étude de la parole et de la construction du sens est rejetée hors du champ de la linguistique. Les développements ultérieurs des sciences du langage, avec notamment l’émergence de la grammaire générative rapprochant la linguistique de la psychologie et des sciences de la cognition au travers de la substitution du concept de compétence – conçue comme un système de règles – à celui de langue, ont largement renvoyé le structuralisme linguistique au rang de chapitre de l’histoire de cette discipline. Le paradigme structuraliste a été remplacé par d’autres. ▶ Faudrait-il pour autant estimer que l’anthropologie structuraliste, fondée par Lévi-Strauss sur la base d’emprunts raisonnés au structuralisme linguistique, pour avoir renouvelé les pratiques d’une discipline, aurait vu s’épuiser sa capacité créatrice ? A-t-elle quitté le théâtre des opérations scientifiques pour prendre place dans la galerie historique ? On livrera à ce sujet trois constats. Tout d’abord, l’application des principes de l’analyse structurale produit des résultats présentant une valeur, sinon explicative causale, du moins heuristique. Grâce à la mise en oeuvre de ces principes, on sait mieux ce qui est à explique, la serrure si l’on veut, et dont d’autres disciplines, peut-être, façonneront la clé. Ensuite certaines des intuitions ayant présidé chez Lévi-Strauss, autant que le structuralisme linguistique, à la construction de la méthode, notamment celle suivant laquelle la structure des systèmes symboliques renvoie en dernière instance à des aptitudes humaines universelles, sont plus vivantes que jamais dans l’anthropologie qui se développe aujourd’hui, sous ce nom ou sous d’autres. Enfin l’ambition générale de Lévi-Strauss, profondément novatrice à l’époque où il l’assigna à l’anthropologie, qui était de relier étroitement l’inventaire de la diversité culturelle

à l’appréhension de l’unité humaine, reste profondément d’actualité dans la recherche. En ce sens, le structuralisme anthropologique, s’il a déserté l’avant-scène intellectuelle, continue d’exercer une influence à la fois visible et probablement souterraine sur la scène scientifique. Gérard Lenclud ✐ 1 Foucault, M., les Mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 387. 2 Pavel, T., le Mirage linguistique, Minuit, Paris, 1988. 3 Ducrot, O., le Structuralisme en linguistique, Seuil, Paris, 1968. 4 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958. Voir-aussi : Izard, M., et Lenclud, G., « Structuralisme », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, Paris, 1991. STRUCTURE Du latin struere, « disposer en piles, construire ». En allemand, Struktur ; Bau (n. masc.), Aufbau (n. masc.), de bauen, « construire ». PSYCHANALYSE Chez Freud, organisation d’un ensemble biologique ou psychique en parties, et relations des parties entre elles. Le terme est parfois synonyme de « topique », mais ce dernier prévaut pour signifier les lieux de l’appareil psychique. Chez Lacan, le terme est spécifié par les théories linguistique et anthropologique. Il introduit à une psychanalyse structurale. Connaissant la distinction biologique structure / fonction, Freud oppose, dès 1891, le point de vue « fonctionnel » au point de vue « topique » des localisations cérébrales 1. Puis l’échec de la cure de Dora est imputé à l’investigation de « la structure interne d’un cas d’hystérie »2 : la dynamique du transfert a échappé. Désormais, les facteurs temporel et énergétique du psychisme – la dynamique – prévalent sur le facteur structural ou topique. La cure comme expérience de parole et la rhétorique de l’inconscient (déplacement, condensation), plus les acquis de la linguistique structurale (Saussure, Jakobson) amènent downloadModeText.vue.download 1009 sur 1137

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Lacan à une psychanalyse structurale. L’élément susceptible de figurer dans des lois est le signifiant, défini comme coupure laissant choir un objet perdu – le signifié. Trait unitaire par lequel un sujet s’identifie à un autre, selon Freud, « le signifiant, c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant » 3. Quatre termes : objet perdu (a), sujet barré par l’ordre signifiant ($), chaîne des signifiants déroulée (S1) et signifiant suivant (S2), nécessaire puisque chacun n’existe que dans sa relation aux autres, constituent une première structure. Lacan lui confère des interprétations topologiques, puis l’enrichit d’autres objets formels, dont le noeud borroméen, Réel, Symbolique, Imaginaire. ▶ Associant à toute structure une dynamique sous-jacente 4, le concept mathématique de stabilité structurelle devrait permettre de surmonter le conflit entre historicité de la dynamique et statique de la structure. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Résumés des travaux scientifiques du Dr. Sigm. Freud Privatdocent, 1897, in OEuvres complètes, Psychanalyse, III, PUF, Paris, 1989, pp. 181-213. 2 Freud, S., Bruchstück einer Hysterie-Analyse (1901-1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970, pp. 6 et 83-89. 3 Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966. 4 Thom, R., « Le rôle de la topologie dans l’analyse sémantique » (1971), in Modèles mathématiques de la morphogenèse, Bourgeois, Paris, 1980, pp. 163-166. ! DYNAMIQUE, ÉNERGIE, INCONSCIENT, SIGNIFIANT, SUJET, TOPIQUE LOGIQUE Structure S pour un langage L, donnée d’un ensemble non vide D, appelé domaine ou univers de la structure, et d’une fonction d’interprétation qui associe à chaque constante d’individu de L un objet de D, à chaque symbole de prédicat unaire ɸ1 de L un sous-ensemble de D, à chaque symbole de prédicat binaire ɸ2 de L un ensemble de couples formés d’éléments de D, et, de façon plus gé-

nérale, à chaque symbole de prédicat n-aire de L une partie de l’ensemble Dn ; ainsi, une structure pour le langage de la théorie des groupes G, qui comporte pour unique symbole non logique la relation ternaire R (« Rxyz » se lisant : « x, composé avec y, donne z ») sera, par exemple, la donnée de l’ensemble Z des nombres entiers relatifs, R étant interprété par l’ensemble des triplets tels que α + β = γ ; cette structure particulière est, du reste, un modèle de G, au sens où tous les théorèmes de G y sont vrais. La notion de structure est le concept central de la sémantique formelle des langages. On notera qu’une langue naturelle peut être vue comme un langage interprété, c’est-à-dire non comme un pur système de symboles, mais comme la donnée d’un tel système et d’une structure qui en indique l’interprétation « naturelle ». Jacques Dubucs ✐ Hodges, W., « Truth in a Structure », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 86, 1986, pp. 135-151. ! INTERPRÉTATION, MODÈLE ∼ STRUCTURE DU COMME En allemand : Als-Struktur. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Désigne chez Heidegger la structure de l’explicitation propre à la compréhension telle qu’elle appréhende l’étant disponible comme tel. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 32. ! COMPRÉHENSION, EXPLICITATION STYLE Du latin stilus, « instrument en forme de pointe », en particulier le poinçon servant à écrire ; puis un « exercice écrit » et une « façon d’écrire ». ESTHÉTIQUE Notion centrale de la rhétorique, puis de la critique littéraire, qui a été étendue à d’autres moyens d’expression

et dont la définition est toujours discutée. Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe s., la rhétorique, en tant qu’art (technè, ars) de la parole, inscrit le style dans une visée poéticienne, étant entendu que la poétique, conformément à son institution aristotélicienne, est une théorie de la production langagière considérée sous l’angle des types génériques. Les valeurs d’usage fédérées par le champ du style se règlent sur la définition de la rhétorique comme discipline qui enseigne à produire des énoncés (à discourir) d’après des modèles canoniques. Est donc rhétorique une conception du style qui en mesure judicativement la valeur sur des échantillons, qui en analyse techniquement les moyens à l’aide d’outils descriptifs et qui en fixe socialement le cours parmi les usages reçus. Les genres de discours (genera dicendi), qui deviendront les « caractères » ou les « styles » des traités des XVIIe et XVIIIe s., sont au nombre de trois : le relevé, le moyen et le bas. Ils sont différenciés essentiellement sur les plans du référent et / ou du lexique, ces deux plans pouvant être reliés l’un à l’autre par la loi de convenance qui prescrit que l’on parle noblement de choses nobles et trivialement de choses triviales, compte tenu des propriétés qui caractérisent les instances émettrice (qui parle ?) et réceptrice (à qui ?) et de la situation de communication dans laquelle s’inscrit le discours (où ? quand ?). C’est l’extension de cette même loi qui dictera l’emploi d’un genre de discours approprié au genre littéraire retenu, soit – pour les corrélations le plus couramment admises à l’âge classique – le style élevé pour la tragédie, le style moyen pour la comédie, le style bas pour la « satyre ». La Renaissance voit cependant le transfert de la notion de style à d’autres arts que celui du langage, au premier chef les arts visuels et la musique, où s’imposent des concepts comme ceux de maniera ou de modi. Le processus sera complètement achevé dans la seconde moitié du XVIIIe s., ainsi que le signale l’emploi, plus ou moins homogène, qui est alors fait du terme ; mais cette étape manifeste autant la généralisation triomphante de la problématique rhétorique, qui restera encore prégnante tout au long

du XIXe s., que l’émergence d’une conception qui finira par la supplanter. Dans cette seconde grande phase de son histoire conceptuelle, le style relève d’une visée esthétique : la (re) connaissance des styles met en jeu les savoirs et les opéradownloadModeText.vue.download 1010 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1008 tions constitutifs de la relation que l’instance de réception entretient avec les oeuvres. L’objectif pédagogique que présuppose cette approche, quel que soit le registre (profane ou savant) où elle s’exerce, n’est plus d’apprendre à produire d’après des modèles, mais d’apprendre à recevoir (à lire, à voir, à écouter) sur des exemples. Là où auparavant les formes ayant cours dans un champ de pratiques étaient évaluées en référence à un corps de prescriptions canoniques et à des modèles préexistants, il est admis que le critère de légitimité réside désormais dans les possibilités ouvertes par les formes nouvelles. La réflexion contemporaine sur l’esthétique et la relativisation des contextes historiques ont donné une acuité nouvelle aux questions que pose la notion de style. Parmi les plus insistantes : est-il possible de concevoir une théorie générale du style, comme y invitent certains auteurs (Goodman, Granger), ou doit-on se résigner à admettre qu’il ne peut y avoir que des champs stylistiques particuliers régis par des problématiques disciplinaires (la stylistique pour les textes littéraires, les « grammaires du style » en histoire de l’art) ? Sous quelles conditions une théorie du style pourrait-elle inclure d’autres supports que les artefacts à visée esthétique (textes administratifs, scientifiques, objets industriels, attitudes individuelles, types de raisonnements...) ? Si le style est coextensif à la mise en oeuvre d’un matériau, quels rapports établir entre les marqueurs stylistiques et les structures formelles (sonnet, forme sonate) et génériques (roman réaliste, peinture d’histoire), et quel statut donner à des concepts comme ceux de « style d’époque » ou de « style collectif » ? L’identification d’un style suppose-t-elle un savoir sur l’origine historique, sociale, psychologique ou technique des oeuvres ? Son appréhension implique-telle toujours une appréciation subjective ou une évaluation fondée sur des critères, autrement dit s’agit-il d’une qualité réservée à certaines oeuvres, ou bien d’une propriété neutre, toute production symbolique possédant nécessairement un style ? ▶ Émancipée de l’horizon normatif des rhétoriques clas-

siques et des arts d’écrire, la notion de style peut désormais être comprise comme l’un des outils majeurs dont nous disposons pour caractériser les « ressemblances de famille » (Wittgenstein) que nous percevons entre des objets ou des phénomènes, naturels ou artificiels. Bernard Vouilloux ✐ Focillon, H., Vie des formes (1943), rééd. PUF, Quadrige, Paris, 6e éd., 1996. Genette, G., « Style et signification », Fiction et Diction, Seuil, Paris, 1991, pp. 95-151. Goodman, N., Manières de faire des mondes (1978), chap. « Le statut du style », trad. J. Chambon, Nîmes, 1992, pp. 37-58. Goodman, N., « Question de style » (1984), in l’Art en théorie et en action, trad. Éd. de l’Éclat, Paris, 1996, pp. 37-43. Granger, G. G., Essai d’une philosophie du style (1968), Odile Jacob, Paris, 1988. Molino, J., « Pour une théorie sémiologique du style », in Qu’estce que le style ?, Actes du Colloque international de la Sorbonne, 9-11 octobre 1991, sous la direction de G. Molinié et P. Cahné, Paris, 1994, pp. 213-261. Schapiro, M., « La notion de style » in Style, artiste et société, trad. Gallimard, Paris, 1982. Schaeffer, J.-M., « La stylistique littéraire et son objet », in Littérature, 105, « Questions de style », 1997, pp. 14-23. Vouilloux, B., « Pour une théorie descriptiviste du style. Note sur deux propositions de Nelson Goodman », in Poétique, 114, 1998, pp. 233-254. Vouilloux, B., « Les styles face à la stylistique », in Critique, 641, 2000, pp. 874-901. ! ESTHÉTIQUE, GENRE SUBCONSCIENT En allemand : Unterbewuste, Unterbewusstsein. PSYCHANALYSE Notion psychologique désignant des contenus de pensée qui demeurent en deçà du seuil de conscience. Définissant ainsi les actes psychiques qui échappent à qui les accomplit, ce terme semble impliquer la notion d’une seconde conscience qui resterait en continuité avec le conscient. La notion de subconscient est propre aux théories d’une personnalité consciente « supérieure » qui se consti-

tue en s’affranchissant des gestes habituels, automatiques. Le « subconscient », aussi « automatique » soit-il, serait alors une forme « élémentaire », « primaire » de conscience. Le terme d’inconscient, chez Freud, se distingue radicalement de l’inconscient automatique (ou subconscient), héritier de l’automatisme psychologique de P. Janet. Freud n’a pas gardé l’usage de ce terme, en raison des confusions qu’il suscite. ▶ L’inconscient freudien rompt avec les modèles que ses contemporains utilisaient dans leurs travaux sur l’hystérie et qui déterminaient l’inconscient autour d’états hypnoïdes, d’affaiblissements de la force du contrôle conscient : un subconscient. Ces modèles restent néanmoins utilisés par certains cliniciens pour décrire les « personnalités multiples ». Oliver Douville ✐ Freud, S., Lettres à Fliess (1887-1902), in la Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, PUF, Paris 1956, pp. 48-306. Freud, S., en coll. avec Breuer, J., Études sur l’hystérie (1895), trad. A. Berman, PUF, Paris, 1956. ! HYSTÉRIE, INCONSCIENT SUBJECTIF GÉNÉR. Qui relève de l’activité d’un sujet. Le subjectif est perçu, notamment dans le sillage d’une lecture affaiblie du romantisme comme de l’existentialisme, comme une marque de l’accaparement du jugement par la volonté et par le désir. Or, l’opposition du sujet et de l’objet n’a évidemment pas ce caractère psychologique. Ni l’oeuvre de Descartes 1, ni la critique kantienne 2, ni surtout le dévoilement, par Hegel 3, du caractère fondateur du sujet n’inclinent en faveur d’une subjectivité perçue comme une perspective déviante, faussée, de l’objet. Toute objectivité n’est pensable que dans et par un sujet qui en forme le fondement – et qui, dès lors, fait monde. Fabien Chareix ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Adam et Tannery, 12 vol., Vrin, Paris, 1992 (reprint). 2 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1968. 3 Hegel, G. W. Fr., la Phénoménologie de l’esprit, préface, Aubier,

Paris, 1966. ! EGO, SOI, SUJET downloadModeText.vue.download 1011 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1009 SUBJECTIVISME De l’all. subjektiv, à l’origine en référence à Kant. MORALE Doctrine selon laquelle les valeurs n’ont d’existence qu’à travers les évaluations d’un sujet. Le subjectivisme moral s’oppose au réalisme moral, selon lequel être bon est une propriété réelle de certaines choses ou actes, comme la propriété d’être rouge, ou celle d’être un triangle. Avec Platon, le réalisme pose au subjectivisme. 1) Le problème du relativisme : si le bien est relatif aux hommes, ne faut-il pas admettre que toutes les opinions se valent 1 ? 2) Le problème du statut de l’éthique : si l’éthique n’a pas d’objet, quel est le rôle de la discussion morale ? Est-elle une tromperie aux services d’autres intérêts 2, comme l’affirmeront plus tard Marx et Nietzsche ? Le subjectivisme le plus radical, l’égoïsme de Hobbes, qui soutient que le bien est pour chacun ce qu’il désire, évite pourtant ces conséquences, en affirmant que l’intérêt bien compris de chacun est de se soumettre au droit naturel. Il en va de même avec des versions plus modérées du subjectivisme, qui restreignent le Bien à un certain type de désirs (ceux qui sont associés au sens moral, chez Hume) ou à ceux qu’on aurait dans certaines circonstances (ceux qui subsistent sur le long terme ; ceux d’un spectateur désintéressé). Le subjectivisme au sens strict est un non-cognitivisme : il n’y a pas de connaissance morale, seulement des attitudes d’approbation ou de blâme (cf. « Émotivisme »). Ses limites sont l’éthique kantienne, d’une part, qui voit aussi dans les valeurs le produit d’évaluations du sujet, mais soutient qu’il y a une vérité morale (cognitivisme) ; et le naturalisme éthique, d’autre part, qui voit dans le bien un état des sujets, mais un état réel connu empiriquement, comme la stabilité sociale (réalisme moral). ▶ Le subjectivisme rend compte de l’éthique sans recourir à des entités mystérieuses, comme l’idée du Bien. Il n’est toutefois pas certain que, sous sa forme stricte, il évite les conséquences que Platon lui attribuait. Julien Dutant

✐ 1 Platon, Théétète, 151 e-152 c. 2 Cf. Calliclès in Platon, Gorgias, 483 b, et Thrasymaque in Platon, République, I. ! DESCRIPTIVISME / EXPRESSIVISME, ÉMOTIVISME, RÉALISME, RELATIVISME, SCEPTICISME SUBLIMATION En allemand : Sublimierung. PSYCHANALYSE Un des destins des pulsions. La sublimation désigne le fait qu’un but non sexuel s’est substitué à un but sexuel. La notion de sublimation s’adosse sur une tradition philosophique ancienne, notamment représentée par les spéculations d’Aristote sur les liens entre désordre pulsionnel et génie créateur. Le postulat de la transformation d’une activité sexuelle en activité sublimée est compréhensible, dans les travaux freudiens, avec l’introduction de la notion de narcissisme. Le moi devient, à partir de 1923, le lieu d’une énergie désexualisée et sublimée qui peut se déplacer sur des activités artistiques et / ou intellectuelles. Ce processus rend compte d’activités apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouvent leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle. Il y a usage de cette force vers des buts tels que l’activité artistique et la réflexion intellectuelle. La sublimation est une notion qui éclaire la façon dont le pulsionnel se met au service du « travail de la culture ». D’où une définition courante d’un des objectifs de la cure psychanalytique : de favoriser ce destin de la pulsion. ▶ La théorie de la sublimation est restée inachevée. La dimension de la création chez des sujets non névrosés permet à certains psychanalystes, dont Anzieu, de la réinterpréter. On peut lire dans l’oeuvre de grands continuateurs de Freud (dont Lacan) une reprise de la notion de sublimation au plan de l’éthique à mesure que se définissent des problèmes concernant la cure analytique, ses visées et les logiques de ses dénouements. Olivier Douville ✐ Anzieu, D., Beckett, Gallimard, Paris, 1996. Freud, S., « Pulsion et destin des pulsions » (1915), in Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Gallimard, Paris, 1991.

Freud, S., « Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Payot, Paris, 1981. Freud, S., Malaise dans la civilisation (1930), trad. C. et J. Odier, PUF, Paris, 1971. ! DESTIN, INHIBITION, MOI, NARCISSISME, PULSION SUBLIME Du latin sublimis, dérivé de sub, qui marque le déplacement vers le haut, et de limis, « oblique », « de travers » ; ou, selon une autre hypothèse, de limen, « limite », « seuil ». Double origine dans l’Antiquité ; innovation linguistique de Boileau ; élaboration au XVIIIe s. ; mise en relation avec l’art abstrait et la psychanalyse. ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, POLITIQUE, PSYCHANALYSE Principe d’entame et de débordement du sujet, en même temps que l’expérience esthétique et métaesthétique que ce principe commande et où il se découvre, expérience par laquelle le sujet, suspendu entre l’angoisse des liens défaits et l’éblouissement d’un enjeu obscur, se trouve acculé à une forme de sublimation. Le concept de sublime trouve son origine dans le Peri hypsous (Du sublime), dont on a attribué la paternité à Longin : il y est défini comme « une certaine cime et éminence des discours », recherchée par les hommes politiques et ayant pour « sources » la force de conception et la passion véhémente créatrice d’enthousiasme, mais aussi le tour heureux des figures, la noblesse d’expression et la dignité de composition. Quant au substantif « le sublime », c’est une invention de Boileau (1674), destinée à mettre un terme aux traductions de hypsos par « genre sublime » ou « style sublime » : « Une chose peut être dans le style sublime et n’être pourtant pas sublime, c’est-à-dire n’avoir rien d’extraordinaire ni de surprenant. »1 La réflexion sur le sublime se développe, en effet, à partir d’une double tradition. La tradition latine, allant dans le sens de l’efficacité juridique et pratique, détermine un ou plusieurs caractères sublimes, de manière à définir des niveaux du discours et à perfectionner ce prodigieux outil rhétorique qu’est la théorie des styles : la référence au substantif grec hypsos (« hauteur », « élévation ») demeure problématique et n’apparaît en tout cas pas chez Quintilien, lequel rend l’adjectif sublimis par adros (« fort », « puissant »). La tradition grecque, downloadModeText.vue.download 1012 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1010 au contraire, d’esprit philosophique, s’attache à l’idée du sublime et s’efforce d’en élucider la genèse et le statut, en surprenant le sublime à l’état naissant. Composé peut-être dans le deuxième tiers du Ier s. après J.-C. et resurgi à Rome au début du Cinquecento, le traité Du sublime rivalise avec la Poétique d’Aristote. Ses traductions et ses commentaires se multiplient de la fin du XVIIe s. au milieu du XVIIIe s., époque où l’esthétique devint une discipline à part entière. Le sublime s’étend alors à la nature et aux arts visuels. Permet-il de renforcer l’esthétique à l’état naissant, ou bien constitue-t-il la dénonciation de l’illusion d’autonomie qu’elle envelopperait ? Les deux thèses ont été soutenues. Vico (1744) voit dans le sublime un mode d’expression collectif, unissant des facultés les plus disparates sous le chef d’une invention poétique anonyme, conçue comme source d’actes et de croyances propres à des nations entières et destinées à cimenter leur cohésion. Quant à Burke (1757) et à Kant (1764 et 1790), le fil directeur qui leur permet de donner son statut et sa portée à la catégorie du sublime est la critique du beau, sous ses formes naturelles et artistiques. Alors que le beau engendre une satisfaction calme, le sublime produit un trouble et un ébranlement de tout l’être, et semble même naître dans l’expérience qui le découvre. Aux passions sociales qui nous attachent à des objets plus ou moins contingents de sympathie ou d’amour et suscitent l’idée du beau, Burke oppose les passions qui touchent à « la conservation de soi » ou à ce que nous appellerions aujourd’hui le narcissisme, dans sa triple dimension, physique, psychologique et morale : le sublime subvertit l’amour de soi et suspend les repères identificatoires. C’est en ce sens qu’il a pour « principe gouverneur » une terreur fondamentale, propre à ce que nous nommons aujourd’hui finitude. Et son véhicule privilégié, encore qu’aléatoire, n’est ni la simplicité, comme chez Longin, ni la grandeur absolue, comme ce sera le cas chez Kant, mais l’obscurité 2. Là où Burke tente une genèse et une archéologie du sublime, Kant élabore une théorie transcendantale, rendant compte des conditions de possibilité du sublime dans la

structure du sujet, ne cessant de se transcender lui-même. Le sublime y apparaît comme principe de débordement et de la faculté de connaître et de la faculté de désirer, cependant que son mode de présentation devient strictement négatif : « Le sublime authentique ne peut être contenu en aucune forme sensible ; il ne concerne que les Idées de la raison qui, bien qu’aucune présentation adéquate n’en soit possible, sont néanmoins rappelées et ravivées de par cette inadéquation même, dont une présentation sensible est possible. »3 Du point de vue de la philosophie de l’art, la victoire critique du sublime sur le beau trouve sa confirmation dans le mouvement de l’abstraction, chez Worringer 4 et chez les plus illustres représentants de l’expressionnisme abstrait, tels B. Newman ou M. Rothko. Dans la mesure où la dynamique explosive du sublime met en cause le monde des biens présumés stables et définitivement acquis, elle apparaît par ailleurs liée à la poussée et l’exigence sublimatoires, telles que la psychanalyse en met moins à nu le mécanisme qu’elle n’en atteste le surgissement. ▶ Lançant un défi à nos différentes facultés dont il freine, motive et canalise l’élan psychique, le sublime suscite un mouvement complexe, mi-conscient mi-inconscient, qui est bien une forme de sublimation, puisqu’il atteste la plasticité exceptionnelle d’un désir dont se relâchent les liens avec tout idéal préétabli. Baldine Saint Girons ✐ 1 Préface de Boileau à sa traduction du Traité du sublime (1674), éd. F. Goyet, Livre de poche, Paris, 1995, p. 70. 2 Burke, E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint Girons, IIe partie, Vrin, Paris, 1990. 3 Kant, I., Critique de la faculté de juger (1790), § 23, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968, p. 85. 4 Worringer, W., Abstraction et Einfühlung. Contribution à la

philosophie du style (1908), trad. E. Martineau, Klincksieck, Paris, 1987. Voir-aussi : Du Sublime, Belin, Paris, 1988. Kant, I., Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), trad. M. David-Ménard, GF-Flammarion, Paris, 1990. Saint Girons, B., Fiat Lux. Une philosophie du sublime, Vrin, Paris, 1993. ! BEAUTÉ, ESTHÉTIQUE, FACULTÉ DE JUGER, GÉNIE SUBSISTANCE En allemand, Vorhandenheit. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Chez Heidegger, concept caractérisant l’existence au sens de l’ontologie traditionnelle, signifiant littéralement être-sous-la main, là-devant. Alors que les étants disponibles sont appropriés ou inappropriés pour tel ou tel usage, les étants subsistants ont des propriétés objectives où s’efface toute dimension d’ustensilité. L’attitude théorique procède d’un virage de la disponibilité à la subsistance et rate le phénomène du monde comme en témoigne l’ontologie cartésienne du monde compris comme res extensa. La science est une dé-mondanéisation neutralisant les contrées du monde ambiant en pures dimensions objectives. L’ensemble de la métaphysique rate le phénomène du monde, en concevant l’étant comme subsistant et l’être de l’étant comme présence subsistante. Le monde y est interprété à partir de l’être de l’étant subsistant de manière intramondaine et le phénomène du Dasein comme être-au-monde demeure inaperçu, la métaphysique moderne lui substituant la relation sujet – objet. Cela tient à la déchéance du Dasein qui, immergé dans son monde ambiant, substantialise celui-ci en le concevant comme totalité inclusive de l’étant subsistant intramondain. Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 9, § 14, § 19 à 21, Tübingen, 1967. ! DÉCHÉANCE, DISPONIBILITÉ, MONDE, SPATIALITÉ SUBSTANCE Du latin substancia, dérivé de substare, et correspondant au grec hupostasis. Le mot désigne à la fois « le support » et « la réalité ou le fond solide d’une chose » (son être ou son essence.) Le mot latin renvoie aussi au grec ousia, dont le sens permanent est celui de « base », « fondement », qui peut aussi être interprété comme « matière » dans le langage courant ou scientifique. On notera le lien avec subsistancia (de subsistere, « demeurer », « séjourner »). Concept central de la Métaphysique d’Aristote, mais aussi de sa Physique et de sa Logique (catégories), remodelé par la philosophie classique dans le sens d’une acception substantialiste de la réalité ou de l’être. La philosophie kantienne le ramène dans le champ de la connaissance, où se poursuivra son évolution sous l’influence de la critique nietzschéenne downloadModeText.vue.download 1013 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1011 des catégories de la métaphysique, et dans une conception antisubstantialiste de l’être et de la matière (Bachelard). PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE Première catégorie de l’être selon Aristote. « Substance » est, concurremment avec « essence », l’une des traductions du grec ousia ; c’est elle qui semble s’imposer dans le cas de la première des catégories aristotéliciennes. La question est d’une importance considérable, puisque, selon Aristote, poser la question « qu’est-ce que l’être ? » revient, en définitive, à poser la question « qu’est-ce que l’ousia ? ». La raison en réside dans le caractère absolument premier de l’ousia du point de vue logique, chronologique et dans l’ordre de la connaissance 1. La polysémie de l’ousia aristotélicienne est irréductible, non seulement parce qu’Aristote présente les différentes conceptions de l’ousia chez ses prédécesseurs, mais aussi parce que, dans sa propre philosophie, elle recouvre des réalités différentes 2. Il est cependant possible de dégager, outre son caractère premier, deux traits spécifiques de l’ousia, qui permettent d’en préciser le sens : l’ousia est toujours sujet (hupokeimenon), défini comme ce par quoi toutes les autres choses s’affirment sans être luimême affirmé par autre chose 3 ; l’ousia est toujours séparée (khoriston), elle est un individu (tode ti), qui ne dépend que de soi pour exister. Ainsi, la matière, même si elle est sujet

au sens de substrat 4, n’est pas substance, car elle n’est rien sans ses déterminations, elle ne peut être séparément 5. De même, l’universel n’est pas substance, car il n’est pas ce qui appartient en propre à un individu, mais au contraire ce qui est commun à tous ; et parce qu’il n’est jamais sujet, mais toujours prédicat 6. C’est pourquoi, pas plus que la « matière » ou les éléments des présocratiques, les Idées des platoniciens ne sont, selon Aristote, des substances. La substance doit plutôt, en fonction de ses caractéristiques, être définie comme l’individu, composé de matière et de forme ; et, plus encore, parce qu’elle est antérieure au composé et donc première, comme la forme ou spécificité (eidos) elle-même 7. Cette forme est cause formelle, ce qui fait que l’individu est ce qu’il est, en acte. L’ousia est plus précisément le to ti en einai, « ce qu’était être », fréquemment traduit par le terme « quiddité », qui désigne ce que chaque chose est par soi (kath’ auto), d’une manière essentielle, et non par accident 8. La substance est donc la première acception de l’être : en cela, elle est ousia prote, substance première, elle n’est ni dans un sujet ni selon un sujet, elle désigne l’être individuel 9 ou, plus généralement, les substances séparées et en mouvement, objets de la physique ; elle peut également désigner la substance séparée et immobile, le premier moteur, purement en acte et donc pleinement substance 10. La substance seconde (ousia deutera) est appelée ousia seulement par analogie avec l’ousia première, dans la mesure où elle désigne ce qui relève de l’universel : l’espèce et le genre. Mais, de tous les prédicats, seuls espèce et genre expriment la substance première 11. Ainsi l’espèce est-elle affirmée de par la substance première : cet individu est un homme ; et le genre de par l’espèce : l’homme est un animal. ▶ Entre le composé individuel de matière et de forme, d’une part, et la forme, d’autre part, la doctrine aristotélicienne de la substance entretient une tension qu’elle ne peut surmonter : si l’antiplatonisme initial d’Aristote le conduit à reconnaître la substantialité du sensible, la réflexion sur les conditions d’une connaissance de la substance l’amène à donner le primat à la forme, donc à l’espèce, sur la matière. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Métaphysique VII, 1, 1028 a 32 sq. ; XII, 1, 1069 a 20 et suiv. 2 Ibid., XII, 1, 1069 a 15 et suiv. 3 Ibid., V, 8, 1017 b 23 et suiv. ; VII, 3, 1028 b 35 et suiv. 4 Ibid., VII, 13, 1038 b 6.

5 Ibid., VII, 3, 1029 a 28. 6 Ibid., VII, 13, 1038 b 10 et suiv. 7 Ibid., VII, 3, 1029 a 6 et suiv. 8 Ibid., VII, 4, 1029 b 14. 9 Aristote, Catégories, 5, 2 a 11. 10 Aristote, De l’interprétation, 13, 23 a 23. 11 Aristote, Catégories, 5, 2 b 30. Voir-aussi : Aubenque, P., le Problème de l’être chez Aristote, Paris, 1962. Gill, M. L., Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton, 1989. Courtine, J.-F., « Note complémentaire pour l’histoire du vocabulaire de l’être (les traductions latines d’ousia et la compréhension romano-stoïcienne de l’être) », in P. Aubenque (éd.), Concepts et Catégories dans la pensée antique, Paris, 1980, pp. 33-87. Lewis, F. A., Substance and Predication in Aristotle, Cambridge, 1991. Viertel, W., Der Begriff der Substanz bei Aristoteles, Frankfurt am Main, 1982. ! ACCIDENT, ESPÈCE, FORME, GENRE, QUIDDITÉ, SUJET MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. MODERNE Au sens premier et fondamental, ce qui est et demeure en soi et le même indépendamment des accidents ou qualités qui lui adviennent. Chez les classiques, ce qui possède en soi-même les raisons et le principe de son existence. Chez les classiques, inséité et perséité constituent inséparablement le critérium de la substantialité. Reste à savoir ce qui est substance et s’il y a une ou plusieurs substances. Descartes, le premier, se pose la question et avoue qu’on ne peut parler de substance en un même sens pour Dieu et pour les créatures, la substance étant définie comme « ce qui

n’a besoin que de soi pour exister » 1. Descartes convient que la véritable substance, ou substance complète, est Dieu, mais qu’on peut admettre un usage plus faible du mot pour les êtres créés, ou substances incomplètes. Il justifie cette équivocité en ne retenant comme « propre » de la substance que la distinction réelle : c’est le propre des substances de s’exclure, toute substance est indépendante de toute autre dans son être et dans sa définition (ainsi sont exclues de l’âme la fonction de mouvoir et du corps, la fonction de penser). Descartes assume donc le pluriel et définit trois substances : la substance que nous savons être souverainement parfaite, ou Dieu ; la substance dans laquelle réside immédiatement la pensée, ou esprit ; et, enfin, la substance qui est le sujet immédiat de l’extension et des accidents qui la supposent, comme figure, mouvement, local, etc., ou corps 2. Il arrive que Descartes appelle ces substances par leur attribut essentiel : la pensée, l’étendue, le mot « attribut » étant pris en trois significations, c’est-à-dire les Propres, ou ce qui suit de la nature d’une chose ; les modes, ou qualités invariables ; downloadModeText.vue.download 1014 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1012 enfin, l’attribut principal, ou ce qui fait connaître la nature d’une substance. Spinoza ne retiendra que la troisième de ces significations en lui conservant les caractéristiques que lui donnait Descartes, à savoir « ce qui est clairement et distinctement connu par l’abstraction de toute autre chose ». Mais, partant des mêmes exigences et questions que Descartes, il en refuse les conclusions ambiguës et qui admettent des niveaux ou degrés de substantialité (le complet et l’incomplet). Spinoza veut supprimer l’équivocité du nom de « substance » et en donne donc une définition unique : « Ce qui est en soi et est conçu par soi. » Pour lever l’équivocité, il tranche, dans le sens d’une réduction des substances. La substantialité ne peut se trouver dans les êtres à des degrés différents ; il faut donc admettre pour toutes les substances une même définition. Mais comment maintenir l’univocité, si, par le mot, on désigne tantôt des choses constituées par un attribut, tantôt des choses constituées par plusieurs attributs ? Spinoza, dans l’Éthique, commence par distinguer substance (chose constituée d’un seul attribut) et Être infini (chose constituée d’une infinité d’attributs). Il progresse alors méthodiquement de la substance à un attribut à la substance, qui intègre tous les attributs dans sa définition, qu’il nomme Dieu, et qui est ensuite appelée l’« unique substance », dont l’infinité des attributs constituent l’essence et, en même temps, ce par quoi Dieu nous est intelligible. La notion qui lui sert à lever l’équi-

vocité et à réduire le champ d’application de la notion de substance est celle d’attribut ; ne retenant que la troisième valeur du mot, Spinoza conclut que ce qui constitue l’essence d’une substance, et par quoi elle nous est connue clairement et distinctement, ne s’en distingue que par une différence de raison et la révèle telle qu’elle est en elle-même. Chez Spinoza, une autre modification est introduite par laquelle le concept per se renvoie implicitement à la causa sui (car ce qui se comprend par soi comprend nécessairement en soi les raisons de sa connaissance et, donc, les causes de son être3). La traduction spinoziste des concept in se et in alio en termes de causalité finit de détacher la substance de son sens logique, et l’identifie à la chose réelle, qui s’exprime en une infinité de modes et de manières en d’autres choses réelles qui demeurent en elle et dépendent d’elle et qui ne sont connues adéquatement qu’en la connaissant comme leur cause. L’originalité de la théorie leibnizienne de la substance ne réside pas dans la définition, mais dans l’extension à l’infini de la substantialité que réalise le concept de monade. La dernière assise de l’univers est conçue comme constituée de substances, ou monades, qui sont des unités absolues embrassant en elles une infinité de prédicats : la substance est existence absolue et simple, unité absolument indépendante, mais elle est aussi le corrélat obligé du composé, non seulement son corrélat logique, mais sa raison d’être. L’intuition de l’existence s’affirme donc dans une double évidence, celle de la monade indépendante et celle de l’implication monadologique (l’univers). La substance, ou monade, est donc, comme son nom l’indique, l’unité (monas), mais cette unité est celle de la substance, elle est indivisible mais complexe. Elle est l’absolu non pris absolument, mais concrètement et complètement, c’est-à-dire un être qui a en lui le fondement de tous ses prédicats et de tous ses changements, qui les enveloppe et les engendre par sa spontanéité même. On peut donc affirmer, bien que la monade soit « sans fenêtres » et qu’elle soit sans parties, une infinité de rapports et un univers tissés par eux. La conception leibnizienne de la substance est tributaire de la logique leibnizienne et de ses affinités avec le calcul infinitésimal, qui l’oblige à mettre l’accent sur la composition à l’infini des prédicats qui soutient l’infinité des changements de l’univers. La substance ne doit donc pas être confondue avec la notion simple, ou essence, car la substance implique l’existence ; les substances ne sont que par rapport à une existence, réelle ou possible ; les prédicats dont elles sont le sujet et dont elles rendent compte sont les moments d’une existence qui se déroule dans le temps. Ainsi, la substance a en elle la raison et la loi de ses changements (c’est-à-dire de ses déterminations temporelles) ; le principe interne des changements est la notion primitive, ou essence, mais l’essence, elle, est « de l’éternité pure » (Guéroult). Les essences constituent tout le possible ; dans le monde des essences, il n’y a rien d’incompatible, tandis que les monades étant intrinsèquement en rapport (et non par une action extrinsèque et réciproque), le monde des substances est celui des compossibles, et c’est celui qui est dit soumis à la volonté créatrice de Dieu, grand compositeur et architecte de la compossibilité.

La rupture kantienne Qu’il aborde la substance dans sa logique transcendantale 4 ou dans sa réflexion sur les principes métaphysiques de la physique 5, Kant semble revenir à une signification de la substance plus proche de celle d’Aristote que du substantialisme métaphysique des classiques. En effet, dans la logique transcendantale, il en fait une des trois catégories de la relation : la substance n’est pas chose en soi, mais principe (ou concept a priori) du jugement qui affirme ou qui nie un prédicat d’un sujet, qui affirme donc une relation, celle qui a pour schème la permanence de la quantité de la matière. Kant reprend à Leibniz l’idée du monde ou de l’univers comme unité de la diversité des objets, mais cette unité n’est pas une « unité en soi » du monde objectif, elle relève de l’activité constituante de l’esprit et n’est possible que par lui. Ici, la pensée n’est pas l’expression ou la représentation de la réalité ; elle est sa règle. Ainsi, le retour à la notion aristotélicienne de substance n’est qu’apparent, la nature « avec ses substances concrètes » n’est rien d’autre que le divers des phénomènes en tant que nous les appréhendons et les constituons comme objet de l’expérience possible. La philosophie transcendantale prétend sonner le glas d’une conception du monde comme « monde de choses en soi » (des essences ou des substances), le monde donné à notre expérience est monde construit, monde d’objets qui sont des relatifs et non des absolus, relatifs à la perspective du constructeur et à la valeur éternelle de sa législation. Les principes qui entrent dans la constitution du monde des objets existants sont de deux sortes : intuitifs ou imaginatifs (le temps, l’espace) ; ou relevant de l’intelligence organisatrice. Kant pose trois principes : le principe de substance (ou de la permanence dans le temps) ; le principe de causalité ; et le principe de l’interaction des phénomènes (ou communauté simultanée des substances). Dans les Analogies de l’expérience, le principe de substance occupe la première place ; l’analogie étant, en philosophie naturelle, ce qui permet de rechercher ou de rencontrer l’objet, le principe de substance est celui qui permet de rencontrer l’objet en fixant les termes entre lesquels pourront s’établir des rapports qui déterminent l’objet. Par l’appréhension du divers des phénomènes toujours successive et toujours changeante, « Nous ne pouvons jamais, écrit Kant, appréhender par elle seule downloadModeText.vue.download 1015 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1013 si ce divers est simultané ou successif, à moins qu’il n’ait pour fondement quelque chose qui demeure toujours, c’està-dire quelque chose de durable et de permanent dont tout changement et toute simultanéité ne sont pour le permanent qu’autant de manières d’exister. 6 » Chez Kant, la substance n’est donc plus ce qui est « sous » les accidents, elle ne se confond pas avec le sujet grammatical d’une série de pré-

dicats. Elle cesse aussi d’être ce qui dépasse toute relation, et devient la première des catégories de la relation, comme principe de permanence de la substance, premier des principes qui régissent l’expérience. Par cette conversion du concept de substrat, la substance cesse d’indiquer l’être luimême pour devenir simple liaison, c’est-à-dire une fonction de la pensée. Il est vain de chercher un être par-delà le phénomène, mais il faut bien trouver quelque chose de permanent qui nous permette de déterminer nos représentations empiriques. Ce permanent, qui se détermine par rapport au changement (« Nous pouvons dire, écrit Kant, en nous servant d’une expression paradoxale, que seul le permanent est changé »7), est plus explicitement lié à la matière, dans la philosophie naturelle, non à la matière qui serait sous ou derrière les phénomènes, mais à la matière comme nature constante d’après des lois, qui nous fournit le substratum de la représentation du changement dans le temps comme quantum permanent. Appréhendée par la catégorie de la relation, la matière apparaît comme quantité de mouvement dans l’espace (ou masse du mobile) ; c’est cette quantité de matière qui permet de donner un sens physique à la substance et de la poser comme entièrement phénoménale. Kant rejette par là non seulement l’identification cartésienne de la substance matérielle à l’étendue géométrique, mais aussi une théorie monadiste qui chercherait la substance hors des phénomènes ; dans les Premiers Principes métaphysiques de la nature aussi, la substance n’est déterminable que dans le rapport qu’elle implique aux autres substances, et non absolument. ▶ Par la notion de masse invariable, Kant est resté tributaire d’une conception substantialiste de la matière que la physique moderne a dépassée (la masse se conserve en tant qu’énergie, mais cette énergie ne fait pas masse et n’a pas le caractère reconnaissable d’une substance). Si la science moderne tend à dépasser le concept de substance, c’est en tant qu’il reste, même chez Kant, tributaire d’une conception de l’invariant ou du permanent mesurable et reconnaissable. Suzanne Simha ✐ 1 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 51, OEuvres philosophiques, III, Classiques Garnier, p. 121. 2 Descartes, R., Raisons, suite aux secondes réponses, Définitions 5, 6, 7, 8, Garnier-Flammarion. 3 Spinoza, B., Éthique, I, Axiome 4. 4 Kant, E., Logique tr. § 10, Analytique des principes, première analogie de l’expérience (éd. Treymesaygue et Pacaud), pp. 177-

78. 5 Kant, E., Premiers Principes métaphysiques de la Nature, Partie III. 6 Kant, E., Critique de la raison pure. 7 Ibid., p. 181. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, Z 17, et livres Z, H, Q. Descartes, R., Méditations, III, V, et « Raisons » (suite aux secondes réponses) définitions VI, VII, VIII (in Méditations métaphysiques). Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 51, 60, 61, Classiques Garnier. Gueroult, « La constitution de la substance chez Leibniz » in Revue de métaphysique et de morale, 1947. Jaeger, Aristote. Kant, E., Critique de la raison pure, II, chap. II, Section 3, § 3, Analogie de l’expérience. Kant, E., Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, chap. II, définition 5 et remarque ; chap. III, définition 2, théorème 1. Leibniz, G.W., Monadologie, § 1 à 29 ; Principes de la nature et de la grâce, § 1 à 4 ; § 8, 9. Spinoza, B., Éthique I, définitions 3, 4, 5, 6 ; proposition I à XIV. Vuillemin, J., Physique et Métaphysique chez Kant, PUF. ! ATTRIBUT, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MATIÈRE, MÉTAPHYSIQUE SUBSTITUT En allemand, Ersatz ; Surrogat ; Substitut. PSYCHANALYSE Liée à la vicariance des pulsions, la capacité psychique générale de substituer un objet (pouce au lieu de sein), une représentation (loup au lieu de père) ou un processus (érudition au lieu d’avidité orale) à un autre est le ressort essentiel de la puissance créatrice, de l’éducation et de la diversité des troubles psychiques. Les substituts satisfont à la fois au principe de plaisir (satisfaction de substitution) et

au sens (équivalences symboliques). Freud rencontre tôt des substituts psychiques locaux, voire symptomatiques : d’un côté, les symptômes, lapsus et traits d’esprit sont construits autour de Surrogat de représentations refoulées (par déplacement et condensation) ; de l’autre, la parole vaut acte. L’étude de l’ontogenèse de la sexualité, à partir de la prime enfance, démontrant la contingence de l’objet sexuel et sa variabilité, généralise la notion de substitut. Pour autant qu’il résulte d’un conflit entre voeu et défense, et crée une formation de compromis, tout destin pulsionnel est une formation de substitut – du symptôme à la sublimation. « Conscience de culpabilité naît aussi à partir d’amour insatisfait. Comme haine. Vraiment, il nous a fallu produire tout ce qui est possible à partir de cette matière, comme les états autarciques dans leurs “produits de substitution” (Ersatzprodukten). 1 » Caractérisés, en outre, par la fixation et l’exclusivisme, les symptômes s’avèrent des troubles de la capacité substitutive. Enfin, le transfert, ressort de la cure, dépend de façon intrinsèque du maintien, au moins partiel, de cette capacité. ▶ « Ceci n’est pas une pipe », selon le célèbre titre de Magritte. Outre les psychanalystes, les peintres, les poètes et les rhétoriciens, les mathématiciens ont étudié les processus de substitution, leurs règles et leur puissance négatrice. L’invention de la fonction, au cours du XVIIe s., est paradigmatique, grâce au concept de variable. Depuis, les géométries algébrique et différentielle sont allées au-delà 2, et leurs résultats pourraient aider les autres domaines. La capacité à substituer, dont dépendent aussi le conditionnel et le possible, a un coût : le manque d’un objet assurant la jouissance et le doute quant à l’être. Elle est leur élaboration même. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Ergebnisse, Ideen, Probleme (London, Juni 1938). « Résultats, idées, problèmes » II, PUF, Paris, 1985, pp. 289-290. downloadModeText.vue.download 1016 sur 1137

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2 Rosen, R., « La généricité comme information », in Passion des formes. A René Thom (M. Porte, coordonnateur), Paris, ENS, Éditions Fontenay – Saint-Cloud, 1994, t. 2, pp. 703-715. ! DÉPLACEMENT, DESTIN, OBJET, PULSION, SUBLIMATION, TRANSFERT SUBSTRAT ! SUBSTANCE SUFFISANTE (PRINCIPE DE RAISON) ! RAISON SUJET Du latin subjectus ou subjectum, « soumis, assujetti », ou « qui se tient dessous, qui est sous-jacent ». En allemand, Subjekt. Selon l’étymologie latine, le sujet réunit deux significations contraires. D’une part, est sujet celui père, du roi, du président, chiques, etc. D’autre part, souverain dans la mesure où

qui est assujetti à un pouvoir, pouvoir du de la loi, de l’ordre, des supérieurs hiérarle sujet est l’être autonome et conscient, il peut affirmer sa liberté et endosser

la responsabilité de ses actes, quoi qu’il sache, ou ignore, des déterminations naturelles, psychologiques, socio-historiques, politiques, qui constituent sa situation singulière mais ne le conditionnent pourtant pas de manière définitive. MORALE, PHILOS. DROIT, PSYCHANALYSE, PSYCHOLOGIE On a généralement entériné l’abus d’interprétation rétrospective qui date de la philosophie de Descartes et de cet événement que constitue, dans la recherche de la vérité, l’autoposition et l’autofondation d’un sujet, présent (sousjacent) à soi dans la conscience, dans la représentation et dans la volonté. L’attribut principal supposé de cette présence à soi est une certaine permanence ou stabilité dans le rapport à soi, jusque et y compris dans la fugacité des « prises de conscience » et en dépit des ruptures d’identité du soi dans les failles de son autoaffirmation. Hourya Sinaceur « La question du sujet aujourd’hui ? » PSYCHANALYSE Agent de l’inconscient, en tant qu’il est soumis au langage, et l’un des pôles du fantasme, et donc du désir. Le mot est très rare chez Freud. C’est Lacan qui en utilisera l’équivoque (agent, lui-même assujetti), pour distinguer ainsi entre le sujet de l’inconscient et le moi réduit à sa dimension

imaginaire, ou, plus exactement, spéculaire. ▶ Le sujet de la psychanalyse, sujet de l’énonciation et non de l’énoncé, est forclos dans la science, et refoulé de la subjectivité. Dans son lien avec l’ « objet a », ce « je » est ce qui doit advenir de l’analyse du fantasme, non comme réussite d’une révélation, mais comme connaissance des déterminations inconscientes. Celles-ci sont formulées dans une série de signifiants (S1) repérés par l’interprétation de l’analyste dans la chaîne des signifiants (S2) que l’analysant produit, en se soumettant à la règle fondamentale. Jean-Jacques Rassial ✐ Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! DÉSIR, IDENTIFICATION, MOI, SIGNIFIANT, STRUCTURE La question du sujet aujourd’hui Descartes passe pour avoir, avec son célèbre argument « cogito, ergo sum », inauguré le style des philosophies modernes, désignées comme « philosophies du sujet » ou « métaphysiques de la subjectivité ». Disons tout de suite que le sujet en question ici est le concept philosophique de sujet, distinct en principe du sujet grammatical, du sujet logique et de la personne humaine. Ce concept permet de décrire un être inaccessible à l’observation empirique, distinct de l’individu pris, hic et nunc, dans le tissu de déterminations naturelles et de conditionnements psychologiques, sociaux, institutionnels, politiques. P ratiquant le doute jusqu’à rencontrer « quelque chose de certain », Descartes s’arrête au « je pense, donc je suis » comme à une vérité « si ferme et si assurée » qu’il décide de « la recevoir [...] pour le premier principe de la philosophie 1 ». Bien que le terme de « sujet » soit rare, pour ne pas dire absent, dans les Méditations, et n’apparaisse que plus tardivement dans l’itinéraire philosophique de Descartes, l’argument cartésien fait bien référence à un sujet de la pensée, déterminé comme « res cogitans », substance pensante. Substance, c’est pour Descartes « une chose qui existe de telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister 2 ».

Et pensée, c’est « tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement en nous-mêmes ». De la pensée, non simplement comme acte, mais comme matière, se dégage l’instance autonome d’un sujet des différents modes de penser : douter, affirmer, nier, aimer, haïr, vouloir, imaginer, sentir, etc. La pensée inclut donc aussi bien un pouvoir de connaître qu’une volonté, une affectivité et une sensibilité, et alors de ce que je pense, quoi que je pense, je conclus que je suis. Le cogito accomplit ainsi l’auto-position d’une subjectivité substantiellement inébranlable, d’un sujet pensant autonome, saisissant et connaissant immédiatement en soi-même sa pensée. Il est le fondement ontologique et épistémologique de toute vérité et de toute certitude. Descartes ne dit pas que la pensée c’est la conscience. Mais il dit que je ne peux pas penser sans savoir que je pense. De là à l’invention de la conscience comme « scène intérieure », dont le sujet est à la fois acteur et spectateur, il y a un pas, qui est franchi par les post-cartésiens, en particulier par Locke dans le fameux chapitre XXVII du livre II de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain 3. Locke nomme « consciousness » l’impossibilité où se trouve la pensée de penser sans penser qu’elle pense. Cette impossibilité est fondée dans le principe de l’identité de l’esprit (mind) à lui-même : l’esprit a la faculté de se saisir comme « soi » (self) à travers la saisie réflexive de ses propres opérations. L’identité du soi se maintient dans les différences et sur le fond d’une temporalité intérieure. À la métaphysique cartésienne de la substance pensante, Locke a substitué une théorie de la conscience comme identité sans support substantiel et comme appropriation de soi dans une continuité interne. Il maintient, cependant, le postulat que penser et connaître sont fondamentalement une seule et même chose. Kant a réduit la pensée au pouvoir de connaître, et identifié les problèmes de la conscience de soi (Selbstbewusstsein) downloadModeText.vue.download 1017 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1015 aux interprétations du je pense. « Il a fallu que Kant traduisît le cogito devant le tribunal critique du je pense [...] pour que la philosophie moderne prît l’habitude de se référer au cogito comme à l’événement philosophique qui l’avait inaugurée 4 ». Le je pense kantien est au fondement de toutes les représentations comme la « conscience originaire » qui doit

pouvoir accompagner toutes mes représentations et qui fait de mes représentations des pensées. La conscience n’est pas tant une représentation que la « forme » de la représentation en général, une pure forme sans aucun contenu. C’est donc d’un même coup que la philosophie occidentale se conçoit clairement comme philosophie du sujet et qu’elle prive le sujet de toute réalité ontologique. Si bien qu’on a pu parler d’une autodestruction du sujet par la philosophie du sujet. En même temps, Kant distingue la conscience de la connaissance. En effet, le rapport à soi comme sujet est la forme de la pensée. Mais la conscience de moi-même, qui me distingue de tous les autres animaux, qui fait de moi-même l’objet de mes représentations, et qui a conscience de la liaison de mes représentations, est loin d’être une connaissance de moimême. Une telle connaissance a besoin de l’intuition, et celleci nécessite les formes a priori de l’expérience : le temps et l’espace. L’unité originairement synthétique du je pense, l’unité transcendantale (non empirique) de la conscience de soi est, non pas connaissance, mais condition de possibilité de la connaissance, forme des structures de l’objectivité. Le je n’est ni l’intuition ni le concept d’un objet, il est « la simple forme de la conscience qui peut accompagner ces deux espèces de représentation et les élever ainsi au rang de connaissances, pour autant qu’est en outre donné dans l’intuition quelque chose qui fournisse une matière à la représentation d’un objet 5 ». Le je ne s’atteint donc pas lui-même. Conclusion dont notre modernité ne s’est pas départie et qui est au rebours de la leçon cartésienne d’immédiateté et de transparence. La phénoménologie de Husserl, qui mériterait de plus amples explications que je ne puis en donner ici, accentue encore l’activité du sujet transcendantal, et avec elle le fait que cette activité est constitutrice d’objets. L’intentionnalité renforce l’arc qui lie indissolublement sujet et objet, subjectivation et objectivation. Par là, elle renforce aussi le fait que la philosophie du sujet ait été une métaphysique de la représentation. Sous les diverses formes qu’elle a revêtues au XXe s., qui se partagent selon deux orientations rivales, celle des sciences humaines et du structuralisme d’une part et, de l’autre, celle de la phénoménologie de Heidegger, la critique du sujet se présente comme la dénonciation d’une illusion. L’illusion consiste à supposer une unité, une identité et une continuité temporelle là où il n’y a que multiplicité, singularité composite, changement perpétuel, fragmentation même, dans l’éternel flux du temps. Et de supposer maîtrise et autonomie où il n’y a que perplexité, questionnement, indécision, submersion par des affects qui échappent à la représentation, sujétion à des lignes d’autorité qui supposent l’adhésion irraisonnée. Le je transcendantal serait une fiction, habillée des attributs positifs supposés au moi empirique, à la personne humaine. Les critiques du sujet reprochent donc aux philosophies du sujet de n’avoir pas marqué de façon assez radicale la différence entre le sujet philosophique et le sujet au sens ordinaire. De plus, le moi ordinaire, celui dont j’éprouve quotidiennement la résistance ou la fragilité, en proie aux mouvements, externes ou internes, qui le traversent, apparaît comme un point d’affleurement de forces anonymes. Plutôt que « je pense », il

faut dire « ça pense en moi » ou « il y a pensée ». La critique du sujet est une critique du personnalisme psychologique (ou linguistique), de la représentation comme théâtre de la co-position du sujet et des objets, une critique de l’intériorité et une critique de l’humanisme du sujet. M. Foucault a caractérisé cette dernière tendance générale de la philosophie contemporaine en évoquant le risque que le visage de l’homme ne vienne à s’effacer du savoir « comme à la limite de la mer un visage de sable 6 ». Cette mort de l’homme, annoncée ou déjà advenue, signifie-t-elle l’élimination du sujet et la fin de la question du sujet ? Si la réponse était affirmative, il resterait encore à expliquer le pouvoir si longtemps persistant d’une illusion si largement partagée. Comment se fait-il que l’individu puisse dire « je », exercer sa volonté, se croire libre. Le sujet ne serait-il qu’un mythe, un fable à prendre au sérieux à cause de ce qu’elle suppose « de parole et de fiction convenue 7 » ? Mais la réponse est négative. Car, par un renversement remarquable, la critique du sujet aboutit, dans certaines théories modernes – la psychanalyse, les oeuvres de Canghilhem ou de Foucault par exemple –, à une subjectivité ou à une subjectivation plus décisive que celle qu’elle a pris pour cible de sa critique. Cette exigence – qui n’est pas seulement morale et politique – de subjectivation s’exprime, en général, dans le cadre d’une philosophie qui a tourné le dos au je transcendantal (isolant et autonomisant la pensée) pour s’intéresser aux conditions concrètes de la formation du sujet empirique et de son aptitude à construire sa liberté et son pouvoir d’affirmation au sein même du trouble sans nom de ses émois et dans l’inconscience de ses asservissements inéluctables. Ainsi la philosophie moderne réintroduit le sujet des passions, des désirs, des fantasmes et les connivences entre savoir et pouvoir dans le champ de la rationalité. Lacan, par exemple, a souligné qu’il s’agissait non pas de nier le sujet, mais de le dépouiller autant que faire se peut de ses illusions, de le réformer, en somme, en le débarrassant de « la représentation erronée bien qu’inévitable qu’il se fait de lui-même 8 ». Le chemin des illusions à perdre nous mène de la conscience et de l’intentionnalité à l’inconscient, aux rêves, aux actes manqués, aux lapsus, aux dérapages, aux jeux de mots, à l’effet de miroir. La question du sens se trouve par là réintroduite, à son tour, dans la sphère des structures objectives. Pour employer une image, disons que l’inconscient est comme une étoffe obscure dont les plis, seuls visibles, dessinent les configurations singulières qui constituent un sujet. La méconnaissance de soi est constitutive du sujet. Le sujet est originairement écartelé entre une subjectivité qui s’affirme et la structure objective de son être « dans laquelle la conscience claire est l’épiphénomène typique d’une obscurité radicale à soi-même 9 ». Le sujet ne surgit pas dans l’isolement d’un face-à-face de son intériorité avec le monde extérieur. Il se construit par effet de miroir. Le miroir où il s’aperçoit, se présente (et non se représente), dans une extériorité à lui-même ; les yeux de l’autre où il se voit exister. Il n’y a d’extériorité que par l’effet de ce premier rapport à soi qui est irrémédiablement un rapport à un autre. L’altérité est « au coeur » du sujet. Le sujet se présente à soi comme un autre, avant même que de s’identifier à un autre, c’est-à-dire d’accéder à la saisie de son identité par un autre et avant que « le langage ne lui restitue dans

l’universel sa fonction de sujet 10 ». Ainsi, on a une théorie de la conscience en tant qu’elle est incapable de représentation et une théorie du sujet en tant qu’il existe sous la forme d’une contradiction : il prétend à la liberté sur fond de serdownloadModeText.vue.download 1018 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1016 vitude. Canguilhem, au fond, ne dit pas autre chose quand il écrit que « Penser est un exercice de l’homme qui requiert la conscience de soi dans la présence au monde, non pas comme la représentation du sujet je mais comme sa revendication, car cette présence est vigilance et plus exactement surveillance 11 ». Et Canguilhem d’assigner à la philosophie « la tâche spécifique de défendre le je comme revendication incessible de présence-surveillance », car il ne manque pas d’occasions ou de raisons, dans « les périls communs de la vie », de prendre des risques, de résister, de s’engager. Ici s’articule, de façon naturelle, la question du lien de la pensée éthique et politique au sujet. Sans celui-ci, comment concevoir l’intervention agissante et normée par le souci éthique dans les affaires de la cité ? La version critique de la philosophie du sujet (Kant) déclare que le véritable agent d’une action, la source de responsabilité et le sujet d’imputation, est non pas la personne empirique conditionnée par l’histoire, la société, les institutions, mais le sujet autonome, le sujet d’une initiative libre de détermination de soi par soi. S’il n’est pas une pure fiction, le sujet pratique est une idée régulatrice (une forme en somme 12) sous l’impulsion de laquelle certains êtres sont capables de travailler à rétrécir l’empire de leur hétéronomie au profit d’un perfectionnement et d’un approfondissement de leur autonomie. Mais nous avons vu que le sujet moderne est concret, multiple, divisé, contradictoire même, car libre quoique assujetti, et parfois asservi, à ses passions, à sa « nature » (les structures bio-psychologiques de son être), au droit, aux lois, aux règles de la communauté et au pouvoir des maîtres du monde. Comme l’écrit Foucault, « ce sont des individus libres qui essaient de contrôler, de déterminer, de délimiter la liberté des autres... 13 ». ▶ Sujétion et subjectivation se rencontrent dans le présupposé commun de la liberté. Sans doute est-ce la nouveauté la plus importante de la philosophie contemporaine du sujet que de concevoir cette contradiction entre liberté et servitude comme constitutive, et non pas destructrice, du sujet. Après tout, il n’y a pour l’être vivant, souffrant et pensant, aucune difficulté insurmontable à reconnaître concomitamment que des déterminations individuelles ou collectives s’élaborent à l’insu du sujet et que celui-ci, pourtant, puisse revendiquer le pouvoir de dire « je » et de faire des choix dans des situations, inter-individuelles ou collectives, privées ou politiques, où il invente sa propre liberté.

HOURYA SINACEUR ✐ 1 Descartes, R., Discours, IV. 2 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 51. 3 Voir l’introduction d’E. Balibar au traité de Locke, Identité et différence, cité dans la bibliographie. 4 Canguilhem, G., Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ?, 12 E. Balibar fait observer l’identification par Kant, à la fin des « Paralogismes de la raison pure », du sujet transcendantal avec le sujet pratique (Article « Sujet » du Vocabulaire européen des philosophies). 13 Cité par Y. Michaud, op. cit., p. 22. p. 614. 5 Kant, I., Critique de la raison pure, éd. A. Renaut, p. 384. 6 Foucault, M., les Mots et les choses, p. 398. 7 Derrida, J., Après le sujet, qui vient ?, p. 97. 8 Cité par Ogilvie, op. cit., p. 43. 9 Ogilvie, op. cit., p. 35. 10 Lacan, cité par Ogilvie, p. 108. 11 Canguilhem, G., le Cerveau et la pensée, p. 29. Voir-aussi : Derrida, J., Après le sujet, qui vient ?, no 20 des Cahiers Confrontation, Automne 1989, Aubier. Balibar, E., « Sujet », in Vocabulaire européen des philosophies (à paraître sous la dir. de B. Cassin). Canguilhem, G., « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », in Critique (1967), pp. 599-618. Canguilhem, G., « Le cerveau et la pensée », in Prospective et santé, no 14, été 1980 ; repris in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Albin Michel, Bibliothèque du Collège international de philosophie, 1993, pp. 11-33. Descartes, R., Discours de la méthode (1637), et Méditations métaphysiques, publiées en latin en 1641 et traduites en français en 1647, in OEuvres philosophiques de Descartes par F. Alquié, Garnier, 1967.

Foucault, M., les Mots et les choses, Gallimard, 1966. Foucault, M., « Subjectivité et vérité », Cités, no 2 (mars 2000), pp. 141-178. Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier, 1997. Locke, J., Identité et différence. L’invention de la conscience, présenté, traduit et commenté par É. Balibar, Seuil, Points-Essais, 1998. Michaud, Y., « Des modes de subjectivation aux techniques de soi : Foucault et les identités de notre temps », Cités, no 2 (mars 2000), pp. 11-39. Ogilvie, B., Lacan. Le sujet, PUF, Collection Philosophie, 3e éd., 1993. Ong-Van-Cung, K. S. (coordonné par), Descartes et la question du sujet, PUF, Coll. Débats, 1999. ! SUJET SUPERSTITION Du latin superstitio, de superstare « se tenir au-dessus », « surmonter », « dominer ». En allemand, Aberglaube. Du verbe glauben, « croire », et aber-, « à l’envers ». PSYCHANALYSE Croyance irrationnelle au pouvoir et à la signification d’événements, de signes et d’actes contingents. La psychanalyse en propose une intelligibilité fondée sur le narcissisme et la pensée magique, ainsi que sur la projection psychique. Freud s’intéresse à la superstition dès 19011. Il pense à l’inverse du superstitieux, note-t-il, puisqu’il admet le hasard extérieur et non le hasard psychique. La méconnaissance des motivations inconscientes pousserait en outre le superstitieux à les projeter dans le monde extérieur et à l’interpréter, à la manière des paranoïaques. Raffinant l’analyse, grâce aux patients névrosés de contrainte, Freud reconnaît ensuite dans la superstition un élément de la pensée magique, qui exprime le narcissisme infantile dans la « toute-puissance des pensées » 2.

▶ Face à la contingence qui objecte à leur puissance, les humains ont créé la science, outre la superstition et la magie. La prudence aristotélicienne s’accorde avec la psychanalyse pour élaborer des limites à cette volonté de puissance. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Payot, Paris, 1960. 2 Freud, S., Totem et tabou, OCP XI, 1912-1913, pp. 189-385. ! CONTRAINTE, DESTIN, MAGIE, NARCISSISME, NÉVROSE, PARANOÏA downloadModeText.vue.download 1019 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1017 SURHOMME Trad. de l’allemand Ubermensch. PHILOS. MODERNE Chez Nietzsche, processus par lequel l’homme devient ce qu’il est. Une lecture sommaire des textes de Nietzsche a pu aisément conduire à mal comprendre ce que cet auteur entend par surhomme. Lorsqu’on lit par exemple que « le mot “surhomme” » désigne « un type réussi au plus haut point » qui « s’oppose à l’homme “moderne”, à l’homme “bon” » 1, on peut être tenté de penser que le surhomme nietzschéen relève d’une espèce particulière d’humanité, qui se distinguerait d’une humanité inférieure. Des paroles de Zarathoustra, qui « enseigne le surhomme » en affirmant que « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté » 2, on peut également conclure trop précipitamment que le surhomme ne serait plus un homme – d’ailleurs, Nietzsche ne soutient-il pas que « surhumain » et « inhumain » « vont ensemble »3 ? Or, ce qui suffit à mettre en défaut ces deux interprétations, c’est le fait que Nietzsche oppose principalement « surhomme » à « dernier homme » 4. Ainsi, toutes les figures contraires à celle du surhomme ne le sont qu’en tant que figures du dernier homme – tel est, par exemple, le cas de l’homme « moderne » et de l’homme « bon » que Nietzsche

qualifie de « nihilistes » 5. Le surhomme n’est donc pas plus extérieur à l’humanité qu’il n’appartient à une espèce particulière d’hommes : il relève de l’humanité qui persiste dans son être. C’est pourquoi Nietzsche peut écrire que le surhomme est « le sens de [l’]être [de l’homme] » 6. En conséquence, la compréhension de la notion de surhomme doit faire appel aux concepts nietzschéens qui éclairent tout ce qui est, à savoir la volonté de puissance et l’éternel retour. La volonté de puissance n’est pas volonté de conservation 7. La puissance se déploie, c’est-à-dire sacrifie toujours ce qu’elle était précédemment : c’est « là où il y a sacrifice » qu’« il y a aussi volonté d’être maître » 8. Autrement dit, si la puissance surmonte, elle se surmonte d’abord elle-même : « Je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. 9 » Ainsi, surmonter l’homme – le propre du surhomme –, ce n’est en aucun cas sortir de l’humanité : l’inhumanité du surhomme est la marque même de son humanité. À l’inverse, si le dernier homme est « ce qu’il y a de plus méprisable », c’est qu’il « ne peut pas se mépriser lui-même » ; aussi, il est celui « qui vit le plus longtemps » 10. ▶ On voit également par là que le surhomme ne peut être compris comme un but, un achèvement que l’humanité chercherait à atteindre. En tant que mouvement même de déploiement de la puissance, le surhomme habite chaque étape du devenir de l’homme. C’est pourquoi le surhomme illustre l’éternel retour 11 en particulier, c’est le bonheur du surhomme qui nous dit « le secret que tout revient » 12. Car le défaut de bonheur signifierait « inachèvement » 13 ; or, le surhomme parvient « à chaque étape à arriver à la plénitude et au bienêtre » 14. Aussi, s’il est en devenir, il ne devient jamais ce qu’il n’est déjà : est sien le commandement : « Deviens ce que tu es. 15 » Igor Sokologorsky ✐ 1 Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 2, in Friedrich Nietzsche, Sümtliche Werke, Kritische Studienausgabe, éditée par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, 1988, New York / Berlin, dtv / de Gruyter (abrégé plus loin en KSA), t. 6, p. 300. 2 Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, « Le prologue de Zarathoustra », § 3, KSA, 4, p. 14. 3 Automne 1887, 9 [154], KSA 12, p. 426. 4 Novembre 1882-février 1883, 4 [171], KSA, 10, p. 162. 5 Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 2, KSA, 6, p. 300.

6 Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, « Le prologue de Zarathoustra », § 7, KSA 4, p. 23. 7 Automne 1885-automne 1886, 2 [63], KSA 12, p. 89. 8 Ainsi parlait Zarathoustra, deuxième partie, « Du fait de se surmonter soi-même », KSA, 4, p. 148. 9 Loc. cit. 10 Ibid., première partie, « Le prologue de Zarathoustra », § 5, KSA, 4, p. 19. 11 Automne-été 1883, 15[10], KSA, 10, p. 482. 12 Automne 1883, 20[10], KSA, 10, p. 593. 13 Hiver 1883-1884, 24[28], KSA, 10, p. 662. 14 Automne-été 1883, 15[10], KSA, 10, p. 482. 15 la Gaie Science, livre troisième, § 519, KSA, 3, p. 519. ! NIETZSCHÉISME, VALEUR SURMOI Trad. de l’allemand, Über-Ich (n. neutre), « sur-moi ». PSYCHANALYSE Instance psychique à laquelle sont attribuées « l’autoobservation, la conscience morale et la fonction d’idéal » 1. Le surmoi, la « grosse voix », signifie toutes les répressions, acquises au cours de l’éducation. Construisant l’instance du moi, Freud lui adjoint une instance qui « observe sans cesse le moi et le mesure à l’idéal » 2. Conscience morale, elle est responsable de l’introspection, de l’autocritique, de la censure du rêve et des délires d’observation. Comme le montrent deuil et mélancolie, elle prend le moi pour objet et le juge avec férocité, ce qui est éprouvé comme culpabilité et peut conduire au suicide. Le « surmoi » (1923) s’instaure avec le déclin du complexe d’OEdipe : les amours passionnelles pour les deux parents, atténuées, sont pour partie remplacées par des identifications. Elles héritent de la toute-puissance attribuée par l’enfant aux figures parentales. Elles imposent des interdits contradictoires (« tu ne dois pas et tu dois être comme ton père »,

par exemple) et certains idéaux rudimentaires liés au surmoi des parents. Sous l’influence des figures d’autorité, le surmoi s’enrichit des valeurs sociales et culturelles. Dans une masse, le guide incarne le surmoi, permet l’identification des moi entre eux et soulage leur culpabilité. ▶ Soumis à la dynamique des pulsions de vie et de mort, le surmoi peut devenir une « pure culture de pulsion de mort » 3. Sa genèse implique la dimension paradoxale de « ce qu’il y a de supérieur en l’homme » 4, la morale, et sa dangerosité pour les individus et les collectivités : « Quand le moi souffre de l’agression du surmoi ou même succombe, son destin fait pendant à celui des protistes qui périssent du fait des produits de décomposition qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. Un semdownloadModeText.vue.download 1020 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1018 blable produit de décomposition, au sens économique, telle nous apparaît la morale à l’oeuvre dans le surmoi. 5 » Christian Michel et Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1932), G.W. XV, « Nouvelles conférences sur la psychanalyse », Gallimard, Idées, Paris, p. 90. 2 Freud, S., Zur Einführung des Narzismuss (1914), G.W.X, « Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris, p. 99. 3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, p. 268. 4 Ibid., p. 248. 5 Ibid., p. 272. ! ÇA, CENSURE, CONSCIENCE, CULPABILITÉ, OEDIPE, GUIDE, IDÉAL, IDENTIFICATION, INCONSCIENT, MASSES (PSYCHOLOGIE DES), MÉLANCOLIE, MOI, NARCISSISME, PULSION, REFOULEMENT, SADOMASOCHISME, TOPIQUE, TRAIT D’ESPRIT SURVENANCE ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. ESPRIT

Relation de covariation et de dépendance entre une base (états, propriétés, prédicats), dite « subvenante », et ce qui survient sur cette base. Selon les conceptions, ce qui survient est ou non réductible à ce sur quoi cela survient. Depuis un article fameux de D. Davidson 1, c’est principalement dans le domaine de la métaphysique et de la philosophie de l’esprit que la notion de survenance a fait l’objet d’une littérature abondante. S’il y a survenance, il ne peut pas y avoir une différence d’une certaine sorte sans différence d’une autre sorte. Dès lors, on peut être tenté de comprendre en termes de survenance la relation que des propriétés psychologiques entretiennent avec des propriétés physiques. On obtient ainsi un instrument descriptif et technique pour examiner le traditionnel problème de la relation entre le corps et l’esprit. Davidson défend ainsi une position appelée « monisme anomal », dans laquelle tous les événements sont physiques, mais les événements mentaux ne sont pas réductibles à des événements physiques et surviennent sur eux. J. Kim 2 a contesté la consistance de cette position et a lui-même développé une conception émergentiste de la survenance. Un usage éthique est possible de la notion de survenance : la propriété d’être bon (propriété morale et évaluative) surviendra sur des propriétés physiques (comportementales). Il existe aussi un usage esthétique : la propriété d’être beau (propriété esthétique) survient sur des propriétés physiques et phénoménales d’un objet. ▶ L’enjeu est de savoir si les propriétés, morales et esthétiques, sont ou non flottantes, c’est-à-dire quelle relation elles entretiennent avec des propriétés physiques ou comportementales, si elles peuvent se réaliser de façon multiple et ne sont pas réductibles aux propriétés physiques sur lesquelles elles surviennent. Roger Pouivet ✐ 1 Davidson, D., Essays on Actions and Events (1980), trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. 2 Kim, J., Supervenience and Mind, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

! ESPRIT, INTENTIONNALITÉ, PHYSICALISME SYLLOGISME Du grec sun, « avec », et logos, « raison », d’où un mot signifiant « calcul » ou « raisonnement ». LOGIQUE Raisonnement qui fait passer de prémisses à une conclusion nécessaire, si le syllogisme est démonstratif (et même s’il contient des prémisses hypothétiques), ou a une conclusion probable, si le syllogisme est dialectique (parce que les prémisses ne sont que probables). Si, chez Aristote 1, la définition du syllogisme recouvre toute déduction valide, son paradigme est le syllogisme catégorique contenant trois propositions prédicatives, deux prémisses (une majeure et une mineure) et une conclusion, comprenant trois termes : le grand terme (G), le moyen terme (M) et le petit terme (P). L’exemple devenu canonique chez les philosophes et logiciens médiévaux est : (l’exemple ci-dessus), G-M / P-M, M-G / M-P, G-M / M-P. Majeure : Tous les hommes [M] sont mortels [G] Mineure : Socrate [P] est homme [M] Conclusion : Socrate [P] est mortel [M] On aura dès lors quatre figures du syllogisme : M-G / P-M ▶ La réflexion sur le syllogisme, contrairement à ce que croyait Kant, ne s’est pas achevée avec Aristote, mais s’est poursuivie au Moyen Âge 2, et continue à intéresser les logiciens 3. Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, Premiers Analytiques, Vrin, Paris, 1983. 2 Broadie, A., Introduction to Medieval Logic, Clarendon Press, Oxford, 1993. 3 Lukasiewicz, J., Aristotle’s Syllogistic from the Standpoint of

Modern Formal Logic, trad. la Syllogistique d’Aristote, A. Colin, Paris, 1972. ! DÉDUCTION, ENTHYMÈME, IMPLICATION, INFÉRENCE, LOGIQUE CLASSIQUE PHILOS. CONN. Un syllogisme est un schéma d’inférence valide permettant, à partir de deux prémisses, de déduire nécessairement une conclusion 1 : « Tous les hommes sont mortels, tous les Grecs sont des hommes, donc tous les Grecs sont mortels ». La validité de la déduction dépend exclusivement de la structure formelle du raisonnement : « Tous les A sont B, tous les C sont A, donc tous les C sont B ». Si l’on intervertit les secondes occurrences de A et B, on produit un raisonnement non valide, un sophisme. En respectant la forme imposée, on peut parfaitement construire un syllogisme conduisant à une conclusion fausse si au moins l’une de ses prémisses est fausse : « Tous les chats comprennent le français, tous les poulets sont des chats, donc tous les poulets comprennent le français » (L. Carroll). Par contre, si les prémisses sont vraies (ce qu’assure un constat empirique ou scientifique) le syllogisme produit une conclusion nécessairement vraie. Un tel raisonnement, que l’on dit aujourd’hui correct [sound], s’avère outil de savoir : il permet de déduire downloadModeText.vue.download 1021 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1019 une connaissance nouvelle de deux connaissances admises antérieurement. La syllogistique traditionnelle devint obsolète avec l’invention du calcul moderne des prédicats par Frege et Russell. Denis Vernant ✐ 1 Aristote, Premiers Analytiques, 1, 24 b 16. ! ARGUMENTATION SYMBOLE

Du grec : symbolon, « signe de reconnaissance », « signe d’une convention », « indice », « emblème ». De sunbalein, « jeter ensemble ». Le symbole redouble l’effet de représentation ou de délégation qui est en tout signe. Secret ou public, le symbole suppose un code, il est donc essentiellement déterminé par une convention reconnue et partagée par une communauté, et qui est comme sa clé. En revanche, l’art peut retourner le symbole contre sa propre nature de code, et lui fait retrouver le sens originel et intuitif du symbole, qui ressemble en quelque façon à la chose que le désir veut y voir. LINGUISTIQUE Type de signe qui représente son signifié par l’intermédiaire d’un concept et qui requiert un travail d’interprétation. Les deux sens les plus usuels de « symbole » sont 1) une marque qui tient lieu d’un objet ou d’une propriété (par exemple « + » symbolise l’addition en arithmétique) et 2) un signe qui représente un objet mais en signifie un autre (par exemple, la Croix symbolise la mort du Christ). Selon Kant 1, un symbole est la désignation non intuitive d’un concept pour la raison. La classification la plus complète des types de symboles est celle de Peirce 2, qui distingue trois types de signes : l’icône, qui perdrait son caractère signifiant si elle n’avait pas d’objet (un trait de crayon pour représenter une figure) ; l’index, qui désigne un objet hic et nunc (la trace sur le sable du pied de Vendredi pour Robinson) ; et le symbole, qui perdrait son caractère de signe s’il n’y avait pas d’interprétant ni de loi d’association du signe à l’objet (par exemple, si une trace dans le sable était invariablement le signe de la présence de l’humanité). L’animal maîtrise peut être des index et des icônes, mais seul l’homme est animal symbolicum. ▶ Une philosophie du symbolisme peut se développer du côté d’une philosophie des signes, comme chez Leibniz et Peirce, ou du côté d’une philosophie de la culture, telle la philosophie des formes symboliques de Cassirer 3 comme expression des formes de l’esprit. Claudine Tiercelin ✐ 1 Kant, I., Critique de la faculté de juger, trad. Renaut, Flammarion, Paris. 2 Peirce, C. S., Collected Papers, Harvard, Harvard University Press, 1931-1958.

3 Cassirer, E., Philosophie des formes symboliques, 3 vol., Minuit, Paris, 1972. ! SÉMIOTIQUE, SIGNE, SIGNIFICATION LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Signe conventionnel ayant une signification univoque et bien déterminée, par exemple le symbole numérique π qui désigne le rapport (non rationnel) du périmètre au diamètre du cercle ou le symbole e de la constante d’Euler. Cependant, la plupart des symboles n’ont pas une signification univoque, au contraire. Ainsi le symbole f qui désigne une fonction en général, laquelle peut être l’addition +, l’extraction de racine carrée √, l’intégrale, le logarithme, l’exponentielle, la fonction sinus, etc. Dans chaque cas générique, par exemple pour l’addition, l’usage du symbole est fixée par des règles déterminées, que l’on explicite formellement au besoin, et qui s’appliquent invariablement quels que soient les éléments sur lesquels porte l’opération d’addition. En logique, un symbole est d’abord un élément constitutif d’un langage institué pour formaliser une théorie. Par exemple, un langage adapté aux propositions sur les nombres réels comprendra un symbole pour l’addition, un symbole pour la constante zéro, un symbole pour la multiplication, un symbole pour la constante un, un symbole pour l’égalité, éventuellement un symbole pour la relation d’ordre, soit L = {0, 1, +, x, =, >}. Les propositions du langage L seront composées à l’aide de ces symboles primitifs et des symboles usuels du calcul des prédicats. Les symboles de L ont un sens fixé et une liste d’axiomes en précise l’usage. De façon plus générale, un symbole est un signe sans signification prédéterminée, destiné à marquer des places pour des substitutions possibles de valeurs, qui peuvent ellesmêmes être empruntées à divers ensembles et à diverses catégories d’ensembles. Par exemple, xRy désigne une relation binaire (l’égalité, l’inégalité, la relation d’ordre, etc.) entre deux éléments (qui peuvent être des nombres entiers ou des nombres réels ou des segments de droite ou des rotations dans le plan, etc.). L’intérêt et la fécondité des symboles logiques et mathématiques vient donc non pas de leur univocité, mais au contraire de leur polysémie parfaitement réglée selon la catégorie à laquelle ils appartiennent (symbole de constante, de variable, de relation, de fonction), les lois générales de leur usage (par exemple lois qui

régissent la relation d’ordre) et le champ particulier dans lequel ils sont interprétés. L’usage systématique de symboles pour écrire de manière codifiée les équations algébriques (les consonnes représentant les données, les voyelles, les inconnues) fut introduit par Viète, puis développé et simplifié par Descartes : écriture des exposants, premières lettres de l’alphabet latin pour les constantes et dernières lettres pour les variables. L’usage de symboles en logique remonte à Aristote, mais la logique symbolique proprement dite date du XIXe s. ; elle naît pour l’essentiel dans le célèbre ouvrage que Frege publie en 1879 sous le titre Idéographie. Langue formulaire de la pensée pure construite sur le modèle de celle de l’arithmétique. Hourya Sinaceur ! FORMALISATION, INTERPRÉTATION, SIGNIFICATION, SYMBOLIQUE ESTHÉTIQUE Tout aspect ou entité dont la signification est subordonnée à des contraintes interprétatives, tant dans l’évaluation de son contenu que dans son appropriation culturelle. Parler de symboles, quel que soit le domaine, ne se conçoit pas en dehors d’une théorie générale de la symbolisation qui downloadModeText.vue.download 1022 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1020 peut tendre soit à les exalter comme des modes irremplaçables et indirects de dévoilement (cf. le symbolisme fin de siècle), soit à les dévaluer au rang de simples « jetons que les gens se passent » 1, dès lors superflus et mystificateurs. Sur un plan descriptif, il importe toutefois de distinguer plusieurs niveaux d’intervention symbolique au sein d’une oeuvre d’art. L’usage le plus commun est celui d’éléments servant de marqueurs pour identifier une figure ou un personnage. Tels sont les attributs présents dans l’iconographie des saints (on reconnaît saint Pierre à sa clé, Marie-Madeleine à son petit pot d’onguents) ou les insignes attachés à la royauté, à la dignité militaire, etc., qui peuvent indiquer tantôt l’appartenance à un corps, tantôt la particularité de tel de ses représentants. Les symboles tissent aussi un réseau secret d’allu-

sions, témoin la présence du chardonneret (préfiguration de la Passion) dans une Madone à l’enfant. À un niveau plus global, la médiation symbolique concerne la présentation sensible d’un contenu de pensée. La Délie (1544) de Scève 2 ou l’Iconologie (1593) de Ripa 3 proposent un répertoire d’emblèmes destinés à illustrer des notions. Les paraboles et les allégories procèdent par construction d’une scène complexe propre à faire comprendre par analogie une relation abstraite ou une exigence morale, en les transposant visuellement. Toutefois, la signification ultime d’oeuvres comme Melencholia (1514) de Dürer ou Amour sacré, amour profane (1515) de Titien reste en partie énigmatique, de l’avalanche de commentaires savants auxquels elles donné lieu. C’est que les symboles fonctionnent comme symptômes culturels dont les relais ne nous sont plus jours accessibles.

en dépit ont des tou-

Enfin, les modalités d’expression peuvent elles-mêmes acquérir une portée symbolique. Il s’agit désormais de faire du visible en sa totalité le support d’une expérience répondant à un principe unificateur. Dans la lignée de Cassirer, Panofsky a ainsi montré que la perspective n’est pas seulement une convention technique ni un artifice illusionniste, mais une « forme symbolique » capable de structurer l’espace figuratif et d’incarner une vision nouvelle du réel. De même, la composition d’un poème ou le choix de telle forme de progression dans le contrepoint inscrit l’oeuvre dans un registre de correspondances signifiantes, sur la base de récurrences formelles ou, de manière plus douteuse, de spéculations numérologiques. ▶ La fécondité et / ou l’ambiguïté des symboles tient à ce qu’ils fonctionnent sur plusieurs plans, en tant que constituants localisés dans une oeuvre et comme clé de déchiffrement pour elle. Aussi la pierre de touche effective réside-telle dans la capacité de chaque méthode d’interprétation à expliciter les limites de son pouvoir d’explication. Jacques Morizot ✐ 1 Andre, C., « Préface to Stripe Painting », in Catalogue de l’exposition « Sixteen Americans » au MOMA de New York (1959) ; Andre retourne en fait contre elle-même une formule de Mallarmé qui distinguait l’usage poétique du langage du simple « reportage ». 2 Scève, M., Délie. Objet de plus haute vertu, éd. F. Charpentier,

Gallimard, Paris, 1984. 3 Ripa, C., Iconologie, trad. J. Baudoin, Éd. Faton, Dijon, 1999. Voir-aussi : Aurier, A., Textes critiques 1889-1892 :de l’impressionnisme au symbolisme, Ensb-a, Paris, 1995. Durand, G., l’Imagination symbolique, PUF, Paris, 1964. Panofsky, E., la Perspective comme forme symbolique, trad. G. Ballangé, Minuit, Paris, 1875. ! CONTENU, ICONOLOGIE, SYMBOLISME La symbolisation est-elle à la base de l’art ? Dans une lettre célèbre qu’il adresse peu de temps avant sa mort à son fidèle Chantelou, Poussin écrit au sujet de la peinture que « sa fin est la délectation » (1er mars 1665). En lui envoyant un quart de siècle plus tôt La Manne, il ne manquait pourtant pas de lui faire cette recommandation : « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet » (28 avril 1639) 1. Bien que de prime abord dissemblables, ces deux déclarations sont en fait complémentaires, tout se passant comme si la réussite artistique restait factice sans vérité signifiée et que celle-ci ne peut s’accomplir visuellement sans solliciter la complicité pleine et entière des sens. Bref, à l’âge de la représentation triomphante, plaisir et symbolisation sont condamnés à marcher de pair. Quelque important et évident que ce lien ait pu sembler à une phase historique déterminée, reste pourtant qu’il ne prend en compte qu’un segment limité de la question de la symbolisation, segment qui tient pour déjà acquise une certaine idée de ce que l’art est en droit d’obtenir et des modalités à travers lesquelles il est susceptible de l’atteindre. Sans rien retirer à la valeur des oeuvres classiques ni à la cohérence de la conception artistique qui les a produites, il est donc nécessaire de replacer la question des rapports entre art et symbolisation dans

une perspective plus large. Celle-ci doit faire intervenir au moins trois niveaux de réflexion. ART ET ANTHROPOLOGIE E n face du monde, l’homme s’est toujours efforcé d’établir un système de relations qui en conjurent l’altérité : repères pour l’orientation spatio-temporelle (centre du monde, calendrier), symboles et rituels qui organisent les divers registres de la vie collective, élaboration linguistique puis conceptuelle permettant d’opérer sur des types de représentation de plus en plus abstraits. Il ne fait pas de doute qu’avant d’être un mode de figuration, l’art a été un tel outil de symbolisation apparenté à la pensée mythique et qu’il en a conservé nombre de traits 2. S. Langer n’hésite pas à faire du besoin de symboliser un trait caractéristique de développement de notre espèce et à poser en conséquence la notion de « transformation symbolique » à la base même de tout l’édifice culturel 3. L’art relève donc à sa source de la fonction symbolique dont les anthropologues ont étudié les multiples manifestations dans tous les domaines de l’activité humaine. Langer pensait par ailleurs que le processus symbolique a évolué dans deux sens divergents : celle conduisant aux signes discursifs fondés sur une combinatoire syntaxique et une équivalence sémantique entre composés, et celle conduisant aux symboles « présentationnels » de l’art qui n’ont pas de généralité intrinsèque mais sont des représentants directs d’un objet individualisé. Ainsi, sur une photographie, telle downloadModeText.vue.download 1023 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1021 zone d’ombre n’a pas de signification en elle-même ; détachée de l’image, elle n’est qu’une tache non réutilisable, alors qu’elle fonctionne de façon parfaitement transparente en contexte 4. À l’inverse, Lévi-Strauss a pu soutenir que le processus d’individualisation de l’art, caractéristique de son évolution en Occident à partir de la Renaissance, a partie liée avec une perte de la fonction sémantique de l’oeuvre, désormais condamnée à reproduire l’apparence du réel et non plus à le signifier 5. Loin d’être un gain, la capacité descriptive résulterait d’un abandon. Il faut attendre le cubisme pour retrouver la « vérité sémantique de l’art » 6, ce qui rejoint sur ce point la thèse défendue par Kahnweiler 7. Il est en tout cas naturel de penser que la fascination exercée par l’art primitif sur de

nombreux artistes du XXe s., de Picasso et Brancusi à Newman et Pollock, est une réaction dirigée contre une conception de l’art enfermée d’avance dans la virtuosité formelle ou le rendu illusionniste, et en quête d’une vérité originelle du sens. LES OPÉRATIONS SYMBOLIQUES DE / DANS L’OEUVRE T oute oeuvre véritable est une totalité cohérente et en un sens auto-suffisante mais on ne saurait pour autant la concevoir en dehors d’un cadre institutionnel qui permet sa réception comme objet esthétique et sa compréhension comme objet doté de multiples dimensions et significations. Antigone, le Radeau de la Méduse ou la Symphonie pastorale ne sont pas seulement des objets formellement complexes, ce sont aussi des tissus de relations qui renvoient aux intentions de leurs auteurs, aux attentes du public et aux médiations sociales qui les relient. Quelle que soit sa base sémiotique, une oeuvre est en effet la résultante et le relais de transactions qui font intervenir des données de toutes sortes, inhérentes ou circonstantielles, qui monnayent sa capacité symbolique selon une multitude de parcours. Sur ce plan, il redevient intéressant d’aborder une oeuvre en tant que langage, non pas pour soutenir qu’elle a une structure linguistique mais parce qu’elle fonctionne comme organe de structuration et de communication. Une des tentatives les plus ambitieuses pour dépasser ce simple constat vers une théorisation unifiée a été proposée par Goodman 8. Son objet n’est pas de fournir une réponse explicative mais de construire une base définitionnelle et de déterminer les réquisits des réponses recevables. Elle prend donc la forme d’une logique de la symbolisation artistique. Goodman se place dans une perspective référentielle et montre comment l’on doit généraliser la dénotation pour qu’elle soit en mesure de s’appliquer à des descriptions non verbales et à des formes élargies de concordance. Mais surtout, il lui associe une relation duale d’exemplification qui permet de remonter des marques concrètes vers la diversité de propriétés (littérales ou métaphoriques) qu’elles instancient. L’enjeu est l’élaboration d’un mode complexe de la référence qui vise à reconstruire – de manière optimale c’est-à-dire hypothétique mais non arbitraire – le parcours de symbolisation d’une oeuvre ou d’un de ses éléments, à partir de la localisation des prédicats qui en jalonnent les étapes 9. Pour autant, l’analyse goodmanienne présente des insuffisances qu’on a souvent relevées. Pour ce qui nous concerne, les plus importantes sont l’absence de prise en compte du processus de perception 10, autant dans ses aspects psychophysiologiques que culturels, et celle de la dimension contextuelle de l’interprétation. Comme l’ont montré Currie ou Levinson, l’identité d’une oeuvre peut être totalement modifiée sans que ses propriétés syntaxiques et sémantiques permettent de le repérer. Une analyse qui réduit la symbolisation à ces seules coordonnées risque donc de laisser échapper

une part importante de ce qui constitue la vie effective des oeuvres. AUTO-ANALYSE DU PROCESSUS SYMBOLIQUE T ant que la perfection formelle a été poursuivie pour elle-même, l’art manquait d’occasions de réfléchir sur les déterminations de son propre procès de symbolisation. L’histoire de la modernité marque au contraire le passage au premier plan de cette dimension réflexive qui a conduit l’art à une investigation de plus en plus poussée de ses sources expressives. En caractérisant la culture d’avant-garde comme une « imitation du processus d’imitation » 11, Greenberg obéissait à la conviction que la poursuite de ce qui est relatif à son medium fournissait la clé de l’évolution de l’art. À cette condition, l’autonomie de l’art équivaut à une autodéfinition. Le prix à payer est la conjonction d’un historicisme et d’un essentialisme, qu’on retrouve également chez Danto. Qu’ils se sentent ou non partie prenante d’un tel récit, dès le début du siècle, les artistes se sont mis en quête d’« invariants plastiques », ils sont revenus à ce qui constituait le point de départ de toute expression possible : le point, la ligne, le son, la tache. Revenir au niveau élémentaire n’a pourtant d’intérêt que s’il devient la base d’une réélaboration qui ouvre des perspectives inédites en même temps qu’elle invite à une relecture des réalisations antérieures. Cette ouverture risque à son tour de devenir insuffisante pour jauger les artistes, au-delà des années 1960. Comme l’a remarqué Foster, ce que l’avant-garde avait fait dans la provocation et l’inconscience des enjeux devient alors l’objet d’un travail artistique qui singularise chaque paramètre et en fait un usage tactique et minutieux 12. Il en découle un art post-esthétique qui est moins producteur d’oeuvres qu’explorateur des conditions de sa propre signifiance : limites du concept d’art, relation à la nature et à la société, place de la perception et de la dimension corporelle, y compris par les technologies électroniques, rapport au langage et à la théorie, niveaux d’évaluation critique, etc. Il tend à devenir process art dans le sens où il exemplifie le travail même de la symbolisation, de ses aspects les plus triviaux jusqu’aux plus ésotériques. S’il n’est pas la liberté de tout faire ou de faire n’importe quoi, l’art comporte une incitation à radicaliser l’acte de faire jusqu’au point où il défait et refait. En prenant ses distances vis-à-vis de son passé prestigieux et de son héritage célébré, il renoue avec une mémoire universelle de la culture humaine, laquelle ne passe pas par le poids des références déjà sédimentées mais par la volonté de retrouver ce qu’il en

est de la symbolisation, de ses racines et de ses limites. ▶ Ce qu’ont en commun ces trois perspectives de la symbolisation est qu’elles pointent toutes vers une orientation instrumentale de l’art. Qu’on passe par l’anthropologie, la logique ou l’analyse exploratoire, ce qui émerge en définitive est un rapport d’extériorité de l’homme au monde, à quoi correspond une expérimentation mise au service de cette expérience. Sans motivation tournée vers l’action, il est peu downloadModeText.vue.download 1024 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1022 probable qu’il y aurait eu nécessité de faire des oeuvres ; mais l’activité artistique n’aurait sans aucun doute pas non plus perduré si l’humanité n’avait su en faire varier les modalités, de manière à mettre en valeur chaque singularité des moyens mis en oeuvre par-delà la récurrence monotone de la démarche. La réussite de la symbolisation artistique tient tout entière dans la réciprocité des deux dimensions. JACQUES MORIZOT ✐ 1 Poussin, N., Lettres et propos sur l’art, A. Blunt éd., Hermann, Paris, 1964, p. 36 et p. 163. 2 Ne serait-ce que la récurrence du schéma des quatre éléments de la physique aristotélicienne telle qu’elle est utilisée par Bachelard dans ses essais de poétique. 3 Langer, S., Philosophy in a New Key, Harvard U. P., Cambridge (MA), 1942. 4 Ibid., chap. IV. Il en découle une conception émotive de l’art développée not. dans Feeling and Form, Scribners’s, New York, 1953. 5 Charbonnier, G., Entretiens avec Lévi-Strauss, diffusés par la RTF en 1959, Julliard et Plon, Paris, 1961, rééd. 10 / 18. 6 Ibid., p. 89. 7 Kahnweiler, D. H., « Aesthetica in nuce », in Juan Gris (1946), rééd. Gallimard, Folio, Paris, 1990. 8 Goodman, N., Langages de l’art (1968), trad. J. Chambon, Nîmes, 1990. 9 Morizot, J., la Philosophie de l’art de Nelson Goodman, J. Chambon, Nîmes, 1996. 10 Bryson, N., Vision and Painting. The Logic of the Gaze, Yale U. P., New Haven, 1983 ; et Crary, J., l’Art de l’observateur, trad. J. Chambon, Nîmes, 1994.

11 Greenberg, C., « Avant-garde et kitch », in Art et Culture, trad. A. Hindry, Macula, Paris, 1988, pp. 10-14. 12 Foster, H., The Return of the Real, chap. I, MIT press, Cambridge (MA), 1996. SYMBOLIQUE Adjectif parfois employé comme substantif dans le sens de « langue symbolique ». ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Écriture ou langue artificiellement construites pour pallier certains défauts des langues naturelles. Essentiellement, deux buts sont poursuivis. On veut d’abord que les mots de cette nouvelle langue aient un sens clair et bien défini, ce qui n’est pas demander qu’ils aient un sens unique, mais plutôt qu’il n’y ait jamais de glissement subreptice et incontrôlé d’un sens à un autre. Contrairement à une vue superficielle trop répandue, les éléments d’une langue symbolique, les symboles, ne sont pas vides de sens, mais au contraire susceptibles de recevoir divers sens. Un symbole n’est vidé d’un sens particulier que pour faire place à la possibilité de sens multiples. Loin qu’on cherche à la réduire, la polysémie est de règle. Mais elle est régie par des conditions explicites qui découpent des sphères sémantiques distinctes, contrairement à ce qui se passe dans une langue naturelle où le foisonnement polysémique donne lieu à quiproquos et malentendus. Que le symbolisme favorise la transparence dans la communication est suffisamment attesté par l’universalité du plus ancien de nos symbolismes, le symbolisme mathématique. Le deuxième objectif de la constitution d’une langue symbolique est d’y formaliser le raisonnement de manière à pouvoir décider sûrement de sa rectitude et à discerner ainsi immédiatement le vrai du faux. Grand promoteur de symbolismes comparables à l’échantillon que constituait l’algèbre, Leibniz appelait de ses voeux la création d’une langue où penser pût être aussi aisé et mécanique que calculer. La création de la logique symbolique moderne dans l’Idéographie (1879) de Frege et les Principia mathematica (1910-1913) de Whitehead et Russell a répondu à ce voeu en précisant les données logiques nécessaires à la constitution d’un système formel. Hourya Sinaceur ! CALCUL, FORMALISATION, LANGUE, SENS, SYMBOLE, VALIDE ∼ SYMBOLIQUE, RÉEL, IMAGINAIRE

PSYCHANALYSE ! IMAGINAIRE SYMÉTRIE Du grec sun (préposition), « associé », « identique », et metron, « mesure ». MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE 1. En géométrie : correspondance ordonnée des parties d’une figure ; collection des transformations qui laissent une figure inchangée. 2. Plus généralement, dans un ensemble doté d’une relation d’équivalence : collection des transformations qui laissent les classes d’équivalences invariantes, c’est-à-dire qui changent chaque élément de l’ensemble (point, objet ou état) en un autre élément équivalent au premier. Une telle collection de transformations est dotée d’une structure de groupe par l’opération de composition. On peut en effet montrer que l’identité appartient à la collection, que l’inverse d’une transformation est une autre transformation de la même collection, que l’opération de composition des transformations est associative, et que la composée de deux transformations est une autre transformation de la même collection. On qualifie alors la collection de transformations de groupe de symétrie. La physique utilise largement les symétries comme guide pour l’élaboration théorique, selon deux modalités : (1) transitive et (2) active (voire constitutive). L’usage transitif s’appuie sur les symétries de certains phénomènes pour les étendre à d’autres phénomènes qui leur sont causalement liés. Il est sous-tendu par le « principe de Curie » selon lequel les éléments de symétrie de la cause doivent se retrouver dans les effets. Le principe de Curie ne

doit cependant pas être survalorisé. Il n’est qu’un guide de l’investigation, qui pousse à chercher l’explication d’une asymétrie constatée dans une asymétrie des conditions initiales. Il conduit par exemple à chercher à expliquer l’asymétrie des probabilités d’événements par l’asymétrie des processus aboutissant à ces événements. Rien n’empêche qu’il s’avère non pas invalidé (on n’invalide pas un principe heuristique), mais simplement infécond dans certaines circonstances. Cela peut être le cas dans des situations de sensibilité aux conditions initiales, où un état de départ quasi symétrique conduit à des états ultérieurs massivement asymétriques. Cela est encore plus le cas dans les théories quantiques, où d’authentiques processus de brisure spontanée de symétrie, downloadModeText.vue.download 1025 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1023 n’admettant aucune explication antécédente, se trouvent mis en oeuvre. L’usage actif des symétries consiste à postuler des groupes de symétrie puis à en inférer des quantités conservées et des lois physiques. Ou bien, inversement, à remonter de quantités conservées vers des groupes de symétrie susceptibles de les sous-tendre. Cette relation mutuelle est permise par le théorème de Noether, selon lequel à chaque symétrie s’appliquant à la fonction lagrangienne d’un système (d’où dérivent les lois par application d’un principe de moindre action) correspond une quantité conservée. Pour cet usage actif, on distingue plusieurs classes de symétries : externes et internes, globales et locales. Les symétries externes s’appliquent directement aux événements et processus situés dans l’espace-temps, tandis que les symétries internes concernent des entités géométriques dans un espace abstrait. Les symétries globales, quant à elles, s’appliquent également à tous les points de l’espace considéré, tandis que les symétries locales mettent en oeuvre des groupes variant d’un point à l’autre de cet espace. Un cas important de symétrie externe et globale est la transformation de Lorentz de la théorie de la relativité restreinte, dont l’imposition à toutes sortes de théories constitue une contrainte féconde en conséquences prédictives. L’emploi coordonné de symétries internes a par ailleurs permis d’établir des liens a priori inattendus entre diverses quantités conservées, comme par exemple la charge électrique, l’isospin, l’« étrangeté » et le nombre baryonique (unis par la formule de Gell-Mann – Nishijima). Enfin, la mise en oeuvre de symétries locales est à la base des théories de jauge, qui permettent de dériver les caractéristiques de chaque type d’inte-

raction. Un objectif mobilisateur de la physique contemporaine consiste à identifier un système de symétries (locales et globales) suffisamment vaste pour parvenir par ce biais à une théorie quantique des champs complètement unifiée. Plusieurs étapes de ce programme ont déjà été franchies, et seule la « grande unification », incluant non seulement les interactions électro-magnétique, faible, et forte, mais aussi l’interaction gravitationnelle, reste à l’horizon de la recherche. L’étape suivante d’unification semble requérir une nouvelle symétrie, intervenant naturellement dans les théories de supercordes : la supersymétrie, qui transforme chaque espèce de particules de la famille des bosons en une espèce de particules de la famille des fermions. ▶ La signification accordée à l’emploi des symétries en physique dépend du genre de philosophie des sciences à laquelle on adhère. Dans le cadre d’un réalisme scientifique standard, cet emploi est dicté par la découverte de symétries pré-existantes dans la nature. Selon une perspective empiriste, les symétries sont une caractéristique utile mais, au fond, contingente des modèles que nous utilisons pour « sauver » économiquement les phénomènes. Il existe également une troisième conception, qui s’écarte du contingentisme faible de l’empirisme, sans pour autant accepter l’idée que la nécessité des symétries est imposée de l’extérieur. C’est l’approche néotranscendantale, selon laquelle la recherche des symétries ne fait qu’expliciter la procédure générale de constitution d’objectivité par définition d’invariants phénoménaux à travers des collections de plus en plus larges de transformations. En ce sens, l’approche néotranscendantale attribue, comme l’approche réaliste, une forme de nécessité à l’usage de symétries en physique. Il ne s’agit cependant plus là de nécessité ontologique : seulement de nécessité constitutive pour la connaissance. Michel Bitbol ✐ Rosen, J., Symmetry in Science : an Introduction to the General Theory, Springer-Verlag, 1998. Van Fraassen, B., Lois et symétries, Vrin, Paris, 1995. Weyl, H., Symétrie et mathématiques modernes, Champs-Flammarion, Paris, 1996. ! INVARIANCE, PARTICULE, RELATIVITÉ SYMPTÔME Du grec sun-, « avec, ensemble », et piptein, « tomber, survenir ». En allemand : Symptom (n. masc.) PSYCHANALYSE

Dans la névrose, expression d’un conflit entre un souhait inconscient et la défense du moi, lors du retour du refoulé. Le symptôme est un compromis entre les deux. Toutes les gradations existent dans le compromis. Le pôle défensif est prévalant dans la névrose de contrainte et dans les formations réactionnelles (tendresse masquant l’agressivité). La réalisation de désir paraît davantage dans l’hystérie avec les formations substitutives (crise comme substitut du coït, conversions réalisant un fantasme). L’ensemble des mécanismes de défense provoque l’extrême variété des symptômes. Si le conflit se situe plutôt entre moi et ça dans la névrose ; dans la psychose, il a lieu surtout entre moi et réalité. Cependant, les névroses ne sont pas exemptes d’éléments psychotiques, et des symptômes névrotiques sont présents dans les psychoses ; mais, dans les deux cas, ils participent peu à l’homéostasie d’ensemble. Bien qu’on puisse donner un aperçu de la formation des symptômes dans les psychoses, leur description demeure plus floue que dans les névroses. Il en est de même dans les états limites et dans les troubles psychosomatiques. ▶ Résultat d’une élaboration psychique, les symptômes sont porteurs de significations, dont la mise au jour est résolutive, dans les névroses. Ainsi, les processus de signification et leur domaine d’existence sont transformés par la symptomatologie névrotique. André Bompard ! CONTRAINTE, CONVERSION, CORPS, DÉFENSE, FANTASME, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, SIGNIFICATION SYNONYME Du grec sunônumos, « de même nom ». LINGUISTIQUE Terme forgé par Aristote pour désigner des êtres ayant en commun, non seulement le nom, mais l’essence. « On dit synonymes les items qui ont le nom en commun, et dont l’énoncé de l’essence, correspondant au nom, est le même, par exemple si l’on dit être animé à la fois l’homme et

le boeuf. » 1. Cette communauté de nom, mais aussi de nature, Platon l’appelait homonymie, comme le montre son affirmation que l’intellect humain et le dieu sont tous deux divins 2 : on voit par là que l’invention par Aristote du terme « synonyme » est corrélative d’une inversion du sens de « homodownloadModeText.vue.download 1026 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1024 nyme », qui ne désigne plus chez Aristote que les choses dont le nom commun masque la différence. Il arrive qu’Aristote, mettant en garde contre des réfutations qui ne jouent que sur les mots, appelle synonymes des noms différents appliqués à un même objet (qu’on songe, en français, à « manteau » et à « pardessus ») 3. Alors que chez Aristote il s’agit d’un écart de langage, l’Académicien Speusippe faisait au même moment des homonymes et des synonymes les éléments d’une classification des noms 4 : il se peut donc que d’appeler ainsi des choses ait été une position propre à Aristote, et non complètement tranchée de son temps. C’est elle en tout cas qui l’emportera : le cas de « manteau » et « pardessus » sera défini par les commentateurs d’Aristote comme un cas, non de synonymie, mais de polyonymie. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 1, 1 a 6-8. 2 Platon, Timée, 41 a 6. 3 Aristote, Topiques, VIII, 13, 162 b 37 ; Réfutations sophistiques, 5, 167 a 24-25 ; Rhétorique, III, 2, 1405 a 1. 4 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, p. 38, 1924 Kalbfleisch. Voir-aussi : Ammonius, Commentaire au traité De l’interprétation d’Aristote, 16, 25. Hadot, I. (dir.), Simplicius. Commentaire sur les catégories : traduction commentée. Fasc. III (pp. 21-40 Kalbfleisch), Leiden,

1990. ! HÉTÉRONYME, HOMONYME SYNTAXE Terme apparu au XVIe s., du grec suntaxis, de taxis, « ordre, disposition ». LOGIQUE Carnap définit la syntaxe logique d’un langage comme : « l’énoncé systématique de règles formelles qui le gouvernent ainsi que le développement des conséquences qui suivent ces règles » 1. Ainsi, dans sa présentation axiomatique, la syntaxe d’un système formel comprend un alphabet avec les formules et les connecteurs primitifs ; des règles de bonne formation qui, récursives (itérables en un ordre quelconque), engendrent une infinité de formules bien formées ; un choix limité d’axiomes ou propositions primitives ; et enfin les règles de transformation (e.g. le modus ponens) qui permettent de déduire à partir des axiomes les théorèmes du système. L’étude de cet aspect syntaxique relève de la théorie de la preuve (par opposition à la théorie des modèles qui porte sur l’interprétation sémantique des formules). Chomsky a recouru à la syntaxe logique pour formaliser la dimension générative des grammaires des langues naturelles, la récursivité permettant d’expliquer que l’on puisse engendrer une infinité de phrases nouvelles 2. Denis Vernant ✐ 1 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge and Kegan LTD, London, 1937. 2 Chomsky, N., Structures syntaxiques (1957), Seuil, Paris, 1969. ! SÉMANTIQUE SYNTHÈSE Du grec sunthesis, pour « réunion, composition ». GÉNÉR., HIST. SCIENCES, PHILOS. CONN. Méthode inverse de l’analyse. L’analyse est le mouvement de l’esprit qui part du donné (qui peut être d’ordre intellectuel, une proposition mathématique non démontrée, par exemple) et qui remonte de condition en

condition vers l’élément simple qui est la raison ou la condition du donné ou de la proposition considérée au départ. La synthèse est le mouvement inverse : elle part de la mention et de la saisie de l’élément simple ou condition (qui peut être nommé, selon les cas, axiome, hypothèse ou postulat), pour parvenir à la reconstruction intellectuelle du donné ou de la proposition considérée par l’analyse comme problématique au départ et qui, au terme de la synthèse, apparaît comme la conséquence du raisonnement déductif. Ces termes d’« analyse » et de « synthèse » ont été employés d’abord par les mathématiciens grecs 1. Le mot « analyse », du grec analusis, « décomposition, résolution », signifie la décomposition rationnelle d’une proposition en ses éléments simples qui expriment les raisons de cette proposition. L’analyse cherche à atteindre l’élément, l’idée, le principe ou encore le fondement rationnel ; elle est l’invention de la démonstration. Cela ne veut pas dire qu’elle est la démonstration, mais qu’elle ouvre sur la démonstration que la synthèse accomplit, qu’elle y prépare et qu’elle la permet. C’est pourquoi « analyse » signifie « décomposition » mais aussi « résolution » : l’analyse résout la manière dont on doit traiter le problème, c’est-à-dire qu’elle contient, replié en elle, l’ordre de la démonstration que l’on doit suivre. La fonction de la synthèse est précisément de déplier cet ordre. Par exemple, si l’on pose comme problème de faire passer un cercle par trois points donnés, l’analyse montre que, pour résoudre le problème, on doit trouver le centre du cercle, condition qui donne son rayon, puisque trois points de sa circonférence sont donnés, et, pour trouver le centre du cercle, il suffit de trouver un point équidistant aux trois points donnés au départ. La synthèse part de cette condition et démontre que le point équidistant aux points donnés au départ est le centre du cercle qui passe par ces trois points.

Descartes reprend ce double sens de l’analyse et de la synthèse en faisant de l’analyse l’ordre d’invention du vrai et de la synthèse l’ordre d’exposition du vrai 2. L’analyse est toujours du côté de l’invention, et la synthèse du côté de la mémoire et des effets de l’art d’inventer. Dans les Réponses aux secondes objections, il précise que l’analyse est une voie ardue qui demande beaucoup d’attention de la part de celui qui s’y exerce, alors que la synthèse, en revanche, présente l’avantage considérable d’être didactique et pédagogique, même pour ceux qui sont peu attentifs. Avantage cependant doublé d’un inconvénient majeur : la synthèse, pour déployer l’ordre de la démonstration, est tributaire de l’analyse, alors que l’inverse n’est pas vrai. L’analyse se suffit à elle-même pour inventer le vrai, tandis que la synthèse est une méthode qui n’invente rien, mais qui explicite la démonstration d’un problème. Véronique Le Ru ✐ 1 Mouy, P., la Logique, Hachette, Paris, 1944. downloadModeText.vue.download 1027 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1025 2 Descartes, R., OEuvres, t. IX, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996. ! ANALYSE, INVENTION, LOGIQUE, MÉTHODE, ORDRE ∼ SYNTHÈSE CULTURELLE En allemand : Kultursynthese. Terme créé par le théologien et philosophe allemand E. Troeltsch. PHILOS. RELIGION Programme ayant pour double objectif de recomposer l’unité plurielle de la tradition européenne et de reconstituer une culture politique à la fois unie et pluraliste. Il s’agit de dépasser la « voie spécifique » (Sonderweg) que l’Allemagne est censée avoir suivi depuis le XVIIIe s., tant dans le domaine théorique qu’en politique, par opposition à la « pensée occidentale », fondée sur les idées de droit naturel, d’humanité et de progrès 1. La notion de synthèse culturelle s’enracine dans l’historisme, qu’elle entend en même temps

dépasser. Troeltsch réfère cette notion de synthèse culturelle à Ranke : « Comme le disait Ranke lui-même, [...] chaque époque doit se forger à partir de son propre point de vue une compréhension des grandes lignes de l’histoire » 2. Dans chaque période doivent être dégagés les principes déterminants de l’histoire (Grundgewalten, Urgewalten). Ces « forces élémentaires » sont les principes agissants de la synthèse politique opposée par Troeltsch au déchirement de l’Occident. Cette dernière ne vise pas l’abolition des différences mais la compréhension, le compromis. Il n’y a pas de téléologie – du moins pas de téléologie certaine ici-bas – qui garantisse une fusion ; l’histoire reste le domaine de la pluralité et du pluralisme. Il en va de même en politique 3. Gérard Raulet ✐ 1 Troeltsch, E., « Droit naturel et humanité dans la politique mondiale », in, Religion et histoire, Labor et Fides, Genève, 1990, p. 279. 2 Ibid., p. 214. 3 Troeltsch, E., Der Historismus und seine Überwindung, Scientia, Aalen, 1979, pp. 94, 99. ! COMPRÉHENSION, DROIT, HISTORISME, PROGRÈS SYSTÈME Du grec sustema, pour « composition, assemblage ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Assemblage de principes et de conclusions ou encore ensemble théorique dont les différentes parties, liées entre elles, forment un tout et dépendent des principes du système. Le système est d’autant plus parfait que les principes auxquels toutes les autres parties du système sont subordonnées sont en petit nombre. C’est dans ce sens général qu’on parle de système de philosophie, de système métaphysique, de système d’astronomie, de système du monde, etc. Locke, dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain, par sa critique des idées innées et du système cartésien, est le premier à jeter une pierre dans la mare des systèmes 1. Il compare les faiseurs de système à des hommes qui, sans argent et sans espèces courantes, compteraient de grosses sommes avec des jetons qu’ils appelleraient louis, livres, écus. De même que, malgré tous leurs calculs, leurs sommes ne seraient jamais que des jetons, de même, malgré tous leurs raisonnements, les conclusions des philosophes ne sont jamais que des mots. En d’autres termes, les systèmes

des philosophes, loin de clarifier la métaphysique, ne servent qu’à frapper l’imagination par le détail ou par l’audace des conclusions auxquelles ils conduisent. Ils séduisent l’esprit par de fausses lueurs d’évidence, et contribuent à maintenir les hommes et leurs disputes métaphysiques dans la violence et dans la passion. Avec les Lumières, la critique des systèmes et de l’esprit de système se développe de manière radicale et atteint son acmé dans le Traité des systèmes, de Condillac, paru en 17492. Il y distingue trois sorte de systèmes : les systèmes qui ont pour principes des maximes générales et abstraites telles : « Le tout est plus grand que la partie » ou « Une proposition et son contraire ne peuvent être vraies en même temps » ; ceux qui ont pour principes des suppositions ; et, enfin, ceux qui ont pour principes des faits bien constatés. Seuls les systèmes de cette troisième sorte ont une légitimité. Quant aux systèmes abstraits, leur défaut est de reposer sur des principes si évidents qu’ils peuvent fonder n’importe quel raisonnement. Du reste, Condillac remarque que la valeur que les philosophes attribuent à ces principes est si grande qu’ils se sont attachés a les multiplier et à multiplier les systèmes qu’ils permettaient de construire. Les métaphysiciens se sont particulièrement distingués en ce point : Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche ont bâti, chacun à l’envi, des systèmes. Ces penseurs représentent, pour les Lumières, la figure du philosophe métaphysicien qui prétend, en mettant en oeuvre un appareil démonstratif, réduire l’univers à un système et en fournir les principes explicatifs. Ils incarnent l’esprit de système qui emprunte la langue des géomètres pour garantir, du sceau de la certitude, des propositions indécidables (l’Éthique de Spinoza, écrite more geometrico, est une des cibles privilégiées de cette critique). L’esprit de système est aussi répudié dans son objet : la notion de système avait déjà été fortement ébranlée par Locke, Bayle et par tout un mouvement de pensée émanant des milieux scientifiques de la Société royale de Londres et de l’Académie royale des sciences de Paris (Fontenelle considère, par exemple, que toute construction de système en physique est prématurée) ; Condillac lui assène le dernier coup. Tout système n’est pas rejeté, mais les bons systèmes ne sont pas encore construits, ce sont ceux qui substitueront aux hypothèses et aux conjectures des faits et des observations. Cependant, une figure d’exception échappe à cette critique : c’est Newton. Son système du monde est le paradigme des bons systèmes, car Newton a pour mérite de ne reconnaître comme vraie physique que celle qui s’appuie sur les expériences et qui les éclaire par des raisonnements exacts et précis, et non par des explications vagues. À l’encontre de Descartes, figure de l’esprit de système, qui construit un roman de la nature, il symbolise le nouvel esprit scientifique que les Lumières appellent l’« esprit systématique » ou l’« esprit philosophique ». Dans l’article « Système » de l’Encyclopédie, d’Alembert reconnaît ce sens positif au système du monde

de Newton, et développe le sens également positif du terme dans le domaine de l’astronomie 3. Il définit le système comme la supposition d’un certain arrangement des différentes parties qui composent l’Univers, d’après laquelle les astronomes expliquent tous les phénomènes ou apparences des corps célestes, et décrit les trois systèmes principaux qui ont partagé les philosophes dans l’astronomie, à savoir le système downloadModeText.vue.download 1028 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1026 de Ptolémée, le système de Brahe et le système de Copernic. D’Alembert conclut en disant que les lois de Kepler, unifiées par Newton dans son système du monde, renversent définitivement le système de Brahe et confirment celui de Copernic. Au XXe s., les mathématiciens font du système formel un concept essentiel de l’axiomatisation. Cavaillès 4 et Tarski définissent le système formel comme un groupement hiérarchique d’assemblage de signes ou de formules complètes tel qu’à partir de certaines d’entre elles (en nombre fini ou infini) considérées comme valables on en puisse obtenir d’autres, grâce à des procédés fixés une fois pour toutes. Le XXe s., avec l’essor de la cybernétique et des neurosciences, a aussi vu apparaître une nouvelle science qu’on appelle la « systémique » et qui est la théorie des systèmes complexes. Véronique Le Ru ✐ 1 Locke, J., An Essay concerning Human Understanding (1690), trad. de la 4e édition anglaise par Pierre Coste (« Essai philosophique concernant l’entendement humain »), Amsterdam, chez Henri Schelte, 1700, repris par Vrin, Paris, 1983. 2 Condillac, É. (de), Traité des systèmes, Paris, 1749, rééd., Fayard, 1990. 3 Alembert, J. (d’), « Système » (1765), in Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers (t. XV), éditée par d’Alembert et Diderot, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., 1751-1780. 4 Cavaillès, J., Méthode axiomatique et formalisme, Hermann, Paris, 1981. ! MÉTAPHYSIQUE, PHILOSOPHIE

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T TABOU De l’anglais taboo (Voyage de Cook, 1777), du polynésien (Tonga) tabu, et tapu, « interdit », « sacré ». En allemand : Tabu. ANTHROPOLOGIE Interdit d’origine religieuse qui structure en profondeur les échanges d’un individu à son groupe, qui préserve l’identité culturelle collective et l’organisation sociale. Typiquement et principalement : le tabou de l’inceste qui est à l’origine des règles complexes des rites qui définissent le mariage. Fabien Chareix ✐ Lévi-Strauss, C., La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, Ch. 6, pp. 127 et suiv. Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1971, pp. 1-28. PSYCHANALYSE « Le tabou est un acte prohibé, vers lequel l’inconscient est poussé par une tendance très forte. »1 Les cérémoniaux et les prescriptions tabous – qui coïncident point par point avec les symptômes des névrosés obsessionnels 2 – trouvent leur origine dans l’ambivalence, originelle, de l’affectivité humaine. La signification, double, du mot (impur / sacré) l’atteste : « Le mot tabou lui-même est un mot ambivalent 3 ». Le roi, le chef, le prêtre, les morts sont vénérés et exécrés, aimés et haïs. Le conflit affectif trouve une issue dans la projection de l’hostilité – dont on ne veut rien savoir. Celui qui est tabou ne doit pas être approché car entrer en contact avec lui entraînerait la – sa / notre – mort. Mais le refoulement de la haine a aussi pour corrélat une exagération démesurée (formation réactionnelle) des préventions qui visent, apparemment, à protéger la personnalité taboue, et lui rendent en fait la vie impossible – jusqu’à la mort parfois. La formation de compromis tend à la satisfaction du souhait : les cérémoniaux « se mettent de plus en plus au service du souhait [haineux] et se rapprochent de plus en plus de l’action primitivement prohibée » 4. Les prohibitions taboues se résument aux deux lois fondamentales du totémisme, qui sont les interdits oedipiens : ne pas tuer l’animal totem (le père), ne pas avoir de relations

sexuelles avec un individu appartenant au même totem (la mère). ▶ Freud affirme que l’impératif catégorique kantien relève de la dynamique taboue : s’il procède de la rationalité, il doit être efficient de façon automatique, par la magie de l’impératif. Par ailleurs, les tabous thématisent toutes les modalités du souhait et de l’interdit du toucher : notre civilisation de l’emballage ne recèle-t-elle pas plus de pensée magique et taboue qu’elle ne le reconnaît ? Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W. IX, Totem et tabou, Payot, Paris, p. 44. 2 Freud note que la névrose obsessionnelle aurait pu aussi bien s’appeler « maladie du tabou », ibid., p. 37. 3 Ibid., p. 81. 4 Ibid., p. 42. ! AMBIVALENCE, DÉFENSE, DÉNI, FÉTICHISME, MAGIE, MASSES (PSYCHOLOGIE DES), MEURTRE, NÉVROSE, PERVERSION, PHALLUS, PSYCHOSE TALENT Du grec talanton, « plateau de balance », « poids indéterminé », « somme pesée en or ou en argent ». ESTHÉTIQUE Aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique, tantôt considérée comme disposition naturelle, tantôt comme capacité acquise ; en d’autres termes, soit le talent dépend d’un travail, d’une discipline, d’un apprentissage, soit il relève du génie et s’identifie à un don. Le latin talentum désigne originellement une monnaie. Par exemple, dans la parabole de Matthieu 1, le maître donne des talents à ses serviteurs ; les deux premiers font fructifier leur argent tandis que le troisième enfouit le sien en terre. Selon la parabole, la valeur du talent réside dans l’usage. Le talent suppose une activité. Il consiste en une aptitude particulière downloadModeText.vue.download 1030 sur 1137

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à exercer une technique, à utiliser un savoir ou à pratiquer un art d’une manière réussie. Dans le domaine artistique, le talent a, pendant longtemps, été assimilé au métier. Il se réalise dans la haute qualité technique du travail bien fait, la sûreté dans l’utilisation des ressources de l’art, la pratique assidue et l’originalité dans la manière de tirer ingénieusement parti d’une forme expressive pour en résoudre les problèmes. Le talent est alors solidaire du style et d’une manière personnelle à l’artiste d’individualiser le savoir-faire. Aussi permet-il de concevoir un statut propre des beaux-arts. Poussin 2 affirme que l’origine du style réside dans un génie particulier du peintre en ce qui concerne l’usage de ses idées. Le talent devient une affaire de nature de l’esprit dès qu’il est associé au génie de l’artiste, ce qui lui permet, selon Kant, de rejoindre l’ingenium : le génie est une disposition innée de l’esprit comme ingenium – un talent – par laquelle la nature donne à l’art ses règles 3. Le talent est une faculté productive innée de l’artiste, un don de la nature qui est un pouvoir de produire des oeuvres d’art selon des règles inédites. Kant souligne alors une conception de la création artistique dans laquelle l’activité humaine tient à l’élément inné de créativité, de capacité à dépasser et à transformer le donné. Le talent est originalité, il est incommunicable, singulier puisqu’il se développe dans la solitude créatrice de l’oeuvre géniale. La philosophie de Kant témoigne d’une inflexion dans la conception du talent : loin du métier et proche du génie, du mystère, du don. Lorsque Valéry 4 écrit sur les peintres Degas, Corot ou Manet, il cherche à approcher leur talent par une analyse de l’originalité de leur manière de peindre ; la création suppose une puissance de décision, une sorte d’instinct de l’action picturale. Le talent du grand peintre tient en une capacité singulière de faire correspondre un vouloir et un pouvoir, une idée et un acte selon une nécessité qui est celle de la création. Le talent, selon le mot de Valéry au sujet de Manet, n’est plus seulement ce qui définit le génie. Il consiste à produire un chef d’oeuvre doté de « résonance », c’est-à-dire capable d’imposer au spectateur une sensation singulière de poésie, un ravissement tellement intense que l’art même de la peinture se fait oublier pour devenir abstrait, porté uniquement par sa capacité de résonance. Le talent est alors un élément non définissable qui ne vaut que par son effet : le ravissement qu’il procure. ▶ Si la proximité exprimée à partir de Kant entre talent et génie explique quelque chose de la force de la création, ne risque-t-elle pas de masquer une dimension plus sociale du talent que la relation au métier mettait en avant ? Le talent est aussi une vertu sociale. Il suppose un apprentissage de normes qui permettent d’identifier l’individu talentueux. Le talent peut être associé à la prouesse, au mot d’esprit, à des

domaines qui font fi de la solitude du génie et supposent une reconnaissance sociale immédiate. Fabienne Brugère ✐ 1 Bible, Évangile selon Matthieu, XXV, 14 sq. 2 Poussin, N., Lettres et propos sur l’art, éd. A. Blunt, Hermann, Paris, 1989, p. 183. 3 Kant, I., Critique de la faculté de juger (1790), § 46-49, trad. J. R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J. M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985. 4 Valéry, P., « Triomphe de Manet » (cit. p. 1333), in Pièces sur l’art, OEuvres, t. II, Gallimard, Paris, 1960. ! BEAUX-ARTS, GÉNIE, NORME TAUTOLOGIE Du grec toutos, « le même », et logos, « discours ». LOGIQUE Se dit de toute proposition qui répète la même chose, tel un truisme du type A est A. Le sens technique contemporain fut introduit par Wittgenstein pour qualifier les lois logiques 1. Est tautologique une proposition valide par sa seule forme, indépendamment des valeurs de vérité des propositions élémentaires qu’elle contient. Inconditionnellement vraies, ces tautologies sont vides de contenu [sinnlos] : « Je ne sais rien du temps qu’il fait, par exemple, lorsque je sais : ou il pleut ou il ne pleut pas ». D’où la loi du tiers exclu A v ¬A. La négation d’une tautologie est une antilogie : fausse dans tous les cas. ▶ Depuis Descartes au moins, il était de bon ton de dénoncer la « stérilité » de la logique formelle au nom du caractère « tautologique » (non informatif) de ses propositions. Or les tautologies dont se compose la logique ne sont en rien triviales et fournissent au contraire les règles d’inférence du discours rationnel. Par exemple, la tautologie [A ! (B . ¬B)] ! A énonce la structure du raisonnement par l’absurde. Le fait que les tautologies ne disent rien du monde ne veut en rien dire qu’elles soient inutiles.

Denis Vernant ✐ 1 Wittgenstein, L., Tractatus logico-mathematicus, trad. Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, 4.46 à 4.464. ! LOI, VALIDITÉ TECHNIQUE Du grec tekhnê, « art, métier ». GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Ensemble des procédés d’un art. d’une science ou d’un métier pour produire une oeuvre ou obtenir un résultat déterminé. Le sens du terme, pris comme adjectif, s’oppose à commun, général, courant : est technique ce qui appartient à un domaine particulier et spécialisé de l’activité ou de la connaissance. La référence du terme est d’ordre méthodologique et opérationnel : une technique est ce qui obtient, par ses résultats, le succès escompté. Depuis la fin du XVIe s., les techniques ont pris leur point de départ dans des connaissances scientifiques. Auparavant, il existait des techniques davantage reliées à des savoir-faire qu’à des connaissances théoriques. Les Grecs et les Romains savaient faire des ponts, mais leurs connaissances techniques n’étaient que très sommairement et, parfois, pas du tout reliées à des connaissances scientifiques. Même si les Grecs, contrairement à une représentation convenue, étaient loin de mépriser la tekhnê, il n’en reste pas moins que le domaine de la tekhnê se distingue nettement de celui de l’épistémé, c’est-à-dire de la science ou du savoir théorique. C’est avec Galilée que la conception de la science change : Galilée est à la fois savant et ingénieur à Padoue, il construit des machines efficaces et résistantes, mais il est aussi un très grand savant qui marque historiquement et théoriquement une nouvelle manière de penser la physique à partir des machines. Ce n’est donc que récemment (depuis trois ou quatre siècles) que la technique et la science sont dans une dépendance réciproque : les principes de la rationalité technique sont les downloadModeText.vue.download 1031 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1029 mêmes que ceux de la pensée scientifique, parmi lesquels les principes d’économie et de simplicité, qui conduisent à poser sans cesse la question de l’optimisation : comment obtenir le résultat cherché au meilleur coût. Mais, aux époques antérieures ou dans les civilisations dites primitives, la technique n’est pas guidée par la science. On est pourtant tenté, d’un côté, de parler d’une rationalité des techniques magiques, par

exemple, dans la mesure où elles sont l’application cohérente de certains principes. Mais, d’un autre côté, non, car ceux-ci sont contraires aux principes des connaissances positives, et le résultat obtenu par ces techniques ne correspond pas au succès espéré ou, parfois même, est un échec. Cela conduit à penser que le caractère vérifiable des succès d’une pratique, indépendamment de la nature de ses principes, est le critère pour distinguer une pratique d’une technique. Une pratique même purement empirique, si elle est efficace, aurait ainsi le statut d’une technique, ce qui est une manière de renouer avec la généalogie des techniques. L’homme a, en effet, d’abord inventé les techniques pour survivre. Cependant, l’homme s’est aussi inventé lui-même en inventant les techniques : le genre Homo, c’est d’abord un genre d’Homo faber, qu’il soit Homo habilis ou Homo sapiens sapiens. En effet, l’outil reste, pour l’instant, un des critères de distinction de l’australopithèque et de l’Homo habilis. Cela est confirmé par les analyses du préhistorien Leroi-Gourhan, pour qui l’avènement d’une « conscience » proprement humaine se situerait du côté de ses productions techniques 1. Véronique Le Ru ✐ 1 Leroi-Gourhan, A., Le Geste et la Parole, Albin Michel, Paris, 1964. Voir-aussi : Ellul, J., La Technique ou l’enjeu du siècle, PUF, Paris, 1958. Goffi, J.-Y., La Philosophie de la technique, PUF, Paris, 1988. Simondon, G., Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1969. ! INVENTION, MÉCANISME, MÉTHODE, SCIENCE, SIMPLICITÉ TECHNOLOGIE Du grec technologia. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES Étude des outils, des procédés et des méthodes employés dans les diverses branches de l’industrie. Le terme désigne aussi l’ensemble des termes techniques propres aux sciences, aux arts et aux métiers. En ce sens général, l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de d’Alembert et de Diderot peut être considérée comme un immense traité de technologie 1. Reprenant la conception leibnizienne selon laquelle une encyclopédie, pour être complète, doit dresser le catalogue des vérités scientifiques, consigner tous les procédés des arts et des métiers, et recueillir jusqu’aux tours de main des artisans, les encyclopédistes joignent aux dix-sept volumes de textes onze volumes de planches qui sont autant de recueils précieux des outils et des machines utilisés au XVIIIe s., juste avant la révolution industrielle. La finalité de l’ouvrage est de rendre

la philosophie populaire, c’est-à-dire de rendre accessibles au public les progrès effectués dans les sciences, arts et métiers quels qu’ils soient, ce qui peut être l’origine et l’occasion de nouvelles découvertes et inventions. Diderot déclare toutefois que les articles de mécanique, par exemple, n’apporteront rien au savant mécanicien, mais qu’il pourra trouver, dans l’ouvrage, l’état du savoir et des techniques dans tel ou tel domaine qui n’est pas le sien. Depuis deux siècles, on assiste à une mécanisation de plus en plus poussée des rapports de l’homme au monde et à des progrès techniques vertigineux à la fois dans le traditionnel monde des sciences, des arts et des métiers, et dans ce qu’on appelle le monde des nouvelles technologies, qui concernent essentiellement l’information et la communication (servomécanismes, cybernétique, informatique). ▶ Si, comme Habermas 2 et Marcuse 3 l’affirment, ces progrès s’accompagnent d’une idéologie de la science et de la technique, qui vise à promouvoir, sous couvert de neutralité et d’inexorabilité des progrès scientifiques et techniques, une idéologie de l’opérationnel, il est clair que l’enjeu principal des nouvelles technologies est d’ordre éthique. Les nouvelles technologies, pour ne pas perdre précisément le sens encyclopédique de la technologie, doivent aussi se donner pour objet d’apprendre au public à contrôler ces nouveaux outils et à ne pas confondre, par exemple, information et connaissance. Car penser qu’Internet suffit à rendre les hommes maîtres de leurs rapports au savoir et aux connaissances, c’est verser dans un vain et dangereux optimisme et oublier aussi bien la pensée d’Aristote que de Leibniz, qui soulignent qu’il est inutile d’avoir lu tous les recueils d’ordonnance pour devenir médecin, de même qu’il est inutile de connaître toutes les rues de Londres si l’on demeure à Paris. C’est dans cette réflexion sur les critères de distinction entre techniques d’accès à la connaissance, connaissance et fonction de la connaissance que se joue le nouveau sens du terme « technologie ». Véronique Le Ru ✐ 1 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, éditée par d’Alembert et Diderot, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., 1751-1780. 2 Habermas, J., La Technique et la science comme « idéologie », trad. J. R. Ladmiral, Gallimard, Paris, 1973. 3 Marcuse, H., L’Homme unidimensionnel, trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968. Voir-aussi : Ellul, J., le Bluff technologique, Hachette, Paris, 1987. ! CONNAISSANCE, SCIENCE, TECHNIQUE TÉLÉOLOGIE

Du grec telos, « achèvement », « fin », « but », et logia, « théorie », de logos, « discours ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Science des causes finales. La physique aristotélicienne analyse chaque être naturel à l’aide de quatres causes 1. La dernière est la cause finale, qui s’adosse au mécanisme présent dans les trois premières : matérielle, formelle et efficiente. Quoique pensée dans le cadre d’une physique au sens large, qui inclut tout autant le mouvement naturel des astres que celui des corps lourds (possédant donc un désir d’atteindre leur lieu – c’est-à-dire leur place dans l’ordre du monde), cette physique ne peut être réellement dite téléologique (le terme est attesté très tardivement en français et son équivalent grec manque) car il lui manque l’affirmation d’un dessein général de la nature vers un but final. Il lui manque, si l’on veut, l’assignation précise d’une Providence à satisfaire dans un système complet de la nature. C’est bien Aristote, cependant, qui sera nommé lorsqu’une downloadModeText.vue.download 1032 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1030 source des téléologies classiques devra être exhibée par ses tenants ou par ses adversaires. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Métaphysique A, Trad. Tricot, Vrin, Paris, 1970. ! ARISTOTÉLISME, ÊTRE, FINALISME MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE, MORALE, BIOLOGIE Étude de la finalité en général, examen des causes finales et par extension doctrine philosophique qui admet les causes finales. Depuis Kant, on distingue la téléologie physique, comme étude de la finalité dans la nature, et la téléologie morale, comme étude des fins humaines. Mais c’est surtout relativement à l’interprétation de la nature et particulièrement aux sciences du vivant que le terme est employé. De façon significative, une des premières fois où le terme est attesté en français, dans l’Encyclopédie (1765), coïncide avec sa réfutation comme science des causes finales. C’est que la science moderne, telle qu’elle s’est mise en oeuvre depuis le XVIIe s., suppose la mise à l’écart de la considération de la finalité. Il faut demander comment la nature opère, et non pourquoi. La téléologie est discréditée, comme toute la science

aristotélicienne, pour son anthropomorphisme, et laissée aux théologiens qui déchiffrent dans la nature la manifestation des desseins divins (c’est la physico-théologie). Kant, dans la Critique de la faculté de juger 1, justifie la mise à l’écart de la téléologie des sciences de la nature. Elle ne peut fournir aucune connaissance : elle ne ressort pas de la faculté de juger déterminante, mais de la faculté de juger réfléchissante. Cependant, en tant que telle, elle peut être réhabilitée comme guide pour l’entendement humain ou principe d’intelligibilité. Le principe téléologique en particulier est nécessaire pour concevoir la possibilité des êtres organisés et tout ce qui semble témoigner d’une finalité interne. En réalité, il apparaît que la science du vivant n’a jamais pu se passer entièrement de considérations téléologiques, dans la mesure même où, comme C. Bernard le souligne en 1865, « les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s’associant ou se combinant pour un but final commun 2 ». Or c’est la compréhension de ces phénomènes simples et de leurs combinaisons qui fait l’objet d’étude du biologiste. De même, l’étude des mécanismes de reproduction suppose la considération de l’être vivant comme tout agencé pour cette fin. ▶ La biologie du XXe s. a forgé des outils qui, tenant compte de la spécificité du vivant, permettent de surmonter la contradiction impossible de la téléologie et du mécanisme. J. Monod 3 pour dire ces phénomènes liés à la téléologie (auto-organisation du vivant, invariance dans la reproduction) dont la description n’emprunte plus à la métaphysique ancienne, forge le terme de téléonomie. F. Jacob, pour sa part, mettant en valeur la notion de programme génétique, préfère parler d’un nouvel âge du mécanisme : « Longtemps le biologiste s’est trouvé devant la téléologie comme auprès d’une femme dont il ne peut se passer, mais en compagnie de qui il ne veut pas être vu en public. À cette liaison cachée, le concept de programme donne maintenant un statut légal. 4 » Colas Duflo ✐ 1 Kant, I., Critique de la faculté de juger, 2e partie, « Critique de la faculté de juger téléologique ». 2 Bernard, C., Introduction à la médecine expérimentale, Flammarion, Paris, 1984, p. 136. 3 Monod, J., Le Hasard et la nécessité, Paris, 1970. 4 Jacob, F., La Logique du vivant, une histoire de l’hérédité, Gallimard, Paris, 1970, p. 17. Voir-aussi : Canguilhem, G., La Connaissance de la vie, Vrin, Pa-

ris, 1965 ; Le Normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966. ! CAUSE, FINALITÉ, FINALISME, JUGEMENT, JUGEMENT RÉFLÉCHISSANT, ORGANISME, VIE TÉLÉOSÉMANTIQUE Calque de l’anglais teleosemantics. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, BIOLOGIE Approche de l’intentionnalité des états mentaux, qui propose de définir une représentation comme un état interne ayant pour fonction de covarier avec certains états de l’environnement. Les principaux promoteurs de cette approche sont F. Dretske 1 et R. Millikan 2. La notion de fonction en jeu peut soit être assimilée directement à la notion de fonction biologique telle que la définit la théorie de la sélection naturelle, soit faire intervenir une idée de sélection par apprentissage individuel, constituant un analogue de la sélection naturelle. Le concept de fonction téléologique rend possible une distinction entre ce qu’un état est censé faire et ce qu’il fait effectivement. Cette distinction est exploitée pour rendre compte de la normativité des représentations et expliquer la possibilité de méprise représentationnelle (le fait qu’une représentation puisse être appliquée à tort sans que sa signification soit altérée), ce que ne permet pas une théorie simplement causale, selon laquelle une représentation représente ce qui la cause. L’objection principale à laquelle s’expose la téléosémantique est que l’attribution d’une fonction est toujours relative à un choix interprétatif : comme le souligne Dennett 3, le biologiste ou le téléosémanticien choisissent d’interpréter de telle ou telle manière les raisons qui président au processus de sélection. Faute d’un tel choix interprétatif, la téléosémantique ne permettrait pas d’attribuer un contenu déterminé aux états mentaux, mais, en faisant ce choix, la télésémantique doit renoncer à l’idée que le contenu correspond à une propriété intrinsèque de l’état considéré, puisqu’il est relatif à l’interprète.

Élisabeth Pacherie ✐ 1 Dretske, F., Explaining Behavior, Cambridge (MA), MIT Press, 1988. 2 Millikan, R., Language, Thought and other Biological Categories, Cambridge (MA), MIT Press, 1984. 3 Dennett, D., La Stratégie de l’interprète, trad. P. Engel, Paris, Gallimard, 1990. Voir-aussi : Jacob, P., Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Paris, Odile Jacob, 1997. Proust, J., Quand l’esprit vient aux bêtes, Paris, Gallimard, 1997. ! CONTENU, ÉVOLUTIONNISME, INTENTIONNALITÉ, REPRÉSENTATION downloadModeText.vue.download 1033 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1031 TEMPÉRANCE Du latin temperantia. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Une des quatre vertus cardinales qui consiste en la modération des désirs. L’éloge de la tempérance et la défiance à l’égard de la démesure (hybris) caractérisent déjà la pensée présocratique. Platon définit la tempérance (sophrosunè) comme « une sorte d’ordre (cosmos) et d’empire (enkrateia) sur les plaisirs » 1. Cette définition présuppose un dualisme intrapsychique, source possible de conflits internes. Cette vertu morale est aussi politique, puisque l’homme individuel est semblable à une petite cité. Elle désigne dans les deux cas l’harmonie d’un tout dont les parties s’accordent pour que la meilleure commande. Aristote opère une triple réduction de la notion par rapport à Platon : il la cantonne dans un usage exclusivement moral ; il n’y voit qu’un contrôle des plaisirs « que l’homme possède en commun avec les animaux »2 ; il la dissocie de la maîtrise de soi (enkrateia) en laquelle il ne voit pas une vertu 3.

Saint Thomas d’Aquin, considérant – après Aristote – que la tempérance ne concerne que l’homme individuel, l’estime inférieure aux autres vertus cardinales 4, mais rejoint la thèse platonicienne selon laquelle la présence d’une vertu appelle celle de toutes les autres. Sylvie Solère-Queval ✐ 1 Platon, République, IV, 430 e ; Gorgias, 491 d. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 13. 3 Ibid., VII, 1. 4 Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, II, 2, q ; 141, a ; 8. ! JUSTICE, VERTU TEMPORALISATION En allemand : Zeitigung, de zeitigen, « mûrir », et de Zeit, « le temps ». PHÉNOMÉNOLOGIE Utilisé par Husserl, Fink, Landgrebe et Heidegger, « temporalisation » est un terme forgé en français pour rendre compte du devenir temporel de la conscience ou de l’ego et, plus précisément, de la constitution dans le temps de ce dernier 1. À la différence du terme courant qui traduit Zeitigung, « mûrissement », les phénoménologues ont voulu maintenir dans sa racine le concept de temps 2 et 3, pour éviter une inflexion psychologisante ou biologisante. Le terme désigne le processus par lequel je suis constitué par le temps bien davantage que je ne peux effectivement le constituer. Aussi ne s’agit-il pas tant de montrer que les objets connus par l’ego sont des objets qui s’inscrivent dans le temps parce qu’ils sont activement constitués par lui, que de révéler la constitution passive, sédimentée et habituelle de moimême en tant que sujet que le temps fait en le façonnant 4. Natalie Depraz ✐ 1 Fink, De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1974. 2 Husserl, Autour des Méditations cartésiennes (1929-32), Grenoble, Millon, 1998. 3 Heidegger, Être et temps, Paris, Authentika, 1985. 4 Landgrebe, Faktizität und Individuation, Hamburg, Meiner, 1982. ! MONDE

TEMPORALITÉ En allemand : Zeitlichkeit ; Temporalität. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Chez Heidegger, concept définissant l’horizon de compréhension du sens de l’être : la temporalité (Zeitlichkeit) est le sens ontologique du souci comme être du Dasein ; l’être-temporal (Temporalität) est le sens de l’être en tant que tel. L’analytique existentiale vise à dégager la temporalité ekstatico-horizontale du Dasein se temporalisant vers l’avenir. En se comprenant à partir de la mort comme sa possibilité la plus haute, le Dasein est essentiellement à venir. Or, il doit assumer son être-jeté et sa facticité, son pouvoir-être étant son passé qu’il ne peut assumer qu’en anticipant sa fin. Anticiper son avenir fini, c’est donc pour lui revenir sur son avoirété, de sorte qu’il puisse rendre présent l’étant qu’il rencontre dans le monde ambiant. La temporalité originaire est ainsi le phénomène unitaire de l’avenir ayant-été-présentifiant comme hors-de-soi originaire qui rend possible non seulement la résolution, mais aussi l’ensemble des existentiaux. Elle fonde le partage entre l’authentique et l’inauthentique et on peut réinterpréter à la lumière de la temporalité ekstatico-horizontale la quotidienneté et les modes d’être du Dasein repris dans l’unité structurelle du souci. L’avenir authentique est le devancement assumant son pouvoir-être fini, alors que l’avenir inauthentique est le s’attendre se comprenant à partir de ce dont il se préoccupe. À l’avenir authentique correspond un passé authentique, qui est la répétition, et un passé inauthentique, qui est l’oubli, ainsi qu’un présent authentique, qui est l’instant de la résolution, et un présent inauthentique, qui est le présentifier de l’irrésolution. L’élucidation de la temporalité permet de fonder non seulement celle de l’historialité, mais aussi celle de l’intratemporalité propre à la préoccupation, fondant le temps du monde comme temps datable, public et calculable. Ce temps à l’intérieur duquel se rencontre l’étant intramondain, accessible par des horloges, est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur, tel qu’il est explicité par Aristote. Telle est l’origine du concept vulgaire du temps comme suite indéfinie de maintenant, qui régit la conception métaphysique de la temporalité.

▶ Si la temporalité fonde la structure ontologique du dasein, l’être est également en lui-même temporal et l’on passe alors de la temporalité (Zeitlichkeit) du Dasein à la Temporalität de l’être, le temps constituant l’horizon transcendantal de toute compréhension de l’être. Il est ainsi une priorité de la temporalité de l’être comme temporalité originaire sur celle du Dasein, autorisant un tournant dans la pensée. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 65 à 68, Tübingen, 1967. Heidegger, M., Grundprobleme der Phänomenologie (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie), Frankfort, 1975. ! DASEIN, DESTRUCTION, ÊTRE, HISTORIAL, RÉSOLUTION, TOURNANT downloadModeText.vue.download 1034 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1032 TEMPS Du latin tempus, dont la racine donnait tempus et templum., elle-même venant d’une racine grecque qui a donné témnô, « couper, découper » ; tomè, que l’on retrouve dans « coupure ». En latin, cette filiation a donné plusieurs sens principaux qui se retrouvent en français : la division de la durée ou moment, l’époque, l’occasion favorable, la situation ou la conjoncture. En grec, Kronos. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Succession selon l’avant et l’après, qui constitue la dimension non spatiale de tout changement. – Selon Platon et Plotin, « image mobile de l’éternité » 1. – Selon Aristote, « nombre du mouvement selon l’avant et l’après » 2. – Selon le stoïcien Chrysippe, « extension du mouvement, en fonction de laquelle on parle de mesure de la rapidité et de la lenteur ; ou encore extension qui accompagne le mouvement du monde » 3. – Associé à la vie de l’âme, le temps est, selon Plotin, « la longueur d’une telle vie, qui avance selon des changements réguliers et uniformes »4 et, selon Augustin, la « distension de l’esprit » (distensio animi5). La notion de temps est liée à la perception du changement et de la succession 6. Ainsi, l’un des plus anciens sages de la Grèce, Anaximandre, dans l’unique fragment qui nous soit conservé de lui, parle de « l’ordre du temps » comme de la loi

à laquelle les choses sont soumises 7. Mais, comme l’un des points de référence pour la perception et la mesure du temps sont les mouvements du soleil et du ciel, et « comme tout est dans le temps et dans la sphère du tout », les Grecs ont souvent identifié le temps au mouvement de l’univers, voire à la sphère de l’univers elle-même 8. La première thèse est attribuée par la tradition à Platon, et la seconde à Pythagore 9. La première thèse ne se trouve pourtant pas dans le Timée, de Platon. Certes, celui-ci y décrit le caractère mobile du temps en l’opposant à l’immobilité de l’éternité, dont il est l’image « qui avance éternellement selon le nombre » 10, mais il n’identifie pas le temps au mouvement de l’univers. Cette conception s’inscrit, chez Platon, dans le cadre plus général de l’opposition de l’intelligible comme être immuable et du devenir soumis au flux. Elle a pour conséquence qu’il considère le temps comme « né avec le ciel » 10. Comme le temps peut être mesuré par divers moyens (clepsydres, cadrans solaires), de même que les surfaces peuvent l’être par un instrument gradué, le temps en vient à être conçu comme un nombre. Cette conception, déjà évoquée par Platon, est explicitement développée par Aristote, dont les analyses constituent la première tentative d’explication physico-mathématique du temps 11. Aristote montre, en effet, que le temps ne peut pas être le mouvement, mais seulement « quelque chose du mouvement ». Et, comme l’une des caractéristiques du temps est qu’il est plus ou moins grand, le temps est une grandeur. C’est un « nombre nombré », et non un nombre nombrant, c’est-à-dire que le temps est ce qui est décompté par le mouvement : par exemple, le temps est le nombre décompté par un certain mouvement sur un cadran solaire. En outre, ce nombre, contrairement à la quantité de lieu parcourue dans un mouvement (distance), est le nombre ordinal de ce mouvement selon la succession de l’avant et de l’après 12. La possibilité de mesurer le temps pose un problème qui lui est commun avec le lieu : le temps est-il continu et divisible à l’infini, ou est-il composé de quantités de temps indivisibles ? Ce problème avait été soulevé par certains arguments de Zenon d’Élée, montrant que, si le temps est composé d’instants, il est immobile. Aristote résolvait ce paradoxe en soutenant que le temps n’est pas composé d’instants 13. La conception stoïcienne du temps est, comme celle d’Aristote, une conception physique d’un temps de l’univers. Mais les stoïciens ont abandonné les aspects mathématiques de la conception d’Aristote, et définissent seulement le temps comme l’extension d’un mouvement. Contrairement aux aristotéliciens, qui avaient rejeté la conception d’un temps cyclique 14, les stoïciens ont soutenu la thèse d’un temps pé-

riodique 15, lié à leur doctrine de l’éternel retour. À côté de ces tentatives de compréhension physico-mathématique du temps, la conscience intime du temps a conduit aussi à l’associer étroitement à l’âme : la question d’Aristote (« On peut se demander si le temps existerait ou non, s’il n’y avait pas d’âme » 16) reçoit chez Plotin et chez saint Augustin une réponse négative, mais pour des raisons différentes : reprenant l’opposition platonicienne du temps et de l’éternité, Plotin soutient que le temps est engendré par l’« affairement » de l’âme et par son mode de vie propre, qui produit ses actes dans la succession 17 ; saint Augustin, comprenant le temps, à l’instar d’Aristote, comme ce qui est mesuré, souligne que seul l’esprit est capable de mesurer, et que c’est donc dans l’esprit que le temps est mesuré. L’analyse est célèbre 18. Un son, pendant qu’il résonne, s’étend en un « espace de temps », dont on peut indiquer la quantité, mais à condition que ce soit une quantité achevée, c’est-à-dire que nous le saisissions du début à la fin, car tant qu’il n’est pas achevé nous ne pouvons le comparer à quoi que ce soit. Mais, d’autre part, lorsqu’il est achevé, il n’est plus ; or, seul ce qui est peut être mesuré. Ce n’est donc pas le son en lui-même que je mesure. En outre, lorsque je compare entre elles deux durées, comme une syllabe brève et une syllabe longue, ni le mesurant ni le mesuré ne sont plus lorsque je les rapporte l’un à l’autre. Par conséquent, ce que je mesure, et ce avec quoi je mesure, c’est quelque chose qui s’est déposé dans ma mémoire et que je me rappelle : c’est l’impression faite par les choses qui, demeurant présente dans l’âme, peut être mesurée, parce que l’âme ouvre en soi l’espace de temps dans lequel cette durée est conservée comme telle. De même évaluons-nous, par anticipation, la longueur d’un son que nous voulons émettre : nous le prononçons dans l’intériorité de l’esprit, puis le confions à la mémoire pour fournir la mesure du son que nous prononçons effectivement. Le fameux exemple du chant rassemble les trois dimensions de la temporalité : le futur, à savoir les parties encore à chanter, vers lequel se tend l’esprit ; le présent, dans lequel chaque note est chantée à son tour ; le passé, à savoir

les parties déjà chantées, vers lesquelles l’esprit se tend également pour les conserver à la conscience et assurer l’unité du chant, faute de quoi nous n’aurions jamais conscience que de sensations actuelles séparées les unes des autres. Ce double mouvement vers l’avenir et vers le passé est une distension de l’esprit, accompagnée d’un recentrage dans le présent par l’attention. L’intervalle de la durée, la temporalité même, est donc ouvert au sein de l’âme par son extension permanente. Mais, de même que chez Plotin, c’est le temps comme hypostase (et non pas l’âme individuelle) qui engendre le temps du monde, de même chez saint Augustin, c’est l’esprit divin qui crée le temps. Chez l’un comme l’autre, l’association du temps à l’âme ou à l’esprit conduit à répondre de la même downloadModeText.vue.download 1035 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1033 manière que Platon à la question de son commencement : le temps a été fait avec le monde, et n’existait pas avant lui 19. La traduction des traités aristotéliciens, à partir du XIIe s., relance l’alternative entre un temps physique et un temps psychologique. Les positions sont cependant moins tranchées qu’on ne pourrait le croire : Aristote lui-même, d’une part, se demande si en l’absence d’âme il y aurait du temps 16 ; Averroès, d’autre part, développe la thèse aristotélicienne que le temps est « quelque chose du mouvement » comme signifiant que le temps est un accident du mouvement, un « être incomplet », nombre en puissance dans le mouvement, que seule l’opération de l’intellect fait être en acte 20. Cependant, c’est le mouvement qui détermine les attributs essentiels de continuité et de succession des parties selon l’ordre de l’antérieur et du postérieur. Le temps péripatéticien est un temps relatif, non pas à l’observateur, mais aux choses. Fondamentalement différent du temps newtonien, qui « coule uniformément », « sans relation à quoi que ce soit d’extérieur » 21, c’est-à-dire même si aucun mouvement ne se produit, même si aucune chose n’existe, le temps péripatéticien n’est pas un contenant universel et indépendant de son contenu, il ne passe au contraire que pour autant que passent des choses, ou plutôt il passe avec les choses, en une détermination réciproque. Ne pouvant accepter, par ailleurs, qu’il y ait autant de temps que de mouvements divers, les aristotélisants médiévaux, à la suite d’Averroès, font de la priorité accordée par Aristote à la première sphère céleste dans la mesure du temps une priorité également ontologique, car comme toute forme naturelle accidentelle, le temps a besoin d’un substrat physique. Le déplacement du premier mobile devient donc le

support existentiel du temps et entre dans sa définition 22. Cette dépendance du temps à l’égard du mode d’être des choses a également entraîné, chez les péripatéticiens, la dissociation de la notion de temps de celle de durée. Aujourd’hui, à la suite de Newton, « durée » est synonyme de « temps » 21, et désigne par essence un flux, un écoulement. Or, au Moyen Âge, il n’en est rien. La durée d’une chose est généralement définie comme la subsistance ou persévérance dans l’existence, « hors de ses causes ». Par là, elle ne consiste pas nécessairement en une succession d’états. Cela dépend, en effet, de la nature de la chose qui dure. Une dichotomie essentielle distingue les réalités permanentes des réalités successives, c’est-à-dire celles dont tout l’être peut exister simultanément, être donné à la fois, et celles dont les parties ne peuvent exister que l’une après l’autre, et jamais ensemble. À la première catégorie appartiennent les substances, qui ont en tant que telles un mode d’être qui est de demeurer dans la stabilité. Ce ne sont pourtant pas forcément des êtres inengendrés et incorruptibles. Même s’il est contingent et limité, le fait de leur existence, en lui-même, consiste en une persistance sans écoulement intrinsèque, depuis l’apparition de chacune de ces choses jusqu’à leur disparition. Seules sont intrinsèquement successives les modifications accidentelles qui surviennent (altération, augmentation / diminution, déplacement) ; par conséquent, à la seule durée de ces processus de changement convient le nom de « temps », qui désigne une succession (quant au changement substantiel, la génération et la corruption, il s’agit d’un basculement instantané23). Seule la durée du créateur est appelée « éternité » ; la durée non successive des créatures est appelée aevum (du grec aiôn). Elle est semblable à l’éternité en ce que, du point de vue de l’exister même, elle est permanente. Elle en diffère en ce qu’elle est une durée dépendante, causée et défectible. Le monde, pour la première scolastique, n’est donc pas soumis à une même et unique durée, mais est au contraire partagé entre trois durées hiérarchisées : l’éternité, l’aevum et, enfin, seulement, le temps. Ce dernier n’a sous son emprise que la moindre partie du cosmos, les êtres matériels, et encore, seulement la surface de ces choses (leurs accidents), non leur substantialité. Cependant, d’un côté, l’identification averroïste du temps aux mouvements astronomiques sera contestée avec une objection tirée de saint Augustin, qui excipait du miracle accordé à Josué selon la Bible (Jos. 10, 12) : « Le soleil était arrêté, mais le temps continuait d’aller. 24 » La thèse averroïste selon laquelle, si les mouvements célestes cessaient, le tour du potier s’arrêterait également, une pierre serait stoppée dans sa chute et toute action serait suspendue dans le monde sublunaire, sera visée dans la condamnation parisienne de 1277 et, avec elle, cette conception qui fait dépendre tout mouvement et tout temps du mouvement du premier mobile. L’opinion d’Averroès sera également attaquée d’un autre côté, en ce qu’elle fait dépendre l’être du temps de son actualisation par notre intellect ; une autre thèse censurée en 1277

(et ici, saint Augustin lui-même pourrait être concerné) est celle qui énonce que l’aevum et le temps n’ont pas de réalité en soi, mais seulement en fonction de leur appréhension par l’âme. Des théologiens, comme Henri de Gand ou Pierre de Jean Olivi, s’attacheront au contraire à défendre l’existence extramentale du temps. Ce qui leur semble en jeu, c’est la possibilité de la Création et de l’histoire du salut. Toutefois, si l’instant constitue la substance en soi du temps 25, seule la dimension toujours évanescente du présent est ainsi objectivée, et l’embarras demeure grand pour conférer une indépendance réelle au temps en y incluant les dimensions du passé et du futur. Guillaume d’Occam ouvre une voie nouvelle, en montrant que le problème a été mal posé, et en dépassant le dilemme entre réalité en soi du temps et réalité dans l’âme 26. Il évacue tout simplement la question de savoir ce qu’est le temps, si on entend par là un être du temps. Prenant à la lettre la définition aristotélicienne du temps, nombre du mouvement, Guillaume d’Occam en conclut que le temps n’est rien d’autre que ce par quoi nous mesurons un mouvement ; plus précisément, pour mesurer un mouvement, nous en utilisons un autre, et le temps n’est rien d’autre que cela : tel mouvement pris en tant qu’étalon, de même que l’« aune » n’a pas d’existence intrinsèque en dehors du bâton que l’on prend pour mesurer du tissu. Le terme « temps » « suppose pour » (a pour réfèrent) un certain mouvement, mais connote l’utilisation métrique qui en est faite. Cette connotation qu’il introduit requiert bien l’intervention de l’âme qui opère la mesure, de sorte qu’on doit dire effectivement, comme l’avait remarqué Aristote, que le temps dépend à la fois du mouvement et de l’âme. Mais Guillaume d’Occam évite la conséquence d’un statut ontologique ambigu issu de cette double relation (accident du mouvement, être en puissance mis en acte par l’âme), et la remplace par la propriété d’un terme à dénoter et à connoter. Identifié purement et simplement au mouvement, le temps est par là même libéré de son ancrage ontologique dans un mouvement particulier. N’importe quel changement pourra faire l’affaire (au besoin, une succession purement imaginée dans le for intérieur de l’âme), pourvu que sa quantité nous soit connue. Rien n’est absolument et en soi mesure, puisque ce concept n’exprime qu’une fonctionnalité cognitive, où le sujet connaissant va du moins connu au plus connu pour lui. downloadModeText.vue.download 1036 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1034 Bien qu’il considère encore l’horloge céleste comme le meilleur chronomètre de fait (connoté au premier sens par le mot « temps »), Guillaume d’Occam rend compte de la possibilité d’un artefact qui dise conventionnellement le temps (de fait, la réflexion de Guillaume d’Occam coïncide avec l’apparition,

au XIVe s., des horloges mécaniques et avec l’instauration d’un temps réglé, uniforme, urbain et économique27). Du même coup, une autre entité, l’aevum, tombe sous le rasoir de Guillaume d’Occam. Là encore, le concept clé est celui de connotation. Il n’est pas nécessaire que l’existence d’une chose permanente comprenne en sa définition réelle une succession (auquel cas elle serait une réalité successive, un mouvement). Mais son existence, en tant qu’elle persévère, connote une durée successive, à laquelle nous la rapportons pour signifier qu’elle demeure dans l’être. Il n’est pas jusqu’à l’éternité divine elle-même qui ne soit pensable de la même façon. Nous ne pouvons nous la représenter autrement que comme une durée coexistant à une succession infinie, que nous imaginons 28. Autrement dit, nous ne pouvons connaître l’éternité divine, mais nous la pensons en la projetant sur un axe temporel, un « temps imaginaire » qu’au XVIe s. les Conimbricenses qualifieront de plus universel et de plus régulier (s’écoulant toujours à la même vitesse, parce qu’il ne dépend d’aucun mouvement) que celui qui mesure le mouvement de la première sphère céleste 29. ▶ Que toute existence, en tant que présence dans l’être, ne soit concevable que dans l’horizon du temps représente une révolution à l’égard des grandes pensées scolastiques antérieures. Jean-Baptiste Gourinat, Jean-Luc Solère ✐ 1 Platon, Timée, 37 d ; Plotin, Ennéades, III, 7 (45), 1. 2 Aristote, Physique, IV, 11, 219 b 1. 3 Stobée, Anthologium, I, 106 (= Long, A. A. & Sedley, D. N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, chap. 51 B). 4 Plotin, op. cit., 11. 5 Augustin (saint), Confessions, XI, 26, 33. 6 Aristote, Physique, IV, 11, 218b20-35. 7 Anaximandre, B 1, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1988. 8 Aristote, Physique, IV, 10, 218 a 35-b20. 9 [Plutarque], Opinions des philosophes, I, 21-22. 10 Platon, Timée, 38 b.

11 Aristote, Physique, IV, 10-14. 12 Ibid., IV, 11. 13 Ibid., VI, 9. 14 [Aristote], Problèmes, XVII, 3. 15 Long, A. A., Sedley, D. N., les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 52 C. 16 Aristote, Physique, IV, 14, 223 a 22-23. 17 Plotin, op. cit., 11-12. 18 Augustin (saint), les Confessions, XI, 15-27. 19 Ibid., XI, 13, 15-16 ; 30, 40 ; Plotin, op. cit., 11. 20 Averroès, Commentaire sur la physique, IV, com. 98. 21 Newton, I., Philosophiae naturalis Principia mathematica, définitions, scholie, § I. 22 Averroès, op. cit., IV, com. 132. 23 Cf. Aristote, Physique, VI, 5, 236 a 5-7. 24 Augustin (saint), op. cit., XI, 23, 30. 25 Henri de Gand, Quodlibet III, 1. 26 Guillaume d’Occam, Quaestiones in librum secundum Sententiarum (Reportatio), II, qu. IX et X. 27 Le Goff, J., « Le temps du travail dans la “crise” du XIVe siècle : du temps médiéval au temps moderne », in Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977. 28 Guillaume d’Occam, op. cit., II, qu. VIII et XI. 29 Physique, IV, qu. 1, art. 2. Voir-aussi : Alliez, E., les Temps capitaux, t. I : Récits de la conquête du temps, Paris, 1991. Brisson, L., Meyerstein, W., Inventer l’univers, Paris, 1991. Caveing, M., Zénon d’Élée. Prolégomènes aux doctrines du continu, Paris, 1982. Flasch, K., Was ist Zeit ? Augustinus von Hippo, das XI. Buch des Confessiones, Frankfurt, 1993. Goldschmidt, V., Temps physique et Temps tragique chez Aristote,

Paris, 1982. Ibid., le Système stoïcien et l’Idée de temps, Paris, 1979. Jeck, U. R., Aristoteles contra Augustinum. Zur Frage nach dem Verhältnis von Zeit und Seele bei den antiken Aristoteleskommentatoren, im arabischen Aristotelismus und im 13. Jahrhundert, Amsterdam-Philadelphia, 1994. Lassègue, M., « Le temps, image de l’éternité chez Plotin », 107 (1982), pp. 405-418. Long, A. A., Sedley, D. N., les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, t. II, ch. 51. Madec, G., Saint Augustin et la Philosophie, Paris, 1996, ch. 12. Maier, A., « Das Zeitproblem », in Ead., Metaphysische Hintergründe der spätscholastischen Naturphilosophie, Roma, 1955. Pigler, A., Plotin, Ennéade, III, 7 [45], Paris, 1999. Porro, P., Forme e modelli di durata nel pensiero medievale, Leuven, 1996. Porro, P. (éd.), The Medieval Concept of Time. The Scholastic Debate and its Reception in Early Modern Philosophy, Leiden, 2001. Putallaz, F.-X., Imbach, R., « Olivi et le temps », in A. Boureau et S. Piron (éd.), Pierre de Jean Olivi (1248-1298), Paris, 1999. Solère, J.-L., « Postérité d’Ockham. Temps cartésien et temps newtonien au regard de l’apport nominaliste », in E. Alliez, G. Schröder, B. Cassin, G. Febel, M. Narcy (hrsg.), Metamorphosen der Zeit, München, 1999. ! ÂME, CAUSALITÉ, CRÉATION, ÉTERNEL RETOUR, ÉTERNITÉ, INTENTIO, MÉMOIRE, SUBSTANCE PHILOS. CONN., PHILOS. MODERNE, ÉPISTÉMOLOGIE Réalité équivoque, car il est à la fois une grandeur physique, symbolisée par le paramètre t (constitutive de la plupart des lois de la physique et des sciences du vivant) et la dimension intérieure de notre conscience où se déroule le cours même de notre existence, tandis qu’apparaît processivement le flux de nos vécus. Le temps investit aussi bien l’extériorité du monde que l’intériorité de notre pensée dans ce qu’elle a de plus intime. Malgré l’omniprésence envahissante du temps, les philosophes, les scientifiques comme les poètes n’ont pu parvenir à une représentation ou à une conceptualisation du temps qui fût l’objet d’un

consensus unanime. Tantôt il est conçu comme l’instance du devenir, tantôt comme le simple milieu universel du changement. Or, puisque aucune de ces deux conceptions opposées ne peut prétendre épuiser la totalité des aspects caractéristiques du temps, il est donc nécessaire d’en penser le dépassement. L’espace et le temps entrent dans la constitution de l’Univers et de tout ce qui relève de la réalité physique sous sa forme la plus générale et la plus englobante. Ce caractère général, abstrait et fuyant rend aporétique toute réflexion sur le temps, car il est toujours déjà là et nous affecte inexorablement : toute réflexion sur le temps présuppose le temps de la réflexion. Cependant, la réflexion ne se comporte pas de la même façon à l’égard de l’espace et à l’égard du temps. L’espace apparaît, du moins à notre échelle, tridimensionnel et isotrope, c’est-à-dire ayant des directions interchandownloadModeText.vue.download 1037 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1035 geables. Les déplacements dans l’espace sont réversibles : d’où un certain degré de liberté pour les mouvements et pour l’homme. Le temps, au contraire, n’a apparemment qu’une seule dimension, et les changements qui s’y déroulent sont à la fois successifs (ce qui constitue l’ordre du temps) et irréversibles (ce qui définit la direction du temps ou, comme dit Hans Reichenbach, la « flèche » du temps). Le temps est dit « anisotrope » en ce sens que la direction « passé futur » n’est pas interchangeable avec la direction « futur passé ». L’homme, engagé dans la durée, ne parcourt le temps que dans une seule direction. D’où le caractère tragique du temps qui rejaillit également sur l’espace, puisque tout déplacement dans l’espace isotrope nécessite un écoulement du temps irréversible. En ce sens, Lagneau déclarait que le temps est « la marque de mon impuissance » 1. Cet entrelacement de l’espace et du temps a pourtant masqué et banalisé le problème au point de l’escamoter depuis l’Antiquité jusqu’à la fin de l’âge classique, comme Bergson l’a clairement souligné 2. Toutefois, comme le temps est une réalité « équivoque », il convient d’élucider son équivocité afin de mieux en appréhender la nature. En effet, le temps est à la fois une grandeur physique, symbolisée par le paramètre t, constitutive de la plupart des lois physiques (qui étaient, le plus souvent dans la science classique, des équations différentielles variant en fonction du temps pris comme variable indépendante) et la

dimension intérieure de notre conscience où se déroule le cours même de notre existence, tandis qu’apparaît processivement le flux de nos vécus. C’est ce que soulignait M. Merleau-Ponty, en écrivant que le temps est surtout « une dimension de notre être » 3. Aussi, en vertu de cette équivocité ou, plutôt, de cette ambivalence, n’est-il pas étonnant qu’il soit difficile d’accorder la série des phases temporelles des vécus (passé, présent, futur) à la structure physico-mathématique (avant, instant repère, après) qui représente le temps au moyen de la droite des nombres réels), et l’instant ponctuel soit comme une coupure dans le continu, soit comme une durée évanouissante aussi petite que l’on voudra ? Certes, s’il est possible de faire coïncider le passé avec l’avant, et le futur avec l’après (dans certains cas), en revanche on ne saurait réduire le présent (Husserl parle même du « présent vivant » qui comporte une certaine épaisseur) à l’« instant infinitésimal » de la physique mathématique. En outre, la notion de présent exige et fait référence à une « présence » effective, à une perspective existentielle, à une subjectivité ouverte au monde, et à partir de laquelle s’ouvrent, pour elle, un passé et un futur ; tandis que le couple avant-après peut s’ordonner à partir d’un instant repère désigné arbitrairement n’importe où sur la droite réelle. L’un des principaux problèmes épistémologiques du temps consiste à déterminer rigoureusement la sémantique des nombres réels en parvenant à définir très précisément le ou les phénomènes physiques (périodiques et parfaitement réguliers) qu’ils dénotent. À cet égard, le temps cosmique unique, celui de l’expansion de l’Univers (dans le cadre des modèles cosmologiques de la théorie de la relativité générale), pourrait fournir une référence convenable, mais l’on ne dispose pas, à l’heure actuelle, de connaissances suffisantes sur l’estimation exacte de la constante de Hubble, ni de garantie physique sur l’uniformité de ladite expansion, depuis l’instant initial que constitue la singularité du big bang. Un autre problème épistémologique fondamental est de déterminer sur quoi repose l’irréversibilité du temps. La mécanique classique, dans la mesure où ses équations étaient toutes réversibles, était incapable de rendre compte de l’irréversibilité du temps. D’où la question de savoir quelle est la référence physique qui permet de rendre compte de la direction du temps, puisque les seules mathématiques ne peuvent en fournir une. C’est dans les phénomènes thermiques et thermodynamiques que la physique commença partiellement, au XIXe s., à rendre compte de l’irréversibilité du temps. La thermodynamique découvrit qu’il existe une dissymétrie fondamentale dans la transformation de l’énergie. Tandis qu’il est possible de transformer intégralement le travail en chaleur, il est impossible de transformer intégralement la chaleur en travail, même dans le cas d’une machine idéale et parfaite. Le premier principe de la thermodynamique (formulé par Helmholtz vers 1847) établissait la conservation de la quantité d’énergie, mais le second principe (découvert en 1824 par S. Carnot et reformulé en 1865 par Clausius) montrait que la qualité d’énergie se dégrade inexorablement, en raison de la croissance de l’entropie. La chaleur est de l’énergie mécanique dispersée, désorganisée, tandis que le

travail est de l’énergie concentrée, ordonnée, structurée. Or, la concentration est plus difficile à obtenir que la dispersion. Sir W. Thomson (lord Kelvin) vit, dans le second principe de Carnot-Clausius, une véritable loi du devenir, et Bergson, dans le même sens, déclarait : « Elle [cette loi] est la plus métaphysique des lois de la physique, en ce qu’elle nous montre du doigt [...] la direction où marche le monde. 4 » Pourtant, le problème de l’irréversibilité du temps n’était toujours pas entièrement résolu par la thermodynamique classique : en effet, si l’entropie est bien une variable « macroscopique » des systèmes, elle appartient à notre échelle, mais elle n’a aucun sens au niveau de l’individuel élémentaire, c’est-à-dire au niveau microscopique des molécules animées de mouvements browniens, puisqu’ils sont régis par les lois réversibles de la dynamique. Dans les années 1870, le physicien viennois L. Boltzmann démontra que la description d’un système macroscopique peut se faire par l’intermédiaire d’une fonction de distribution des états microscopiques possibles, en associant ainsi chaque état macroscopique à la probabilité de ses constituants microscopiques. Avec son approche probabilitaire de la thermodynamique, Boltzmann établit que l’entropie croît en fonction du logarithme de la probabilité ; donc la probabilité ne peut que croître dans le temps, par suite de la dissolution des contraintes des conditions initiales. Un système clos, abandonné à lui-même tend ainsi de luimême vers son état le plus probable, vers la répartition la plus homogène, vers l’équilibre. Il perd, en évoluant, son degré d’organisation primitif ainsi que sa qualité énergétique. L’irréversibilité du temps devient, avec Boltzmann, un fait statistique : aucune loi ne s’oppose à la possibilité d’inverser le sens du temps, mais ce n’est que hautement improbable (il n’y a plus impossibilité, mais improbabilité). Or, Boltzmann n’a pu écarter l’idée que, dans sa propre perspective, la flèche du temps pourrait fluctuer, ni même que localement certains systèmes aient une « fléchette » du temps inversée. Par-delà les paradoxes de la mécanique statistique, le problème qui n’a pu être entièrement surmonté en physique (même dans la mécanique quantique, mais pour de tout autres raisons), c’est que l’irréversibilité du temps n’est pas seulement probable, mais nécessaire. La plupart des difficultés que suscite le concept de temps, par-delà son ambivalence épistémologico-existentielle, viennent principalement de la collusion de deux conceptions downloadModeText.vue.download 1038 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1036 différentes du temps, fondées chacune sur des aspects fondamentaux et distincts de celui-ci, mais irréductibles : 1) Tantôt le temps est conçu comme l’instance du devenir : à la fois processif et irréversible, fluidique et aventureux. Le temps serait ainsi ce qui produit effectivement le passage processif d’un état à un autre. 2) Tantôt, il est considéré comme une sorte de milieu

universel, stable et indéfini, de tous les changements et de tous les événements qui surviennent dans le monde. Ce serait une sorte de contenant universel statique, dont l’existence relèverait soit du monde sensible, soit du sujet percevant et connaissant (Kant parle, en ce sens, de forme a priori, qu’il met au compte du sujet sensible lorsqu’il se rapporte à un objet connaissable). Ce serait, pour ainsi dire, le milieu universel du changement. ▶ Or, on constate, non seulement qu’aucune de ces deux conceptions ne permet, à elle seule, de rendre compte de tous les aspects du temps, mais encore qu’elles ne sont pas pour autant complémentaires : sur de nombreux points, elles s’excluent même mutuellement. Cependant, cette dualité irréductible, cette tension essentielle peut devenir source d’intelligibilité, non pas pour ce qui est de l’être du temps en lui-même, mais pour les phénomènes temporels. Cette dualité se retrouve aussi bien à l’intérieur de l’expérience intime du temps (psychogenèse du temps) que dans sa mise en forme linguistique (structuration adverbiale du temps) et dans les sciences physico-mathématiques (genèse rationnelle du concept). L’impossibilité de « réduire » ce dualisme et d’aboutir à un consensus unanime est l’indice même de la consistance ontologique du temps à la fois objectif et subjectif. Tel est bien le résultat de l’approche du temps que livre M. Merleau-Ponty : « [Le temps] est à la lettre le sens de notre vie, et, comme le monde, n’est accessible qu’à celui qui y est situé et qui en épouse la direction. [...] C’est par le temps qu’on pense l’être, parce que c’est par les rapports du temps sujet et du temps objet que l’on peut comprendre ceux du sujet et du monde. 5 » Jean Seidengart ✐ 1 Lagneau, J., Célèbres Leçons, § 40, p. 121, PUF, Paris, 1964. 2 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), pp. 77-94, PUF, Paris. Où il dénonce « l’erreur de ceux qui considèrent la pure durée comme chose analogue à l’espace, mais de nature plus simple. [...] Notre conception ordinaire de la durée tient à une invasion graduelle de l’espace dans le domaine de la conscience pure ». 3 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), partie III, p. 475, Gallimard, Paris, 1971. 4 Bergson, H., l’Évolution créatrice (1907), III, p. 244, PUF, Paris. 5 Merleau-Ponty, M., op. cit., p. 492.

Voir-aussi : Aristote, Physique, IV, Belles Lettres. Augustin Saint, Confessions, XI, ch. 10-28, Garnier-Flammarion. Correspondance Leibniz-Clarke, éditée par A. Robinet, Paris, PUF, 1957. Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF ; la Pensée et le Mouvant, PUF ; Durée et Simultanéité, PUF. Gonseth, F., le Problème du temps, Neuchatel, Griffon, 1965. Hawking, St., Une brève histoire du temps, Flammarion. Heidegger, M., Être et Temps, Paris, Gallimard. Hume, D., Traité de la nature humaine, livre I, partie II, sections 1-3. Husserl, E., Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, 1964. Kant, E., Critique de la raison pure, Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001. Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), III, 2, Gallimard, Paris, 1971. Newton, I., Principes mathématiques de la philosophie naturelle, I, scolie, 1687. Reichenbach, H., The Philosophy of Space and Time, Dover Reprints, New York, 1958. Taggart, M., Temps éternité immortalité, tr. S. Bourgeois Gironde, éd. De l’Éclat, 2000. Whitrow, The Natural Philosophy of Time, Clarendon, 1980. ! COSMOLOGIE, COSMOS, DEVENIR, DURÉE, ESPACE, ÉTERNITÉ, MONDE, UNIVERS Le temps suit-il son cours ? Depuis Héraclite (au moins), nous ne cessons d’associer le temps à la labilité, à la fuite, et nous le comparons volontiers à une sorte de fleuve qui nous entraîne inexorablement. Le temps est donc implicitement supposé avoir un « cours », orienté du passé vers l’avenir. Comment les physiciens représentent-ils ce cours du temps ? À quelles conséquences tangibles cela les conduit-il ? Les horloges disent-elles toute la vérité sur le temps ? Il

semble bien qu’existe, en marge du temps physique, un autre temps, qu’on appelle « temps vécu » ou « temps psychologique ». Quelles propriétés ces deux sortes de temps partagent-elles ? Quelles sont celles qui les opposent ? Par quoi ces deux temps peuvent-ils être liés l’un à l’autre ? L’INVENTION DU TEMPS PHYSIQUE L a physique moderne a véritablement commencé à la fin du XVIe siècle, notamment avec Galilée, qui s’intéressa au statut à donner au temps pour penser le mouvement. Pour permettre la mesure du mouvement, le temps doit lui-même devenir mesurable, et il ne peut l’être que s’il est pensé comme un écoulement uniforme, sans terme ni discontinuité. C’est dans cet esprit que Galilée étudia la chute des corps. Il réalisa que, si le temps, plutôt que l’espace parcouru, est choisi comme paramètre fondamental, alors la chute des corps obéit à une loi simple : la vitesse acquise est proportionnelle à la durée de la chute. Cette découverte ouvrit la voie de la mathématisation du temps. Cette dernière a insidieusement accentué la personnification du temps, déjà bien amorcée dans la métaphysique grecque : le temps s’est vu accorder une position de « surplomb », devenant une matrice transcendante contenant tous les événements passés et futurs. Depuis Galilée et, surtout, Newton, il est perçu comme un être abstrait, universel, impersonnel, comme une sorte d’enveloppe mécanique du monde dans laquelle tout s’inscrit, s’insère et se déploie entre un début et une fin. Puisqu’un seul nombre suffit pour préciser une date, le temps physique est supposé n’avoir qu’une dimension. Il est donc assimilé à une ligne continue, composée d’instants infiniment proches parcourus les uns après les autres. Cette représentation implique qu’il n’y a qu’un temps à la fois, conformément à ce que nous apprend l’expérience, qui nous présente des événements se chevauchant dans le temps, mais jamais de lacunes. Notons qu’elle soulève toutefois d’embarrassantes questions. D’abord, pour engendrer une ligne à downloadModeText.vue.download 1039 sur 1137

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1037 partir d’un point, il faut de surcroît se donner ce qui manque toujours à un instant pour faire du temps, et qui est précisément... le temps ! Ensuite, on peut se demander dans quel espace extérieur au temps la ligne du temps doit être tracée : flotte-t-elle dans le vide ou s’appuie-t-elle sur quelque chose ? Enfin, pour pouvoir dire qu’une infinité de points forme une ligne, il faut qu’ils coexistent « en même temps » sous notre regard, ainsi que l’a remarqué Bergson. En effet, une ligne ne peut être perçue sous forme de ligne que par un observateur situé hors d’elle. Or, dans le temps, nous ne pouvons jamais nous extraire du présent pour observer sa continuité avec le passé ou l’avenir. Parler d’une forme du temps supposerait une « vue » sur le temps, que nous n’avons pas. Reste que, avec sa seule et unique dimension, le temps se voit doté d’une topologie beaucoup plus pauvre que celle de l’espace, qui, lui, a trois dimensions. La ligne qui le représente peut être ouverte ou bien refermée sur elle-même. Dans le premier cas, elle se ramène à une droite. Dans le second, elle équivaut à un cercle. Il n’y a donc a priori que deux types de temps possibles, le temps linéaire et le temps cyclique. Ce que l’on appelle le « cours du temps » se manifeste sur ces deux types de courbes par le fait qu’elles sont orientées, c’est-à-dire parcourues dans un sens bien défini, du passé vers le futur. LES CHARMES TROMPEURS DU TEMPS CYCLIQUE P endant des siècles, c’est la forme du cercle qui l’a emporté sur la figure de la ligne. Il faut dire que le cercle est toujours passé pour la figure de la perfection, pour ce qui enclôt la plus grande surface à l’intérieur d’une ligne de longueur donnée, pour ce qui n’a ni début ni fin, pour ce dont la régularité est si aboutie que nul ne saurait comment l’augmenter. De là vient sans doute la fascination pour l’idée d’un temps faisant des boucles à l’infini (le fameux « éternel retour »), idée qui a largement prévalu dans les grands mythes de l’humanité 1, dans certaines religions 2 et dans quelques philosophies, par exemple celles des stoïciens ou des pythagoriciens et, bien plus tard, celles de Schopenhauer ou de Nietzsche. Pour les stoïciens, si le monde périt, c’est pour se régénérer indéfiniment à l’identique, avec les mêmes individus numériquement identiques, de sorte que ce qu’on nomme « avenir » n’est que du passé qui va revenir. Rien ne s’ajoute jamais à ce qui est par l’effet du temps, toute nouveauté est impossible. Tout est donné au départ, il n’y a pas de destin, seulement de la nécessité. Les pythagoriciens appuient, quant à eux, leur idée d’un éternel retour sur le constat des révolutions célestes et du rythme des saisons, à partir desquels ils conçoivent le cycle

d’une « grande année » au terme de laquelle tout le ciel doit exactement retrouver sa configuration initiale. La découverte des nombres irrationnels a rendu cette idée d’une « grande année » impossible à défendre, dès lors que les périodes de révolution des différents astres, dont cette grande année était le plus petit commun multiple, ne sont plus exprimables par des nombres entiers. Quant aux arguments de Nietzsche, ils ont une portée plus vaste que la simple cosmogonie, puisque le philosophe en tire une sorte de morale : si le devenir revient effectivement sur soi pour former un grand cycle où tout réapparaît éternellement, le meilleur comme le pire, alors il nous faut vivre de façon à désirer revivre ce que nous avons déjà vécu, à vouloir l’avenir plutôt que le subir. La doctrine de Nietzsche est, en somme, une invitation à se ressaisir du temps. Pour Schopenhauer, c’est surtout le concept même de devenir, cher à Hegel, qui doit être dénoncé comme illusoire. Alors qu’il semble toujours annoncer une fin nouvelle, le temps ne fait, en réalité, que ramener au point de départ. Il n’y a donc jamais d’histoire à proprement parler. À l’attente du plaisir succède d’abord la nausée, puis de nouveau l’attente, et ainsi de suite. Tel est le cercle infernal qui fait alterner sans trêve joie, attente et douleur, sans qu’on puisse jamais en sortir : le temps tourne, mais ne progresse pas. Non seulement il ne remplit donc pas sa mission fondamentale, qui est de faire advenir l’avenir, mais en plus, il fait « ré-advenir » le passé. Tout se répète donc, de toute éternité. Cette incroyable fortune philosophique du concept d’éternel retour, dont s’inspirent le mythe du rocher de Sisyphe et la roue d’Ixion, a quelque chose d’étonnant. En effet, prise au pied de la lettre, l’idée qu’un même cycle temporel puisse se répéter à l’infini est paradoxale. Admettons qu’une telle chose soit possible : ou bien, lorsqu’on parcourt pour la deuxième fois un cycle donné, on se souvient de ce que fut le premier passage, il ne s’agit pas alors d’une authentique répétition du premier cycle, mais plutôt d’une « reprise » puisque l’on ne découvre plus ce que l’on est en train de revivre ; ou bien chaque démarrage d’un nouveau cycle « remet les compteurs à zéro », c’est-à-dire que chaque cycle est vécu pour luimême, comme un événement unique et neuf, oublieux de ce qui l’a précédé et inconscient de ce qui lui succédera – dans ce cas, il ne s’agit pas non plus d’un véritable retour, puisque celui qui le vit ignore qu’il ne fait que le revivre... Pour qu’il y ait véritablement devenir, et non simplement répétition des événements du passé, il faut que du hasard, de l’imprévisible et des modifications soient redonnés à chaque fois, de sorte que chaque cycle soit différent du précédent. Autrement dit, il faut injecter de la différence dans la répétition, c’est-à-dire empêcher la répétition à l’identique... Ces difficultés logiques n’ont pas suffi à entamer l’aura du mythe de l’éternel retour. Sans doute est-ce parce que nous espérons retrouver, grâce à lui, l’origine même des choses par-delà leur dissémination temporelle. Pourtant, ce n’est pas parce que certains phénomènes se répètent que le temps lui-

même se répète. Autrement dit, l’existence de cycles « dans » le temps, comme ceux des saisons, n’impose nullement au temps d’être lui-même cyclique. D’une façon générale, le temps ne possède pas nécessairement les propriétés des phénomènes qu’il contient. DU PRINCIPE DE CAUSALITÉ À L’ANTIMATIÈRE S i les physiciens ont choisi d’adopter un temps linéaire plutôt que cyclique, c’est en vertu du « principe de causalité ». Ce principe est une méthode de rangement des événements, qui les place selon un ordre systématiquement contraint. Dans sa formulation classique, il stipule que tout phénomène a une cause nécessairement antérieure au phénomène lui-même. Ce principe a représenté aux yeux de nombreux philosophes, comme Kant, la forme fondamentale de notre perception du monde, la seule forme réelle de l’entendement. L’ordre chronologique qu’il impose vient immédiatement interdire les voyages dans le temps, puisque ceux-ci permettraient de retourner dans le passé pour modifier une séquence d’événements ayant déjà eu lieu : dans un temps cyclique, aller vers downloadModeText.vue.download 1040 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1038 le futur équivaut à retourner dans le passé, le devenir revient sur lui-même pour tout faire réapparaître, de sorte que ce qu’on appelle la cause pourrait tout aussi bien être l’effet et vice versa. Une telle possibilité conduirait à affronter des situations inextricables : un être humain pourrait supprimer dans le passé l’une des causes qui ont permis sa naissance, par exemple empêcher toute rencontre entre son père et sa mère. Un tel paradoxe, possible avec un temps cyclique, ne l’est plus avec un temps linéaire, celui-ci ordonnant les événements selon un enchaînement chronologique irrémédiable. Cela n’empêche pas que, régulièrement, on interroge les physiciens à propos de la possibilité des voyages dans le temps : les derniers développements de la physique n’autoriseraient-ils pas quelque espoir ? La réponse reste négative, la physique disant en la matière à peu près la même chose que l’intuition et l’expérience courante. C’est là encore une conséquence du principe de causalité. Notre place dans le temps n’est pas libre. Nul ne peut la modifier. Un mot lapidaire de Rimbaud, dans Une saison en enfer, résume ceci : « On ne part pas. 3 » Le principe de causalité se décline de différentes façons selon les théories physiques. En physique classique, il revient à simplement supposer, comme nous l’avons vu, que la forme du temps est linéaire et qu’on ne peut donc pas rejoindre le passé en allant vers l’avenir. En relativité restreinte (théorie proposée en 1905 par Einstein), les visions classiques de l’espace et du temps sont

ébranlées : ni les longueurs ni les durées ne sont des quantités absolues, c’est-à-dire indépendantes du référentiel dans lequel elles sont calculées. Dès lors, l’espace et le temps apparaissent comme étant intimement liés. Ils doivent être pensés « ensemble » au sein de ce qu’on appelle l’« espace-temps ». Cette théorie de la relativité permet de décrire le mouvement d’objets dont la vitesse n’est pas négligeable devant celle de la lumière dans le vide. Comment intègre-t-elle le principe de causalité ? En affirmant l’impossibilité de transmettre de l’énergie ou de l’information à une vitesse supérieure à celle de la lumière dans le vide. Les voyages dans le temps et les renversements de chronologie s’en trouvent aussitôt interdits. En physique des particules, l’affaire devient plus délicate, car il s’agit de décrire des objets à la fois minuscules et très rapides, leur vitesse pouvant être très proche de celle de la lumière. Son formalisme, c’est-à-dire le jeu d’équations sur lequel elle s’appuie, doit donc réussir le mariage de la physique dite « quantique », qui traite des objets très petits, et de la théorie de la relativité, qui traite des objets très rapides. Mais si l’on ne prend pas de précaution, les équations obtenues laissent entrevoir des situations dans lesquelles la disparition d’une particule peut précéder son apparition ! Accepter de telles situations reviendrait à nier l’existence même du cours du temps. On les interdit donc en contraignant le formalisme par des règles mathématiques supplémentaires, qui imposent que la création d’une particule précède nécessairement son annihilation. Les calculs montrent alors que cette contrainte rend nécessaire l’existence de nouvelles particules décrites comme des particules qui « remontent le cours du temps » (car, à la différence de toutes les particules connues, leur énergie est négative, ce qui les rend mathématiquement équivalentes à des entités pour lesquelles le temps coule en sens inverse, du futur vers le passé). Mais « remonter le cours du temps », qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Personne ne le sait vraiment. Alors, dans le doute, mieux vaut supposer que le temps a un cours bien défini, et que ce cours est le même pour toutes les particules. Dès lors, les particules à énergie négative semblant remonter le cours du temps peuvent être réinterprétées comme étant des antiparticules d’énergie positive, qui suivent le cours normal du temps. Ces antiparticules, dont l’existence fut prédite par Paul Dirac dès les années 1930, sont aujourd’hui bien connues. Elles constituent ce qu’on appelle l’« antimatière ». Ainsi, l’existence avérée de l’antimatière est la preuve matérielle (ou, plus exactement, « antimatérielle ») du fait que le temps a un cours bien défini. TEMPS PHYSIQUE ET TEMPS VÉCU M ais il semble bien qu’existe ou, du moins, se manifeste un temps de la conscience radicalement différent de

celui qu’indiquent les horloges. Comment ces deux temps sont-ils liés l’un à l’autre ? Le premier réflexe consiste à considérer le temps du physicien comme une simple extension aux choses qui nous entourent de notre expérience subjective de la durée. C’était, en tout cas, le point de vue de Bergson, qui voulait instituer une correspondance entre les formes de la connaissance et la structure que prennent les choses. Selon lui, c’est notre expérience de la durée, qui est au départ purement subjective, qui finit par fonder notre représentation scientifique du temps, car nous l’étendons tout naturellement, par continuité, au monde qui nous entoure. C’est ainsi, explique Bergson, que la temporalité du sucre qui fond dans un verre d’eau posé sur la table est, en fait, le reflet de mon attente et, éventuellement, celui de mon impatience si les choses traînent trop en longueur à mon goût. En allant ainsi de ma propre conscience au verre d’eau, puis à la table, puis aux autres objets autour de moi, je puis passer assez facilement de l’affirmation « je dure » à la conclusion que « l’Univers dure » également 4. « Nous ne durons pas seuls » 5, écrit Bergson pour signifier cette appropriation temporelle du monde par la conscience. Les choses extérieures durent comme nous, de sorte que le temps, envisagé dans cette extension, peut prendre peu à peu l’aspect d’un milieu homogène. Ainsi passe-t-on de la durée pure, qui est le temps vécu, à la variable mathématique t, qui est le temps spatialisé des physiciens. Einstein a tenté d’apporter un démenti cinglant, mais peutêtre un peu naïf, à l’encontre de cette conception bergsonienne. Pour le père de la relativité, les choses sont simples : « C’est à la science qu’il faut demander la vérité sur le temps comme sur tout le reste » 6. Reste que le temps physique et le temps psychologique semblent bien avoir des propriétés distinctes, voire antagonistes. Déjà, leurs structures diffèrent. Le temps physique est toujours représenté comme un mince filament qui s’écoule identiquement à lui-même. Le temps subjectif, lui, a un cours irrégulier. Il n’est donc pas une quatrième dimension uniforme qui viendrait simplement s’ajouter à l’espace. Sa structure ressemble plutôt à une corde irré-

gulièrement tressée. On pourrait même se convaincre qu’il comporte plus de dimensions que l’espace lui-même, et, surtout, qu’il possède une intensité variable selon les moments vécus par l’individu. Sa structure est donc, en apparence, sans réconciliation possible avec l’image traditionnelle du temps physique, tracée comme une ligne sur laquelle viennent se juxtaposer, de façon monotone, les instants présents. downloadModeText.vue.download 1041 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1039 DES PRÉSENTS DIFFÉRENTS T emps physique et temps psychologique se distinguent également par le fait que le premier, toujours ponctuellement concentré dans le présent, sépare deux infinis l’un de l’autre (l’infini du passé et l’infini du futur), tandis que le second mélange au sein même du présent un peu du passé récent et un peu de l’avenir proche. Dans le temps physique, deux instants successifs n’existent jamais ensemble. Dans le temps psychologique, au contraire, s’élabore une sorte de coexistence, au sein du présent, du passé immédiat et du futur imminent. Le passage du temps perçu ne peut d’ailleurs être pensé qu’en invoquant cette coexistence dans la conscience. C’est ce qu’avait déjà découvert saint Augustin, selon qui existent un « présent de l’avenir » (l’attente) et un « présent du passé » (la mémoire), tout comme existe un « présent du présent » (l’attention). Cette formulation traduit, d’ailleurs, l’expérience humaine du temps d’une façon si remarquable qu’elle a été reprise depuis un siècle par les différentes écoles phénoménologiques, qui trouvent ainsi le moyen de faire communiquer entre eux, d’une façon non contradictoire, les trois « ekstases » du temps que sont le passé, le présent et le futur. Le temps psychologique unit, en effet, ce que le temps physique ne cesse de séparer. Le premier retient provisoirement ce que le second emporte, englobe ce qu’il exclut, maintient ce qu’il supprime. Ainsi, lorsque nous écoutons un air de musique, nous percevons que la note précédente est « retenue » avec la note présente et la projection de la note future pour former un ensemble harmonieux. Le présent ne disparaît pas sans laisser de trace dans la conscience. D’ailleurs, sans cette alliance continuée au sein de la conscience du passé immédiat et du futur imminent, il n’y aurait pas de mélodie à proprement parler, de sorte qu’on a le droit de dire avec Merleau-Ponty que « la conscience déploie ou constitue le temps » 7. C’est grâce à des arguments sans doutes analogues à ceux que nous venons d’évoquer qu’on comprend pourquoi nous ne sentons pas la fulgurance de l’instant présent. Ce dernier n’a jamais le tranchant du pur éclat, comme si le présent ne devait se donner à nous qu’au travers d’une représentation qui en érode la vigueur essentielle. Nous ne percevons jamais les instants comme des entités singulières, nous ne sentons jamais ces atomes temporels « sans aucune exten-

sion de durée », dont parlait saint Augustin 8. Tout se passe comme si, au sein même de la perception attentive et utile au monde, notre conscience faisait jouer un certain coefficient d’« inattention à la vie » pour gommer une part de l’éclat du présent en le mélangeant à des bribes de passé et d’avenir. Le présent tel que nous le ressentons se trouve ainsi distribué de part et d’autre de l’instant ponctuel qui constitue son centre. Il se décompose en deux parts, qui ont précisément pour caractère de ne pas être présentes. La première est faite de ce qui vient d’avoir été et qui passe. La seconde est tantôt un élan qui fait advenir le futur, tantôt une attente passive de ce qui va paraître, souvent un mélange des deux. Le présent s’alimente donc pour nous, en général, d’un mixte bâtard de tension et de rétention, qui « lisse » ce qu’il pourrait y avoir d’explosif ou d’aveuglant. Mais il y a des exceptions à cette règle ; par exemple, lorsque nous éprouvons une souffrance physique durable. En effet, à tous ses degrés, mais surtout quand elle est intense, la souffrance physique s’exprime comme une impossibilité de se détacher de l’instant présent. Elle met l’être à nu, le dépouille, le réduit à ce qu’il a d’irrémissible. Il y a, dans la souffrance, l’absence insupportable de tout refuge par rapport au temps. Le sujet se retrouve dans l’impossibilité de fuir, l’impossibilité d’avancer ou de reculer. Toute l’acuité de la souffrance est d’ailleurs dans cette impossibilité de recul : le présent s’impose alors sans aucun recul possible. DE L’UTILITÉ DES MONTRES T emps physique et temps psychologique se distinguent, enfin et surtout, par leur fluidité. Nous ne percevons pas les durées toujours de la même façon, car l’horlogerie de nos émotions est éminemment anarchique. Si le temps physique s’écoule uniformément, le temps psychologique, lui, est plus irrégulier. Les expériences de ceux qui ont vécu plusieurs mois sans montre ni horloge, livrés à leurs seuls rythmes biologiques, ont parfaitement démontré notre impossibilité à quantifier les durées de façon précise, dès lors que tous les repères extérieurs ont disparu. Très rapidement, l’appréciation des durées qui est faite dans ces conditions se décale notablement de ce qu’indiquent les horloges. Même dans la vie courante, notre appréciation des durées varie avec notre âge, avec notre état d’impatience et, surtout, avec l’intensité et la signification qu’ont pour nous les événements qui sont en train de se produire. Ces différents facteurs donnent à notre rapport au temps des myriades de couleurs, et modifient sa texture apparente. Il y a le temps vaillant, celui qui s’élance vigoureusement et sans regret. Il y a le temps soumis, qui traîne en longueur et se lamente. Il y a le temps jaillissant de la passion, le temps compact de l’impatience, le temps vide de l’ennui. « Il y a des moments qui durent longtemps », dit Arletty, dans Hôtel du Nord, et il y en a d’autres, par exemple dans des situations telles que le jeu ou la bataille, où, à l’inverse, nous ne « voyons pas le temps passer », car nous sommes sollicités de toutes parts, confrontés à l’extrême fugacité d’un présent si dense et si attractif

que son devenir absorbe toute notre attention. Tout se passe alors comme si nous étions distraits du temps par l’extrême attention que nous donnons au devenir. Comme l’a remarqué N. Grimaldi, « nous sentons d’autant plus le temps que nous sentons moins le devenir » 9, et réciproquement. Ainsi, lorsque nous attendons un événement avec impatience, nous sentons l’entière compacité de la durée, son incompressible réalité, sa dense épaisseur. Inversement, dans les moments d’ennui, lorsque rien n’advient, lorsque rien ne s’annonce, nous faisons l’expérience, dans un sens « métaphysique », d’un temps sans devenir, presque pur. L’ennui nous mettrait donc en face d’un temps privé de sa capacité à devenir. Ces multiples configurations du temps psychologique (« sa prodigue hétérogénéité », dirait Bachelard) suffisent à le distinguer du temps physique, qui, lui, n’a qu’une apparence. Cette différence a une conséquence pratique : c’est à elle que nous devons de porter une montre au poignet. Finalement, la fonction principale du temps physique, c’est de remettre nos pendules à l’heure... ÉTIENNE KLEIN ✐ 1 Eliade, M., le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, Paris, 1989. 2 À en croire P. Mus, le bouddhisme admet la possibilité d’une inversion du temps. Voir, par exemple, son article « La notion de temps réversible dans la mythologie bouddhique », in Annuaire de l’École pratique des hautes études, Ve section, 1938-1939, pp. 5-38. downloadModeText.vue.download 1042 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1040 3 « Mauvais sang ». 4 Bergson, H., l’Évolution créatrice in OEuvres, p. 503, PUF, Paris, 1970. 5 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience in OEuvres, p. 85, op. cit. 6 Merleau-Ponty, M., Signes, p. 248, Gallimard, Paris, 1960. 7 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, p. 474, Gallimard, Paris, 1995.

8 Saint Augustin, Confessions, XI, 15. 9 Grimaldi, N., Ontologie du temps, l’attente et la rupture, p. 20, PUF, 1993. TENDANCE Du verbe tendre, du latin tendere. PSYCHOLOGIE Disposition psychologique à exécuter certaines actions dépendantes de schémas complexes. La notion de tendance résulte de l’extension de l’analyse dispositionnelle de l’action à l’individuation psychologique et sociale. Janet 1, qui a construit une psychologie des tendances, veut ainsi qu’on donne un sens à l’idée de force ou de faiblesse psychologique. Il la conçoit comme stockage d’une énergie en vue d’initiatives ultérieures de même but ; c’est en somme une habitude pour le futur. Il applique à la hiérarchie des tendances (inférieures : de l’agitation diffuse aux actions de base ; moyennes : tendance à croire, puis réflexion ; supérieures : volonté, tendance à expérimenter, tendance au progrès) un schéma d’intégration évolutionniste. On voit ainsi comment la notion de tendance alimente un système psychologique de l’homme. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Janet, P., De l’angoisse à l’extase, Paris, 1926. ! DISPOSITION TÉRATOLOGIE Du grec teratos, « monstre », et logos, « traité ». PHILOS. SCIENCES, BIOLOGIE, MORALE Science qui étudie les monstres sous les rapports de l’anatomie, de la classification, du développement et des origines. En 1836, Berger de Xivrey faisait remarquer que le mot « tératologie » employé seul « n’est pas un terme composé moderne, mais vient du grec teratologia », et que ce terme « offre un sens beaucoup plus général que l’expression “traité de la monstruosité” » 1. Dans l’Antiquité, nombreux sont les termes composés à partir du nominatif teras et du génitif teratos (signe envoyé par les dieux) : teratologia signifiant « récit de

choses extraordinaires, inventions mensongères, hâblerie » ; teratologos, « qui raconte des histoires de choses extraordinaires » ; teratopoïos, « qui accomplit des prodiges, qui fait des miracles » ; teratoscopos, « qui observe et explique des prodiges », pour ne citer que ces quelques exemples. Ce vocabulaire a des correspondances chez les Latins : monstrum signifiant « fait prodigieux (avertissement des dieux) » ; monstra narrare, « raconter des prodiges, des choses incroyables » ; monstrator, « celui qui montre, qui indique » 2. Ces termes appartiennent aux récits concernant la divination, les prodiges, les merveilles. Le terme de « monstre » désigne aussi bien l’être monstrueux (un homme à deux têtes) qu’une espèce rare pour le narrateur, et Paré peut écrire dans Des monstres et prodiges (1585) : « Nous abusons aucunement du mot monstre pour plus grand enrichissement de ce traité ; nous mettrons en rang la Balaine, et dirons estre le plus grand monstre poisson qui se trouve en la mer. » C’est en 1830 que Geoffroy Saint-Hilaire utilise le terme « tératologie » pour désigner la science des monstres : « Il n’est plus permis, dans l’état actuel de nos connaissances, de considérer la doctrine des anomalies, ou, pour employer dès à présent le nom que je lui donnerai dans mon ouvrage, la tératologie, comme une branche de l’anatomie pathologique : c’est une doctrine, une science particulière, qui a des rapports presque aussi intimes avec la physiologie et avec la zoologie, et qui doit être considérée comme formant une branche spéciale étroitement liée à toutes les autres branches des sciences de l’organisation, mais ne pouvant être confondue avec aucune d’elles. 3 » La tératologie s’intéresse à la description de la monstruosité achevée, c’est la morphologie ou anatomie tératologique qui élabore une classification des monstruosités (atteinte morphologique grave, toujours létale, avant ou dans les jours suivant la naissance – par exemple, la cyclopie), des malformations (atteinte morphologique entraînant un handicap chez la personne qui en est victime – par exemple, la phocomélie) et des anomalies (atteinte n’ayant pas de conséquence sur la vie de la personne – par exemple, une clinodactylie). Autour des années 1850 apparaît la tératogénie, qui s’attache à rechercher chez l’embryon le développement de la monstruosité, et à la fin du XIXe s., avec la fondation d’une embryologie expérimentale dans les années 1880, se forge une nouvelle discipline : la tératogenèse, « branche de la tératologie [...] la plus importante, puisqu’elle doit permettre de résoudre les problèmes des origines et des mécanismes du développement monstrueux » 4. Entre 1938 et 1950, P. Ancel crée la chimiotératogenèse, qui a pour objet « la réalisation des malformations à l’aide de substances chimiques ». Ces travaux mettaient en garde contre les dangers des substances chimiques pour l’embryon humain. Cela n’a pas empêché le

drame de la thamidomide (1960), tranquillisant qui fut administré aux femmes enceintes, aux effets tératogènes et responsables de plusieurs milliers de naissances d’enfants atteints de malformations de membres (phocomélie, micromélie). Cette catastrophe tératologique pour l’homme a conduit le monde médical et biologique à mettre en place des observatoires pour avertir des dépassements normatifs des naissances monstrueuses (malformations, anomalies), dont le taux chez l’homme est situé entre 3 % et 4 %, et de se regrouper en sociétés comme la Teratology Society (États-Unis, 1960), la Japanese Teratology Society (Japon, 1960) ou la European Teratology Society (Europe, 1972). ▶ La tératologie s’ouvre au XXIe s. dans deux directions fondamentales : celle d’une sélection des embryons humains par l’élimination possible des monstruosités et malformations graves ; et celle d’une modélisation pour comprendre notre développement dans le temps phylogénétique et ontogénétique – c’est l’anormal expliquant le normal, qui est une continuité dans l’histoire de la tératologie scientifique et dans sa participation, aujourd’hui à la génétique du développement. Jean-Louis Fischer ✐ 1 Berger de Xivrey, J., Traditions tératologiques, Imprimerie royale, Paris, 1836, p. XI. downloadModeText.vue.download 1043 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1041 2 Fischer, J.-L., « Des mots et des monstres : réflexion sur le vocabulaire de la tératologie », in Documents pour l’histoire du vocabulaire scientifique, Institut national de la langue française (CNRS), Nancy, 1986, no 8, pp. 33-63. 3 Geoffroy Saint-Hilaire, I., De la nécessité de créer pour les monstres une nomenclature rationnelle et méthodique, Crochard, Paris, 1830, p. 7, note 1 (extraits des Annales des sciences naturelles, juillet 1830). 4 Wolff, E., les Bases de la tératogenèse expérimentale des vertébrés amniotes, d’après les résultats de méthodes directes, Strasbourg, 1936, pp. 15-16 (extrait des Archives d’anatomie, d’histologie et d’embryologie, 1936, t. 22, pp. 1-382). Voir-aussi : Ancel, P., la Chimiotératogenèse, Doin, Paris, 1950. Céard, J., la Nature et les prodiges, l’insolite au XVIe s., en France, Droz, Genève, 1977. Fischer, J.-L., Monstres, histoire du corps et de ses défauts, Syros, Alternatives, Paris, 1991. Le Douarin, N., Des chimères, des clones et des gènes, Odile Jacob, Paris, 2000.

Wolff, E., la Science des monstres, Gallimard, Paris, 1948. THÉISME Terme apparu au XVIIIe s., calque de l’anglais theism. PHILOS. RELIGION Acceptation, par les moyens ordinaires de la rationalité, de l’existence d’un principe qui transcende l’action et l’existence humaines, mais ne se sépare pas de ces dernières. Le théisme, qui n’a philosophiquement eu que peu de sectateurs, pose la question de la nature de Dieu à travers l’examen de sa présence immanente à sa création. Fabien Chareix ! PREUVE ONTOLOGIQUE THÉMATA Du grec thêma, « ce que l’on pose », « présupposé ». Le terme a été introduit par Gerald Holton en 19731. PHILOS. SCIENCES « Conceptions premières, profondément enracinées, informant la science autant que la perception que nous en avons. 2 » G. Holton récuse le privilège accordé par le positivisme logique à l’étude exclusive du « contexte de justification » des théories aux dépens de leur « contexte de découverte ». Par l’étude des conditions de possibilité de la découverte, Holton prétend, en effet, amender l’image positiviste de la science, en mettant au jour le rôle constitutif de l’imagination : elle seule fournit au chercheur les « présupposés », notamment d’ordre esthétique, généralement implicites, qui guident son travail. Holton repère dans l’histoire des sciences une cinquantaine de thémata (continuité / discontinuité, généralité, unité, symétrie, etc.). ▶ L’insistance sur la persistance de la plupart de ces thémata tend à réhabiliter l’idée d’une certaine continuité entre les systèmes de pensée successifs, et donc d’une certaine commensurabilité entre les « paradigmes ». Alexis Bienvenu ✐ 1 Holton, G., Thematic Origins of Scientific Thought, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1973. 2 Holton, G., l’Imagination scientifique, trad. J.-F. Roberts, Gallimard, 1981, p. 11.

Voir-aussi : Holton, G., l’Invention scientifique : thémata et interprétation, trad. P. Scheurer, PUF, 1982. ! DÉCOUVERTE, PARADIGME, POSITIVISME THÉOCRATIE Le terme theokratia, de la fin du Ier s., est de Flavius Josèphe (De l’antiquité du peuple juif, ou Contre Apion, IIe livre, p. 165), qui, dans les Antiquités judaïques, a déjà étudié, en référence au texte biblique, la République des Hébreux, dont le souverain est Jahvé. La théocratie échappe ainsi à la classification aristotélicienne des formes de gouvernement 1. PHILOS. RELIGION Gouvernement de Dieu sur la base d’une révélation et d’une alliance (Exode, XIX-XXIV). Au sein de la chrétienté, qui sépare le spirituel du temporel (Matthieu XXII, 21), la théocratie désigne l’État où la souveraineté s’exerce selon la loi divine. Que cette souveraineté soit tenue pour celle du Dieu des catholiques (les papes du Moyen Âge – cf. Grégoire VII, 1073-1085 – visant à poser la fonction pontificale comme exerçant la plenitudo potestatis, car seule détentrice de la véritable souveraineté, celle de Dieu), ou que, avec la Réforme, la souveraineté s’exerce par l’Écriture (Calvin à Genève). Sans oublier, au XVIIe s., les aspirations théocratiques des adeptes de Gomar au sein de la république des Provinces-Unies. Dans les luttes théologico-politiques qui accompagnent les rapports entre l’Église et l’État, la théocratie est alors l’objet (aux XVIe-XVIIe s.) de plusieurs traités (ou parties de traités) ayant pour sujet la République des Hébreux et pour enjeu la détermination de l’instance de commandement : le religieux ou le politique 2. Au XVIe s., parallèlement à un travail historiographique comme celui de C. Sigonio (De Republica Hebraeorum), le De Politica judaїca, de B. C. Bertram, est écrit pour légitimer l’extension des prérogatives du consistoire de Genève (Th. de Bèze) sur les consistoires français, et cela en référence à la distinction hébraïque (qui a valeur intemporelle) entre police civile et police ecclésiastique. L’Ancien Testament fonde ainsi la discipline consistoriale, ce que retiendront les gomaristes néerlandais. Du côté des huguenots français (M. Amyrant ou l’académie de Saumur), on soulignera combien la distinction des deux polices masque

leur confusion réelle dans l’État, donc que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, et que, par conséquent, il ne peut y avoir de justification scripturaire de l’usage de la force à des fins religieuses. Ce qui conduit à reconnaître dans la monarchie une garantie contre la violence des pouvoirs religieux, catholiques ou protestants, et à défendre ainsi la tolérance civile des religions. L’entreprise de P. Cunaeus (De Republica Hebraeorum, 1617) sera paradoxalement de montrer dans la théocratie un modèle de sécularisation qui attribue le jus in sacra au magistrat (position de Grotius). C’est avec Spinoza que l’approche de l’Écriture sur le terrain du droit prend sa dimension la plus incisive et que le concept de théocratie ouvre aux enjeux historiques des plus décisifs 3. Le Traité théologico-politique voit, en effet, dans la République des Hébreux une figure politiquement révolue (celle du contrat d’un peuple avec Dieu), mais aussi le modèle d’une « démocratie » ajustée à un peuple enfant (Spinoza situe la théocratie « avant » la période des rois). Moïse a instauré, en effet, une double résistance interne à toute logique de domination : au pouvoir rebelle de la multitude et surtout au pouvoir tyrannique des chefs. Ceux-ci seront tenus downloadModeText.vue.download 1044 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1042 par les contre-pouvoirs que sont, à la fois, l’interprétation de la Loi, réservée au seul pontife, la vigilance d’un peuple en armes éduqué dans la Loi et prêt à sa défense, la crainte d’un nouveau prophète que le peuple penserait directement mandaté par Dieu pour juger des actes des chefs ou de la mauvaise interprétation des lois (par les prêtres). Dégagée de sa gangue imaginaire, la logique théocratique des contrepouvoirs exprime alors la logique même de l’auto-organisation démocratique de la liberté commune, dans l’égalité de chacun et la fraternité de tous. Laurent Bove ✐ 1 Ligota, C. R., « Histoire à fondement théologique : la République des Hébreux », in l’Écriture sainte au temps de Spinoza, GRS, Travaux et Documents, no 4, Presses de l’université de Paris Sorbonne, 1992. 2 Laplanche, F., « L’érudition chrétienne aux XVIe et XVIIe siècles et l’État des Hébreux », op. cit. 3 Spinoza, B., Traité théologico-politique, ch. V [10-12] et XVIIXVIII, trad. J. Lagrée, P.-F. Moreau, in OEuvres, III, PUF, Paris, 1999. Voir-aussi : Diestel, L., Geschichte des Alten Testaments in der christlichen Kirche, Jena, 1869.

Laplanche, F., L’Écriture, le sacré et l’histoire. Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle, Amsterdam, Presses universitaires de Lille, APA-Holland University Press, 1986. THÉODICÉE Du grec theos, « dieu », et dikè, « justice ». Terme inventé par Leibniz dans ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710), en réponse à des objections de Bayle, dont il craignait qu’elles ne favorisent l’athéisme, le dualisme ou un fidéisme opposé à la rationalité divine. Mais c’est un problème plus ancien, et central dans l’histoire de la philosophie. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. RELIGION, MORALE Justification de la possible conjonction entre la puissance, la bonté et l’intelligence de Dieu, par la réfutation des arguments tirés de l’existence du mal. Platon, déjà, s’opposait à une physique du hasard autant qu’à une vision tragique de la nécessité, et proposait, dans ses Lois, l’idée d’une économie des lois divines visant un monde gouverné par le Bien. Saint Augustin, ajoutant l’idée d’un Créateur tout-puissant (ce que n’est pas le démiurge platonicien) et d’un homme libre et pécheur, soutient contre les gnostiques que le monde est bon, même s’il n’est pas parfait (il est fini et corruptible) et que Dieu a préféré un monde où le mal soit possible, parce qu’il contribue finalement au bien : la liberté de faire le mal est inséparable de la libre reconnaissance de la grâce divine 1. Descartes maintient cette idée d’un Dieu transcendant et incompréhensible, mais qui crée librement les vérités éternelles (il est tout-puissant et vérace, et l’entendement en lui ne se sépare pas de la volonté). Par contre, Malebranche et Leibniz adoptent la thèse selon laquelle les vérités sont incréées et s’imposent aussi à l’entendement divin ; chez le premier, en affirmant surtout la simplicité des voies de la puissance de Dieu ; chez le second, en affirmant surtout la richesse des effets obtenus par ces voies naturelles (richesse qui permet de dire que Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles). L’occasionalisme de Malebranche marque davantage la discontinuité de la nature et de la grâce, et une vision désenchantée de la nature, que nous pouvons améliorer 2. Alors que Leibniz prépare davantage la forme allemande de l’Aufklärung, plus optimiste. Son intelligence, qui montre, dans la Monadologie, comment tous les êtres cherchent à déployer le plus possible leur singularité tout en restant dans les limites du compossible, se heurte ici à la sagesse pessimiste de Bayle, qui voit dans l’histoire les humains malheureux et méchants, et préfère un Dieu incompréhensible à la possibilité d’imaginer une place d’où tout serait justifié. Bayle réfutait ainsi toute théologie rationnelle 3. Avec Kant, qui critique toute théodicée 4, cette dissociation

entre le plan théorique et le plan pratique est consommée : on ne sait pas si Dieu existe ni s’il a choisi le meilleur des mondes, mais l’humain doit obéir à la Loi inconditionnée, tout en espérant la réunion du monde physique et du monde moral (union dont on voit peut-être des signes dans la nature, l’art ou l’histoire). Par contre, à la suite de Wolff, on a souvent réduit la théologie naturelle ou rationnelle à la théodicée (l’école éclectique dans la France du XIXe s.) ; et, de même que la philosophie a critiqué cette ontothéologie (Heidegger), la théologie existentielle (Kierkegaard, Barth, Bultmann) a refusé toute théologie naturelle. ▶ La dialectique hégélienne est peut-être la dernière tentative de penser une théodicée, la ruse de l’histoire pouvant tirer un mal d’un bien. Mais il reste aussi quelque chose du projet de Leibniz chez un penseur comme W. Monod (le Problème du bien) ou dans l’entreprise d’A. N. Whitehead (et la théologie du process). On a pu dire que ces « grands récits » se sont brisés, et la Shoah a rouvert autrement la querelle de la théodicée, avec des penseurs juifs qui s’en prennent non seulement à la philosophie classique de la nature et de l’histoire, mais à l’idée classique du Dieu de l’alliance 5. Olivier Abel ✐ 1 Maritain, J., Dieu et la permission du mal, 1964. 2 Malebranche, N., Traité de la nature et de la grâce, 1680. 3 Jossua, J.-P., Pierre Bayle ou l’obsession du mal, 1977. 4 Kant, E., Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, 1791. 5 Greenberg, I., la Nuée et le Feu (1977), Le Cerf, Paris, 2000. ! DESTIN, MAL, PROVIDENCE THÉORÈME Du latin theorema, du grec, théôrein, « objet d’étude », « principe ». MATHÉMATIQUES Énoncé démontrable dans une théorie donnée, s’opposant en ce sens aux énoncés « premiers » d’une théorie que sont les définitions, axiomes et postulats. Un théorème énonce une certaine propriété comme « le noyau d’un morphisme φ de G dans H, est un sous-groupe normal de son domaine G », et en fournit la preuve. Il contient donc deux parties : la proposition et la démonstration.

En tant que proposition spéculative, le théorème s’oppose aux énoncés pratiques. Plus précisément, le théorème a généralement été radicalement distingué du « problème ». « Le théorème est différent du problème, en ce que le premier est de pure spéculation, et que le second a pour objet quelque pratique » 1. Cette distinction très nette est systématique dans les Éléments et caractérise peut-être la géométrie grecque, spéculative, par rapport aux héritages mathématiques d’Égypte ou de Mésopotamie qui traitaient de résolution de problèmes (sous-entendus pratiques). Dans les Éléments, chaque théorème démontré est clos par la formule « Ce que downloadModeText.vue.download 1045 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1043 précisément il fallait démontrer » alors que chaque problème l’est par « ce que précisément il fallait faire ». ▶ On ne doit pas surestimer la pertinence de cette partition puisqu’il est possible de soutenir que les problèmes sont au fond des théorèmes d’existence ou, à l’opposé que les théorèmes sont des solutions de problèmes ; ce qui engage des conceptions générales différentes de l’activité mathématique comme résolution de problème ou alors comme mise en forme théorique de résultats. Vincent Jullien ✐ 1 Encyclopédie méthodique, mathématiques, vol. 3, 127a. THÉORIE Du grec theoria « représentation / délégation », « fait de voir », puis « contemplation ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Chez Platon, contemplation des idées. C’est dans le Phédon 1 de Platon qu’apparaît pour la première fois, attestée en ce sens, une notion de théorie associée à la vue, organe privilégié : contempler les idées ou formes, rien n’est plus digne de la philosophie. Dans le contexte philosophique du mépris platonicien envers l’empereia (empirie), cette création conceptuelle a pour conséquence immédiate la mise en place d’une scission dans l’ordre des activités humaines. Comme le rappelle Hannah Arendt 2, l’opprobre jeté sur la praxis, considérée comme « vita activa » servile, vient en droite ligne de cette célébration du voir intelligible dans la philosophie platonicienne des idées. ▶ Par suite, la théorie signifie une activité spéculative, qui n’est pas seulement une connaissance des formes, mais une saisie d’essence. Theoria peut alors se dire de l’ensemble des objets auxquels s’attache la pensée pure. Leibniz écrit par exemple une Theoria motus (abstracti et concreti) qui

a le sens d’une détermination complète des causes du mouvement. Fabien Chareix ✐ 1 Platon, Phédon, Trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, 65e. 2 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1963. ! FORME, IDÉE, TRAVAIL PHYSIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE Ensemble de propositions et de définitions prises pour base et de déductions mathématiques dont les conséquences représentent des faits et des lois expérimentaux connus avec une précision jugée satisfaisante au regard des instruments de mesure utilisés. Duhem (1861-1916), dans son ouvrage la Théorie physique, son objet et sa structure, publié en 1906, a été l’un des premiers à fixer d’une façon précise le sens et le statut de la théorie physique. Il en donne, dès les premières pages de son ouvrage, une définition : « Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales. » Dans cette perspective, les sciences n’ont pas pour but d’assigner des causes aux phénomènes, mais bien plutôt de décrire leurs processus d’effectuation au moyen de relations mathématiques établies entre grandeurs mesurables permettant un calcul prévisionnel. Cette prise de position conduit Duhem à rejeter ce qu’il considère comme les deux principales attitudes vis-à-vis de la théorie physique : suivant la première, l’objet des théories physiques réside dans l’expression des éléments ultimes et irréductibles de la réalité matérielle ; suivant la seconde, il s’agit principalement, à l’image des physiciens anglais du XIXe s., d’élaborer des modèles mécaniques. Dans le premier cas, la théorie physique s’interroge sur l’existence et la nature de la réalité matérielle cachée derrière les phénomènes, et se trouve par là même impliquée dans une problématique métaphysique. Une telle situation est inacceptable pour Duhem, tout d’abord parce qu’il est impossible dans ce contexte, comme le montre, d’ailleurs, l’histoire des luttes entre les écoles philosophiques rivales, d’assurer à la théorie physique un consentement universel, du moins sur les points essentiels ; mais aussi parce qu’une telle situation suppose qu’il est possible, sur les seules bases fournies par un système métaphysique, de construire une théorie physique. Dans le second cas, c’est l’idée même d’une théorie repré-

sentative décrivant mécaniquement les processus physiques qui est battue en brèche par Duhem, tout aussi bien comme illustration d’une théorie mathématique achevée (par exemple, le système des équations de Maxwell) que comme point de départ pour l’élaboration de nouvelles hypothèses. Dans ce cas, la position de Duhem est motivée, d’une part, par des considérations d’économie intellectuelle dont la notion est empruntée à Mach : la théorie ne doit pas compliquer les lois, mais les résumer sous une forme que la mémoire pourra retenir plus facilement de façon synthétique. Et, d’autre part, par des considérations de nature esthétique, attachées à l’élégance des structures mathématiques et valorisant ainsi l’organisation et l’unité logique de la théorie, c’est-à-dire ses aspects formel et relationnel. Bien que Duhem se soit efforcé de dégager la théorie physique tout à la fois de la métaphysique et des modèles mécaniques, il n’admet pas qu’elle soit seulement une façon commode de classer les lois expérimentales et qu’elle ne dise absolument rien sur le monde réel qui nous entoure. En fait, pour lui, la théorie physique a un certain rapport avec la réalité, non pas en nous découvrant les objets qui se cachent derrière les apparences sensibles, mais en nous révélant un reflet de l’ordre réel à travers l’ordre logique que la théorie introduit entre les lois expérimentales. Elle donne à voir, lorsqu’elle acquiert sa perfection, la structure du monde réel. Pour Duhem, elle devient une classification naturelle : « Nous voyons dans l’exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle ; [...] nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités entre les choses mêmes. » Cette impression de classification naturelle que suggère la théorie physique constituée s’affirme plus spécialement à travers la prédiction de phénomènes non encore observés qu’elle est susceptible de fournir. Cette fécondité des théories a été illustrée avec force au XIXe s., par la fameuse expérience de Fresnel, relative à la diffraction des rayons lumineux par un petit écran opaque. Le développement mathématique de la théorie ondulatoire de la lumière de Fresnel prévoyait l’apparition d’une tache très lumineuse au centre de l’ombre portée par le petit écran. Un tel résultat paraissait impossible tant vis-à-vis du sens commun que vis-à-vis de la théorie corpusculaire alors en vogue. Le résultat positif de l’expérience, downloadModeText.vue.download 1046 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1044 véritablement stupéfiant pour de nombreux contemporains, semble en fait indiquer que la théorie, en nous annonçant des phénomènes jamais encore vus, nous livre quelque chose du monde réel, une certaine structure de celui-ci.

▶ Les enjeux de la théorie physique dégagés par Duhem restent, aujourd’hui encore, centraux dans l’analyse épistémologique de ce qu’il faut entendre par « théorie physique ». Ce qu’illustrent, en particulier, les débats relatifs à la mécanique quantique et au statut des entités que celle-ci met en jeu. Michel Blay ! CORROBORATION, EXPÉRIENCE, EXPÉRIENCE CRUCIALE, INCOMMENSURABLE, OBSERVATION, PHÉNOMÈNE, RELATIVISME ∼ THÉORIE DE L’ESPRIT PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE Capacité que possède un individu à employer des concepts psychologiques pour expliquer et prédire ses actions et ses états mentaux comme ceux d’autrui. Deux conceptions rivales de la nature et de l’origine de cette capacité s’opposent aujourd’hui. Selon certains philosophes (P. Carruthers, J. Fodor, S. Stich) et psychologues (S. BaronCohen, A. Gopnik) défenseurs de la « théorie de la théorie », cette capacité reflète le fait que les êtres humains adultes possèdent une théorie psychologique primitive, un ensemble de généralisations sur la cognition et la motivation, utilisées pour inférer les états mentaux d’autrui et prédire les comportements. En revanche, selon les partisans de la « théorie de la simulation » (R. Gordon, A. Goldman, P. Harris), nous expliquons et prédisons les actions et les états mentaux d’un autre individu en nous projetant en imagination dans sa situation et en utilisant les ressources de notre propre esprit pour simuler ses processus psychologiques. ▶ Les questions classiques de l’interprétation d’autrui transparaissent clairement dans le débat actuel. L’opposition entre la « théorie de la théorie » et la « théorie de la similation » fait écho à la distinction entre expliquer et comprendre, la première théorie se situant dans la lignée des théories inférentielles de l’interprétation d’autrui, la seconde, dans la lignée des théories de l’empathie. Élisabeth Pacherie ✐ Carruthers, P., et Smith, P. K. (éd.), Theories of Theories of mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

Davies, M., et Stone, T. (éd.), Folk Psychology, Oxford, Blackwell, 1995. Davies, M., et Stone, T. (éd.), Mental Simulation, Oxford, Blackwell, 1995. ! EXPLICATION ∼ THÉORIE CRITIQUE Du grec theôria, « spectacle, observation de ce spectacle » (à partir de Platon, theôrein, « contempler, considérer »), et krinein, « juger, trancher, décider ». Concept central chez les principaux membres de l’école de Francfort (Horkheimer, Adorno, Marcuse). Le nom même de « théorie critique » est attaché à Horkheimer, qui la définit par opposition à la « théorie traditionnelle ». L’évolution de la théorie critique, des années 1930 aux années 1970, est exemplaire des enjeux et des difficultés qui s’attachent à une théorie matérialiste de la connaissance. PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE S’attachant d’abord à mettre au jour les intérêts sociaux sous-jacents à la connaissance, la théorie critique devint, à partir des années 1940, une critique de la raison, développée à l’échelle de la civilisation. Traits initiaux Diagnostiquant, dans le marxisme des années 1930, une double rupture entre théorie et critique d’une part, théorie et pratique d’autre part, Horkheimer assigna initialement à la théorie critique deux tâches principales : 1) faire prendre conscience à toute théorie de l’intérêt social qui la détermine et qui l’anime, alors que, aux yeux de la « théorie traditionnelle », « la genèse sociale des problèmes, les situations dans lesquelles la science est utilisée, les buts auxquels elle est appliquée apparaissent comme situés en dehors d’elle-même » ; 2) viser non pas « simplement à accroître le savoir, mais à libérer l’homme des servitudes qui pèsent sur lui » 1. Ces orientations de la théorie critique impliquent : – la modification de la notion de vérité, qui ne définit plus tant l’exactitude des connaissances que la réflexion sur les relations qu’entretient la théorie avec « les problèmes qu’à un moment historique déterminé les forces

sociales progressistes entreprennent de résoudre »2 ; – le refus du « système », compris comme volonté de hisser la théorie à l’autonomie et, en définitive, à la « clôture ». Apories 1) La « vérité » du discours critique ne peut esquiver l’antinomie du relativisme et du dogmatisme 3. L’aporie (rencontrée par d’autres théories matérialistes de la connaissance, comme celle que produit la lecture althussérienne de Marx 4) tient à la nécessité où se trouve la théorie de recourir implicitement à cela même qu’elle récuse : un critère de scientificité « idéaliste », ayant une valeur « anhistorique ». 2) Définissant l’émancipation « révolutionnaire » comme la rationalisation de la production (qui mettrait la domination de la nature au service du plus grand nombre), la visée pratique elle-même s’avère contradictoire, car « l’idée de domination de l’être par la raison n’est finalement qu’une exigence de l’idéalisme 5 », celle, justement, de la « clôture ». La « seconde » théorie critique L’ampleur de ces contradictions conduisit à un tournant décisif, que marque la rédaction, au cours des années 1940, de la Dialectique de la Raison. La critique de la « théorie traditionnelle » s’y mue en une critique de la raison, qui est en même temps une archéologie de la subjectivité : dès l’origine, la domination rationnelle de la nature externe impliqua celle de la nature interne 6. D’où, en 1970, le verdict de Horkheimer : la réalisation de ce que Marx s’est représenté comme socialisme serait, en fait, le monde totalement « administré », où disparaîtrait toute « autonomie du sujet » 7. Rompant avec la perspective révolutionnaire, la dernière théorie critique cherche seulement à atténuer le mal en s’interdisant cependant de tracer la figure du bien. Sorte d’interdit biblique des images sécularisé 8, elle trouve son élaboration proprement philosophique dans l’idée adornienne de « dialectique négative » : conscience rigoureuse de la non-identité de la pensée et de la chose, celle-ci downloadModeText.vue.download 1047 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1045 se définit comme une critique de la discursivité elle-même, qui n’entend produire nul contenu doctrinal 9.

Gilles Moutot ✐ 1 Horkheimer, M., « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie critique, pp. 82 et 84, trad. S. Muller, Cl. Maillard, Gallimard, Paris, 1996. 2 Horkheimer, M., « À propos de la querelle du rationalisme », in Théorie critique, p. 144, trad. Collège de philosophie, Payot, Paris, 1978. 3 Bubner, R., « Qu’est-ce que la théorie critique ? », in Archives de philosophie, no 35, pp. 381-421, 1972. 4 Balibar, É., « Avant-propos » in Althusser, L., Pour Marx (1965), p. VII, La Découverte, Paris, 1996 ; Ferry, L., Renaut, A., « Présentation », in Horkheimer, M., Théorie critique, pp. 30-31, op. cit. 5 Marcuse, H., « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et Société, p. 155, Minuit, Paris, 1970. 6 Horkheimer, M., Adorno, Th. W., « Le concept d’Aufklärung » et « Ulysse, ou mythe et Raison », in Dialectique de la Raison (1947), pp. 21-57 et 58-91, trad. É. Kaufholz, Gallimard, Paris, 1983. 7 Horkheimer, M., « La théorie critique hier et aujourd’hui » (1970), in Théorie critique, op. cit., p. 365. 8 Ibid., p. 361. 9 Adorno, Th. W., Dialectique négative (1966), « Avant-propos » et passim, trad. Collège de philosophie, Payot, Paris, 1978. THERMODYNAMIQUE Du grec termein, « chauffer » et dynamis, « force (en puissance) ». PHYSIQUE Science des transformations de l’énergie et, en particulier, des interconversions du travail mécanique et de la chaleur. La thermodynamique est née, au début du XIXe s., comme une science des machines à vapeur. La question, posée à l’époque, et affrontée sur le plan théorique par S. Carnot (1824), était celle du rendement optimal d’une transformation

de la chaleur en travail mécanique. L’élaboration progressive de la science des machines à vapeur au milieu du XIXe s. par J. P. Joule, R. Clausius, lord Kelvin, etc., conduisit à poser les deux principes de la thermodynamique. Le premier principe énonce la conservation de la somme « chaleur + travail » (ou plus généralement la conservation de l’énergie). Le second principe, lui, prescrit une directionnalité temporelle aux processus de transformation de l’énergie. Dans la version qu’en a proposée R. Clausius, il affirme l’impossibilité de tout transfert de chaleur d’un corps froid à un corps chaud ; et il a été traduit en un énoncé de croissance de la fonction entropie. L’un des principaux développements conceptuels de la thermodynamique fut annoncé par S. Carnot, dès 1824. Selon cet auteur, « la chaleur n’est autre chose que la puissance motrice, ou plutôt que le mouvement, qui a changé de forme ». La convertibilité partielle de la chaleur en énergie mécanique était ici expliquée par la nature ultimement mécanique de la chaleur. Cette idée fut développée dans la théorie cinétique, puis dans la mécanique statistique de L. Boltzmann (1877). Elle donna naissance, sous le nom de « thermodynamique statistique », à une description systématique du substrat microscopique des variables et des fonctions macroscopiques de la thermodynamique classique, comme la pression, le volume, la température, l’entropie, etc. ▶ La caractéristique la plus remarquable de la thermodynamique est cependant l’indépendance de ses énoncés à l’égard de la structure détaillée des éventuels processus microscopiques sous-jacents. On comprend à partir de là qu’une variété de thermodynamique statistique beaucoup plus économique en hypothèses de structure microscopique que celle de Boltzmann, ait pu être formulée : c’est la contribution de J. W. Gibbs (1901) et de sa théorie des ensembles thermodynamiques. Grâce à sa grande généralité, la thermodynamique s’est avérée féconde dans des domaines très éloignés des questions initiales sur les machines à vapeur, allant de la chimie à la cosmologie. Michel Bitbol ✐ Dugas, R., la Théorie physique au sens de Boltzmann, éditions du Griffon, 1959. Longair, M. S., Theoretical Concepts in Physics, Cambridge University Press, 1984.

Prigogine, I., Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, Dunod, 1968. ! ÉNERGIE, ENTROPIE TIERCÉITÉ Trad. de l’anglais Thirdness. MÉTAPHYSIQUE L’une des trois catégories logico-ontologiques fondamentales selon Peirce, désignant le réel selon la loi et la généralité. Peirce 1 distingue trois grandes catégories du réel : la priméité (spontanéité du quale sensible), la secondéité (force réactive de l’existence) et la tiercéité, qui correspond à la catégorie de la généralité, du sens, de l’intelligibilité et de la loi. Irréductible aux deux premières, la tiercéité constitue bien la catégorie fondamentale, mais (contrairement à l’idéalisme hégelien) elle ne résorbe pas les deux autres dans une « Aufhebung ». Si elle est bien la catégorie du mental par excellence, elle déborde largement le clivage corps-esprit : catégorie logicosémiotique et ontologique, elle n’est pas propre au seul esprit humain, mais se retrouve dans la nature (par exemple, dans les cristaux), où elle incarne la réalité et l’intelligibilité de la loi, sous la forme de dispositions réelles, générales et conditionnelles (would-be). Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, 1931-1958. ! CATÉGORIE, PRAGMATISME, UNIVERSAUX TIERS EXCLU PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE Principe selon lequel deux énoncés ou propositions contradictoires ne peuvent pas être faux en même temps. En logique classique, il en résulte que c’est l’un ou l’autre des énoncés qui est vrai, et non pas un troisième. Il s’exprime par la formule latine : Tertium non datur (« le tiers n’est pas donné » ou « le tiers est exclu »), qui signifie qu’il n’y a pas d’autre possibilité que l’une des deux contradictoires. On symbolise le principe sous la forme : « A ou non-A ». Le principe du tiers exclu se distingue du principe de contradiction selon lequel deux contradictoires ne peuvent pas être downloadModeText.vue.download 1048 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1046 vraies en même temps (« non à la fois A et non-A »). Dans la logique bivalente classique, le tiers exclu est logiquement équivalent au principe de contradiction, même s’il ne lui est pas identique. Traditionnellement, il y a une certaine confusion entre le principe de contradiction et le principe du tiers exclu, par exemple chez Leibniz, qui écrit que « le principe de contradiction [...] porte que, de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre fausse » 1. Il y a également une certaine confusion entre le principe du tiers exclu et le principe de bivalence, qui ne pose pas que, de deux propositions contradictoires, l’une est vraie et l’autre fausse, mais que chaque proposition est vraie ou fausse. Cette confusion tient au fait que le principe de bivalence (quoique formulé par les stoïciens dans l’Antiquité 2) ne sera pas clairement distingué des deux autres avant Lukasiewicz, qui lui a donné ce nom en 19213. En fait, l’équivalence entre principe de contradiction et principe du tiers exclu résulte précisément du principe de bivalence : si chaque proposition est vraie ou fausse, deux propositions contradictoires ne sont ni vraies en même temps (principe de contradiction) ni fausses en même temps (principe du tiers exclu). Le principe du tiers exclu remonte à Aristote, qui écrit : « Il n’est pas possible qu’il y ait aucun intermédiaire à l’intérieur de la contradiction, mais il est nécessaire d’affirmer ou de nier une seule chose d’une seule chose. 4 » On prend souvent comme exemple de tiers exclu le fameux exemple d’Aristote : « Demain il y aura une bataille navale ou il n’y aura pas de bataille navale », mais celui-ci sert plutôt à mettre en doute le principe de bivalence, car Aristote veut montrer que les futurs contingents ne tote ait vu la pas fausses en mais laquelle, le cadre d’une

sont ni vrais ni faux 5. Il semble bien qu’Arissituation ainsi : ces deux propositions ne sont même temps, l’une est vraie et l’autre fausse, c’est ce qui est encore indéterminé. Or, dans logique trivalente par exemple (toute propo-

sition est vraie, fausse, ou indéterminée), deux propositions contradictoires A et non-A peuvent être indéterminées toutes les deux : dans ce cas, la formule « A ou non-A » est, elle aussi, indéterminée. Ce n’est donc plus un principe (c’est-à-dire une formule vraie et évidente par soi). Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Leibniz, G. W., Essais de théodicée, art. 44. 2 Cicéron, Du destin, 38 (= A.A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 34 C [t. II, p. 103]).

3 Lukasiewicz, J., « Logika dwuwartosciowa » (« La logique bivalente »), in Przeglad Filozoficzny, 1921, pp. 189-205. 4 Aristote, Métaphysique, IV, 7, 1011b23-24. 5 Aristote, De l’interprétation, 9. Cf. Cicéron, Académiques, II, 97 (= Long & Sedley, op. cit., 20 I [t. I, p. 220]), où la négation du même principe (de bivalence et non, comme on le croit souvent, du tiers exclu) est attribuée à Épicure. Voir-aussi : Gourinat, J.-B., « Principe de contradiction, principe du tiers-exclu et principe de bivalence : philosophie première ou Organon ? », dans M. Bastit, J. Follon (éd.), Logique et Métaphysique dans l’Organon d’Aristote, Louvain, 2001, pp. 63-91. ! CONTRADICTION LOGIQUE Le tiers exclu s’écrit : A v ¬A. Longtemps considéré comme un principe fondamental du discours rationnel, il a maintenant statut de théorème dans les systèmes axiomatiques contemporains. Il est tributaire du principe de bivalence selon lequel toute proposition est susceptible d’être vraie ou fausse. Or un tel principe ne fait plus l’unanimité : les logiques trivalentes admettent un tiers entre vrai et faux (indéterminé, ni vrai ni faux, etc.). Les logiques plurivalentes étendent ce tiers à n valeurs intermédiaires. Les logique floues introduisent une gradation du vrai au faux. À ces différentes extensions s’ajoute une contestation directe du tiers exclu par la logique intuitionniste de Brouwer. Cette logique constitue un système de preuves constructives : vrai signifie prouvé vrai, son contradictoire n’est plus prouvé faux, mais non prouvé vrai. Distinguant alors trois cas : A, ¬A et ¬¬A, on ne peut plus recourir à la réduction par l’absurde : ¬¬A ! A. Pour établir A, il faut en fournir une preuve effective, ce qui n’est pas toujours possible lorsqu’on travaille sur des ensembles infinis. Dès lors, l’usage du tiers exclu se trouve restreint aux seuls cas où l’on dispose d’une procédure algorithmique de décision. Denis Vernant ! ABSURDE (RAISONNEMENT PAR L’), FLOU (LOGIQUE DU), INTUITIONNISME, LOGIQUE MULTIVALENTE TOLÉRANCE Du latin tolerantia, de tolerare, « porter, supporter, endurer, résister ».

POLITIQUE, MORALE, PHILOS. DROIT 1. À l’origine, soit la capacité à endurer quelque chose de nocif (le froid, la faim), soit l’indulgence à l’égard d’un comportement ou d’une attitude répréhensibles, mais supportables dans certaines limites. – 2. À partir du XVIIIe s., disposition à reconnaître les conséquences, dans une communauté politique donnée, du droit de chacun de ses membres à vivre selon des opinions, des croyances, des principes pratiques différents et, jusqu’à un certain point, opposés à ceux des autres. La tolérance est originairement comprise comme un pis-aller. Elle a, comme on sait, ses « maisons ». En outre, elle se limite à une indulgence ou encore à une condescendance du pouvoir ou des individus, c’est-à-dire à une grâce accordée en considération de la faiblesse humaine. Lorsqu’une exigence sociale n’est pas satisfaite, lorsqu’une règle est transgressée ou la moralité publique blessée, la tolérance consiste à fermer les yeux temporairement. Vertu sociale par excellence, elle assouplit les relations quotidiennes des hommes sans annuler les exigences. Tout commence à se compliquer lors des guerres de religion qui secouent l’Europe du XVIe s. L’objet de la tolérance s’élargit et intègre les croyances religieuses auxquelles les hommes adhèrent. L’hérésie ne pouvant être supprimée, il est question de la tolérer jusqu’à nouvel ordre, dans un cadre précis défini dans des édits. La tolérance devient une affaire d’État. Dans ce contexte, la différence entre tolérance ecclésiastique et tolérance civile est élaborée : on reconnaît aux Églises le droit de ne pas tolérer des divergences en leur sein, mais on leur retire, au nom de la tolérance civile, le droit d’en appeler à la sanction des pouvoirs publics. L’intolérance des Églises reconnues par l’État doit se limiter à l’excommunication 1. Cette intolérance ecclésiastique sera combattue par Rousseau, dans la mesure où, à ses yeux, elle ne peut que corrompre le lien social. Mais la difficulté majeure de la notion surgit avec l’affirmation, au nom de la liberté reconnue à tous, du droit à la différence en matière d’opinions, de foi, de principes pratiques 2. Le vocable « tolérance », magnifié par Voltaire 3, est conservé pour désigner le consentement aux conséquences de la liberté accordée à tous. L’État se charge d’en élaborer downloadModeText.vue.download 1049 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1047 les limites, grâce auxquelles la liberté demeure universelle. La tolérance est donc refusée aux intolérants.

Comprise de la sorte, la tolérance retient peu de choses de son origine, si ce n’est l’effort consenti, l’endurance à l’expression des opinions et des croyances que l’on juge absurdes ou mauvaises. S’abstenir d’empêcher suppose, en effet, de réfréner le penchant à imposer ses certitudes. Hormis cet effort, la tolérance n’a plus rien de commun avec son sens premier. L’indulgence initiale devient un consentement, la grâce cède la place au droit. Ce qui fait naître une équivoque, dont la tolérance peine à se dégager. Le sens original persiste aujourd’hui encore dans la notion de « seuil de tolérance », dans l’usage médical ou judiciaire, et, plus généralement, il demeure vivant dans les mémoires, tandis qu’un sens nouveau s’est surimposé. Il suit que la tolérance est louée comme une vertu et tout aussitôt critiquée comme un insupportable mépris. Le toléré ne peut s’empêcher de penser qu’il est seulement supporté de façon gracieuse, et il en éprouve, sinon de l’humiliation, du moins une insatisfaction. Le toléré aspire à un au-delà de la tolérance, car il ne voit pas en elle une reconnaissance entière. ▶ L’équivoque inscrite au coeur de la tolérance est-elle dépassée par une assimilation au respect ? Nombre de contemporains le pensent. Mais le respect s’adresse à une grandeur reconnue par le sujet respectueux. Or, l’attitude tolérante concerne des croyances ou des comportements qui peuvent être parfois considérés comme faibles ou contestables, et ne susciter aucune admiration 4. On respecte la personne d’autrui, sa liberté, mais pas forcément l’usage qu’elle en fait, c’est-à-dire l’expression de ses croyances, certains comportements, que l’on doit s’interdire cependant d’empêcher par la contrainte, dans la mesure où la liberté des autres n’est pas menacée par ces mêmes comportements. La tolérance assimilée au respect n’est donc rien d’autre qu’une destruction de ce dernier et une affirmation de relativisme. Ghislain Waterlot ✐ 1 Locke, J., Lettre sur la tolérance, éd. J.-F. Spitz, Flammarion, Paris, 1992. 2 Bayle, P., Commentaire philosophique, éd. J.-M. Gros, Presses Pocket « Les classiques », Paris, 1992. 3 Voltaire, Traité sur la tolérance, éd. J. Renwick, Oxford, Voltaire Fondation, coll. Vif, 2000. 4 Walzer, M., On Toleration, 1997, « Traité sur la tolérance », trad. C. Hutner, Gallimard, Paris, 1998. Voir-aussi : Lessay, F., Rogers, G. A. J. et Zarka, Y.-C., Les Fondements philosophiques de la tolérance au XVIIe s., 3 vol., PUF, Paris, 2002. Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. et notes J. Lagrée et P.-F. Moreau, PUF, Paris, 1999.

! DROIT, LIBERTÉ, POUVOIR, RESPECT TOPIQUE Du grec topos, « lieu ». En allemand : Topik (substantif), topisch (adjectif). PSYCHANALYSE Géographie de l’appareil psychique, indissociable, en métapsychologie, des points de vue dynamique et économique, sans lesquels le point de vue topique se réduirait à une psychologie descriptive. La première topique envisage l’appareil psychique comme un territoire séparé en deux grandes zones : l’inconscient (Ics) et le système préconscient (Pcs) / conscient (Cs) 1. Le préconscient est intermédiaire, d’un point de vue descriptif, entre conscient et inconscient. Le point de vue dynamique permet d’inclure les contenus du préconscient côté conscient : ils sont latents, susceptibles de devenir conscients. La censure entre les systèmes préconscient et conscient est moins rigoureuse que celle existant entre l’inconscient et le préconscient, comme le manifeste la distinction, dans le rêve, entre contenu manifeste et contenu latent. Les faits psychiques refoulés sont inconscients au sens dynamique. Dans la deuxième topique 2, l’inconscient n’est plus un lieu, mais une qualité dynamique qui envahit les nouvelles zones du psychisme : le « ça », le « moi », qui devient en grande partie inconscient, ainsi que le « surmoi ». Deux autres instances complètent la deuxième topique : le moi-idéal, formation inconsciente issue du narcissisme, « identification héroïque » selon Lagache 3, et l’idéal du moi, souvent difficile à différencier du précédent, mais qui a davantage partie liée avec le sur-moi et les idéaux collectifs. De l’une à l’autre topique, le point de vue dynamique gagne en importance, et s’accroît des conflits inter-instances aux conflits intra-instance. ▶ La réalité n’est pas représentée dans les topiques. Freud la réintroduit ensuite 4 – on parle alors de troisième topique. Selon les deux ou les trois topiques, ni la conscience, ni le moi ne sont maîtres du psychisme, vexation narcissique qui alimente la résistance à la psychanalyse. Marie-Claude Fourment ✐ 1 Freud, S., l’Interprétation des rêves (1899). 2 Freud, S., le Moi et le ça (1920), in Essais de Psychanalyse, trad.

S. Jankélévitch, Gallimard, Paris, 1979. 3 Lagache, D., la Psychanalyse et la structure de la personnalité (1958), in la Psychanalyse, PUF, Paris. 4 Freud, S., Névrose et psychose (1924). ! CONSCIENCE, DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, IDÉAL, INCONSCIENT, MÉTAPSYCHOLOGIE, MOI, RÉALITÉ, RÉGRESSION, SURMOI TOTALITARISME Terme forgé sur totalitaire, du vocabulaire fasciste italien. POLITIQUE Ce concept tout à la fois décrié et galvaudé renvoie à des régimes politiques n’apparaissant qu’au XXe s., qui visent à une emprise totale sur l’individu et la société et excluent toute possibilité de division interne. Les « modèles » les plus souvent étudiés sont soit le national-socialisme soit le stalinisme. Gentile et Mussolini qualifient, dès les années 1920, le régime fasciste de « totalitaire ». Le terme apparaît dans l’Oxford English dictionnary en 1933 et dès les années 1930 les auteurs d’obédiences les plus diverses l’emploient, souvent en notant la similitude entre les régimes nazis et communistes, sans exclure fascisme et franquisme. On ne saurait donc réduire le terme à une arme de propagande de la guerre froide, même s’il fut ainsi utilisé et s’il est difficile d’étudier ce concept en dehors de son histoire. Parler de totalitarisme indique que des formes nouvelles d’organisations politiques, irréductibles à la tyrannie ou à la dictature à parti unique sont apparues, et que leur similitude transcende les antagonismes et clivages politiques les plus criants. En ce sens, le phénomène concentrationnaire downloadModeText.vue.download 1050 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1048 et le fait que la terreur se déchaîne alors que l’opposition est déjà annihilée sont des critères souvent retenus. La tâche minimale est alors d’expliquer l’émergence « contemporaine » de ce type de régimes, sans les réduire à des simples accidents historiques ou à des formations propres à tel ou tel peuple, telle ou telle culture (comme « l’âme allemande ») et une parenté structurelle en dépit des contenus doctrinaux les plus divers (ce qui motive en partie la violence avec laquelle la catégorie de totalitarisme a été

rejetée, puisqu’elle peut apparenter le national-socialisme et le stalinisme). Parmi les très nombreuses analyses, on peut en singulariser deux qui font du déchiffrement du totalitarisme un réquisit de la compréhension de notre propre présent. Dans Les Origines du totalitarisme 1, Arendt reprend les catégories de Montesquieu pour poser que idéologie et terreur constituent la nature et le principe du gouvernement totalitaire (terme qu’elle réserve exclusivement à certaines périodes du nazisme et du stalinisme), lequel connaît ses conditions nécessaires et insuffisantes d’apparition avec la production d’individus atomisés, déracinés et esseulés, d’hommes « superflus ». Arendt étudie comment le mode de production capitaliste (et l’impérialisme), les avatars de l’État-nation (et les évolutions de l’antisémitisme) produisent des problèmes insolubles dans leurs propres cadres (au premier chef, la production ininterrompu d’apatrides) et qui peuvent motiver l’émergence de régimes totalitaires, en guise de pseudo solutions terrifiantes. Ces derniers nous contraignent donc à scruter les impensés de notre propre modernité. Si Arendt pense dans les termes d’une pluralité de régimes possibles – avec le risque de faire du totalitarisme une sorte « d’essence » – Lefort raisonne en articulant démocratie et totalitarisme. Ce dernier permet rétrospectivement à la démocratie d’acquérir un nouveau relief et « il s’avère impossible de la réduire à un système d’institutions. Elle apparaît à son tour comme une forme de société, et la tâche s’impose de comprendre ce qui fait sa singularité, et ce qui en elle se prête à son renversement, à l’avènement de la société totalitaire » 2. La monstruosité totalitaire – ici étudiée via l’URSS et Soljenitsyne et non plus comme chez Arendt via le cas éminent du nazisme – permet de ressaisir la démocratie comme ce type d’organisation sociale où sont désintriqués savoir, pouvoir et droit, et qui laisse ouverte la question de ses propres fondements, de sa propre légitimation, de sa propre historicité. Le totalitarisme referme l’énigme et cède au fantasme d’une société unie, et transparente, sans scission en société civile et État, nécessitant donc une réincorporation du pouvoir et une prophylaxie sociale. ▶ Alors que les historiens ont tendance à souligner que le concept n’a qu’une valeur euristique, le totalitarisme, qui a bénéficié du soutien des masses – chez les penseurs politiques qui le définissent, contraint à interroger à nouveaux frais nos catégories politiques et morales. Anne Amiel ✐ 1 Arendt, H., Les Origines du totalitarisme, Paris, Seuil. 2 Lefort, C., Essais sur le politique, Paris, Points Seuil, 1986 ; L’in-

vention démocratique, Paris, Livre de poche, 1981 ; Un Homme en trop, Paris, Points Seuil, 1986. Voir-aussi : Aron, R., Démocratie et totalitarisme, Paris, Idées, N.R.F., 1965. Faye, J.P., Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972. Kershaw I., Qu’est-ce que le nazisme?, Paris, Gallimard, Folio, 1992. Neumann, F., Behemoth, Paris, Payot, 1987. ! CITOYEN, DÉMOCRATIE, LIBERTÉ TOTALITÉ De total, du latin médiéval totalis, de totus. GÉNÉR. Unité d’une multiplicité. Si l’on place dans un rapport syllogistique l’unité, d’une part, et la pluralité, d’autre part, il n’y a qu’une seule façon de les tenir pour liées : il faut poser le concept de totalité. Elle est l’unité d’un ensemble pluriel, tout comme elle multiplie l’unité. Il semble que l’illustration la plus éclairante de ce concept est, chez Kant comme dans les travaux de physiologie des pionniers du XIXe s., la production d’une certaine représentation du corps complexe, organisé, qu’est le corps vivant 1. En lui, chaque partie se rapporte à l’ensemble comme à une totalité organique qui est comme sa fin. Chaque partie est en vue de l’ensemble et se comporte donc exactement comme si le tout n’était qu’une expression de chaque partie : l’unité dans l’assemblage multiple que suppose un corps vivant. On trouve des thèses de cette sorte dans l’étude classique du concept de réflexe menée par Georges Canguilhem 2. Fabien Chareix ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1989, § 65 et suiv. 2 Canguilhem, G., La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe s., Vrin, Paris, 1977 (Paris : PUF, 1955). Voir-aussi : Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris, 1998. ! ENSEMBLE, MULTIPLE, ORGANISME, VIE TOURNANT Terme employé pour traduire l’allemand Kehre. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP.

Chez Heidegger, concept désignant à la fois le passage de la pensée du plan du Dasein à celui de l’être et le passage de la métaphysique à l’autre commencement de la pensée. Il n’y pas de rupture dans la pensée de Heidegger, et le tournant qu’opère ce dernier doit être compris comme le passage vers une pensée ontologico-historiale qui reprend la métaphysique dans le tout de son histoire et pense l’être comme tel à partir de l’Ereignis comme possibilité ouverte par le déploiement de la technique. Plus précisément, le tournant équivaut à la reprise de la question initiale à partir de la question de l’oubli de l’être qui motivait déjà Être et Temps. Le terme « Kehre » apparaît dès 1928, dans le dernier cours de Marbourg, pour désigner « l’analytique de la temporalitas de l’être » qui doit faire suite à l’analytique existentiale. À partir de là s’opère une radicalisation de la finitude qui ne concerne pas seulement le Dasein, mais l’être en tant que tel. Ce que Heidegger veut éviter est le risque d’une objectivation de l’être, qui doit être pensé à partir de son retrait essentiel. À la question du sens de l’être tend alors à se substituer celle de la vérité de l’être. La méditation sur l’essence de la vérité conçue comme aléthéia downloadModeText.vue.download 1051 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1049 joue un rôle décisif, la question devenant celle de la vérité de l’être comme ce qui se dispense en s’occultant. Méditer ce demeurer-manquant de l’être en tant que tel, c’est le comprendre comme Not, c’est-à-dire à la fois comme contrainte et détresse. L’explication avec Nietzsche et la méditation de Hölderlin permettent de remonter en-deçà de la métaphysique vers la parole matinale des présocratiques. Nietzsche est le penseur des ultimes conséquences de la métaphysique, la faisant surgir en son essence comme nihilisme. ▶ Si dans le Dispositif technique l’homme, qui se veut maître de l’étant, en vient à oublier la surpuissance de l’être, celui-ci demeure néanmoins comme le mystère qui donne à penser. Dès lors, « Là où est le péril / Croît aussi ce qui sauve », Hölderlin nous enseignant un nouveau sens du sacré et du divin ne procédant plus de l’onto-théologie. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Metaphysische Anfangsgründe der Logik (Fondements initiaux de la logique), Frankfort, 1978. Heidegger, M., Bremer und Freiburger Vorträge (Conférences de Brème et de Fribourg), Frankfort, 1994.

Heidegger, M., Erläuterung zur Hölderlins Dichtung (Approche de Hölderlin), Frankfort, 1981. ! DISPOSITIF, ÊTRE, ÉVÉNEMENT APPROPRIANT, VÉRITÉ TOURNURE En allemand, Bewandtnis. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP. Chez Heidegger, détermination de l’étant disponible, caractérisant la destination de l’outil. Avec le marteau il retourne du martèlement, l’un entretenant avec l’autre un rapport référentiel qui constitue l’essence de l’outil. La tournure inclut le « ce dont il retourne » (Wobei der Bewandtnis) et le « avec quoi il retourne » (Womit der Bewandtnis), de sorte que l’outil puisse faire sens dans le complexe où il est inscrit. Ce complexe de relations forme un tout constituant la significativité (Bedeutsamkeit). Assigné à un monde selon un réseau de renvois, le Dasein est aussi assigné à une signifiance familière des choses, qui n’est pas une signification comme somme de signes, mais une relation référentielle ouvrant du sens. Le Dasein jouit ainsi d’une certaine familiarité avec le complexe signifiant en lequel il se comprend et le phénomène du monde est le dans-quoi (Worin) de la compréhension référentielle qui permet la rencontre de l’étant selon la modalité de la tournure. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 18, Tübingen, 1967. ! DASEIN, DISPONIBILITÉ, MONDE, OUTIL, SENS TRACE Notion retenue en français pour rendre le grec ichnos. PHILOS. CONTEMP. Comment penser et décrire rigoureusement une « présence non-présente » ? La notion de trace est chez Plotin l’un des lieux d’élaboration de cette aporie. C’est aussi le cas chez certains philosophes contemporains (Levinas / Derrida) qui tentent de décrire une temporalité de l’écart originaire inconvertible en présence pleine.

La notion de « trace » acquiert un statut décisif chez Plotin. Plotin désigne l’Un ou le Bien comme « au-delà de l’être », c’est-à-dire de l’essence et de la substance, du visible. Mais, du même mouvement, il montre que l’être « vient » ou « est né » du Bien. La question se pose dès lors de savoir ce que l’Un donne aux différents niveaux d’être qui lui sont subordonnés. Ce qui peut se dire autrement : que laisse-t-il de lui en ce qu’il excède pourtant absolument ? Comment est-il dans l’être alors qu’il faut tenir qu’il est au-delà de l’être ? Certaines des réponses plotiniennes à ces questions vont se formuler dans les termes de la trace : l’Un donne ce qu’il n’a pas – l’être, la forme, la substance – ; il laisse sa trace dans l’être, et c’est cette trace dans l’être de ce qui n’a jamais été de l’être qui rend compte de la « ressemblance » de l’être à l’Un qui l’excède et dont il provient. Radicalement, « (...) l’être n’est que la trace de l’un » 1. Cette problématique a été travaillée dans ce qu’il est convenu d’appeler la « théologie négative ». Elle est aussi décisive dans tout un « courant » de la philosophie la plus contemporaine, qui, s’il ne nie pas une certaine proximité avec la « théologie négative », ne se laisse en aucun cas identifier à cette dernière. On pense en particulier à Levinas et Derrida – ce dernier marquant d’ailleurs explicitement sa dette sur ce point par rapport au premier. L’infini, selon Levinas, bouleverse l’être (qui équivaut au phénoménal, au visible), ainsi il lui donne sens, mais pour autant qu’il « est » lui-même « autrement qu’être », rien d’étant et même d’être. Dès lors, c’est comme trace que ce qui, par définition, ne fait pas présence, ne se laisse capturer en aucune forme, apparaît malgré tout : présence de la non-présence qui consiste tout entière dans le bouleversement infligé à la présence rassemblée en visible. La notion de trace exprime la tension qui habite l’apparaître indirect de ce qui ne peut pas et ne doit pas apparaître : Levinas évoque l’irrectitude de la trace, la trace dont il faut donc tenir qu’elle est « trace de ce qui n’a jamais été présent » 2. Et le visage d’autrui, en sa franchise et sa rectitude même, sera pour Levinas l’irrectitude de la trace de l’Infini. La notion de trace chez Levinas est donc solidaire de toute une conception de la temporalité qui privilégie l’écart irrécupérable en présence, l’interruption et l’anarchie (au sens de sans fondement, sans origine). Elle implique du même mouvement toute une conception de la signification : elle ne signifie pas en « renvoyant à... » (la présence d’un signifié par exemple), mais en interrompant l’ordre de la présence. Derrida retient de Levinas la mise en crise de la présence pure, de l’origine, ce qu’en se référant aussi à Heidegger, il déploie comme ébranlement de l’ontologie (cette dernière se définissant alors ainsi : ce qui a déterminé le sens de l’être comme présence.) La notion de « trace » va apparaître à Derrida comme significative d’une confluence pas toujours explicite entre des auteurs contemporains : Levinas donc, mais aussi Nietzsche et Freud, ces derniers rendant énigmatique cette forme exemplaire de

la présence qu’est la présence à soi, la conscience, en passant par la trace (qui traduit alors Spur en allemand). Choisir le mot « trace » revient donc pour Derrida à se mettre en consonance avec des penseurs qui tous peuvent être lus comme travaillant à ce que lui aura nommé la « déconstruction » de la présence. Par rapport à ces auteurs, et en particulier par rapport à Levinas, Derrida se caractérise par l’insistance suivante : si la trace dit le défaut d’origine, dit qu’il n’y pas de présence pure, que la présence est toujours « impure », alors downloadModeText.vue.download 1052 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1050 elle est « a priori écrite, qu’on l’inscrive ou non, (...) dans un élément “sensible” et “spatial” qu’on appelle “extérieur” ». La trace est « archi-trace », si l’on veut indiquer par là qu’elle précède toujours déjà toute présence (de l’être, de la conscience, de la parole pleine), ce qui du même mouvement implique pour Derrida qu’elle soit « archi-écriture » 3. François-David Sebbah ✐ 1 Plotin, Ennéades, V, 5. 2 Levinas, E., « La trace de l’autre », pp. 187-202, in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, édition suivie d’Essais nouveaux, Vrin, 1967. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff, 1974. 3 Derrida, J., De la grammatologie, première partie, chapitre 2, pp. 42-108, Les Éditions de Minuit, 1967. Voir-aussi : Chalier, C., La trace de l’Infini, Les Éditions du Cerf, 2002. Derrida, J., Marges – de la philosophie, Les Éditions de Minuit, 1972. ! DÉCONSTRUCTION, VISAGE TRADITION Du latin traditio, dérivé de tradere, « remettre », « transmettre ». Le terme est passé d’un usage juridique (transmission matérielle d’un patrimoine) à un contexte davantage marqué par le souci culturel de continuité et de pérennité. ESTHÉTIQUE Héritage reçu et transmis culturellement, parfois perçu

comme une entrave mais qui féconde la création en l’inscrivant dans une dimension universelle. La notion de tradition garde de son origine juridique et religieuse l’idée de la transmission d’un contenu essentiel parce qu’il a le pouvoir d’établir des relations privilégiées entre les hommes. C’est en ce sens qu’elle intéresse toute forme de culture. L’idée de culture présuppose en effet un processus de sédimentation des habitus et des traditions et la crise de la culture, dont l’autre nom serait la modernité, coïncide avec la croyance en la disparition – réelle ou supposée – des traditions. La tradition ne prend son véritable sens que dans une dialectique avec l’idée d’innovation, comme moyen de sauvegarder et de réengendrer la signification. Elle est donc constitutivement intégratrice et non incompatible avec une idée de progrès procédant par accumulation et transmission. Elle ne refuse pas l’originalité, mais y voit l’effet d’une combinaison singulière formée à partir de présupposés collectifs – « l’esprit d’une époque » – et donc reconstituables. La tradition vit de l’exégèse de l’expérience dont elle est à la fois la sédimentation et la condition de possibilité. Ainsi, chaque grande époque artistique doit réinventer pour son propre compte son rapport au passé, le rendre lisible d’une manière qui permet de le projeter à nouveau vers l’avenir. Dans la perspective de l’histoire de l’art, la tradition est un outil de la description des appartenances et des filiations. En repérant les critères discriminants, elle facilite le travail d’attribution des oeuvres et la classification des styles. Si elle tend à minimiser le poids des individualités et du génie au profit d’une compréhension de la vie artistique en termes d’écoles, de groupes et de préceptes, elle éclaire en revanche la question des sources et des modèles. Reste que, pour l’artiste, la tradition est moins un patrimoine qu’un matériau de réemploi dans lequel il puise en fonction de ses interrogations actuelles, de la citation savante ou de l’allusion complice jusqu’à l’attitude la plus désinvolte, voire iconoclaste. ▶ La survivance d’une tradition dépend des vivifications que le présent lui insuffle. Pour le créateur, rien n’est jamais définitivement antique : l’antique est une construction, un remaniement perpétuel. Paradoxalement, c’est donc l’innovation qui édifie la tradition et non l’inverse. Danièle Cohn ✐ Haskell, F., la Norme et le caprice. Redécouvertes en art (1976), trad. Flammarion, Paris, 1986, rééd. « Champs », 1993. Linton, R., le Fondement culturel de la personnalité (1945), trad. Dunod, Paris, 1959. Seznec, J., la Survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de

la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Flammarion, Paris, 1980, rééd. « Champs », 1993. ! CULTURE, MODERNITÉ, NOUVEAU, SYMBOLE La tradition est-elle une réalité ? Aujourd’hui, le terme de tradition est devenu un maître mot, parfois solidaire d’un argument d’autorité, au coeur de débats philosophiques ou politiques. Qu’elle renvoie à un ensemble de pratiques, de manières de penser, de dire ou de faire, ou à un corps de doctrines, historiques, politiques, religieuses, etc., nul ne semble douter qu’une tradition soit quelque chose d’ancien qui se transmet de génération en génération. Cette ancienneté et cette transmission garantiraient la valeur d’une tradition donnée et justifieraient qu’on la préserve des effets supposés corrosifs du temps et du contact avec d’autres traditions. Pourtant, il convient de se demander si le mot de tradition renvoie bien à une réalité dotée de contours nets, identifiable et donc définissable. Une tradition possèdet-elle effectivement des propriétés discernables telles que l’âge ou la continuité ? Ne serait-elle pas plutôt une simple entité nominale, un vêtement linguistique susceptible d’habiller toute sortes d’objets ? Si tel était le cas, il conviendrait alors de récuser une conception substantialiste de la tradition et les usages qu’on fait de cette notion. ANCIENNETÉ ET CONTINUITÉ DU DÉPÔT L ’idée selon laquelle la tradition s’apparenterait à une chose dont l’intégrité serait préservée dans le temps fait écho à l’usage d’origine du mot, juridique et religieux. Juridique, d’abord, puisque dans le droit romain la tradition signifiait la cession de biens matériels ; religieux, ensuite, et tout particulièrement au sein des monothéismes, où la tradition renvoie à la transmission d’une révélation divine. Ainsi la Michnah, recueil d’enseignements rabbiniques, relate-t-elle que « Moïse reçut la Torah au mont Sinaï et la transmit à Josué ; Josué la transmit aux anciens, les anciens aux prophètes, et les prophètes aux hommes de la grande Assemblée ». Tout à la fois réception, conservation et légation, la tradition opère la transmission du message divin. Une telle conception laisse clairement entendre que la tradition s’appréhende essentielle-

ment comme un contenu dont les modalités de transmission ne sont certes pas négligeables mais demeurent néanmoins downloadModeText.vue.download 1053 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1051 subordonnées à l’autorité de la révélation (c’est Dieu qui est l’auctor). Il en résulte que la légitimité de la tradition repose précisément sur sa capacité à transmettre, par quelques moyens que ce soit, une vérité qui la précède et qui ne s’épuise ni dans sa factualité historique ni dans les modalités de sa transmission. Le concret de la révélation, consigné par écrit uniquement dans un souci de sauvegarde, y est considéré – avec respect et vénération – comme un dépôt dont la teneur ne doit en rien être altérée. « Garde le bon dépôt à l’aide du Saint-Esprit qui habite en nous tous », recommande Paul à son disciple Thimothée. Le sentiment que le maintien et la préservation de ce dépôt sont un devoir sacré signifie ici clairement que la tradition a été identifiée à un corpus de doctrines, du moins à quelque chose de tangible, qu’on peut remettre en mains propres, ainsi qu’en témoignent symboliquement les rites d’apposition des mains. Puisque la tradition est un dépôt, il semble évident que l’ancienneté et la continuité en sont les attributs indispensables. Toute tradition se transmettrait de façon continue depuis la nuit des temps – faute de quoi, semble-t-il, elle perdrait de sa valeur. L’ancienneté et la continuité tendent d’autant plus à être promues en critères normatifs qu’elles introduisent un élément cumulatif, lequel confère dans le temps une valeur ajoutée à la tradition. Celle-ci, pour reprendre l’image évoquée par Hegel, serait comparable à une chaîne sacrée, à l’image d’un « un fleuve puissant qui s’amplifie à mesure qu’il s’éloigne de sa source ». Loin d’être une simple répétition, la tradition engendrerait donc des bénéfices dont jouirait tour à tour chaque génération. Et ce principe de capitalisation, assurant à la tradition son énergie propre, ouvrirait aussi en droit la série infinie de ses appropriations, sous la forme de l’héritage ou du patrimoine des ancêtres. La tradition ne serait finalement rien d’autre qu’un bien dont il y aurait des représentants, des destinataires et des propriétaires attitrés. LE SUBSTANTIALISME DES SCIENCES HUMAINES M ais alors qu’elle était reconnue, en référence à l’Anti-

quité ou à l’Ancien Régime, comme source des valeurs morales et politiques, la tradition, à partir du XVIIe s., va être l’objet d’évaluations successives visant à en contester l’autorité. Ce mouvement d’émancipation trouve son origine dans la mise en examen cartésienne de tout héritage historique : véritable tabula rasa où l’opinion et la coutume sont révoquées en doute et que viendra relayer l’affirmation du primat du sujet et de son autonomie. Dénoncée au tribunal de la raison par les Lumières, la tradition, forme préréflexive de conformité sociale et intellectuelle, se voit reléguée au rang de préjugé. Elle n’est donc plus en rien ce magistère de la vie prôné par les traditionalistes mais, au mieux, un simple objet d’étude livré au savoir de l’historien. C’est donc comme norme et non comme fait que la tradition a été interrogée. La querelle des Lumières et du romantisme, loin de remettre en cause la définition traditionnelle de la tradition a, au contraire, consacré cette dernière dans son statut d’objet, lui assurant une postérité durable. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que les sciences sociales naissantes aient adhéré elles aussi à cette conception substantialiste de la tradition. Elles n’avaient, somme toute, qu’un pas à franchir pour ordonner un partage des savoirs (historiques et anthropologiques) et des cultures (traditionnelles et modernes) autour de cette chose indispensable et pourtant fantomatique qu’est la tradition. UNE CONCEPTION À REVOIR C ar cette représentation substantialiste et cumulative de la tradition est néanmoins contestable. Certes, de nombreuses traditions sont anciennes mais toutes ne le sont pas. Certaines furent même inventées de toutes pièces pendant la révolution industrielle sans que pour autant elles soient dépourvues d’effectivité 1. L’ancienneté n’est donc pas une propriété intrinsèque de la tradition. Quant à la continuité, il convient d’admettre qu’elle est difficilement vérifiable dans les univers culturels ne disposant pas d’archives. Et lorsque la vérification est possible, par exemple grâce à l’enregistrement d’un mythe récité à plusieurs années de distance, elle révèle l’existence de variations ou d’innovations notables 2. On objectera peut-être que ce trait culturel ne concerne que les traditions orales. C’est probable, mais doit-on en déduire qu’il n’existerait que des traditions écrites ? On voit l’absurdité d’un tel raisonnement, d’autant plus qu’on serait bien en peine de prouver dans lesdites traditions l’existence d’une continuité stricto sensu. Force est donc de constater que ni l’ancienneté ni la continuité ne sont constitutives de la tradition. Et partant, faute d’identifier un « noyau dur » qui ne serait pas susceptible de transformation ni d’interprétation nouvelle, la

tradition ne peut plus être assimilée à une vérité inaltérable ni à un dépôt thésaurisé. La représentation substantialiste et cumulative s’avère finalement largement illusoire. Auquel cas l’opposition canonique entre les sociétés « traditionnelles » et les sociétés « modernes » n’est plus vraiment justifiée : aucun groupe humain n’a la possibilité de sauvegarder son passé ni de s’en affranchir totalement. Bien plutôt, toutes les sociétés sont contraintes de combiner la conservation et le changement. Il n’existe aucune société qui soit exclusivement traditionnelle ou moderne – ces deux termes, à supposer qu’on veuille encore les conserver, entretenant une relation plus dialectique que dichotomique. La tradition n’est donc pas une chose, tout comme elle ne constitue en rien l’essence d’une société. L’ÉCRIT ET L’ORAL I l n’en reste pas moins que toutes les sociétés n’accordent pas la même importance à leur passé : certaines privilégient la continuité par rapport au changement (et semblent parfois en minimiser totalement l’importance), alors que d’autres valorisent plus volontiers l’innovation. Cette différence – de degré et non de nature – se comprend mieux dès que, premièrement, on se déprend de l’illusion, quasi transcendantale, selon laquelle la tradition serait un ensemble de choses plus qu’une manière de les transmettre et que, deuxièmement, on étudie les modalités de transmission respectives de ces sociétés : l’oral et l’écrit. En effet, dans les sociétés de l’oralité la transmission repose sur la capacité à écouter et à répéter de mémoire une parole, un récit ou un mythe. Si fidèle la mémoire veut-elle être, elle ne peut néanmoins manquer de faire place à l’oubli, à la déformation ou encore à l’innovation. Ces changements sont le plus souvent ignorés, sciemment ou non, aussi bien par les orateurs que par les auditeurs de ces récits. Faute de réfèrent objectif, chacun est contraint de croire sur parole à l’exactitude de ce qui est dit sans disposer jamais des moyens de le vérifier. En revanche, l’écriture, parce qu’elle affranchit le langage de sa fonction downloadModeText.vue.download 1054 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1052 immédiate de communication, rend possible la constitution d’un modèle auquel on se rapporte librement. Celui-ci permet non seulement de mesurer la conformité de ce qui est dit ou écrit mais aussi d’évaluer l’importance du changement. Les modalités de transmission ont bien une efficience indéniable puisqu’elles informent entièrement l’appréhension des contenus culturels : alors que la transmission orale semble conduire à l’assimilation de toutes les différences présentes au langage de la tradition, l’écriture, elle, autorise différentes attitudes (traditionalisme, criticisme, relativisme, perspectivisme), rendues possibles par l’existence d’un réfèrent stable. Elle introduit un type de réflexivité qui assure une mise à distance des contenus transmis, leur constitution en objet d’étude, tout comme elle offre les moyens de s’en affranchir plus aisément.

UNE RÉFLEXIVITÉ À L’OEUVRE I l serait néanmoins excessif d’opposer radicalement l’écrit et l’oral et d’en conclure que les sociétés de l’oralité sont dépourvues de réflexivité – incapables en ce sens d’une véritable activité critique. Cela reviendrait à réitérer une opposition typologique des sociétés. Même si « la fixation par écrit est au centre même du phénomène herméneutique » 3, c’est la tradition (au sens de tout ce qui est transmis) et non l’écriture qui constitue, de façon quasi transcendantale, la condition de possibilité préréflexive de la réflexivité. Car c’est en elle que s’opèrent le partage d’un certain nombre de croyances communes ainsi que l’accord sur des normes minimales de rationalité sans lesquelles aucune activité critique ne serait possible. En revanche, c’est la réflexivité qui, empiriquement cette fois, offre à la tradition sa condition de viabilité historique. Et celle-ci est à l’oeuvre dans toutes les sociétés. Il n’existe pas en effet de société naïve qui transmettrait sans réfléchir aux raisons, aux objets et aux modalités de sa transmission. En ce sens, la soumission obstinée à la coutume est peut-être moins à comprendre comme le signe d’un aveuglement que sur fond d’un sentiment de contingence et de finitude que chaque génération tente de conjurer en instituant à nouveau l’ordre rassurant de la tradition. Il serait d’ailleurs illusoire de croire que cette soumission à la tradition est unanime : les débats, les oppositions et les révoltes témoignent bien plutôt d’une absence de consensus. Par ailleurs, la découverte d’une altérité, résultant du contact entre les sociétés, oblige ces dernières à faire retour sur leurs propres traditions, à en comprendre la relativité. Chaque société tend ainsi aux autres un miroir dans lequel elles viennent se réfléchir et questionner la légitimité des pratiques et des valeurs constitutives de leur identité. Il n’existe donc pas non plus de solipsisme culturel et il importe de reconnaître que toutes les sociétés sont engagées dans un dialogue où un effort de compréhension est toujours mobilisé. Aussi n’y a-t-il jamais de transmission sans réflexivité. HORIZON, HÉRITAGE ET FABRICATION DE LA TRADITION S i la tradition se conjugue toujours au passé, la notion de réflexivité – capacité de retour à soi – indique clairement qu’elle ne se compose pourtant qu’au présent et interdit sa réduction aux seules pratiques de légation. En effet, quel que soit le legs des générations antérieures ainsi que la dette contractée envers elles, c’est à la génération présente de choisir ce qui, pour elle, vaut d’être conservé. Ce n’est qu’à travers cet effort de lecture critique, de sélection, qu’elle peut véritablement hériter du passé, c’est-à-dire non seulement l’accueillir mais aussi l’assumer pleinement. Ce que l’on nomme

tradition n’est donc pas simplement un donné mais in fine le produit d’une recréation : chaque héritier construit ainsi rétrospectivement ce qui lui a été transmis. On a pu dire à ce titre que la tradition se présentait sur le modèle de la « filiation inversée », le fils engendrant et choisissant son propre père 4. Il importe néanmoins de ne pas dissocier les modalités d’héritage (réception et appropriation) des pratiques de transmission et d’en souligner la complémentarité. Avant de constituer ce fond approprié, reproducteur et générateur de la vie sociale, la tradition est d’abord un horizon de sens qui fait signe au présent et que celui-ci interroge. Les injonctions au souvenir et les principes d’orientation visant la détermination d’une forme de vie ne constituent certes pas un mode d’emploi pour le présent mais un testament non négligeable pour comprendre le sens de la tradition. L’oublier c’est ouvrir la voie à une conception instrumentale de la tradition qui se plie trop volontiers au règne des faits – et qui, à terme, renoue avec une forme de substantialisme. La tradition ne peut se résumer à sa dimension de produit et les recompositions qui la constituent ont beau être efficientes, elles n’en sont pas toutes pour autant légitimes. Sinon, traditionalistes et orthodoxes en seraient les représentants légitimes et il n’y aurait nulle différence entre la tradition et l’institution qui prétend la représenter ou en être la gardienne tutélaire. Compte aussi ce que l’institution occulte et rejette (oppositions, dissidences, schismes, etc.). Il ne s’agit pas simplement d’admettre que la tradition fait l’objet d’une contestation contre laquelle elle cherche à se défendre 5. ▶ Nous voulons dire plutôt que c’est précisément parce que la tradition est une reconstruction – qui n’est jamais la seule possible – qu’elle est toujours en droit contestable et ouverte de fait à la contestation. Celle-ci lui est donc consubstantielle. Ce dernier point a toute son importance. Il signifie qu’on ne saurait doter la tradition d’une existence objective et la définir de façon définitive. Et d’en conclure avec W. Benjamin

qu’« un péril menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. À chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle » 6. Elle doit donc être pensée comme un concept, dynamique et variable, dont la nature est travaillée par la liberté et qui résiste à toute forme de maîtrise. PHILIPPE SIMAY ✐ 1 Hobsbawm, E., et Ranger, T., The Invention of Tradition, Cambridge U. P., Cambridge, 1983. 2 Goody, J., « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec ou sans écriture : la transmission du Bagre », in L’Homme, XVII (1) : 29-52, 1977. 3 Gadamer, H. G., Vérité et Méthode, Seuil, Paris, 1996. 4 Pouillon, J., Fétiches sans fétichisme, Maspero, Paris, 1975. 5 Balandier, G., Anthropo-logique, PUF, Paris, 1974. 6 Benjamin, W., « Sur le concept d’histoire », in OEuvres, t. III, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2000. Voir-aussi : Lenclud, G., « Qu’est-ce que la tradition ? », in Transcrire les mythologies, Destienne, M. (éd.), Albin Michel, Paris, 1994. downloadModeText.vue.download 1055 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1053 TRADUCTION Du latin traductio. LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., LOGIQUE Équivalence entre deux phrases. Si on se place dans un contexte extensionnel, l’équivalence logique entre deux phrases permet leur substitution salva veritate. En revanche, dans un contexte intensionnel, cette substitution n’est plus possible – au mieux, on aura une équivalence intensionnelle ou synonymie.

Quine 1 a imaginé une situation de traduction radicale dans laquelle le linguiste doit traduire une langue sans lexique ni grammaire. Il se doit alors de formuler des hypothèses analytiques, c’est-à-dire des sortes de conventions de traduction. Même si elle peut être satisfaisante, au sens de pragmatiquement adéquate, sa traduction n’en restera pas moins foncièrement indéterminée parce qu’elle ne se trouvera jamais absolument garantie par la réalité indépendante de la phrase traduite 2. ▶ Dès lors, il semble possible d’affirmer que, si toute traduction n’est pas acceptable, il peut y en avoir plusieurs correctes mais cependant différentes. Roger Pouivet ✐ 1 Quine, W. V. O., le Mot et la chose, chap. II, Flammarion, Paris, 1977. 2 Davidson, D., Inquiries into Truth and Interpretation, trad. Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993. ! ÉQUIVALENCE, EXTENSION, INDÉTERMINATION, OPACITÉ RÉFÉRENTIELLE TRAGÉDIE Du grec tragôidos, « chant du bouc », rappel probable d’un sacrifice rituel lors des fêtes en l’honneur de Dionysos pendant lesquelles s’élabora, lors de concours dramatiques, l’esthétique de la tragédie (Ve s. av. J.-C.) dont Aristote définit plus tard, dans sa Poétique, les principes de composition et la portée. ESTHÉTIQUE Pièce de théâtre, née probablement du dithyrambe, représentant l’infortune de héros de la mythologie ou de l’histoire, dont le spectacle éveille, selon Aristote, la terreur et la pitié. Elle désigne aussi le genre théâtral auquel appartiennent ces pièces et, par extension, un enchaînement d’événements terribles à l’issue fatale. S’il convient de distinguer, en évitant de les confondre ou de les superposer, la tragédie et le tragique, il n’en demeure pas moins que la philosophie s’est longtemps défaussée sur l’imaginaire de la tragédie du soin d’exprimer la composante tragique de l’existence, composante que le miroir de la représentation théâtrale transforme en connaissance de soi, du politique et de l’histoire. Situation inhabituelle relevée par Ricoeur 1, qui souligne qu’avec ce rôle de passeur « la tragédie instruit la philosophie ».

Dès sa conception, il est vrai, la tragédie sert de pièce de touche et d’achoppement à toute une part de la réflexion philosophique sur l’homme et la Cité, en particulier lorsqu’elle oppose Platon qui, dans la République, lui dénie toute dignité ontologique au profit d’une poièsis attachée à des modèles d’excellence, et Aristote dont la Poétique décline les modes de la mimèsis en leur attribuant, dans leur fonction révélatrice, valeur d’unité et d’universalité. L’expression théâtrale du tragique s’est ainsi continuellement trouvée au centre d’épineux enjeux philosophiques à chaque temps fort de son histoire : à l’époque élizabéthaine par exemple, lorsque les tragédies historiques de Shakespeare interrogent la malédiction attachée à la quête du pouvoir politique ou, au XVIIe s. français, lorsque s’instaure entre molinisme et jansénisme un débat sur la grâce et la liberté auquel la Phèdre (1677) de Racine n’est pas étrangère. Selon un autre processus, la philosophie allemande de Schelling à Heidegger, en passant par Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, revisite l’inspiration tragique des Grecs parce qu’elle y trouve comme l’analogon du tragique de notre condition. Aujourd’hui, dans l’écriture théâtrale, le terme tragédie a disparu, mais l’expression du tragique demeure, hors de codes esthétiques contraignants. Elle découvre de nouveaux horizons qui la portent jusqu’à l’absurde (Camus, Beckett), la destructuration du langage (Novarina) et, en définitive, la mise en doute et en procès de la transcendance qui lui servait d’axe vertical. ▶ Au bout du compte, malgré l’étroite complicité qui l’a toujours liée à l’expression tragique, la philosophie continue aujourd’hui de croire que la tragédie, et avec elle le théâtre dans son entier – comme le relève Badiou, pour le regretter –, n’est que « la matérialité d’un problème indécidable entre la maîtrise philosophique et la thérapie du désir », une « analyse trop sérieuse pour être vraie », une « vérité trop ludique pour être assurée » 2. Jean-Marie Thomasseau ✐ 1 Ricoeur, P., « Aux frontières de la philosophie », « Sur le tragique », in Esprit, mars 1953. 2 Badiou, A., Rhapsodie pour le théâtre, coll. « Le spectateur français », Imprimerie nationale, Paris, 1990. Voir-aussi : Domenach, J.-M., le Retour du tragique, Seuil, Paris, 1967. Steiner, G., la Mort de la tragédie, Gallimard, Paris, 1993. Taminiaux, J., le Théâtre des philosophes, J. Millon, Grenoble,

1995. Thomasseau, J.-M., Drame et Tragédie, Hachette / Supérieur, coll. « Contours littéraires », Paris, 1995. ! CATHARSIS, COMÉDIE, DRAME TRANSCENDANCE Du latin transcendere, monter en passant par-delà, surpasser, terme français en 1640. Utilisée d’abord dans un contexte théologique (saint Thomas d’Aquin), la notion est reprise par Kant pour désigner ce qui dépasse l’expérience. Mais c’est surtout au sein du mouvement phénoménologique avec Husserl, Heidegger, et leurs successeurs, que ce concept sera utilisé dans toute sa richesse, prenant pour chaque auteur des connotations différentes. MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE Activité de dépasser, de s’élever au dessus ; caractère de ce qui se tient dans l’au-delà. Opp : immanence. Dans l’Antiquité, le Bien platonicien, au-delà de l’essence, et l’Un plotinien, au-delà de l’être, illustrent de manière radicale et énigmatique l’idée de transcendance. Le terme désigne au Moyen Âge la transcendance divine, située au-delà du monde et de l’homme. Il qualifie aussi les transcendantaux, qui vont au-delà des genres de l’Être. Kant hérite de ce sens en l’infléchissant, puisque l’au-delà est, dans la philosophie transcendantale, celui de toute expérience possible. La phénoménologie insiste plus sur la transdownloadModeText.vue.download 1056 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1054 cendance comme mouvement que comme position : si elle désigne pour Husserl ce qui est visé par la conscience définie comme intentionnalité, elle nomme pour Heidegger l’être du Dasein caractérisé comme existence ou sortie hors de soi. Mais ce terme revêt dans la tradition phénoménologique un sens multiple, s’appliquant au sujet comme au monde ou à l’être, voire à l’au-delà de l’être, jetant ainsi une lumière nouvelle sur d’antiques problèmes. L’approche kantienne Est transcendant selon Kant ce qui se situe au-delà de l’expérience possible. Ainsi, les concepts et principes transcendants dépassent le plan de l’expérience empirique. C’est pourquoi une connaissance transcendantale du supra-sensible, des

choses en soi, n’est pas possible. Cependant, les idées de la raison visent légitimement l’intégralité de l’expérience possible, et « dépassent par là toute expérience donnée »1 en recherchant l’inconditionné. Elles ne doivent cependant pas être confondues avec les principes transcendants de l’entendement pur, qui n’ont qu’un usage empirique, même s’ils invitent à dépasser l’expérience. La dialectique transcendantale 2 doit mettre au jour l’apparence de ces principes dès lors qu’ils cherchent à franchir les limites de l’expérience. Elle permet ainsi d’établir le bon usage des idées transcendantales de la raison, qui doivent être des principes régulateurs de l’expérience, et non des concepts des choses effectives. Le plan du transcendantal est conquis lorsque les idées de la raison restent dans leur usage immanentes à celle-ci, renonçant ainsi à se poser comme des connaissances. L’approche husserlienne Pour Husserl la réduction, comme suspension de la thèse d’existence du monde, permet de passer à la phénoménologie transcendantale, en ce qu’elle sépare nettement la sphère d’immanence de la conscience, comme pôle de certitude apodictique, et la sphère de la transcendance du monde, comme ce qui est visé par la conscience. C’est pourquoi la première présentation de la réduction dans L’idée de la phénoménologie 3 s’accompagne d’une thématisation du couple immanence-transcendance. Celui-ci ne recoupe pas les notions de réalité interne et externe, propres à l’attitude naturelle. En effet, du fait de la réduction la transcendance est incluse dans la sphère d’immanence, comme l’objet de pensée de la conscience. Les Idées directrices pour une phénoménologie 4 reprendront cette distinction à travers le couple du noème et de la noèse. Ainsi immanence et transcendance ne désignent plus des termes opposés mais complémentaires. La réduction ayant neutralisé la transcendance comme être, celle-ci subsiste comme sens. L’objectivité pourra dès lors être construite par le travail de la constitution. Le problème du transcendantal n’est donc plus, malgré la reprise du vocabulaire kantien, d’indiquer les règles d’un dépassement de l’expérience, mais celles d’un dépassement de l’attitude naturelle. L’approche heideggerienne Heidegger fait sortir la notion de transcendance du cadre d’une philosophie de la connaissance. En effet, celle-ci désigne dans Être et temps 5, le mouvement de dépassement de l’étant vers l’Être. Le concept d’être-au-monde permet d’unifier une double transcendance, celle du Dasein vis-à-vis de lui-même et du monde, et celle de l’Être vis-à-vis des êtres. Heidegger critique ainsi le sujet transcendantal husserlien, qui ne fait pas partie du monde. D’autre part, la transcendance n’est plus pensée à partir de la relation sujet-objet, ou noème-noèse : elle renvoie à l’ouverture de l’Être, par laquelle se comprend le rapport du Dasein à lui-même et au monde qu’il dévoile. Le Dasein est lui-même, comme existence temporelle, sortie hors de soi, ouverture au monde et à l’Être, ce qui lui permet d’accéder à la vérité de l’Être comme temporalité. De l’essence du fondement reprend la question

de la transcendance comme mouvement de dépassement de l’ontique vers l’ontologique, qui fait du Dasein non une essence subsistante, close sur elle-même, mais un abîme de liberté : « Mais en transcendant l’existant par son projet du monde, le Dasein doit se transcender lui-même pour pouvoir, de cet exhaussement, se comprendre soi-même avant tout comme un abîme » 6. L’approche sartrienne Sartre opère un dépassement des positions de Husserl et de Heidegger sur la question de la transcendance. En effet, s’il reprend à Husserl l’idée que la conscience est intentionnalité, il ne peut accepter l’idéalisme de la phénoménologie husserlienne, où le noème, ce qui est visé par la conscience, ne désigne pas un contenu réel mais une unité de sens. La réduction mène à la position d’une transcendance dans l’immanence, qui annule la transcendance effective du monde. Pour retrouver celle-ci, Sartre radicalise la notion d’intentionnalité : la conscience n’est qu’un mouvement de visée, autrement dit elle n’est rien, pas même un moi. Elle n’est qu’un « champ transcendantal sans sujet » 7. En effet, dès son premier texte, La Transcendance de l’Ego 8, Sartre affirme que l’Ego doit être posé comme transcendant à la conscience, l’hypothèse contraire étant à la fois superflue, du fait que la conscience s’unifie en se dépassant vers l’objet, et nuisible, du fait qu’elle réintroduirait une opacité au sein de ce qui est non-substantiel. Ainsi, L’Être et le Néant explicitera en quoi la conscience est un néant qui dévoile l’être : « La conscience est conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance est structure constitutive de la conscience, c’est-à-dire que la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle » 9. La conscience n’est rien d’autre que l’acte de se transcender vers la transcendance du monde. Cela ne mène pas pour autant Sartre à l’adoption du concept d’être-au-monde tel qu’il est défini par Heidegger : l’existence n’est compréhension de soi, du monde et de l’Être que parce qu’elle est d’abord conscience, c’est-à-dire puissance de dévoilement que rien ne précède, si ce n’est la nuit de l’Être en soi. L’approche lévinassienne Lévinas 10 se rapproche de l’idée sartrienne d’une transcendance pure, désubstantialisée. Celle-ci cependant ne s’applique plus au moi mais à l’altérité infime d’autrui. En effet le moi, à l’opposé de l’acception sartrienne, désigne la sphère du Même ou de l’immanence : incapable de néant ou d’altérité, l’activité du moi, qu’elle soit théorique ou pratique, consiste à ramener l’Autre au Même, par la connaissance ou les relations de pouvoir. Mais cette persévérance dans l’essence n’est pas le seul mode d’être du moi. Au-delà de l’ontologie, celui-ci peut faire l’expérience métaphysique de l’infini, qu’il reçoit et qu’il ne peut contenir, notamment à travers la rencontre avec le visage d’autrui. Cette expérience

de la transcendance, de l’Autre comme irréductible au Même, instaure la relation éthique, dans laquelle je substitue le souci downloadModeText.vue.download 1057 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1055 de l’autre, dés-inter-essé (par-delà la relation entre essences), au souci de soi. Autrui, comme tout autre, n’est pas présent, il est la transcendance même. Je ne peux donc le maîtriser ou le posséder, mais seulement le désirer. La transcendance qu’il me révèle brise l’ordre de la totalité. Elle est donc épreuve d’un au-delà de l’être qui est source du sens, et est en cela la véritable philosophie première. Mathias Goy ✐ 1 Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (1783), trad. Rivelaygue, in OEuvres philosophiques, tome I, Gallimard, La Pléiade, 1980, § 40. 2 Kant, Critique de la raison pure (1787), trad. Renaut, Aubier, 1997. 3 Husserl, L’idée de la phénoménologie (1907), trad. Lowit, PUF, 1970. 4 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), tome I, trad. Ricoeur, Gallimard, 1950. 5 Heidegger, Être et temps (1927), trad. Martineau, Authentica (hors commerce), 1985. 6 Heidegger, Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou « raison » [Vom Wesen des Grundes](1929), in Questions I & II, Gallimard, 1968, p. 157. 7 Sartre, L’Être et le Néant, p. 274, Gallimard, 1943, rééd. corrigée, 1995. 8 Sartre, La Transcendance de l’Ego (1936), rééd. Vrin, 1965. 9 Sartre, L’Être et le Néant, p. 28. 10 Lévinas, Totalité et infini, Nijhoff / Kluwer, 1961, rééd. Le livre de poche. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 1974, Nijhoff / Kluwer, rééd. Le livre de poche. Lévinas, Transcendance et intelligibilité, Labor et Fides, 1984. Lévinas, Liberté et commandement, suivi de Transcendance et

hauteur, Fata Morgana, 1994, rééd. Le livre de poche. Voir-aussi : Henry, L’essence de la manifestation, PUF, 1963. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964. ! IMMANENCE, VISAGE TRANSCENDANTAUX MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Attributs communs à tous les êtres. Bien qu’Aristote évoque la réciprocation de l’être avec l’un ou avec le vrai, la doctrine des transcendantaux est une création médiévale, ainsi que les scolastiques en avaient d’ailleurs clairement conscience. Lorsqu’il parle de passions ou de propriétés de l’être, Aristote a en vue des déterminations telles que le semblable et le dissemblable, l’égal et l’inégal, le même et l’autre, etc. Mais une propriété telle que le fait d’être un appartient à tout étant, et ne se sépare pas de la propriété d’être, tout en énonçant autre chose : identiques dans le sujet, différentes dans la notion, disaient Avicenne et Averroès. Les médiévaux ont généralisé cette observation, et certains des attributs qu’ils ont dégagés sont passés dans la métaphysique classique. Rien d’extrinsèque, aucune différence générique ou spécifique, ne peut être ajouté à l’être pour en préciser les propriétés, puisqu’il n’y a rien en dehors de lui que le nonêtre. Cependant, il est possible d’en manifester les caractéristiques intrinsèques qui ne sont pas directement exprimées par le nom d’« être », mais qui sont communes à tout étant, qui « transcendent » donc les divisions de l’être (sans pour autant constituer des genres supérieurs, car elles peuvent se dire selon plusieurs sens, comme l’être) : les transcendantaux. Ceux-ci sont classiquement (par exemple, chez saint Thomas d’Aquin, De veritate, 1, 1) au nombre de cinq, outre l’être luimême, et sont inséparables (réciprocables ou convertibles). Tout être (ens), en effet, est : dération de l’étant en lui-même (positivement, puis négativement), les trois derniers de sa mise en relation avec autre chose (tout autre étant, une faculté intellective, une faculté appétitive). Jean-Luc Solère 1) 2) 3) 4) 5)

une chose (res), c’est-à-dire a une certaine essence ; indivis (unum) ; différent des autres (aliquid, c’est-à-dire aliud quid) ; vrai, objet possible d’une intellection (verum) ; bon, objet possible d’un désir (bonum).

Les deux premiers transcendantaux résultent de la consi-

✐ Aertsen, J., Medieval Philosophy & the Transcendentals, Leiden, Brill, 1996. ! ANALOGIE, BIEN, CATÉGORIE, ÊTRE, UN, VÉRITÉ TRANSCENDANTALISME Calque de l’anglais transcendentalism. MÉTAPHYSIQUE Mouvement philosophique né en Nouvelle-Angleterre à la fin du XIXe s. et combinant les influences de l’idéalisme allemand et du mysticisme au sein de la tradition américaine. Le transcendantalisme est avant tout la doctrine du penseur américain R. W. Emerson. Influencé à la fois par l’idéalisme romantique anglais de Carlyle et de Coleridge, qui lui fit découvrir les notions de personnalité et de génie, et par l’idéalisme allemand et Schelling en particulier, avec l’idée d’un esprit absolu, Emerson 1 est aussi l’un des premiers lecteurs de Nietzsche aux États-Unis. Il fut aussi un critique virulent de l’esclavage. Syncrétique, sa doctrine a des composantes religieuses et mystiques manifestes, mais elle est aussi considérée comme anticipant nombre de thèmes du pragmatisme, quand elle insiste sur les effets pratiques des idées et des principes. L’idée centrale d’Emerson est celle de confiance en soi (self reliance), associée à l’idée que l’âme est un microcosme qui reflète le monde entier. Emerson fonda le « Transcendental Club » à Concord, dans le Massachusetts, et son disciple le plus célèbre est D. H. Thoreau 2, connu comme un partisan du retour à une nature toute bruissante d’esprit, inspirateur des courants « beatnik » et écologistes contemporains, et comme l’un des premiers apôtres de la désobéissance civile. Peirce eut un temps des contacts avec ce courant, mais il le répudia rapidement. On y voit cependant l’une des composantes essentielles de la pensée américaine à ses origines, par son insistance sur l’idée de communauté, et des auteurs contemporains comme S. Cavell 3 ont cru y retrouver un idéal de sagesse pour aujourd’hui. Claudine Tiercelin

✐ 1 Emerson, R. W., Essays, First and Second Series, Vintage Books, The Library of America, 1990. 2 Thoreau, H. D., Walden, or Life in the Woods, Vintage Books, The Library of America, 1991, trad. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », Paris. 3 Cavell, S., Statuts d’Emerson, éd. de l’Éclat, 1992. ! COMMUNAUTÉ, PRAGMATISME downloadModeText.vue.download 1058 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1056 TRANSDUCTION Concept-clé de la philosophie de Gilbert Simondon (1924-1989). PHILOS. CONTEMP., ÉPISTÉMOLOGIE Opération de prise de forme expliquant la genèse de l’individu quand cette genèse est considérée comme un processus qui produit l’individu et quelque chose qui n’est pas l’individu. Simondon considère le problème de l’individuation comme le plus important de toute la philosophie, et considère également que la métaphysique classique ne l’a pas bien posé. Dominée par les deux schèmes substantialiste et hylémorphique, la métaphysique a voulu résoudre le problème de l’individuation par la recherche d’un principe d’individuation, situé dans une forme dominant la matière dans le schème hylémorphique (c’est-à-dire, avant l’opération d’individuation elle-même), ou dans un individu déjà constitué, atome ou substance par exemple, dans le schème substantialiste (c’està-dire, après l’opération d’individuation). Dans les deux cas, c’est l’opération d’individuation elle-même qui est manquée. Simondon part du principe que le plus important ontologiquement n’est pas l’individu, mais l’individuation c’est-àdire l’opération qui produit l’individu et une réalité qui n’est pas l’individu. L’individu n’est pas tout l’être, et une ontologie doit s’occuper de l’être individué et de l’être préindividuel, ainsi que de l’opération par laquelle l’individu se forme sur fond de réalité préindividuelle. La transduction nomme précisément cette opération. « Au lieu de concevoir une forme archétypale qui domine la totalité, et rayonne au-dessus d’elle... ne pourrait-on pas poser la possibilité d’une propagation transductive de la prise de forme, avançant étape par étape, à l’intérieur du champ ? »1 Le schème hylémorphique est la généralisation d’un schème technique (celui du travail de l’artisan ou de l’artiste, qui in-forme une matière). La transduction est aussi la généralisation d’un schème, non plus technique, mais physico-chi-

mique. À l’origine, il s’agit d’un concept de la cristallographie. La transduction désigne l’opération par laquelle un germe cristallin structure de proche en proche une solution en état d’équilibre métastable, jusqu’à former un cristal de grande dimension. Un équilibre est dit métastable si une modification locale entraîne, non pas une modification locale seulement, mais de proche en proche une reconfiguration globale du champ et la formation d’un nouvel équilibre. Mutatis mutandis, Simondon élargit la propagation transductive de la prise de forme à l’intérieur de la solution cristalline à d’autres domaines, comme la théorie de la connaissance ou la théorie de l’être, ou encore la théorie du progrès technique. La transduction désigne alors plus généralement l’opération par laquelle deux ou plusieurs ordres de réalité incommensurables, entrent en résonance et deviennent commensurables par l’invention d’une dimension qui les articule, et par passage à un ordre plus riche en structures. L’exemple de la vision illustre ce point : le passage des deux visions monoculaires, incompatibles, à la perception d’un monde unique qui échappe à la diplopie se fait par reconfiguration de la situation d’ensemble (dans « l’invention » de la troisième dimension, qui fait passer à un ordre psycho-physiologique plus riche en structures). Dans l’ordre de la connaissance, le rapprochement analogique entre deux ordres de réalité incommensurables peut amorcer un processus de reconfiguration générale de la pensée. « Le fait d’avoir résolu au moyen d’un certain schème mental les problèmes d’un champ limité de notre contenu de pensée nous permet de passer transductivement à un autre élément, et de réformer notre entendement » 2. La transduction désigne donc la production d’un ordre, dans l’être ou la connaissance, qui ne doit rien à la préméditation du concept. La transduction fait comprendre comment une information apportée localement, dans un domaine de l’être ou de la pensée, est reçue par les formes établies (la forme est « l’a priori qui reçoit l’information »3), et comment cette information, loin de se couler dans une forme invariable, un moule préétabli et fixe, provoque une crise, un état de tension énergétique, un déphasage comme dit Simondon, qui doit être surmonté par reconfiguration d’ensemble des formes du champ, et par passage à un niveau plus riche en structures. Les formes établies ne sont pas invariables, en état d’équilibre stable, comme chez Kant, mais en état d’équilibre métastable : « l’information... est la variabilité des formes, l’apport d’une variation par rapport à une forme » 4. La transduction est précisément l’opération de structuration qui relie

forme, information et potentiels énergétiques du champ. ▶ En posant le problème du rapport entre forme et information, c’est-à-dire entre l’a priori et l’a posteriori, la transduction repose donc la question transcendantale, en la désolidarisant toutefois de la question kantienne du synthétique a priori. Deleuze avait très bien compris l’intérêt de ce concept pour la réactivation du geste transcendantal 5. La transduction est donc appelée à devenir un concept-clé pour une philosophie transcendantale non kantienne. Xavier Guchet ✐ 1 Simondon, G., L’individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989, pp. 31-65. 2 Ibid., p. 62. 3 Simondon, G., Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 137. 4 Ibid., p. 137. 5 Deleuze, G., Logique du sens, Les Éditions de Minuit, Paris, 1969, pp. 139-140. Voir-aussi : Simondon, G., L’individu et sa genèse physico-biologique, Jérôme Millon, Paris, 1995 (2e éd.), pp. 30-34. TRANSFERT En allemand : Übertragung ; de tragen, « porter », et über, « au-dessus », « au-delà ». PSYCHANALYSE Répétition envers un tiers d’une configuration psychique construite auparavant, le transfert organise la cure. Les « névroses de transfert » sont les troubles accessibles à la cure-type (hystérie, phobie, névrose de contrainte). Décrits dès 18951, les transferts paraissent comme « fausse association », « mésalliance » inconscientes, au service de la résistance. Déplaçant sur l’analyste ses voeux, fantasmes, amours, peurs et haines, le patient est arrêté dans son travail associatif. En 19142 et 19153 – Freud reconnaît que, s’il semble un obstacle, le transfert est intrinsèque à la cure et le ressort de son efficience.

▶ L’interprétation dans le transfert, qui présuppose l’analyse par l’analyste de son contre-transfert, restaure un espace symbolique du possible, là où la contrainte de répétition impodownloadModeText.vue.download 1059 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1057 sait l’acte et la conviction. En rendre le processus intelligible nécessite de styliser la dynamique du sens. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., 1895, Studien über Hysterie, G.W. I, Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1956, pp. 75-312. 2 Freud, S., Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten (1914), G.W. X, Remémorer, Répéter et Perlaborer, pp. 125-136. 3 Freud, S., 1915, Bermerkungen über die Übertragungsliebe, G.W. X, Remarques sur l’amour de transfert, pp. 305-321. ! AMOUR, DÉPLACEMENT, ÉLABORATION, INTERPRÉTATION, NÉVROSE, RÉPÉTITION, RÉSISTANCE TRANSFINI Du latin trans et finitus, « au-delà de » et « fini ». MATHÉMATIQUES, LOGIQUE Se dit des nombres qui dépassent l’infini. Ce concept a été forgé par Cantor, vers 1890, dans le cadre de la théorie abstraite des ensembles ; il s’applique aux nombres cardinaux et ordinaux associés à des ensembles infinis. La notion de puissance d’un ensemble, nécessaire à l’intelligibilité du transfini, désigne la propriété commune des ensembles qui peuvent être mis en bijection. Ainsi, tous les ensembles pouvant être « numérotés » ou « indicés » à l’aide des entiers auront pour cardinal la puissance du dénombrable, noté ℵ0 qui est le premier cardinal transfini. L’ensemble des parties de N ou de Z ou encore la puissance de l’ensemble R ont été montrés non-dénombrables par Cantor. Le cardinal de R est appelé puissance du continu, c’est un transfini supérieur au précédent. Un ensemble étant donné, l’ensemble de ses parties ne peut être mis en bijection avec lui-même ; on dispose donc d’une hiérarchie des transfinis en considérant simplement les puissances successives des ensembles des parties d’ensembles, à partir de N. Cantor, en considérant les classes d’ensembles dans lesquels on établit une relation d’ordre de même type, en a

déduit un concept de nombres ordinaux transfinis qui désigne justement les types d’ordre des ensembles infinis bien ordonnés. Vincent Jullien TRANSITIVITÉ Forgé au XXe s. sur transitif. MATHÉMATIQUES Caractère de ce qui est transitif. Soit un ensemble E et une relation « R ». R est transitive si et seulement si, quels que soient trois éléments x, y, z de E, (xRy et yRz), (xRz). Les relations d’ordre et les relations d’équivalence sont transitives : x, y, z étant trois nombres, (x ≥ y et y ≥ z)

(x ≥ z).

d, d′, d″ étant trois droites, (d // d′ et d′ // d″)

(d // d″).

Certains auteurs (Roberval) ont reproché aux traités classiques de géométrie (les Éléments en particulier 1) d’accepter implicitement la transitivité de ce genre de relations, alors qu’elle était démontrable. Cette discussion n’est pas sans conséquence dans l’étude des relations d’ordre en jeu dans la théories des proportions. Le terme est d’usage fréquent dans la scolastique où l’on appelait « cause transitive », une cause ou action qui ne demeure pas interne à l’agent et qui en quelque sort « passe » dans la chose affectée. La cause transitive s’oppose à la « cause immanente » qui n’affecte pas l’agent. « Dieu est une cause immanente de toute chose et non une cause transitive » (Spinoza, Éthique, I, 18). Vincent Jullien ✐ 1 Euclide, les Éléments. TRANSPOSITION En allemand Versetzung, de setzen, « poser », le préfixe ver- indiquant une modification de la position ; Übertragung, de tragen, « porter », le préfixe über- signifiant un déplacement spatial. Terme en usage dans la phénoménologie husserlienne et, plus précisément, dans le cadre de la problématique de l’intersubjectivité. PHÉNOMÉNOLOGIE

Changement de place, qu’il s’agisse d’une modification de la position (Versetzung) ou d’un transfert, d’une translation (Übertragung). Dans le contexte de la compréhension husserlienne de l’expérience d’autrui, la transposition joue le rôle d’une méthode de déplacement en imagination par laquelle je me mets à la place d’autrui en passant de mon « ici » à son « là-bas ». L’empathie que je suis à même d’éprouver pour l’autre procède de ma capacité à me transposer dans le lieu qu’il occupe. Natalie Depraz ✐ Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, 1950. ! IMAGINATION, TRANSFERT TRAUMATISME Du grec titrauskô, « trouer, percer ». En allemand, Trauma (n. neutre). PSYCHANALYSE « Nous nommons ainsi un événement vécu qui apporte à la vie psychique, en un temps bref, un si fort accroissement d’excitation que sa liquidation ou sa remise en état selon la manière normale et habituelle échoue, d’où résultent nécessairement des troubles durables dans le fonctionnement énergétique. 1 » Il existe une « série complémentaire » entre intensité du trauma et vulnérabilité du sujet, facteurs qui varient en sens inverse. De plus, des traumas de faible intensité ont des effets s’ils sont réitérés. Le trauma sexuel est d’abord considéré comme directement responsable des symptômes. Puis c’est dans l’aprèscoup qu’une séduction infantile devient traumatique lors de sa remémoration, après maturation sexuelle : en deux temps, donc. Le troisième temps est la constitution de la névrose. « L’abandon de la théorie de la séduction » (1897) conduit à l’exploration des fantasmes originaires 2. Ils jouent un rôle dans la constitution du complexe d’OEdipe

à la phase phallique (scène primitive, séduction) et dans son déclin (castration, renoncement au pénis) avec l’instauration de l’instance interdictrice (surmoi). Cette difficile élaboration de la réalité psychique suffit à créer nombre de moments prédisposant au traumatisme. Dans la névrose traumatique proprement dite, la balance entre intensité du downloadModeText.vue.download 1060 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1058 trauma et prédisposition conditionne l’effet d’ébranlement somatique et d’effroi. Dans tous les cas, la conjonction de l’afflux énergétique incontrôlé et de l’état d’impréparation sont déterminants. Le rôle du « signal d’angoisse » est de pallier l’impréparation. ▶ La prématurité des humains et le développement de la sexualité en deux temps permettent le développement intellectuel et culturel, tout en prédisposant aux traumas infantiles. Freud proposera que ces caractéristiques de l’espèce dépendent de sa différenciation traumatique dans le genre simiesque, lors d’une brusque glaciation 3. Ainsi le traumatisme deviendrait-il un des éléments de l’humaine condition. André Bompard ✐ 1 Freud, S., Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1916-1917), « Introduction à la psychanalyse », Payot, Paris, 1969, pp. 256-257. 2 Laplanche, J., Pontalis, J.-B., « Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme », in les Temps modernes, no 215, Paris, avril 1964. 3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), « Le moi et le ça », in OEuvres complètes, Psychanalyse, XVI, PUF, Paris, 1991, p. 279. ! APRÈS-COUP, ÉCONOMIE, ÉNERGIE, FANTASME, LATENT, RÉALITÉ TRAVAIL Du latin médiéval tripalium (vers 1220), « instrument de torture » ou « outil pour immobiliser les animaux ». Le concept de travail peut-il se réduire à la version dévalorisée et dévalorisante qui a émergé des réflexions organisationnelles dans lesquelles seule les critères de productivité étaient les variables pertinentes ? De cette question dépendent les orientations à venir, dans une société qui oscille entre surproductivisme et post-industrialisation, l’éternelle relation de l’homme et de la nature est à réinventer.

POLITIQUE Activité humaine de transformation de la nature en vue de la satisfaction des besoins sociaux, caractérisée par sa division croissante. D’abord dépourvu de toute dignité propre, le travail devenu marchandise dans le cadre du salariat va conduire à redéfinir, en même temps que son concept philosophique, son statut juridique, économique et social. La constitution du concept de travail est lente et présuppose l’apparition de certains types de rapports sociaux qui n’émergent qu’à partir du XVe s. Dans les sociétés traditionnelles, le travail n’est pas séparé des autres activités humaines. Au cours de l’Antiquité, le travail apparaît comme nécessité et comme malédiction, conception dont héritera le christianisme. En effet, considéré comme activité contrainte, dont les fins sont fixées extérieurement à elle, le travail est pensé par Aristote comme simple production, comme poïesis, et opposé à la praxis, incluant ses propres finalités et modifiant en retour l’individu luimême. La subordination antique du travail à la satisfaction des besoins vitaux explique sa dévalorisation dans le cadre d’une société esclavagiste. Pourtant, dans le même temps, l’activité technique de l’artisan démiurge est pensée comme modèle du développement des capacités humaines, depuis le mythe de Prométhée, repris par Platon, jusqu’à Sophocle. Mais il faudra attendre l’essor d’un nouveau mode de production pour voir la contradiction se réduire et le travail conquérir lentement sa dignité sociale et éthique. L’articulation de l’activité de travail et du droit de propriété est placée au centre de la philosophie politique de Locke, de Hobbes et de Rousseau. L’intégration de la sphère des besoins au sein de la vie sociale va promouvoir la figure du contrat, qui assure la promotion juridique du travailleur, échangiste de son activité contre un salaire et contre la reconnaissance de son utilité sociale. Rejetant la théorie du contrat au profit de l’analyse du rôle social de l’échange, Smith conçoit le travail comme la source de la « richesse des nations » et analyse sa division croissante comme facteur d’accroissement de cette richesse. La contrepartie de ce progrès collectif est l’aliénation du travailleur, dont l’activité se trouve progressivement déqualifiée, et le contenu des tâches, appauvri. Hegel, lecteur de Smith, soulignera, à l’inverse, la valeur formatrice du travail de production, par opposition à la seule

consommation de ses produits. La dialectique de la maîtrise et de la servitude présente le travail comme formation conjointe de la matière et de l’homme, qui inaugure le stade proprement humain de la culture. La production et son organisation sociale émancipent l’homme de la satisfaction immédiate de ses besoins : le travail constitue ainsi le premier moment de la société civile, elle-même subordonnée à l’organisation politique de sa réalité, par essence conflictuelle. Marx est l’héritier direct de cette analyse ainsi que de la tradition de l’économie politique. Le travail est le rapport des hommes à la nature, mais, en même temps, le rapport des hommes entre eux. L’étude de sa réalité historique moderne oblige à la transformation de son concept. Définissant le travail abstrait comme le point commun de toutes les activités productives, Marx en fait le fondement de la valeur. L’analyse de la force de travail et de sa vente explique la formation de la plus-value. La critique marxienne de la notion trop étroite de travail productif le conduit à repenser l’activité en termes d’activité et de développement des facultés humaines, dès lors que seront abolis les rapports capitalistes de production. Arendt lui objecte la distinction perdurante entre le travail, qui reste lié au domaine biologique des besoins, l’oeuvre, qui procède à l’édification d’un monde non naturel, et l’action, qui réalise véritablement l’individualité de l’homme. C’est alors le projet même d’une abolition du travail qu’elle remet en cause, en envisageant une émancipation hors de la sphère du travail. ▶ Le travail est une notion contradictoire, qui fait s’affronter continûment la nature et l’histoire, la libération et l’aliénation, la nécessité et la liberté. Il n’est guère étonnant que les débats au sujet de sa disparition se répètent aussi souvent que ceux qui concernent son rôle formateur et sa dimension aliénante. La portée philosophique de ce concept est inséparable de l’analyse économique, sociale et juridique, qui en transforme continûment la réalité. Par suite, sa portée normative ou critique l’emporte sur sa valeur descriptive, en en faisant le centre même de toutes les perspectives de conservation ou

de transformation des rapports sociaux de production. Isabelle Garo ✐ Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, Paris, 1983. Aristote, les Politiques, Flammarion, Paris, 1990. Hegel, G. W. Fr., Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1991. Marx, K., le Capital, livre I, PUF, Paris, 1993. ! ACTION, OEUVRE, PRODUCTION downloadModeText.vue.download 1061 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1059 Le travail n’est-il qu’une aliénation ? Le travail se présente, tel le Dr Jekyll de Stevenson, sous une double face. D’un côté, il est ce par quoi la vie est produite : « Les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. » Il est aussi Mr. Hyde : la vie se brise au travail, on meurt épuisé par une vie de travail. La vraie vie ne commence-t-elle pas après le travail ? « Le travail, l’activité vitale, la vie productive apparaissent d’entrée à l’homme comme un simple moyen de satisfaire un besoin – le besoin de conserver son existence physique. La vie productive est vie de l’espèce, c’est la vie créatrice de la vie. » Mais « le travail aliéné renverse ce rapport, si bien que l’homme, parce qu’il est un être conscient, fait de son activité vitale, de son essence, un simple moyen de sa subsistance 1 ». Si l’aliénation est cette interversion de la fin et des moyens et donc ce processus par lequel l’homme devient étranger à sa propre essence, peut-on penser un travail non aliéné, un travail libre ? Ou au contraire, faut-il penser qu’une société d’hommes libres serait une société débarrassée de la contrainte du travail ?

ALIÉNATION DE L’ESSENCE HUMAINE P artons de l’ancienne opposition entre le travail (qui est imposé à l’homme, mais, au fond, est indigne de lui) et le loisir (la scholè des Grecs ou l’otium des Romains), seul véritablement humain. Le travail consacré à la satisfaction des besoins de la vie est « la condition naturelle de l’homme » dit H. Arendt 2, c’est-à-dire sa condition non encore vraiment humaine. C’est pourquoi, pour Aristote, il est le propre des esclaves et des animaux domestiques. En travaillant, l’homme se sépare de sa propre essence, puisqu’il n’est vraiment humain que lorsqu’il peut consacrer sa vie aux activités propres à sa nature d’être raisonnable, c’est-à-dire à la vie de l’esprit. Le travail est encore aliénation d’une autre manière. Soumis à la nécessité, le travailleur n’est plus un homme – qui est à lui-même sa propre fin. Il devient le moyen pour la réalisation des fins du propriétaire des moyens de production. Et, du coup, le produit de son travail apparaît comme une puissance étrangère qui se dresse face à lui comme son pire ennemi. Ce processus renverse l’ordre réel. La puissance personnelle du travail se manifeste comme puissance du capital. La marchandise, en circulant, semble douée d’une véritable force d’auto-engendrement, alors qu’à l’autre pôle le travailleur est réduit à l’état de chose, intégré comme auxiliaire de la machine dans le procès de production. Enfin, le travail dans une société développée est un travail morcelé, un « travail en miettes ». Le travailleur est un rouage d’une machine de production. Si la production en général suppose la fusion de l’activité intellectuelle, de l’habileté manuelle et de la puissance du corps, la division du travail oppose le travail manuel – réduit à une dépense d’énergie – et le travail intellectuel de conception et d’organisation, apanage de ceux qui organisent le procès de production. Alors que la science devient de plus en plus une « force productive directe », le travail est déqualifié et demande de moins en moins d’aptitudes intellectuelles. Le développement de l’automatisation et de la puissance des ordinateurs donnent une illustration saisissante de ce processus. La machine semble désormais dominer la production et l’échange, exigeant d’un côté des qualifications nouvelles, mais déqualifiant massivement non seulement les ouvriers mais aussi les employés ou les techniciens, qui perdent leur position relativement privilégiée pour être ramenés au lot commun. L’ordinateur se révèle un contremaître bien plus terrible que tous les « petits chefs » des ateliers de l’usine d’antan. Par ces trois aspects, le travail apparaît comme ce dont l’homme doit se libérer s’il veut être réellement homme. C’est pourquoi, les sociétés modernes, fondées sur l’exaltation du travail, peuvent apparaître comme une menace terrifiante. LA FIN DU TRAVAIL COMME LIBÉRATION

S i le travail est aliénation, la « fin du travail » devrait être notre souhait le plus cher. Une société où le travail ne serait plus une nécessité – ou seulement une nécessité marginale – ne représenterait-elle pas l’idéal enfin réalisé du loisir pour tous ? Le développement d’un chômage de masse qui semble résulter de la croissance prodigieuse des techniques de l’information et de la communication a fait naître chez certains auteurs l’idée que le travail était une « valeur en voie de disparition ». De là, un autre pas peut être franchi : au lieu de se désoler de cette situation nouvelle, il faudrait au contraire la considérer comme une chance à saisir pour réhabiliter, face à l’esclavage du travail, les genres d’activité dignes d’un homme libre. Redonner, donc, son sens au loisir des Anciens. Le rêve d’Aristote – on pourrait se passer d’esclave si les navettes pouvaient filer seules 3 – deviendrait réalité grâce au développement des esclaves mécaniques pilotés par ordinateur. En vogue pendant quelques années, ces thèses ont vite cédé du terrain. Les promesses de libération n’ont pas séduit les chômeurs, qui se sont empressés de reprendre leur collier quand la conjoncture s’est améliorée. H. Arendt, dont, pourtant, l’argumentation servait certains théoriciens de la fin du travail, pointe incontestablement une partie de la difficulté. S’il semble « simplement qu’on s’est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir », en réalité ce rêve risque fort de se transformer en cauchemar. Car « c’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ». Et donc, « ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire 4 ». La difficulté soulevée par H. Arendt n’est pas accidentelle. Elle ne tient pas particulièrement à ce que nos sociétés ont glorifié le travail et détruit toutes les formes de vie plus hautes. Elle tient d’abord à l’erreur commise quand on considère que le travail est simplement le propre de l’animal laborans, quand on le tient pour aliénant par lui-même. Si les Grecs rejetaient le travail, ce n’est point qu’ils en avaient compris l’essence anhistorique, mais tout simplement parce que leur société reposait sur l’esclavage et que reconnaître la valeur éminente du travail, c’était du même coup reconnaître l’injustice faite aux esclaves. Mais surtout, la thèse de « la fin du travail » s’est révélée comme une illusion d’optique. Le chômage de masse a toujours plus ou moins existé et il a accompagné non seulement les phases de crise et de downloadModeText.vue.download 1062 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1060 récession, mais aussi les phases d’expansion. La « fin du travail » relève, en réalité, d’une surestimation des possibilités de la technique – on a pris pour des réalités ce qui n’était que des esquisses – et de l’illusion d’une « dématérialisation du travail », liée au développement des activités de traitement de l’information. Mais la réalité dans laquelle vivent les hommes n’est pas de l’information : nous ne vivons pas dans des appartements virtuels et ne mangeons point de nourriture numérique. DIALECTIQUE DU TRAVAIL L ’étymologie du mot « travail » renvoie au « tripallium », une sorte de trépied utilisé pour la punition des esclaves. Le travail serait torture et souffrance. Une femme en travail est dans les douleurs de l’accouchement, et ces douleurs, nous le savons, renvoient à la malédiction primitive, conséquence du péché. Dieu dit à Ève : « tu enfanteras dans la douleur », et à Adam : « tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage ». Mais si le travail sanctionne la perte du Paradis, cette perte est en même temps l’avènement de la liberté humaine. Il apparaît ainsi comme le point où se croisent deux conceptions du destin de l’homme : il est le négatif comme sanction de la chute, mais il est aussi la puissance par laquelle l’homme se sauve lui-même et accède au royaume de l’esprit. Par le travail, l’homme crée un monde apte à fournir un abri à la fragilité de l’existence humaine. Il aliène sa propre puissance, au sens où elle s’extériorise, se fige dans des choses finies, mais cette aliénation, loin d’être négative, est ce par quoi le monde devient un monde humain, ce par quoi la nature devient esprit. Elle est enfin ce par quoi l’homme se produit lui-même comme être libre. Travailler, c’est se soumettre à la nécessité, mais c’est aussi créer – la production d’une oeuvre pour l’artiste est une peine, un long effort auquel il doit parfois tout sacrifier. Se construire comme individu doué de sa propre personnalité, c’est faire un travail sur soi-même, ce qui ne va pas sans arrachement à l’immédiatement, avec cette liberté un peu vide de qui recule devant la peine. L’éducation, fait remarquer Hegel est une libération, mais elle est « à l’intérieur du sujet le rude travail contre la pure et simple subjectivité du comportement, contre l’immédiateté du désir et également contre la vanité subjective du sentiment, et l’arbitraire de la préférence 5 ». De ce point de vue, la distinction de Arendt entre le travail – dépense de peine, représentant la condition naturelle de l’homme – et l’oeuvre – activité finalisée par laquelle l’homme construit un monde humain –, semble peu pertinente. À l’exception de situations où l’homme est

réduit à l’état de bête de somme, le travail, en tant que production, possède une dimension créatrice. Inversement, l’oeuvre, qu’il s’agisse de celle de l’artisan ou de l’oeuvre d’art, nécessite de la peine. Enfin, le travail est une activité rationalisante. L’opposition de l’esprit (libre) et du travail (enchaîné à la nécessité) est une de ces oppositions figées qui barrent la route de la pensée. Selon Hegel, le travail joue d’abord un rôle essentiel dans la formation théorique par la diversité de représentations et de connaissances qu’il exige ; le travail manuel le plus simple exige un ensemble complexe de représentations, de calculs, d’appels à la mémoire et à l’expérience passée. Ainsi, l’opposition entre travail manuel et activité intellectuelle est non pertinente. Dans la formation pratique par le travail, l’homme produit à la fois le besoin et les moyens de le satisfaire. Mais il acquiert, en même temps, « l’habitude de l’occupation en général », il apprend à contrôler rationnellement sa propre activité, d’une part techniquement – le travail confronte l’homme à la résistance de la nature – et d’autre part socialement, « en fonction de l’arbitraire des autres » puisque le travail doit satisfaire un besoin social. Ainsi l’homme acquiert l’habitude de la discipline, l’habitude « de l’activité objective et d’habiletés à valeur universelle 6 ». Enfin, Le travail est la marque de la civilisation : « le barbare est paresseux » dit Hegel. Cette civilisation se développe avec la division du travail et la multiplication des liens de dépendance réciproque entre les hommes. Dans le travail, l’égoïsme subjectif se convertit en contribution à la satisfaction des besoins de tous. Autrement dit, cet égoïsme subjectif devient la médiation entre le particulier et l’universel. La richesse économique dépend de l’intelligence humaine bien plus que des ressources naturelles. Hegel oppose l’état social artisanal et patriarcal à la société moderne. « Dans l’état social de l’industrie, l’individu en est réduit à lui-même et ce sentiment de soi est lié de la façon la plus étroite à l’exigence d’une situation juridique ». Alors que l’état social ancien était favorable à la servilité, « l’état social de l’industrie pousse à la liberté 7 ». Enfin, si la division du travail découle de la logique de la satisfaction du besoin, c’est-à-dire de la nécessité, elle est aussi ce qui constitue le ciment de la cité. C’est parce que les hommes ont besoin les uns des autres qu’ils vivent dans une cité soumise à des lois, disait déjà Aristote 8. Le travail produit non seulement des choses utiles à la vie, mais aussi le lien social. UN RENVERSEMENT PROBLÉMATIQUE L a défense hégélienne du travail, contemporaine de l’essor de l’économie politique et dont on retrouve de nombreux échos chez Marx, pose de sérieuses difficultés après les cruelles expériences du XXe s. « Arbeit macht frei » (le travail

rend libre) était le slogan inscrit à l’entrée d’Auschwitz. Sans aller à ces extrémités, le « fanatisme de la production pour la production » (Marx) qui exprime le mouvement d’accumulation du capital, loin de libérer l’humanité, a produit et reproduit à grande échelle des formes d’oppression systématique inconnues des périodes antérieures de l’histoire. Et la « libération » de l’ouvrier stakhanoviste ou la réhabilitation idéologique par le camp de travail ne semblent pas des modèles beaucoup plus attrayants – même si elles peuvent s’appuyer sur telle phrase de Marx, annonçant que, dans la société communiste, le travail deviendra « le premier besoin de l’homme ». Pour surmonter cette contradiction, Marx distingue le travail dicté par la nécessité et la libre activité créatrice. Le travail est une nécessité éternelle parce qu’il est le noeud du rapport entre l’homme et la nature. En produisant les moyens de satisfaire des besoins toujours plus riches, il est la condition de la civilisation et le socle de toute conception de la liberté. Mais il reste une nécessité et la liberté, dans ce domaine, ne peut résider que dans la maîtrise rationnelle du procès de production. « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité 9 ». Bel idéal, mais dont nous ignorons encore quelle structure de base, sociale et politique, permettra l’articulation. ▶ Mais la conception classique du travail se heurte à d’autres downloadModeText.vue.download 1063 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1061 difficultés. Pour l’économie classique comme pour Marx, même si c’est sous des formes différentes, la croissance économique doit engendrer le bien-être et la civilisation de « l’homme riche en besoins ». La prise de conscience écologique semble mettre un terme à cet optimisme. La croissance illimitée des « forces productives » se heurte à des impossibilités : le niveau et le mode de vie des pays les plus riches ne sont pas généralisables à toute la planète en raison de la pollution et des gaspillages qu’ils engendrent. Sans renoncer à l’humanisme, il est certainement nécessaire de reconstruire une pensée de la limite. Enfin, loin de dégager un temps libre dans lequel l’homme est à lui-même sa propre fin, l’évolution de la production pourrait bien soumettre toujours plus toutes les sphères de la vie humaine à la logique économique, c’està-dire au type de rationalité qui domine l’homme au travail, tout en détruisant toujours plus les solidarités que faisait naître la production industrielle elle-même. Ainsi, l’évolution des rapports de l’homme au travail pose-t-elle avec toujours plus d’acuité la question de la définition des finalités qu’une

société peut se donner raisonnablement. DENIS COLLIN ✐ 1 Marx, K., Deutsche Ideologie, trad. M. Rubel, l’Idéologie allemande, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, 4 volumes parus sous la direction de M. Rubel. 2 Arendt, H., The Human Condition, trad. G. Fradier, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy 1961, 1983 (coll. Presses Pocket), préface de Paul Ricoeur. 3 Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, GF, 1991. 4 Arendt, H., op. cit. 5 Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatwissenschaft im Grundrisse (1820), trad. Principes de la philosophie du droit, présentation et notes par Jean-Louis Vieillard-Baron, GF, 1999. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Aristote, op. cit. 9 Marx, K., Das Kapital, trad. J. Roy, in OEuvres I, Gallimard, La Pléiade, 4 volumes parus sous la direction de Maximilien Rubel. TURING (TEST DE) D’après le logicien britannique Alan Mathison Turing (1912-1954). LOGIQUE, PHILOS. CONN. Test proposé par Turing pour déterminer si un système est capable de faire preuve d’intelligence, et qui consiste, pour un expérimentateur qui communique avec lui par téléscripteur, à examiner les réponses, ou « sorties », renvoyées par le système aux questions, ou « entrées », qu’il lui adresse ; le test appelle une réponse positive si l’expérimentateur est durablement incapable de décider si le système testé est ou non un humain. Fréquemment discuté en philosophie de l’esprit, le test de Turing ou « jeu de l’imitation » s’efforce de disjoindre l’intelligence de toutes les propriétés relatives à l’apparence extérieure des agents susceptibles de la manifester. Considéré comme l’un des textes fondateurs des « sciences cognitives », l’article où Turing propose ce test 1 s’est notamment vu objecter que le concept d’intelligence définit moins l’aptitude à obtenir un certain ensemble de résultats qu’une certaine manière définie de les obtenir.

Jacques Dubucs ✐ 1 Turing, A., « Les ordinateurs et l’intelligence » (1950), dans A. R. Anderson (éd.), Pensée et machine (1964), trad. française P. Blanchard, Seyssel, éditions du Champ-Vallon, 1983, pp. 3967. ! MACHINE (LOGIQUE DE TURING) TYCHISME Du grec tychè, « hasard ». PHILOS. CONTEMP., MÉTAPHYSIQUE Terme désignant chez Peirce la présence irréductible du hasard dans la nature. C. S. Peirce 1 est l’un des premiers philosophes à avoir perçu, à la fin du XIXe s., l’importance de l’introduction dans la science des notions de probabilité, d’indétermination et de hasard (chez Darwin, Quételet, Maxwell et Boltzmann notamment), et de la critique radicale du déterminisme que la notion d’un hasard objectif impliquait. Critiquant la « doctrine de la nécessité », il se réclame de ce qu’il appelle le « tychisme », ou thèse du hasard objectif. Cette idée signifie en particulier que les lois de la et sont susceptibles d’évoluer dans le temps. Cette conception s’harmonise avec sa métaphysique évolutionniste, mais elle n’entraîne pas un contingentisme radical, car l’indétermination des lois est compatible avec leur stabilité et avec l’ordre continu dans la nature (« synéchisme »). Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, 1931-1958, vol. 6. Voir-aussi : Hacking, I., The Taming of Chance, Cambridge University Press, 1991. ! CONTINU, PRAGMATISME, UNIVERSAUX TYPES (THÉORIE DES) LOGIQUE Le paradoxe des classes provient de ce qu’on auto-

rise l’appartenance d’une classe à elle-même. Un cercle vicieux rend la classe en question tératologique dans la mesure où sa clôture n’est plus assurée : « C’est comme de vouloir marcher sur sa propre ombre » dira Russell. Ce diagnostic admis, le remède parut évident : prohiber la construction de telles classes. Dans sa théorie des types 1, Russell imposa une condition syntaxique de signifiance [significance] selon laquelle une classe ne peut se contenir comme élément. D’où une hiérarchie de domaines de signifiance des valeurs des variables, ou types, mutuellement exclusifs : Type 0 : des individus : a, b, c, d... T 1 : des classes d’individus : {a, b}, {a}, ... T 2 : des classes de classes : {{a}}, {{a, b,}}, ..., etc. L’appartenance ne peut valoir qu’entre éléments de types différents comme dans a ∈ α où a est un individu (type 0) et α une classe (type 1). La distinction des types interdit désormais qu’une classe s’appartienne. Elle doit d’abord être complètement constituée avant, éventuellement, d’appartenir à une autre classe de type immédiatement supérieur. Si un individu peut être membre d’un club downloadModeText.vue.download 1064 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1062 de football, un tel club ne peut être membre que d’une fédération de clubs. Pareille solution peut paraître ad hoc. De plus, elle menace la généralité des lois logiques dans la mesure où il faut en tout maintenir une distinction de type. Par exemple, les nombres sont indexés sur les types et il y a un infini par type. D’autres approches sont possibles. La voie mathématique consiste en une théorie axiomatique des ensembles (Zermelo-Fraenkel) qui bloque l’engendrement d’ensembles tératologiques. Une autre logique, substitue aux classes distributives des classes collectives qui ne peuvent être parties d’elles-mêmes (Méréologie de Lesniewski).

Denis Vernant ✐ 1 Russell, B., « La logique mathématique fondée sur la théorie des types » (1908), trad. in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P. éd., Paris, Payot, 1992 ; Principes des mathématiques, app. B et Principia Mathematica, Introd, chap. II, in Écrits de logique philosophique, trad. Roy J.M., Paris, PUF, 1989, pp. 192-201 et 270-309. Voir-aussi : Vernant, D., Philosophie de B. Russell, Paris, Vrin, 1993, 3e partie, chap. II, § 41-43, pp. 271-305. ! ANTINOMIE, AXIOMATIQUE, CLASSES (PARADOXE DES), MÉRÉOLOGIE TYPE / TOKEN De l’anglais, traduit quelquefois par type et occurrence. LINGUISTIQUE Distinction introduite par Peirce, entre un symbole et ses instances. Combien de mots surviennent-ils dans les pièces de Shakespeare ? Cela peut vouloir dire : combien de types de mots et quelle est la taille du vocabulaire de Shakespeare ? (et la réponse est : plusieurs milliers, à compter par un lexicographe) ; ou bien : combien d’inscriptions de ces mots, de tokens de ces types ? (et la réponse est : des centaines de milliers, à compter par un imprimeur). Mais la distinction de Peirce 1 a été étendue dans la philosophie contemporaine pour distinguer un universel et ses instances (par exemple, saluer un ami est un type d’action qui peut avoir de nombreux tokens différents, comme saluer Pierre aujourd’hui en enlevant son chapeau, ou le lendemain d’un signe de la tête, etc.), ou pour distinguer l’abstrait du concret (les types n’ont pas d’efficacité causale, alors que les tokens en ont une). ▶ La distinction type / token dépend de la manière dont on individualise les types, selon la similarité, la réplication, ou l’abstraction, et selon la manière dont les tokens « participent » au type. En ce sens, son sens dépend de la manière dont on conçoit la relation entre l’universel et le particulier. Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C. S., Collected Papers, Harvard University Press, 1931-1958. ! SIGNE, UNIVERSAUX TYRANNIE Du grec turannos, « maître tout-puissant, qui usurpe le pouvoir dans un État libre ». POLITIQUE Régime politique fondé sur l’usurpation et conduit par un chef doté d’un pouvoir absolu, totalement émancipé du contrôle par la loi. Gouvernement d’un seul « dévié », selon l’acception grecque, la tyrannie est toujours l’exercice d’un pouvoir fondé sur un coup de force et affranchi des lois. Cependant, ce pouvoir n’est pas nécessairement odieux ou particulièrement violent. C’est pour les modernes que la tyrannie est le plus souvent un nom dévolu aux régimes insupportables dus aux malheurs des temps, et qui ne valent que par la force qui les maintient 1. Aussi le tyrannicide est-il considéré par eux comme légitime. Pour les Grecs, en revanche, le tyran peut apporter la paix et la prospérité à la cité. Il suffit qu’il ait assez d’habileté pour tenir en équilibre les forces sociales en présence, et pour paraître, aux yeux du peuple ou des notables, un homme sage, modéré, grâce à qui la tranquillité sera maintenue. Le tyran intelligent sait se ménager des soutiens, ainsi qu’Aristote l’a bien montré en réfléchissant sur la figure de Pisistrate 2. Ce n’est donc pas nécessairement un délirant, un Néron qui menace de conduire l’État à la catastrophe. Cela dit, la tyrannie est caractérisée par l’absence radicale de liberté politique. Le citoyen n’y est rien et la chose publique est confisquée. Si la tyrannie est un mauvais régime politique, c’est donc avant tout parce qu’elle institue la dépendance de tous à l’égard d’un seul que rien ne retient de mal faire, si ce n’est sa propre intelligence de la situation et de son intérêt 3. Dans la philosophie politique moderne, le concept de despotisme a supplanté celui de tyrannie. Les anciens réservaient la notion de despote et de despotisme à la sphère domestique : le despote était, en premier lieu, le maître d’esclaves ou le chef de famille. Au début des temps modernes, la notion de despotisme fut appliquée au pouvoir seigneurial, puis royal, pour suggérer l’analogie entre l’administration de la famille et celle de la société politique par un seigneur ou par un monarque. C’est avec Montesquieu que le despotisme est nettement affirmé comme un équivalent de la tyrannie. Pour lui, en effet, le despote est celui qui « sans loi et sans règle entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » 4. À partir de la Révolution française, les notions de dictateur et de dictature, arrachées à l’oubli, se sont progressivement im-

posées, censées ne pas être axiologiques, mais simplement descriptives d’un type d’exercice du pouvoir – qui n’est pas exactement l’exercice prévu par la république romaine. Aussi le concept de tyrannie a-t-il retrouvé une jeunesse lorsqu’on a voulu non pas seulement décrire « objectivement » un régime, mais également porter un jugement de valeur. ▶ Le concept n’est guère employé par les contemporains pour qualifier l’hitlérisme ou le stalinisme, étant donné que ces derniers ont été considérés comme des régimes inédits et exigeant une approche renouvelée. On parle désormais, à leur sujet, de totalitarisme. En revanche, certains régimes d’Amérique du Sud dans les années 1940-1970 par exemple, traditionnellement qualifiés de « populistes », peuvent être considérés comme tendant à la tyrannie, même s’ils ne reposent pas sur l’usurpation. Le développement de la tendance tyrannique est proportionnel à l’affirmation du culte de la personnalité : le chef populiste étant à la fois identifié au peuple et posé comme un être supérieur et salvateur, il downloadModeText.vue.download 1065 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1063 peut bientôt se placer au-dessus de la loi et anéantir toute liberté politique, dans la mesure où, sous la protection du chef, celle-ci est censée ne plus avoir de signification. Ghislain Waterlot ✐ 1 Turchetti, M., Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, PUF, Paris, 2002. 2 Aristote, les Politiques, livre V, trad. P. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1990. 3 Strauss, L., De la tyrannie, trad. H. Kern, Gallimard, Paris, 1954. 4 Montesquieu, De l’esprit des lois. Le Seuil, Paris, 1964. ! DESPOTISME, TOTALITARISME downloadModeText.vue.download 1066 sur 1137 downloadModeText.vue.download 1067 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1065 downloadModeText.vue.download 1068 sur 1137

U UMWELT

Mot allemand, signifiant « monde environnant », « milieu », « environnement ». Terme employé en psycho-physiologie (Von Uexküll) et en éthologie animale (Lorenz), et réinvesti par les phénoménologues allemands (Husserl, Heidegger), voire français (Merleau-Ponty). PSYCHOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE L’espace proche et familier qui, littéralement, entoure un objet ou un sujet. Il s’agit donc d’une spatialité centrée à partir d’un pôle organisateur, lui-même doté d’une extension spécifique, et qui structure les différents plans et horizons autour de lui. À la différence du monde, dont l’horizon infini échappe par principe à ma prise, le monde environnant est délimité, et peut être parcouru, soit sur le mode de la perception, soit sur celui du mouvement. Le terme est issu d’un contexte scientifique empirique, psychologique et éthologique, et recouvre le territoire ou l’espace de vie d’une population animale donnée : on le traduira en ce cas par « milieu » ou par « environnement »1 et 2 ; la notion est passée en phénoménologie, et en vient à désigner le sol d’évidence familière et acquise comme allant de soi de toutes mes expériences, perceptives et affectives. Umwelt acquiert dès lors une dimension ontologique, celle de mon inscription unique dans l’espace et le temps. D’où sa traduction par « monde environnant », qui vient insister sur la qualité singulière de mon individuation en tant que sujet ou ipse. C’est dire que, de milieu à monde environnant, on passe d’une problématique du vivant à une perspective portée par la subjectivité humaine, égoïque 3 ou existentiale 4. Natalie Depraz ✐ 1 Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Gonthier, 1965. 2 Lorenz, L’instinct dans le comportement des animaux et de l’homme, Paris, Masson, 1956. 3 Husserl, La crise des sciences européennes, Paris, Gallimard, 1976. 4 Heidegger, Être et temps, Paris, Authentika, 1985. ! ENVIRONNEMENT, ESPACE, HORIZON, MILIEU, MONDE, TEMPS UN Du latin unus. MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE On distingue l’un ou l’unité numérique et l’un ou l’unité transcendant(e). L’unité numérique est ce qui permet d’engendrer une multiplicité par itération. L’unité transcendante est la propriété que possède tout être formant

un tout, quelle que soit la sorte d’unité qui est la sienne. La définition de l’un numérique n’est pas constamment la même dans l’histoire de l’arithmétique. Tandis que les mathématiciens grecs considéraient l’un comme le « principe des nombres », le premier nombre par lequel on fait aujourd’hui commencer l’ensemble des entiers naturels est 0. En métaphysique, il est acquis, depuis Aristote, que l’un ou l’unité ne forme pas un genre. On est donc réduit à distinguer diverses sortes d’unités : l’unité d’agrégation (un tas de pierres) ; l’unité d’ordre (un ensemble de causes dont chacune dépend de la précédente) ; l’unité accidentelle (un homme blanc) ; l’unité organique (un corps humain) ; l’unité substantielle (un homme, composition d’un corps et d’une âme) ; l’unité de simplicité (un tout dont les parties sont inséparables mais discernables – par exemple, l’âme humaine, qui est à la fois mémoire, intelligence et volonté) ; enfin, l’identité formelle (une unité qui n’a absolument pas de parties : l’essence divine). Il est donc possible de ranger les différentes sortes d’unités suivant le degré décroissant de séparabilité de leurs parties, jusqu’à parvenir à une unité sans parties. Selon la formule de Leibniz, « tout ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas véritablement un être »1 : il faut préciser cependant que de la nature d’un être découle l’unité propre qui est la sienne. Gérard Sondag ◼ Pour Aristote, l’un ne compte parmi les principes que pour autant qu’il est convertible avec l’être : « L’un n’est rien de différent au-delà de l’être. 2 » Pour Plotin, au contraire, l’Un ne peut être principe que si, comme l’idée du Bien chez downloadModeText.vue.download 1069 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1067 Platon, il est précisément « au-delà de l’être » 3. En effet, si l’Un est, il est nécessairement un être parmi les autres, et ne peut donc être leur principe. De cet Un absolument transcendant par rapport à tout être quel qu’il soit et absolument simple, rien ne peut être prédiqué : si l’on peut reconnaître dans toute forme postérieure de théologie négative une influence au moins indirecte de Plotin, c’est parce que son hénologie (doctrine de l’Un) est elle-même négative. Si l’Un échappe à toute détermination positive, ce n’est cependant pas qu’il en soit privé, mais au contraire qu’il les possède toutes éminemment, à un degré sans commune mesure avec ce qui procède de lui : il ne saurait nous donner la vie, la conscience et

l’intelligence sans les posséder lui-même, mais à un degré tel que vie, conscience et intelligence ne sont chez nous qu’un reflet ou une trace de ce qu’elles sont en lui, comme la chaleur diffusée par le feu n’est que tiédeur par rapport à la chaleur du feu lui-même. Cette métaphore est celle qui rend le mieux compte de la façon dont l’Un est principe de toutes choses : autant il est impossible au feu de ne pas répandre sa chaleur, sans que pourtant il ait égard à rien de ce qu’il échauffe ni en reçoive rien, autant il est de la nature de l’Un de se diffuser. Comme la chaleur du feu s’épuise à proportion qu’elle se diffuse plus loin, de même le peu d’être de la matière marque l’extrême exténuation du rayonnement de l’Un. De plus, si c’est ainsi par participation à l’unité que tout être est – Plotin retrouvant à ce stade l’axiome aristotélicien –, aucun être ne peut se prévaloir d’une unité qui approche de l’absolue simplicité de l’Un lui-même. Enfin, cette participation à l’Un n’est évidemment pas réciproque : si rien n’est qu’en relation à l’Un, lui n’a de relation à rien ; action spontanée plutôt que volontaire, l’émanation n’est pas une création et n’implique aucun souci du créateur pour sa créature. ▶ On peut penser que c’est comme alternative à la doctrine judéo-chrétienne de la Création qu’a été conçu l’émanatisme de Plotin. Michel Narcy ✐ 1 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, chap. 27. 2 Aristote, Métaphysique, Livre IV, 2, 1003b31-32. 3 Platon, République, VI, 509 b 9. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, livre ?, chap. 6. Duns Scot, J., le Principe d’individuation, trad. G. Sondag, Vrin, Paris, 1992. Plotin, Ennéades, V 4. ! CATÉGORIE, ÊTRE, HYPOSTASE, NÉOPLATONISME UNICITÉ Formé sur l’adjectif « unique », du latin unicus, lui-même dérivé de unus, « un », et apparu chez Saint Simon (1730). LOGIQUE, PHILOS. RELIGION Modalité particulière de l’unité, en un sens non seulement quantitatif mais aussi qualitatif, qui s’oppose non pas tant à la pluralité numérique qu’à la multiplicité ontologique. H. Cohen montre qu’avec le monothéisme juif se constitue

l’idée d’un Dieu chez qui l’unité se double d’unicité : « L’unité de Dieu ne peut être le sens le plus profond du monothéisme. Elle n’est jamais que son expression négative qui caractérise sa différence par rapport au polythéisme. [...] L’unicité a un sens positif. Elle aussi prend en charge les concepts d’être et de Dieu ; mais, désormais, c’est une stricte identité qui régit leurs rapports 1 ». C’est cette unicité qui commande la séparation radicale de Dieu et du cosmos ou de la nature, distinguant par là le monothéisme du panthéisme. L’unicité fonde également l’unité et l’universalité de la morale, par laquelle le monothéisme se distingue aussi bien du polythéisme que du panthéisme. En tant, en effet, qu’elle recouvre la séparation de Dieu et du monde, elle assure, par là même, la distinction de la morale et de la nature. En tant qu’elle s’oppose à la multiplicité, elle garantit enfin l’universalité des valeurs morales, contrairement au polythéisme, au sein duquel les dieux ne sauraient être unis dans leur règne. Sophie Nordmann ✐ 1 Cohen, H., Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, chap. I, §§ 10-11, PUF, Paris, 1994. UNITÉ Du latin unitas, de unus, « un ». GÉNÉR. Ce qui s’oppose au multiple ou au divers. ! MULTIPLE, UN MATHÉMATIQUES 1. Relativement à la quantité discrète, se dit d’un singleton : considérer une unité d’un ensemble discret, c’est en considérer un élément unique, en tant qu’il est unique. – 2. Relativement à la quantité continue, se dit d’une grandeur conventionnellement choisie qui sert à la mesure des grandeurs homogènes à celle-ci. Dans le cas extrêmement important, quoique particulier, des nombres entiers, on désigne par unité le premier nombre entier positif non nul. Tous les entiers sont des multiples de cette unité, qui en devient ainsi la mesure. Une première discussion a opposé deux points de vue : l’unité n’est pas un nombre, elle est, pour Euclide « ce selon quoi chacune des choses existante est dite une » 1. La critique de cette exclusion aboutit, chez Pascal et chez les logiciens de Port Royal à l’idée selon laquelle celle-ci ne se justifie que

pour des commodités techniques de démonstration et n’est – quant au fond – qu’une question de mot. Descartes insiste sur le caractère arbitraire du choix de l’unité dans les mises en équations ; les rapports étant saufs et inchangés si on modifie la « taille » de l’unité. Il importe en revanche de respecter l’homogénéité des termes mis en rapport et l’emploi de unité y contribue. Une décisive transition entre le nombre discret et le continu est réalisée lorsque Wolff (mais c’est aussi une conception présente chez Stevin, Malebranche ou Leibniz) propose comme définition du nombre « tout ce qui se rapporte à l’unité comme une ligne droite à une autre ligne droite s’appelle nombre » 2. En physique, la multitude des grandeurs de nature différente qui entrent en jeu dans l’expression mathématique des phénomènes rend particulièrement importante la mise au point de systèmes d’unités cohérents. Vincent Jullien ✐ 1 Euclide, les Éléments, déf. 1, VII. 2 Elementa analyseos arithmaticae, Halle 1717, définition 8, p. 18. downloadModeText.vue.download 1070 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1068 UNIVERS Du latin universum, qui désigne « l’ensemble unifié du réel », par opposition au diversum, qui dénote, au contraire, « les choses singulières ». MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., ÉPISTÉMOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, LOGIQUE Tandis que le « monde » désignait particulièrement l’ensemble ordonné plus ou moins perceptible que constituent le ciel, la terre et l’horizon (et qui semblait épuiser la totalité du réel sensible chez les Anciens et les médiévaux), l’idée moderne d’Univers désigne l’unitotalité ultime de la réalité physique en tant qu’elle ne pourrait être, à son tour, prise comme partie d’un tout encore plus vaste ou plus

englobant. Comment lever l’équivoque entre le monde et l’univers ? Celle-ci fut durablement entretenue par les puissantes illusions géocentriste et anthropocentriste, qui inclinent naturellement les hommes à désigner la totalité ultime de la réalité physique (l’univers) à l’aide d’un terme qui convient plutôt à la totalité partielle (le monde) en tant qu’elle englobe plus immédiatement les existants humains. Du monde à l’univers, il n’y a pas simple synonymie, mais, au contraire, une métonymie qui est l’indice d’une réelle difficulté native à s’abstraire des données de la perception et, également, à construire conceptuellement un univers dont notre monde ne soit ni le centre, ni la fin, ni un observatoire « absolu » censé nous fournir des faits d’observation pure. Le passage du local au global a mis l’esprit humain en demeure de percer progressivement la nuée des illusions perceptives qui, comme l’horizon, vinrent obstruer longtemps les perspectives théoriques ou observationnelles. Avec l’émergence, à la Renaissance, de la notion de pluralité innombrable de mondes finis et disséminés à travers l’espace cosmique illimité (où se trouve aussi notre monde fini), on assiste à l’essor de l’idée moderne d’Univers, bien que celle-ci fût déjà esquissée dès l’Antiquité par les atomistes 1 et les stoïciens 2. Le monde englobe le ciel et la terre dans un ordre de coappartenance qui coïncide avec l’ensemble des données perceptives et qui demeure au niveau phénoménal de la sphère des vécus. En revanche, l’univers est une Idée, au sens kantien du terme, c’est-à-dire une Idée transcendantale qui ne saurait être produite a posteriori au terme d’une simple sommation des objets empiriques, en principe ineffectuable. Très précisément, l’Idée d’univers désigne la totalité ultime du réel dans la mesure où elle ne peut être, à son tour, prise comme partie d’un tout encore plus vaste ou plus englobant. Cette Idée, que présuppose en droit toute expérience, désigne une totalité ultime qui peut être dite, à ce titre, absolue. C’est d’ailleurs ce caractère d’ultimité et d’absoluité qui ne cesse de faire problème sur le plan épistémologique. Toute philosophie se préoccupe de la relation de la subjectivité avec le corrélat de ses visées (dont le monde constitue nécessairement l’horizon ultime). En revanche, les sciences cherchent à éliminer la subjectivité pour définir et constituer leurs objets. Tandis que, comme disait Alquié : « L’enseignement de la philosophie consiste à montrer que l’objet n’est pas l’être » 3, le scientifique ne s’occupe pas de l’être, car il ne vise que l’objet. D’où une profonde divergence initiale entre la cosmologie scientifique et l’approche phénoménologique de notre « être-au-monde ». Il faut écarter toute confusion possible entre le monde du phénoménologue et l’Univers de l’astrophysicien. Donc, si l’Univers intéresse la philosophie comme objet particulier de la connaissance scientifique, en revanche le monde pris comme dimension fondamentale de notre ouverture à l’être intéresse plus directement la phénoménologie.

À l’âge classique, la critique kantienne de la métaphysique avait montré que l’univers pris comme chose en soi est proprement inconnaissable ; il ne peut relever d’une connaissance scientifique objective, puisqu’il outrepasse le champ de l’expérience possible. Le positivisme comtiste écarta également, mais pour d’autres raisons, l’univers des saines préoccupations de la science. Fondée sur les axiomes de la physique newtonienne, la cosmologie classique partait du principe que l’espace et le temps sont des contenants universels dont la nature et les propriétés demeurent totalement indépendantes (Newton disait : « absolues et sans relation aux choses externes ») de leur contenu matériel. En ce sens, les cosmologies newtoniennes ne pouvaient espérer atteindre une connaissance intégrale de la structure de l’Univers à très grande échelle et devaient se contenter de décrire le système solaire et la galaxie, sans pouvoir dépasser les remarquables observations des « nébuleuses » effectuées par W. Herschel et J. Michell à la fin du XVIIIe s., par J. Herschel et lord Rosse au siècle suivant. Les choses en seraient restées là sans la révolution épistémologique que déclencha la théorie de la relativité générale d’Einstein, qui n’est autre qu’une théorie relativiste de la gravitation. En effet, celle-ci ayant établi l’équivalence entre l’inertie et la gravitation, il apparaît que les propriétés métriques de l’espace-temps (c’est-à-dire la structure géométrique de l’Univers) sont déterminées par le contenu réel de l’Univers en matière-énergie. La structure formelle de l’Univers est fonction de la répartition et de l’état physique de son contenu matériel. Autrement dit, les déformations locales de l’espace-temps sont déterminées par la distribution locale de matière-énergie. Il devient possible de déterminer la structure de l’enveloppe globale de toutes les déformations locales produites par les systèmes matériels que sont les galaxies, les amas galactiques, les superamas, les plasmas denses ou ténus, etc. En relativité générale, il faut recourir à une géométrie non euclidienne, celle qui avait été élaborée au XIXe s. par Riemann. Or, comme il existe un grand nombre de métriques riemanniennes possibles, il est indispensable de s’appuyer sur les données de la cosmologie observationnelle, de l’astronomie et de l’astrophysique pour déterminer avec précision les fonctions arbitraires qui définissent les propriétés métriques de l’enveloppe spatio-temporelle de l’Univers physique. L’étude de la structure d’ensemble de l’Univers fait désormais partie de la recherche scientifique, mais il devient également possible de retracer, au moins partiellement l’histoire de l’Univers qui implique aussi celle des étoiles, des atomes et des particules subatomiques. Pour pouvoir connaître les premiers instants de l’Univers, il faut alors que la théorie de la relativité générale soit relayée par la mécanique quantique qui règne sur l’ensemble de la physique nucléaire. Or, ce travail de grande unification n’est pas encore achevé. En ce sens, l’idée moderne d’univers assume bien une fonction heuristique et présomptive (Kant parlait plutôt de « principe régulateur ») au sein de la connaissance scientifique contemporaine. Jean Seidengart

✐ 1 Épicure, « Lettre à Pythoclès », in Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, X, 88-89, p. 1292, Pochothèque, Paris, 1999 : « Un monde est une envedownloadModeText.vue.download 1071 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1069 loppe du ciel, enveloppant astres, terre et tout ce qui apparaît, qui s’est scindée de l’illimité, et qui se termine par une limite rare ou dense, dont la dissipation bouleversera tout ce qu’elle contient. [...] À la fois de tels mondes sont en nombre illimité. » 2 Pseudo-Plutarque, De placitis philosophorum, 886 c, tr. Amyot : « Les stoïciens disent qu’il y a une différence entre le tout et l’univers, parce que le tout est l’infini avec le vide ; et le tout sans le vide c’est le monde. » 3 Alquié, F., Signification de la philosophie, Paris, 1971, Hachette, p. 197. Voir-aussi : Duhem, P., le Système du monde, t. I à X, Hermann, Paris, 1913-1959. Koestler, A., les Somnambules : essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers, Calmann-Lévy, 1960, rééd. Livre de poche, 1973. Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, « Tel », Paris, 1988. Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966. Koyré, A., la Révolution astronomique, Hermann, Paris, 1961. Koyré, A., les Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968. Kuhn, T. S., la Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973. Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris, 1975. Merleau-Ponty, J., la Science de l’Univers à l’âge du positivisme, Vrin, Paris, 1983. Merleau-Ponty, J., Cosmologie du XXe s., Gallimard, Paris, 1965. Verdet, J. P., Astronomie et Astrophysique, Larousse, Paris,

1993. ! COSMOLOGIE, COSMOS, ESPACE, MATIÈRE, MONDE, TEMPS UNIVERSEL Du latin universalis, « universel, général ». GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., LOGIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE 1. Se dit d’une propriété ou d’une qualité qui s’étend à l’univers entier (comme l’attraction universelle) ; d’une classe d’individus dans sa totalité sans aucune exception 1 (ce qui n’est pas nécessairement le cas du général qui n’exclut pas quelques exceptions) ; de la quantité d’un jugement lorsque l’extension d’un concept est entièrement incluse à l’intérieur de l’extension d’un autre concept. – 2. Totalité englobante et concrète de ce qui est ; extension d’un concept ou d’un jugement à la totalité exhaustive des individus d’une classe déterminée. Il convient de distinguer l’universel du cosmologique. Cournot remarque justement que ce qui relève du cosmologique, c’est tout ce qui porte sur « la structure actuelle, les révolutions passées et, s’il se peut, les destinées futures » de l’Univers 2 ; autrement dit, le cosmologique concerne le point de vue diachronique, c’est-à-dire l’histoire de l’Univers, en expliquant son état présent par ses états antérieurs. En revanche, l’universel désigne plutôt ce qu’il y a de constant, de permanent au niveau des lois scientifiques. Depuis Aristote 3, l’universalité d’une connaissance est le critère même de la connaissance scientifique, parce que cette dernière ne vise ni ne peut atteindre l’individu singulier : saint Thomas disait, en ce sens, qu’« il n’y a de science que de l’universel » 4. Kant, s’inscrivant dans ce sillage épistémologique, fit de l’universel l’un des deux critères de ce qui est a priori, l’autre étant le nécessaire, car aucune expérience particulière n’est jamais capable de fournir véritablement des jugements universels. Au risque de tomber dans un cercle logique, Kant considère comme indissociablement solidaires la nécessité et l’universalité en ce qu’elles « renvoient inséparablement l’une à l’autre » 5. Or, c’est justement parce que l’universel est un critère de l’apriorité d’un jugement, donc de son caractère formel, que Hegel critiqua l’ensemble de la démarche kantienne dans son entreprise transcendantale, en ce qu’elle se contente de dégager seulement les conditions a priori de possibilité de la

connaissance et de l’agir humains, restant ainsi à l’extérieur de tout contenu particulier. Hegel qualifie d’« abstrait » cet universel kantien auquel il reproche de n’être qu’une pure forme vide de contenu, c’est-à-dire dévitalisée, ou extérieure et étrangère à son contenu infiniment riche en ses différentes particularités. Pour Hegel, on ne peut ni ne doit faire l’économie de l’expérience : la vérité reste abstraite tant qu’elle est reçue de l’extérieur, c’est-à-dire tant qu’elle reste non médiatisée par l’expérience. En revanche, ce que Hegel appelle l’« universel concret », c’est le résultat profondément enrichi de tout ce qui a été effectivement accompli par la médiation de l’expérience dans l’Histoire. En ce sens, l’enfant est l’abstrait de l’homme mûr : « Ce n’est que de la connaissance plus profonde des autres sciences que le logique s’élève pour l’esprit subjectif comme quelque chose qui n’est pas seulement abstraitement universel, mais comme l’universel qui saisit en soi la richesse du particulier ; tout comme la même maxime éthique, au sens que lui donne un adolescent qui l’entend de façon totalement juste, ne possède pas la signification ni l’ampleur qu’elle a dans l’esprit d’un homme ayant l’expérience de la vie. 6 » Jean Seidengart ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), AK, III, 29 ; trad. Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p. 95 : « Ce qu’il faut entendre par une telle universalité, c’est que [...] il ne se trouve vis-à-vis de telle règle aucune exception. » 2 Cournot, A., Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, p. 204, 1861. 3 Aristote, Seconds Analytiques, I, 31, 87 b 28-35, tr. Tricot, Paris, rééd. Vrin, 1995, p. 147 : « Nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puis donc que les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation, [...] car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. » 4 Thomas d’Aquin (saint), Contra Gentiles, 1258-1260, chap. 75. 5 Kant, E., op. cit., p. 95. 6 Hegel, G. W. F., Science de la logique (1812), trad. Labarrière, t. 1, l’Être, Introduction, p. 31, Aubier, Paris, 1987.

Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, Z, 15, 1039 b 20-1040 a 6, t. 1, p. 433-435, trad. Tricot, rééd. Vrin, Paris, 1974 ; Seconds Analytiques, trad. Tricot, rééd. Vrin, Paris, 1995. Cournot, A., Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique (1851), t. II, Vrin, Paris. Hegel, G. W. F., Science de la logique (1812), tr. Labarrière, Aubier, Paris. Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), trad. Renaut, PUF, Garnier-Flammarion, Paris, 2001. Kant, E., Logique (1800), trad. Guillermit, Vrin, Paris, 1979. Kleene, S., Logique mathématique, trad. Largeault, pp. 81-140, Colin, Paris, 1971. ! COSMOLOGIE, INDIVIDU, JUGEMENT, LOI, NÉCESSAIRE, QUANTITÉ, TOTALITÉ, UNIVERS downloadModeText.vue.download 1072 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1070 ∼ UNIVERSAUX PHILOS. MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE Propriétés ou relations qui peuvent être instanciées par une pluralité de choses particulières diverses. Ce que le Moyen Âge a appelé « universaux » dérive des diverses interprétations que les philosophes de l’Antiquité, puis Porphyre 1 dans son Isagogè, ont données de la théorie platonicienne des idées ou des formes et de la théorie aristotélicienne de la substance. La célèbre querelle médiévale des universaux met aux prises trois groupes principaux de solutions : platonicienne-réaliste (les universaux sont séparés des particuliers qui les instancient, ante rem), conceptualiste-réaliste (les universaux sont à la fois dans les choses et dans l’esprit qui les représente in re ou post re) et nominaliste

(les universaux sont des mots ou flatus vocis). Mais, même au Moyen Âge, ces distinctions ne sont pas nettes, comme l’indique le fait que le platonisme aussi bien que le conceptualisme peuvent être dits « réalistes » (Thomas d’Aquin et D. Scot sont des réalistes, mais pas au même sens, Abélard est un conceptualiste, mais il n’est pas nominaliste au sens où l’est Guillaume d’Occam2). À l’âge classique, le problème devient celui des idées abstraites et oppose Berkeley et Hume à Locke. Bien qu’on puisse tenir la position kantienne comme une forme de conceptualisme, le problème a disparu comme tel de la philosophie moderne, mais il est reparu dans la philosophie contemporaine, où diverses formes de réalisme des universaux ont été avancées par Peirce, Russell et par des logiciens et mathématiciens défendant le platonisme mathématique et diverses formes de nominalisme (Quine, Goodman3). ▶ Malgré la variété des incarnations du problème, qui peut faire douter qu’il ait, d’une époque à l’autre, un sens homogène, le problème de la relation entre une propriété et ses instances, et celui de la nature des entités abstraites et de l’abstraction, est un problème permanent en philosophie, et la réponse que l’on donne à ce problème est vitale dans de nombreux domaines : outre la question de la nature des abstraits (nombres, classes) en philosophie des mathématiques), notre attitude par rapport à la connaissance et à la science dépend de la relles sont dans les blème de l’induction que l’on trouve dans conventionnelles.

question de savoir si les espèces natuchoses ou dans notre esprit, et le proest difficilement soluble si les similitudes les choses sont supposées n’être que

Claudine Tiercelin ✐ 1 Porphyre, Isagogè, Vrin, Paris, « Sic et non », 1998. 2 Occam, G. d’., Somme de logique, trad. Biard, TER, Mauvezin, 1988. 3 Quine, W. V. O., et Goodman, N., « Steps towards a Constructive Nominalism », Journal of Symbolic Logic, 1947. Voir-aussi : Armstrong, D., Universals, an Opinionated Introduction, Westview, Boulder, Co, 1989. USAGE / MENTION

LINGUISTIQUE Distinction entre deux modes d’apparition des signes linguistiques dans le discours, selon qu’ils contribuent à un acte de langage par leur signification (usage), ou qu’ils exemplifient certaines de leurs propriétés comme signes (mention). Ainsi, le nom propre « Paris » se trouve utilisé dans la phrase « Paris est la capitale de la France », puisqu’il contribue par sa référence au contenu de l’assertion. Il est en revanche mentionné dans la phrase « “Paris” est un mot de cinq lettres ». Dans cette phrase, le nom n’apparaît pas pour référer à la ville de Paris, mais pour exemplifier certaines de ses propriétés. Cette distinction reflète la nature duale des signes. Il n’y a signe que s’il existe une chose qui représente, une chose représentée, et un rapport de représentation entre ces deux choses. Le signe peut donc renvoyer dans certaines occurrences à ce qu’il représente (usage), et apparaître comme chose qui représente dans d’autres occurrences (mention). Les empiristes logiques ont utilisé cette distinction pour tenter de dissiper ce qu’ils considéraient comme de faux problèmes. Pour Carnap 1, il convient ainsi de réinterpréter certaines phrases dans lesquelles les signes semblent utilisés comme des phrases dans lesquelles ils se trouvent en fait mentionnés. Ainsi, l’énoncé « 7 est un nombre » doit être analysé comme voulant dire rigoureusement « le signe “7” est une expression numérique ». De la sorte, l’analyste se guérit de l’illusion selon laquelle un tel énoncé exprimerait un fait portant sur de mystérieuses entités numériques, et du faux problème qui l’accompagne, à savoir : comment de tels faits pourraient-ils être connus indépendamment de l’expérience ? Pascal Ludwig

✐ 1 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Londres, Routledge, 1964 (6e éd.). ! CITATION, RÉFÉRENCE UTILITARISME L’utilitarisme reste peu connu en France où il est, de surcroît, souvent méprisé. Ce dédain ne laisse pas d’être intrigant. L’utilitarisme doit en effet beaucoup à nos Lumières. Du point de vue théorique, il constitue le tournant majeur de l’histoire morale de la Chrétienté. Du point de vue pratique, il compte parmi les doctrines qui ont le plus d’effets juridiques et moraux. Malgré l’image anglo-saxonne dont il jouit, il a exercé ses effets jusque chez nous, dans le domaine pénal notamment. C’est dire si la quarantaine dans laquelle il reste, pourrait être révélatrice de nos dilemmes philosophiques. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE 1. Tout système de morale qui place dans l’intérêt particulier ou général la règle de nos actions. – 2. Dans une acception plus courante, dénominateur commun des comportements s’expliquant par des considérations d’intérêt vulgaires ou pratiques. Par « utilitarisme », nous entendrons, ici, l’ensemble des doctrines qui démontrent ou postulent les énoncés suivants : 1. Tout autre bien que le bonheur terrestre est une fiction ; 2. Le bonheur se réduit à un excès des sensations de plaisir physique ou psychique sur les sensations de peine physique ou psychique ; 3. Les humains tendent naturellement au bonheur ; 4. Les humains sont d’autant plus heureux qu’ils font appel à leur raison pour organiser les actions qui accroissent leurs plaisirs spontanés ; 5. Régimes et gouvernements ont d’autant plus de chances de durer qu’ils autorisent un grand nombre d’individus à librement vaquer à leur bonheur. downloadModeText.vue.download 1073 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1071 Genèse de l’école

De manière plus ou moins embryonnaire, des penseurs développent des réflexions utilitaristes avant la lettre dès l’Antiquité, dans le domaine des idées morales (Platon, République), pénales (Sophistes : cf. Platon, Protagoras, 324a-b ; Sénèque, De clementia) ou ontologiques (Épicure, Lettre sur l’univers). Au sens où nous l’entendons, l’utilitarisme se constitue avec Jeremy Bentham (1748-1840). Pas plus qu’il ne tire sa doctrine d’une redécouverte des Anciens, il ne la formule ex nihilo. Elle résulte largement d’une analyse, d’une adaptation et d’une systématisation à une échelle sans précédent d’idées défendues par des auteurs protestants ou même catholiques de la fin du XVIIe s. et de la première moitié du XVIIIe s. Parmi ces notions, celles d’égoïsme foncier de l’homme (Pascal, Nicole, La Rochefoucauld et de Mandeville notamment), de peine dissuasive (C. Beccaria) ou éducative (J. Howard), de complémentarité de l’intérêt particulier et de l’intérêt général (A. Smith) et celle d’utilité bien sûr (Hume, Helvétius), notion dont Hegel affirme qu’elle est la « vérité de l’Aufklärung » 1. Le contexte religieux dans lequel Bentham qui a reçu une éducation chrétienne, entreprend sa synthèse, présente une particularité. En marge des hiérarchies, des croyants de diverses obédiences se sont mis à établir, à côté des Lumières matérialistes et déistes, ce que l’on pourrait appeler, sinon des Lumières, du moins des Lueurs chrétiennes : que ce soit en relativisant les idées de « chute » et de « prédestination » ou en exaltant la loi d’amour évangélique, ces auteurs s’efforcent, on y reviendra, de concilier leur religion avec l’idée de progrès et de bonheur terrestre. L’utilitarisme benthamien Le système du « principal maître de l’école utilitariste » (M. Villey), repose sur un postulat épistémologique de type sensualiste : est réel ce dont l’existence se vérifie par les sens. Ni Dieu ni l’esprit ne pouvant ainsi exister, l’homme ne peut s’expliquer que par la nature – et elle seule. Son « esprit » n’est pas une réalité d’une nature supranaturelle, mais un simple « attribut du corps » 2. En tant qu’« être sensible », l’homme se trouve sous l’empire de deux mobiles : « le plaisir et la douleur ». Ainsi, à défaut d’être promis au salut ou au châtiment éternels, a-t-il vocation au bonheur terrestre. Si Bentham vise, à travers le terme « bonheur », les situations où les sensations de plaisir excèdent celles de déplaisir, il n’exclut nullement l’existence de bonheurs moraux, étant entendu qu’ils se ramènent, eux aussi, à des sensations ayant pour « siège » le « corps » 3. Se voit ainsi confirmé le schème matérialiste déduit du postulat sensualiste. L’homme, par ailleurs, ne peut s’empêcher d’être égoïste : s’il est vrai qu’il commerce avec le réel par l’intermédiaire de ses sens et que ses sensations sont nécessairement celles

d’un corps particulier, il ne peut entrer en communication avec son environnement que par l’intermédiaire de sensations ayant son corps pour siège, de sorte que sa perception et ses désirs sont toujours égocentrés. Agit-il pour autrui par « sympathie », c’est parce qu’il y trouve une satisfaction – morale (se conformer à la loi, par exemple) ou religieuse (oeuvrer à son salut). Ainsi, pas plus que le bonheur n’est supra-terrestre, il n’est collectif, sinon illusoirement : « Je suis un égoïste, aussi égoïste qu’homme peut l’être, mais en moi il se trouve que l’égoïsme a pris la forme de la bienveillance. Il n’y a pas un homme sur la terre dont les souffrances ne me seraient pas pénibles », écrit de lui-même Bentham, également connu pour ses qualités d’âme. Dès lors que le bonheur est une affaire de sensations individuelles, chaque homme est le meilleur juge de son bonheur, puisque le mieux placé pour savoir ce qui accroît son plaisir ou sa souffrance. Or, qu’il en soit ou non conscient, il se détermine toujours après avoir comparé les plaisirs et les peines que les différentes actions qui s’ouvrent à lui, sont à même de lui rapporter. Pour les apprécier, il les examine sous toutes les faces : intensité, durée, proximité (attente), certitude (probabilité), pureté (absence de douleur ou de plaisir collatéraux) et fécondité (aptitude d’un plaisir ou d’une peine à en engendrer d’autres). Les comparaisons auxquelles il se livre sont d’autant plus complexes que la « masse de bonheur » qu’un homme retire d’un bien particulier n’est pas proportionnée à la « masse » de ce bien et qu’une même « masse » de biens produit des « masses » de bonheur variant selon la situation, notamment patrimoniale, des individus : plus qu’à l’« arithmétique des plaisirs » dont parle Bentham, nous avons ici à faire à une algèbre. L’homme ne peut maximiser son bonheur que parce qu’il dispose des propriétés psychologiques et intellectuelles visées par l’expression « homo oeconomicus ». En plus d’être égoïste, il lui faut disposer des facultés lui permettant de se représenter, d’analyser, de prévoir, de mesurer et de comparer les effets des alternatives offertes à lui. Pour l’utilitarisme, l’homme doit, dès lors, se servir de sa

raison dans tous les domaines, et pas seulement dans celui des échanges marchands ou de la connaissance. Bien plus que son opposée, la raison est l’alliée si ce n’est l’auxiliaire du sentiment. Et elle l’est tellement qu’il ne servirait à rien de vouloir lui faire jouer un autre rôle : quand elle parvient à définir une règle de conduite universelle, elle exprime immanquablement les vues particulières et relatives de ceux qui la promeuvent. Les hommes peuvent d’autant mieux se consacrer à leur bonheur personnel sans se sentir coupables, qu’ils doivent se rendre utiles à autrui pour obtenir de lui ce qui leur permet de maximiser leurs plaisirs, i.e. qu’ils doivent accepter de devenir son moyen dans le même temps que lui-même devient le leur. À vouloir établir une société se fondant sur le sacrifice de l’égoïsme de ses membres tel que le Christ en donne l’exemple, ils perdent bien plus qu’ils ne gagnent puisque l’accroissement du bonheur du plus grand nombre ne résulte pas de la mortification du soi mais de sa récupération et de sa mise au service d’autrui par le biais de l’échange. Cette « révolution copernicienne » au regard de la tradition chrétienne que Bernard de Mandeville (1670-1732) avait scandaleusement opérée dans une simple « fable » et qu’Adam Smith (1723-1790) avait légitimée pour le domaine marchand avant tout à travers l’image providentialiste de « la main invisible », Bentham la rationalise, l’universalise et l’accomplit d’un point de vue matérialiste. À cette quête du bonheur – égoïste par ses intentions mais altruiste par ses résultats –, les « fictions » (« fallacies ») font cependant obstacle. Par ce terme, Bentham désigne des « entités » – êtres ou réalités – que l’homme crée imaginairement et auxquelles il prête une réalité telle qu’il en vient à downloadModeText.vue.download 1074 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1072 leur sacrifier tout ou partie de son bonheur, quand ce n’est pas sa vie 4. À l’origine des « fictions », plusieurs facteurs, au premier rang desquels l’illusion langagière qui – à la manière de l’il-

lusion optique si l’on veut – conduit les humains à prêter aux entités que leurs termes désignent, une réalité qu’elles n’ont pas nécessairement et à se comporter comme si elles l’avaient ! Exemple : le mot « société » que les hommes inventent pour désigner un ensemble d’individus collectivement organisés. Parce qu’il les conduit à se représenter cette collectivité comme une réalité distincte des individus qui la composent, il les incitent à « sacrifier les choses aux mots en séparant le bien général des intérêts des particuliers » 5. À l’origine encore des fictions, les « sentiments » de « sympathie » et d’« antipathie » que les hommes ne peuvent s’empêcher d’éprouver pour des raisons leur demeurant le plus souvent « aveugles » 6. Les enfermant dans des préjugés, ces sentiments les conduisent à prêter aux entités les plus tangibles des propriétés qu’elles n’ont pas et à ignorer celles qu’elles ont ! Ce qui ne manque pas de fausser, dans les deux cas, les anticipations des plaisirs et des peines qu’ils forment. La dernière source des fictions n’est pas la moindre : il s’agit des petits malins – prêtres, politiques et philosophes – qui, pour mieux vivre de la crédulité de leurs congénères, n’ont cesse de les inciter à forger des « entités fictives », quand ils ne les forgent pas eux-mêmes à coups de l’un ou l’autre des sophismes que Bentham inventorie dans son Manuel [1996]. Philosophes et moines, en fondant le « souverain bien », qui sur le refus des plaisirs vulgaires, et qui sur celui du plaisir tout court (« principe d’ascétisme »), se donneraient un rôle social, source des revenus et du prestige dont ils ont besoin pour assouvir leurs propres appétits. De cette micro-anthropologie, l’utilitarisme tire des conclusions à caractère macro-anthropologique, c’est-à-dire sociologique et politique. Quoiqu’il n’existe ni état naturel originaire, ni « droits naturels », les humains vivent, en absence d’État, à l’« état sauvage » du fait des conflits que leur égoïsme engendre inévitablement 7. Les gouvernements au moyen desquels ils contiennent ces conflits, ne résultent pas d’un pacte au terme duquel les uns acceptent d’obéir aux autres à condition que leurs droits naturels soient reconnus et garantis. Les gouvernements naissent de la force : pour se légitimer et perdurer, il leur suffit d’assurer la satisfaction d’un assez grand nombre d’individus. Et ils ont d’autant plus de chances de s’institutionnaliser qu’ils parviennent à accroître la « sûreté », la « subsistance », l’« égalité » et l’« abondance » (progrès économique) de plus grand nombre 8, de sorte que c’est par intérêt et non par un souci de moralité qu’ils sont, petit à petit, amenés à se mettre au service de tous. La matrice que constitue cet ensemble d’énoncés, joue trois rôles. Bentham en dérive tout d’abord des applications théoriques intéressant divers domaines : économie, droit constitutionnel, droit civil, droit pénal, science administrative. Au terme d’argumentations rationnelles se référant à des considérations empiriques, elles le conduisent, par exemple, à concevoir et proposer le désarmement des puissances européennes aussi bien que la décolonisation ; à réclamer la clarification ainsi que la codification des textes de loi ; à se rallier au suffrage universel après 1809 et malgré les dérives de la Révolution française ; à imaginer un corps de règles

de procédure devant éviter que les minorités imposent leurs vues dans les assemblées parlementaires ; à prévoir une intervention social-libérale de l’État : social, en ce sens qu’il lui revient de garantir un revenu aux chômeurs aussi bien qu’aux indigents et aux incapables ; et libéral, parce qu’il n doit fournir ce revenu en échange seulement d’un travail aussi simple soit-il et que ce revenu doit être aussi réduit que possible afin d’inciter les chômeurs et les « paresseux » à s’employer sur le marché du travail. Les applications pénales de la matrice ne sont pas les moins importantes, en raison de leur portée symbolique et du rôle qu’elle ont joué en France comme nous le verrons. Sans remettre en cause le postulat du libre-arbitre sur lequel reposait le droit pénal traditionnel, l’utilitarisme renouvelle la manière d’expliquer le comportement criminel. L’homo criminalis est un homo oeconomicus : s’il passe à l’acte, c’est parce qu’il attend de son délit des avantages (matériels ou psychiques) et que ces avantages dépassent les inconvénients qu’il trouve à son acte. L’utilitarisme bouleverse, par ailleurs, l’économie traditionnelle de la peine. En l’absence d’un Dieu « ascétique », toute souffrance est, estime-t-il, nécessairement un mal. Comme toute sanction n’est jamais qu’une souffrance (financière, morale, physique) infligée au coupable, elle ne saurait être tenue pour un bien (permettant de revivre la souffrance du Christ par exemple). Or, non content de dépositiver ainsi la peine, l’utilitarisme la négativise également : dans un univers où le seul bien possible est le bonheur et où le bonheur se réduit au plaisir, la peine ne saurait être qu’un mal pour l’homme, mais également pour les animaux que les gouvernements devraient mettre à l’abri des maîtres cruels. Même quand celui qui prononce un châtiment a les titres pour le faire, l’inflige à une authentique canaille et dans le seul but, qui plus est, de protéger le plus grand nombre (et non de venger la société), la douleur qu’il administre est un mal à ce point absolu qu’elle transforme le condamné en victime d’un « sacrifice ». Si la peine ne peut avoir pour origine Dieu non plus que le droit naturel, elle ne peut acquérir de légitimité qu’à la condition de se faire aussi rare que possible. Elle y parvient en se donnant un triple but : prévenir l’apparition ou la répétition du crime qui la rend nécessaire ; réparer les peines déjà occasionnées ; amender le criminel que le risque de la peine ne parvient pas à dissuader de recommencer en le détenant dans des prisons « panoptiques » spécialement architecturées et organisées pour agir sur sa personnalité. La peine réussit à se faire d’autant plus rare que les moyens qu’elle se donne pour réaliser ses buts sont par eux-mêmes « économes » : toute la quantité de peine nécessaire pour dissuader, réparer et réformer, mais rien qu’elle, tel est le mot d’ordre de la pénologie utilitariste. À de rarissimes exceptions près, il condamne ainsi le droit de grâce qui affaiblit la dissuasion et la peine de mort qui ajoute à la douleur de la victime celle du criminel et empêche, de surcroît, le condamné de réparer son crime. Pour bien faire, la peine doit se proportionner sur l’avantage que le délinquant escompte retirer de son crime et non sur la gravité morale de ce dernier comme jusqu’alors. L’objectif premier de la peine étant de dissuader, elle se doit, par ailleurs, d’être aussi publique et

théâtrale que possible, raison pour laquelle elle peut revêtir des formes qui évoquent le crime et être corporelle : qui frappe par le fer, doit, au moins symboliquement, périr par le fer. En vue de garantir la réparation de la victime, Bentham demande que la collectivité – qui peut se reprocher de ne pas l’avoir protégée – se substitue au criminel insolvable. Seule ou avec ses applications, la matrice de l’utilitarisme a eu des effets décisifs sur l’évolution de plusieurs disciplines. Elle a incité le libéralisme économique naissant à se mettre en downloadModeText.vue.download 1075 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1073 accord avec ses principes en critiquant ce qui restait d’interventionniste dans la théorie smithienne du taux d’intérêt et du monopole commercial. La dénaturalisation et la démoralisation de la notion d’utilité à laquelle Bentham procède, a également préparé l’explication de la valeur par l’utilité à laquelle deux de ses lecteurs, Say et Bastiat, ont procédé avant que les néo-libéraux les imitent. En relevant que l’accroissement de la masse de bonheur n’était pas proportionné à celui du bien qui le provoque, l’utilitarisme benthamien a en outre dégagé le schème sur lequel l’école marginaliste, notamment hédoniste (Jevons et le premier Pareto), s’est fondée. Il a encore posé les bases de l’individualisme méthodologique contemporain : tout en récusant les idées classiques d’état de nature et de contrat social originels, il conçoit la société et ce qui s’y produit comme le résultat de l’action de tout ou partie (« gouvernement ») des individus qui la composent. Dans sa critique des fictions qui le conduit à se défier des maléfices des mots, la « philosophie analytique » trouve une de ses sources. Peu de doctrines, enfin, peuvent se flatter d’avoir exercé autant d’effets pratiques, juridiques et moraux, que l’utilitarisme. Les retombées juridiques de la doctrine sont telles que d’aucuns ont qualifié son fondateur de « législateur du monde ». Après avoir inspiré ou hâté diverses réformes en France dès la fin du XVIIIe s. (abolition des crimes contre la religion, adoucissement des peines, code pénal de 1810), Bentham est consulté, après 1820, par les administrations d’Espagne et du Portugal désireuses de moderniser et de codifier leurs législations. Sa prison panoptique fut expérimentée dans quelques pays. Plus d’un État, dont la France, ont tenté à l’approche de 1830, d’amender les détenus en s’inspirant de ses recommandations. À leur indépendance, certains pays d’Amérique latine puisent dans ses idées. S’agissant du Royaume-Uni où son influence s’exerce surtout après sa mort, on se reportera à l’inventaire d’un de ses biographes américains : « La division et l’organisation du travail des départements gouvernementaux, l’élargissement des droits civiques, la réforme des lois agraires, les paquets postaux, un système d’enseignement, les forces modernes de police, l’introduction d’un service civil basé sur des concours, tout

cela était, pour la plupart, l’exécution des plans soigneusement élaborés par Bentham » 9. Pour actualiser ce panorama, il conviendrait d’ajouter les lois d’indemnisation publique des victimes votées depuis vingt ans en France et ailleurs (Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infractions violentes du 24 novembre 1983), ainsi que les réglementations contre les mauvais traitements envers les animaux 10. Les effets moraux que l’utilitarisme a par ailleurs exercés ne sont pas moindres. Par les textes de Bentham et de ses successeurs, comme par l’effet d’entraînement produit par certaines des réformes qui leur sont imputables, l’utilitarisme a contribué à modifier les attitudes héritées de la tradition, soit qu’il ait imposé les siennes, soit qu’il en ait conforté d’autres. En voyant, par ailleurs, une seule substance à l’oeuvre dans toute la création, il n’a pas seulement relativisé l’opposition entre bonheur matériel et bonheur spirituel ; il a également remis en cause la hiérarchie traditionnelle des activités et des genres et ainsi favorisé l’apparition d’une culture de masse se donnant pour but de répondre aux attentes du plus grand nombre – et non de former les attentes de la masse aux goûts des élites comme s’y est essayé le « théâtre populaire » de Jean Vilar. Il n’y a pas de mal à se faire du bien : en énonçant que la loi elle-même ne saurait interdire que les modèles de comportement provoquant plus de nuisances aux tiers que d’avantages à leurs auteurs, et encore est-ce à condition qu’ils lèsent des intérêts objectifs (non fictifs) de tiers eux-mêmes objectifs (non fictifs), l’utilitarisme benthamien a nourri le courant qui a conduit, au lendemain des années 1960, une large part des classes moyennes à rompre avec les traditions familiales en se convertissant à l’hédonisme en même temps qu’à la permissivité. Même si Bentham n’est pas l’inventeur de la civilisation du bonheur à l’extension de laquelle nous assistons, il en est sinon le grand concepteur du moins le législateur en même temps que le stratège. Par son intermédiaire, cette civilisation se dote des règles et des procédures qui lui permettront de supplanter la civilisation du salut jusque-là défendue par les églises et le pouvoir. Les critiques Les objections adressées à l’utilitarisme sont trop nombreuses pour être ici inventoriées 11. À cette doctrine, il a souvent été reproché de ruiner toute idée de transcendance si de morale. En transformant tout en matière à calculs, elle « marchandiserait » la vie, et ce d’autant plus qu’elle la ravale à sa dimension bassement matérielle : « C’est presque toujours par le sacrifice des plaisirs et des désirs sensibles que l’âme s’élève à cet ordre supérieur de sentiments où l’amour prend naissance. Les plaisirs rationnels coûtent bien des larmes. Beati qui lugent, a dit l’Évangile. Ceux qui ne pleurent pas ne peuvent comprendre ces joies ineffables de l’âme qui sent qu’elle souffre pour la vertu » 12. Il lui est également reproché d’expliquer l’homme par un principe antique et pré-scienti-

fique, la Nature, et non par un facteur moderne et scientifique, l’Histoire. Quand bien l’homme aurait une nature, elle ne serait pas celle que l’utilitarisme lui attribue, les humains étant capables d’altruisme et leur raison ne se réduisant pas à ses fonctions calculatrices. À supposer même que l’homme ait une nature et qu’elle soit égoïste, le principe d’utilité ne saurait valoir, car il faudrait, pour cela, que le moindre individu se montrât toujours rationnel. En assignant à la peine le rôle de dissuader ou de réformer le criminel et non de lui faire payer son crime, l’utilitarisme confondrait justice et éducation : autant cette dernière pourrait se surajouter à la fonction rétributive, autant elle ne devrait pas se substituer à elle. L’utilitarisme serait enfin inconséquent : alors que sa psychologie convie les humaines à accepter leur égoïsme, son principe d’utilité les invite à rechercher le bonheur du plus grand nombre : « Il est étrange que Bentham, contre ses principes, fût rempli d’humanitarisme », observe ainsi M. Villey. Réception Plutôt que d’épiloguer sans fin sur ces objections, nous les rapprocherons des pays, des religions et des philosophies qui les ont faites leur, ces rapprochements permettant de faire apparaître à quel point l’accueil dont l’utilitarisme a bénéficié est paradoxal et symptomatique d’un mal être à définir. Les pays qui contestent les principes de l’utilitarisme, réservent un bon accueil à leurs applications pénales ! C’est particulièrement le cas des pays de tradition catholique – et donc de la France sur le refus de laquelle nous nous arrêterons par la suite. Même si l’espoir utilitariste d’amender les criminels au moyen d’un emprisonnement approprié s’efface dès les années 1840 (pour renaître sous d’autres formes par la suite), l’idée que la peine ne saurait être légitimée à rétribuer downloadModeText.vue.download 1076 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1074 l’acte criminel lui survit assez longtemps pour que Michel Villey écrive en 1957 : « Si j’avais à dire la philosophie dont s’inspirent surtout les juristes de notre temps, je répondrais l’utilitarisme ». Ce qui vaut pour les pays d’accueil vaut pour les traditions rivales de l’utilitarisme. Tout en s’opposant à l’ontologie et à la morale de Bentham, plus d’un chrétien se retrouvent dans son combat en faveur de l’adoucissement des peines, de la sacralisation de la vie, de la prévention du crime et de l’amendement du criminel. Il en va de même des socialistes qui peuvent rejeter son programme économico-politique et adhérer peu ou prou à sa doctrine pénale. Deuxième paradoxe : les applications pénales de la philosophie utilitarisme divisent la tradition chrétienne. À côté des croyants qui se retrouvent elles, il en est d’autres pour

les contester sévèrement : aux yeux de Michel Villey, le « système » de Bentham ne passe pas seulement pour être « misérablement simpliste », il lui paraît aussi et surtout à l’origine d’une « régression de la culture juridique ». Le courant marxiste qui se révèle à bien des égards le plus proche de l’utilitarisme, est aussi celui qui se montre – troisième paradoxe – le plus sévère à son endroit. Quand l’auteur du Manifeste communiste consent à évoquer celui de la Déontologie, ce n’est que pour lui reprocher de n’être ni un penseur, ni même un homme de culture mais un « économiste vulgaire » et pour l’identifier à un milieu dont il a cependant dû bousculer plus d’une croyance : Bentham, résume-t-il dans le premier livre du Capital, est l’« archétype du philistin [...] l’oracle pédant et raisonneur du sens commun bourgeois au XIXe s. » 13. Outre qu’il l’associe aux droits de l’homme que Bentham critique 14, il ne lui trouve qu’un « génie », celui de la « sottise bourgeoise ». Explicitement ou implicitement, Marx partage pourtant avec Bentham beaucoup d’idées : sa cosmogonie et son ontologie matérialistes et, par là, ses adversaires religieux ; sa critique de l’état de nature et du droit naturel ; son explication des comportements individuels et collectifs par la nature égoïste et possessive de l’homme (nature égoïste et possessive des capitalistes qui s’approprient abusivement la plus-value créée par les travailleurs mais aussi des travailleurs qui défendent leur droit à être les seuls possesseurs de la plus-value créée par leur labeur) ; sa dénonciation du parasitisme social (même si ce dernier tend, chez Marx, à se réduire à l’exploitation du travail par le seul capital) ; sa perception du rôle de l’idéologie et de l’aliénation (que Bentham thématise à travers la notion de « fiction ») ; son ambition d’étendre les progrès matériels à l’humanité entière, de permettre à l’individu de s’épanouir et de libérer l’homme ainsi que la philosophie de l’idéologie (« fiction »). Autant de convergences qui expliquent que Bentham soit considéré comme une des sources du « radicalisme » anglo-saxon par plus d’un historien 15 et que Michel Villey voie derrière le « bon bourgeois » qu’il était (comme Marx) un « révolutionnaire » (comme Marx). C’est, en outre, dans les pays anglo-saxons où le christianisme passe pour être demeuré le plus prégnant que cette doctrine athée s’est globalement le mieux acclimatée 16. Le prestige que Bentham y acquiert est tel qu’il entre dans les programmes universitaires, suscite un flot ininterrompu d’études et engendre une vaste lignée d’auteurs se positionnant par rapport à lui. Tout en réaffirmant que le fondement de la morale est « l’utilité ou principe du plus grand bonheur », John Stuart Mill (1806-1873) distingue ainsi les plaisirs du point de vue de la qualité et pas seulement de la quantité afin de répondre à ceux qui reprochaient à Bentham de placer sur un pied d’égalité tous les plaisirs, ce qui le conduit à renouer peu ou prou le dualisme chrétien (biens spirituels / biens corporels) que Bentham s’efforçait de résorber. Afin d’encourager le dévouement à autrui censé maximiser la production totale de bonheur, John S. Mill substitue également

l’intérêt général à l’intérêt particulier comme critère de l’action éthique, au risque d’affaiblir le rapport de complémentarité que son aîné établissait entre eux. Rechercher la synthèse du darwinisme et de l’utilitarisme benthamien n’a pas empêché Herbert Spencer de vouloir définir une science du bien et du mal impliquant la formation d’une moralocratie et menaçant dès lors le droit de l’individu à être le juge de son bonheur. Auteur de Methods of Ethics (1874), Henry Sidgwick (18381900) s’éloigne de Bentham davantage encore. Bien qu’il admette lui aussi le droit pour chacun de poursuivre son bonheur, il pose l’existence d’actions « justes », reconnaissables au consensus qu’elles rencontrent. Estimant les institutions sociales incapables de venir à bout du conflit qu’il perçoit entre le juste et l’utile, il finit par postuler, de manière quasi kantienne, l’existence d’un ordre divin légitimant la quête du juste au détriment de celle de l’utile. Formé par Sidgwick, George E. Moore (1873-1958) travaillera à mettre au point un utilitarisme « idéal » du fait de son refus de réduire à la catégorie de bonheur celle d’idéal, sous laquelle il subsume l’ensemble des « choses qui sont bonnes en elles-mêmes » et « qui sont » à ce titre « des fins en elles-mêmes ». Même si tous ses héritiers remanient ou édulcorent, on le voit, la doctrine de Bentham, ils continuent de se réclamer de ses principes, soit qu’ils s’y sentent contraints, soit qu’ils ne veuillent pas s’en couper. À côté d’eux, Bentham eut une autre vague d’héritiers, plus tardive et moins connue, formée de quelques auteurs spécialisés. Forts des acquis du marginalisme et de la théorie des jeux, ils ont entrepris d’appliquer la théorie utilitariste du comportement criminel à l’analyse du crime dans certains pays 17. L’accueil réservé par France à l’utilitarisme est peut-être le plus paradoxal de tous. Bien que notre pays ait largement contribué à la formation de cette école et se veuille celui de la laïcité, il compte – avec l’Allemagne et les autres pays catholiques – parmi ceux qui l’auront, selon toute vraisemblance, le plus tenue à distance. Depuis quelques années, de nouvelles traductions de Bentham et des articles de mieux en mieux documentés concernant son école se publient, certes. Pour tirer parti de la théorie benthamienne des fictions dont Jacques Lacan a jugé qu’elle était utile à sa discipline, une association de psychanalystes en a fait publier une version 18. Quelques historiens de la pensée économique ont entrepris de rééva-

luer les apports théoriques de Bentham en ce domaine 19. À l’initiative du mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS), pourtant créé en 1981 pour combattre la mauvaise influence de Bentham et consorts, une Histoire raisonnée de la philosophie morale du point de vue du bonheur et de l’utilité 20 s’est éditée chez un éditeur connu pour son catalogue radical, qui reconnaît le sérieux théorique de l’utilitarisme et son apport au processus de démocratisation. Ces marques d’intérêt font naturellement écho à celles que la France a très tôt manifestées à l’auteur des Traités de législation civile et pénale. En dépit de ses critiques à l’encontre de la Déclaration des droits de l’homme et de sa politique downloadModeText.vue.download 1077 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1075 coloniale, la France révolutionnaire ne s’est pas contentée de le publier davantage que son pays natal pendant de nombreuses années. Elle a fait de lui un citoyen d’honneur en 1792. Passée la Révolution, notre pays s’est inspiré de lui, on l’a dit, pour codifier son droit civil et pénal. Les héritiers du courant encyclopédique (J.-B. Say, Destut de Tracy, Cabanis, Bichat, Stendhal, etc.) qui, réunis sous l’étiquette d’« Idéologues », s’opposent à la dictature de Napoléon Bonaparte ainsi qu’à son concordat rechristianisateur, ont suivi de près ses travaux. Deux des plus grands auteurs à donner naissance à la tradition socialiste française (Saint Simon et Fourier), inscrivent leurs réflexions en aval des siennes. À la fin des années 1840, son Manuel des sophismes politiques est encore assez présent dans les esprits pour que Frédéric Bastiat dénomme Sophismes économiques (1845-1850) les articles par lesquels il s’essaie à poursuivre en économie l’inventaire entrepris par Bentham en politique. La vogue actuelle de l’utilitarisme ne saurait pourtant être surestimée. Rien ne prouve, d’abord, qu’elle déborde des cercles où elle s’observe. Il est trop tôt, ensuite, pour savoir si elle durera, même à l’intérieur de ces cercles. Elle ne saurait, par ailleurs, faire oublier l’indifférence, l’hostilité ou le mépris que notre pays a nourri pendant près d’un siècle et demi. Dès le début du XIXe s., des représentants de notre école libérale (G. de Staël, B. Constant, puis A. de Tocqueville) rejoignent, dans leurs appréciations, certaines des critiques venant des adversaires religieux et réactionnaires de la doctrine. Au fur et à mesure que les fondateurs du socialisme trouvent leur voie, ils se démarquent de Bentham quand ils ne se mettent pas à le critiquer à la manière de Marx. À l’approche du Second Empire, les rééditions comme les nouvelles traductions de Bentham se raréfient. Le ralliement de plus d’un universitaire républicain à la morale kantienne (qui oblige à faire évangéliquement d’autrui la finalité de toute action) et la formation

de sciences humaines, holistes (Durkheim) puis socialistes (Marx, Mauss), lui suscitent de nouveaux adversaires du point de vue méthodologique aussi bien que moral. Pendant longtemps, de rares études, le plus souvent défavorables, lui sont seulement consacrées. Si Michel Foucault sort bien Bentham de son oubli aux lendemains de mai 68, c’est en savant fou des prisons – si ce n’est de la « société policière » – qu’il tend à le faire connaître... Les revirements auxquels on assiste depuis quelques années ne sont pas, en outre, exempts d’ambiguïté : outre que l’Histoire raisonnée de la morale du point de vue du bonheur et de l’utile réserve peu de place à l’utilitarisme proprement dit, elle se sert moins de cette doctrine pour comprendre les contradictions qui ont conduit notre tradition à la couver avant de la rejeter qu’elle se sert des contradictions de l’utilitarisme pour justifier ce désamour. Or, la vogue actuelle est loin d’avoir mis un terme à ce dernier, si tant est qu’elle doive y parvenir. Plus d’un manuel ou d’une histoire de la philosophie l’ignorent encore. Ceux qui l’évoquent, le font brièvement le plus souvent, quand ils ne lui règlent pas son compte en se refusant à voir en lui autre chose qu’« une pensée techniciste soumettant tout au calcul et à la mesure » et « une entreprise folle » 21. Essai d’interprétation Plusieurs hypothèses apparaissent en mesure de lever les paradoxes observés. La première d’entre elles est d’ordre sociologique : si l’utilitarisme matérialiste s’est aussi bien acclimaté au Royaume-Uni et aux États-Unis, ce n’est pas en dépit de leur religiosité, mais à cause d’elle : en raison du grand nombre de cultes que ces pays abritent, leurs populations auraient été incitées à apprécier les actions en fonction de leurs effets concrets plutôt que de leur conformité à l’une ou l’autre des morales en compétition. Deuxième hypothèse : si l’utilitarisme suscite des réactions aussi contradictoires de la part de ses rivaux, c’est parce qu’il est lui-même contradictoire. Plus syncrétique que synthétique, il se composerait d’éléments disparates : quoiqu’il rompe avec la cosmogonie et l’ontologie implicites aux Évangiles, il demeure fidèle à l’essentiel de leur morale. Alors que son matérialisme devrait le conduire à tolérer que les hommes vivent aux dépens les uns des autres et que la majorité applique les peines les plus cruelles dès lors qu’elles occasionnent plus de plaisirs aux victimes et à la société que de douleurs aux coupables et à leurs familles, il sacralise l’individu comme le christianisme y parvenait déjà en faisant de tous les humains les enfants d’un même Dieu les ayant créés à son image comme en faisant du Berger qui abandonne son troupeau pour aller au secours de la moindre de ses brebis égarées « le » modèle à suivre. À cette sacralisation de l’individu, l’utilitarisme parvient lui-même de deux manières. En exigeant que le principe d’utilité s’exerce au bénéfice du plus grand nombre, il transforme la vocation de l’homme au bonheur en un droit universel, inaliénable et imprescriptible

faisant de chaque individu un être insacrifiable. En érigeant la douleur en mal absolu, il tend, par ailleurs, à rendre intolérable la moindre souffrance du moindre individu. Que Bentham ait parfois laïcisé des éléments chrétiens n’échappait pas à Marx-Engels qui voyait dans le « système pénal » implicite aux Mystères de Paris « la théorie pénale de l’Église catholique telle que Bentham l’a déjà exposée abondamment dans son ouvrage : Théories des peines et des récompenses » 22. S’expliquerait ainsi pourquoi les pays et des auteurs catholiques ont pu s’accommoder de l’utilitarisme pénal tout en rejetant l’utilitarisme moral. La dernière hypothèse complète la précédente plus qu’elle ne la contredit. Si l’utilitarisme suscite des réactions aussi contradictoires de la part de ses rivaux, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes contradictoires. Dès l’origine, le christianisme – pour commencer par lui – repose sur deux paradigmes antagoniques. Le premier est la loi d’amour qui invite à pardonner jusqu’à celui qui a librement fait le mal. Le second paradigme est la loi de justice qui oblige Dieu à faire payer sa faute aux descendants d’Adam et à sacrifier Son Fils pour racheter les péchés du monde et qui contraint l’« Agneau de Dieu » lui-même à promettre les pires tourments à ceux qui persisteraient à violer les « commandements » du Dieu Législateur que le Dieu du Nouveau Testament n’est pas moins que Celui de l’Ancien. Jusqu’aux Lumières, ces deux paradigmes fonctionnent de manière plus ou moins complémentaire sous la férule des autorités ecclésiastiques, la loi d’amour servant de contrepoids à la loi de justice et réciproquement. Avec la montée des courants – unitariens et méthodistes protestants ; salésiens et liguoristes catholiques – qui exaltent la magnanimité du Christ, relativisent la portée du péché originel ou de la prédestination, la loi d’amour prend d’autant mieux le dessus qu’elle reçoit le soutien de ceux qui, tel Bentham, la reprennent d’un point de vue laïc. Si, pour Marx, le christianisme se perpétue dans le seul utilitarisme pénal, c’est, pour J. S. Mill, dans l’esprit de l’utilitarisme tout entier que la règle d’or de Jésus se manifeste. Ainsi pourrait s’expliquer que la tradition évangélique se divise devant l’utilitarisme downloadModeText.vue.download 1078 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1076 pénal, entre tenants de la permissivité évangélique d’un côté et tenants du rigorisme évangélique de l’autre. Quant à l’attitude paradoxale du marxisme à l’endroit de l’utilitarisme, elle pourrait, elle aussi, s’expliquer par les contradictions internes du premier. D’un côté, Marx adhère au but caractéristique de la Modernité, à savoir la félicitation de l’individu (le fait de l’amener à maximiser son bonheur terrestre) que seuls le régime socialiste, puis communiste est, selon lui, à même de garantir. C’est pourtant par des moyens conformes aux traditions d’Ancien régime qu’il escompte, de l’autre côté, réaliser ce but. Ambitionne-t-il d’accroître le

pouvoir d’achat de tous les hommes afin de permettre au moindre individu d’épanouir sa personnalité, il fait sienne la défiance des Évangiles envers « l’argent » et l’attachement aux « biens matériels ». Se donne-t-il pour but de mettre à l’abri de la classe capitaliste la propriété privée de l’individu sur les fruits de son travail, il reprend largement à son compte la critique rousseauiste et proudhonienne de « la propriété » globalement considérée qui, mutatis mutandis, ne fait que prolonger celle du Christ. Appelle-t-il l’humanité à établir des liens de coopération libres et pacifiques, il conçoit la coopération en opposition à l’échange et non à l’absence de coopération qu’engendrent l’hostilité ou l’autarcie des hommes. Comme si l’échange marchand n’était pas par elle-même une forme de coopération – la plus adaptée peut-être à l’épanouissement de l’individu puisque la seule à lui permettre de bénéficier des services d’autrui sans se sentir l’obligé de personne. Viset-il l’épanouissement de l’individu, il le prive, conformément à la tradition corporatiste, de la liberté d’entreprendre, droit sans lequel l’individu ne saurait pourtant ni exprimer ni valoriser une dimension essentielle de sa personnalité : sa créativité (artistique, technique ou institutionnelle). Faire du neuf avec de l’ancien, c’est-à-dire du Moderne avec du Traditionnel ou encore de l’individuel avec du collectif, telles seraient les contradictions du marxisme que ses réactions paradoxales à la formation de l’utilitarisme auraient le don de révéler. ▶ Cette analyse des rapports de l’utilitarisme avec ses principaux rivaux autorise à formuler cinq remarques finales. À la différence du lockisme qui se fonde sur les Écritures autant que sur la raison, l’utilitarisme peut s’analyser comme une tentative de légitimation matérialiste et rationaliste du libéralisme. L’utilitarisme est au libéralisme ce que son rival marxisme est au socialisme : sa tentative de légitimation matérialiste et rationaliste sinon la plus poussée du moins la plus suivie d’effets théoriques et pratiques. Par delà ce qui les oppose, l’utilitarisme poursuit le même but que le marxisme, à savoir la félicitation de l’individu : par l’arithmétique individuelle des plaisirs pour l’un ; par l’instauration collective d’un régime socialiste pour l’autre. Si l’utilitarisme athée fait moins appel que le marxisme athée aux moyens aux traditions juridico-religieuses de l’Ancien régime pour réaliser leur projet commun de félicitation de l’individu, il ne va pas jusqu’à rompre avec la tradition Biblique qui, au moins en théorie, fait de tous les humains des êtres égaux en dignité. Les contradictions de l’utilitarisme comme celles de son rival marxiste pourraient bien résulter, peu ou prou, du caractère antinomique du projet moderne de félicitation de l’individu dont ils se font le champion chacun à sa manière : tout reconnaissant à chaque individu le droit (et non la simple vocation) au bonheur, l’un et l’autre le privent simultanément, en effet, de la seule instance à même

de lui garantir ce droit. Dans l’univers incréé et évoluant sans nulle autre nécessité que la loi du hasard, où la terre est une planète parmi des milliards d’autres, l’homme, une espèce parmi des millions d’autres et chaque humain, un individu parmi des millions ou des milliards d’autres, rien ni personne ne saurait garantir à chacun ni les conditions du bonheur ni même le droit au bonheur que nos deux idéologies rivalisent pourtant à lui promettre. Pour que ce droit ne soit pas une « fiction » ou « une vue idéologique », il doit impérativement exister un Dieu ayant placé l’espèce humaine au centre de ses préoccupations et ayant le pouvoir et la volonté de mettre à la disposition du moindre de ses représentants ce qui est nécessaire à son bonheur de son premier cri jusqu’à son dernier souffle. Pas plus que l’idéalisme kantien ne parvient à se passer de postulat de la raison pratique, les matérialismes utilitariste et marxiste ne pourraient ainsi se passer de postulat de la raison hédoniste. Sans la civilisation du salut qu’elle entend remplacer, la civilisation du bonheur est-elle seulement concevable ? Jean-Pierre Airut ✐ 1 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Aubier, t. II, p. 121. 2 Essay on Language, in Works of J. B., éd. J. Bowring, 11 vol., Edinburg, 1995, VIII, p. 323. 3 Bentham, J., A Table of the Springs of Action, 1995, I, p. 206. 4 Bentham, J., De l’Ontologie et autres textes sur les fictions, trad. J.-P. Cléro et C. Laval, Seuil, 1997. Voir notamment pp. 81-89. 5 Beccaria, C., Des Délits et des peines, préf. R. Badinter, GarnierFlammarion, 1991, p. 168. 6 Bentham, J., Traité de législation civile et pénale (1802), trad. Éd. Dumont, 3 vol., Paris, I, pp. 12-28. 7 [1818] I, p. 9. 8 Bentham, J., Traité de législation civile et pénale (1802), op. cit., II, p. 6. 9 Everett, C.W., The Education of J. Bentham, Columbia University, 1931, p. XVIII.

10 Singer, P., Anima Liberation, Londres, 1993. 11 Pour un panorama plus complet, voir J.-P. Dupuy, postface in Halévy, É., La formation du radicalisme philosophique, 3 vol., PUF, pp. 328-359. 12 Cousin, V., Histoire de la philosophie morale au XVIIIe s., 1841, p. 104. 13 Messidor, 1983, p. 682. 14 Id., p. 198. 15 Voir Halévy, É., La formation du radicalisme philosophique, 3 vol., PUF 16 Baubérot, J. et Mathieu, S., Religion, modernité et culture au Royaume Uni et en France, 1800-1914, Seuil, 2002. 17 Becker, G.S., « Crime and Punishment : An Economic Approach », Journal of Political Economy, 1968, mars-avril ; Cusson, M., Croissance et décroissance du crime, PUF, 1990. 18 Théorie des fictions, Paris, 1996, Association internationale de psychanalyse. 19 Sigot, N., Bentham et l’économie, Economica, 2001. 20 Caille, A. et alii, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l’utile, La Découverte. 21 Akoun, A., Dictionnaire de sociologie, Seuil-Robert, 1999, p. 557. 22 La Sainte famille, OEuvres, Gallimard, 1982, vol. III, p. 627. Voir-aussi : Bentham, J., Garanties contre l’abus de pouvoir, trad. M.-L. Leroy, ENS Ulm, 2001 ; Fragments sur le gouvernement civil, suivi du Manuel des sophismes, trad. J.-P. Cléro, Paris, LGDJ, 1996 ; Le panoptique, Belfond, 1977 ; Traité des peines et des récompenses (1811), trad. Éd. Dumont, 2 vol., Londres. downloadModeText.vue.download 1079 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1077 Mill, J. S. : L’utilitarisme, Flammarion, 1987 ; De la liberté, Éd.

Du Grand Midi, 1987 ; L’asservissement des femmes, Paris, Payot, 1975. Moore, G. E., Principia Ethica, Paris, PUF, 1998. Commentateurs : Laval, C., Jeremy Bentham, Le pouvoir des fictions, PUF, 1994. ! HÉDONISME, INDIVIDU, INTÉRÊT, MARXISME, MATÉRIALISME, MORALE, SOCIALISME UTILITÉ ÉPISTÉMOLOGIE, SOCIOLOGIE, MORALE, POLITIQUE Dans le vocabulaire technique des sciences économiques et de la théorie mathématique ou philosophique de la décision, – au sens absolu, sans qu’il soit fait mention d’un objectif particulier – mesure de la satisfaction des préférences d’un agent individuel, liée aux états personnels de cet agent. L’usage scientifique du terme rejoint d’une certaine manière l’usage courant, puisque l’utilité (au sens des économistes) est ce dont la maximisation (usuellement sous contrainte – par exemple sous contrainte de budget limité) signale les actions, les états personnels ou les choix utiles à la satisfaction de l’agent. D’une manière très générale, on peut dire que l’utilité ainsi conçue caractérise ce qui va dans le sens des intérêts de l’agent, à condition d’entendre par « intérêt » non pas le quantum de l’objet d’un intérêt potentiel – c’est souvent ce que l’on vise lorsqu’on parle des « intérêts » d’une personne (santé, aisance matérielle...) –, mais ce à quoi la personne prend réellement intérêt : la référence ultime est donc l’appréciation subjective d’un objet ou mieux, en dernière analyse, d’un état personnel (se rapportant à tel ou tel objet) par une personne. C’est cette notion qui sert de point de départ aux doctrines dites utilitaristes issues des philosophies de Beccaria, de Bentham et de Mill selon lesquelles il faut s’efforcer de donner sens à une forme agrégée des utilités dans la société (« le plus grand bonheur du plus grand nombre »), et à l’impératif pratique de la promotion (ou maximisation) de cette utilité collective. Dans la philosophie et les sciences sociales contemporaines, la notion technique d’utilité est étudiée simultanément par la théorie économique des choix individuels et par la théorie abstraite de la décision, la première se distinguant de la seconde essentiellement par l’intervention de données « économiques » du problème de choix rationnel, telles que des budgets, des prix associés à des biens ou encore des possibilités techniques de transformation – les « technologies ». Il faut donc se garder d’évoquer un « modèle économique » à propos de l’idée générale d’une décision réalisant le maximum d’utilité. La notion d’utilité collective est parfois évoquée, en lien avec l’utilitarisme ou les philosophies de l’intérêt général, ou bien encore dans le contexte de stades

anciens de l’économie du bien-être (par exemple à propos des « fonctions de bien-être social » de Bergson et de P. Samuelson dans le prolongement des doctrines utilitaristes), mais le théorème d’Arrow a établi l’impossibilité de définir une telle notion d’une manière pleinement satisfaisante. Souvent de nature mathématique, et donc générales par nécessité, les contributions à la théorie de l’utilité se concentrent sur les relations formelles entre indices numériques et préférences empiriquement révélées par les agents individuels. Elles appellent donc, pour contribuer à l’explication des phénomènes sociaux ou à l’évaluation normative des choix, une interprétation complémentaire, capable de faire apparaître la nature des objets ou états concernés et, le cas échéant, les raisons (morales ou religieuses par exemple) ou les motivations objectives (besoins, « biens primaires » au sens de la philosophie morale) de l’inclination de l’agent individuel vers tel ou tel état ou objet. Il est en effet désespéré de chercher à établir une distinction absolue entre les intérêts d’une part et, d’autre part, des valeurs au nom desquelles on agirait « autrement que par intérêt » 1. Le concept englobant d’utilité permet justement de renvoyer à l’ensemble des caractéristiques (les arguments de la fonction d’utilité) auxquelles l’agent individuel prend intérêt, et qui motivent ses évaluations et ses choix. ▶ Préciser la nature des objets que qualifie l’« utilité » enveloppe certaines difficultés. On doit en particulier examiner les relations entre états du monde (par exemple l’état actuel de la France, ou bien encore l’événement que constitue un concert auquel j’assiste), conséquences des choix (le caractère réussi ou non d’une fête que j’organise), états personnels (ma disposition d’esprit et mon humeur lorsque j’écoute un concerto de Mozart), objets physiques faisant l’objet de choix (un disque que j’achète) et actions ou choix (le fait d’aller assister au concert ou le fait de sélectionner un disque pour se le procurer). Aucune de ces entités n’est telle qu’il soit évidemment dénué de sens de parler d’utilité à son propos, même au sens technique d’un indice numérique repérant le degré de satisfaction des préférences 2. Toutes ces entités, en tant que sources d’utilité potentielles, peuvent comporter de l’incertitude.

L’un des débats philosophiques les plus notables autour de la notion d’utilité a concerné sa mesure et sa représentation mathématique, devenue axiomatique au XXe s. À la suite du Manuel d’économie politique de Pareto, et en rupture avec les conceptions utilitaristes antérieures, le concept scientifique d’utilité est ordinal (l’utilité n’est qu’un indice numérique reflétant un classement et non pas une grandeur ayant un sens quantitatif absolu ou par différences). Depuis le temps de la critique de l’économie du bien-être traditionnelle par L. Robbins 3, il est également fondé sur la non-comparabilité (les énoncés comparant ou additionnant le bien-être de deux agents différents sont dépourvus de sens). L’espérance mathématique d’utilité – ou utilité espérée – est simplement l’espérance mathématique appliquée à des indices numériques représentant les avantages (nets des coûts) de situations résultant simultanément de certaines actions choisies par l’agent et de certains événements aléatoires auxquels sont associées des probabilités. Le postulat de la maximisation de l’utilité espérée, souvent invoqué en économie et dans d’autres disciplines (philosophie morale ou sciences politiques par exemple), est une manière simple et apparemment très générale d’exprimer la notion d’un choix qui est « le meilleur possible » faute de certitude sur ce qui peut survenir, donc en prenant évidemment le risque d’un résultat décevant (et, précisément, sans prendre en compte de manière spécialement privilégiée ce qui pourrait arriver dans les cas les moins favorables). Expliquant les fondements épistémologiques de la théorie von Neumann-Morgenstern, Morgenstern soulignait qu’il ne fallait pas chercher dans ce type de théorie générale de l’utilité une notion a priori de rationalité ; au contraire, le concept pertinent de « rationalité » downloadModeText.vue.download 1080 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1078 est dérivé (de manière constructive) de la théorie, qui seule

lui donne un sens précis 4. Dans le cas où il n’y a pas d’incertitude, la maximisation de l’utilité renvoie simplement à des choix non dominés (i.e. inférieurs à nul autre) au regard d’un classement cohérent par ordre de préférence. Contrairement à une opinion répandue, elle n’enveloppe pas d’hypothèse spéciale de choix égoïste ou dicté par des « intérêts » qui s’opposeraient à des « valeurs ». L’analyse de la décision qui s’exprime dans les théories de la décision répond, comme l’a souligné B. de Finetti, à un problème scientifique générique : « la formulation de prescriptions systématiques adaptées à n’importe quel but » 5. Emmanuel Picavet ✐ 1 Demeulenaere, P., « Les ambiguïtés constitutives du modèle du choix rationnel », in Saint-Sernin, B., Picavet, E., Fillieule, R., et Demeulenaere, P. (dir.), les Modèles de l’action, Paris, PUF, 1998. 2 Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, John Wiley and Sons, 1954, 2e éd. New York, Dover, 1972. 3 Robbins, L., An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, Londres, Macmillan, 1931, trad. I. Krestpwski, Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Librairie de Médicis, 1947. 4 Morgenstern, O., « Some Reflections on Utility », in Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility and the Allais Paradox, D. Reidel Publishing Company, 1979. 5 De Finetti, B., « Dans quel sens la théorie de la décision estelle et doit-elle être “normative” ? », in la Décision, colloques internationaux du CNRS, Paris, 1961. ! DÉCISION (THÉORIE DE LA), PRÉFÉRENCE, RATIONALITÉ UTOPIE Nom d’une île lointaine dans l’oeuvre éponyme de Thomas More. Du grec ou, « non », et topos, « lieu ». POLITIQUE 1. Récit d’un voyage imaginaire dans un monde meilleur. – 2. Ce monde en lui-même. Avec le dialogue sur la meilleure forme de gouvernement de l’Utopie 1, dont le livre second décrit en détail l’organisation de la vie communautaire des habitants d’une île imaginaire qui se présente comme un contre-modèle aux monarchies du

début du XVIe s., More créait, en plus du mot lui-même, à la fois l’image d’une société idéale, un genre littéraire, un procédé philosophique et un nouveau philosophème. Si la réception du terme a évolué 2, l’utopie, comme genre philosophico-littéraire, enrichie de perspectives scientifique (avec la Nouvelle Atlantide de Bacon3), historique (aux XVIIIe et XIXe s.) et critique (au XXe s.), présente une relative continuité 4, dans ses thèmes et dans sa construction. On a donc pu en dégager des invariants (fermeture, différence avec le monde connu, gestion communautaire) 5, et mettre en évidence, par l’analyse structurale des textes utopiques, l’agencement des différents niveaux de discours, l’importance de la notion d’espace 6 et le mode fictif d’application d’une théorie sociale 7. « Exercice mental sur les possibles latéraux » 8, l’utopie constitue une méthode philosophique qui se caractérise par le recours à l’imagination, par des « expériences contre-factuelles » 9, par un effort de reconstruction rationnelle de la société. D’un côté, l’utopie reste ancrée dans le texte délibérément ouvert de l’Utopie. De l’autre, par-delà les recherches sur les critères de sa définition (le contenu, la forme, la fonction), elle est comprise comme l’expression générale de « l’aspiration au mieux-être » 10. L’utopie, qui désigne la « conjonction de la philosophie ou du concept avec le milieu présent » 11, peut jouer un grand rôle dans la pensée politique, et mérite d’être prise au sérieux. Antoine Hatzenberger ✐ 1 More, T., De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia, 1516, trad. l’Utopie, GF-Flammarion, Paris, 1987. 2 Hölscher, L., « Utopie », 1990, Utopian Studies, vol. VII, no 2, 1996, pp. 1-65. 3 Bacon, F., New Atlantis, 1627, trad. la Nouvelle Atlantide, GFFlammarion, Paris, 1995. 4 Trousson, R., Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, 1975, Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1999. 5 Moreau, P.-F., le Récit utopique. Droit naturel et roman de l’État, PUF, Paris, 1982.

6 Marin, L., Utopiques. Jeux d’espace, Éditions de Minuit, Paris, 1973. 7 Le Doeuff, M., « Dualité et polysémie du texte utopique », in M. de Gandillac et C. Piron (éd.), le Discours utopique, UGE, Paris, 1978, pp. 326-334. 8 Ruyer, R., l’Utopie et les utopies, PUF, Paris, 1950, p. 9. 9 Goodwin, B., et Taylor, K., The Politics of Utopia. A Study in Theory and Practice, Hutchinson, Londres, 1982, p. 211. 10 Levitas, R., The Concept of Utopia, Hemel Hempstead, Allan, 1990, p. 8. 11 Deleuze, G., et Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, chap. 4, Éditions de Minuit, Paris, 1991, p. 96. UTOPISME SOCIOLOGIE État d’esprit porté à la critique des maux de la société présente et tourné vers la réalisation d’un monde meilleur, l’utopisme a été défini comme l’anticipation d’un « possible réel », l’espérance du « non-encore-advenu » 1, la considération d’« idées situationnellement transcendantes devenant des forces actives menant à la transformation de la réalité existante » 2. Le courant utopiste comprend, à l’origine, les théories politiques du XIXe s. visant à la mise en pratique de projets utopiques et, plus généralement, ce que Buber appelle le « socialisme volontariste » 3. Les utopistes cherchent un lieu pour l’utopie : Owen réforma le travail à New Lanark et fonda New Harmony aux États-Unis 4, suivi par Cabet 5, qui y établit plusieurs colonies icariennes de courte durée. Comme le démontre Fourier, avec sa « phalange d’essai » 6, il s’agit d’expérimenter dans des petites communautés les mécanismes de la société future.

Ce socialisme utopique fut rapidement l’objet de critiques. Pour Marx et Engels, il ne représente qu’une « forme encore embryonnaire de la lutte des classes »7 : il serait fantaisiste et voué à l’échec 8. Au XXe s., on a mis en cause la propension downloadModeText.vue.download 1081 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1079 au totalitarisme des utopistes 9, et leur foi aveugle dans la technique 10. Contre ces critiques, face au problème des moyens et du rythme de l’application de l’utopie, et tirant les leçons des diverses expériences de communautés intentionnelles 11, on réfléchit aujourd’hui à ce que pourraient être des « utopies réalisables » 12 et des « zones autonomes temporaires » 13. Antoine Hatzenberger ✐ 1 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung, 1954-1959, trad. le Principe espérance, t. I, Gallimard, Paris, 1976, p. 177, 179. 2 Mannheim, K., Ideologie und Utopie, 1929, trad. Idéologie et utopie, Rivière, Paris, 1956, p. 145. 3 Buber, M., Pfade in Utopia, 1950, trad. Utopie et socialisme, Aubier Montaigne, Paris, 1977, p. 29. 4 Owen, R., Two Discourses on a New System of Society, 1825, Pickering & Chatto, Londres, 1993. 5 Cabet, É., Voyage en Icarie (1842), Genève, Slatkine, 1979. 6 Fourier, C., le Nouveau Monde industriel et sociétaire, 1829, section II, Flammarion, Paris, 1973. 7 Marx, K., et Engels, F., Manifest der Kommunistischen Partei (1848), trad. Manifeste du parti communiste, III, § 3, GF-Flammarion, Paris, 1998. 8 Engels, F., Die Entwicklung des Sozialismus von der Utopie zur Wissenschaft (1883), trad. Socialisme utopique et socialisme scientifique, chap. I, Éditions sociales, Paris, 1977. 9 Popper, K. R., The Open Society and its Enemies, 1945, trad. la

Société ouverte et ses ennemis, t. I, chap. IX, Seuil, Paris, 1979. 10 Jonas, H., Das Prinzip Verantwortung (1979), trad. le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990, rééd. Flammarion, Paris, 1998. 11 Creagh, R., Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Payot, Paris, 1983. 12 Friedman, Y., Utopies réalisables, 1975, L’Éclat, Paris, 2000. 13 Bey, H., The Temporary Autonomous Zone (1991), trad. Zone autonome temporaire, L’Éclat, Paris, 1997. downloadModeText.vue.download 1082 sur 1137

V VALEUR Du latin valor. Concept fondamental de la pensée de Nietzsche. PHILOS. MODERNE Perspective de puissance. Il n’y a pas de valeur sans « rapport » 1. C’est pourquoi il est absurde de vouloir estimer « la valeur générale du monde » : « Il manque quelque chose à l’aune de laquelle on pourrait le mesurer et en relation avec quoi le mot “valeur” aurait un sens. 2 » C’est également pourquoi aucune chose n’a en ellemême de valeur : les valeurs ne sont pas « dans les choses »3 ; c’est, par exemple, l’homme qui « met les valeurs dans les choses » 4. Cependant, la valeur ne découle pas d’un rapport déjà établi : l’évaluation est le principe même de tout rapport. La valeur n’est pas, par exemple, la conséquence d’un rapport de plaisir : celui-ci n’est qu’un « symptôme » de la valeur, et non pas sa « cause » 5. L’évaluation est également antérieure à tout « sentiment de valeur » : la conscience morale « ne fait que suivre, elle ne crée pas de valeur » 6. De même, toute action d’une chose sur une autre découle d’une évaluation : si on supprime le « perspectivisme » de l’évaluation, alors on a « un monde sans action ni réaction » 7. La connaissance ellemême est une évaluation 8. Le rapport de valeur constitue une « hiérarchie ». Cette hiérarchie n’est pas une conséquence : elle est au principe de l’évaluation, car celui qui domine est celui-là même qui « détermine les valeurs » 9. Les « bons » ne sont pas tels au

regard de ceux à qui ils font du « bien » : ce sont eux-mêmes « qui ont ressenti et posé leurs actions comme étant bonnes, c’est-à-dire de premier rang » 10. C’est pourquoi la valeur n’est pas déduite, mais créée 11. C’est pourquoi l’évaluation est un acte de puissance : « Les valeurs et leurs changements sont en rapport avec l’augmentation de puissance de celui qui pose les valeurs. 12 » Et dans l’évaluation se lisent les « conditions d’expansion » de la puissance 13. Ainsi, la connaissance est une évaluation, parce qu’en elle le monde est « interprété de telle sorte que la vie organique, au regard de cette perspective d’interprétation, se conserve » 14. Puisque la valeur se rapporte à une certaine puissance, il n’y a pas, à proprement parler, de valeur objective : toute valeur se rapporte à « une perspective déterminée » 15. L’« objectif » est aussi une valeur 16, autrement dit, il ne peut être compris qu’« au sein du subjectif » 17. Le projet nietzschéen de « transmutations des valeurs » ne consiste donc pas à substituer des prétendues valeurs véritables à des valeurs fausses, mais à créer les conditions favorables à l’expansion d’une certaine puissance 18, aux dépens d’autres, de puissances ; de décadence qui ont régné jusqu’à présent 19. Igor Sokologorsky ✐ 1 Automne 1887, 9[39], in Friedrich Nietzsche, Sümtliche Werke, Kritische Studienausgabe, 1988 : Berlin / New York, dtv / de Gruyter (abrégé plus loin en KSA), t. 12, p. 353. 2 Novembre 1887-mars 1888, 11[72], Kritische Studienausgabe 13, pp. 35-36. 3 Mai-juin 1885, 35[44], Kritische Studienausgabe 11, p. 530. 4 Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, « Les discours de Zarathoustra », « Des mille et un buts », Kritische Studienausgabe 4, p. 75. 5 Automne 1885-printemps 1886, 1[97], Kritische Studienausgabe 12, p. 34.

6 Printemps 1888, 15[92], Kritische Studienausgabe 13, p. 461. 7 Printemps 1888, 14[184], Kritische Studienausgabe 13, p. 371. 8 Été 1883, 12[14], Kritische Studienausgabe 10, p. 400. 9 Printemps 1884, 25[355], Kritische Studienausgabe 11, p. 106. 10 Contribution à la généalogie de la morale, première dissertation, « “Bon et méchant”, “bon et mauvais” », Kritische Studienausgabe 5, p. 259. 11 Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, « Les discours de Zarathoustra », « Des mille et un buts », Kritische Studienausgabe 4, p. 75. 12 Automne 1887, 9[39], Kritische Studienausgabe 12, p. 353. 13 Novembre 1887-mars 1888, 11[73], Kritische Studienausgabe 13, p. 36. downloadModeText.vue.download 1083 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1081 14 Fin 1886-printemps 1887, 7[2], Kritische Studienausgabe 12, p. 251. 15 Été-automne 1884, 26[119], Kritische Studienausgabe 11, p. 181. 16 Ibid., 26[450], Kritische Studienausgabe 11, p. 270. 17 Automne 1887, 9[40], Kritische Studienausgabe 12, p. 353. 18 Novembre 1887-mars 1888, 11[73], Kritische Studienausgabe 13, p. 20. 19 Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienausgabe 13, p. 303. ! NIETZSCHÉISME, SURHOMME ∼ THÉORIE MARXISTE DE LA VALEUR POLITIQUE C’est dans le Capital que Marx a fourni l’exposé systématique de sa théorie de la valeur. Mais l’enjeu de cette théorie consistait à se démarquer de l’économie politique classique et est par conséquent présent dès les « Manuscrits économico-

philosophiques » (Manuscrits de 1844). L’idée de base est que la valeur d’une marchandise n’est pas déterminée par le besoin (détermination subjective) ni par le jeu de l’offre et de la demande, comme le pense l’économie politique mercantiliste, mais par la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire. Cette idée prend corps en Angleterre au début du XVIIIe s., par la mise en relation de la true value, ou real value, avec les coûts salariaux. A. Smith affine cette détermination en intégrant au calcul du « prix naturel » des marchandises le profit moyen, c’est-à-dire le rapport au capital engagé. Marx n’ignore pas ces raffinements mais, en référence à Ricardo, tient pour décisive la définition de la valeur par le temps de travail nécessaire 1. C’est sur cette base, à partir de l’analyse de l’organisation sociale du travail qui détermine la valeur de ce dernier et par conséquent aussi la valeur des produits du travail, qu’il peut non seulement couper court aux raffinements capitalistes mais garder dans la ligne de mire de son « calcul » de la valeur ce qui lui importe : le travailleur et sa force de travail. C’est même ainsi que, dans les Grundrisse (1857), il dégage la notion de plusvalue. Le livre premier du Capital systématise, sous le titre « Développement de la production capitaliste », la théorie de la valeur des marchandises en présentant successivement les deux visages de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange), la traduction de la valeur d’échange en argent (équivalent général), puis en s’interrogeant sur la façon dont l’argent devient capital, c’est-à-dire en remontant à l’organisation sociale du travail qui permet de dégager une « survaleur » excédant la valeur d’échange. Tout objet naturel ou produit peut être soit immédiatement consommé, soit échangé, et possède donc une valeur d’usage et une valeur d’échange. La valeur d’usage (Gebrauchswert) d’un objet est déterminée par son utilité, laquelle est inséparable des propriétés spécifiques de cet objet, qui est donc appréhendé sous son aspect qualitatif. La valeur d’usage peut être consommée à deux fins : soit pour satisfaire les besoins de l’homme (la reproduction de sa force de travail) – consommation individuelle, qu’il convient d’étendre à la reproduction de l’armée des travailleurs (l’entretien de la famille et des enfants du travailleur) –, soit pour renouveler les moyens de production (consommation productive). La valeur d’échange (Tauschwert) correspond à une appréhension purement quantitative de l’objet ; elle définit la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèces différentes s’échangent les unes contre les autres. En tant que

telle, elle n’est que la manifestation (Erscheinungsform) de ce qui fonde cette équivalence : le travail cristallisé dans les marchandises, que Marx appelle pour cette raison « substance de la valeur » (Wertsubstanz). Ce travail est du « travail général abstrait », c’est-à-dire « uniforme, indifférencié, simple » 2, équivalant à « n’importe quel autre travail humain, quelle que soit sa forme naturelle » 3. Néanmoins, cette « substance » est en fait historiquement déterminée, car le temps de travail qui permet de mesurer la valeur (Wertgrösse) change selon l’époque et le lieu ; il s’agit du temps de travail socialement nécessaire. La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée non par la quantité de travail effectivement dépensée pour sa production par tel ou tel travailleur individuel, mais par la quantité de travail socialement nécessaire, c’est-à-dire par la quantité de travail nécessaire dans les conditions moyennes de productivité du travail existant à une époque et dans un pays déterminés, donc par les techniques de production (forces productives) existantes et par leur mise en oeuvre dans un contexte de concurrence capitaliste. La « loi de la valeur » (Wertgesetz) apparaît du même coup comme la clef du fonctionnement et de la reproduction du système économique. Marx affirme que les crises du système capitaliste naissent nécessairement du processus de valorisation du capital. Il entend le démontrer au moyen de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Plus une économie se développe et plus le machinisme se perfectionne, plus la part du capital constant s’accroît. Or, la plusvalue n’est produite que par le capital variable ; il y a donc une tendance à la chute du taux de profit. Les discussions, au sein même du marxisme, ont renforcé l’importance de la productivité pour la création de valeur et relativisé l’inéluctabilité de cette loi 4. Gérard Raulet ✐ 1 Misère de la philosophie (1847). 2 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique (Préface, 1859), Paris, Éd. Sociales, 1972, p. 9. 3 Marx, K., le Capital, livre I, Paris, Messidor, Éd. Sociales, 1983, p. 72. 4 Sweezy, P. M., The Theory of Capitalist Development, Londres, 1946 ; Gillmann, J. M., The Falling Rate of Profit. Marx’s Law and its Significance to 20th Century Capitalism, Londres, 1957 ; Robinson, J., An Essay on Marxian Economics, Londres, 1957. ! FORCES PRODUCTIVES, PLUS-VALUE ∼ POLYTHÉISME DES VALEURS

SOCIOLOGIE Formule imagée synonyme de relativisme axiologique, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle il n’est pas de solution rationnelle aux conflits portant sur les valeurs. Dans la fameuse conférence de 1919 sur « Le métier et la vocation de savant », Weber mentionne une remarque de J.S. Mill selon laquelle, sur la base de l’expérience pure, l’on ne peut aboutir qu’au polythéisme 1. Par cette formule, Weber signifie l’impossibilité de trancher les conflits relatifs aux valeurs par les moyens des savoirs empiriques, position qu’il a très tôt défendue contre certains de ses contemporains, notamment parmi les tenants de l’économie historique (G. Schmoller, entre autres) qui revendiquaient une compétence normative pour les sciences historiques. Le scepticisme downloadModeText.vue.download 1084 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1082 wébérien s’étend cependant au-delà des savoirs empiriques : il nie en principe la possibilité de fonder rationnellement les valeurs. Après lui, les expressions telles que le « polythéisme des valeurs » ou encore le « combat des dieux » ont été fréquemment utilisées pour résumer le relativisme axiologique radical qui va de pair avec une limitation de la raison à des fonctions analytiques 2. Catherine Colliot-Thelene ✐ 1 Weber, M., « Le métier de savant et la vocation de politique », in le Savant et le politique, Plon, Paris, 1959, p. 83. Cf. aussi Weber, M., « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », in Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 427. 2 Mesure, S., et Renaut, A., la Guerre des dieux, Grasset, Paris, 1996. ∼ RAPPORT AUX VALEURS En allemand, Wertbeziehung. ÉPISTÉMOLOGIE, SOCIOLOGIE Notion servant à Max Weber de terme médian entre son épistémologie et sa philosophie de la culture. M. Weber a emprunté au néokantien H. Rickert la notion de rapport aux valeurs, en même temps que celle de sciences

de la culture 1, c’est-à-dire un type de sciences dans lequel il range l’histoire, l’économie politique et la sociologie. Les notions de culture et de valeur sont étroitement liées. « Le concept de culture, écrit Weber, est un concept de valeur, [Wertbegriff] »2 : par quoi il entend que ce que nous nommons « culture » n’est pas donné tout constitué dans le réel, mais que ce sont les hommes d’une époque qui sélectionnent dans l’infini des événements dont se compose la vie des sociétés ce qui mérite d’être considéré comme relevant de la culture. Une assignation d’intérêt qui traduit les préoccupations et les valeurs d’une époque est au principe de toute délimitation de l’objet d’étude dans les sciences humaines, et c’est cette assignation d’intérêt originelle que Weber nomme « rapport aux valeurs ». Le contenu de cet intérêt peut varier selon les époques ou selon les sociétés, tandis que les exigences de la preuve, qu’elle soit d’ordre empirique ou logico-discursive, sont au contraire indépendantes des caractéristiques variables des diverses sociétés, et demeurent, par conséquent, en droit, les mêmes en tout lieu et à toute époque. C’est la distinction très nette entre les présupposés de la définition de l’objet, d’un côté, et les règles de l’argumentation scientifique, de l’autre, qui permet à Weber d’affirmer le rôle constitutif du rapport aux valeurs dans la construction de l’objet des sciences de la culture et d’exiger en même temps des historiens, sociologues ou économistes, qu’ils ne fassent pas intervenir leurs propres jugements de valeur dans le cours de leurs démonstrations (principe de la « neutralité axiologique »3). Catherine Colliot-Thélène ✐ 1 Rickert, H., Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, « Les limites de la formation des concepts dans les sciences de la nature », 5e édition, 1929. 2 Weber, M., Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 159. 3 Weber, M., « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », in Essais sur la théorie de la science, pp. 399-477. ∼ VALEUR ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE « Peut-on rendre compte rationnellement de la valeur esthétique ? » VALIDATION De valider, du latin validare. LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Opération ou procédure par laquelle une proposition est rendue valide. En logique, c’est un problème de savoir pour quels types de propositions on dispose de méthodes de validation. Au niveau élémentaire du calcul des propositions, la méthode des tables de vérité permet, pour n’importe quelle proposition composée, de savoir exactement dans quels cas elle est vraie et dans quels cas elle est fausse, et donc de conclure, si elle est toujours vraie, qu’elle est valide. En calcul des prédicats on utilise la méthode des arbres (ou « tableaux sémantiques »), qui permet d’établir la validité des propositions valides, de fournir, dans certains cas, un contre-exemple pour des propositions non valides, mais qui ne permet pas de conclure dans tous les cas : il y a des formules dont on ne peut montrer ni qu’elles sont valides ni qu’elles ne sont pas valides. Les sciences expérimentales ont développé des méthodes spécifiques de validation des hypothèses dont elles se proposent de tester la solidité. Ces méthodes consistent en la construction d’un arsenal théorique et expérimental susceptible de confirmer une hypothèse avec un degré de probabilité plus ou moins grand. On parle de « confirmation expérimentale » lorsqu’un résultat déduit théoriquement dans le cadre d’une construction conceptuelle se trouve vérifié par l’expérimentation. Hourya Sinaceur ! CALCUL, EXPÉRIMENTATION, THÉORIE, VALIDE VALIDE

LOGIQUE Se dit d’une procédure, d’un raisonnement qui ne sont entachés d’aucune cause de nullité. Le premier but de la logique formelle est de dégager et de répertorier les schémas d’inférence valides, ainsi que l’ont fait Aristote et les stoïciens. Un des schémas les plus anciens est le schéma de déduction en modus ponens, qui a la forme suivante : « si p et si p implique q, alors q » (où p et q représentent des propositions). Ce schéma permet de « détacher » la conclusion, q, c’est-à-dire d’admettre qu’elle est vraie, étant admise la vérité des prémisses « p » et « p implique q ». Ainsi, un schéma d’inférence déductive est dit valide s’il permet de transférer la vérité des prémisses à la conclusion. Dans le cas d’une proposition unique, on dit qu’elle est valide ou tautologique si elle est toujours vraie. Toute tautologie peut être considérée comme une loi logique. La logique dite classique, qui assume qu’une proposition est, par définition, soit vraie soit fausse, admet la loi de non-contradiction (on ne peut affirmer simultanément une proposition et sa négation) et la downloadModeText.vue.download 1085 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1083 loi du tiers exclu (une proposition ne peut pas être ni vraie ni fausse). Le tiers exclu n’est pas retenu par divers types de logique moderne : la logique intuitionniste, les logiques floues, etc. Hourya Sinaceur ! DÉDUCTION, INFÉRENCE, VALIDATION, VÉRITÉ VALIDITÉ LOGIQUE Propriété qui sanctionne logiquement une proposition complexe qui, en vertu de sa seule forme, est vraie, quelle que soit la valeur de vérité des propositions simples qui la composent. La vérité d’une proposition simple ne relève pas de la logique mais d’un constat empirique (« Il pleut »), d’une expérimentation scientifique (« L’eau bout à 100° »), etc. La validité, par contre, sanctionne logiquement une proposition complexe qui, en vertu de sa seule forme, est vraie quelle que soit la valeur de vérité des propositions simples qui la composent. Une proposition valide est une loi logique, une tautologie.

Elle fournit un schéma de raisonnement universellement applicable. C’est par exemple le cas du « principe » du tiers exclu : A v ¬A. La validité d’une proposition B s’écrit métalogiquement : I = B. Cette validité n’étant pas absolue, mais relative à un système logique donné L, on devra précisément écrire : I = L B. Ainsi, le tiers exclu n’est plus valide en logique trivalente ou intuitionniste. Dans les systèmes métalogiquement complets, les propositions valides sont démontrables, et réciproquement. Denis Vernant ! COMPLÉTUDE, INTUITIONNISME, LOGIQUE, TAUTOLOGIE, TIERS EXCLU VARIABLE Substantif, depuis la fin du XVIIIe siècle. MATHÉMATIQUES, LOGIQUE Se dit d’une quantité pouvant prendre différentes valeurs ; on s’intéresse généralement au traitement de ces valeurs selon une certaine relation, ou une certaine loi, ou fonction qui peut exprimer un phénomène, une propriété géométrique, algébrique ou analytique. L’ensemble des valeurs d’une variable peut être discret (comme dans le cas des suites numériques), ou continu (comme pour les fonctions à variable réelle) ou peut même être pris dans des ensembles de départ plus élaborés (variables complexes, fonctions de lignes, fonctions de fonctions, etc.) Dans les débuts de la physique classique, le temps a servi de modèle de variable indépendante continue. Chez Newton en particulier, t est la variable par excellence, à partir de laquelle peuvent être exprimées les lois générales de la mécanique. On doit à Descartes d’avoir systématisé la convention selon laquelle on attribue les dernières lettres de l’alphabet (x, y, z) aux quantités variables, par opposition aux quantités fixes qui sont notées à l’aide des premières (a, b, c etc.) Une variable logique est un terme indéterminé qui peut être remplacé par des termes déterminés. On distingue selon le cas où la détermination du terme variable entraîne ou non une modification de la vérité de la propositionnelle. Dans

(x + 1) 2 = x2 + 2x + 1, la détermination de x n’altère pas la vérité de l’équation, la variable est dite apparente ou liée. Dans x – 3 < 7, la détermination de x rend vraie ou fausse la proposition ; la variable est dite réelle ou libre. Vincent Jullien ◼ Le calcul des prédicats opère sur des fonctions du type F(x). Une fonction propositionnelle est composée de la fonction proprement dite F( ) et de la lettre x de variable d’individu qui n’est qu’un simple marque-place ou pronom. Si on assigne à cette variable une valeur sous forme d’une constante d’individu puisée dans un domaine d’individu donné, on obtient une proposition susceptible d’être vraie ou fausse : e.g. F(a) qui signifie « Ariane est une femme ». On peut aussi lier la variable en la quantifiant universellement ou existentiellement, on obtient alors les propositions (x)F(x) et ExF(x) qui signifient : « Tous les individus (du domaine considéré) sont des femmes » et « Au moins un individu est une femme ». Concept logique fondamental, la variable assure à la fois le caractère formel et général du calcul. Si on s’est donné un domaine d’individus non vide, la proposition (x)F(x) ! ExF(x) vaut pour n’importe quel individu, c’est une loi logique. Frege 1 et Russell, caractérisant la variable, ont tous deux insisté sur le fait que la variable ne variait pas : « Si un théorème est prouvé pour n, on ne doit pas supposer que n est une sorte de Protée arithmétique, qui est 1 le dimanche, et 2 le lundi, et ainsi de suite » 2. Ainsi, une variable numérique ne représente pas un nombre impossible qui changerait, deviendrait un autre nombre, etc. Une variable numérique (aussi bien logique) symbolise simplement une indétermination qui disparaît dès qu’on lui substitue les différentes valeurs numériques d’un domaine donné. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., « Qu’est-ce qu’une fonction ? » (1904), in Écrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, pp. 162-164. 2 Frege, G., Principes des mathématiques, chap. VIII, La variable, § 90-1, in Écrits de logique philosophique, trad. Roy, J.-M., Paris, PUF, 1989, p. 134. ! FONCTION, QUANTIFICATION VECTEUR

Du latin vector, « qui transporte ». MATHÉMATIQUES Élément d’un espace vectoriel ; il se distingue essentiellement de la grandeur scalaire associée. Un espace vectoriel est en effet un ensemble doté d’une structure de groupe commutatif pour une loi additive. Cette addition opère sur les vecteurs. Cet ensemble doit être associé à un corps commutatif doté d’une opération externe, notée multiplicativement et possédant quelques propriétés canoniques. Les éléments de ce corps sont les grandeurs scalaires qui opèrent sur les vecteurs. Un exemple élémentaire et fondamental d’espace vectoriel est donné par les vecteurs du plan, définis par leur couple de coordonnées. Ces objets peuvent aisément être associés à la représentation qui en fait des segments orientés. Le corps downloadModeText.vue.download 1086 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1084 de scalaires associé est naturellement l’ensemble des réels. On a ainsi des opérations internes comme u + v = w et des opérations externes comme x . u = v. Ce concept mathématique assez récent (il date de Hamilton, en 18651) a connu une extension immense et s’est montré particulièrement performant dans la physique moderne, tant relativiste que quantique. Il structure en effet les formalismes essentiels de ces théories en donnant d’ailleurs lieu à des généralisations conceptuelles comme les tenseurs de la relativités et les vecteurs d’état de la physique quantique. ▶ Le vecteur présente un exemple remarquable où une notion est à l’oeuvre avant d’être explicitement constituée en concept. Dans les Principia de Newton par exemple, on a bien affaire à une application vectorielle des forces (dans les corollaires suivants les sections 1 et 2) 2. Vincent Jullien ✐ 1 Hamilton, W.-R., Mathematical Papers, Cambridge University Press, Cambridge, depuis 1931.

2 Newton, Philosophiae naturalis principia mathematico, Londres, 1687. VÉCUE (EXPÉRIENCE) ! EXPÉRIENCE VERBE Du latin verbum, « mot », traduction du grec logos. THÉOLOGIE Autre nom du Fils de Dieu, deuxième personne de la Trinité, le Verbe exprime le caractère propre de la génération en Dieu. Introduite en théologie chrétienne à partir de la traduction latine du mot grec logos dans le prologue de l’Évangile de Jean (1, 3), la notion de Verbe désigne le Fils de Dieu en tant qu’émanation intelligible, concept, à l’intérieur même de la divinité, se distinguant du Père, non quant à la nature, qui est commune, mais comme le « dit » l’est du « disant ». C’est ce Verbe qui, en s’incarnant, révèle la Trinité : Fils du Père, il promet d’envoyer « d’auprès du Père » la troisième personne, l’Esprit saint. Il est l’instrument de la révélation de Dieu, en ce sens que les idées de toutes les choses étant comprises dans l’essence divine, intelligible suprême, il procède de la première personne comme expression de cette connaissance divine, en tant que concept infini. Ainsi, ce qui est atteint par cette connaissance est exprimé par le Verbe, et c’est ainsi que l’on peut comprendre que « Tout fut fait par lui » (Jean, 1,3) : la création est la réalisation de ce que Dieu a pensé et voulu, de la science créatrice exprimée dans le Verbe. Michel Lambert ✐ Nicolas, J.-H., Synthèse dogmatique. De la Trinité à la Trinité, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, et Beauchesne, Paris, 1985. VÉRIFIABILITÉ Pour les philosophes du cercle de Vienne, un énoncé est vérifiable si et seulement si on peut indiquer les conditions expérimentales dans lesquelles il serait vrai. PHILOS. CONN. Dans sa version initiale, selon laquelle « le sens d’un énoncé est sa méthode de vérification » 1, le principe de

vérifiabilité est aussi un critère de signification cognitive et un critère de démarcation entre la science et la métaphysique. Dans le cas des lois empiriques, l’interprétation de ce principe est disputée : comme une vérification « stricte » des énoncés scientifiques universels est impossible par principe, puisque la vérification expérimentale ne peut concerner qu’un ensemble fini d’occurrences, K. Popper rejette ce dernier principe au profit de la réfutabilité. R. Carnap réplique dans « Testability and Meaning » 2, en introduisant le principe de vérifiabilité faible ou de simple confirmabilité, susceptible de degrés. Devant les difficultés qui demeuraient, ce principe fut sans cesse remanié et libéralisé, jusqu’à ce que la quête d’un critère unique de signification finisse généralement par paraître illusoire. Alexis Bienvenu ✐ 1 Waismann, F., « Logische Analyse der Wahrscheinlich-keitsbegriff », Erkenntnis, I (1930-31). 2 Carnap, R., « Testability and Meaning », in Philosophy of science, 1936-1937, 3, pp. 419-471. Voir-aussi : Schlick, M., « Meaning and Signification », in Philosophical Review, vol. 45, 1936. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), RÉFUTATION, SIGNIFICATION VÉRIFICATION De vérifier, du latin verificare. PHILOS. SCIENCES Contrôle de la conformité d’un état de chose donné avec son état supposé. Au sens restreint, fait d’exhiber la vérité d’un énoncé. Au sens général, comme l’indique G.-G. Granger, « vérifier » signifie autant « confronter un énoncé avec les faits » qu’« examiner une chose pour voir si elle est telle qu’elle doit être » 1. Cet examen peut donc porter sur un état de choses empirique aussi bien que formel, et peut donner un résultat positif aussi bien que négatif. Dans cette perspective, Fr. Bacon, en valorisant le recours à l’expérience dans le Novum Organum (1620), peut être considéré comme le terminus a quo de la théorie de la vérification expérimentale, retravaillée ensuite par ses successeurs lors de toute construction d’une méthodologie scientifique,

comme chez Cl. Bernard. Dans les sciences formelles, une vérification s’apparente à une démonstration appliquée à un cas particulier. Si la vérification n’est souvent qu’un auxiliaire de la démarche mathématique, elle devient, en revanche, essentielle lorsqu’il s’agit de prouver in concreto l’existence de certains objets mathématiques. C’est pourquoi l’intuitionnisme de Brouwer et Weyl, qui exige que l’on fournisse la preuve de la constructibilité effective des objets mathématiques par un ensemble fini d’opérations, peut être défini comme une exigence de « vérification radicale » dans les domaines formels. Au sens restreint, un énoncé n’est « vérifié » que dans les cas où il prend la valeur « vrai », par opposition avec la « falsification », qui en exhibe sa fausseté. Ainsi, pour le cercle de Vienne, on ne peut justifier une théorie scientifique que pour autant qu’elle repose sur des énoncés pouvant être « vérifiés ». Cette exigence étant impossible à respecter au pied de la lettre, le principe de vérification a laissé place à un principe downloadModeText.vue.download 1087 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1085 de simple « confirmation », celle-ci admettant des degrés, alors que la « vérification » n’en admet pas. Alexis Bienvenu ✐ 1 Granger, G.-G., la Vérification, Odile Jacob, Paris, 1992, introduction. Voir-aussi : Heyting, A., Intuitionism, an Introduction (1956), Amsterdam, 1971. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), INTUITIONNISME PHILOS. CONN. On dit qu’un énoncé est vérifié si l’on dispose d’une méthode pour établir s’il est vrai. Le vérificationnisme est la thèse selon laquelle le sens du mot « vrai » se réduit à cette propriété de vérification ou de vérifiabilité. La thèse selon laquelle la vérité d’une proposition se réduit au fait que nous l’avons vérifiée ou à la possibilité pour nous

de la vérifier a ses origines dans l’empirisme et dans l’intuitionnisme (par exemple, chez les sceptiques et les épicuriens), ainsi que dans diverses formes de phénoménisme et de positivisme. Mais elle a trouvé son expression contemporaine la plus claire au XXe s. chez les positivistes logiques du cercle de Vienne, qui ont d’abord soutenu une conception vérificationniste de la signification des énoncés : le sens d’un énoncé, c’est sa méthode de vérification. Ces philosophes en déduisent un critère de distinction du sens et du non-sens : les énoncés métaphysiques, en particulier, qui ne donnent lieu à aucune vérification possible, sont des non-sens. Le critère de vérifiabilité a également un sens empiriste clair, car les énoncés empiriques sont les paradigmes des énoncés vérifiables. Les difficultés d’établir un critère net de distinction entre sens et non-sens, et de délimiter ce qui relève de la vérification en principe par rapport à la vérification en pratique, ainsi que le caractère holistique de la vérification (on ne peut difficilement vérifier un énoncé isolé), conduisirent les positivistes à abandonner cette doctrine. Celle-ci survit néanmoins dans les conceptions constructivistes de la logique et des mathématiques, qui tendent à assimiler vérité et démonstration, ainsi que dans les conceptions néo-empiristes ou néo-criticistes de la science contemporaine, en particulier relativement aux interprétations de la mécanique quantique. Pascal Engel ✐ Ayer, A. J., Langage, vérité, et logique, trad. Flammarion, Paris, 1959. Soulez, A. (éd.), Manifeste du cercle de Vienne, PUF, Paris, 1984. ! CONSTRUCTIVISME, INTUITIONNISME, POSITIVISME LOGIQUE, SIGNIFICATION, VÉRITÉ VÉRITÉ

Du latin veritas, de verus, « vrai ». En grec, alétheia, de aléthès, « non caché », d’où « vrai ». En allemand, Wahrheit. GÉNÉR. Selon la conception classique, qu’adopte également le sens commun, conformité du discours à son objet. Une propriété et une efficacité essentielles du logos (la vérité ou la fausseté) lui viennent alors d’un ordre autre que lui-même. La vérité archaïque Avant de s’identifier à un bien commun, dans une rationalité universelle et objective, la notion grecque de vérité naît des pratiques et des représentations magico-religieuses des temps archaïques, qui s’expriment encore chez Homère et Hésiode. La vérité, ou véridiction, y est conçue comme une puissance détenue par des personnages singuliers. Le réel (« ce qui est, ce qui sera, ce qui fut » 1) n’est pas en libre accès : il est transmis par les muses et manifesté par la mémoire d’un homme, le poète. Dire le vrai, tirer de l’oubli, assurer le souvenir constituent un seul et même acte, réservé à quelques initiés. Autres puissances incarnées par la vérité, la capacité de dire des oracles et de rendre la justice : produire la vérité, c’est voir l’invisible et trancher en son nom, à l’instar du devin aveugle Tirésias. Est réel ce qui est conforme à ou prescrit par cette parole vraie, rare, personnelle et sacrée 2. La vérité objective La parole magico-religieuse ne s’autorise donc que d’ellemême, puisqu’elle produit son propre accès au réel. Or, il n’y a pas que du vrai et du faux : faute de critère extérieur, le vrai peut côtoyer le vraisemblable. L’objectivité de la vérité passe nécessairement par sa publicité au sein d’une société d’égaux à la parole égale en droit. Afin de dépasser le relativisme sophistique d’un Protagoras, pour qui « l’homme est la mesure de toutes choses »3 la commune mesure de la vérité ne sera tirée ni de certains hommes ni d’un imprévisible consensus, mais de l’arbitrage d’un tiers, le réel, l’objectivité. Le réel étant supposé accessible à tous, la vérité est une propriété du discours : « Le discours vrai dit les choses comme elles sont, le faux, comme elle ne sont pas. 4 » La vérité du discours naît d’une adéquation du discours et de la réalité, quelle que soit la personne qui parle. Nous tenons là ce qui deviendra la norme courante de la vérité scientifique. La première difficulté posée par cette définition est la constance de l’objet du discours. Pour Platon, notre âme est certes « née pour désirer le vrai » 5, mais comment l’obtenir si l’index du vrai, le réel tel que nous le percevons, n’est pas en adéquation avec luimême, mais s’il est changeant et instable ? La problématique

épistémologique (qu’est-ce qu’un discours vrai ?) devient problématique ontologique (quelle réalité rend possibles des discours vrais ?) et entraîne une condamnation du sensible, de l’impermanent, au profit des Idées distinctes et éternelles 6. Elles seules sont à même de rendre des discours vrais : le sensible ne tient sa part de vérité que de l’intelligible. Mais, pour une vérité absolue, l’âme doit se tourner vers ces réalités absolues. Héritière du platonisme, l’approche aristotélicienne est dominée par des considérations logiques et linguistiques. Le vrai et le faux ne sont pas dans les choses ni ne sont un aspect métaphysique de l’Être, mais résident dans la pensée comme simple « affection ». Si penser, c’est relier entre eux des concepts, alors penser vrai, « c’est penser que ce qui est séparé est séparé, que ce qui est uni est uni » 7. Le discours est susceptible d’être vrai s’il n’est pas que discours (prière, souhait, question, etc.) 8, mais s’il affirme ou nie que quelque chose est dans l’objectivité, dans ce qui n’est pas discours. Un des sens du verbe « être » est donc bien « être vrai », mais dans le langage seulement. Les choses elles-mêmes ne sont ni vraies ni fausses, mais juges de la vérité du discours. De même, un mot simple n’est ni vrai ni faux ; seules des propositions le sont (mais une sensation sera, elle, toujours vraie, car elle est une forme d’identité entre le sensible et la sensibilité, et non pas un jugement ou une évidence issus de l’intellect9). La théorie aristotélicienne de la vérité suppose donc un isomorphisme des relations entre mots et des relations entre downloadModeText.vue.download 1088 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1086 choses. Qu’en sera-t-il alors des vérités ne supposant pas de relations entre deux termes ? Pour les incomposés et les essences simples, l’opposition n’est plus entre vérité et fausseté, mais entre vérité et ignorance. S’il n’y a pas ignorance, il y a nécessairement saisie conforme au réel, donc vérité 10. On ne peut pas penser sans commencer par penser une chose simple et unique 11. La saisie intellectuelle des simples est au fondement de la vérité des propositions. La source de cette « affection de l’esprit » qu’est la vérité est dans une continuité naturelle entre le réel, notre sensibilité et notre intellect. Dalibor Frioux ✐ 1 Hésiode, Théogonie, v. 28. 2 Sur tout ceci, voir M. Détienne, les Maîtres de vérité dans la

Grèce archaïque, Pocket-Agora, 1995. 3 Voir Platon, Thééthète, 152 a. 4 Platon, Cratyle, 385 b. Également Sophiste, 263 b et Thééthète, 188 d. 5 Platon, Philèbe, 58 d. 6 Platon, Philèbe, 59 c. 7 Aristote, Métaphysique, Θ, 10 et E, 4 ainsi que De l’interprétation, 1. 8 Aristote, De l’interprétation, 4. 9 Aristote, De l’âme, III, 3, 428 a et II, 12. 10 Aristote, Métaphysique, Θ, 10, 1051 b 18. 11 Aristote, Métaphysique, Γ, 4, 1006 b 9. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE Chez Heidegger, la vérité ne se conçoit qu’en référence au Dasein dans sa relation à l’être. La vérité est comprise comme vérité de l’être à partir de l’entente grecque de l’aléthéia comme non-voilement. La détermination traditionnelle de la vérité comme adéquation de la chose et de l’intellect demeure dérivée par rapport à l’être-vrai comme être-découvert de l’étant. En tant qu’il se caractérise par son ouverture comme projet jeté déchu dans la préoccupation quotidienne, le Dasein est d’abord dans la non-vérité. Aussi la vérité comme être-découvert doit-elle être arrachée à l’étant : elle est cette ouverture du Dasein à qui appartient la découverte de l’étant intramondain. L’êtrevrai n’est donc possible que sur la base de l’être-au-monde. Or, l’ouverture du comportement qui fonde la conformité se fonde lui-même sur la liberté. L’essence de la vérité est ainsi la liberté, qui ne fonde la possibilité de l’adéquation que parce qu’elle reçoit son essence de l’essence la plus originelle de la vérité. La liberté est donc liberté à l’égard de ce qui est manifeste au sein de l’ouvert. Concevoir l’essence de la liberté à partir de l’essence de la vérité s’avère être une ex-position à l’étant en tant qu’êtredévoilé, la liberté étant abandon ek-sistant au dévoilement de l’étant comme tel. Or, si la vérité est liberté, en laissant être l’étant il est également possible de ne pas le laisser être en ce qu’il est, de sorte qu’il soit travesti. L’apparence surgit comme non-essence de la vérité, vérité et non-vérité s’appartenant mutuellement. Il s’agit de penser la vérité à partir de la nonvérité et non l’inverse : la non-vérité est première et positive, alors que la vérité est privative. Est vrai ce qui est soustrait au voilement de ce qui est d’abord voilé, le dévoilement de la vérité procédant du voilement de la non-vérité. Aussi faut-il

distinguer la non-vérité authentique ou le mystère propre à l’essence de la vérité, l’oubli inévitable du mystère, et l’errance de l’existence inauthentique comme conséquence de cet oubli, ouvrant l’espace de l’erreur. Conçue comme mystère la non-vérité ne perturbe pas la vérité, et la dissimulation de l’étant dans son ensemble fonde la manifestation de tel ou tel étant. La présence voilée de l’étant en sa totalité est ainsi une présence rebelle à la représentation et n’est possible que par le voilement de l’être lui-même. La liberté ek-sistante du Dasein est donc à la fois voilante et dévoilante, se référant à la vérité voilée de l’étant en sa totalité et, de manière encore plus originelle, au voilement de la vérité de l’être constituant le mystère proprement dit. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 44, Tübingen, 1967. Heidegger, M., Vom Wesen der Wahrheit (De l’essence de la vérité), Frankfort, 1976. ! EKSTASE, ÊTRE, HISTORIAL, PAROLE, RETRAIT PHILOS. CONN. Relation logique entre ce qui est vrai et ce qui rend vrai et / ou réalité métaphysique par laquelle est vrai ce qui l’est. Toute l’histoire de la philosophie constitue une réflexion sur la notion de vérité, vraisemblablement à partir d’une interrogation sur la différence entre réalité et apparence (Platon). Dans cette histoire, on peut dégager quelques constantes. On s’est interrogé sur ce dont on peut dire que c’est vrai : une phrase, une proposition, une pensée, une croyance, ou une autre entité, linguistique ou mentale ? Également, sur ce qui rend vrai ce qui l’est : la réalité, le fait, la situation, l’état de choses – quelque chose auquel ce qui est vrai correspond (Aristote) ? Ou bien, rien qui soit indépendant de ce qui est vrai, mais la cohérence entre tout ce qui l’est, comme le pensent les philosophes (Kant, par exemple) pour lesquels nous n’avons pas accès à une réalité qui serait indépendante de la représentation que nous en avons. On a pu penser aussi (comme Descartes) que la vérité n’est pas une relation, mais la propriété intrinsèque de ce qui est vrai, par exemple l’idée claire et distincte. Enfin, on peut être tenté de considérer que la vérité n’est ni une propriété ni une relation : le concept de vérité est, sinon inutile, du moins redondant (F. P. Ramsey1). Le sens commun définit la vérité par la correspondance : penser et dire la vérité, c’est penser et dire les choses comme elles sont. Une telle conception se heurte pourtant à une difficulté radicale : si l’on peut identifier indépendamment

d’une carte les caractéristiques d’un territoire que cette carte indique (routes, ponts, églises, etc.), comment identifier les caractéristiques de la réalité indépendamment de nos pensées ou de nos énoncés les concernant ? Comment pouvons-nous être sûrs qu’il y a bien deux choses qui se correspondent ? Dans une définition de la vérité par la cohérence, dire ce qui rend une pensée vraie ou un énoncé vrai, c’est exprimer une pensée ou faire un énoncé. Dès lors, c’est une pensée ou un énoncé qui en rend vrai une autre ou un autre 2. Est donc faux ce qui ne « cohère » pas avec ce qui déjà est tenu pour vrai. Cependant, prenez la totalité des énoncés contingents vrais et niez-les tous, vous avez un autre système consistant (sans contradiction). Certains philosophes (Spinoza ou Hegel) présentent alors toutes les vérités comme nécessaires. Dès lors, elles ne peuvent plus être niées sans inconsistance. Mais comment distinguer alors vérité et nécessité ? Pour Ramsey, s’il n’y a que deux valeurs de vérité, vrai et faux, alors la proposition « p » et « p est vraie » sont équivalentes, puisqu’elles ont la même valeur de vérité. Quand on dit que p est vrai, on aurait toujours pu simplement dire p. downloadModeText.vue.download 1089 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1087 On n’ajoute rien à une proposition en disant qu’elle est vraie : la vérité est redondante. Cependant, cette conception, aussi puissante soit-elle, ne permet pas vraiment de donner un statut à notre conception intuitive de la vérité » – selon laquelle, la vérité est une chose d’une certaine importance – et pas plus au statut du mot vérité dans un énoncé comme : « Tu dois me dire la vérité ! » Dans sa théorie, Tarski 3 utilise l’exemple suivant, devenu célèbre : « La neige est blanche » est vrai si et seulement si la neige est blanche. Dès lors, nous savons a priori que la phrase « la neige est blanche », utilisée selon les règles du français, identifie l’état de choses déterminé, quel qu’il soit, qui rend vrai la phrase « la neige est blanche ». On peut ainsi parler d’une définition « minimaliste » de la vérité. ▶ La théorie tarskienne permet de fixer l’enjeu de la réflexion philosophique sur la vérité. Si on fait du prédicat « être vrai » un prédicat de décitation, nous permettant de passer des mots cités aux mots utilisés, et si nous comprenons que c’est cela la fonction de la vérité, on se prive d’une conception substantielle ou métaphysique de la vérité, de la réponse à la question de savoir pourquoi nous devrions la rechercher et en quoi elle est une valeur. Mais en revanche, nous par-

venons à une conception beaucoup claire et distincte de la vérité 4. Roger Pouivet ✐ 1 Ramsey, F. P., « On Facts and Propositions » (1931), in S. Blackburn et K. Simmons, Truth, Oxford University Press, Oxford, 1999. 2 James, W., Pragmatism : A New Name for Some Old Ways of Thinking, trad. le Pragmatisme, Flammarion, Paris, 1968. 3 Tarski, A., « Le concept de vérité dans les langages formalisés », in A. Tarski, Logique, sémantique, métamathématique, t. 1, A. Colin, Paris, 1972. 4 Engel, P., la Vérité, Réflexions sur quelques truismes, Hatier, Paris, 1998. ! CONVENTION, VALIDITÉ, VÉRIFICATION ∼ THÉORIE PRAGMATISTE DE LA VÉRITÉ MÉTAPHYSIQUE Théorie qui n’assimile pas le vrai à l’utile, mais à ses effets pratiques possibles au sein d’un savoir cohérent. L’image reçue de la théorie pragmatiste de la vérité est qu’elle identifie le vrai à l’utile, ce qui est encouragé par certaines formulations de W. James 1 : « le vrai est ce qui marche de manière satisfaisante au sens le plus large du terme », ou « le vrai n’est qu’un expédient pratique ». Ainsi comprise sous cette forme « vulgaire », elle se heurte à des objections évidentes : tout ce qui est utile n’est pas vrai, et tout ce qui est vrai n’est pas utile. Mais, à ses origines chez Peirce 2, la conception pragmatiste de la vérité n’est pas contenue dans l’équation vrai = utile, mais dans une maxime au sujet de la signification des concepts et sur la nature de la croyance : le sens d’un concept est mesuré par ses effets possibles, et la croyance est une habitude d’action. Peirce lui-même ne définit pas la vérité comme utilité, mais comme cohérence avec l’ensemble du savoir à la limite (idéale) de l’enquête scientifique. Il s’agit donc d’une théorie à la fois correspondantiste et cohérentiste du vrai, qui insiste néanmoins sur les liens essentiels de la connaissance et de l’action, et sur l’idée que nos efforts pour connaître transforment la réalité. Quant aux effets pratiques, ou à l’utilité, la plupart des pragmatistes les conçoivent, en un sens idéaliste, comme des effets utiles pour le savoir lui-même, ou pour le savoir en tant qu’il est au service des besoins de l’humanité en général, et jamais comme des effets relatifs et subjectifs dépendant des individus et de leurs désirs. Certaines formes contemporaines du pragmatisme, néanmoins, comme celle de Rorty 3 qui insiste

sur le caractère antimétaphysique de cette doctrine, n’évitent pas ses associations avec le relativisme. Claudine Tiercelin ✐ 1 James, W., le Pragmatisme, Flammarion, Paris, 1914. 2 Peirce. C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, 1931-1958. 3 Rorty, R., Conséquences du pragmatisme, trad. Seuil, Paris, 1985. Voir-aussi : Russell, B., Essais philosophiques, trad. PUF, Paris, 1997. ! COHÉRENCE, CORRESPONDANCE, PRAGMATISTE (MAXIME), PRAGMATISME ∼ VÉRITÉ DE RAISON / VÉRITÉ DE FAIT GÉNÉR. Distinction qui recouvre chez Leibniz celle de la nécessité et de la contingence. La distinction des classes de vérité (vérité nécessaire et vérité de fait) se comprend selon une articulation de fondé à fondant : « Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de raisonnement et celles de fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé impossible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives 1. » On distingue ici un plan logique et un plan ontologique. Du point de vue logique, contrevenir à une vérité de raisonnement, c’est dire l’impossible. La logique leibnizienne des essences repose sur la formulation, qui précède Dieu, d’un univers des possibles. Ces possibles sont tous recueillis dans (et non créés par) l’entendement divin, où ils forment le point de départ d’un calcul : celui des structures mêmes du monde. Les vérités de fait n’impliquent pas contradiction. Leur actualisation relève essentiellement du calcul de la compossibilité en Dieu. Ce calcul repose en son fond sur l’évaluation de la perfection, c’est-à-dire de la meilleure compossibilité, celle qui rassemble tout à la fois le maximum d’essences actualisables dans le même monde. Les vérités de fait sont ellesmêmes intégrables, c’est-à-dire que leur production peut tou-

jours être assignée à une chaîne d’actualisation des possibles par l’entendement divin. Il y a une trace du comput infini qui conduit des essences à la racine même de la contingence, mais cette activité de la contingence renvoie à la transcendance comme à un point aveugle, origine d’une série qui ne se confond pas avec elle mais en donne la raison, au sens mathématique du terme. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G.W., Monadologie, Paris, Delagrave, 1880, § 33 ! CONTINGENCE, NÉCESSITÉ downloadModeText.vue.download 1090 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1088 Toute vérité est-elle bonne à dire ? La question étant tirée du proverbe, c’est par lui qu’il faut commencer. « Toute vérité n’est pas bonne à dire » : conseil de retenue dans l’usage social de la parole, qui repose sur une constatation empirique selon laquelle il y aurait des vérités qui nuisent à ceux qui les disent et à ceux auxquels on les dit. Il y aurait des vérités mauvaises à dire. On notera d’abord l’indétermination et le pluriel. Ils nous invitent à écarter d’emblée toute position essentialiste et dogmatique : par vérité on entendra simplement ce que les locuteurs potentiels considèrent comme vrai. Notre interrogation sera ainsi relative et située : et d’abord nous admettons que la question n’a pas le même sens pour tous, en tout lieu et en tout temps, voire qu’elle a pu ne pas en avoir, tellement la réponse semblait évidente. C’est, d’ailleurs, en partie le cas aujourd’hui. Il y a, autrement dit, une histoire à considérer, pour informer une analyse critique de la situation contemporaine. La réponse semble, en effet, aujourd’hui réglée ; pourtant, l’opinion qui s’y exprime n’est pas sans contradiction. Pour ce que l’on peut appeler l’idéologie de

la transparence généralisée, toute vérité est bonne à dire : les hommes, en toutes circonstances, ont droit à ce qu’on leur dise la vérité. La vérité leur est due ; qu’il s’agisse des affaires de la cité, de leur santé ou de leur vie de famille. La rétention de la vérité, c’est-à-dire le secret, est d’abord perçue comme un mal, pour ceux qui lui sont soumis, mais aussi pour ceux qui la pratiquent, un mal entendu d’abord au sens médical du terme, une pathologie. Le secret fait mal à la société, à l’entreprise, à la famille, à l’individu, et de nombreux spécialistes se proposent de le dissiper par l’exercice tous azimuts de la communication. Pourtant, le contempteur du secret est aussi prêt à soutenir avec la plus grande fermeté qu’il y a des vérités qu’il ne doit aucunement au public, des vérités privées qu’il lui appartient de réserver jalousement ou de révéler s’il le veut, et à qui il le veut. Notons cependant que, par là, il ne voudra pas affirmer que ces vérités ne sont pas bonnes à dire, absolument parlant : bonnes à dire, il estimera sans doute qu’elles le sont, dans son propre intérêt, pour son équilibre, son bien, sa santé, mais sous la protection éthique et juridique de dispositifs reconnus, cette fois, comme légitimes : confidentialité de l’amitié, secret professionnel, etc. La contradiction est patente entre une dénonciation globale du secret et son exigence ponctuelle, et l’appel à la distinction du public et du privé, dont la ligne de partage devient plus que jamais poreuse et labile, ne parvient plus à la surmonter. Certains médias offrent, d’ailleurs, une solution radicale par l’abolition spectaculaire du secret privé : la déclaration et l’exposition publique « totale » (ou, du moins, présentée et vendue comme telle) des vérités privées (télé-réalité...). MENSONGE ET DISSIMULATION L e meilleur témoin de la dévalorisation du secret comme tel est, sans doute, son identification ou, plutôt, sa confusion spontanée avec la trahison et avec le mensonge. P. Ekman, psychologue américain spécialiste de la détection du mensonge, fait de l’« omission » l’une des deux formes principales du mensonge aux côtés de la « falsification » : « Dans la première le menteur se contente de garder pour lui certaines informations sans rien dire de faux. Dans la seconde, au contraire, il présente des contre vérités comme si elles étaient

vraies » (Menteurs et Mensonges) 1. Celui qui omet de dire la vérité est un menteur, parce qu’il trahit la confiance qu’autrui est en droit d’avoir en lui. Aussi dit-on facilement de celui qui se tait qu’il vit dans le mensonge. Or, si cette dévalorisation coexiste avec des dispositifs visant à protéger le secret privé (sans lesquels on ne voit pas comment un seul droit individuel pourrait être garanti), c’est que celui-ci est le fruit tardif d’une longue tradition morale de distinction entre le secret et le mensonge, la dissimulation de la vérité et sa falsification. Augustin d’Hippone, dont l’apport est décisif, présente les cas les plus embarrassants produits par ceux qui soutiennent l’existence de mensonges bénéfiques (mensonges officieux) ; des questions brutales auxquelles tout homme, en toute société, peut se voir confronté. Un homme poursuivi par des meurtriers se réfugie chez vous, allez-vous dire la vérité à ses poursuivants ? Un malade très gravement atteint pose des questions : « Oseras-tu dire le vrai et perdre cet homme, ou te taire, plutôt que de l’aider par un mensonge honorable et compatissant ?2 » Pour Augustin, et sa position deviendra celle-là même de l’Église jusqu’à nos jours, aucune forme de mensonge n’est licite, tout mensonge est mal en lui-même, qui oppose la langue et le coeur, mais toute vérité n’en devient pas pour autant bonne à dire, loin de là ; il est des vérités inutiles, importunes, voire tout à fait criminelles. Augustin dit très simplement : « Cacher la vérité n’est pas la même chose que dire un mensonge. Tous ceux qui mentent veulent cacher la vérité, mais tous ceux qui cachent la vérité ne sont pas des menteurs ; et nous occultons souvent la vérité non seulement en mentant mais en nous taisant » (Contre le mensonge). Or, cacher la vérité est souvent légitime et même moralement contraignant. Dans le cas de l’innocent persécuté, si se taire revient à le livrer, alors il faut dire, quoi qu’il puisse en coûter : « Je sais où il se trouve, mais je ne vous le dirai pas. » Les casuistes modernes chercheront à adoucir la doctrine, mais leurs solutions, presque toujours, reconduiront la notion d’un secret légitime, parce que non mensonger. On parlera en ce sens, au XVIIe s., d’une « dissimulation honnête » qui « n’engendre pas le faux, mais concède quelque repos au vrai, que l’on pourra montrer à son heure » 3. DIRE LA VÉRITÉ EN TEMPS ET LIEU L ’idée centrale, toujours répétée, est que, s’il faut taire souvent la vérité, c’est au nom de la vérité elle-même, soit pour mieux la révéler à son heure, soit parce qu’elle peut être inutile et dommageable, ou encore pour ne pas l’avilir en la disant à ceux qui en sont indignes ou incapables. Campanella place la vertu de véracité entre deux vices : le mensonge et la manie de dire la vérité en toute circonstance, qu’il désigne par le néologisme vericidium, « véricide », ou meurtre de la vérité. Pour celui qui est pourtant l’auteur de la Cité du soleil, s’il fallait dire la vérité en toute occasion, la société « serait occupée tout le jour à punir les fautes, et ne pourrait pas se consacrer aux autres tâches. Il n’y aurait aucun bonheur,

mais seulement des larmes et de la tristesse » (Questions politiques). Bacon stigmatise la parrhésie, ou le parler vrai intempestif, allégorisé par Cassandre : elle prédisait toujours la vérité, mais personne ne la croyait. C’est toute la tradition rhétorique que convoque le chancelier d’Angleterre : il est downloadModeText.vue.download 1091 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1089 des esprits obstinés qui refusent de considérer « le ton grave ou léger à adopter dans un discours, les différences d’auditoire, plus ou moins savant ou vulgaire, et encore le moment opportun de parler ou de se taire ». Ceux-là « peuvent bien être francs et prudents, et donner des conseils justes et avisés, ils ne parviennent cependant presque jamais à persuader par trop d’impétuosité et [...] hâtent plutôt la perte de ceux auxquels ils s’adressent » 4. Ces remarques concernent au premier chef la vie civile et l’activité politique, mais elles valent aussi pour la communication de la philosophie et de la science, qui préoccupe tout autant l’auteur du Novum Organum. Leo Strauss a parlé d’un art d’écrire des philosophes, pratiqué tout au long de l’histoire, à la fois pour échapper aux persécutions, mais aussi pour des raisons de transmission et d’éducation 5. La ciguë de Socrate, l’exil d’Aristote, le bûcher de Bruno montrent assez que la vérité qui s’écarte des vérités d’opinion, et, en premier lieu, de celles de la religion, n’est certes pas toujours bonne à dire pour le philosophe. Mais, pour la tradition philosophique, au moins jusqu’au XVIIe s., toute vérité n’est pas non plus bonne pour tous, en tout lieu et à tout moment : beaucoup ne sont pas capables d’accéder aux vérités premières, et, pour les autres, il y faut une préparation, une éducation et donc une pédagogie qui impliquent une découverte progressive des vérités pour et par le disciple. Certains élaborent soigneusement des textes à plusieurs entrées : « Que chacun cueille [...] les fruits qu’il peut cueillir selon la capacité de son propre récipient. 6 » Cela suppose la transmission de plusieurs niveaux de vérité en fonction des divers publics, et non nécessairement, comme tend à le dire Strauss, la tromperie du plus grand nombre, au profit de la seule élite sachant lire entre les lignes. Il est vrai, en tout cas, que, pour tout un courant de pensée étroitement associé au retour des philosophies anciennes, il est très bon que le plus grand nombre n’ait aucun accès à certaines vérités, au premier rang desquelles celles qui mettent en évidence que la religion est une imposture ; car cette imposture est nécessaire sans laquelle aucun gouvernement ne serait possible. À ce niveau, d’ailleurs, de l’exercice du pouvoir politique, si l’on discute bien de la licéité du mensonge, la question de la légitimité du secret ne se pose même pas : un prince qui mettrait un point d’honneur à dire la vérité à ses sujets ne le resterait pas longtemps, et cette constatation est tout aussi vraie pour les plus

grands contempteurs de Machiavel et du machiavélisme, que pour Machiavel lui-même. « Si par malheur la vérité se montrait telle qu’elle est, tout serait perdu », disait Fontenelle, à qui on attribue encore la formule suivante : « J’aurais la main pleine de vérité, je ne l’ouvrirais pas pour le peuple. » LE DROIT À LA VÉRITÉ U n grand bouleversement se produit à cet égard, dont nous sommes les héritiers, avec l’avènement des Lumières, qui vont abondamment discuter ces mots de Fontenelle, et se demander sérieusement « s’il est utile pour le peuple de le tromper » (question de l’académie de Berlin, 1780) 7. D’Alembert, à l’origine de ce sujet de dissertation, affirmait à Frédéric II, qui ne le pensait nullement, qu’« on doit toujours enseigner la vérité aux hommes et qu’il n’y a jamais d’avantage réel à les tromper », reconnaissant, toutefois, que cet enseignement prend du temps et exige de la méthode (il faut ouvrir les doigts l’un après l’autre, et, d’abord, parce qu’on coupe le poing à ceux qui ouvrent la main trop brusquement). Helvétius réfutait le vieux lieu commun selon lequel la divulgation des vérités par les philosophes pût avoir des conséquences politiques et morales désastreuses : « La révélation de la vérité n’est funeste qu’à celui qui la dit », car, « quelle que soit l’époque, elle ne fut [...] jamais la cause des troubles et du soulèvement. La connaissance du vrai, toujours utile aux opprimés, l’est même aux oppresseurs » (De l’Homme). Le droit naturel moderne avait préparé théoriquement un tel bouleversement en forgeant la notion d’un droit à la vérité, fondée sur un pacte tacite de véridicité qui lierait les hommes en société dans l’usage commun du langage (Grotius) 8. Toute vérité devenait-elle pour autant bonne à dire ? Certes pas. Un tel droit à la vérité ne saurait être inconditionnel ; d’abord, parce que d’autres pactes, comme celui qui m’attache à une autorité, ont le pouvoir de suspendre ce droit (le général ne doit pas la vérité à ses troupes, etc.) ; et, ensuite, ce droit est perdu, quand les raisons d’être du pacte de vérité (la possibilité même de la vie sociale) sont bafouées – c’est, par exemple, le cas du meurtrier qui me demande si celui qu’il cherche se trouve chez moi. L’idée qui se fait jour, contre laquelle s’élèvera Kant avec véhémence (mais il faut noter que l’extrémisme moral de Kant, qui conduit à dire la vérité au meurtrier, n’alla jamais jusqu’à mettre en cause l’existence d’un bon usage du secret) 9, c’est que la vérité n’est pas bonne à dire pour elle-même et en elle-même ; elle l’est pour les bienfaits qu’elle apporte, de sorte qu’il n’y a aucune bonne raison de la dire lorsqu’elle est dommageable. On parlera alors de vérités bénéfiques ou nuisibles, utiles ou inutiles. D’Holbach écrit que la « véracité n’est une vertu que lorsqu’elle découvre aux hommes des objets nécessaires à leur bonheur, à leur conservation, à leur félicité permanente ; elle cesse d’être utile, et devient même un mal, quand elle les afflige sans profit, ou lorsqu’elle nuit à leurs intérêts réels » 10. C’est dans ce contexte que le mensonge est redéfini à partir du secret, comme le fait de « taire une vérité qu’on doit » (Helvétius, qui l’attribue à Fontenelle). Mais alors, comme le remarque Rousseau, « il suit bien de cette définition que taire

une vérité qu’on n’est pas obligé de dire n’est pas mentir » 11. La position d’Helvétius est à cet égard décisive, qui distingue entre l’intérêt public, lequel exige la publicité de la vérité, et l’intérêt privé, qui requiert la réserve et la discrétion. À l’égard du privé, dire la vérité est souvent inutile et nuisible : « Un homme sort du lit d’une femme, il en rencontre le mari : D’où venez-vous ? lui dit celui-ci. Que lui répondre ? Lui doit-on la vérité ? Non [...] parce qu’alors la vérité n’est utile à personne. 12 » Par contre, la vérité utile est due aux hommes, et c’est sur cette base qu’Helvétius réclame la plus entière liberté de la presse, mais il jette du même coup des bases pour une protection efficace des secrets privés, et, entre autres, à l’égard des indiscrétions de la presse. ▶ On voit que l’ambiguïté contemporaine, où le culte de la transparence communicationnelle reste malgré tout associé à l’exigence de protéger la vérité privée, est une fille oublieuse des Lumières. Remarquons d’abord que, malgré les déclarations de principe, il existe toujours des limites à la publication des vérités qui intéressent le public, dont il faut bien dire que certaines sont inhérentes à la fonction gouvernementale : existence de secrets d’État (militaires, policiers, diplomatiques, etc.), nécessité de ne pas divulguer intempestivement d’importantes décisions politiques (une dévaluation de la monnaie, par exemple), etc. On touche à la redoutable downloadModeText.vue.download 1092 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1090 question du pouvoir, si redoutable qu’on ne la discute plus. La revendication d’une transparence publique sans limite conduit à mettre en évidence la contradiction inévitable entre exigence de vérité et légitimité du pouvoir : si l’impératif de transparence, dans le domaine politique, allait jusqu’au bout de lui-même, il conduirait à l’affirmation de l’illégitimité même du pouvoir, car tout pouvoir, quel qu’il soit, pour des raisons tout aussi bien symboliques que techniques, ne peut s’exercer sans une capacité effective de réserver des vérités et à la fois de donner efficacement à croire qu’il en réserve. Mais la question de la réserve des vérités dans l’exercice du pouvoir politique ne peut être confondue avec celle de l’opportunité d’une réserve dans l’expression publique de la vérité. Ne dois-je pas, à chaque fois, me demander si ma vérité, dans la forme d’expression choisie, est ici et maintenant opportune ou inopportune ? Cette question est indépendante du droit, conquis de haute lutte et toujours menacé, à l’expression publique des opinions. Elle repose sur la très ancienne constatation dont témoigne notre proverbe : une très bonne vérité peut avoir de très mauvais effets. Il y a là une

responsabilité que les diseurs de vérité, ou ceux qui se prétendent tels, se refusent trop souvent à assumer. Le modèle de l’intellectuel moderne présente, en effet, une éthique de l’engagement, pour laquelle ne semble compter que le courage de dire la vérité. Sartre écrit dans Situations II : « Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire dira-t-on ? Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? » On pourrait citer d’autres engagements beaucoup plus problématiques, et de Sartre lui-même, par exemple, en faveur de régimes totalitaires. Et, pourtant, bien des raisons qui ont poussé à ces adhésions pouvaient et peuvent encore aujourd’hui légitimement revendiquer un statut de vérité. On ne peut reprocher à ces diseurs d’avoir dit leurs vérités, mais on le peut sans doute de l’avoir dite pour cautionner l’exercice d’un pouvoir tyrannique, au nom de ces vérités mêmes. On en revient, par le biais de l’engagement, aux vieilles questions de la tradition rhétorique : du comment, du quand, du pour qui, et en faveur de qui, questions que le diseur de vérité ne peut pas ne pas se poser, à moins de la plus complète cécité ou mauvaise foi. Et le constat selon lequel le discours ou l’oeuvre, une fois publiés, échappent à l’auteur n’est lui-même qu’un argument de mauvaise foi. Terminons par un exemple : supposons qu’un philosophe ait acquis la conviction que les droits de l’homme sont, dans leurs principes théoriques, une pure fiction idéologique qui relève d’une religion laïque de l’homme, supposons encore qu’il soit tout aussi convaincu que cette croyance est dans les faits, partout où elle s’impose, le seul rempart contre le déchaînement de l’horreur. Jugera-t-il sa vérité bonne à dire ? Et, si oui, n’est-il pas de sa responsabilité de prendre toutes les précautions nécessaires ? JEAN-PIERRE CAVAILLÉ ✐ 1 Ekman, P., Menteurs et Mensonges. Comment les détecter, Belfond, Paris, 1986. 2 Saint Augustin, le Mensonge, trad. J.-Y. Boriaud, in Augustin d’Hippone, OEuvres, Gallimard, « La Pléiade », 1999. 3 Accetto, T., De l’honnête dissimulation, trad. M. Blanc-Sanchez, Verdier, 1990. 4 Bacon, F., la Sagesse des Anciens, trad. J.-P. Cavaillé, Vrin, 1997. 5 Strauss, L., la Persécution et l’Art d’écrire, trad. E. Pattard, in E. Cattin, B., Frydman, L., Jaffro, A., Petit, éd., Leo Strauss. Art d’écrire, politique, philosophie, texte de 1941 et études, Vrin, Paris, 2001. 6 Bruno, G., Expulsion de la bête triomphante, trad. J. Balsamo,

in OEuvres complètes de Giordano Bruno, t. V, 1-2, Les Belles Lettres, Paris, 1999. 7 Krauss, W. (éd.), Est-il utile de tromper le peuple ? Ist der Volksbetrug von Nutzen ?, Akademie-Verlag, Berlin, 1966. 8 Grotius, H., le Droit de la guerre et de la paix..., trad. Jean Barbeyrac, Amsterdam, 1724, III, 3. 9 Kant, E., D’un prétendu droit de mentir par humanité, texte et traduction in Boituzat, François, Un droit de mentir ? Constant ou Kant, PUF, 1993. 10 D’Holbach, P.-H., Thiry, Morale universelle, 1776, sec. II, chap. 14. 11 Rousseau, J-J., les Rêveries du promeneur solitaire (1782), 4e promenade éd. B. Gagnebin, « Le livre de poche », 1983. 12 Helvétius, De l’esprit (1758), t. I, discours 2, chap. 6. VERTU Du latin classique virtus, de vir, « homme », « courage », « énergie morale », et, au-delà, « toute qualité de mérite masculin » ; par extension, « pouvoir », « force » ; appliqué aux choses et aux vivants, « principe d’efficacité ». Dans l’éthique aristotélicienne, la vertu est perfection ou puissance propre d’un être ou d’une chose et disposition permanente au bien ou à la moralité 1. Les stoïciens lui donnent essentiellement une signification morale et l’inscrivent dans la lutte contre les passions. La notion émigre ensuite dans le domaine politique, avec l’analyse machiavélienne de la nature du pouvoir du prince. Elle est encore vivante en son sens stoïcien chez les classiques, au XVIIe s. Kant en réactive le sens moral et en inscrit l’étude dans une Métaphysique des moeurs 2. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE 1. Puissance active ou pouvoir de faire et non seulement une manière d’être. Connoté moralement, ce pouvoir devient une détermination permanente à faire le bien, impliquant un effort (courage) sur soi, elle est opposée en ce sens au vice et à la faiblesse (morale), mais aussi à la « fausse vertu » (Kant). – 2. Au sens passif, qualité ou caractère utile ou agréable qui plaît et qui mérite louange – plaisir et louange ayant rapport avec un intérêt relatif à d’autres, et non pas à nous-mêmes (Hume), On appelle vicieuse toute « qualité » qui produit désagrément et qui mérite le blâme.

Du sens antique de la vertu, la Renaissance et le XVIIe s. retiennent essentiellement l’idée de perfection propre ou excellence d’un être et, plus généralement, l’idée de force active. Toute vertu, pour Platon, implique courage et maîtrise de soi (tempérance) : on n’imagine pas le juste ou le sage intempérant ou lâche. Si la vertu est une, c’est que la tempérance et le courage impliquent eux-mêmes une qualité de l’esprit qui commande au courageux d’être juste et qui exige de la sagesse qu’elle soit forte. Machiavel est encore sous l’influence de ces concepts antiques, même lorsqu’il en renverse l’orientation et la détourne de son contexte moral. Ainsi, la nature du prince implique cette qualité de l’esprit qui demande aussi bien la maîtrise de soi que le sens de l’équilibre et de la justice, ou, du moins, qui commande d’en avoir l’apparence. S’opposant à l’ontothéologie régnante, Machiavel veut interpréter le monde selon la virtu, et non selon la paresse, qui « débilite les hommes et désarme le ciel » 3. Il fait donc de la vertu une question politique et de la politique une réflexion sur les rapports de la vertu et de la fortune (hasard, circonstances ou même nécesdownloadModeText.vue.download 1093 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1091 sité). Ainsi, les princes qui échoueraient à garder leur pouvoir ne doivent pas en accuser la fortune, mais leur manque de virtu : « Qu’ils n’en accusent point la fortune mais leur lâcheté et leur imprévoyance... » 4, vices qui s’opposent au courage et à la sagesse, ou prudence. La condition du pouvoir efficace et durable se confond donc avec la « valeur propre », ou vertu : « Seules sont bonnes, certaines, durables ces défenses qui dépendent de toi, et de ta valeur. 5 » La vertu n’est pas, ici, un principe rigide qui maintient dans la voie du bien, elle est force d’âme et courage, mais on ne doit pas entendre ces qualités en un sens moral restreint. La pure morale oppose sans équivoque vertu et vice, et distingue bonté et efficacité, excluant qu’un scélérat « puisse être excellent capitaine ». Machiavel, au contraire, détache la vertu de la bonté pure, de la perfection sans mélange, pour l’orienter dans le sens de la volonté efficiente et de l’effectivité. La vertu renvoie donc, chez lui, à l’esprit de décision et à la fermeté de caractère d’une manière générale, mais, pour les princes, elle suppose un ensemble de qualités nécessaires sinon à la conquête du pouvoir, du moins à son maintien et à son exercice. Parmi ces « qualités », il en est une qui semble défier la pure morale : Machiavel, en effet, pose que la sagesse (du prince) se montre aussi à sa capacité à affronter le mal 6, mais il entend

par là que le prince doit savoir « entrer dans les voies du mal » s’il y a nécessité, toujours en conservant aux actions apparence humaine (ou apparence de vertu), sinon « entrer dans le mal » ne serait que vice et faiblesse à la porté du premier venu. La vertu consiste donc à savoir entrer dans le mal par dessein prémédité d’être double ; c’est donc aussi la capacité de masquer ses vertus réelles, si elles peuvent apparaître des faiblesses 7. La vertu est donc un principe de la décision convenable et, en cela, elle ne peut être simulée, alors que les vertus morales peuvent l’être ; elle est donc bien la valeur intrinsèque qui commande d’être et (ou) de paraître digne de louanges en inspirant le respect durablement. Cette valeur trouve matière à s’exercer dans l’histoire, c’est là qu’elle s’affronte à la fortune. Si la vertu stoïcienne et cartésienne ne demande qu’à maîtriser ses propres désirs plutôt que la fortune, la vertu a, pour Machiavel, la fortune comme matière dont elle est la forme. La fortune est aussi l’occasion où s’exerce la valeur qui donne sens politique ou historique au simple événement. « La fortune sourit aux audacieux » pourrait bien être la formule populaire du principe machiavélien, que la fortune est ce que l’homme valeureux en fait. Si les classiques demeurent encore sous l’influence du concept antique de la vertu, comme on peut le voir dans la définition spinoziste : « Par vertu et par puissance j’entends la même chose, c’est-à-dire (prop. 7, p. III) la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même ou la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature » 8, la rupture s’opère à partir de Kant, chez qui la vertu devient synonyme de moralité véritable, à l’exclusion de tout autre sens et, en particulier, du sens politique accrédité par Machiavel. Kant veut inscrire la question de la vertu dans une perspective métaphysique : sa « Doctrine de la vertu » est en rupture avec toute éthique se proposant le bonheur comme fin et toute anthropologie pragmatique ayant des prolongements en morale 9. Il veut fonder le concept de vertu sur « des principes donnés a priori dans la raison pure pratique », ce qui conduit inévitablement à écarter toute tentative qui vise à fonder la morale sur des principes naturels – soit le sentiment (Hume), soit une raison commise par la nature pour nous conduire ou éclairer notre volonté sur nos devoirs (les stoïciens et aussi les classiques qui font de la raison une puissance de connaître pouvant guider le vouloir) ; cette construction métaphysique de la vertu veut mettre en évidence l’autocratie de la raison pure pratique, ou sa capacité à produire ses propres lois, et non seulement à connaître celles de la nature. Chez Kant, la vertu est un concept pur mais tragique (contre toute optimisme moral) ; pour lui aussi, la raison de l’homme est bonne, et une morale réglée sur la raison ne peut errer. Mais l’homme est faible, insincère, méchant, la racine du mal est dans le coeur humain ; la résistance aux penchants qui ignorerait l’existence du mal radical ne peut

définir véritablement la vertu. Ce que doit vaincre la force que l’on dit morale, c’est une autre volonté, le mal consiste dans cette volonté qui, selon sa maxime fondamentale, ne veut pas résister à la tentation ; tout homme pourrait être sage et heureux, s’il n’y avait que les instincts à soumettre. La vertu, au sens fort et stoïcien, n’est telle que si la volonté a surmonté la volonté, si la volonté pure de la maxime bonne l’emporte sur le non-vouloir ou le refus de résister aux penchants ; la notion de pure moralité, coextensive de celle de vertu, est donc solidaire de celle de mal radical. La vertu et le devoir de vertu concernent non l’être raisonnable, mais les hommes comme « êtres de la nature, raisonnables » 10. La vertu implique, dans son concept, « la contrainte du libre arbitre par la loi » 11 ; elle sera donc définie comme une force morale, ou courage, résistant à un adversaire injuste qui se tient en la volonté même, adversaire de l’intention morale : « On nomme courage (fortitudo) la force et la décision réfléchie d’opposer une résistance à un adversaire puissant mais injuste, et lorsqu’il s’agit de l’adversaire que rencontre l’intention morale en nous, le courage est alors vertu (virtus, fortitudo moralis). 12 » La vertu ne réside donc pas essentiellement dans la lutte contre les passions ; c’est l’intention morale qui oriente cette lutte, qui en fait une fortitudo moralis, force des maximes de l’homme dans l’accomplissement de son devoir ; ainsi, la contrainte qu’implique le concept de vertu n’est pas seulement une contrainte personnelle, mais encore « une contrainte suivant un principe de liberté intérieure », et c’est ce qui distingue les devoirs de vertu des devoirs de droit. La pure moralité se trouve dégagée de tout élément sensible, de tout attrait de récompense et également de tout égoïsme sublime. La définition de Kant résume ce travail de construction métaphysique du concept : « La vertu est la force morale de la volonté d’un homme dans l’accomplissement de son devoir, lequel est une coercition morale exercée par sa propre raison législatrice dans la mesure où celle-ci se constitue elle-même en pouvoir législatif de la loi. » ▶ La construction métaphysique de la vertu définit, ainsi, la condition formelle subjective qui l’attache au sujet moral et la sépare du moi empirique. Un problème peut alors se poser : puisque ce qui fait la vertu authentique est la perfection intérieure, comment la reconnaître et la distinguer de la vertu inauthentique (mobiles sensibles) ? En intériorisant la condition formelle de la vertu, Kant n’at-il pas conduit la doctrine de la vertu au bord du précipice sceptique ? Il tente, il est vrai, d’esquiver cet écueil en identifiant l’intention morale et la conscience du devoir ; celle-ci commande, en effet, essentiellement de respecter le « droit sacré des hommes », et le devoir de droit est, en son fondement downloadModeText.vue.download 1094 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1092 même, commandé par la vertu, et, si la vertu est formellement dans l’intention morale, sa réalité est dans l’action, c’est donc effectivement que le principe moral commande d’agir suivant une maxime « dont les fins soient telles que ce puisse être pour chacun une loi universelle de se les proposer » 13. Suzanne Simha ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque et Éthique à Eudéme. 2 Kant, E., Métaphysique des moeurs, II : « Doctrine de la vertu ». Voir-aussi : Aristote, Éthique à Nicomaque (livres II à VI), Vrin. Machiavel, N., le Prince, chap. 15, 16, 18, 24, Bordas. Platon, Gorgias, Protagoras. Spinoza, B., Éthique, IV, définition 8 et propositions 53, 54, 69, 72 ; Éthique, V, 41, 42. 3 Machiavel, N., Discorsi, I, 2. 4 Machiavel, N., le Prince, Bordas, chap. 24, p. 94. 5 Ibid. 6 Ibid., chap. 25. 7 Ibid., chap. 16, p. 64. 8 Spinoza, B., Éthique, IV, déf. 8. 9 Kant, E., op. cit., Introduction, I, Vrin, p. 49. 10 Ibid. 11 Ibid., p. 50. 12 Ibid., XIV, p. 77. 13 Ibid., IX, p. 67. ! AUTONOMIE, DEVOIR, HÉTÉRONOMIE, MORALE, STOÏCISME ∼ VERTU CARDINALE Du latin cardinalis, « principal » (cardo : « pivot, point capital »). MORALE Dans la République, Platon fonde son analyse de l’homme et de la Cité sur quatre vertus principales : sagesse, justice,

courage, tempérance 1. La tradition éthique a repris cette division, par exemple chez Cicéron 2, et la scolastique les a distinguées des vertus théologales : foi, espérance, charité. Les premières sont les vertus « proprement humaines », qui renvoient à la nature, alors que les secondes sont « surhumaines ou divines » 3. ▶ L’enjeu de la distinction consiste à aménager un espace de réception pour l’héritage de la pensée antique privée de la Révélation. Pierre-François Moreau ✐ 1 Platon, République, IV. 2 Cicéron, De Finibus I et II ; De Inventione, II, 53. 3 Grégoire, Moralia, II, 49 ; Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, qu.61. VIDE De l’ancien français vuit, en latin vacuum, « vide ». PHYSIQUE Dans la physique moderne, le sens radical et absolu du terme vide – à savoir celui d’un espace où il n’y aurait aucune sorte de réalité matérielle, et qui ne serait le cadre d’aucun phénomène physique – n’a pas cours. L’espace « vide » est forcément un système dynamique complexe. On peut cependant donner un sens relatif à ce terme en appelant vide un espace au sein duquel la concentration d’atomes est particulièrement faible : un tel vide constitue le milieu inter galactique et on peut, en laboratoire, reconstituer des pressions si basses qu’elles sont dites ultra-vides. Le vide est surtout une notion polémique. L’une des plus importantes controverses philosophiques de l’antiquité oppose la doctrine aristotélicienne résolument pléniste qui réfute a priori la possibilité du vide aux doctrines atomistes qui en proclament la nécessité. Si la formule selon laquelle « la nature a horreur du vide » s’impose jusqu’au expériences de Torricelli (en 1644), elle est l’expression de doctrines métaphysiques. Le vide serait la manifestation d’une faiblesse créatrice, incompatible avec la toute-puissance et la perfection divine. Cet argument, encore présent chez Leibniz 1 peut être « renversé » comme l’indiquent certaines des « interdictions de 1277 » promulguées par E. Tempier 2 à l’encontre des

aristotéliciens : c’est la thèse de l’impossibilité du vide qui y est dénoncée comme limitative au vouloir et à la puissance divine. La critique cartésienne du vide est plus radicale : la proposition « le vide est » est une contradiction puisque le vide étant « rien », elle consiste à affirmer que le non-être est, ce qui est une absurdité. Au cours des expérimentations « sur le vide » des années 1640, Pascal sera ainsi amené à réfuter cet argument en soutenant que le vide ne doit pas être confondu avec le néant et que « l’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant » 3. Cette position est aussi celle de Gassendi pour qui « outre la substance et l’accident, le lieu ou l’espace [...] sont de vrais êtres » 4. L’impossibilité aristotélicienne du vide ne survit pas au développement des expériences et des théories physiques des XVIIe et XVIIIe s., mais la thèse cartésienne de l’Ether, souvent interprétée comme anti-vacuiste, s’avère compatible avec les théories nouvelles, comme aussi les théories atomistes. La controverse se poursuit donc, profondément renouvelée au fur et à mesure des transformations des théories physiques. Vincent Jullien ✐ 1 Leibniz. 2 Tempier, E. 3 Pascal, B., Lettre à E. Noël, Lafuma, p. 200. 4 Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, (1684, Lyon), livre I, Fayard, coll. Corpus, 1992, p. 23. VIE Du latin vita. BIOLOGIE L’interrogation sur la vie est probablement aussi ancienne que l’humanité. Les philosophes grecs, Héraclite, Aristote, ont été les premiers à tenter de dégager les caractéristiques fondamentales des êtres vivants. La difficulté est récurrente : l’usage d’un mot aussi commun que celui de vie ne s’accompagne pas d’une idée claire et déterminée de ce qu’est la vie. Dans l’article vie qu’il avait rédigé pour l’Encyclopaedia Universalis, Georges Canguilhem montrait qu’il existait une histoire de la notion de vie : l’importance de la question « Qu’est-ce que la vie ? » et la nature des réponses apportées ont varié au cours des siècles. La question de la vie devint centrale à la fin du XVIIIe s. et au début du XIXe s. quand, en réaction aux conceptions mécanistes du vivant héritées de

Descartes, se développa le courant vitaliste et naquit la biologie en tant que science du vivant. Derrière la diversité des réponses apportées à la question « Qu’est-ce que la vie ? », se dégagent trois tendances, downloadModeText.vue.download 1095 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1093 qui ont accompagné toute l’histoire de la philosophie, et se retrouvent encore aujourd’hui dans les écrits des biologistes : la vie repose sur les caractéristiques structurales des constituants du vivant ; la vie est associée à l’existence de systèmes en échange permanent avec leur environnement ; la vie est le résultat des capacités de reproduction (avec variations) des êtres vivants. La définition proposée par Bichat : « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » peut être rattachée à la deuxième tradition, tandis que l’importance attribuée par Kant à l’organisation est un des avatars de la première tradition. La dernière réponse est plus récente : elle est l’héritage de Darwin. Au XXe s., le problème de la vie a été beaucoup discuté dans les années 1930-1940, avant de disparaître avec l’essor de la biologie moléculaire. La question « Qu’est-ce que la vie ? » était devenue taboue pendant les trois dernières décennies : la présence d’une information génétique au coeur de tous les êtres vivants semblait être une réponse satisfaisante à la question « Qu’est-ce que la vie ? ». Continuer à poser la question était s’opposer à la nouvelle vision du monde vivant proposée par la biologie moléculaire, et refuser que les êtres vivants ne soient que le fruit d’une chimie particulièrement complexe. La question est redevenue aujourd’hui importante. La connaissance limitée apportée par le seul décryptage de l’information génétique, et la découverte que l’ADN, le support actuel de l’information génétique, n’était que le produit tardif de l’évolution des êtres vivants, ont retiré à la vision informationnelle de la vie une grande part de sa vertu explicative. Les recherches sur la vie artificielle et les programmes de détection de la vie sur d’autres planètes ont provoqué un sursaut d’intérêt pour cette question. ▶ Certains cherchent aujourd’hui la réponse dans un darwinisme étendu aux molécules, ou dans les théories en plein essor de la complexité. Il est raisonnable de penser que les caractéristiques essentielles de la vie sont connues : ce sont celles que nous avons décrites plus haut. L’erreur est de chercher celle qui parmi les trois serait fondamentale, alors que la vraie difficulté est de comprendre comment s’est opéré au cours de l’histoire l’assemblage entre ces trois caractéristiques. Michel Morange ✐ Canguilhem, G., article « vie » de l’Encyclopaedia Universalis,

t. 23 (pp. 546-553 dans l’édition de 1989). Jacob, F., La logique du vivant (1970), Paris, Gallimard. Morange, M., Qu’est-ce que la vie ?50 ans après la double hélice, Paris, Odile Jacob, 2003. Pichot, A., Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993. ∼ PHILOSOPHIE DE LA VIE Traduction de l’allemand Lebensphilosophie. GÉNÉR., POLITIQUE, ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE Peu utilisé en dehors de l’Allemagne, et rarement revendiqué par les auteurs concernés, ce terme désigne les pensées les plus diverses dont le trait commun réside dans l’opposition supposée au rationalisme, et la prétention de cerner la vie à partir de la vie elle-même. Une gestation littéraire et philosophique Le souci majeur de la philosophie de la vie réside, grâce à la référence à la vie et au corps, dans le dépassement du clivage sujet-objet induit par le rationalisme moderne. Ses premières manifestations remontent au XVIIIe s. où J. G. Hamann 1, opposant l’expérience et le vécu à la démonstration scientifique, et Herder, préférant l’immédiateté de la foi à la rationalité de la pensée, donnent un fondement théorique au Sturm und Drang. Ce dernier pose les premiers jalons de la pensée romantique qui, à l’instar de Novalis, considère l’expérience émotionnelle comme la source de toute connaissance 2. L’essor au XIXe siècle Grâce à Schopenhauer 3 et à Nietzsche 4, la philosophie de la vie devient un courant majeur de la philosophie post-hégélienne ; elle décèle dans le « vouloir vivre » une substance métaphysique de l’histoire qui, de fait, occupe la place de l’esprit hégélien. Une autre démarche novatrice se trouve chez Dilthey dont la psychologie compréhensive rayonnera sur la fin du XIXe s. allemand. Accusant la psychologie explicative d’être incapable de saisir la particularité de l’âme humaine, Dilthey se propose de reconstruire la dimension pulsionelle et émotionnelle qui se manifeste dans l’histoire individuelle

et collective 5. Comprenant la conscience humaine comme le reflet des rapports que l’homme entretient, grâce à son corps, avec le monde, l’oeuvre de Dilthey exercera par la suite une influence considérable sur tous ceux qui, au nom de la Kulturkritik, dénonceront la modernité sociale. L’apogée de la philosophie de la vie : la modernité weimarienne « Dépassement des Lumières » et « dépassement du rationalisme » sont les maîtres mots dans la constellation weimarienne, où la philosophie de la vie se lie avec l’anthropologie et le darwinisme pour dominer les débats politiques et philosophiques. « Nous ne croyons plus au pouvoir de la raison sur la vie. Nous sentons que la vie domine la raison. La connaissance de l’homme est pour nous plus importante que les idéaux abstraits et généraux. »6 Spengler conçoit l’histoire comme un organisme vivant où les civilisations s’épanouissent, se fanent et meurent. Le déclin du vieux continent semble prévisible puisque toutes les civilisations antérieures ont subi à leur fin la prédominance de la technique et du rationalisme, des forces de l’esprit donc et non point de la vie. Klages, Lessing et Seidel abondent dans le même sens et se rejoignent pour considérer la capacité de l’esprit humain à prendre ses distances par la réflexion comme une anomalie du processus vital de l’homme 7. Il en résulte la critique virulente de la maîtrise de la nature, avec une dénonciation particulière de la technique chez Lessing, des sciences chez Seidel. Le plus influent sera cependant Klages qui prétend corriger et accomplir la pensée de Nietzsche. Il voit dans le diosyniaque la véritable vie, celle-ci est purement biologique comme le démontre l’exemple des plantes, des animaux et des cultures primitives. Le rayonnement de Klages, ses parentés avec ses adversaires déclarés comme Adorno et Horkheimer 8, incitent le lecteur à remettre en question le clivage traditionnel entre « rationalisme et irrationalisme » et à

s’interroger sur le fondement épistémologique d’une période de crise. Une telle démarche devrait également permettre – dans le contexte actuel – de défendre l’oeuvre de M. Foucault, et en particulier son concept de « bio-pouvoir » contre downloadModeText.vue.download 1096 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1094 les reproches schématiques qui lui sont faits notamment en Allemagne 9. Wolfgang Fink ✐ 1 Hamann, J. G., Sokratische Denkwürdigkeiten, Stuttgart, 1968. 2 Novalis, Werke, Berlin und Weimar, 1983. 3 Schopenhauer, A., Werke in fünf Bänden, Zurich, 1988. 4 Nietzsche, F., Sämtliche Werke, Berlin, New York, 1980. 5 Dilthey,W., Gesammelte Schriften, Stuttgart, Göttingen, 1914. 6 Spengler, O., Preussentum und Sozialismus, Munich, 1919, p. 82. 7 Klages, L., Der Geist als Widersacher der Seele, 6e éd., Bonn, 1981 ; Lessing, T., Die verfluchte Kultur, Munich, 1981 ; Seidel, A., Bewusstsein als Verhängnis, Bonn, 1926. 8 Honneth, A., « L’esprit et son objet », in Raulet G. (dir.), Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris, 1984, pp. 97-112. 9 Erdmann, E., Forst, R., Honneth, A., Ethos der Moderne, Foucaults Kritik der Aufklärung, Francfort, 1990. ! CRITIQUE DE LA CULTURE, CULTURE / CIVILISATION, MODERNITÉ La vie est-elle un songe ? L’argument de la vie comme songe est en général le point de départ d’une réflexion métaphysique sur la réalité et les illusions de la conscience. Mais une tension surgit vite entre l’évidence de notre rapport aux rêves et les contorsions requises pour en tirer une doctrine sceptique, et sa réfutation. Le motif de la vie comme songe

n’est alors irréductible que dans sa dimension morale. DESCARTES, PUTNAM ET L’ILLUSION RADICALE I l y a plusieurs façons de mettre en question la « réalité » de la réalité. L’argument du rêve (on ne peut pas distinguer la « réalité » rêvée de la réalité « réelle ») est sûrement un des procédés les plus naturels à la disposition du métaphysicien. Dans une veine sceptique, il vise l’évidence des sens, l’évidence pratique commune (voici ma main, elle prend ce papier, etc.), et veut détruire l’évidence de l’« évidence » : car tout cela pourrait n’être qu’un rêve, ce moment de folie commun à tous, et donc une illusion. Ce n’est pas le seul moyen de douter à sa disposition. Déjà, Descartes le prolongeait en supposant un « mauvais génie » qui me trompe en toutes mes perceptions, me donnant à me représenter un monde là où il n’y en a peut-être pas, ou un tout différent. Car un rêve, c’est encore un rêve « de quelque chose », ou une suite de tableaux représentatifs : l’imagination brasse, mais n’invente pas tout ce qu’elle halluciné, et la chimère est faite d’un lion et d’une chèvre qui existent effectivement. Allant donc à la limite de la déréalisation onirique, on pourrait supposer que mes images de rêves sont pures fictions (ou des fictions de rien : elles ne reproduisent même pas des choses réelles hors de moi, ni ne les recomposent à leur fantaisie). Putnam a fourni de cette hypothèse radicale une adaptation moderne : celle d’un cerveau enfermé dans une cuve qu’un savant excite pour y susciter toutes sortes d’états mentaux, « voir un arbre », etc. (avec la question de savoir si ces états mentaux sont « référentiels »). Mais il faut peut-être trop d’efforts pour donner consistance au mauvais génie, ou au cerveau dans la cuve, alors qu’il suffit de rêver pour faire l’expérience du « peu de réalité » de la réalité. Sans le rêve, ces passages à la limite sont des artifices gratuits. Mais alors, quelque chose résiste-t-il à cette crise nocturne de l’évidence naturelle ? Descartes, dans les Méditations métaphysiques, se met en quête d’un point d’Archimède dont l’évidence résiste à l’argument du rêve ; ce sera le cogito. Putnam, lui, à peine moins audacieux, cherche au coeur de la représentation un trait qui la distingue de la simple hallucination interne, et en fonde le caractère référentiel (qu’elle vise un objet dans la réalité, l’arbre). Or, si l’on en reste juste au stade cartésien du doute (la vie est-elle un songe ?), il n’est pas sûr que les leçons qu’on doive tirer de

toutes ces tentatives anti-sceptiques soient celles qu’on croit. RÊVE ET COGITO S oit « ma main », « ce papier », au moment où j’écris, en robe de chambre, dit Descartes : douter de mes sens, c’est douter du plus évident, et par là, viser un vertige. Et que la vie soit un songe, c’est un thème qu’on rapporte fréquemment au théâtre baroque, à Corneille ou, plus en arrière, à Calderon : artistes de ce vertige qu’engendre l’illusion dans l’illusion. Mais il est douteux que Descartes ne fasse là que sacrifier à la rhétorique du temps. La Méditation première met en scène une sorte d’exploration phénoménologique d’un état singulier du moi, d’un vécu de connaissance dont Descartes avait d’ailleurs fait l’expérience, et qu’il généralise ici. Descartes, en effet, était un « rêveur lucide », comme en témoigne le dernier des trois rêves des Olympiques : autrement dit, un rêveur capable dans son propre rêve de prendre conscience du fait qu’il rêve, et de continuer à rêver. Ainsi l’attitude psychologique dont émerge le cogito est-elle vraiment vertigineuse : je sais que je rêve, mais cela même, le savoir, peut faire aussi partie du rêve. Nul saut ou sursaut logique dans la médiation décisive : je pense que je rêve, donc je pense (que je rêve), donc je suis ([pensant] que je rêve). Au contraire, on découvre une certitude vécue (pour rêver, il faut que j’existe comme celui qui pense qu’il rêve), ponctuelle peut-être, mais certaine en amont de tout doute possible. Le paradoxe, c’est que le cogito ne produit pas d’abord sa certitude contre le rêve, mais dans le rêve (en fait, énoncer le cogito ne m’assure même pas que je suis éveillé !). Toutefois, Descartes va plus loin. Cette première certitude, il la traite comme un savoir (le savoir, dit-il, que je suis « une chose pensante »). Dès cet instant, se pose la question de la « réalité objective » des idées : car si j’ai une idée évidente, « claire et distincte » comme le cogito, indubitable donc, qu’est-ce qui garantit la réalité de ce qu’elle me représente ? La solution est connue : seul un Dieu parfait garantit la réalité objective des idées (du moins,

les claires et les distinctes), car il répugne à sa perfection qu’il veuille me tromper. La certitude issue du rêve s’est donc métamorphosée : elle est devenue un savoir qu’il y a du nonillusoire, du réel « réel ». Du doute soutenu par l’hypothèse d’un songe coextensif à la vie, on passe à un fondement indubitable de l’édifice des connaissances, qui enveloppe en outre la méthode de sa construction (ne viser que l’évidence pure). Gain métaphysique radical. downloadModeText.vue.download 1097 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1095 CE QUE RÊVER N’APPREND PAS SUR LA RÉALITÉ W ittgenstein, dans De la certitude, s’en prend avec force à une confusion ici exemplaire : certitude n’est pas savoir (et c’est encore autre chose que de décider si savoir, c’est savoir du réel). Il y a d’abord quelque chose de suspect à se demander quelle est la « réalité » de la réalité. Ai-je des raisons d’en douter ? Car douter ne se décrète pas : on ne doute que de quelque chose qu’on pourrait ne pas savoir, et ne pas savoir pour certaines raisons (il y a un rideau entre moi et la chose, etc.). Maintenant, si je doute que c’est là « ma main », à quoi pourrait ressembler une confirmation que je le sais ? On ne peut que me dire : « Eh bien regarde mieux ! Qu’est-ce que tu as ? » Il est faux, ainsi, que je sache que c’est ma main (comme croyait Moore) : j’en suis certain, c’est la « toile de fond », selon l’expression décisive de Wittgenstein, des choses que je peux ensuite savoir ou ignorer. Il en va d’ailleurs ainsi de toutes les affirmations sur l’identité : comparez « je sais que je suis un homme » avec sa négation, « je ne sais pas si je suis un homme ». À l’évidence, la deuxième phrase ne met en question que ma constitution matérielle (aije tous les organes nécessaires ?), pas mon être. De même, quand quelqu’un se demande « y a-t-il des objets physiques hors de moi ? », c’est l’usage des mots qui est en jeu, pas un savoir. Après tout, peut-on vraiment douter de ce dont on veut douter ? On l’a déjà posé, et c’est là, dans la vie. On ne peut demander à quelqu’un qui pose une pareille question que : « quelle signification des mots vises-tu ? », car il ne s’agit pas de dissiper son ignorance sur ce qui est certain (et certain pour tous si c’est certain pour un seul), mais de vérifier s’il manie la grammaire correctement. Il n’y a donc pas de bonnes raisons de douter de la réalité, parce que tout ce qu’on pourrait invoquer à l’appui de la réalité de la « réalité » sera moins réel que la réalité mise en doute : si je doute que c’est là « ma main », nulle information supplémentaire ne me rassurera. À Descartes, on peut à la rigueur concéder qu’un « je » émerge dans le rêve, et qu’il est certain. Il faut préciser toutefois que la signification de ce « je rêve » (« je pense ») est une signification rêvée, subordonnée, en d’autres termes, au jeu de langage du rêve. Ce « je » n’est donc pas justifié objec-

tivement, ce n’est pas un savoir, fut-il primordial : la « toile de fond » n’est pas et ne peut pas être un point d’Archimède pour le projet métaphysique. Ce n’est pas tout. Car que veut dire subordonner « je rêve » au jeu de langage dans lequel s’épuise son sens ? On peut facilement mettre en évidence la contrainte de la grammaire du rêve sur un tel « je » : comment dire « je rêve » au présent ? N’est-ce pas comme dire « je suis mort » ? L’indicatif présent, ici, est tout à fait verbal, ce n’est rien de vécu, ce n’est pas un appui pour connaître. Si on veut lui donner valeur informative, c’est tout simplement un énoncé imprononçable (« je dors » également est autodestructeur). Il en ressort a contrario que « je suis conscient », « je sais de façon certaine », etc., sont le plus souvent vides, ou des non-sens (la négation « je ne rêve pas », à quoi ces énoncés équivalent, va de soi) : cogito, dans la mesure où cet énoncé prétend émerger comme une évidence riche de l’objection sceptique du rêve, est donc lui aussi, et pour cette raison, non informatif. « Je sais avec évidence que 2 + 2 = 4 » est informatif : mais l’information n’est pas ici « je sais sans illusion possible parce que je ne rêve pas », c’est « 2 + 2 = 4 ». Distinguant en somme deux catégories (certitude et savoir), Wittgenstein refuse la question et la réponse métaphysiques de la vie comme songe. Je suis d’abord certain que ma main est bien ma main sans avoir besoin de le savoir (au contraire !) ; car le socle de la croyance fondée, c’est la croyance non fondée, dont il serait « déraisonnable », dit-il encore, de douter. Si je rêve, je rêve ; cela implique que ce que je rêve n’est qu’un rêve, rien d’autre. Et ce n’est pas, ensuite, parce qu’on peut donner au savoir (« je sais avec évidence ! ») un ton de certitude qu’on communique au savoir une qualité de certitude (si par certitude on entend la certitude « radicale », ou mieux, pervasive, de la toile de fond supposée en toute question qui porte sur ce que je peux ou non savoir). LA VIE EST UN SONGE SI MES DÉSIRS S’Y REFLÈTENT ▶ Qu’on puisse, et peut-être même qu’on doive exclure le traitement métaphysique de la vie comme songe, cela libère cependant un autre sens, nullement nouveau d’ailleurs, puisqu’il est simplement celui, traditionnel, esthétique et moral, de ce motif. Si l’on est toujours sûr que la vie n’est pas un songe, cela n’empêche pas d’y rêver ; j’introduis par ce biais le rêve dans la « réalité », pour donner à cette dernière des couleurs et des contours conformes à quoi ? À mes désirs. Cet aspect n’a pas échappé à Tolstoï, dans Anna Karénine, qui peint l’insouciant Stépane Arcadiévitch courant « s’étourdir dans le songe de la vie ». Or si la vie a texture de songe, c’est pour autant que pareil étourdissement réussit (ou parfois, et du moins assez pour servir d’éthique au personnage) ; dans la mesure où, donc, les désirs et les fantaisies qu’ils projettent font partie de sa trame réelle, voire, trament sa réalité comme subjective. Au vertige métaphysique conventionnel se substitue ici un vertige plus excitant, que l’ambition de fixer la réalité de la « réalité » ferait négliger. Être libre ne consiste alors plus à surmonter l’illusion dans ni par le doute (dans

une incertitude angoissée qui s’enveloppe dans ses propres plis et circule dans ses propres détours), mais, soudain retour au baroque, à l’effectuer sans trembler. PIERRE-HENRI CASTEL ✐ Descartes, R., Méditations métaphysiques, 1647. Malcom, N., Dreaming, Routlege and Kegan Paul, Londres, 1959. Putnam, H., « Des cerveaux dans une cuve », in Raison, vérité et histoire, trad. Minuit, Paris, 1984. Wittgenstein, L., De la certitude, trad. Gallimard, Paris, 1965. ! CERTITUDE, COGITO, DÉSIR, ÉVIDENCE, ILLUSION, JEU DE LANGAGE, RÉALITÉ, REPRÉSENTATION, RÊVE VIOLENCE Du latin violentia, « caractère emporté, farouche, force dangereuse ». PHILOS. DROIT, POLITIQUE, MORALE, PSYCHOLOGIE Atteinte imposée, intentionnellement ou non, à l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’un groupe, atteinte le plus souvent perpétrée par un autre individu ou par un autre groupe. Mais elle peut aussi être imposée à soi-même. Ce phénomène concerne donc indifféremment la personne ou la collectivité. Il est lié à la condition de l’homme, et, bien qu’il ne soit pas nécessairement mauvais – car il peut témoigner d’une agressivité créatrice –, il est le plus souvent l’objet d’une condamnation morale ou d’une sanction juridique. La violence habite les sociétés humaines, et elle est d’abord appréhendée socialement comme une tentative de destrucdownloadModeText.vue.download 1098 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1096 tion de l’ordre institué, que l’agression concerne un individu – elle est alors très localisée – ou l’ensemble du corps social 1. La violence est ainsi un problème pour la société qui est constituée en vue, sinon de la surmonter, tout au moins de la maîtriser. Cependant, le pouvoir qui préside, directement ou indirectement, aux destinées du corps social, ne répugne pas à en faire lui-même un usage calculé en vue d’arriver à des fins diversement interprétées 2. On peut considérer, en effet, que le pouvoir lutte par la violence contre la violence,

et cet usage est alors qualifié de légitime ; on peut également estimer que le pouvoir n’a en vue que sa reproduction et la préservation de ses intérêts par la violence, au détriment de ceux qu’il exploite. Il faut noter, à cet égard, que la violence, dans les sociétés modernes, s’exprime avec moins de brutalité que dans les sociétés traditionnelles. En revanche, elle a pris des modalités sournoises et sophistiquées, qui vont de la propagande à certaines formes de traitement médical de la contestation ou de la déviance. Aujourd’hui, les médias jouent un rôle indéniable et important dans l’appréhension de la violence et dans sa diffusion 3. La violence est également un phénomène qui hante constamment les relations entre les sociétés. Ce phénomène n’est pas seulement caractérisé par la guerre. Lorsqu’une société contraint une autre société, matériellement inférieure ou dépendante, à certaines conditions de commerce, elle exerce une violence. ▶ La notion est difficile à définir et à apprécier. L’homme contemporain dispose de moyens de violence à la puissance inégalée dans toute l’histoire humaine. Simultanément, il redoute la violence, et, à la différence de ses ancêtres, il tend à la considérer comme un phénomène à la fois anormal et surmontable. Les idéologies de l’histoire ont le plus souvent tendu à justifier la violence libératrice, dans la mesure où elle accomplissait l’abolition définitive de la violence 4. Enfin, il est difficile de s’accorder sur le moment à partir duquel on peut parler de violence : la détermination d’un acte comme « violent » dépend souvent – pas toujours, naturellement – d’appréciations subjectives très variables. Ce qui est vécu comme une violence intolérable par certains est parfaitement supporté par d’autres, exposés à la même situation. Jusqu’à un certain point, la violence est relative. Ghislain Waterlot ✐ 1 Lorenz, K., l’Agression. Une histoire naturelle du mal, Flammarion, Paris, 1969. 2 Arendt, H., Du mensonge à la violence, trad. G. Durand, Calmann-Lévy, Paris, 1989. 3 Michaud, Y., la Violence, PUF, Paris, 1993. 4 Sorel, G., Réflexions sur la violence, Rivière, Paris, 1946. Voir-aussi : Girard, R., la Violence et le Sacré, Grasset, Paris, 1972. ! GUERRE, HISTOIRE, MORALE, ORDRE, PAIX, POUVOIR VIRTUEL

Du latin virtualis, qui lui-même vient de virtus, « force ». Issu de la scolastique, le virtuel s’oppose à la réalité en acte par son immatérialité et par son intemporalité. L’élaboration de la mécanique analytique, puis de la mécanique quantique, en fait la condition mathématique des phénomènes. ÉPISTÉMOLOGIE Mode d’existence non actuel des structures (réalité mathématique). Avicenne distingue les dimensions actuelles des corps (quantitas dimensionalis) de leur dimension virtuelle (quantitas virtualis) associée à la matière prime susceptible de prendre forme 1. La scolastique use de la notion pour résoudre les difficultés liées à la transsubstantialisation, et précise que le virtuel est la puissance en tant qu’elle possède la perfection nécessaire pour passer à l’acte (Somme théologique, I, II, 55). Leibniz l’applique en ce sens, d’une part, aux idées ou aux événements qui préexistent à leur actualisation, d’autre part, en physique, aux forces. Le principe des « travaux virtuels » consiste à décomposer le mouvement en un mouvement effectif et en des mouvements virtuels qui se détruisent mutuellement : la mécanique analytique de d’Alembert constitue une théorie des équilibres virtuels. Au XIXe s., « virtuel » désigne tout ce qui est possible sans qu’on préjuge de sa réalité (Littré). Mais Bergson insiste sur la réalité du virtuel comparé au possible, qui déréalise le temps : le virtuel est soit l’intégration du présent dans le passé (le souvenir du présent), soit la nouveauté différentielle qui s’actualise (Matière et Mémoire, l’Évolution créatrice). En mécanique quantique, à la suite des travaux de Dirac, un photon échangé, « qui ne se manifeste ni dans les conditions initiales ni dans les conditions finales de l’expérience, est parfois appelé un photon virtuel » 2. Pour Deleuze, ces processus de création-annihilation de particules sont d’éphémères actualisations de la préindividualité virtuelle 3. Granger s’oppose à la référence à la durée pour privilégier l’adéquation aux mathématiques : le virtuel est ce qui est mathématiquement possible 4. Châtelet insiste sur le rôle constitutif du virtuel au sein de potentiels physico-mathématiques 5. La relation du virtuel au potentiel et à l’actuel est donc l’enjeu d’une élucidation des conditions d’intelligibilité en physique. Vincent Bontems ✐ 1 Jammer, M., Concepts of Mass in Classical and Modern Physics, Harvard University Press, Harvard, 1961.

2 Feynman, R., Lumière et Matière, p. 132, Le Seuil, Paris, 1987. 3 Deleuze, G., Différence et Répétition, PUF, Paris, 1966. 4 Granger, G.-G., le Probable, le Possible et le Virtuel, Odile Jacob, Paris, 1995. 5 Châtelet, G., les Enjeux du mobile, Seuil, Paris, 1993. Voir-aussi : Cohen-Tannoudji, G., Virtualité et Réalité, Frontières, Paris, 1995. ! ANALOGIE, NATURE, POTENTIEL ESTHÉTIQUE Qui n’est qu’en puissance, par opposition à « actuel ». Depuis les nouvelles technologies de l’information, mode d’être propre à la simulation numérique. Employé dans un contexte lié aux technologies numériques, le terme « virtuel » acquiert une acception qu’il n’avait pas auparavant. Ainsi, l’expression « image virtuelle », quand elle désigne une image calculée par ordinateur, n’a pas la même signification qu’en optique. D’où les confusions, confusions qui s’aggravent lorsqu’on passe de l’épithète au concept : le virtuel. L’usage de ce terme s’est répandu largement lorsque, vers la fin des années quatre-vingt, les interfaces par lesquelles transitaient les échanges entre l’homme et l’ordinateur (casques de visualisation, lunettes et écrans stéréoscopiques, downloadModeText.vue.download 1099 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1097 générateurs de sons tridimensionnels, gants et vêtements de données, capteurs de position, retours tactiles et de force, etc.) permirent de s’immerger complètement dans l’image et d’interagir avec elle. L’impression de réalité éprouvée dans ces conditions était si intensément ressentie, non seulement par la vue et par l’ouïe, mais aussi par le corps, que l’on parla de « réalité virtuelle ». L’épithète « virtuelle » dénotait qu’il s’agissait non de la réalité elle-même, mais d’une simulation visant à recréer avec le maximum d’exactitude, à l’aide de modèles scientifiques formalisables dans un langage informatique, certains aspects de la réalité convoquée. On désigne assez souvent les technologies numériques de « technologies du virtuel ». Le virtuel présente, en effet, un ensemble de caractères communs à ces technologies. Qu’il s’agisse de produire des images, des sons, des textes ou des sensations, le virtuel est le mode d’être de la simulation. Les données informationnelles – entrantes ou sortantes – traitées

automatiquement par l’ordinateur ont la propriété de se développer et de s’épanouir en de multiples éventualités s’actualisant sous des formes concrètes, sensibles. Le virtuel est donc en puissance. Il doit cette puissance à sa nature symbolique (l’ordinateur ne peut traiter que des symboles), mais aussi au niveau élevé de complexité et de rapidité avec lequel il le fait. Déjà contenue dans les premiers ordinateurs, cette puissance s’est considérablement accrue avec l’interactivité, car ce mode de dialogue avec la machine introduit, dans le traitement de l’information, des données nouvelles, en particulier non langagières, émanant du monde extérieur ou du comportement de l’opérateur, donc d’une certaine expression de sa subjectivité. Le virtuel ne prend ainsi son plein sens qu’en relation avec le réel. Cette relation n’est pas d’opposition, mais de dialogue, dialogue qui s’établit de part et d’autre des interfaces. Les interfaces sont les lieux où se virtualise le réel et où s’actualise le virtuel. Virtuel et réel font couple, interagissent, s’hybrident. C’est le paradoxe du virtuel que de se distinguer du réel tout en en faisant partie. Dans la mesure où le virtuel est consubstantiel au numérique, toutes les activités humaines, au fur et à mesure qu’elles sont contrôlées par celui-ci, tendent à se virtualiser : la communication et l’information, l’industrie, le commerce, la Bourse, la médecine, l’enseignement, les jeux et, bien sûr, l’art. La virtualisation du monde est autre chose que sa dématérialisation ou sa déréalisation, c’est son dédoublement en pures données symboliques traitables automatiquement à des fins de simulation (simulation d’images, de sons, de textes, de sensations, d’actions, de comportements, d’intelligence ou de vie). Mais c’est aussi la possibilité d’accroître le réel en le contrôlant. Pour le meilleur et pour le pire. En ce qui concerne l’art, les artistes se sont intéressés très tôt à l’ordinateur (dès les années soixante). Leur but était, à l’origine, de simuler les processus de création à l’aide de la machine. Si cette ambition se montra rapidement utopique, ils ont su en revanche mettre à profit la virtualité du numérique : explorer, par exemple, ce qu’ils appelaient alors le « champ des possibles ». Avec l’interactivité associée au « temps réel » (quasi-immédiateté de la réponse de la machine), l’art numérique – qui intègre peu à peu la réalité virtuelle, le multi- ou l’hypermédia, et les réseaux – prend un essor considérable. Jouant sur une intime hybridation entre réel et virtuel, à la marge des interfaces, il ouvre sur une nouvelle esthétique. ▶ Sous ses dehors contemporains, et jusque dans ses glissements de sens, la thématisation du virtuel ne cesse d’interroger la très ancienne problématique du passage de la puissance à l’acte qui, d’Aristote à Leibniz et à Bergson, n’a cessé d’irriguer la pensée philosophique occidentale. Mais elle la déplace aussi, à la mesure des moyens technologiques mis en jeu et des retombées qui affectent l’ensemble de la société et jusqu’à notre idée de la réalité. Edmond Couchot

✐ Couchot, E., la Technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Éd. J. Chambon, Nîmes, 1998. Levy, P., Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte-Poche, Paris, 1998. Quéau, P., le Virtuel. Vertus et vertiges, Champ Vallon-INA, Seyssel, 1993. ! ARTS TECHNOLOGIQUES, RÉEL, TECHNOLOGIE VISAGE Du latin visus, « vue, aspect ». Reçu comme la manière spécifiquement humaine d’apparaître, comme ce qui du corps humain en manifeste l’humanité – et / ou comme l’expression de la singularité de chaque individu – le visage a constitué dès l’antiquité un enjeu tant théologique, qu’esthétique et éthique. Chez E. Levinas, c’est comme visage qu’autrui m’interpelle et inaugure la signification en ouvrant la dimension de l’éthique. PHILOS. CONTEMPORAINE La notion de visage a été rencontrée par les théologies juive et chrétienne. Et ce dans le cadre de la difficile interprétation de l’interdit biblique portant sur la représentation (au motif que cette dernière inciterait à l’idolâtrie). L’interdit de la représentation a par exemple été réinterprété par certains commentateurs de la tradition juive comme interdiction ne portant en fait que sur « le visage de l’homme », ou même que sur un « visage humain complet ». On pourrait encore remarquer qu’il s’est agi, pour les penseurs byzantins de l’icône, de se donner les moyens théoriques, essentiellement grâce à l’Incarnation, de valoriser la représentation de face – de la face – du Christ et des saints. La notion de visage, depuis l’antiquité, s’est donc trouvée au coeur tant de réflexions portant sur le statut de la personne humaine que de réflexions aux enjeux plus proprement esthétiques concernant la représentation sensible de l’invisible. Souvent dans un lien explicite avec ce premier horizon théologique – mais pas toujours – la notion de visage a significativement été reprise dans la philosophie contemporaine. Ainsi G. Deleuze réfère-t-il le visage au « régime signifiant du signe » : dans un régime où tout est signifiant, où tout signe renvoie à un autre signe à l’infini, où l’interprétation va donc du même mouvement à l’infini, le visage est « le corps du

centre de signifiance, sur lequel s’accroche tous les signes déterritorialisés, et il marque la limite de leur déterritorialisation ». Et, explique Deleuze, dès lors que le visage s’efface, on rentre dans d’autres régimes de signes « pré-signifiant » ou même « contre-signifiant » ou « post-signifiant ». De son point de vue, il n’y a aucune raison d’accorder un privilège au régime signifiant du signe et au visage 1. Mais sans doute est-ce E. Levinas qui a donné le plus d’importance au « visage » dans une philosophie 2. Inspiré sans nul doute par l’élaboration talmudique de la notion de « visage » (panim en hébreu), mais se pliant – jusqu’à un point discuté mais en tout état de cause significatif – à la rigueur de la méthode phénoménologique, il a toujours pris soin de ne jamais faire de la source talmudique une autorité. Le geste décisif de Levinas tend à montrer que l’être, égalisé avec la downloadModeText.vue.download 1100 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1098 phénoménalité et avec la présence, ne saurait tenir sa signification de lui-même. C’est parce qu’il est toujours déjà affecté par l’autrement qu’être, par ce qui n’est rien d’être et même rien d’étant – l’Infini selon Levinas – que l’être prend sens. Du même mouvement, Levinas montre comment l’inauguration de la signification dans bouleversement de l’être par l’Infini se laisse décrire d’un autre point de vue comme interpellation absolument originaire et anarchique du Moi par Autrui. Pour le dire autrement, Levinas montre comment l’éthique – dont le sens est au passage renouvelé – doit toujours déjà rompre l’ontologique et le phénoménologique. Et c’est comme visage qu’autrui surgit comme interpellation traumatisante et même sommation éthique ; et c’est comme visage d’autrui que l’infini laisse toujours déjà sa trace bouleversante à même la présence (de l’être ou du phénomène) sans jamais, par définition, avoir pour sa part fait présence, sans jamais s’être laissé capturé dans la forme du visible ou de l’être. À ce titre, le visage est « défection du phénomène » 3. La notion de « trace de ce qui n’a jamais été présent » veut rendre compte rigoureusement de la tension suivante : le visage, qui n’est rien de phénoménal (et donc à ce titre n’apparaît pas), s’annonce cependant dans le visible (Levinas évoque aussi l’épiphanie du visage), et même, ne se situe nulle part ailleurs qu’à même le visible, dans le bouleversement qu’il lui inflige en tant qu’appel d’autrui. À ce titre, le visage n’est que concrétude sensible et singulière : vulnérabilité absolue d’un étant exposé dans la nudité de sa peau qui m’interpelle par tant de vulnérabilité – à la limite suscite l’appel au meurtre – et qui finit par me persécuter de tout exiger de moi. Sans contradiction, on mentionnera aussi l’irréductible « abstraction » du visage : inauguration de la signification dans le traumatisme de l’interpellation éthique, le visage tranche sur tous les contextes, sur celui, naturel, de la perception, comme sur celui des signifi-

cations culturelles. Le visage est hors contexte 4. François-David Sebbah ✐ 1 Deleuze, G. et Guattari, F., Mille plateaux, Les Éditions de Minuit, 1980. 2 Levinas, E., Totalité et Infini, Nijhoff, 1961. 3 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, en particulier le chapitre III, Nijhoff, 1974. 4 Levinas, E., Humanisme de l’autre homme (1973), le Livre de poche, 1987. ! TRACE VISIBLE Du latin classique visibilis, « qui a la faculté de voir », puis « qu’on peut voir », dérivé de visum ; emploi substantivé depuis le XVIIe s. au sens de « ce qui est perceptible par la vue ». Dépréciation ontologique du monde visible par rapport au monde des idées dans la tradition intellectualiste héritée de Platon, recherche de l’essence du visible dans la phénoménologie de Merleau-Ponty, renouvellement de la théorie de l’image en esthétique contemporaine à partir de l’énigme du visible et de l’invisible. PHILOS. CONN., ESTHÉTIQUE Contenu manifeste du monde sensible perçu par les organes de la vue. L’identité de la notion n’est cependant pas séparable des différentes articulations entre visible et invisible. La philosophie de la connaissance de Platon instaure la fonction épistémologique du voir dans une perspective de dévaluation ontologique du visible par rapport à l’invisible. L’allégorie de la caverne 1 condamne en effet l’illusion trompeuse du monde des apparences et promeut l’élévation de l’âme vers la connaissance des Idées, invisibles à l’approche sensible. Plotin convoque le paradigme d’une vision intellectuelle qui transperce la matière aveuglante du visible pour accéder à un absolu transcendant 2. Si le discours de Descartes n’indexe plus le visible sur un monde intelligible, comme dans la tradition du platonisme, il n’en rapporte pas moins la structure de la visibilité à des catégories invisibles, telle la lumière 3. En réaction à cette pensée de la vision qui opère une séparation catégorique entre l’objet de pensée et l’objet de perception, la phénoménologie a mis résolument l’accent sur les modes d’apparaître des choses. Ontologie du visible dans

la phénoménologie de Merleau-Ponty Dès la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty inscrit l’expérience visuelle du « corps propre » dans un rapport de co-naissance de l’être et du monde. Ses derniers écrits orientent sa recherche sur l’essence du visible. L’ontologie de la visibilité provient de la réversibilité du voyant et du visible. Le corps, par sa motricité, fait partie du monde visible et se voit voyant. Le concept de « chair » développé dans le Visible et l’invisible permet de comprendre le « chiasme » entre la visibilité et la corporéité. C’est dans le travail de la chair que prend forme la genèse du visible. Cette épaisseur qui enveloppe les choses rend possible leur communication avec le corps voyant tout en définissant une béance, une ouverture, dans la dimension de l’Être qu’est le visible. « La surface du visible est, sur toute son étendue, doublée d’une réserve invisible » 4. Il n’y a ni séparation, ni négation objective entre le visible et l’invisible, mais prégnance, entrelacement originaire noué par la relation de réversibilité du sentir et du monde. La réflexion sur la vision du peintre dans l’OEil et l’esprit a conduit à approfondir l’énigme du visible. Le regard de Cézanne face à la Sainte-Victoire demande de « dévoiler les moyens, rien que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux » 5. L’image n’a pas pour objet de manifester la chose visible mais la visibilité de la chose. Cette élection phénoménale de la peinture se retrouve dans le Credo du créateur de Klee selon qui « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible » 6. Regards contemporains sur le visible et l’invisible des oeuvres d’art Les éclairages contemporains de la philosophie esthétique prolongent et questionnent l’ontologie du visible énoncée par Merleau-Ponty. J.-L. Marion interroge la possibilité de la phénoménologie à rendre compte de tous les modes d’apparition de la peinture. L’organisation du visible par la perspective est opposée à l’insertion, propre à l’icône, de l’invisible dans le visible. Cette pensée esthétique valorise la conception théologique de l’image, qui permet de « voir le visible en face, comme le don de l’apparaître » 7. G. Didi-Huberman définit la modalité du visible par la relation du corps voyant à l’image. Il propose de dépasser la « vision tautologique », le mythe de l’oeil immanent, qui ne saisit rien d’autre que l’évidence visible et la « vision croyante », la clairvoyance d’un oeil transcendant, qui prévoit l’invisible au-delà du visible. Ces deux attitudes nient « l’oeuvre de perte »8 mise à jour devant l’image. S’impose la notion de « visuel »9 liée au dessaisissement de la vision

et à l’émergence d’un nouveau regard en deçà du visible. downloadModeText.vue.download 1101 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1099 Cette « déchirure » de l’image répond aux théories de l’art qui prônent sa lisibilité en fonction de principes invisibles. L’optique interprétative de l’iconologie, qui dote l’analyste du regard transperçant de Lyncée, fait courir le risque de perdre la visibilité de vue, comme l’énonce D. Arasse 10. M. Gagnebin envisage le problème du visible en esthétique à partir d’un excès de la vision, et non d’une théorie du manque, tout en donnant sens à la part d’invisible de l’oeuvre. Elle formule l’hypothèse de « quelque hystérie du voir », d’une réaction de sidération et de déraison, qui tient « à un inassimilable » 11. Seule la convocation du plus grand nombre de vues – anthropologiques, philosophiques, psychanalytiques – permet d’exercer l’emprise d’un « regard actif » sur le rayonnement intarissable du visible. L’esthétique psychanalytique a pour projet de dévoiler cet « irreprésentable » 12 : noyau du voeu inconscient et des forces psychiques en conflit dans la poïétique artistique, il engage une économie du désir et une co-excitation du regard et de l’oeuvre. ▶ Cette nouvelle approche du visible liée à la métapsychologie freudienne et à l’herméneutique artistique appelle une résonance des « silences de l’oeuvre ». Elle permet d’écouter la part d’invisible des images, notamment au cinéma avec l’utilisation du hors-champ et du son off. L’invisible se découvre les yeux ouverts et « les yeux grand fermés », comme dans l’oeuvre posthume de S. Kubrick. Diane Arnaud ✐ 1 Platon, la République, trad. R. Baccou, Gallimard, Paris, 1966, livre VII, pp. 273-277. 2 Plotin, Ennéades, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1991, livre V, pp. 58-61. 3 Descartes, R., la Dioptrique (1637), « De la lumière », Gallimard, Paris, 1952, pp. 180-188. 4 Merleau-Ponty, M., le Visible et l’invisible, chap. V, « L’entrelacs - Le chiasme », Gallimard, Paris, 1998, p. 197. 5 Merleau-Ponty, M., l’OEil et l’esprit, chap. II, Gallimard, Paris,

1999, p. 29. 6 Klee, P., Théorie de l’art moderne, trad. P.-H. Gonthier, chap. III, Gallimard, Paris, 1999, p. 34. 7 Marion, J.-L., la Croisée du visible, PUF, Paris, 1996, p. 8. 8 Didi-Huberman, G., Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 14. 9 Didi-Huberman, G., Devant l’image, Minuit, Paris, 1990, p. 26. 10 Arasse, D., On n’y voit rien, Denoël, Paris, 2000. 11 Gagnebin, M., Pour une esthétique psychanalytique. L’artiste, stratège de l’inconscient, PUF, Paris, 1994, p. 35. 12 Gagnebin, M., l’Irreprésentable ou les silences de l’oeuvre, PUF, Paris, 1984. Voir-aussi : Barthes, R., la Chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard, Paris, 1980. Clair, J., Éloge du visible, Gallimard, Paris, 1996. Gagnebin, M., Du divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999. ! ESTHÉTIQUE, EXPRESSION, IMAGE, PERCEPTION, PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART, PHILOSOPHIE DE L’ART, VISION VISION Du latin visio, « action de voir ». PHILOS. SCIENCES Fonction sensorielle considérée dans ses trois aspects, physiologique, psychophysique et psychologique, par laquelle les yeux et le système nerveux accèdent aux informations transmises par l’environnement sous forme de radiations électromagnétiques. L’oeil, considéré comme le récepteur périphérique, permet la formation d’une image sur la rétine. Il subit alors, en raison des radiations électromagnétiques pour lesquelles les cellules réceptrices de la rétine (cônes et bâtonnets) sont sensibles, des modifications (processus photochimiques) qui se traduisent par l’émission d’influx nerveux, liés à des potentiels électriques, le long des nerfs qui unissent l’organe de la vue au cerveau. Les influx nerveux y sont reçus et soumis à une analyse déterminée par les neurones qui répondent à des stimulations visuelles.

Michel Blay ! PERCEPTION, SENSATION ∼ VISION EN DIEU PHILOS. RELIGION Médiation transcendante dans la perception du monde. Dans la Recherche de la vérité, le Père Malebranche introduit la thèse d’après laquelle l’homme ne connaît pas directement les choses créées ni les lois qui les régissent, mais seulement l’idée de ces choses ou de ces lois qui est en Dieu, à qui seul il est immédiatement uni. Malebranche écrit « [...] Il est certain que l’esprit peut voir ce qu’il y a dans Dieu qui représente les êtres créés, puisque cela est très spirituel, très intelligible et très présent à l’esprit. Ainsi, l’esprit peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu, supposé que Dieu veuille bien lui découvrir ce qu’il y a dans lui qui les représente 1. » Michel Blay ✐ 1 Malebranche, N., Recherche de la vérité, Paris, 1674, livre III, 2e partie, chapitre VI. ! OCCASIONNALISME VITALISME De « vital », qui a rapport à la vie. Entre l’explication du vivant par un seul principe, l’âme, et l’explication mécaniste de l’animal machine, émerge le vitalisme, philosophie modérée, n’ignorant pas les deux précédentes, imprégnée de physique newtonienne, érigeant en principe une force vitale. BIOLOGIE Doctrine des vitalistes. Th. de Bordeu (1722-1776), médecin de Montpellier, dote les glandes d’une vie propre, et leur admet la sensibilité et la motilité, la vie se traduisant par l’ensemble des sécrétions glandulaires. P.-J. Barthez (1734-1806) récuse les multiples vies de Bordeu et fait du principe vital un principe unique régissant la vie animale. X. Bichat (1771-1801), disciple du précédent, développe le vitalisme en le fondant sur des observations et expériences

qui l’amènent à structurer l’organisme en unités élémentaires : les tissus. Pour Bichat, la vie, décomposée en organique et animale, « est l’ensemble des fonctions qui s’opposent à la mort ». La vie organique, ou végétative, régit l’organisation par la nutrition (composition) et par l’excrétion (décomposition) ; tandis que la vie animale, ou de relation, est le domaine downloadModeText.vue.download 1102 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1100 de l’intellect (sensibilité extérieure, mouvement volontaire et propriétés intellectuelles) grâce à la sensibilité et à la motricité. Le coeur est le centre de la vie organique, et le cerveau, celui de la vie animale, mais le principe vital est partout dans le corps. L’« anatomie générale » confère aux tissus les propriétés vitales, il fonde ainsi l’histologie (de histos, « tissu »). Le vitalisme connut un franc succès, certainement par sa position modérée face aux perspectives mécanistes (cartésiennes) et animistes (stahliennes). La critique de Lamarck (1744-1829), attribuant la vie à des phénomènes physico-chimiques, est masquée par son transformisme. Magendie (1783-1855) et Bernard (1813-1878) opposeront vitalisme et méthode expérimentale, celle-ci étant la seule qui permet la mise au jour de la physiologie. Certains travaux de cytologie et d’histologie du début du XXe s. laissent apparaître les notions de matière vivante et d’énergie vitale, et font de la cellule le siège d’une activité vitale ; ils rejoignent en cela le « néovitalisme » de l’embryologiste allemand Driesch (1867-1941). Cédric Crémière ✐ Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) (1800), Garnier-Flammarion, Paris, 1994. Cimino, G., Duscheneau, F. (dir.), Vitalism. From Haller to the Cell Theory, Colloque de Sarrogosse, Firenze, Leo S. Olschki, 1997. Rey, R., « Naissance et développement du vitalisme en France, de la seconde moitié du XVIIIe s. à la fin du premier Empire », thèse de doctorat (histoire), université de Paris-I, 1987. Roger, J., les Sciences de la vie dans la pensée française au

XVIIIe s. (1963), Albin Michel, Paris, 1993. ! ÂME, IRRITABILITÉ, MÉCANISME, MORT, SENSUALISME VOLONTÉ Du latin voluntas, trad. du grec boulêsis. PHILOS. ANTIQUE 1. De façon générale, forme délibérée et rationnelle de la faculté par laquelle l’homme se détermine à agir. – 2. Chez les stoïciens, forme « raisonnable » de l’impulsion à obtenir quelque chose. La première apparition du terme voluntas dans le vocabulaire philosophique remonte au poème De la nature, de Lucrèce (mort en 55 av. J.-C.). Peu après, Cicéron utilise le terme pour traduire le grec boulêsis 1. Ce terme grec lui-même était utilisé dès Platon et Aristote, mais il désigne chez eux le souhait plutôt que la volonté. En effet, chez Aristote, la boulêsis est un désir du bien, désir rationnel dans la mesure où il est opposé à la colère et à l’appétit comme désirs irrationnels 2. En outre, Aristote distingue le souhait de la prohairesis : la boulêsis peut porter sur l’impossible ; par exemple, on peut souhaiter d’être immortel, mais on ne décide pas de l’être, car c’est impossible. En outre, le souhait porte plutôt sur la fin, tandis que la prohairesis porte sur les moyens, ce qu’Aristote illustre d’une série d’exemples : on ne décide pas d’être en bonne santé, mais de marcher ou de rester assis pour être en bonne santé 3. La boulêsis aristotélicienne n’a donc pas grand-chose à voir avec ce que nous concevons comme volonté, dont la forme aristotélicienne serait plutôt la prohairesis, en tant que décision délibérée d’agir. On traduit également souvent par « volontaire » le terme hekousion, qui désigne chez Aristote l’action non contrainte et faite en connaissance de cause : est volontaire « ce dont on a le principe en soi, tout en connaissant les circonstances particulières de l’action » 4. En revanche, en donnant à la boulêsis le sens d’une impulsion raisonnable à obtenir « quelque chose qui a l’apparence du bien » 5, et non plus celui d’un simple souhait, les stoïciens ont donné à la notion un sens qui a contribué à déterminer notre conception de la volonté. Il s’agit d’une forme raisonnable d’hormê (constantia), qui s’oppose à la forme déraisonnable (passion) de l’impulsion à obtenir un bien, forme déraisonnable qui est le désir 6. Toute impulsion à agir, même délibérée, n’est donc pas volontaire aux yeux des stoïciens, qui soulignent que la volonté est accompagnée de prudence, et qu’elle est l’apanage du sage. La conception stoïcienne

de la volonté est donc moralement connotée : ce n’est pas seulement une notion de la psychologie de l’action. Mais, en deçà de cette problématique spécifique aux stoïciens, leur conception du processus allant de l’hormê à l’action est l’une des étapes importantes de la construction de la notion de volonté. En effet, selon les stoïciens, d’abord survient la représentation de la marche comme d’une action convenable, puis l’âme met en mouvement les membres du corps pour réaliser ce qu’elle se représente comme souhaitable. Mais entre la représentation et la mise en mouvement des membres s’intercale l’assentiment, par lequel l’âme approuve ou rejette la représentation qu’elle s’est faite de la marche comme d’une chose qu’il serait bon d’accomplir 7. À cette problématique de l’assentiment, le stoïcisme d’Épictète ajoutera la notion de prohairesis, reprise d’Aristote et quasi absente du stoïcisme originel. Cette indépendance de l’assentiment vis-à-vis de la nécessité et du destin, comme l’impossibilité de contraindre la prohairesis, sont des contributions originales des stoïciens à la conception de l’autonomie de la volonté. Quand Lucrèce emploie le terme voluntas, nul ne sait quel est le terme grec qu’il pourrait traduire : il est même probable qu’il l’introduit dans le contexte épicurien. La volonté est pour lui le « principe » des mouvements du corps, principe « libre » qui est « arraché aux destins » grâce à l’indéterminisme que la déclinaison introduit dans les mouvements des atomes 8. Il n’y avait là, en tout cas, rien de contraire à la description de l’autonomie de l’homme par rapport à la nécessité chez Épicure lui-même 9. Entre la description que Lucrèce donne du processus volontaire et celle que les stoïciens donnent du processus de l’hormê, il existe des points communs : préexistence de la représentation de l’action bonne, mise en mouvement des membres par l’âme à la suite de cette représentation. Mais la faculté d’assentiment n’apparaît pas chez l’épicurien 10. À la fin de l’Antiquité, notamment chez saint Augustin, le problème principal de la volonté devient celui du libre arbitre : la question de la volonté prend alors une importance eschatologique, car la question est de savoir si c’est Dieu ou le libre arbitre de l’homme qui est responsable du péché. Jean-Baptiste Gourimat

✐ 1 Cicéron, Tusculanes, IV, 12. 2 Aristote, Rhétorique, I, 10, 1369 a 3-4 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4 ; Éthique à Eudème, II, 10. 4 Ibid., III, 3, 1111 a 23-24. 5 Cicéron, loc. cit. 6 Diogène Laërce, [??], VII, 116. 7 Sénèque, Lettres à Lucilius, 113, 18. downloadModeText.vue.download 1103 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1101 8 Lucrèce, De la nature, II, 251-265. 9 Épicure, Lettre à Ménécée, 133-135. 10 Lucrèce, op. cit., IV, 877-906. Voir-aussi : Voelke, A.-J., l’Idée de volonté dans le stoïcisme, Paris, 1973. ! CONSTANCE, DÉCLINAISON, DÉLIBÉRATION, LIBRE ARBITRE, PROHAIRESIS MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. L’âge classique reçoit la théorie de la volonté, notamment de la tradition augustinienne, qui la déchiffre dans le registre de l’amour. Chez Descartes, la volonté est une instance qui, avec l’entendement, constitue le jugement. L’erreur se produit lorsque la volonté excède les limites de l’entendement fini 1. On retrouve d’une certaine façon cette problématique dans la politique de Rousseau, pour qui la volonté générale ne peut errer, mais peut ne pas voir le bien qu’elle veut – alors que le législateur, au contraire, joue le rôle d’un entendement de la Cité 2. Une telle opposition entre entendement et volonté est dépourvue de sens chez Spinoza, pour qui idée et volition s’équivalent, l’entendement n’étant que la somme des idées et la volonté celle des volitions ; distinguer entendement et volonté, c’est alors commettre une double erreur : isoler imaginairement la volition comme si elle pouvait se produire sans causes, et céder à l’illusion des généralités, qui prend les idées ou volitions singulières, seules véritables réalités de la pensée, pour les exemples d’une faculté imaginaire 3. ▶ L’enjeu des discussions sur la volonté et son autonomie

par rapport à l’entendement ou à toute autre cause, c’est la conception de la liberté, conçue soit comme libre-arbitre, soit comme absence de contrainte mais non de nécessité. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, Méditations métaphysiques. 2 Rousseau, Du contrat social. 3 Spinoza, Éthique, II. PSYCHOLOGIE En psychologie, la volonté est définie négativement : est volontaire ce qui n’est pas réflexe. L’aboulie est le déficit psychopathologique de la volonté. La volonté a le caractère irréductible d’une intuition corrélative de toute action, voire de toute tentative d’action, dont on est l’auteur. Et comme on peut dire de quelque chose qu’on a fait qu’on ne l’a pas voulu, on suppose en outre qu’il s’agit d’un événement mental distinct de l’action. En même temps, si je lève le bras (action totale) volontairement, chaque segment réel du geste (action se déployant) est lié au précédent par une chaîne d’activations nerveuses. Qu’on soit donc amené logiquement à supposer un tel événement est-il un artefact trompeur de la grammaire de l’agir, ou bien l’intuition de vouloir est-elle, à titre de fait mental, même s’il est mal défini, un ingrédient primitif de l’acte ? Peut-on alors superposer une chaîne de « volitions » concrètes au déploiement, étape par étape, de l’acte ? C’est dans cette direction que s’esquisserait une psychologie de la volonté s’approchant aussi près que possible d’un seuil de positivité. L’aboulie, accompagnée d’épuisement, voire de dépersonnalisation, suggère au moins que disposer d’une intuition de sa volonté (fut-elle une illusion métaphysique) joue un rôleclé dans l’équilibre vécu du moi. Pierre-Henri Castel ✐ O’Shaughnessy, B., The Will, Cambridge U. P., 1980. Ribot, T., les Maladies de la volonté, Paris, 1883. ! PSYCHASTHÉNIE ∼ VOLONTÉ GÉNÉRALE

Contenue dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la volonté générale est à la base de notre conception républicaine et démocratique de la loi. Elle exprime l’idée étonnante qu’un peuple est susceptible de vouloir collectivement, et que ce vouloir est la seule base légitime de son destin politique. POLITIQUE Concept fondateur de la démocratie moderne, qui affirme la souveraineté du peuple en la déduisant de l’égalité naturelle des individus, récusant ainsi, contre les théoriciens de l’absolutisme, que la souveraineté puisse légitimement être déléguée à un monarque. Historiquement, le concept se forge au sein d’un débat sur la justice divine, soucieux de justifier l’inégale distribution de la grâce entre les hommes. Malebranche y élabore un modèle formel qui revalorise, contre la critique aristotélicienne 1, la généralité de la loi. La volonté générale qu’a Dieu de sauver tous les hommes doit s’accomplir sans entrer en contradiction avec sa sagesse infinie. Le Créateur doit donc suivre des lois générales qui lui interdisent d’agir en se réglant sans cesse sur la variabilité des comportements particuliers. C’est ainsi que, après avoir été le signe de l’imperfection de la loi, la généralité devient la marque même de son caractère juste. Diderot sécularise ce modèle en l’intégrant à la réflexion sur le droit naturel. Dégageant, par-delà la diversité des sociétés concrètes, la constance de certaines normes sociales, il y voit la preuve qu’il existe une justice propre au genre humain. Celle-ci n’a pas besoin d’être fondée en Dieu, car il suffit de la considérer comme l’objet de la volonté générale de l’espèce humaine, sorte de morale universellement accessible à tout individu doué d’une nature raisonnable. Avec Rousseau, enfin, le modèle formel de la volonté générale permet de penser la justice civique. La volonté n’est plus rapportée à la société humaine, mais à un peuple particulier, à une communauté de citoyens unie par un contrat

social. Sa généralité garantit alors la justice des lois positives. Quand elle qualifie le sujet de la volonté (tout le peuple statue), la généralité assure l’égale participation des citoyens au pouvoir législatif, et évite qu’une minorité monopolise la souveraineté. De plus, quand elle porte sur l’objet de la volonté, elle oblige les délibérations à porter exclusivement sur ce qui concerne tout le peuple, empêchant ainsi que le vote des citoyens soit instrumentalisé par des luttes partisanes et s’écarte de l’intérêt général. Sophie Guérard de Latour ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, V 14. Voir-aussi : Diderot, D., Encyclopédie, art. « Droit naturel ». Malebranche, N., Traité de la nature et de la grâce. Rousseau, J.-J., Du contrat social. ! CITOYEN, CONTRAT SOCIAL, DROIT, ÉGALITÉ, JUSTICE downloadModeText.vue.download 1104 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1102 ∼ VOLONTÉ DE PUISSANCE Traduction française de Wille zur Macht Cette expression apparaît chez Nietzsche dans la deuxième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, elle a été rendue célèbre par le titre donné à un ouvrage posthume, longtemps considéré comme l’expression ultime de la pensée de Nietzsche. Nous savons maintenant que Nietzsche avait finalement renoncé à publier une « Volonté de puissance » et que l’ouvrage portant ce titre est constitué de fragments de différentes époques rassemblés assez arbitrairement. PHILOS. MODERNE 1. Toute vie comme tendant à s’affirmer avec toujours plus de puissance. – 2. Plus particulièrement, principe qui, en tout ordre de faits, différencie, hiérarchise, détermine une relation de domination. L’expression de volonté de puissance (Wille zur Macht) est manifestement calquée sur la volonté de vie, le vouloir vivre (Wille zum Leben) de Schopenhauer. Mais Nietzsche croit pouvoir réfuter cette notion schopenhauerienne par la simple remarque que pour vouloir vivre il faut d’abord vivre : « Comment ce qui existe pourrait-il encore vouloir exister ? Il n’y

a de volonté que dans la vie ». Il est clair qu’ici Nietzsche confond exister et vivre. La vie dans les textes de Nietzsche ne s’entend pas seulement de l’ensemble des êtres vivants, ou de l’expérience propre à cet être vivant qu’est l’homme, mais aussi de la totalité de ce qui est. La volonté de puissance comme caractéristique de la vie se trouve par là même généralisée : « Pour le vivant, il y a beaucoup de choses qu’il estime plus haut que la vie même ; mais ce qui est s’exprime par cette estimation même est la volonté de puissance ». Aucune métaphysique de la vie n’est ici restaurée ; la volonté de puissance ne dénomme pas un quelconque substrat universel au-delà des phénomènes, comme l’était la volonté dans la philosophie de Schopenhauer ; elle ne vise aucune chose en soi, aucun « arrière monde » ; elle se développe complètement au seul niveau des apparences, par le devenir, dans le devenir. La multiplicité d’aspects lui est essentielle et l’on ne peut lui attribuer l’unicité d’un premier principe créateur. Il ne faut pas non plus la concevoir comme une résultante mécanique de forces, mais comme la synthèse en devenir de forces diverses en quantité et en qualité. « La volonté de puissance est l’élément dont découlent à la fois la différence de quantité des forces mises en rapport, et la qualité qui, dans ce rapport, revient à chaque force ». C’est bien l’être qui est par lui-même volonté de puissance. Elle n’est pas un mot d’ordre qui fixerait un idéal de puissance extérieur au vouloir, et auquel il serait plus convenable de substituer un autre idéal comme l’altruisme, l’esprit de sacrifice etc., selon la conception que l’on se ferait du sens de l’expansion vitale. C’est dans tous les cas la volonté de puissance qui évalue, même lorsque l’esclave fait du pouvoir auquel il aspire un but, un objet extérieur dont il est démuni. Même le nihilisme est une forme de volonté de puissance : « Une volonté d’anéantissement, une hostilité à la vie, un refus d’admettre les conditions fondamentales de la vie, c’est du moins et cela demeure toujours une volonté ». L’universalité même de la volonté de puissance en fait donc le principe de toute évaluation positive ou négative. L’évaluation nietzschéenne est constamment soutenue par une typologie dualiste qui oppose sous différents aspects l’activité et la réactivité, la force et la faiblesse, la conquête et la décadence, le noble et le vil, la gaieté et le ressentiment. Le philosophe de la volonté de puissance peut écrire : « Ma préoccupation la plus intime a toujours été en fait la question de la décadence ». Mais il est aussi, et par là même, le héraut qui annonce une inversion de toutes les valeurs. La volonté de puissance permet ainsi d’échapper au scepticisme résultant du jeu de miroirs des interprétations qui se renvoient indéfiniment l’une à l’autre (voir perspectivisme) ; elle donne son sens à la recherche des forces obscures, inconscientes qui dans la profondeur du corps sont à l’origine des concepts, des discours, des jugements de valeur (voir généalogie). Aussi Nietzsche multiplie-t-il les analyses physiologiques ; « âme est

un mot qui désigne quelque chose du corps. Le corps est une grande raison, une multitude unanime, une guerre et une paix, un troupeau et un berger », c’est-à-dire une volonté de puissance dominant la « petite raison » consciente. Par cette dénonciation des illusions de la conscience, Freud a pu voir en Nietzsche un précurseur de la psychanalyse, au même titre d’ailleurs que Schopenhauer ; mais c’est un psychanalyste dissident, Alfred Adler, qui se réclamera explicitement de la volonté de puissance en la substituant à la libido. Jean Lefranc ✐ 1 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, 1883, « De la maîtrise de soi ». 2 Ibidem. 3 Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, 1962. 4 Nietzsche, Fr., Généalogie de la morale III, 1887, 28. 5 Nietzsche, Fr., Le cas Wagner, 1888, avant-propos. 6 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra I, 1883, « Des contempteurs du corps ». 7 Freud, S., Sigmund Freud par lui-même, 1934, p. 100. ! DEVENIR, GÉNÉALOGIE, NIHILISME, PERSPECTIVISME, RESSENTIMENT, VALEUR VOULOIR-VIVRE PHILOS. CONTEMPORAINE Selon Schopenhauer, forme que prend la volonté (entendue comme l’être métaphysique qui s’objective dans les forces naturelles physiques, chimiques, biologiques et psychologiques) au niveau des organismes vivants. Quoi qu’en ait dit Nietzsche 1, Schopenhauer n’identifie pas vivre et exister. Pour lui, la volonté n’est que très superficiellement une faculté de choix conscient et raisonné : elle comprend toute la vie affective, consciente et inconsciente, tout le dynamisme interne incarné dans l’expérience que le moi a de son propre corps. Par analogie, c’est le monde entier qui est conçu métaphysiquement comme volonté, au-delà de la connaissance sensible ou conceptuelle. Elle se manifeste d’abord dans des phénomènes comme l’attraction physique ou l’affinité chimique avant de se manifester comme force vitale chez les organismes végétaux ou animaux. Chez les animaux (dont l’homme) qui sont pourvus d’un cerveau, donc capables de représentations, la connaissance est entièrement subordonnée aux intérêts du vouloir-vivre, tant, du moins,

que certains hommes d’exception ne sont pas parvenus par l’ascèse à la négation consciente de la volonté par elle-même. C’est ainsi que la passion amoureuse n’est qu’un piège au service de la pérennité de l’espèce 2. Bien que la doctrine de l’idéalité du temps lui interdise de reconnaître la réalité de l’évolution des espèces, Schopenhauer décrit un féroce struggle for life entre les espèces et les individus du monde phénoménal. Le vouloir-vivre ne cesse downloadModeText.vue.download 1105 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1103 de se nourrir de lui-même, de détruire ses propres produits dans un gaspillage sans fin ni but 3. Jean Lefranc ✐ 1 Nietzsche, F., Zarathoustra, I, 1883. 2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, ch. 4, « Métaphysique de l’amour sexuel », 1818. 3 Schopenhauer, A., op. cit., livre II, en particulier § 27. ! DARWINISME, ILLUSION, LAMARCKISME, VIE VRAI Du latin verus. GÉNÉR., LOGIQUE Valeur que prennent des propositions ou des corps théoriques lorsque leur contenu est jugé consistant d’une part et adéquat aux choses d’autre part. Dans la logique aristotélicienne, qui a fixé pour l’histoire de la philosophie classique la valeur classique des parties du discours, le vrai est une propriété des jugements et d’eux seuls 1. Les jugements, composés par un sujet, une copule d’attribution et un prédicat, sont des propositions particulières en ce sens qu’ils répondent au principe de non contradiction : ils sont soit vrais, soit faux. Cette dichotomie est tranchée soit en fonction de la consistance interne du raisonnement (dans le cas du syllogisme), soit en fonction d’une connaissance déterminée de l’univers dans lequel les propositions concernées

prennent place. « Bouc-cerf » n’est ni vrai ni faux, mais peut entrer dans un logos apophantikos, une proposition susceptible d’être vraie. En revanche aucun univers connu n’offre aux sens la possibilité de saisir un tel être, qui ne peut dès lors être valide au regard d’un raisonnement syllogistique en usage dans la physique aristotélicienne. Dans cette distinction nous reconnaissons toute la différence qui existe entre l’apophantique formelle et le syllogisme scientifique, où chaque terme doit être validé par la sensation ou par la référence aux notions communes (koina ennoia). Cette valeur de vérité, qui doit être validée soit par la déduction formelle, soit par l’évidence d’une expérience adéquate à l’objet jugé comme « vrai », est le socle de la logique classique – Hegel 2 dirait : des pensées abstraites d’entendement. ▶ Le vrai est dans une relation simple de négation par rapport au faux et toute la logique qui dérive de ce rapport fondamental est dite classique, par opposition aux logiques non-standard dans lesquelles un coefficient de probabilité peut se substituer aux valeurs binaires que peuvent prendre les jugements dans le calcul des propositions ou dans celui des prédicats. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, Organon, Trad. Tricot, Paris, Vrin, 1995. 2 G.W.F. Hegel, Préface à la Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1946. ! APOPHANTIQUE, FAUX, SYLLOGISME, VÉRITÉ downloadModeText.vue.download 1106 sur 1137

WZ WELTANSCHAUUNG Expression allemande communément traduite par « conception du monde ». POLITIQUE, SOCIOLOGIE Banalisée dans l’usage contemporain, l’expression Weltanschauung a joué un rôle important dans l’autodéfinition de la philosophie en Allemagne dans les trente premières années du XXe s. La question fut alors posée de savoir si la philosophie en général pouvait être considérée comme une « conception du monde », et, à l’inverse, si toute

conception du monde était l’équivalent d’une philosophie. Si l’expression Weltanschauung peut être rendue en français par « conception du monde », le fait que l’on ait souvent recours à la lexie allemande plutôt qu’à un équivalent français témoigne du sentiment que cette expression révèle une dimension plus particulièrement allemande de l’interprétation de la philosophie. Il est sans doute des usages très ordinaires, en français également, de la formule « conception du monde », évoquant de façon assez vague l’idée d’une cohérence globale des représentations qui seraient propres, selon le cas, à une époque, à une culture, à un parti politique, plus rarement à un individu. Mais il revient à la philosophie allemande du XXe s. d’avoir développé des emplois spécifiquement philosophiques de l’expression : il n’est rien d’équivalent, dans la littérature française du XXe s., aux analyses de W. Dilthey sur « les types de Weltanschauung et leur élaboration dans les systèmes métaphysiques » (1911) ou à celles de K. Jaspers sur la « psychologie des Weltanschauungen » (1919). Pour être les plus connus, ces deux ouvrages ne sont pas isolés. La liste des ouvrages allemands parus dans les deux premières décennies du XXe s. faisant mention dans leur titre du terme Weltanschauung est considérable, son indétermination lui permettant de circuler entre histoire de la littérature, religion, philosophie et sciences. Il serait vain de vouloir tracer un tableau exhaustif de tous ces usages. Il faut connaître néanmoins cet emploi intensif de Weltanschauung dans le langage d’une époque déterminée des lettres et des sciences humaines en Allemagne pour comprendre l’un des enjeux du texte de Heidegger intitulé Die Zeit des Weltbildes 1. Heidegger reprenait dans cette conférence le fil d’une réflexion critique dont on trouve trace déjà dans les cours de Fribourg de 19192. Le premier cours seulement (« L’idée de la philosophie et le problème des conceptions du monde ») porte explicitement sur le thème de la Weltanschauung : encore ce thème n’est-il évoqué que dans l’introduction, où Heidegger constate la banalisation de l’usage du terme ainsi que la tendance, à un niveau plus élaboré, d’utiliser ce terme comme un synonyme de philosophie. Heidegger ne mentionnait ce recouvrement tendanciel entre philosophie et conception du monde que pour en contester le bien-fondé et introduire l’alternative d’un autre concept de la philosophie, sous le signe de la radicalité d’un questionnement originaire, d’inspiration phénoménologique. Le deuxième cours (« Phénoménologie et philosophie transcendantale des valeurs ») était consacré à un exposé critique de la formation de la philosophie des valeurs, à travers les positions philosophiques de Lotze, Cohen, Brentano, Windelband, Dilthey et Rickert. Le lien existant entre la thématique du Weltbild (« image du monde ») et de la Weltanschauung, d’une part, et l’inscription de la réflexion sur les valeurs et la culture au coeur de la réflexion philosophique, d’autre

part, se retrouve dans la conférence de 1938 (« L’époque des “conceptions du monde” »), lié désormais à la méditation sur l’histoire de la métaphysique, plus précisément sur l’inflexion subjectiviste qu’elle a connue au commencement des temps modernes (avec Descartes), inflexion que manifeste l’interprétation du monde en termes représentatifs : la « conquête du monde en tant qu’image conçue » (« die Eroberung der Welt als Bild ») apparaît comme le corrélat de la promotion de l’homme au statut de « l’étant qui donne la mesure à tout étant et arrête toutes les normes » 3. Heidegger souligne la dynamique conflictuelle impliquée dans cette transmutation de la philosophie en Weltanschauung. Celle-ci se décline au pluriel, en une confrontation des Weltanschauungen, c’est-à-dire en positions antagoniques relatives à la situation de l’homme dans le monde et downloadModeText.vue.download 1107 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 1105 aux règles de son action. Cet aspect antagonique se laisse illustrer notamment (bien que Heidegger ne mentionne pas ce texte) par les analyses de Weber dans la conférence sur « Le métier et la vocation de savant » 4. Dramatisant dans la métaphore d’une « guerre des dieux » l’incompatibilité ultime des points de vue possibles sur le sens et les valeurs dernières de l’action, Weber invitait les professeurs à se garder de tout prosélytisme moral ou politique. Les ambitions morales de la science devaient, selon lui, se borner à éclairer chacun sur la cohérence de la vision du monde que ses choix présupposent. À l’abstinence axiologique du savant faisait ainsi pendant une morale décisionniste, laquelle, à défaut d’imposer un ordre de valeurs déterminé, exigeait cependant de chacun la clarté réflexive et le sens de la responsabilité. Catherine Colliot-Thélène ✐ 1 Heidegger M., « L’époque des “conceptions du monde” », in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1986, 99-146. 2 Heidegger M., « Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungsproblem » et « Phänomenologie und transzendentale Wertphilosophie », in Zur Bestimmung der Philosophie, Gesamtausgabe, Bd. 56 / 57, Klostermann, Frankfurt am Main, 1987, resp. 1-11- et 119-203. 3 Ibid., p. 123.

4 Weber M., « Le métier et la vocation de savant », in le Savant et le Politique, 10 / 18, 1998, pp. 53-98. Voir-aussi : Dilthey, W., Die Typen der Weltanschauungen und ihre Ausbildung in den metaphysischen Systemen, in Dilthey W., Gesammelte Schriften, Bd VIII, pp. 73-118. Jaspers, K., Psychologie der Weltanschauungen, Springer-Verlag, Berlin-Heidelberg-NewYork, 1971. Marquard, O., « Weltanschauungsphilosophie. Bemerkungen zu einer anthropologischen Denkform des neunzehnten und zwanzigsten Jahrhunderts », in Schwierigkeiten mit der Geschichtsphilosophie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1973. ! MONDE, ONTOLOGIE, PHILOSOPHIE WITZ ! ESPRIT ZÉTÉTIQUE MATHÉMATIQUES Se dit presque exclusivement de l’une des trois parties fondamentales dans lesquelles Viète (1540-1603) subdivise l’analyse. J. Itard en décrit parfaitement les caractéristiques dans son article « De l’algèbre symbolique au calcul infinitésimal » : « La zététique, ou art de chercher les problèmes, consiste à adopter un symbolisme permettant de noter tant les grandeurs inconnues que les connues, à exprimer les liens qui les unissent et à en dégager l’équation qui, sous forme abstraite, résume le problème posé. L’analyse poristique apparaît alors, qui étudie, transforme, discute cette équation. Enfin, l’exégétique, ou analyse rhétique, revenant au problème concret résout l’équation, soit par des constructions s’il s’agit de géométrie, soit par des calculs numériques s’il s’agit d’arithmétique. »1 Ce terme de « zététique » renvoie également à une dénomination des disciples de Pyrrhon. Michel Blay ✐ 1 Itard, J., article publié dans Histoire générale des sciences, sous la direction de R. Taton, Paris, P.U.F, 1958, vol. II. downloadModeText.vue.download 1108 sur 1137 downloadModeText.vue.download 1109 sur 1137

Liste des abréviations utilisées pour les disciplines ANTROPOLOGIE BIOLOGIE ÉPISTÉMOLOGIE ESTHÉTIQUE GÉNÉR. HIST. SCIENCES LINGUISTIQUE LOGIQUE MATHÉMATIQUES MÉTAPHYSIQUE MORALE ONTOLOGIE PHYSIQUE POLITIQUE PHÉNOMÉNOLOGIE PHILOS. ANALYTIQUE PHILOS. ANTIQUE PHILOS. CONN. PHILOS. CONTEMP. PHILOS. DROIT PHILOS. ESPRIT PHILOS. MÉDIÉVALE PHILOS. MODERNE PHILOS. RELIGION PHILOS. RENAISSANCE PHILOS. SCIENCES PSYCHANALYSE PSYCHOLOGIE SC. COGNITIVES SC. HUMAINES SOCIOLOGIE THÉOLOGIE Liste des entrées avec leurs signataires 1 A abduction. PHILOS. CONN., LOGIQUE, Claudine Tiercelin.

abréaction. PSYCHANALYSE, Christian Michel. absolu. GÉNÉR., Caroline Guibet Lafaye. abstraction. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; PHILOS. MODERNE, Pierre-François Moreau ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Claudine Tiercelin ; LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu ; ESTHÉTIQUE, Denys Riout. abstrait. GÉNÉR., André Charrak. absurde. LOGIQUE, MORALE, Olivier Abel ; Raisonnement par l’absurde, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. académie. ESTHÉTIQUE, Nathalie Heinich. acatalepsie. PHILOS. ANCIENNE, André Charrak. accident. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. acte. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; GÉNÉR., PHILOS. MODERNE ET CONTEMPORAINE, Fabien Chareix ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc ; Acte manqué, PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc ; Acte de discours, LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Denis Vernant. action. GÉNÉR., André Charrak ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT., Roger Pouivet ; PSYCHANALYSE, Action communicationnelle, LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Alexandre Dupeyrix ; Principe de moindre action, PHILOS. SCIENCES, Michel Blay. active / contemplative (vie). PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. adaptation. BIOLOGIE, Cédric Crémière, Nicolas Aumonier. addiction. MORALE, PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. addition. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. adégalisation. MATHÉMATIQUES, Michel Blay. ad hoc (hypothèse). PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. admiration. MORALE, André Charrak.

affect. PSYCHOLOGIE, Pierre-François Moreau ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. Les items signalés par le symbole *, non suivis de la discipline les concernant et du nom de leur auteur, indiquent le renvoi d’un autre item à l’intérieur de l’entrée. downloadModeText.vue.download 1110 sur 1137

1108 affection. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. affirmation. ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE, Gérard Raulet ; PSYCHANALYSE, JeanJacques Rassial. affordance. PSYCHOLOGIE, Pascal Engel. agonistique. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. agréable. ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer. agrégat. HIST. SCIENCES, Michel Blay. aidôs. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. aléatoire. MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Michel Bitbol. algèbre. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES, Hourya Sinaceur. algorithme. LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES, Hourya Sinaceur. aliénation. GÉNÉR., SC. HUMAINES, Gérard Raulet ; PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot. Allais (paradoxe d’). PHILOS. CONN., SC. HUMAINES, Emmanuel Picavet. altération. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. altérité. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. amateur. ESTHÉTIQUE, Fabienne Brugère. ambivalence. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. âme. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; PHILOS. MÉDIÉVALE, Jean-Luc Solère ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini ; PHILOS. MODERNE, Pierre-François Moreau ; BIOLOGIE, Cédric Crémière ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte ;

Belle âme, ESTHÉTIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION, Gérard Raulet. amitié. MORALE, Denis Collin. amour. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE, Julie Reynaud ; PHILOS. MODERNE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE, Pierre-François Moreau ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc ; Amour de soi / amour-propre, ANTHROPOLOGIE, MORALE, André Charrak. anagogique. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, Michel Blay. analogie. GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue ; ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Vincent Bontems ; Processus analogique, PSYCHANALYSE, André Bompard. analyse. GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. analytique. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; Analytique / synthétique, LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN., Pascal Engel ; Philosophie analytique, GÉNÉR., LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel. anaphore. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. anapodictique. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. anarchisme. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer et Laurent Gerbier. angoisse. MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, JeanMarie Vaysse, Gérard Raulet ; PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot. anhypothétique. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. CONN., Jean-Luc Solère. animal. GÉNÉR., Laurent Gerbier. animalisation. BIOLOGIE, Laurent Bove. anthropique. PHILOS. SCIENCES, Anouk Barberousse. anthropocentrisme. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, Pierre-François Moreau. anticipation. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, JeanBaptiste Gourinat. antilogie, antilogique. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade.

antimatière. PHYSIQUE, Michel Bitbol. antinomie. GÉNÉR., LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. apagogique (raisonnement). LOGIQUE, Michel Blay. aperception. MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE, Caroline Guibet Lafaye. apollinien. ESTHÉTIQUE, Mathieu Kessler. apophantique. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. aporie. GÉNÉR., Michel Lambert. apparence. ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Suzanne Simha ; Sauver les apparences, ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE, Vincent Jullien. apparition. ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., Natalie Depraz. appétit. PSYCHOLOGIE, Pierre-François Moreau. application. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. appréhension. PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz. downloadModeText.vue.download 1111 sur 1137

1109 apprentissage. PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. approximation. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. après-coup. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. a priori / a posteriori. PHILOS. CONN., Pascal Engel. archétype. GÉNÉR., PSYCHANALYSE, Annie Hourcade. archimédien. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. architectonique. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; PHILOS. MODERNE, Michel Narcy. architecture. ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer.

argument. GÉNÉR., LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Alexis Bienvenu. argumentation. LOGIQUE, PHILOS. ANTIQUE, Denis Vernant. arianisme. PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE, Michel Lambert. aristotélisme. PHILOS. ANTIQUE, Fabien Chareix ; ÉPISTÉMOLOGIE, Fabien Chareix. arithmétique. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. Arrow (théorème d’). POLITIQUE, Emmanuel Picavet. ars inveniendi. PHILOS. CONN., Michel Blay. art. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot ; Approche 1 : philosophie de l’art, ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau ; Approche 2 : Phénoménologie de l’art, ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, François Soulages ; Approche 3 : sociologie de l’art, ESTHÉTIQUE, SOCIOLOGIE, Nathalie Heinich ; Approche 4 : histoire de l’art, ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat ; L’art en question 1 : monde de l’art, ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau ; L’art en question 2 : l’art pour l’art, ESTHÉTIQUE, Anne Sauvagnargues ; L’art en question 3 : fin de l’art, ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat ; Focale 1 : art et nature, ESTHÉTIQUE, Philippe Nys ; Focale 2 : art et science, ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES, Jacques Morizot ; Focale 3 : art et politique, GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE, Anne Sauvagnargues ; Genre 1 : arts plastiques, ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau ; Genre 2 : arts technologiques, ESTHÉTIQUE, Edmond Couchot. artiste. ESTHÉTIQUE, Nathalie Heinich. ascétisme. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION, André Simha. assentiment. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. assertion. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Denis Vernant. association. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. ataraxie. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. atemporalité. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. athéisme. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., PierreFrançois Moreau.

atome. PHYSIQUE, Michel Bitbol. atomisme. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; Atomisme logique, LOGIQUE, Denis Vernant. attention. PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE, Natalie Depraz ; PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. attraction. PHYSIQUE, Michel Blay. attribut. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Frédérique Ildefonse ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MODERNE, André Charrak. attributif / référentiel. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. Aufhebung. ONTOLOGIE, André Charrak. augustinisme. PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE, Tiphaine Jahier. autarcie. PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE, Christophe Rogue. auteur. ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. authentique. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse. automatisme psychologique. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. autonomie. GÉNÉR., Christelle Thomas ; MORALE, Colas Duflo. auto-organisation. SC. HUMAINES, Laurent Bove. autorité. MORALE, POLITIQUE, Laurent Gerbier. autre. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. downloadModeText.vue.download 1112 sur 1137

1110 autrui. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE, Jean-Paul Paccioni. avant-garde. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. averroïsme. PHILOS. MÉDIÉVALE, Didier Ottaviani ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini.

avicennisme. PHILOS. MÉDIÉVALE, Didier Ottaviani. avortement. BIOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT, Olivier Abel. axiomatique. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. axiome. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; ÉPISTÉMOLOGIE, Vincent Jullien. B bayésianisme. MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES, Emmanuel Picavet. béatitude. MORALE, André Charrak. beauté. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. beaux-arts. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. béhaviorisme. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. bien. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, André Charrak ; PHILOS. MÉDIÉVALE, Jean-Luc Solère ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini ; PHILOS. MODERNE, MORALE, Paul Rateau ; Bien suprême, MORALE, Paul Rateau. bioéthique. MORALE, Céline Lefève. biologie. BIOLOGIE, Guillaume Le Blanc ; Philosophie de la biologie, BIOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Jean Gayon : Biologie des causes prochaines, biologie des causes ultimes, BIOLOGIE, Nicolas Aumonier. biopolitique. MORALE, POLITIQUE, François Roussel. bivalence (principe de). LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Ludwig. bonheur. GÉNÉR., MORALE, PSYCHOLOGIE, Caroline Guibet Lafaye ; PHILOS. ANTIQUE, Fabien Chareix ; PHILOS. MÉDIÉVALE, Jean-Luc Solère ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. bon sens. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN.,

Véronique Le Ru. bouddhisme. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION, Dalibor Frioux. bourgeoisie. POLITIQUE, Isabelle Garo. C ça. PSYCHANALYSE, Christian Michel. cadre (problème du). ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, Élisabeth Pacherie. calcul. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien ; Calcul infinitésimal, MATHÉMATIQUES, Fabien Chareix ; Calcul différentiel, HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Fabien Chareix ; Calcul intégral, HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Fabien Chareix. calculabilité. LOGIQUE, Jacques Dubucs. camérales (sciences). PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Michel Senellart. canon. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE, JeanBaptiste Gourinat, Annie Hourcade ; ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. caractère. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. caractéristique. PHILOS. CONN., LOGIQUE, Roger Pouivet ; Caractéristique universelle, PHILOS. MODERNE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. cartésianisme. GÉNÉR., André Charrak. catastrophes (théorie des). ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Isabelle Peschard. catégorématique. LOGIQUE, Michel Blay. catégoricité. LOGIQUE, Jacques Dubucs. catégorie. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; Théories modernes des catégories, LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Claudine Tiercelin. catégorisation. PSYCHOLOGIE, Pascal Engel. catharsis. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue ; ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE, Françoise

Coblence. causalité. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, Alexis Bienvenu. cause. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, Annie Hourcade ; PHILOS. MODERNE, André Charrak : PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu ; Causes prochaines, Causes ultimes*. censure. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Michel Senellart ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. cercle. LOGIQUE, Roger Pouivet. certitude. PHILOS. CONN., Anouk Barberousse. downloadModeText.vue.download 1113 sur 1137

1111 chair. PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE, Natalie Depraz. chambre chinoise (argument de la). PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES, Élisabeth Pacherie. chaos. ÉPISTÉMOLOGIE, Isabelle Peschard. charisme. POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. châtiment. MORALE, PHILOS. RELIGION, Bérangère Hurand. chiffre. PHILOS. MODERNE, ESTHÉTIQUE, MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE, Gérard Raulet. choix (axiome de). LOGIQUE, Michel Blay. choix social (théorie du). MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet. chose. ÉPISTÉMOLOGIE, Vincent Bontems ; PSYCHANALYSE, Jean-Jacques Rassial. Church (thèse de). LOGIQUE, Jacques Dubucs. cinéma. ESTHÉTIQUE, Daniel Serceau ; Cinéma et philosophie, ESTHÉTIQUE, Diane Arnaud. cinématique. ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES, Michel Blay. citation. ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot ; LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig.

citoyen. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Jean Terrel. classe. POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Gérard Raulet ; Lutte des classes, POLITIQUE, André Charrak, Isabelle Garo. classes (paradoxe des). LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. classification. HIST. SCIENCES, LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru ; BIOLOGIE, Cédric Crémière. climat. POLITIQUE, André Charrak. coeur. PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE, Natalie Depraz. cogito. MÉTAPHYSIQUE, André Charrak ; Le cogito chez saint Augustin, GÉNÉR., PHILOS. CONN., Tiphaine Jahier ; Le cogito chez Kant et Husserl, GÉNÉR., PHILOS. CONN., Tiphaine Jahier. cohérence (théorie de la vérité comme). ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Pascal Engel. collection. ESTHÉTIQUE, Dominique Poulot. combinatoire. MATHÉMATIQUES, Michel Blay ; Logique combinatoire, LOGIQUE, Denis Vernant. comédie. ESTHÉTIQUE, Jean-Marie Thomasseau. commandement. MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE, Sophie Nordmann. commensurabilité. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. communautarisme. MORALE, POLITIQUE, Charlotte de Parseval. communauté. PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE, Claudine Tiercelin. communication (psychologie de la). LINGUISTIQUE, PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. communisme. POLITIQUE, Gérard Raulet. compacité (théorème de). LOGIQUE, Jacques Dubucs. comparatisme. SC. HUMAINES, Jean-Jacques

Glassner. compétence / performance. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. complétude. LOGIQUE, Jacques Dubucs. complexe. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., Isabelle Peschard ; PSYCHANALYSE, Jean-Marie Duchemin. complexité. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., Isabelle Peschard. comportement. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. compositionnalité (principe de). LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. compossible. PHILOS. MODERNE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Jean-Baptiste Gourinat. compréhension. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. compulsion. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. conatus. ONTOLOGIE, André Charrak. concept. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, Caroline Guibet Lafaye ; GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., Véronique Le Ru ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. conception. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru ; PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., Natalie Depraz. conceptualisme. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. concernement. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. downloadModeText.vue.download 1114 sur 1137

1112 condensation. PSYCHANALYSE, Christian Michel. conditionnel. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Pascal Engel. conditionnement. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. conduite. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ;

Conduite de vie, SC. HUMAINES, Catherine ColliotThélène. confirmabilité. PHILOS. SCIENCES, Anouk Barberousse. confirmation (théorie de la). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Pascal Engel. conjecture. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. conjonction. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Pascal Engel. connaissance. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., Anouk Barberousse ; Connaissance tacite, PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. connexionnisme. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. connotation. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. conscience. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte ; MORALE, Colas Duflo. conséquence. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. conservation. ESTHÉTIQUE, Dominique Poulot. conservation (principe de). PHYSIQUE, Michel Blay. conservativité. LOGIQUE, Jacques Dubucs. consistance. LOGIQUE, Jacques Dubucs. constante logique. LOGIQUE, Pascal Engel. constantia. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. construction. PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot. constructivisme. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. contemplation. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue. contemporain (art). ESTHÉTIQUE, Anne Cauquelin. contenu. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Sémantique,

Élisabeth Pacherie ; ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. contexte. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. contingent. GÉNÉR., LOGIQUE, Mathias Goy. continu. MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin. continuité. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. contractualisme. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Jean Terrel. contradiction. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; LOGIQUE, PHILOS. CONN.,Jacques Dubucs. contrainte. POLITIQUE, André Charrak ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. contrat social. POLITIQUE, André Charrak. contrefactuel. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. contre-révolutionnaire (pensée). POLITIQUE, Bruno Karsenti. conventionnalisme. PHILOS. SCIENCES, Anastasios Brenner ; MORALE, POLITIQUE, André Charrak. convention T. LOGIQUE, Pascal Engel. convergence. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. conversation. LINGUISTIQUE, SOCIOLOGIE, Denis Vernant. conversion. LOGIQUE, Michel Narcy ; PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. copernicienne (révolution). ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, Fabien Chareix. copie. ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. corollaire. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. corps. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. DROIT, André Simha ; PSYCHANALYSE, André Bompard. corpuscule. PHYSIQUE, Michel Bitbol. corrélatifs. GÉNÉR., LOGIQUE, Frédérique

Ildefonse. correspondance. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Pascal Engel. corroboration. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Léna Soler. cosmologie. ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Jean Seidengart ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. cosmos. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Jean Seidengart. downloadModeText.vue.download 1115 sur 1137

1113 couleur. ESTHÉTIQUE, Georges Roque. coup d’État. POLITIQUE, Frédéric Gabriel. coupure. LOGIQUE, Jacques Dubucs. coupure épistémologique. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. coutume. MORALE, POLITIQUE, ANTHROPOLOGIE, Laurent Bove. Craig (théorème de). LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES, Pascal Engel. création. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, Clara da SilvaCharrak ; PHILOS. MÉDIÉVALE, THÉOLOGIE, Michel Lambert ; ESTHÉTIQUE, Marianne Massin. créationnisme. PHILOS. RELIGION, Cédric Crémière. crise. GÉNÉR., Éric Marquer ; PHILOS. SCIENCES, Anastasios Brenner. critère. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; PHILOS. CONN., Roger Pouivet ; ESTHÉTIQUE, Rainer Rochlitz. criticisme. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, Jean-

François Goubet. critique (philosophie). ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. CONN., Jean Seidengart. critique d’art. ESTHÉTIQUE, Denys Riout. croyance. GÉNÉR., Clara da Silva-Charrak. culpabilité. MORALE, PHILOS. RELIGION, André Charrak ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. culturalisme. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, Fabien Chareix. culture. MORALE, POLITIQUE, André Charrak ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte ; Critique de la culture, GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE, Wolfgang Fink. cybernétique. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES, Isabelle Peschard. cynisme. PHILOS. ANTIQUE, Michel Onfray. D danse. ANTHROPOLOGIE, ESTHÉTIQUE, Michel Bernard. darwinisme. BIOLOGIE, HIST. SCIENCES, MORALE, SC. HUMAINES, Jean Gayon. Dasein. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. décadence. ESTHÉTIQUE, Magali Bessone. décharge. PSYCHANALYSE, Christian Michel. déchéance. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. décidabilité. LOGIQUE, Jacques Dubucs. décision (théorie de la). MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet. déclinaison. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. déconstruction. PHILOS. CONTEMP., François-

David Sebbah. décoratif. ESTHÉTIQUE, Jacques Soulillou. découverte. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Vincent Bontems. déductif. ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE, Vincent Jullien. déduction. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Clara da Silva-Charrak ; LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. défaisable (argument). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. défense. PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot. définissabilité. ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE, Anouk Barberousse. définition. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade ; GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, Clara da Silva-Charrak ; LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. délibération. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. délire. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. démarcation. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Léna Soler. démiurge. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. démocratie. POLITIQUE, Anne Amiel. démonstration. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; PHILOS. CONN., LOGIQUE, Jacques Dubucs. déni. PSYCHANALYSE, Christian Michel. dénombrable. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. déontique. LOGIQUE, MORALE, Pascal Engel. dépassement. GÉNÉR., Clara da SilvaCharrak ; PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot. déplacement. PSYCHANALYSE, Christian Michel. déraison. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. de re / de dicto. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Ludwig. déréliction. PSYCHANALYSE, Christian Michel ; ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., Jean-Marie Vaysse.

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1114 descriptions (théorie des). LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. descriptivisme / expressivisme. LINGUISTIQUE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. CONTEMP., Julien Dutant. désenchantement du monde. PHILOS. RELIGION, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. désespoir. MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION, PSYCHOLOGIE, Olivier Abel. désintéressement. ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau. désir. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, MORALE, Suzanne Simha ; PSYCHANALYSE, Jean-Jacques Rassial. désobéissance civile. MORALE, POLITIQUE, Anne Amiel. désordre - chaos (théorie du). PHILOS. SCIENCES, Michel Blay. despotisme. MORALE, POLITIQUE, Clara da SilvaCharrak. destin. GÉNÉR., Clara da Silva-Charrak ; PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc, Michèle Porte. destruction. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. déterminant. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. détermination. GÉNÉR., Clara da SilvaCharrak. déterminisme. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; MORALE, Clara da Silva-Charrak ; PHYSIQUE, Vincent Bontems ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc ; Déterminisme génétique, BIOLOGIE, Michel Morange. dette. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. développement (psychologie du). PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel.

devenir. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; PHILOS. MODERNE, Jean Lefranc. dévoilement. ONTOLOGIE, Clara da SilvaCharrak. devoir. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; MORALE, Colas Duflo. diagonal (argument). LOGIQUE, Jacques Dubucs. dialectique. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; LINGUISTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini ; LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques d’Hondt. dialogue. GÉNÉR., Clara da Silva-Charrak. dianoétique. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. dianoia. PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue. Dieu. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, Marie-Frédérique Pellegrin. différence. MÉTAPHYSIQUE, Jean-Marie Vaysse ; Différence spécifique, PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade ; Différence des sexes, PSYCHANALYSE, Christian Michel. différend. ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE, Jérôme Lèbre. dignité. MORALE, Colas Duflo. dilemme. LOGIQUE, Denis Vernant ; Dilemme moral, ÉTHIQUE, LOGIQUE, Olivier Abel ; Dilemme du prisonnier, MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet. dimension. MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Vincent Jullien. dionysiaque. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Mathieu Kessler. disjonction. LOGIQUE, Pascal Engel. disponibilité. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. dispositif. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. disposition. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Luc Solère ; ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet. dissonance cognitive. PSYCHOLOGIE, Pascal

Engel. distal / proximal. PSYCHOLOGIE, Pascal Engel. distance esthétique. ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau. distributif. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. division. PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue. dominateur (argument). PHILOS. ANTIQUE, Pascal Engel. donné. ÉPISTÉMOLOGIE, Françoise Longy. données. ÉPISTÉMOLOGIE, Françoise Longy. double aspect (théorie du). PHILOS. ESPRIT, MÉTAPHYSIQUE, Roger Pouivet. doute. PHILOS. CONN., Suzanne Simha. drame. ESTHÉTIQUE, Jean-Marie Thomasseau. downloadModeText.vue.download 1117 sur 1137

1115 droit. MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Colas Duflo ; Philosophie du droit, PHILOS. DROIT, Colas Duflo ; Droits de l’homme, MORALE, POLITIQUE, Colas Duflo. dualisme. GÉNÉR., Clara da Silva-Charrak ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. dualité (onde-corpuscule). PHYSIQUE, Michel Bitbol. durée. GÉNÉR., Raynald Belay ; PHYSIQUE, Michel Blay. dynamique. PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. E eccéité. GÉNÉR., Fabien Chareix. éclaircie. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. économie. PSYCHANALYSE, Michèle Porte.

éducation. PHILOS. ANTIQUE, Sylvie SolèreQueval ; PHILOS. MODERNE, Clara da SilvaCharrak. effectivité. GÉNÉR., Clara da Silva-Charrak ; PHILOS. CONN., LOGIQUE, Jacques Dubucs. effet. PHYSIQUE, Michel Blay. effort. MORALE, Laurent Bove. égalitarisme. POLITIQUE, Caroline Guibet Lafaye. égalité. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien ; POLITIQUE. ego. GÉNÉR., Clara da Silva-Charrak. eidos. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. ekphrasis. PHILOS. ANTIQUE, ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE, Yves Hersant. ekstase. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. élaboration, perlaboration. PSYCHANALYSE, Christian Michel. électricité. PHYSIQUE, Michel Bitbol. élément. PHILOS. SCIENCES, Michel Blay. éliminativisme. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet. émanation, émanatisme. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE, MÉTAPHYSIQUE, Fosca Mariani Zini. émergence. MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin. émotion. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE, Jean-Paul Paccioni ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer. émotivisme. PHILOS. CONTEMP., MORALE, Julien Dutant.

empirique. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, Françoise Longy. empirisme. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Anne Auchatraire. encyclopédie. GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. encyclopédisme. GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. énergétique. PHILOS. SCIENCES, Anastasios Brenner. énergie. PHYSIQUE, Michel Bitbol ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. enfance. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. enfantin. PSYCHANALYSE, Christian Michel. énoncé. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. enquête. PHILOS. CONN., Claudine Tiercelin. ensemble. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. en-soi / pour-soi. MÉTAPHYSIQUE, Clara da SilvaCharrak. entéléchie. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. entendement. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Pierre-François Moreau. enthousiasme. PHILOS. ANTIQUE, ANTHROPOLOGIE, Sylvie Solère-Queval. enthymème. LOGIQUE, Denis Vernant. entropie. PHYSIQUE, Michel Bitbol. environnement. GÉNÉR., Cédric Crémière. épicurisme. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. épiphénomène. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet. épistémologie. PHYSIQUE, Vincent Bontems ; Épistémologie génétique, ÉPISTÉMOLOGIE, PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN., Pierre-Henri Castel. epokhê. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste

Gourinat ; PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz. EPR. PHYSIQUE, Michel Bitbol. équation. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. équilibre. PHYSIQUE, Michel Blay. équipollence. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. downloadModeText.vue.download 1118 sur 1137

1116 équivalence. LOGIQUE, Denis Vernant. éristique. PHILOS. ANTIQUE, Michel Narcy. Éros et Thanatos. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. erreur. PSYCHOLOGIE, LOGIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE, Caroline Guibet Lafaye. esclave. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer et Laurent Gerbier. ésotérique. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. espace. GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Michel Bitbol ; Espace-temps, PHYSIQUE, Michel Bitbol ; Psychologie de l’espace-temps, PSYCHOLOGIE, Pascal Engel ; Espace public, POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Gérard Raulet. espèce. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade ; PHILOS. SCIENCES, Cédric Crémière. espérance, espoir. MORALE, PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier ; Espérance mathématique, MORALE, Emmanuel Picavet. esprit. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Luc Solère ; PHILOS. MODERNE, Laurent Gerbier ; Mot d’esprit, PSYCHANALYSE, Jean-Marie Duchemin ; Philosophie de l’esprit, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. esquisse. ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. essence. GÉNÉR., LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Mathias Goy ; ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; PHILOS. MÉDIÉVALE, Michel Lambert. essentialisme. GÉNÉR., Michel Blay. esthète. ESTHÉTIQUE, Marianne Massin. esthétique. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Jacques

Darriulat ; Attitude esthétique, ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau ; Histoire de l’esthétique, ESTHÉTIQUE, Danièle Cohn ; Esthétique industrielle, ESTHÉTIQUE, Jacques Soulillou. État. POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Suzanne Simha ; La genèse du concept de raison d’État entre guerre et consensus, Jean-Claude Zancarini. étayage. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. étendue. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. éternel retour. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE, Jean-Baptiste Gourinat. éternité. PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE, Michel Lambert. éthique. GÉNÉR., MORALE, Laurent Gerbier ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini ; Éthique de responsabilité / éthique de conviction, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. ethos. GÉNÉR., MORALE, Laurent Gerbier. étiologie. PHILOS. SCIENCES, Cédric Crémière. être. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse. être-jeté. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse. euclidien. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. eudémonisme. MORALE, Jean-Luc Solère. eugénisme. BIOLOGIE, MORALE, POLITIQUE, Cédric Crémière. euthanasie. MORALE, Céline Lefève ; BIOLOGIE, MORALE, Cédric Crémière. évaluation. PHYSIQUE, Michel Blay. événement. GÉNÉR., Laurent Gerbier ; LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Engel ; PHYSIQUE, Michel Blay ; Événement appropriant, ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. évhémérisme. PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier. évidence. PHILOS. CONN., Véronique Le Ru. évolution. GÉNÉR., BIOLOGIE, Sébastien Bauer et

Laurent Gerbier. évolutionnisme. ANTHROPOLOGIE, BIOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. exact. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, Laurent Gerbier. examen. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN., Laurent Gerbier. exégèse. PHILOS. RELIGION, Fosca Mariani Zini. exemple. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN., Laurent Gerbier. existence. GÉNÉR., Fabien Chareix ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; LOGIQUE, Denis Vernant. existential. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. existentialisme. GÉNÉR., MORALE, Laurent Gerbier. exotérique. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. expérience. PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Claudine Tiercelin ; Expérience vécue, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Nathalie Depraz et Gérard Raulet ; Expérience cruciale, ÉPISTÉMOLOGIE, Michel Blay. downloadModeText.vue.download 1119 sur 1137

1117 expérimentation. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. explication. PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Pascal Engel. explicitation. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. exposition. ESTHÉTIQUE, Dominique Poulot. expression. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, Laurent Gerbier ; ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE, MarieDominique Popelard. extase. PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE, Laurent Gerbier. extension. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs.

extensionalité. LOGIQUE, Denis Vernant. extériorité. GÉNÉR., Laurent Gerbier. externalisme / internalisme. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; PHILOS. CONTEMP., MORALE, Julien Dutant. F facticité. GÉNÉR., ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, Laurent Gerbier. factuel. ÉPISTÉMOLOGIE, LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., Françoise Longy. faculté. GÉNÉR., Laurent Gerbier ; PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; Faculté de juger, ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. faillibilisme. PHILOS. CONN., Roger Pouivet. fait. GÉNÉR., Laurent Gerbier ; LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Engel ; Fait scientifique, ÉPISTÉMOLOGIE, Vincent Bontems. falsifiabilité. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Pascal Ludwig. famille. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer et Laurent Gerbier. fantasme. PSYCHANALYSE, Christian Michel. fatalisme. MÉTAPHYSIQUE, MORALE, Colas Duflo. faute. MORALE, Paul Rateau. faux. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Fabien Chareix. féminisme. MORALE, POLITIQUE, Laurent Gerbier ; PSYCHANALYSE, Laurent Gerbier. fête. MORALE, André Charrak. fétichisme. PSYCHANALYSE, Christian Michel ; Fétichisme de la marchandise, POLITIQUE, Gérard Raulet. fiction. ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. fidéisme. PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier. fidélité. MORALE, PHILOS. RELIGION, Olivier Abel. figure. LINGUISTIQUE, Yves Hersant ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien.

film. ESTHÉTIQUE, Diane Arnaud. fin / moyen. MORALE, POLITIQUE, Colas Duflo. finalisme. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, Laurent Gerbier. finalité. MORALE, Colas Duflo. fini. GÉNÉR., Christelle Thomas ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. flou (logique du). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. flux. PHILOS. CONTEMP., HIST. SCIENCES, Jérôme Lèbre. foi. PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier. folie. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. fonction. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien ; LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant ; BIOLOGIE, Michel Blay. fonctionnalisme. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; SC. HUMAINES, SOCIOLOGIE, Gérard Lenclud. fondement. GÉNÉR., Laurent Gerbier ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. force. MORALE, POLITIQUE, Julie Poulain ; PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru ; PHYSIQUE, Michel Blay ; Forces productives, POLITIQUE, Gérard Raulet. forclusion. PSYCHANALYSE, Christian Michel. formalisation. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. formalisme. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs ; ESTHÉTIQUE, Denys Riout. forme. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, Laurent Gerbier ; Forme logique, LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Pascal Ludwig ; Psychologie de la forme, PSYCHOLOGIE, Pascal Engel. formel. ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot ; Mode formel, LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Denis Vernant.

formule. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. fortune. GÉNÉR., MORALE, Laurent Gerbier. downloadModeText.vue.download 1120 sur 1137

1118 foule. POLITIQUE, SC. HUMAINES, Laurent Gerbier. fragment. ESTHÉTIQUE, Florence de Mèredieu. freudo-marxisme. PSYCHANALYSE, Michèle Bertrand. fruition. PHILOS. MÉDIÉVALE, MORALE, Jean-Luc Solère. fureur. GÉNÉR., Sébastien Galland. futur contingent. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Engel. G Galilée (transformation de). PHYSIQUE, Michel Blay. gène. BIOLOGIE, Nicolas Aumonier ; Gène altruiste, BIOLOGIE, Nicolas Aumonier ; Gène égoïste, BIOLOGIE, Nicolas Aumonier. généalogie. GÉNÉR., André Simha. généralisation. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. génération. GÉNÉR., Laurent Gerbier ; Générations futures, MORALE, POLITIQUE, Jean-Paul Paccioni. génétique. BIOLOGIE, Nicolas Aumonier ; Épistémologie génétique*, Programme génétique, BIOLOGIE, Michel Morange. génie. ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN., Gérard Raulet ; ESTHÉTIQUE, Baldine Saint Girons. genre. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade ; ESTHÉTIQUE, Bernard Vouilloux. géométrie. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien ;

Géométrie analytique, PHILOS. MODERNE, Vincent Jullien. Gettier (problème de). PHILOS. CONN., Pascal Engel. gnose, gnosticisme. PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier. gnoséologie. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Laurent Gerbier. Gödel (théorème de). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. Goodman (énigme de). ÉPISTÉMOLOGIE, LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Roger Pouivet. goût. ESTHÉTIQUE, Fabienne Brugère. gouvernement. MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Michel Senellart. grâce. MORALE, PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE, Michel Lambert ; ESTHÉTIQUE, MORALE, Gérard Raulet. grammaire. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. grandeur. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. groupe (structure de). MATHÉMATIQUES, Fabien Chareix. groupes (psychologie des). PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. guerre. POLITIQUE, Laurent Gerbier. guide. PSYCHANALYSE, Christian Michel. H habitude. PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, PierreHenri Castel. habitus. GÉNÉR., SOCIOLOGIE, Laurent Gerbier. harmonie. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Laurent Gerbier. hasard. PHILOS. ANTIQUE, GÉNÉR., Annie Hourcade ; MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Michel

Bitbol. hédonisme. GÉNÉR., MORALE, Michel Onfray. hégélianisme. PHILOS. MODERNE, Franck Fischbach. heideggerianisme. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. heimat. ANTHROPOLOGIE, SOCIOLOGIE, Gérard Raulet. Hempel (paradoxe de). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. héraclitéisme. GÉNÉR., Fabien Chareix. hérédité. BIOLOGIE, HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, Jean Gayon. hérésie. PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier. herméneutique. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Laurent Gerbier. hermétisme. PHILOS. RELIGION, Laurent Gerbier. hétéronomie. MORALE, PHILOS. MODERNE, Sophie Nordmann. hétéronyme. PHILOS. ANTIQUE, Langage, Frédérique Ildefonse. histoire. GÉNÉR., Sébastien Bauer et Laurent Gerbier. historial. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse. historicisme, historisme. GÉNÉR., POLITIQUE, Gérard Raulet. holisme. ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE, Alexis Bienvenu. downloadModeText.vue.download 1121 sur 1137

1119 homme. GÉNÉR., Laurent Gerbier. homonyme. PHILOS. ANTIQUE, Langage,

Frédérique Ildefonse. horizon. PHILOS. CONTEMP., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Gérard Raulet ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. humanisme. GÉNÉR., PHILOS. RENAISSANCE, SC. HUMAINES, Fosca Mariani Zini ; MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer et Laurent Gerbier. humanitaire. MORALE, POLITIQUE, Colas Duflo. humeur. GÉNÉR., HIST. SCIENCES, Laurent Gerbier. humour. ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE, Françoise Coblence. hylémorphisme. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade, Michel Narcy. hypostase. PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE, Michel Lambert. hypothèse. PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Annie Hourcade ; ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Vincent Jullien. hystérie. PSYCHANALYSE, Abdelhadi Elfakir, Michèle Porte. hysteron proteron. PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE, Christophe Rogue. I icône. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, THÉOLOGIE, Marie José Mondzain ; LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin. iconoclasme. POLITIQUE, ESTHÉTIQUE, THÉOLOGIE, Marie José Mondzain. iconologie. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. idéal. GÉNÉR., Fabien Chareix ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien ; PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. idéalisation. PHILOS. SCIENCES, Anouk Barberousse. Idéalisme. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Claire Marin ; Idéalisme allemand, MORALE, POLITIQUE, JeanFrançois Goubet. idéal-type. SOCIOLOGIE, POLITIQUE, Catherine Colliot-Thélène.

idée. PHILOS. ANTIQUE, Michel Narcy ; PHILOS. MÉDIÉVALE, Jean-Luc Solère ; PHILOS. MODERNE, Suzanne Simha ; Idée fixe, PSYCHOLOGIE, PierreHenri Castel ; Idée incidente, PSYCHANALYSE, JeanMarie Duchemin. identification. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. identité. PSYCHOLOGIE, PHILOS. MODERNE, PierreHenri Castel, Gérard Lenclud ; Identité logique, LOGIQUE, Pascal Engel. idéologie. GÉNÉR., PHILOS. CONN., POLITIQUE, Gérard Raulet. idonéisme. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., Michel Blay. illocutoire (acte). LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Denis Vernant. illusion. GÉNÉR., Sébastien Bauer ; PSYCHOLOGIE, Pascal Engel ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. image. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; Philos. Moderne, PHILOS. CONN., ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz ; ESTHÉTIQUE, François Soulages ; Image dialectique, PHILOS. CONTEMP., Gérard Raulet. imagerie mentale. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. imaginaire. ESTHÉTIQUE, François Soulage. imagination. GÉNÉR., Gérard Raulet ; PHILOS. MODERNE, Pierre-François Moreau ; ESTHÉTIQUE, Marianne Massin ; PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN., Pierre-Henri Castel. imago. PSYCHANALYSE, André Bompard. imitation. ESTHÉTIQUE,Jacques Darriulat ; PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. immanence. GÉNÉR., Sébastien Bauer ; PHILOS. CONTEMP., Jérôme Lèbre et François-David Sebbah ; MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, Dalibor Frioux. immatérialisme. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Laurent Gerbier.

immatériel. THÉOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, ESTHÉTIQUE, Florence de Mèredieu. immédiat. GÉNÉR., Sébastien Bauer. impassibilité. PHILOS. ANTIQUE, MORALE, Frédérique Ildefonse. impératif. MORALE, Christophe Bouriau. impetus. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; PHILOS. SCIENCES, Michel Blay. implication. LOGIQUE, Jacques Dubucs. implicature. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. implicite. MATHÉMATIQUES, LOGIQUE, Vincent Jullien. downloadModeText.vue.download 1122 sur 1137

1120 imprédicativité / prédicativité. LOGIQUE, Jacques Dubucs. incertitude. PHYSIQUE, Michel Bitbol. incommensurable. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Léna Soler. incomplétude. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, ÉPISTÉMOLOGIE, Hourya Sinaceur. inconditionné. GÉNÉR., Sébastien Bauer. inconscient. GÉNÉR. PSYCHOLOGIE, Sébastien Bauer ; PSYCHANALYSE, Christian Michel ; Inconscient cérébral, PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; Inconscient cognitif, PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN., Pierre-Henri Castel. incorporel. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. indécidabilité. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Hourya Sinaceur. indéfini. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Véronique Le Ru. indémontrable. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES, PHILOS. DROIT, Hourya Sinaceur. indépendance. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS.

SCIENCES, Hourya Sinaceur. indétermination. PHYSIQUE, Michel Bitbol ; Indétermination de la traduction, LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. indéterminisme. MÉTAPHYSIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE, Michel Blay. index. LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin. indexicaux. LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Ludwig. indifférent. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. indiscernabilité. GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES, Vincent Bontems. individu. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, Jean-Luc Solère ; PHILOS. MODERNE, Fabien Chareix ; PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot. individualisme. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; Individualisme méthodologique, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. induction. GÉNÉR., Claire Marin ; ÉPISTÉMOLOGIE, Alexis Bienvenu. inductive (démarche). PHILOS. SCIENCES, Sébastien Bauer. inégalité. MATHÉMATIQUES, LOGIQUE, Vincent Jullien. ineinander. ONTOLOGIE, PSYCHOLOGIE, Pascal Dupond. inertie. PHYSIQUE, HIST. SCIENCES, Fabien Chareix. inférence. LOGIQUE, Pascal Engel. infini. GÉNÉR., Gérard Sondag ; HIST. SCIENCES, Michel Blay ; MATHÉMATIQUES, Jacques Dubucs. informel. ESTHÉTIQUE, Florence de Mèredieu. infrastructure / superstructure. POLITIQUE, Gérard Raulet. ingenium. GÉNÉR., MORALE, ANTHROPOLOGIE, Marina Mestre. inhibition. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. inné. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Sébastien Bauer.

inspiration. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, ESTHÉTIQUE, Marianne Massin. instant. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. SCIENCES, HIST. SCIENCES, Fabien Chareix. instinct. GÉNÉR., Sébastien Bauer. institution. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer. intellection. PHILOS. CONN., Sébastien Bauer. intelligence. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; Intelligence artificielle, LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT, Denis Vernant. intensionnelle (logique). LOGIQUE, Jacques Dubucs. intentio. PHILOS. ANTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., MORALE, Jean-Luc Solère. intention. MORALE, Sébastien Bauer ; ESTHÉTIQUE, Éric Grillo et Marie-Dominique Popelard ; PHILOS. ESPRIT, ÉPISTÉMOLOGIE, Roger Pouivet. intentionnalité. PHILOS. ESPRIT, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. interaction. PHYSIQUE, Michel Blay. intéressant. ESTHÉTIQUE, Gérard Raulet. intérêt. ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, PHILOS. MODERNE, Gérard Raulet ; MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer. interprétant. LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin. interprétation. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Michel Narcy ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte ; downloadModeText.vue.download 1123 sur 1137

1121 ESTHÉTIQUE, Jean-Yves Bosseur ; LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Hourya Sinaceur ; LOGIQUE, Jacques Dubucs ; Interprétation radicale, LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel. intersubjectif. ÉPISTÉMOLOGIE, Léna Soler. intersubjectivité transcendantale. GÉNÉR., PHÉNOMÉNOLOGIE, Alexander Schnell.

intime. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. introspection. PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN., Pierre-Henri Castel. intuition. GÉNÉR., Sébastien Bauer ; PHILOS. CONN., PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz. intuitionnisme. PHILOS. CONN., LOGIQUE, Jacques Dubucs ; PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONTEMP., MORALE, Julien Dutant. invariance. MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Michel Bitbol. invention. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. ipséité. GÉNÉR., Sébastien Bauer. ironie. GÉNÉR., Sébastien Bauer. irréversibilité. PHYSIQUE, Michel Bitbol. irritabilité. BIOLOGIE, Cédric Crémière. J jeu. ANTHROPOLOGIE, Colas Duflo ; Théorie des jeux, MATHÉMATIQUES, MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet ; Jeu de langage, LINGUISTIQUE, Roger Pouivet. jouissance. PSYCHANALYSE, Jean-Jacques Rassial. jugement. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ; PHILOS. CONN., LOGIQUE, Pascal Engel ; Jugement esthétique, ESTHÉTIQUE, Roger Pouivet ; Jugement réfléchissant, GÉNÉR., Elsa Rimboux. juste. MORALE, POLITIQUE, PHILOS. DROIT, Colas Duflo. justice. PHILOS. ANTIQUE, MORALE, Sylvie SolèreQueval ; PHILOS. MODERNE, MORALE, Suzanne Simha Justice commutative, Sébastien Bauer ; Justice distributive, PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade. justification. PHILOS. CONN., Anouk Barberousse. K

katalêpsis. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. Kripke (énigme de). LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. L laideur. ESTHÉTIQUE, Carole Wrona. lamarckisme. Biologique, HIST. SCIENCES, Cédric Crémière. langage. GÉNÉR., Sébastien Bauer ; LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Ludwig ; Langage de la pensée, PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel ; Langage privé, LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet ; Troubles du langage, LINGUISTIQUE, PSYCHOLOGIE, Denis Forest. lapsus. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. latent. PSYCHANALYSE, Olivier Douville. latitude. PHILOS. SCIENCES, Vincent Jullien. leibnizianisme. PHILOS. MODERNE, Paul Rateau. lekton. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. lemme. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. liaison / déliaison. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. libéralisme. MORALE, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE, Charlotte de Parseval. liberté. GÉNÉR., Sébastien Bauer. libertinisme. GÉNÉR., MORALE, Frédéric Gabriel. libido. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. libre arbitre. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. lieu. GÉNÉR., LINGUISTIQUE, Fosca Mariani Zini. limite. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. logicisme. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant.

logique. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; Logique classique, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant ; Logique combinatoire, LOGIQUE, Denis Vernant ; Logique épistémique, LOGIQUE, Jacques Dubucs ; Logique du flou*, Logique intensionnelle*, Logique libre, LOGIQUE, Denis Vernant ; Logique modale, LOGIQUE, Jacques Dubucs ; Logique multivalente, LOGIQUE, Jacques Dubucs ; Logiques non classiques, LOGIQUE, Jacques Dubucs ; Logique quantique*, Logique temporelle, LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Pascal Ludwig ; Logique et mathématiques, LOGIQUE, Jacques Dubucs. downloadModeText.vue.download 1124 sur 1137

1122 logos. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. loi. GÉNÉR., Fabien Chareix ; POLITIQUE, Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ; La loi dans les sciences, PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu ; Lois de la pensée, LOGIQUE, PHILOS. CONN., Pascal Engel. Löwenheim-Skolem (théorème de). LOGIQUE, Jacques Dubucs. lumière. GÉNÉR., Olivier Dekens ; PHYSIQUE, Michel Blay. M machine. GÉNÉR., Dalibor Frioux ; Machine logique, machine de TURING, LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT, Jacques Dubucs. magie. PSYCHANALYSE, Christian Michel. maintenant. PHILOS. CONTEMP., Gérard Raulet. maître et esclave, maître et serviteur. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer. mal. MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION, Olivier Abel ; Banalité du mal, MORALE, POLITIQUE, Anne

Amiel. manichéisme. MORALE, ONTOLOGIE, THÉOLOGIE, Raphaël Enthoven. manière. ESTHÉTIQUE, Gérard Raulet. marxisme. POLITIQUE, Emmanuel Renault. masculin-féminin. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. 1. masse. POLITIQUE, Laurent Bove ; Psychologie des masses, PSYCHANALYSE, Christian Michel. 2. masse. PHYSIQUE, Michel Bitbol. matérialisme. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; PHILOS. MODERNE, Colas Duflo ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. matériau. ESTHÉTIQUE, Florence de Mèredieu. mathématiques. GÉNÉR., Hourya Sinaceur ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. mathématisation. MATHÉMATIQUES, Michel Blay. mathesis. GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. matière. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; PHYSIQUE, Vincent Bontems. mécanique. PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. mécanisme. GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. médecine. BIOLOGIE, MORALE, Guillaume LeBlanc. médiation. GÉNÉR., Sébastien Bauer. médiologie. SC. HUMAINES, Sébastien Bauer. méditation. GÉNÉR., Fabien Chareix. meilleur (principe du). GÉNÉR., Fabien Chareix. mélancolie. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RELIGION, Sébastien Galland ; PSYCHANALYSE, Abdelhadi Elfakir et Michèle Porte. même et autre. GÉNÉR., Fabien Chareix. mémoire. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., Gérard Raulet ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; PSYCHANALYSE,

Olivier Douville. mensonge. ESTHÉTIQUE, MORALE, POLITIQUE, Colas Duflo. menteur (paradoxe du). LOGIQUE, Denis Vernant. mercantilisme. POLITIQUE, Didier Ottaviani. méréologie. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. mesure. HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, PHYSIQUE, Michel Bitbol. métalangue. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. métalogique. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. métamathématique. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. métaphore. ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE, Roger Pouivet. métaphysique. GÉNÉR., Didier Ottaviani. métapsychologie. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. méthode. GÉNÉR., Hourya Sinaceur. métonymie. PSYCHANALYSE, Christian Michel. meurtre. PSYCHANALYSE, Olivier Douville. microcosme, macrocosme. GÉNÉR., Didier Ottaviani. microscopique / macroscopique. PHYSIQUE, Michel Bitbol. milieu. GÉNÉR., BIOLOGIE, Didier Ottaviani ; MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. downloadModeText.vue.download 1125 sur 1137

1123 misologie. GÉNÉR., Didier Ottaviani. modal, modalité. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ANALYTIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. modèle. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques

Dubucs ; Modèle non standard*. moderne. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Françoise Coblence. modernisme. ESTHÉTIQUE, Mathieu Kessler. modernité. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. modularité. PSYCHOLOGIE, Pascal Engel. module. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. modus ponens. LOGIQUE, Jacques Dubucs. moi. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. Molyneux (problème de). GÉNÉR., Marc Parmentier. moment. GÉNÉR., HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. monade. GÉNÉR., Fabien Chareix. monarchomaques. MORALE, POLITIQUE, THÉOLOGIE, Isabelle Bouvignies. monde. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., Jean Seidengart ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; Monde possible, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Ludwig ; Conception du monde*, Vision du monde, ESTHÉTIQUE, Mathieu Kessler. monisme. ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., André Simha. morale. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION, Valéry Laurand. moralisme. GÉNÉR., MORALE, Valéry Laurand. moraliste. GÉNÉR., MORALE, Valéry Laurand. moralité. GÉNÉR., MORALE, Didier Ottaviani ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. mort. GÉNÉR., Valéry Laurand ; GÉNÉR., BIOLOGIE, Cédric Crémière ; Mort*. moteur. GÉNÉR., HIST. SCIENCES, Fabien Chareix. motivation. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. 1. mouvement. PHYSIQUE, Michel Blay.

2. mouvement. ESTHÉTIQUE, Denys Riout. multiple. GÉNÉR., Didier Ottaviani. musée. ESTHÉTIQUE, Dominique Poulot. musique. ESTHÉTIQUE, Jean-Yves Bosseur. mystique. GÉNÉR., Didier Ottaviani. mythe. PHILOS. ANTIQUE, ANTHROPOLOGIE, Annie Hourcade ; ANTHROPOLOGIE, Didier Ottaviani. N naïf. ESTHÉTIQUE, Gérard Raulet. narcissisme. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. naturalisme. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ; ESTHÉTIQUE, Mathieu Kessler ; MÉTAPHYSIQUE, Pascal Engel. nature. GÉNÉR., Fabien Chareix et Didier Ottaviani ; PHILOS. MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE, M.-A. Gesquière et Michel Lambert ; PHILOS. MODERNE, Dalibor Frioux ; PHYSIQUE, Vincent Bontems ; Nature naturante / naturée, PHILOS. MODERNE, Fabien Chareix ; État de nature, PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Jean Terrel. Naturphilosophie. ONTOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Emmanuel Renault. néantisation. GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Fabien Chareix. nécessaire. GÉNÉR., Fabien Chareix. nécessité. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade ; LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Engel. négation. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; LOGIQUE, Jacques Dubucs ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. néokantisme. PHILOS. MODERNE, Eric Dufour.

néoplatonisme. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Michel Narcy ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. neuropsychologie. PSYCHOLOGIE, Pascal Engel. neurosciences. BIOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, PHILOS. SCIENCES, Élisabeth Pacherie. névrose, psychose et perversion. PSYCHANALYSE, Christian Michel. Newcomb (paradoxe de). PHILOS. ANALYTIQUE, Emmanuel Picavet. nietzschéisme. PHILOS. MODERNE, Igor Sokologorsky. nihilisme. MORALE, ONTOLOGIE, POLITIQUE, THÉOLOGIE, Raphaël Enthoven. noachide. MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE, Sophie Nordmann. downloadModeText.vue.download 1126 sur 1137

1124 noblesse. GÉNÉR., Didier Ottaviani. nom propre. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Pascal Ludwig. nombre. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. nominalisme. PHILOS. MÉDIÉVALE, LOGIQUE, ONTOLOGIE, Fosca Mariani Zini ; MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. nomos. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. non-être. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, Didier Ottaviani. non standard (modèle). LOGIQUE, Jacques Dubucs. normalité. BIOLOGIE, Guillaume LeBlanc. normativité. BIOLOGIE, Guillaume LeBlanc.

norme. ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE, Suzanne Simha ; ESTHÉTIQUE, Ramer Rochlitz. notation. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. noumène. GÉNÉR., Didier Ottaviani. nouveau. ESTHÉTIQUE, Danièle Cohn. O objectif. PHILOS. MÉDIÉVALE, Didier Ottaviani ; Objectif / subjectif, GÉNÉR., PHILOS. CONN., Raynald Belay. objectivation. PHILOS. CONN., Michel Bitbol. objet. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. observable. PHYSIQUE, Michel Bitbol. observation. ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE, Michel Bitbol ; ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Léna Soler. obsession. PSYCHOLOGIE, Pascal Engel ; Obsession, névrose obsessionnelle, PSYCHANALYSE, Michèle Porte. Occam (rasoir d’). ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, Roger Pouivet. occasion. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Véronique Le Ru. occasionnalisme. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Véronique Le Ru. occulte (qualité). GÉNÉR., Fabien Chareix. OEdipe. PSYCHANALYSE, Christian Michel et Michèle Porte. on. ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. ontique. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Didier Ottaviani.

ontologie. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; LOGIQUE, Denis Vernant. opacité référentielle. LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Roger Pouivet. opéra. ESTHÉTIQUE, Pierre Saby. opérationnalisme. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. opinion. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. optimisme. GÉNÉR., Paul Rateau. ordre. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Hourya Sinaceur. organisme. GÉNÉR., BIOLOGIE, Fabien Chareix. organon. GÉNÉR., Didier Ottaviani. origine. GÉNÉR., Fabien Chareix ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. ornement. ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE, Gérard Raulet. oubli. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. outil. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. P paganisme. MORALE, PHILOS. RELIGION, Sophie Nordmann. paix. GÉNÉR., POLITIQUE, Didier Ottaviani. paradigme. PHILOS. ANTIQUE, SOCIOLOGIE, Christophe Rogue ; PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. paradoxe. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet ; Paradoxe d’Allais*, Paradoxe de Hempel*, Paradoxe du Menteur*, Paradoxe de Newcomb*. parallélisme psychophysique. PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel.

paralogisme. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. paranoïa. PSYCHANALYSE, Abdelhadi Elfaki et Michèle Porte. paresseux (argument). PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE, Fabien Chareix. pari. MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE, Marie-Ange Gesquiere. downloadModeText.vue.download 1127 sur 1137

1125 parole. GÉNÉR., LINGUISTIQUE, Fabien Chareix ; ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. participation. PHILOS. ANTIQUE, Christophe Rogue. particule. PHYSIQUE, Michel Bitbol. passion. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE, Jean Paul Paccioni. pathologie. BIOLOGIE, Guillaume LeBlanc. patristique. THÉOLOGIE, Tiphaine Jahier. paysage. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Anne Cauquelin. péché. MORALE, THÉOLOGIE, Julie Poulain. peinture. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. pensée. GÉNÉR., André Charrak ; Langage de la pensée*, PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel. perception. GÉNÉR., Fabien Chareix ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. perfection. GÉNÉR., Paul Rateau. performatif. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. personnalisme. MORALE, POLITIQUE, Didier Ottaviani. personnalité. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. personne. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE, Michel Lambert ; GÉNÉR., MORALE, Didier Ottaviani.

perspective. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. perspectivisme. PHILOS. MODERNE, Jean Lefranc. pertinence. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig ; LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. pessimisme. ÉTHIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE, Nicolas Bouriau. peuple. POLITIQUE, SC. HUMAINES, Franck Fischbach ; Psychologie des peuples, POLITIQUE, PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. phallus. PSYCHANALYSE, Christian Michel. phantasia. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. phénomène. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Léna Soler. phénoménisme. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Léna Soler. phénoménologie. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, Gérard Wormser ; Phénoménologie de l’art, ESTHÉTIQUE, François Soulages. philologie. LINGUISTIQUE, Fosca Mariani Zini. philosophie. GÉNÉR., Didier Ottaviani ; Philosophie de l’art*, Philosophie de la vie*, Philosophie populaire*, Philosophie et psychologie*. photographie. ESTHÉTIQUE, François Soulages. phrase. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. phrénologie. PHILOS. MORALE, PHILOS. SCIENCES, PSYCHOLOGIE, Elsa Rimboux. phronesis. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. phusis. PHILOS. ANTIQUE, Elsa Rimboux. physicalisme. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet. physiocratie. GÉNÉR., POLITIQUE, Elsa Rimboux. physionomie. MORALE, PSYCHOLOGIE, Gérard Raulet. physique. ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE, Michel Blay. pitié. ANTHROPOLOGIE, MORALE, POLITIQUE, André Charrak ; PHILOS. CONTEMP., Sophie Nordmann.

plaisir. ESTHÉTIQUE, MORALE, PSYCHOLOGIE, Olivier Abel ; PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc, Michèle Porte ; ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer. platonisme. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Christophe Rogue ; Le platonisme dans la science moderne, HIST. SCIENCES, Fabien Chareix ; Le platonisme mathématique, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. pluralisme. ESTHÉTIQUE, Jean-Pierre Cometti. plus-value. POLITIQUE, Gérard Raulet. poésie. ESTHÉTIQUE, Jean-Marie Gleize. poétique. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, Elsa Rimboux. poiesis. PHILOS. ANTIQUE, Elsa Rimboux. poïétique. ESTHÉTIQUE, Dominique Chateau. point. MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE, Vincent Jullien. police. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Michel Senellart. politeia. PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE, Annie Hourcade. politesse. GÉNÉR., MORALE, Elsa Rimboux. politique. GÉNÉR., POLITIQUE, Elsa Rimboux. polysémie. GÉNÉR., Elsa Rimboux. polythéisme. GÉNÉR., Elsa Rimboux. populaire (philosophie). PHILOS. MODERNE, Gérard Raulet. downloadModeText.vue.download 1128 sur 1137

1126 positivisme. PHILOS. SCIENCES, POLITIQUE, Juliette Grange, Véronique Le Ru. positivisme logique. ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, Roger Pouivet. possibilité. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Engel. possible. GÉNÉR., Elsa Rimboux. postmodernisme. GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., Elsa Rimboux ; ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot.

postulat. GÉNÉR., Elsa Rimboux ; LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. potentiel. PHYSIQUE, Vincent Bontems. potlatch. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, Elsa Rimboux. poussée. ANTHROPOLOGIE, ONTOLOGIE, PSYCHOLOGIE, Gérard Raulet. pouvoir. MORALE, POLITIQUE, Jean-Paul Paccioni. pragmatique. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. pragmatisme. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., Claudine Tiercelin. pragmatiste (maxime). PHILOS. CONN., Claudine Tiercelin. praxis. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Elsa Rimboux. prédestination. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, Elsa Rimboux. prédicable. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Gérard Sondag. prédicatif. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Hourya Sinaceur. prédication. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Pascal Ludwig. préférence. MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet. préjugé. MORALE, PHILOS. CONN., André Charrak. prémisse. GÉNÉR., LOGIQUE, Fabien Chareix. prescriptivisme. MORALE, PHILOS. CONTEMP., Julien Dutant. présence. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, Elsa Rimboux. présent. GÉNÉR., Elsa Rimboux. présentification. PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz. présocratiques (pensées). PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. présupposition. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. preuve. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien ; Preuve ontologique, GÉNÉR., Fabien Chareix.

prévision. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. 1. primitif. ESTHÉTIQUE, Jacques Darriulat. 2. primitif. ANTHROPOLOGIE, Elsa Rimboux. principe. GÉNÉR., Laurent Gerbier ; LOGIQUE, PHILOS. CONN., Hourya Sinaceur ; PHYSIQUE, Michel Blay ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte et Benoît Auclerc ; Principe espérance, PHILOS. CONTEMP., Gérard Raulet ; Principe vital, PHILOS. SCIENCES, Elsa Rimboux ; Principe de moindre action*, Principe de raison suffisante*. prison. GÉNÉR., POLITIQUE, Elsa Rimboux. privé / public. PHILOS. DROIT, Fabien Chareix. probabilité. MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Michel Bitbol ; ÉPISTÉMOLOGIE, Emmanuel Picavet. probable. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN., JeanLuc Solère. problème. PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade. procession. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE, Annie Hourcade, Fosca Mariani Zini. processus primaire et secondaire. PSYCHANALYSE, Christian Michel. prochain. MORALE, PHILOS. RELIGION, Sophie Nordmann. production (mode de). POLITIQUE, Gérard Raulet. production (rapports de). POLITIQUE, Gérard Raulet. propres. POLITIQUE, SC. HUMAINES, Wolfgang Fink ; HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, Vincent Bontems. prohairesis. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. projet. PHILOS. CONTEMP., Arnaud Tomès. prolétariat. POLITIQUE, Isabelle Garo. promesse. MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Anne Amiel. propagande. ESTHÉTIQUE, POLITIQUE, Pierre Fresnault-Deruelle.

proportion. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES, Elsa Rimboux. proposition. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, Pascal Engel ; Attitude propositionnelle, LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel. propre. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade. propriété. LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, downloadModeText.vue.download 1129 sur 1137

1127 Roger Pouivet ; PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Colas Duflo. propioception / intéroception / extéroception. PSYCHOLOGIE, SC. COGNITIVES, Denis Forest. providence. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION, Elsa Rimboux. prudence. MORALE, Elsa Rimboux. psychanalyse. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. psychasthénie. MORALE, PSYCHOLOGIE, PierreHenri Castel. psychiatrie. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. psychisme. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. psychologie. GÉNÉR., Psychologie morale, MORALE, PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; Psychologie sociale, ÉTHIQUE, POLITIQUE, PSYCHOLOGIE, PierreHenri Castel ; Psychologie rationnelle, PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; Psychologie de la communication*, Psychologie du développement*, Psychologie des facultés*, Psychologie de la forme*, Psychologie de la foule*, Psychologie des groupes*, Psychologie du langage*, Psychologie des peuples*. psychologisme. LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT, Pascal Engel.

psychométrie. PSYCHOLOGIE, Olivier Martin. psychopathologie. GÉNÉR., PSYCHOLOGIE, PierreHenri Castel. psychophysique. PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. psychose. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. public. ESTHÉTIQUE, Dominique Poulot. publicité. ESTHÉTIQUE, Pierre FresnaultDeruelle. pudeur. PSYCHANALYSE, Jean-Marie Duchemin. puissance. GÉNÉR., Elsa Rimboux ; ÉPISTÉMOLOGIE, Vincent Bontems. pulsion. PSYCHANALYSE, Christian Michel. punition. MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE, Colas Duflo. Q quadriparti. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse. qualia. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie. qualitatif. GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. qualité. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse ; Qualités premières, qualités secondes, PHILOS. MODERNE, ÉPISTÉMOLOGIE, Alexis Bienvenu. quantification. ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE, PHYSIQUE, Vincent Jullien ; LOGIQUE, Denis Vernant. quantique (logique). LOGIQUE, Jacques Dubucs. quantique (mécanique). PHYSIQUE, Michel Blay. quantité. PHILOS. ANTIQUE, Frédérique Ildefonse. quiddité. PHILOS. MÉDIÉVALE, Michel Lambert. quiétisme. PHILOS. RELIGION, André Charrak. R race. ANTHROPOLOGIE, MORALE, POLITIQUE, Wiktor

Stoczkowski. racisme. MORALE, POLITIQUE, Hélène Frappat. raison. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT, POLITIQUE, Suzanne Simha ; Raison vs cause, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet ; Raison pratique, GÉNÉR., Elsa Rimboux ; Principe de raison suffisante, GÉNÉR., Gérard Raulet ; Raison communicationnelle, LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Alexandre Dupeyrix ; Raison d’État*. raisonnement. LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs ; Raisonnement par l’absurde*. Ramsey (énoncé de). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. rationalisation. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc ; Procès de rationalisation occidentale, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. rationalisme. GÉNÉR., Fabien Chareix. rationalité. MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet. ravissement. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, PHILOS. RELIGION, Marianne Massin. réaction. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. réalisme. GÉNÉR., Fabien Chareix ; ESTHÉTIQUE, Mathieu Kessler. réalité. GÉNÉR., PHILOS. CONN., Raynald Belay ; PSYCHANALYSE, Mazarine Pingeot et Michèle Porte. downloadModeText.vue.download 1130 sur 1137

1128 réception. ESTHÉTIQUE, Jean-Pierre Cometti. réciproque. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. récit. GÉNÉR., Elsa Rimboux.

reconnaissance. MORALE, Franck Fischbach ; PHILOS. CONTEMP., MORALE, POLITIQUE, Charlotte de Parseval. récurrence. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. récursivité. LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Denis Vernant. rédemption. MORALE, PHILOS. RELIGION, Sophie Nordmann. redondance. LOGIQUE, Pascal Engel. réduction. ÉPISTÉMOLOGIE, ONTOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Élisabeth Pacherie. réductionnisme. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, Françoise Longy. réel, symbolique, imaginaire. PSYCHANALYSE, Christian Michel. référence. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. référentiel. ÉPISTÉMOLOGIE, Vincent Bontems. réflexe. PSYCHOLOGIE, Denis Forest. réflexion. GÉNÉR., Elsa Rimboux. refoulement. PSYCHANALYSE, Christian Michel. réfutabilité. ÉPISTÉMOLOGIE, Michel Blay. réfutation. GÉNÉR., Elsa Rimboux. regard. GÉNÉR., ONTOLOGIE, Fabien Chareix ; ESTHÉTIQUE, PSYCHANALYSE, Jean-Jacques Rassial. règle. GÉNÉR., MORALE, Elsa Rimboux ; Règle logique, LOGIQUE, Roger Pouivet. règne des fins. MORALE, PHILOS. DROIT, Christophe Bouriau. régression. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. régulation. BIOLOGIE, Nicolas Aumonier. rejet. PSYCHANALYSE, Christian Michel. relatif. PHILOS. ANTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, Frédérique Ildefonse. relation. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, Roger Pouivet.

relativisme. GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Léna Soler ; ESTHÉTIQUE, Jean-Pierre Cometti. relativité. PHYSIQUE, Michel Bitbol. religion. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, Elsa Rimboux. réminiscence. PHILOS. ANTIQUE, Sylvie SolèreQueval. répétition. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc. représentation. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE, PSYCHANALYSE, PSYCHOLOGIE, Claire Marin ; PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Morizot et Roger Pouivet ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. reproductibilité. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. reproduction. ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. république. POLITIQUE, Ghislain Waterlot. résistance. POLITIQUE, Laurent Bove ; PSYCHANALYSE, André Bompard. résolution. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, JeanMarie Vaysse. respect. PHILOS. MODERNE, MORALE, Colas Duflo. responsabilité. ANTHROPOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT, Olivier Abel. ressemblance. LOGIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., Natalie Depraz. ressentiment. MORALE, PHILOS. RELIGION, André Charrak. retour (éternel). Eternel retour*. retrait. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse. rêve. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; PSYCHANALYSE, Jean-Marie Duchemin. révélation. GÉNÉR., Elsa Rimboux. révisionnisme. GÉNÉR., POLITIQUE, Elsa Rimboux. révolte. MORALE, POLITIQUE, Sébastien Bauer et

Laurent Gerbier. révolution. POLITIQUE, Gérard Raulet ; PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. rhétorique. LINGUISTIQUE, Fosca Mariani Zini. downloadModeText.vue.download 1131 sur 1137

1129 richesse. GÉNÉR., ÉCONOMIE, Elsa Rimboux. rite. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, Elsa Rimboux. roman. ESTHÉTIQUE, Cécile Girousse. ruse. GÉNÉR., Elsa Rimboux. S sacré. MORALE, PHILOS. RELIGION, Dalibor Frioux. sacrifice. ANTHROPOLOGIE, PHILOS. RELIGION, André Charrak. sadisme-masochisme. PSYCHANALYSE, Mauricio Fernandez. sainteté. MORALE, PHILOS. RELIGION, Sophie Nordmann. satisfaction. ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer ; LOGIQUE, Jacques Dubucs. saturation. LOGIQUE, Jacques Dubucs. scène. PSYCHANALYSE, Benoît Auclerc et Michèle Porte. scepticisme. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; MORALE, POLITIQUE, Bérengère Hurand. schématisme. GÉNÉR., Fabien Chareix. schème. GÉNÉR., Fabien Chareix. schizophrénie. PSYCHANALYSE, Abdelhadi Elfakir et Michèle Porte. Schwärmerei. MORALE, POLITIQUE, Jean-François Goubet. science. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES,

Véronique Le Ru ; Sciences sociales*. scientisme. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. scotisme. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, THÉOLOGIE, Gérard Sondag. sculpture. ESTHÉTIQUE, Florence de Mèredieu. secret d’État. POLITIQUE, Frédéric Gabriel. sémantique. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. sémiotique. LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin. sens. GÉNÉR., Caroline Guibet Lafaye ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; Sens commun, PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Annie Hourcade. sensation. GÉNÉR., Fabien Chareix ; PHILOS. ANTIQUE, Annie Hourcade, Michel Narcy ; PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. sensibilité. GÉNÉR., PHILOS. CONN., SC. COGNITIVES, Véronique Le Ru ; PHILOS. MODERNE, Fabien Chareix ; ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer ; Sensibilité générale, PSYCHOLOGIE, Denis Forest. sensualisme. GÉNÉR., Fabien Chareix. sentiment. MORALE, André Charrak ; PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel ; ESTHÉTIQUE, Jean-Maurice Monnoyer. sexualité. PSYCHANALYSE, Christian Michel. signe. LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin ; ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. signifiant. LINGUISTIQUE, Fabien Chareix. signification. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig ; PSYCHANALYSE, Michèle Porte. signifié. LINGUISTIQUE, Fabien Chareix. similitude. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien.

simplicité. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. simultanéité. PHYSIQUE, Michel Bitbol. Sinn / Bedeutung. LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. sociabilité. MORALE, POLITIQUE, André Charrak. socialisme. POLITIQUE, Isabelle Garo. société. PHILOS. MODERNE, Fabien Chareix. soi. PSYCHOLOGIE, PSYCHANALYSE, Marie-Claude Fourment-Aptekman. solidarité. POLITIQUE, Claudine Tiercelin. solipsisme. GÉNÉR., Fabien Chareix. sophisme. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, Michel Narcy ; LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN., Roger Pouivet. sophiste. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Michel Narcy. sophistique. PHILOS. ANTIQUE, Michel Narcy. sorite. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat. souci. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., Jean-Marie Vaysse. souffrance. MORALE, Céline Lefeve. souhait. PSYCHANALYSE, Christian Michel. soupçon. GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., PHILOS. MODERNE, Olivier Dekens. sourds (nombres). MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. spatialité. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., JeanMarie Vaysse. downloadModeText.vue.download 1132 sur 1137

1130 spécieuse. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. spinozisme. PHILOS. MODERNE, Pierre-François Moreau. sport. GÉNÉR., SOCIOLOGIE, Fabien Chareix. statistique. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, Vincent

Jullien. stimulus / réponse. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. stoïcisme. PHILOS. ANTIQUE, Jean-Baptiste Gourinat ; PHILOS. RENAISSANCE, Fosca Mariani Zini. stratégie. POLITIQUE, Laurent Bove. structuralisme. PHILOS. CONTEMP., Gérard Lenclud. structure. PSYCHANALYSE, Michèle Porte ; LOGIQUE, Jacques Dubucs ; Structure du comme, ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., Jean-Marie Vaysse. style. ESTHÉTIQUE, Bernard Vouilloux. subconscient. PSYCHANALYSE, Oliver Douville. subjectif. GÉNÉR., Fabien Chareix. subjectivisme. MORALE, Julien Dutant. sublimation. PSYCHANALYSE, Olivier Douville. sublime. ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, POLITIQUE, PSYCHANALYSE, Baldine Saint Girons. subsistance. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., JeanMarie Vaysse. substance. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, Annie Hourcade ; MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. MODERNE, Suzanne Simha. substitut. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. sujet. MORALE, PHILOS. DROIT, PSYCHANALYSE, PSYCHOLOGIE, Hourya Sinaceur ; PSYCHANALYSE, Jean-Jacques Rassial. superstition. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. surhomme. PHILOS. MODERNE, Igor Sokologorsky. surmoi. PSYCHANALYSE, Christian Michel et Michèle Porte. survenance. ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. ESPRIT, Roger Pouivet. syllogisme. LOGIQUE, Roger Pouivet ; PHILOS. CONN., Denis Vernant.

symbole. LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin ; LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Hourya Sinaceur ; ESTHÉTIQUE, Jacques Morizot. symbolique. ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, Hourya Sinaceur. symétrie. MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE, Michel Bitbol. symptôme. PSYCHANALYSE, André Bompard. synonyme. LINGUISTIQUE, Frédérique Ildefonse. syntaxe. LOGIQUE, Denis Vernant. synthèse. GÉNÉR., HIST. SCIENCES, PHILOS. CONN., Véronique Le Ru ; Synthèse culturelle, PHILOS. RELIGION, Gérard Raulet. système. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. T tabou. ANTHROPOLOGIE, Fabien Chareix ; PSYCHANALYSE, Christian Michel. talent. ESTHÉTIQUE, Fabienne Brugère. tautologie. LOGIQUE, Denis Vernant. technique. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. technologie. GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES, Véronique Le Ru. téléologie. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Fabien Chareix ; MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE, MORALE, BIOLOGIE, Colas Duflo. téléosémantique. PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, BIOLOGIE, Élisabeth Pacherie. tempérance. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Sylvie Solère-Queval. temporalisation. PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie

Depraz. temporalité. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., JeanMarie Vaysse. temps. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, JeanBaptiste Gourinat, Jean-Luc Solère ; PHILOS. CONN., PHILOS. MODERNE, ÉPISTÉMOLOGIE, Jean Seidengart. tendance. PSYCHOLOGIE, Pierre-Henri Castel. tératologie. PHILOS. SCIENCES, BIOLOGIE, MORALE, Jean-Louis Fischer. théisme. PHILOS. RELIGION, Fabien Chareix. thémata. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu. théocratie. PHILOS. RELIGION, Laurent Bove. théodicée. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. RELIGION, MORALE, Olivier Abel. théorème. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. downloadModeText.vue.download 1133 sur 1137

1131 théorie. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, Fabien Chareix ; PHYSIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE, Michel Blay ; Théorie de l’esprit, PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, Élisabeth Pacherie ; Théorie critique, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE, Gilles Moutot. thermodynamique. PHYSIQUE, Michel Bitbol. tiercéité. MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin. tiers exclu. PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE, JeanBaptiste Gourinat ; LOGIQUE, Denis Vernant. tolérance. POLITIQUE, MORALE, PHILOS. DROIT, Ghislain Waterlot. topique. PSYCHANALYSE, Marie-Claude Fourment. totalitarisme. POLITIQUE, Anne Amiel. totalité. GÉNÉR., Fabien Chareix. tournant. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., JeanMarie Vaysse.

tournure. ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP., JeanMarie Vaysse. trace. PHILOS. CONTEMP., François-David Sebbah. tradition. ESTHÉTIQUE, Danièle Cohn. traduction. LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., LOGIQUE, Roger Pouivet. tragédie. ESTHÉTIQUE, Jean-Marie Thomasseau. transcendance. MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE, Mathias Goy. transcendantaux. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, Jean-Luc Solère. transcendantalisme. MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin. transduction. PHILOS. CONTEMP., ÉPISTÉMOLOGIE, Xavier Guchet. transfert. PSYCHANALYSE, Michèle Porte. transfini. MATHÉMATIQUES, LOGIQUE, Vincent Jullien. transitivité. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. transposition. PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz. traumatisme. PSYCHANALYSE, André Bompard. travail. POLITIQUE, Isabelle Garo. Turing (test de). LOGIQUE, PHILOS. CONN., Jacques Dubucs. tychisme. PHILOS. CONTEMP., MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin. types (théorie des). LOGIQUE, Denis Vernant. type / token. LINGUISTIQUE, Claudine Tiercelin. tyrannie. POLITIQUE, Ghislain Waterlot. U Umwelt. PSYCHOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, Natalie Depraz. un. MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE, Gérard Sondag, Michel Narcy. unicité. LOGIQUE, PHILOS. RELIGION, Sophie

Nordmann. unité. GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. univers. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., ÉPISTÉMOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, LOGIQUE, Jean Seidengart. universel. GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN., LOGIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE, Jean Seidengart ; Universaux, PHILOS. MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin. usage / mention. LINGUISTIQUE, Pascal Ludwig. utilitarisme. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, JeanPierre Airut. utilité. ÉPISTÉMOLOGIE, SOCIOLOGIE, MORALE, POLITIQUE, Emmanuel Picavet. utopie. POLITIQUE, Antoine Hatzenberger. utopisme. SOCIOLOGIE, Antoine Hatzenberger. V valeur. PHILOS. MODERNE, Igor Sokologorsky ; Théorie marxiste de la valeur, POLITIQUE, Gérard Raulet ; Polythéisme des valeurs, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène ; Rapport aux valeurs, ÉPISTÉMOLOGIE, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. validation. LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES, Hourya Sinaceur. valide. LOGIQUE, Hourya Sinaceur. validité. LOGIQUE, Denis Vernant. variable. MATHÉMATIQUES, LOGIQUE, Vincent Jullien, Denis Vernant. vecteur. MATHÉMATIQUES, Vincent Jullien. verbe. THÉOLOGIE, Michel Lambert. vérifiabilité. PHILOS. CONN., Alexis Bienvenu.

vérification. PHILOS. SCIENCES, Alexis Bienvenu ; PHILOS. CONN., Pascal Engel. vérité. GÉNÉR., Dalibor Frioux ; PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE, Jean-Marie Vaysse ; PHILOS. CONN., Roger Pouivet ; Théorie pragmatiste de la vérité, MÉTAPHYSIQUE, Claudine Tiercelin ; Vérité de downloadModeText.vue.download 1134 sur 1137

1132 raison / vérité de fait, GÉNÉR., Fabien Chareix. vertu. GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE, Suzanne Simha ; Vertu cardinale, MORALE, Pierre-François Moreau. vide. PHYSIQUE, Vincent Jullien. vie. BIOLOGIE, Michel Morange ; Philosophie de la vie, GÉNÉR., POLITIQUE, ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE, Wolfgang Fink. violence. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, MORALE, PSYCHOLOGIE, Ghislain Waterlot. virtuel. ÉPISTÉMOLOGIE, Vincent Bontems ; ESTHÉTIQUE, Edmond Couchot. visage. PHILOS. CONTEMP., François-David Sebbah. visible. PHILOS. CONN., ESTHÉTIQUE, Diane Arnaud. vision. PHILOS. SCIENCES, Michel Blay ; Vision en Dieu, PHILOS. RELIGION, Michel Blay. vitalisme. BIOLOGIE, Éric Crémière. W Weltanschauung. POLITIQUE, SOCIOLOGIE, Catherine Colliot-Thélène. Z zététique. MATHÉMATIQUES, Michel Blay. downloadModeText.vue.download 1135 sur 1137

1133 Liste des dissertations L’art contemporain est-il une sociologie ? Nathalie Heinich, p. 63.

L’art est-il en question ? Gérard Genette, p. 67. Le bonheur est-il vraiment dans le pré ? Raphaël Enthoven, p. 106. Qu’est-ce qu’un citoyen ? Denis Collin, p. 136. Peut-on être citoyen du monde ? Antoine Hatzenberger, p. 138. Les sciences cognitives Pierre Jacob, p. 148. Communauté et société Gérard Raulet, p. 154. La conscience morale est-elle l’effet des bons sentiments ? Jean-Benoît Birck et Ariel Suhamy, p. 182. Le corps : ultime raison ? André Simha, p. 202. Croire et juger Pascal Engel, p. 228. Du projet de civilisation au tout culturel Wolfgang Fink et J. Le Rider, p. 231. Culture ou civilisation ? Gérard Lenclud, p. 235. Faut-il redevenir cyniques ? Michel Onfray, p. 240. La démocratie moderne ou la révolution impossible ? Saverio Ansaldi, p. 258. La fin du désir Fabien Lamouche, p. 269. La dialectique peut-elle encore casser des briques ? Jacques d’Hondt, p. 283. Dieu est-il mort ? Jacques d’Hondt, p. 287. Y a-t-il un dieu des philosophes ? MarieFrédérique Pellegrin, p. 289. L’éthique peut-elle commander le droit ? Jean-Michel Buée, p. 305. Que sont les droits de l’homme ? Laurent Gryn et Nicolas Israël, p. 309. L’engagement, fondement et devoir de l’existence Jean-Marc Mouillie, p. 337.

Épistémologie et théorie de la connaissance Pascal Engel, p. 348. Esprit et cerveau Pierre Jacob, p. 364. Le regard esthétique est-il affaire d’éducation ? François Soulages, p. 372. Peut-on rendre compte rationnellement de la valeur esthétique ? Rainer Rochlitz, p. 376. Comment naturaliser l’esthétique et pourquoi ? Jean-Marie Schaeffer, p. 379. Qu’appelle-t-on « exister » ? André Clair, p. 401. Que nous apprend l’expérience ? Fabien Chareix, p. 408. Expliquer et comprendre Roger Pouivet, p. 412. La femme, un objet pour la philosophie ? Geneviève Fraisse, p. 426. L’histoire a-t-elle un sens ? Denis Collin, p. 480. Y a-t-il des sciences de l’homme ? Gérard Lenclud, p. 486. L’humanitaire est-il un humanisme ? Paul Rateau, p. 493. Identité et changement sont-ils compatibles ? $$$L’image est-elle l’enjeu d’une nouvelle révolution copernicienne ? François Soulages et Jacques Morizot, p. 523. Le langage peut-il tout dire ? André Jacob, p. 593. Y a-t-il une origine des langues ? Alain Peyraube, p. 601. L’idée de langue universelle est-elle une utopie ? Alain Peyraube, p. 604. Libéralisme et démocratie sont-ils conciliables ? Caroline Guibet Lafaye, p. 609.

Devoir de loisir ou droit à la paresse ? Dalibor Frioux, p. 625. Les machines intelligentes sont-elles l’avenir de l’homme ? Pascal Engel, p. 632. Y a-t-il un mal absolu ? André Jacob, p. 637. Être malade, est-ce être anormal ? Guillaume Le Blanc, p. 641. Le désir de mémoire Olivier Remaud, p. 665. downloadModeText.vue.download 1136 sur 1137

1134 Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d’investigation philosophique ? André Charrak, p. 697. La nature a-t-elle des droits ? Fabien Chareix, p. 711. No God’s land Raphaël Enthoven, p. 725. Norme et Nature Suzanne Simha, p. 737. Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? Roger Pouivet, p. 751. La pire des tyrannies est-elle celle de l’opinion ? Magali Bessone, p. 758. La perception esthétique est-elle une extension de la perception ordinaire ou une activité de l’esprit distincte d’elle ? Jean-Maurice Monnoyer, p. 783. L’inspiration philosophique Marianne Massin, p. 800. Qu’est-ce désormais que la philosophie ? Jean-Pierre Faye, p. 803. Philosophie et sciences Michel Blay, p. 809. Tout plaisir est-il bon à prendre ? Pascal Séverac, p. 821. Le progrès : un mythe dépassé ? Vincent

Bontems, p. 862. Philosophie et psychologie Pascal Engel, p. 873. Raison et communication Alexandre Dupeyrix, p. 893. Est-il rationnel d’être rationnel ? Pascal Engel, p. 898. Le droit de révolte a-t-il un sens ? Fabien Chareix, p. 931. Qu’est-ce qui fait sens ? Denis Vernant, p. 956. L’altérité des sexes est-elle radicale ? Geneviève Fraisse, p. 964. Société et individu : quelles sont les fins de l’éducation ? Patrick Thierry, p. 971. La question du sujet aujourd’hui Hourya Sinaceur, p. 995. La symbolisation est-elle à la base de l’art ? Jacques Morizot, p. 1001. Le temps suit-il son cours ? Étienne Klein, p. 1018. La tradition est-elle une réalité ? Philippe Simay, p. 1032. Le travail n’est-il qu’une aliénation ? Denis Collin, p. 1041. Toute vérité est-elle bonne à dire ? JeanPierre Cavaillé, p. 1068. La vie est-elle un songe ? Pierre-Henri Castel, p. 1075. downloadModeText.vue.download 1137 sur 1137

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