francais litterature livre du professeur
April 9, 2017 | Author: Nicoletta Pavlou | Category: N/A
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livre du professeur, analyse litteraire...
Description
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Livre du professeur
1
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L ES S
Français
Sous la direction de Geneviève Winter
Littérature
Anne Cassou-Noguès Marie-Aude de Langenhagen
Illustration de couverture : © Selçuk Demirel Réf. 602.0006 - ISBN : 978-2-7495-3035 2
www.editions-breal.fr
Français
Nouveau programme
Littérature
1
re L ES S
Français Littérature
Guide pédagogique à l’attention du professeur sous la direction de Geneviève Winter Anne Cassou-Noguès Marie-Aude de Langenhagen
Éditions Bréal 27-29, avenue de Saint-Mandé - 75 012 Paris
Sommaire Chapitre 1 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours …………
3
• Parcours 1 : Le héros de roman et ses métamorphoses Manuel de l’élève pp. 21-29 ………………………………………………………… 3 • Parcours 2 : Les personnages féminins, figures d’une émancipation ? Manuel de l’élève pp. 33-43 ………………………………………………………… 9 • Parcours 3 : Du personnage à l’anti-héros : Voyage au bout de la nuit
de Louis-Ferdinand Céline Manuel de l’élève pp. 47-53 ………………………………………………………… 15
Bilans de parcours chapitre 1 ……………………………………………………… 19
Chapitre 2 Le théâtre : texte et représentation ………………
23
• Parcours 1 : L’illusion théâtrale : évolution des codes et des conventions manuel de l’élève pp. 75-87 ……………………………………………………… 23 • Parcours 2 : L’horizon de la représentation Manuel de l’élève pp. 91-101 ……………………………………………………… 30 • Parcours 3 : Rejouer et déjouer le théâtre : Beckett, En attendant Godot (1952) : Manuel de l’élève pp. 105-119 ……………………………………………………… 36 Bilans de parcours chapitre 2……………………………………………………… 41
Chapitre 3 Écriture poétique et quête du sens ………………
47
• Parcours 1 : Le travail du poète Manuel de l’élève pp. 141-147 ……………………………………………………… 47 • Parcours 2 : Forme, contrainte et invention Manuel de l’élève pp. 151-161 ……………………………………………………… 55 • Parcours 3 : Henri Michaux, La nuit remue, 1935 Manuel de l’élève pp. 165-173 ……………………………………………………… 62 Bilans de parcours chapitre 3 ……………………………………………………… 69
Chapitre 4 La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du xvie siècle à nos jours …………
75
• Parcours 1 : L’homme à la rencontre de l’autre Manuel de l’élève pp. 196-205 ……………………………………………………… 75 • Parcours 2 : L’homme, Dieu et le doute. Manuel de l’élève pp. 209-223 ……………………………………………………… 81 • Parcours 3 : Ô vous, frères humains, Albert Cohen, 1972, un humanisme de la compassion Manuel de l’élève pp. 227-239……………………………………………………… 87 Bilans de parcours chapitre 4 ……………………………………………………… 93
Chapitre 5 Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme …………
99
• Parcours 1 : Le roman de la sagesse humaniste : Gargantua (1534) de Rabelais Manuel de l’élève pp. 261-269 ……………………………………………………… 99 • Parcours 2 : Figures de l’homme Manuel de l’élève pp. 273-281 ……………………………………………………… 103 • Parcours 3 : Politique et religion : de la réflexion au réel Manuel de l’élève pp. 285-293 ……………………………………………………… 107 Bilans de parcours chapitre 5 ……………………………………………………… 111
Chapitre 6 Du modèle aux réécritures, du xviie siècle à nos jours ………… 115 • Parcours 1 : Mythe et réécriture : les frères ennemis Manuel de l’élève p. 310-323 ……………………………………………………… 115 • Parcours 2 : Parodies et pastiches Manuel de l’élève p. 327-335 ……………………………………………………… 121 • Parcours 3 : Transposer un thème obsédant : les variations de Marguerite Duras Manuel de l’élève p. 339-347 ……………………………………………………… 124 Bilans de parcours chapitre 6 ……………………………………………………… 128
Chapitre 1 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
Parcours 1 Le héros de roman et ses métamorphoses Manuel de l’élève pp. 21-29 PROBLÉMATIQUE Du héros au personnage du classicisme au Nouveau Roman (le portrait) Ce parcours entend montrer comment le héros romanesque perd au fil de l’évolution du genre son statut héroïque pour devenir un « personnage » apparemment simple et vraisemblable mais complexe dans sa relation avec l’auteurnarrateur. Pour ce faire, il faut évidemment remonter aux sources du romanesque avec Don Quichotte (texte 1 : Don Quichotte, anti-modèle et anti-héros), présenté d’emblée en négatif par rapport à l’idéal du chevalier courtois, héros des chansons de geste. Dans ce portrait, toutes les valeurs du héros traditionnel sont ironiquement inversées pour disqualifier Don Quichotte, qui n’a pas de nom véritablement établi – par absence d’ascendance prestigieuse –, qui se livre à l’oisiveté et fait volontiers bonne chère, lui dont les apparences ascétiques sont loin des canons physiques du chevalier traditionnel et dont la mise rappelle bien plus la cotte mal taillée que l’armure du chevalier. Au lieu d’agir de manière raisonnée, il lit ad libitum et vit dans un rêve, celui de l’idéal chevaleresque. Ce premier texte montre combien le roman pose, dès son origine, le problème de la crédibilité de son héros, toujours susceptible d’être remise en question : le héros se déconstruit à mesure que le genre s’autonomise et digère les autres genres, il est peu à peu dissous par l’ogre romanesque. Don Quichotte représente le point de basculement entre un héroïsme déjà dépassé (l’héroïsme chevaleresque d’Amadis de Gaule) et un nouvel héroïsme moins idéalisé, qui se heurte aux contingences et à ses limites. Dès lors, l’idéal du héros chevaleresque, à la fois combattant et parfait amant, trouve à se dire dans deux déclinaisons qui exploitent une de ces deux caractéristiques au détriment de l’autre en créant des types. La veine courtoise s’illustre au XVIIe siècle à travers le personnage du berger amoureux, qui ne combat plus mais garde ses troupeaux, tout occupé à conquérir sa belle réticente dans un Forez idéalisé, pacifié et propice à l’amour, nouvelle Arcadie recréée par Honoré d’Urfé (texte 2, Céladon, modèle du héros bucolique). La veine combattante trouve son terrain d’expression au XVIIIe siècle sous la forme burlesque du cheminement chaotique du
picaro, qui triomphe de tous les obstacles qui se dressent sur son chemin non plus l’épée à la main mais à l’aide de sa malice et de son intelligence. Le schéma du modèle de Cervantès est inversé : Don Quichotte était un idéaliste maladroit et rêveur dans un monde qui ne le comprenait pas (il triomphait malgré lui, par des hasards de circonstances) ; le picaro est un homme intelligent et astucieux dans un monde fait de naïfs et de pédants incultes (texte 3 : Gil Blas, le picaro ou l’héroïsme burlesque). D’un côté le désordre de l’imaginaire contre l’ordre du réel ; de l’autre l’ordre de l’intelligence qui rétablit l’équilibre au sein d’un déséquilibre social. La vertu civilisatrice du héros est inversée au profit d’un autre ordre de compréhension du monde chez Don Quichotte (l’imaginaire se superpose au réel et le parasite) ; elle permet de rétablir un ordre jusquelà usurpé chez le picaro (un ordre fondé sur l’intelligence et la capacité d’adaptation supplante un autre ordre, fondé sur des privilèges indus). Ainsi, l’éducation du picaro, dans cet extrait, prend à revers celle du chevalier (passage obligé de l’apprentissage de la chevalerie et de ses valeurs) : il n’y a point de culture ou de morale à apprendre des précepteurs tous plus ignorants les uns que les autres. La seule morale est celle, pratique, qui consiste à se lancer sur les chemins du monde et à se mettre à l’épreuve du hasard en s’édifiant soi-même au gré des contingences. Symboliquement, en s’affranchissant des modèles, le héros devenu simple personnage du peuple (le picaro ou le berger) suit la pente ascendante du roman en quête de légitimité : comme lui, le personnage gravit peu à peu les échelons de la société pour reconquérir sa dignité perdue ; le berger réussit à épouser sa bergère comme le picaro réussit à s’élever dans la société ou parvient à ses fins en vivant d’expédients, nourri par une philosophie de vie pratique résolument optimiste. La conquête de sa propre existence par lui-même fait du personnage un héros en construction qui doit faire la preuve de sa qualité supérieure. Au XIXe siècle, ce personnage en quête ambitieuse de triomphe social est incarné par les personnages des romans de Balzac, au premier chef Rastignac et Vautrin dans Le Père Goriot (texte 4 : Rastignac et Vautrin, l’étudiant et le brigand : personnages et « types »). S’ils répondent à des « types » romanesques bien établis au XIXe siècle – l’étudiant ambitieux et idéaliste et le brigand mystérieux et habile, tout droit issu du roman populaire –, Rastignac et Vautrin représentent aussi les deux âges de la vie, jeunesse et âge moyen, le troisième âge trouvant à se réaliser dans le personnage du père Goriot. Vautrin est le futur de Rastignac, et les deux descriptions qui se suivent dans cet extrait montrent déjà que les personnages ont tous deux Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 3
des aspects qui dérogent à la loi que constitue le modèle héroïque : Rastignac est noble mais désargenté, Vautrin est affable et charismatique, mais sombre et inquiétant. L’absence d’héroïsme du personnage romanesque culmine avec Fabrice del Dongo (texte 5 : Fabrice del Dongo, personnage « fort peu héros »), qui rêve de renouer avec les idéaux chevaleresques épiques en s’engageant comme soldat, mais qui se révèle bien incapable de prendre part efficacement aux combats. Symboliquement, il est écarté du domaine épique, le champ de bataille : incapable de comprendre les enjeux stratégiques du combat, épouvanté par le sang qui coule, il ne retient de son expérience qu’une exaltation naïve devant le ballet des sons et lumières des échanges armés, comme un enfant émerveillé par un feu d’artifice sans pour autant être artificier. La voie est ainsi ouverte à la mise à mort du héros qui passe progressivement de l’activité burlesque et sentimentale (courtiser pour le berger amoureux, se jouer des contingences matérielles pour le picaro) à l’impuissance devant la réalisation de ses idéaux (Rastignac pauvre et Vautrin brigand ; Fabrice spectateur émerveillé mais hors de la vie) pour terminer par une mise à mort symbolique de toute action possible. Le roman du XXe siècle, chambre d’échos des guerres qui ont mis à mal les idéaux, est un roman du pessimisme, où des héros désenchantés se heurtent à l’absurde de l’existence : de Roquentin dans La Nausée aux personnages évanescents du Nouveau Roman, le personnage est réduit à une peau de chagrin victime de la « machine infernale » de l’existence qu’il ne comprend plus et qui ne le comprend plus (qui ne le contient plus : il en est exclu). En marge du monde, le personnage romanesque est symbolisé par le narrateur-personnage de L’Étranger (texte 6 : L’Étranger, le personnage absurde et la mort de l’héroïsme), à l’extérieur de lui-même, du monde et de toute sensibilité, qui ne fait qu’effleurer la mort de sa mère comme s’il était déjà mort lui-même. Incapable de déterminer le sens de l’action et de prendre en mains son destin, le personnage a définitivement abandonné ses prérogatives héroïques et devient spectateur impuissant de ce qui lui arrive (il décrit simplement ce qu’il voit), témoin en est l’endormissement symbolique du personnage – sans nom – à la fin de l’extrait, lui qui a perdu sa conscience, son identité et presque toute étincelle de vie. LES TEXTES DU PARCOURS Texte 1 (manuel de l’élève p. 22) La mise en question du héros courtois Miguel de Cervantès, Don Quichotte de la Manche (1605-1615)
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre L’extrait proposé constitue l’incipit du roman de Cervantès.
4 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
Contexte historique, esthétique et culturel La crise de la puissance et de la conscience espagnoles : vers le crépuscule de l’Espagne La vie de Cervantès lui permit d’être au carrefour de l’histoire : il fut à cheval entre le XVIe et le XVIIe siècles et connut donc la gloire mais aussi les premiers signes du déclin de l’empire espagnol. L’Espagne est à la fin du XVIe siècle une des grandes puissances européennes. Cervantès naît sous le règne de Charles Quint (1517-1556), qui marque l’apogée de la puissance espagnole. L’Espagne est la première nation européenne (politique de conquêtes donc empire, richesse économique et extension géographique), un « empire sur lequel le soleil ne se couchait pas ». Le déclin et la décadence commencent avec le règne du fils de Charles Quint, Philippe II (1556-1596) qu’on appelle pourtant le siècle d’or espagnol : son règne sera fait de défaites et de victoires. Philippe est contraint d’abandonner une partie de l’Autriche, fait triompher l’Espagne à Lépante (1571) mais l’invincible Armada est vaincue en 1588 par l’Angleterre. Le déclin se fait plus franc avec Philippe III (1598-1621) : au tournant des XVIe et XVIIe siècles, l’Espagne entre dans une période de crise. La crise des valeurs héroïques L’éthique féodale, héritée de l’Espagne, et qui a été un modèle incontesté en Europe jusqu’au début du XVIIe siècle, entre en crise au moment de la parution de Don Quichotte. Les fondements de cette éthique féodale sont : - Exaltation de la force, de la vaillance militaire, physique : combattre comme activité héroïque par excellence. Héritage d’une littérature belliqueuse et épique qui exalte les vertus guerrières (Amadis de Gaule) et les mœurs du Moyen Âge. - Magnanimité : la magnanimité guerrière renvoie au courage dans les combats et à la défense de l’honneur. Mais au tournant des deux siècles, l’éthique féodale est en crise car : 1. le pouvoir de la noblesse cède face à un roi qui s’affirme absolu. Les Nobles sont obligés de servir l’État. 2. On assiste au triomphe de l’argent, du négoce, de l’investissement. La noblesse ne sait pas s’emparer de ce nouvel outil qu’est l’argent. En littérature, la caricature de l’hidalgo famélique renvoie à l’image d’un hobereau de village, confiné sur ses terres mais à qui son statut social interdit de cultiver lui-même ses terres et laboureur enrichi qui fait fortune. Les valeurs féodales sont sur le déclin au profit des valeurs mercantiles. Contexte esthétique et littéraire Alors que la société espagnole refuse la modernité, la littérature se fait novatrice. Le début du XVIIe siècle est marqué par le triomphe d’une nouvelle culture, différente de la culture de la Renaissance. Le triomphe d’une littérature baroque De nouvelles formes littéraires apparaissent. Le XVIIe siècle espagnol est marqué par 3 grands moments : - invention du roman moderne, Guzmàn de Alfarache, de Mateo Aleman (1599-1604), roman picaresque et Don Quichotte (1605-1615).
- triomphe de la comedia nueva : Lope de Vega puis Calderon. - nueva poesia : Gongora : poésie nommé « cultista » (cultéranisme) C’est ce que l’histoire littéraire a nommé le « baroque ». La production romanesque à l’époque de Cervantès Les romans de chevalerie Le livre de chevalerie connaît un essor prodigieux à partir de 1510 (Amadis de Gaule, 1508). Ce type de roman présente une configuration assez simple : 1/ il se présente comme la traduction d’un ouvrage dans une langue exotique, écrit en des temps reculés par un auteur mythique, garant de l’authenticité des faits. 2/ l’action se déroule dans un passé lointain et dans un cadre géographique et historique assez vague. 3/ les personnages s’expriment dans une langue surannée, archaïsante. 4/ récurrence des combats singuliers, tournois, affrontements avec des êtres fabuleux. 5/ les actes héroïques sont accomplis dans le but de séduire une dame qui s’abandonne secrètement au héros. Le roman sentimental et pastoral Le roman pastoral se caractérise par l’évocation d’amours champêtres (amour platonique) présentés dans le décor d’une nature idéalisée. Son modèle est le chant de Polyphème dans les Métamorphoses d’Ovide. Des bergers y font l’éloge de la vie retirée et simple et s’ébattent dans une nature artificielle. Le premier roman pastoral espagnol est La Diane de Montemayor (1559) ; Cervantès sera auteur d’un roman pastoral, La Galatée (1585). Le roman picaresque À l’opposé de ces romans idéalistes, on trouve le roman picaresque, qui est un genre nouveau. Ce roman propose l’autobiographie d’un être vil, présentée de manière réaliste. Les personnages sont de rang inférieur ou sont des marginaux aux aventures peu honnêtes et peu glorieuses. Le récit se présente comme véridique. Le texte qui consacrera le genre est Guzman de Alfarache (1599 et 1604) de Mateo Aleman. Ce genre narratif affirme sa singularité par rapport aux trois figures emblématiques de la littérature romanesque : le chevalier, le berger et le picaro et va mêler les codes de cette littérature idéaliste et réaliste.
Caractérisation du passage Le passage se caractérise par un traitement burlesque : en effet, Don Quichotte incarne sous l’angle parodique la figure dégradée d’un héros de romans de chevalerie. Le personnage apparaît dès le seuil du texte comme ridicule. L’incipit est aussi une parodie d’incipit de roman réaliste et par conséquent induit une réflexion sur la fiction et ses pouvoirs. Proposition de lecture analytique I. Parodier le roman de chevalerie A. Un catalogue des codes du roman de chevalerie a. Un fervent admirateur de romans de chevalerie. La lecture apparaît comme « ravissement » et extase : cette
lecture exclusive se fait au détriment du quotidien. Passion vécue sous le signe de l’excès : récurrence de l’hyperbole : « s’acheta autant de romans qu’il en put trouver »). b. Tous les topoï du roman de chevalerie sont présents. Costume (« lance, bouclier »), bestiaire (levrette et rosse »), aventures (« querelles, défis, batailles, blessures »), idéal chevaleresque (« service de sa patrie » ; « réparant […] toutes sortes d’injustices »), ethos chevaleresque (« s’exposant aux hasards et aux dangers »). c. Une passion « extravagante ». Lecture obsessionnelle qui corrompt son jugement. Folie du héros (« son cerveau se dessécha »), signe d’une distance prise par l’auteur à l’égard de modèles littéraires antérieurs. B. Un héros sans envergure a. Dimension parodique du portrait du héros. b. Physique atypique. Maigre et âgé. c. Un costume misérable. Costume de « drap fin » et « pantoufles ». Le héros s’oppose aux flamboyants chevaliers, vêtus d’une armure rutilante. d. L’absence de nom. Incertitude sur le nom « on ne sait pas très bien », « Quichada ou Quesada »). Le héros est à l’opposé du héros traditionnel qui appartient à une grande famille. C. Un héros oisif a. L’oisiveté du héros. Peu de verbes de mouvements et de description d’actions (sauf dans le dernier paragraphe). b. La passion des livres. Les lettres plutôt que les armes (champ lexical de la lecture). Ironie du narrateur qui se moque d’un héros plongé dans la lecture à ses « heures d’oisiveté, c’est-à-dire le plus clair de son temps ».
II. « De l’horrible danger de la lecture » (Voltaire) L’incipit condamne la fascination dangereuse que peuvent exercer les œuvres d’imagination. Effets néfastes de la lecture : 3 étapes dans le processus de perversion de l’imagination. A. Usage immodéré de la lecture Rhétorique de l’hyperbole : « ses nuits et ses jours », « le plus clair de son temps », « du soir jusqu’au matin et du matin jusqu’au soir », « tête pleine ». Le héros a lu sa vie. Appétit insatiable pour tout ce qui est écrit. B. Imprégnation mentale et obsession Endoctrinement romanesque. Confusion entre la réalité et la fiction (« crut si fort à ce tissu d’inventions… »). Folie du héros. Lectures de DQ ont « desséch[é] » sa cervelle donc chaque objet qui s’offre à sa vue porte la trace de ses lectures. C. Imitation a. Lecture conduit le personnage à vouloir imiter les romans de chevalerie. Séduction des romans sur imagination débile de DQ : « pensée que jamais fou ait pu concevoir ». b. imitation de la geste chevaleresque. Combats, costume, quête de la gloire. III. Un incipit à valeur programmatique : éloge de la liberté créatrice
A. Congédier les modèles Une illusion de réalisme. Quelques traits réalistes : « sec
Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 5
de corps », « maigre de visage »… et indices sur repas du héros (structure énumérative). Miner le réalisme : « un village de la Manche » : indétermination spatiale ; indétermination temporelle « il n’y a pas longtemps ». Détails dérisoires et totalement superflu sur les menus du héros. B. Refuser le déterminisme d’un incipit a. L’absence d’indices. Pas de lieu, pas de nom, pas de famille. b. Autonomie de la fiction : « dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom ». La première phrase peut vouloir dire : 1/ « je ne peux pas me rappeler » : cela ôte toute importance au nom de l’endroit 2/ le lieu doit demeurer secret : il n’a pas d’importance et donc le message au lecteur est que le roman doit demeurer libre du référent. Le roman n’est pas une copie du réel. C. La désinvolture du narrateur a. Le narrateur refuse d’assumer sa fonction (notamment informative) de narrateur « je ne veux pas me rappeler le nom ». b. Ironie et intrusion de l’auteur. Axiologie négative du vocabulaire « tissu d’inventions », « extravagante », « il crut bon et nécessaire ». Prise de distance par rapport au héros, au « gentilhomme » qu’il regarde et juge comme un objet étrange.
Texte 5 (manuel de l’élève p. 26) Portrait du personnage en héros improbable Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Fabrice del Dongo est apparu au début du roman comme un jeune aristocrate naïf et idéaliste. Alors âgé de 17 ans, il se rend sur le champ de bataille de Waterloo pour faire son baptême du feu et son initiation chevaleresque. Il souhaite se battre avec l’armée de Napoléon, mais il ne peut être enrôlé officiellement. Il arrive malgré tout à trouver un cheval et à se jeter dans la bataille de Waterloo. Mais très vite, l’initiation tourne court : Fabrice n’a absolument rien d’héroïque et devra l’être ailleurs que sur le champ de bataille. Contexte esthétique et culturel Le roman stendhalien figure une transition essentielle entre romantisme et réalisme. Ainsi Fabrice del Dongo incarne cet archétype réaliste du héros romanesque conquérant, qui part à l’assaut d’une société pour s’y faire une place. C’est moins, à l’inverse du héros romantique, un discours en haine du monde qui s’exprime dans la bouche du héros réaliste, qu’une aspiration forte à s’imposer socialement, même si les codes et conduites sociales sont jugés médiocres et méprisables. Du héros romantique au héros réaliste À l’image du héros romantique, l’être stendhalien fait preuve d’une force de caractère exemplaire, qui l’invite, en de permanents défis, à vaincre les obstacles qui pour6 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
raient entraver sa réussite. En cela, le héros stendhalien par exemple du Rouge et le Noir se rapproche de la figure de l’« enfant bâtard » dont parle Marthe Robert dans Roman des origines, origine du roman. À l’inverse du romantique mélancolique (figure de l’« enfant trouvé » selon Marthe Robert) qui se retire d’une société qui ne le comprend pas, le héros réaliste, animé par l’ambition, tout comme le romantique combattif, se lance à l’assaut de la société pour y briller. Comme le héros romantique, le héros stendhalien est un être en conflit avec la société. Il est un marginal, à cause de sa naissance ou de ses origines sociales (rappelons que Julien est le fils d’un scieur, qui méprise les choses intellectuelles). Cette position sociale initiale voue les héros au malheur ou au mieux au mépris. Cependant, les battants entendent agir pour changer leur condition et optent pour des projets ambitieux (on pourra comparer Julien au personnage théâtral d’Antony, dans la pièce éponyme d’Alexandre Dumas, qui entend s’instruire pour faire oublier qu’il n’a pas de père). Alors que chez le héros romantique, l’exclusion sociale engendrait souffrance et ressentiment, elle donne énergie et soif de conquête au héros stendhalien, qui rêve d’imprimer sa marque au monde. On peut se référer au discours ante-mortem de Julien dénonçant, en cours d’assises, en réponse à l’acte d’accusation, les castes sociales et se souvenir que l’idole du héros stendhalien est Napoléon. Nouvelle différence avec le héros romantique : alors que le héros romantique a la nostalgie de l’épopée napoléonienne et se réfugie dans la déploration (voir Alfred de Musset, Confessions d’un enfant du siècle, 1836, chap. II), le héros réaliste son rêve en conquérant. Cependant, tout comme celui du héros romantique, le sort du héros réaliste est souvent malheureux : Julien meurt guillotiné pour avoir tiré sur Mme de Rênal, son ancienne maîtresse. Cela conduit à un second point de convergence entre le héros stendhalien et le héros romantique : la foi en l’amour, passion placée plus haut que tout, le sentiment de la virtu et de ce que le héros se doit à lui-même. Cet amour est toujours impossible (Julien n’épousera ni Mathilde de la Mole, ni Mme de Rênal ; Fabrice ne vit pas un amour heureux avec Clélia) car l’écart entre le héros et celle qu’il aime est trop grand. Un réalisme subjectif Le réalisme L’essor des sciences et des sciences sociales en particulier au XIXe siècle, la déception suscitée par l’éviction du gouvernement d’un poète lyrique comme Lamartine, conduisent les artistes à se tourner vers le réel et à renoncer au romantisme. En 1849, L’Après-dînée à Ornans, tableau de Courbet dont le mot d’ordre était « Fais ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu voudras », fait scandale. Il représente en effet une scène de la vie quotidienne des paysans, sans chercher à lui donner un sens symbolique. On qualifie alors son œuvre de réaliste, terme très vite repris pour qualifier certaines œuvres littéraires. Duranty crée même une revue intitulée Réalisme (novembre 1856-mai 1857) pour défendre les artistes réalistes. Le réalisme connaît un nouveau temps fort en 1857 : le procès intenté au roman de Flaubert,
Madame Bovary, suscite réflexions et débats, y compris parmi les artistes qualifiés de « réalistes », terme péjoratif, volontiers associé à la grossièreté. En effet, si l’on s’accorde pour proscrire les envolées lyriques et les débordements d’imagination de la génération romantique, on hésite encore sur la place à donner au corps et sur la possibilité de substituer la sensation au sentiment. On peut définir le réalisme comme un mouvement artistique qui tente de rendre compte de manière exhaustive de la réalité, telle qu’elle est, sans chercher à l’embellir. Cette représentation ne peut toutefois pas faire abstraction de la personnalité de l’écrivain, du regard porté sur le monde : « La reproduction de la nature par l’homme ne sera jamais une reproduction, une imitation, ce sera toujours une représentation… L’homme n’étant pas une machine ne peut pas rendre les objets machinalement » (Champfleury, Le Réalisme, 1857).
La spécificité du réalisme stendhalien Précisons simplement qu’à l’inverse d’un Balzac et du projet de la Comédie humaine, le réalisme stendhalien est moins total, mais plus pointilliste. En effet, le roman ne vise pas à l’exhaustivité et à l’encyclopédie, mais les effets de réel sont suggérés par de petites notations, de « petits faits vrais » qui participent à la construction de l’effet de réel (sur l’opposition entre Balzac et Stendhal, voir Georg Lukacs, Balzac et le réalisme français, Paris, Maspéro, 1969).
Caractérisation du passage La scène est d’une très grande méchanceté pour Fabrice : en effet, le narrateur ne cesse de moquer son héros, incapable de se comporter en guerrier et incapable de saisir les enjeux de la bataille. De plus, le récit de bataille n’excède jamais à la grandeur épique : vu à travers le regard de Fabrice, le champ de bataille n’a absolument rien d’héroïque. Proposition de lecture analytique I. Une scène épique sans majesté A. La boucherie héroïque « Une boucherie héroïque » au sens où Voltaire entend ce terme. Récurrence de l’évocation du sang (« cadavres, tout sanglant, le sang »). Un réalisme cru. Réalisme cru avec la description des « entrailles » du cheval mourant. Absence totale d’idéalisation du combat et des corps héroïques. Sont des corps souffrants, qui baignent dans la boue (« terre labourée », boue »). Détail météorologique trivial qui désacralise le combat. B. Chaos et confusion Un regard brouillé. Fabrice ne parvient pas à saisir correctement les détails de la scène : « il avait beau regarder » : modalisation qui dit l’échec. La focalisation interne. Absence de vision globale, d’ensemble. Le champ de bataille est vu à travers le regard brouillé et limité de Fabrice. Pas d’ampleur épique. Éclatement du regard : « il s’aperçut », « il remarqua »). Notations impressionnistes.
C. Des hommes sans grandeur Désacralisation du maréchal Ney : « gros », « il jurait » : homme trivial et grossier, même si qualifié ensuite de « brave des braves ». Grossièreté des hommes. « Pardi », « blanc-bec » : on ne les voit pas combattre mais parler. Démythification de l’héroïsme. Le champ de bataille est le lieu du sang, de la mort et non de la grandeur d’âme et de la valeur.
II. Un héros improbable A. Fabrice sensible Sensiblerie de Fabrice face au spectacle du champ de bataille. S’apitoie sur le sort des soldats agonisants ou du cheval mourant mais est totalement incapable de remédier à la situation. Le jeune homme fait preuve d’une inefficacité totale et d’une sensiblerie inutile et inopérante. « Notre héros, fort humain… » : attitude en complet décalage : ce n’est pas le moment d’avoir pitié. L’abrutissement sonore. Fabrice est « scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles ». Trahit un aristocrate peu habitué aux champs de bataille. B. Fabrice spectateur Pas homme d’action. Lexique du regard et non de l’action (absence verbes de mouvement). Une figure de l’étranger. Il ne doit pas trahir son origine italienne : « le conseil de ne point parler », « une petite phrase bien correcte, bien française ». Un soldat incapable. Fabrice est dénigré par les autres soldats « blanc-bec, bêta » : on souligne son ignorance en matière militaire. C. Fabrice imbécile Fabrice est ignorant de tout et de tous les codes militaires. « il n’y comprenait rien du tout » ; « ne comprenait pas » (noter la récurrence de la négation) ; il ne connaît pas le « Maréchal » ; l’expression « les habits rouges » n’a aucun sens pour lui. Fabrice ne parle pas la langue militaire. III. Un narrateur impitoyable A. L’intrusion du narrateur Le narrateur porte un jugement sur son personnage « notre héros ». Axiologie négative du vocabulaire : « fort peu héros en ce moment », « scandalisé », « avait beau », « n’y comprenait rien du tout ». Cette voix très mordante du narrateur souligne le ridicule du personnage de Fabrice. Désacralisation du héros qui est totalement hermétique aux valeurs guerrières. B. L’ironie du narrateur Le narrateur porte un regard amusé et distancié. Le regard est perpétuellement ironique. L’épisode du cheval. Fabrice est horrifié par l’agonie de la bête (« ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant… ». Mais Fabrice ne dit rien des morts humains qui jonchent le sol ! Effets de décalage : 1/ Décalage lexical : usage de « gourmande », qui appartient au vocabulaire châtié alors que Fabrice est sur un champ de bataille. Fabrice est ridicule car il ne parle pas comme les autres soldats. Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 7
2/ Décalage dans le comportement : Fabrice exprime une joie enfantine (ponctuation expressive, naïveté du regard, lexique puéril « le feu ») face à un spectacle d’horreur. indications BIBLIOGRAPHIques Ouvrages critiques sur Don Quichotte • Alain Amar Hanania, De Don Quichotte à Dom Juan ou la quête de l’Absolu, Paris, L’Harmattan, 2007. • Jean Canavaggio, Don Quichotte, du livre au mythe, Quatre siècles d’errance, Paris, Fayard, 2005. • Carlos Fuentes, Cervantès ou la critique de la lecture, éd. originale en 1976, rééd. fr. Paris, L’Herne, 2006. • Le Magazine Littéraire, « Les grands héros de la littérature, Don Quichotte » Hors-Série n°1, juillet-août 2010, articles de Jean Canavaggio, Pierre Brunel, Jean-Marc Pelorson, Carlos Fuentes, Antonio Munoz Molina. • Pierre Vilar, « Le temps du Quichotte », Europe, n° 121122, janvier-fév. 1956, pp. 3-16. Ouvrages critiques sur Stendhal et La Chartreuse de Parme • Hans BOLL-JOHANSEN, Stendhal et le roman : essai sur la structure du roman stendhalien, Genève, Droz, 1979. • Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, Corti, 1954. • Michel CROUZET, Nature et société chez Stendhal, Paris, Presses Universitaires Septentrion, 1985. • René GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, 2003. • Daniel SANGSUE, Stendhal et le comique, Paris, Ellug, 1999. PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Le portrait d’apparat au XVIIe siècle La hiérarchie des genres La théorie de la hiérarchie des genres a été pour la première fois formalisée au XVe siècle par les humanistes italiens (Alberti : Traité sur l’Architecture) qui placent au premier rang la peinture des hauts faits des personnages illustres, représentés dans les bâtiments publics et les palais, ce qu’on appellera un peu plus tard « la peinture d’histoire ». En France, Félibien, dans sa préface au recueil des Conférences de l’Académie de peinture et de sculpture publié en 1667, écrit : « Celui qui fait parfaitement des paysages est au dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que les choses mortes et sans mouvement ; et comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre, il est certain que celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines, est beaucoup plus excellent que tous les autres (…) Un peintre qui ne fait que des portraits, n’a pas encore atteint cette haute perfection de l’Art et ne peut prétendre à l’honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d’une seule figure à la représentation de 8 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
plusieurs ensemble ; il faut traiter l’histoire et la fable ; il faut représenter de grandes actions comme les Historiens, ou des sujets agréables comme les poètes ; et montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes et les mystères les plus relevés. »
Rappels historiques Le portrait peint ou sculpté a connu une grande fortune dans l’Antiquité. On représente souvent au Moyen Âge les figures des donateurs mais elle n’ont pas d’autonomie : elles sont incluses dans un ensemble plus vaste dans lequel elles occupent une place secondaire. Le portrait redevient un genre autonome quand triomphe le style «gothique international» qui renoue avec la tradition antique des bustes et médailles. Pendant la Renaissance, le portrait devient un genre à la mode, mais il s’agit d’un genre très codifié, souvent allégorique. Au XVIIe siècle, le portrait tend à laisser entrevoir le reflet d’une âme, d’une intériorité. Il faut distinguer différents genres de portraits : - portraits d’apparat : Rubens, Van Dyck fixent les canons du portrait d’apparat - portraits collectifs : Rembrandt excelle dans la représentation de groupes, médecins, religieux,… - portraits intimes : ils sont conçus comme un moyen d’introspection et sont par conséquent plus intimes, moins solennels.
Portrait équestre du duc de Lerma, Pierre-Paul Rubens, 1603, musée du Prado. Il s’agit d’une œuvre imposante de 289 cm sur 205 cm.
I. Description A. Le fond Le duc est représenté devant un champ de bataille, dont il s’est éloigné pour le dominer. B. Le duc a. La position dans l’espace. Le duc est peint de face, dans une position qui rappelle la statuaire équestre européenne. Il est placé au centre et son geste du bras lui permet de se saisir de l’espace. b. Les attributs. Le duc est muni de son bâton de maréchal, titre militaire. Il est richement vêtu, portant une fraise à godron et son cheval paraît aussi richement paré que son maître. b. Les couleurs. La palette de Rubens est ici lumineuse : blanc, or et rouge sang dominent dans le tableau. Un halo lumineux souligne le bras du conquérant. c. Les lignes de force. Les verticales dominent, comme des colonnes. II. Interprétation A. Un homme de haut rang Le duc porte un costume d’apparat qu’il pourrait revêtir à la Cour : il reflète son prestige, sa richesse et sa naissance. B. Un guerrier vaillant Le tableau souligne les qualités de guerrier du duc de Lorna. Le fond majestueux a pour but de rehausser la valeur de l’homme. Le bras du duc conquiert le tableau, comme cet homme qui défie le spectateur du regard conquiert les territoires. En conclusion, on peut s’interroger sur les liens entre art et pouvoir. En effet, le portrait d’apparat nous donne à voir les grands de ce monde et ont en ce sens une portée politique, historique, et sociologique importante. Les nobles en ont d’ailleurs conscience puisqu’ils emploient eux-mêmes les artistes : Van Dyck devient peintre de cour de Charles Ier en 1632, Champaigne est le peintre officiel Louis XIII et Richelieu, Rubens est chargé des portraits de la famille royale espagnole… Une telle position ne peut que réduire la liberté d’expression des peintres, mais elle leur donne les moyens matériels de se consacrer à leur art.
Parcours 2 Les personnages féminins, figures d’une émancipation ? Manuel de l’élève pp. 33-43 PROBLÉMATIQUE Ce parcours entend montrer l’évolution d’un type de personnage particulier, le personnage féminin, dont la présence et la représentation au sein du roman témoignent de l’évolution des mœurs et de la considération des femmes dans la société. Ainsi, alors que le roman est un genre à l’origine destiné à des femmes (chansons de toile au Moyen Âge, récitées par les femmes pendant qu’elles tissaient), souvent taxé de littérature en « bas bleu » au XIXe siècle (c’est-à-dire de femmes de lettres jugées pédantes et prétentieuses), il est aussi un genre qui témoigne fidèlement de la progressive émancipation du personnage féminin, corollaire de celle des femmes dans la société : il permet ainsi de mieux comprendre – par une figure qui cristallise un certain nombre d’enjeux propres à chaque époque – l’évolution des mœurs, de la morale et des idées au fil des siècles. Les romancières ont ainsi souvent été les premières à mettre en scène des héroïnes, comme Mme de La Fayette avec La Princesse de Clèves (texte 1). Dans ce bref roman ou cette longue nouvelle, le personnage principal – idéalisé à grand renfort de superlatifs, comme Mlle de Montpensier dans la nouvelle La Princesse de Montpensier, du même auteur – est en butte à une éducation morale stricte qui lui laisse peu de possibilités pour vivre une existence libre : les principes inculqués par sa mère sont devenus chez elle une seconde nature aussi accepte-t-elle avec abnégation d’épouser M. de Clèves pour qui elle n’a aucune inclination, toute dévouée à se soumettre à son devoir d’épouse (voir l’extrait). Cette inflexibilité morale, qui fait du personnage féminin un modèle de vertu, marque profondément la représentation romanesque des femmes jusqu’au XVIIIe siècle (voir par exemple La Nouvelle-Héloïse) et perdure encore longtemps après. Ce modèle de soumission est cependant mis à mal à la fin du XVIIIe siècle : Laclos, Sade et Diderot, dans La Religieuse (texte 2 ) remettent en cause le modèle vertueux de l’héroïne féminine en montrant la présence de vices chez les femmes tout autant que chez les hommes au point qu’elles en viennent à vouloir prendre le pouvoir sur eux par des moyens illégitimes et immoraux (Les Liaisons dangereuses). L’héroïne, si elle est vertueuse, a désormais bien du mal à le rester dans un univers d’oppression où les vices la menacent de toute part, jusque dans des lieux pourtant réputés pour être des sanctuaires à l’abri de la corruption de la société : les couvents. Par la peinture de la religieuse folle préfigurant la perte de la raison qui risque de l’atteindre (voir l’extrait), Suzanne Simonin se fait la porte-parole de Diderot dénonçant le système des couvents qui, loin de régler le problème des femmes qui ne peuvent être mariées en les vouant à la religion, les livre au désordre le plus total, Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 9
aux convoitises et aux châtiments des mères supérieures, mettant en péril leur intégrité mentale et physique. Le début du XIXe siècle consacre alors la naissance d’une nouvelle figure féminine, héritée des romans sentimentaux de Richardson, de Prévost ou de Rousseau, mais qui sert non plus à dénoncer une injustice dangereuse mettant en péril l’équilibre psychique comme la société, mais l’ignorance de la religion chrétienne qui peut offrir le salut à toute créature qui sait s’en instruire. Avec Atala (texte 3), Chateaubriand illustre un des préceptes du Génie du Christianisme : la religion chrétienne est une religion du pardon qui sait, dans le malheur, apporter le réconfort d’un horizon meilleur. Atala pèche davantage par ignorance que par absence de foi : sa religion, trop naïve, l’a empêchée de savoir qu’elle pouvait être relevée du vœu de chasteté fait à sa mère sur son lit de mort (voir l’extrait). Si elle a déjà avalé le poison fatal qui la fait mourir en Juliette romantique et en héroïne de roman sentimental, le secours du religieux vient déposer un baume sur les douleurs de son agonie et atténuer la tragédie dans une communion édificatrice cimentée par la foi et l’espérance de la rédemption. Le roman ne prend plus en charge seulement une morale (vertu aristocratique) ou un combat emblématique en faveur d’une catégorie de femme oppressée (la religieuse) : il fait du personnage féminin la figure de proue d’une libération progressive qui passe tout d’abord par la foi, qui délivre des tourments. Chez Mme de Staël, cet affranchissement est tout intellectuel (texte 4), l’indépendance de l’héroïne, portée aux nues sur le modèle des poètes de l’Antiquité, se traduit par l’admiration d’Oswald, son prétendant, qui n’est plus seulement séduit par l’apparence de sa belle mais aussi et surtout par son génie. Du carcan de la morale oppressante à la délivrance possible par la foi ou la culture, le cheminement du personnage féminin accompagne la progressive émancipation des femmes dans la société au point de s’incarner dans l’intelligence d’Eugénie Grandet qui, considérée par son père comme un héritage à confier, bien dotée, à un mari économe, prend peu à peu son destin en mains au point de survivre à tout le monde en pratiquant une générosité discrète qui l’honore et la délivre de la prison de l’intérêt et de la cupidité. De victime passive à agent actif de sa libération difficile, le personnage féminin prend en charge une certaine dimension héroïque, cet héroïsme de la conquête de l’indépendance qui est celle du roman de formation. Au-delà de ce sous-genre romanesque, l’héroïne féminine s’affranchit véritablement des codes établis avec Mme Bovary de Gustave Flaubert (texte 5). Objet essentiel du roman, autour duquel se greffe toute l’intrigue, Emma Bovary incarne à elle seule la transition entre le romantisme et la deuxième moitié du XIXe siècle : bercée par des illusions romantiques d’amours idéalisés, elle se heurte bien vite à la cruelle réalité. Mal mariée, comme le veut la tradition romanesque, elle ne se résout pas à son sort comme la princesse de Clèves : le procès auquel a dû faire face Flaubert en 1857 met au premier plan des chefs d’accusation l’adultère, dont le roman ferait l’apologie. Épouse infidèle, Emma ne trouve pas pour autant le bonheur, bien au contraire : ses amants successifs se révèlent être soit trop fades (Léon), soit des séducteurs bonimenteurs qui ne cher10 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
chent qu’à faire d’elle leur proie vite délaissée (Rodolphe). Cet extrait symbolise ainsi le cheminement de l’héroïne, naïve, qui la mène vers la déconvenue, triste image de la condition féminine puisqu’Emma finira par se suicider, ruinée et désespérée. Le roman du XXe siècle réhabilite alors quelque peu le personnage féminin, dans une translation de sa figure. Son influence s’étend du domaine amoureux – auquel est souvent réduit le personnage féminin – au domaine intellectuel et politique. Cette évolution témoigne d’une réhabilitation progressive de la femme dans le domaine romanesque, passant de la sensibilité à la raison. Les femmes de pouvoir et de conviction comme les femmes fatales peuplent alors les romans du XXe siècle, représentant les deux aspects du personnage féminin. Témoin en est Vanessa, dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq (texte 6). Révélant la fascination de l’auteur pour les figures hors normes cristallisant l’intérêt de tous lorsqu’elles apparaissent (on en trouve une illustration dans Un beau ténébreux dès 1945), Vanessa est représentée dans ce passage sous la forme d’un portrait mêlant le modèle de la Vénus au bain (sensualité) et celui de la femme dangereuse et mystérieuse, Ève ténébreuse et tentatrice (danger). Les personnages féminins deviennent ainsi plus complexes et prennent en charge la part d’ombre qui les affranchit du simple type de l’amante dévouée, vertueuse, du schéma de la culpabilisation qui les inféode à une loi extérieure. Cette libération peut conduire à l’extrémité de la mort, comme pour Emma, ou rejoindre la sauvagerie primitive, qui va de pair avec une disparition de l’identité et de sa marque romanesque, le nom. Comme le personnage masculin dans le Nouveau Roman, souvent réduit à des initiales, le personnage féminin est ainsi souvent réduit à une ombre inconsistante. Dans Le Vice-Consul de Marguerite Duras (texte 7), sa représentation sous le forme de la mendiante cruelle et oppressante, qui traque sa proie masculine, est tout autant une allégorie du désir féminin qui effraie l’homme dans une interprétation psychanalytique un peu réductrice, qu’une représentation plus générale de la peur de l’autre (physique comme psychologique via le soupçon de folie). La mendiante représente alors le danger de la régression quasi instinctive qui guide le mouvement de fuite de Charles Rossett. Quoi qu’il en soit, le personnage féminin, privé de son nom, prend en charge des symboles qui le dépassent. Il ne représente plus seulement l’ordre ou le désordre moral, une force de conquête ou d’envoûtement, mais le danger de l’inconnu et de l’inconnaissable, renvoyant aux abîmes de l’existence. En cela, la progression de la représentation des personnages féminins dans les romans trace une courbe qui va de la contrainte à la libération, de la simplicité du combat dualiste (conserver sa morale dans un monde amoral) à la complexité d’enjeux devenus plus nombreux au fil de la reconquête active de son destin (idéal amoureux, politique, force effrayante de séduction ambivalente ou d’animalité instinctive).
LES TEXTES DU PARCOURS
Texte 1 (manuel de l’élève p. 34) Amour, morale et mariage : le dilemme classique Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre L’extrait proposé se situe à la fin de la première partie de La Princesse de Clèves. M. de Clèves s’est violemment épris de Mlle de Chartres qu’il a vue à la cour et l’a demandée en mariage. Endossant le costume de l’éducatrice morale, Mme de Chartres donne à sa fille des conseils moraux austères sur la fidélité et le mariage. Contexte esthétique et culturel Le renouveau du genre bref témoigne de deux mutations : une mutation esthétique tout d’abord : l’esthétique classique, antithèse radicale du baroque, impose son goût de la mesure, de l’équilibre, de la sobriété et du naturel dans la seconde moitié du XVIIe siècle ; une mutation éthique ensuite : contrairement au roman baroque qui exaltait la grandeur de l’homme, sa valeur guerrière et la force de sa volonté, la nouvelle classique dessine une représentation beaucoup plus pessimiste de l’homme, désormais faible et soumis aux passions (la décennie 1660-1670 est marquée par le triomphe des idées jansénistes : l’influence janséniste se lit dans La Princesse de Clèves : l’amour-propre règne en maître à la cour d’Henri II. Sous ses airs policés, la cour est un monde de faux-semblants, d’apparences trompeuses, où pièges et intrigues tentent de faire chuter des rivaux. Pour plaire au roi et obtenir ses faveurs, nul coup n’est trop bas. La sincérité des sentiments est voilée par l’ambition et le désir de briguer les places. La « dissimulation » est donc la clé de la réussite et les passions sont égoïstes. Quelle leçon à tirer de ce regard démystificateur porté sur la cour ? Que la vie n’est que vanité, que les plaisirs sont éphémères (le mari de Catherine de Médicis meurt brutalement dans un tournoi), que les amours terrestres sont vouées à être malheureuses… Que faire alors ? Se retirer du monde pour en fuir le bruit et la fureur et pour tourner son âme vers Dieu. C’est précisément ainsi que s’achève le récit de Mme de La Fayette : retirée dans les « grandes terres qu’elle avait vers les Pyrénées », Mme de Clèves s’emploie dans sa retraite à des « occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères» afin que sa vie laisse des « exemples de vertu inimitables ». Caractérisation du passage Mlle de Chartres, personnage principal du texte de Mme de la Fayette, reçoit les conseils de sa mère en matière de vertu et de mariage. Figure idéalisée, elle apparaît comme la jeune fille parfaitement soumise, qui a intégré et accepté les codes de ce comportement vertueux, ce qui signifie le sacrifice de son propre désir au profit de la paix intérieure et de la morale.
Proposition de lecture analytique I. Une éducation austère et stricte A. La mère, confidente et éducatrice Mère instructrice, guide des bonnes mœurs. Dialogue éducatif avec sa propre fille. Lexique de l’application : « de grands soins », « lui faire comprendre »). Attention portée à l’éducation filiale. Une éducation atypique. La mère parle (« faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ») de la passion alors que l’éducation traditionnelle voulait que l’on taise aux filles les séductions et les tourments de l’amour. Sa morale passe par l’exemple à ne pas imiter. C’est ce que suggère l’emploi de verbes de parole « lui contait ». B. Se méfier des hommes Lexique négatif pour peindre le cœur des hommes. Accumulation de termes dépréciatifs : « le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ». Représentation qui vaut mise en garde. Éloge de la quiétude et du mariage. Axiologie au contraire positive pour peindre la vie vertueuse dans le mariage : « tranquillité, vertu, élévation ». L’homme est désigné à travers le terme de « mari » : seule figure masculine qui soit acceptable. La passion comme tourment. M. de Clèves est l’exemple de l’être dévoré par la passion et qui souffre : lexique de l’agitation « passion violente et inquiète » et portrait en homme malheureux (« troublait sa joie », trouble »). C. Se méfier du monde Air de corruption. Itération (« tous les jours ») souligne la contamination possible et tentation omniprésente (Mlle de Chartres est sous le feu des regards : « la voyait ») : elle devient un objet de désir. Danger de la « galanterie ». Exact opposé de la vertu : péril pour la femme car la met en danger sur la scène du monde (vocabulaire du danger : « exposait »). Hommes de la cour sont représentés comme des galants et des séducteurs : « audacieux ». II. Mlle de Chartres : l’incarnation de la vertu A. Un être sublime La vertu comme difficulté. « combien il était difficile », « extrême défiance » : vertu comme pente difficile. Le bonheur de la Princesse ? perte du « moi ». Indifférence voire froideur de la princesse. Est l’objet du discours, l’objet des regards et ne semble pas s’appartenir. Absence d’évocation de ses sentiments : récurrence de la négation « ne l’avait pas touchée, non plus que les autres », « ne trouva pas que Mlle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom ». Absence totale d’intériorité. Triomphe de la raison sur la passion. Accepte sans rien dire le mariage de raison qui se fait. Mlle de Chartres est spectatrice de son propre destin comme toute femme de « devoirs ». Ce passage préfigure la fin extraordinaire du roman et le renoncement de Mme de Clèves. B. Un être extraordinaire a. Un naturel tourné vers la vertu. Sincérité comme qualité essentielle de la princesse. Rhétorique de l’hyperbole. Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 11
Supériorité absolue de la princesse (« jamais personne n’en a eu… »). b. Opposition entre la princesse et les autres. Est une exception. Singulier s’oppose à pluriel ou collectif « les autres », « la cour », « les reines ». Mlle de Chartres est supérieure par sa singularité à tous les gens de cour, aussi bien nés soient-ils. c. Contre-portrait de M. de Clèves. Être rongé par la « jalousie ». Privation de bonheur et de tranquillité. Incarnation parfaite des tourments amoureux contre lesquels Mme de Chartres met sa fille en garde. Sa faute et son erreur sont de s’être épris de sa femme, ce qui ne fait nullement partie de ses obligations de gentilhomme. B. Un être admirable Admiration de la mère. Sait que sa fille a parfaitement intégré ses discours moraux. Admiration du mari. Admiration pour la beauté et la vertu de Mme de Clèves. Est épris de sa femme. Admiration de la cour. Respect témoigné par le maréchal de Saint-André. Inspire la vertu. Clôture du texte sur le terme « devoirs ».
Texte 5 (manuel de l’élève p. 39) L’adultère ou la fausse liberté Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Emma Bovary a épousé Charles, avec lequel elle s’ennuie en menant une vie de province étriquée. Elle fait la connaissance de notables locaux, Rodolphe Boulanger. Quelque temps après la naissance de sa fille, Emma cède aux avances d’un hobereau sans finesse, amateur de bonnes fortunes, qui fait sa cour « campagnarde » pendant les comices agricoles, qu’elle cherche systématiquement à rencontrer. Contexte historique, esthétique et culturel De la monarchie de Juillet à la Troisième République À la suite des « Trois Glorieuses », mouvement populaire de juillet 1830, le duc d’Orléans, sous le nom de Louis-Philippe Ier, roi des Français (et non plus roi de France comme ses prédécesseurs !), prend le pouvoir. La monarchie de Juillet se durcit à partir de 1840, quand l’homme fort du régime devient François Guizot, qui s’oppose systématiquement à toutes les réformes souhaitées non seulement par le peuple, mais aussi par une partie de la bourgeoisie. Le mécontentement ne cesse de grandir jusqu’en 1848. Les banquets sont l’occasion pour les républicains de se réunir et de diffuser leurs idées. C’est à l’occasion d’un banquet républicain interdit que la foule manifeste à Paris le 22 février à la Madeleine. Les ultimes tentatives de Louis-Philippe de reprendre contrôle de la situation en nommant un nouveau ministre sont vouées à l’échec. Le 25 février, un gouvernement républicain provisoire est établi. Après un nouveau soulèvement, la Deuxième République est officiellement proclamée le 4 mai. 12 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
Les premiers mois de la Deuxième République sont marqués par une véritable fraternisation autour des arbres de la liberté : on affirme les principes de liberté et d’égalité, on abolit le système de contraintes établi depuis 1835 et on rétablit les libertés de réunion et d’expression. Pourtant, cet enthousiasme initial ne fait pas taire l’agitation populaire et n’élimine pas les difficultés économiques (taux de chômage important, effondrement des cours de la Bourse…). Ce malaise envoie à l’Assemblée Constituante un tiers de représentants royalistes. La mainmise des conservateurs sur la jeune république s’affirme après les journées de juin 1848 : le 22 juin, on décide la fermeture des Ateliers nationaux qui étaient destinés à embaucher les chômeurs. Aussitôt, à Paris, on élève des barricades aux cris de « la Liberté ou la mort », mais le général Cavaignac réprime sévèrement l’insurrection. Le mouvement ouvrier est anéanti et les socialistes modérés que sont Lamartine et Ledru-Rollin se retirent. Le 4 novembre 1848, la Constitution confie l’exécutif à un président de la République élu au suffrage universel pour quatre ans et non rééligible. Louis-Napoléon Bonaparte est soutenu par les royalistes, qui voient en lui un pantin facile à manipuler, et par les paysans, illettrés, qui connaissent son nom. C’est donc lui qui est élu le 10 décembre. Les conservateurs ne vont pas tarder à découvrir que celui qu’ils ont élu n’est pas aussi docile qu’ils le croyaient. Le 13 mai 1849 a lieu l’élection de l’Assemblée législative : la majorité des députés est royaliste. L’Assemblée vote alors un certain nombre de lois réactionnaires. Parallèlement, le président montre son peu d’attachement à la constitution. Or, selon cette dernière, le président n’est pas rééligible : Louis-Napoléon Bonaparte demande la révision de cet article mais il n’obtient pas la majorité requise. Il propose alors une loi visant à restaurer le suffrage universel, manœuvre subtile, qui crée un fossé entre le monde ouvrier et paysan d’une part et les bourgeois conservateurs de l’Assemblée d’autre part, et qui rallie à la cause napoléonienne une partie des électeurs républicains. Tout est alors prêt pour le coup d’État. À la suite du coup d’État du 2 décembre 1851, le président de la République s’empare du pouvoir. Le 2 décembre 1852, le prince-président devient « par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français », sous le nom de Napoléon III. Le Second Empire met ainsi fin à la Deuxième République. L’empereur jouit d’un pouvoir immense et il met en place un régime autoritaire qui n’hésite pas à recourir à la censure, contrôle la presse et les théâtres, poursuit en justice des artistes comme Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1857) ou Flaubert (Madame Bovary, 1857). Le Second Empire est le premier régime à se fixer des objectifs d’ordre économique. Il travaille à la relance du commerce et l’industrie, ce qui implique la modernisation de l’outillage et la transformation des réseaux de communication qui doivent devenir plus performants (c’est sous le Second Empire que le réseau ferroviaire français se développe). Parallèlement, les villes se développent et se transforment : le baron Haussmann orchestre de spectaculaires travaux à Paris. À partir de 1866, le régime impérial traverse une période de crise. Napoléon III doit faire face à une opposition grandissante, qui lui arrache des réformes une à une, liberté de la presse, liberté de réunions, tandis que l’économie manifeste ses premiers signes de faiblesse. La France s’engage le 19
juillet 1870 dans une guerre contre la Prusse, qu’elle perd en septembre. La France connaît alors une période de troubles marquée notamment par la proclamation de la Commune de Paris (18 mars-29 mai 1871). Malgré des tentatives de restauration monarchique, la constitution de la Troisième République est finalement votée en 1875. Dès lors, le régime républicain tend à s’affermir. À partir de 1879, se succèdent Jules Ferry et Gambetta qui mettent en place les grandes orientations politiques du régime et sont à l’origine des lois anticléricales (en particulier les lois sur l’enseignement qui bâtissent une école laïque).
Cf aussi ci-dessus le focus sur le réalisme pp. 6-7. Une constante au xixe siècle : la place des femmes Alors que le xixe siècle voit se succéder de nombreux régimes politiques, la place des femmes et la question du mariage évoluent peu. Le sort de l’héroïne de Première neige, nouvelle de Guy de Maupassant (voir le manuel du professeur Seconde, p. 24), n’est pas sans évoquer celui des héroïnes de Balzac ou de Flaubert. En effet, celle-ci se marie pour ne pas déplaire à ses parents et son mariage arrangé la rend malheureuse. Son mari n’est pas violent, elle ne le hait pas, elle va même jusqu’à reconnaître qu’« [e]lle l’aimait bien », mais ils ne parviennent pas à communiquer. Elle ne s’intéresse guère à la chasse et il y passe ses journées (« Il lui racontait invariablement sa chasse ») ; elle rêve d’aller « passer une semaine ou deux à Paris » et il trouve cela une « drôle […] d’idée[…] » ! Ce malentendu rappelle par certains aspects la relation d’Emma et de Charles Bovary. En effet, tandis qu’Emma rêve de « chalets suisses » ou de « cottages anglais », Charles avoue n’avoir jamais été curieux « pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris ». La condition féminine est ainsi figée : les femmes, reléguées dans une position d’infériorité, sont sommées d’accepter des maris qui ne les comprennent pas ou, pire, les trompent, les violentent… Le Code civil de 1804 qui, selon la volonté de Napoléon Bonaparte, aggrave le sort des femmes (cf. Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées), stipule que la femme, mineure ou célibataire, est soumise à l’autorité de son père, et une fois mariée, à celle de son mari. Ainsi, l’héroïne de Première neige n’a pas le pouvoir de faire installer elle-même un calorifère : elle doit s’en remettre à son mari (« Je veux un calorifère, et je l’aurai. Je tousserai tant, qu’il faudra bien qu’il se décide à en installer un »). La loi s’appuie sur la vision que l’on a alors de la femme. L’article « Femme » (1872) du Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle de Pierre Larousse présente la femme comme un être fragile, dont la constitution « est proche de celle d’un enfant » et qui se laisse facilement impressionner, ce qui pose les bases de l’inégalité des sexes. Il affirme, de plus, que hors le mariage, la femme est « presque en tout point l’égale de l’homme » (soulignons l’importance de l’adverbe) ; pour ce qui est de la femme mariée, le dictionnaire se contente de constater son incapacité, sans l’interroger, l’expliquer ou la contester (« Jusqu’à quel point notre législateur a-t-il su concilier les libertés de la femme avec la puissance du mari ? C’est une question que nous n’avons pas à examiner ici »).
« Le corps de la femme atteint un bien moins grand développement que celui de l’homme : c’est ce qui fait qu’elle est plus précoce et que ses fonctions vitales sont beaucoup plus rapides. Sa constitution corporelle se rapproche de celle de l’enfant ; c’est pourquoi elle est, comme celui-ci, d’une sensibilité très vive, se laissant facilement impressionner par les divers sentiments de joie, de douleur, de crainte, etc. et, comme ces impressions agissent sur l’imagination sans être accompagnées d’ordinaire par le raisonnement, il s’ensuit qu’elles sont moins durables et que la femme est plus sujette à l’inconstance. La constitution de la femme pendant l’enfance diffère peu de celle de l’homme. Ce n’est qu’à l’époque de la puberté que la différence des sexes se dessine d’une manière remarquable. Et ici l’influence des climats est manifeste. »
Caractérisation du passage Dans l’extrait, Madame Bovary incarne l’héroïne romantique par excellence. Brûlante de passion, elle multiplie les subterfuges pour pouvoir rendre visite à son amant Rodolphe le plus fréquemment possible. Néanmoins, l’exaltation de l’héroïne est vite ternie par la réalité : en effet, la médiocrité du quotidien et de la condition humaine font de la voie de l’adultère un choix aporétique. Proposition de lecture analytique I. Une héroïne exaltée A. Une héroïne passionnée a. Amoureuse. Emma brûle d’amour pour Rodolphe. « Je t’aime ! ». Réitération de ses escapades. « sur son cœur », « bon quart d’heure pour les adieux ». Inquiète pour son amant (« Souffres-tu ? Parle-moi ! »). Amour transcende sa beauté : comparaison méliorative « comme une auréole de topazes ». b. Enthousiaste. Lexique de l’emportement (« cri, haleter de convoitise », essoufflée… ». Ponctuation expressive. Héroïne entière qui se donne et se dévoue entièrement à son amour interdit. c. Brave face aux conventions sociales. Courage d’Emma : prend le risque de perdre sa réputation : « tout le monde serait encore endormi » : conditionnel souligne le pari fait par Emma. Elle pourrait être découverte et compromise (c’est ce que redoute Rodolphe à la fin de l’extrait). B. Un modèle d’amoureuse romantique a. Passion adultère. Situation type des drames ou récits romantiques. La femme romantique veut aimer selon son cœur et refuser le mariage de raison et les codes sociaux. b. Harmonie héroïne / nature. La nature embellit Emma et exalte sa beauté : « les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève ». Le corps de l’héroïne et le paysage printanier fusionnent. c. Le refus des normes sociales. Emma refuse de se conformer aux codes de conduite et se laisse dominer par sa « fantaisie ». Comportement atypique et imprévisible (« à l’improviste ») qui doit rester secret car subversif (« descendait à pas de loup le perron »). C. Une femme désespérée ? a. Vide existentiel. Nulle mention de son mari (brille Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 13
par son absence « était sorti dès avant l’aube ») ; nulle mention de sa fille ou d’un entourage de proches. Isolement de l’héroïne. b. L’Amour comme fuite. Verbes de mouvement (« suivre, s’accrochait », « trébuchait », « empêtrait », « courir », « essoufflée »… Emma est dans l’intranquillité permanente. Figure du divertissement.
II. L’idéal des romans à l’épreuve de la réalité Un passage placé sous le signe de la dégradation. A. La lâcheté de Rodolphe a. Un amoureux transi. Exaltation de la première réplique : effet de surprise soulève l’enthousiasme (« Te voilà ! te voilà ! » : répétition et ponctuation expressive soulignent la sincérité de la joie). b. Des gestes tendres. « en riant, l’attirait à lui et il la prenait sur son cœur »). c. L’excuse. « fronça le visage », « d’un air sérieux ». Se réfugie derrière les conventions sociales pour justifier son détachement d’Emma. B. Le retour implacable de la routine a. Temporalité accélérée et vitesse dans le début de l’extrait. Abondance des adverbes de temps qui disent la précipitation (« promptement, bientôt »). Imparfaits et passés simples qui disent l’action singulière. b. La répétition. À la ligne 17, introduction de l’imparfait à valeur itérative (« s’habillait vite… »). c. La rupture. Fin du cycle de l’amour avec la mise en garde brutale de Rodolphe. III. Un idéalisme niais : ironie du narrateur A. Un passage miné par la déchéance Les indices dysphoriques abondent et annoncent la catastrophe : « la berge était glissante » ; « s’accrochait », enfonçait, trébuchait », « avait peur des bœufs », « auréole de topazes » (pierres semi-précieuse seulement). Ces indices minent la perfection du tableau amoureux. B. Une vision pessimiste de la condition féminine a. Cet extrait symbolise ainsi le cheminement de l’héroïne, naïve, qui la mène vers la déconvenue, triste image de la condition féminine puisqu’Emma finira par se suicider, ruinée et désespérée. b. Une femme mal mariée. Emma fuit Bovary et sa famille. c. Une femme mal aimée. Lâcheté de Rodolphe. Déséquilibre fondamental dans leur relation. d. Une absence d’issue. Que faire ? comment exister ? Absence de réponse dans un texte qui tourne en rond. C. La dénonciation des illusions romantiques a. Monde féérique. « comme si les murs, à son approche, se fussent écartés d’eux-mêmes ». Univers proche de celui du conte de fée. Monde irréaliste. Ce monde va s’écrouler. b. Ironie à l’égard des effusions romantiques du cœur : dénonciation des excès sont moqués « un bon quart d’heure pour les adieux ». Antagonisme entre la notation triviale et la situation ; usage systématique de la ponctuation expressive dans les répliques d’Emma. Parodie du paysage en harmonie avec le cœur du personnage (René comme modèle). Dans l’extrait, le décor 14 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
porte des détails mortifères qui condamnent l’aventure à l’échec. INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES Sur le roman du XVIIe siècle • Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Colin, 2 volumes, 1962. • Maurice Lever, Le Roman français au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1981. Sur La Princesse de Clèves
• Jean Fabre, « L’art de l’analyse dans La Princesse de Clèves », Travaux de la Faculté des Lettres de Strasbourg, réed. Paris, Ophrys, 1970. • Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation dans La Princesse de Clèves », Figures II, Paris, Le Seuil, 1979. • Littératures classiques, numéro spécial consacré à La Princesse de Montpensier et à La Princesse de Clèves, janvier 1990.
Sur Flaubert et Madame Bovary
• Collectif, Flaubert, la femme, la ville, PUF, 1983. • René Dumesnil, Madame Bovary de Gustave Flaubert : étude et analyse , Paris, Mellotée, 1958. • Jean-Claude Lafay, Le Réel et la critique dans Madame Bovary de Flaubert, Paris, Minard, 1987. • Alain de Lattre, La Bêtise d’Emma Bovary, Paris, Corti, 1981. • Marcel Proust, « À propos du style de Flaubert », In Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1920
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Les Funérailles d’Atala, Anne-Louis Girodet, 1808
Présentation Le tableau est exposé au musée du Louvre. Dimensions : 207 sur 267 cm. Tableau exposé au salon de 1808. Exemple rare d’une peinture qui correspond directement à un texte littéraire. Thème de la mise au tombeau d’Atala. (voir reproduction dans le manuel de l’élève p. 37)
I. Description par plans 1er plan La pelle et la végétation. Nature morte. La pelle a la forme d’une croix : connotations de mort, fosse. Symbole de l’inhumation. Végétation : symbole de vie. 2e plan Les personnages. Atala : linceul blanc, lumière, croix, coiffure sévère : statue grecque (néo-classicisme). Expression apaisée. Pureté : blanc et lumière et ligne qui ressemblent à un croissant de lune : image de Diane (chasteté). À gauche : Chactas. En rouge. Pas dans la lumière. Posture de deuil : aux genoux d’Atala. Il porte un pagne : est un indien. Cheveux dans le vent : romantisme. Corps sculpté (statue grecque de nouveau : modèle d’Apollon). À droite : prêtre (moine orthodoxe). Âge et attitude de prière (tête baissée). Recueillement. 3e plan Les parois. Grotte : protection. Endroit clos et retiré. 4e plan Le feuillage. Fleurs : symboles de vie ? 5e plan Ciel et croix. Représentation de l’au-delà. Motif de la résurrection. II. Travail sur les lignes du tableau Centres d’attraction Les mains. Position des mains d’Atala qui symbolise le repos éternel. La croix. Le regard s’engouffre dans le rétrécissement spatial créé par la perspective. Lignes Courbe du corps d’Atala. Atala comme maillon central. Corps qui réunit les trois personnages. Ligne serpentine qui suggère le mouvement. Idée de quelque chose qui bouge (mort n’est pas une fin). Cercle. Motif solaire d’Apollon. Replié, prostré dans l’univers intérieur. Retarder le moment du départ du corps d’Atala. Ligne verticale du prêtre. Pilier. Incarne la fermeté dans la foi. Triangles. La grotte : au centre, la croix. Triangle des personnages : le prêtre au sommet. Le triangle : la trinité, le père en haut. La base est le matériel, le sommet est le spirituel. III. Interprétation Tableau au message chrétien. Le motif central est celui du passage : la grotte, l’arche symbolise le passage entre deux mondes. Passage du monde terrestre (symbolisé par Chactas (le rouge : amour, passion) et corps exhibé) au monde céleste (Atala : corps en mouvement, en transit. Tête plus haute que les pieds : élévation (résurrection des corps). Sa blancheur dit sa pureté ou plus encore la purification. Le Ciel est symbolisé par le prêtre. Il tient la partie noble du corps d’Atala (la tête). Représente la sagesse (avec barbe). On ne voit que le visage (corps occulté : marron sur marron). Enfin, la pelle peut être mise en parallèle avec la croix dans le ciel. Symbole de la résurrection de l’âme : montée de l’âme depuis le corps.
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE Les femmes fortes • Plutarque, Vies parallèles, I-IIe siècle après J.-C., Vie d’Antoine, 25, 5-26, 27 : portrait de Cléopâtre. • Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, 1616, « Misères », v. 889-952 : portrait de Catherine de Médicis en sorcière. • Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1781 lettre 81, : portrait de Madame de Merteuil. L’objet du parcours sera de travailler sur des portraits de femmes exceptionnelles par leur force de caractère ou leur influence politique. Le parcours permettra une approche transgénérique et sera centré sur l’étude de la rhétorique épidictique.
Parcours 3 Du personnage à l’anti-héros : Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline Manuel de l’élève pp. 47-53 PROBLÉMATIQUE Ce troisième et dernier parcours propose d’examiner le cas du personnage au XXe siècle et de sa fragilisation (d’aucuns diraient sa « crise », comme Michel Raimond) en prenant l’exemple de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit (étude d’une œuvre intégrale). Bardamu est le personnage passif par excellence, comme le laisse entendre son nom (« Barda-mu », c’est-à-dire « mû par son barda », à savoir son paquetage de soldat). Sa trajectoire est emblématique de la destinée du personnage romanesque au XXe siècle, siècle de la désillusion : comme Céline le dit luimême à travers les paroles de Bardamu, son personnage est atteint de la « manie » de « foutre le camp de partout » (au sens propre comme au figuré). Partout et nulle part, Bardamu voyage vers la mort : le roman est une allégorie de l’existence et de son non-sens puisqu’elle conduit inéluctablement à la nuit. Le personnage prend en charge les désillusions d’une génération meurtrie par la guerre : l’incipit du roman (texte 1 : Bardamu, carabin et anarchiste, héros de la désillusion) donne le ton de l’œuvre et campe le personnage dans une double déconstruction, celle du langage, devenu une reconstruction orale mâtinée d’expressions vulgaires, dégradation linguistique qui correspond à celle des idéaux (l’amour est devenu « l’infini mis à la portée des caniches »). Le dialogue permet surtout de mettre en relief un nouveau type de personnage, anti-héros qui n’a plus ni illusion ni langage ambitieux et qui n’a pour horizon que la table rase (« tu l’as dit bouffi, que je suis anarchiste ! »). Cette crise du personnage se trouve confirmée par son statut de chair à canon engagé dans une guerre dont il dénonce Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 15
l’inutilité et la vacuité : confronté à son non-sens, exprimé par la longue prise de parole de son camarade Princhard (texte 2 : l’homme, soldat inutile face à l’absurdité de la guerre), le soldat illustre la position de tout être humain, celle d’un individu perdu dans un monde sans morale et sans règle, bref sans repères (Princhard a volé mais il est tout de même réintégré dans l’armée). Désormais, vivre, c’est mener une guerre pour survivre sans bien trop savoir dans quel but. Le soldat, tout comme le personnage romanesque, est avant tout un « anonyme » qui rejoindra tôt ou tard le cortège des autres anonymes, pour « engraisser les sillons du laboureur », pâle substitut de la grande faucheuse, la mort, pourvoyeuse de nuit. Mais le personnage célinien n’est pas qu’un être désenchanté : le regard désabusé qu’il porte sur le monde sert aussi la dénonciation de ses vices et de ses dysfonctionnements. Le personnage rejoint là une de ses fonctions premières qui est de servir la morale, même dans un monde où toute échelle de valeur semble avoir disparu. Ainsi, le texte 3 (« Le personnage comme outil de dénonciation : la colonisation ») met en présence Bardamu, en Afrique, et un colonisateur raciste, cynique et cruel. La réduction des esclaves à des fourmis devient un moyen de montrer le peu de considération qu’on leur donne mais aussi leur réduction mécanique au statut d’animaux laborieux à la solde de colonialistes abusant de leur position dominatrice. Bardamu voyage au pays des injustices : chaque étape de son parcours l’enfonce toujours plus dans la nuit et dresse face à lui des figures du néant et de l’aberration. Son retour à « Rancy » – un « Drancy » « rance » – (texte 4 : Bardamu, personnage de l’errance et du marasme) est l’occasion d’une peinture désabusée de ses occupations réduites, son inaction prenant sa source dans une nouvelle injustice : bardé de diplômes, il vit dans une banlieue sordide et peine à trouver un emploi. Son itinéraire est loin d’être celui du héros des romans de formation : plus il est formé, moins il s’élève. Le cheminement du personnage est celui d’une dépossession progressive : la vie lui échappe comme luimême se sent étranger à son propre moi, absorbé par la médiocrité qui l’entoure (« les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu’elles sont »). Aliéné au monde et désaliéné de lui-même, Bardamu n’est pas maître de son destin. La fin du roman sonne le glas de cet itinéraire en forme de catabase : dans un bar sordide (texte 5 : la fin du héros et de son destin, le bout de la nuit), il médite sur la mort en voyant l’écluse s’ouvrir et se refermer en ombre chinoise sur les « figures pâles et simples » des hommes, morts tout autant que vivants. De même qu’il ne peut savoir ce qu’ils pensent, il ne parvient pas à retenir la progression inexorable des événements, la rixe qu’il observe de manière passive et la progression sonore du remorqueur (le héros est bien à la remorque des événements), annonçant le décor qui sombre comme le roman qui se termine avec la vie de Bardamu. Symboliquement, c’est au langage (ce à quoi se réduit finalement le personnage) que Céline donne congé (« qu’on n’en parle plus »), à cette langue qui anime et crée le personnage, fondant une écriture nouvelle, ressourcée aux racines de l’oralité, et qui est la marque de l’écrivain.
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Contexte historique et esthétique La crise des années 30 Le Voyage au bout de la nuit est publié en 1932. Ces années de l’entre-deux-guerres sont charnières. Juste après la guerre, l’atmosphère était à l’euphorie : la paix revenue et le contexte économique favorable, les Français pouvaient dignement et joyeusement fêter la paix et le bonheur retrouvés. Mais, après 1931, la France et l’Europe plus généralement sont touchées à leur tour par la crise. L’année 1932 est celle de la chute du commerce extérieur français, de la baisse de la production industrielle. Ainsi, quand paraît le roman de Céline, pessimiste et peignant un monde en décomposition, il fait écho aux interrogations récurrentes de la population sur le devenir de la société française. La crise économique se double d’une crise intellectuelle : la confiance dans le progrès s’émousse tout comme la foi en la raison. L’ombre de la guerre se profile à nouveau et les systèmes politiques totalitaires s’installent durablement en Europe. Ainsi, les années 1930 sont perçues comme des années charnières, vécues par certains comme le moment de la mort de la civilisation occidentale. Les revendications intellectuelles sont diverses : les intellectuels de gauche aspirent au « grand soir » et à un renouveau total et absolu du monde occidental ; les intellectuels de droite au contraire appellent de leurs vœux une « révolution conservatrice » et un retour aux valeurs. Le Voyage paraît donc en pleine crise de la civilisation occidentale. Un renouveau de la production romanesque Sur le plan littéraire, les années 1930 sont elles aussi un moment clé et rompent avec la production littéraire romanesque de l’après-guerre. Les années folles avaient vu la parution de textes centrés sur un « moi » confiant dans le monde qui l’entoure et apte à opérer un retour sur soi. C’est la grande époque du roman d’analyse et d’introspection. La crise des années 1930 engendre un retour à une littérature plus grave et politique, qui réfléchit sur la notion de « classe ». La littérature se fait aussi religieuse : des auteurs catholiques notamment veulent livrer des réflexions métaphysiques sur le destin du monde. Le Voyage est bien un tableau de la misère de la classe ouvrière, des « petits », mais aussi une réflexion sur l’avenir de l’homme et sa place dans le monde. De la genèse à la réception Sur la genèse et les conditions d’écriture du Voyage au bout de la nuit, on a peu de certitudes. Ce qui est sûr, c’est qu’une pièce de théâtre, comédie en cinq actes intitulée L’Église, a constitué partiellement la genèse du roman. La pièce est parue en 1933, soit un an après le Voyage au bout de la nuit, mais L’Église a en réalité été écrite dès 1926. Cette comédie annonce le roman par la présence des thèmes de la guerre, de l’expérience de la médecine. Céline avait conscience d’avoir fait une œuvre littéraire originale avec le Voyage : en effet, avant d’apporter le manuscrit chez Denoël, il avait promis : « du pain pour un siècle entier de littérature ». Évidemment, la réception du texte fut houleuse. Les penseurs de gauche virent dans le roman un pamphlet contre une société vieillissante et conservatrice ; Aragon, Nizan ou
encore Bataille encensèrent le texte pour son caractère novateur en matière d’idées mais aussi évidemment de langue. Claude Levi-Strauss parle à propos du Voyage des « pages les plus véridiques, les plus profondes, les plus implacables qui aient jamais été inspirées à un homme qui refuse d’accepter la guerre ». Queneau vante l’entrée en littérature de l’oral. À l’inverse, certains furent gênés et offensés par la brutalité et le climat impur du roman. Valéry parle de son « génie » mais qu’il qualifie de « criminel ». Le livre obtient le prix Renaudot néanmoins (même s’il manqua le Goncourt pour de scabreuses raisons). Aujourd’hui, le Voyage est considéré comme l’une des œuvres les plus fortes du XXe siècle. Plusieurs tentatives d’adaptations cinématographiques ont à ce jour échoué mais le cinéaste François Dupeyron, réalisateur sur la guerre de 1914-1918 de La Chambre des officiers, travaillerait, dit-on, sur le texte…
Deux lectures analytiques Texte 1 (manuel de l’élève p. 48) La voix décalée d’un anti-héros
I. Un incipit déroutant A. Une discussion de comptoir - Un café. La scène se déroule dans un café de la place de Clichy. - Discussion entre deux étudiants. Remarque anodine sur les « gens de Paris ». Aspect caricatural du propos « Les gens de Paris ». Réflexion topique sur la paresse et le caractère tire-au-flanc des habitants. - Des étudiants eux-mêmes caricaturaux. Oisiveté. Ils parlent et refont le monde dans un café parisien « assis, ravis, à regarder les dames du café ». B. Une langue novatrice - L’entrée en scène de l’oralité. Récurrence de « ça » dès la première phrase. Le langage parlé est immédiatement présent. - Les signes d’oralité. Absence du « ne » explétif ; élision (« t’es ») ; usage de « ça » ; surabondance du « que ». - Un langage familier. Lexique familier voire grossier « crève, couillons ». C. Le brouillage du discours Les deux étudiants qui parlent ne mettent pas en cohérence leurs paroles et leurs actions (critique des Parisiens mais se comportent de la même manière). Manière de signifier pour le romancier dès le départ qu’il ne faut pas prendre le texte au sérieux ? Stratégie déroutante. II. Une
vision extrêmement pessimiste de la condi-
tion humaine
A. La critique des valeurs traditionnelles - Discours anti-bourgeois. Désacralisation de l’amour (« l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches » ; dénigrement des « maîtres ». - Dénigrement du modernisme. Discours contre les illusions du futurisme qui a illuminé le début du siècle. L’ombre de la guerre plane : retour des mêmes querelles entre hommes.
L’absurdité du monde. Idéaux sans valeur « soldats gratuits ». B. Dénonciation de l’immobilisme social Négation du mouvement. « Rien n’est changé en vérité » ; « Et ce n’est pas nouveau non plus » ; « nous ne changeons pas ». Récurrence de la modalité négative pour parler du changement. Un monde figé. Récurrence de l’adverbe « toujours ». Triomphe de l’éternel retour. Évocation de la génération des pères qui souligne la réitération. Un monde misérable. Dimension sociale du discours « mignons du Roi Misère ». Allégorie dit l’importance de cette idée. Annonce la réflexion sur la misère sociale qui va être centrale dans le roman. C. Le choix des extrêmes Des anti-héros désabusés. Se qualifient de « singes parlants ». Nihilisme : « C’est pas une vie ». Homme est rabaissé au statut d’animal. Humanité vile. Revendication dérisoire d’appartenance politique. Bardamu se revendique « anarchiste », mais cette revendication sans aucune solennité n’est pas un engagement mais un parti-pris dérisoire : « Tu l’as dit, bouffi »). D. La révolution par les mots L’originalité de l’extrait ne vient donc nullement d’un engagement ou d’un discours idéologique ou politique novateur. Le seul changement par rapport au discours romanesque de l’époque se situe dans la recréation d’une langue orale et populaire qui donne le coup de grâce à la langue littéraire classique. Cette oralité fabriquée du discours souligne et fait entendre la sincérité des personnages. Mais, comme celle de Rabelais à laquelle on l’a souvent comparée, cette langue est une pure construction : elle sélectionne dans le langage populaire des clichés significatifs pour les détourner et tout ce qui produit des images provocantes, pour rendre compte avec ironie du fatalisme commun à l’auteur et à son temps.
Texte 2 (manuel de l’élève p. 49) Une figure dérisoire de la folie meurtrière : le soldat
I. Jour de colère A. La haine de la guerre Discours violemment antimilitariste. Métaphore de la chair à canon (« toutes les viandes la Patrie » ; « Engraisser les sillons du laboureur anonyme »). Conflit long et coûteux en vies. « folie des massacres », « long crime ». B. Le reniement des valeurs Indistinction des hommes. « accepter tous les sacrifices ». La probité morale du soldat est devenue absurde. Aux soldats, la patrie n’est pas reconnaissante. Les soldats reçoivent moins d’honneurs que les bandits, qui sont pourtant la lie de la société. En effet, les bandits jouissent des honneurs du vice ; les soldats ne sont rien que de la chair à canon. C. L’exploitation des faibles - Le pauvre, une figure exploitée. Le pauvre est univerChapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 17
sellement récupéré : en temps de paix, il est l’objet de l’opprobre public (il a violé les lois et met en péril la société) ; en temps de guerre, il est sollicité pour servir une société qui l’a banni. - La figure du paria. La société punit le pauvre d’être pauvre alors que c’est elle-même qui a généré cet état (« un larcin véniel, […] attire immanquablement sur son auteur l’opprobre formel »). - Les mensonges d’État. Récurrence du pronom indéfini « on ». Sentiment d’une machine étatique qui déplace des pions. Hypocrisie des institutions qui condamnent ou pardonnent en fonction non du droit et de la justice mais en fonction de leurs intérêts. Discours hypocrite « ce qu’ils appellent, mon moment d’ égarement »).
II. La force de la parole A. Registre polémique Vocabulaire violent. Termes très forts qui sont employés « entreprise à se foutre du monde » : langage familier voire grossier. Ponctuation expressive qui dit la colère « Où ironsnous ? » « à l’oublier ! » Engagement du locuteur : pronom personnel de la première personne ; verbes modalisateurs « je vous l’assure ». Enrôler le destinataire : fonction phatique du langage « me comprenez-vous ? » et omniprésence de la deuxième personne. Dimension persuasive du discours. B. Registres ironique Antiphrases. « Quelle mansuétude ! » ; « un héros avec moi ! ». Une fausse logique. « et cela pour deux raisons… » : adopte facticement le raisonnement de l’armée pour mieux en faire ressortir l’absurdité. Un discours hypocrite à l’image du discours de la République. Princhard fait mine d’adopter le discours de l’armée (« quelle mansuétude ! ») : cette duplicité mime celle des grands de ce monde. Parcours complémentaire Tardi, C’était la guerre des tranchées, Casterman, 1993
Critique de la guerre. Conséquence néfastes sur l’homme : engendre la souffrance. Engagement du locuteur dans cette préface : vocabulaire évaluatif (« manipulés et embourbés ; cri d’agonie ; pauvres gens de nos colonies ; pauvres types ; indignation ; industrialisation de la mort ; une trouvaille ; on l’a dépossédé de sa jeunesse » ). 3. Quelle image de l’homme est donnée dans cette préface ?
Deux camps : les dirigeants // les soldats. Les dirigeants sont caractérisés par leur inhumanité (« moyens d’extermination sophistiqués ») ; ils sont manipulateurs (« hommes manipulés ; les pauvres gens de nos colonies joyeusement conviés à la fête »). Les soldats : « pauvres » : compassion pour masse qui ne peut rien faire. Pillage de leur vie. Les deux premières pages de la bande dessinée (pages 9-10) 1. Décrivez et commentez le paysage représenté sur la première page. En quoi le choix du noir et blanc est-il pertinent ?
Paysage de désolation. Absence de vie. Noter que très peu d’hommes sont représentés. Violence signifiée par l’explosion, les barrières éventrées : semblent former des croix de tombes. Objets, outils mécaniques triomphent dans l’imag, pas de place pour les hommes qui sont pourtant ceux qui font la guerre : peu de prix de la vie humaine. Noir et blanc : absence de vie, d’existence. 2. Comment comprenez-vous l’usage des exclamations dans les encadrés ? Quelle est la figure de style utilisée dans les derniers encadrés ? Déterminez, à partir de ces réponses, le registre de la BD.
Semblent souligner une admiration pour les trouvailles technologiques en matière d’armes. Hyperboles comme figure récurrente : « merveilles », superlatifs, énormes canons ; ingéniosité permanente ; puissance toujours supérieure ». Registre ironique (décalage entre préface (ton polémique) et ici, une admiration feinte.
Étude de la « Préface » (du début… inhumaine […] Je ne m’intéresse qu’à l’homme… te moque pas ».
3. Commentez l’usage du « on ». Que remarquez-vous sur ces deux vignettes ? « on » : gens de l’extérieur. Ils arment mais ne connaissent rien à la réalité des combats. Noter absence d’hommes sur les vignettes. Ne sont pas des acteurs mais des marionnettes formées pour utiliser ces armes.
1. Comment comprenez-vous la première phrase « C’était la guerre des tranchées, n’est pas un travail d’historien » ?
Deux épisodes de la vie courante : l’automutilation ; les Belges, ces ennemis…
Voir aussi manuel de l’élève p. 53.
Nulle objectivité n’est requise. Tardi refuse toute neutralité et revendique une subjectivité affirmée. Il réagit en tant qu’homme.
2. Quel est le point de vue de Tardi sur la guerre ? Comment s’exprime-t-il ? 18 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
I. L’automutilation (p. 53-54) a. Quelle pratique est relatée dans cet épisode de guerre ? La mutilation volontaire. b. Quelle image de l’homme nous est donnée ? Com-
mentez les illustrations choisies pour illustrer le récit de cet épisode. Désespoir total. La machine broie l’homme. Pas de pathos : ton très neutre, d’autant plus efficace que détachement apparent.
II. Les Belges, ces ennemis (p. 60-62) a. Commentez le ton des cadres page 60. Ton très neutre. Objectivité, légèreté narrative. Dégoût d’autant plus fort. b. Commentez l’absence de bulles dans le récit de cet épisode. Absence de réflexion, mécanisation des hommes : agissent par simple réflexe. Silence imposé aux troupes : les supérieurs et leurs décisions priment. c. Quelles conséquences de la guerre se trouvent dénoncées dans cet épisode ? Déshumanisation, absence d’esprit critique, mécanisation des hommes, inhumanité (pas de compassion pour l’homme).
Indications bibliographiques • Michel Bounan, L’Art de Céline et son temps, Paris, Allia, 1997. • Dominique de Roux, Michel Thélia et M. Beaujour (dir.), Cahier Céline, L’Herne, 2006. • Philippe Muray, Céline, Paris, Seuil, 1981. • Yves Pagès, Céline, Fictions du politique, Paris, Le Seuil, coll. « Univers historique », 1994 [réd en 2010 dans la collection « Tel Gallimard »). • Enregistrement sonore du roman par Denis Podalydès en 2003.
Parcours complémentaire Les fables du deuil. Le témoignage de guerre ou l’écriture impossible Voir infra chap. 4, p. 92.
Bilans de parcours chapitre 1
BILAN DE PARCOURS 1 Manuel de l’élève pp. 30-31 Vers la problématique Peu à peu, le héros au fil des textes du parcours perd son identité héroïque. Le héros parfait est le personnage de Céladon dans le texte 2 : noble, bien élevé, l’âme haute et généreuse, il s’éprend d’une jeune fille, Astrée, qu’il entend conquérir. Dans le texte de Cervantès (texte 1), le héros pense avoir toutes les caractéristiques du héros de chevalerie : équipage, costume, idéal, mais le texte parodie ce modèle de héros de chevalerie pour montrer un personnage qui semble anachronique et désuet dans une Espagne qui se modernise. Le texte 3 est un texte charnière : il marque l’apparition en littérature de la figure du picaro : le héros se voit dépouillé de sa haute naissance, de sa culture aristocratique et de ses pures intentions : en effet, Gil Blas est un arriviste animé de désirs peu élevés et d’appétits matériels dont seul l’intérêt personnel compte. L’extrait de Balzac manifeste les métamorphoses du héros. Rastignac est d’extraction noble mais pauvre tandis que Vautrin est un homme à la naissance mystérieuse, dont les qualités sont moins morales que pratiques : homme de débrouillardise, il est capable de donner une image sociale de lui-même flatteuse. Dans le texte de Stendhal (texte 5), Fabrice est l’antithèse du héros de roman de chevalerie : incapable de combattre, sourd aux subtilités stratégiques, il est un personnage sans
héroïsme et courage militaires. C’est davantage la stupidité qui le caractérise. Enfin, le personnage de Camus (texte 6) est définitivement dépouillé de toute qualité héroïque : incapable d’affronter la mort de sa mère, devant être assisté et secondé, le cœur inaccessible à l’amour et la pitié, il est une conscience vide et creuse qui subit les événements du monde.
2. Lecture • Texte 1. Voir lecture analytique p. 4. • Texte 2. Le portrait de Céladon est difficile à établir. De son physique on ne sait rien, alors que le personnage d’Astrée est paré de toutes les grâces. C’est davantage un portrait moral de Céladon qui peut être établi : il est ce berger amoureux tout entier dévoué à son amour. C’est le seul trait qui le définit vraiment. Ainsi, le lexique du sentiment domine dans l’extrait. Astrée asservit Céladon. Elle le rend esclave de sa beauté et de son cœur. Le héros précieux est donc celui qui est soumis à son aimée : il ne conquiert pas mais espère être toléré par la femme aimée. • Texte 3. Gil Blas est un personnage intelligent, roublard, arriviste, beau parleur. Alors que Gil Blas est de basse naissance et que sa condition sociale ne semble pas le favoriser, il apparaît en homme conquérant car il sait tirer profit de toutes les situations. La stupidité de l’oncle oblige à la présence d’un maître, qui, ébloui par la vivacité de Gil Blas décide de l’envoyer à l’université de Salamanque. Chaque étape de sa formation est perçue Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 19
comme un moyen de gravir les échelons de la société. C’est par l’éducation que le personne se fait. • Texte 4. Rastignac est fin et racé tandis que Vautrin est plus trapu et épais. Rastignac relève plus du vautour qui guette les proies à dépouiller. Vautrin est plus rond, plus affable mais non moins redoutable tant il sait envelopper ses actions mystérieuses sinon douteuses d’une apparence respectable. On reconnaît là le goût de Balzac pour la physiognomonie et les théories qui associent des traits physiques à des constantes de la personnalité. • Les deux personnages sont des héros romantiques dans leur volonté manifeste de conquérir le monde. Ils veulent être maîtres de leur destin et réduire l’écart creusé par une société figée entre leurs ambitions ou leurs aspirations et la possibilité de les réaliser. Mais ce sont aussi des personnages réalistes : ils sont représentatifs de métamorphoses de la société ; ils incarnent le pouvoir d’une nouvelle classe sociale sans héritage matériel et sans influence qui sont prêts à tout pour réussir. Rastignac a certes un idéal qu’il veut atteindre par l’opportunisme, Vautrin un tempérament de jouisseur et une soif de pouvoir qui le conduit au cynisme et au crime comme le laisse entendre l’allusion du narrateur omniscient à « l’épouvantable profondeur de son caractère ». Ce sont des personnages emblématiques mais la médiocrité ne les épargne pas. • Texte 5. Voir lecture analytique p. 6. Fabrice est l’image même du personnage ignorant et naïf qui ne sait pas nommer les gens. Il est un novice en matière militaire. Il reste sympathique car il est jeune et paraît encore plein d’illusions et d’appétit de réussite. Sa naïveté le rend attachant. • Texte 6. La voix du personnage est atone et sèche et dit la vacuité du protagoniste. Sa caractéristique est d’être indifférent, non affecté par le monde : ses répliques très brèves, son absence de sentiment ou de réaction face à une situation grave le dénotent.
Vers la problématique Alors que le héros se définit par deux ou trois caractéristiques récurrentes qui sculptent sa statue et créent son aura, le personnage est beaucoup plus nuancé. Son idéalisation romanesque s’éteint peu à peu pour faire place à la complexité, aux ambivalences, aux échecs et aux contradictions d’un homme ordinaire, ce qui le rend proche du lecteur. Ces traces de médiocrité modifient sa fonction : il n’est plus un exemple mais un double. Pourtant il continue à faire rêver, comme le souligne Albert Camus dans L’Homme révolté, dans la mesure où il va au bout de son destin : le picaro réussira et atteindra la sagesse, Rastignac deviendra une figure éclatante de la haute société parisienne, Vautrin manipulera les êtres jusqu’à la mort, Fabrice Del Dongo connaîtra la gloire et l’amour avant de se retirer dans un monastère, Problématique Les caractéristiques de l’écriture romanesque évoluent 20 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
pour modifier le statut du personnage. En effet, quand le personnage est encore un « héros », la rhétorique hyperbolique est courante. Elle permet de peindre un portrait flatteur du personnage et de manifester toute sa grandeur. Peu à peu, les notations à propos du personnage se font plus triviales (physique moins parfait, naissance moins remarquable) mais aussi plus rares ou énigmatiques : le héros est moins transparent, plus opaque pour le lecteur. Son intériorité est délaissée au profit de notations davantage centrées sur son comportement : il est moins cet être à la réflexion parfaite que celui qui agit ou du moins veut agir. Peu à peu aussi, la voix du roman résonne davantage (discours direct) pour faire entendre sa médiocrité ou son inexistence. Cette synthèse offre aussi l’occasion de faire avec les élèves l’inventaire des ressources dont se dote le roman pour représenter des personnages complexes ambigus : ressources narratologiques qui permettent de le situer dans une syntaxe narrative et un habile jeu sur le temps : on notera l’intérêt que représente le point de vue ironique du narrateur dans le portrait de Don Quichotte, le récit rétrospectif de Gil Blas, les intrusions du narrateur et le fameux point de vue interne et limité de Fabrice dans la description de Waterloo…
BILAN DE PARCOURS 2 Manuel de l’élève pp. 44-45 1. Lexique. Dans le texte 1, la femme apparaît comme soumise aux lois et contraintes sociales. Dans le texte de Mme de La Fayette, elle ne peut exister qu’à travers sa fonction d’épouse : c’est l’homme qui lui donne sa qualité. Ainsi, Mme de Clèves se soumet au désir de son mari et l’épouse sans éprouver pour lui de sentiment. De plus, ce qui donne sa valeur à un personnage féminin, c’est sa vertu, sa moralité irréprochable : elle ne doit pas entacher l’honneur de son époux. Dans le texte de Diderot, la religieuse se révolte contre ce statut de femme soumise : elle apparaît comme la victime d’une société qui la définit comme éternelle mineure et l’enferme dans une existence totalement insipide et creuse. La femme est celle qui ne doit pas s’instruire, pas vivre tout simplement. Dans le texte de Chateaubriand, la femme est encore soumise à la figure tutélaire de la mère (comme dans les deux textes précédents) et à l’autorité religieuse (le missionnaire) et se trouve face à un dilemme encore insoluble : choisir entre la vertu (vécue comme contrainte) ou le triomphe de son désir. Dans le texte de Chateaubriand, la société reste une entrave au désir de la femme : elle ne peut choisir un époux selon son cœur car des conventions l’en empêchent. Atala reste victime de sa soumission et est impuissante à se libérer (suicide final). À partir du texte de Mme de Staël, le femme s’émancipe et se libère. Corinne est portée en triomphe et admirée de tous, certes pour sa beauté, mais aussi et surtout pour son
esprit. Elle est enfin l’objet des regards pour une raison méritoire. Elle est celle qui inspire l’admiration et invite l’homme à s’élever. Corinne est maîtresse de son destin. Dans l’extrait de Flaubert, Madame Bovary tente de faire éclater tous les carcans qui l’oppressent. Femme mal mariée à Charles Bovary, elle s’ennuie et doit subir la vie médiocre de province que lui impose son époux. Son désir est à nouveau brimé par les conventions sociales : en effet, même si Emma prend un amant, Rodolphe, celui-ci est le premier à la ramener à son devoir d’épouse. Emma ne parvient pas à exister pour elle-même et par elle-même. Dans le texte de Gracq, c’est la femme qui soumet l’homme par son charme mystérieux. Vanessa devient un objet de désir, une femme dont le pouvoir de séduction pourrait garantir le triomphe. C’est le corps féminin ici qui est tout-puissant. Enfin, le texte de Marguerite Duras met en scène une figure très énigmatique, dont le corps et l’âme font peur. La bonzesse est une incarnation de l’inquiétante étrangeté. Elle est une énigme absolue pour l’homme, ce qui explique qu’elle fasse peur. Elle est un être brut, qui intrigue. À travers les textes de Gracq et de Duras se lit en filigrane toute l’interrogation freudienne du début du XXe siècle sur le corps et le désir féminin (réflexion sur l’hystérie…).
2. Lecture • Texte 1. Voir lecture analytique p. 11. • Texte 2. Le couvent est perçu comme un monde violent, dangereux pour les corps et les âmes (vision bien peu traditionnelle du couvent). Suzanne est bien une figure atypique en ce qu’elle ne voit pas le couvent comme un lieu de protection, d’apaisement et de retraite spirituelle (ce qui est le cas chez Mme de Clèves) mais au contraire le lieu archétypal de toutes les violences faites aux femmes par des femmes. La vie de couvent est la cible des critiques de Diderot car elle est un concentré de toutes les oppressions faites aux femmes : interdiction de libre-circulation, bourrage de crâne, valorisation de la moralité, refus de l’accès à l’éducation… Le couvent et les religieuses ne sont pas des âmes bonnes et aimantes mais au contraire des femmes méchantes et obtuses. En fait, le couvent apparaît comme un outil au service d’une société cruelle aux femmes. En prétendant les protéger, elle élimine du jeu social les femmes de naissance obscure qui, par manque d’argent, ne peuvent servir l’ambition des hommes. • Texte 3. Atala incarne la figure du martyre. Chateaubriand unit idéal romantique et chrétien. Atala est une victime de sa foi mais aussi de son désir. Elle sait qu’elle ne peut être parjure mais qu’elle ne peut pas non plus renoncer à son désir et à sa passion. Elle incarne donc la parfaite héroïne tragique.
intelligence, donc son esprit. Jusqu’à présent, cette qualité féminine avait été peu vantée dans le roman. • Texte 5. Voir lecture analytique p. 13. • Texte 6. Vanessa apparaît comme une beauté énigmatique et fatale. Elle attire et laisse l’homme impuissant devant sa beauté. Vanessa échappe aux stéréotypes de la femme fatale car elle n’est pas une beauté parfaite et en plus elle ne joue pas de son pouvoir de séduction puisqu’elle ne se sait pas observée. Elle rend esclave malgré elle. • Texte 7. La bonzesse échappe au portrait. On n’a que quelques notations fragmentaires et éclatées. Duras refuse ainsi de réduire la femme à un corps. Le portrait est plus une esquisse. L’étrangeté du personnage représente symboliquement l’énigme qu’est la femme pour l’homme (cf écrits freudiens). Elle est l’inquiétante étrangeté.
Vers la problématique. L’évolution de la société a permis l’émancipation féminine. Encadrée par des figures tutélaires jusqu’au début du XXe siècle (le père, la mère ou le mari), la femme acquiert peu à peu son autonomie financière, existentielle, identitaire. Avec la perte d’importance de la religion et l’évolution du code civil, la femme n’est plus une éternelle mineure, mais reste néanmoins souvent encore en littérature un objet étrange. Synthèse Ce parcours donne une idée juste de la façon dont le traitement du personnage permet au romancier de définir de façon convaincante pour le lecteur une vision du monde originale. Incarné par des personnages féminins, cette réflexion implicite arrache l’image de la femme aux clichés qui opposent la sainte et la fée, la pure héroïne et la femme fatale, l’épouse vertueuse et la courtisane. Même si ses amours dominent l’intrigue romanesque, le personnage féminin traduit la pensée de l’auteur. Le rejet du monde de Mme de Clèves est à la mesure du pessimisme classique. Suzanne Simonin donne une voix au féminisme authentique de Diderot. Atala incarne l’inquiétude romantique et les idées exprimées par Chateaubriand dans le Génie du christianisme. Corinne idéalise le combat de son auteur, une femme d’esprit, pour trouver sa place dans la vision romantique du monde, Vanessa donne un visage au monde onirique de Gracq et l’aliénation tragique de la femme qui est au cœur de l’œuvre de Marguerite Duras se reflète de façon absolutisante dans le personnage de la mendiante errante.
• Texte 4. Le triomphe de Corinne est présenté du point de vue d’Oswald pour renverser les rapports de force. C’est ici l’homme qui est ébloui et qui se retrouve soumis à la femme. Il devient son esclave. Corinne est l’objet du désir (elle est admirable de par son corps) mais est aussi exceptionnelle car ce triomphe couronne son Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours • 21
BILAN DE PARCOURS 3 Manuel de l’élève pp. 54-55 Vers la problématique Céline démolit tous les codes et topoï du roman traditionnel. Tout d’abord, Bardamu n’a rien du héros traditionnel de roman. D’habitude, doté de qualités morales et physiques, d’un idéal à défendre et souvent épris d’une femme aimable, le héros traditionnel est idéalisé et magnifié. Bardamu présente les caractéristiques exactement inverses : c’est un personnage passif, souvent lâche, nihiliste et dégoûté par le monde qui l’entoure. De même, sur le plan de la langue, Céline déconstruit les conventions langagières traditionnelles. Le roman était habituellement le lieu d’une écriture littéraire, travaillée et ciselée. Si la langue orale et populaire pouvait être présente, c’était en tant qu’idiolecte, signe de l’appartenance sociale des protagonistes (cf Zola et L’Assommoir par exemple). Chez Céline, le narrateur lui-même use d’une langue orale et parlée. L’écrit et l’oral ne font plus qu’un. Bardamu parle cette langue si novatrice, signe de la désacralisation du héros. Les éléments récurrents de l’écriture de Céline sont : surabondance du « que », vocabulaire familier ou grossier, « ça » au lieu de « cela », élision, absence du « ne » explétif… Lecture • Texte 1. Voir lecture analytique, page 17. • Texte 2. Voir lecture analytique page 17. Bien que le récit soit, tout au long du roman, pris en charge par Bardamu, c’est à Princhard qu’il confie le soin de tenir le discours de la révolte. L’opinion personnelle de Bardamu, qui reste totalement silencieux et muet, tel une conscience passive, est absente de cet extrait. Même si son horreur de la guerre est constamment présente, elle ne s’exprime jamais de façon directe et passe toujours par le détour de l’observation : l’identité de ce personnage tient essentiellement à sa fonction de témoin. • Texte 3. La violence de la scène tient évidemment à la description des mauvais traitements physiques subis par les personnages noirs : le boy, les employés qui « trimardent », les femmes mais aussi à la satisfaction manifestée par les colons. L’inhumanité totale du Directeur qui ne pense qu’à son bien-être et traite les indigènes comme des bêtes de somme de la façon la plus naturelle apparaît comme le révélateur d’un système cynique qui fonctionne sans se poser de questions. De plus, la violence naît de l’absence totale de réaction ou de commentaire de Bardamu : il reste un spectateur totalement passif, muet, silencieux et non une voix révoltée. Bardamu constate la barbarie totale des colons et la pérennité séculaire de systèmes économiques qui fondent leur profit sur l’exploitation de l’homme par l’homme. totalement hermétique à la souffrance d’autrui. La colonisation apparaît, ce qui n’était pas évident pour tous en 1932, comme le prolongement du système esclavagiste. 22 • Chapitre 1 - Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
Le jeu bestial des rapports de domination et le refus de considérer les opprimés comme des hommes apparaît sans que nulle compassion ne transpire du passage, dans leur assimilation fataliste à des fourmis. • Texte 4. La banlieue représente pour Bardamu un havre de paix (« envie de souffler un peu »). À nouveau, alors que le personnage a décidé de s’installer en banlieue, il devient spectateur de sa vie et de son destin : il est l’objet des regards et des questionnements ; objet des médisances et surtout spectateur de la vie sociale. Il regarde les tramways arriver et se vider et ne peut que formuler un constat amer : tous ces jeunes pleins d’enthousiasme ouvriront un jour les yeux pour percevoir la misère de leur existence. À la fin de l’extrait, ce sont les objets qui deviennent sujets des phrases : toute trace d’humanité a disparu. • Texte 5. Le héros apparaît comme désinvolte et sans prestige. Il n’y a aucune solennité ni dans l’incipit ni dans l’excipit. L’excipit rappelle le titre même du roman car il se déroule à l’aube, au bout de la nuit. Il marque la fin du voyage de Bardamu à travers l’Enfer de la vie. Il marque la fin de l’épisode consacré à la mort de Robinson, la fin du « drame ». Il marque enfin la fin du souffle de la parole : Bardamu n’a plus rien à dire, plutôt à ajouter sur la misère du monde qui l’entoure.
Problématique. Bardamu est un anti-héros et un symbole négatif de la condition humaine car il n’est pas, il n’existe pas mais traverse la vie. Il est spectateur, du début à la fin du livre, de sa vie et de son destin. La qualité essentielle de Bardamu est de regarder, d’observer, de vivre des scènes en spectateur plus qu’en acteur. Cela révèle l’impuissance totale de l’homme face au monde qui l’entoure. Voir aussi « Vers la problématique », partie « lexique ». L’absence d’épaisseur de ce personnage renvoie au rôle que Céline attribue au roman : « Écrire, pour lui, c’est transposer l’expérience en faisant en sorte qu’elle puisse avoir le dehors d’une fiction et être perçue comme récit d’une expérience (Henri Godard, « Notice » introductive à l’édition du Voyage au bout de la nuit dans la « Bibliothèque de la Pléiade »). Cette vision « dialectique » du roman, précise Jean-Philippe Miraux dans une étude sur Le Personnage de roman (Nathan, collection 128, 1997, p.88), influence le statut du personnage : « Le personnage célinien, dont la réalisation est influencée par les notions de point de vue sur le mode du monologue intérieur et sur le plurivocalisme, devient en définitive un personnage philosophique dont le parcours initiatique (on a pu voir dans le Voyage une réécriture du Candide de Voltaire) met au jour une vision du monde qui s’oriente toujours vers un noircissement de l’homme, de la société et l’appréhension métaphysique de l’univers. »
Chapitre 2 Le théâtre : texte et représentation
PROBLÉMATIQUE D’ENSEMBLE
PARCOURS 1
Le travail de la classe de première a un double objectif : - Enrichir la culture des élèves, en prenant appui sur la connaissance des genres acquise en classe de seconde, pour leur faire découvrir l’évolution et la métamorphose des formes et des cadres hérités jusqu’au XXe siècle. On travaillera ainsi sur l’effacement progressif des frontières, sur l’intégration des enjeux de la tragédie, après son déclin au XVIIIe siècle, à d’autres genres. - Leur montrer comment le texte de théâtre ne peut être lu sans la perception par le lecteur d’une dimension lacunaire du texte qui, entre les répliques et les didascalies donne carrière à la représentation, c’est-à-dire à la mise en scène dont il conviendra de rappeler qu’à l’époque classique, quand elle ne portait pas encore ce nom, elle précédait l’impression et la publication du texte lui-même : le choix d’un espace scénique, d’une scénographie, le choix des acteurs les partis-pris d’interprétation ont toujours existé, même si la place du metteur en scène s’est imposée avec plus de force depuis la fin du XIXe siècle. Pour aborder la question une étude des textes présentés en page Éclairages sera extrêmement utile : on pourra ainsi partir des propos tenus (page 71) par le metteur en scène François Rancillac pour poser les questions essentielles Le manuel propose trois parcours, assortis d’une riche iconographie, qui permettront au professeur d’aborder ces questions avant de choisir les œuvres analysées en résonance avec au moins une représentation à laquelle la classe aura assisté ou dont elle aura vu la captation filmée. Quand les ressources le permettent (voir bibliographie), une comparaison à partir de l’iconographie proposée par le manuel ou avec une autre captation sera fort utile. Le parcours 1 montre comment la question de l’imitation vraisemblable du réel qui orientait les règles du théâtre classique fondées sur la mimesis, c’est-à-dire sur l’héritage codifié d’Aristote et des Tragiques grecs, a été historiquement posée. Plus thématique, le deuxième parcours interroge, à travers un ensemble d’extraits du XVIIIe au XXe siècle, les différents niveaux du texte dont le sens n’existe pleinement qu’à partir du moment où la représentation s’en empare et opère des choix de mise en scène et d’interprétation.
L’illusion théâtrale : évolution des codes et des conventions Manuel de l’élève pp. 75-87 Pour aborder ce parcours historique, il conviendra de lire et de commenter avec la classe les pages d’histoire littéraire placées en début de chapitre. Elles donnent des repères sur l’évolution dans le temps du rapport mimétique que le théâtre entretient avec ce qu’il représente. On pourra d’abord commenter quelques extraits brefs de la Poétique d’Aristote pour montrer ce qui fondait l’essence du théâtre a été progressivement contesté et comment l’écriture théâtrale s’est libérée de plus en plus de l’illusion mimétique pour proposer au XXe siècle une réalité scénique recomposée et complexe qui joue des codes de la théâtralité et de son pouvoir d’illusion. On peut faire appel dans ce but à un texte d’Eugène Ionesco centré sur cette problématique dans Notes et contre-notes intitulé « Expérience de théâtre ». À l’intérieur de ce parcours, il sera judicieux : - de proposer la lecture analytique des textes de Maeterlinck, Ionesco, Genet et Duras ; - de nourrir la réflexion et le débat, en définissant l’enjeu que représente l’illusion théâtrale à partir des textes de Victor Hugo, Claudel et Artaud, avant de formuler la problématique du parcours : « quel rapport le théâtre entretient avec le réel ? » On pourra ainsi faire dégager par la classe la nature de la mimesis au théâtre et son évolution historique à travers quelques étapes fondamentales : on souhaite que les élèves aient assimilé ces trois «moments» de rupture ou d’avancée esthétique : le romantisme contre le classicisme, le symbolisme et ses conséquences, les principes visionnaires d’Artaud. Dans le texte 1, « la révolte romantique contre les règles », on visera le repérage des caractéristiques de l’esthétique classique, déjà abordées en seconde, qui font l’objet de l’attaque hugolienne. Puis on mettra en évidence les caractéristiques du « réel » que, selon Hugo, le drame romantique doit tenter de représenter sur la scène, en insistant notamment sur les notions de « grotesque » et de « sublime » et sur la possibilité de leur mixité, en empruntant quelques exemples au drame romantique dont l’excès et les contrastes minent l’illusion mimétique. Le texte 2, « l’effacement symboliste de l’illusion réaliste », initiera les élèves à un théâtre méconnu, dans lequel il est néanmoins facile de mettre en lumière la nature « indéterminée » de l’action, de l’intrigue et des personnages. On insistera sur la place occupée par le silence et le mystère pour montrer comment le « réel » représenté est une Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 23
construction poétique et mentale qui met à jour des forces profondes (un « théâtre de l’âme », selon Maeterlinck). Le texte 3, « la célébration distanciée de l’illusion théâtrale », constitue après celui de Hugo un deuxième exemple de texte « théorique », un nouvel extrait de « préface », destiné au lecteur/spectateur mais aussi à l’éventuel metteur en scène de la pièce. Il met en place un avant-spectacle : l’entrée de l’Annoncier, qui rappelle le prologue shakespearien, sur le proscenium (c’est-à-dire en dehors de l’aire de jeu proprement dite, aire de l’illusion). On en profitera pour parler de la notion de « quatrième mur », celui qui se dresse entre les spectateurs et le spectacle, en montrant comment il peut être rompu. On repèrera dans ce texte le rapport particulier que la scène entend entretenir avec l’illusion et avec la représentation. Ce sera l’occasion de montrer comment deux dramaturges aussi différents que Claudel et Brecht, qui l’a théorisée, ont affirmé le choix très prégnant au XXe siècle et aujourd’hui de la distanciation. Les indications données par Claudel rappellent les effets de distanciation brechtiens. Polémique comme celui de Hugo, mais dans un tout autre registre, le texte 4, « le théâtre créateur de son propre monde », apparaît comme un « manifeste » dans lequel Artaud insiste sur la nature spécifique des outils propres au théâtre, qu’il distingue de la « littérature ». Il définit notamment la nature singulière du langage théâtral qui remet en question la place du texte écrit, la notion même d’écriture dramatique. Le théâtre retrouve un caractère sacré, en rapport avec des forces premières, insondables, inconscientes. Dans le texte 5, « théâtre de l’absurde et déconstruction des codes », l’analyse s’attachera à montrer de quelle façon les « ficelles » dramatiques traditionnelles – liées ici à la notion d’exposition – sont reprises et parodiées pour mettre en évidence l’artificialité de l’écriture théâtrale et s’en moquer. On pourra renvoyer à la didascalie initiale de La Puce à l’oreille (1907) de Georges Feydeau comme modèle de cette parodie. Le texte 6, « La réinvention de l’illusion théâtrale », permet d’aborder la complexité de la dramaturgie : l’espace, la co-présence de la mort et de la vie, le rapport au surnaturel, la combinaison de la tragédie incarnée par le personnage de Kadidja qui en appelle aux forces du mal et du prosaïsme historique et politique représenté par les actes de vengeance des Arabes contre les Blancs. On insistera notamment sur le rôle joué par les paravents et ce qu’ils permettent de représenter. Genet invente une façon proprement théâtrale de représenter des événements réels en opérant un déplacement métaphorique et symbolique de la violence. Le texte 7, « Le théâtre, lieu d’expérimentation », est révélateur de l’interaction entre le renouvellement de l’écriture dramatique et l’influence de mises en scène indifférentes à la notion d’illusion théâtrale. On insistera ainsi sur le dispositif narratif mis en place : présence-absence de la mère proche d’une figure, d’une image issue du souvenir, récit en distance par ses deux enfants de leur histoire commune… À l’intérieur d’un tel dispositif, on verra comment la langue (poétique, elliptique) occupe une place particulière en remettant en question la notion de dialogue – ce qui est une 24 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
grande caractéristique de l’écriture théâtrale au XXe siècle (faire échapper le langage dramatique au seul dialogue). L’arrêt sur image : Bob Wilson et Les Fables de La Fontaine, vise à montrer la précision de l’image scénique construite par Bob Wilson pour insister sur son caractère onirique et surnaturel (ou surréel). Puis on mettra l’image en rapport avec les textes d’Antonin Artaud et ce qu’ils disent du langage scénique.
Texte 1 (manuel de l’élève p. 76) La révolte romantique contre les règles Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827
Éléments pour une analyse informelle du texte Ce texte militant dont le ton est celui du pamphlet invite les élèves à revenir sur les acquis de seconde concernant la dramaturgie classique mais en les examinant sous l’angle critique. On relèvera les formules employées par Hugo qui renvoient directement aux règles classiques (exemple : les « fils d’araignée » des « milices de Lilliput »), pour montrer comment le drame romantique se construit contre l’esthétique classique et revendique une volonté de « tout représenter », de représenter la vie dans tous ses aspects, d’où le mélange des genres, grotesque et sublime. Alors que l’esthétique classique régulait ce qui pouvait être représenté, l’esthétique romantique réclame une liberté absolue. Pour une étude analytique, on pourra construire le commentaire en deux temps, en tentant de toujours garder en tête le caractère polémique du texte (qui constitue sa tonalité ou son registre principal et doit être pris en compte sur l’ensemble du commentaire d’un point de vue stylistique) : - l’attaque polémique contre le classicisme : a. La fin des règles « conventionnelles » / b. le théâtre classique ou le règne de l’abstraction ; - la revendication d’un retour au réel comme fondement du drame romantique : a. tout ce qui est dans la nature est dans l’art / b. le mélange des genres : le terrible et le bouffon, le sublime et le grotesque. En face d’un théâtre classique dans lequel l’illusion du réel repose, selon son jeune pourfendeur, sur un code « laborieusement » (ligne 8) constitué à la suite de querelles de chapelles – des « labyrinthes scolastiques et de « problèmes mesquins » (lignes 8-9), Hugo construit l’image idéale d’un réel romantique qui au lieu « d’enchaîner » (ligne 12) la vie et ses drames, restitue la double dimension de l’homme, « la bête humaine » et « son âme » (ligne 21) à travers « l’ harmonie des contraires », l’alliance du sublime et du grotesque. Texte 2 (manuel de l’élève p. 77) L’effacement symboliste de l’illusion réaliste Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, 1894
Éléments pour une analyse informelle du texte Dans ce texte, il s’agit de mettre en évidence le caractère « symboliste » de l’action et du dialogue pour voir
comment il met en place une nouvelle forme de dramaturgie. On peut d’emblée remarquer l’héritage romantique : l’action est représentée sur la scène, le dialogue est directement lié à cette action (combattre le danger qui apparaît derrière la porte), les didascalies de type narratif (lignes 25 à 33) sont abondantes. Maeterlinck parvient à créer un véritable suspens (voilà qui pourrait constituer la première partie de la lecture analytique de l’extrait). Mais dans le même temps, cette action représentée prend un caractère énigmatique car le danger est suggéré (il est de l’autre côté de la porte, hors scène) et tout prend un caractère surréel ou fantastique (deuxième partie de la lecture analytique). Paradoxalement, l’ambition de Maeterlinck est de faire du théâtre le lieu de l’irreprésentable, de l’expression de forces surnaturelles, qu’il lie à une interrogation sur la mort (on dépasse alors le cadre du drame romantique).
Éléments complémentaires On pourra utilement faire appel au dossier dramaturgique extrêmement riche annexé à une édition récente du texte dans la coll. Babel (Actes Sud, 1997) et notamment au commentaire formulé par le metteur en scène Claude Régy lorsqu’il a monté cette œuvre au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en mars 1997 et qu’il cite Antonin Artaud : « C’est peut-être ça le grand art de Maeterlinck : “Il a su nous rendre sensibles (…) les lois occultes des phénomènes de la vie. (…) Avec lui on a vraiment la sensation de descendre au fond du problème. La personne de Dieu est inconnaissable, dit la sagesse du Talmud, mais ses voies s’expriment par nombres et par chiffres. Ce sont ces nombres dont la nature est insensible maintenant au commun que Maeterlinck a fixés en phrases lapidaires.” (Antonin Artaud). Il faut décoder ses mots et ses phrases – énigme, oracle, haïku –, les faire entendre entre sensation et vision. C’est un ordre de communication ésotérique. Un explosif ciselé en plein rationalisme matérialiste. »
Une mise en perspective de ce point de vue avec une critique de ce spectacle (René Solis dans Libération du 07/02/1997) éclairera particulièrement bien la façon dont ce théâtre porte un coup définitif à la tradition de l’illusion mimétique. « Le mur argenté, qui sert de toile de fond au décor de Daniel Jeanneteau pour La Mort de Tintagiles, rappelle un autre rideau métallique, conçu par le scénographe Gilles Aillaud pour Le Pôle de Nabokov, mis en scène par Grüber à la MC 93 en novembre dernier. Simple coïncidence, même si les deux spectacles s’aventurent dans des régions semblables. Les quatre hommes perdus dans les limbes glacées du Pôle avaient atteint le point de non retour. Les sept personnages de La Mort de Tintagiles pénètrent eux aussi en zone interdite, à la lisière de l’au-delà. Les deux plus beaux spectacles de la saison se placent sous le signe de la mort. Une mort qui, pour Grüber et Régy, n’est pas l’objet d’une fascination plus ou moins morbide, mais un moyen d’approcher la vérité du théâtre. On peut déjà prévoir que la plupart de ceux qui n’ont pas
aimé Le Pôle n’aimeront guère plus La Mort de Tintagiles. Et que la radicalité du spectacle de Régy continuera d’alimenter sa réputation de metteur en scène abscons. Pour qui veut la recevoir, La Mort de Tintagiles se révèle pourtant une expérience aussi simple que poignante. La pièce fait partie d’une trilogie, publiée par Maeterlinck en 1894. Trois petits drames pour marionnettes dont l’un, Intérieur, avait déjà été mis en scène par Claude Régy en 1986. Par « marionnettes », Maeterlinck n’entend pas forcément pantins ou poupées. Il est à la recherche d’un théâtre où « l’absence de l’homme (lui) semble indispensable ». Il imagine de remplacer l’acteur par « une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques ou un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie ». La Mort de Tintagiles ressemble à un conte pour enfants. Deux sœurs, Ygraine et Bellangère, vivent sur une île avec leur vieux serviteur, Aglovale. Le retour de Tintagiles, le petit frère, ravive leur frayeur. Dans la tour du château habite la reine, la terrible grand-mère dévoreuse d’âmes. Les cinq actes – cinq tableaux plutôt – sont baignés d’angoisse. Le premier se déroule dehors au crépuscule, les quatre autres dans le château construit «au plus profond d’un cirque de ténèbres». Le décor du spectacle est tout entier dans l’ombre. Ou plutôt, il se réduit à un jeu de lumières, à la lisière entre brume et nuit. Et les acteurs, tout près du rêve de Maeterlinck, sont en effet des ombres, obscures silhouettes dont on ne distingue pas les visages et à peine les chevelures. Claude Régy ne les a pas dirigés comme des automates aux gestes hiératiques. Mais leurs corps n’ont pas de relief et leurs mouvements ralentis semblent lointains. Dès le début du siècle, le metteur en scène russe Meyerhold avait bien compris comment les conceptions de Maeterlinck pouvaient contribuer à révolutionner le jeu des acteurs. Il travailla plusieurs mois sur La Mort de Tintagiles (après lui, Kantor, au début et à la fin de sa vie, y revint par deux fois). Dans la nouvelle édition de la pièce1, on peut trouver ce texte de Meyerhold sur la diction. «1- Une froide ciselure des mots est nécessaire: aucune intonation vibrante (trémolos), aucune voix larmoyante. Absence totale de tension et de couleurs sombres. 2- Le son doit toujours avoir un support, les mots doivent tomber comme des gouttes d’eau dans un puits profond : on entend le bruit net de la goutte sans la vibration du son dans l’espace. (...) » Dans la pénombre du TGP, un miracle se produit. La voix de Valérie Dréville (Ygraine) est exactement cela : « Des gouttes d’eau dans un puits profond. » Chaque syllabe se détache avec une effarante netteté, qu’aucune émotion ne vient troubler, mais qui serre le cœur. Et lorsqu’elle parle avec Bellangère (Virginie Anton), leurs voix semblent s’entrelacer, des voix sœurs. Sur la scène où chacun arpente le vide en solitaire, les moments de paroxysme ou de rapprochement physique n’en sont que plus frappants : le premier cri de Tintagiles (Yann Boudaud) à l’acte III, et plus encore la fin de ce même acte III où les trois frère et sœurs, plus Aglovale (Christophe Lichtenauer), « tous les quatre, les yeux pleins de larmes, se tiennent étroitement embrassés ». On songe à un quatuor d’opéra, et le rapprochement n’est pas fortuit. Maeterlinck, à propos de ses petites pièces, parlait volontiers 1 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, suivie d’un dossier dramaturgique élaboré par Claude Régy, Actes Sud/Babel, 130 pp.
Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 25
d’« opéras » et Claude Régy a suivi la ligne musicale. Les cinq mouvements (dont celui ouvert par le ballet vocal des trois servantes, Carine Baillod, Anne Klippstiehl et Laure Deratte) sont entrecoupés de silences et de noirs, comme s’il fallait le temps aux solistes de se réaccorder. Fragile, le spectacle souffre parfois de baisses de rythme (le cinquième acte d’Ygraine, le soir de la première, n’était pas tout à fait au niveau du premier). Cela ne ternit pas la beauté de Tintagiles. »
Texte 3 (manuel de l’élève p. 78) La célébration distanciée de l’illusion théâtrale Paul Claudel, Le Soulier de Satin, 1929
Éléments pour une analyse informelle du texte Cet avant-propos est construit en deux parties : - l.1 à 15 : l’auteur donne des « directions scéniques » d’ordre général en vue d’aider à l’éventuelle mise en scène de sa pièce. On voit bien comment ces indications insistent sur l’effet d’illusion partagée et non sur l’effet de réel ou de vraisemblance : la construction du spectacle théâtral est donnée à voir au public (mise en place du décor, didascalies lues sur des papiers tenus en main par les acteurs ou les régisseurs, superposition des scènes, caractère ouvertement artisanal et bancal des différents fonds de scène, etc.). - l.16 à la fin : l’auteur « rêve » le début de son texte mis en scène. Il inscrit volontairement son spectacle dans une fête (« mardi gras ») populaire et joyeuse et propose un prologue (pris en charge par le personnage de L’Annoncier) d’une évidente tonalité comique, qui joue de la distanciation puisqu’ici c’est le jeu de l’acteur (et non le personnage) qui est gêné par les musiciens. On proposera aux élèves de mettre en relation cette « proposition » de mise en scène donnée par l’auteur dans son Prologue avec une des scènes de la pièce : la scène X de la Quatrième Journée. La jeune héroïne Dona Sept-Épées et sa suivante et amie, La Bouchère, nagent en pleine mer. Voici le début de la scène : « En pleine mer, sous la pleine lune. Dona Sept-Épées et la Bouchère à la nage. Pas d’autre musique que quelques coups espacés de grosse caisse. On pourra employer le cinéma. Dona Sept-Épées. – En avant ! Courage, la Bouchère ! La Bouchère. – Oh ! ce n’est pas le cœur qui me manque ! Partout où vous allez, Mademoiselle, je sais bien que je n’ai pas autre chose à faire que d’aller avec vous. Dona Sept-Épées. – Si tu es fatiguée, il n’y a qu’à se mettre sur le dos, comme ça, en croix, les bras écartés. On ne sort que la bouche et le nez et quand on enfonce une grande respiration vous retire en l’air aussitôt. Un tout petit mouvement, comme ça, avec les pieds et la moitié des mains. Il n’y a pas de danger de se fatiguer. La Bouchère. – Ce n’est pas tant que je sois fatiguée, mais quelqu’un m’a dit qu’il avait vu des requins. Oh ! 26 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
j’ai peur qu’il y ait un requin qui vienne me tirer en bas par les pieds ! Dona Sept-Épées. – Ce n’est pas des requins, je les ai vus ! Ce sont des pourpoises2 qui s’amusent. Elles n’ont pas le droit de s’amuser ? Ce n’est pas amusant peut-être d’être une jolie pourpoise ? Elle fait sauter de l’eau à grand bruit avec ses pieds. La Bouchère. – Oh ! j’ai peur qu’ils me sautent dessus ! Dona Sept-Épées. – N’aie pas peur, qu’ils y viennent, s’il y en a un qui veut te faire du mal je te défendrai contre eux, les fils de garce ! Elle rit aux éclats.
On pourra enrichir l’analyse en se reportant à la mise en scène d’Olivier Py et au dossier pédagogique s’y rapportant, à télécharger sur le site du théâtre de l’Odéon : http://www.theatre-odeon.fr/fr/documentation/ archives_saisons_passees/les_saisons_passees/saison_2008_2009/accueil-f-279-3.htm Ce texte peut également être l’occasion d’aborder la question de la distanciation. On peut évoquer Bertolt Brecht (que tout oppose idéologiquement à Claudel) et la mise en place dans les années 1920 de sa théorie du théâtre « épique », qu’il oppose au théâtre dramatique. Nous proposons ici un extrait du chapitre « Évolution des lieux et des espaces » de l’essai Qu’est-ce que le théâtre ? de Christian Biet et Christophe Triau publié en 2006. La question du brechtisme est ici abordée dans une perspective historique fort pertinente qui permet de rappeler comment le théâtre (même avant Brecht) a su jouer de la distanciation de l’illusion : « Et la notion de théâtre épique – élaborée à partir des années 1920 par Bertolt Brecht – peut être ici d’un grand secours. Cette notion, en réalité, se définit en opposition avec la conception « dramatique » de la mise en scène, de la scénographie, du texte et de la représentation. Car la « dramaturgie non aristotélicienne », selon Brecht, revendique un théâtre assumé dans sa dimension de narration (alors que la forme dramatique du théâtre se veut représentation purement « en actes » : l’allemand epische pourrait d’ailleurs être également traduit, comme le propose Irène Bonnaud, par « narratif »). À l’idéal de captation du spectateur par l’illusion elle oppose la volonté de faire de celui-ci un observateur lucide et détendu (dans la « position du fumeur ») ; elle s’emploie donc à rompre le principe du « quatrième mur » et à créer des effets de distanciation, pour faire apparaître le monde et les événements représentés non pas sous le signe du naturelle et de l’immuabilité caractérielle et sentimentale, mais dans leurs contradictions et comme discutables. Elle privilégie tout particulièrement les effets de montage, de rupture et d’interruption, d’hétérogénéité, de contradiction et de discontinuité – l’opposé des principes de resserrement et de continuité qui garantissent l’efficacité dramatique et, plus largement, des présupposés d’une représentation naturaliste. Or Brecht, ici, n’invente évidemment pas la nature potentiellement épique du théâtre. Même la tragédie 1. Porpoise en anglais, comme en français du Moyen Âge, signifie « marsouin ».
grecque, dont la définition par Aristote a servi de fondement aux théoriciens du théâtre dramatique, contenait, ne serait-ce qu’avec la présence d’un chœur, des traits épiques. Le théâtre médiéval, qu’il soit de l’ordre du batelage forain ou qu’il s’agisse des mystères, imposait une théâtralité ostensiblement narrative (ainsi la frontalité des monologues dramatiques comiques, ou le régime de représentation symbolique des mystères, leur nature de spectacle-parcours, ou leur utilisation de scènes simultanées…). La dramaturgie élisabéthaine, telle qu’elle s’incarne par exemple dans l’œuvre de Shakespeare, est également souvent caractérisée par la discontinuité (temporelle, de registre…) – sans parler de l’usage, dans certains cas, de personnages allégoriques comme « Le Temps » (Le Conte d’hiver) pour indiquer narrativement une saute temporelle de plusieurs années. Plus largement encore, c’est un fait que tout le théâtre dit « dramatique », tel qu’il s’élabore théoriquement et textuellement du XVIIe au XXe siècle, se révèle, dès qu’on l’aborde du point de vue des conditions matérielles de sa représentation, fonctionner sur des principes finalement narratifs en ce que la théâtralité de l’époque prend ostensiblement en compte, nous l’avons vu, le spectateur, et ne joue jamais sur une production continue de l’illusion et de la tension empathique : le théâtre occidental ne s’est en fait jamais départi concrètement des traits épiques propres à la monstration scénique, même si la dramaturgie du texte d’efforçait de les dissimuler. Quant aux dramaturgies orientales, leur caractère rituel et/ou codé a toujours participé d’une conception non dramatique du théâtre – elles seront d’ailleurs revendiquées comme modèles par Brecht (en particulier le jeu de l’acteur chinois Mei Lei Fang, vu en tournée en 1935, qui inspirera au dramaturge allemand nombre de ses réflexions sur l’acteur épique et sur la distanciation). La révolution brechtienne ne sort donc pas de nulle part. (…) Mais la démarche brechtienne, qui contribue à fixer ce que nous appelons ici le théâtre épique, se distingue par sa systématicité, et surtout par l’horizon politique (…) et théorique qui la sous-tend : c’est essentiellement parce que le système dramatique, en ce qu’il ne s’attache qu’aux conflits entre individus, est incapable de représenter comment ces individus sont avant tout pris, au XXe siècle, dans des systèmes économiques et politiques plus larges qu’il importe d’imposer une forme théâtrale pouvant représenter une sphère plus vaste tout en désaliénant le spectateur dans sa relation à la représentation, pour lui faire apparaître le réel comme transformable et non comme immuable. » Qu’est-ce que le théâtre ? Gallimard, Folio, p. 255-257
Texte 4 (manuel de l’élève p. 80) Le théâtre créateur de son propre monde Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938
Éléments pour une analyse informelle du texte Antonin Artaud veut dans son manifeste pour un « Théâtre de la cruauté » rendre au théâtre son autonomie, le libé-
rer de la littérature et définir son langage propre, qui, selon lui, n’est pas le texte, mais un mélange organique de mouvements, de sons et d’images qui doivent mettre le spectateur dans un état de transe et de révélation. Comme on le voit avec ce texte, le théâtre n’est plus considéré comme une construction littéraire, mais avant tout comme un spectacle conçu comme un rituel, une cérémonie, qui s’adresse non pas à l’intelligence (la tête) mais à la sensibilité (le corps). Le théâtre oriental (en particulier le théâtre balinais, masqué) lui sert de modèle. L’influence d’Artaud fut décisive dans l’histoire du théâtre, mais n’apparaît sur la scène que dans les années 1960, d’abord en dehors de la France (notamment aux Etats-Unis), puis en France à partir des années 1970-80. Il s’agit avant tout d’expériences scéniques, et non de textes mis en scène. L’influence des arts plastiques et de l’émergence de la performance dans les années 1960 joue un rôle moteur dans cette relecture des textes théoriques d’Antonin Artaud. Parmi les metteurs en scène contemporains dont le travail porte la trace de cette réflexion, citons : - l’Italien Romeo Castellucci avec notamment Inferno, Purgatorio, Paradiso (Festival d’Avignon 2008, spectacles disponibles en dvd chez ARTE Video, 2009) ; - le jeune Français Vincent Macaigne avec Requiem 3 (Théâtre des Bouffes du Nord, 2011) et Au moins j’aurai laissé un beau cadavre d’après Hamlet (Festival d’Avignon, 2011) (voir sur le site http://vincentmacaignefriche2266.com). On peut également mettre la réflexion d’Artaud en rapport avec le travail des metteurs en scène Bob Wilson (voir arrêt sur image) ou François Tanguy (Le Théâtre du Radeau). - Bob Wilson fait appel à une mémoire enfouie pour déployer des rituels obsédants, parfois indéchiffrables, d’une grande perfection plastique. « L’image, permanence et métamorphose, le mouvement, lenteur et répétition, sont le langage de ce théâtre qui bannit à peu près complètement le discours articulé. Le spectacle par lequel il se révèle au public français, à Nancy en 1971, ne s’intitule-t-il pas, significativement, Le Regard du sourd ? Ancien danseur, Wilson travaille avec prédilection sur le geste. Il l’inscrit dans une temporalité si différente, et de la durée vécue, et du temps stylisé du théâtre, qu’elle en acquiert une étrangeté radicale. Des figures étirent des gestes d’une telle lenteur que le mouvement, quoique bien réel, est à peine saisissable. Ou bien, dans une sorte de perpetuum mobile, un coureur traverse et retraverse le plateau. Minutes comme figées, et qui cependant s’écoulent, modifiant subtilement le sens même du temps chez le spectateur. Le Regard du sourd enchevêtre des images hiératiques et secrètes sept heures durant ! Quant au mot, comme le préconise déjà Artaud, il est utilisé en fonction de l’énergie physique qu’il diffuse, et non pour dire ou pour montrer. Cris ou psalmodies, il fournit une musique primordiale qui s’ajoute à l’utilisation de compositions instrumentales dont les potentialités répétitives et hallucinatoires jouent un rôle essentiel. Enfin, l’univers wilsonien est peuplé de figures Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 27
démesurément agrandies, mannequins ou acteurs. Artaud eût aimé cette utilisation, dans Death, Destruction and Detroit, d’une ampoule électrique de trois mètres de diamètre… » Jean-Jacques Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, Dunod, p.153
Dans les spectacles de François Tanguy et du Théâtre du Radeau, le texte apparaît comme un matériau poétique, souvent à peine audible, emprunté aussi bien à la poésie qu’au théâtre ou au roman. Ces textes existent à égalité avec les autres éléments du spectacle, la musique en particulier, avec laquelle il joue sur divers modes, parfois portés, parfois submergés par elle (Orphéon, 1997, Les Cantates, 2001, Coda, 2005). Nous renvoyons pour la description et l’analyse de ces spectacles aux pages 894 à 903 de Qu’est-ce que le théâtre ? et à l’ouvrage de Bruno Taeckels, François Tanguy et le Théâtre du Radeau. Écrivains de Plateau 2, Les Solitaires Intempestifs, 2005. À voir : - le site de la compagnie : http://www.lafonderie.fr - le nouveau spectacle : Onzième, créé dans le cadre du Festival d’automne, au théâtre de Gennevilliers en novembre 2011.
Texte 5 (manuel de l’élève p. 81) Théâtre de l’absurde et déconstruction des codes Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, 1950
Éléments pour la lecture du texte La lecture et l’analyse de ce texte nécessitent de revenir sur la question dramaturgique de l’exposition. Dans cette scène d’ouverture, Mme Smith donne des informations sans utilité dramatique, des informations qui ne construisent ni action, ni histoire, ni situation : elles imitent grossièrement le principe de l’exposition mais vidé de son sens. L’effet d’artificialité est encore augmenté par la manière factice dont elle s’adresse à son mari. Tous les signes du vraisemblable nous sont donnés mais ils sont vides : le dramaturge pousse l’artifice jusqu’à l’extrême pour en montrer la possible absurdité, image de l’absurdité du monde. Proposition de plan pour une lecture analytique : 1. Une ouverture en forme de parodie de comédie bourgeoise a. Un espace de comédie bourgeoise b. Des personnages de comédie bourgeoise c. Les indices de la visée parodique 2. Une ouverture en forme de parodie de l’exposition a. Une exposition en forme de présentation : l’illusion mimétique en question b. L’artificialité dénoncée c. L’absence d’intérêt dramatique ou la banalité sur scène 28 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
3. Une parodie qui invite à une théâtralité fondée sur le jeu a. La jubilation de l’ennui b. La présence de M. Smith c. Une parole musicale
Travail complémentaire : du principe de l’exposition à sa mise en question On pourra à l’occasion de l’étude de ce texte choisir un texte d’exposition classique (Molière ou Feydeau) pour le confronter à des écritures qui jouent avec cet élément dramaturgique ou le renouvellent : - le début d’Ubu roi (1896) d’Alfred Jarry - le début de La Bonne Âme de Setchouan (1939-1940) de Bertolt Brecht - le début d’Antigone (1944) de Jean Anouilh - le début de Oh les beaux jours (1963) de Beckett - le début de Pour un oui ou pour un non (1982) de Nathalie Sarraute. On pourra montrer comment le principe de l’exposition repose sur le redoublement de la notion d’exposition dramatique par celle d’exposition scénique : lorsqu’on assiste à une représentation et que la pièce commence, la scène propose au spectateur un ensemble de signes non textuels qui ont eux aussi une fonction d’exposition, qui informent et renseignent (scénographie, lumière, costumes, comédiens, musique…). Ces éléments scéniques mettent d’emblée en évidence un choix interprétatif et esthétique : le spectateur repère des signes qui construisent son horizon d’attente et sa perception du spectacle (et qui peuvent tout aussi bien s’accorder ou s’opposer aux indications fournies par le texte). Le site du théâtre de l’Athénée propose, dans un dossier de presse à télécharger en ligne, un entretien du metteur en scène Jean-Luc Lagarce avec le critique Jean-Pierre Han à propos de sa mise en scène de La Cantatrice chauve : http://www.athenee-theatre.com/athenee/fiche_saison. cfm/76620_saison_athenee_2009-2010.html Ce texte peut permettre d’aborder la question de l’exposition scénique pour montrer comment la mise en scène joue avec les éléments de l’exposition fournis par le texte.
Texte 6 (manuel de l’élève p. 82) La réinvention de l’illusion théâtrale Jean Genet, Les Paravents, 1961
Éléments pour la lecture de la scène L’analyse de cet extrait mettra avant tout en évidence les effets de collage et de formalisation proposés par Genet : mélange de tragique et de prosaïque, coprésence de la mort et de la vie, stylisation des gestes, de la diction, du rythme, « représentation » non réaliste des gestes de violence via le recours au dessin sur les paravents… Le dramaturge propose de cette façon une reconstruction poétique du matériel historique et redonne au théâtre sa fonction sacrée en en faisant le lieu de la magie et du rituel (héritage de la réflexion d’Artaud). L’artifice, montré et utilisé,
élimine tout réalisme. Il crée chez le spectateur des émotions vraies quoique proprement théâtrales (la terreur, le dégoût…) et parvient à donner à voir et à entendre la violence d’une situation politique et sociale clairement identifiable. On pourra mettre cette scène en relation avec le texte de Genet qui ouvre sa pièce et qu’il a destiné aux metteurs en scène : « Quelques indications : Voici comment cette pièce doit être montée ; dans un théâtre en plein air. Une sorte de terre-plein rectangulaire, clos d’une très haute palissade de planches. Pour asseoir le public, des gradins en ce qu’on veut. Le fond et les côtés de la scène seront constitués par de hautes planches inégales, et noires. Elles seront disposées de telle façon – mais des dessins vont être joints à ce texte – que des plates-formes, à différentes hauteurs, pourront sortir de droite et de gauche. De sorte qu’on possédera un jeu très varié de scènes, de niveaux et de surfaces différents. Par les espaces aménagés entre les planches de droite et de gauche, apparaîtront et sortiront les paravents et les comédiens. Se confrontant aux objets dessinés en trompe-l’œil sur chaque paravent, il devra toujours y avoir sur la scène un ou plusieurs objets réels. (…) Les personnages Si possible, ils seront masqués. Sinon, très maquillés, très fardés (même les soldats). Maquillages excessifs, contrastant avec le réalisme des costumes. Le mieux serait de prévoir une grande variété de nez postiches (…). Mentons postiches aussi, quelquefois. Tout cela harmonisé habilement avec les couleurs des costumes. Aucun visage ne devra garder cette beauté conventionnelle des traits dont on joue trop au théâtre comme au cinéma. Sans compter l’imagination des metteurs en scène, de nos jours les comédiens ont dix mille ressources avec les nouvelles matières plastiques… Les Arabes porteront une perruque d’étoupe noire très bouclée. Leur teint sera basané, comme on dit. Le jeu Sera extrêmement précis. Très serré. Pas de gestes inutiles. Chaque geste devra être visible. »
Un document vidéo est disponible sur le site de l’INA : http://www.ina.fr/fictions-et-animations/theatre/video/ CPF07010488/derriere-les-paravents.fr.html. On y voit les répétitions de la pièce lors de sa création au théâtre de l’Odéon en 1966, dans la mise en scène de Roger Blin, avec les témoignages notamment de JeanLouis Barrault et de Madeleine Renaud. Quarante ans après le choc esthétique et le scandale provoqués par la pièce, on pourra soumettre aux élèves avec intérêt le texte de présentation proposé par Frédéric Fisbach (en 2001) à l’occasion de sa mise en scène des Paravents au Théâtre National de la Colline : « Les Paravents m’a souvent accompagné. Mon histoire avec cette pièce est liée à l’étranger, à des lieux, à des langues… Au cours d’un séjour de plusieurs mois au Japon, où je n’avais pas emporté suffisamment de livres, j’ai lu et relu la pièce. J’allais aussi beaucoup au théâtre,
je découvrais avec fascination le Nô et surtout une forme de théâtre de marionnettes, le Bunraku. Cette forme traditionnelle semblait répondre à toutes mes attentes de spectateur. La jubilation d’abord, face à ce jeu de théâtre, qui sépare les mots et les images ; ensuite, le raffinement d’une scène précieuse, habitée par la grâce silencieuse des marionnettes et de leurs manipulateurs ; enfin le travail outré et musical du vociférateur qui prend en charge tout le texte. Le spectateur va de la scène au conteur, joue de la représentation qui lui est proposée. Les Paravents est une pièce monstrueuse avec ses quatre-vingt-seize personnages, la mise en jeu de plans successifs, la simultanéité de certaines scènes, le survol d’un territoire en geurre, et le dialogue entre le royaume des morts et le royaume des vivants. Elle porte en elle-même l’impossibilité de sa repréesntation… […] Les Paravents m’apparaît comme une proposition pour un « théâtre total », une fête, comme l’écrit Genet, où le texte, dit ou chanté, accompagne l’action poétique qui se déploie sur des scènes, des paravents, des écrans. Les Paravents sont porteurs, pour Genet, d’un rêve ou d’une vision du théâtre. Une fête, grave, destinée aux vivants comme à tous nos morts. Les Paravents est aussi une comédie. Les Paravents est un poème pour la scène, et c’est bien cette dimension poétique qui ravive le politique, sans jamais que les mots du politiques soient prononcés. Une œuvre d’art est politique en ce qu’elle offre aux regards, à l’esprit et au talent du spectateur, une vision du monde. »
Texte 7 (manuel de l’élève p. 84) Le théâtre, lieu d’expérimentation Marguerite Duras, L’Éden Cinéma, 1977
Éléments pour l’exploitation de cette scène Marguerite Duras tente de mêler les genres pour créer un objet scénique qui dépasse les conventions de l’écriture dramatique traditionnelle. La réécriture pour le théâtre de son roman Un barrage contre le Pacifique ne s’apparente pas à une simple mise en dialogues du texte romanesque, mais elle propose de mettre en scène la distance du récit et du souvenir. Elle cherche ainsi à représenter le travail de la mémoire en mêlant narration et action. Sur la scène coexistent plusieurs espaces et plusieurs temporalités. Avec cet extrait, on voit comment le théâtre devient le lieu où s’inventent de nouvelles formes. On pourra sur cette question proposer un groupement de texte autour de l’écriture théâtrale contemporaine : - Didier-Georges Gabily, Violences, Actes-Sud Papiers, 1991 - Philippe Minyana, La Maison des morts (version scénique), Éditions Théâtrales, 2006 - Jon Fosse, Variations sur la mort, L’Arche, 2002. Sur une mise en scène : voir celle de Jeanne Champagne, créée en 2010, reprise au Théâtre de Malakoff en 2011. Voir le dossier pédagogique téléchargeable sur le site du théâtre : http://www.theatre71.com/l-eden-cinema.html Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 29
Parcours 2 L’horizon de la représentation Manuel de l’élève pp. 91-101
ments donnés par le texte de Racine se retrouvent, dans chaque cas, sur la scène par l’intermédiaire de l’acteur. Puis il confrontera, dans les différentes propositions, la façon dont ces mêmes éléments sont « interprétés » en se posant la question : « Qu’y a-t-il de plus par rapport au texte initial ? »
PROBLÉMATIQUE Ce parcours, plus thématique, prendra appui sur les connaissances du genre théâtral acquises en seconde (comédie et tragédie) pour approfondir la connaissance du langage dramatique. Il s’agit de mettre en évidence quelques caractéristiques du texte de théâtre pour montrer de quelle façon l’horizon de la représentation y est inscrit et comment le lecteur doit se faire spectateur pour saisir tous les enjeux du texte dramatique. On pourra partir, par exemple, de la citation de Molière qui accompagne, dans le livre de l’élève, le « mot du chapitre : dramaturgie » (page 124) pour définir cette problématique de lecture : Molière qui s’exprime à une époque où les œuvres théâtrales n’étaient imprimées qu’après avoir été représentées avec succès y montre bien que le manuscrit d’une pièce est un texte « troué » qui fait directement appel à l’intelligence du lecteur. Dans le texte 1, il s’agira d’étudier la spécificité du langage dramatique : dialogue et situation. Le professeur s’attachera à montrer comment la perception de la situation dramatique conditionne la compréhension de l’œuvre. Pour saisir les véritables enjeux de l’échange entre Silvia (déguisée en Lisette) et Dorante (déguisé en Bourguignon), il faut savoir que ne connaissant pas l’identité véritable de l’autre, les deux personnages ne peuvent s’avouer leur amour : ni à eux-mêmes ni à l’autre. Leur dialogue n’est dès lors qu’un stratagème (plus ou moins conscient) pour dire sans dire et mettre les sentiments de l’autre à l’épreuve. On insistera finalement sur le plaisir que son omniscience réserve au spectateur : il est le seul en effet à comprendre en totalité ce qui se joue vraiment). Le texte 2 permet de comprendre comment l’action trouve sa place dans l’articulation de l’espace dramatique et de l’espace scénique. On montrera comment la compréhension de l’espace (et sa construction imaginaire par le lecteur) est nécessaire à la lecture de ces scènes de dénouement, construites selon un principe de quiproquos et de reconnaissances successives. Le texte 3 met en évidence le rôle prééminent de la voix du comédien dans le surgissement du sens à l’intérieur du texte et la musicalité de la parole dramatique. On mettra en évidence la composition rythmique de cette tirade (jeux sur les reprises et variations, jeux sur les temps verbaux, composition en « verset » qui rompt souvent l’unité syntaxique au profit d’une unité rythmique…). On s’interrogera ensuite sur l’intérêt dramatique d’une telle composition. En signalant les obstacles internes au personnage – difficulté de parler, difficulté de se souvenir… – la parole dramatique permet de déplacer la notion de psychologie. Dans les textes 4 et 5 et l’arrêt sur image, il s’agira de proposer une étude comparée de ces différents supports. L’élève pourra d’abord identifier comment certains élé30 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
LES TEXTES DU PARCOURS Texte 1 (manuel de l’élève p. 92) Le langage dramatique : dialogue et situation Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard (1730)
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Silvia demande l’autorisation à son père, Orgon, de se déguiser et de prendre la place de sa suivante, Lisette, afin de pouvoir observer Dorante, qu’elle doit épouser. Orgon lalui accorde d’autant plus volontiers qu’il vient d’apprendre que Dorante a eu la même idée et qu’il a pris la place de son valet Bourguignon. Le père se réjouit des quiproquos que ces déguisements pourront engendrer. Dès qu’ils se voient, les deux jeunes gens s’éprennent l’un de l’autre mais la différence sociale leur semble un obstacle insurmontable. À la scène 9 de l’acte II (dont nous n’étudions ici qu’un extrait), Dorante ose avouer ses sentiments, tandis que Silvia s’interdit encore d’aimer. Finalement, dans la suite de l’acte, elle reconnaît ses sentiments et son père lui avoue la vérité. C’est donc pour elle la fin de l’épreuve, qui se poursuit durant tout le troisième acte pour Dorante. Contexte esthétique et culturel Le Jeu de l’amour et du hasard est joué pour la première fois au Théâtre Italien le 23 janvier 1730. À la conquête des Lumières Le siècle de Marivaux est marqué par une double tendance. D’une part, c’est le siècle des Lumières, un siècle de réflexion intense où l’on cherche à préciser la place de l’homme dans le monde, un siècle de contestation aussi où l’on remet en question nombre de certitudes des siècles passés. D’autre part, le XVIIIe siècle apparaît comme le siècle du plaisir. Le public, brimé par le rigorisme de la fin du règne de Louis XIV, découvre les joies du libertinage, se plaît dans la complexité des intrigues amoureuses. Hésitations, labilité des sentiments, jeux d’illusion, pièges du langage, tels sont les thèmes de la plupart des pièces de Marivaux. Ici, même si finalement les sentiments ne remettent pas en cause l’ordre social, qui est préservé, se pose le problème de la mésalliance et est abordée la question centrale (cf. le monologue de Figaro) des rapports entre le mérite et la naissance, thème déjà traité par Molière dans Don Juan qui met dans la bouche de l’aristocrate père du héros libertin, la formule « La naissance n’est rien où la vertu n’est pas. » Dorante et Silvia, s’ils aspirent à vivre leurs amours dans une certaine liberté tout en restant attachés aux privilèges liés à la noblesse de leur condition ne
sont pas les héritiers de la transgression donjuanesque et n’annoncent en rien les libertins que seront la marquise de Merteuil ou le vicomte de Valmont. Ils sont au contraire à la recherche d’une transparence du sentiment, d’une sincérité et d’une fidélité qu’ils jugent gages d’un mariage heureux. Ils défendent donc l’idéal bourgeois du mariage. Le renouveau de la comédie Le genre de la comédie connaît une nette évolution au cours du XVIIIe siècle. On met moins en scène des types comiques, marqués par des ridicules excessifs, que des personnages aux prises avec les difficultés de leur temps : argent et rang social deviennent des thèmes majeurs. Ainsi, la comédie s’ancre dans son temps ; le couple maître-valet est utilisé pour interroger l’ordre social établi. De plus, dans cette comédie nouvelle, les obstacles au mariage, qui en constitue toujours le dénouement, ne sont plus les pères, mais les amoureux eux-mêmes, qui ne cessent de s’interroger sur leurs sentiments. Orgon a le nom des pères de la comédie moliéresque, mais il n’en a pas l’attitude. Enfin, le but de la comédie évolue. Il s’agit désormais moins de rire des personnages, de « corriger les vices des hommes » en les « expos[ant] à la risée de tout le monde » (Préface du Tartuffe), que de sourire avec eux lorsqu’ils ont enfin compris leurs sentiments. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, deux formes de comique se font concurrence : un comique proche de la commedia dell’arte qui mêle lazzi et bons mots et qui est surtout porté par les deux valets ; un comique de situation, plus subtil, lié au fait que tous les personnages sans exception jouent un rôle, ou tout au moins mentent aux autres (c’est le cas d’Orgon et de Mario, le frère de Silvia). C’est dans ces travestissements que réside la dimension spectaculaire de la pièce. L’époque des Lumières Au XVIIIe siècle, la littérature correspond à la politique : à un siècle de contestation répond une littérature de contestation. Une littérature d'idées, de réflexion se développe, qui vise à critiquer – pour le faire changer – l'ordre social établi. L’ouverture au monde Une importante réflexion sur l’autre se met en place : les nombreux récits de voyages (Tahiti, Canada) invite à réfléchir sur la place et la valeur de la culture occidentale (Qui est le barbare ? l’homme civilisé ou le « sauvage » ?) La question du bonheur est aussi posée : la société a-t-elle rendu l’homme meilleur ou pire ? C’est la suprématie de la culture occidentale qui est mise en question. L’intérêt aussi pour les régimes politiques étrangers (notamment l’Angleterre avec les Lettres sur le Parlement de Voltaire) conduit à une réflexion critique sur le système monarchique et absolutiste français. L’essor des sciences et de la culture L’essor intellectuel au siècle des Lumières se fait dans les salons, les clubs, les cercles. Ce foisonnement de cercles mondains et intellectuels atténue les différences sociales : une aristocratie de la pensée commence à prévaloir. Dans ces cercles, on exalte la raison humaine et la capacité de l’homme à améliorer ses conditions d’existence. Bref, on croit au progrès.
Une littérature critique La littérature des Lumières est une littérature de combat, qui vise à faire changer le monde (revendication de la liberté d'expression, de jugement sur l’ordre social établi (roi, clergé…), aspiration à l’égalité des hommes, exaltation du mérite plus que de la naissance…). L’écrivain s’engage. Être écrivain au XVIIIe siècle n'est donc pas facile : si certains sont reçus par les grands monarques européens, les auteurs n’en demeurent pas moins l’objet de persécutions politiques : sont punis de mort les auteurs ou éditeurs qui portent atteinte à la religion, à l’autorité du roi, aux bonnes mœurs.
Proposition de lecture analytique I. Une situation complexe A. Dorante et Silvia travestissent leur identité Dorante se fait passer pour Bourguignon, son valet. Il ne dément pas quand Silvia lui lance : « J’amuserai la passion de Bourguignon ! ». Silvia se fait passer pour Lisette, sa suivante. Elle se laisse nommer ainsi (« Ah, ma chère Lisette », « Si tu savais, Lisette »). Ils évoquent leurs maîtres (« Ta maîtresse »), alors qu’en réalité ce sont eux les maîtres. Enfin, ils se tutoient, signe qu’ils tentent d’adopter le niveau de langue de leurs domestiques (« tu te plaignais de moi quand tu es entré »). Ils sont toutefois rattrapés par le naturel : Dorante hésite entre vouvoiement et tutoiement (« Laissez-moi du moins le plaisir de te voir ! ») ; la construction des phrases, le vocabulaire de la passion révèlent également l’éducation des deux jeunes gens. B. La position du spectateur Le spectateur est informé de la vérité : il n’y aura pas d’effet de surprise, pas de coup de théâtre. Pourtant, il y a un double suspens. a. La question de l’identité. Quand et comment chacun des deux jeunes gens va-t-il révéler à l’autre la vérité ? b. La question de l’amour. Silvia connaît l’amour de Dorante, mais Dorante ignore que Silvia l’aime (« tu ne me hais, ni ne m’aimes, ni ne m’aimeras »). Le spectateur en revanche comprend l’amour de Silvia : outre le fait qu’il sait lire entre les lignes, il bénéficie des apartés, qui trahissent le trouble de la jeune femme (« J’ai à tout moment besoin d’oublier que je l’écoute »). Il se demande donc si les deux jeunes gens finiront par s’avouer leur amour ou si ce dernier sera victime des préjugés moraux et sociaux, voire du jeu dangereux auquel Dorante et Silvia se sont prêtés (« quand tu l’aurais [mon cœur], tu ne le saurais pas, et je ferais si bien que je ne le saurais pas moi-même »). II. Dorante : aimer et souffrir A. L’aveu d’amour Dorante est sincère quant aux sentiments qu’il éprouve (« J’agis de bonne foi ») : « j’avais envie de te voir », « le plaisir de te voir », « une passion ». On note une gradation : il s’enhardit progressivement dans ses déclarations. B. La souffrance Mais l’indifférence apparente de Lisette-Silvia et les Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 31
réticences morales et sociales rendent cet amour impossible et suscitent le malheur de Dorante : - expression d’un malaise : « Tu me railles, tu as raison, je ne sais ce que je dis » (juxtaposition de propositions brèves qui montre que Dorante est perdu) ; « il faut que je parte, ou que la tête me tourne », « l’état où je me trouve » (malaise moral ou sentimental qui a une emprise physique sur le personnage). - expression d’une détresse : « que je souffre ! » (hyperbole qui souligne le malheur), « hélas ! », « Désespère », « accable ». - une proposition inversée : l’extrait s’achève alors que Dorante se propose de se mettre à genoux devant Silvia (dans la position d’une demande en mariage) pour la supplier de le persuader qu’elle ne l’aime pas (« accable mon cœur de cette certitude-là », « donne-moi du secours contre moi-même, il m’est nécessaire, je te le demande à genoux »), seul remède possible à sa souffrance.
III. Silvia : aimer et mentir Silvia aime Dorante/Bourguignon, mais elle ne peut avouer son amour à un valet. Elle hésite même à reconnaître elle-même ce qu’elle ressent (« J’ai besoin à tout moment d’oublier que je l’écoute »). A. La froideur Elle cherche d’abord à repousser Dorante : - elle refuse d’entendre le discours amoureux : « Venons à ce que tu voulais me dire » ; interruptions à plusieurs reprises. - elle se moque de lui : « Le beau motif qu’il me fournit là ! » (troisième personne méprisante, exclamative qui traduit la raillerie) ; « Que le ciel m’en préserve ! » (exclamative qui traduit l’indignation). - elle le congédie (« Adieu, tu prends le bon parti »). B. Un aveu déguisé Pourtant, ses propos trahissent ses sentiments. a. Un discours plein de contradictions. Elle congédie Dorante (« Adieu ») mais aussitôt elle le rappelle (« Mais, à propos de tes adieux ») ; elle affirme « sans difficulté » qu’elle n’aime pas Dorante mais elle refuse de le répéter (« Oh, je te l’ai assez dit, tâche de me croire »)… b. Un aveu timide. Elle commence par reconnaître son malaise (« Oh, il n’est pas si curieux que le mien, je t’en assure »). Puis, quand Dorante lui demande : « Qu’ai-je donc de si affreux ? », elle répond : « Rien ». Elle reconnaît ainsi être séduite par l’homme. Les réticences sont ailleurs, elles sont sociales et morales. La souffrance authentique que le texte semble prêter aux personnages, le caractère pathétique de certains moments – comme la déclaration de Dorante agenouillé – doivent donc être revus et corrigés par la perception du spectateur omniscient : le désarroi exprimé par les deux personnages n’émeut pas le spectateur mais le fait sourire. On ne peut comprendre cet effet qu’en assimilant la notion de double énonciation.
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Texte 2 (manuel de l’élève p. 93) Le texte et l’action : espace dramatique / espace scénique Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784)
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Cet ensemble de scènes, particulièrement fameux à cause de l’extraordinaire énergie qu’il déploie pour dénouer l’intrigue de la « Folle journée », peut être présenté aux élèves comme l’exemple même d’un texte qui n’atteint la plénitude de son sens que dans l’espace de la représentation et, ajoutera-t-on, dans le cadre d’une juste mise en scène. En effet, ce dénouement accélère avant de le résoudre tous les éléments du conflit qui tourne autour du toutpuissant comte Almaviva : dans Le Mariage de Figaro, l’amoureux transi de la jeune Rosine, s’est transformé en « grand seigneur méchant homme », avide d’exercer son antique droit de cuissage sur la soubrette de sa femme, la mélancolique comtesse déçue par cet époux inconstant, au détriment du fiancé, son fidèle et ingénieux Figaro. C’est par l’utilisation de l’espace qu’au terme d’un incroyable jeu de dupes, enrichi par de multiples intrigues secondaires, où l’on a assisté à de faux aveux, à de vrais mensonges, à des révélations d’identité, à de multiples déguisements, les masques vont tomber. Tout l’intérêt de la scène repose sur le renversement de la situation du comte qui, arrivé en position d’accusateur et de juge impatient de dévoiler l’infidélité supposée de sa femme va voir confondu son propre projet d’adultère. Les ruses qu’a déployées Figaro, à la fois victime et manipulateur, pour résister aux intentions de son maître trouvent ici un aboutissement en forme de mouvement endiablé. Le traitement particulier de l’espace La problématique de l’espace dans cette scène apparaîtra mieux par l’analyse d’une mise en scène captée en vidéo ou à partir de photographies que par une explication de textes traditionnelle. On pourra par exemple rechercher des documents sur la mise en scène de Jean-François Sivadier (2001) ou sur celle, plus ancienne, d’Antoine Vitez (1989), particulièrement expressives. L’organisation de l’espace des didascalies à la scène représentée Les didascalies signalent la présence dans le jardin de deux pavillons (scène 14, puis scène 19 pour le second). L’espace est donc divisé en trois : un espace visible mais obscur, celui du jardin éclairé par les flambeaux, et deux espaces invisibles pour les personnages et les spectateurs : le premier pavillon dans lequel pénètrent à tour de rôle le comte, Antonio et Bartholo et duquel ils font sortir Chérubin, Fanchette et Marceline « qu’on ne voit pas encore » et Marceline, le second pavillon d’où surgit en toute fin la comtesse. Le regard du spectateur comme celui des personnages qui participent à la scène est donc constamment sollicité par de nouvelles sorties qui constituent autant de surprises. La dynamique de la scène repose sur la stratégie d’étourdissement du comte qui, s’attendant à humilier
une épouse coupable à l’endroit même où il envisageait de la tromper avec une autre subit une série de révélations en forme de déconvenues : celles que lui infligent toute une série d’apparitions issues de deux espaces différents. Les scènes s’organisent selon des entrées et des sorties successives : un personnage entre et revient accompagné d’un nouvel arrivant dont on découvre l’identité. Dans les scènes 14 et 16, Chérubin et Fanchette sortent de force, tirés par le bras ; dans la scène 17, Marceline sort sur les instances de Bartholo ; dans la scène 18, Suzanne sort d’ellemême et ensuite est saisie par le comte ; dans la scène 19, la comtesse sort d’elle-même du deuxième pavillon. Par ailleurs, quand le comte fait sortir lui-même ou demande que l’on fasse sortir successivement trois personnages qu’il ne s’attendait pas à voir, sa surprise est décuplée par un jeu de scène répétitif : lorsque lui-même ou un autre personnage en fait sortir un autre du pavillon, il ne regarde pas immédiatement qui il tire à sa suite : le comte sort « sans regarder », Antonio « se retourne et s’écrie », Bartholo « se retourne et s’écrie ». Lorsqu’à la scène 18, Suzanne sort sur les instances du comte, elle reste cachée derrière son éventail. La reconnaissance se fait donc en deux temps (un temps pour les personnages et le spectateur, un temps pour le personnage à l’origine de l’action, ce qui multiplie les effets de surprise. En outre l’espace se trouve encore démultiplié puisqu’à l’intérieur de l’espace visible se créent des espaces éphémères dont la visibilité n’est pas immédiate pour tout le monde. Cette mécanique des entrées et des sorties que certaines mises en scène comme celle de Sivadier accélère jusqu’à un effet de tourbillon dans lequel le comte se trouve pris laisse la place à des effets variés jusqu’à l’effet de surprise final produit par l’arrivée plus lente et majestueuse de la comtesse. Une autre mécanique de mouvement peut être mise en évidence à la scène 18 lorsque les personnages se jettent les uns après les autres aux pieds du comte. De l’espace aux personnages et à la signification du dénouement Cette mécanique des entrées et des sorties en mobilisant l’attention du comte effaré traduit le renversement progressif des rapports de force. Comme il l’a fait tout au long de la pièce, Almaviva tente de montrer que rien n’échappe à sa toute-puissance. Mais, même s’il a, à plusieurs reprises, retardé la mécanique des pièges qui se referment sur lui en abusant de sa force et de son autorité avec des succès divers, il n’a pu, grâce à une reconnaissance de vaudeville, obliger Figaro à renoncer à sa fiancée Suzanne pour épouser Marceline. Son humiliation devant ses proches et ses serviteurs n’en est que plus forte : alors qu’il se déchaîne -« hors de lui »- en opposant des « non ! » répétés aux demandes de pardon des autres personnages qui se jettent à ses pieds, que la sortie de la comtesse, sortie du deuxième pavillon dont l’utilité symbolique se révèle alors, lui impose le silence et le ridiculise. Si le comique l’emporte en illustrant le proverbe « tel est pris qui croyait prendre », la brutalité du renversement de situation recouvre implicitement une forte charge polémique. C’est le cynisme et l’orgueil de caste que l’allégresse dévastatrice de ce dénouement condamne. On pourra également comparer utilement cette scène
au sublime finale conçu par Mozart dans sa transposition pour l’opéra de la pièce de Beaumarchais : on y retrouve le rythme effréné de la pièce tandis que le propos des personnages et celui de l’auteur sont commentés ironiquement par l’orchestre et que l’apparition de la Comtesse transforme l’octuor vocal qui clôt l’ouvrage en un hymne au pardon.
Texte 3 (manuel de l’élève p. 96) Le texte et la voix : la musicalité de la parole Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1999), II, 3
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Juste la fin du monde est une pièce aussi étrange que puissante, entrée au répertoire de la Comédie Française en 2008 et inscrite au programme de l’agrégation de lettres en 2011-2012. Le titre surprend le lecteur : il commence comme un détail insignifiant et se termine en cataclysme. La structure surprend également. En effet, l’essentiel du propos – le retour de Louis dans sa famille pour annoncer sa mort prochaine à sa mère, à son frère et à sa sœur – est placé sous le signe du fantastique : les vivants sont en effet convoqués par un mort. Louis est mort quand il se souvient de ce retour dans sa famille. De ce fait, de même que les souvenirs reviennent parfois par vagues, en désordre, les scènes ne sont pas toujours bien articulées. Elles s’organisent autour d’un intermède central, un souvenir d’enfance qui n’est pas explicitement lié aux autres scènes. Dans la scène 3 de la partie II, Antoine répond aux reproches de Louis qui se juge mal aimé. Contexte esthétique et culturel Entre intimité et universalité Le théâtre de Lagarce est fortement autobiographique. Dans Juste la fin du monde, Louis, le personnage principal, revient dans sa famille pour annoncer sa mort prochaine (« annoncer / dire / seulement dire / ma mort prochaine et irrémédiable »). Or, à l’époque où il écrit la pièce, l’auteur est malade du sida et sait qu’il va mourir. Toutefois, la pièce ne se réduit pas à une œuvre autobiographique. D’une part, le thème de l’absence et du retour est récurrent dans l’œuvre de Jean-Luc Lagarce. Sa première mise en scène, Elles disent…, est une adaptation de L’Odyssée. De même, Vagues souvenirs de l’année de la peste a été écrit dans les années 80, alors que Jean-Luc Lagarce n’est pas malade et que le virus du sida n’a pas encore été identifié. Il serait donc extrêmement réducteur de faire de Juste la fin du monde une pièce sur la séropositivité. D’autre part, l’écriture de la pièce exhibe sa théâtralité par une langue recherchée, autoréflexive, qui ne renvoie pas de manière unilatérale à la réalité. Ainsi, la pièce vise l’universel. Ce n’est pas l’intime de l’auteur qui est au cœur de la pièce mais « l’intime de chacun de nous ». François Berreur, qui a longtemps travaillé avec Lagarce, évoque « cette part extraordinaire qu’il laisse à chacun de se projeter dans des méandres où l’on se retrouve avec soi ». Dire ou ne pas dire Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 33
Juste la fin du monde est une pièce sur le non-dit, ou plutôt sur les non-dits. Louis n’annonce pas sa mort prochaine comme il en avait l’ambition, mais il ne parvient pas non plus à évoquer sa différence, son homosexualité. Réciproquement, aux reproches muets de Louis qui estime ne pas avoir été assez aimé, répondent les reproches non formulés d’Antoine et de Suzanne qui lui en veulent de les avoir laissé tomber, de ne pas donner ou prendre de nouvelles. Le refus de dire est une manière de dramatiser la situation : ce qui est passé sous silence apparaît trop important pour qu’on en parle. De plus, cet art de l’ellipse suggère que, comme l’affirme Lagarce, « le sida n’est pas un sujet » : en revanche, l’émancipation, le rapport à l’âge adulte, sont des sujets dignes d’être traités. Le non-dit donne lieu dans la pièce a une véritable poétique : Juste la fin du monde réunit différentes formes d’ellipses : aphérèses, phrases nominales, suppression d’éléments de sens (« Comment veux-tu ? Tu sais très bien »). Dans cette esthétique dominée par le silence, les tirades sont de véritables explosions.
Plan de lecture analytique I. La difficulté de la relation familiale La tirade d’Antoine manifeste sur le mode poétique, dans une sorte de litanie qui se nourrit d’elle-même, la difficulté d’une relation fraternelle : celle-ci est fondée sur un amour qui ne peut se dire entre deux êtres confrontés, l’un et l’autre dans la solitude, à une quête d’identité douloureuse. A. La difficulté de se souvenir a. Le premier élément qui rend la relation difficile entre les deux frères, c’est qu’elle est ancienne : « à aucun moment de ma vie », « aussi loin que je puisse remonter en arrière », « Tu es enfant ». b. De ce fait, la mémoire fait parfois défaut. Antoine n’est plus sûr de ce qu’ils ont vécu : « je n’en ai pas la preuve », « tu ne pourrais le nier si tu voulais te souvenir avec moi ». B. La difficulté de s’exprimer a. La parole d’Antoine est tortueuse. Elle ne cesse d’exhiber ses hésitations : « je ne sais pas pourquoi, sans que je puisse l’expliquer, / sans que je comprenne vraiment, je pense », « ce que je veux dire » (mais le dit-il vraiment ?). b. La tirade en forme de mélopée dissimule des nondits. - Finalement, Antoine parle beaucoup, difficilement, mais il ne dit pas vraiment ce qu’il a à dire. Il accuse en réalité son frère de lui faire des reproches infondés. L’accusation se limite à l’emploi de la deuxième personne (« Tu dis qu’on ne t’aime pas », « Tu me persuadais ») et à un demi-aveu au dernier vers (« coupable de ne pas y croire en silence »). - Ce non-dit répond à un autre non-dit : en effet, Antoine ne comprend pas pourquoi Louis s’estime mal aimé (« tu ne manquais de rien et tu ne subissais rien de ce que l’on appelle le malheur »). Cette affirmation suggère que Louis n’a jamais été capable d’exprimer sa différence et son malaise. C. Malheur et culpabilité 34 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
Le point commun entre les deux frères est donc le malheur ou le sentiment du malheur. a. Le malheur de Louis. Champ lexical de la souffrance (« souffres », « malheur », « mal » : chacun des termes est mis en valeur par sa position dans des phrases proches du verset.) b. Le malheur d’Antoine. Il se nourrit du malheur de son frère (« malheureux », répété deux fois) et de la culpabilité d’en être rendu responsable (« coupable », répété trois fois).
II. La musicalité du texte Pour échapper à un réalisme trop évident, pour échapper au biographique et atteindre l’universel, l’auteur recourt à une langue très poétique. Cette musicalité de la langue arrache la parole d’Antoine à la banalité du quotidien. A. Les différentes expansions Le texte est composé de cinq phrases à l’intérieur desquelles la parole est segmentée. La scansion de ces formules qui se répètent et se relancent fait progresser le texte. La phrase se déroule par expansions successives : - répétitions : « mais coupable encore, / coupable aussi de n’être pas assez malheureux, / de ne l’être qu’en me forçant, / coupable de n’y pas croire en silence ». - répétitions avec variation : « qu’on ne t’aime pas, / qu’on ne t’aimait pas, / que personne, jamais, ne t’aima » ; « je pense, / je pensais ». - interruptions : « – c’est ta manière de conclure si tu es attaqué – », « (comme une chose qui me dépassait) ». B. Le rythme de la parole Cette parole définitive semble surgir d’un très lointain passé. C’est ce que permet de supposer l’alternance d’unités courtes et longues, (« ce que je veux dire, / tu ne manquais de rien et tu ne subissais rien de ce que l’on appelle le malheur ») comme si la parole, à force d’être contenue, explosait par instants. La récurrence des mots-clés dans la première phrase – dire, entendre, aimer – puis l’apparition de la formule « je pensais », suggèrent, par divers effets de répétition, que le personnage reprend constamment sa pensée pour mieux la dire. Ainsi le caractère anaphorique du texte crée non seulement un langage poétique (déréalisé en quelque sorte) mais en même temps un enjeu dramatique fort, celui de la difficulté de parler juste.
Textes 4 et 5 (manuel de l’élève pp. 97-99) Interprétation du texte et interprétation du personnage - Racine, Phèdre / Antoine Vitez
L’intérêt de la confrontation Pour un amateur de théâtre qui connaît le texte presque par cœur, l’entrée de Phèdre à l’acte III de la tragédie de Racine et les propos qu’elle tient constituent à la fois une émotion familière et une interrogation à laquelle les nombreuses interprétations célèbres dont on se souvient ne donnent pas une réponse définitive. L’enjeu de cette confronta-
tion est de montrer aux élèves comment le metteur en scène se saisit de possibilités offertes par le texte et de ce qu’il ne dit pas pour proposer sa propre interprétation. Si le texte suggère fortement, sur le mode incantatoire et onirique, l’égarement de Phèdre, dont les répliques en forme de distiques ou de quatrains s’adressent beaucoup plus à un ailleurs – son ancêtre le Soleil, la nature où elle imagine Hippolyte à la chasse – qu’à la nourrice inquiète qui la presse de questions, il laisse une large place à l’interprétation du metteur en scène.
Du texte de Racine à la « réécriture » d’Antoine Vitez (Studio d’Ivry, 1975) Il conviendra d’abord de faire repérer dans le texte racinien les éléments sur lesquels Vitez prend appui pour construire sa propre interprétation. Racine montre une Phèdre à bout de forces, dont les genoux se dérobent, et dont le corps semble écrasé physiquement par la tenue vestimentaire qui connote sa condition de reine. C’est surtout cet égarement physique, le relâchement du corps sous l’effet de la passion que retient principalement Vitez, qui semble faire de cet état physique la cause des visions et du trouble de Phèdre : « Elle est au comble de la faiblesse » (ligne 4), « elle parle d’une voix suraiguë » (ligne 5), « elle marche en tous sens » (ligne 8). Cet état conditionne son invocation à la nature et au soleil, que le metteur en scène présente comme une sorte de transe, de dépossession de soi (lignes 30-39). Parallèlement, Vitez émet l’hypothèse qu’Œnone sait déjà ce que Phèdre va lui dire et fait preuve à l’égard de sa maîtresse d’une forme de méchanceté (ligne 10), d’une dureté qui montre sous un jour ambigu et préfigure son rôle d’accélérateur dans la « catastrophe » tragique, ce que le texte de Racine ne suggère pas : Œnone y apparaît dans sa fonction de nourrice aimant passionnément sa maîtresse. Mais Vitez – et on pourra commenter sa formule – estime que dans la poésie tragique « même si les personnages ne savent rien, le poète sait pour eux et anticipe et distribue dans le texte de la récitation les mots annonciateurs ». Son interprétation est parfaitement cohérente : elle est contraire à une tradition encore très vivace en 1975, qui attribuait le rôle de Phèdre à une femme déjà mûre – après Sarah Bernhardt, Marguerite Jamois dans la mise en scène de Gaston Baty, Marie Bell puis Maria Casarès avaient incarné des héroïnes plus âgées que le jeune Hippolyte, très « royales », parfois hiératiques dans leur obsession amoureuse, ce qui ne pouvait qu’accentuer la transgression propre à cette passion et rendre exemplaire son impossibilité, dans une perspective morale proche de l’esprit du théâtre classique. En choisissant de faire de sa Phèdre une très jeune femme, Vitez donne plus de crédit à une passion qui cesse d’être « contre nature » et surtout il laisse plus de place à la possibilité d’une réciprocité. On pourra travailler sur les photos de plateau (agence Enguerand) de cette mise ne scène de 1975 où l’on voit Nada Strancar, alors très jeune, dans une robe d’intérieur et un état d’égarement extrêmes et les comparer à celles de deux mises en scène plus récentes (page 101 du livre de l’élève) qui adoptent une solution moyenne : la Phèdre de Luc Bondy, incarnée par Valérie Dréville en 1998 est encore une jeune femme ; son égare-
ment est très visible mais il ne dépasse pas certaines limites, sa tenue reste aristocratique et son rapport avec Hippolyte reste marqué par sa situation de pouvoir. Dans la mise en scène de Patrice Chéreau (2003), Dominique Blanc, un peu plus âgée sans être une femme mûre donne à voir toute la déréliction d’un personnage dont le corps se défait et qui avance sans héroïsme particulier ni faiblesse excessive vers sa mort annoncée. Des trois metteurs en scène, Vitez est sans doute celui qui se détache le plus de tous les éléments de contexte qui surdéterminent le genre, l’Antiquité, les règles et les finalités de la tragédie classique. Cette émancipation en forme de réappropriation passe par la production d’un texte tout à fait original : il ne s’agit pas à proprement parler de notes de mise en scène qui sont toujours plus techniques et qui décrivent avec plus de précision les mouvements et les choix interprétatifs mais d’une sorte de réécriture poétique qui adopte un style imagé, et s’organise typographiquement comme un monologue. Pour interpréter le texte racinien, Vitez se le réapproprie en recourant à sa propre écriture.
BIBLIOGRAPHIE Éditions des textes
• Lagarce, Juste la fin du monde, Les Solitaires intempestifs, 1999. • Marivaux, Théâtre complet, volume 1, édition de M. Gillot, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
Ouvrages critiques
• Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, Paris, Gallimard, 1981. • Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, Slatkine, 1993. • Europe, n° 969-970, janvier-février 2010 (un numéro entièrement consacré à Jean-Luc Lagarce). • Juste la fin du monde et Nous les héros, SCEREN-CRDP, 2007 (un ouvrage collectif consacré à deux pièces de Jean-Luc Lagarce, destiné aux élèves passant l’option théâtre au bac). • Lire un classique du XXe siècle : Jean-Luc Lagarce, Les Solitaires intempestifs, 2007. • Éric Négrel, Le Jeu de l’amour et du hasard, Bréal, « Connaissance d’une œuvre », 1999. • Patrice Pavis, Marivaux à l’épreuve de la scène, Publications de la Sorbonne, 1986. • Jean-Pierre Thibaudat, Le Roman de Jean-Luc Lagarce, Les Solitaires intempestifs, 2007.
Films et sites internet
• Le Jeu de l’amour et du hasard, mise en scène Jean Liermier, 2009 • La Fausse suivante, Benoît Jacquot, 2000 • L’Esquive, Abdellatif Kechiche, 2004 • www.lagarce.net
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PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE La Fausse suivante, Benoît Jacquot, 2000
Parcours 3
Rejouer et déjouer le théâtre : Pour prolonger le travail sur Marivaux, on peut travailler Beckett, En attendant Godot (1952) : avec les élèves sur le film de Benoît Jacquot avec Isabelle Manuel de l’élève pp. 105-119 Huppert, Sandrine Kiberlain et Pierre Arditi. Le début est particulièrement intéressant. On y voit les comédiens se maquiller, se préparer… cela prête à confusion : cette préparation est-elle celle des comédiens véritables (mais alors pourquoi se préparer sous le regard de la caméra ?) ou alors celles des personnages qui vont jouer un rôle (cela va du travestissement au simple mensonge) ? On peut également travailler sur le dénouement : il s’agit d’un dénouement ambigu (les secrets sont révélés mais les mariages sont empêchés et si Lelio est déçu, la comtesse, elle, est profondément blessée). Cela permet de mettre en évidence les caractéristiques d’une nouvelle comédie, bien différente de la comédie moliéresque du siècle précédent. L’Esquive, Abdellatif Kechiche, 2004 Ce film, qui met entre autres en scène Sara Forestier, est une fiction. Des collégiens d’une banlieue défavorisée jouent sous le regard de leur professeur une pièce de Marivaux. Le film permet de s’interroger sur les rapports entre fiction et réalité : 1/ les élèves se reconnaissent souvent dans les personnages fictifs du film ; 2/ les personnages s’identifient, plus ou moins consciemment, aux personnages de Marivaux dans la difficulté d’éprouver et d’exprimer des sentiments amoureux…
36 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
PROBLÉMATIQUE Cette étude intégrale de En attendant Godot devra mettre en évidence la singularité de la « théâtralité » beckettienne et montrer de quelle façon elle joue avec les codes d’écriture préexistants pour proposer « un nouveau théâtre ». Texte 1 : « Rien à faire » : ouverture ou provocation. On étudiera cet extrait en fonction de la notion dramaturgique d’exposition, pour voir comment le texte joue avec elle. Texte 2 : Pozzo : la parole donnée en spectacle. On mettra en évidence les effets de « métathéâtralité » pour voir comment Pozzo « gonfle » l’intérêt de son discours, se met en scène lui-même pour se donner de l’importance (il fait l’acteur et, ironiquement, Beckett s’amuse de cet artifice). Par ailleurs, on relèvera les effets comiques, les gags, en les mettant relation avec la notion de jeu clownesque. Pour finir, on s’interrogera sur la cruauté de Pozzo : faut-il y croire ? faut-il en rire ? Texte 3 : Comment finit un acte sans action. On pourra insister sur l’effet initial (la tombée soudaine de la nuit) qui met en évidence la théâtralité affichée du texte (l’artifice de la scène est mis en avant). Cette fin du premier acte remet en question tous les événements de l’acte, puisque tout se passe comme si rien n’était arrivé. Finalement, ce qui s’entend ici, c’est la solitude des deux protagonistes et le lien indéfectible qui semble les lier. Il conviendra de s’interroger sur la valeur des silences et de l’immobilité finale. Texte 4 : Combler le vide : le dialogue en forme de « petit galop ». Le travail portera ici sur la forme prise ici par le dialogue : on verra comment il est justifié par une situation (parler pour occuper le vide) mais exprime quelque chose de plus large (une conscience globale de l’humanité et du caractère profondément dérisoire de la condition humaine). Texte 5 Jouer à jouer. Cet extrait est un parfait exemple du jeu qu’opère Beckett avec l’illusion de la représentation. Les protagonistes créent des situations et il est impossible de savoir s’ils vivent vraiment ce qui leur arrive ou s’ils jouent. S’interroger sur le rire provoqué par un tel moment clownesque : est-il gratuit (purement théâtral) ou exprimet-il autre chose ? Texte 6 : Estragon et Vladimir : des clowns métaphysiques ? Il conviendra de mettre en évidence le doute systématique porté par les protagonistes sur ce qu’ils viennent de vivre. On peut s’interroger sur la valeur de ce doute : s’agit-il simplement de déstabiliser le spectateur (rien de ce qui arrive n’a d’importance) ou de questionner la nature même de l’existence (lecture existentialiste) ? Texte 7 : L’absence de dénouement ou le retour du même. Ce texte devra être étudié en résonance avec le texte
3 (fin de l’acte I) pour mettre en évidence les effets de répétition. On pourra s’interroger sur cette apparente immobilité de l’action. Arrêt sur image : Lucky. Il s’agit de proposer des interprétations différentes du rôle de Lucky : qu’a voulu dire Becket avec ce personnage – et a-t-il voulu dire quelque chose en particulier ?
Contexte historique et esthétique En attendant Godot s’inscrit dans ce qu’on appelle le « nouveau théâtre », qui apparaît dans les années 1950. Avant 1950 : un théâtre traditionnel Jusque dans les années 1950, on continue à respecter deux grands principes, hérités du théâtre classique : - la vraisemblance : qui impose au dramaturge de donner à ses personnages unité et cohérence, de rejeter tout ce qui n’est pas nécessaire à la compréhension de l’intrigue et de concentrer l’action représentée dans un espace restreint et un temps limité proche de celui de la représentation ; - la bienséance : qui proscrit tout ce qui pourrait heurter la sensibilité du spectateur. Finalement, les différents bouleversements esthétiques survenus au fil des siècles, tels que ceux qu’a imposé le théâtre romantique au prix de batailles célèbres, n’ont jamais atteint un certain nombre d’impératifs : nécessité d’une composition logique, de personnages cohérents et d’une langue correcte. Contexte d’émergence d’un « nouveau théâtre » Abandon du réalisme Le théâtre ne vise plus une reproduction exacte et vraisemblable du réel. Au XXe siècle, tous les arts repensent le concept de mimesis : « Nous savons tout que l’art n’est pas la vérité. L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité, du moins la vérité qu’il nous est donné de pouvoir comprendre. » Picasso, Propos sur l’art
En effet le film et la photographie se répandent, deviennent de plus en plus accessibles. Or, ils semblent susceptibles de produire des copies fidèles de la réalité, ce qui ruine le rêve de réalisme d’autres arts tels que la peinture et le théâtre. Une découverte majeure : le théâtre oriental La scène occidentale découvre le théâtre oriental ou plutôt les théâtres orientaux, qui vont exercer sur elle une influence durable (le Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine portent toujours la marque de cette influence décisive). Les théâtres orientaux, aussi différents que l’Opéra de Pékin, le théâtre balinais qui fascine Antonin Artaud, le Nô ou le Kabuki japonais, présentent un certain nombre de points communs : la présence d’un récitant, qui commente le drame, et, ce faisant, rappelle sans cesse le caractère fictif des événements représentés, ce qui rompt avec toute illusion réaliste ; un jeu stylisé, renforcé par un maquillage et des costumes symboliques (là encore, on a un refus de la mimèsis).
L’avènement du metteur en scène Jusque à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire jusqu’à André Antoine, on parlait de mise en scène pour « l’exécution extérieure de l’œuvre dramatique ». N’importe qui pouvait s’en charger, un régisseur, un acteur, l’auteur… Fondateur du Théâtre Libre, André Antoine est le premier à pouvoir se prévaloir du titre de metteur en scène, parce qu’il est le premier à avoir pensé toutes les pratiques de la scène (décors, costumes, lumières…) comme un ensemble d’instruments participant à la création d’une œuvre cohérente, la représentation. D’autres metteurs en scène après lui, comme Georges Pitoëff (1884-1939), Gaston Baty (1885-1952) ou encore Louis Jouvet (1887-1951) contribuent à placer la mise en scène au cœur du spectacle théâtral, au lieu même où régnait auparavant le texte de théâtre. Beckett s’insurge contre cette inversion de la hiérarchie traditionnelle : pour lui, l’auteur doit occuper une place prépondérante. On peut lire l’abondance des didascalies dans ses pièces comme le signe de cette rivalité entre auteurs dramatiques et metteurs en scène. De plus, il intervenait directement auprès des metteurs en scène pour contrôler la représentation de ses œuvres, aujourd’hui encore très difficiles à monter. Les théoriciens d’un « nouveau théâtre » Antonin Artaud Cet artiste maudit, victime de schizophrénie, a participé au surréalisme. Il publie en 1938 un texte théorique majeur pour le théâtre du XXe siècle, Le Théâtre et son double. Pour Artaud, le théâtre doit être un « Théâtre de la cruauté ». Il réclame : le primat de la mise en scène, l’utilisation des mots « dans un sens incantatoire, vraiment magique – pour leur forme, leurs émanations sensibles et non plus seulement pour leur sens», l’abandon du théâtre psychologique. Bertold Brecht Brecht (auteur allemand), élabore un théâtre de caractère didactique, à dimension politique. Le théâtre doit amener le spectateur à s’interroger sur son existence et avoir une attitude critique vis-à-vis de l’ordre social qui le détermine. Dans Le Petit Organon pour le théâtre (1949), il définit la distanciation théâtrale (à l’opposé de l’illusion classique) : afin que le spectateur soit dynamique, qu’il puisse exercer son sens critique, il ne doit pas s’identifier aux personnages ni croire réelle la scène représentée. La rupture des années cinquante Le théâtre philosophique Ce théâtre, né du sentiment de l’absurdité du monde, va prendre son essor aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Pour des auteurs engagés comme Sartre et Camus, le théâtre se révèle le genre idéal pour réfléchir à l’attitude de l’homme confronté à l’épreuve du choix de la servitude ou de la liberté. Le « nouveau théâtre » : théâtre de l’absurde et théâtre de l’angoisse Le « Nouveau Théâtre » pousse jusqu’à son terme la logique de l’absurde et fait table rase de la dramaturgie antérieure, en faisant éclater le langage traditionnel et en créant un nouveau langage. On assiste à une véritable révoChapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 37
lution dramaturgique : il ne s’agit plus de plaire au public mais de susciter en lui un sentiment d’angoisse. Ce renouvellement passe au départ inaperçu. Seules de petites salles de la rive gauche, à Paris, prennent le risque de monter les pièces de ces nouveaux dramaturges, comme Ionesco (La Cantatrice chauve, 1949) ou Adamov (La Grande et la Petite Manœuvre, 1949). Il faut attendre Beckett et En attendant Godot en 1953 pour que le succès de cette pièce rejaillisse sur les autres auteurs. Caractéristiques : « Pas d’intrigue, alors pas d’architecture, pas d’énigmes à résoudre, mais de l’inconnu insoluble, pas de caractères, des personnages sans identité (ils deviennent à tout instant le contraire d’eux-mêmes) […] : simplement une suite sans suite, un enchaînement fortuit, sans relation de cause à effet. » Ionesco, Notes et Contre-notes (1962) a. Déconstruction de la fable
L’incohérence du monde est représentée par l’incohérence de la fable. Les pièces de ce « nouveau théâtre » donnent l’impression de ne suivre aucune progression logique. Ainsi le dénouement des pièces de Beckett et des premières œuvres d’Adamov n’est-il que le terme (provisoire) d’une lente dégradation physique et morale des personnages, en grande partie immotivée, un decrescrendo inachevé et susceptible de se reproduire à l’identique ou presque (cf. textes 3 et 7) b. Anti-héros À l’apparente incohérence de structure correspond la dissolution du sujet. Les personnages manquent singulièrement d’unité de caractère et d’épaisseur psychologique. Le rejet de l’illusion théâtrale interdit à toute « action » de leur donner un pouvoir : ils ne peuvent modifier le cours des choses, ils n’ont pas non plus le pouvoir de délivrer un message moral, social ou politique. c. Théâtre de l’immanence Les dramaturges de l’absurde opposent à un théâtre de la transcendance un théâtre de l’immanence, qui montre des individus confrontés à leur propre finitude, au néant. Ils conçoivent un théâtre de l’attente, attente anxieuse d’une mort proche, inéluctable. d. Crise du langage Les dramaturges des années 1950 s’en prennent au beau langage : ils se moquent de la littérarité héritée du classicisme qui prévaut encore dans la plupart des pièces de l’époque. Ils stigmatisent la sclérose du langage, qui compromet toute communication pertinente et féconde entre les individus. Le silence constitue une menace permanente sur une parole rendue insignifiante par l’usage.
De la genèse à la réception La pièce est rédigée entre octobre 1948 et janvier 1949, par un Samuel Beckett encore peu connu, auteur entre autres de romans. Beckett n’a jusqu’alors écrit qu’une seule pièce, Eleuthéria, qui ne fut d’ailleurs jamais jouée de son vivant. En attendant Godot est donc le remède que Samuel Beckett tente de trouver à l’insatisfaction que lui a procuré cette 38 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
première pièce et l’écriture romanesque. Elle est publiée en 1952 aux Éditions de Minuit. La première représentation d’En attendant Godot a lieu le 5 janvier 1953 dans le petit Théâtre de Babylone, à Paris, une petite salle d’art et d’essai de la rive gauche. La pièce fait scandale et c’est ce qui fait une part de son succès. Anouilh qualifie la pièce de sketch « des Pensées de Pascal par les Fratellini » (Arts, février 1953).
Deux lectures analytiques Texte 1 (manuel de l’élève p. 106) « Rien à faire » : ouverture ou provocation ?
Place dans l’économie de l’œuvre et caractérisation Il s’agit de l’ouverture de la pièce, de ce qu’on appelle communément la scène d’exposition. Or la scène d’exposition doit remplir une double fonction : informer et instruire. Le début de l’acte I de En attendant Godot remet clairement en cause ces deux fonctions. Proposition de lecture analytique I. Le refus d’informer A. Le cadre spatio-temporel a. Informations vagues données dans les didascalies (« Route à la campagne, avec arbre. / Soir. »). Imprécision renforcée par l’emploi de déictiques sans référent (« ESTRAGON (sans geste) : Par là »). b. Ton lapidaire qui intime au metteur en scène d’obéir : le décor et l’éclairage doivent traduire exactement ce que le lecteur peut imaginer à partir de sa lecture. B. Les personnages a. Le nom. Le spectateur ne connaît le nom que d’un des deux personnages, Vladimir, qui se parle à lui-même (« en me disant, Vladimir, sois raisonnable »). b. Le lien. Les deux personnages ont un passé commun (« On portait beau alors. Maintenant il est trop tard »), mais on ne sait pas où, quand et comment ils se sont rencontrés. La scène met fin à une séparation (« Alors, te revoilà, toi »), dont on ignore la cause, la durée,… c. Le statut social. La précarité des personnages est soulignée par différents procédés. Ils n’ont apparemment pas de domicile fixe (didascalie initiale, « VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ? / ESTRAGON : Dans un fossé »). Leurs actions soulignent la pauvreté de leur apparence (« Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure », « Il [Vladimir] se boutonne »). Ils évoquent leur souffrance physique (multiples occurrences de la locution « avoir mal »). C. L’intrigue Aucune intrigue n’est envisagée. Les actions sont triviales (« Rien à faire »). Le seul acte d’importance qui est évoqué est un suicide, qui n’a pas eu lieu (« La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers »).
Ainsi, le spectateur et le lecteur n’ont que peu d’informations. Ils ne peuvent pas savoir ce qui les attend.
II. Parler pour ne rien dire Le dialogue, qui n’informe pas, semble tourner à vide. A. Des propos vagues a. L’absence de récit. Alors que les scènes d’exposition classiques comportent souvent un récit qui permet au lecteur comme au spectateur de faire fonctionner son imagination, les mentions du passé sont ici trop vagues pour créer une quelconque trame narrative (« J’ai longtemps résisté à cette pensée », « je reprenais le combat »). b. Les références au présent sont tout aussi vagues (« à quoi bon se décourager à présent »). Il s’agit davantage d’attirer l’attention sur l’absence d’information que de donner des informations. B. Des propos ambigus Certaines répliques sont ambiguës : quand Estragon demande « Aide-moi ! », on ne sait pas s’il demande de l’aide pour enlever ses chaussures ou s’il s’agit d’un véritable cri d’alarme. C. Des propos redondants a. La répétition. Reprise d’une interrogative directe sous une forme indirecte (« VLADIMIR : Tu as mal ? / ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j’ai mal ! » ; « ESTRAGON : Tu as eu mal ? / VLADIMIR : Il me demande si j’ai eu mal »). b. La concurrence du geste et de la parole. Les répliques et les didascalies expriment exactement la même chose (« VLADIMIR : […] (Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu’est-ce que tu fais ? / ESTRAGON : Je me déchausse »). III. Le mélange des registres A. La dimension comique a. Comique de gestes. Pendant toute la scène, Estragon s’acharne sur sa chaussure abîmée, geste trivial. Cette forme de comique est d’autant plus frappante qu’elle entre en contraste avec le propos (réflexion sur le temps qui passe, la douleur…). b. Comique de mots. Mondanités (« Je suis content de te revoir », « Lève-toi que je t’embrasse ») qui contrastent avec la situation sociale des deux personnages. c. Comique de répétition. Reprise des mêmes répliques (avec une adresse au public ?). B. La dimension tragique a. Réflexion sur la mort. L’hypothèse de la mort et du suicide est envisagée à plusieurs reprises par les deux protagonistes (« Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est », « on se serait jeté en bas de la tour Eiffel »). b. Omniprésence de la souffrance. Les deux personnages se font concurrence pour savoir lequel des deux souffre le plus (« ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j’ai mal ! / VLADIMIR (avec emportement) : Il n’y a jamais que toi qui souffres ! »). c. L’inanité de l’existence. Le non-sens du dialogue figure l’absurdité de l’existence.
Texte 7 (manuel de l’élève p. 116) L’absence de dénouement ou le retour du même
Proposition de lecture analytique I. Un dénouement ? A. La fin de la journée Le changement d’éclairage (« Le soleil se couche, la lune se lève »), qui indique la fin de la journée, rappelle l’unité de temps du théâtre classique. Le soir va de pair avec le dénouement. B. Partir a. Une volonté clairement exprimée. Les deux personnages semblent d’accord pour partir (« ESTRAGON : Moi, je m’en vais. / VLADIMIR : Moi aussi ») - futur simple qui exprime une certitude : « irons » ; - exclamative qui traduit la détermination : « allonsnous en loin d’ici ! » - champ lexical du déplacement : « vais », « irons », « allons », « venu », « Allons », « revenir ». b. Une mise en abyme. Ce désir de partir peut évoquer à la fois la sortie de scène des comédiens et le désir d’en finir du public. C. D’autres propositions pour en finir a. Le suicide. Estragon propose qu’ils se pendent (« Et si on se pendait ? »). Vladimir semble hésiter d’abord en raison des difficultés matérielles (absence de cordes) mais finit par montrer son intérêt pour cette proposition (« Faisvoir quand même », « On se pendra demain »). b. La séparation. Estragon a une troisième proposition : la séparation (« Si on se quittait ? »). Mais aucune de ces propositions n’aboutit. Finalement le dénouement ne dénoue rien. II. Le piétinement A. Le dénouement comme une variante de la fin de l’acte I (texte 3) a. La même atmosphère : texte 3 (« La lune se lève ») // texte 7 (« la lune se lève ») b. Les mêmes gestes : texte 3 (« Estragon se lève et va vers Vladimir, ses deux chaussures à la main. Il les dépose près de la rampe ») // texte 7 (« Estragon se réveille, se déchausse, se lève, les chaussures à la main, les dépose devant la rampe, va vers Vladimir »). c. Les mêmes problèmes : faut-il encore attendre Godot ? comment se pendre ? d. Le même aboutissement : texte 3 (« ESTRAGON : Alors, on y va ? / VLADIMIR : Allons-y. Ils ne bougent pas ») // texte 7 (« VLADIMIR : Alors, on y va ? / ESTRAGON : Allons-y. Ils ne bougent pas »). B. Des variations significatives a. Une inversion des rôles. À la fin de l’acte I, c’est Vladimir qui propose et Estragon qui est réticent (« VLADIMIR : […] Viens. (Il le tire. Estragon cède d’abord, puis résiste. Ils s’arrêtent »). Au cours du dénouement, c’est l’inverse : Estragon propose (« allons-nous en loin d’ici ! ») et se montre le plus dynamique (« Il entraîne VlaChapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 39
dimir vers l’arbre »). Accentue la confusion entre les deux personnages : ils n’ont plus d’identité propre. b. Une dramatisation. Vladimir se montre systématiquement négatif face aux propositions d’Estragon (« Pas loin », « On ne peut pas », « C’est trop court »,…). Estragon en prend conscience (« C’est vrai », répété trois fois). L’impossibilité de trouver une échappatoire est ainsi d’autant plus soulignée que les répliques sont plus brèves : le dialogue est plus rapide, l’espoir plus rapidement étouffé.
III. La persistance du mélange des registres A. Deux clowns… a. Comique de mots. Dialogue de sourds à propos de l’arbre, répétitions de fragments de dialogue qui semblent désormais perdre leur sens pour n’être plus qu’un refrain, jeux de mots (« Relève » vs. « enlève »). b. Comique de gestes. Jeu avec la corde qui se casse, souligné par le contraste entre le désir des deux hommes de se suicider et l’apparence d’Estragon qui a le pantalon autour des chevilles. Gestes de Vladimir avec son chapeau (« Vladimir enlève son chapeau – celui de Lucky –, regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet »). B. … tristes a. L’inévitable échec. Le dialogue souligne que toute proposition conduit inévitablement à l’échec. La route conduit inévitablement vers la déchéance, mise en scène par les objets (corde qui se casse,…). b. La soumission. Les personnages tragiques sont soumis à un destin qui les domine et qu’ils ne comprennent pas. Estragon et Vladimir, de même, sont soumis à Godot (« Vladimir : Il faut revenir demain. / Estragon : Pour quoi faire ? / Vladimir : Attendre Godot »). Attente du salut. c. L’incompréhension. Les personnages ne se comprennent pas (ambiguïtés de certaines répliques : « Qu’est-ce que tu as ? » ; changements de sujet de conversation : « ESTRAGON : […] Si on le laissait tomber ? / VLADIMIR : Il nous punirait […] Seul l’arbre vit » ; répliques de plus en plus brèves : « Non », « C’est vrai »,…). Le dialogue est également difficile à comprendre pour les spectateurs car les pronoms sont employés sans référent (« on y va »). Indications bibliographiques • Samuel Beckett, En attendant Godot, Éditions de Minuit, 1952 (réédition 2001). • L’Univers scénique de Samuel Beckett, Théâtre aujourd’hui, n° 3, CNDP, 1994. • Jean-Pierre Ryngaert, Lire « En attendant Godot » de Beckett, Dunod, 1993. • Alain Satgé, Samuel Beckett, « En attendant Godot », PUF, « Études littéraires », 1999. • Geneviève Serreau, Histoire du « nouveau théâtre », Gallimard, 1966, rééd. « Idées », 1981.
Prolongement iconographique L’objet d’étude invite à prendre en compte la représentation théâtrale. Internet donne accès à de nombreux docu40 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
ments, recensés à l’adresse suivante : www.educnet.education.fr/theatre/pratiques/texteetreprésentation/sitogodot Signalons que : - le site de l’INA propose des extraits de différentes mises en scène - on peut également trouver sur Daily Motion l’ensemble de la pièce filmée en 1989 par Walter Asmus (qui assista Beckett pour sa mise en scène berlinoise de la pièce en 1975), avec Rufus, J.-F. Balmer, R. Polanski et J.-P. Jorris. On peut retenir trois mises en scène majeures du vivant de Beckett : - 1953, Paris, Théâtre de Babylone : mise en scène Roger Blin, comédiens remarquables R. Blin, L. Raimbourg, P. Latour/ Insistance sur les maladies (Vladimir et sa prostate, Lucky et la maladie de Parkinson…) - 1975, Berlin, Théâtre Schiller : mise en scène Samuel Beckett/ Beckett souligne l’importance des effets de symétrie : « répétition et contraste ». - 1978, Avignon, Cour d’honneur : mise en scène Otomar Krejca, comédiens remarquables G. Wilson, M. Bouquet / Ellipse blanche sur laquelle les personnages vêtus de noir se détachent. Depuis la mort de Beckett, la pièce a été jouée à plusieurs reprises : - 1991, Théâtre des Amandiers de Nanterre, mise en scène de Joël Jouanneau - 1993, Théâtre de la Tempête de Vincennes, mise en scène de Philippe Adrien - 1995, Festival d’Avignon, mise en scène de Alain Timar - 1999, Théâtre de l’Odéon à Paris, mise en scène de Luc Bondy…
Parcours complémentaire Les scènes d’exposition. Comprendre les mécanismes du « nouveau théâtre » • Racine, Phèdre, I, 1 (1677) • Hugo, Hernani, I, 1 (1830) • Ionesco, La Cantatrice chauve, scène 1 (1950). Voir parcours 2, texte 5. • Beckett, Fin de partie, la didascalie initiale (1956) Il s’agit à travers ce groupement de textes de montrer comment le nouveau théâtre, incarné ici par Ionesco et Beckett, s’empare des codes de l’écriture dramatique pour les transformer. On peut établir les règles de l’exposition avec Phèdre, voir comment le théâtre romantique cherche à les bouleverser et étudier ensuite leur évolution dans ce qu’on a parfois appelé le théâtre de l’absurde. On montrera notamment l’insignifiance ou l’absence des dialogues, la mécanique des gestes…
Bilans de parcours chapitre 2 Bilan de parcours 1 Manuel de l’élève pp. 88-89 1. Lexique Le travail de repérage qui demandera un certain temps aux élèves leur permettra de distinguer comment s’organise dans les didascalies la production d’un effet conçu en fonction d’a priori définis dans les textes théoriques proposés par le parcours. Vers la problématique Une fois acquis par les élèves, après l’analyse du lexique, le changement que subit la notion de mimesis de l’époque classique à l’époque contemporaine, on attend d’eux les réponses suivantes : le drame romantique remet en question les cadres définis par l’époque classique pour donner l’illusion du vrai. En voulant montrer comment les règles classiques ont conduit à une artificialité qui ne permet plus de rendre compte du « réel » et de sa vérité humaine, Hugo veut remettre le théâtre en liberté : à chacun d’inventer ses propres règles (texte 1). Le symbolisme (texte 2) s’appuie sur cette libération pour réinventer le nature de la réalité montrée sur scène : le théâtre construit son propre monde fictionnel et n’est plus seulement soumis à l’illusion mimétique. Cette libération ne fait que s’accentuer au cours du XXe siècle en prenant des formes différentes : le théâtre montre sa propre artificialité et en joue pour définir un langage et une réalité scénique autonomes (textes 3 à 7). 2. Lecture • Texte 1. (Questionner). Hugo défend l’idée d’un genre dramatique libéré des règles classiques. Selon lui, le drame romantique doit briser « tous ces fils d’araignée » (l.11) qu’a tissés l’époque classique et qui ont conduit à une stricte répartition des genres et ont coupé le théâtre de la vie telle qu’elle est, du « réel », pour en faire le lieu de « l’abstraction » (l.26) (Interpréter). Le drame doit représenter le « réel » qui consiste d’abord pour Hugo dans « l’harmonie des contraires » (l.4) afin de donner à voir « l’homme » (l.27) tel qu’il est vraiment, c’est-àdire dans ses contradictions et sa dualité (à la fois corps et âme, terrible et bouffon, sublime et grotesque). • Texte 2. (Questionner). Maeterlinck construit cette scène sur un danger invisible, ressenti comme de plus en plus menaçant par les protagonistes. L’apparition du danger, puis sa disparition sont marquées par l’évanouissement puis le réveil de l’enfant (Tintagiles) dans un long cri. La scène devient le lieu d’une certaine forme de fantastique. (Interpréter). C’est en jouant de l’articulation entre
le hors-scène et sa répercussion sur les personnages enfermés dans un lieu clos que Maerterlinck crée une impression d’étrangeté et de mystère. Cet aspect scénique est doublé d’un travail particulier sur la langue et le silence : répétitions, arrêts, suspensions, silences, cris créent un dialogue musical, lié à l’action, mais conçu également comme une véritable partition musicale. • Texte 3. (Questionner). Les « directions scéniques » données par Claudel insistent sur la pauvreté des moyens utilisés pour mettre son texte en scène et en image : quelques éléments de décor mis en place à vue par les techniciens et les acteurs eux-mêmes, lecture ou affichage des didascalies pour chaque nouveau « tableau ». On retrouve ici la tradition du théâtre de tréteaux et du théâtre élisabéthain. (Interpréter). Le spectateur n’est plus entraîné dans une illusion de vrai, mais il voit l’artifice se mettre en place, il devient actif dans la construction imaginaire du récit représenté. Cette « activité » du spectateur, loin d’apparaître comme sérieuse et cérébrale, est présentée comme joyeuse. • Texte 4. (Questionner). Artaud cherche à libérer le théâtre du texte en définissant son langage propre : « à michemin entre le geste et la pensée » (l.11). La parole n’est plus dialogue, mais elle est une matière organique mise au même niveau que le corps et les images, qui constituent eux aussi ce nouveau langage dramatique. (Interpréter). Artaud met en place l’idée d’un théâtre primitif, rituel, qui arrache le spectateur au réel pour lui proposer une expérience sensible, capable d’exprimer les questionnements humains (« métaphysiques ») sans passer par le discours. • Texte 5. (Questionner). Cette première scène parodie l’exposition traditionnelle et son caractère artificiel. Ionesco s’amuse du code de l’exposition aussi bien dans les didascalies que le dialogue. Toutes les informations sont données, mais elles ne s’inscrivent dans aucune action et ne construisent aucune intrigue. En outre, elles sont souvent contradictoires et vides de sens. (Interpréter). La parodie détruit l’illusion théâtrale traditionnelle. En ce sens, il s’agit bien d’une « anti-pièce ». • Texte 6. (Questionner). La violence de cette scène est créée par le langage et la situation : la description des différents crimes commis se fait sous la forme d’un défilé de plus en plus rapide. Comme l’indique la didascalie des lignes 24-25 (« on ne parlera plus que sur un ton violent, mais assourdi »), Genet ritualise la violence pour la mettre en scène. (Interpréter). Le paravent sert la mise en place de cette cérémonie macabre et violente. L’utilisation de cet objet qui n’est qu’inutile et symbolique crée un artifice qui médiatise pour le spectateur la représentation du réel historique. Le spectateur devient Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 41
actif dans la reconstruction par le théâtre d’une réalité politique et historique.
• Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Folio, 2006
• Texte 7. (Questionner). L’action est ici récit : elle consiste tout entière dans le fait de raconter l’histoire de la mère. Il n’y a donc pas à proprement parler de dialogue au sens traditionnel. (Interpréter). La parole est musicale (travail du rythme, accumulation de phrases nominales, répétitions, etc.) et donne à entendre par la voix des enfants le ressassement du souvenir par la mère, figure montrée sur la scène, à la fois présente et absente. Le spectateur est pris à partie (l.19) par les personnages narrateurs avant d’être entrainé dans cette reconstruction en direct du souvenir et de la mémoire.
Sur les questions portant sur les rapports entre texte et mise en scène • Paul Claudel, Mémoires improvisés (Gallimard) • Antoine Vitez, Écrits sur le théâtre (P.O.L.) • Jean-Luc Vincent, Trois questions de dramaturgie, Gallimard, « la Bibliothèque Gallimard », 2004. • Les collections « Apprendre » et « Mettre en scène » chez Actes-Sud-Papiers. Des ouvrages courts d’entretiens ou de réflexion sur des metteurs en scène précis ou des questions théoriques.
Vers la problématique Si les dramaturgies classique et romantique cherchaient, selon des modalités différentes, à produire un effet d’identification (hérité de la théorie aristotélicienne), lié à la notion de vraisemblable ou à celle de vérité réaliste, les dramaturgies du XXe siècle, sous l’impulsion du drame symboliste et avec l’émergence de la notion de mise en scène, jouent de continuels passages de l’identification à la distanciation. La mise en évidence de l’artifice (texte 3, textes 5, 6 et 7), lié à la prise en charge par le texte de sa représentation, ne cherche plus à provoquer chez le spectateur une simple identification (illusion mimétique : je m’identifie car ce que je vois est semblable à la vie même et au réel qui m’entoure), mais elle provoque le spectateur en le rendant actif. En outre, les sentiments suscités (terreur et pitié, rire) ne dépendent plus d’une éventuelle identification, mais ils naissent grâce à une construction d’ordre poétique et « magique » (chez Maeterlinck, chez Artaud, chez Genet). 3. Synthèse et problématique L’analyse des différents textes du parcours et leur mise en perspective historique montrent de quelle façon l’écriture dramatique a fait évoluer la notion d’illusion en interrogeant toujours différemment la place et le rôle du spectateur : d’abord considéré comme devant être convaincu par l’illusion de vérité construite par le texte et sa représentation, le spectateur est désormais pris en compte dans l’élaboration de l’illusion théâtrale. On pourra compléter ce parcours par la lecture de L’Illusion comique de Corneille (voir l’étude proposée dans la collection Connaissance d’une œuvre n° 92, Bréal, 2003). Bibliographie Ouvrages généraux :
• Joseph Danan, Qu’est-ce que la dramaturgie ?, Actes Sud Papiers, Apprendre 28, 2010. • Joseph Danan, et Jean-Pierre Ryngaert, Éléments pour une histoire du texte de théâtre, Dunod, 1997. • Jean-Jacques Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, Dunod, 1990 • Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Dunod, 1991 42 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
Ressources en ligne Utiliser en priorité les sites des théâtres qui proposent des dossiers pédagogiques téléchargeables : Théâtre de l’Odéon, Théâtre de la Colline, Théâtre du Rond-Point, Théâtre de l’Athénée…
Bilan de parcours 2 Manuel de l’élève pp. 102-103 1. Lexique a. Le lexique des émotions dans les répliques et les didascalies Le premier tableau permet de distinguer les répliques qui indiquent un mouvement précis et celles qui indiquent une émotion, que l’acteur peut exprimer de différentes façons, par son corps, son intonation… Le second fait apparaître trois types de didascalies : - celles qui donnent des indications sur l’énonciation - celles qui donnent des indications sur les émotions des personnages - celles qui donnent des indications sur leurs mouvements. L’acteur et le metteur en scène ont donc une triple responsabilité : - faire comprendre l’intrigue - faire ressentir au spectateur les émotions - créer une œuvre d’art nouvelle, la représentation, à partir du texte théâtral (le comédien et le metteur en scène ne sont pas seulement au service du texte théâtral, ils sont aussi créateurs). b. Du texte à la représentation 1. Les signes de ponctuation indiquent des changements d’intonation, liés à des émotions particulière (voir lectures analytiques). Par conséquent, ils engagent un jeu particulier (le mépris de Silvia dans le texte 1, qui se traduit par des exclamatives, va aussi se traduire par un rire, une posture…), mais aussi une mise en scène particulière (dans la scène 19 du texte 2, la surprise du comte qui comprend son erreur s’exprime dans une exclamative puis une interrogative : elle peut aussi s’exprimer par un changement de lumière qui accompagne la révélation de la vérité).
2. La réécriture de Vitez oriente la construction du personnage vers la représentation d’un être à la limite du délire dont la passion pathologique a brisé le corps et libéré une sorte d’énergie errante : les élèves relèveront facilement cette vision d’une jeune femme accablée aux pommettes roses, implicitement comparée aux héroïnes russes consumées par la tuberculose ; Vitez cite Maïakovski, on pourrait penser aussi à Marie Bashkirseff, morte avant d’avoir vécu les passions auxquelles elle rêve dans son journal, facile à manipuler. Cette prévalence des émotions arrache totalement le personnage à la syntaxe traditionnelle du théâtre classique : la passion envahit tout, il ne reste aucune place pour la raison et la conscience morale à laquelle le texte de Racine accorde une grande part.
Vers la problématique Les quatre étapes du parcours montrent parfaitement qu’en jouant sur la double énonciation propre au théâtre, la représentation envoie au spectateur tout un réseau de signes révélateurs d’une lecture personnelle du texte partagée par le metteur en scène et les comédiens. Qu’il s’agisse de la situation où le spectateur est le seul à connaître l’identité réelle des personnages (texte 1), du travail sur l’espace qui accélère la résolution du conflit (texte 2), de la recréation poétique du texte par la voix du comédien qui en restitue la musicalité (texte 3) ou de la construction du personnage par le metteur en scène (textes 4 et 5 et arrêt sur image), la représentation fait des choix. Pour que le texte théâtral prenne tout son sens, le spectateur doit se situer par rapport à ces choix pour y adhérer, pour les critiquer, ou pour n’en accepter qu’une partie tandis que le texte demeure « ouvert ». 2. Lecture • Texte 1. Le problème posé par les fausses identités prises par les personnages se manifeste : - dans les hésitations sur le niveau de langue (hésitation entre tutoiement et vouvoiement pour Dorante) - dans le refus de Silvia de s’avouer et d’avouer ses sentiments pour Dorante. Le jeu sur la ponctuation (voir en particulier les exclamatives et les points de suspension) impose des conditions de représentation précises (malaise, vivacité,…). Toutefois, le comédien et le metteur en scène ont une marge de liberté conséquente. • Texte 2. La division en trois de l’espace scénique, l’existence d’un espace caché qui renvoie à l’espace dramatique créé par la fable, la reconnaissance des personnages mise en scène par des entrées et des sorties répétées donnent toute sa force au renversement final de la situation. Ils accentuent la confusion du comte : ce personnage puissant dont la parole est toujours performative subit la démonstration par les faits de son impuissance ce qui l’étourdit et le conduit à commettre erreur sur erreur : les didascalies soulignent son énervement croissant à chaque fois qu’il se trompe sur l’identité d’un des personnages qui l’entourent. Ces scènes sont difficilement compréhensibles à la
simple lecture. Elles exigent une lecture très dynamique du lecteur qui doit imaginer les différents espaces et s’appuyer sur sa connaissance de l’intrigue. Beaumarchais ne lui apporte quasiment pas d’aide : les didascalies sont très peu nombreuses ! • Texte 3. Le monologue progresse selon une dynamique tortueuse : de nombreux termes ou expressions sont repris (voir lecture analytique). On peut distinguer deux groupes de reprises : - celles qui insistent sur le malheur (de Louis et d’Antoine) et sur la culpabilité (d’Antoine) - celles qui insistent sur la difficulté de s’exprimer. On comprend dès lors la souffrance de celui qui parle, souffrance dans la parole même. Cela impose un ton au comédien et l’on peut imaginer qu’il cherche ses mots, qu’il hésite, que son débit est heurté. Il ne faut pas oublier cependant que le comédien, dirigé par le metteur en scène, est libre de son interprétation. Il n’est pas un outil au service d’un texte programmateur. • Textes 4 et 5. Le texte d’Antoine Vitez et les photos proposent plusieurs profils différents du personnage de Phèdre. Par exemple Vitez insiste sur la jeunesse de son héroïne qui n’a sans doute jamais connu l’amour et demeure indifférente aux exigences de sa condition, alors que les deux comédiennes qui incarnent Phèdre dans les mises en scène de L. Bondy et P. Chéreau sont des femmes accomplies et mûrissantes. De plus, Vitez insiste sur le fait que Phèdre est un personnage de tragédie, alors que le costume contemporain de la Phèdre de P. Chéreau en fait une femme abandonnée, malheureuse. Vitez insiste sur la faiblesse, quand L. Bondy donne une énergie débordante à son personnage, qui se mue en colère contre Hippolyte. Vitez s’appuie sur le texte de Racine, et en ce sens il lui est fidèle, mais il va de soi que Vitez est un metteur en scène du XXe siècle qui lit la tragédie du XVIIe avec un regard moderne.
Vers la problématique La représentation est une œuvre à part entière dans laquelle le texte théâtral n’est qu’un élément, au même titre que l’espace, les éléments matériels tels que les costumes et les décors, les éléments immatériels tels que la musique et la lumière, ou encore les éléments humains. C’est le metteur en scène qui a la charge d’organiser ces différents éléments de manière cohérente. C’est cette cohérence qui fait sens. Parce qu’une larme ou un rire sont plus efficaces pour susciter une émotion qu’un point d’exclamation sur une feuille de papier blanc, parce qu’une faible lumière, une musique peu harmonieuse sont plus à même de rendre compte aisément d’une atmosphère angoissante que des points de suspension, on a tendance à penser que le texte théâtral prend tout son sens lors de la représentation. Attention toutefois, dans le cadre d’une mise en scène, la parole poétique n’est plus au centre. D’autres éléments peuvent devenir prépondérants. On peut se demander si tous ces éléments concourent toujours à un sens unique. Celui-ci est-il toujours identique au sens du texte dramatique ? Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 43
Espace scénique
Espace dramatique
Texte 1
Intonations (ponctuation expressive) qui disent le malaise et les hésitations de Silvia.
Dorante avoue son amour, mais il souffre de le croire à sens unique ; Silvia n’est pas prête à cet aveu.
Texte 2
Entrées et sorties des personnages.
Colère du comte, trompé et humilié.
Texte 3
Rien de programmé par le texte.
Souffrance d’Antoine qui ose enfin parler à son frère.
Texte 4
Phèdre se montre pour la première fois.
Désespoir de Phèdre.
3. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau ci-dessus : - les indications scéniques sont relativement peu nombreuses : au metteur en scène de compléter les informations données par le texte. - il y a un système d’échos entre l’espace scénique et l’espace dramatique : sortie de Phèdre // début de l’aveu ; jeu de cache-cache entre les personnages // séries de révélations pour le comte,… Problématique On attend des élèves qu’ils définissent la lecture du texte de théâtre comme une véritable enquête, remettant en question ce que le texte dit et proposant des réponses à ce qu’il ne dit pas. Les questions que le spectateur se pose portent en germe les différentes représentations possibles. Les personnages de Marivaux sont-ils manipulés ou manipulateurs ? Comment représenter le comte d’abord « hors de lui » puis réduit à l’humilité ? qu’est-ce qui domine chez Antoine, de la douleur ou de la jalousie ? Phèdre est-elle une enfant perdue ou une femme qui abuse de son pouvoir ? La singularité du texte théâtral tient à cette obligation du lecteur, contraint d’imaginer la part du sens « qui manque » et à laquelle chaque mise en scène donne corps de façon différente.
Bilan de parcours 3 Manuel de l’élève pp. 120-121 1. Lexique a. Du texte à la scène : des didascalies récurrentes 1. On constate que la plupart des didascalies sont récurrentes ce qui donne l’impression que la pièce ne progresse pas, qu’elle se répète. 2. Les didascalies « silence » et « un temps » sont très nombreuses. Il y a dans la pièce de Beckett un traitement du temps très différent de celui que l’on observe dans le théâtre classique (crise et accélération) ou dans le vaudeville (mécanique rapide). Il s’agit de provoquer le spectateur, en suscitant son ennui, sa lassitude. Beckett met les spectateurs dans une position similaire à celle des personnages. b. Attendre Godot, exprimer le vide 1. Tous les verbes relevés sont pronominaux. Les personnages semblent tournés vers eux : ces verbes donnent 44 • Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation
l’impression que les personnages ne jouent pas pour un public. 2. Les indications de lieux sont très peu nombreuses et tout à fait inefficaces pour situer l’action dans un espace géographique précis. L’auteur se refuse à donner au lecteur/ spectateur les informations traditionnelles que donnent les didascalies et qui aident à la compréhension de la pièce.
Vers la problématique Beckett utilise les didascalies de manière troublante. En général, elles sont destinées aux comédiens et donnent des indications de jeu qui permettent également au lecteur de mieux comprendre la pièce qu’il lit. Il peut ainsi imaginer la mise en scène puisqu’il possède des indications sur la situation d’énonciation, sur les gestes et les émotions des personnages qui guident le comédien et le metteur en scène dans leurs interprétations. Or les didascalies de En attendant Godot sèment le doute plus qu’elles n’offrent des indications. Ainsi, les didascalies indiquant des gestes sont précises mais les gestes effectués par les comédiens ou imaginés par le lecteur ne sont pas signifiants (pourquoi Estragon se déchausset-il ?). De même, les indications sur la situation d’énonciation (didascalies de lieu ou de temps par exemple) sont à la fois précises (voir texte 3, didascalie initiale) et floues (où est la route de campagne sur laquelle se tiennent les deux personnages ? où mène-t-elle ? depuis combien de jours sont-ils là ?…). Quant aux didascalies indiquant des sentiments (celles qui donnent le plus d’indications sur les relations entre les personnages et qui guident le comédien dans son interprétation du rôle), elles sont de moins en moins nombreuses et elles indiquent des sentiments extrêmes que le lecteur/spectateur n’est pas toujours en mesure de comprendre (voir texte 4, « angoissé »). On note enfin la prolifération des didascalies indiquant « un temps » ou « silence », qui soulignent la menace grandissante du vide. Lecture • Texte 1. Voir lecture analytique (p. 32). • Texte 2. Les répliques s’enchaînent mécaniquement avec la récurrence de la réplique de Vladimir (« Vous voulez vous en débarrasser ?), que Pozzo ignore systématiquement. Ce mécanisme fait du dialogue un dialogue de sourds qui ne parvient pas à faire sens. Beckett semble nous interdire toute interprétation de ce qui paraît de plus en plus absurde. De plus, ce procédé oscille entre comique (comique de répétition) et tragique (il apparaît que Lucky ne peut échapper à la cruauté de Pozzo).
La scène introduit un effet de théâtre dans le théâtre : Pozzo se met en scène devant les autres et devant les spectateurs. L’arrivée de Pozzo et Lucky, qui pouvait faire croire au spectateur que la situation allait évoluer, contrarie son attente : elle ne change rien à la situation initiale. • Texte 3. Le dialogue de Vladimir et Estragon dans cette scène porte sur leur relation, passée et avenir. Mais il ne permet pas vraiment de comprendre la nature de cette relation (contradictions, propositions avortées…). La scène pourrait mettre fin au duo de Vladimir et d’Estragon (par le suicide ou la séparation) et, de ce fait, à la pièce, mais finalement elle n’aboutit à rien. • Texte 4. Ce dialogue produit des effets inattendus : il suscite à la fois le sourire du lecteur/spectateur (comique de situation : tout le dialogue porte sur la difficulté à dialoguer), son angoisse (peur du vide et appels à l’aide réitérés de Vladimir, « angoissé » ; références à la mort), sa surprise (accélération soudaine du dialogue grâce à des répliques très brèves). L’angoisse du vide s’exprime de manière musicale dans ce dialogue grâce à un conflit entre des répliques brèves qui s’enchaînent rapidement et des silences. • Texte 5. On relève plusieurs formes de comique dans cette scène : comique de gestes (chutes des différents personnages), comique de situation (quatre hommes par terre au milieu d’une route de campagne), comique de répétition (toute tentative pour se relever aboutit à une nouvelle chute). L’action ne progresse pas, elle se contredit : dans la première partie de la scène, Vladimir supplie Estragon de l’aider à se relever, puis il renonce et c’est Estragon qui le supplie de se relever ; finalement, ils se retrouvent tous deux au sol et ils frappent Pozzo qu’ils avaient d’abord essayé de relever. • Texte 6. Dans un premier temps, la frontière entre rêve et réalité paraît très nette. Estragon dormait et, lorsqu’il se réveille, il évoque ses rêves. Cette frontière se trouble quand Vladimir se demande s’il n’a pas rêvé ce qu’il croit avoir vécu éveillé (et à quoi le spectateur a assisté
lui aussi). Cela donne lieu à une réflexion sur la perception de la réalité (question de la subjectivité, rapport au temps, référence à une conscience supérieure). • Texte 7. Voir lecture analytique, p. 33.
Vers la problématique Beckett ébranle et renouvelle les codes du genre théâtral : - refus de la progression dramatique : aucune intrigue, répétitions. - refus d’une interprétation équivoque : toute signification univoque est contredite aussitôt qu’énoncée. - refus de la construction du personnage comme héros : personnages contradictoires et affaiblis, aussi bien moralement que physiquement. - mélange des registres : comique et tragique se font sans cesse concurrence. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau ci-dessous : - les actions scéniques sont insignifiantes (gestes quotidiens, ridicules…) et peu nombreuses. - les didascalies montrent la menace grandissante du vide qui pèse sur les personnages (va de pair avec l’angoisse de la mort) et sur la pièce. Elles indiquent les gestes mécaniques qu’effectuent Vladimir et Estragon, mais elles donnent peu d’indications sur les sentiments et sur le cadre. - il n’y a pas d’action dramatique à proprement parler et donc pas de progression. Problématique Beckett met en scène de « petites choses » (personnages faibles, qui réalisent des actions sans aucun intérêt, qui le plus souvent parlent pour ne rien dire) pour « parvenir aux grandes » : réflexion sur l’homme, mais surtout sur le théâtre, sa manière de représenter le réel, de faire sens, et son rapport au spectateur.
Actions des personnages
Fonction des didascalies
Progression de l’action
Texte 1
E. enlève ses chaussures, V. se reboutonne.
Situent le cadre spatio-temporel de manière ambiguë, indiquent gestes et sentiments.
RAS
2
Pozzo se met en scène, les autres regardent.
Indiquent les gestes.
RAS
3
E. et V. regardent la lune, V. entraîne E. puis ils renoncent à leur départ.
Cadre spatio-temporel, gestes, tempo du dialogue (multiplication des notations : « Un temps » ; gradation jusqu’à la fin de la pièce).
RAS. On croit un instant que les personnages vont se séparer ou partir mais il n’en est rien.
4
RAS
Tempo du dialogue.
RAS
5
Tous les personnages tombent par terre.
Gestes ; tempo du dialogue.
RAS
6
E. se réveille, tente d’enlever ses chaussures, se rendort ; V. le regarde.
Gestes ; tempo du dialogue.
RAS
7
E. et V. se rhabillent, testent différentes manière de se suicider.
Gestes ; tempo du dialogue.
RAS. Cette scène apparaît comme une reprise du texte 3. Chapitre 2 - Le théâtre : texte et représentation • 45
Chapitre 3 Écriture poétique et quête du sens
PROBLÉMATIQUE D’ENSEMBLE Les trois parcours présentés dans ce chapitre se proposent de guider l’élève dans une démarche progressive qui, conformément à l’esprit du programme, approfondit le travail suggéré par le manuel : en seconde, ils ont appris à découvrir, au-delà de l’émotion suscitée par le jeu et la musique du poème, la singularité d’univers poétiques intégrés aux deux grands moments que furent le romantisme et le surréalisme. Les trois parcours proposés en première orientent la réflexion des élèves vers la notion de recherche. Ils sont centrés sur le rôle et la fonction du poète, qui en inventant son propre langage, réinvente le monde, en résonance avec les mouvements esthétiques de son temps, et, par son écriture, se trouve constamment en quête du sens : le parcours 1 explore d’abord le travail du poète qui répond à sa propre interrogation sur le monde dans des poèmes qu’on peut lire comme autant de déclinaisons d’un art poétique plus ou moins ambitieux. Le parcours 2 convie les élèves à une découverte chronologique de différentes écritures poétiques conditionnées par le recours à des formes fixes ou à des contraintes, en tant qu’elles produisent un sens qui leur est consubstantiel. Enfin, le choix de La Nuit remue (première partie) de Michaux invite les élèves à comprendre comment « le poète [se trouve] souvent aux avant-postes de la littérature et de la culture » (I0 du 21 juillet 2010). Il leur permet de découvrir comment l’écriture poétique traduit la quête toujours recommencée, sous différents angles et avec des voix et des voies diverses, d’un sens qui se refuse. On pourra ainsi montrer comment, dans sa recherche, son exploration et sa détermination d’un sens, l’écriture poétique oscille constamment entre deux attitudes et se situe entre deux pôles : tantôt elle aspire à une ouverture vers l’être qu’elle n’atteint jamais, dans le cas d’Henri Michaux et de Philippe Jaccottet, en affrontant le risque du vide ; tantôt, face à cette épreuve du vide, la poésie se donne pour finalité elle-même. La forme devient sens et ouvre le sens dans le cas de Ronsard, de Raymond Queneau ou de Francis Ponge. Ces deux attitudes sont, en quelque sorte, combinées dans la quête des deux grands poètes de la modernité : Baudelaire et Rimbaud. Baudelaire hésite entre deux formes de tension : celle qui le pousse vers un « Idéal » proche du divin et celle qui situe l’Idéal dans le poème lui-même, qui se fixe dans l’éternité de sa forme pour pallier l’absence de sens. L’horizon de sa recherche est celui de Mallarmé, qu’on pourra aborder de façon complémentaire. Quant à Rimbaud, il adopte lui aussi une recherche double : sa poésie ouvre des possibles infinis,
dans la mesure où son exploration est infinie, tandis que la forme du poème incarne finalement ce monde inlassablement rêvé.
Parcours 1 Le travail du poète Manuel de l’élève pp. 141-147 Problématique L’analyse successive des poèmes a pour but de montrer comment le travail sur la forme aboutit à la production du sens. On pourra opposer les trois textes écrits au XXe siècle aux premiers. Mais en réalité, c’est la radicalité du surréalisme, et sa volonté de laisser surgir une profusion d’images gratuites, indifférentes au sens, qu’ils rejettent. Les trois poètes estiment que le sens naît d’un travail sur la langue. Jaccottet suppose un sens qui nous échappe toujours, que la poésie tente de saisir par approximations, tentatives, efforts. Pour Ponge, il y a un « aller-retour du sens » entre le monde et le poème : le poème tente de dire le monde, mais la forme à laquelle il aboutit constitue un monde à part entière. Queneau ouvre les possibilités du langage qui crée le sens, il n’y a pas de sens préétabli, tout est jeu et construction de la langue. Dans le texte 1, « Art poétique » de Rimbaud, les associations produites par la langue grâce à la synesthésie, un principe de correspondance entre les sons et les couleurs, ouvrent dans la forme dense du sonnet – le dernier écrit par Rimbaud – où se multiplient les échos sonores, à une réalité autre. Dans le texte 3, Francis Ponge quête le sens à travers la précision extrême de la langue obtenue par un travail minutieux : il s’agit pour lui de produire un équivalent linguistique de la matérialité des objets. Par ce travail minutieux sur la langue, le dépassement du sens premier fait entrer le texte dans une dimension presque surnaturelle qui l’arrache à toute fonction descriptive et ornementale. Le poète démiurge prend appui sur l’humour et la distance critique pour atteindre le fantastique. Dans ce registre, « L’huître » apparaît comme la mise en abyme du travail du poète et s’apparente à un art poétique. Dans le texte 4, Philippe Jaccottet vit l’écriture poétique comme une expérience périlleuse, fondée sur la remémoration, pour donner forme à ce sur quoi on n’a pas prise. Parmi les tâtonnements et les silences de l’écriture, les hésiChapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 47
tations (blancs, parenthèses, point de suspension), chaque vers sonne comme la réitération d’une tentative première et impossible : celle de retenir (de « recueillir », dirait Bonnefoy) ce qui passe. La parole du poète se confond avec la voix d’un « je » qui s’efforce de rappeler à la vie ce qui menace de disparaître. Le lyrisme naît de cette voix singulière. Dans le texte 5, la poésie selon Queneau a pour but de revenir à un contact authentique et ludique avec la langue et la forme. C’est la contrainte formelle – sonnet, jeu sur les registres, jeux de mots, images – qui produit le sens en jouant avec les mots. LES TEXTES DU PARCOURS Texte 1 et 2 (manuel de l’élève p. 142-143) Arthur Rimbaud, « Voyelles » et « Alchimie du verbe », Poésies, 1870-1871
Problématique Dans ce sonnet, il ne s’agit plus seulement de percevoir, par la poésie, les correspondances entre les éléments de la réalité comme chez Baudelaire, mais de les créer par la magie du langage, ce que traduit la métaphore de l’alchimie dont le grand œuvre était de transformer le plomb en or. Ainsi, les sons évoquent des images, lesquelles, par association, en font naître de nouvelles : le poète crée un monde (imaginaire) complètement indépendant du monde réel qui ne naît que du langage. La langue poétique est utilisée pour son pouvoir d’évocation, et non pour transmettre un message ou une signification précise. Il conviendra d’examiner précisément avec les élèves comment naissent les images : par proximité de sonorités ; allitérations par exemple dans « lances des glaciers »; « candeur » « vapeurs »; vert /« viride » qui fait naître « vibrement » et lui fait écho par association. On notera la capacité d’invention verbale de Rimbaud qui crée un grand nombre de néologismes fondés sur une racine latine et instaure une primauté du son par rapport au sens, de la musique. Transporté dans un monde « au-delà », au-dessus du réel, la parole poétique semble, avant Mallarmé, jouer sur l’hermétisme en multipliant les références au divin – mystère, alchimie, clairon, anges, en utilisant des majuscules allégoriques et des symboles comme dans la pointe : « l’Oméga ». Pour initier les élèves dans le poème à la notion de poète voyant, on exploitera le premier texte des « Éclairages » (page 136 du manuel de l’élève). Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Poésies réunit des poèmes écrits entre la fin de l’année 1869 et septembre 1871, date de rédaction du Bateau ivre. Ce sont les premiers poèmes en français de Rimbaud, qui a écrit auparavant avec brio des vers latins pour lesquels il a obtenu des récompenses ! Rimbaud n’a pas souhaité publier ces poèmes sous forme de recueil et les éditeurs hésitent parfois entre un classement chronologique – rendu difficile 48 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
par l’absence de datation de certains poèmes ou la multiplicité de dates sur d’autres – et un classement thématique. On peut toutefois préciser que « Voyelles » appartient à ce que l’on pourrait appeler le « dossier Verlaine », ensemble de quatorze poèmes confiés à Verlaine et recopiés à la main par ce dernier.
Contexte esthétique et culturel Un « poète maudit » Rimbaud est l’un des poètes que Verlaine qualifie de « poète maudit », comme le comte de Lautréamont – Isidore Ducasse –, mort à vingt-quatre ans après avoir écrit Les Chants de Maldoror. Le poète maudit fait de son existence une « saison en enfer » : cette métaphore de la damnation, à laquelle Baudelaire recourt également, traduit une révolte contre la société et l’idéal bourgeois qui prévaut sous le Second Empire. « À la Musique » est par exemple une satire de la bourgeoisie. La vie et l’œuvre des poètes maudits constituent de véritables provocations morales et esthétiques à l’égard des valeurs établies. Rimbaud semble ainsi une incarnation de la révolte. C’est un brillant élève, une « bête à concours » selon son professeur Izambard, qui quitte Charleville pour le Paris des poètes et qui arrive dans la capitale au moment de la Commune. C’est le jeune homme qui envoie des lettres admiratives à Théodore Banville en lui affirmant « Je serai Parnassien ! », qui s’insurge contre tous les modèles pour « trouver une langue ». C’est un poète qui commence à être connu, tant par les faits divers – sa liaison avec Verlaine se termine à coup de révolver – que par ses écrits, qui renonce à la poésie à vingt ans pour finir son existence dans le désert du Harar… Le Second Empire À la suite du coup d’État du 2 décembre 1851, le président de la République s’empare du pouvoir. Le 2 décembre 1852, le prince-président devient « par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français », sous le nom de Napoléon III. Le Second Empire met ainsi fin à la deuxième République. L’empereur jouit d’un pouvoir immense et il met en place un régime autoritaire qui n’hésite pas à recourir à la censure, contrôle la presse et les théâtres, poursuit en justice des artistes comme Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1857) ou Flaubert (Madame Bovary, 1857). Le Second Empire est le premier régime à se fixer des objectifs d’ordre économique. Il travaille à la relance du commerce et l’industrie, ce qui implique la modernisation de l’outillage et la transformation des réseaux de communication qui doivent devenir plus performants (c’est sous le Second Empire que le réseau ferroviaire français se développe). Parallèlement, les villes se développent et se transforment : le baron Haussmann orchestre de spectaculaires travaux à Paris. À partir de 1866, le régime impérial traverse une période de crise. Napoléon III doit faire face à une opposition grandissante, qui lui arrache des réformes une à une, liberté de la presse, liberté de réunions, tandis que l’économie manifeste ses premiers signes de faiblesse. La France s’engage le 19 juillet 1870 dans une guerre contre la Prusse, qu’elle perd en septembre. La France connaît alors une période de troubles marquée notamment par la proclamation de la Commune
de Paris (18 mars-29 mai 1871). Malgré des tentatives de restauration monarchique, la constitution de la Troisième République est finalement votée en 1875. Dès lors, le régime républicain tend à s’affermir.
Du bon élève au « voyant » Les Poésies de Rimbaud rassemblent des poèmes écrits entre la fin de l’année 1869 et 1871. Cette période est suffisamment longue pour que l’on puisse suivre l’évolution du poète, d’abord fervent admirateur du Parnasse, lecteur assidu des romantiques et de Hugo en particulier, puis poète révolté et critique à l’égard de ceux qui furent ses « maîtres », et enfin poète résolument moderne. Les deux « Lettres du Voyant » constituent de véritables arts poétiques qui permettent de mesurer l’évolution du poète. La première fut envoyée à Izambard le 13 mai 1871, la seconde à Paul Demeny deux jours plus tard. On lit dans la première : « Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant […]. Il s’agit d’arriver à l’Inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. »
La même idée est reprise dans la seconde (voir page 136 du livre de l’élève) : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses propres visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »
Ces deux lettres affirment la nécessité d’un renversement des principes littéraires. Rimbaud y affirme son engagement radical pour une poésie nouvelle, détachée de toute mimesis (elle ne cherche plus à expliciter le monde, à découvrir une quelconque vérité) et surtout détachée des exaltations romantiques du moi (désormais la poésie ne doit plus être « subjective », mais « objective »). À nouvel objectif, nouvelle langue. Pour accéder à « l’inconnu », Rimbaud doit inventer une langue : il mêle des termes appartenant à tous les niveaux de langue, il s’émancipe à l’égard de la versification, se plaisant à jouer avec les règles, il renonce à toute logique, préférant la juxtaposition à la progression.
Caractérisation du passage Il existe plusieurs versions de ce poème : une version autographe, une version manuscrite recopiée par Verlaine (« Les Voyelles »), une version imprimée, dans le recueil
des Poètes maudits publié par Verlaine. Le poème devient rapidement célèbre et suscite de nombreuses interprétations (Rimbaud se serait inspiré des abécédaires de son enfance) et débats (s’agit-il d’une recherche sérieuse ou d’une fumisterie ?). L’association des voyelles à une couleur s’inscrit dans la lignée des synesthésies baudelairiennes : « Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. »
Baudelaire, Paradis artificiels, 1860.
Ce sonnet irrégulier semble être le dernier qu’ait écrit Rimbaud.
Proposition de lecture analytique I. « L’alchimie » rimbaldienne Si le poème peut paraître obscur au premier abord, c’est qu’il refuse la linéarité et l’expression progressive du sens. La voix du poète n’est pas soumise à un quelconque réel, elle fait naître un univers radicalement autre. Rimbaud propose ici une nouvelle forme d’écriture, qui exige un nouveau regard de lecteur. A. Un jeu d’association arbitraire a. À chaque lettre, le poète associe une couleur de manière totalement arbitraire (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu »). Il s’agit d’utiliser les lettres de l’alphabet pour suggérer un univers nouveau, pour suggérer de nouvelles images. b. Juxtaposition. Pour souligner le caractère arbitraire des associations proposées, Rimbaud recourt à la juxtaposition (lettre → mot en apposition → phrase). La parataxe du premier vers, quasi incantatoire, est à cet égard remarquable (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles »). C’est la voix du poète qui fait émerger les images. c. Composition. Le poème est composé d’une seule et même phrase et progresse par juxtaposition d’images. On peut noter que le poète refuse les règles strictes : Rimbaud consacre un distique à chaque voyelle, mais il déroge à la règle qu’il s’est lui-même fixée (enjambement de « Golfes d’ombre »). B. Les associations d’images L’arbitraire n’exclut pourtant pas certains principes de composition, des associations de sens ou de sons. a. Des oppositions. Certaines images naissent par contraste : ainsi les « Golfes d’ombre » s’opposent aux « candeurs des vapeurs », contraste d’autant plus remarquable que l’assonance en nasales invite au rapprochement entre « candeurs » et « ombre ». b. Des rapprochements. Au contraire, certaines images semblent en appeler d’autres : « glaciers » annonce « frissons » bien que ce dernier terme suggère dans le vers davantage un mouvement qu’une sensation de froid. On peut voir aussi un rapprochement entre la forme de la lettre A et le « corset velu des mouches », comme entre la forme du « O » et celle du « Clairon » : les associations peuvent se faire à des niveaux très divers. Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 49
C. Les associations de sons a. Des harmonies imitatives. L’assonance en [è] aux vers 7 et 8 peut faire entendre le « rire » évoqué au vers 7. b. Les assonances et les allitérations comme principe d’engendrement. Les échos sonores créent une musique qui conduit le poète à composer des mots nouveaux, partant des images nouvelles. Au vers 9, récurrence des trois sons [vi] et [r] qui suggèrent le « cycle » et surtout conduisent à la création de l’adjectif « virides », mis en valeur à la rime.
II. Les paysages de la voyance A. Correspondances a. Des synesthésies. À la manière de Baudelaire et de ses « correspondances », Rimbaud recourt aux synesthésies dans les images qu’il fait naître (cf. la Lettre du Voyant : « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ») Par exemple, sensations olfactives et sonores (« Qui bombinent autour des puanteurs cruelles »), tactiles et visuelles (« vibrements divins des mers »). b. L’alliance de sentiments et de sensations. Le caractère inouï des images vient aussi des personnifications qui permettent d’allier sensations et sentiments, de glisser du concret à l’abstrait (« puanteurs cruelles », « ivresses pénitentes »…). B. L’univers tout entier Le refus de la progression linéaire donne une impression de synthèse, comme si le poème embrassait tout l’univers. Rimbaud modifie l’ordre des voyelles, de manière à terminer par le « O » : son poème va ainsi de l’alpha à l’oméga, de l’origine à la fin. De même, il part de l’absence de couleurs (« noir ») à l’extrémité du spectre visible (« violet »). C. Vers un univers mystique et absolu a. Les trois premières strophes évoquent la décadence et la débauche (« puanteurs », « sang craché », « ivresses »). b. La dernière strophe a une dimension mystique. Trois derniers vers isolés, mise en évidence du dernier vers précédé d’un tiret, abondance de majuscules (« Clairon », « Mondes », « Anges », « Oméga », « Ses ») : solennité particulière, d’autant que les images peuvent rappeler le Jugement dernier. On peut reconnaître le parcours du « voyant » : « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ». Texte 3 (manuel de l’élève p. 144) Francis Ponge, « L’Huître », Le Parti pris des choses, 1942
Problématique À un premier niveau, ce poème renvoie, comme l’indique le titre du recueil, Le Parti pris des choses, aux « choses » : c’est leur matérialité même, leur réalité concrète que doit traduire le poème, et ce d’une manière extrêmement précise. Mais « l’huître » est aussi une métaphore du poème, monde clos sur lui-même, et le travail du poète 50 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
est métaphorisé de façon très concrète et humoristique. Patiente et modeste, cette démarche poétique, fondée sur un travail ingrat, est évidemment très éloignée des théories romantiques sur la fureur poétique et rejette l’automatisme surréaliste. Mais cette quête du sens explore toutes les ressources du langage.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Le recueil a été publié en 1942, mais les poèmes ont tous été écrits entre 1924 et 1939. Cela explique pour une part l’indifférence du Parti pris des choses à l’Histoire, même si on peut aussi y voir le désir de formuler des définitions générales, libérées des aléas de l’actualité. Une des particularités de ce recueil tient au fait que, si Francis Ponge a bien écrit tous les poèmes, il n’a pas en revanche organisé le recueil. C’est son mentor, Jean Paulhan, qui s’en est chargé avec l’accord de l’auteur qui écrit : « Le choix et l’arrangement de J. Paulhan me semblent excellents et m’ont fait découvrir dans le recueil plus peut-être que ce que chaque poème comporte », jettre à Jean Tardieu, citée dans les Œuvres complètes de Ponge, Bibliothèque de la Pléiade, p. 895). La construction du recueil, qui place « L’Escargot » au centre, est soigneusement réfléchie. Elle va de textes courts, clos sur eux-mêmes, parmi lesquels « L’Huître », à des textes plus longs, qui annoncent la suite de l’œuvre de Ponge. Contexte esthétique et culturel Une écriture en marge des courants littéraires L’écriture de Francis Ponge semble se déployer en marge des courants littéraires. S’il partage l’admiration des surréalistes pour des poètes comme Rimbaud ou Lautréamont, s’il condamne, comme eux, le lyrisme romantique, il se détache pourtant très tôt de ce courant qui l’a tenté à ses débuts. Il ne souhaite pas en effet magnifier le réel par la beauté de l’image poétique mais en cerner la rude réalité. L’image surréaliste a l’ambition de rapprocher des réalités les plus distinctes possibles : Ponge prétend au contraire abattre ces ponts factices qui empêchent de saisir chaque réalité dans sa spécificité. Le « parti pris des choses » Après avoir écrit son premier recueil, qui ne rencontre aucun succès, Ponge connaît pendant un temps une crise de l’expression. Il se heurte à l’incapacité du langage à exprimer ses pensées, à la pauvreté d’une langue dénaturée par son usage quotidien. Il résout cette crise du langage en prenant le parti des choses (« Il s’agit pour moi de faire parler les choses, puisque je n’ai pas réussi à parler moi-même, c’est-à-dire à me justifier moi-même par définitions et par proverbes »). Il se fera donc le porte-parole d’un monde muet que l’homme a – faussement – le sentiment de dominer. Cela ne signifie pas pour autant que l’homme est totalement absent de son œuvre : le « gymnaste » par exemple est considéré comme une matière en mouvement, souple et malléable, et trouve sa place dans Le Parti pris des choses. Le « compte tenu des mots » Prendre le parti des choses, c’est essayer de les pénétrer. Les poèmes suivent un mouvement de l’extérieur, de la surface, vers l’intérieur. La clé pour aller s’enfoncer dans les
profondeurs des choses, c’est une attention particulière au langage. Ainsi, le point de départ du poète peut être aussi bien les sensations produites par la chose décrite que sa définition (l’un des outils de Ponge est le Littré en quatre volumes), son étymologie… Il s’agit pour le poète de motiver le lien entre le mot (sa graphie, sa prononciation) et la chose. Pour cela, il faut être attentif à la spécificité de ce dont on parle : nulle règle préconçue ne peut être admise dans cette entreprise ! Ainsi, chaque poème tient à la fois de la définition et de l’objet d’art, il est à la fois science et littérature, et doit pouvoir donner au lecteur accès tant à « l’épaisseur des choses » qu’à « l’épaisseur des mots ». « Re-nourrir l’homme » « Notre raison d’être est de nous retourner décidément vers le monde (parti pris des choses) pour y re-nourrir l’homme » (Pour un Malherbe, essai publié en 1965). Comment re-nourrir l’homme ? Tout d’abord, on l’a dit, en lui offrant d’éprouver des sensations inouïes, radicalement neuves, que l’homme, souvent aveuglé par des passions qu’il ne maîtrise pas, ne peut percevoir. Mais les poèmes en prose qui composent Le Parti pris des choses invitent également le lecteur à en faire une lecture allégorique : les interventions du locuteur, ses commentaires qui se mêlent à la description poétique, les jeux de mots et les termes polysémiques qui adjoignent des considérations morales à la description, tendent à rapprocher la définition d’une fable morale.
Caractérisation du passage Poser la question des droits… Au cours d’entretiens radiophoniques avec Philippe Sollers au printemps 1967, Francis Ponge commente luimême son poème. Voici certaines de ses remarques : « [Le poème] se divise sur la page en trois paragraphes. Le premier décrit l’huître close et la façon de l’ouvrir. Le second, l’intérieur de l’huître, et le troisième, beaucoup plus court et qui ne fait que deux lignes, la perle qu’on y trouve parfois ; beaucoup plus court, évidemment, le troisième parce que la perle est proportionnellement beaucoup moins importante, du point de vue du volume […] que l’huître elle-même. - « Brillamment » est affecté d’un coefficient positif (comme valeur morale […] ou esthétique) […] Au contraire, « blanchâtre », comme beaucoup de mots se terminant en « âtre », est affecté d’un coefficient négatif, péjoratif. […] Eh bien, le seul fait d’agencer un mot de coefficient positif comme « brillant » et un mot de coefficient négatif comme « blanchâtre » nous fait sortir du lieu commun. - J’emploie des expressions très courantes « tout un monde », « à boire et à manger », mais je les emploie en leur redonnant toute leur force. - Qu’est-ce qu’une formule ? C’est une petite forme. Et en même temps, bien sûr, il s’agit de la formule au sens d’un bref énoncé […] J’entre ici évidemment dans le… dans la signification profonde, d’art poétique, qui se trouve à l’intérieur de mon texte. » Cité in Philippe Sollers, Entretiens avec Francis Ponge, Le Seuil, 1970.
Proposition de lecture analytique I. Le « parti
l’huître
pris des choses » : à la découverte de
Ponge lui-même affirme que la structure de son poème est signifiante, elle est « adéquate à l’objet », il faut donc la prendre en compte. A. L’extérieur a. Premier paragraphe consacré à l’extérieur de l’huître (« apparence », « enveloppe »). Le mot « huître » est disséminé dans le paragraphe : récurrence de l’accent circonflexe, allitération en [tre] (« huître », « blanchâtre », « opiniâtre »). b. Définition par approximation : comparaison avec le « galet » (cf. dernier poème du recueil). B. L’intérieur a. Deuxième paragraphe consacré à l’intérieur de l’huître (« À l’intérieur »). Lien entre l’intérieur et l’extérieur établi par la répétition de « monde ». b. L’huître comme un microcosme (« cieux », « firmament », « mare »). Alliance de sensations agréables et désagréables (« nacre » vs « visqueux et verdâtre » ; « dentelle » vs « noirâtre »). c. Fluidité du « monde » intérieur exprimée par la fluidité d’une seule et même longue phrase et par la récurrence du rythme binaire (« à boire et à manger », « visqueux et verdâtre », « flue et reflue », « à l’odeur et à la vue »). C. La perle Paragraphe plus court parce que la perle est « rare » et qu’elle occupe moins de place dans la coquille que le mollusque. La forme fait sens.
II. Le « compte tenu des mots » : un art poétique Champ lexical de la parole dans le dernier paragraphe (« formule », « gosier ») qui invite à lire le poème comme un art poétique. A. Le travail de l’artisan a. Le poète au travail. Le travail qui donne accès à la perle est un travail laborieux (emploi du modalisateur « peut » ; accumulation de verbes d’action : « tenir », « se servir », « s’y reprendre », « s’y coupent », « s’y cassent » ; allitération en [c] qui traduit la violence de la procédure : « curieux », « coupent », « cassent », « coups »). Ponge ici remet en cause l’imagerie romantique du poète inspiré. b. Le lecteur au travail. Mais l’ouverture de l’huître peut aussi être la métaphore de la lecture. Le lecteur ne peut avoir accès à la perle qu’au terme d’un travail exigeant (« plusieurs fois »). B. Redonner « force » aux mots et aux expressions Le poème met en évidence plusieurs procédés pour redonner toute leur force aux mots : - jeu sur des expressions toutes faites (« à boire et à manger ») - jeu sur la polysémie (« formule ») - jeu sur l’axiologie des mots (« blanchâtre », dont l’axiologie est négative, est associé à « brillamment », dont l’axiologie est positive) - attention à la matière visuelle des mots (récurrence des accents circonflexes) Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 51
- attention à la matière sonore des mots (allitérations et assonances).
III. « Re-nourrir l’homme » A. L’objet comme sources de sensations inouïes a. Des sensations contrastées : « brillamment blanchâtre », « ronds blancs » vs « noirâtre » ; « firmament […] de nacre » vs « visqueux et verdâtre »… b. Des sensations mêlées : visuelles et tactiles (« apparence plus rugueuse »), visuelles et olfactives (« à l’odeur et à la vue »)… B. La description comme un discours moral Non seulement le poème peut apparaître comme un art poétique mais il peut aussi apparaître comme une maxime morale. Mise en évidence du dernier segment de la dernière phrase : qu’on peut lire comme une critique discrète de l’orgueil du poète. Texte 4 (manuel de l’élève p. 145) Philippe Jaccottet, « Le Travail du poète », L’Ignorant, 1957
Problématique Face à un monde dont le sens lui échappe et qui semble déserté par les dieux, Philippe Jaccottet aborde les thèmes traditionnels de la poésie lyrique – la nature, la mort, l’enfance, l’amour –, avec une prudence et une délicatesse qui expliquent le titre du recueil, L’Ignorant. On pourra donc orienter la quête du sens en creusant ce que signifie chez Jaccottet le terme « appauvri » : ce terme connote la fonction du poète que l’on pourrait presque qualifier de « dialectique » car il exprime conjointement la nostalgie d’un sens perdu et la capacité à s’approcher au plus près d’une vérité et d’un bonheur éphémères. On pourra aborder ce poème en le confrontant avec le texte liminaire de Cahier de verdure, en prose, proposé dans les « Éclairages ». On pourra également établir un rapprochement avec un poème d’Yves Bonnefoy, « Dans le leurre des mots », II, in Les Planches courbes p. 77-78 jusqu’à « Aujourd’hui dans les ruines de la parole ». Le poème dans l’économie générale de l’œuvre Les poèmes qui composent L’Ignorant ont été écrits entre 1952 et 1956 et publiés en recueil en 1957. Ils sont contemporains d’un moment essentiel du parcours créateur du poète vaudois : son installation dans le village de Grignan dans la Drôme où il découvre la beauté d’un paysage à la fois lumineux et austère, en compagnie de sa femme, le peintre Anne-Marie Haestler. Celle-ci illustre d’ailleurs de ses dessins une des premières œuvres en prose de Philippe Jaccottet, La Promenade sous les arbres, parue en 1957 à Lausanne. Comme beaucoup de poètes, Jaccottet, dont l’œuvre entrera prochainement dans la Bibliothèque de la Pléiade, se montre sévère pour ses premiers écrits. Il date de L’Effraie (1953), qui le fait connaître à Paris après sa formation littéraire et ses débuts à Lausanne, sa véritable entrée en 52 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
poésie. Comme L’Ignorant, ce premier recueil tire son nom d’un poème isolé dans le recueil. Ce terme qui désigne un oiseau rapace nocturne, met un nom sur l’angoisse métaphysique du poète, influencé par Hölderlin et sa vision d’un monde déserté par le sacré, et rapproche son inquiétude des allégories précédentes de Musset et Baudelaire, pélican et l’albatros. Il écrit alors « Toute poésie est une voix donnée à la mort. » Le poète peut donc, dans ce premier recueil, être assimilé à l’effraie. Dans le poème qui nous occupe, « l’ignorant », « l’appauvri », c’est clairement le poète qui interroge en sourdine et le monde et sa propre écriture : le poème est caractéristique du « lyrisme réflexif » qui, selon Jean-Michel Maulpoix habite la poésie contemporaine. Jaccottet qui est, avec Michaux, le poète qui a suscité le plus de thèses et de travaux critiques, est reconnu depuis longtemps tout en restant en retrait.
Contexte historique et culturel En effet, ce recueil se situe dans une période où la poésie cesse de vouloir transformer le monde. Le reflux très net du surréalisme après la Deuxième Guerre mondiale laisse la place non à des courants mais à des recherches individuelles. L’hermétisme de certains créateurs comme Saint-John Perse, Pierre Reverdy ou René Char tend à réduire l’audience de la poésie à un cercle de lecteurs plus restreint qu’à l’époque des grands déferlements surréalistes. Philippe Jaccottet, qui rejette tout volonté d’hermétisme et poursuit, parallèlement à la création poétique, une importante activité de critique et de traducteur, est resté proche toute sa vie du poète lyrique vaudois Gustave Roud (1897-1976) dont les poèmes, souvent en prose, traitent avec un rayonnement secret, les grands thèmes traditionnels. Il se déclare également fasciné par un autre poète majeur, Jules Supervielle, auteur de Gravitations (1925) et d’Oublieuse mémoire (1948), qu’il ne rencontre qu’une seule fois, et qui est sensible comme lui, à la fragilité et à l’évanescence des choses et des êtres dont la poésie peut faire briller un instant l’éclat. Au moment où il écrit L’Ignorant, il est proche de poètes comme Yves Bonnefoy et André du Bouchet qu’on considère aujourd’hui comme les poètes de la présence. Thèmes et motifs du poème « Le Travail du poète » On peut retrouver l’ensemble de ces motifs en proposant une lecture de l’ensemble du recueil qui comporte vingt-sept poèmes, de longueur très inégale. Le choix de ce poème qui ouvre la deuxième section du recueil, intitulée « Paroles dans l’air » (éd. originale Gallimard p. 37) est lié à sa capacité de traduire l’originalité propre à la poésie de Jaccottet : - un travail très conscient des ressources techniques de la poésie qui, ici, reste fidèle au vers tout en déplaçant, en inquiétant légèrement les mètres et les formes traditionnels, mais qui se méfie des astuces techniques et de la grandiloquence qui le gênent quelque peu chez René Char, par exemple. La variété formelle ne se sépare pas d’un certain classicisme. L’alexandrin régulier domine encore mais l’influence de l’écriture fragmentaire qui ira en s’accentuant est déjà perceptible. On note la récurrence des tournures
dubitatives, interrogatives (v. 10-15), des modalités restrictives, (« juste » « assez » v. 21-22), du conditionnel. - la permanence du motif de la mort et de l’absence qui semble interdire la quête du sens et en même temps en aiguise la recherche car « elle est l’aliment de la lumière inépuisable ». Il écrit ainsi dans une note de La Semaison : « Le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique. » - les contrastés de la lumière et de la nuit : régulièrement invoquée, la lumière est appelée, invoquée comme une « dame » (v. 9-19) qui révèle « le monde » et permet au poète de sauver « ce qui scintille et va s’éteindre », dans un rythme binaire qui traduit une constante de cette poésie où se côtoient « l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur » selon le mot de Jean-Claude Mathieu. Dans le recueil comme dans le poème, la nuit et l’ombre (v. 29-21) échappent au temps et, malgré l’angoisse, révèlent l’inconnu. - l’ignorance consentie sinon volontaire, présentée comme une démarche. Jean Starobinski, rapproche cette posture de celle de Montaigne qui affirme : « Je parle enquérant et ignorant. » L’ignorance apparaît comme une posture dynamique : « Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance/ Plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne. » - la fonction du poète, son « travail » qui est de « veiller comme un berger » et de recueillir les bribes de sens qu’il peut s’approprier. Mais il ne se situe pas comme Char ou même Bonnefoy dans une perspective directement métaphysique ou sous l’influence de Heidegger : il ne se considère pas comme le « berger de l’Être ». La dimension philosophique naît du lyrisme et ne le précède pas. - l’effacement : c’est dans ce recueil qu’apparaît le vers fameux « l’effacement soit ma façon de resplendir », qui définit l’univers poétique de Philippe Jaccottet, une forme de connaissance qui se nourrit de ses propres incertitudes. C’est de cet effacement que naît le « chant » dont la possibilité est inlassablement interrogée par le poète. - la fonction réflexive de l’écriture particulièrement illustrée par ce poème. Le poète est constamment en train de rectifier, de nuancer sa perception sensible du monde. Le « je » qui s’exprime ne traduit pas seulement les émotions personnelles du poète. Il exprime l’angoisse et l’inquiétude de tous en affirmant en sourdine les pouvoirs de la poésie qui, loin de se contenter de chanter, recueille fugacement mais dans un éclat intemporel le sens de la vie.
Texte 5 (manuel de l’élève p. 146) Raymond Queneau, « La Chair chaude des mots », Le Chien à la mandoline, 1958
Problématique Ce poème, contemporain du fameux « Si tu t’imagines », extrait de L’Instant fatal (1952), qui, mis en musique par Joseph Kosma et chanté par Juliette Gréco devint très populaire, se présente directement comme un art poétique. Infatigable inventeur, Queneau fonde toute sa création sur le rapport avec les mots dont il rappelle la vocation première, être dits avant d’être écrits » et tous ses écrits intègrent la
force première de la langue parlée dont il repère le modèle dans l’œuvre de Céline. Le jeu sur le langage qui est à l’origine d’une œuvre immense et virtuose part en effet, en prose comme en poésie, du rapport vivant, charnel et affectueux, entretenu par l’écrivain avec les mots. Cette relation se veut sensuelle et concrète, dans une proximité avec les mots qui a pour conséquence le refus du verbiage, du bavardage, du lyrisme traditionnel. Il s’agira donc de montrer comment cet art poétique original prolonge et radicalise le combat des romantiques contre le carcan des formes fixes tout en exploitant justement le sonnet, véritablement « récupéré » dans un registre humoristique et familier.
Le poème dans l’économie générale de l’œuvre Si le talent d’encyclopédiste, d’inventeur verbal de Raymond Queneau (1903-1979) s’est épanoui dans ses romans et ses écrits théoriques, le poète est chez lui premier. Né avec le XXe siècle, Queneau s’est trouvé soumis à toute une série d’influences : c’est un bon élève et un écrivain précoce qui a déjà écrit, à treize ans, des romans et des poèmes tout en subissant durement le choc de la Première Guerre mondiale qui assombrit sa jeunesse, ses études de philosophie et une vocation littéraire en quête d’affirmation. Fin 1924, Queneau subit le choc surréaliste, rencontre, à partir de 1927, Breton et ses amis, notamment Jacques Prévert, Yves Tanguy et Marcel Duhamel et découvre l’écriture automatique. Bien qu’il ait – et avec lui l’OuLiPo – rejeté ce passé et cette technique « qui n’a jamais produit soit que des élucubrations d’une répugnante banalité, soit que des « textes » affligés dès leur naissance des tics du milieu qui les pondit. », la rencontre avec le surréalisme libère en lui une capacité de création qui va se tourner vers le travail sur la langue. C’est peu après sa rupture avec Breton, au moment où la mécanique surréaliste l’agace, que le déclic s’opère : il conçoit l’idée d’une littérature fondée sur l’opposition qu’il sent entre la langue parlée et la langue écrite qui s’exprime dans son premier « roman-poème » Le Chiendent (1933) qui paraît un an après le Voyage au bout de la nuit de Céline (1932). Mais tandis qu’il creuse cette veine, il écrit des poèmes, un « roman en vers », Chêne et Chien (1937) qui se prête, en détournant les codes de l’épopée, à une écriture en octosyllabes et à une division en chants. Tout en refusant d’adopter le ton noble de la tradition lyrique, Queneau cherche avant tout à exploiter les ressources de la langue classique pour la mieux la bouleverser en lui restituant sa vigueur créative. La quête du sens, chez cet écrivain, passe par un travail sensuel et virtuose sur la langue, immortalisé par les célèbres Exercices de style (1947) mais la légèreté voulue du propos cache une inquiétude et une angoisse existentielle profonde, celle d’un homme et d’un écrivain polymorphe et polygraphe qui ne s’inféode à aucune école avant de créer avec l’OuLiPo le lieu de toutes les inventions. Le Chien à la mandoline est une de ses dernières œuvres à adopter la facture apparemment traditionnelle du recueil. « La Chair chaude des mots » s’inscrit avec humour dans un aspect fondamental de son esthétique : le refus de l’inspiration et de l’abandon à l’inconscient, exprimé en ces termes dans le roman Odile (1937): Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 53
« Le vrai poète n’est jamais “inspiré” : il se situe précisément au-dessus de ce plus et de ce moins, identiques pour lui, que sont la technique et l’inspiration. »
Le contexte historique et culturel On pourra se reporter à ce qui concerne Francis Ponge dont Queneau est le contemporain et l’ami. Le poème : quelques approches possibles : - Jeu sur la forme classique du sonnet - Jeu sur l’intertextualité : reprenant sous la forme du sonnet le titre donné par Verlaine au poème qui célèbre la beauté de l’impair, le poème se présente comme une série de conseils en forme d’art poétique. - Reprise d’un combat ancien contre le mythe de l’inspiration et de la fureur poétique Pour commenter l’arrêt sur image (manuel de l’élève p. 147), on pourra faire appel à : www.centrepompidou.fr/ education/ressources/ens-brancusi/ BIBLIOGRAPHIE Éditions des textes
• Francis Ponge, Œuvres complètes, édition de B. Beugnot, tome 1, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. • Francis Ponge, Le Parti pris des choses, édition de É. Frémond, Gallimard, coll. « Folioplus classiques », 2009. • Arthur Rimbaud, Poésies, édition de L. Forestier, NRF, Poésie/Gallimard, 1984. • Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition de P. Brunel, Le Livre de Poche, coll. « Pochothèque », 1999. • Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition de A. Guyaux, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.
Ouvrages critiques
• Sophie Bogaert, Poésies d’Arthur Rimbaud, Bréal, coll. « Connaissance d’une œuvre », 2000. • Alain Borer, Rimbaud, l’heure de la fuite, Gallimard, coll. « Découverte », 1991. • Pierre Brunel, Rimbaud ou l’éclatant désastre, Champ Vallon, 1978. • Jean-Charles Gateau, Le Parti pris des choses suivi de Proêmes de Francis Ponge, Folio, coll. « Foliothèque », 1997. • Danièle Leclair, Lire « Le Parti pris des choses » de Ponge, Dunod, 1995. • Bernard Veck, Le Parti pris des choses, Bertrand Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 1994
Autres recueils de Philippe Jaccottet
• Poésie, 1946-1967, Poésie Gallimard, 1971, réédition 1990 • Airs, 1967, Gallimard • À la lumière d’hiver, Gallimard-Poésie, 1994 • Et, néanmoins : prose et poésie, Gallimard, 2001.
Ouvrages critiques
• Jean-Pierre Richard, « Philippe Jaccottet » in Onze études sur la poésie moderne, Seuil, Points-essais, 1964. • Jean-Claude Mathieu, Philippe Jaccottet, l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur, José Corti, coll. « Les Essais », 2003 • Christine Bénévent, Poésie et À la lumière d’hiver, commentaire, Gallimard, « Foliothèque », 2006. 54 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
Textes complémentaires
• Sur la création, chez Ponge, « le cycle des saisons » in Le Parti pris des choses. • extraits de l’Entretien de Francis Ponge avec Philippe Sollers (Seuil) pages sur « L’huître » : www.gymnyon.vd.ch/ docs/792/Ponge_analyse_Ponge.doc
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Nicolas Poussin, Autoportrait, 1650 De même que l’on a étudié comment le poète pouvait lui-même appréhender son art, on peut étudier un autoportrait qui permet au peintre d’exprimer la manière dont il envisage l’art pictural. Il faut toutefois rappeler que l’autoportrait pose un problème technique spécifique : comment peindre et poser en même temps ? Nous étudierons un des autoportraits de Nicolas Poussin (1594-1665), datant de 1650. Cette œuvre de 98 cm sur 74 est exposée au musée du Louvre.
I. Description 1. L’élément central : le peintre Il se présente en buste, de trois quarts, au centre de la composition. Sa tête, de face, est très légèrement tournée, ce qui rend sa posture plus dynamique. La lumière rasante, venue de la gauche du tableau accentue les traits du visage. On ne voit qu’une seule main, la main droite (le peintre est donc sans doute droitier et s’observe dans un miroir), qui tient un portefeuille et qui porte une bague. 2. L’arrière-plan Il est composé de différents tableaux. Le peintre s’est représenté dans son atelier. Le premier tableau est caché par le corps de Poussin, le deuxième est dissimulé par cette première toile. On n’en voit qu’un fragment, qui représente une dame blonde, vêtue à l’antique, et dotée d’un diadème décoré d’un œil. Le décalage entre les deux tableaux crée une fine ligne qui souligne les yeux du peintre. Dans la partie supérieure de la toile, on distingue un tableau tourné contre le mur. II. L’interprétation 1. Dignité et discrétion Lorsque le peintre fait son autoportrait, il a 56 ans, il est malade et il vient de perdre plusieurs êtres proches : cela explique la tristesse qui émane de son visage. De plus, la main du peintre, mise en valeur, est repliée sur elle-même : elle pourrait représenter le caractère ferme mais introverti du personnage. Dans cette perspective, la bague qui orne la main du peintre apparaît moins comme un signe de richesse que comme le symbole de la pureté et de la force de Poussin. 2. Les différentes étapes de la création On peut être surpris par l’absence de matériel de peinture sur le tableau : pas de palette ni de pinceaux. Pourtant, on peut repérer dans cet autoportrait toutes les étapes de la création artistique : le peintre commence par des esquisses (rangées dans le portefeuille), puis il passe un apprêt de
couleur neutre sur la toile (tableau de droite) avant de peindre son sujet à proprement parler (tableau de gauche), il entrepose enfin sa toile avant l’exposition (tableau retourné au fond). Le diadème orné d’un œil que porte la jeune femme blonde en fait une allégorie de la peinture. Ainsi, l’autoportrait de Nicolas Poussin permet à l’artiste de faire une réflexion sur soi mais aussi sur son art.
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE • Ronsard, Les Amours (1555), « Vœu » • Du Bellay, Les Regrets (1558), « Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? » • La Fontaine, Les Fables, I, 1 (1668), « La Cigale et la fourmi » • Musset, Poésies nouvelles (1835-1841), « Nuit de mai » • Hugo, Les Châtiments (1853), « France, à l’heure où tu te prosternes » • Mallarmé, Poésies (1887), « Brise marine » Ce parcours complémentaire vise à proposer une vision diachronique du poète au travail et une réflexion sur la manière dont il envisage sa place dans le monde. Le poète se représente comme un être solitaire, qu’il choisisse la solitude ou qu’il soit exclu de la société, qu’il se sente inadapté à la vie sociale ou supérieur aux autres hommes. L’écriture est souvent associée à une forme de souffrance, liée à la peur de la perte de l’inspiration, instable, fuyante, éphémère. Deux traditions s’opposent quant à l’inspiration : elle apparaît tantôt comme un don divin, tantôt comme le fruit d’un travail acharné. Le poète assigne des fonctions variées à la poésie : politique, prophétique, esthétique surtout.
Parcours 2 Forme, contrainte et invention Manuel de l’élève pp. 151-161 PROBLÉMATIQUE Alors que le premier parcours est tourné du côté du poète et de ses choix, cette nouvelle approche explore la façon dont le créateur se saisit des formes héritées et des contraintes qu’elles supposent pour les intégrer à sa propre quête du sens dans un discours poétique dont la signification est alternativement amplifiée, déplacée, nuancée ou corrigée par les choix formels. Dans le texte 1, « La ballade des pendus », il conviendra d’attirer l’attention des élèves sur le rapport paradoxalement fécond entre une forme extrêmement codifiée et l’expression d’une forte subjectivité qui donne au lyrisme
– qui désigne alors seulement l’accompagnement musical – un accent personnel. Ainsi le refrain en forme de prière qui fait pourtant partie des contraintes d’un genre populaire apparemment superficiel ou convenu, se charge-t-il d’une signification particulière : son retour obsédant au vocatif, l’adresse formulée à un « frère « chrétien » à une époque où la foi ne se discute pas, crée un pathétique qui contraste avec le naturalisme lié à la description du supplice et de ses effets. Villon y ajoute des éléments fantasmatiques qui lui sont propres et dont la morbidité tient sans doute à sa connaissance – que nous ne pouvons partager – de la ville médiévale et des bas-fonds de la société. On pourra confronter l’aisance avec laquelle le poète se joue de l’exercice littéraire avec la tradition véhiculée par Marot, admirateur de Villon, sur les conditions tragiques d’écriture du poème. Cette « épitaphe » est un premier exemple de détournement des formes héritées puisque Villon associe deux regitres apparemment antinomiques. Dans le texte 2, Ronsard, « Je vous envoie un bouquet », on se trouve à la frontière entre la poésie de commande et le lyrisme personnel. Ce sera l’occasion d’un travail d’histoire littéraire qui mettra en évidence la fécondité de la contrainte qu’elle soit liée au goût du temps, ici la mode du sonnet, mis à la mode par Pétrarque, à la volonté du commanditaire, ou à un credo esthétique : dans le cas de Ronsard, les trois éléments sont présents. Ce texte permet de travailler sur la forme du sonnet régulier, en particulier l’opposition entre les deux quatrains et les deux tercets, et la singularité du dernier vers qui vient souvent donner au poème un sens en forme de chute, et d’un type de lyrisme totalement formalisé autour de thèmes récurrents comme le carpe diem, la déploration de la fuite du temps, le discours galant, l’image de la fleur renvoyant à la caducité de la beauté. On pourra comparer ce poème avec « Mignonne, allons voir… ». De cette omniprésence de la forme, on pourra dégager l’impression paradoxale de vérité propre à ce sonnet et la relier à une réflexion sur la poésie comme expression de l’universel. Il conviendra aussi d’insister sur la dimension argumentative du texte en soulignant l’importance du système d’énonciation, et sur celle du dernier vers qui donne son sens à l’ensemble du texte. Le texte 3, Verlaine, « Monsieur Prud’homme », donne un bon exemple de la manière dont la fortune des formes régulières comme le sonnet a été assurée par toute une série de détournements et de réécritures qui sur le mode parodique, dès le xviie siècle, dans le registre de la satire ou sous l’angle de l’art poétique (voir dans le parcours 1, Le Chien à la mandoline, de Queneau). On travaillera sur le lien entre la solennité de la forme et la gravité ridicule du personnage, la critique du conformisme bourgeois (qu’on trouve chez Flaubert dans le roman) à travers la forme « noble » d’un sonnet en alexandrins, qui se trouve ici en écart par rapport à la norme : rimes provoquant des effets comiques, oppositions burlesques entre noblesse du rythme et prosaïsme, nombre important de diérèses destinées à ridiculiser le sérieux et la gravité du personnage… Ici la poésie se met au service d’une argumentation. L’étude du texte 4, Baudelaire, « Harmonie du soir » devrait permettre de tordre le cou à quelques idées reçues Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 55
sur l’esthétique baudelairienne qui se nourrit de diverses influences mais emprunte aussi à de très nombreux modèles sur un mode très technique. Lauréat du concours général pour sa production de vers latins, le poète est rompu à la versification, travaille avec un dictionnaire de rimes : il n’est donc pas interdit de se demander si la quête mystique du beau dans ce poème n’est pas non la cause mais la conséquence de l’emploi à la rime de trois termes isométriques du lexique religieux (encensoir, reposoir, ostensoir). On pourra interroger le rapport entre la forme exotique du pantoum, mise à la mode par Hugo (voir manuel de l’élève p. 156), et la conception de la beauté et de la poésie chez Baudelaire. Par sa mélodie répétitive et obsédante, le pantoum produit un effet hypnotique qui semble inscrire dans l’éternité un moment mystique appelé à se figer dans la perfection du poème et à refléter une image de l’Idéal, par le biais des correspondances, essentiellement visuelles et sonores. Dans le texte 5, Apollinaire, « Il pleut », c’est la quête du sens à travers la correspondance quasi totale entre le fond et la forme, sous l’angle de l’analogie, qu’il conviendra d’étudier. Cette conception de la poésie est à la fois extrêmement moderne et, en même temps, archaïque, en relation avec les sources figuratives de l’écriture. On peut travailler sur la dialectique de l’abstrait et du concret recouverte par cette page : le langage devient figuration concrète, mais en même temps, la pluie dont il est question dans le texte est une pluie « métaphorique », renvoyant à deux significations opposées : les larmes de regret et le sentiment de libération éprouvé lorsque les liens du souvenir se dénouent : l’image (concrète) est le seul point de rencontre entre les deux abstractions. Elle nous introduit dans une logique de l’image et du symbole qui n’est pas la logique ordinaire et qui préfigure la poésie surréaliste. On pourra commenter avec les élèves, à propos de ce texte, une réflexion de Paul Claudel dans Réflexions sur la poésie : « Le rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc, est la ressource particulière de la poésie, et c’est pourquoi la page est son domaine propre, comme le livre est celui de la prose. » Le texte 6 conclut logiquement le parcours en montrant comment, chez Pérec comme chez les Oulipiens – aussi bien en prose qu’en poésie – le sens naît d’une contrainte choisie de façon aléatoire (ou fondée sur des règles mathématiques). « Je me souviens » est ainsi un texte hors genre dit à « démarreur » dont on pourra rapprocher le principe d’écriture de l’ouvrage d’Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit. Le texte lui-même est provoqué par une double contrainte : à celle qui suppose que chaque phrase commence par la formule « je me souviens » s’ajoute celle de l’anamnèse, exercice inspiré par la psychanalyse, qui fait travailler la mémoire exclusivement sur de micro-souvenirs liés à des perceptions fugaces et quotidiennes. Roland Barthes souligne d’ailleurs que « l’anamnèse ne retrouve que des traits insignifiants, nullement dramatiques, comme si je me souvenais du temps lui-même et seulement du temps (…) ». Georges Pérec fait de cet exercice une contrainte en s’imposant de ne choisir parmi ces faits insignifiants que ceux qui appartiennent à la mémoire collective des années 1960 et non à son expérience per56 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
sonnelle. La poésie d’une telle forme qui emprunte son sujet au quotidien le plus prosaïque naît d’une musique intérieure : derrière cette « belle absente » qui n’est pas ici la lettre « e » comme dans La Disparition mais l’effusion personnelle, le poème à démarreur véhicule la nostalgie du monde de l’enfance, détourne la modernité, le quotidien, le prosaïque. On pourra en rapprocher l’humour et l’ironie, caractéristiques de l’Oulipo, du joyeux anarchisme des « inventaires » de Jacques Prévert. LES TEXTES DU PARCOURS Texte 1 (manuel de l’élève p. 152) François Villon, « Ballade des pendus », 1462 Jeu sur des thèmes morbides ou œuvre personnelle : C’est Clément Marot qui intitula, bien après sa composition, ce poème : « Épitaphe en forme de ballade que fit Villon pour lui et ses compagnons, s’attendant à être pendu avec eux ». Plusieurs formes héritées s’y croisent : - L’« épitaphe » un petit poème, écrit depuis l’antiquité sur les tombeaux dont l’auteur et le destinataire sont mal définis et qui hésite souvent entre le registre élégiaque et la satyre. - La « ballade » sous sa forme de grande ballade renvoie à la chanson populaire mais surtout à la danse dont le sème est contenu dans le terme « baller ». Elle se rattache à l’univers des fêtes de cour et des jeux poétiques. Avec ses répétitions et ses refrains, cette forme est avant tout musicale, même si elle cesse d’être chantée à la fin du XIVe siècle. Le poème dans son contexte : une variation sur les motifs de la danse macabre et du Memento mori. Villon semble associer en jouant sur les contrastes une danse morbide, celle des cadavres qui se balancent au bout de la corde et l’harmonie musicale d’une danse de cour dans une inversion carnavalesque des valeurs parfaitement ancrée dans l’imaginaire du XVe siècle. On travaillera sur le rythme du décasyllabe 4/6, 6/4 et le fonctionnement sur quatre rimes pour montrer le caractère obsédant de ce rythme. Le motif de la « danse macabre » fondé sur l’idée de l’effacement des rôles et des hiérarchies sociale devant la mort est très prégnant dans la peinture du XVe siècle, à travers notamment de vastes ensembles qui détaillent la réunion dans cette sinistre farandole de tous les grands de ce monde. On pourra exploiter les ressources de l’iconographie, notamment par l’intermédiaire des musées historiques de Bâle et de Berne qui possèdent de très vastes ensembles très bien conservés. Du poème à l’argumentation : des outils rhétoriques : - la prière sur le mode litanique, un énoncé performatif - l’appel à la sympathie par la communion dans l’horreur - la mise en hypotypose d’un spectacle terrifiant - le recours à la prosopopée
Texte 2 (manuel de l’élève p. 154) Pierre de Ronsard, « Je vous envoie un bouquet », Continuation des Amours, 1555
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Ce sonnet est le trente-cinquième de la Continuation des Amours. Il est repris en 1572 dans le Second livre des Amours, mais supprimé en 1578 quand apparaît « Quand vous serez bien vieille ». Contexte esthétique et culturel La naissance du sonnet Le sonnet (de l’italien sonnetto, « petit son »), vraisemblablement né en Sicile au XIIIe siècle, est la forme que choisit Pétrarque au XIVe siècle pour chanter ses amours avec Laure. Ce poète devient à la mode en France quand le poète Maurice Scève croit découvrir le tombeau de la jeune femme en 1533. Quelques années plus tard, Marot commence à écrire des sonnets en français. En 1548, les sonnets de Pétrarque sont traduits et, grâce à l’imprimerie, largement diffusés. L’année suivante, Du Bellay publie L’Olive, premier recueil entièrement composé de sonnets. Le sonnet est une forme fixe, sujette à variations. Elle est composée de quatorze vers (deux quatrains – rimes croisées ou embrassées – et un sizain). C’est Marot introduit le schéma de rimes le plus courant en France pour le sizain : ccdeed. Peletier du Mans propose un autre schéma promis à un brillant avenir : ccdede. Ronsard et ses Amours contribuent à imposer ces deux schémas comme la norme. À sa création, le sonnet est souvent composé de décasyllabes – alors que l’alexandrin prévaudra ensuite. De plus, l’alternance de rimes masculines et de rimes féminines ne s’impose que progressivement, à mesure que les rimes se font plus discrètes. La Pléiade La Pléiade – auparavant nommée « La Brigade » – réunit sept poètes, parmi lesquels Ronsard et Du Bellay. Elle a une haute idée de la France et de la langue française d’une part, du poète d’autre part. L’esthétique de la Pléiade repose sur un équilibre entre imitation des anciens et innovation langagière (cf. Défense et illustration de la langue française, art poétique de Du Bellay). Ces poètes – ou plutôt ces Poëtes, avec une majuscule et un tréma pour faire plus grec – rejettent les formes poétiques médiévales comme la ballade et leur préfèrent des formes empruntées au grec, au latin ou à l’italien, l’ode, l’hymne ou encore le sonnet. Ils revendiquent un meilleur statut et appuient leur demande de reconnaissance sur un mythe platonicien. Pour eux, la poésie ne doit pas être considérée comme un savoir-faire mais comme un don divin. « Il y a une troisième espèce de possession et de délire, celui qui vient des Muses. Quand il s’empare d’une âme tendre et pure, il l’éveille, la transporte, lui inspire des odes et des poèmes de toute sorte et, célébrant d’innombrables hauts faits des anciens, fait l’éducation de leurs descendants. Mais quiconque approche des portes de
la poésie sans que les Muses lui aient soufflé le délire, persuadé que l’art suffit pour faire de lui un bon poète, celui-là reste loin de la perfection, et la poésie du bon sens est éclipsée par la poésie de l’inspiration. »
Platon, Phèdre, 245b
Des Amours à la Continuation des Amours Ronsard publie Les Amours en 1552. Dédiés à une femme, Cassandre, ils sont très influencés par Pétrarque, aussi bien dans les thèmes (soumission de l’amant à une femme belle et cruelle, primauté des sentiments sur le désir charnel…) que dans la forme (sonnet, jeux lexicaux et syntaxiques, métaphores récurrentes comme celles de la chasse…). La Continuation des Amours paraît en 1555. Si Cassandre n’est pas oubliée, elle est rejointe par Marie Dupin, jeune paysanne de Bourgueil, et plusieurs autres jeunes filles, parmi lesquelles ses sœurs. Ronsard remet donc en cause l’un des fondements du pétrarquisme : la fidélité de l’amant malgré la cruauté de la femme aimée. Il développe d’ailleurs toute une réflexion sur l’inconstance dans cette nouvelle série de poèmes. Marie n’est pas du même rang social que Cassandre, ce qui invite Ronsard à changer de style pour la chanter : il la peint dans un cadre plus intime, plus familier, choisit un lexique moins recherché et des tours de phrase plus simples.
Caractérisation du passage « Je vous envoie un bouquet » est un sonnet composé de décasyllabes. Il présente un schéma de rimes originales dans le sizain qui en fait un sonnet irrégulier (cdcdee). Il développe le thème du Carpe diem, largement développé dès l’Antiquité, par Horace (l’expression se trouve dans une de ses Odes, I, 11, 8) ou Virgile notamment. Elle exprime une philosophie que l’on pourrait qualifier d’épicurienne. Ronsard développe cette idée à plusieurs reprises, comme dans « Mignonne, allons voir si la rose » (Ode, I, 17). Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avoit desclose Sa robe de pourpre au Soleil, A point perdu ceste vesprée Les plis de sa robe pourprée, Et son teint au vostre pareil. Las ! voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place Las ! las ses beautez laissé cheoir ! Ô vrayment marastre Nature, Puis qu’une telle fleur ne dure Que du matin jusques au soir ! Donc, si vous me croyez, mignonne, Tandis que vostre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez vostre jeunesse : Comme à ceste fleur la vieillesse Fera ternir vostre beauté
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Proposition de lecture analytique I. Carpe diem A. La beauté féminine associée aux fleurs La comparaison entre la femme et les fleurs se fait en plusieurs temps : - le poème parle de fleurs dans le premier quatrain (« bouquet », « fleurs »), mais le participe « épanies » peut être employé pour des fleurs comme pour une femme. - le poème parle de la beauté féminine dans le deuxième quatrain, avec des métaphores qui lui permettent d’employer un vocabulaire floral pour décrire une femme (« fleuries », « flétries » : ces deux participes passés occupent la même place que les deux participes passés qui désignaient les fleurs dans le premier quatrain). - la comparaison est explicitée dans le second quatrain : « Cela vous soit un exemple certain », « comme fleurs ». B. L’obsession de la mort a. Une existence éphémère. Ronsard souligne que la fuite du temps est rapide : - champ lexical de la brièveté : « demain », mis en valeur à la fin du premier quatrain ; « En peu de temps », en début de vers ; « tout soudain », en fin de vers ; « Et tôt », en début de vers : tous les termes sont placés à des positions stratégiques. - recourt à des monosyllabes qui accélèrent le rythme du vers (« Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame », v. 9). b. La certitude de la mort. La mort est un aboutissement nécessaire pour l’homme – et pour la femme, quelle que soit sa beauté ! - champ lexical de la mort : « Chutes à terre », image concrète, soulignée par l’assonance en [u] ; « cherront » ; « périront » ; « serons étendus sous la lame », à nouveau une image concrète. - on passe du subjonctif passé qui exprime un irréel (« Chutes à terre elles fussent demain ») à l’indicatif qui exprime une certitude (« cherront », « périront »). II. Une entreprise de séduction Ronsard reprend donc une réflexion épicurienne portée par la métaphore des fleurs, mais il la met au service d’une entreprise de séduction. A. Un don a. Des fleurs. Le sonnet s’ouvre sur l’offre d’un bouquet (champ lexical des fleurs : « bouquet », « fleurs épanies », « cueillies », « fleuries », « fleurs »). Le poète insiste sur la signification de ce don en soulignant son implication (« Je », mis en valeur en début de vers ; « ma main », mis en valeur en fin de vers et en position de sujet). b. Le poème. Toutefois, le véritable don est le poème qui accompagne ces fleurs. B. Entre réflexion philosophique et conversation amoureuse a. « nous ». Au début du poème, le poète (« Je », « ma main ») et Marie (« vous », « vos beautés ») sont dissociés. Apparaît ensuite le pronom « nous », qui semble d’abord avoir un sens universel et désigner l’homme en général (« nous nous en allons ») mais qui a ensuite une accep58 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
tion plus réduite (« nous parlons » = le poète et Marie). Le poète tisse progressivement des liens entre lui et la femme aimée. b. Évocation d’une intimité. Le poète évoque une conversation intime avec Marie (« des amours desquelles nous parlons ») : il ne s’agit pas seulement pour lui de mener une réflexion épicurienne sur le temps qui passe, mais d’évoquer la relation qu’il entretient avec la jeune femme. C. Un raisonnement logique Le poème est composé de manière à séduire Marie : la composition du sonnet se met au service d’une démonstration : - premier quatrain : don d’un bouquet, forme de séduction conventionnelle, v. 1-2 ; insistance sur la fragilité des fleurs, v. 3-4. - deuxième quatrain : les fleurs comme preuve du caractère éphémère de la beauté de la destinatrice du don, Marie. - sizain : généralisation – l’homme est mortel, v. 9-13 ; déduction : Marie doit aimer pendant qu’il est encore temps, v. 14. Tout le sonnet conduit à cette pointe.
Texte 4 (manuel de l’élève p. 156) Charles Baudelaire, « Harmonie du soir », Les Fleurs du mal, 1857
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre On se reportera au manuel de l’élève p. 139 et aux éléments fournis par le livre du maître des classe de seconde. Contexte esthétique et culturel Baudelaire, un auteur à la croisée des chemins Baudelaire est un auteur inclassable, dont l’œuvre transcende les catégories et étiquettes littéraires établies. En effet, le milieu du XIXe siècle n’est plus tout à fait celui du romantisme et pas encore pleinement ni celui du réalisme, ni celui du symbolisme. Le second romantisme On peut parler à propos de Baudelaire de « second romantisme », puisqu’il décrit le romantisme essentiellement comme la modernité. Son peintre de prédilection est d’ailleurs le peintre romantique par excellence, Eugène Delacroix. Baudelaire est clairement l’héritier d’une tradition romantique qui met le poète au centre du monde littéraire, voire de la société. En effet, Hugo a transformé le poète en prophète, en mage dont la parole est Vérité. Le poète des Fleurs du Mal reprend une partie de cette tradition romantique, qu’il va faire néanmoins évoluer. Pour lui, et à l’image des romantiques, être poète est à la fois une malédiction et une « Bénédiction ». Le poète souffre, d’une souffrance qu’il doit endurer dans son « étude du beau » et sa quête obsessionnelle de la perfection. L’inadaptation est donc le lot du poète et le malheur empreint sa condition. Chercher le beau est une condamnation, qui s’accompagne des souffrances que le poète se prodigue à lui-même. Parnassien, symboliste, décadent ?
Des Parnassiens, Baudelaire se rapproche par le culte de la forme, visible dans son admiration pour Théophile Gautier, « poète impeccable », à qui sont dédiées ses « fleurs maladives ». En outre, plusieurs poèmes des Fleurs du mal paraissent dans le Parnasse contemporain, organe officiel du mouvement. Des Symbolistes, on le rapproche essentiellement du fait des « Correspondances », poème dans lequel Baudelaire décrit la « ténébreuse et profonde unité » d’un monde au sein duquel « les parfums, les couleurs et les sons se répondent. ». Le poète se doit d’établir une traduction possible du langage secret de la nature. Les Décadents de la fin du siècle se réclameront aussi de lui, de son goût du morbide et de l’artificiel. Par exemple, J-K Huysmans lui rend un hommage appuyé dans son roman A Rebours (1884), dont le héros des Esseintes admire les « chants clamés pendant les nuits de sabbat » du poète des Fleurs du Mal. Des relations complexes avec le réalisme Les relations de Baudelaire avec le réalisme sont loin d’être faciles à trancher : à ses débuts, il est l’ami proche de Champfleury, apôtre du réalisme, avec qui il fonde en 1848 un très éphémère journal dont le frontispice est l’œuvre de Courbet, peintre porte-drapeau du mouvement réaliste. Par ailleurs, le procès de 1857 des Fleurs du Mal mentionne l’accusation de réalisme, à une époque où le terme est quasi insultant et équivaut à l’immoralité en art et au culte des bas-fonds. Mais le poète va prendre peu à peu ses distances avec le mouvement, au fur et à mesure de l’affirmation de ses convictions en art, et notamment de la glorification de la « reine des facultés », l’imagination. Le poète de la modernité Le thème urbain C’est dans les écrits sur l’art et dans les poèmes que va se constituer la thématique urbaine et moderne qui constitue un des apports décisifs de Baudelaire à la poésie française. Le Salon de 1846 affirme l’existence d’un « héroïsme de la vie moderne », et tient « la vie parisienne [pour] féconde en sujets poétiques et merveilleux. » En 1861, Baudelaire ajoute la section des « Tableaux parisiens » aux Fleurs du Mal, et le monde urbain fait ainsi son entrée dans sa poésie. Cette errance est une exploration du présent, et une quête du choc, de la surprise, présente souvent à travers la rencontre d’ « êtres singuliers, décrépits et charmants. » La ville exerce un « enchantement » au sens fort du terme, et le thème urbain est l’exemple le plus marquant de transformation de la boue en or, de fleurs poussées sur un terreau horrible. Il faut attendre cependant Le Peintre de vie moderne et les réflexions sur Constantin Guys, pour que Baudelaire formalise sa pensée sur la modernité, définie comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » « Tu m’as donné la boue et j’en ai fait de l’or » (projet d’épilogue de l’édition de 1861 des Fleurs du Mal). Pour Baudelaire, le travail poétique se définit comme une opération quasi alchimique, qui consiste à tirer des « fleurs » du mal, à transformer la boue en or. Sur une terre aride doit naître l’abondance, tout comme du métal on tente
de faire de l’or. C’est une véritable transfiguration qui définit le travail poétique, et nous avons déjà signalé le rôle que les images doivent jouer dans cette opération, qui est un travail. En effet, Baudelaire congédie aussi avec cette conception l’idée de l’inspiration romantique qui visite le poète habité. Le dialogue entre les arts Des préoccupations du poète apparaissent communes à celles des peintres : la thématique de la ville va ainsi prendre une importance grandissante, avec l’aquafortiste Charles Méryon, graveur de vues de Paris célébré dans le Salon de 1859. Méryon choisit d’interrompre sa carrière d’officier de marine, afin de « peindre la noire majesté de la plus inquiétante des capitales ». Mais celui qui va s’imposer comme le « Peintre de la vie moderne », c’est Constantin Guys, essentiellement illustrateur pour les journaux, dont Baudelaire découvre l’œuvre qu’il consacre immédiatement comme une sorte d’illustration à ses propres recherches sur la modernité. Guys esquisse les figures contemporaines et croque la vie élégante du second empire, et sa peinture de mœurs s’inscrit résolument dans le présent, dont Baudelaire cherche à mettre en valeur l’héroïsme. Il s’agit de « rechercher quel peut être le côté épique de la vie moderne » et de compléter la « comédie humaine » du monde moderne.
Caractérisation du passage Ce poème est d’inspiration romantique. La forme du pantoum a été introduite par Victor Hugo dans Les Orientales (pour les règles de cette forme fixe, voir le manuel de l’élève). De plus, deux thèmes caractéristiques de la poésie romantique apparaissent ici : le soleil couchant, dont la beauté est associée à la mélancolie, la religion qui donne au paysage une solennité particulière. Toutefois, les synesthésies, la discrétion du lyrisme,… inscrivent clairement ce poème dans la modernité baudelairienne. Proposition de lecture analytique I. « Harmonie du soir » Baudelaire peint dans ce poème un paysage sombre mais harmonieux. A. Un paysage sombre a. La dramatisation de la mort du soleil. Vers répété deux fois : « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige » : allitération en [s] qui souligne le mot « sang » ; utilisation de l’accompli (« s’est noyé ») qui suggère le caractère irrémédiable de la mort ; participe passé « noyé » mis en valeur à l’hémistiche. b. Un système d’opposition. Le paysage est d’autant plus sombre que l’ombre ressort par contraste. Opposition entre le « passé lumineux » et le « néant vaste et noir » du présent. B. « Correspondances » Les sensations se mêlent et créent des synesthésies. Par exemple, dans le premier quatrain, quatre sens sont convoqués : le toucher et l’ouïe (« vibrant »), l’odorat et la vue (« encensoir »). Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 59
C. « De la musique avant toute chose » L’harmonie réside surtout dans la musicalité des vers : a. Le pantoum. Certains vers sont répétés, selon les règles du pantoum : les vers 2 et 4 d’un quatrain constituent les vers 1 et 3 du quatrain suivant. Il n’y a donc que deux rimes dans tout le poème ([ige] et [oir]) ce qui crée une impression d’unité et d’harmonie. b. Assonances et allitérations. Par exemple dans les vers 4 et 7, allitération en [v] et assonance en nasale, qui renforcent le chiasme et traduit de manière expressive la musique évoquée par le vers (« Valse mélancolique et langoureux vertige ! »).
II. Un paysage-état d’âme A. Un lyrisme discret Ce paysage reflète les sentiments du « je » lyrique, qui peuvent ainsi s’exprimer indirectement. a. Le paysage chargé de sentiments. Champ lexical des sentiments pour caractériser des éléments du paysage (« mélancolique », « afflige », « triste et beau »). Personnifications qui suggèrent une projection du poète sur le paysage. b. L’effacement du « je » lyrique. Le poète ne se montre quasiment pas dans le poème. Deux effets : - confère une certaine universalité au poème. Le lecteur peut également projeter ses sentiments sur le paysage décrit. - met en évidence les rares interventions du poète, même masqué. B. Une présence masquée a. « Un cœur ». Attention à l’article indéfini « un » dans « un cœur », doublement mis en valeur (par la répétition en apposition, par l’inversion de l’ordre normal de la comparaison – comparé abstrait, comparant concret). Ce cœur pourrait être celui du poète. Le rythme des vers 10 et 13 tend à mettre en évidence le hiatus « qui hait » par le déplacement de la césure : le verbe résonne comme un cri inharmonieux dans l’« harmonie du soir ». b. Les exclamatives. Elles traduisent également la présence du poète puisqu’elles chargent les vers d’une émotion. c. Une occurrence de la première personne. Les marques de la première et de la deuxième personne n’apparaissent que dans le dernier vers (« Ton », « moi »). Dernier vers d’autant plus expressif qu’il rompt avec la règle du pantoum. Mise en valeur du thème du « souvenir ». C. La poésie comme cérémonie du souvenir a. La poésie comme un « ostensoir ». Le champ lexical de la religion est très présent dans le texte : donne une dimension solennelle au poème (« encensoir », « reposoir », « ostensoir » : tous les trois mis en valeur à la rime). Le « reposoir » et l’« ostensoir » ont tous les deux pour but de mettre en valeur l’hostie, présence d’une absence. La poésie a la même fonction : rendre présent ce qui s’absente (« vestige », mis en valeur à la rime et souligné par l’exclamative ; « souvenir »). b. Préserver le souvenir. La poésie parvient à préserver le souvenir : « luit », au présent de l’indicatif, a une axiologie positive, d’autant qu’il s’oppose à « néant vaste et 60 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
noir », comme la lumière à l’ombre. Réintroduit le « passé lumineux » dans le présent. Verbe « luit » mis en valeur à l’hémistiche, soutenu par l’assonance en [i] qui crée un écho avec « souvenir ». BIBLIOGRAPHIE Éditions des textes
• Baudelaire, Œuvres complètes, tome I, édition de C. Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », • Ronsard, Les Amours et les Folastries (1552-1560), édition de A. Gendre, Le Livre de poche, coll. « Classique », 1993. • Ronsard, Œuvres complètes, tome I, édition de J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993.
Ouvrages critiques
• Véronique Anglard, Les Fleurs du Mal, Paris, Bréal, coll. « Connaissance d’une œuvre », 1998. • Claudine Nédélec (sous la direction de), Lectures des Amours de Ronsard, PUR, coll. « Didact français », 1997. • Véronique Denizot, Les Amours de Ronsard, Folio, coll. « Foliothèque », 2002. • Claude Launay, Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, Gallimard, collection « Foliothèque », 1995.
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Botticelli, Le Printemps, 1481-1482 Le Printemps de Sandro Botticelli, artiste représentatif du Quattrocento, a été peint en 1481 ou 1482. Ce tableau imposant (204 cm sur 314 cm), aujourd’hui exposé au musée des Offices à Florence, a été commandé au peintre par Lorenzo di Francesco de Médicis, cousin de Laurent de Médicis, mécène privé de Botticelli, à l’occasion de son mariage. Il était destiné à être accroché au-dessus d’un banc attenant à la chambre nuptiale, à hauteur du regard. Le tableau traite de l’amour, de façon topique pour l’époque, par le biais d’une allégorie.
I. La pluralité des récits A. La lecture du tableau (composition et direction du regard) Le Printemps est un tableau dont la lecture au premier abord peut paraître difficile, car la toile est peuplée d’un foisonnement de personnages : le spectateur a besoin d’un guide pour son regard. Le personnage de Vénus, qui trône au centre de la toile, se dessine comme le point de fuite principal du tableau. Il trace une ligne verticale qui scinde l’espace de la toile en deux parties symétriques. De part et d’autre de ce protagoniste central se déploient deux récits. La tête penchée et le geste de la main droite de Vénus invitent le regard à se porter dans la direction des trois Grâces. Par ailleurs, le geste de Cupidon qui va tirer une flèche invite le spectateur à regarder à gauche de Vénus. Le regard du spectateur est donc guidé par les personnages du tableau. Il circule selon un schéma tout tracé. B. Vénus
Vénus est mise en valeur par sa position centrale mais légèrement en retrait, qui donne une impression de profondeur. Les couleurs du tableau la font également ressortir aux yeux du spectateur : couleur rouge de son drapé, opposition entre la couleur diaphane de son teint, de son visage et l’obscurité du bosquet de myrte qui se trouve derrière elle. Elle est en effet représentée avec ses attributs traditionnels : la myrte, les agrumes (pommes d’or du jardin des Hespérides), Cupidon. C’est elle qui personnifie le printemps. C. Les trois Grâces La scène de gauche marque une rupture avec la verticalité et le triomphe de la courbe, de l’arrondi, symboles de la douceur féminine. Ce sont les trois Grâces, suivantes de Vénus, qui dansent. À leur gauche, se trouve l’unique personnage masculin du tableau, Mercure, reconnaissable à son casque et à son caducée. Selon les humanistes, ce dieu, père supposé de Cupidon et fils de Maia – mai – faisait en effet fuir le mauvais temps grâce à son caducée. Il se dessine comme un personnage à l’écart (ligne verticale, excentrée, périphérique par rapport à l’univers féminin exprimé par des courbes). D. Zéphyr et Chloris La scène ne se passe pas en même temps que la scène de gauche (les lignes de fuite ne vont pas dans le même sens ce qui indique que le vent n’est pas le même des deux côtés du tableau). Elle met en scène un épisode mythologique connu de tous au XVe siècle, celui des amours de Zéphyr et Chloris. Alors que Zéphyr est en train de s’accoupler avec Chloris, elle se métamorphose en Flore. Sa métamorphose est une nouvelle incarnation du printemps (robe de fleurs ; ventre arrondi qui évoque la maternité, la fécondité ; jets de fleurs, bonnes semences, germination).
II. Signification des différents récits A. Une apologie de l’amour conjugal Vénus porte le voile des femmes mariées du Quattrocento, une robe blanche, qui signifie la pureté, ornée de
flammes, symboles des feux de l’amour, et un collier de perles, indice de pureté. Elle ramène pudiquement son manteau rouge sur son sexe et son ventre est arrondi ce qui suggère qu’elle est peut-être enceinte. Elle incarne donc l’amour mais pas le désir. Elle vante les vertus de l’amour conjugal : pureté, fécondité, maternité, chasteté… Ces vertus sont reprises dans les attributs des Grâces, elles aussi dotées de perles et de saphirs, dont la couleur bleue rappelle la couleur du manteau de la Vierge. Le tableau apparaît donc comme une apologie de l’amour conjugal, une représentation sensuelle, heureuse de l’amour conjugal. B. La leçon chrétienne Or, le mariage est l’un des sept sacrements de la religion chrétienne. On retrouve ici une caractéristique de la Renaissance italienne : faire usage de la mythologie à des fins morales, chrétiennes. Elle résout la contradiction entre un retour aux divinités antiques et païennes et une civilisation profondément christianisée en moralisant la mythologie, en y voyant des messages chrétiens cachés antérieurs à la révélation. La leçon morale contenue dans le tableau est une apologie de l’amour conjugal, c’est-à-dire de l’amour spiritualisé. Vénus n’incarne pas ici la déesse du désir débridé mais la déesse de l’amour raisonnable. Le tableau peut se lire de droite à gauche comme une élévation du désir charnel à un désir spirituel. Cette lecture chrétienne s’inscrit dans une tradition platonicienne : Platon prône l’élévation, la purification du terrestre, du corporel au spirituel. On peut noter que les contours des drapés des différents protagonistes du tableau restent flous, ils connotent l’idée de légèreté et donnent l’impression que les personnages n’ont pas de poids, qu’ils sont évanescents, dégagés de la matérialité du corps. De droite à gauche se dessine donc, se lit donc un trajet ascensionnel qui élève de la bassesse de la corporéité à la sagesse de la spiritualité. Ce tableau est un bon exemple d’une invitation à une lecture participative de l’œuvre. Il est par ailleurs extrêmement représentatif du Quattrocento qui va inspirer la Renaissance française.
Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 61
Parcours 3 Henri Michaux, La nuit remue, 1935 Manuel de l’élève pp. 165-173 Le choix de ce recueil En choisissant d’organiser ce parcours autour de cinq poèmes empruntés à la première section de La nuit remue, nous invitons les classes à une double démarche : Il sera d’abord intéressant dans le cadre de la lecture cursive d’inciter à la découverte d’un poète qui, au-delà de ses obscurités et de ses provocations, exprime une souffrance, une révolte et un sens de la dérision en résonance avec ce que peut vivre un lycéen : Michaux est avant tout celui qui dit « non », non au monde, non à lui-même, non au métier ou à la fonction de poète (voir page 137 du livre de l’élève) et à la notion même d’« œuvre ». Par ailleurs, comme l’a remarqué Raymond Bellour (voir infra, bibliographie), l’un des meilleurs connaisseurs de cette poésie, dont nous reprendrons plusieurs fois les analyses, la littérature est avant tout une « opération de survie » dans une existence que la perte de la croyance religieuse a confrontée très tôt au vide. Michaux qui a multiplié les expériences comme médecin, comme matelot, sans jamais en faire un métier ou un mode d’existence, écrit, peint, parfois sous influence des hallucinogènes, dans un mouvement frénétique qui ne sacralise nullement l’écriture. Comme il a pu le dire, écrire n’est pas un but idéal mais le moyen de « guérir » du sentiment de vide : « Je veux combler ce vide pour connaître celui qui ne peut être comblé. » C’est donc une quête métaphysique du sens, inlassable autant qu’impossible, que traduit cette poésie. On pourra ensuite se demander, à travers ces cinq poèmes et d’autres, comment dans le mouvement de cette écriture poétique la forme précède le sens. Dans une œuvre extraordinairement mobile, le poète déplace, réitère, recompose ses mots à la recherche d’un sens (qui se dérobe) et qui donnerait une issue créatrice à l’expression de la souffrance. Dans ce but, le parcours met en évidence les formes inattendues adoptées par Michaux pour exprimer son refus de lui-même et du monde, son aspiration à un « rien » qui le rendrait à une forme d’authenticité, sans doute dérisoire mais presque rédemptrice, ouverte sur la plénitude. Contexte historique et culturel : le rejet et le reflux du surréalisme Contemporain des grands poètes surréalistes, Michaux, après une crise mystique à l’adolescence, des voyages parfois comme matelot et des emplois divers, publie ses premiers textes à Bruxelles grâce à la revue de Franz Hellens Le Disque vert. Lorsqu’il quitte son pays natal pour Paris, il rencontre Breton, Éluard, Aragon et Roger Vitrac. S’il s’intéresse aux mécanismes de l’inconscient et se renseigne sur les récits de rêves, il demeure à distance des surréalistes et se rapproche d’un grand poète voyageur, Jules Supervielle, dont l’univers est totalement étranger au mouvement. C’est Jean Paulhan qui l’introduira chez Gallimard, 62 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
tandis que son indépendance par rapport au surréalisme se manifeste dans l’article éponyme qu’il publie dans Le Disque vert en 1925. S’il reste proche des cercles parisiens de l’art et de la poésie, qui le reconnaissent et rendent compte de ses travaux, sa vie de voyageur, son expérience solitaire d’écriture sous l’influence des stupéfiants le maintiennent à l’écart des grands courants du XXe siècle.
La nuit remue dans l’œuvre d’Henri Michaux Le principe d’organisation ou de non-organisation du recueil Avant d’aborder l’étude successive des poèmes, il est important d’interroger avec les élèves la notion de « recueil » et de se poser quelques questions sur le principe d’organisation de La nuit remue. Contrairement à une tradition qui conduit des poètes comme Baudelaire à réintégrer des poèmes publiés en revues à l’architecture savante d’un recueil, elle-même porteuse de signification, Michaux, au moment où il publie avec La nuit remue un premier grand ensemble poétique chez Gallimard, dans la prestigieuse collection Blanche, refuse de placer cette réorganisation de poèmes antérieurs sous le signe de l’unité. Les œuvres précédentes qui lui ont valu la notoriété, comme Un barbare en Asie et Un certain Plume (voir livre de l’élève page 165), étaient déjà influencées par l’écriture fragmentaire. Dans le cas de La nuit remue, la composition est complexe puisque l’ouvrage connaît deux publications, d’abord en 1935 puis en 1937 dans une édition revue et corrigée. Dès 1935, l’ensemble comporte deux sections : la première est intitulée « La nuit remue » comme le recueil lui-même. La seconde reprend mais, pas dans leur intégralité, les poèmes publiés en 1929 sous le titre Mes propriétés. Elle est suivie d’une postface. Dans un « prière d’insérer » rédigé en 1935, Michaux présentant le recueil en ces termes, précise et caractérise cette absence volontaire d’architecture : « Ce livre n’a pas d’unité extérieure. Il ne répond pas à un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose, confessions, mots inventés, descriptions d’animaux imaginaires, notes etc., dont l’ensemble ne constitue pas un recueil mais plutôt un journal. Tel jour s’est exprimé impétueusement en imaginations extravagantes, tel autre, ou tel mois, sèchement en un court poème en prose d’analyse de soi. Ainsi tout au long de trois ans. Les dates manquent. Mais les continuels changements d’humeur marquent à leur façon le travail et le passage inégal du Temps. »
Ce refus de toute unité formelle aboutit à un texte en forme « d’épopée du sujet souffrant » qui se développe à travers toutes sortes de formes – prose, poésie, vers libres – et dont l’hétérogénéité revendique « un effet de chaos ». Comparant ce premier grand recueil à celui qui le suivra, Plume (1938), lui-même recomposé à partir du précédent Un certain Plume, Raymond Bellour présente La nuit remue comme le livre « des états, des lieux, des processus » variés qui disent le refus de soi-même et du monde, l’hostilité du corps, les épreuves de l’aventure extérieure et intérieure. Il note aussi que « des effets d’auto-organisation visent à sus-
citer, de livre en livre, de véritables dominantes »1. Ainsi, les deux parties du recueil adoptent-elles un mouvement semblable, commençant chacun par une série de textes en prose, elle-même suivie de poèmes, puis d’un retour discret à une présentation en prose, comme dans un désir farouche de ne pas laisser sa parole s’enfermer dans une contrainte étouffante, lui qui avait écrit dans Qui je fus : « Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup. » Il sera particulièrement pertinent de faire précéder l’étude des textes de la lecture commentée du texte proposé en pages « Éclairages » (page 137) dans lequel Michaux met en question la notion de « travail du poète » qui oriente notre premier parcours. Problématique d’ensemble C’est une de ces dominantes secrètes que tente de dégager l’étude des cinq poèmes proposés : elle « parcourt » les différents modes d’intervention du moi sur le monde et sur lui-même que le poète évoque dans un jeu sur les systèmes d’énonciation : dans le texte 1 « Déchéance », c’est la perte de soi à travers trois états successifs qui apparaît, démultipliée à travers plusieurs récits à la première personne. Le texte 2 recouvre, comme le suggère son titre ironique, « L’Âge héroïque », une parodie de la forme épique et du mythe héroïque : il utilise des instances énonciatives différentes du premier poème et utilise la 3e personne du singulier pour exprimer un combat intérieur qui se solde par un échec très violent avant de le mettre à distance par l’humour. Le texte 3, « Contre », avec son titre en suspens, se présente comme un anathème lancé contre les autres, l’extérieur. Dans ce but, le poète brandit la 2e personne du pluriel dans une apostrophe « contre » tout ce qu’il ne nomme pas. Il semble alors trouver temporairement son identité en opposant son « moi » au destinataire collectif que constitue ce « vous » et qui s’apparente à ce qu’il appelle ailleurs « l’espace du dehors », le monde des apparences, la société, la culture héritée, tandis que l’imprécation aboutit, dans la chute du poème, à une fragmentation puis à un éclatement du moi. Dans le texte 4 : « Nous autres », la radicalité du refus adopte cette fois-ci, la 1re personne du pluriel pour exprimer la plainte d’un moi divisé, d’un sujet double et contradictoire ; ce « nous » n’est pas celui des exclus en référence à la société, mais un « je » multiple. Au terme – tout à fait provisoire du parcours –, le texte 5, « Icebergs », traduit par l’effacement presque total du système d’énonciation au début du poème, au bénéfice de versets composés de phrases nominales, l’identification du poète à la pétrification des icebergs, images du silence, de l’éternité. Mais la discrète invocation qui suit débouche sur une certaine sérénité et, à l’intérieur même du vide, sur la promesse d’un « ailleurs » lumineux.
La place des poèmes retenus dans la première section du recueil La réunion de ces cinq poèmes qui se trouvent assez 1 Henri Michaux, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, « Notice » de Raymond Bellour, p. 1169.
proches dans la première section du recueil (respectivement en position 18, 24, 26, 27, et 31) n’exclut évidemment d’autres regroupements possibles. On peut noter par exemple que « Déchéance » forme un diptyque avec le premier poème intitulé « Vers la sérénité » en évoquant de possibles « royaumes », que « l’Âge héroïque » et « Contre » encadrent un des poèmes-clefs du recueil, en prose, « L’éther », un récit construit autour d’une des premières expériences des drogues hallucinogènes que connut le poète, et que « Icebergs » à la toute fin de cette section précède le dernier poème (qui est aussi le second à porter le titre « Vers la sérénité »). Dans une série d’apparitions-disparitions dont la théâtralisation a été souvent soulignée, les différents textes mettent en scène une série de figures dans laquelle le « je » prévaut : on le trouve dans seize textes sur les trente-deux que compte la section qui nous intéresse. Mais ce choix énonciatif qui fait du recueil « un livre du Moi » s’accompagne de la présence d’un nombre important de « ils » plus ou moins bien déterminés : ce référent renvoie à des personnages, des héros, des animaux, des populations. Par deux fois, le poète fait intervenir un « nous » (dans notre sélection le texte 4) ou un « vous » sous la forme d’une adresse parfois couplée avec le je (dans notre sélection le texte 3), ou à travers une très discrète invocation (dans notre sélection, texte 5). Le parcours proposé donne donc une représentation de tous les modes d’intervention du poète dans cette confrontation du moi avec lui-même et avec le monde. Texte 1 (manuel de l’élève p. 166) La dépossession de soi : une aventure « Déchéance » Ce poème a été publié pour la première fois dans la revue Les Cahiers du Sud en 1931. Il est alors précédé par une phrase en exergue qui sera supprimée au moment du passage en recueil et semble s’appliquer à toute cette section : « le cadavre bouge toujours, c’est encore moi et re moi et re et re. »
Proposition de lecture analytique I. Un motif récurrent : le « royaume » La lecture cursive du poème « Vers la sérénité », qui précède immédiatement « Déchéance », constitue la meilleure entrée possible dans l’univers de Michaux. Le poète y présente, au présent de l’indicatif, les deux « étages » d’un royaume montré dans les vers initiaux comme un lieu idéal, très proche de l’éther baudelairien décrit dans « Élévation » (voir manuel de l’élève seconde, chapitre 3, page 190). Mais là s’arrête la ressemblance puisque ce « royaume » est constitué de « cendre » et apparaît comme le lieu d’une quête inaboutie qui débouche « sur l’éternel regret ». C’est au-dessus de ce « royaume élevé » que se situe le « royaume élu, le royaume du fin pelage », une sorte de lieu heureux mais impalpable à cause de sa mobilité. Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 63
Dans Lire Michaux (p. 204), Raymond Bellour, après avoir rapproché cette image ambivalente du royaume qui pourrait évoquer le royaume de Belgique dont le poète est citoyen, mais aussi l’utopie contenue dans l’épisode final du Voyage en Grande Garabagne, précise la portée symbolique de ce motif récurrent dans La Nuit remue : « […] cette image du royaume, sortie droit de l’enfance et forte de son inscription sociale et historique, devient chez Michaux l’expression d’une métamorphose continue du travail d’écriture. Le royaume, tout royaume, immense ou ténu, immense et ténu, c’est l’œuvre, ouverte et fermée, territoire qui ne l’est pas vraiment, mais malgré tout, en devient un, pour le meilleur et pour le pire. Tout royaume est ainsi d’un côté ce qu’il faut rejeter, de l’autre ce qu’on ne peut qu’acquérir. »
II. De l’aventure rêvée au récit d’une dépossession Un récit poétique à la 1re personne du singulier Entre la fin du poème « Vers la sérénité » et le début de « Déchéance », la chute dans le Temps s’est produite que connote le « J’avais autrefois », variante mélancolique du biblique « In illo tempore », qui renvoie au temps mythique et immémorial des origines. Mais les éléments de ce récit paraissent si improbables, si difficiles à rassembler que le poète semble choisir d’en proposer trois versions. La prosodie et la métrique du texte, en vers libres, donnent une tonalité parfois incantatoire parfois oratoire au poème rythmé par la récurrence des « je ». Trois « scénarios mythiques » Le lecteur semble donc invité à choisir entre l’un de ces trois scénarios, formellement présentés de façon parallèle sur un balancement « autrefois » / « maintenant ». À travers trois états différents du sujet, se précise, se réécrit, se corrige une expérience où la possession miraculeuse d’un espace immense – « un royaume tellement grand qu’il faisait le tour presque complet de la Terre », « l’agglomérat de formidables pays » (récit 1), un œuf pondu de façon magique « d’où sort la Chine « (récit 2), « un caveau » en forme de caverne d’Ali-Baba, rempli de trésors – est reléguée dans le passé. Entre cette possession hors du temps et le présent de la dépossession, la réduction de l’espace ou de l’objet se manifeste par une figure antithétique et dérisoire, respectivement « un lopin de terre, un tout petit lopin sur une tête d’aiguille », (récit 1), « un œuf » si petit qu’une fourmi « le range parmi les siens » (récit 2), tandis que « les richesses inépuisables » du caveau qu’un rythme ternaire présente comme un trésor de guerre, sont réduites en poussière. Dans les trois cas apparaît une incompatibilité entre « l’espace du dedans » et « l’espace du dehors ». La possession de « royaumes » est un cadeau empoisonné que le sujet ressent presque comme une agression. III. De la déchéance à la dépossession du sujet Le « je » récurrent qui décline les trois étapes de déchéance n’est pas un « je » individuel ; dans l’ellipse qui sépare « autrefois » de « maintenant » ou de « hier », l’intervention du sujet sur le monde semble s’être heurtée à celle silencieuse et inexpliquée d’une instance supérieure 64 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
qui lui a confisqué sa possibilité d’action, pour se l’arroger et le réduire à la passivité. Dans le premier récit, l’immensité même de ce royaume provoque un prurit : « il gêne » et le « je » tente de le réduire avec une sorte de joie. Dans un système circulaire, le sujet travaille en tout cas à la perte de son royaume sans échapper à la nostalgie. Dans le deuxième récit, l’identité du « je » qui affirme « je pondais gros » semble avoir éclaté, ce qui provoque un sentiment de rage face à son impuissance. Il devient spectateur de sa propre déchéance, « confondu » avec l’espèce animale, privé de sa voix humaine puisqu’il ne saurait « chicaner une pauvre fourmi ». Dans le troisième récit, l’impuissance et l’inutilité des trésors contenus dans le caveau incitent le personnage à dégoupiller sur le mode dérisoire des explosifs qui « sautent » sans faire plus de bruit que les élytres d’un grillon. Tout cela ne semble plus provoquer chez le sujet qu’une indifférence vaguement teintée de nostalgie : le « je » consent à son impuissance, il ne paye pas ses ouvriers et voit ses trésors s’écouler en poussière. Dans une opposition permanente entre le « je » du passé placé sous l’angle de « l’avoir » triomphant, et le « je » du présent réduit à « l’être » d’une misérable créature qui se « gratte » (récit 1), qui « avale l’affront en silence » (récit 2) ou qui déclare « je possède un caveau » (récit 3) avant d’avouer que les richesses de cet antre se sont réduites en poussière, c’est bien un processus de diffraction, d’explosion de l’identité du sujet qui est à l’œuvre. Tantôt démiurge, tantôt insecte, le sujet n’est jamais présenté à taille humaine. Les trois récits, avec leurs reprises structurelles et leurs variantes, présentent toujours la dépossession comme une expérience ambivalente : la perte est un affront qui vient de l’extérieur (récit 2), mais le sujet y contribue, violemment (récit 3) ou presque par distraction comme on se débarrasse de ce qui vous gêne (récit 1). Conclusion : de l’aventure rêvée à la perte douloureuse de soi, du sentiment d’appartenance à celui de la déréliction, du consentement fataliste à la déchéance à la révolte dérisoire contre « l’affront subi », la quête impossible de l’identité se décline par une sorte de diffraction, de démultiplication de l’expérience. Les trois variations sur un même scénario, en enfermant une expérience intérieure dans le cadre d’un récit d’aventure en soulignent la charge d’angoisse : c’est par trois fois l’aventure de Sisyphe que semble vivre le « je » mis en scène par le poète à travers des lieux et des états. L’opposition « interne » entre un sujet qui déchoit, du côté de la honte et du dénuement, et un sujet qui, avant, intervenait, luttait, fût-ce dans le sens de cette dépossession (« je voulus », « j’y parvins », « je voulus ») renvoie à l’unité et à l’identité impossibles du sujet en proie à ses contradictions qui se cherche et se refuse à la fois. À titre d’élargissement, il sera intéressant de faire lire à la classe un certain nombre de poèmes plus tardifs où le thème de la déchéance se combine avec celui de la renaissance
Texte 2 (manuel de l’élève p. 168) Le déchirement de l’être : une épopée « L’Âge héroïque »
Des lieux aux personnages, de la dépossession au combat Alors que le poème « Déchéance » adopte la forme du conte ou de la fable, « L’Âge héroïque », tout en demeurant dans la forme du récit, détourne une scène convenue de l’épopée, le duel des chefs, bâti sur le modèle de celui qui oppose, dans L’Iliade, en l’absence de victoire collective de l’un ou l’autre camp, Achille et Hector. Comme les deux histoires d’Emme qui le précèdent dans le recueil, ce poème fait donc intervenir des personnages. Il inscrit la quête de sens et d’identité du moi divisé dans une parodie burlesque du registre épique. Cette fois-ci, le mouvement ambivalent de quête et de refus de l’identité et d’agression contre soi-même adopte la forme d’un récit au passé simple, à la 3e personne du singulier. On notera que l’ampleur des phrases situe le poème dans une expansion qui n’est pas celle du verset mais se trouve particulièrement bien rythmée par le retour, mécanique, en tête de phrase, de noms onomatopéiques et isométriques « Barabo » et « Poumapi », qui contrastent avec des formulations plus classiques. Cet ancrage héroïque a pour effet de situer le récit dans le temps mythique des origines, mais la narration, en reprenant le topos du combat singulier, déplace le conflit dans un autre « lieu » de refus de soi, exploré de façon déterminante par le recueil, celui du corps. Dans une vision du monde où le combat constitue le mode essentiel de relation entre le sujet et son environnement, le poète emprunte à l’épopée le motif séculaire du corps à corps qui souligne à la fois la grandeur de l’affrontement, la violence du combat et son aspect dérisoire. Il conviendra aussi de ne pas oublier que le combat singulier se déroule, dans l’épopée antique, sous le regard des dieux qui en déterminent l’issue, avant qu’au Moyen Âge il n’apparaisse comme le jugement de Dieu qui prend parti dans le conflit : sous la plume d’un Michaux confronté au silence et au refus de toute transcendance, l’issue du combat n’a guère de sens. Cet affrontement sans ordalie oppose, dans la reprise d’un autre scénario mythique (voir chap. 6 parcours 1, page 315), deux frères ennemis, qu’il est tentant d’identifier aux deux forces qui se combattent dans le poète ou bien à deux des différents « états » qui se succèdent en lui. Il y en en effet à l’intérieur même de Michaux deux espaces qui se rejettent : celui « du dehors », nomade qui renvoie à la figure d’Abel, celui « du dedans », sédentaire, qui correspond à la figure de Caïn. Éléments pour une lecture analytique I. Un combat mécanique. Des combattants improbables et clownesques Après avoir présenté son personnage comme un « géant », le poète s’empresse de démythifier le motif du
combat singulier en le représentant comme un jeu dont les protagonistes deviennent des personnages enfantins comparables à de sales gosses. Dans ce registre, il substitue à l’exercice très codé du duel un échange en forme de « jeu » (l.1, l.6) trivial et se situe en dehors de toute ambition héroïque et de tout rituel : les personnages appartiennent à l’univers du cirque et des jongleurs et se rapprochent d’autres figures essentielles chez Michaux, comme le personnage de Plume, sorte de clown maladroit. Le combat commence par le hasard d’un coup bas (« une oreille arrachée, en jouant », un coup rendu « par distraction ») et se poursuit mécaniquement. C’est ce que suggère la disposition typographique du texte : chaque étape de la lutte étant matérialisée par un passage à la ligne, le lecteur assiste à une sorte de partie de ping-pong dont les balles seraient Barabo et Poumapi, deux noms interchangeables, composés de trois syllabes onomatopéiques et jouant sur deux allitérations voisines, la consonne sourde « p » de Poumapi faisant écho à sa sœur sonore « b ». Le combat ne correspond à aucune règle définie, certains coups sont donnés « par surprise » (lignes 6, 12, 18), d’autres sur le mode « franc » (ligne 13). Tout se passe comme si de « riposte » en « surprises » respectivement éprouvées par les deux personnages (ligne 6, ligne 19), l’issue avait peu d’importance. L’énonciateur qui ne semble pas totalement omniscient, souligne avec une certaine malice la « grande cruauté » de Poumapi mais semble parfois indifférent. Il introduit, comme dans les récits héroïques, des rebondissements, mais la lutte dont l’issue est largement prévisible demeure « grotesque » et se conclut par l’évanouissement des protagonistes, par cette aspiration au rien et au vide, propre aux personnages de Michaux. II. La lutte d’un couple gémellaire en forme d’automutilation
En effet, les coups portés ne sont pas destinés à abattre l’adversaire et n’atteignent pas les zones du corps traditionnellement visées dans un combat singulier mais les parties les moins nobles – « orteils », « fesse », « nombril », « pied », « abdomen », « mâchoire » – qui apparaissent sous forme d’inventaire comme sur une planche anatomique. Dans cet échange souvent maladroit, le rapport de force compte peu : peu importe ce qui frappe, les blessures ne sont pas infligées par l’épée, l’arme noble est remplacée par le croche-pied et le corps-à-corps devient une sinistre empoignade : on « arrache » (lignes 1, 9), on « fauche » (ligne 8), on démet un bras, on brise, on « s’étrangle ». Le but n’est pas la mort mais la mutilation de deux corps en fusion qui rapidement n’en font qu’un : aucun des deux belligérants ne conserve durablement l’avantage et lorsque Barabo (lignes 23-26) plonge sur Poumapi, il « s’effondre ». L’usage de la forme pronominale produit d’ailleurs dans ces vers un effet ambigu : en effet, l’action décrite par le fait de « s’effondrer » ou de « s’étrangler » peut être envisagée grammaticalement comme « réfléchie » ou « réciproque » ; en s’effondrant sur Poumapi, Barabo lui brise les jambes mais se blesse aussi lui-même. Et quand les deux combattants essayent vainement de « s’étrangler », ils tomChapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 65
bent l’un sur l’autre et l’image finale est celle des deux personnages couchés corps-à-corps « exténués ». L’emploi de ces formules pronominales peu avant l’évanouissement du couple gémellaire est fortement symbolique : les deux personnages ne sont que les deux faces d’un être divisé qui martyrise son corps et refuse son être.
III. Un combat dérisoire, celui des mots Des personnages sans épaisseur ni réalité Réduits aux gestes qui les opposent, à des membres désarticulés qui souffrent et les font souffrir, ces deux personnages dont la dualité tient à quelques syllabes, ces personnages n’existent que par des affects contrastés qui soulignent le caractère improbable de leur identité. Rien ne les décrit au-delà du gigantisme de Barabo. La présence de Poumapi se manifeste par une plainte : « ce fut dur ! oh ! ce fut dur ». Chacun semble mû par un pur instinct de conservation qui se retourne en cruauté mais aucun des traits prêtés aux protagonistes n’esquisse une figure cohérente. Leurs « personnalités » semblent aussi interchangeables que leurs noms. Tout est dans l’illusion, et la feinte, l’irréalité enfantine du jeu : Barabo « dissimula son sentiment » (ligne 10), Poumapi ne veut « rien marquer » (ligne 6) de sa surprise ; Barabo de même, qui fait « celui qui est à l’aise qui a des appuis partout ». Le combat héroïque se dilue dans la banalité répétitive du quotidien. Le combat par les mots : une litanie dérisoire Le combat des frères ennemis dit la lutte immémoriale, originelle, sempiternelle, de soi à soi. L’absence de vainqueur affirme la permanence de ce combat : les nombreuses indications de temps – « alors », « au moment où » ne renvoient à aucun début de récit affirmé. Mais ce combat sans origine se clôt sur la proclamation de sa répétitivité dans un « aujourd’hui » qui nous fait passer, selon Raymond Bellour, « du temps sériel au temps dilaté ». Tout ce que le récit pourrait affirmer est d’ailleurs aussitôt miné voire annihilé par le sens des adverbes qui saturent le texte : tous modalisent l’événement pour en signaler la vanité et placer toutes les étapes du combat dans un même principe d’équivalence négative. Rien n’aboutit : Poumapi avait « presque gagné » (ligne 22) ; il échoue mais Barabo qui lui avait « pareillement » démis l’épaule, n’en tire aucun bénéfice : le même adverbe « pareillement » revient désigner leur épuisement tandis qu’ils tentent « vainement » de s’étrangler après que Poumapi a constaté que « les forces lui manquaient pour serrer efficacement ». Jouant constamment sur l’effet lexical d’attente trompée, Michaux passe régulièrement de la tonalité héroïque à sa dégradation burlesque comme pour corriger et revoir à la baisse, dans une dialectique de la nullité et de la plénitude, de la puissance et de la faiblesse, l’intensité de l’affrontement. L’ironie met à distance la violence et la cruauté de ce qui se noue en lui et que son corps éprouve. C’est particulièrement sensible dans la chute du texte : l’expression « le cœur [au sens de courage] des deux frères faillit » appartient au registre épique avant que le texte ne dilue dans l’indifférence l’énergie déployée. Conclusion : cette fiction qui s’annule elle-même en 66 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
moquant son appartenance au registre épique constitue un des moyens utilisés par Michaux pour donner des arguments à la poésie du refus. Dans ce corps à corps sans issue où se dit encore une fois la fragmentation douloureuse du moi, par son hésitation entre le réel et le fantastique imprégné de merveilleux enfantin, le poète opère un « travail d’exorcisme par ruse » sur la tension permanente entre les aspirations contrastées qui le minent. Les états du langage chez Henri Michaux définis par Philippe Jaccottet Les poèmes du parcours donnent un exemple intéressant de l’invention par Michaux d’un langage poétique adapté à son univers. Philippe Jaccottet a ainsi repéré et caractérisé (voir infra « Bibliographie ») dans cette poésie de Michaux, quatre « états du langage » corrélés à quatre modes d’expression : - Le premier désigne la prose des « expériences réelles », les récits de voyage par exemple. Il correspond notamment aux premiers écrits de Michaux, Un barbare en Asie ou Ecuador. - Le deuxième renvoie à une prose plus libre et à l’univers semi-onirique des « expériences possibles ». C’est celui de « Vers la sérénité » par exemple, ou de « Déchéance » : il se situe entre prose et poésie. Dans « L’Âge héroïque », il adopte la forme de l’« exorcisme par ruse ». Le récit s’y module assez souvent sur le mode du fantastique ou de l’imaginaire. - Le troisième état que l’on trouve à l’œuvre correspond au « langage de l’exorcisme proprement dit ». Il s’exprime souvent par le biais du vers libre, se nourrit d’invention verbale, et joue sur le choc des registres. C’est celui de « Contre » et de « Nous autres ». - Enfin, « l’état poétique soutenu » qui se caractérise par le passage au verset se rapproche d’un lyrisme non pas plus traditionnel mais plus noble, plus ample, c’est celui d’ « Icebergs ». Il convient évidemment de rappeler, comme le précise Jaccottet et, à sa suite, Raymond Bellour que ces quatre modes d’expression, détectés a posteriori, se combinent et se chevauchent constamment.
Textes 3 et 4 (manuel de l’élève p. 169-171) « Contre ! », l’éclatement du moi : un anathème « Nous autres », la fascination du néant : une confidence Après le récit à la 1re personne qui fait parler un sujet qui affirme, doute, nie, se pose des questions et en pose, après la fiction qui dit la souffrance sur le mode de l’évocation, c’est le Michaux du verbe libre et de l’élan rimbaldien que dévoilent les deux poèmes suivants, dont nous suggérons une lecture comparée. Dans « Contre », c’est par l’invocation que le poète fait entendre sa voix, sous la forme vengeresse de l’imprécation adressée au panthéon culturel convenu d’une civilisation aliénante pour quiconque en refuse les codes. À propos de l’usage des prépositions chez Michaux, Jean-Pierre
Martin (Le Magazine littéraire, p. 45, voir bibliographie) écrit que la préposition est chez lui : « Omniprésente. Indicatrice d’un mouvement, d’une recherche infinie, d’une déprise, d’une incomplétude, d’une intranquillité, d’un incirconscrit, d’une indirection, d’une fable du sujet, d’un lieu mien, d’un lieu autre. » Dans « Nous autres », cette voix devient collective dans un « nous » qui semble réunir tous ceux qui sont, comme le poète, réfractaires aux habitudes apprises et aux valeurs acquises. Entre confession et déploration, Michaux chante l’expérience du vide et la promesse d’une plénitude en forme de renaissance qui ne sera vécue que par d’autres.
Éléments pour une lecture comparée des deux poèmes I. Les points de convergence entre les deux poèmes Une continuité énonciative - Dans « Contre », grammaticalement identifiable à une préposition, le titre fait l’ellipse du syntagme nominal qu’il est censé introduire. Le titre et le traitement de ce mot-clef réaffirment donc le statut de la notion de lutte dans le recueil : une manière d’être au monde, de réagir à son environnement comme à ses démons intérieurs. Et ce d’autant plus que, dans la suite du poème, le mot « contre » devient (vers 17), par deux fois, un verbe à la 1re personne du singulier. - C’est donc l’absolu du refus qui s’affirme ici, dans un texte vengeur, où l’on a l’impression que le « je » tente de se constituer contre ce avec quoi il lutte sur le mode prophétique, un « vous » d’abord énigmatique puis progressivement élucidé. Puis, dans les deux dernières strophes, l’apparition de l’impératif (v. 23) introduit une relation de proximité entre le poète et les destinataires de son anathème et fait glisser l’énonciation d’un « je » vers un « vous », avant l’apparition d’un « nous » tout aussi énigmatique. - Le « nous autres » qui donne son titre au poème suivant renvoie évidemment à l’image diffractée de lui-même que le poète transmet au lecteur mais certainement aussi à tous les révoltés radicaux. Michaux se situe ici dans la filiation de Rimbaud et de Lautréamont. Par ailleurs, du futur prophétique qui oriente le poète vers l’action et la conquête d’un avoir, on passe à un présent qui est tantôt de vérité générale (v. 6-13), tantôt d’énonciation (v. 15) tandis que l’alternance avec le passé composé (v. 1-3) confirme la scission entre les conquérants du monde réel (v. 27) et ceux qui s’arrêtent devant les portes de la « Ville-qui-compte ». La régularité d’une prosodie et d’une métrique… irrégulières Alors que dans les deux premiers textes du parcours, le système de la prose l’emportait, ces deux poèmes se caractérisent par une irrégularité elle-même systématique : - Ce sont les strophes, hétérométriques constituées de vers non rimés, qui constituent des unités de sens progressivement de plus en plus longues. - La variété de ces strophes – longueur et nombre de vers – organise l’aspect décousu du poème. Dans les deux premières strophes, l’unité apparente est réalisée par la présence d’une seule phrase. Puis le rythme s’accélère et les trois dernières comportent deux ou trois phrases dans un
système de relance. La disposition est à peine différente dans « Nous autres » – On pourra prendre l’exemple de la première strophe de « Contre » pour montrer comment le rythme de l’invocation suit les variations de la voix du poète, ses reprises, ses digressions : l’équilibre du vers est miné par les répétitions qui créent des rythmes binaires en produisant un effet d’accélération haletante dans la formulation de l’anathème. La reprise de « vous » sous l’accent souligne la pression exercée sur les destinataires ; l’équilibre syntaxique est brisé par la distribution hétérogène des compléments. Ainsi, la répétition de « Je vous construirai » face à l’antithèse « loques » et au rythme binaire « sans plan et sans ciments » rend-elle pathétique et dérisoire ce combat contre l’ordre établi. La rage – éprouvée physiquement – de celui qui prophétise la construction d’un mur pour « contrer » la civilisation, se manifeste concrètement par des marques d’oralité et l’image de « l’écumante évidence », par la métonymie qui transforme la voix du poète en « braiement d’âne et par l’association d’images triviales avec les monuments emblématiques des civilisations occidentale et orientale (vers 6) qui seront évoqués de façon plus radicale, dans la strophe suivante comme le symbole d’un « ordre multimillénaire » que le poème entreprend de détruire. Ce travail sur la première strophe peut être poursuivi dans les suivantes, en vue de montrer comment la protestation enfle jusqu’à l’image finale. Le chaos des images - On pourra également travailler avec les élèves dans les deux poèmes sur les métaphores, inattendues mais rares chez Michaux qui, surgissant à l’intérieur d’une strophe parfaitement explicite, se chargent d’un sens très puissant. C’est le cas dans « Contre » de « Foi, semelle inusable pour qui n’avance pas » : en assimilant l’idée de foi à une marche immobile, le poète concrétise son nihilisme. De même dans la dernière strophe « l’image de la poulie gémissante » situe le poème dans la filiation du Bateau ivre de Rimbaud et du vers fameux : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! ». - Dans « Nous autres », on pourra étudier la métaphore filée, apparemment classique, qui compare le vide à un animal et se développe dans la deuxième strophe (v. 6-13): elle convoque les éléments d’un bestiaire familier pour présenter l’expérience du vide comme une accumulation d’expériences, un nouveau combat.
III. Des thèmes et des motifs complémentaires Au futur de l’imprécation, au cri de colère proférant, dans le texte 3, la volonté destructrice du poète qui éprouve comme une jouissance la traduction d’une ancienne souffrance en révolte violente contre les apparences et les fausses valeurs, répond dans le texte 4 un constat amer : la première strophe prend acte d’une aliénation définitive qui interdit à ce moi collectif ou à ce peuple de révoltés d’aller jusqu’au bout de sa sédition et d’en recueillir les fruits. Les deux strophes suivantes, qui commencent chacune par un infinitif à valeur injonctive (« prendre le vide », « dire ») se présentent comme un « credo » qui fait écho à la « foi » immobile du texte précédent. Au vain espoir de trouver Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 67
l’infini à travers la blessure, la destruction du corps – fin du texte 3 – correspond symétriquement, dans une reprise du futur prophétique – dernière strophe du texte 4 - la certitude revendiquée de l’exclusion : déchu de la possession de ses différents royaumes, le poète s’exclut lui-même de la « Ville-qui-compte » : elle fut l’objet d’une quête douloureuse mais ne saurait être le lieu d’un accomplissement. Dans le cadre de lectures en réseau, on pourra rapprocher ces deux poèmes d’autres textes célèbres qui font entendre dans toute sa force la voix de Michaux révolté. Par le rythme et l’invention verbale, « Contre » se rapproche du « Grand Combat » in Qui je fus (1927) ; par le sens et la tonalité, il est voisin de « Clown » in Peintures (1939) dans lequel s’esquisse la promesse de la rédemption et la possible conversion de la déchéance en renaissance.
Texte 5 (manuel de l’élève p. 172) « Icebergs », la disparition du sujet : une invocation
Éléments pour une lecture analytique I. Forme et situation particulière du
poème dans le
recueil
- « Déchéance » faisait couple, on l’a dit avec le premier poème de la section intitulé « Vers la sérénité ». « Icebergs » précède immédiatement le second poème intitulé « Vers la sérénité » qui clôt cette première section. Entre la déchéance du sujet privé de son « royaume de cendre » et cet épilogue, différentes étapes ont confronté le sujet à toute une série d’êtres vivants qu’il interpelle ou raconte, personnages improbables, destinataires de ses imprécations, animaux, etc. « Icebergs » est à la fois un poème des lieux – comme « une forêt, une jetée, la mer, le lac, le village », écrit Raymond Bellour, et le poème où tout s’abolit dans l’invocation ultime d’un royaume inaccessible, celui qui est à la fois mobile et pétrifié à l’instar des icebergs. Et après la chambre, le pays, la patrie, il figure cet « ailleurs » qui offrirait au poète la possibilité de réaliser une de ses obsessions, se confondre avec les éléments de l’univers. - Formellement, le texte, après quatre poèmes en vers libres, est certainement celui qui se rapproche le plus du « poème en prose » tel qu’il s’est constitué depuis Aloysius Bertrand : sa syntaxe et sa typographie sont prosaïques, il se distingue du vers libre, mais il appartient clairement à ce que Jaccottet appelle « l’état poétique soutenu ». Il est structuré en quatre unités visuelles en forme de versets dans une organisation en paragraphes équilibrée et scandée par la reprise anaphorique et incantatoire du mot « icebergs » au début de chaque paragraphe ou verset. Il se définit par une unité de sens et de composition ainsi que par une harmonie sonore, fondée sur les variations du rythme, les allitérations et les assonances.
II. Une énonciation en forme d’évacuation du sujet - À partir de ce mot-refrain, le poème déroule un système d’énonciation à la fois simple et complexe par rapport à ceux que nous avons déjà observés dans le parcours. En 68 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
effet, en devenant le thème principal de chaque unité de sens, il organise chaque verset en phrase nominale, ce qui exclut le verbe, donc le sujet. C’est à partir de compléments dans le verset 1 puis d’une série d’appositions que le thème se développe ensuite. - On passe cependant de l’apostrophe indéterminée qui situe les icebergs dans un éloignement hiératique à un rapport de communication quand s’esquisse au deuxième verset la présence d’un locuteur dans la troisième phrase : celui-ci s’adresse à la « Terre » à la 2e personne et à travers l’expression « tes bords », elle-même contenue dans un rythme binaire laudatif « combien hauts, combien purs ». Ce rapprochement progressif n’autorise cependant l’intervention du « je » et du présent d’énonciation qu’à l’extrême fin du poème avec un nouveau rythme binaire, « comme je vous vois / comme vous m’êtes familiers », redoublé par le chiasme « je vous/vous me », tandis que l’emploi du verbe « voir » suggère une sorte d’épiphanie symbolique du poète surgissant en face du bloc glacé pour affirmer sa proximité avec lui dans une relation de « parenté » établie par la solitude et la liberté par rapport « aux pays bouchés », et l’omniprésence de la mort.
III. « La sérénité terrible des âmes refusées » On empruntera à Georges Bernanos dont l’inquiétude métaphysique est pourtant très éloignée de celle de Michaux, cette formule qui situe bien ce qui rapproche le poète et l’iceberg. Le passage de l’apostrophe solennelle à la familiarité revendiquée sur laquelle s’achève le poème place ici la poésie du refus dans un registre ambivalent que confirment les images. - Le rapport avec les icebergs n’est plus celui du combat mais de la contemplation et de la quête : personnifiés par l’usage de majuscules allégoriques en « Bouddhas », « Solitaires », « Phares » et « Morts », les icebergs et leur environnement sont dotés d’attributs corporels, plus faciles à déplacer que ceux du poète qui trop souvent souffre de sa carapace maladroite : les âmes des matelots morts « s’accoudent » (ligne 3), les icebergs constituent « le dos » du Nord Atlantique et les bords de la Terre sont enfantés par le « froid ». La sérénité glacée de l’iceberg s’épanouit dans le climat de « nuits enchanteresses » (ligne 3). Elle est humanisée par son consentement, partagé par le poète, au risque de la solitude et de la déréliction, « sans garde-fou, sans ceinture ». - Cette familiarité est provoquée de façon paradoxale par une ouverture, rare dans La nuit remue, à la présence du sacré, repérable dans les comparants qui définissent les icebergs. Au réseau sémantique de la hauteur et de la lumière qui s’attache à l’image de l’hyperboréal, des phares « scintillants » et de la glaciation « incontemplée », vierge de tout regard, viennent s’ajouter les métaphores du lieu sacré, celle de la cathédrale (ligne 4), des « augustes Bouddhas » (ligne 9). On est proche de la conception baudelairienne puis mallarméenne de la beauté pétrifiée dans une immobilité marmoréenne. Conclusion : Dans cette nuit qui remue, à travers l’espace de la page des peuplades cauchemardesques et des
combats fantastiques, l’aspiration à la fusion avec les éléments et le retour au « rien » certes échoue. Mais sur les marges du royaume perdu, la contemplation des icebergs débouche sur un renversement en forme d’allégorie de la poésie : l’image de la stérilité glacée des icebergs se transforme par le pouvoir des mots en une ouverture sur l’absolu de la beauté dont témoigne, timidement mais authentiquement, le poète.
indications Bibliographiques : • Henri Michaux, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition de référence (on trouve également ce recueil dans en édition de poche Gallimard /Poésie et en « Bibliothèque Gallimard » La nuit remue, avec un commentaire pédagogique). • Raymond Bellour, Lire Michaux, Gallimard « collection « Tel », 2011 • Philippe Jaccottet, « L’Espace aux ombres », dans l’Entretien des Muses, Gallimard, 1968. • Le Magazine littéraire n° 364, avril 1998 numéro spécial Henri Michaux,
Bilans de parcours chapitre 3 Bilan de parcours 1 Manuel de l’élève pp. 148-149 1. Lexique a. Le lexique des sensations Le tableau invite à prendre conscience de la très grande richesse du vocabulaire des sensations dans les poèmes du corpus. On constate que c’est le champ lexical de la vue – couleurs et lumière – qui domine, comme si la poésie avait pour but de donner à voir. On pourra remarquer également l’importance et le nombre des mots qui renvoient de façon détournée à l’expérience sensorielle (métonymie, métaphore, antonomase), notamment celle de la vue et du son. L’expression « la chair chaude des mots » permet de considérer le langage comme une matière vivante, qui peut évoluer (création de mots), qui donne à sentir et à ressentir. L’allitération en [ch] rappelle aussi que la poésie est un art musical. b. Façonner le langage Le tableau met en évidence plusieurs façons de créer des néologismes : à partir de racines latines, en utilisant des suffixes et des préfixes inhabituels sur des racines existantes, par concaténations de différents termes. Ainsi « vibrement » pour « vibration », ou « strideur » alors qu’existent également « stridulation » pour « strident ». Vers la problématique Le langage constitue la substance du travail poétique : c’est une matière vivante, évolutive, qui associe des sons – la poésie trouve grâce aux mots sa dimension musicale –, des formes et qui est capable de susciter des images. 2. Lecture • Textes 1 et 2. Voir lecture analytique, p. 48. • Texte 3. Voir lecture analytique, p. 50. • Texte 4. La mission du poète consiste à « veiller » afin d’éviter la disparition de la beauté du monde, une
lumière, une voix, une femme… Cette beauté est fugitive et risque de se perdre si le poète ne se montre pas vigilant (les champs lexicaux de la brièveté et de la disparition hantent le texte). Le poète tire une puissance créatrice inattendue de sa fragilité : il recueille, avec humilité, des images diverses qui passent dans le poème discrètement, sans aucun poids (pas de narration ni de description détaillée). • Texte 5. Ce sonnet oppose deux types de rapports avec les mots : on peut les considérer comme vivants, avoir un rapport de familiarité avec eux, c’est ce que fait le poète, ou on peut les vénérer comme des morts. Derrière ces deux types de rapport avec les mots se glissent deux conceptions de la poésie. Il existe une poésie ornementale dans laquelle sons et images sont destinés à amplifier un sens, un topos, des thèmes dont la signification, connue et évidente, s’inscrit dans de nombreuses variations. À cette conception s’oppose une poésie d’invention et de création pure : qu’elle naisse du travail pur sur les mots chez Ponge et Queneau, de la libre association et du récit de rêves chez les surréalistes (nettement moins sensibles, quant à eux, à la quête du sens). Ce sonnet fonde son écriture poétique sur la pluralité de sens des mots qui permet de susciter des images nouvelles.
Vers la problématique La poésie donne un sens nouveau aux mots : - en favorisant des associations nouvelles : elle rapproche des domaines différents par le biais des images, n’hésite pas à mêler les différents niveaux de langue,… - en faisant entendre des mots : par les jeux rythmiques, les assonances, allitérations ou autres… 3. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau de la page suivante : - quel qu’il soit, le rapport entre le poète et les mots est fondamental : la poésie est avant tout un art de la parole. Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 69
Texte
Quel rapport entre le poète et les mots ?
Comment le poète dévoile-t-il sa vérité ?
1
Le poète crée des mots nouveaux et des associations visuelles et sonores.
Par l’accumulation d’images, dans un poème versifié.
2
idem
Sous la forme d’un récit autobiographique, dans un poème en prose.
3
Motiver le lien entre le mot (graphie, prononciation) et la chose. Donner à entendre le mot pour la première fois.
Par une allégorie, dans un poème en prose.
4 5
Sous la forme d’un récit entrecoupé d’images fugitives, dans un poème en vers. Familiarité, légèreté.
Par des images, dans un sonnet.
Avant le sens du poème, il s’agit d’en considérer la matière, sonore, visuelle… On peut apprécier un poème que l’on ne comprend pas. - le poète dévoile souvent sa vérité par des moyens détournés et complexes : des images, des allégories. Le sens ne se donne pas aisément. Cela oblige le lecteur à s’arrêter sur les mots au lieu de les traverser de manière insouciante.
Problématique Le travail poétique est double : - il s’agit de saisir l’insaisissable : inventer un monde nouveau, faire voir ou entendre ce que l’on ne sait pas voir ou entendre ; - établir un rapport original au langage, léger ou grave, mais toujours attentif à la nature des mots. Ces deux aspects sont indissociables.
Bilan de parcours 2
Ce questionnaire invite par ailleurs l’élève à constituer une anthologie associant lectures analytiques et lectures cursives, ce qui peut être une base pour l’entretien consécutif à l’épreuve orale du baccalauréat. c. Rimes et connotations Le tableau invite l’élève à étudier la typologie des rimes – pauvre, suffisante, riche, éventuellement léonine – et à s’interroger sur l’effet produit par l’association de deux termes à la rime. Chez Villon, on notera aussi le caractère isométrique des mots placés à la rime, chez Ronsard, l’association de la rime à une allitération en « f », chez Verlaine l’introduction de termes du langage bas, en isométrie là aussi, avec des sonorités récurrentes et peu harmonieuses. Enfin chez Baudelaire un jeu savant d’images qui permet au lecteur de se représenter le tournoiement de la fleur et l’effet qu’elle provoque. Toutes ces recherches supposent, bien sûr, un retour au poème de manière à commenter la rime de manière cohérente par rapport à l’ensemble du texte.
Manuel de l’élève pp. 162-163 1. Lexique a. Un thème classique de la poésie : le temps Plusieurs poèmes du corpus font de la poésie un moyen de lutter contre le temps qui passe, voire de conjurer la mort inévitable. Si les êtres et les choses passent, la poésie demeure. Le temps n’est pas seulement ressenti par le vocabulaire dans ces poèmes mais également : - par le jeu des temps verbaux ; - par le rythme : il permet la mémorisation – la mémoire étant un moyen de conjurer l’oubli donc de lutter contre la mort ; - par la forme fixe : elle instaure une stabilité, elle permet de s’inscrire dans une histoire, autant de moyen d’instaurer une continuité là où le temps impose un passage fugace. b. Les formes fixes en poésie À travers cette enquête, les élèves pourront dégager un certain nombre de constantes, et comparer les formes fixes rencontrées dans le parcours avec d’autres qui ont disparu ou se sont usées. Ils pourront s’interroger sur l’origine des formes poétiques (étrangère et liée à la Renaissance pour le sonnet, populaire et médiévale pour la ballade, savante exotique pour le pantoum), sur leur évolution et sur leur détournement ; pourquoi le sonnet s’est-il imposé au détriment d’autres formes Qu’apporte-il à la quête du sens ? Quel enjeu esthétique représente-t-il ? Il faudra faire un sort particulier au calligramme, texte écrit dont les lettres sont disposées en forme de dessin introduit par Apollinaire, mais qui est récent et ne comporte pas suffisamment de contraintes pour être considéré comme une forme fixe. 70 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
Vers la problématique La forme du poème est indissociable de sa signification. La signification naît de la forme du poème. Il faut considérer non pas tant le sens des mots que leur association selon une disposition particulière (qui met certains termes en valeur, à la rime ou à l’hémistiche par exemple), selon un rythme particulier (qui fait entendre certains mots davantage que d’autres)… 2. Lecture • Texte 1. Les images dans la « Ballade des pendus » s’enchaînent de manière à suggérer l’omniprésence de la mort. Les cadavres sont décrits sans aucune euphémisation, avec une grande violence. La forme de la ballade crée le pathétique notamment par la présence du
refrain : « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! », qui donne une dimension morale à la mort et à la souffrance envisagées dans leur réalité physique à l’intérieur de chaque strophe. • Texte 2. Voir lecture analytique, p. 57. • Texte 3. Si ce sonnet est bien composé de deux quatrains (rimes embrassées, alternance rimes féminines, rimes masculines) et d’un sizain (rimes suivies et rimes embrassées), il n’est pourtant pas tout à fait traditionnel dans la mesure où l’on n’a pas une opposition entre les deux quatrains et le sizain (on a même un enjambement du vers 8 sur le vers 9). Cela met en valeur les quatre derniers vers, dans lesquels Verlaine expose avec ironie la manière dont Monsieur Prudhomme considère les poètes. La forme fixe devient ici le symbole du conformisme bourgeois. On note l’humour présent dans le dernier vers, la célèbre pointe du sonnet, qui est ici consacré aux « pantoufles » de Monsieur Prudhomme, symboles de la sa bêtise, de son manque d’audace et d’ouverture aux autres. • Texte 4. Voir lecture analytique, p. 58. • Texte 5. La typographie rend compte de manière concrète de l’écoulement des gouttes d’eau mais elle a aussi le mérite de rendre la lecture plus difficile et donc d’obliger le lecteur à lire plus attentivement au lieu de traverser les mots pour en venir directement au sens. La pluie symbolise le temps qui passe, la mémoire qui s’efface et la nostalgie. La disposition des lettres sur le papier donne sens à cette réflexion sur le temps : les lettres
semblent perdues, unies dans un assemblage fragile qu’un rien pourrait balayer. • Texte 6. La poéticité du texte réside en grande partie dans le principe de répétition inhérent au système du « démarreur » et dans le refus de construire un sens cohérent et linéaire. Par ailleurs, le retour de la formule « je me souviens » permet d’associer des éléments apparemment incompatibles appartenant à des registres et à des mondes différents, ce qui crée aussi une forme de poésie.
Vers la problématique La poésie donne un sens nouveau aux mots : - en favorisant des associations nouvelles : elle rapproche des domaines différents par le biais des images, n’hésite pas à mêler les différents niveaux de langue… - en faisant entendre des mots : par les jeux rythmiques, les assonances, allitérations ou autres… Le recours aux formes fixes oblige le poète à obéir à des règles qui peuvent apparaître comme des contraintes mais qui favorisent des rapprochements inattendus, susceptibles de surprendre le poète lui-même. De plus, l’emploi d’une forme fixe inscrit chaque poème dans une histoire et invite à lire ce poème au regard d’autres poèmes. Ainsi, chaque sonnet se lit avec la mémoire des autres sonnets : la nouveauté naît aussi de la confrontation avec une histoire. 3. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau ci-dessous :
Texte
Quelle forme fixe ?
Quelle contrainte formelle ?
Quel thème ?
Quel lien entre le fond et la forme ?
Quel effet sur le sens du poème ?
1
Ballade
Trois dizains un quintil ; un refrain.
Caractère inéluctable de la mort
Refrain donne dimension pathétique au poème.
Généralisation du propos. On ne parle plus seulement des pendus mais des hommes en général, destinés à mourir. L’argumentation semble incarner une forme de sagesse populaire étayée sur la foi chrétienne
2
Sonnet
Deux quatrains, deux sizains ; une pointe.
Carpe diem
Mise en rapport de l’image de la fleur (quatrains) et du discours philosophique (tercets).
Mise en valeur de la déclaration dans le dernier vers.
Conserva tisme de la bourgeoisie
Forme ancienne pour classe sociale conservatrice qui refuse le changement.
Accentue la dimension satirique (cf. la pointe). Contraste entre la forme noble du sonnet et le prosaïsme du personnage
3
4
Pantoum
2e et 4e vers de chaque quatrain = 1er et 3e vers de la strophe suivante ; 1er vers = dernier.
Souvenir
Harmonie musicale pour un paysage en apparence harmonieux.
Fait ressentir le paysage état-d’âme ; mise en valeur du dernier vers par la rupture avec la règle.
5
Calligramme
Forme du poème = forme de l’objet
Nostalgie
Chaque lettre est comme une goutte de pluie qui coule le long d’un support.
La fragilité de l’assemblage souligne la fugacité du temps qui passe.
6
Poème à « démar reur »
Chaque strophe commence par « Je me souviens »
Nostalgie
Le démarreur appelle le souvenir.
Répétition introduit notion de durée, répétition qui lutte contre la fugacité du temps qui passe.
Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 71
- il existe des thèmes récurrents en poésie : le temps qui passe en est un. Il est présent dans des poèmes de dates et de formes variées. - la forme fixe n’est pas seulement contrainte, elle est contrainte productive. Elle peut aider à la composition du poème et surtout elle en nourrit le sens qu’elle rend plus perceptible. Il y a donc toujours un lien entre la forme et le fond.
Problématique La contrainte formelle permet au poète d’explorer le langage et le monde. Pour répondre à la contrainte, le poète est amené à faire de nouvelles associations qui peuvent le surprendre lui-même. La contrainte et la forme fixe imposent au poète de donner aux mots une certaine place dans le vers et dans le poème, qui le font résonner de manière unique. Les contraintes sont souvent des contraintes de rythme et de structure. Or ce sont ces deux éléments qui donnent au discours poétique son intensité et par extension amplifient le sens dont l’écriture propre à chaque poète est porteuse.
Bilan de parcours 3 Manuel de l’élève pp. 174-175 1. Lexique a. Le lexique de la dissolution de l’être 1 et 2 : Les modes de disparition évoqués sont alternativement liés : - à la blessure – violente, en forme de mutilation – en forme de dépouillement, de déchéance physique, de pétrification, de déformation, un corps souffrant et désarticulé, parfois volontairement. - à la désintégration par évanouissement de façon quasiment magique. - on notera la prévalence des mots comme « loques » ou « vermine » qui connotent la notion d’usure, de pourrissement voire d’avilissement, associée à l’image du « résidu ». Le mot « poussière » apparaît d’abord dans « Déchéance » à l’extrême fin du poème (p. 167, ligne 33) pour désigner la réduction en poussière des trésors du caveau, cette caverne d’Ali-Baba dont les « richesses » se diluent comme de la poussière qui glisse entre les doigts, il ne s’agit donc pas d’une allusion à la parole biblique « quia pulvis es et in pulverem reverteris », mais d’une sorte de disparition magique. Dans « Contre », le mot poussière apparaît (p. 170, v. 12) pour désigner la réduction du patrimoine culturel de l’humanité comme le Parthénon, en « poussière de sable ». l’opération peut apparaître comme magique mais elle naît ici de la parole révoltée du « je » qui « contre » tous les acquis d’un « ordre multimillénaire dans lequel il ne se retrouve pas ». Dans les deux cas, ces mots symbolisent le processus de dissolution de l’être. 72 • Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens
- par ailleurs, les termes qui évoquent le « je » de l’énoncé ou d’autres personnages comme des êtres de parole présentent leurs discours comme nuls, dérisoires, risibles (fadaise, galimatias). Le classement permettra de dégager les notions clés et leur fréquence de réemploi dans les textes du parcours b. Le sujet à l’épreuve Le lexique du corps blessé est omniprésent dans le texte 2, « L’Âge héroïque » (voir éléments pour une lecture analytique de ce texte, page 65). On y renverra les élèves pour leur montrer que le corps est toujours présenté comme douloureux, mais souvent sous un angle comique, incapable d’aisance et d’adresse, gênant comme un appendice inutile qu’on traîne comme une « carcasse […], gêneuse, pisseuse ». Dans le texte 1, il signale la perte du royaume qui par rétrécissement devient un « lopin de terre » que le poète utilise pour se gratter, son mal de vivre s’exprimant comme une démangeaison page 166, ligne 7. Le corps est lieu agressé et humilié : « j’avale l’affront » (ligne 20) et agressif comme dans « Contre » : la ville de « loques » semble naître de la rage d’un âne qui hennit faisant souffler ses naseaux avec une « évidence écumante » et qui vient « braire au nez » de la civilisation. À noter aussi que parmi tous les personnages qui peuplent La nuit remue, le poète n’établit pas de distinction bien nette entre le corps des animaux et celui des hommes. Et dans ce bestiaire qui le rapproche de Supervielle, l’homme est plutôt maltraité. Indéterminé (texte 1), assimilé à un géant grotesque (texte 2), à une voix rageuse (texte 3) à un « nous » conscient de ses refus et de ses échecs qui prend le vide entre ses mains (texte 4), enfin à une présence contemplative (texte 5), le sujet est condamné à aller jusqu’au bout de la déchéance et de la déréliction des mots, pour retrouver, peut-être par la poésie, une possibilité de conversion de cette déchéance en renaissance : accéder au vide pour Michaux, c’est peut-être accéder à un état supérieur – voir « Icebergs » – où la conscience de soi et la conscience du monde ne font qu’un. Le sujet a, malgré tout une chance, celle de vivre l’expérience du « rien » comme une purification et le lieu d’une renaissance.
Vers la problématique C’est par le biais de la métamorphose – repérable dans le système d’énonciation qui démultiplie ce « je » – que se manifeste l’inquiétude existentielle d’un être miné par son angoisse, son animalité et le sentiment de ses limites et de ses ridicules. 2. Lecture. Questionner et interpréter • Texte 1 : Il conviendra de faire relever les jeux d’antithèses dans les trois scénarios (voir les éléments pour une lecture méthodique, page 63). D’ « autrefois » à « maintenant », le poète corrige sa perception de la dépossession tandis que son angoisse existentielle s’exprime d’abord sous le régime de la nostalgie, puis de la rage, puis du fatalisme teinté de dérision : autant de déclinai-
sons de l’infinie misère de l’homme face au silence du monde et à celui de Dieu. • Texte 2 : Alors que le texte semble adopte la forme convenue du récit épique avec le déplacement du point de vue d’un combattant à l’autre, en feignant de restituer les feintes et la surprise du combat, avec quelques échappées du côté du langage noble (le cœur, la souffrance), le lexique présente le combat à mains nues, qu’aucun code ne régit, comme une vilaine mêlée entre pantins désarticulées. La violence est décuplée par le fait qu’on assiste davantage à l’auto-mutilation d’un être fusionnel qu’à un véritable duel. • Texte 3 : Comme le précisent les éléments pour une lecture analytique, « je » désigne le sujet, sans doute le poète, qui s’attaque collectivement à tout ce qui constitue la civilisation. Il vient « braire au nez » des œuvres artistiques et de ceux qui les ont conçues et célébrées, retournant en anathème l’éloge convenu des civilisations et appelant le « néant » sur tous les vivants. Le « nous » qui apparaît après l’appel aux « frères damnés » (v. 23) reste très ambigu : renvoie-t-il à l’humanité tout entière ou au peuple des exclus ? Il sera intéressant de montrer aux élèves qu’aucune réponse définitive n’est possible. Mais derrière cette accumulation de refus c’est l’aspiration à une communion humaine débarrassée des mensonges, des idées reçues et du pouvoir des apparences qui s’exprime.
Vers la problématique Dans un lyrisme nouveau qui se joue des codes du langage poétique, le poète détourne l’utilisation traditionnelle des formes poétiques et des systèmes énonciatifs pour dire le chaos du monde et la misère de l’homme, en associant dans la rage, la douleur et la nostalgie du « royaume », les images d’un monde géométrique et ordonné qu’il refuse, la déroute corporelle du corps humain, tandis que les figures les plus vivantes de La nuit remue sont les animaux et les humains réduits à l’état de pantins. 3. Synthèse Pour que la synthèse prenne tout son sens, on pourra demander aux élèves de s’interroger, à la fin de leur séquence de travail sur le sens du titre La nuit remue, sur la représentation respective des deux espaces, du « dedans » et du « dehors » dans l’œuvre de Michaux et notamment le recueil dans lequel il a formalisé cette antithèse. Enfin, il faudra montrer comment la poésie contemporaine exploite le détournement et le dérèglement des formes héritées pour amplifier, démultiplier la voie du poète et la quête du sens : on pourra comparer la variété des inventions chez Michaux à celles d’autres poètes, par exemple le traitement de l’aphorisme par René Char.
• Texte 4 : Dans le prolongement du texte précédent, le « nous » prophétique qui exprimait la certitude de la lucidité future, devient « nous autres » pour constater que la lucidité de ce sujet collectif assume le caractère bancal de son existence, son consentement au vide et à l’inachèvement. Celui-ci est symbolisé par les vers 20-25 qui indiquent que le voyage est terminé. Le poète revient au passé composé pour dire la dureté de l’épreuve avant que le « nous » ne redevienne prophétique pour interdire à ce sujet lucide l’entrée dans la Ville (un avatar du royaume) On notera l’effet circulaire qui enferme le poème dans la double négation du « triomphe » (v. 5-6/30 avec un parallélisme entre le rythme binaire initial « Le triomphe, le parachèvement/ Non, non ça n’est pas pour nous. » et le rythme ternaire final, « entrer, chanter, triompher », plus oratoire, plus solennel, qui semble situer la parole dans le registre du sacré. • Texte 5 : Le texte est saturé par un réseau de métaphores qui identifient les « icebergs » à un monument sacré, une « cathédrale sans dieu » (voir supra pour les exemples). Face à cette liturgie du beau, d’autres images et métaphores situent la relation entre le poète et ce décor sacré dans un registre intime développé par l’image de la familiarité, de l’intimité. Les icebergs apparaissent alors, au terme de notre parcours, comme l’allégorie de la poésie : apparemment inaccessibles, porteurs de mort, condamnés à une beauté stérile, les icebergs recouvrent à la fois le silence glacé contre lequel s’échoue le poète et le langage de la douce lumière auquel aboutissent, à l’issue d’une ascèse humiliante et éprouvante, son écriture et sa quête de sens. Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 73
Chapitre 4 La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du xvie siècle à nos jours Parcours 1 L’homme à la rencontre de l’autre Manuel de l’élève pp. 196-205 PROBLÉMATIQUE Cet ensemble de textes tente de cerner, à travers la littérature, la conception que les hommes se font d’eux-mêmes lorsqu’ils se trouvent confrontés à d’autres hommes qui, tout en étant leurs semblables, leur donnent toutes les apparences d’une complète étrangeté. Le XVIe siècle a vu l’expansion des expéditions européennes en Afrique et dans l’Amérique récemment découverte. Dans le texte 1, Montaigne est un spectateur attentif et engagé non pas tant des relations qui se construisent entre différents peuples que des représentations auxquelles donnent lieu ces rencontres inégales. Fidèle à sa méthode constante, il prend à rebrousse-poil, en appuyant son analyse sur des réflexions de bon sens, les opinions largement répandues à son époque. C’est ainsi que, même si son information proprement anthropologique est limitée, il réussit à comprendre le sens symbolique que peut avoir l’anthropophagie chez les peuples qui la pratiquent : rendre d’une certaine manière hommage à l’ennemi que l’on mange en s’assimilant ses vertus par la consommation de sa chair. La fin du texte introduit certaines des phrases les plus belles qui aient été écrites au sujet des guerres de religion qui déchirent alors l’Europe. Le scepticisme de Montaigne ou, pour parler plus précisément, son relativisme culturel était peut-être moins rare qu’on ne pense chez les hommes cultivés de son temps, mais il lui revient d’avoir donné à cette valeur, quelle que soit la complication introduite pour le lecteur moderne par son usage immodéré des citations latines, son expression définitive. Passant par-dessus le XVIIe siècle, moins riche en problématiques de cet ordre, le texte 2 est un des passages les plus célèbres condamnant l’esclavage. Il faut être attentif au fait qu’aujourd’hui le refus de l’esclavage est une évidence, et la lecture de ce texte doit nous interroger sur notre capacité à détecter et à apprécier une argumentation exprimée dans un contexte qui n’est pas le nôtre. Il est souhaitable de laisser, lors d’une première lecture, bon nombre des élèves penser que le texte constitue une véritable apologie de l’esclavage, et s’en indigner. C’est ensuite seulement qu’il faut repérer les indices d’ironie, en fournissant au besoin les indications culturelles nécessaires (en montrant par exemple l’absurdité qu’il y a à appeler les
Égyptiens « les meilleurs philosophes du monde » quand on sait qu’en plusieurs millénaires de civilisation brillante ils ont produit moins de réflexion philosophique que les Athéniens en quelques décennies). Et enfin on peut tâcher de montrer le danger qu’il y a à prendre au pied de la lettre une opinion si évidemment imbécile que l’intention ne peut qu’en être différente. On peut à la limite, en contextualisant le texte au deuxième degré, expliquer à quel point il serait impensable qu’un texte de cet ordre, s’il exprimait naïvement ce qu’il dit exprimer, et sans même de vigueur polémique pour lui donner une valeur stylistique ajoutée, figure dans un manuel de littérature d’aujourd’hui. C’est donc une excellente occasion de montrer à quel point, malgré les apparences, notre sensibilité et celles de Montesquieu sont proches, et à quel point donc notre conception de l’homme s’élabore dans la littérature depuis plusieurs siècles. Le texte 3, qui semble un successeur direct du passage de Montesquieu, doit être replacé dans le projet général de Candide, qui est de se moquer de l’optimisme béat. Aussi bien du point de vue quasi métaphysique, du point de vue des mœurs, et d’un point de vue social, Voltaire met à nu tout ce qui ne va pas. Ce qui est abominable dans le sort de l’esclave, c’est peut-être avant tout que ce qui lui est arrivé est la norme dans ce pays ; c’est aussi que ces mauvais traitements s’accompagnent d’une pseudo-évangélisation (Voltaire ne manque jamais une occasion de critiquer les religions établies). Il n’est pas pour autant dupe des bons sentiments : on peut remarquer que c’est sa propre mère qui a vendu le petit Noir pour dix écus, et que le pauvre homme ne semble pas animé d’un esprit de révolte que justifierait pourtant amplement l’iniquité de sa situation. À l’aube du romantisme, c’est sous l’angle d’une sensibilité et d’une humanité partagées que Chateaubriand, dans le texte 4, place les aventures qu’il situe en Amérique. Ne reculant pas devant ce qu’on pourrait trouver d’un pathétique facile si le style n’en était si riche et si dense, il nous place face à une situation archétypique : une mère dont l’enfant meurt ; le fait que ceci se déroule de l’autre côté du monde ne saurait rien changer à la compassion qu’on ne peut qu’éprouver pour ce deuil. De manière peut-être plus inattendue, la faute directe de cette mort est imputée aux Blancs qui ont repoussé les Indiens loin de leurs terres ancestrales. Bien avant même que les cultures amérindiennes soient quasi anéanties en Amérique du Nord tout au long du XIXe siècle par l’expansion de la culture européenne, et même si c’est peut-être au nom de la douteuse théorie du « bon sauvage » de Rousseau, Chateaubriand fait ici preuve d’une capacité à remettre en question la prééminence de sa propre culture qui fait honneur à son discernement.
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Le texte 5 enfin, à l’apogée de la période coloniale française, nous en montre par une scène aussi tragique que truculente les excès, commis par ceux qui n’y voyaient qu’une occasion de faire du profit appuyée sur un franc mépris des indigènes. Il est évidemment surprenant de trouver cette dénonciation sous la plume de Céline, qui peu d’années après donnera les preuves d’un antisémitisme et d’un racisme frénétiques. Ce paradoxe peut être résolu si on fait l’hypothèse que, sans cesser d’être le même écrivain, il exprime des idées odieuses lorsqu’il raisonne sur des généralités et, fidèle à sa vocation de médecin peutêtre, se montre capable d’une grande compassion et d’une grande empathie lorsqu’il est face à des individus opprimés. L’effet comique est obtenu ici non au détriment du Noir maltraité, mais par la description des manières de faire des Européens et des indigènes qu’ils emploient (lesquels, pour se faire bien voir de leur patron, se montrent encore plus racistes que les Blancs). On ne peut plus parler ici de « bon sauvage » tant le Noir victime de la transaction est plus ébahi qu’autre chose ; on voit en revanche en grand péril l’espoir d’une humanité partagée telle qu’elle se construisait peu à peu aux siècles précédents. Pourtant la flagrante indignation de Céline (surtout lorsqu’on sait, précisément, ses errements ultérieurs) laisse subsister l’espoir que la littérature contribue, par des démonstrations de cet ordre, à permettre à chaque homme d’accéder à l’universel. LES TEXTES DU PARCOURS
Texte 3. Manuel de l’élève p. 199. L’esclave ou l’autre arraché à son humanité Voltaire, Candide, chapitre XIX, 1759.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Candide (1759) est sans doute l’un des contes voltairiens les plus connus. Dans ce conte philosophique, le lecteur suit les pérégrinations d’un jeune héros naïf – Candide (l’adjectif signifiant également « blanc ») – nourri de la pensée optimiste. Au chap. XIX, Candide et Cacambo ont quitté le paradis de l’Eldorado, avec l’idée qu’ils vont désormais être heureux : « Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité. » Cet optimisme affiché va être immédiatement démenti par la rencontre avec un être malheureux, un esclave noir au Surinam (ancienne colonie hollandaise d’Amérique du Sud, située au nord du Brésil, encore appelée Guyane néerlandaise). Contexte esthétique et culturel Le siècle des Lumières : Le XVIIIe siècle est placé sous le signe du mouvement. La littérature y correspond à la politique : à un siècle de contestation politique répond le déploiement d’une littérature de contestation. Une littérature d’idées, de réflexion émerge et vise à critiquer l’ordre social afin de le faire changer.
I. L’ouverture au monde Le cosmopolitisme du temps se traduit par la rédaction de nombreux récits de voyages : de l’Italie célébrée par le président de Brosses au récit fameux de Bougainville entre autres sur son voyage à Tahiti, au Canada, un genre à la fois narratif et argumentatif s’esquisse… Il nourrit une réflexion sur l’autre et l’altérité et conduit à poser la question de la relativité des valeurs et celle de la supposée suprématie de la culture occidentale. Les Lettres persanes ou L’Ingénu répondent à cette question : qui est le barbare ? Le mythe du bon sauvage se construit dans les récits avant de se structurer théoriquement sous la plume de Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : l’homme naturel serait bon car il n’aurait pas été dénaturé par une société perverse et corrompue. La question du bonheur découle de ces interrogations : la société a-t-elle rendu l’homme meilleur ou pire ? À la curiosité du touriste s’ajoute l’intérêt pour les régimes politiques étrangers qui anime la verve de Voltaire dans les Lettres anglaises. Cette ouverture dans le domaine de l’esprit invite à la recherche encyclopédique et au désir de répertorier toutes les formes de savoirs et tous les types d’objets du monde. II. L’essor des sciences L’essor intellectuel au XVIIIe siècle se fait dans les salons, les clubs, les cercles. Et tend à atténuer les différences sociales : une aristocratie de la pensée plus que de la naissance s’impose. Au XVIIIe siècle, on croit en la raison humaine et on désire, grâce à l’accroissement des connaissances, améliorer la vie de l’homme (point de vue physiologique et social). - essor des sciences : science naturelles, médecine… - applications concrètes de la science : électricité, magnétisme, paratonnerre, vol en ballon, télégraphe… - volonté d’expliquer rationnellement le monde : déclin de la métaphysique, théorie de l’évolution… La foi en le progrès est immense. Elle habite toute l’entreprise de Diderot et d’Alembert, qui dans les dernières lettres qu’ils échangeront, se déclareront certains « d’avoir servi l’humanité. » III. Une littérature critique La littérature du XVIIIe siècle, même si elle reste policée et marquée par l’élégance et la tradition de l’honnêteté héritée du siècle précédent, peut apparaître, sous certains aspects comme une littérature de combat. Les auteurs de fictions revendiquent indirectement plus de liberté d’expression pour eux-mêmes, donnent une voix aux aspirations d’une population illettrée qui demande plus d’égalité et de fraternité entre les hommes. Ainsi, être écrivain au XVIIIe siècle n’est pas une condition facile. Certes, les grands penseurs peuvent être reçus par les monarques européens (Catherine II de Russie recevra Diderot et Voltaire à sa cour)… mais ils encourent aussi de perpétuelles persécutions politiques : les auteurs ou éditeurs qui portent atteinte à la religion, à l’autorité du roi, ou aux bonnes mœurs peuvent être punis de mort.
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Le conte philosophique Le conte philosophique est une forme littéraire apparue au XVIIIe siècle. Il relève du genre de l’apologue, c’est-àdire un court récit allégorique à visée morale – conçu pour transmettre des idées et une leçon morale. Cette fiction qui prend la forme d’un conte propose une critique virulente de la société et du pouvoir et en fustige les travers (intolérance, inégalité, oppression…) tout en cédant à la vogue de l’exotisme. En s’inspirant de la structure du conte traditionnel – qui mêle fantaisie et féérie sur le modèle des Mille et une nuits, mis à la mode par la traduction de Galland –, le conte philosophique échappe à la censure et peut véhiculer un tableau acerbe et polémique de la société. C’est en fait Voltaire qui a inventé le genre. Dans Candide, par exemple, il invite le lecteur à prendre conscience de l’omniprésence sur terre de la doctrine optimiste défendue notamment par Leibniz – caricaturé sous les traits de Pangloss – et de la niaiserie qu’elle représente. Le conte philosophique est donc un moyen plaisant et agréable de faire réfléchir le lecteur et de l’inviter à s’interroger sur les grandes questions sociétales.
Caractérisation du passage Dans cette « odyssée » à rebours, en forme de parcours initiatique qui transporte le pseudo-héros de continent en continent, dans un inventaire des régimes politiques et des malheurs du monde avant d’aboutir à une morale du repli et du désenchantement, le chap. XIX, consacré à la rencontre avec le nègre du Surinam, aborde un des sujets qui constituent pour Voltaire une cause à défendre. On ne saurait pourtant parler unilatéralement de dénonciation car si Voltaire défend une position fermement anti-esclavagiste, c’est d’abord en écrivain qu’il s’exprime dans un élan soutenu par « le plaisir du texte ». Après être passés par l’Eldorado, Candide et Cacambo sont ramenés brutalement à la réalité, à la réalité du mal : l’exploitation cruelle de l’homme par l’homme. Ce passage, narratif, possède évidemment une visée argumentative : celle de dénoncer le système esclavagiste. Plan de lecture analytique I. Les cibles de Voltaire A. L’esclavage Le Noir dans le texte est un esclave. À partir des éléments de la description du « nègre », on peut déduire les attaques de Voltaire contre l’esclavage : a. Tortures et humiliations physiques : la description et les paroles de l’esclave - « étendu par terre » : position d’infériorité. - « moitié de son habit, c’est-à-dire un caleçon de toile bleue » : moitié de moitié d’habit : pauvreté extrême, dénuement. - « il manquait … » : mutilation physique. Dénonciation des mauvais traitements infligés aux esclaves. - comparaison de l’homme avec des animaux : « chiens, singes, perroquets ...». Esclaves réduits au statut de marchandise. Voltaire dénonce le sort inhumain réservé aux esclaves qui sont exploités par les Européens dans les colonies.
- dimension polémique du système d’énonciation : les pronoms personnels dans le début du dialogue entre Candide et le nègre : le « je » pour désigner le nègre, n’apparaît qu’au début et à la fin du passage. L’esclave utilise la plupart du temps un « nous » qui souligne le caractère artificiel de la situation : ce « nous », dit « de majesté » ou « de modestie », fait parler le malheureux supplicié comme un avocat dans un prétoire. On peut observer que le « nous » occupe fréquemment la position grammaticale de complément d’objet (« on nous coupe, on nous donne » : l’esclave n’a pas la liberté de ses actes, réduit au statut d’objet manipulé). Conclusion provisoire : l’esclavage avilit la personne humaine. L’autre, l’étranger, est systématiquement exploité. b. La manipulation mentale : étude du discours de la mère. Elle emploie des termes connotés de façon positive : « bénir, heureux, honneur, fortune ». L’effet produit suggère un décalage entre la réalité des faits (état horrible du nègre) et l’opinion / illusion de la mère. Les Blancs sont parvenus à dépouiller les autochtones de tout sens critique, en leur assénant le discours traditionnel du colon qui se présente comme un bienfaiteur voire un missionnaire devant ceux qu’il vient spolier de leurs ressources et de leur identité. Conclusion provisoire : la manipulation des Noirs par les Blancs, des autochtones par les Européens est d’un double ordre : physique et mentale. B. L’attaque anticléricale a. Un discours mensonger Champ lexical de la famille : « enfants, parents, cousins issus de germain ». Les Blancs et Noirs devraient constituer une grande famille d’après les dires des « fétiches ». Or, ce n’est pas le cas. Les fétiches mentent. Ils dissimulent et cautionnent un système inacceptable. Critique de l’hypocrisie de l’Eglise : décalage entre la réalité et le discours de l’Église. b. Les conversions forcées Les Noirs sont convertis de force. On les oblige à abandonner leur religion et donc une part de leur identité. Négation de l’altérité. Conclusion provisoire : L’Église est accusée de conversions forcées et taxée d’hypocrisie. a Bilan de cette partie I : le texte reproche au système colonial et à l’Église la négation de l’autre dans son intégrité physique et morale. Il souligne le refus opposé par les envahisseurs à la liberté de conscience de l’Autre.
II. Les moyens de la critique S’il y a « dénonciation », elle est implicite. On pourrait s’attendre à trouver dans ce texte un ton véhément et registre polémique ; or, il n’en est rien. Voltaire privilégie la forme de l’argumentation indirecte, plus subtile. Il préfère raconter pour mieux dénoncer en impliquant affectivement son lecteur dans le scénario mis en place. A. Le pathétique - situation pathétique : l’esclave est réduit au statut d’objet et son corps est mutilé : des détails précis sont donnés.
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- le recours aux tournures exclamatives : « Ô Pangloss ! » : cette tonalité expressive soulignée par la ponctuation connote l’émotion, la tristesse ressentie par Candide. - l’interjection « hélas », qui situe le discours du nègre et de Candide dans le registre de la lamentation. - les hyperboles : « mille fois moins malheureux » / « d’une manière plus horrible » : atrocité de la situation. - la mise en hypotypose : les larmes de Candide soulignent la situation « horrible » du nègre. Conclusion provisoire : la situation parfaitement artificielle est dramatisée pour émouvoir le lecteur. Candide occupe dans le texte la place du lecteur tandis que le nègre parle au nom des anti-esclavagistes qui ont commencé à s’exprimer, en Angleterre notamment. B. L’humour et ironie a. Humour Jeu sur l’onomastique : Vanderdendur, le nom est drôle et il évoque avec sa consonance néerlandaise la « dent dure », la cruauté, la méchanceté de l’exploitant. « Fétiches » : objet des cultes des primitifs. Les esclaves appellent les prêtres « les fétiches » : confusion entre objet et personne. Cela montre que les esclaves noirs ne sont pas complètement convertis : ils prennent les prêtres pour des objets et n’ont pas compris le sens du dogme inculqué. Références détournées : jeu culturel pour lecteur savant. Saint Luc (XIX, 41-44) ; jeu sur Surinam / Jérusalem : Christ entrant en larmes à Jérusalem. b. Ironie Antiphrase : « fameux négociant » / « s’ils disent vrai ». Le négociant est connu mais aussi fameux pour sa cruauté. C. Polémique Le registre polémique apparaît à la fin du texte (à partir de « Ô Pangloss ») - Adresse directe : « Pangloss, ton optimisme ». « ton » : dépréciatif en raison de sa valeur exclusive. - Termes dépréciatifs : « abomination, rage ». Candide emploie le registre polémique pour condamner l’optimisme. a Bilan de cette partie II : la critique implicite de l’esclavage ne passe pas par l’envolée polémique mais par un discours plus subtil qui joue sur différents registres : le pathétique, le comique et l’ironique.
Texte 3. Manuel de l’élève p. 203. Paternalisme et racisme, exploitation et humiliation. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1942.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre À sa publication, le Voyage au bout de la nuit fait scandale : la langue orale utilisée ainsi que la violente critique des mœurs et politiques occidentales donnent immédiatement le ton du roman. Voyage au bout de la nuit relate les pérégrinations de Bardamu, un « petit » de ce monde, qui a connu le traumatisme de la guerre 1914-18, et découvre notamment, en exerçant son métier de médecin, les horreurs de la pauvreté, l’injustice de l’inégalité sociale et le
racisme qui sous-tend la politique coloniale. Après avoir quitté le champ de bataille de la Grande Guerre, Ferdinand Bardamu embarque pour l’Afrique et débarque à FortGono, en Bangola-Bragamance et découvre l’humiliation permanente que les colons font subir aux indigènes. Le passage étudié se déroule à Fort-Gono, capitale du pays : Bardamu rend visite à un collègue de la Compagnie qui l’a embauché. Celui-ci tient un comptoir.
Contexte esthétique et culturel Le Voyage au bout de la nuit est publié en 1932. Ces années de l’entre-deux-guerres sont charnières. Juste après la guerre, l’atmosphère était à l’euphorie : la paix revenue et le contexte économique favorable, les Français pouvaient dignement et joyeusement fêter la paix et le bonheur retrouvés. Mais, après 1931, la France et l’Europe plus généralement sont touchées à leur tour par la crise. L’année 1932 est celle de la chute du commerce extérieur français, de la baisse de la production industrielle. Ainsi, quand paraît le roman de Céline, pessimiste et peignant un monde en décomposition, il fait écho aux interrogations récurrentes de la population sur le devenir de la société française. La crise économique se double d’une crise intellectuelle : la confiance dans l’idée de Progrès s’émousse tout comme la foi en la raison. L’ombre de la guerre se profile à nouveau et les systèmes politiques totalitaires éclosent. Ainsi, les années 1930 sont perçues comme des années-charnières, vécues par certains comme le moment de la mort de la civilisation occidentale, comme le souligne un texte fameux de Paul Valéry, daté de 1919, qui affirme : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (La Crise de l’esprit, in Variétés 1). Les revendications intellectuelles sont diverses : les intellectuels de gauche aspirent au « grand soir » et à un renouveau total et absolu du monde occidental ; les intellectuels de droite au contraire appellent de leurs vœux une « révolution conservatrice » et un retour aux valeurs. Le Voyage paraît donc en pleine crise de la civilisation occidentale. Sur le plan littéraire, les années 1930 sont elles aussi un moment clé et rompent avec la production romanesque de l’après-guerre. Les années folles avaient vu la parution de textes centrés sur un « moi » confiant dans le monde qui l’entoure et apte à opérer un retour sur soi. C’est la grande époque du roman d’analyse et d’introspection. La crise des années 1930 engendre un retour à une littérature plus grave et politique, qui réfléchit sur la notion de « classe ». En réaction aux idéologies marxiste et plus généralement matérialiste, la littérature reflète des préoccupations spirituelles : des auteurs catholiques notamment veulent livrer des réflexions métaphysiques sur le destin du monde. Le Voyage est bien un tableau de la misère de la classe ouvrière, des « petits », mais aussi une réflexion sur l’avenir de l’homme et sa place dans le monde. Caractérisation du passage Le texte de Céline est une virulente dénonciation du colonialisme et donne à voir une image pitoyable et sordide de l’homme. En effet, le colon qui tient le comptoir s’avère un homme sans cœur, raciste et malhonnête, tandis que la
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famille noire venue vendre son caoutchouc apparaît totalement démunie et misérable. L’originalité de la page réside dans sa tonalité. En effet, par l’ironie et un humour noir, l’auteur nous fait entendre tout le dégoût que la politique colonialiste lui inspire.
Plan de lecture analytique I. Le spectacle de l’humiliation A. Description physique et morale des indigènes a. Naïveté des indigènes. C’est la première fois que la famille se rend dans une boutique. La nudité souligne leur pureté et leur non-corruption pour les mœurs sociales cruelles. b. Méconnaissance des codes comportementaux. Récurrence de la modalité négative (« n’osait pas bouger », « n’avait encore jamais vu »). Silence persistant. c. Timidité de la famille. Analyse de l’adjectif « timide » : sens étymologique qui renvoie à « celui qui craint ». Lexique de la peur, attitude de soumission (« n’osait toujours pas relever la tête ») B. Un échange déséquilibré a. Silence / parole. Absence de parole de la famille noire. À l’inverse, abondance du discours direct pour laisser entendre la voix des colons. La parole comme arme de domination. b. Une famille pétrifiée / un employeur mis en scène. Absence de gestes de la famille noire, abondance à l’inverse des verbes de perception (« regardait, contemplait »). La famille ressemble à une statue inanimée dans une paralysie qui exprime la position d’infériorité (renforcée par l’impuissance du groupe face à un seul colon). À l’inverse, le boutiquier organise la scène et utilise la ruse en véritable metteur en scène (verbes d’action). c. Le travail bafoué par la parole mensongère. Insistance sur la pénibilité du labeur de la famille (intervention du présent de vérité générale : discours sur la condition laborieuse des travailleurs). Grâce à la parole, le colon réussit à anéantir tous ces efforts en un échange honteux et malhonnête. La nudité de la famille noire dit son dépouillement total. II. La cruauté des Blancs A. Un être violent et insultant a. Violence et brutalité du comportement du boutiquier à l’égard de la famille (« reprit l’argent d’autorité » / « lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu’il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir » ; « Agitant devant les yeux d’un des tout petits Noirs enfants », « il le lui noua autour du cou d’autorité, question de l’habiller ». b. Position de supériorité du colon. Usage de verbes d’action (« entraîna, reprit ») qui disent sa position dominante. Mène et compose la scène. B. La langue du mépris a. Les insultes plutôt que les mots. Usage de termes grossiers (« couillon, morpion ») et d’exclamations qui font entendre la véhémence du propos. Commentaire de « celui-là » : « iste » en latin, valeur dépréciative qui dit le mépris.
b. Une illusion de politesse. Questions adressées à la famille (« Tu le trouves pas beau, toi dis morpion ? »). Ton faussement gentil. La question pourrait être une marque d’intérêt mais reste sans réponse. Simple fonction phatique pour vérifier que les indigènes comprennent bien ce qui est dit. c. Le déni de toute intelligence. Analyse de la structure syntaxique des questions : absence d’une inversion sujet / verbe et « tag » final. La simplicité syntaxique marque que le colon pense que les capacités de compréhension de l’interlocuteur sont limitées. Il n’emploie pas un langage courant, pour signifier qu’il considère l’indigène comme un sous-homme. C. Des Noirs complices Cruauté encore plus grande des Noirs qui travaillent au comptoir. Racisme et mépris encore plus grand pour se faire bien voir du patron.
III. Une dénonciation indirecte mais efficace A. Un narrateur à la fois complice et distant a. Le groupe des Blancs. Bardamu appartient au groupe des colons comme le suggère l’expression de la première phrase : « nous trinquâmes »). Il en a assimilé les clichés racistes « moins dessalés », « L’instinct »). b. Complicité du narrateur. Bardamu n’intervient pas et ne fait rien pour mettre un terme à la cruauté de la scène. Il demeure un spectateur muet et passif. Qui est Bardamu ? un double du lecteur ? une image de l’homme qui cautionne par son silence et sa passivité les agissements des colons ? c. Une légère prise de distance ? Peut-être Bardamu est-il néanmoins une forme – certes embryonnaire – de conscience critique. Il insiste sur la pénibilité du travail accompli par les indigènes (« c’est long à suinter… ») et leur accorde un regard, ce qui suggère qu’il leur accorde une existence et un intérêt (dernier paragraphe du texte). B. Une scène pathétique plus que comique a. Un humour grinçant. Les seuls qui rient sont les employés noirs qui travaillent au comptoir et les colons. L’effet comique de la scène ne se fait pas au détriment de la famille malmenée et ridiculisée. Insultes méprisantes et faux paternalisme du colon donnent une image déplorable du colonialisme. b. Une scène pathétique. La sympathie du lecteur va à cette famille humiliée. Peinture des plus faibles. La famille est présentée comme une image de l’innocence absolue (nudité, absence de parole) : renvoi à une forme de pureté et de simplicité naïve qui s’oppose radicalement à la cruauté et au cynisme des colons. BIBLIOGRAPHIE Ouvrages critiques sur Candide de Voltaire
• Duchêne, Candide, Paris, Bréal, coll. « Connaissance d’une œuvre », 1998. • (sous la direction de) R. Pomeau, Voltaire en son temps, Oxford, Voltaire Foundation, 1985-1997. • R. Pomeau, Voltaire par lui-même, Paris, Le Seuil, 1955. • J. Starobinski, « Le Fusil à deux coups de Voltaire », Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989.
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En guise de lecture complémentaire, on pourra renvoyer au Candido de Sciascia (1977) : nouveau Candide dans l’Italie d’après 1943. Ouvrages critiques sur le Voyage au bout de la nuit
• M. Bounan, L’Art de Céline et son temps, Allia, 1997. • Dominique de Roux, Michel Thélia et M. Beaujour (dir.), Cahier Céline, L’Herne, 2006. • P. Muray, Céline, Paris, Seuil, 1981. • Y. Pagès, Céline, Fictions du politique, Paris, Le Seuil, coll. « Univers historique », 1994 [rééd en 2010 dans la collection « Tel Gallimard »).
d’une bonne conscience civilisatrice (le Noir est représenté comme un sauvage à dompter). Cette publicité bon-enfant banalise la représentation colonialiste et raciste du Noir. On peut travailler également sur ce thème à partir de l’Olympia d’Édouard Manet,. Pour l’étude du tableau, cf le Guide du professeur, manuel de 2de, p. 36.
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE « Les représentations de l’altérité »
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE « Le gaz aux colonies », L’Illustration, 23 mai 1931. Publicité en noir et blanc pour une chaudière à gaz.
Description La place accordée à l’image et au texte est équivalente. Sur l’image, on distingue deux plans. Au premier plan, un homme noir fait la cuisine. Il est une véritable caricature : cheveux crépus, nez épaté, lèvres lippues, sourire qui dévoile des dents bien blanches. Au second plan : sur le seuil d’une tente, deux hommes vêtus de blanc se parlent. Ils portent des casques coloniaux, et ont des dossiers à la main. Le texte qui accompagne l’image dit que le gaz est traité par une entreprise de « générateurs de gaz d’air », dont le siège est à Paris mais les distributeurs en Algérie ou au Maroc. La chaudière présentée est pleine de qualités : elle est simple et sécurisée. Interprétation Les Noirs travaillent manuellement tandis que les Blancs pensent. Les Blancs, les colons, ont apporté confort et modernité avec leur chaudière. La publicité est révélatrice
❐❐ Voltaire, Candide, chap. XIX, 1759. ❐❐ Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), première partie, chapitre XVI. ❐❐ Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, passage du manuel de l’élève. ❐❐ Didier Daeninckx, Cannibale, Paris, Folio, 1998, p. 92. Images : ❐❐ Publicités Banania ❐❐ « Le gaz aux colonies », cf ci-dessus. Ce parcours complémentaire, mêlant textes et images, vise à soumettre à l’étude les représentations de l’étranger, et plus spécifiquement du Noir dans la littérature. Les textes proposés mettent en évidence une représentation stéréotypée de l’autre : elle repose sur des clichés, racistes, fréquents dans un monde colonial. L’étude de documents iconographiques permet de voir que la publicité à ses débuts s’est fortement saisie de ses clichés racistes, pour véhiculer l’image d’un Noir simplet, bonasse, appelé à être perpétuellement sous la tutelle de l’Occidental.
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Parcours 2 L’homme, Dieu et le doute. Manuel de l’élève pp. 209-223 PROBLÉMATIQUE Ce parcours aborde une question qui est, sinon centrale, du moins récurrente dans la culture –et donc dans la littérature – occidentale : celle de Dieu, et plus généralement du fait religieux, question autour de laquelle se sont cristallisés bien des doutes et bien des luttes. Le manuel fournit un passage de la plus célèbre oraison funèbre de Bossuet, celle d’Henriette d’Angleterre (texte 2), qui a pour mérite de situer le problème dans les termes où il se présentait au cœur du XVIIe siècle : le recours au pathétique est là pour rappeler, même à ceux des auditeurs qui sont le plus engagés dans une vie de mondanités que la mort ne prévient pas, ou pas toujours, et que, dans une optique chrétienne, c’est prendre un bien grand risque que de pouvoir être pris par elle au dépourvu, loin du secours de la religion – ce qui bien sûr, par contraste, n’a pas été le cas de la défunte, puisqu’il s’agit d’en faire l’éloge. Le texte 1 est un classique : le pari pascalien est si connu qu’il est devenu proverbial. Observons toutefois que le texte est rarement donné dans sa continuité. Les aspects du raisonnement qui se rapprochent le plus de la logique mathématique, en particulier, sont souvent omis dans les recueils de textes, à tort, car c’est bien le cœur de la démarche de Pascal ici : argumenter sur le terrain des adversaires de la religion, non pas les simples mondains qui optent pour le scepticisme par désir de relâchement des mœurs ou par trop d’attachement aux affaires du monde, mais les authentiques libertins, c’est-à-dire ceux qui revendiquent une liberté de penser en dehors des dogmes du christianisme, s’appuyant en particulier sur les règles logiques telles que les définit (malgré la foi catholique de ses auteurs) la Logique de Port-Royal et telles qu’elles trouvent à s’exprimer dans la pensée scientifique alors en expansion. Pascal a lui-même contribué à l’essor de la pensée scientifique en s’occupant, par exemple, de mathématiques ou de dynamique des fluides. On pourra réfléchir sur le fait que, tout en étant mathématiquement inattaquable, l’hypothèse du pari nécessaire ne parvient toutefois que très mal aujourd’hui à persuader, sans doute parce qu’elle se situe dans un paradigme où on estime au moins plausible l’existence de Dieu et les concepts associés d’infinité et d’éternité. Replacée dans une pensée moderne (post-russellienne, par exemple), cette hypothèse encourt le reproche d’avoir parmi ses présupposés des concepts non déterminables, non « falsifiables », donc non opératoires. Cela ne retire rien à la force de l’argumentation de Pascal, à la fois logiquement serrée et présentée de manière vivante, puisque la parole est également donnée à l’adversaire supposé, dans une démarche dialectique certes oratoire, mais infiniment plus convaincante qu’une simple apologétique vide d’objections. Le texte 3, un siècle plus tard, présente un contexte historique où la prééminence automatique du christianisme
commence à être mise à mal. Non que Voltaire soit athée : il est plutôt déiste, et le christianisme n’est pour lui qu’une variante, limitée dans l’espace et le temps, de la relation que les hommes devraient selon lui entretenir avec la divinité, rapport fondé avant tout sur une valeur au fond bien peu divine, la tolérance, c’est-à-dire le respect de l’autre dans sa différence. On doit rappeler l’occasion qui a donné lieu à ce texte, c’est-à-dire l’affaire Calas, où une exécution a été ordonnée pour des motifs proches du fanatisme. Particulièrement intéressant est le rapport entre les deux parties de l’extrait, le chapitre adressé aux hommes et celui qui s’adresse à Dieu. On est presque à la fin du traité, et l’on s’est élevé du cas particulier aux valeurs universelles : le mot même, qui figure dans le titre du chap. XXII, était moins galvaudé à l’époque qu’il ne l’est aujourd’hui, et représentait une audace de pensée et d’expression qui capitalise sur tout ce que l’humanisme a construit depuis deux siècles au moins ; et le chap. XXIII, avec une sorte de solennité, situe cette universalité même dans le cadre plus vaste de l’infini accessible à Dieu seul, mais revient sans cesse (Voltaire n’est pas un contemplatif) à la condition humaine, et à l’insignifiance des différences qui existent entre les hommes, si on les compare à ce qui les rapproche. Plus d’un siècle s’écoule encore avant le texte 4, dû à Léon Bloy. Le christianisme a cessé d’être religion officielle, et a été mis à mal, dans la bourgeoisie qui se dit ellemême « voltairienne », par le scepticisme et par le scientisme qui caractérisent plus spécialement la seconde moitié du XIXe siècle. La foi traditionnelle conserve pourtant des adeptes d’autant plus vigoureux qu’ils sont moins écoutés, comme Bloy. L’Exégèse des lieux communs dont l’extrait constitue l’introduction est un des textes les moins polémiques de Bloy, ou disons un des moins violemment polémiques, puisque le vocabulaire y est dans l’ensemble mesuré, et que c’est surtout par le sarcasme que s’exprime ici son mépris des bourgeois bien-pensants (ou, à l’écouter pas pensants du tout). Il use ici d’un raisonnement paradoxal pour mettre à mal le conformisme : il va chercher à les lire littéralement les expressions toutes faites que commente le livre, plutôt que d’en dénoncer le creux et l’insignifiance, à la manière dont un texte sacré peut accueillir à la fois une lecture factuelle et une lecture symbolique ; et il va tâcher de montrer que leur insignifiance même contient des évidences qui vont au-delà de leur sens courant, à la manière de signes non perçus, pour exprimer jusqu’à une vérité divine que les locuteurs ne supposent pas. Tout est signe, mais ne pointe pas toujours dans la direction qu’on croit. Il y a là aussi, sans doute, un humour au second degré : Bloy n’est pas absolument dupe de son propos, et fait aussi allusion à la nécessité où il se trouve de gagner sa vie en écrivant, fût-ce sur des sujets bien minces, ce qui ne retire rien à la vigueur grinçante de sa démonstration. Albert Camus enfin, dans le texte 5, semble avoir en partie dépassé dans La Chute le sentiment de « l’absurde » qui a marqué ses premières œuvres, tout autant que l’humanisme de La Peste. Dans ce qui est son dernier roman achevé (mais qui aurait dû être le début de sa maturité d’écrivain s’il n’avait perdu la vie dans un accident), il se montre lui aussi grinçant : l’homme a en quelque sorte pris
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le pouvoir au détriment de Dieu, mais tout se passe comme si les hommes ne pouvaient assumer cette position neuve qui les place au centre du monde (bien que, parallèlement, la physique moderne tout autant que les grands mouvement historiques du XXe siècle et que la psychanalyse, l’en aient aussitôt chassé). Clamence, qui transforme l’échec de sa vie en amère victoire dans sa position de « juge-pénitent », raille ici les « intellectuels » qui, censés se situer à la pointe de la pensée, se complaisent dans la nostalgie mal avouée de systèmes périmés qui étaient du moins rassurants, comparés au vide de sens qui entoure l’homme contemporain. On trouve en filigrane ici l’idée de La Boétie selon lesquelles il n’y a de meilleur maître que celui qu’on se donne pour ne pas être tenté par les vertiges de la liberté. Par quoi l’on retrouve un absurde plus inquiétant que celui, trop métaphysique peut-être, qui faisait l’arrière-plan de L’Étranger. QUELQUES TEXTES DU PARCOURS
Texte 1. Manuel de l’élève p. 210. La foi à l’aune de la raison : statistiques et conviction - Pascal, Pensées, posthume 1670.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Les Pensées sont une œuvre inachevée, publiée à titre posthume en 1670 par les proches de Pascal et les Messieurs de Port-Royal. Ainsi, le texte, resté fragmentaire, ne présente pas de classement sûr des « pensées ». Différents classements ont été successivement proposés. Deux copies des papiers effectuées par les proches sont à la base des classements les plus sérieux. Brunschvicg propose, en 1897, un classement par thèmes efficace mais qui ne tient aucun compte des volontés de l’auteur. Des classements plus objectifs ont vu le jour : grâce à des témoignages relatifs à l’état des papiers de Pascal à sa mort, on sait que les pensées pascaliennes se répartissaient dans une première partie de l’apologie en 27 liasses (ou chapitres), pour laquelle Pascal a laissé une table des matières ; la seconde partie devait compter 34 liasses mais nul plan d’organisation n’a été laissé par Pascal. De là, des classements différents (édition Lafuma, 1951 ; édition Le Guern, 1977 : édition à partir de la première copie ; édition Sellier, 1976, qui préfère l’ordre de la 2e copie). Pascal avait-il l’intention de développer certaines pensées ou comptait-il les laisser à l’état d’ébauche ou de fragment ? Nous l’ignorons. Une chose est sûre : les Pensées devaient être un traité apologétique, s’adressant aux libertins, aux incroyants afin de les amener à se convertir : les Pensées ont en cela une visée apologétique. Contexte esthétique et culturel Les écrits pascaliens ont été rédigés dans un contexte culturel historiquement éloigné et peu connu des élèves, qui devront y être initiés. C’est celui d’une époque où l’existence de Dieu n’est jamais publiquement remise en
cause. Les libertins érudits qui revendiquent une vision du monde personnelle, émancipée par rapport aux dogmes religieux ne sont pas tous athées et, s’ils le sont, ne sont pas en mesure de l’avouer. Le pouvoir religieux est un acteur essentiel de la scène du monde, et les polémiques théologiques font rage depuis que la Réforme a ébranlé la citadelle du pouvoir papal à Rome. Il faut garder en tête que Pascal est certes l’auteur des Pensées mais aussi des Provinciales, ouvrage dans lequel des questions aussi complexes que celle de la casuistique, par exemple, sont débattues (cf 5e Provinciale sur la casuistique). Pascal pense l’homme dans une histoire dont le péché originel est le point névralgique. Le texte pascalien est imprégné de la doctrine de saint Augustin. « Le XVIIe siècle est le siècle de saint Augustin » avait affirmé Jean Dagen. La prégnance de la doctrine de l’évêque d’Hippone dans les Pensées – qui propose une vision très sombre de la condition humaine – est évidente. L’influence de la pensée de saint Augustin (354-430) a été déterminante dans la construction du discours anthropologique pascalien. Ainsi, l’homme pascalien, à l’image de l’homme augustinien, n’est qu’un puits de concupiscences, vain et « creux » (L. 139). Depuis la Faute, la nature de l’homme a radicalement et irrémédiablement changé : deux « états », deux « natures » (L. 117) de l’homme s’opposent. L’état prélapsaire dans lequel l’homme est innocent, heureux et jouit pleinement de son libre-arbitre ; l’état post-lapsaire dans lequel la volonté humaine est impuissante (l’homme veut et ne peut pas) et sous l’emprise des passions. L’homme déchu est dominé par la sensualité, la curiosité et l’orgueil (L. 71) et berné par ces « puissances trompeuses » que sont l’imagination, la coutume et l’amour-propre (L. 25). Depuis la Chute, le cœur humain est donc gravement perverti : Dieu avait créé l’homme pour qu’il s’aime lui-même de manière limitée et qu’il aime Dieu de manière infinie, mais l’humanité a préféré faire triompher l’amour de soi (amor sui) au détriment de l’amour de Dieu (amor Dei). C’est l’avènement du règne de l’amour-propre et de l’égoïsme. L’humanité n’est donc plus qu’une masse de perdition, qui porte irrémédiablement la trace et le poids du péché originel.
Caractérisation du passage Le texte proposé est le célèbre fragment du « pari ». S’adressant aux libertins, destinataires des Pensées, Pascal les engage à parier sur l’existence de Dieu et, à travers un raisonnement logique implacable, les amène à reconnaître les gains à retirer d’un pari en faveur de l’existence de Dieu. Plan de lecture analytique I. L’art de convaincre A. Réfuter les arguments des libertins contre Dieu a. Parallélisme établi entre l’évidence mathématique et l’évidence de la foi. Tout comme certaines vérités mathématiques relèvent de l’intuition, Dieu peut aussi relever d’un sentiment non-rationnel. b. Dieu est une vérité du « cœur ». Dieu doit être découvert par le « cœur », c’est-à-dire qu’il ne peut être démon-
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tré » mais sa présence peut être sentie. Cf fragment 101 (Le Guern), « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur ». Le cœur contient les intuitions premières qui nous relient au vrai en dépit de notre impuissance à les prouver. Pascal reconnaît et affirme la puissance du « cœur » qui fournit les premiers principes, principes intuitifs (notions primitives de temps, d’espace, de mouvement, de nombre) certes indémontrables mais bien établis. Ce sont là des notions « qu’on ne peut définir sans les obscurcir ». c. Usage du modèle mathématique : probabilité et hasard. Rigueur du raisonnement marquée par l’abondance des connecteurs logiques. Pascal entend emmener le libertin sur le terrain de la raison pour lui montrer que Dieu ne choque en rien la raison. B. La nécessité du pari a. Lexique de l’intérêt : dire aux libertins le gain qu’ils peuvent retirer du pari. Avoir des biens : ce qui motive les hommes. b. Les bénéfices de Dieu. Parier sur Dieu, c’est hasarder la possibilité d’un gain total pour une perte nulle. Si on gagne, on gagne l’infini à la place du fini. c. La gratuité du gain. Dieu est généreux. Parier sur son existence ne demande aucune mise (l. 80). C. La condamnation du monde : sortir des vains plaisirs de l’existence a. L’appel à la vertu (dernier paragraphe du texte). Être chrétien, c’est être bon et droit. b. La condamnation des concupiscences. Être chrétien, c’est refuser la vanité du monde et sortir des affres de l’apparence pour atteindre la profondeur.
II. L’art de persuader A. L’implication du locuteur a. Paragraphe 1 : Pascal s’implique directement et personnellement (phénomène assez rare dans les fragments des Pensées) : souligne l’importance du fragment pour l’auteur. b. Modalisateurs : adverbes et verbes modalisateurs : engagement du locuteur. c. Insistance et martèlement : « je vous dis que » ; « il faut ». d. Rigueur du locuteur : n’hésite pas à répéter des mots quitte à ne pas éviter l’écueil de la lourdeur. Ce caractère parfois laborieux de la langue inscrit le discours du côté de la sincérité. B. L’implication du destinataire a. Interpellation directe du libertin : apostrophes, impératifs, « vous ». Le libertin doit se sentir concerné. b. Invitation à la participation du destinataire : « nous » inclusif (le libertin est « embarqué ») et questions oratoires. c. Usage du faux-dialogue. d. Exemples tirés des sciences. Choix argumentatif suscite l’intérêt du libertin, facilite sa compréhension du discours et permet de donner un tour concret à une réflexion abstraite.
Texte 2. Manuel de l’élève p. 212. Un mystère de la volonté divine : l’heure de notre mort - Jacques Bénigne Bossuet, Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, 1670.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre L’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre a été prononcée à l’occasion du décès prématuré (à 26 ans) d’Henriette, fille exilée en France du roi d’Angleterre Charles Ier. Cette oraison ressemble davantage à un sermon puisque c’est l’élément doctrinal qui soutient toute l’économie du discours (cf le Sermon sur la mort). Néanmoins, la différence essentielle avec le sermon est la place accordée à l’éloge de la défunte mais aussi à la déploration. Bossuet a en effet été vivement touché par la mort de la princesse ; ainsi, résonne dans l’oraison un véritable cri de douleur. Contexte esthétique et culturel L’éloquence sacrée La prédication au XVIIe siècle est avant tout un exercice rhétorique totalement théâtralisé où se déploie de l’éloquence devant une assemblée de privilégiés au premier rang desquels siège le roi. Celui qui prêche se doit non seulement de convaincre son auditoire mais aussi de le séduire en se soumettant aux codes de l’époque. L’art de persuader sert l’art de convaincre. Le prédicateur peut prononcer des « sermons » : le sens du terme « sermon » est différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Au XVIIe siècle, il désigne une conférence donnée en plein après-midi, durant une heure environ, qui a pour objectif de prêcher un enseignement tiré des textes sacrés (aujourd’hui le terme – synonyme d’homélie – renvoie aux 6-7 minutes durant lesquelles le prêtre commente le texte de l’Évangile qui vient d’être lu) afin que l’auditeur en tire une leçon pratique (réformer son comportement et son cœur). Le prédicateur peut aussi être amené à rédiger des oraisons funèbres, c’est-à-dire des discours solennels prononcés pour honorer la mémoire de quelque défunt illustre, discours souvent tenus au milieu des obsèques. La première caractéristique de l’oraison funèbre est la déploration, puisque l’oraison funèbre est prononcée à l’occasion d’un deuil. L’orateur se fait alors l’organe de la douleur publique. La seconde est que l’oraison a pour vocation de faire l’éloge du défunt. Ces deux éléments séparent donc l’oraison funèbre du sermon mais un point les rassemble : la volonté d’instruire les fidèles. L’oraison est l’occasion de donner des conseils de vie chrétienne afin de moraliser l’auditeur. Enfin, l’oraison funèbre est un discours nécrologique qui peut donner prétexte à une prise de position sur des faits ou problèmes d’actualité. Ainsi, une oraison funèbre peut faire allusion par exemple à la question des devoirs des rois, de la politique à instaurer face aux protestants…
Caractérisation du passage C’est l’oraison funèbre la plus célèbre de Bossuet. Elle a été prononcée un an après l’oraison pour Henriette de
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France, la mère d’Henriette d’Angleterre. La cour vient d’assister à la disparition brutale d’Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, frère du roi, âgée de 26 ans, en pleine jeunesse, donc. Cette mort a suscité une émotion très vive à la cour, pas seulement à cause de sa proximité avec le roi dans l’ordre dynastique, mais aussi parce qu’elle était aimée de tous, chose rare dans une cour, et très appréciée par Louis XIV. Voltaire raconte que « l’auditoire éclata en sanglots » pendant le discours de Bossuet.
Lecture analytique I. L’éloge de la défunte A. Qualités physiques et morales a. Panégyrique de la princesse. C’est la vocation première du genre de l’oraison funèbre. b. Qualités exceptionnelles. Jeunesse, beauté, vertu. Gradation : on passe de qualités intellectuelles à des qualités morales, qui sont les plus importantes pour un chrétien. Gradation de l’ordre de l’esprit à l’ordre du cœur (Pascal). c. Susciter l’admiration. B. Rhétorique de l’hyperbole On pourra analyser les procédés de la rhétorique épidictique : adjectifs mélioratifs, rythmes binaires et ternaires, parallélismes, usage de la période, tours symétriques, structures comparatives, la princesse brille au milieu des plus grands. C. Une mort exemplaire Analyse du segment de phrase « excepté le cœur de cette princesse » (l. 59) : art de mourir comme souci des discours moralistes et chrétiens au XVIIe siècle. Modestie et humilité de la princesse face à la mort et aux décrets de Dieu. II. Un discours moralisateur A. Misère de l’homme a. L’homme mortel. La finitude caractérise chacun d’entre nous (l. 9-10). Égalité de tous devant la mort (l. 22). b. Fragilité et fugacité de l’existence. Bossuet réécrit un motif biblique, celui des fleuves de Babylone (Psaume 136) : la vie terrestre est caractérisée par l’« inconstance des choses humaines » (l. 75). B. Les fausses splendeurs du monde a. Il ne faut pas aimer les apparences et s’étourdir de biens. Refus de la « grandeur », de la « gloire » (signe d’un amour-propre dominant). L’homme ne doit pas se laisser « enchanter » par « l’amour du monde » (l. 54). b. La critique du divertissement (sens étymologique de divertirse : se détourner de ») : Bossuet exhorte l’auditoire à consacrer son existence et ses pensées à Dieu, non à la curiosité ou à la « fausse sagesse ». C. Un Dieu vengeur et omnipotent a. Caractère soudain et brutal de la mort d’Henriette d’Angleterre (l. 71). La main de Dieu a frappé (« éclat de tonnerre », l. 56). b. Pédagogie de la peur (l. 48). Caractéristique de la stratégie oratoire de Bossuet. Il faut craindre Dieu (cf ses Sermons du Carême du Louvre, par exemple).
III. L’art de la prédication A. Les références bibliques Les citations bibliques récurrentes fonctionnent comme arguments d’autorité. Paraphrase et citations sont le signe de l’innutrition biblique du prédicateur. B. Le registre pathétique Le discours doit susciter les larmes : Bossuet a recours à tous les effets pathétiques classiques : ponctuation expressive, champ lexical de la douleur, évocation d’une situation douloureuse. C. Interpeller et embarquer le destinataire a. Interrogations oratoires. b. Impératifs (« représentez-vous ») : appel à la visualisation. c. Apostrophe directe au destinataire « Messieurs ». BIBLIOGRAPHIE Ouvrages critiques sur les Pensées de Pascal
• Brun Jean, La Philosophie de Pascal, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1992. • Mesnard Jean, Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. • Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, 1995. • Susini Laurent, Pensées de Pascal, Paris, Folio, coll. « Foliothèque », 1996. • Tourrette Éric, Pensées, grandeur et misère de l’homme, Paris, Bréal, coll. « Connaissance d’une œuvre », 2008.
Sur les Oraisons funèbres de Bossuet
• Calvet Jean-Antoine, La Littérature religieuse de saint François de Sales à Fenelon, de Gigord, 1938. • Delumeau Jean, Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident, Paris, Fayard, 1983. • Hurel Augustin, Les orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, Paris, Didier et Cie, 1874. • Truchet Jacques, « La substance de l’éloquence sacrée d’après le XVIIe siècle français», XVIIe siècle, 1955. • Truchet Jacques, introduction de l’édition des Oraisons funèbres de Bossuet, Paris, Classiques Garnier, 1998.
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PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Simon Renard de Saint-André, Vanité, Marseille, Musée des Beaux-Arts, vers 1640.
Introduction Ce tableau a été peint vers 1640 et est exposé au musée des Beaux-Arts de Marseille. C’est une nature morte qui met en scène le thème de la vanité de l’existence humaine. Étude I. Un
espace pictural saturé : le foisonnement des
objets
Nous sommes en présence d’un tableau qui ne se compose que d’objets inanimés et non vivants. Aucune figure humaine ne peuple l’espace pictural. A. La figure centrale du crâne Le crâne est l’objet qui attire l’œil au premier abord. Situé au centre du tableau, il est le point de fuite de la toile: si on trace les deux diagonales, les deux lignes de fuite du tableau, elles convergent vers le crâne. Le crâne attire l’œil également car c’est l’objet le plus volumineux de la peinture, et il est presque disproportionné par rapport aux autres. Cette hypertrophie du crâne provient de la façon dont il est éclairé. En effet, la lumière vient de la gauche, comme si elle entrait par une fenêtre. Cette lumière de trois quarts a tendance à augmenter le volume de l’objet éclairé. Les couleurs le mettent également en valeur : les dents blanches arrêtent l’œil et créent un effet désagréable en raison du sourire : antithèse entre côté tragique du crâne qui symbolise la mort et le sourire qui dit la gaieté, le bonheur. B. Quatre réseaux thématiques Le crâne est renversé sur le côté droit : le regard du spectateur est invité à se tourner vers la droite du tableau dans un premier temps. a. la musique Le crâne est posé sur une partition musicale, elle-même déposée au bord de la table. La partition est bien mise en valeur car elle est dans la lumière. À droite de cette partition, on voit une viole sur laquelle est posé, comme en équilibre, son archet. Évocation du plaisir sensuel : référence à l’un des cinq sens : l’ouïe. Plaisir mondain très goûté au XVIIe siècle : notamment à la Cour et dans les salons. Évocation suggestive du monde et de ses plaisirs. La viole et l’archet tracent une ligne verticale qui invite le regard à se déplacer en biais : le regard est conduit, amené à l’autre angle du tableau, en haut, à gauche. b. la coquetterie Le regard est ici dirigé vers le coin le plus obscur du tableau : la lumière de biais n’est pas assez forte pour éclairer cette partie de la scène, qui demeure donc plongée dans une quasi-obscurité. Cependant, on peut identifier avec certitude certains objets : des plumes blanches, qui rappellent le blanc des dents du crâne ; des rubans bleus qui semblent soyeux et il semble se dessiner très vaguement un nœud qui apparaît dans les tons rouges, rougeâtres, juste derrière les
plumes et des feuilles de laurier : symbole du triomphe, de la gloire. Tous ces éléments symbolisent ce que recherche l’homme quand il évolue sur la scène mondaine et peuvent être regroupés autour d’un même thème : celui de la coquetterie, de la parure mondaine. Il s’agit d’attributs qui servent à bien paraître sur la scène, sur le théâtre du monde. Reste à étudier l’autre ligne diagonale du tableau. Comment le regard se tourne-t-il vers le coin droit du tableau ? C’est un des problèmes posés par le tableau : le regard semble se briser, s’arrêter dans le fond gauche du tableau. Rien dans la composition de la toile n’invite le regard du spectateur à se diriger vers la droite. Cependant, ces objets attirent l’œil car ils dessinent non plus une ligne oblique (axe : viole/rubans) mais une ligne totalement verticale, ce qui rompt l’équilibre des lignes obliques du tableau. c. le temps Troisième réseau thématique du tableau : angle droit constitué par un sablier et une chandelle éteinte et presque totalement consumée. Le bout de chandelle ressort par le jeu des couleurs : la toile de fond du tableau est constituée par un rideau d’épais velours marron : effet de clair-obscur entre le marron foncé du tableau et le blanc de la chandelle. Le sablier est, quant à lui, mis en valeur par des effets lumineux : il est dans l’axe éclairé par la lumière. Si on regarde bien, on aperçoit un reflet sur le verre du sablier, provenant de la croiséé de la fenêtre. C’est la seule intrusion du monde extérieur dans le tableau. Objets qui symbolisent le temps et plus précisément son écoulement, sa fuite. Thème topique de la fuite du temps. Par effet de mimétisme/ de symétrie, le regard du spectateur se dirige finalement sur l’angle bas-gauche du tableau. d. les coquillages C’est l’angle le plus énigmatique mais aussi le plus lumineux : composé de deux coquillages, il pourrait évoquer les cabinets de curiosités, ie la science, le savoir humain. Posé sur un riche rideau de velours vert, le cordon de rideau blanc peut également faire penser à l’agencement, au décor des cabinets de curiosités. C. Un équilibre précaire Les objets saturent l’espace pictural. Impression de stabilité, d’organisation. Mais l’impression de foisonnement est atténuée par un sentiment inverse de déséquilibre, d’instabilité. L’équilibre est précaire : le crâne est renversé sur le côté droit, il donne l’impression d’un homme auquel on a tordu le cou. L’angle de vision donne l’impression qu’il va tomber ; la partition de la viole est comme prête à tomber elle aussi. Même remarque peut être faite pour l’archet de la viole. Le cordon du rideau indique également un mouvement tombant, descendant. Ce foisonnement, ce triomphe des arts, des savoirs et des plaisirs humains semble miné. Aux lignes obliques qui engendrent une impression de mouvement bancal et d’instabilité s’opposent la ligne verticale / droite tirée par le sablier et la chandelle. Le temps semble mieux résister que les occupations humaines. Le temps ne flanche pas ; les actions humaines passent. Relire le tableau dans une perspective religieuse : derrière cette expression, cette incarnation foisonnante des occupations terrestres se cache une
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leçon religieuse sur la fuite du temps et plus précisément sur la vanité des occupations huma http://karine.lanini.free. fr/Jardinvanitesfichiers/image015.jpg ines.
II. « Vanité des vanités, tout est vanité » (ÉccléI, 2) La peinture évoque la vanité, le caractère éphémère de l’existence humaine. La mort de l’homme est ici présentée sous la forme d’un crâne. L’impression de déséquilibre dans lequel se trouvent placés le crâne, la viole, le livre de musique et l’archet vient renforcer l’idée de précarité de la condition de l’homme. Cette nature morte a pour thème essentiel la vanité d’une existence qui s’attache aux biens et aux plaisirs de ce monde, alors que le temps la détruit inexorablement. A. Condamnation des voluptés terrestres Nous sommes en présence d’une nature morte, ie d’une peinture qui renvoie à un langage codé. Instruments et objets symbolisent l’existence de l’homme et ses occupations sur terre. La présence du crâne, symbole de la mort, rappelle que ses activités sont futiles face à la mort. La viole et l’archet sont silencieux et immobiles, c’est l’arrêt des plaisirs de l’ouïe ; c’est la fin de la création. Le tableau peut être lu comme une dénonciation des activités terrestres : l’homme ne s’occupe qu’à des futilités. Il cède au désir voluptueux, aux plaisirs des sens (libido sentiendi) incarné par les instruments de musique, il cède au désir de savoir, à la curiosité (libido sciendi), incarné par les coquillages, il cède à l’orgueil, au désir de bien paraître sur la scène du monde (libido dominandi), incarné par les parures mondaines qui visent à faire triompher le paraître. Ces activités ne sont que des divertissements pour nous empêcher de penser à notre « mortelle condition ». Tous ces désirs ne sont rien face à la mort et au temps, ils seront anéantis par l’arrêt brutal de la vie. Le tableau marque d’ailleurs cette rupture, cette cassure du mouvement et de la vie. B. Le temps suspendu Cette nature morte présente des objets, des éléments dont on ignore le passé et qui n’ont pas d’avenir. Ils semblent suspendus dans le temps, figés pour l’éternité. La chandelle est éteinte : le temps s’est arrêté dans la mort. Le tableau ne montre aucune intrusion du monde extérieur, les objets sont ainsi coupés de tout contexte. On notera également que la toile ne présente aucune impression de profondeur : pas de premier ni d’arrière plan : les objets sont envisagés hors du cadre temporel et hors du cadre spatial. Ils ont été comme pétrifiés par la mort. Insistance à travers le sablier, la chandelle et le crâne sur le caractère éphémère et fini de l’existence humaine. C’est un tableau très noir, très pessimiste qui rappelle à l’homme son essence dérisoire et mortelle. Cependant, veiller à replacer ce tableau dans son contexte, le XVIIe siècle, où la religion a un poids écrasant. La mort est toujours pensée, dans une perspective chrétienne, en regard de la résurrection et de l’éternité. C. L’espoir de la résurrection Le tableau comporte des symboles religieux. Ce sont les feuilles de laurier et les coquillages que l’on aperçoit dans la partie gauche du tableau. Ils sont symboles de la siaste,
résurrection et laissent espérer un avenir plus radieux dans l’autre monde. Cette dimension transcendante redonne espoir à l’homme. Ces éléments sont mis en valeur car placés dans la zone lumineuse du tableau. C’est donc une œuvre religieuse qui peut être lu comme une apologie de la foi chrétienne, avec un message implicite : « croyez et espérez ! ». Dans cette perspective chrétienne, la mort n’est qu’une étape vers l’autre monde. L’espoir est symbolisé par la couleur verte de la nappe de velours qui recouvre la table et la pureté de la vie dans l’autre monde est symbolisée par la couleur blanche du nœud de rideau. Les feuilles de laurier se trouvent au beau milieu des riches parures que nous avons identifiées. La leçon chrétienne est la suivante : quittez le monde pour vivre dans la prière. On gagne son paradis en menant une vie terrestre dans la retraite et à l’écart des plaisirs du monde. On remarquera, pour finir, que le trajet du regard auquel invite le tableau constitue le récit archétypal de l’existence humaine. On a vu que le tableau se lisait en diagonale : d’abord , les plaisirs du monde marquent le temps de la jeunesse et de l’insouciance ; puis le regard se déplace vers les symboles du temps et de sa fuite : temps de la vieillesse où l’homme médite sur la mort. Dans un dernier temps, le regard bute sur le crâne : choc brutal qui signifie la violence du passage d’un monde à l’autre puis glisse in fine vers les coquillages qui symbolisent le monde céleste et la vie éternelle. L’impression de pessimisme qui se dégage du tableau doit être nuancée. Le crâne qui trône en majesté dans l’espace pictural n’est que le symbole d’une étape douloureuse qui vise à être dépassée. Après l’épreuve de la mort, le crâne peut revivre dans la béatitude de la vie éternelle ; l’homme, auprès de son Créateur, se régénère. PARCOURS COMPLÉMENTAIRE Grandeur et misère de l’homme, la condition humaine au XVIIe siècle » ❐❐ La Rochefoucauld, maxime 215, Maximes, 1665. ❐❐ Molière, Le Misanthrope, V, 4, 1666. ❐❐ La Fontaine, « L’Homme et son image », Fables, I, XI, 1668. ❐❐ Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, 1670. ❐❐ Pascal, Le divertissement, fr. 139, 1670. Ce parcours complémentaire aurait pour objectif de travailler sur la conception de l’homme dans la seconde moitié XVIIe siècle. Caractérisée par un pessimisme anthropologique, hérité d’Augustin, cette époque peint un homme rongé par ses passions, mais néanmoins, pour certains, capable de grandeur. Le parcours permettrait également de travailler sur différents genres argumentatifs (l’apologue, la maxime, le discours, le dialogue argumentatif et l’essai).
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Parcours 3 Ô vous, frères humains, Albert Cohen, 1972, un humanisme de la compassion Manuel de l’élève pp. 227 PROBLÉMATIQUE L’œuvre complète abordée ici par une série d’extraits se situe presque à la fin de la vie d’Albert Cohen, plus que septuagénaire lorsqu’il rédige ce livre, et qui a publié peu d’années auparavant la somme que constitue Belle du seigneur. Avoir achevé sa confrontation avec cet énorme roman libère pour ainsi dire sa parole, et lui laisse le loisir, au soir de sa vie, de revenir sur les faits qu’il a vécus, et sur leur relation avec les grands maux du XXe siècle. Le texte 1, à l’ouverture du livre, marque à la fois l’extrême littérarité du projet, par la recherche d’expressivité et d’images que fait Cohen quasi à chaque phrase, et son ambition de se situer concrètement par rapport au réel : son propre vécu en tant qu’homme, et la relation de ce vécu avec la condition humaine tout entière, vue à travers la position juive spécifique, qui selon Cohen est une des voies par où l’on peut accéder à l’universel. On peut observer une certaine animosité à l’encontre à la fois de ce qu’on pourrait appeler une littérature « bourgeoise » et du monde dans lequel elle évolue, une sorte de ressentiment avec lequel le livre va se confronter. Le texte 2 présente, en deux brefs chapitres, le fait central autour duquel s’articule la mémoire dans tout le livre : l’agression verbale antisémite dont l’auteur fut victime en pleine rue à l’âge de dix ans, et la réaction qu’il eut sur le moment. Dans le chap. X, l’emploi du discours direct ne signifie évidemment pas que les mots du camelot sont reproduits à l’identique, mais il permet de faire sentir aussi efficacement que possible la violence de termes et de ton qu’il avait sans doute empruntée, et il place le lecteur, qui n’est pas dans le feu de cette action, mais en train de lire tranquillement, dans l’obligation morale de se situer par rapport à ce discours-là, tout en lui fournissant pour ce faire un matériau supplémentaire sous la forme de la réaction certes maladroite et vouée à l’échec de l’enfant, mais seule réaction que, désarmé face aux mots, il eut alors à sa disposition ; il faut observer que le livre à aucun moment ne profère de parole haineuse ni véritablement violente contre le camelot, dont les motivations sont au contraire analysées à plusieurs reprises. Le texte 3 développe le projet du livre : Cohen va chercher à comprendre quelles ont pu être les motivations de la tirade haineuse du camelot, et en trouve plutôt trop que pas assez : hérédité, influence du milieu, pauvreté, faiblesse psychologique si répandue qui nous fait jouir du malheur d’autrui. Il articule cette tentative de compréhension factuelle avec un niveau qu’on peut dire « moral », où le pardon s’impose, mais pas au nom de valeurs abstraites : plutôt parce que c’est le seul choix possible une fois que l’on a identifié la communauté de destinée qui unit tous les
hommes lorsqu’on regarde leur vie avec assez de hauteur, c’est-à-dire la condamnation universelle à la mort. Le texte 4 vient préciser la situation de l’homme Albert Cohen par rapport à son pays : juifs grecs immigrés à Marseille, ses parents, et à travers eux l’enfant, ont idéalisé leur pays d’accueil, celui qui a émancipé les juifs à la Révolution et qui a proclamé l’égalité de tous les hommes. On n’est, avec une sorte de candeur assumée, pas très loin du vers de du Bellay « France, mère des arts, des armes et des lois ». Le mouvement est double : désenchantement dans le chap. XXII, le camelot ayant brisé le naïf rêve patriotique de l’enfant, mais au chap. XXIII foi tout de même dans la destinée de ce pays où Cohen a trouvé ses amis, et aussi la gloire littéraire, avec le procédé classique de l’adresse directe (par personnalisation) à la France. C’est à une technique argumentative usuelle qu’a recours le texte 5 ; en nous conviant à assister comme de l’intérieur aux réactions psychologiques de l’enfant face aux insultes du camelot, Cohen nous empêche de demeurer émotionnellement neutres, et nous oblige à constater que l’enfant a réagi comme le ferait tout enfant dans cette situation : tentative de déni, recours à une pensée magique, plans de vengeance indistincts. La destinée de l’écrivain se lit en filigrane dans le serment que se fait l’enfant de rétablir plus tard la justice et l’harmonie – même si, n’étant pas naïf, l’auteur sous-tend d’ironie tout le passage. Les trois brefs chapitres qui constituent le texte 6 marquent paradoxalement la (relative) confiance que place l’écrivain dans la force des mots : en répétant (chap. LVII) jusqu’à l’écœurement les insultes auxquelles il a été confronté, il en démontre la puissance, la violence, il nous contraint en tant que lecteurs à subir nous-mêmes cette violence, plus développée que les images mentales (LVI) ou les gestes (LVIII) qui constituent les autres réactions de l’enfant, car c’est dans les mots qu’est l’agression initiale, et peut-être le remède qui peut lui être apporté. La répétition obsédante de « sale Juif » est autant formulée par l’enfant de dix ans que par le vieillard qui écrit, non pas tant en guise d’exorcisme que pour en assener le côté odieux jusqu’au dégoût, et aussi pour en souligner l’absurdité en tant que langage : la violence s’auto-détruit, le sens se réduit finalement à un objet sonore. Le texte 7 élargit la perspective aux autres personnes indirectement impliquées dans l’insulte : les parents du petit Albert voient gâchée leur joie d’offrir une belle fête d’anniversaire à leur fils, et à travers eux s’ouvre une dimension collective ; comme la plupart des familles juives, celle d’Albert Cohen a perdu des membres dans des camps d’extermination durant la guerre, et au-delà de cette cicatrice familiale, c’est la blessure de la shoah qui demeure ouverte ; l’auteur prend soin de relativiser son propre malheur, mais la petite souffrance que lui a causée l’insulte du camelot est comme un signe, une prémonition de la catastrophe qui accablera son peuple. Le texte 8 enfin, dernier chap. du livre, ouvre une nouvelle fois le thème de la souffrance vers celui du destin commun à tous : la mort, qui ne laisse rien subsister, et face à quoi la solidarité entre les hommes devrait primer. Le mot « mort » prend ici la place obsédante que prenaient
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les insultes dans d’autres passages, et clôt presque le texte. C’est donc dans l’absence d’espoir individuel que devrait se fonder la construction, sinon d’un espoir en l’amour de l’humanité, du moins d’une universelle tolérance pour tous nos « frères humains ». Contexte historique et esthétique Ô vous, frères humains est un texte difficile à cerner. S’il s’apparente à l’autobiographie, la publication de ses avant-textes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, dans une revue engagée, rappelle qu’il s’agit aussi d’un texte militant, qui s’inscrit dans l’Histoire du XXe siècle.
Un récit autobiographique Il convient d’abord de rappeler la définition de l’autobiographie telle que l’a établie Philippe Lejeune. Une autobiographie, comme l’indique son étymologie (autos, « soi-même » ; bios, « vie » ; graphein, « écriture »), est le récit qu’une personne fait elle-même de sa vie passée. Une autobiographie respecte le pacte autobiographique, c’està-dire une identité entre l’auteur (celui qui signe), le narrateur (celui qui raconte) et le personnage (celui qui agit). Si l’identité entre ces deux dernières instances est facilement traduite par le « je », l’identification de ce narrateurpersonnage à l’auteur est parfois plus difficile à établir. Le récit des événements vécus est rétrospectif, ce qui implique l’utilisation du passé ou du présent de narration. Mais l’auteur, qui a changé, peut commenter ce qu’il raconte, ce qu’il a vécu avec les temps de l’énonciation (présent d’énonciation, passé composé, futur). Dans Ô vous, frères humains, Cohen n’entreprend pas de raconter sa vie, il ne souhaite faire que le récit d’un « souvenir d’enfance ». De plus, si le personnage se nomme parfois « Albert » (p. 171 de l’édition Folio), le pacte autobiographique n’est pourtant pas toujours respecté. En effet, l’instance narrative tend à se dédoubler : la distinction entre l’écrivain et l’homme, entre le vieillard et l’enfant de dix ans, conduit parfois le récit à recourir à la troisième personne en lieu et place du « je » autobiographique (« Je revois le geste piteux de l’enfant devant le mur qui demandait sa mort. Il leva le bras, tendant un index accusateur vers le méchant souhait », texte 6). Ainsi, ce récit à bien une dimension autobiographique mais il échappe aux limites définitoires du genre. Un texte engagé Commençons par rappeler très sommairement les principales fonctions d’un texte autobiographique. Il s’agit d’abord de parler de soi, d’apprendre à mieux se connaître, de se faire connaître. Il s’agit ensuite de parler pour soi : l’autobiographie sert à expliquer, justifier des choix, vis-àvis de soi et des autres. Elle a par là une dimension argumentative. Enfin, l’autobiographie a une fonction esthétique. L’autobiographe, dans son entreprise, se heurte alors au problème de la mémoire, de l’amour-propre, du langage, qui peine parfois à rendre compte de l’exactitude des sentiments…
Cohen assigne une fonction beaucoup plus générale à son œuvre. Il s’attache en effet à parler de lui, envisageant de construire « un fugace mémorial », mais il veut également parler de l’homme, du dénominateur commun entre tous les hommes, la condamnation à mort (il a d’ailleurs un temps envisagé d’intituler son texte « Ô frères en la mort »). C’est cette constante de la condition humaine qui lui permet d’établir un lien entre lui-même, enfant juif humilié, et le camelot, antisémite. C’est cette conscience que tout homme est condamné et non l’amour, valeur illusoire, qui lui permet de pardonner (« Pardonner de véritable pardon, c’est savoir que l’offenseur est mon frère en la mort, un futur agonisant », texte 3). On comprend donc que ce texte dépasse la dimension nécessairement personnelle et intime de l’autobiographie pour envisager la question de l’homme. On comprend également que la publication des avanttextes de ce récit en 1945 et de Ô vous, frères humains en 1970 donnait au propos une dimension engagée. Tout d’abord, Cohen suggère l’indicible violence de l’extermination en exposant toute la souffrance suscitée par un acte négligeable au regard de l’Histoire. Le parallèle est explicite dans le récit (« Sans le camelot et ses pareils en méchanceté, ses innombrables pareils d’Allemagne et d’ailleurs, il n’y aurait pas eu, devant les fours allemands et en l’an de grâce mil neuf cent quarante-trois, ces amoncellements d’assassinés, bras inertes et jambes apathiques […] », chap. LXIX, p. 204). De plus, il confère à son récit une dimension pratique. Il souhaite que sa lecture puisse prévenir d’autres crimes contre l’humanité (« Mais il n’importe si je parviens à ramener les haïsseurs à la bonté, à les convaincre que les juifs sont aussi des humains et même des prochains », chap. II, p. 14). Enfin, il propose, et l’on doit mesurer la valeur d’un tel geste de la part d’un écrivain de confession juive en 1945, de restaurer une communauté humaine.
De l’histoire à l’Histoire L’antisémitisme sous la Troisième République L’antisémitisme avant la Première Guerre mondiale (1870-1914) L’antisémitisme est très populaire à la fin du XIXe siècle : plusieurs journaux n’hésitent pas à s’affirmer explicitement antisémites comme La Libre parole, journal d’Édouard Drumont, ou encore La Croix, qui prétend être le journal catholique le plus anti-juif de France. Plusieurs événements nourrissent l’antisémitisme. Ainsi, le krach de l’Union Générale en 1882 attise la méfiance à l’égard des juifs de France et nourrit le cliché selon lequel ils seraient avides. L’Union Générale, banque créée en 1878, par Paul Eugène Bontoux, défend en effet les grands intérêts catholiques et s’oppose à Rothschild, banquier juif. Or, en 1882, à la suite d’investissements hasardeux et de manipulations boursières téméraires, la société fait faillite, entraînant avec elle plusieurs entreprises. Le scandale de Panama ou l’affaire Dreyfus sont également des temps forts de l’antisémitisme français. Alfred Dreyfus, français d’origine alsacienne et de confession juive, est accusé à tort d’avoir trahi la France
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en livrant des documents secrets aux Allemands. L’affaire Dreyfus divise la France et Zola prend parti en faveur des dreyfusards en publiant son célèbre « J’accuse ». L’antisémitisme est alors une valeur de droite, liée à des convictions religieuses mais surtout au nationalisme et au racisme. Toutefois, l’antisémitisme de gauche, nourri d’anticapitalisme, existe également. L’antisémitisme dans l’entre-deux-guerres Les Juifs ayant participé à l’Union sacrée qui a permis la victoire, l’antisémitisme s’apaise un temps : il n’est plus revendiqué que par une extrême-droite virulente et anti-bolchévik. Toutefois, le krach de 1929, la crise économique et le chômage qui en résultent, l’immigration allemande accélérée par l’accession au pouvoir d’Hitler, ravivent ce sentiment de haine dans les années 1930. L’affaire Stavisky entraîne une nouvelle poussée d’antisémitisme, liée à un fort sentiment antiparlementaire. Stavisky, issu d’une famille juive, est un escroc notoire, dont les liens avec la police, la presse, la justice et un certain nombre de membres du gouvernement sont brutalement mis au jour. La mort mystérieuse de Stavisky entraîne la chute du gouvernement Chautemps et une émeute en février 1934 au cours de laquelle on entend de nombreux slogans antisémites. Le Front Populaire et l’arrivée au pouvoir de Léon Blum en 1936 marquent encore un pallier dans la recrudescence de l’antisémitisme et l’on n’hésite pas à affirmer dans les rangs de l’extrême-droite que Hitler est préférable à Blum. Ce climat n’empêche pas les Juifs d’Europe de l’Est, chassés par le nazisme, surtout après la nuit de Cristal, d’affluer en France, ce qui ne fait qu’attiser les tensions.
De la genèse à la réception Albert Cohen a toujours pris soin de détruire ses brouillons, ce qui compromet toute étude génétique de ses textes. Toutefois, il a publié des avant-textes de Ô vous, frères humains. En effet, depuis Londres, où il réside alors, il publie dans La France libre, en juillet et en août 1945, un récit autobiographique en deux parties intitulé « Jour de mes dix ans ». Une version abrégée de ce texte est ensuite publiée dans la revue Esprit en septembre 1945. Après la publication des Valeureux en 1970, il reprend ce texte pour composer Ô vous, frères humains, ouvrage qu’il confie aux éditions Gallimard en décembre 1970 et qui sera publié en mai 1972. Outre ces avant-textes, il convient de rappeler que certains passages de ce récit apparaissaient déjà dans Le Livre de ma mère : ainsi, la description du « secret autel à la France » qui apparaît au chap. XXI avait déjà été faite au chap. V du Livre de ma mère. On peut ainsi sans hésiter souligner l’importance de ce souvenir du jour de ses dix ans pour l’auteur. L’auteur hésite sur le titre de l’ouvrage. Il emprunte d’abord à Villon, poète qu’il admire, le titre Ô vous, frères humains, avant d’envisager un titre qui traduise plus explicitement son projet : « Ô frères en la mort ». Gallimard lui conseille, pour des raisons commerciales, de revenir au titre initial. Le récit remporte un franc succès dans des milieux très divers mais tout particulièrement dans les milieux catholiques.
Deux lectures analytiques Texte 1. Manuel de l’élève p. 228 La mémoire, souffrance et recours
I. Un texte inclassable Un incipit renseigne généralement le lecteur sur le genre et le ton de l’ouvrage qu’il va lire. La première page de Ô vous, frères humains est à cet égard déroutante. A. Une autobiographie ? a. L’instance narrative. Emploi de la première personne, caractéristique de l’écriture autobiographique (« je veux ce soir te raconter et me raconter », « du jour où j’eus dix ans »), b. Pacte de sincérité. Le narrateur affirme vouloir raconter « une histoire […] vraie de [s]on enfance ». B. Mise à distance des codes de l’autobiographie a. Distinction entre l’auteur (champ lexical de l’écriture : « Page blanche », « raconter », « plume »), l’homme (« cet homme qui me regarde dans cette glace que je regarde ») et l’enfant. b. Prise de distance ironique à l’égard d’autres autobiographies. Négation (« Mais il ne s’agit ni du jour […] »). Registre satirique à l’égard des autobiographies bourgeoises qui se nourrissent de clichés : emploi de l’article indéfini (« quelque convenable amourette avec une fille de bonne et rentée famille ») et du pluriel (« aux vieilles générales tyranniques et sourdes »). C. Les enjeux a. Un récit dans l’intimité. Adresse à la « page blanche » et à la « fidèle plume d’or », qui suggère un récit intime, de soi pour soi. b. Un texte engagé. L’adresse aux « antisémites » au contraire donne une portée générale et engagée au récit. II. La méfiance à l’égard de l’amour Sur un plan thématique au contraire, le texte présente une plus grande unité. Il traduit une grande méfiance à l’égard de l’amour sous toutes ses formes. A. La hiérarchie des valeurs bourgeoises a. Un apparent débordement d’amour. Champ lexical de l’amour très important dans le paragraphe consacré à la bourgeoisie (« adorent », « fort aimée », « chérissent », « embrasse », « s’attendrissent »,…). b. Un amour subordonné à une autre valeur, l’argent. En réalité, l’amour est second dans la hiérarchie des valeurs bourgeoises. Ce qui vient d’abord, c’est l’argent (antithèse : « fort aimée mais peu payée », jeux de mots : « une riche grand-mère bourrue et par conséquent proclamée cœur d’or », « bonne et rentée famille ») et son corolaire, le confort (champ lexical du confort : « confort », « stabilité », « sécurité », « confortablement »). c. Le sourire comme symbole de l’hypocrisie. Les bourgeois « sourient » (répétition du verbe « sourire » un très grand nombre de fois) pour exprimer un amour qui, en réalité, n’existe pas. Le sourire se déforme en une grimace (« squelette de bouche », « message dentaire d’amour du prochain »).
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L’amour est donc une illusion dans le milieu bourgeois. B. L’amour est-il encore possible ? a. L’amour le plus pur. Cohen va ensuite plus loin en faisant peser un doute sur l’amour dans sa version la plus pure, l’amour pour un bébé innocent (champ lexical de l’amour : « j’aime », « ô mon chéri », « baiser », « je l’aime »). b. La métamorphose. En effet, il envisage la métamorphose de ce bébé en un homme haïssable (radicalité de la métamorphose : de « sourire édenté » à « adulte à canines » ou « haïsseur qui ne me sourira plus »). Même l’amour pour un bébé est sujet à caution car l’enfant pourrait devenir antisémite et haineux. L’amour – après la Deuxième Guerre mondiale ? – n’apparaît plus comme un sentiment viable.
III. Ô frères en la mort A. Un dénominateur commun : la mort Le seul point commun entre l’auteur et ses « juives douleurs » et les haïsseurs, c’est la mort à venir (« enterre », « mourrez », « agonie » : le champ lexical de la mort qualifie aussi bien l’auteur que les antisémites). Même si le message reste implicite, l’idée centrale du récit selon laquelle l’humanité est caractérisée par une condamnation à mort, est déjà présente. B. La compassion Registre pathétique, qui permet d’émouvoir le lecteur. Récurrence du « ô » lyrique qui prend en charge la déploration (« Ô rictus faussement souriant de mes juives douleurs. Ô tristesse de cet homme dans la glace que je regarde »), champ lexical du malheur (« consolation », « saigne », « douleur », « tristesse »,…), première personne qui invite à l’identification du lecteur au personnage. L’auteur remplace l’amour par la compassion, seul sentiment possible entre les hommes.
Texte 5. Manuel de l’élève p. 233. Une enfance bafouée La lecture analytique ne porte que sur le chap. XXVII.
I. Un récit paradoxal A. Un regard critique à l’égard des réactions de l’enfant a. Distance entre l’auteur et le personnage. Albert Cohen écrivain se démarque de l’enfant qu’il a été (« Albert de dix ans »). b. Moquerie. Il se moque des réactions qu’il a eues le jour de ses dix ans (modalisateurs : « ridiculement », « folie », « enfantines bêtises » ; commentaires explicites : « ce qui était peu convaincant et n’arrangeait rien » ; rythme ternaire qui mime les formules magiques employées : « ferait que le malheur ne serait pas arrivé, ferait que le camelot ne m’aurait pas chassé et que je serais maintenant content à la
maison »), va même jusqu’à employer un ton amer (« Pauvre petit imbécile » : phrase nominale, sans appel). B. La conviction que l’écriture ne peut accomplir sa mission a. D’« enfantines bêtises ». Le projet de devenir écrivain (champ lexical de la parole : « dirais », employé deux fois, « raconterais ») pour se venger est condamné au même titre que les autres réactions enfantines : appel à l’amour (« aimez-vous les uns les autres ») ou paroles et gestes magiques (« un mot puissant, Salomonus ou Glix », « gestes magiques »). b. Une certitude. L’auteur exprime explicitement sa certitude que l’écriture ne peut accomplir la vengeance rêvée lorsqu’il était enfant (champ lexical de la certitude : « je sais », « Je les connais » ; futur de certitude : « pleureront », « trouveront »). Pourtant, alors même qu’il se moque parfois amèrement de ses réactions d’enfant, alors même qu’il affirme que l’écriture ne pourra pas le venger, Albert Cohen entreprend d’écrire.
II. L’efficacité de l’écriture A. Préserver le souvenir L’écriture permet tout d’abord d’entretenir une mémoire, de préserver le souvenir : pour lui et pour les autres. Registre réaliste : - discours direct : « Oh, je le sais, Papa et Maman sont gentils […] ». Fait entendre la voix de l’enfant. Vocabulaire enfantin, tournures de phrases maladroites (répétitions). - précision des sensations : « ciment froid », « ciment sale »,… B. Émouvoir le lecteur L’écriture permet également d’émouvoir le lecteur. Si le lecteur ne va pas « pleur[er] de remords », il peut pleurer de compassion. Registre pathétique : - insistance sur la jeunesse de l’enfant (« dix ans » répété plusieurs fois) - motif des larmes (« sanglotais-je », « me mouchant à tire-larigot ») - jeux de contraste : « ce cabinet de gare » vs la « maison », solitude vs « mon trésor de Maman », jeunesse vs sentiment d’être « las et vieux ». C. Prendre de la hauteur Enfin, si l’enfant avait l’espoir de s’exprimer « du haut d’une montagne », l’écrivain prend de la hauteur. a. Mise en perspective. Il utilise son recul pour mettre en relation l’acte raciste dont il a été victime à dix ans avec l’holocauste (« mon petit camp de concentration », « Un youpin par terre »). b. Refus de nommer l’ennemi. Les coupables ne sont pas nommés. Ils ne sont désignés que par le pronom « ils ». Leur voix même est intégrée au discours du narrateur (« Aucune importance. Ça ne souffre pas, les youpins ») : pas de stigmatisation, de mise à distance.
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Prolongement iconographique Pablo Picasso, Guernica, 1937 Guernica est une œuvre de Pablo Picasso, peintre cubiste espagnol qui a passé une large partie de sa vie en France. Elle a été dictée par l’atroce bombardement de Guernica, au Pays Basque, pendant la Guerre d’Espagne qui opposait républicains et fascistes. Un chef d’état major de la légion Condor, envoyée par l’Allemagne, décide en accord avec forces franquistes de lancer l’opération Guernica le 26 avril 1937 : lundi, jour de marché, la Luftwaffe bombarde cette petite ville basque, foyer de la résistance républicaine. La ville est entièrement détruite : cinq mille personnes trouvent la mort. Le tableau est commandé par l’État espagnol pour l’Exposition internationale de 1937, comme symbole de la protestation contre le fascisme. Cette toile de 349 cm sur 776 cm est aujourd’hui exposée au musée de la Reine Sophie à Madrid.
I. Une vision apocalyptique A. Des couleurs de deuil Ce sont le noir, le blanc et le gris qui dominent, couleurs sombres, ternes, couleurs de deuil. La première arme spécifique au peintre pour dénoncer la guerre est la gamme des couleurs. B. Les protagonistes : expressionnisme et symbolisme On note un mélange de figures animales et humaines. Tous expriment la souffrance et offrent à la vue des corps disloqués. On peut s’arrêter sur certains détails. a. Quelques figures humaines - La femme à l’enfant. Une femme à gauche est peinte bouche ouverte, elle semble hurler. L’enfant qu’elle semble tenir dans ses bras a les yeux fermés, comme s’il était mort. Il s’agit d’une scène pathétique. - L’homme à terre. Il est décapité, ses membres sont éparpillés. À côté de lui, une lame brisée : il n’a rien pu contre les bombes. - La femme accablée. Elle lève son regard vers ciel, ce qui dit son impuissance. Ses épaules sont basses comme si elle était accablée. - L’homme en enfer. On remarque des flammes qui symbolisent l’enfer. L’homme qui en sort a les bras vers le ciel, en position de supplication. - La femme à la lumière. Elle semble un peu à part. Surprise et pétrification se lisent sur son visage. Elle symbolise la conscience de l’humanité pétrifiée à la vue de ce spectacle d’horreur. b. Quelques figures animales - Le taureau. Il incarne la brutalité. Selon la mythologie, c’est un symbole de puissance sexuelle (cf. l’enlèvement d’Europe par Jupiter par exemple). C’est un symbole récurrent dans l’œuvre de Picasso. - Le cheval. Il symbolise plutôt le peuple, les villageois et les habitants de Guernica. Il permet de pallier l’impossibilité de peindre tous les gens sur le
marché au moment du bombardement. - La colombe. Ce symbole de paix et de liberté est blessé à mort. c. Le mélange des hommes et des bêtes Il semble que soit remise en cause la notion même d’humanité face à de tels actes de barbarie. C. La déconstruction spatiale Ce sont des formes plates et simplifiées qui sont utilisées : elles sont plus frappantes et rendent universelles la dénonciation de la guerre. De plus, on ne repère aucune ligne de force, aucun point de fuite. L’espace est hétérogène et fragmenté, symbole du chaos. Trois moyens picturaux sont employés pour montrer l’horreur de la guerre : couleur, expressionnisme, composition.
II. Entre pessimisme et espoir A. La délivrance à venir On peut noter des signes d’optimisme. La lumière semble une lueur d’espoir ; or, tous les regards, dans la partie droite du tableau, convergent vers cette lumière. Représente-t-elle une transcendance salvatrice ? Annonce-t-elle la victoire des républicains sur les troupes fascistes ? B. Une vision fondamentalement pessimiste Mais, les regards qui se tournent vers le haut pourraient regarder vers la lampe comme figuration des bombes qui tombent. De plus, si on lit le tableau de gauche à droite, on passe du taureau (symbole de la violence) à l’homme encerclé par les flammes. Dès lors, il n’y a aucune issue à l’horreur. En guise de conclusion, on peut laisser la parole au peintre : « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre pour l’attaque et la défense contre l’ennemi […] j’exprime clairement mon horreur de la caste militaire qui a fait sombrer l’Espagne dans un océan de douleur et de mort ». Picasso avait demandé que son tableau ne regagne l’Espagne que quand elle serait délivrée et le tableau n’est exposé en Espagne que depuis la mort de Franco. Guernica reste symbole de la révolte contre l’horreur du fascisme et de la guerre.
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Indications bibliographiques • Albert Cohen, Œuvres, édition de Christel Peyrefitte et Bella Cohen, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993. • Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, coll. « Folio », 1998. • Albert Cohen, Le Livre de ma mère, édition de Franck Merger, Gallimard, coll. « Folio plus classiques », 2004. • Véronique Duprey, Les Instances parentales dans l’œuvre d’Albert Cohen, SEDES, 1997. • Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975 (repris dans la collection « Points »). • Évelyne Lewy-Bertaut, Albert Cohen, mythobiographe, Ellug, coll. « Les Ateliers de l’imaginaire », 2001. • Jean-Philippe Miraux, L’Autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Nathan, coll. « 128 », 1996.
Parcours complémentaire
Les fables du deuil. Le témoignage de guerre ou l’écriture impossible ❐❐ Georges Duhamel, Civilisations, 1918, « Je façonnais […] ses mouvements plus intimes ». ❐❐ Jean Géhenno, Journal d’un homme de quarante ans, 1934, « Pouvais-je leur parler […] devant la vérité ».
❐❐ Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou, 1915, lettre 118. ❐❐ Primo Levi, Si c’est un homme, 1947, « Et brusquement […] puis nous ne vîmes plus rien ». ❐❐ Robert Antelme, L’Espèce humaine, 1947, « On devient très moche […] il s’en va, raide ». Il s’agit à travers ce groupement de textes de montrer comment l’écriture autobiographique peut prendre une dimension argumentative. Le récit de guerre est en effet un genre fort ancien, déjà présent chez Homère, mais il se charge d’une nouvelle force au XXe siècle. Les témoignages sur la Première Guerre mondiale marquent un premier changement. En effet la modernité des armes entraîne une horreur accrue et la mobilisation générale donne lieu à une très abondante littérature de témoignage. On lit carnets, journaux intimes, lettres, romans et l’on a une vision impressionniste, subjective de la guerre. On est bien loin de la littérature épique. La Deuxième Guerre mondiale pose un nouveau problème : comment raconter l’horreur des camps ? par quels moyens affronter l’impensable, dire l’inimaginable ? Dans la perspective de ce groupement, on peut s’interroger sur la manière dont on passe du récit à l’argumentation, sur les rapports entre l’expérience individuelle et la condition humaine, sur la légitimité du témoignage autobiographique quand on se pose la question de l’homme.
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Bilans de parcours chapitre 4 Bilan de parcours 1 Manuel de l’élève pp. 206-207 1. Lexique a. Désigner l’autre La perception et la désignation de l’autre varient d’un texte à l’autre : 1/ soit le regard est bienveillant et la qualification de l’autre est sinon laudative du moins objective : on essaie de regarder et de comprendre l’autre. 2/ Soit le regard est méprisant et dépréciatif : l’autre est alors perçu comme une menace, comme l’« étranger » (sens étymologique). Il est celui dont il faut se méfier et même qu’il faut parfois exploiter au nom d’une prétendue supériorité culturelle. Dans les deux cas, il peut être intéressant de compléter le parcours par une initiation à la notion d’ethnocentrisme et de lire aux élèves des extraits de Race et Histoire de Claude Levi-Stauss afin d’éviter toute lecture réductrice de la citation fameuse : « Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie. » Ces perceptions radicalement antagonistes révèlent deux représentations opposées par rapport à la question de l’altérité : 1/ l’ouverture au monde (caractéristique de l’époque humaniste ou du siècle des Lumières) qui manifeste une volonté de s’ouvrir à l’autre et manifeste une curiosité pour les autres civilisations et cultures. Cette attitude conduit à une réflexion sur la relativité des coutumes et des mœurs. 2/ le repli identitaire : la peur de l’étranger et d’une contamination par l’autre domine (menace fantasmatique d’une perte d’une prétendue pureté). Le colonialisme est l’incarnation même de cette attitude de fermeture à l’autre : ce dernier n’est pas envisagé en tant qu’homme mais exploité. Il n’est plus un sujet humain, mais est réifié. Il faudra bien sûr rappeler aux élèves que la plupart des textes du parcours sont antérieurs à la déclaration des droits de l’Homme. 2. Lecture. • Texte 1. a. Une clarification s’impose sur le sens à donner à ce terme : l’humanisme de Montaigne n’est pas celui de Rabelais, de Ronsard ou de Du Bellay. Héritier des grands découvreurs des textes de l’Antiquité, il n’en partage pas totalement l’allégresse. Aristocrate distancié, qui ne maîtrise que moyennement le grec, il se méfie du pédantisme et son usage de la citation est essentiellement argumentatif et critique. Son « humanisme » se situe du côté d’une recherche de la sagesse et la conquête d’un savoir encyclopédique l’intéresse peu. Son humanisme est donc à envisager plutôt
dans le sens moderne du terme qui s’esquisse historiquement tout au long des textes du parcours. Les traits caractéristiques de l’humanisme de Montaigne sont : 1. une méthode caractérisée par : - Le désir de s’émanciper par rapport à la tradition qui entraîne une authentique curiosité à l’égard de l’autre, - la recherche de modèles de pensée chez les Anciens (Platon, Properce) dont l’épicurisme est proche du sien, - l’apologie de la tolérance (l. 74), - le recours à l’argument d’expérience : le locuteur se présente en tant que témoin oculaire. 2. une des premières affirmations en Occident d’un rapport à l’autre fondé sur le relativisme culturel chez Montaigne et un souci premier : reconnaître des qualités et des défauts aux deux cultures : - les « cannibales ». Leurs qualités sont : la pureté (état de nature non corrompu), la naïveté, leurs lois justes. Montaigne déplore en revanche une violence brutale à la guerre. - les Occidentaux : violence, guerre idéologique, refus de la tolérance. • Texte 2. a. Le registre ironique se repère à travers l’usage du conditionnel et de la structure hypothétique initiale ; l’antiphrase (l. 17 et 22 par exemple), l’exagération, la fausse logique (question finale du texte). b. Selon Montesquieu, l’esclavage mérite d’être condamné car cette exploitation de l’homme se justifie que par une exigence de profit économique. Le système esclavagiste repose sur des présupposés idéologiques racistes qui nient l’humanité de ceux qu’on appelle alors des « nègres » et incitent au mépris des coutumes et à la haine de l’autre. • Texte 3. a. Cette prise de parole par la victime renforce l’effet pathétique car Voltaire donne la parole au faible. b. La force de conviction du passage tient au récit vif et alerte qui rend la dénonciation concrète (cf. lecture analytique, p. 78) • Texte 4. a. Les procédés utilisés sont l’usage du discours direct, la présentation de l’enfant comme le faible et l’innocent par excellence : l’axiologie positive de la présentation rend le texte émouvant, la ponctuation expressive. b. La mère se dit coupable et responsable de la mort de son enfant alors que les colons le sont en fait. Elle le donne à voir dans un effet d’hypotypose. La dénonciation est plus efficace car la mère est vue comme une victime pitoyable du colonialisme. • Texte 5. a. Associé depuis Rousseau à la représentation d’une humanité auto-suffisante, heureuse, protégée contre les appétits de possession et de pouvoir du monde occidental,
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le mythe du « bon sauvage » est ici détruit par le regard porté sur la famille noire par un Céline qui utilise le terme « sauvage « de façon récurrente comme une étiquette, une épithète « homérique » à rebours, parfaitement insultante. Dans la vision du monde qui surdétermine toute son œuvre, Céline montre qu’on ne divise pas les êtres en victimes et en coupables, en malheureux colonisés et méchants colons, entre exploiteurs et exploités. La famille noire est donc ébahie et stupéfaite face au spectacle auquel elle assiste, silencieuse et totalement passive. Les autres Noirs qui se sont acoquinés avec les Blancs sont de véritables « collaborateurs », corrompus, vicieux et cruels. Tout le monde est fautif, tout le monde est complice, l’autre n’est ni un modèle, ni un repoussoir, simplement un miroir de la condition humaine. La nature et la culture se rejoignent dans une même médiocrité. b. Le rire est ambigu car en même temps le lecteur ne peut s’empêcher de sourire ou de rire de manière sadique de la souffrance infligée à la famille et de son caractère ridicule. Ce rire fait du lecteur un raciste en puissance. Cette stratégie est intéressante car elle rappelle que le mépris et la haine de l’autre ne sont jamais loin.
Vers la problématique Les moyens littéraires utilisés : - le récit, la fiction - des tonalités variées : ironie, humour, pathétique… - pas de prise de position directe : le narrateur témoin renforce le malaise du lecteur et l’implique dans sa vision 3. Synthèse Cf 1. Lexique, « Vers la problématique ». Pour compléter, on dira que l’attitude bienveillante ou malveillante d’une société à l’égard de l’autre révèle deux conceptions radicalement différentes de l’homme. Soit l’homme est vu comme objet de curiosité, comme un frère, un égal à connaître dont la culture est à découvrir. Soit l’homme est objet de haine et de rejet. Il est perçu comme une menace, un péril, une figure menaçante de l’altérité dont il faudrait se protéger.
Bilan de parcours 2 Manuel de l’élève pp. 224-225 1. Lexique Vers la problématique. Les textes manifestent une attitude de plus en plus sceptique et critique à l’égard de l’existence de Dieu et de sa bonté. Cette attitude correspond à la déchristianisation croissante de l’Occident. 2. Lecture. • Texte 1. a. Voir lecture analytique, p. 82. Le texte est bâti sur une très grande rigueur argumentative attestée par l’abondance
des connecteurs logiques. Pascal choisit cette stratégie pour montrer aux libertins que Dieu n’est pas incompatible avec la raison. Les nombreuses apostrophes impliquent le destinataire : Pascal veut faire en sorte qu’il se sente « embarqué ». L’efficacité argumentative est maximale : le libertin ne peut pas être en paix. • Texte 2. a. La mort d’Henriette d’Angleterre permet de rappeler à l’auditoire de Bossuet que la main de Dieu peut frapper à tout moment et qu’il faut donc immédiatement et sans retard travailler à son salut. b. Voir lecture analytique, p. 83. La leçon morale est contenue dans le dernier paragraphe. Bossuet invite les hommes à craindre la main de Dieu et leur rappelle leur finitude, leur petitesse et l’infini pouvoir de Dieu. Bossuet, par les questions rhétoriques, les impératifs, l’usage de l’apostrophe à la 2e personne du pluriel, invite à une comparaison entre la grandeur morale de la princesse et la médiocrité de l’auditoire qui vit dans la certitude de sa toute-puissance terrestre (lignes 40-45). Il s’agit de provoquer un vertige qui permettra à l’homme de mesurer ce qui le sépare de Dieu et l’invitera à s’incliner devant sa puissance. • Texte 3. a. Les exemples sont tous liés à l’intolérance et à l’intransigeance. Voltaire dénonce l’incapacité humaine à accepter un point de vue différent du sien (« ceux qui ne pensent pas comme nous », l. 45). En l’homme, réside une tentation totalitaire permanente. c. Selon Voltaire, la condition humaine ne peut se passer de la tolérance car il y a un devoir de fraternité et surtout une obligation de sociabilité (« devoir de la vie civile ») envers l’autre. L’homme étant un animal social, il ne peut s’interdire un rapport avec tous ceux qui ne seraient pas de la même confession que lui. L’homme a également un devoir de solidarité des hommes les uns envers les autres (l. 95 : « aidions mutuellement »). Enfin, la paix doit régner entre les hommes. Les moyens que Voltaire déploie pour persuader sont le rythme de ses phrases dont l’enchaînement paratactique est simplement interrompu par des recours au discours direct, soutenu par une ponctuation expressive, le recours aux exemples concrets, au lyrisme et au discours direct. • Texte 4. a. La disparition de la foi chrétienne a engendré le triomphe de la bêtise. À la place des grands prophètes parlent ainsi les stupides bourgeois. b. L’auteur fait l’éloge ironique du lieu commun pour dénoncer l’inanité des bourgeois, leur incapacité à penser. En effet le bourgeois est celui qui parle par clichés, par formules toutes faites qu’il n’entend pas et ne comprend pas. • Texte 5. a. « Dieu est mort » disait Nietzsche. C’est sur la base de ce même constat que Clamence, le narrateur de La Chute, constate dans cet extrait que la foi chrétienne a été remplacée au XXe siècle par un totalitarisme de la pensée. Ainsi, l’homme a besoin de certitudes laïques, de désigner de manière arbitraire le bien et le mal. Camus reproche aux
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écrivains et intellectuels leur hypocrisie et leurs contradictions. En effet, ils mettent à mort Dieu, clament les vertus de la liberté absolue, mais s’avèrent incapables de l’assumer : ils ont immédiatement besoin de constituer d’autres systèmes pour être rassurés. Les procédés de la dénonciation sont l’usage de l’ironie, l’interpellation directe du destinataire pour le réveiller et l’inviter à penser, la simplicité voire la familiarité du ton. b. La mort de Dieu effraie l’homme qui se sent obligé de construire d’autres systèmes de pensée pour compenser et réparer son absence.
Vers la problématique Bien que l’on ne cesse d’affirmer au XXe siècle que « Dieu est mort » selon la formule nietzschéenne, on continue à le définir par rapport à la représentation et à l’existence de Dieu. Comme s’il était impossible de situer l’homme dans l’univers en dehors de ce repère. Quand la transcendance est postulée comme existante, Dieu est cet être tout puissant auquel l’être humain doit se mesurer pour sentir son infinie petitesse (textes 1 et 2). Chez Voltaire, Dieu est le garant du devoir de fraternité et de solidarité entre les hommes. Il est donc l’Être qui permet à l’homme de se transcender, de s’exhausser. En revanche, quand la transcendance est niée, l’homme n’est plus que bassesse et médiocrité (textes 4 et 5). Dans le texte de Léon Bloy, l’homme est devenu la pâle image du prophète et ne pense que par clichés et stéréotypes. Pour Camus, la mort de Dieu a engendré une liberté dont l’homme ne sait que faire. Même absent, Dieu est là par le vide qu’il a laissé et que l’homme est incapable de combler. 3. Synthèse La littérature aborde la question de l’homme à travers ses croyances car jusqu’à la laïcisation de la société l’homme pense et se pense dans un monde habité par Dieu. Le substrat théologique permet donc de situer et de définir l’homme. Quand « Dieu est mort », la question du vide idéologique est posée puisque l’homme peine à le combler et à assumer ses responsabilités au sein d’un monde déserté par la transcendance. Pleinement responsable, il est effrayé par cette écrasante liberté.
Bilan de parcours 3 Manuel de l’élève pp. 240-241
la propagande nazie l’a répandue qui se déploie derrière la représentation du « blond camelot » (texte 2, ligne 1) : sa parole pateline et son sourire « carnassier » recouvrent la cruauté d’un « bourreau » fort de sa blondeur et de sa toutepuissance qui assassine joyeusement l’identité d’un enfant. Le métier de « camelot » qui consiste à « vendre » par la persuasion une marchandise de mauvaise qualité devient la métaphore parfaite de l’hypocrisie en forme de « rictus » des antisémites qui sont interpellés de façon récurrente et qualifiés à plusieurs reprises d’ « âmes tendres » à l’instar du bourreau nazi, bon père de famille qui caresse tendrement son chat pendant le supplice de ses victimes (texte 1, ligne 30 ; texte 6, ligne 31 ; texte 7, ligne 25). Mais dès le texte 3, s’esquisse la définition du camelot (ligne 3) comme un « frère et un jumeau » et la métaphore du mensonge disparaît dans le dernier extrait qui accorde le pardon à ces « frères humains, futurs agonisants ». Le mécanisme du souvenir L’auteur évoque au départ un « souvenir d’enfance », motif anodin et convenu qui renvoie à un topos de la littérature autobiographique, puis il mentionne un « souvenir d’enfance juive », ce qui lui permet de distinguer son propos des lieux communs de l’enfance. L’auteur justifie son récit au fil du texte : dans la première page, il suggère qu’écrire est une forme de « consolation », que l’écriture permettra également de fixer le souvenir, de l’empêcher de sombrer dans l’oubli (« mémorial ») ; plus loin, il fait de ce récit une réponse à une promesse d’enfance (« C’est pour tenir ma promesse à l’enfant de dix ans que morosement j’écris ces pages sans espoir », texte 5) ; enfin, on peut penser que c’est aussi pour persuader le lecteur et se persuader de la nécessité du pardon (texte 8). Dans tout le texte, présent d’énonciation et passé se mêlent car l’argumentation se nourrit du récit
Vers la problématique L’écriture permet à Albert Cohen de revivre un épisode traumatisant de son enfance : à dix ans, il a été insulté par un camelot dans la rue, qui l’a traité de « youpin » et lui a lancé une série de lieux communs sur les juifs. Il cherche à revivre l’événement au plus près en employant par exemple le discours direct. Mais il n’en reste pas là. Il cherche également à analyser l’événement, à dépasser la dimension individuelle pour lui donner une dimension universelle. En effet pour lui, le pardon n’est possible que si l’on prend conscience du dénominateur commun entre tous les hommes : la mort. 2. Lecture
1. Lexique Vivre l’antisémitisme Le tableau permet d’établir le lien entre la violence verbale et la description caricaturale de l’autre propres à l’’antisémitisme et la souffrance des victimes. Il permet donc de mettre en évidence la dimension quotidienne et malheureusement banale. Une métaphore filée : c’est la métaphore du mensonge symbolisée par la figure de l’aryen tout-puissant telle que
• Texte 1. Voir lecture analytique, p. 89. • Texte 2. L’emploi du discours direct donne l’impression au lecteur d’être lui-même confronté à un acte d’antisémitisme. Ce discours véhicule un certain nombre de clichés en particulier celui selon lequel les juifs, avares et riches, dirigent les finances du monde – et sont donc responsables des difficultés financières de tous. Cette confrontation directe du lecteur à l’antisémitisme oblige le lecteur à formuler lui-même une condamna-
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tion, sans être guidé par l’auteur. Le lecteur éprouve à la fois de la compassion pour l’enfant et de la colère contre le bourreau. • Texte 3. L’auteur pardonne au camelot parce qu’ils sont « frères en la mort », ils sont tous deux humains. Les différents effets de répétition marquent la difficulté de formuler le pardon, qui n’est pas immédiat, et le désir de persuader le lecteur tout en se persuadant soi. • Texte 4. L’écrivain justifie son amour pour sa patrie d’adoption par son amour pour la langue française, la langue de la raison. Il emploie plusieurs procédés de l’éloge : - apostrophe directe à la France - personnification de la France - « ô » lyrique - rythme binaire récurrent. • Texte 5. Voir lecture analytique, p. 90. • Texte 6. L’auteur s’adresse à tous les lecteurs, y compris les antisémites. Le texte met en scène symboliquement le double pouvoir des mots, à la fois destructeurs (ce sont les mots écrits sur le mur qui blessent l’enfant) et réparateurs (c’est par l’écriture que l’auteur trouve la voie du pardon). • Texte 7. Le narrateur récapitule les traumatismes qu’il a subis. Il les présente comme mineurs au regard des camps de concentration mais il établit une chaîne de causes à effets entre les actes d’antisémitisme ordinaires et l’organisation de la solution finale. Il met donc en parallèle une expérience personnelle et un des épisodes
majeurs de l’Histoire du XXe siècle. De plus, il formule une réflexion générale sur la honte. • Texte 8. Cohen répète tous les termes qui appartiennent au champ lexical de la mortalité humaine, ce qui donne une dimension tragique, voire religieuse, à son propos puisque les trois religions du livre insistent sur la précarité de la vie humaine. Le recours à l’apostrophe donne à ses mots l’accent d’une homélie et d’une prière adressées à tous les hommes. Pour que les hommes prennent conscience du lien indéfectible que représente l’égalité devant la mort et la souffrance de l’agonie, il s’adresse indirectement aux institutions responsables (lignes 38-40) : l’Église catholique qui a inventé l’Inquisition, les États qui ont encouragé les pogromes et bien sûr l’État allemand dans sa responsabilité collective.
Vers la problématique Le récit d’un « souvenir d’enfance juive », récit autobiographique et personnel, devient une apostrophe adressée à tous les hommes. En effet Cohen ne recule pas devant le récit qui l’amène à revivre la violence de l’épisode, qu’il fait éprouver au lecteur. Mais le recul de l’analyse l’amène à resituer l’épisode dans l’Histoire, et en particulier dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. De plus, l’analyse l’amène à réfléchir au pardon. En effet, on ne peut justifier ou minimiser un acte antisémite, mais on peut admettre qu’il a été commis par un humain. Or, les humains sont tous « frères en la mort ». C’est au nom de ce dénominateur que l’on peut formuler le pardon.
Texte
Analyse (A) ou Récit (R) ?
Position de l’écrivain
Réactions provoquées chez le lecteur
1
A
Affirmation d’un pacte d’écriture : le narrateur fait confiance à sa « plume d’or » pour donner sens à un souvenir
Curiosité
2
R
Sentiment de honte de l’adulte par rapport à la lâcheté de l’en- Émotion, identification à la détresse de fant qui a essayé d’acheter par un sourire la pitié du bourreau l’enfant, colère à l’égard du camelot, identification à la honte de l’adulte par rapport à l’enfant qu’il a été.
3
A
Surgissement d’un sentiment de « pitié » de la part du narrateur adulte ouvert au pardon envers le camelot enfermé dans le déterminisme de la condition humaine
4
R/A
Ironie de l’adulte à l’égard de lui-même car il est au fond resté Entre distance ironique et sympathie cet enfant naïf, admirateur de la France mythique de ses rêves.
5
R/A
Réorganisation par l’adulte, sur le mode de la démarche auto- Colère et compassion biographique de Rousseau, de toute son existence et de son parcours d’écrivain à partir de cette « chute » de cette sortie du paradis perdu
6
R
De la honte et de la douleur de l’enfant à la prise à témoin des Colère et compassion « générations chrétiennes » auquel l’adulte lègue l’horreur du traumatisme en vue de lui donner du sens
7
R/A
Du sentiment de la malédiction vécue par un enfant et sa famille à la prise de conscience de la malédiction humaine
Distanciation réflexive par rapport aux émotions suscitées par le récit. Adhésion à la thèse esquissée par l’auteur ou refus.
Compassion
96 • Chapitre 4 - La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du xvie siècle à nos jours
Synthèse : On peut tirer plusieurs conclusions du tableau de synthèse en bas de page précédente : - le récit et l’analyse se mêlent très souvent - le texte suscite des réactions mêlées chez le lecteur. Colère et compassion semblent aller de pair même si l’auteur prône la victoire de la compassion. En tous cas, le lecteur se situe moins dans une démarche rationnelle qu’émotionnelle. Il s’agit de ressentir plus que de comprendre.
bilan de parcours 4 Manuel de l’élève, p. 244 Les rubriques de la section « Pour réussir son devoir » (Manuel de l’élève, p. 250 et suiv.), donnent des indications précises aux élèves sur le traitement de la question et des trois sujets d’écriture. Nous donnons ici quelques pistes pour montrer comment passer des indications fournies aux élèves à un corrigé. Nous traitons des sujets différents dans chacun des chapitres.
Problématique Grâce à l’alternance constante du récit et de l’analyse, l’auteur glisse du récit autobiographique d’un souvenir d’enfance à un débat sur l’homme (quelle est l’origine de la méchanceté ? l’agression verbale est-elle une agression au même titre que le geste violent ?…). Dans une leçon de tolérance l’auteur invite à la compassion et à la prise de conscience de l’existence d’un dénominateur commun à tous les hommes.
la mémoire du destinataire : texte 2 : « liberté de la presse » ; texte 3 : « provisoire » et « provisoirement ». - images qui aident le destinataire à comprendre des idées abstraites : texte 1 : « à river ses fers » ; texte 3 : « un flambeau qui s’éteint ». - interrogatives qui invitent le lecteur à réfléchir : texte 4 : « Que voulions-nous ? » Ce relevé permet de noter que les texte 2 et 4, discours écrits, sont plus posés que les textes 1 et 3 qui sont des discours oraux, prononcés avec passion.
Quelques éléments de réponse à la question préalable, Manuel de l’élève, p. 249. Les auteurs de ces discours montrent leur attachement à la liberté de la presse par différents procédés rhétoriques que l’on peut classer en deux catégories, selon qu’ils manifestent que la question leur tient particulièrement à cœur, ou qu’ils manifestent leur désir de persuader les destinataires de les rejoindre dans la défense de cette cause. Les procédés rhétoriques par lesquels les auteurs manifestent leur engagement : - emploi de la première personne : texte 1 : « j’avais cru qu’un journal » ; texte 2 : « ce que j’ai dit » ; texte 3 : « Je voterai » ; texte 4 : « je voudrais parler d’une chose que je connais bien et qui me tient à cœur » - emploi de modalisateurs : texte 1 : « criminels », « faux » ; texte 2 : « noble et salutaire » ; texte 3 : « monstrueux », « odieux » ; texte 4 : « grandeur », « incroyables » - exclamatives qui traduisent l’indignation : texte 1 : « comme un provisoire utile à ses intérêts ! » ; texte 3 : « Le droit de suspension des journaux ! » Les procédés rhétoriques par lesquels les auteurs cherchent à agir sur le destinataire - apostrophes qui obligent le destinataire à réagir : texte 1 : « Messieurs » ; texte 3 : « messieurs » - répétitions qui permettent aux idées de se graver dans Chapitre 4 - La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du xvie siècle à nos jours • 97
Chapitre 5 Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
Parcours 1 Le roman de la sagesse humaniste : Gargantua (1534) de Rabelais Manuel de l’élève pp. 261-269 PROBLÉMATIQUE Les autres parcours du chapitre proposeront essentiellement des textes de type argumentatif, ce type de discours se mettant aisément au service du développement d’une pensée. Le roman de Rabelais permet de donner tout d’abord accès à cette pensée de manière plus littéraire et plus fantaisiste grâce à la fiction, et souvent bien plus drôle, avant d’aborder le mouvement humaniste par des textes complexes. Le parcours insistera également sur la nouvelle importance que prend le corps dans l’esprit humaniste (et en particulier dans l’œuvre de Rabelais) et sur le caractère ambigu de l’œuvre qui se présente à la fois comme une sorte de roman et comme une parodie de très nombreuses formes de discours. Les diverses leçons humanistes apportées par Gargantua seront donc revues ensuite à travers d’autres textes. Contexte historique et esthétique
Une œuvre humaniste Gargantua est une œuvre humaniste. Rabelais y accorde une large place à la réflexion sur l’éducation : il oppose un enseignement scolastique qui écrase le géant sous le poids d’un savoir appris par cœur et non compris et assimilé, et un enseignement humaniste qui fait sans cesse appel à l’esprit critique (textes 2 et 3). À travers le personnage de Grandgousier, il esquisse également une réflexion sur la politique et la justice : le roi en effet sait se montrer clément et respectueux de l’humanité jusque dans ses ennemis (textes 4 et 5). Enfin, Rabelais profite de la fiction romanesque pour avancer des thèses évangélistes et critiquer l’Église (texte 6). Pour développer ces différents points, nous renvoyons au manuel de l’élève et en particulier à l’introduction du chapitre, pp. 258-259, qui rappelle les principales caractéristiques de l’humanisme. Une œuvre inclassable On qualifie Gargantua et Pantagruel de romans, mais il s’agit en réalité d’œuvres d’un genre complexe, difficile à
définir. Rabelais semble se plaire à emprunter à différents genres afin de les dépasser. Ainsi, il copie la structure des romans de chevalerie qui connaissent un grand succès au début du XVIe siècle. Il organise en effet Gargantua en trois temps : naissance prodigieuse, enfance et formation, exploits guerriers. Cette organisation ne l’empêche pas d’établir un système d’oppositions et de symétries entre différents chapitres de manière à mettre en évidence les chapitres 39 et 40, qui soulignent le grand principe humaniste selon lequel l’homme n’est réellement homme que s’il sert la collectivité. Ainsi, deux structures se superposent. Jeu sur les genres encore quand Rabelais fait appel à la fois à un genre érudit, tel que l’épopée antique – on sait l’admiration des savants de la Renaissance pour l’Antiquité –, et à des éléments de folklore populaires – Gargantua existe dans les légendes folkloriques, de même que le thème de l’avalage… Enfin, on peut noter que Rabelais insère dans son roman plusieurs fragments relevant d’autres genres : des poèmes (à l’occasion de la description de l’abbaye de Thélème), des lettres (texte 4) – genre codifié par les humanistes, Érasme en particulier… Quels que soient les emprunts que fait Rabelais, il n’en reste pas moins que Gargantua est une œuvre singulière, dont la langue en particulier surprend. Elle mêle tous les registres, recourt à la fois à des néologismes et à des archaïsmes, mélange français et patois, et ne recule devant aucun effet sonore (allitérations, assonances, jeux de mots,…).
Le rire rabelaisien Rabelais choisit de s’attaquer à ses cibles en s’en moquant en les rendant ridicules (texte 2) : le rire, si irrespectueux et libérateur soit-il, est donc avant tout une arme au service de l’argumentation. C’est ce que Rabelais essaie de montrer dans le prologue de Gargantua (texte 1) en invitant ses lecteurs à ne pas s’en tenir à l’apparence de légèreté (« vous pensez trop facilement qu’on n’y traite que de moqueries, folâtreries et joyeux mensonges ») mais à lire entre les lignes. Pourtant, nombreux sont ceux qui se refusent à voir dans les romans de Rabelais qu’une joyeuse ivresse carnavalesque, malentendu qui peine à se dissiper. De la genèse à la réception Pantagruel est publié pour la première fois en 1532 et remporte un vif succès. Pourtant Rabelais, moine et médecin, qui n’a pris la plume pour la première fois qu’à l’âge de quarante ou cinquante ans (sa date de naissance est
Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme • 99
incertaine), n’est pas satisfait : s’il a remporté du succès, ce n’est pas auprès des savants humanistes qu’il espérait toucher. Il entreprend donc la rédaction de Gargantua dans l’espoir d’être reconnu par ses pairs. Ce nouveau roman – antérieur dans la chronologie fictionnelle à Pantagruel – connaît lui aussi un succès important. Mais si Du Bellay sait « ouvrir le livre » et reconnaît que Rabelais sait mêler « profit avec douceur », il convient toutefois de noter que dès leur parution, ces deux romans suscitent l’incompréhension. Nombreux sont les lecteurs qui, à l’image de Montaigne, les jugent « simplement plaisants » (Essais, II, 10). Gargantua connaît plusieurs rééditions. L’affaire des « Placards » (voir manuel de l’élève p. 260) et l’intensification de la répression contre les hérétiques rendent la censure plus pointilleuse : Rabelais ne peut plus s’en prendre ouvertement aux théologiens de la Sorbonne par exemple. Les « Sorbonagres » deviennent ainsi en 1542 les « sophistes » ! Cela n’empêche pas la Sorbonne de condamner Gargantua en 1543.
Deux lectures analytiques Textes 2 et 3 (manuel de l’élève p. 263) Leçons d’éducation : d’une éducation absurde… à une éducation idéale Nous proposons ici une analyse comparée des textes 2 et 3, ce qui peut être l’occasion d’initier les élèves au commentaire comparé.
I. Le corps, du mépris au respect Alors que les précepteurs Sorbonagres méprisent le corps, Ponocrates, représentant de la culture humaniste, enseigne à Gargantua l’art de cultiver le corps et l’esprit, l’un allant de pair avec l’autre. A. De la paresse à l’exercice physique a. Paresse. Gargantua, sous l’égide des Sorbonagres, n’exerce aucune activité sportive hors de son lit (énumération de verbes d’action, « s’étirait, s’ébattait et se vautrait », qui contraste avec le complément circonstanciel de lieu « sur son lit » ; « Je me suis retourné six ou sept fois dans mon lit avant de me lever »). b. Exercice physique. Au contraire, le sport fait partie du programme éducatif de Ponocrates (« allaient se récréer au Jeu de Paume au Grand Baque ou dans une prairie ; ils jouaient à la balle ou à la paume »). B. De l’animal à l’homme a. Gargantua éduqué par les Sorbonagres tend à ressembler à un animal. Il en reste au stade annal (énumération des excrétions : « il chiait, pissait, crachotait, rotait, éternuait et se mouchait abondamment »). De plus, il n’a aucune hygiène, il ne se lave ni ne s’apprête. Enfin, il mange sans aucune contrainte (énumération de termes au pluriel, soulignés par un adjectif hyperbolique : « belles tripes, belles carbonades, beaux jambons, belles grillades et force tartines »). b. Au contraire, Gargantua apprend avec Ponocrates à
se contrôler (« Puis, il se retirait aux lieux d’aisance pour se purger de ses excréments naturels »), à s’alimenter de manière équilibrée (« le pain, le vin, l’eau, le sel, les viandes, les poissons, les fruits, les herbes, les légumes »). Enfin, il prend soin de son corps (énumération : « habillé, peigné, coiffé, adorné et parfumé »). II. L’esprit, de l’enfermement à l’indépendance A. Le rapport à la lecture On peut compléter cette analyse avec la lecture du texte 1, le prologue du roman, dans lequel Rabelais invite son lecteur à « ouvrir le livre et soigneusement pesé ce qui y est traité ». a. Avec les Sophistes, Gargantua n’a jamais à exercer son esprit critique : il écoute passivement (« il entendait vingt-six ou trente messes »), en pensant à autre chose (métaphore : « son âme était à la cuisine »), ou il répète mécaniquement (la quantité a plus d’importance que la qualité : hyperboles). Pire, les références littéraires sont faussées pour justifiées des pratiques injustifiables : le psaume 126 est tronqué pour servir de caution à un lever tardif,… b. Au contraire, Gargantua, guidé par Ponocrates doit : - comprendre ce qu’il lit ou ce qu’on lui lit, y compris lorsqu’il s’agit de la Bible (« à haute et intelligible voix, et avec une diction claire », « en lui en expliquant les points les plus obscurs et difficiles »). - commenter ses leçons (« Lui-même les récitait par cœur et en tirait quelques conclusions pratiques sur la condition humaine »). - lire des auteurs antiques (cf. très longue énumération dans le dernier paragraphe) au même titre que les textes religieux. Il s’attache à connaître les œuvres avec précision et non par ouï dire (« ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres en question »). Attention : on voit qu’ici Rabelais ne critique pas seulement l’éducation mais aussi la religion de son temps. Il affirme de manière indirecte son évangélisme : il croit dans la nécessité de lire la Bible par soi-même. B. Une attitude de scientifique a. Ponocrates invite son élève à observer ce qui l’entoure (« ils considéraient l’état du ciel », « ils parlaient des vertus, des propriétés efficaces et de la nature de tout ce qu’on leur servait à table ») et à en tirer des conclusions. C’est la posture du scientifique, modèle du savant de la Renaissance. b. De cette façon, on ne dissocie pas l’étude de la vie courante. Au contraire les deux sont sans cesse mêlées (même lorsqu’il est « aux lieux d’aisance », Gargantua continue d’apprendre !). Cela permet d’éliminer une forme d’arbitraire dans les horaires d’étude et d’introduire du naturel (« quand ils voulaient », « au moment opportun »). III. Un roman comique A. Un récit Rabelais choisit d’évoquer l’idéal humaniste, ce qui commence par une critique de l’obscurantisme, dans un roman. Il s’agit d’abord de séduire son lecteur, de capter son attention afin que son âme ne soit pas en la cuisine.
100 • Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
à pied ou à cheval, plus vigoureux, plus agiles, maniant mieux les armes que ceux-là ». Les hommes pratiquent la chasse à cour, activité réservée à la noblesse. - activités artistiques : « chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et y composer tant en vers qu’en prose » ; - activités intellectuelles : « lire, écrire » ; - travaux d’aiguilles (pour les femmes) : « plus doctes aux travaux d’aiguille ». b. Qualité et quantité. Deux figures de style apparaissent de manière récurrente dans le texte : - énumération : multiplicité des activités ; - hyperbole : activités pratiquées à la perfection. II. La dimension argumentative de l’utopie A. Les revendications de Rabelais - respect de l’humanité, primat de l’individu (noter l’importance du déterminant possessif et du pronom personnel « leur » dans la première phrase). - liberté d’agir et de penser (ce qui suppose une éducaTexte 7 (manuel de l’élève p. 268) tion approfondie). Leçon utopique de vie en société : B. Les critiques de Rabelais l’abbaye de Thélème Seule la première est explicite : les autres apparaissent à ceux qui savent lire entre les lignes, qui savent « soigneuProposition de lecture analytique sement peser » ce qu’ils lisent. Au XVIe siècle, on ne criti que pas impunément et ouvertement l’Église. I. Une utopie - les abbayes sont organisées autour d’un système de A. La liberté règles qui ne fait qu’éveiller la jalousie et les tensions et a. La principale règle de vie des Thélémites est l’ab- invite à la transgression (« Ces gens-là, quand ils sont sence totale de règle : opprimés et asservis par une honteuse sujétion et par la - mot d’ordre en lettres capitales : « Fais ce que vou- contrainte, détournent cette noble inclination par laquelle dras » ils tendaient librement à la vertu, vers le rejet et la viola- champ lexical de la liberté : « leur bon vouloir et leur tion du joug de servitude » : rythme binaire qui souligne le libre arbitre », « quand bon leur semblait », « quand le désir poids de la contrainte). leur en venait », « liberté », « libre ». - les moines vivent dans le respect de Dieu, mais négli- rythme : « non selon des lois, des statuts ou des règles, gent l’individu. Le mot d’ordre de l’abbaye peut apparaîmais selon leur bon vouloir et leur libre arbitre » : oppo- tre comme une allusion satirique à saint Augustin (« Aime sition entre un système de règles (accumulation de trois Dieu, et fais ce que tu veux »). termes rend cette évocation pesante, caractère désagréable - l’éducation dispensée est insuffisante : la religion des règles multiples) et le système de Thélème (deux ter- (étude des commentateurs, prières) prend le pas sur toutes mes, équilibre). les autres disciplines. Noter que dans l’abbaye, la grande - négations : anaphore de « nul », qui souligne l’écart absente est la religion. par rapport à un univers de règles. C. L’intérêt d’un récit à visée argumentative b. La concorde. C’est elle qui permet d’éviter le risque - contourner la censure, plus ou moins (cf. genèse et d’anarchie et de désordre que pourrait générer l’absence de réception de l’œuvre) règle. Concordance entre la volonté de l’individu et celle - donner un caractère vivant et dynamique à la réflexion de la communauté (« faire tous ce qu’ils voyaient faire plai- laisser le soin au lecteur d’exercer son libre-arbitre sir à un seul ») : pour lire la critique. Il doit lui-même appliquer les princi- alternance des pronoms singulier et pluriel : « l’un ou pes de l’humanisme. l’une d’entre eux », « il » / « tous » - répétition des verbes conjugués à différentes personIII. Les limites de l’utopie nes « Buvons », « buvaient » ; « jouons », « jouaient » ; A. Les Thélémites « allons », « allaient ». Seuls les « gens libres, bien nés et bien éduqués » ont - répétition d’une même construction : uniformité ryth- droit d’entrer à l’abbaye de Thélème (une longue liste d’exmique à l’image de l’uniformité des volontés. clus précède cet extrait dans le roman). Il y a donc assimiB. Un programme d’éducation varié lation de la naissance, de la noblesse, à l’éducation et à la a. La multiplicité des activités. vertu. La noblesse (c’est-à-dire la vertu) est nécessaire pour - activités physiques : « chasse à courre ou au vol » ; que les hommes puissent vivre librement en commun dans « de chevaliers si vaillants, si hardis, si adroits au combat l’abbaye. Parmi les procédés d’animation du récit, on peut mentionner : - le discours direct qui fait intervenir d’autres voix que celle du narrateur (texte 2) - la brièveté des paragraphes. B. Le registre comique Rabelais entend séduire son lecteur par le recourt au registre comique, d’autant plus que le « rire est le propre de l’homme ». On note toutefois que les procédés comiques sont plus nombreux dans le texte 2 que dans le texte 3 : le rire a en effet essentiellement une portée satirique dans ces textes. a. Exagération. Gargantua est un géant, si bien que tout ce qui lui est lié est excessif. Les procédés d’exagération sont multiples : énumérations, hyperboles,… b. Importance du bas du corps. Elle est d’autant plus frappante que Gargantua est un futur roi !
Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme • 101
- Première conséquence : pas de possibilité d’étendre ce concept à un plus grand nombre, donc l’utopie rabelaisienne ne remet pas en cause le principe fondamentalement inégalitaire de la société du XVIe siècle. - Deuxième conséquence : un certain pessimisme de la part de Rabelais : rares sont les hommes vertueux. B. La place des femmes a. La présence des femmes dans l’abbaye. Elle est remarquable car : - il n’y a pas mixité dans les abbayes (Rabelais conçoit une anti-abbaye). - il n’y a quasiment pas de femmes dans les romans de Rabelais. b. L’inégalité homme / femme. Pourtant, malgré le parallélisme de construction de l’avant-dernier paragraphe, les hommes et les femmes ne pratiquent pas les mêmes activités. Les hommes peuvent se défendre, être utiles, les femmes ne font que des activités d’agrément (champ lexical de la beauté : « si fraîches, si jolies »). Les femmes doivent être belles et faire des activités agréables (chanter, broder). Pas de remise en cause de l’amour courtois et de la vision de la femme comme bel objet (qui finit par se réaliser dans le mariage « il emmenait avec lui une des dames »). Prolongement iconographique Raphaël, L’École d’Athènes, fresque de la chambre de la Signature (Vatican), 1509-1510 Raffaello Sanzio (1483-1520) est chargé par le pape Jules II de la peinture des fresques de ses appartements au Vatican. Il réalise cette vaste fresque de 7, 70 m sur 4, 40 dans la Chambre de la signature en 1509-1510.
mis en évidence par leur position centrale, de part et d’autre du point de fuite. Il s’agit de Platon, qui a ici les traits de Léonard de Vinci, et qui pointe son doigt vers le ciel, et d’Aristote, qui pointe son doigt vers la terre. D’autres philosophes antiques prennent les traits d’artistes de la Renaissance : Héraclite a ainsi le visage de Michel Ange. Raphaël rend ainsi hommage à son rival en train de peindre le plafond de la chapelle Sixtine ! On reconnaît les philosophes à leurs activités : Euclide dessine des figures géométriques entouré de ses élèves, Diogène, philosophe cynique, est avachi sur les marches, Pythagore écrit ses théorèmes….
II. Interprétation A. L’admiration de la Renaissance pour l’Antiquité Certains éléments évoquent l’Antiquité, tant dans le décor (frise grecque sur la voûte, statues de dieux grecs), les costumes (toges des personnages), que le choix des personnages représentés (philosophes antiques). D’autres éléments, en revanche, font clairement référence à la Renaissance (la perspective, le sol, le visage attribué à certains philosophes…). En effet, la Renaissance est l’époque de la restauration des « bonnes lettres » de l’Antiquité grecque et latine. Après la chute de Constantinople en 1453, l’Italie accueille des savants qui apportent avec eux des ouvrages antiques, que l’on découvre dans leur version originale (« Même les textes grecs se répandent en force, grâce à l’œuvre des imprimeurs, et aussi à l’application de certains hommes savants qui font la chasse à toute espèce de livres », Guillaume Budé, L’Étude des lettres, 1532). B. Un savoir encyclopédique De même que Rabelais prône un enseignement varié, Raphaël représente sur sa fresque de très nombreuses disciplines, parmi lesquelles des sciences (géométrie, astronomie) et de la philosophie. En effet, on appréhende la culture antique comme un tout, considérant avec autant d’intérêt et de curiosité les ouvrages de médecine, d’astronomie, de poésie, d’architecture, de mathématiques, de philosophie… Il s’agit donc d’accumuler des savoirs dans un esprit encyclopédique mais cela implique un esprit critique averti. Raphaël suggère l’importance du dialogue pour le savant (groupes de philosophes et de scientifiques qui échangent leurs connaissances de manière harmonieuse). C. La dimension spirituelle La religion à proprement parler est absente du tableau mais la dimension spirituelle n’en est pas absente. Platon, au centre, invite le lecteur à lever les yeux vers le ciel. Indications bibliographiques
I. Description A. Le décor On remarque d’une part le rôle de la perspective qui donne une impression d’espace, grâce aux enfilades de pièces et à l’ouverture sur le ciel à l’arrière-plan, et d’autre part l’importance des lignes verticales qui organisent l’œuvre. B. Les personnages Les personnages sont nombreux. Deux d’entre eux sont
Ouvrages critiques
• Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, « Tel », 1970 • Claude-Gilbert Dubois, L’Imaginaire de la Renaissance, PUF, 1985 • Arlette Jouanna, La France du XVIe siècle, PUF, 1996 • Madeleine Lazard, Rabelais l’humaniste, Hachette, 1993 • Daniel Ménager, Rabelais, Bordas, En toutes lettres, 1989
102 • Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
• Véronique Zaercher, Gargantua, Bréal, « Connaissance d’une œuvre », 2003
Parcours complémentaire
dans son fonctionnement, est le reflet du fonctionnement du monde (texte 5). L’homme de l’Humanisme doit être à la recherche d’un bonheur simple (texte 6). QUELQUES TEXTES DU PARCOURS
Utopie et contre-utopie Outre le texte 7, on peut étudier : • Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune, « À peine fut-il hors de présence […] je sortis en ville pour me promener », 1657 • Voltaire, Candide, chapitre 18, « En attendant … ce qui les étonna le moins », 1759. • G. Orwell, 1984, « C’est une belle chose la destruction des mots… le langage sera parfait », 1948. • Fahrenheit 451, film de F. Truffaut (adapté du roman du même nom) de 1966 avec Oskar Werner et Julie Christie : un exemple de contre-utopie. Grâce à ce groupement, que l’on peut compléter par des lectures cursives, on peut mettre en évidence les principales caractéristiques de l’utopie, genre créé par Thomas More au XVIe siècle : un monde clos, difficilement accessible, souvent doté d’une architecture propre ; une existence réglée par des lois précises qui vise à préserver l’harmonie. On étudie également les fonctions de l’utopie : proposer une cité idéale (ce qui suppose de croire dans le progrès de l’humanité : il n’est pas indifférent que l’utopie apparaisse à la Renaissance), critiquer le monde tel qu’il est. Enfin, on s’intéresse au passage de l’utopie à la contre-utopie, en montrant les points communs et les différences entre les deux et en établissant des liens entre littérature et Histoire.
Parcours 2 Figures de l’homme Manuel de l’élève pp. 273-281
PROBLÉMATIQUE Même si le terme « humanisme » est apparu plus tard, il est évident que ce qui est placé au cœur de ce mouvement, c’est l’homme : son corps soudain réhabilité, son esprit critique qui doit être formé, sa liberté… Il est en effet, pour les humanistes, le reflet du monde lui-même. Le parcours a donc pour but de dévoiler les attentes et les idéaux essentiels des humanistes en ce qui concerne l’homme. L’homme doit avant tout être instruit, de la manière la plus complète possible (texte 1), mais aussi de manière à développer son esprit critique (texte 2) ; c’est cet esprit critique, ou libre-arbitre, qu’il pourra ensuite appliquer à ses réflexions tant religieuse (texte 3) que politique ou sociale (texte 4). L’homme de l’Humanisme est également un corps qui,
Texte 2 (manuel de l’élève p. 275) Un homme instruit Rabelais, Pantagruel (1532), livre II, chap. VIII
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Ce texte est un extrait du chapitre VIII de Pantagruel, premier roman de Rabelais. Selon la structure traditionnelle du roman de chevalerie, Rabelais a consacré les premiers chapitres de son ouvrage à la naissance du géant avant d’en venir à sa jeunesse et en particulier à sa formation. Pantagruel est à Paris pour étudier quand il reçoit cette lettre de son père. Contexte esthétique et culturel Voir aussi parcours 1. La scolastique ou l’enseignement au Moyen Âge Les arts libéraux sont composés de deux cycles : - le trivium : rhétorique (art de bien parler), dialectique (art de bien raisonner), grammaire - le quadrivium : arithmétique, géométrie, astronomie, musique (la musique avec ses mesures est en effet considérée comme une science) L’enseignement est dispensé dans des collèges ou des universités : on peut ainsi faire cours dans un cloître ! On ne travaille pas sur les textes sacrés mais sur des commentaires écrits sur la Bible, par les Pères de l’Église : ces commentaires visent à renforcer la foi. Après la lecture, les étudiants sont amenés à discuter une opinion (on peut ainsi organiser des disputes entre élèves ou entre les élèves et le maître : ce sont les « discussions publiques » auxquelles fait allusion Gargantua à la fin de sa lettre), mais c’est finalement le maître qui tranche. Cet enseignement tend à se scléroser à l’époque de Rabelais mais il ne faut pas oublier que les universités, à leur création, dispensent un enseignement de qualité. Proposition de lecture analytique I. Une lettre qui vise à convaincre et à persuader A. La lettre d’un père à son fils Même si le texte que nous étudions n’est qu’un fragment de la lettre de Gargantua à son fils (il manque en particulier l’adresse – « Très cher fils » – et la signature – « Ton père, Gargantua »), il porte des signes de la relation père-fils qui unit le scripteur et le destinataire : - tutoiement familier (« je veux que tu apprennes ») - référence à un passé commun (« je t’en ai donné le goût quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans »). B. L’art de convaincre Toutefois, malgré cette familiarité, la lettre n’en reste
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pas moins un genre rhétorique, qui doit allier l’art de convaincre et l’art de persuader (même si Pascal n’avait pas encore instauré cette distinction !). a. L’organisation des arguments. La lettre présente les différents arguments de manière très claire grâce au découpage en paragraphes, qui commencent par une annonce du thème qui va être développé (« Des arts libéraux », « Du droit civil »,…), et aux connecteurs logiques (« Puis », « En somme », « Mais »). b. Le développement de l’argumentation. L’argumentation se développe en envisageant d’abord ce qui est le plus attendu (le programme d’éducation déjà en place au Moyen Âge : l’apprentissage des langues et arts libéraux) pour aller vers ce qui est le plus original : la connaissance de la nature, de la médecine, la lecture de la Bible dans le texte et non à travers les commentaires des Pères de l’Église (« commence à lire l’Écriture sainte »). Elle finit par les objectifs de ce programme d’éducation : science et moralité. B. L’art de persuader a. Implication du locuteur. Pour montrer à quel point le programme d’éducation qu’il propose lui tient à cœur, Gargantua s’implique clairement dans son discours : première personne, verbes modalisateurs (« je veux », récurrent dans le texte), rappel de son propre rôle dans l’éducation de son fils (« je t’en ai donné le goût »). b. Implication du destinataire. Pour forcer son fils à se sentir concerné, Gargantua recourt fréquemment à la deuxième personne (« toi », « tu ») et multiplie les injonctions (impératif : « continue », « apprends », « laisse » ; futur injonctif et tournure impersonnelle : « il te faudra »,…). De plus, il met ses demandes en perspective en faisant référence au passé (« quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans ») et à l’avenir (« il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l’étude », « bientôt »).
II. Un programme d’éducation humaniste A. Pour être plus savant a. Dépasser le programme traditionnel de l’enseignement moyenâgeux. Gargantua ne demande pas seulement à son fils d’apprendre les matières du trivium et du quadrivium mais aussi d’étudier le droit, les sciences naturelles, la médecine, l’art de la guerre (« apprendre la chevalerie et les armes ») et de lire la Bible dans sa langue originelle, ce qui suppose d’apprendre le grec et l’hébreux, entre autres langues. b. Les différents modes d’apprentissage. L’étude se fait par la lecture (« relis soigneusement les livres des médecins grecs ») et par l’observation (« de fréquentes dissections », « en fréquentant les gens lettrés »). L’apprentissage par cœur (« Qu’il n’y ait pas d’étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire », « je veux que tu saches par cœur ») ne doit pas être passif : le jeune élève doit savoir réexploiter ses connaissances dans le cadre des « discussions publiques ». Il s’agit en effet d’obtenir une connaissance approfondie et non superficielle (« tous les métaux cachés au ventre des abîmes ») qui prenne en compte le macrocosme et le microcosme (« l’autre monde qu’est l’homme »).
B. Pour être plus sage a. La foi. La connaissance est indissociable de la vertu (maxime énoncée au présent de vérité générale et cautionnée par un argument d’autorité : « parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n’entre pas en âme malveillante et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme »). Rythme ternaire (« aimer, servir et craindre Dieu ») qui insiste sur la soumission à Dieu. Antithèse entre « transitoire » et « éternellement » qui souligne la supériorité de Dieu sur les hommes. b. Le respect des hommes. Le savoir humaniste de Pantagruel, futur roi, doit se mettre au service de la collectivité (« secourir nos amis dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs », « foi nourrie de charité », « Sois serviable pour tes prochains, aime-les comme toimême »). C. L’éducation d’un géant Toutefois, malgré la dimension humaniste de la lettre, il ne s’agit pas d’un manifeste mais d’un extrait de roman. a. Une lettre qui accélère le rythme de la narration. Aussitôt Pantagruel se met au travail. b. Une lettre qui annonce la suite du roman. Les allusions aux « assauts des malfaiteurs » préfigurent la guerre contre les Dipsodes. c. L’exagération liée au gigantisme. Le programme est trop ambitieux pour être tout à fait réaliste : hyperboles récurrentes (« tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l’Orient et du Midi »). Texte 4 (manuel de l’élève p. 277) Un esprit formé à la critique Montaigne, Essais (1580-1588), « De l’institution des enfants », livre I, chap. XXVI
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Il s’agit là d’un extrait du chapitre XXVI du livre I des Essais, le plus long et le plus fameux du premier livre. Ce chapitre est dédié à Charlotte-Diane de Foix, mère d’un petit garçon né en 1580. Montaigne y réfléchit à l’éducation d’un « enfant de maison », c’est-à-dire d’un enfant de famille noble et se propose de lui donner, grâce à un précepteur particulier, des qualités viriles, guerrières et mondaines. Il suit pour l’essentiel les propositions d’Erasme. Contexte esthétique et culturel Les Essais Les différentes strates de la rédaction des Essais Montaigne travaille pendant vingt ans sur ses Essais. Les différentes éditions du texte nous permettent de distinguer trois strates de rédaction : - 1571-1580 (date de la première édition, qui comporte deux livres). Montaigne vend sa charge de conseiller au parlement de Bordeaux en 1571 et commence à écrire en 1572. Il publie une première version de son œuvre en 1580. Pen-
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dant ces huit années, le projet de Montaigne évolue selon plusieurs directions : - l’enjeu du projet change : il ne s’agit plus seulement de concevoir ses écrits comme des « grotesques » (peintures destinées à encadrer les fresques dans les palais) pour le discours De la servitude volontaire de La Boétie. Ce dernier texte a été publié et exploité par les calvinistes avant que Montaigne n’ait pu le publier et cela a en effet irrémédiablement changé son statut. Désormais, Montaigne écrit donc pour lui et non plus seulement pour l’ami disparu. - la philosophie ou la sagesse de Montaigne s’infléchit : les premiers écrits sont marqués par le stoïcisme de Sénèque et progressivement, à la lecture de Sextus Empiricus, Montaigne découvre le scepticisme de Pyrrhon. « La profession des Pyrrhoniens est de branler, douter et enquérir, ne s’assurer de rien » : cette pratique du doute, déterminante dans les Essais, permet à Montaigne de remettre en cause les idées reçues et de lutter contre le fanatisme. - enfin, l’écrivain accorde une place de plus en plus importante à l’examen du « moi ». Le chapitre I, XXVI, rédigé tardivement, montre l’importance de l’expérience personnelle de l’auteur dans la réflexion. - 1580-1588 (date de la deuxième édition et du troisième livre). Il convient de rappeler que pendant cette période, Montaigne est élu puis réélu maire de Bordeaux, charge délicate pendant cette période noire des guerres de religion (voir focus p. 12). Il n’est donc pas coupé du monde pendant la rédaction des Essais. Celui qui affirmait dans l’avis au lecteur de 1580 n’écrire que pour ses proches, écrit désormais avec la conscience d’avoir un public. En effet, la première édition des Essais a remporté un large succès. - 1588-1592 (mort de Montaigne). Montaigne continue à travailler sur son œuvre et prépare une nouvelle édition qui ne verra jamais le jour. En 1588, il a rencontré à Paris Marie de Gournay, son héritière spirituelle en quelque sorte, qui se charge d’une édition posthume en 1595. Les éditeurs aujourd’hui hésitent : doit-on s’appuyer sur l’édition de 1588, cautionnée par Montaigne, sur l’édition de 1595, établie par Marie de Gournay à partir de documents dont on a aujourd’hui perdu la trace, ou sur une version établie au XXè siècle à partir du « manuscrit de Bordeaux », édition personnelle de Montaigne, annotée de sa main… Les Essais, une œuvre unique Une inscription générique problématique Il convient de rappeler que si aujourd’hui on désigne par « essai » une forme littéraire bien précise, ce n’est pas le cas au XVIe siècle. Le terme d’essai désigne alors un coup d’essai – ce qui implique de la part de Montaigne une certaine humilité – ou encore une expérience, une épreuve. Si l’on étudie les occurrences du terme dans l’œuvre, on constate que Montaigne s’en sert à la fois pour exprimer le travail de son jugement, sa réflexion, que le résultat, son œuvre. Montaigne s’inspire de différents genres en vogue à la Renaissance sans jamais que Les Essais s’inscrivent dans aucun d’eux. Il emprunte par exemple sa liberté de ton et de composition aux commentaires humanistes, son goût pour l’insertion des citations aux recueils de lieux communs ou aux centons, son style au genre épistolaire… Il s’approche également des genres autobiographiques comme les mémoires ou le journal. « Des fantaisies informes et irrésolues » (II, LVI)
« Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant, il flotte, il vague » (II, XII) : Montaigne évoque là l’une des grandes caractéristiques de son écriture qui procède selon une double dynamique. D’une part, Montaigne se plaît à digresser (Marie-Madeleine Fragonard parle de dynamique « horizontale »). Il justifie cet art de la digression en évoquant la nécessité de maintenir en éveil l’attention du lecteur qui ne doit pas se montrer « indigent » ! D’autre part, il ne cesse de relire ce qu’il a lu, de corriger, de modifier, voire de contredire ses propres paroles (dynamique « verticale ») : l’homme est complexe, mouvant, sa pensée ne peut qu’évoluer. Le traitement des citations ajoute à la complexité de l’œuvre : elles sont rarement traduites et exigent une connaissance toute humaniste des langues anciennes et européennes, elles sont rarement attribuées à leur auteur, elles peuvent corroborer une thèse ou au contraire offrir un contrepoint à la pensée de Montaigne, elles peuvent être isolées ou au contraire assimilées au texte jusqu’à perdre parfois leur sens originel… Cette complexité, fort séduisante sur le plan esthétique, se justifie sur le plan éthique pour Montaigne. Elle fait écho à son scepticisme : il s’agit non pas d’« établir la vérité » mais de la « chercher ». Elle est à l’image du macrocosme, monde que l’observation et le voyage nous révèlent extrêmement varié, et du microcosme, homme qui n’est que « bigarrure ». « Un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche » (I, p. 249) Montaigne, qui parle couramment latin, choisit d’écrire en français, afin de gagner en naturel et de permettre à sa prose d’exprimer au mieux son tempérament. Il cultive un style simple et préfère la brièveté à la lourdeur des longues périodes cicéroniennes. L’évolution de la langue rend toutefois difficile aujourd’hui la perception de cette simplicité…
Plan de lecture analytique I. Former le jugement A. Le refus d’une certaine forme d’apprentissage a. Montaigne refuse que son élève apprenne par cœur. Refus souligné par le rythme binaire (« et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit »), accumulation de négations dans la première phrase. Pour insister sur l’idée, Montaigne la reprend explicitement à la fin du passage (« Savoir par cœur n’est pas savoir »). b. Il expose les dangers d’un tel apprentissage. En apprenant par cœur, en se contentant d’accumuler dans sa mémoire les opinions des uns et des autres, on ne retire aucun bénéfice. Répétition de « rien » à trois reprises : « Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cherche rien ». B. Un processus de formation Il prône au contraire un processus d’appropriation de la pensée d’autrui en vue de former son propre jugement (« ainsi, les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement »). a. L’appropriation. Opposition entre un savoir hétérogène (accumulation des opinions d’autrui non assimilées) et un savoir homogène (les opinions d’autrui sont assimi-
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lées) : « ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes » ; « qu’il oublie hardiment […] d’où il les tient, mais qu’il sache se les approprier » ; « La vérité et la raison sont communes à un chacun et ne sont plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après ». Il faut donc retenir l’idée et oublier la lettre ainsi que le modèle (métaphore : « Il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes » ; anaphore de l’adverbe négatif « sans » : « sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre »). b. Objectif. Contrairement à la première forme d’apprentissage, l’appropriation est bénéfique (champ lexical du bénéfice : « gain », « acquêt »). Le but de ce travail d’assimilation est en effet la formation du « jugement », ou de « l’entendement ». Il s’agit donc d’un bénéfice moral et intellectuel (« meilleur et plus sage »). II. Un texte persuasif Montaigne s’attache à rendre son texte persuasif. A. La preuve par l’exemple a. Un recours paradoxal aux citations. Montaigne insère plusieurs citations dans son texte (une de Dante, en italien ; une de Sénèque, en latin : on observe là la culture du savant humaniste). De plus, il fait référence à Épicharme, ce qui apparaît comme un argument d’autorité. On pourrait s’étonner de cet usage dans un texte qui condamne l’apprentissage par cœur. b. Une pensée personnelle. Au contraire, les citations illustrent son propos. Elles interviennent comme naturellement dans la réflexion qui ne se présente en rien comme un commentaire de citation. Ce n’est pas la pensée de Dante ou de Sénèque qui est première mais bien celle de Montaigne. B. L’implication du destinataire a. Adresse directe. Montaigne s’adresse directement à son lecteur par un « Vous » qui l’implique explicitement. b. Images. Elles sont nombreuses et aident le lecteur à comprendre le raisonnement de manière à ce qu’il puisse s’approprier à son tour la pensée de Montaigne (« Les abeilles », « les pilleurs », « un homme de parlement »…). c. Procédés d’insistance. De manière à ce que le lecteur comprenne et retienne l’idée, Montaigne insiste sur certains points : accumulation de cinq verbes pour faire l’éloge de l’entement (« qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne »), répétition de la même idée à plusieurs reprises…
indications BIBLIOGRAPHIques Pour les ouvrages concernant Rabelais, nous renvoyons à la bibliographie du parcours 1. Éditions des textes • Montaigne, Les Essais, édition de J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007. • Montaigne, Les Essais, édition de E. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrête, Gallimard, « Folio Classique », 2009. Ouvrages critiques
• Marie-Luce Demonet, Michel de Montaigne, Les Essais, PUF, « Études littéraires », 1985. • Hugi Friedrich, Montaigne, 1949, trad. française, Gallimard, « Tel », 1968 • Géralde Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les « Essais », Paris, Nizet, 1982. • Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, 1982, réed. Gallimard, « Folio essais », 1993. • Alexandre Tarrête, Les Essais de Montaigne, Folio, « Foliothèque », 2007
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Les Ambassadeurs, Holbein le Jeune, 1533
Les Ambassadeurs (1533) est une huile sur panneau de 207 sur 209, 5 cm, peinte par Holbein le jeune et aujourd’hui conservée à la National Gallery de Londres. Commandé par Jean de Dinteville, noble français, ambassadeur de François Ier à Londres, et seigneur de Polisy, ce tableau aurait eu pour objet de sceller son amitié avec Georges de Selve, évêque de Lavour, de passage à Londres. Ce double portrait frappe à première vue par le décentrement des personnages au profit d’une étagère chargée d’objets et par une étrange forme au sol (qu’on appelle communément « l’os de seiche »).
I. Description A. Une étagère Le centre du tableau est occupé par une étagère chargée d’objets, qui représente le quadrivium (sur la scolastique, voir p. 7). En effet, on y trouve des objets qui évoquent l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique et la musique. On peut noter que ces objets manifestent une parfaite maîtrise du récent art de la perspective. B. De part et d’autre, deux portraits De part et d’autre de cette étagère sont peints les deux portraits. Même s’ils semblent s’équilibrer, Jean de Dinteville est mis en valeur. Sa robe courte indique qu’il appartient au pouvoir politique ; la richesse de sa tenue (hermine) et la fierté de sa posture (regard tourné franchement vers le
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spectateur, jambes écartées en position stable) sont autant d’éléments qui affirment sa puissance. On note que son âge apparaît sur le poignard qu’il tient à la main : 29 ans. De plus, son béret est orné d’une broche représentant un crâne. De l’autre côté de l’étagère, la robe longue de Georges de Selve indique qu’il est du côté du pouvoir religieux. Il est vêtu d’un manteau sombre qu’il tient refermé sur lui, dans une position de retrait. Son âge, 25 ans, apparaît sur le livre sur lequel il s’appuie. C. Le fond Les deux personnages se détachent sur une tenture verte. À gauche, on aperçoit un crucifix accroché au mur. Remarquable pour l’effet de perspective est le pavage du sol, qui rappelle aussi bien celui de la chapelle Sixtine que celui de la cathédrale de Westminster.
II. Interprétation A. Un tableau historique Ce tableau peut d’abord être lu comme un document historique, qui informe sur une époque. a. Un tableau circonstancié. Tout d’abord, il évoque les tensions entre les différents pays d’Europe. La France, et Dinteville en particulier, a en effet une action conciliatrice auprès du pape au sujet de l’annulation du mariage d’Henry VIII avec Catherine d’Aragon : François Ier espère ainsi éloigner Henry VIII et Charles Quint (dont Catherine d’Aragon est la tante). Ce tableau commémore la présence de Dinteville à Londres et les espoirs d’un rapprochement entre la France, l’Angleterre et la papauté – espoirs qui seront finalement déçus. Le luth, symbole d’harmonie, dont une corde est cassée, placé à côté du livre de chants protestants, pourrait annoncer les guerres de religion à venir. b. L’humanisme. De plus, le tableau évoque les convictions des humanistes de la Renaissance. Les deux hommes s’appuient sur l’étagère chargée des symboles de la connaissance, comme si c’était de là que venait leur puissance. Le pavage au sol pourrait par ailleurs représenter le macrocosme (le cercle central symbolise Dieu et les quatre cercles périphériques les quatre éléments). Le tableau allierait donc représentation du microcosme (l’homme) et du macrocosme (l’univers). B. Une vanité Au sol, « l’os de seiche » se révèle finalement être un crâne déformé par anamorphose. Pour le voir nettement apparaître, il faut se placer dans l’axe du crucifix : tout s’effondre alors, ce n’était qu’une belle apparence. Ce tableau est donc finalement une vanité qui nous invite à aller audelà des apparences et des biens matériels pour prendre conscience de notre condition de mortels. La mention de l’âge des deux ambassadeurs pourrait alors être un rappel du temps qui passe et de l’inéluctabilité de la mort. Au premier abord, ce tableau apparaît comme une commémoration de la puissance de deux hommes qui travaillent au destin de l’Europe. Il s’agit en réalité d’une vanité qui montre le caractère éphémère et inessentiel d’une telle puissance.
Parcours 3 Politique et religion : de la réflexion au réel Manuel de l’élève pp. 285-293 QUELQUES TEXTES DU PARCOURS
Texte 4 (manuel de l’élève p. 291) Allégorie d’une France déchirée Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (I, v. 97 à 130)
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Les Tragiques comprennent sept livres, organisés en deux tableaux antithétiques : le règne de la perversion et du vice (livres I à III) vs le règne de la justice divine (livres VI et VII). Au centre, les livres IV, « Feux », et V, « Fers », décrivent la violence des massacres des guerres civiles. La violence est telle qu’elle préfigure l’Apocalypse, mais Dieu n’est pas encore intervenu pour rétablir la justice. « Misères », qui décrit la France aux prises avec la guerre civile, est le premier livre, il compte 1380 alexandrins. Contexte esthétique et culturel Théodore Agrippa d’Aubigné est né en Saintonge le 8 février 1552. Son père, Jean d’Aubigné, était juriste, et avait déjà joué un rôle non négligeable dans l’armée. Théodore Agrippa d’Aubigné – huguenot intransigeant – reçut une éducation extrêmement soignée, après quoi il prit la succession de son père dans la carrière militaire, en entrant au service de Henri de Navarre (futur Henri IV). Toute sa vie, cet homme d’action, qui était aussi un lecteur insatiable, sut mener parallèlement sa carrière de soldat et celle d’homme de lettres, sans jamais négliger l’une au profit de l’autre. En 1572, Agrippa d’Aubigné échappa de peu au massacre de la Saint-Barthélemy, dont l’horreur le marqua profondément. Il fut plus tard impliqué dans tous les conflits contre les catholiques. Guerrier intrépide, il se montra peu enclin à adopter des solutions de conciliation avec ses ennemis. Après la conversion de Henri IV, il resta en retrait par rapport aux affaires du royaume. Déçu par l’édit de Nantes (1598) comme le furent de nombreux protestants (qui ne le trouvaient pas suffisamment favorable à leur cause), et désœuvré par le retour de la paix, il consacra son ardeur combattive à la rédaction de ses ouvrages. L’assassinat d’Henri IV (14 mai 1610) fragilisa sa situation sur le plan politique. En 1620, il quitta la France pour Genève, où il s’établit sans pour autant renoncer à se mêler des affaires du royaume, et notamment à alimenter la contestation protestante. Il demeura à Genève jusqu’à sa mort, survenue le 9 mai 1630.
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Les guerres de religion La montée du protestantisme En 1519, Luther, moine allemand, s’insurge contre les abus de l’Église et crée la religion protestante (Eglise Réformée). Cette nouvelle religion séduit partout en Europe. En France, le protestantisme gagne du terrain malgré la répression organisée par François Ier, après l’affaire des Placards en 1534, et par Henri II, qui met en place toute une législation anti-protestante. Les guerres de religion Les causes - l’affaiblissement de l’autorité royale. Le premier élément déclencheur des guerres de religion est l’affaiblissement de l’autorité royale. En effet quand Henri II meurt d’un accident en 1559, ses fils sont trop jeunes pour régner. C’est donc sa femme, Catherine de Médicis, qui assure la Régence. Elle hésite entre répression et conciliation, menant une politique qui attise les conflits. De plus, les grandes familles nobles du pays profitent de cette vacance du pouvoir pour chercher à affirmer leur puissance : s’opposent les Montmorency, les Guises (catholiques) et les Bourbons (protestants). - le rôle des puissances européennes. De plus, les guerres de religion répercutent les conflits qui opposent les grandes puissances européennes en quête d’hégémonie, la France, l’Angleterre et la très catholique Espagne. Huit confl its successifs Les guerres de religion durent de 1562 à 1598 : les conflits se succèdent, entrecoupés de brèves périodes d’apaisement. Elles se caractérisent par une violence extrême, qui se manifeste notamment lors de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572. Une paix fragile C’est l’édit de Nantes qui met fin aux guerres de religion. Il est proclamé par Henri IV. Henri de Navarre, protestant, a abjuré sa foi à deux reprises et s’est fait catholique avant de monter sur le trône : « Paris vaut bien une messe ». Toutefois, cet édit qui accorde la liberté de culte aux protestants n’apaise pas complètement les tensions. Tout au long du XVIIe siècle, les conflits se poursuivent.
Caractérisation du passage Cet extrait compte trente-quatre alexandrins. Il constitue une allégorie de la France déchirée par les guerres civiles, peinte sous les traits d’une mère déchirée par ses enfants. Proposition de lecture analytique I. une Image d’une rare vIolence La violence du combat décrit est à la fois physique et morale. A. Un combat à mort On peut mettre en évidence les différentes étapes du combat : - v. 1-10 : l’attaque du frère aîné : « Le plus fort, orgueilleux », sujet des verbes d’action : « empoigne », « brise », « fait dégât » ; champ lexical du corps : « tétins
nourriciers », « à force de coups / D’ongles, de poings, de pieds », avec enjambement et énumération. Il s’agit d’un corps à corps, décrit de manière très concrète. - v. 11-14 : la riposte du cadet : « Mais son Jacob » - v. 15-20 : la violence du combat : v. 15 et 16 : anaphore de « Ni » en début de vers, dissémination du mot « cris » par l’allitération en [r] et l’assonance en [i] : les vers se font eux-mêmes « cris » ; v. 18 : assonance en [ou], qui souligne « courroux », placé à l’hémistiche ; v. 19 : allitération en [f], qui souligne la progression. - v. 21-fin : l’accablement de la mère et sa malédiction : répétition de « douleur » ; récurrence du rythme binaire, expression du combat (« mi-vivante, mi-morte », « déchirés, sanglants », « qui vous nourrit et qui vous a porté ») ; v. 30 : allitération en [r] et diérèse sur « ruine », qui souligne l’imminence de la mort. On observe ainsi une gradation : violence de plus en plus grande, qui conduit à la mort de la mère et à l’annonce de la mort des deux fils. B. Une famille déchirée a. Une image maternelle. Le poème s’ouvre sur une image maternelle qui évoque d’une certaine façon une vierge à l’enfant. La mère est à la fois celle qui nourrit (références au lait : « tétins nourriciers », v. 4 ; « doux lait », v. 8 ; « le lait, le suc de sa poitrine », v. 29 ; « le sein qui vous nourrit », v. 32) et celle qui protège (« entre ses bras », v. 2 ; « Elle veut le sauver », v. 27 ; « l’asile de ses bras », v. 28). b. Une métamorphose sanglante. Le lait devient du sang (métamorphose du lait de la vie en sang de la mort) : « vivez de venin » (allitération en [v], v. 33) ; « Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture » (« sang » mis en valeur à l’hémistiche, v. 34). Les bras de la mère ne sont plus un asile mais un « champ » de bataille (v. 14) : « Vous avez, félons, ensanglanté / Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté » (l’insertion de l’apostrophe retarde le participe passé, qui se trouve ainsi mis en valeur).
II. une PoésIe engagée Le premier vers introduit l’allégorie : le portrait de la mère martyrisée par ses fils est celui de la France, dévastée par les guerres de religion. A. Le combat du parti protestant contre les catholiques a. La culpabilité du frère aîné, incarnation du parti catholique. Agrippa d’Aubigné désigne clairement le fils aîné comme le responsable des combat. Le fils aîné
Le fils cadet
Termes dépréciatifs : « orgueilleux », « voleur acharné ».
Termes mélioratifs : « juste colère », « le droit et la juste querelle ».
Il a l’initiative du combat : « il brise le partage » ; c’est lui aussi qui commet le crime final : « Viole » (mis en valeur en début de vers).
Il n’agit que parce qu’il y est forcé : accumulation de participes passés qui retarde l’action (« pressé », « ayant dompté »), mise en évidence de « longtemps » par assonance en nasales.
108 • Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
Agrippa d’Aubigné souligne la culpabilité du « fils aîné », qui représente la religion catholique (le parti protestant ne s’est affirmé que beaucoup plus tard). Le fils cadet est contraint à la lutte. Présentation partisane des guerres de religion. b. La victoire annoncée du parti protestant. Les deux frères sont comparés respectivement à Esaü et à Jacob. Dans le récit de la Genèse, c’est finalement Jacob, l’élu de Dieu, qui l’emporte : il achète à Esaü son droit d’aînesse ; grâce à sa mère, il est béni par son père à la place de son frère ; il est d’abord obligé de fuir mais il est finalement pardonné par Esaü. Cette comparaison suggèrerait la victoire ultime du peuple protestant. c. La dimension épique. Le poème est ainsi traversé par un souffle épique : champ lexical du combat ; grandissement des forces en présence (pluriels : « de coups / D’ongles, de poings, de pieds » ; hyperboles : « fait si furieux »). Il pourrait laisser espérer la victoire des protestants dans un ultime retournement de situation. B. La dimension tragique de l’allégorie Toutefois, la dimension tragique domine qui remet en cause le souffle épique. Il ne s’agit pas seulement de condamner les adversaires mais aussi de dénoncer les horreurs des guerres de religion. a. La malédiction finale. Elle s’adresse aux deux partis (« félons », « sanglante géniture », « votre »), également condamnés. Pas de futur, mort à l’horizon. b. Une vision tragique. C’est donc le registre tragique qui domine : - situation malheureuse : une mère déchirée par ses enfants - champ lexical de la douleur : v. 15-16 - références à Dieu dans l’utilisation de la comparaison biblique La France représentée ici s’apparente aux héroïnes des tragédies antiques qui s’affligent sur les champs de bataille (cf. Sénèque, Les Troyennes).
Texte 5 (manuel de l’élève p. 292) Le pouvoir relatif des lois Montaigne, Essais (1580-1588), II, XII
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Le texte proposé est un extrait du très long chapitre XII du livre II, « Apologie de Raimond Sebond », dédié à une femme anonyme, sans doute Marguerite de Navarre. Ce chapitre, par sa longueur, déséquilibrait nettement l’ouvrage dans sa version de 1580. En revanche, l’adjonction d’un troisième livre en 1588 en fait le centre des Essais tant par sa position que par sa thématique. Il fait l’objet de constants remaniements au fil des diverses éditions. Contexte esthétique et culturel Voir focus sur Les Essais p. 104. Raimond Sebond (Raymond Sebon) est un théologien catalan, que Montaigne a traduit avant de commencer la rédaction des Essais. Cette « Apologie » se présente
comme une réponse à deux accusations portées contre Raimond Sebond : la première contre son projet même d’établir une théologie rationaliste, la seconde contre sa réalisation (les arguments du théologien sont jugés faibles et maladroits). Montaigne répond à la première accusation qu’on ne peut démontrer l’existence de Dieu, que le mystère de la foi est certes impénétrable par la raison, mais que les efforts pour percer ce mystère ne sont pas condamnables. Pour répondre à la seconde accusation, il s’attaque à la raison humaine, démontrant systématiquement sa faiblesse. On voit combien cette « Apologie » est donc paradoxale… Montaigne développe donc ici son scepticisme, scepticisme radical mais qui ne s’exerce que sur la raison humaine : la vérité révélée et la parole de Dieu ne sont pas mises en doute.
Caractérisation du passage Il convient de rappeler que le découpage en paragraphes n’est pas le fait de Montaigne. Le chapitre ne se compose que d’un seul grand bloc, que les éditeurs et les traducteurs ont aéré pour en faciliter la lecture. Plan de lecture analytique I. La relativité des lois A. La justice des États Les lois d’un pays, qui sont censées définir la « justice », « vertu[…] » et la « vérité », sont variables. a. Elles varient avec le temps. Opposition entre le passé et le futur (imparfait « voyais » vs futur simple « sera » ; « hier » vs « demain »). b. Elles varient en fonction des pays. Deux images : « au-delà d’une rivière », « que ces montagnes bornent » (deux images que reprendra Pascal dans ses Pensées). c. Elles ne représentent en réalité aucune valeur mais seulement les humeurs « d’un peuple ou d’un prince ». Hyperboles qui soulignent la versatilité de ces derniers et par conséquent l’instabilité des lois : « autant de couleurs », « autant de visages ». B. Les lois « naturelles » a. L’hypothèse des « philosophes ». Les « philosophes » émettent l’idée qu’il y aurait des lois naturelles, universelles. Leur hypothèse est développée par un rythme ternaire « solides, éternelles et immuables » qui pourrait exprimer le sérieux de cette position et qui en réalité trahit l’ironie de Montaigne. b. Un leurre. Mais cette hypothèse se révèle fausse : - première preuve : les philosophes ne peuvent s’entendre entre eux pour définir ces lois naturelles (« tel fixe le nombre à trois, tel à quatre, tel à moins »). - deuxième preuve : il n’existe aucune loi sur laquelle tous les hommes s’entendent, or une loi naturelle devrait susciter l’adhésion unanime de tous (« universalité de l’assentiment », « commun accord »). Montaigne insiste sur cette réfutation par le rythme binaire (« contredite et désavouée », « non seulement par un peuple, mais par beaucoup », « non seulement tout un peuple, mais tout homme particulier », « la contrainte et la violence »).
Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme • 109
II. Les procédés de la persuasion Pour persuader son lecteur de la relativité des lois, Montaigne recourt à différents procédés. Nous avons déjà évoqué les images qui aident le lecteur à mieux saisir un propos abstrait ou les jeux rythmiques, mais nous pouvons nous arrêter plus longuement sur deux procédés. A. Les questions rhétoriques Elles sont nombreuses dans l’extrait (« Que nous dira la philosophie […] ? » ; « Qu’est-ce que cette chose vertueuse »…). a. Elles font appel au jugement critique du lecteur. Montaigne ne veut pas d’un « lecteur indigent » mais au contraire d’un lecteur dynamique, qui réfléchit. Les questions rhétoriques visent à aiguiser son esprit critique. b. Elles reflètent le scepticisme de l’auteur. Elles permettent à Montaigne d’interroger sans affirmer. B. La variété des tons Elle souligne l’instabilité qu’évoque Montaigne et elle met une nouvelle fois en éveil l’attention du lecteur. a. Un ton polémique. La dimension polémique est donnée par la seule phrase assertive du début, dont la détermination est affirmée par la première personne et par un verbe modalisateur (« Je ne veux pas avoir le jugement aussi flexible »). b. Un ton satirique. La suite du texte est moqueuse. Le rythme ternaire (« solides, éternelles et immuables ») souligne la vanité du discours des « philosophes ». Les termes « malchance » et « malchanceux » ont également une portée ironique. c. Un ton didactique. Enfin, la fin du texte est didactique, comme le montre la récurrence du rythme binaire et le présent de vérité générale. indications BIBLIOGRAPHIques Pour la bibliographie concernant Les Essais, nous renvoyons au parcours 2. Éditions des textes • Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, édition de J. Bailbé, GF/ Flammarion, 1968 • Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, édition de F. Lestringant, Gallimard, « Poésie », 1992 Ouvrages critiques • M.-M. Fragonard, F. Lestringant, G. Schrenck, La Justice des Princes. Commentaires des « Tragiques », livres II et III, Mont-de-Marsan, Éditions interuniversitaires, 1990 • Georges Livet, Les Guerres de religion, PUF, « Que saisje ? », 1962. • Gisèle Mathieu-Castellani, Agrippa d’Aubigné. Le corps de Jézabel, PUF, « Le texte rêve », 1991. • Frank Lestringant, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, PUF, « Études littéraires », 1991. Films • La Reine Margot de Patrice Chéreau, 1995.
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE La Reine Margot, film de Patrice Chéreau, 1995 Avec entre autres Daniel Auteuil (Navarre), Isabelle Adjani (la reine Margot), Jean-Hugues Anglade (Charles IX). Nous proposons d’étudier le portrait de Catherine de Médicis (Virna Lisi) dans le film de Patrice Chéreau, La Reine Margot, qui retrace la période des guerres de religion. Ce film s’attache à mettre en évidence la violence de la période avec une attention particulière portée sur les corps, soutenue par le jeu des lumières et des couleurs. Pour mener cette étude, nous proposons un questionnaire destiné aux élèves, portant sur deux extraits. Ce travail peut être prolongé par le visionnage de la scène de la Saint-Bathélémy (0 h 45). Premier passage : La consultation des entrailles. 1 h 13 - Quelle est la « nuit terrible » à laquelle la reine fait référence ? - Pourquoi parle-t-elle avec l’accent italien ? - Les derniers mots de la reine sont « il est vivant », de qui parle-t-elle ? - Qu’annonce-t-on pour les trois fils de la reine, Charles IX, le duc d’Anjou, d’Alençon ? - Quelle est la réaction de la reine face à cette annonce ? - En quoi ressemble-t-elle à une sorcière ? - Commentez cette cérémonie. Deuxième passage : Le livre empoisonné. 1 h 45 - Le jeune homme : le duc d’Alençon, un des frères de la reine Margot, mariée à Navarre. - Le personnage dans la cour : Navarre. - Le personnage qui lit le livre : Charles IX. - À quoi voit-on que le livre que la reine confie à son fils est empoisonné ? - Qui est visé ? - Le livre atteint-il sa cible ? Pourquoi ? - Montrez que la scène est composée de deux étapes successives. - Commentez le rôle de la musique. Avec quels moments coïncide-t-elle ? - Qu’est-ce que cette scène révèle de la reine ?
110 • Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
Bilans de parcours chapitre 5
Bilan de parcours 1 Manuel de l’élève pp. 270-271 1. Le lexique a. Le lexique du grossissement et de l’excès Cette première partie du travail a pour but de faire réfléchir les élèves sur les hyperboles et autres procédés d’amplification. Il fait aussi apparaître l’importance du comique lié au bas du corps, que Mikhaïl Bakhtine lie à la culture populaire et au folklore. b. Des noms propres symboliques On trouve deux catégories de noms propres dans les extraits du corpus, soit des noms inventés attribués aux personnages de fiction (Grandgousier, Gargantua…), soit des noms inscrits dans la culture greco-latine antique. Vers la problématique L’univers gigantal et excessif imaginé par Rabelais met l’accent sur deux aspects de l’humanisme : - l’importance de la culture antique (cf. la place qu’elle prend dans l’éducation du géant, textes 2 et 3). - l’importance de l’homme, considéré dans tous ses aspects, moral, intellectuel, mais aussi physique (il ne faut pas oublier que Rabelais est médecin). Lecture • Texte 1. Rabelais s’adresse directement à ses lecteurs dans ce prologue. Il recourt à la deuxième personne, « vous », et les qualifie de « bons disciples, et quelques autres fous oisifs ». Il affirme qu’il faut privilégier la lecture sérieuse : il recourt à des formules impératives pour le faire comprendre (« il faut ouvrir le livre », « il ne faut pas s’y arrêter [aux matières joyeuses que procure le sens littéral] »). • Textes 2 et 3. Voir lecture analytique, p. 100. • Texte 4.Grandgousier oppose un roi qui gouverne pour ses sujets, dans le respect de l’homme et de Dieu – c’est son cas et il invite son fils Gargantua à agir de même – et un roi qui ne gouverne qu’en suivant son « libre arbitre » et « propre jugement », sans la grâce divine et sans respect de la vie humaine – c’est le cas de Picrochole. Grandgousier, qui affirme sa foi et sa culture, incarne la modération et la fermeté à la fois. • Texte 5. Le discours de Grandgousier repose sur une double opposition : - il oppose les héros de l’antiquité – qui tirent leur gloire de la conquête de nouveaux territoires – aux rois chrétiens – qui s’enorgueillissent de bien administrer leur terre et de protéger leur peuple. - il oppose, en s’appuyant sur Platon, une guerre jus-
tifiée par une question d’« honneur » à une sédition qui ne repose que sur des causes superficielles que l’on pourrait régler autrement que par les armes. Outre ces références à la culture antique, il propose à Toucquedillon un exemple de ce qu’est selon lui un bon gouvernement en faisant preuve de clémence à son égard. • Texte 6. Le discours de Gargantua est sujet à polémique. Il qualifie les moines de « mange-merde », les compare à des « singe » et surtout il conteste le rôle de la messe. Elle se réduit pour lui à des sons sans efficacité aucune auprès de Dieu : les paroles de la messe n’ont pas plus de sens que le son des cloches. On note une nette évolution dans le rapport de l’homme à la religion : Gargantua revendique le droit de tout un chacun de prier avec ses propres mots, d’entretenir une relation individuelle avec Dieu et non une relation médiatisée par un moine oisif et des paroles apprises par cœur. • Texte 7. Voir lecture analytique, p. 101.
Vers la problématique Le choix de la fiction et de personnages insolites ajoute à la célébration par Rabelais de l’idéal humaniste une véritable force de conviction : - le gigantisme suscite un rire qui séduit le lecteur, tout comme le dynamisme des aventures qui arrivent au géant invite le lecteur à poursuivre la lecture du roman jusqu’au bout. - la multiplicité des aventures permet à Rabelais d’aborder une grande variété de thèmes (religion, éducation, gouvernement) sans que son œuvre devienne un catalogue rébarbatif. - la fiction invite à une lecture dynamique : au lecteur de trouver la moelle dans l’os ! Le lecteur peut être flatté par la confiance que lui accorde Rabelais… 3. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau de la page suivante : - Rabelais recourt surtout aux procédés comiques pour critiquer. - Il envisage de nombreux thèmes humanistes. - Il pratique souvent l’opposition entre ce qui est et ce qui devrait être (critique et célébration). Problématique Rabelais transmet de nombreux principes de l’idéal humaniste, sur l’éducation, la religion, le gouvernement,…). Il le fait de manière joyeuse : il recourt à un récit dynamique et emploie souvent le registre comique, en particulier pour critiquer. Ainsi, il invite le lecteur, en qui il place une confiance toute humaniste, à une lecture dynamique qui lui permet d’aller en profondeur.
Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme • 111
Effets comiques
Principes et attitudes critiqués
Comportements et principes célébrés
Thèmes humanistes
Texte 1
Comparaison avec le chien qui trouve son os, avec le buveur…
Lecture superficielle.
Lecture réflexive.
Lecture et réflexion personnelle.
2 et 3
Exagération et importance du bas du corps.
Paresse, mépris du corps, absence de réflexion personnelle.
Lecture et réflexion personnelle, soin du corps, attitude scientifique.
Lecture, homme dans ses composantes morale et physique.
Guerre de conquête, orgueil du roi privé de la grâce divine.
Modération, roi au service du peuple, guidé par Dieu.
Gouvernement.
4
5
Évocation des causes de la guerre.
Excès, agressivité.
Modération.
Gouvernement.
6
Comique de mots, comparaison des moines avec des singes.
Oisiveté des moines ; religion qui repose sur des rituels privés de sens.
Moines au service du peuple et de Dieu ; relation personnelle entre chaque homme et Dieu.
Religion.
Fonctionnement des abbayes qui ne permettent pas une éducation de qualité (critique implicite).
Éducation pluridisciplinaire.
Éducation.
7
Bilan de parcours 2 Manuel de l’élève pp. 282-283 1. Le lexique a. Accéder à la connaissance La liste de verbes proposés montre l’importance de l’exercice de la raison dans l’acquisition des connaissances : pour les humanistes, la lecture et l’observation sont fondamentales mais il s’agit de savoir questionner ce qu’on a lu ou observer, de s’interroger, d’exercer son jugement. b. Les domaines de la connaissance Les humanistes élargissent le champ de la connaissance. C’est ainsi qu’ils envisagent la culture antique comme un tout : ils traduisent et commentent des discours scientifiques comme des discours philosophiques et Rabelais cite Galien comme Platon. En revanche, Gargantua ne souhaite pas que son fils étudie l’astronomie car la raison y a peu de place… Vers la problématique Ce corpus permet de définir l’attitude du savant humaniste face à la connaissance : - une méthode : s’en référer aux textes originaux de l’Antiquité, sans passer par l’intermédiaire d’une traduction ; observer la nature ; exercer son esprit critique au lieu de vénérer la parole d’autrui apprise par cœur. - un domaine très vaste : les disciplines scientifiques et littéraires, les sciences humaines, les matières techniques, les arts sont au programme de l’éducation humaniste. Lecture • Texte 1. La méthode d’Érasme consiste à analyser la Bible : il cite des passages et les commente de manière à en faire des arguments au service de sa démonstration.
Il met ainsi en évidence l’importance du libre-arbitre : Dieu, selon lui, a donné à l’homme la possibilité et la capacité de choisir. • Texte 2. Voir lecture analytique, p. 103. • Texte 3. L’homme est un « microcosme » construit à l’image du « macrocosme », le monde. Rabelais compare l’harmonie qui règne dans le corps humain avec l’harmonie qui règne dans les cieux. Ainsi, comprendre la Nature aide à comprendre l’homme et inversement. Les principes qui régissent l’un et l’autre sont des principes de prêts, emprunts et dette. • Texte 4. Voir lecture analytique, p. 104. • Texte 5. Montaigne expose ici implicitement sa méthode de réflexion : elle est faite de va-et-vient entre des considérations personnelles, fondées sur l’expérience, et des réflexions générales, nourries de lectures. Un « essai » est donc une expérience, un champ de réflexion et non comme aujourd’hui un texte démonstratif qui impose une thèse. Montaigne propose à l’homme de « méditer et prendre en main [sa] vie ». Pour cela, il faut savoir se détacher de ses tracas et de ses affaires, petits ou grands, pour se concentrer sur l’instant présent et savoir jouir de ce qu’on est à cet instant. Il s’agit donc de respecter l’homme dans tous ses aspects. • Texte 6. La Boétie met en accusation le détenteur du pouvoir – il ne nomme pas le roi. Il recourt à un registre violemment polémique (vocabulaire dépréciatif, interrogatives rhétoriques qui exigent une réaction du lecteur, exclamatives qui traduisent l’indignation et la colère…). Il montre que le tyran n’est qu’un homme et que, par conséquent, tout son pouvoir vient du peuple lui-même. Il souligne ainsi l’absurdité de la situation : les hommes soutiennent l’homme qui cherche à les abattre.
112 • Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
Thème
Thèse
Idéal
Attentes
Texte 1
Libre-arbitre
L’homme a la possibilité de choisir
Homme libre
L’homme doit prendre le risque d’exercer sa liberté
2
Éducation
On ne peut être un bon roi qu’en étant cultivé
Roi cultivé au service de son peuple
Un meilleur gouvernement
3
Homme
L’homme est un « microcosme » à l’image de la Nature, « macrocosme »
Harmonie de l’homme et du monde
4
Éducation
Il faut se nourrir des pensées d’autrui pour construire sa propre pensée
Homme libre d’esprit
Une meilleure éducation pour favoriser une plus grande réflexion
5
Homme
Il faut savoir se pencher sur l’humain
Homme tranquille et heureux
Une vie meilleure
6
Tyrannie
Il ne faut pas respecter le tyran qui nous tue
Roi au service de son peuple et non peuple au service de son roi
Un meilleur gouvernement
Vers la problématique Ces textes insistent sur l’importance de la réflexion personnelle. Cette confiance accordée par les différents auteurs humanistes du corpus les conduit à une émancipation par rapport à la tradition. Pour eux, il ne s’agit plus de se soumettre à des écrits que l’on ne comprend pas ou que l’on ne questionne pas. Il faut se forger une opinion personnelle, née de la confrontation de textes divers, de l’observation de la nature et de son entendement. Il ne s’agit plus de se soumettre au roi si les mesures que prend celui-ci sont meurtrières ou simplement liberticides pour son peuple. Il ne s’agit plus d’obéir aux moines et à l’Église sans avoir pris la peine de lire par soi-même les textes sacrés. Mais cette émancipation suppose une bonne éducation et une capacité à prendre le temps de considérer en soi l’humanité. 3. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau ci-dessus.
Bilan de parcours 3 Manuel de l’élève pp. 294-295 1. Lexique a. Guerre et religion Le tableau fait apparaître une grande quantité de termes qui appartiennent au champ lexical de la guerre : parmi eux, on en note qui sont particulièrement violents. Cela peut sembler paradoxal dans la mesure où, d’après l’étymologie, « religion » a partie liée avec le « lien ». Si l’on classe les mots selon qu’ils relèvent de la foi, du fanatisme religieux ou encore des positions humanistes, on constate qu’il y a un contraste entre la liberté revendiquée par les humanistes et les règles imposées par le fanatisme religieux. b. Débats et querelles théologiques L’humanisme n’hésite pas à questionner l’ordre établi. Pour un penseur humaniste, la raison humaine est suffisam-
- le libre-arbitre, l’entendement, la réflexion sont au centre des préoccupations humanistes - les aspirations des humanistes sont variées : elles concernent aussi bien l’éducation, la religion, que le gouvernement. Elles visent toutes à une amélioration de la condition humaine.
Problématique Pour les humanistes, l’homme est un « microcosme » à l’image du « macrocosme » qu’est l’univers. Pourtant, il n’est pas quantité négligeable : doué de libre-arbitre, capable d’exercer son jugement, il occupe une place déterminante dans l’univers qu’il peut observer, questionner et comprendre. L’homme doit donc s’éduquer, apprendre à lire les textes antiques et les textes sacrés dans leur langue d’origine afin de pouvoir comprendre ce qui l’entoure, afin de pouvoir se forger ses propres opinions. Dès lors, rien ne justifie plus qu’il soit dominé par quelque autorité illégitime que ce soit.
ment forte pour interroger tous les domaines. Cela entraîne des controverses, notamment dans le domaine religieux. De nombreuses controverses portent notamment sur le culte et l’Église (lecture de la Bible, rôle et organisation des abbayes…) ou encore sur le dogme (par exemple, les protestants remettent en cause l’immaculée conception) et non sur l’existence de Dieu. c. La question du pouvoir Cette partie du questionnaire porte en particulier sur le texte de Machiavel et invite à prendre conscience du pragmatisme de ce penseur. Le texte de Montaigne est également susceptible d’être utilisé ici.
Vers la problématique Les humanistes ont confiance en l’homme et en particulier en sa raison, surtout si elle est bien éduquée. Par conséquent, ils revendiquent la liberté dans tous les domaines. L’homme ne doit pas être contraint, il doit adhérer de son plein gré, après réflexion, aux lois, quelles qu’elles soient.
Chapitre 5 - Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme • 113
Cette revendication va à l’encontre du fanatisme religieux, qui défend sa religion comme la seule et l’unique. Ainsi, catholiques et protestants se déchirent, semant la violence en France et en Europe.
Lecture • Texte 1. Le prince doit « paraître » posséder « toutes les bonnes qualités » : il doit « paraître » « pitoyable, fidèle, doux, religieux et droit ». Mais en réalité, les hommes étant « scélérats », il doit être capable de les tromper, de les manipuler. Finalement, les deux qualités que doit impérativement avoir le prince sont la force et la ruse, « l’art de dissimuler ». Machiavel propose une image négative de la nature humaine dans ce texte. Si le prince doit en effet être maître dans l’art de la dissimulation, c’est parce que ceux qui l’entourent sont « corrompu[s] » et « scélérats ». • Texte 2. Pour More, une société apaisée et pacifique est une société dans laquelle les hommes ont le droit d’agir librement. Cette liberté touche également le domaine religieux. Mais la foi est également nécessaire : toute affirmation d’athéisme est sévèrement punie. Alors que Machiavel fonde sa politique sur sa méfiance à l’égard du genre humain, More au contraire affirme sa confiance en l’homme, en sa capacité à persuader l’autre par le raisonnement et non par la force, en sa capacité à respecter la différence de l’autre… More est donc un humaniste. • Texte 3. Ronsard donne à voir le chaos provoqué par les guerres de religion par des énumérations, par des images et par des enjambements qui bouleversent le rythme de l’alexandrin. Le poète exprime son angoisse en soulignant que la guerre renverse l’ordre établi, rompt les liens naturels et corrompt les habitudes. Mais si plus rien n’est de ce qui devrait être, ce n’est pas la faute de l’homme. « Ce monstre », formule qui désigne la religion protestante, est mis en accusation (« Ce monstre arme le fils contre son propre père », « L’artisan par ce
Texte
Définissez les termes du débat en cochant la case correspondante Idéal
1 2
monstre a laissé sa boutique »). Ainsi Ronsard ne semble pas avoir perdu sa confiance en l’homme. • Texte 4. Voir lecture analytique, p. 107. • Texte 5. Voir lecture analytique, p. 109.
Vers la problématique Devant les réalités de la politique et du débat religieux, la ferveur humaniste des écrivains adopte deux attitudes : elle déplore un état de fait – condamne la violence des guerres de religion par exemple – ou prône un idéal meilleur – une société apaisée par l’établissement de la liberté de religion. La difficulté pour ces auteurs, confrontés à de violents heurts, est de garder leur foi dans l’homme et dans sa raison, fondement de l’humanisme. Synthèse On peut tirer plusieurs conclusions du tableau ci-dessous : - plus on avance dans le siècle, plus les auteurs sont amenés à se confronter à une réalité de plus en plus violente. - les œuvres partisanes de certains auteurs rendent compte de l’opposition entre catholiques et protestants mais elles tombent d’accord pour dénoncer l’extrême violence des conflits religieux. Problématique Dans les textes du parcours, l’idéal humaniste semble ébranlé par le chaos de l’Histoire. Les guerres de religion qui ont la double particularité d’être des guerres civiles (même si les pays européens y prennent ensuite part) et d’être d’une très grande violence ont des conséquences inévitables sur l’humanisme : elles invitent à prendre parti (il est difficile de rester neutre et de se contenter de prôner la liberté), et surtout elles mettent en doute la capacité de l’homme à raison garder en toutes circonstances – or la confiance en l’homme était un des piliers de l’humanisme.
Point de vue de l’auteur
Réalité ×
×
Les hommes sont scélérats, le prince doit donc l’être aussi. La liberté de religion résoudrait les problèmes de violence dans la société et permettrait le triomphe de la vraie religion.
3
×
La religion protestante a semé un chaos indescriptible dans la société.
4
×
La religion catholique a entamé une guerre d’une violence inouïe.
5
×
Il n’existe pas de loi universelle.
Chapitre 6 Du modèle aux réécritures, du xviie siècle à nos jours
Problématique d’ensemble Les trois parcours proposés visent à affermir chez les élèves en vue notamment de leurs propres progrès en écriture, des compétences déjà acquises : notamment dans le domaine de l’intertextualité (parcours 1 essentiellement), de la variation et de la transposition (les trois parcours), des genres et des registres (les trois parcours). Le parcours 3 consacré à Marguerite Duras montre également comment un écrivain, en revenant sur ses motifs obsédants et son propre travail, ouvre de nouvelles voies à son écriture dans un dialogue permanent entre la forme et le sens.
Parcours 1 Mythe et réécriture : les frères ennemis Manuel de l’élève p. 310-323 PROBLÉMATIQUE À partir du mythe des frères ennemis Étéocle et Polynice, présent dans la légende avant d’apparaître dans la tragédie, on en étudiera les invariants (éléments narratifs et symboliques qui restent) et les changements opérés par les réécritures (en considérant les changements d’époque et les changements de point de vue). Dans le texte 1, d’Eschyle, une déclamation du chœur extraite des Sept contre Thèbes il faut examiner de quelle façon l’affrontement des deux frères est remis dans le contexte plus large de la « malédiction » qui pèse sur la famille des Labdacides. La lamentation nourrie propre au registre épique permet ici d’identifier comme modèle la vision profondément tragique du monde grec d’un Eschyle obsédé par le poids de la puissance divine. Le texte 2, d’Euripide, extrait des Phéniciennes, se concentre sur le récit du combat et de la mort des deux frères. Le registre épique nourrit le récit au présent délivré par le messager. Le réalisme avec lequel le combat est décrit met en évidence son caractère brutal et sanguinolent et rend d’autant plus frappante sa vanité que, comme le constate le messager, il ne servira à rien : on voit apparaître ici un autre topos de la tragédie grecque, la précarité de l’action humaine face au destin qu’elle subit. À travers le texte 3, La Thébaïde de Racine utilise, plus de vingt siècles après Euripide, une autre version du mythe antique (Jocaste n’est pas morte) et le réécrit, dans la fidélité au modèle – Racine connaît parfaitement le grec-
mais en fonction de critères esthétiques, caractéristiques de la tragédie classique dont son œuvre constitue l’apogée : affrontement rhétorique, questionnement politique, débat intérieur entre l’honneur et l’amour. La présence de la mère qui annonce à ses fils qu’ils vont la tuer s’ils s’entretuent donne un caractère pathétique à la situation. Le texte 4 de Yannis Ritsos, extrait d’Ismène (1972), mettra en évidence les caractéristiques de la réécriture contemporaine : changement de genre (le poème, le monologue), changement de point de vue (la parole personnelle d’un personnage souvent laissé à l’écart de cette histoire : Ismène). La parole se fait plus personnelle, centrée sur de petits événements quotidiens (ici un souvenir), mais elle ouvre (comme le faisait le mythe) sur un questionnement plus large, d’une portée existentielle (que reste-t-il d’une vie ?). Le texte 5, d’Henry Bauchau extrait d’Antigone (1972), est à mettre en parallèle avec le texte d’Euripide puisque dans les deux cas, c’est du combat en lui-même qu’il s’agit. On insistera sur le changement de genre (le roman) et de point de vue (Antigone raconte au présent). On verra comment le registre épique est récupéré ici par Bauchau : il est à la fois reproduit et réactualisé grâce à la charge émotionnelle du narrateur (le combat et la mort des deux frères sont vécus et racontés par leur propre sœur). La réécriture contemporaine transforme les figures mythiques en personnages plus proches de nous, plus humains. Arrêt sur image, p. 323. Spectacle autour d’Antigone de Bauchau On insistera dans l’étude de l’image sur la présence des « traces » (la sculpture, le casque…) et l’éparpillement, le fragmentaire. La relecture du mythe s’apparente aujourd’hui à une reconstruction de l’histoire originelle à partir de tous les fragments d’histoires et d’images qui nous restent. LES TEXTES DU PARCOURS
Texte 1 (manuel de l’élève p. 316) Étéocle et Polynice : la malédiction tragique Eschyle, Les Sept contre Thèbes (Ve siècle av. J.-C.)
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Polynice a réuni une armée argienne pour reprendre le trône de Thèbes à son frère Étéocle, qui aurait dû le lui rendre (les deux jumeaux du couple incestueux d’Œdipe
Chapitre 6 - Du modèle aux réécritures, du xviie siècle à nos jours • 115
et de Jocaste s’étaient mis d’accord pour régner sur Thèbes à tour de rôle, accord qu’Étéocle a violé). L’armée argienne se divise en sept groupes, dont le dernier est mené par Polynice. Pressentant l’affrontement fraternel comme inéluctable, le chœur se lamente et fait appel aux dieux. Il rappelle l’imprécation d’Œdipe : Étéocle sait qu’il va mourir de la main de son propre frère et qu’il va le tuer s’il le combat.
Contexte esthétique et culturel Un poète citoyen Nous disposons de peu d’éléments d’information sur la vie d’Eschyle. On sait qu’il fut un dramaturge ayant pour ambition de mettre son théâtre au service de la cité. Il mena donc la vie d’un poète didaskalos, « instructeur des citoyens », au moment où s’épanouissait le régime démocratique athénien (Ve siècle avant Jésus-Christ). On n’a conservé qu’un nombre très limité des textes d’Eschyle : sept drames en tout, depuis les Perses, créée en 472 jusqu’à l’Orestie, en 458. On sait aussi qu’Eschyle remporta à 13 reprises le concours des Grandes Dionysies, cadre dans lequel ses tragédies étaient représentées. Ces fêtes des Grandes Dionysies avaient lieu au printemps et duraient plusieurs jours : les spectateurs, athéniens et étrangers venus de toute la Grèce, pouvaient y assister à des processions solennelles, des sacrifices, et des concours de dithyrambe, de tragédies et de comédies qui occupaient à eux seuls cinq jours entiers. La tragédie grecque Origines de la tragédie Athènes fut sans doute le berceau de la tragédie. Ses origines sont obscures et discutées dès l’Antiquité, par Aristote notamment dans sa Poétique. Selon une théorie, la tragédie aurait pour origine le dithyrambe : un hymne que des chœurs interprétaient, en chantant et en dansant, en l’honneur du dieu Dionysos. D’autres considèrent le genre comme une évolution du drame satyrique, inventé lui aussi pour honorer Dionysos dont les satyres étaient traditionnellement les compagnons. Quoi qu’il en soit, on peut tenir pour certaine une origine religieuse, un rituel en l’honneur de Dionysos, dieu du vin, de l’ivresse, du masque. Les pionniers de l’art tragique mirent au point des masques et des costumes, permettant au chœur et au récitant de ne plus chanter en leur nom, mais sous une identité d’emprunt ; le dialogue entre le chœur et le récitant, devenu un acteur jouant l’histoire d’un personnage mythique, fut réglé par une alternance entre parties parlées et parties chantées (ou lyriques), écrites en vers, mais utilisant des mètres différents. Les parties parlées étaient le prologue, l’épisode (équivalant grossièrement à notre « acte » moderne) et l’exodos (le dénouement et la sortie des acteurs) ; les parties lyriques chantées par le chœur la parodos (chant d’entrée en scène) et le stasimon (chant sur place, entre les épisodes). Si l’on s’interroge donc encore sur les origines du mot « tragédie », en revanche, on s’accorde pour situer sa naissance en Grèce. C’est vers le milieu du VIe siècle av. J.-C.,
que le tyran Pisistrate instaure des concours tragiques à Athènes, au cours desquels les dramaturges rivalisent. Parmi eux, on retiendra les noms d’Eschyle, Sophocle et Euripide. Racine leur empruntera des sujets pour plusieurs de ses tragédies (La Thébaïde, Andromaque, Iphigénie, Phèdre). Dans La Poétique, Aristote définit la tragédie comme « l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue […] C’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des passions1 ». Il pose donc les principes fondateurs de la tragédie, aussi bien pour ce qui est de la forme que de son but. Beaucoup de théoriciens classiques font référence à Aristote mais ne le connaissent qu’à travers des commentateurs ; Racine, au contraire, lit Aristote dans le texte et en traduit même quelques chapitres. La plupart de ses préfaces font d’ailleurs référence aux préceptes du théoricien grec. Des manifestations civiques et politiques À la finalité religieuse, se superposaient donc des enjeux civiques et politiques : « Aller au théâtre est, pour un Grec, une façon de prendre part aux manifestations officielles de la religion civique et nullement, comme dans les sociétés occidentales modernes, de s’adonner à un loisir profane réservé à une élite. Ce cadre religieux, qui garantit aux poètes dramatiques une large audience, fait par là même du théâtre l’un des lieux privilégiés de l’éducation du citoyen » (Ch. Mauduit, Culture Guides Grèce, PUF Clio 2010, p. 283). Dans son contenu, la tragédie semble s’être tenue éloignée des realia et des occupations de son temps : elle met en scène d’illustres héros mythiques, membres de grandes familles anciennes, en un temps où les dieux pouvaient prendre forme humaine et se mêler aux hommes, pour leur perte ou leur bonheur. Mais sous cette forme située par convention dans la sphère mythique, les règles, les pratiques, les institutions de la cité démocratique sont transfigurées et questionnées.
Caractérisation du passage Le passage est une lamentation du chœur, qui rappelle la malédiction qui pèse sur les Labdacides, depuis que Laïos a désobéi à Apollon. Il a donc deux fonctions essentielles : une fonction narrative – celle de rappeler l’anankè (destin, malédiction) tragique qui pèse sur la famille d’Œdipe et d’annoncer le malheur à venir, une fonction cathartique – celle de susciter la terreur et la pitié. Plan de lecture analytique Le récit de la malédiction des Labdacides. On s’appuiera sur la forte valeur informative du passage associée à une dimension oratoire qui donne une allure solennelle et incantatoire au résumé de toute l’histoire des Labdacides. On rappellera que le public contemporain d’Eschyle écoute pour le plaisir une histoire déjà connue de tous dans un but cathartique : le drame revécu collectivement permettant à la collectivité de se resserrer. 1 Aristote, La Poétique, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classique », 1990.
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I. La faute de Laïos « la faute de Laïos, rebelle à Apollon » : Laïos ne devait pas avoir d’enfants, mais il a désobéi. A. La chute d’Œdipe « le parricide » : Œdipe a tué son père au détour d’un chemin. « a osé ensemencer / le sillon sacré où il s’était formé » : amour incestueux avec sa mère Jocaste. « honoré à la fois des dieux assis au foyer de Thèbes et de l’agora populeuse… ses hommes ? » : rappel de la victoire d’Œdipe sur le Sphinx. Grand déchiffreur d’énigmes. B. L’imprécation d’Œdipe contre ses fils Le rappel de la malédiction qui pèse sur la descendance d’Œdipe insiste sur le fait que, après avoir été victime des fautes de Laïos, Œdipe a redoublé cette faute : il a également cédé à l’hybris, notamment lorsqu’il « lança des imprécations amères » : malédiction contre ses propres fils. (« tous deux massacrés par un frère » ; « C’est le fer au poing qu’ils se partageraient ses biens ! »).
- Violence du combat. Échos épiques (hyperboles, champ lexical de l’affrontement, grandissement…) - Ponctuation expressive et hyperboles. « à jamais frustrés de leur vaste champs ! » ; « les époux en folie ! ». Réprobation et horreur du chœur devant les faits accomplis. B. Pitié Le registre pathétique domine. - Interjection en forme de déploration : « Hélas ! ». Ponctuation expressive. - Champ lexical de la souffrance : « mer de maux », « désastres » : hyperboles qui renforcent la douleur ressentie.
II. L’anankè tragique A. L’hybris punie - La faute originelle des pères. Laïos s’est rebellé contre les ordres divins. Plonge le cours de l’existence dans la « folie ». Crime répété car « par trois fois », il a été mis en garde par Apollon. - Œdipe s’est cru invincible après sa victoire contre le Sphinx. Sourd aux mises en garde de Tirésias. Incarnation même de ce « mortel […] entreprenant […] dont la prospérité s’est démesurément accrue ». - La malédiction familiale. La faute a des conséquences sur toute la descendance de Laïos : « dure encore à la troisième génération ». Cf histoire des Atrides avec la faute initiale d’Atrée et de Thyeste. - Le désastre politique. Conséquences politiques de la faute des hommes. Mise en danger de l’équilibre de la cité (« et j’ai peur que Thèbes ne succombe avec ses rois »). Une faute individuelle rejaillit sur la communauté. B. L’impossible infléchissement du cours des événements - La puissance des dieux. Rôle et puissance des dieux dans le destin des humains. Évocation de l’Erinnye au début et à la fin du passage. Sujet de verbes d’action (« accomplisse »). C’est la divinité qui règle les destins humains. - Les marionnettes humaines. Les hommes sont le sujet du discours et non les acteurs de la scène. De plus, tout ce qui va se passer est annoncé : Étéocle et Polynice vont se contenter de jouer ce qui est déjà écrit. - Intime lien entre le passé et le présent. « Voici que s’achève le douloureux règlement des imprécations d’autrefois ». Futur programmatique « Quand ils seront morts »… Poids écrasant d’une nécessité (répétition de « devait » dans l’extrait). L’avenir est déjà écrit et n’attend plus que de se réaliser.
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre La Thébaïde (1664) est l’histoire d’un fratricide (« parricide » dans la langue racinienne) annoncé : dès les premières scènes de la pièce, nous apprenons qu’il est programmé. À l’acte I naît cependant un espoir d’entente. À l’acte II, les frères ennemis ont les armes en main. Au début de l’acte III surgit un nouvel espoir d’entente. Mais dans la longue scène de confrontation (acte IV, scène 3), on comprend définitivement que tout espoir de réconciliation est mort. Dans notre extrait, Jocaste, la mère de Polynice et d’Étéocle, tente de persuader ses fils de se réconcilier et de faire la paix. Mais Jocaste va voir ses espoirs déçus puisque la rencontre tourne à l’affrontement.
III. Terreur et pitié A. Terreur - Ouverture et fermeture sur la peur. « J’ai peur / je tremble maintenant ».
Texte 3 (manuel de l’élève p. 318) La réécriture classique Jean Racine, La Thébaïde, 1664.
Contexte esthétique et culturel Les règles classiques Des règles gouvernent la création dramatique au XVIIe siècle. A. Les unités : lieu, temps, action « Qu’en un lieu en un jour un seul fait accompli Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli 2. »
Ces célèbres vers de Boileau nous invitent à considérer souvent les trois unités d’un seul bloc, pourtant, elles présentent des exigences différentes. L’unité de lieu. Même si les références à l’unité de lieu apparaissent déjà dans les textes antiques, elle prend tout son sens au XVIIe siècle quand on considère les conditions de représentation. Dans la plupart des théâtres, la scène est dépourvue de rideaux, ce qui interdit tout changement de décors. On conserve donc le principe du décor simultané hérité du Moyen Âge : trois toiles peintes, une au fond de la scène, les autres sur les côtés, constituent un décor unique. Racine respecte dans chacune de ses pièces la règle de l’unité de 2 Boileau, Art poétique, Chant III, 1674, v. 37-38
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lieu, mais loin d’en être l’esclave, il l’exploite à des fins dramaturgiques. Le lieu unique dans lequel se déroule la tragédie contribue à l’oppression dont sont victimes les personnages. C’est un lieu souvent à part, coupé du monde, dans lequel nulle aide extérieure n’est possible. C’est également un lieu mystérieux, dans lequel les personnages ne peuvent pas plus se retrouver que dans le labyrinthe de leur conscience. Les personnages sont le plus souvent prisonniers de ce lieu unique, qui les menace sans cesse. L’unité de temps. Elle consiste à exiger que l’intrigue se déroule sur une durée inférieure à vingt-quatre heures. Cette règle se justifie souvent en référence à la règle de vraisemblance : pour que le spectateur adhère à ce qui est représenté, il ne faut pas qu’il y ait une trop grande distorsion entre la durée de la représentation et celle de l’intrigue. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont souligné l’invraisemblance d’une grande accumulation d’actions en une durée si courte (« Et quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines ? », Préface de Bérénice). Il faut donc plutôt lier l’unité de temps à l’efficacité dramatique. Racine montre le même respect vis-à-vis de l’unité de temps que vis-à-vis de l’unité de lieu. Les tragédies commencent le matin pour se terminer le soir. Racine, loin de considérer l’unité de temps comme une contrainte matérielle, souligne la brièveté du présent scénique pour la rendre plus efficace. Le présent est d’abord présenté comme le résultat d’un long passé, durant lequel les menaces ont été ignorées, les décisions à prendre repoussées. Dans le temps de la tragédie, il n’y a plus de temporisation possible. Les personnages doivent prendre des décisions dans l’urgence, sans réfléchir. Le temps presse. L’unité d’action. Même si Aristote prônait déjà « une action une et formant un tout 3», la notion a suscité de nombreux débats. Nous suivrons donc la définition qu’en donne J. Scherrer 4 : une pièce respecte l’unité d’action quand toutes les intrigues secondaires sont nécessaires à la compréhension de la pièce et influent sur l’action principale, quand elles prennent naissance dès le début de la pièce et se poursuivent jusqu’au dénouement (ce qui exclut l’intervention tardive d’événements dus au hasard). Racine pratique l’unité d’action et choisit parfois des intrigues simples. L’intrigue se développe selon un cheminement continu, programmé depuis l’exposition, ce qui n’exclut pas des moments d’hésitation. La vraisemblance L’exigence de vraisemblance remonte à Aristote : « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité 5 ». Cet avertissement pose d’abord la différence entre le vrai et le vraisemblable. En effet la vraisemblance se définit dans le 3 Aristote, La Poétique, chapitre VII. 4 Jacques Scherrer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986. 5 Aristote, La Poétique, chapitre IX,
rapport à un public donné : le dramaturge, s’il veut être vraisemblable, doit être en conformité avec les opinions et les connaissances de son public. Le vraisemblable exclut aussi le vrai au nom de la nécessité, de la cohésion de l’intrigue. Ne sont pas vraisemblables tous les incidents dus au hasard qui interviennent pour changer le cours de l’action. Les bienséances Tandis que la vraisemblance constitue une « exigence intellectuelle 6 » (accorder le caractère des personnages à l’idée que l’on s’en fait), la bienséance constitue une « exigence morale » : « elle demande que la pièce de théâtre ne choque pas les goûts, les idées morales, ou […] les préjugés du public ». On limite en général les bienséances à la question de la représentation scénique de la violence. Il est vrai que cette question fait particulièrement débat dans les ouvrages théoriques et permet de distinguer très nettement les tragédies du début du XVIIe siècle des tragédies classiques. Les théoriciens s’interrogent sur le rapport entre les bienséances et l’instruction morale et se trouvent devant un dilemme : l’image, la représentation scénique de la mort, des souffrances, des tortures, est plus efficace que le discours quand il s’agit de faire comprendre au spectateur qu’il faut renoncer aux vices, mais l’image risque de fasciner, de séduire, ce qui porterait préjudice au discours moral sous-jacent. Mais les bienséances ne concernent pas seulement la violence. Tout ce qui a trait à la vie physique (et en particulier la vie sexuelle) et matérielle (les nobles doivent être libérés de ces contingences) est également considéré comme inconvenant et doit être banni de la scène théâtrale. On assiste, dans cette perspective à la christianisation de certains comportements. On se moque bien souvent des bienséances aujourd’hui, mais elles ont pourtant eu un double avantage7. D’une part, elles ont encouragé les dramaturges, qui se voyaient interdire l’utilisation d’un langage cru et direct, à un travail stylistique subtil, jouant sur le symbole et la litote. De plus, les règles de bienséances font évoluer la notion de tragique, qui était d’abord associé au spectacle de la représentation de la mort et de ses souffrances, et qui s’intériorise. Le plus bel exemple de cette évolution est Bérénice, au cours de laquelle aucun personnage ne meurt. Racine souligne lui-même le caractère innovant de ce choix dramaturgique dans la Préface : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressentent de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » La dimension morale de la tragédie Aristote, et la question de la catharsis La réflexion sur la mimèsis et la catharsis hante les traités théoriques de l’âge classique, et trouve son origine dans les ouvrages aristotéliciens. Il convient donc de revenir brièvement à cette source. Aristote distingue l’intelligible, simple, immuable et transcendant, du sensible, associé au mouvement, à la multiplicité et au désordre. L’homme 6 Scherrer, op. cit. 7 Alain Couprie, La Tragédie racinienne, Profil histoire littéraire,
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s’élève vers l’intelligible en partant des réalités sensibles. Grâce à la mimèsis, le poète, qui sélectionne les perfections dispersées dans les êtres individuels, passe du particulier au général et à l’exemplaire et révèle la beauté cachée dans le multiple et l’accidentel en manifestant le type intelligible dont plusieurs êtres sensibles constituent les exemplaires 8. Ce processus suppose de la part du spectateur un plaisir esthétique, purement cognitif, celui de la contemplation et de la reconnaissance. Dans cette perspective, la catharsis consiste moins en une purification des passions qu’en une abstraction des émotions par l’intellection. Pierre Magnien insiste, lui aussi, sur la dimension esthétique de la catharsis dans sa lecture de la Poétique d’Aristote : « La tragédie donne un plaisir au public en lui livrant un spectacle pénible parce qu’elle est mimèsis ; […] Aristote avait en effet insisté sur l’étrange pouvoir de la représentation […] capable de nous faire prendre plaisir à des « images » « dont la vue nous est pénible dans la réalité ». Confronté au théâtre à une histoire pénible ou effrayante, le spectateur éprouvera ces émotions sous une forme épurée, fruit du travail et de l’art du poète ; et ces émotions épurées, loin d’engendrer un malaise, susciteront le plaisir » 9.
Caractérisation du passage Le passage de la scène 3 de l’acte IV est une scène d’affrontement dans laquelle les deux frères ennemis, Étéocle et Polynice, décident d’y mettre un terme en un combat singulier. Cette résolution se fait au grand désespoir de Jocaste, leur mère, qui tente de les dissuader. Plan de lecture analytique I. Une scène d’agôn A. La progression du dialogue - La fonction de Jocaste. Tout d’abord, les deux frères ne dialoguent pas directement. Jocaste joue le rôle d’intermédiaire ; elle temporise et essaie de calmer la colère de Polynice. Étéocle reste silencieux durant cette première phase du dialogue. On notera qu’Étéocle est alors évoqué par le biais de la 3e personne (« Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis »). - L’affrontement direct. À partir du vers 30, Polynice interpelle directement son frère par le biais d’apostrophes (« cruel ») et de l’utilisation de la 2e personne (« t’appeler » ; « Montre-toi »). L’échange verbal entre les deux frères tourne à l’affrontement : deux répliques très brèves et cinglantes avec reprise lexicale (« injustement / injustice »). B. De la parole à l’action - Convaincre et persuader. Jocaste au début de la scène a foi dans les mots et le pouvoir du raisonnement. Elle espère pouvoir faire changer d’avis son fils. Ses arguments sont : 1/ vous devriez être las de la guerre ; 2/ vous devriez épargner au peuple de Thèbes des souffrances ; 3/ la première qualité d’un roi est la vertu non la cruauté. Elle use de stra8 Pour une analyse plus complète, voir P. Pasquier, La Mimésis dans l’esthétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1995. 9 Introduction à La Poétique d’Aristote, par Michel Magnien, Paris, Le livre de poche, classique, 1990.
tégies persuasives fortes : questions rhétoriques, ponctuation expressive, hyperboles, interjections… - L’impuissance des mots. Polynice ne veut pas parler mais agir (« Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine » / « Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler »). La violence des gestes va prendre le pas sur la discussion : « L’injustice me plaît, pourvu que je t’en chasse ». - L’invitation finale à l’action de Jocaste. Jocaste invite ses propres fils à la tuer (« Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein »). Le fer remplace le verbe.
II. L’infléchissement
du tragique : une réécriture
classique
A. Surgissement de la violence au sein des alliances - Définition du conflit tragique à l’époque classique. Déchirement et violence au sein d’une cellule familiale. - Rappel permanent des liens de sang. « votre frère », couple rimique mère / frère ». B. La décision des hommes - Dieux sont absents. Nulle malédiction n’est évoquée contrairement au texte d’Eschyle (responsabilité d’Apollon). - Affirmation d’une volonté humaine. Répétition de « il faut » dans les répliques de Polynice. Nécessité ne relève pas d’une fatalité divine mais du devoir qu’il doit accomplir au nom de Thèbes. - Le « dessein » des hommes. La responsabilité humaine est engagée. Combat au nom de la justice : enjeu politique de l’affrontement. C. L’absence de déploration - Le registre polémique remplace le pathétique. La colère des protagonistes dit leur force de décision et leur détermination. Même Jocaste n’est pas là en tant que pleureuse mais comme conscience qui voudrait infléchir la décision des fils par ses mots. - Des héros sublimes. Sens du sacrifice et de l’honneur. Mise en avant d’individualités : récurrence de la P1 sous forme tonique « moi-même ». BIBLIOGRAPHIE Ouvrages critiques sur Eschyle et ouvrages généraux
• Pierre Grimal, Le Théâtre antique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1991. • Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970. • Jacqueline de Romilly, La Crainte et l’Angoisse dans le théâtre d’Eschyle, Paris, Les Belles Lettres, 1971. • Alain Moreau, Eschyle. La Violence et le Chaos, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
Ouvrages sur Les Sept contre Thèbes
• Berman D. W., Myth and Culture in Aeschylus’ Seven Against Thebes, Rome, Ed. dell’Ateneo, 2007. • Dawson Ch. M., The Seven against Thebes by Aeschylus : a Translation with Commentary, Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall 1970. • Hutchinson G. O., Septem against Thebes, Edited with Introduction and Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1985.
Chapitre 6 - Du modèle aux réécritures, du xviie siècle à nos jours • 119
• Lupas L., Petre Z., Commentaire aux Sept contre Thèbes d’Eschyle, Bucarest – Paris, 1981. • Torrance I., Aeschylus, Seven against Thebes, Duckworth Companions to Greek and Roman Tragedy, Londres, 2007. • ZEITLIN F. I., Under the Sign of the Shield. Semiotics and Aeschylus’ Septem against Thebes, Rome, 1982.
Ouvrages critiques sur Racine
• Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Points essais, 1999. • Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Folio essais n° 99 • Georges Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006 • Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986.
Ouvrages sur La Thébaïde
• Biet Christian, Œdipe en monarchie : tragédie et théorie juridique à l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1994. • Dubu Jean, « De Corneille à Racine : La Thébaïde de 1664 a 1697 », Papers on French seventeenth century literature, 2000, 27 (52), p. 15-27. • Guellouz Suzanne, « “Le Chef d’œuvre” le plus tragique “de l’Antiquité”: l’Œdipe de Corneille et La Thébaïde de Racine », Papers on French seventeenth century literature, 2000, 27 (52), p. 29-43. • Nassichuk John, « Hantise d’Œdipe dans la Thébaïde : quelques réflexions sur la modernité de Racine », Papers on French seventeenth century literature, 1995, 22 (43), p. 539-554.
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE Variations autour du thème de la sorcière • Lucain, La Guerre civile, « Pharsale », livre VI, « Elle dit… cérémonies […] Elle revêt… de vous »
Paysage avec la tentation de saint Antoine a. Description Sorcière (à gauche) comme monstre. Signes de la monstruosité : cornes du diable sur tête ; doigts crochus ; dents longues et en partie édentée ; tête et corps velus ; yeux exorbités ; nez crochu ; vieillesse. Ridicule accentué par le port d’un habit de femme. Féminité travestie et dégradée. b. Interprétation La sorcière est une femme difforme et hideuse. Son physique reflète son mal intérieur. Signe d’un discours misogyne sur la femme : à l’époque, la femme fait peur (anatomie et physiologie mal maîtrisées).
• François Rabelais, Le Tiers-Livre, 1546, chapitre 17 : « Au coing de la cheminée…Sibylle ». • Jules Michelet, La Sorcière, chapitre XI : « La communion de révolte, les sabbats, la messe noire ». • Arthur Miller, Les Sorcières de Salem, 1953, acte I, début de la pièce « … Elisabeth Proctor ». Problématique : dans ce groupement de textes, il s’agira de mettre en évidence les métamorphoses de la figure légendaire et mythique de la sorcière. Ses caractéristiques pourront être définies à travers les différents extraits afin de mettre en évidence une laïcisation de la figure de la sorcière et de voir comment la figure de la sorcière véhicule un discours sur la femme en général.
ouverture ICONOGRAPHIQUE Paysage avec la tentation de saint Antoine, Joachim Patinir, v. 1520-1527, musée du Prado, Madrid Le Sortilège d’amour (The Enchantress), anonyme du xve siècle, attribué à Georgi Dmitroff Platzi, Bildenden Kunst de Leipzig 120 • Chapitre 6 - Du modèle aux réécritures, du xviie siècle à nos jours
Le Sortilège d’amour (The Enchantress)
Vision radicalement différente de la sorcière. a. Description Jeune femme ; belle (corps gracieux) ; cheveux blonds (pureté) ; costume et pose raffinés (chaussons brodés). A priori, rien des topoï sur sorcière. Signes de sorcellerie ? Poudre qui descend de son doigt (philtre) et petite fourche du diable ; cœur dans une boîte ; fleurs au sol et animaux : maîtrise des savoirs naturels : médecine ; parchemins en lévitation (comme si enchantés) ; homme sur seuil de la porte : arrêté net comme si envoûté ; chien aux pieds de la sorcière : lascivité ; feu dans cheminée (attribut traditionnel de la sorcière). b. Interprétation Autre vision de la sorcière : femme envoûtante, lascive, séductrice. De nouveau, la sorcière sert à tenir un discours sur les dangers de la femme : pervertit le cœur des hommes car pouvoir de séduction. Triomphe des passions sur la raison. Femme fait peur : envoûte, possède. Triomphe grâce à ses armes de l’homme. Méfiance à son égard.
Parcours 2 Parodies et pastiches Manuel de l’élève p. 327-335 PROBLÉMATIQUE Dans ce parcours, l’analyse stylistique précise des textes est indispensable pour saisir les fondements de la réécriture, qu’elle soit parodique ou sérieuse. Dans les textes 1 et 2, Homère/Rabelais, il conviendra de mettre en évidence dans le texte d’Homère les caractéristiques épiques (utilisation des images, nature des images employées, vocabulaire guerrier…) et l’organisation singulière du récit (le discours du héros suivi du combat, collectif puis singulier). À partir de là, on verra de quelle façon ces éléments caractéristiques se retrouvent chez Rabelais. Puis on se posera la question du décalage : où se situe-t-il ? Qu’est-ce qui est « inapproprié » ? La noblesse du style s’oppose au caractère bouffon et grossier des combattants (des Andouilles). Il faudra alors dégager avec les élèves cette notion de « dégradation » du modèle initial qui se joue dans le rapport de la forme au sujet – ici le sujet ne correspond pas tout à fait à la forme – reprise héroï-comique. Enfin on posera la question des raisons de cette réécriture et de ses effets : que cherche Rabelais ? faire rire ? pourquoi ? s’agit-il d’un rire gratuit et d’un pur plaisir intellectuel et littéraire ou d’un rire qui opère un renversement de valeurs signifiant (le Carnaval) ? Textes 3 et 4. L’analyse stylistique du texte de Flaubert portera notamment sur le point de vue porté sur les choses, les personnages et les situations décrits. On examinera ensuite la façon dont Proust s’empare de ces caractéristiques stylistiques (ou de quelques-unes d’entre elles qu’il juge particulièrement importantes) pour faire de son sujet (l’affaire Lemoine) un sujet flaubertien. On s’interrogera
ensuite sur la transformation opérée : n’y a-t-il pas dans le pastiche une condensation des caractéristiques d’un style ? En ce sens, il ne s’agit pas seulement d’une simple imitation, et pourtant, contrairement à la parodie, il ne semble pas y avoir de « décalage ». Poser la question de l’amusement ironique, de l’hommage amusé (voir les pages de G. Genette dans Palimpsestes). Texte 5 et 6. On pourra montrer comment la reconstruction oulipienne à partir d’éléments déjà écrits ouvre sur une véritable création poétique. On mettra en évidence la part de jeu, déterminante dans les principes souvent mathématiques de l’écriture oulipienne, puis on s’interrogera sur la nature de l’objet poétique ainsi créé : s’agit-il simplement d’un exercice ou bien d’un poème à part entière ? Arrêt sur image, p. 335 Du célèbre Portrait des époux Arnolfini (1434) à la parodie de Botero en 1956, il conviendra de montrer comment le point de vue de l’artiste déplace le sens du motif en fonction des attentes sociales et de l’esthétique de son temps. Artisan scrupuleux, Jan Van Eyck célèbre pieusement comme le signe d’un ordre du monde favorable, sous le regard de Dieu, l’ascension sociale d’un riche marchand de ses amis et la sienne : il signe discrètement son œuvre, en se représentant dans le miroir. Botero, dans une époque de provocation iconoclaste et de dénigrement du conformisme bourgeois reprend tous les éléments du décor cossu – lustre, vêtements et coiffures de fête, console portant une coupe de fruits, lit à baldaquin, miroir placé entre les époux, animal domestique. Mais s’il les dispose selon les mêmes critères, c’est pour y introduire le décalage, la caricature, le renversement des valeurs : ce qui était harmonie devient boursouflure grotesque, la symbolique religieuse du tableau de Van Eyck est détournée au profit des signes d’un matérialisme outrancier et vulgaire. LES TEXTES DU PARCOURS
Textes 1 et 2 (manuel de l’élève p. 328-329) Du modèle épique à sa réécriture bouffonne Homère, L’Iliade François Rabelais, Le Quart Livre (1552)
Les passages dans les œuvres Homère Le chant XVI de L’Iliade est aussi appelé « La Patroclée ». Achille s’est enfermé dans sa tente à la suite d’un différend avec Agamemnon (qui lui a volé sa captive Briséis). Patrocle, l’ami intime d’Achille, voit les nefs grecques menacées et décide de reprendre le combat. Achille autorise son compagnon à le remplacer et lui prête son armure pour qu’il aille combattre avec les Myrmidons. Patrocle va abattre plusieurs ennemis dont Pyraechmès avant de rencontrer Hector, qui le terrassera en le prenant pour Achille. Achille reprendra ensuite les armes pour venger la mort de son ami. Rabelais Le Quart Livre (1552) est un voyage allégorique et
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satirique à travers un monde terrible et inconnu. Pantagruel s’embarque sur un navire à la recherche de l’oracle qui révèle la Vérité ; la navigation s’achève avant que l’on aborde l’île de la Dive Bouteille. En effet, c’est sous le voile d’une fiction géographique que l’auteur du Quart Livre donne une portée universelle à sa satire. Sous couleur d’étudier les coutumes des îles jalonnant ce voyage en mer, il ne vise qu’à décrire les travers sociaux, religieux et les préjugés de son temps qui y sont ridiculisés et bafoués avec une ironie véhémente. Chacune des escales aux pays imaginaires, chacun des récits dans le Quart Livre devient symbolique et comporte une leçon morale. Des chapitres 35 à 42, Pantagruel et ses amis rencontrent les Andouilles. Au chapitre 41, ils sont attaqués par ces Andouilles.
Contextes esthétique et culturel Homère Une vie méconnue
D’Homère, on ne sait que très peu de choses : on ne connaît pas sa famille (il est parfois présenté comme le fils d’Apollon, le dieu de la poésie, et de la muse Calliope…), ni sa patrie d’origine. Son nom même est l’objet de différentes interprétations : signifie-t-il « otage », « aveugle » ou encore « celui qui ajuste ensemble les vers » ? et ses dates de vie restent incertaines : il aurait vécu entre le Xe et le VIIe siècle av. J.-C. Une œuvre orale ? de l’oralité à l’écriture Si la vie d’Homère reste mystérieuse, de nombreuses interrogations existent aussi sur son œuvre même. Wolf (1795) défend l’idée que, composés oralement, les poèmes homériques auraient d’abord été transmis par tradition orale et récités par des aèdes (chanteurs) ou rhapsodes (ceux qui cousent ensemble les chants). Ils auraient été fixés par l’écriture à Athènes, en plein vie siècle (à l’époque du tyran Pisistrate) en liaison avec l’institution du festival des Panathénées où les deux poèmes homériques étaient traditionnellement récités. Ils n’auraient pris leur forme définitive qu’au iiie siècle, grâce aux efforts d’une série d’érudits qui travaillèrent à la bibliothèque d’Alexandrie. L’œuvre homérique sera donc une œuvre collective. Parry (1928) insiste, lui, sur le fait que les poèmes homériques sont issus d’une tradition orale et collective. Puisque Homère, quand il a à exprimer une même notion dans les mêmes conditions métriques, recourt aux mêmes mots et aux mêmes groupes de mots ; puisque certaines actions ou événements (scènes typiques) sont racontés avec les mêmes expressions qui se succèdent dans un ordre constant, c’est qu’un tel système n’a de sens que dans une poésie orale et traditionnelle. Orale, car cela permet à l’aède de composer au fur et à mesure qu’il chante grâce à l’existence de schémas préexistants ; traditionnelle, car la complexité des poèmes homériques est telle qu’il est impensable qu’ils aient été créés par un seul individu. La poésie homérique ne peut être que le résultat d’une élaboration collective et le produit d’une tradition qui s’impose au poète d’une manière contraignante. On se souviendra d’ailleurs qu’Homère rend hommage aux aèdes et aux Muses qui les inspirent. Ce sont eux qui transmettent à la postérité les hauts faits et qui les glorifient. Ils doivent, pour cela, être aimés et célébrés de
tous (chant VIII, vers 479 à 481 : De tous les hommes de la terre, les aèdes / méritent les honneurs et le respect, car c’est la Muse, / aimant la race des chanteurs, qui les inspire ». Cependant, en acceptant l’idée qu’Homère ait été un poète oral, il reste à expliquer quand et comment le texte des poèmes a été fixé par l’écriture. On ne peut pas admettre que l’écriture ait été assez développée au VIIIe siècle pour transcrire un ouvrage aussi long mais il faudrait poser l’existence d’une tradition orale exceptionnellement fidèle puisque l’évolution linguistique du texte homérique semble s’être arrêtée très tôt et que les deux poèmes ne contiennent aucune description d’objets et aucune allusion à des pratiques sociales postérieure à 700. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’Homère a été la charnière de l’oral et de l’écrit, connaissant les techniques de la poésie orale mais ayant appris à écrire. Rabelais et l’humanisme On se reportera au chapitre sur l’humanisme dans le manuel de l’élève pp.256-298
Caractérisation des passages Le texte de Rabelais est une parodie du texte homérique. En effet, le modèle épique est désacralisé par Rabelais et repris sur un mode grotesque. Plans de lecture analytique Homère, L’Iliade, VIIIe siècle av. J.-C., chant XVI.
I. Un récit épique A. Composition du passage - L’exhortation au courage par Patrocle : usage du discours direct, art de persuader (apostrophes, impératifs, hyperboles mélioratives pour glorifier les héros courageux). - Le récit du combat et la victoire d’Achille : discours narratif. Récit du triomphe de Patrocle : verbes d’action, fuite des ennemis, exaltation du courage des Grecs. B. Patrocle, ce héros - Généalogie glorieuse. Fils de Ménoetios et ami intime et cousin d’Achille. - Un chef de troupe. Éloquence de Patrocle : apostrophe, rappel du service d’Achille et de la noblesse de la tâche. - Un guerrier intrépide. Valeur de Patrocle sur le champ de bataille. Seul contre tous (singulier / pluriel) ; abondance des verbes d’action ; courage exemplaire (« le premier »). Axiologie positive de la qualification : récurrence des termes renvoyant à la valeur « valeureux, vaillant, courage… ». II. L’écriture épique Page dominée par le registre épique. A. Thème épique a. Caractère exceptionnel de l’événement : Patrocle prend la tête, seul et à son initiative, des Myrmidons pour les mener dans un combat périlleux. b. Un récit de bataille : motif traditionnel de l’épopée. Lexique du combat (« combattent, tuant leur chef… »), évocation des armes (« cuirassés de leurs armes », « javelot »), des blessures (« atteignit à l’épaule droite »).
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B. Un personnel épique Dimension surhumaine des personnages : ardeur surhumaine au combat (comparaison avec les guêpes) ; admiration pour le chef et dévouement absolu. Patrocle, un chef peu commun. Cf I. B. C. L’amplification On remarque les marques d’amplification propre au registre épique : - épithètes homériques laudatives « Péléide aux pieds agiles » - comparaison laudative des Myrmidons avec des guêpes. - pluriel : « les Myrmidons », « les Péoniens », « les Danaens » : effet de masse et de groupe. - hyperboles : « vaillant fils », « resplendissants sous leurs armes », « impétueuse vaillance »… - abondance des verbes d’action et parataxe (dernier paragraphe) : ardeur au combat. Sentiment d’une toutepuissance de Patrocle. François Rabelais, Le Quart Livre, 1552.
I. Une réécriture explicite du modèle homérique A. Composition similaire du passage L’exhortation aux combattants. Le combat. L’évocation des armes, des différents combattants… B. Le registre épique Thème du combat. Amplification épique. Pluriel, usage de l’énumération, verbes d’action. II. La désacralisation du récit épique : la parodie A. Gymnaste, un meneur d’hommes ridicule Un piètre orateur. On notera la brièveté du discours adressé à ses troupes et la maladresse de l’orateur : répétition à trois reprises du mot « amis » en une phrase. Orateur qui bafouille (« Gradimars »), utilisation d’un langage trivial (« Par Dieu… »). Un combattant ridicule. L’ennemi est présenté sous une forme quasi animale (« gros cervelas sauvage et farfelu »), dans le registre que Bakhtine désigne comme le « bas matériel » par opposition à la hauteur de l’univers héroïque. Son arme porte le nom ridicule de « Baise-mon-cul », parodie homophone et isométrique d’« Excalibur ») et il se caractérise par son absence de vaillance au combat (« elles le terrassaient méchamment »). B. Le registre parodique : le traitement burlesque a. comique de situation et de caractère - combat désordonné (« pêle-mêle ») - pas de meneur de troupes (Gymnaste est battu) - intervention d’un monstre volant : le Deus ex machina est parodié sous la forme d’un pourceau volant ! - mélange incongru des hommes et des animaux. b. comique de mots - style familier et scatologique « Baise-mon-cul » - contraste entre style épique (évocation de Marignan) et style familier (« raclait les Andouilles », « taillait les boudins »).
- jeu sur sonorités : « Gradimars / Mardi Gras » : pur jeu verbal. Le burlesque Intrusion du quotidien dans un univers noble. Évocation d’éléments réalistes et triviaux (« poêles, pelles, chaudrons… ») ; comparaison triviale (« comme des mouches »). Irruption du loufoque sur le champ de bataille : « vingt-sept barriques de moutarde à terre »). Rabelais parodie le texte source : le motif épique du combat glorieux et exemplaire est devenu réaliste ; le registre épique est remplacé par le comique. BIBLIOGRAPHIE Ouvrages critiques sur Homère
• Jean-Louis Backès, L’ Iliade d’Homère, Gallimard, Foliothéque, 2006 • Jacqueline de Romilly, Homère, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1985. • Gabriel Germain, Homère, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours, 1958. • Hélène Monsacré, Les Larmes d’Achille. Le héros, la femme et la souffrance dans la poésie d’Homère, Paris, Albin Michel, 1984. • TDC (Textes et Documents pour la Classe), n° 999, Homère, Paris, CNPD, 1er septembre 2010.
Ouvrages critiques sur Rabelais
• Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, 1970. • Guy Demerson, Rabelais, Paris, Jacob Duvernet, 1988.
Articles en ligne
• Christiane Deloince-Louette (U. Stendhal-Grenoble III) de 2005 sur les rapports de la mort et du rire dans le QL, disponible depuis 2008 sur le site de Recherches & travaux. • Dorothée Lintner, « Le combat dans le Quart-Livre, paru dans la revue en ligne Camenae, n°4, L’héroïque (dir. Sandra Provini), en juin 2008.
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Pieter Bruegel l’Ancien, Les Proverbes ou le Monde renversé, 1559.
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Ce tableau se trouve au Staatliche Museum de Berlin.
I. Description A. Une scène familière Scène fourmillante de personnages et d’animaux. Cadre campagnard réaliste. À gauche : une ferme, à droite, une chaumière et un four à pain, beaucoup d’animaux : porcs, cochons, volaille. Mais des incongruités : un balai en équilibre sur le toit de la maison ainsi que des galettes et des assiettes de bouillie ; un homme urine par la fenêtre de la maison, personnage à califourchon en haut d’une tour, deux hommes montrent leur derrière à la fenêtre, un autre jette une pièce d’or dans une rivière, un personnage se cogne la tête contre le mur, un renard est attablé en face d’une cigogne, un homme se confesse au diable, un œuf marche sur deux pattes, une femme étrangle un démon. Bilan : étrangeté. Impression de familiarité mais en fait monde de folie. Surnom du peintre : Pier den Fol, Pierre le drôle. Proche du monde de Rabelais, loufoque. B. Composition Composition asymétrique. Désordre : ni ordre, ni centre. Le monde envahit tout le tableau, peu d’espace libre. Idée d’un monde confus, brouillon. Très différent des peintures religieuses de l’époque. II. Interprétation A. Titre Proverbes. Nombreux proverbes sont illustrés : - enrager parce que le soleil se reflète dans l’eau (être envieux) - les ciseaux sont pendus dehors (coupeurs de bourse partout) - la cigogne reçoit le renard (fable d’Esope) - savoir prendre les poissons avec les mains (être habile) - se cogner la tête contre les murs - faire endosser le manteau bleu à son mari (le tromper) - la meilleure des femmes lia les diables au coussin (femme plus maligne que le diable). - donner des roses aux porcs (ne pas mériter les choses) Jeu verbal et pictural. Recherche du spectateur. Cf Rabelais, plaisir des mots. Leçon morale par l’aspect ludique : sens premier, sens figuré. Les travers humains sont illustrés. Aspect concret de l’argumentation. B. Second titre Le monde renversé. Pourquoi ? Folie, désordre. Monde cruel des humains. Monde des hommes apparaît comme insensé. Il faut au contraire aspirer à la sagesse. Vision pessimiste du monde : monde qui ne tourne pas rond.
Parcours 3 Transposer un thème obsédant : les variations de Marguerite Duras Manuel de l’élève p. 339-347 PROBLÉMATIQUE Ce parcours invite les élèves à explorer les formes de la réécriture interne, c’est-à-dire l’exploitation par l’auteur lui-même de ses premiers écrits constamment revus et corrigés dont se dégagent des motifs obsédants : on les trouve déjà chez Flaubert, dans l’œuvre de Chateaubriand, des Mémoires de ma vie aux Mémoires d’outre-tombe et dans ses différentes préfaces, chez Baudelaire réécrivant certaines pièces des Fleurs du Mal dans les poèmes en prose du Spleen de Paris. On pourra intéresser la classe à ce phénomène chez les contemporains à travers, par exemple, l’obsession des années d’occupation chez Modiano ou celle de la guerre chez Claude Simon. L’intérêt principal de ce parcours durassien réside dans l’adéquation entre le principe même de la réécriture et l’idiosyncrasie du style de Marguerite Duras, entièrement fondé sur la mélopée et le ressassement, en un mot la reprise. Le texte 1, Un barrage contre le Pacifique, est à considérer comme le texte « source » par rapport aux passages qui suivent ou du moins comme la première réécriture (fictionnelle et romanesque) du matériau autobiographique. Il conviendra de mettre en évidence les caractéristiques formelles de cette écriture : situation, personnages, point de vue, place du dialogue. Le texte 2, L’Éden Cinéma appelle une réflexion sur un changement de genre complexe : on passe au théâtre. Mais il ne s’agit pas d’une simple mise en dialogues du récit romanesque. Duras se propose de mettre en scène l’articulation du récit (le souvenir) et sa représentation dans une forme choisie expressément pour cela. Les voix sont devenues personnelles (celles de Suzanne et celle de Joseph) et opèrent une sélection (ellipse, focalisation…) dans la matière initiale, qui donne à entendre et à voir le travail de différentes mémoires d’un événement. Dans le texte 3, L’Amant, c’est sur la matière même du récit que s’effectue une réécriture en forme de correction : on mettra en évidence ce qui change par rapport à la scène décrite dans Un barrage : il y a maintenant deux frères, le récit est fait à la 1re personne avec le recul du souvenir raconté. On peut voir finalement comment Duras joue précisément avec la distance de la réécriture, comment elle l’inscrit dans son texte (notamment par le jeu entre présent et passé). Avec le texte 4 L’Amant de la Chine du Nord, on aborde une forme singulière de réécriture à la fois romanesque et filmique (les dialogues très présents, et l’action décrite comme dans un scénario). Ce changement de genre se double d’un changement de point de vue très significatif : l’amant est un personnage noble et drôle, la mère n’est
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plus un « monstre », le frère est à la fois effrayant et ridicule… L’ultime réécriture efface le caractère tragique du récit autobiographique dont le poids habite toute l’œuvre de Duras en ajoutant un certain humour, qui correspond peut-être à celui de la distance amusée par rapport à ce que l’on a déjà écrit. Arrêt sur image, p. 347. Christian Boltanski. En analysant l’image, on fera identifier et démonter le jeu de collage qui permet un travail sur le même et l’autre. On s’interrogera sur ce que peut signifier cette répétition/ variation montrée par le biais de la série photographique (interrogation sur l’identité, sur le passé, sur ce qui nous constitue).
Contexte biographique : une vie atypique, en marge des préjugés Marguerite Germaine Donnadieu naît le 4 avril 1914 à Gia Dinh près de Saïgon. Les parents de Marguerite Duras sont fonctionnaires de l’Instruction publique en Indochine. Marguerite perd son père en 1918 et est élevée avec ses deux frères par une mère qui va devenir une figure centrale et toute-puissante. La mère souffre de crises et est obligée de se battre pour faire vivre ses trois enfants. Elle traîne de plus une réputation sulfureuse et est l’objet d’une escroquerie qui va la miner : elle se voit, comme d’autres colons, attribuer des terres cultivables dans le golfe de Siam, mais ces terres s’avèrent insalubres et inondables. Malgré les ouvriers engagés pour construire un barrage, rien ne permet d’endiguer les flots et les terres sont inondées, les récoltes de riz perdues. Cet épisode dramatique conduit à la ruine de la famille et au détraquement psychologique de la mère. En 1929, Marguerite rentre au lycée de Saïgon. Cette même année, elle rencontre l’« amant » de Cholen. On a mis en doute la réalité de cet épisode : Duras elle-même a toujours tenu des propos ambigus sur cette relation. Néanmoins, on s’accorde aujourd’hui pour dire que cet amant a bien existé. Il prend dans les œuvres de Duras des visages forts différents et fait l’objet de métamorphoses littéraires multiples. Dans Un barrage contre le Pacifique, l’amant s’appelle Monsieur Jo et il est blanc ; dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, il est asiatique. Cette relation durera deux ans (on dit que Duras aurait été poussée par sa mère et son frère aîné à user de son pouvoir de séduction sur ce riche héritier indigène). Finalement, contre la volonté de la mère de Duras, le mariage ne se fera pas : le préjugé ethnique, la différence d’âge mais plus que tout, l’inégalité des fortunes empêchent l’union. En 1933, Marguerite Donnadieu regagne la métropole et débarque à Marseille. Cette enfance et adolescence indochinoises seront retravaillées et transfigurées dans des nombreux ouvrages à dimension autobiographique de Duras. De retour en métropole, Marguerite Donnadieu s’inscrit à la Faculté de Droit et mène une vie émancipée à Paris. En 1939, elle épouse Robert Antelme et rencontre Dyonis Mascolo en 1942, dont elle aura son unique enfant, Jean, en 1947. Après avoir travaillé pour l’État, Marguerite Duras prend ses distances avec le pouvoir durant la guerre et s’engage dans la Résistance (1943) en intégrant des réseaux de résistants actifs. En 1944, elle échappe à une
arrestation, mais son mari, Robert Antelme, sera déporté à Dachau. Elle rejoint le parti communiste auquel elle adhère en 1944 puis s’investit dans la lutte anti-coloniale. En 1968, elle participe au mouvement estudiantin et se définit comme une femme de gauche, militante féministe. Elle devient une figure emblématique de la vie culturelle et intellectuelle parisienne. Dès 1940, Marguerite Donnadieu est devenue l’auteure Marguerite Duras, du nom du village dans lequel est né son père. L’année 1950 voit la publication du roman, Un barrage contre le Pacifique. En 1958 paraît Moderato cantabile. Puis en 1984, L’Amant, qui reçoit le prix Goncourt. Elle est une artiste protéiforme. Pour le cinéma, en 1975, elle réalise India song (et réalisera 19 autres films) ; pour le théâtre, elle écrira Savannah Bay en 1983 pièce dans laquelle elle mettra en scène son actrice fétiche, Madeleine Renaud. Parallèlement à cette carrière d’écrivain, Duras est journaliste et connaît la notoriété de son vivant en tant qu’écrivain ; sa popularité vient aussi de ses engagements politiques courageux et forts mais aussi de son statut de bateleur médiatique. Elle meurt en 1996. Sa tombe se trouve au cimetière Montmartre, à côté de celles de Sartre et de Beauvoir. Pour d’autres éléments, voir p. 339 du manuel.
Contexte esthétique L’écriture de Marguerite Duras est inclassable. On a beaucoup souligné l’influence exercée par la langue vietnamienne sur le « chant » et le rythme de Duras. La fréquence des monosyllabes, une ligne phrastique procédant par juxtaposition de segments autonomes, des mots isolés dans une syntaxe disloquée confèrent à l’écriture durassienne une musicalité qui lui est propre et la rend singulière. En 1950, dans Un barrage contre le Pacifique, Duras travaille le matériau biographique : elle met en scène dans le récit une femme qui bâtit des barrages pour dévier les flots de l’océan et éviter que ses champs de riz ne soient inondés. Cet événement, évidemment biographique, est travaillé sur un mode très impersonnel : Duras ne se laisse pas aller à l’épanchement intime mais au contraire donne au récit une dimension universelle et tragique (lutte d’un individu humain contre la démesure de la nature). En 1977, paraît L’Éden Cinéma, une courte pièce, montée pour la première fois en 1977, par la Compagnie Renaud-Barrault, dans une mise en scène de Claude Régy. L’Éden Cinéma reprend l’histoire d’Un barrage contre le Pacifique, L’intrigue se déroule toujours sur la plaine de Kam, dans le Haut Cambodge, toujours dans le bungalow colonial, péniblement construit sur cette concession sans valeur, payée par le travail acharné de la mère qui jouait chaque soir, pour 40 piastres, à L’ Éden cinéma. On retrouve aussi les personnages de Monsieur Jo, Suzanne et la mère. En 1984 et 1991, Marguerite Duras publie L’Amant puis L’Amant de la Chine du Nord, textes qui posent un problème de définition générique. Le texte fictionnel ne répond en effet pas aux critères traditionnels de l’autobiographie (Duras ne conçoit d’ailleurs pas que l’on puisse raconter sa vie) mais relève de l’autofiction (Doubrovski). L’autofiction se définit comme un récit de l’ordre de la fiction, alors même que le lien d’identité entre le personnage
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et l’écrivain est confirmé. L’autofiction refuse de fabriquer narrativement un temps de vie linéaire et préfère une juxtaposition de moments qui ne sont pas classés chronologiquement. L’autofiction refuse de projeter une cohérence rétrospective. Elle ne juge pas sa relation et ne dresse pas de bilan. L’autofiction refuse de définir la personnalité. Le ou les personnages reste(nt) mystérieux. Ces autofictions durassiennes présentent des caractéristiques récurrentes : la présence de l’« ombre interne » (partie de la mémoire dont il est impossible d’avoir une conscience claire), le choix d’une écriture « courante » (prosaïsme et fulgurance sont recherchés), la translation générique (faire d’un même texte l’objet de pratiques esthétiques différentes).
Texte 1 (manuel de l’élève p. 340) Le roman fondateur Un barrage contre le Pacifique, 1950
Le passage dans l’économie générale de l’œuvre Une mère et ses deux enfants viennent d’acheter une propriété à l’État français. Cette acquisition s’avère être une escroquerie puisque les champs de riz ne cessent d’être inondés par les flots, ruinant tout espoir de récolte. Dans le passage étudié, désespérée et au bord de la faillite, la mère espère marier sa fille Suzanne avec Monsieur Jo, un riche héritier indigène qui vient danser chaque soir avec sa fille. Caractérisation du passage La situation du passage est profondément pathétique. En effet, on y voit une famille (une mère et un frère aîné) « marchander » la cession de la jeune sœur à un riche protecteur afin de sauver la famille de la faillite. Néanmoins, au lieu de verser dans le registre émotionnel, la scène s’inscrit plutôt sous le signe de la distance et de la froideur, comme si chaque personnage était une marionnette désenchantée. Plan de lecture analytique I. Une atmosphère vespérale A. L’absence de joie - Tristesse. Le lexique de la tristesse domine : « s’attrister » ; « raté-là » ; « s’assombrit »… La peine accable les cœurs. - Absence de mouvement. Statisme des personnages : « ne dansait pas », « regardait », « se fut assis ». Verbes de perception plus que verbes de mouvement. Récurrence de la négation (« ne dansait pas », « n’en était pas sûre », « ça n’a rien à voir ». Scène figée. - Une lascivité perverse. Le couple formé par Suzanne et M. Jo n’est même pas l’image d’un couple heureux. Lascivité malsaine (« dansait avec Suzanne de façon plus libre que d’habitude »). B. L’ennui - La réitération. Faits et gestes sont devenus machinaux : « comme d’habitude », « tous les soirs », « tous les soirs à Ram »... Petite comédie qui ne prend jamais fin. - Les expédients pour oublier l’ennui. Évocation de
deux expédients : le champagne pour la mère et la danse pour Joseph. Mais les deux expédients sont impuissants en cette soirée. Lassitude totale et absolue. - L’impuissance des actes. Opposition entre la volonté d’agir (M. Jo est invité de manière pressante à faire sa déclaration) et le triomphe malgré tout de la passivité (on regarde, on parle dans l’extrait, mais on n’agit pas).
II. Des êtres désincarnés A. Une mère dépressive - Portrait très pathétique de la mère. Topos durassien. Cf L’Amant ou la vie même de Duras. Élément autobiographique. - Constat d’échec sur l’existence. La mère fait une sorte de bilan de sa vie : échec total (« je suis ce qu’il y a de plus raté »). Absurdité de l’existence « ça ne veut rien dire »). - Une victime tragique. La mère est présentée comme broyée par les éléments et les événements : les flots (« pour les barrages ») et l’absence de fortune (« hypothèque de cinq hectares »). Seul recours : l’attente (« On en a marre d’attendre »). Victime impuissante qui est condamnée à être spectatrice de son destin. Cf Beckett, En attendant Godot (attente comme modalité de l’existence). B. Un frère grossier - Parole brutale. Le niveau de langue est familier (« on s’emmerde ») voire grossier ; indécence de la parole (« ce n’était pas sain d’avoir envie de coucher comme ça avec ma sœur »). Il gêne M. Jo par ses paroles franches et impolies (« on s’emmerde » ; « rougit jusqu’aux yeux »). - Réification de la jeune sœur. Le personnage manipulateur du frère transforme Suzanne en objet d’une négociation : « Tout ce qui compte, c’est que vous l’épousiez »). - Un personnage blasé. Joseph s’est lassé de la danse (« peut-être en avait-il assez de danser tous les soirs ») ; de M. Jo et de sa fortune (« Il y a trop longtemps que ça dure »). Le frère est ainsi dominé par la « tristesse » et le « dégoût » (de soi ? de la vie ?). C. Un couple improbable et mal accordé - Un couple mal assorti. Différence d’âge, différence de condition sociale, différence de sentiments (« un sentiment très profond » // « aucun sentiment pour lui »). - Suzanne s’est absentée d’elle-même. Opposition entre les marques toniques de la première personne (« Moi je me passe… ») et la vacuité du cœur dite de manière hyperbolique (« aucun sentiment »). - Un homme sans âme. M. Jo est privé de paroles et de consistance (« Je m’excuse », « rougit jusqu’aux yeux »). Il ne forme pas un couple avec Suzanne. Le lecteur ne peut que se représenter que deux corps qui, par hasard, se fréquentent. III. Une écriture de la distance A. Absence de pathos - Neutralité du ton. Le refus de toute déploration se lit dans l’absence de ponctuation expressive ; le désespoir est contenu et fait surtout place à la lassitude. La neutralité est redoublée par l’importance en volume des paroles rapportées (les personnages ne livrent pas directement leurs sentiments).
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- Des êtres de surface. L’intériorité des personnages n’est qu’effleurée. L’absence de sentiments ressentis par Suzanne (« aucun sentiment ») interdit tout épanchement lyrique ou pathétique. - Des cœurs mis à nu cependant. Mise à nu pudique, le corps trahit les êtres (« rougit jusqu’aux yeux », « ne dansait pas ». B. Une écriture clinique - Brièveté des phrases. Phrases courtes, juxtaposées, simplicité lexicale. - Brutalité du langage. Économie de la langue : langage direct (dire franchement et crûment), mais aussi force des quelques mots évoquant l’intériorité des personnages (« raté », « tristesse », « dégoût »). - Pathétique de la scène : il est renforcé par cette neutralité. Le lecteur est d’autant plus affecté par ce marchandage autour de la jeune sœur, organisé par sa propre famille dans un climat de grossièreté souligné par les manières des personnages présents.
Texte 4 (manuel de l’élève p. 345) Variation fictionnelle L’Amant de la Chine du Nord, 1991
I. Les ressemblances avec le texte source (texte 1) A. La soirée dansante - Des personnages récurrents. Présence de la sœur, de la mère, du frère aîné comme dans le Barrage. - Un cadre identique : la soirée dansante (« dansent ensemble ») ; couple formé par le Chinois et Suzanne. - Dialogue entre les différents membres de la famille et le Chinois. B. La brutalité du frère - Langage grossier « vous êtes tellement… mal assortis » - Violence physique : « pour la bagarre… je suis toujours partant… » - Portrait du frère par la mère : « cruel », « intelligence du diable », « c’est un enfant qui appelle les coups » C. La mère, une victime pathétique - Impuissance de la mère. Ne parvient pas à contrôler son fils aîné (« il est ivre »). Mère de famille dépassée. - Une représentation dégradée d’elle-même. Sentiment de culpabilité (« excusez-moi surtout ») ; usage des points de suspension qui dit l’hésitation de la mère. II. Les divergences avec le texte source (texte 1) A. L’action relatée - Modification du nombre et du statut des personnages. Le frère cadet apparaît et les noms et prénoms sont modifiés (le Chinois, l’enfant, Pierre). - Prégnance du dialogue. La parole se délie contrairement à ce que qu’indique le texte source. Tous les personnages parlent, même la jeune fille. - La présence du rire et l’absence de l’enjeu financier. L’atmosphère de la scène est plus légère : la jeune fille n’est pas ouvertement l’objet d’un marchandage. On se rappro-
che d’une scène d’ivresse classique dans une soirée dansante. B. Des rapports de force inversés - L’agôn verbal. L’affrontement entre le Chinois et le frère aîné, plus équilibré, met en évidence la domination physique du Chinois : « J’ai fait du kung-fu » ; « lutte chinoise ») - La supériorité du Chinois. On n’assiste plus à une scène d’humiliation de l’amant mais à la mise en scène de la domination du Chinois sur la famille. Le personnage prend l’ascendant : il se déplace, mène la conversation, reçoit les excuses de la mère. - Le registre comique. Le frère aîné apparaît ridicule et minable face à la prestance de l’amant. C. Une écriture et une parole brutes (une écriture cinématographique) - Tempo plus rapide. Prégnance du dialogue. - Une écriture « courante » et prosaïque. Brièveté des phrases, volonté affichée de simplicité verbale, maladresses ne sont pas évitées, oralité (les points de suspension), agrammaticalité des phrases (« méchant peut-être, non ? ») - Une confession impudique. Confession de la mère à propos du tempérament de son propre fils. Sentiment de honte : on voit apparaître le lexique de l’analyse psychologique (« cruel », « cruauté », « plaisir qu’il prend à faire mal »). Le portrait plus caricatural. BIBLIOGRAPHIE du parcours • Adler Laure, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998. • Alazet Bernard, Marguerite Duras. La tentation du poétique, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002. • Blot-Labarrère Christiane, Marguerite Duras, Paris, Seuil, 1992. • Cousseau Anne, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, Genève, Droz, coll. « Histoire des Idées et critique », 1999. • Le Magazine Littéraire, n° 278, juin 1990, n° 452, avril 2006. • Franciska Skutta, Aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras, Debrecen (Kossuth Lajos Tudomanyegyetem), 1981.
PROLONGEMENT ICONOGRAPHIQUE Deux photographies de Marguerite Duras : une contemporaine de L’Amant (Marguerite est âgée de 15 ou 16 ans) et l’autre de la rédaction du livre L’Amant (photographies visibles sur l’accueil du site internet de la société Marguerite Duras, http://societeduras.free.fr/). Photographie 1 I. Description 1/ Noir et blanc : jeu d’oppositions : noir du fond / blanc du visage ; partie droite du visage lumineuse / partie gauche ombrée.
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2/ Visage esthétisé : maquillage (rouge à lèvres) : dans le texte de L’Amant « les portraits étaient retouchés, toujours, et de telle façon que les particularités du visage, s’il en restait encore, étaient atténués. Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l’éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis ». II. Interprétation Visage coupé en deux comme image de la dualité de l’adolescente (femme / enfant ; candide / séductrice). Portrait d’une ingénue libertine (les cernes) ou d’une jeune fille soumise aux rituels de l’éducation (cheveux retenus, visage lisse).
Photographie 2 I. Description 1/ gros plan excessif : image de la vieillesse : rides, regard anxieux, lunettes grossissantes. Visage détruit, ravagé. 2/ Main qui cache le visage : bagues, stylo. II. Interprétation Main devant visage : montre que vraie vie n’est pas dans la photographie mais dans l’écriture (main prête à se mettre en mouvement pour saisir l’être). Ce qui est le plus important : ce que les mots disent et non la photographie. Mise en scène de soi comme écrivain.
Bilans de parcours chapitre 6
BILAN DE PARCOURS 1 Manuel de l’élève pp. 324-325 Vers la problématique De l’Antiquité à l’époque contemporaine, de nombreuses variations apparaissent. Un mythe est réécrit et transformé pour s’adapter à l’évolution des mentalités et des codes esthétiques et littéraires. C’est la condition selon laquelle il va pouvoir rester universel et moderne. L’adaptation à l’évolution des mentalités pour le mythe des frères ennemis se voit à travers différents indices : • l’accent est mis sur les vertus guerrières et la valeur au combat dans le texte d’Euripide (tonalité épique du passage) car le texte d’Euripide est écrit en période de guerre. Il s’agit d’user du mythe pour appeler à la paix et souligner l’atrocité et le pouvoir de déstabilisation politique du conflit.
• dans le texte de Racine, le combat n’est pas montré mais évoqué par les mots (règle de la bienséance). La brutalité des corps est remplacée par la force des mots. • dans les deux textes du XXe siècle, le registre est davantage pathétique : l’accent est mis sur l’horreur de l’affrontement fratricide et l’absurdité qu’il incarne. Le cœur parle plus que les armes et le sang. Dans le texte de Bauchau, la mort des deux frères ennemis est modifiée : ce n’est plus le combat à mort qui met fin à la vie des deux frères mais un geste suicidaire d’Etéocle et de Polynice qui dit l’absurdité absolue de la violence et son caractère infernal et éternel. Le traitement du mythe des frères ennemis varie aussi en fonction de la variation des codes littéraires et esthétiques : • dans le texte fondateur d’Eschyle, le chœur joue encore un rôle central dans l’écriture tragique. Il est un « personnage » à part entière.
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• chez Euripide, l’action prime sur la déploration. • dans le texte de Racine, la bienséance impose un agôn verbal plus que physique. • dans le texte de Ritsos, le récit mythique se libère des contraintes de l’écriture théâtrale. On trouve ici l’usage du monologue intérieur cher à la modernité. Pour dire l’horreur de l’affrontement fraternel, l’évocation poétique paraît la plus apte à émouvoir le lecteur. • dans le texte de Bauchau, la forme romanesque permet d’introduire le jugement d’Antigone sur le combat fratricide. Le combat est ainsi humanisé et rendu plus dramatique car ce ne sont plus les armes mais les frères eux-mêmes qui décident de mettre fin à leur affrontement (ils sont moins des héros que des hommes).
2. Lecture Questionner, interpréter. Texte 1. a. Voir explication supra b. L’image de la condition humaine est celle d’hommes qui apparaissent comme des jouets ou des marionnettes aux mains des dieux. C’est dire la fragilité et la misère de la condition humaine, soumise à des forces supérieures qu’elle ne maîtrise pas. Voir explication supra Les nombreuses apostrophes impliquent le destinataire : Pascal veut faire en sorte qu’il se sente « embarqué ». L’efficacité argumentative est maximale. Texte 2. a. L’accent est mis dans le récit du messager sur la souffrance physique endurée par les deux frères : champ lexical de la douleur. b. Le tragique est infléchi par rapport au texte d’Eschyle car les hommes ne sont plus les jouets des dieux mais l’incarnation de la prétention, de la vanité et de l’absurdité de la condition humaine puisque leur combat est inutile et n’aboutit à aucun règlement politique. Texte 3. Le récit mythique est transformé en débat tragique en raison de la présence de Jocaste qui cherche à faire changer d’avis ses fils et les invite à la négociation. De plus, la confrontation des deux frères se fait non sur un champ de bataille mais préalablement dans une antichambre dans laquelle seule une discussion est possible. b. Le débat politique entre en jeu dans le texte racinien : il s’agit de savoir ce qu’est un bon roi (différent du tyran), quels sont ses devoirs envers son peuple. Le bien commun doit primer sur la gloire personnelle. Évidemment, cette réflexion est à réinscrire dans le contexte politique de l’époque (1674 : Louis XIV tente d’asseoir son autorité et de domestiquer la noblesse). Texte 4. a. Les éléments du mythe qu’on retrouve : l’attrait de Polynice pour la guerre et le combat, le caractère emporté du frère. Polynice apparaît moins comme un héros que comme un homme sensible, plus proche de nous. Il est moins un héros qu’un individu, complexe, avec ses failles et ses défauts.
b. C’est l’absurdité même de la vie qui est ici questionnée. Que reste-t-il d’une vie ? que retient la postérité ? que laissons-nous après notre mort ? Texte 5. a. Le récit du combat qui renvoie au texte d’Euripide laisse bien plus de place au pathétique. L’affrontement est moins politique que personnel et intime. C’est le thème universel de la rivalité qui est ici en jeu. Les héros mythiques sont désacralisés et humanisés. b. Il reste de l’épopée un certain courage devant la mort et une grandeur d’action de Polynice et d’Étéocle. La voix d’Antigone renforce le pathétique car nous assistons en même temps qu’elle à l’affrontement et à la mort de deux frères.
Vers la problématique La réorientation du tragique se fait tout au long du parcours. Dans les textes antiques, le tragique renvoie à la malédiction divine et à la misérable condition des hommes face au pouvoir des dieux. Dans le texte racinien, le tragique est infléchi car ce qui devient tragique, c’est l’impuissance des mots et l’impossibilité de sortir du conflit par la raison. Dans les deux textes du XXe siècle, est tragique l’absurdité même de l’existence et son absence de sens. Face au vide des valeurs, les hommes sont prêts aux gestes les plus fous et les plus insensés. Synthèse et problématique La modernisation des mythes peut se faire de différentes manières : - changement générique. Modernisation de la forme - changement de point de vue. Humanisation des destins. - déplacement des accents : de la sphère divine et politique à la sphère intime.
BILAN DE PARCOURS 2 Manuel de l’élève pp. 336-337 Vers la problématique La réécriture peut être définie comme un jeu pour plusieurs raisons : - jeu avec des textes littéraires antérieurs : reprise de vers, déformation de vers. L’auteur s’amuse à se comparer avec des auteurs qui l’ont précédé et à détourner ou imiter le modèle. - jeu pour le lecteur car ce dernier doit reconnaître le ou les texte(s)-source(s). 2. Lecture Textes 1 et 2. a. Voir supra, la composition du passage. Les trois exemples les plus évidents sont :
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- la force surhumaine du héros soulignée par les épithètes et comparaisons homériques. - le grossissement des effets visuels et sonores : mouvements de troupes qui « fondirent », cris, éclat des armes. - lecharisme du héros qui entraîne ses compagnons vers la victoire. b. On peut parler de « dégradation » car Rabelais désacralise le modèle épique en en proposant un traitement burlesque dans le passage. Rabelais, de façon très moderne, démystifie le récit épique en le réduisant à une mécanique répétitive dans laquelle il suffit de modifier la nature, l’aspect et les qualificatifs des personnages pour tomber dans le grotesque. Il cherche ainsi à faire rire le lecteur, mais cette démolition des grands modèles littéraires relève aussi de l’exercice d’admiration : car les grands textes pleins de vigueur sont capables de résister à divers détournements tout en restant source d’inspiration. Textes 3 et 4. a. Exemple de transposition des personnes : « ouvriers », vêtus « sordidement en voyage » > présidents Grévy et Carnot. Exemple de transposition des objets décrits : « écales de noix » > une « orange » La transposition n’est pas neutre ; elle porte une charge satirique par exemple le rapprochement entre les ouvriers et les deux présidents de la République. b. Les aspects du style de Flaubert qui sont accentués sont : l’accumulation de détails (abondance des adjectifs, usage abondant des comparaisons, usage de mots sinon techniques du moins précieux ou rares, le regard amusé et critique du narrateur sur les personnages…). Dans le texte de Proust, l’ironie est plus accentuée et explicite (« s’effondrait dans une révérence si profonde… »). Ce décalage permet de rendre hommage au modèle flaubertien et à la subtilité du regard ironique d’un auteur qui surmonte les pièges du réalisme. Textes 5 et 6. a. Le poème de Mallarmé exprime la douleur face à la difficulté de l’écriture poétique et à la perte d’inspiration. En revanche, le poème de Marcel Bénabou relate un amour malheureux. Le vers qui reste inchangé est le vers 14. Dans le poème de Mallarmé, les mâts renvoient à l’idée de départ tandis que dans le poème de Bénabou, ils renvoient aux obstacles amoureux et à la difficulté d’aimer. b. Le texte créé par le jeu oulipien relève encore de la poésie : - par la forme car il se fonde sur la contrainte d’une écriture en vers (alexandrins) et sur des jeux de rimes - sur le fond car le poème créé par la greffe est cohérent et déploie, au second degré, avec une ironie assez proche de l’élégie romaine, un grand thème poétique : celui de l’amour.
Vers la problématique. Le texte modèle est une source d’inspiration. Il sert de support de lancement à l’écriture en lui fournissant des points d’ancrage, des traits stylistiques saillants qui vont être repérés puis soit imités, soit pastichés. Le dépassement du texte modèle peut se faire de différentes manières : par
l’amplification, la variation ou la parodie (changement de visée du texte)…
Synthèse et problématique La réécriture est un exercice a priori scolaire qui permet en fait de forger son propre style : - on apprend des autres auteurs et on apprend à manier leur « parlure ». - on peut choisir de garder ou de rejeter certains traits caractéristiques. L’écrivain se définit par rapport à l’auteur du texte source car toute réécriture suppose une mise à distance qui peut être faite de révérence discrète ou d’ironie plus ou moins corrosive : Proust reprenant le style de Flaubert célèbre son modèle, tout comme Georges Perec lorsqu’il rend hommage à Flaubert dans le premier chapitre des Choses. Marcel Bénabou est plus ambigu : son poème collectionne les clichés de la poésie lyrique amoureuse, ce qui pourrait ressembler à la critique de formes convenues. En même temps, le brio de sa réécriture montre qu’il en est profondément imprégné. Il en est de même pour certaines écritures iconoclastes comme La Négresse blonde de Georges Fourest. Parfois la parodie tourne au pamphlet : c’est le cas de Patrick Rambaud lorsqu’il ridiculise dans Virginie Q. l’univers de Marguerite Duras qu’il juge factice.
BILAN DE PARCOURS 3 Manuel de l’élève pp. 348-349 Vers la problématique D’un texte à l’autre, la réécriture s’affirme comme un mode de création à part entière car des métamorphoses conséquentes apparaissent. Ces variations peuvent être de différents types : - variations fictionnelles : modifications de l’histoire elle-même (scène de danse, scène au restaurant) ; modification de personnages en présence (ce qui permet une redistribution de la parole dans les différents extraits) - variations dans les rapports entre les personnages qui impliquent une modification du caractère des différents protagonistes : rapport de soumission de l’amant dans les textes 1 et 3 // rapport de domination de l’amant dans le texte 4 // absence quasi-complète du Chinois dans le texte 2. - variations génériques : roman, théâtre, autobiographie (ou du moins autofiction), scénario… Induit des modifications dans l’écriture même des passages : présence des didascalies dans le texte 2, ampleur phrastique et précisions spatio-temporelles dans le texte 3, sécheresse de l’écriture dans le texte 4… 2. Lecture Texte 1. a. Les paroles rapportées sont extrêmement fréquentes (discours indirect ou discours indirect libre). Ce choix d’écriture renforce la mise à distance des sentiments : il n’y
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a pas d’épanchement lyrique dans le passage, mais une froideur et une neutralité face au spectacle décrit. Voir supra. b. Voir lecture analytique supra. Texte 2. a. De manière étonnante, alors que le théâtre est par excellence le lieu de la parole, la parole se raréfie dans le texte de L’Éden Cinéma. On assiste même à une disparition totale du dialogue. L’idée de rapports arrangés, convenus, entre les êtres est ainsi soulignée. b. Le texte 2 met en relief la détresse de la mère (ivresse), le rapport sensuel ou sexuel entre M. Jo et Suzanne, la question du mariage. En revanche, est mise en sourdine la figure du frère. Suzanne devient un protagoniste essentiel. Elle est pleinement consciente de la négociation dont elle est l’objet. Texte 3. a. Les modifications par rapport au texte source sont nombreuses : on est au restaurant, non plus à une soirée dansante, c’est la jeune fille qui raconte l’histoire, le temps dominant est le présent ainsi que le passé composé qui dit le travail de rétrospection. b. Le passage à la première personne modifie le récit car la jeune fille devient un personnage essentiel de l’extrait alors que dans le texte source, elle n’était qu’un objet de négociation. L’utilisation de la première personne permet un dévoilement des pensées intimes de la jeune fille, même si ce dévoilement se fait sur le mode de la sobriété. C’est bien une autre histoire qui est ici racontée car il y a une volonté documentaire plus affirmée (indices autobiographiques et précisions spatio-temporelles plus abondants). Le récit a davantage pour fonction d’informer que d’exhiber des rapports de force ou les liens entre les différents protagonistes. Texte 4. a. Les procédés de l’écriture cinématographique sont : la brièveté des répliques (on n’écrit pas, on parle) ; la simplicité extrême et l’oralité du langage ; l’abondance des notations sur les attitudes des personnages (rire...) ; la prégnance du dialogue ; le grossissement des traits de caractère des protagonistes. b. Ce texte brouille notre interprétation de l’événement car les rapports de force sont radicalement inversés (cf explication p. 127). Le registre comique apparaît car le frère, déifié par sa mère, du moins dans la mémoire de Marguerite Duras, semble minable face à la force et à la prestance du Chinois.
sent : dans les textes 1 et 4, la mère semble écrasée par les événements ; dans les textes 2 et 3, elle est bien plus calculatrice et a pleinement conscience du marchandage dont sa fille est l’objet.
Synthèse et problématique En reprenant constamment un thème et une histoire, Marguerite Duras peut viser tout d’abord la vérité : rendre compte le mieux possible de ce qu’a été l’événement et les circonstances de la relation avec l’amant. Mais au contraire, elle peut aussi brouiller les pistes et dire que la vérité en littérature n’existe pas et surtout qu’elle importe peu. En se contredisant d’un texte à l’autre, en modifiant les rapports de force et les personnages en présence, elle joue avec le matériau biographique pour mieux le déformer. Ainsi, ce qui apparaît, c’est que c’est l’enjeu d’écriture, l’enjeu esthétique, qui est essentiel dans les réécritures. Duras cherche moins la vérité du vécu que la perfection formelle. Elle espère dire bien et dire justement. C’est la virtuosité de l’écrivain qui se met en scène.
Vers la problématique. Le sens du souvenir est brouillé au fil des extraits. En effet, d’un texte à l’autre, les rapports de force et le rôle de chacun des personnages sont modifiés. Dans le texte 1, Suzanne apparaît spectatrice de son destin ; dans le texte 3, c’est elle la principale voix du texte (narratrice) et elle se plaît à souligner l’humiliation subie par l’amant. Dans les textes 2 et 4, le frère aîné, qui apparaissait si flamboyant et autoritaire dans le texte 1 devient une figure pitoyable, soumise et dominée. Une constante demeure : le caractère pathétique de la mère qui a besoin de marier sa fille pour sauver ses rizières. Mais là aussi, des variations apparaisChapitre 6 - Du modèle aux réécritures, du xviie siècle à nos jours • 131
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