Fin de partie - Samuel Beckett - analyse et étude

January 3, 2018 | Author: toobazi | Category: Samuel Beckett, James Joyce, Theatre, Entertainment (General)
Share Embed Donate


Short Description

Fin de partie - Samuel Beckett CNED Séquence 3-FR01 3 Introduction A Édition recommandée B Objet d’étude et object...

Description

> Fin de partie,

Samuel Beckett

Objet d’étude : Littérature contemporaine Véronique CHARPENTIER

Séquence 3-FR01

1

© Cned – Académie en ligne

Introduction

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

A

Édition recommandée

B

Objet d’étude et objectifs

C

Comment travailler ?

D

Testez votre première lecture

E

Problématique d’ensemble

> Contextes A

Qui était Samuel Beckett ?

B

Un « nouveau théâtre » ?

C

Situation de Fin de partie

> Quelle dramaturgie ? A

Quelle action ?

B

Un espace de fin du monde

C

Le temps

D

Les didascalies

> Les personnages A

L’onomastique

B

Le corps

C

Le lien

D

Le rôle des objets

Séquence 3-FR01

3

© Cned – Académie en ligne

Chapitre 4

Chapitre 5

> La parole, plutôt que l’action A

Quel dialogue ?

B

Raconter des histoires

C

Le problème de la signification

> Quelle théâtralité ? A

Comique ou tragique ?

B

La mise en abyme du théâtre

C

Mettre en scène

Lexique

4

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

ntroduction A

Édition recommandée Nous nous reporterons dans ce cours à l’édition de poche : Samuel Beckett, Fin de partie, Éditions de Minuit, 2009 (ISBN 978-2-7073-0070-6). À cette édition renverront les indications de pages entre parenthèses, incluses dans le corps même du cours. Toute référence à des analyses universitaires sera indiquée en note.

B

Objet d’étude et objectifs Les Instructions Officielles prescrivent l’étude de Fin de partie en « Littérature contemporaine ». L’objectif est de favoriser votre engagement dans l’interprétation personnelle et de vous permettre de mobiliser votre jugement critique en vous confrontant à une œuvre récente, remarquable par les questionnements qu’elle suscite. Or, Fin de partie, pièce « créée (…) le 1er avril 1957 », soit il y a plus de cinquante ans, ne doit plus tout à fait vous apparaître « contemporaine ». D’autant que la pièce est déjà un classique. Quel temps et quelle époque exprime en effet ce théâtre qui nous est contemporain? Si nous sommes ses contemporains, nous sommes aussi les contemporains d’un infini hétéroclite : terrorisme, problèmes d’écologie planétaire, explosion des moyens de communication... S’en tenir là serait réduire la contemporanéité à une actualité, et la littérature à un art de circonstance. La contemporanéité inscrit dans notre corps le sentiment du temps qui passe et de la simultanéité des événements en plusieurs espaces. Mon corps et ma mémoire sont contemporains de multiples manières : je puis me sentir contemporain de mon siècle, comme du moment présent. Du coup, je considère ma propre finitude. Or, Fin de partie, fait de la fin et de la finitude son sujet. L’œuvre de Samuel Beckett donne ainsi accès aux problématiques de la littérature contemporaine et est emblématique du rapport de l’homme contemporain au langage et au monde.

C

Comment travailler ?  Première lecture de l’œuvre : lisez la pièce pour le plaisir de vous laisser entraîner dans l’univers de Beckett. Laissez-vous surprendre. À l’issue de cette première lecture, notez vos premières impressions : questions, troubles, plaisirs, dégoûts, ennui, envies de rire, de sourire, ou de pleurer…  Deuxième lecture : relisez la pièce intégralement, mais le crayon à la main. Essayez de repérer le retour de certaines répliques, de certains objets, de certains gestes (notez le numéro des pages). Interrogez-vous sur l’enjeu et la progression de cette « partie ».  Vous êtes mûr(e) pour « tester » votre lecture (voir ci-dessous : D).  Vous pouvez passer à l’étude du cours : Ce cours propose un parcours raisonné de l’œuvre. Il fait alterner l’examen d’extraits, prolongement de la lecture analytique que vous avez appris à maîtriser en Première, des parcours thématiques plus synthétiques qui touchent l’ensemble de l’œuvre, et des lectures cursives de documents. Ne négligez pas les questions préparatoires : l’épreuve demande moins l’accumulation d’un savoir, que l’expérience d’une réflexion personnelle. Suivez les conseils donnés dans les prolongements : ils vous permettront de mettre l’œuvre en perspective. 왘

N.B

Chaque mot du cours suivi d’un astérisque est expliqué dans un lexique en fin de cours. Séquence 3-LA21 3-FR01

5

© Cned – Académie en ligne

D

Testez votre première lecture Exercice autocorrectif n°1  Qui sont Nagg et Nell ?  Dans quel ordre les épisodes suivants sont-ils présentés dans la pièce ? a) Clov fait de l’ordre ; b) La puce de Clov ; c) L’histoire du tailleur ; d) Le mur creux ; e) Clov chante ; f) La mort de Nell.  Citez trois histoires contées par les personnages.  Résumez le « roman » de Hamm.  Citez quatre objets manipulés par les personnages.  Pourquoi Clov ne tue-t-il pas Hamm ?  Qui est la mère Pegg ? Que dit découvrir Clov la dernière fois qu’il regarde par la fenêtre ?

Clov parvient-il à quitter Hamm ? Comment comprenez-vous le titre ?

Corrigé de l’exercice autocorrectif n°1 1. Nagg et Nell sont les parents de Hamm. Culs-de-jatte depuis un accident de tandem dans les Ardennes (p. 29), ils sont placés dans des poubelles « à l’avant-scène à gauche » (p. 11). 2. Ordre des épisodes : 1. L’histoire du tailleur (p. 33) – 2. Le mur creux (p. 40) – 3. La puce de Clov (p. 48) – 4. Clov fait de l’ordre (p. 76). – 5. La mort de Nell (p. 81). – 6. Clov chante (p. 93). 3. et 4. Les histoires : L’histoire du tailleur (p. 33) racontée à Nell par Nagg pour la « dérider » ; le fou de Hamm (p. 49) ; le conte de Noël ou le « roman » de Hamm (histoire du mendiant qui vient lui confier son fils : p. 69-72, puis p. 78-80). Les passages relatifs au récit de cette dernière histoire mettent en parallèle les commentaires de Hamm créant le style du récit et le récit lui-même ; on reconnaît dans celui-ci des faits qui peuvent renvoyer à la manière dont Clov a été recueilli par Hamm (cf. p. 54). 5. Les objets : l’escabeau dont se sert Clov pour grimper aux fenêtres et la lunette employée pour observer ce qui se passe à l’extérieur, la poudre anti-puce qui sert aussi à tuer Nell, son costume de voyage et sa valise ; la gaffe, le mouchoir, le chien en peluche, les lunettes, le cathéter, le fauteuil roulant, le tableau retourné contre le mur de Hamm ; les poubelles de Nell et Nagg, le bonnet de dentelle de Nell. Effectivement présents et visibles sur scène, ou n’existant que dans les propos des personnages, comme le buffet, ces objets meublent la scène de manière dérisoire et dénotent l’infirmité des personnages, ou – comme le chien, le tableau ou la lunette – le désir de voir autre chose, de se distraire de la mort. 6. et 9. La question est posée par Hamm lui-même (p. 20), conscient que ses récriminations et exigences constituent pour Clov une torture morale. La réponse de Clov, « Je ne connais pas la combinaison du 6

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

buffet », révèle de manière comique (par la trivialité de la raison invoquée et l’association du buffet à un coffre-fort par le terme de « combinaison ») le dénuement extrême des personnages, réduits à subsister plutôt qu’à vivre, et la cruauté de leurs rapports : l’infirmité extrême de Hamm s’inversant en puissance de rétorsion privant Clov ou son propre père, Nagg, de nourriture. Cet échange est l’un des nombreux qui donnent son unité à la pièce en montrant l’interdépendance étroite des personnages qui ne peuvent se séparer les uns des autres, en dépit du désir qu’ils expriment. Ainsi, en dépit des menaces de quitter Hamm réitérées tout au long de la pièce par Clov, celui-ci revient se poster près de Hamm, en habit de voyage et avec sa valise, alors qu’il était prêt à partir (p. 108). 7. Clov accuse Hamm d’avoir laissé mourir la mère Pegg, une petite vieille qui a sans doute été une maîtresse de Hamm dans sa jeunesse, « d’obscurité » (p. 58 et 96-97), en lui refusant égoïstement la lumière qu’elle lui demandait. Pour chacun des personnages, on peut ainsi trouver une sorte de « faute » introduisant le thème de la culpabilité, sans que le lecteur ou le spectateur soit vraiment convaincu de la relation de cause à effet entre cette « faute » et le châtiment que peut sembler constituer l’état misérable dans lequel se trouvent les personnages. Il s’agit plutôt de faire sentir le besoin d’explication, le désir de sens, qu’éprouve l’homme devant l’extrême souffrance – ici, la fin de vie et l’impossibilité de la déterminer de manière consciente. 8. Clov remplace en quelque sorte les yeux dont Hamm ne peut plus se servir. À la demande de Hamm, il grimpe régulièrement sur l’escabeau pour examiner les alentours, vers la mer, ou vers la terre, dévastés et vides. Vers la fin de la pièce, Clov dit apercevoir un enfant. Curieusement, cette découverte laisse finalement Hamm indifférent. Il y a d’ailleurs lieu de s’interroger sur la véracité du propos de Clov. 10. Le titre impose immédiatement deux thèmes : le temps et le jeu. Mais les suggestions et ambivalences sont nombreuses : si la « fin » désigne le point d’arrêt d’un phénomène dans le temps, elle peut être à la fois le terme et le but. Quant à la « partie », le mot venant du verbe « partager », elle suppose l’idée d’un rapport entre plusieurs personnes, ou actants*, établi plus spécifiquement autour d’un divertissement, ou d’un combat ou d’une lutte. On peut imaginer que cette « fin de partie » renvoie à la fin de vie dans laquelle sont englués les personnages, à la fin d’un monde – ainsi que le suggère le décor – ou encore à la fin d’un jeu : la vie serait-elle finalement un jeu ? Beckett était lui-même un passionné du jeu d’échecs. Ou bien faut-il entendre ainsi le jeu de forces – dominant / dominé ou bourreau / victime – entre Hamm et Clov, et plus largement entre tous les personnages de la pièce ? Le thème du jeu ne renvoie-t-il pas non plus au jeu théâtral lui-même : à quelle comédie se livrent les personnages ? Comment, d’autre part, comprendre la structure de la pièce à partir de son titre, puisque la première réplique de Clov reprend ce thème de la fin et en fait l’emblème de l’action : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » (p. 13). Ce titre se retrouve d’ailleurs dans les dernières lignes de la pièce : « Vieille fin de partie perdue, finir de perdre » (p. 108), soupire avec lassitude Hamm dans son dernier soliloque. En dépit de l’absence apparente d’action, cette réplique incite à chercher quel est l’enjeu, qui perd, qui gagne, et ce qui est effectivement perdu et gagné. Lors de la genèse de la pièce, le titre est la dernière chose que trouva Beckett : pendant longtemps, elle s’intitula « Hamm ». On peut donc aussi penser que cette « fin de partie » représente pour Beckett lui-même la fin d’un processus d’écriture – peut-être la fin d’une évolution. Le rapport entre les romans écrits auparavant et le passage à l’écriture dramatique sera donc aussi à interroger.

E

Problématique d’ensemble Une fin de partie qui commence par la fin : que signifie cette absurdité ? Comment Beckett nous parle-t-il de l’homme et de sa condition à travers des personnages aussi exténués, capables seulement de parler, mais en échangeant des propos dont la trivialité et la discontinuité ne peuvent que dérouter le spectateur ? Et en quoi consiste encore le spectacle théâtral ? Que peut gagner le spectateur à ce jeu ?

Séquence 3-FR01

7

© Cned – Académie en ligne

Suggestions bibliographiques La lecture de la pièce que Beckett a écrite avant Fin de partie, En attendant Godot, est absolument nécessaire. Vous y serez renvoyé à plusieurs reprises dans ce cours pour établir des parallèles. Je vous recommande aussi la lecture des premiers romans de Beckett : Molloy, Malone meurt et L’Innommable, le premier et le dernier disponibles en poche. Vous trouverez dans la suite de ce cours d’autres indications de lecture.

Bon travail et bonnes lectures !

8

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Contextes A

Qui était Samuel Beckett ?  « Né retraité » ? Samuel Beckett naît dans la banlieue de Dublin en 1906, dans l’Irlande catholique. D’une famille protestante de la petite bourgeoisie aisée, il reçoit une éducation puritaine, nourrie de lectures de la Bible, qui développe chez lui une hantise du péché et de la culpabilité, autant qu’un dégoût profond pour tout ce qui touche le corps. Brillant élève, doué pour les langues (il apprend le français, l’italien, l’allemand), il découvre dès l’adolescence Pétrarque, l’Arioste, Dante, Descartes, Racine, Corneille, mais aussi des auteurs plus modernes comme Jammes, Larbaud, Fargue. Il est aussi passionné de théâtre. En 1928, il est nommé pour deux ans lecteur d’anglais à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Sartre, Nizan, Merleau-Ponty y achevaient alors leurs études. Le dépaysement intellectuel est radical : l’Irlande ne pourra plus désormais que lui apparaître étroite. Son prédécesseur à ce poste lui présente James Joyce, dont il devient l’intime. Ulysse avait paru en 1922, Beckett aide Joyce dans la recherche de documentation nécessaire pour Work in progress, qui deviendra Finnegan’s Wake. Il fréquente aussi les Surréalistes. Son séjour à l’École normale terminé, il est de retour à Dublin où il s’engage dans une carrière universitaire, mais il démissionne au bout d’un an. Commence alors une vie errante : Paris, puis Londres, puis la maison paternelle jusqu’à la mort du père, l’Allemagne, et enfin en 1937, de nouveau Paris. À cette date, qu’a-t-il écrit ? Adolescent, « il ne pensait pas devenir écrivain »1. Lors de son séjour à l’École Normale, il a écrit des essais sur Dante, Joyce, Proust, des poèmes en anglais et en français, et des nouvelles dont certaines ont paru dans des revues. En 1935, il a écrit en anglais un roman, Murphy (publié à Londres en 1938) : l’histoire, pleine d’humour et de dérision, d’un oisif, qui n’aime rien tant que se bercer dans son rocking-chair, « attentif à ce qui implore en lui », parce qu’ « il y a toujours à écouter » en soi, comme le dit Beckett de lui-même2. Comme Murphy, Beckett semble « né retraité »3 : à Paris, en 1937, il fréquente sans doute les peintres Giacometti, les frères Van Velde, Duchamp, mais il fuit toute vie sociale et comme son personnage, peut passer de longs moments allongé, dans sa chambre, sur les hauteurs d’un immeuble du quartier Montparnasse. Toute sa vie, il aimera se retirer ainsi du monde, et le fera plus tard dans sa maison en région parisienne, écrivant, jouant du piano, et vivant dans la plus profonde solitude, loin des bruits du monde, des mondanités du prix Nobel, ou de l’esprit de sérieux des critiques universitaires qui auront tôt fait de s’emparer de son œuvre. Pour l’instant, en cette fin des années trente, Beckett « se sentait perdu, écrasé, vivait comme une loque. (…) Il ne pouvait rien faire. Ne parvenait même pas à lire »4 , à l’image de cette jeune fille dont parle Jung lors d’une conférence à laquelle il a assisté en 1935 : « Au fond, elle n’était jamais née. », déclare Jung, et Beckett d’ajouter dans une confidence à Charles Juliet, en 1968 : « J’ai toujours eu le sentiment que moi non plus, je n’étais jamais né. »5.

 La nuit révélatrice de 1946 La guerre éclate. Dès l’automne 40, Beckett s’engage dans un réseau de résistance, ce qui lui vaut de manquer être arrêté par la Gestapo, ainsi que sa compagne, pendant l’été 42. Ils s’installent alors dans le Vaucluse, où Beckett continuera de travailler pour le maquis, tout en achevant la rédaction d’un autre roman : Watt. 1. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 36. 2. Charles Juliet, ibid.,p. 49. 3. On trouve cette expression dans Murphy. Elle est citée par l’article de l’Encyclopaedia Universalis sur Beckett. 4. Charles Juliet, ibid.,p. 14. 5. Charles Juliet, ibid.,p. 15.

Séquence 3-FR01

9

© Cned – Académie en ligne

En 1946, il doit se rendre pour des raisons personnelles en Irlande. Il se bat, en vain, pour faire éditer Watt. Beckett a transposé dans le soliloque de Krapp, dans La Dernière bande (1959), la révélation que lui apporte une promenade nocturne : « Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu’à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair. La vision, enfin. (…) Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la croyance qui avait guidé toute ma vie, (…) clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur (…) – indestructible association jusqu’au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu (…) »6 Beckett comprend alors que c’est cette « obscurité », ce magma des pensées et paroles intérieures, qui est la source de son inspiration créatrice. À Charles Juliet, il confie : « Il fallait (…) trouver le langage qui convenait », « rejeter tous les poisons », c’est-à-dire « la décence intellectuelle, le savoir, les certitudes qu’on se donne, le besoin de dominer la vie »7 ; « Jusque-là, j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là, tout s’est effondré »8. Toute son œuvre doit venir de lui-même, de son fond le plus intime, des souvenirs, du travail incessant de l’imagination, des ratiocinations9 ininterrompues. Il comprend qu’il ne fera jamais mieux émerger ce flot de paroles qu’à travers le monologue intérieur, sans autre intermédiaire avec le lecteur, et à travers lequel n’apparaissent que subjectivement, dans les déformations d’une conscience fiévreuse de ne pas répondre à la normalité, toutes les coordonnées extérieures (lieu, temps, décors…). C’est alors une période très prolifique : Beckett commence directement en français Molloy et une série de nouvelles (La fin, L’Expulsé, Le Calmant, Textes pour rien). Puis ce seront deux autres romans : en 1948, Malone meurt, en 1949, L’innommable. Parallèlement à l’écriture romanesque, il explore l’écriture théâtrale : Eleutheria dès 1946, En attendant Godot en 1948, Fin de partie commencé sans doute dès 1950.

 « Beckett l’inconsolable »10 ? Vers le silence Beckett ne cessera plus d’écrire. Ne citons ici que les ouvrages les plus célèbres : La dernière bande et Cendres en 1958, Oh les beaux jours (écrit d’abord en anglais en 1960, puis réécrit en français en 1961), Comédie (1963). Il écrit un scénario : Film, en 1964. Le genre de ses textes est de plus en plus difficile à distinguer : proses susceptibles d’être jouées, ou soliloques pouvant être lus comme romans ou nouvelles (Imagination morte imaginez (1965), Le Dépeupleur (1967), Sans (1970), Pas (1974), Compagnie (1980)). Ou bien les indications scéniques disparaissent peu à peu, ou bien elles constituent à elles seules le texte dramatique, réduisant le spectacle à une pantomime. Beckett écrit pour la scène, la radio, voire la télévision (Quad en 1980), et participe souvent au travail de mise en scène. Il écrit ses pièces dans une langue (anglais ou français), puis les traduit lui-même dans l’autre. Les drames du début deviennent « dramaticules » ; certains, mis en scène, ne durent que quelques minutes (Quoi où ne dure qu’un peu plus d’une dizaine de minutes, Va-et-vient, trois minutes trente), mais frappent par leur capacité à exprimer ce qui fait l’essence de la condition humaine. On le met en scène de Paris à Sydney, en passant par New York. Les universitaires s’emparent de son travail – à son grand désarroi. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1969. En dépit de ce succès, Beckett reste timide, farouchement attiré par de grands moments de retraite. Seuls les premiers textes (de Molloy à En attendant Godot) « trouvent grâce à ses yeux » 11. Charles Juliet rapporte qu’ « il considère en effet que les textes nés après 1950 ne sont que des tentatives. Que ce ne serait peut-être que dans le théâtre qu’existeraient des pages un peu supérieures au reste »12. « Il aimerait pouvoir dire la vie et la mort en un espace extrêmement réduit »13, et « il sait que ce qu’il lui reste à dire se restreint de plus en plus » 14. L’œuvre de Beckett donne des formes sans cesse renouvelées à des thèmes qui eux ne varient pas : la ratiocination intérieure, « une même façon de subir l’inintelligible »15, la cruauté absurde de l’exis6. Samuel Beckett, La Dernière bande, Les Éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 22-23. 7. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 19. 8. Charles Juliet, ibid.,p. 39. 9. ratiocination : action de se perdre en raisonnements exagérément subtils, ou en considérations interminables. 10. Charles Juliet, ibid.,p. 25. 11. Charles Juliet, ibid.,p. 40. 12. Charles Juliet, ibid.,p. 40. 13. Charles Juliet, ibid.,p. 41. 14. Charles Juliet, ibid.,p. 41. 15. Propos de Beckett à Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 54. 10

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

tence vécue comme le châtiment d’une faute mystérieuse, la solitude noire et profonde d’êtres épuisés, à bout de vie, impuissants à mourir cependant. Plus on avance au fil des années et que l’œuvre de Beckett se construit, plus les contingences extérieures s’estompent jusqu’à s’effacer : on ne sait plus où sont les personnages, ni dans quel temps ils évoluent. Il ne s’agit plus que d’une voix. Tout le travail de Beckett, sur le long terme d’une vie consacrée à l’œuvre, autant que dans le court terme de la composition du livre, est d’aller « vers le rien, en comprimant son texte toujours davantage »16 : « L’écriture m’a conduit au silence »17, confie-t-il à Charles Juliet. Il meurt en 1989.

Prolongement Je vous recommande de consulter le dossier pédagogique que le centre Georges Pompidou a édité à l’occasion d’une exposition sur l’écrivain au printemps 2006. http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/Ens-beckett/ENS-beckett.html Vous pouvez lire La Dernière bande, courte pièce écrite par Beckett en 1958 (Éditions de Minuit), dans laquelle il a su intégrer un certain nombre d’expériences de sa vie.

B

Un « nouveau théâtre » ?  « J’ai connu un fou qui croyait que la fin du monde était arrivée » (p.60) : une époque de crise Les premières années de l’après-guerre sont pleines d’espérance et sur les scènes parisiennes, on joue les pièces de Giraudoux, Sartre, Camus, Anouilh, Claudel. Réactualisation des mythes antiques, existentialisme, absurde : il s’agit toujours d’un théâtre engagé qui redit d’une pièce à l’autre, en dépit des difficultés, sa foi en l’homme et ne remet pas fondamentalement en cause les caractères traditionnels du théâtre classique qu’il mêle de manière divertissante avec quelques traits du théâtre de boulevard. En 1947, Jean Vilar crée le Festival de théâtre d’Avignon ; en 1951, on lui donne la direction du T. N. P, le Théâtre National Populaire : on croit à la mission civilisatrice et sociale du théâtre, que l’on veut populaire et décentralisé, capable d’aller au devant des préoccupations des spectateurs dans des rassemblements susceptibles de favoriser les échanges. Bertolt Brecht écrit en 1948 dans le Petit Organon pour le Théâtre, que le théâtre doit susciter un regard étranger : l’acteur ne doit pas disparaître dans le personnage, susciter l’identification du spectateur et le divertir, mais au contraire jouer le personnage en le montrant au spectateur. Ce « théâtre épique » repose sur la distanciation (de l’acteur par rapport à son rôle, du spectateur par rapport au spectacle) et veut prendre part à la lutte des classes en suscitant la réflexion. Cependant, les années 50 réservent bien des désillusions : ravages de la bombe atomique d’Hiroshima, entière découverte de l’horreur des camps d’extermination nazis, mouvements d’indépendance dans les colonies des puissances européennes, ségrégation raciale et maccarthysme aux USA, révèlent que toute nation, même démocratique, crée sa part d’ombre mortifère et destructrice. Tandis que l’URSS s’enferme dans le stalinisme, la guerre froide entretient un climat de suspicion. En France, l’hiver 54 révèle que la misère est toujours lamentablement présente, entretenue par les inégalités sociales, et rendue d’autant plus criante que naissent la société de consommation et l’engouement pour le modernisme, l’électroménager et toujours plus de confort. Les progrès scientifiques sont tels que l’homme peut se croire tout-puissant : accélérateurs de particules qui créent de nouveaux atomes, découverte du carbone 14 qui dévoile les secrets du temps, exploration approfondie comme jamais auparavant des fonds marins et de l’espace, diffusion dans les foyers du tourne-disque et du magnétophone, de la télévision et du transistor, progrès de l’électronique et de l’intelligence artificielle… Pourtant, les guerres font rage : guerre de Corée dès 1950, guerre d’Algérie à partir de 1954, progrès et perfectionnement de la menace nucléaire. « Le néant guette »18. Si les progrès scientifiques sont indéniables, ils ne donnent à l’homme que l’illusion de maîtriser sa vie : 16. Charles Juliet, ibid.,p. 55. 17. Charles Juliet, ibid.,p. 21. 18. Sylvie Chalaye, « Quid novi ? », in En attendant Godot, Fin de partie, Ellipses, Paris, 1998, p. 11.

Séquence 3-FR01

11

© Cned – Académie en ligne

il reste voué à la dégénérescence, à la destruction, à la mort, et par conséquent à l’insignifiance. Quel sens donner en effet à de pareils progrès qui ne permettent pas à l’homme de comprendre davantage son destin intime et qui continuent de le vouer à l’anéantissement qu’il voudrait pourtant conjurer ? Les mêmes progrès scientifiques semblent pouvoir améliorer la communication entre les hommes. Mais les découvertes récentes de la psychanalyse, et en particulier les travaux de Jacques Lacan, révèlent que le langage reste le prisonnier aveugle des conflits entre conscient et inconscient : les hommes ne peuvent véritablement communiquer, le langage n’est guère employé qu’à masquer – en vain – le vide de leur existence et un isolement irrémédiable.

 « Tout ça c’est creux ! » (p.40) : une nouvelle dramaturgie Ces temps de crise, ce sentiment de vide, cette faillite des valeurs humaines ne pouvaient plus se dire à travers les thèmes du théâtre de l’après-guerre. Tout en travaillant isolément, les dramaturges du « Nouveau théâtre » vont tenter de donner une forme à ce vide pour mieux le révéler, d’ « utiliser la théâtralité* pour mieux dénoncer celle de la condition humaine »19. Ionesco, Beckett, Adamov, Genet ont créé leurs œuvres sans concertation, mais ils ont tous en commun d’avoir voulu saper les codes du théâtre classique. Ils en gardent quelques conventions, mais vidées de leur contenu. C’est pourquoi ce « nouveau théâtre » a parfois été appelé « antithéâtre », ou encore « infra-tragédie », autant de dénominations qui révèlent l’indépendance des œuvres, autant que le sentiment de déroute des spectateurs et des critiques. L’appellation « théâtre de l’absurde » fait entendre sa parenté avec la « philosophie de l’absurde », qui, à travers les écrits de Sartre (par exemple La Nausée, dès 1938) et de Camus (Le Mythe de Sisyphe, 1942), révèle une prise de conscience de la solitude et de la contingence de la condition humaine, assortie de l’horreur des gestes mécaniques qui font ressortir le non-sens de la vie. Cependant, dans cette prise de conscience, les deux philosophes voient les conditions même d’une nouvelle liberté – pour Sartre, d’une révolte possible – pour Camus. L’absurde : du latin absurdus qui signifie sourd, inaudible, qui ne s’accorde pas avec la raison, ce qui est dissonant. La notion met donc en jeu l’éloignement par rapport à une norme, autant qu’elle implique la question du sens. Ce théâtre de l’absurde reste cependant classique dans la mesure où il ne s’agit que d’épurer la dramaturgie* conventionnelle. Ainsi, l’action dramatique, avec les péripéties attendues, disparaît : celle-ci, courant au dénouement, n’est en effet qu’un mensonge dans la mesure où la vie n’est jamais vécue comme déjà achevée en destin. Le théâtre de Beckett ne présente donc que des personnages qui attendent un dénouement qui ne vient pas : rien ne se passe, et les événements ne consistent que dans la chute d’un objet ou une promenade en rond qui soulignent le dérisoire de toute action humaine. Le temps se perd dans la répétition et use les repères spatiaux. La présence des personnages sur scène échappe à toute motivation et à toute psychologie : elle reproduit ainsi la contingence de l’existence humaine, l’absence de signification métaphysique de l’homme dans un monde sans dieu. Mais le corps, emblème de la finitude et de la dégénérescence, est largement mis en scène, amenuisé, amputé ou atrocement monstrueux ou déformé, comme le « rhinocéros » de Ionesco. Les dialogues et la fréquence des silences ne donnent à entendre que l’inconsistance et le caractère mécanique de toute communication, l’absurdité et l’incohérence des échanges. Chez Beckett, les soliloques et les didascalies exhibent la solitude de l’être et les simulacres que représentent gestes et langage. Tous ces procédés visent moins à révolutionner les formes théâtrales qu’à créer chez le spectateur un sentiment d’angoisse, emblématique de la conscience de l’homme contemporain, lucide sur les limites de la condition humaine, qu’une époque apparemment vouée au progrès donnerait l’illusion d’oublier. Il faut désolidariser le spectateur du spectacle, empêcher toute identification. Ces auteurs savent jouer des ressources conjuguées du comique et du tragique, mais un comique ambigu – parfois seulement destiné à mettre un peu l’angoisse à distance pour mieux en prendre conscience–, et un tragique qui s’applique à ne présenter que la dégradation des valeurs tragiques traditionnelles. Avant toute chose, ils veulent tous exprimer l’absence de sens et le dérisoire du monde et de la vie humaine.

19. Sylvie Chalaye, ibid.,p. 13. 12

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Document n°1 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, «L’infra-tragédie » (1967)

Jean-Marie Domenach analyse les liens entre le Nouveau Théâtre et la société de consommation. Dans Fin de partie, après s’être inquiété un instant à l’idée de « signifier quelque chose », Hamm ajoute : « Une intelligence revenue sur terre ne serait-elle pas tentée de se faire des idées à force de nous observer ? », ce qui laisse supposer que ce lieu infernal est vraiment sur la terre, et que l’intelligence est passée de l’autre côté. Ce « huis clos » se déroule, comme celui de Sartre, dans un autre monde, mais dans un autre monde qui n’est pas la mort fictivement vécue par des vivants, mais la vie réellement vécue comme une mort. Ainsi, comme au temps des Grecs, l’homme est une proie. Non plus pour les dieux, mais pour une fatalité qui se crée à partir des choses et des autres, lesquels nous asservissent à mesure qu’augmente le besoin que nous avons d’eux. Car tel est le paradoxe : plus les produits de la technique recouvrent la terre, et moins l’homme y reconnaît son image, le témoignage de sa présence au monde. À l’investissement du consommateur par les objets, le théâtre de Ionesco et de Beckett répond par une distanciation étrange. (…) À la culture du superflu répond la réduction au besoin primordial, telle que la pratique Beckett, car, dans un décor technologique et publicitaire, la faim ou l’envie d’uriner sont des manifestations irréductibles de l’homme : elles apaisent son angoisse d’être là, elles donnent la garantie de l’instinct insatiable contre la saturation des appétits et la dissolution des saveurs dans une manducation indifférente. Ainsi l’abondance se retourne en misère fondamentale, et la satisfaction revient à la simplicité de ses origines. « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », disait Artaud. Ultime certitude d’un monde aseptisé. Cette odeur ontologique n’était certes pas celle que dégageait la tragédie classique. Mais c’est bien à travers elle que la société de consommation retrouve le chemin de la tragédie. À la multiplication parallèle des hommes répond un paradoxe analogue : des personnages solitaires, incommunicables, enfermés, qui regardent le monde avec un télescope, et que l’humanité visite épisodiquement. Plus l’espèce humaine croît, se resserre, se « socialise », et plus grandissent l’isolement et l’horreur des autres, la possibilité et l’envie de les anéantir tous d’un seul coup. Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique. Coll. Esprit © Éditions du Seuil, 1967, coll. Points Essais, 1973.

Vous pouvez lire également :

- Huis clos (1944) de J.-P. Sartre, - Le Roi se meurt (1962) d’Eugène Ionesco. Ces pièces de théâtre offrent une réflexion sur la fin, la vie, la mort, la condition humaine, la conscience de soi, la liberté…

C

Situation de Fin de partie  Beckett avant Fin de partie Avant Fin de partie, Beckett écrit une trilogie romanesque : Molloy, Malone meurt, L’Innommable. Molloy est un vieux vagabond, parti retrouver sa mère, à bicyclette d’abord, puis sur des béquilles, puis en rampant. Moran est une sorte de détective lancé à sa recherche, mais il connaît de profondes transformations au point de ressembler si étrangement au personnage qu’il recherche qu’on se demande s’il ne s’agit pas du même, ou d’une création de son imaginaire. Malone attend sa mort prochaine dans un lit d’où il ne bouge plus. Pour tromper l’attente, et comme il possède encore un cahier et un crayon, il écrit des histoires, et par exemple, l’aventure de Macmann, dont on se demande s’il ne s’agit pas d’un autre visage de lui-même. Le corps de l’Innommable est incapable du moindre mouvement. Il n’est plus qu’un « je », donc innommable, qui étouffe de toutes les histoires imaginées, celles de Molloy, de Moran, de Malone, de Macmann, en lesquels il s’est vu. Entre ces deux derniers romans, Beckett a imaginé le dialogue de deux autres vagabonds, transposition dramatique des thèmes qui sont ceux des romans : En attendant Godot. D’un côté, Vladimir et Estragon, qui parlent du temps, de Dieu, de la condition humaine, et n’ont plus à grignoter que carotte, radis, ou os de poulet, et à parler encore, même pour ne rien dire. De l’autre, Pozzo et Lucky, le maître et Séquence 3-FR01

13

© Cned – Académie en ligne

l’esclave, victime et bourreau tour à tour, qui fournissent aux deux premiers une distraction dérisoire à leur vaine attente, car Godot n’arrive jamais. La pièce est représentée pour la première fois en 1953 et constitue un tournant dans l’histoire du théâtre, tant elle est détachée des conventions : pas d’action, des personnages déshumanisés, des dialogues qui brillent par leur inconsistance… Pendant quelques représentations, le public est désorienté. Mais les critiques sont bonnes, et après quelques échauffourées avec les tenants du théâtre classique20, le succès est prodigieux. Les Éditions de Minuit21 reçoivent bientôt des demandes de traduction du monde entier. Auparavant, en 1947, alors qu’il commençait Molloy, Beckett avait écrit une première œuvre dramatique, en trois actes, dont il refusa toujours qu’elle fût publiée : Eleutheria, « Liberté » en grec. Elle proposait deux décors simultanés : un intérieur bourgeois, une chambre misérable, entre lesquels les personnages, des bourgeois grotesques jusqu’à la farce dans le premier, un fils de famille qui refuse de vivre comme de mourir, dans le second, ne communiquent pas. Tout se passe comme si dans les pièces suivantes, Beckett avait supprimé le premier décor, emblématique du théâtre de boulevard, ou du théâtre traditionnel, dont le second est en quelque sorte l’envers. On peut reconnaître des filiations avec d’autres types de spectacles issus du cirque ou du cinéma burlesque : si Pozzo et Lucky, un peu comme Hamm et Clov, font penser au couple du clown blanc et de l’Auguste, les chapeaux melon dont sont affublés les vagabonds de En attendant Godot et le caractère plutôt naïf d’Estragon, opposé à celui plutôt logique de Vladimir, renvoient à l’univers de Laurel et Hardy. Enfin, il faut rappeler que Beckett entra en littérature par la traduction. Le bilinguisme de Beckett est lui aussi source de création. Après des poèmes et des romans écrits en anglais, Molloy est la première œuvre écrite directement en français ; suivront Malone meurt, L’Innommable, En attendant Godot, Fin de partie. Mais La Dernière bande et Oh les beaux jours, pour ne prendre que ces deux exemples, ont d’abord été rédigés en anglais. Il ne s’agit pas de choix dictés par les circonstances d’éditions. Beckett a un rapport poétique à la langue : il lui faut une langue neuve, qui lui paraisse en conséquence étrange et lui permette d’ « échapper aux automatismes inhérents à l’emploi d’une langue maternelle »22. C’est ainsi que lui apparaît le français lorsqu’il commence Molloy, c’est ainsi que lui apparaîtra de nouveau l’anglais, « devenu pour lui la langue étrangère »23 après avoir longtemps écrit en français. Ensuite, « labeur supplémentaire dont il se passerait bien24 », il traduit lui-même ses propres textes.

 Genèse de Fin de partie Les premières esquisses de Fin de partie remontent à 195025. Alors que En attendant Godot avait été rédigé, en 1948-49, entre Malone meurt et L’Innommable, pratiquement d’un seul jet26, la genèse de Fin de partie est beaucoup plus complexe et tourmentée. Après la rédaction de L’Innommable, Beckett a le sentiment d’être dans une impasse. Il existe environ une dizaine de manuscrits de Fin de partie, étalés de 1950 à 1956 (mais tous ne sont pas datés), ce qui atteste les atermoiements de l’écrivain et d’une création douloureuse. La première des esquisses, celle de 1950, dialogue entre deux personnages simplement nommés A et B, est interrompue par la citation de quelques vers d’un sonnet de Pétrarque. Le poète y exprime son sentiment que l’expression ne peut se trouver que lorsque l’émotion a été quelque peu mise à distance. Or, Beckett vient de perdre sa mère à la suite d’une longue et pénible agonie pendant laquelle il l’a assistée. Quatre ans plus tard, il assiste aussi son frère pendant une longue maladie, jusqu’à la mort. Les lettres qu’il envoie alors attestent l’insupportable lenteur que prit pour lui le temps de ces morts annoncées, et qu’il a voulu certainement rendre dans Fin de partie. Mais il lui faudra encore bien d’autres reprises, et la mise à distance de sa propre émotion à travers l’humour et l’ironie avant de pouvoir continuer la composition de Fin de partie. 20. Jean Anouilh, un des tenants du théâtre contre lequel écrit Beckett, admire cependant la pièce : « Pascal joué par les Fratellini » (les Fratellini ont consacré leur vie au cirque, sur plusieurs générations). Alain Robbe-Grillet, Audiberti ou Armand Salacrou ont aussi soutenu la pièce. 21. Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit, a soutenu Beckett dès qu’il a eu connaissance de ses premiers textes, et a édité l’ensemble de son œuvre. 22. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 23. 23. Charles Juliet, ibid.,p. 69. 24. Charles Juliet, ibid.,p. 69. 25. Selon l’étude de Giuseppina Restivo, « La genèse de Fin de partie de Beckett, d’après un olographe de 1950 », in Lectures de Beckett, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1998, p. 131. 26. « Ça s’organisait entre la main et la page », déclare Beckett à Charles Juliet (Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 20) 14

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

À plusieurs reprises, il pense la pièce achevée, puis, mécontent de son travail, recommence tout. Il travaille parallèlement à d’autres projets comme la traduction en anglais de L’Innommable ou l’écriture de la courte pantomime Actes sans paroles (le début de Fin de partie témoigne de l’importance que prend, à partir de cette époque, la pantomime* pour Beckett). Ses lectures de ces années-là (la Genèse, Baudelaire, Racine) influencent aussi son écriture : n’est-ce pas un passage sur le Déluge dans la Bible qui lui donne l’idée de cette terre à moitié engloutie par les eaux et de cet univers de post-création qui est celui de Fin de partie ? On retrouve dans le dernier soliloque de Hamm un vers de Baudelaire (« Tu réclamais le soir ; (…) Il descend : le voici », p. 109, extrait du poème « Recueillement », des Fleurs du mal de Baudelaire), et sans doute la lecture du théâtre racinien, et en particulier de Bérénice (où Racine écrit notamment dans la préface : « Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien »), a-t-elle aidé Beckett à tirer tout le parti possible « du monologue et d’une situation pratiquement statique où les personnages vivent dans un monde fermé sur lequel le changement n’a guère prise »27. D’un état à l’autre de la pièce, on peut noter que les relations entre Hamm et Clov étaient d’abord plus brutales, plus proches de celles qui existent entre Pozzo et Lucky dans En attendant Godot, plus troubles aussi puisqu’une version montre Hamm et Clov déguisés en femmes. La pièce comporta d’abord deux actes, et seulement deux personnages : Nagg et Nell ne sont inventés que lors d’étapes ultérieures. Pratiquement jusqu’à l’achèvement, la pièce ne fut intitulée que « Hamm ». Tout le travail de création de Beckett, observe Charles Juliet dans Rencontres avec Samuel Beckett, « progresse dans le sens de la réduction » ; la version finale ne comporte plus qu’un seul acte et un nombre d’objets nettement réduit par rapport à ceux qui étaient d’abord présents : tambour, baguette, Bible, seringue, cuillère de baptême… Beckett perfectionne les effets de rythme créés grâce aux répétitions de gestes ou de phrases, ou aux parallélismes, comme celui entre l’histoire du tailleur racontée par Nagg et celle de Hamm. Cet effort de composition, auquel s’ajoutent l’ironie et le refus du réalisme trop précis dans les premières versions, contribue à la mise à distance que le premier jet avait révélée nécessaire pour que la pièce trouve son équilibre et sa densité dramatique.

 Réception et postérité de Fin de partie Beckett termine l’écriture de Fin de partie, dans l’urgence, au printemps 1956 : il est question d’une première lors du festival de Marseille, qui a lieu pendant l’été. Mais finalement, cette programmation est annulée, et il faut chercher une nouvelle salle, ce qui n’est pas simple, Beckett ne bénéficiant pas, comme pour En attendant Godot, d’une subvention qui aiderait à la production. Le directeur du Théâtre de l’Œuvre accepte d’abriter les répétitions, puis finalement revient sur ses engagements. Heureusement, George Devine, le directeur d’un théâtre londonien, propose à Beckett de présenter la pièce à Londres à l’occasion de la Quinzaine française. La première mondiale a donc lieu, en français, le 1er avril 1957 au Royal Court Theatre (p. 9), lors d’une soirée de gala à laquelle le Tout-Londres est convié. La publicité a été très importante, et de nombreux critiques français rejoignent leurs collègues londoniens pour voir la pièce. Roger Blin et Jean Martin jouent les rôles de Hamm et de Clov. La pièce est dédicacée à Roger Blin qui n’avait pas ménagé ses efforts pour produire et mettre en scène En attendant Godot et y avait joué les rôles de Lucky, puis de Pozzo, Jean Martin ayant repris avec brio celui de Lucky. Roger Blin en était encore au début de sa carrière de metteur en scène et avait surtout une notoriété d’acteur. Beckett l’avait croisé de temps à autre en compagnie d’Antonin Artaud ou de Arthur Adamov, et était sensible à sa gentillesse, à son amour du théâtre, à son courage pour soutenir des œuvres nouvelles. Lors de cette première mise en scène, Beckett ne connaissait pas encore bien les coulisses du théâtre et n’était que très peu intervenu. En revanche, il intervient beaucoup plus pour Fin de partie, consent presque spontanément à quelques modifications du texte28, mais s’affronte régulièrement à Blin et à Martin, sans pour autant que leur amitié soit remise en cause. Maurice Jacquemont, alors directeur de la petite salle du Studio des Champs-Élysées, propose de monter la pièce. Fin de partie sera ensuite mis en scène, dans la traduction anglaise qu’en fera Beckett (Endgame29), à Londres, puis à New York. Beckett participera ensuite à sa mise en scène en 1964, à Londres, puis l’assurera entièrement en 1967, à Berlin, dans sa version allemande. 27. James Knowlson, Beckett, SOLIN Actes Sud, 1999, p. 543. 28. En particulier une page et demie vers la fin du texte, lorsque Clov dit apercevoir une silhouette d’enfant qui approche. (James Knowlson, Beckett, SOLIN Actes Sud, 1999, p. 990) 29. Vous pouvez trouver le texte de Endgame sur le site : http://www.samuel-beckett.net/endgame.html

Séquence 3-FR01

15

© Cned – Académie en ligne

En dehors de Molloy, En attendant Godot, Fin de partie, Oh les beaux jours (1961), Beckett ne connaîtra plus jamais de grand succès public. Il peut apparaître comme un auteur canonique du XXe siècle, au même titre que Céline ou Kafka, mais il est redevenu finalement, dès le début des années 60, un auteur quasi confidentiel, au lectorat sans commune mesure avec sa renommée. Cela n’était sans doute pas fait pour lui déplaire. Par ailleurs, il faut reconnaître que ses œuvres postérieures – proses ou pièces théâtrales écrites pour la radio, le cinéma ou la télévision – sont d’abord expérimentales.

16

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Quelle dramaturgie ? A

Quelle action ?  Quel début pour cette « fin de partie » ? Lecture de l’incipit : Lisez le passage qui va du début (p. 11) jusqu’à : «… j’ai à faire » (p. 16). Pour réfléchir a) En quoi cette scène rappelle-t-elle et s’écarte-t-elle des scènes d’exposition du théâtre de Molière où l’on voit apparaître un maître et son valet (voyez par exemple Dom Juan ou Les Fourberies de Scapin)? b) Faites le schéma de l’espace de la scène, indiquez la position des fenêtres, de la porte, des poubelles, des personnages. Indiquez par des flèches et des numéros les différents déplacements de Clov. c) Commentez l’emploi des temps dans la première phrase de Clov. Mise au point Cette « exposition » ne peut manquer de décevoir le spectateur ou le lecteur : rien de ce que la tradition théâtrale requiert (antécédents, présentation des personnages, enjeu de l’intrigue, explications nécessaires à la compréhension de la suite) n’y est apparemment proposé. Cette « exposition » si déroutante semble moins destinée à expliquer qu’à forcer le spectateur à mettre en question la possibilité même de signifier. Pourtant, Beckett campe un univers qu’il s’agit de lire même si les questions que l’on a l’habitude de poser ne trouvent pas de réponses. Il vous reste à observer et à interpréter ce qui est : même si cette exposition ne répond guère aux critères traditionnels de composition d’une exposition, elle « expose » malgré tout : un décor, des personnages, des gestes… C’est à partir de là qu’il faut travailler.

➠ Planter le décor

Le décor sur lequel s’ouvre la pièce est caractérisé principalement par : - le vide (« Intérieur sans meubles ») ; - la « lumière grisâtre » qui semble reproduire la vacuité ennuyeuse de ce décor décevant – le spectateur va aussi au théâtre pour le plaisir des décors et des machineries. Il est probable que le regard du spectateur se dirige immédiatement vers les seuls « objets » de ce décor : - « Au centre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm. Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde » (p. 11) ; - « deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés » que le spectateur, en raison de leur situation, « Aux murs de droite et de gauche, vers le fond », ne doit finalement apercevoir que lorsque Clov se dirige ensuite vers elles. Cependant, c’est au lecteur que le dramaturge dévoile d’abord l’existence de ces fenêtres. Il faudra donc rester attentif à ce décalage entre la lecture et le spectacle. Le lecteur en sait plus que le spectateur, mais ne VOIT rien, il ne peut qu’imaginer ; la vision du spectateur, pour être véritable et plus immédiate, n’en est pas pour autant plus complète. Les deux visions sont donc partielles par rapport au réel. Le théâtre, qu’il soit lu ou vu, n’en donne qu’une « partie »… Le « tableau retourné » exhibe lui aussi une vision possible et - à la fois - refusée ; de même, les seuls objets à « voir » sont tous « recouvert(s) » d’un « vieux drap ». Tout se passe comme si chacun des objets ou des actants* de la pièce – pour l’instant spectateur et lecteur ne peuvent en savoir plus - était recouvert d’un « rideau » individuel, dont la présence ne peut qu’attiser et frustrer à la fois la curiosité du spectateur. Séquence 3-FR01

17

© Cned – Académie en ligne

Dans ce décor vide, les déplacements de Clov constituent une véritable pantomime*. Chacun de ses gestes se trouve décomposé : au lieu de regarder directement par la fenêtre, une fois le rideau tiré, Clov a d’abord regardé la fenêtre d’en bas avec son rideau tiré, est allé chercher l’escabeau, est monté sur l’escabeau pour tirer le rideau, puis est redescendu, puis est remonté pour regarder par la fenêtre. Chaque geste est aussi dupliqué en fonction de l’organisation du décor : Clov regarde d’abord chacune des deux fenêtres, puis va chercher l’escabeau, tire le rideau de chacune d’elles, transportant à chaque fois l’escabeau, regarde par chacune d’elles, après avoir à chaque fois transporté l’escabeau. Les parallélismes employés pour répéter les expressions (« il descend de l’escabeau, l’installe sous la fenêtre… », p. 12), la rigueur de l’alternance ménagée par les repères « à gauche », « à droite », la réitération soigneuse des motifs (regard, rire, ôter ou soulever un tissu – rideau ou drap), la précision du nombre de pas qui semble induire une forme de progression dans la coordination des gestes et des intentions de Clov (« six pas… trois pas… un pas… », p. 12) transforment des actes apparemment insignifiants en rigoureuse chorégraphie qui force le lecteur ou le spectateur à s’interroger. En effet, les gestes de Clov peuvent paraître mystérieux : que « regarde » Clov qui suscite en lui ce « rire bref » ? En réalité, le personnage de Clov semble inviter le spectateur et le lecteur à se mettre à distance et à prendre en compte la théâtralité*. L’escabeau n’est-il pas l’instrument nécessaire au travail du décorateur ? Tirer les rideaux des fenêtres n’est-ce pas ouvrir le rideau de scène du théâtre, mais l’ouvrir sur un monde qui se refuse à la vue, et dont la contemplation fugace ne produit qu’un « rire bref », c’est-à-dire plus proche du constat amer de la dérision, que du plaisir pris à un spectacle réjouissant ? Le leitmotiv de ces didascalies décrivant les gestes de Clov est constitué par le retour des mots « regarde » et « rire » : ne sont-ce pas les deux actes clés attendus du spectateur de Fin de partie ?

➠ Présenter les deux personnages principaux

Semblant poursuivre dans l’exhibition de la théâtralité*, Clov se place devant le public pour prononcer la première phrase : « Il va à la porte, s’arrête, se retourne, contemple la scène, se tourne vers la salle ». En réalité, cette position met en valeur la solitude du personnage puisqu’il ne s’agit pas de l’aparté* qu’elle semblait annoncer : « regard fixe, voix blanche » (p. 13). Clov ne parle qu’à lui-même et ses premières phrases peuvent sembler énigmatiques au spectateur. Hamm ne s’exprimera que lorsque Clov sera sorti, mais son soliloque* dira déjà la solitude et l’incommunicabilité, thèmes omniprésents dans la suite de la pièce. Si la première phrase de Clov illustre le titre de la pièce (« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » p. 13), elle formule en même temps un paradoxe : la pièce commence sur la mention d’une fin prochaine. Mais au fur et à mesure que la phrase se développe, cette fin semble mise en doute : ce que le participe passé décrivait comme accompli se révèle finalement rejeté dans un futur proche (« ça va finir »), et même dans l’hypothétique : « ça va peut-être finir ». Toute l’action de la pièce se glisse par conséquent dans l’infime brèche ouverte par ce « peut-être », dans ce temps du terme imaginé, désiré avec soulagement, avant de prendre en compte ce que la réalité ne peut qu’infirmer : la fin n’est pas encore arrivée – autant dire que nous n’en sommes qu’au commencement, même s’il ne s’agit que de celui de la pièce. Pourtant, la phrase suivante, énoncée sur le mode aphoristique*, montre que Clov veut continuer à penser le temps dans son inéluctable avancée vers un terme : « Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas » (p. 13-14). La métaphore des grains et du tas permet de visualiser en le matérialisant le passage du temps : la pièce de Beckett tentera de donner une image sensible et matérielle de la vanité de toute chose. Alors que Clov introduit le motif de la fin, c’est Hamm qui introduit celui de la « partie » : « à moi (…) de jouer ». En quoi consiste ce « jeu » ? S’agit-il là d’un indice qui exhibe la théâtralité et d’une rupture de l’illusion théâtrale ? Ou bien de l’introduction d’un soliloque* qui divertit de l’ennui, rôle que remplissaient déjà les allées et venues minutieuses et répétitives de Clov, ainsi que le soin apporté à ses gestes précautionneux (« le plie soigneusement et le met sur le bras », répété deux fois, p. 13). Le soliloque de Hamm reprend les mêmes thèmes que la première réplique de Clov : fin et incertitude, voire indécision : « …il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps) Et cependant, j’hésite, j’hésite à… à finir » (p. 15). Mais d’autres données sont ajoutées à l’exposition : Hamm dit sa souffrance, parle de ses parents, de son chien, d’un « refuge » (p. 15). Comme Clov, Hamm est porté sur les considérations générales : « est-ce dire que nos souffrances se valent ? » (p. 15), mais là aussi cette forme de réflexion philosophique, comme chez Clov, voisine avec les gestes et les considérations les plus triviales : bâillements, ton familier du « Oh là là, qu’est-ce que je tiens » (p. 15). La seule action de cet incipit réside finalement dans la sortie et l’entrée de Clov, rappelé par le coup de sifflet de Hamm : le spectateur a pu déjà identifier entre les deux personnages des rapports maître/valet.

18

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Ce coup de sifflet et l’ordre donné à Clov par Hamm (« Prépare-moi, je vais me coucher », p. 16), ses questions, les gestes de chacun des personnages (par exemple, le maniement de l’escabeau par Clov, la position de Hamm, assis sur son fauteuil à roulettes au centre de la scène, comme sur un trône, la docilité de Clov, posté à côté du fauteuil, ou qui se contente d’attendre « dans la cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, (…) que (Hamm) le siffle » (p. 14), et son soulagement encore craintif d’un châtiment évité (« On ne peut plus me punir », p. 14), la tirade plus longue de Hamm sont autant d’éléments qui indiquent au spectateur et au lecteur que Hamm occupe par rapport à Clov une position hiérarchiquement supérieure. Cependant, là aussi, l’indécision – du spectateur ou du lecteur – demeure : si Hamm apparaît en position de maître, de nombreux éléments viennent amoindrir sa puissance. Ainsi, le fauteuil à roulettes indique qu’il est impotent, alors que Clov continue de marcher, même si cette démarche semble douloureuse (« Démarche raide et vacillante », p. 11). Tout dans le personnage dit la souffrance et l’approche de la fin de la vie : ses propos (« Peut-il y a – (bâillements) – y avoir misère plus… plus haute que la mienne ? » (p. 15), son désir de sommeil, et son costume : robe de chambre, calotte en feutre, plaid et chaussettes du malade frileux, lunettes noires de l’aveugle, et surtout ce mouchoir « taché de sang étalé sur le visage » (p. 13), qui introduit une note troublante de cruauté, la couleur du sang étant en outre curieusement présente dans le « teint très rouge » des deux personnages. Le tutoiement qu’emploie Clov vis-à-vis de Hamm, sa protestation lorsque Hamm lui demande de le coucher (« Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq minutes, j’ai à faire », p. 16) révèlent au spectateur d’étranges rapports où s’inversent les rôles de bourreau et de victime. Ces premières pages de la pièce déroutent en paraissant cultiver l’absurde. En réalité, leur ensemble expose l’incertitude des personnages, et l’ennui, le vide, une souffrance qui ne peuvent qu’évoquer le néant – ou sa stylisation, dans la mesure où cette ouverture est aussi remarquable par le nombre d’éléments qui renvoient à la théâtralité. Cette insistance sur la théâtralité induit que la pièce ne montrera aucune vie, aucune mort véritable. Ce début de partie contient déjà sa fin, moins parce qu’il la programme, que parce qu’il la représente dans le déni des formes théâtrales traditionnelles.

 Le déroulement de la « partie » : structure de la pièce Aucune indication paratextuelle* n’indique un quelconque découpage en actes*. L’absence d’actes trahit aussi, par définition, l’absence de nœud*, de péripétie*, voire de dénouement* : retrouver une structure ou une progression paraît d’abord tenir de la gageure. La « fin », elle-même, semble se réduire à une répétition du début : certes, Clov paraît partir, mais finalement il revient (p. 108), pendant que Hamm développe un soliloque (p. 107-110), écho à celui du début (p. 14-15), et replace sur son visage le mouchoir que le spectateur y avait vu au lever du rideau. Que s’est-il passé entre ces deux moments ? Rien. Ou presque, sinon un échange entre deux personnages qui semblent conjurer leur ennui en parlant pour ne rien dire, et quelques menues aventures que constituent pour des êtres aussi démunis leurs démêlés avec leurs souvenirs ou avec quelques objets. Malgré tout, toute pièce - aussi « absurde » paraisse-t-elle - est une œuvre fabriquée, construite. En cela, il demeure nécessaire de reconnaître les matériaux de cette construction. Nous allons tenter d’utiliser ceux que nous connaissons déjà (repérage de scènes en fonction de l’entrée ou de la sortie de personnages ; repérage d’actions, aussi infimes soient-elles ; étude de la progression) pour nous approprier et mieux comprendre cette forme nouvelle. Pour réfléchir Relisez la pièce et : a) Tentez de délimiter des scènes* en relevant les entrées ou apparitions, et sorties ou disparitions, de personnages. b) Quels sont les moments ou faits qui vous semblent tenir lieu de péripéties* ? Quels en sont les supports ou les prétextes ? c) Relevez les éléments de réitération : retour d’objets, répliques répétées, gestes, etc. Quel effet est ainsi créé ? d) Relevez les éléments qui vous semblent ménager une progression dans la pièce. e) S’il y a « partie » et « jeu », quel est l’enjeu ? quelle « fin » révèle cette progression ? Séquence 3-FR01

19

© Cned – Académie en ligne

Mise au point

➠ Une pièce sans

actions ?

Le fait qu’une scène puisse être dramaturgiquement définie à partir de la reconnaissance d’une unité entre des actions partielles, autant qu’à partir d’une définition plus conventionnelle correspondant à l’arrivée ou au départ de personnages, permet de construire le tableau suivant pour présenter la structure de Fin de partie : Tableau : Essai de repérage d’une structure dans Fin de partie

Pagination 10-20

Personnages Hamm Clov

Proposition de titre pour la « scène » ainsi délimitée

Ce qui peut tenir lieu d’actions

Exposition (présentation des deux personnages et de leurs rapports, présentation de l’enjeu : « finir »)

21-22

Hamm Nagg

Nagg a faim

23-27

Hamm Clov (Nagg écoute)

L’attente

27-37

Nagg Nell (Hamm)

Exposition (leurs rapports et les raisons de leur situation) – Histoire du tailleur

38-66

Hamm Clov

Hamm veut retenir Clov

Le tour de la chambre (39-41) Regarder au-dehors : la lunette (41-47) La puce de Clov (48-49) Le chien de Hamm (55-57) La mère Pegg (58) La gaffe de Hamm (59-60) Le fou de Hamm (60-61) Le réveil de Clov (64-65)

66-82

Hamm Nagg Clov

Raconter des histoires

Hamm raconte à Nagg son histoire de Noël (68-73) Clov et le rat dans la cuisine (73) Prière de Hamm (74) Nagg comprend le refus de Hamm de lui donner la dragée promise (74-75) Clov fait de l’ordre (76-77) Hamm continue le récit de son histoire à Clov (78-81) Mort de Nell (81-82)

82-108

Hamm Clov, qui entre et sort à plusieurs reprises

Les derniers moments

La fenêtre : regarder au-dehors (83-86) Hamm appelle son père (86-87) Hamm demande à Clov de l’embrasser (87-88) Regarder au-dehors : la lunette (94-99) L’enfant (101-103) Chanson de Clov (104-105) Bilan de Clov (105-107), qui sort. Bilan de Hamm (107-110), pendant lequel revient Clov.

On pourrait considérer les premières « scènes » ainsi distinguées, jusqu’à la page 37, comme une vaste exposition : - présentation des quatre personnages ; - orchestration rapide des principaux thèmes ou actions : satisfaction des besoins vitaux ; - attente et impatience de la fin ; - recours aux histoires ou aux objets.

20

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Les actions frappent par leur caractère dérisoire : manier des objets, eux-mêmes dérisoires, se déplacer, et lorsque c’est impossible, tenter de regarder au-dehors, ou raconter le passé. Tout dit le besoin de se projeter en-dehors de sa situation, et d’en rester incapable. La seule péripétie n’est repérable qu’à travers le regard de Clov qui croit apercevoir « un môme » par la fenêtre (p. 102). Mais cette péripétie n’apporte paradoxalement aucun changement de situation : Hamm réagit avec flegme et invalide toute action consécutive contre Clov qui veut sortir avec la gaffe pour tuer l’importun (« C’est fini, Clov, nous avons fini. Je n’ai plus besoin de toi », p. 103), soit que sa situation de mourant l’empêche d’agir davantage, comme semble l’indiquer le premier sens du texte, soit qu’il reconnaisse le caractère imaginaire ou illusoire de cette péripétie (« Tu ne me crois pas ? Tu crois que j’invente ? », p. 108).

➠ La progression

de la « partie »

Quant aux entrées et sorties de Clov, si elles permettent d’abord de distinguer les premières scènes, très vite, elles ne paraissent plus ensuite que strictement utilitaires à l’accomplissement d’actions dérisoires, Clov rentrant aussitôt après être sorti, pour aller chercher tel ou tel objet sur l’ordre de Hamm. L’ennui de la monotonie de la vie suscite l’impatience de la fin, ou bien peut-être est-ce le contraire : « HAMM. - Alors il n’y a pas de raison pour que ça change. CLOV. – Ça peut finir » (p. 17) L’énumération des différents sujets d’échange destinés à combler cet ennui, dans la colonne de droite du tableau, tient du coq-à-l’âne : on n’en finirait pas de relever les éléments d’incohérence, les ruptures dans le dialogue, plus ou moins ponctuées par des moments de silence : « Un temps ». Cependant, cet absurde apparent est construit sur une esthétique de la réitération. Ainsi, on peut remarquer qu’à certaines sorties de Clov, Hamm ponctue alors cette « fin de partie » d’un « ça avance » (p. 21, 27, 55, 89) : le départ de Clov rend alors tangible l’écoulement du temps. Sa répétition entre en résonance avec d’autres expressions qui, tout en scandant la progression de la pièce, expriment l’ennui impatient des deux personnages : - HAMM : « il est temps que cela finisse » (p. 15) - HAMM : « Alors il n’y a pas de raison pour que ça change ». - CLOV. – « Ça peut finir » (p. 17) - HAMM : « Ça ne va pas vite » (p. 24) - HAMM : « Ça ne va donc jamais finir ! » (p. 36) - CLOV : « Ce n’est pas bientôt la fin ? » (p. 81) - CLOV : « Cessons de jouer ! » (p. 100) - HAMM : « Alors que ça finisse ! » (p. 100) Le psittacisme30 de l’ « action » ne conduit qu’au manque, à la disparition et au vide, dont l’usage du « calmant » révèle qu’ils étaient douloureux dès le début de la pièce : Hamm demande son calmant à plusieurs reprises, et Clov le lui refuse sous prétexte que ce n’est pas l’heure (p. 18, 24, 38, 50, 65). À la fin de la pièce, il révèle que la boîte de calmants est « vide » (p.92). Pourtant, la réitération met en évidence l’indétermination de la « fin », que les deux protagonistes laissent craintivement béante : - HAMM : « Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe ? » - CLOV : « Quelque chose suit son cours » (p. 26) - HAMM : « Qu’est-ce qui se passe ? » - CLOV : « Quelque chose suit son cours » (p. 47) - HAMM : « Tu ne penses pas que ça a assez duré ? (…) Ce… cette… chose » (p. 61-62) En outre, Hamm semble vouloir conjurer cette impossibilité et cette béance de la fin par la construction d’une histoire : « La fin est dans le commencement et cependant on continue. (…) Je pourrais peut-être continuer mon histoire, la finir et en commencer une autre » (p. 89). 30. Le psittacisme consiste à répéter mécaniquement, sans les comprendre, des mots ou des phrases entendus. Nous employons ce terme ici, de manière imagée, pour l’action, car celle-ci est réduite, dans Fin de partie, à un échange de répliques, qui tient plus de la répétition vide, que d’une communication qui serait susceptible de faire avancer le cours de la fiction.

Séquence 3-FR01

21

© Cned – Académie en ligne

La fin de la pièce n’éclaire pas davantage ce flou puisque si Hamm a le sentiment que : « C’est fini, Clov, nous avons fini. Je n’ai plus besoin de toi. » (p. 103), s’il esquisse un bilan : « Vieille fin de partie perdue, finir de perdre » (108), Clov est finalement revenu et à la fin de la pièce, avant que le rideau ne retombe, Hamm replace sur son visage le linge qui s’y trouvait au lever du rideau et donne ainsi le sentiment de la possibilité d’un cycle. Ainsi, la fin et la progression apparaissent dans les incertitudes des miroitements de l’illusion. Même la mort de Nell n’est pas certaine : « HAMM. – Va voir si elle est morte.

Clov va à la poubelle de Nell, soulève le couvercle, se penche. Un temps. CLOV. – On dirait que oui. » (p. 82) Ainsi, si « la fin est dans le commencement », c’est que les frontières entre vie et mort sont incertaines, impossibles à délimiter : la mort est dans la vie dès la naissance ; naître, c’est être déjà voué à la mort, c’est abriter la mort en soi, et par conséquent, c’est commencer à mourir, commencer à « finir ».

 La « fin de partie » Lecture du dénouement : Lisez le passage qui va de « HAMM – C’est fini, Clov, nous avons fini » (p. 103) à la fin. Pour réfléchir a) Relevez les points communs avec l’incipit, du début (p. 11) jusqu’à : «… j’ai à faire » (p. 16). b) En quoi la « vieille fin de partie » vous semble-t-elle « perdue » (p. 108) ? c) Observez la photo n°1 : quels mots du dernier soliloque vous semblent illustrer cette attitude des personnages ?

Hamm et Clov. Représentation au Théâtre Schiller durant le festival de Berlin. Mise en scène de Samuel Beckett ; avec Gudrun Genest, Werner Stock, Ernst Schröder, Horst Bollmann. © akg-images / Gert Schütz. 22

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Mise au point

➠ Où commence la fin ?

Le mot « RIDEAU » (p. 110) – qui signale que le rideau de scène doit se baisser – indique la fin du spectacle, mais pas nécessairement la fin de la fiction. La pièce s’arrête juste avant que Hamm n’ « approche (son) mouchoir de son visage » (p. 110). Il n’est pas dit que Hamm soit mort et que ce « vieux linge » (p. 110) lui serve de suaire. Cet excipit peut même apparaître comme la fin d’un cycle dont on peut présager qu’il se renouvellera, que Hamm se réveillera et que Clov sera toujours à ses côtés. Hamm occupe en effet la position qu’il occupait à l’ouverture du rideau (p. 13) et, sauf les habits de voyage de Clov, cette fin redouble le commencement. On retrouve les mêmes indications scéniques : « Au centre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm. Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde… » (p. 11), « Près de la porte, impassible, les yeux fixés sur Hamm, Clov reste immobile jusqu’à la fin. » (p. 108), et les deux passages comportent un soliloque* de Hamm ouvert par ces mots : « À moi. (…) De jouer. » (p. 14 et 108), « Vieux linge ! » (p. 14 et 110). Dans les deux extraits, Clov exprime la hantise d’une mystérieuse punition : « On ne peut plus me punir » (p. 14), « il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça, si tu veux qu’on se lasse de te punir » (p. 106). De l’un à l’autre, on sent la même impression de vie qui ne parvient pas à finir, car si Clov, finalement, revêt un habit de voyage, il n’en revient pas moins au côté de Hamm (p. 108). On peut même se demander à partir de quel moment commence la fin de la pièce. Nous avons choisi ici de délimiter l’extrait après la fin de la séquence de l’enfant (p. 103), dont Hamm refuse qu’il devienne une péripétie : « C’est fini, Clov, nous avons fini. » (p. 103). Clov le quitte quelques répliques plus tard, sans que Hamm croie non plus ce départ définitif : « Clov ! », appelle-t-il juste avant de ressortir son mouchoir (p. 110). Et en effet, Clov est revenu quelques instants auparavant, sans que Hamm s’en aperçoive. Les personnages attendent la fin dès le début de la pièce, mais aucune fin définitive, susceptible d’apporter un sentiment de certitude, n’arrive. La composition de Fin de partie, comme celle de toute œuvre d’art, relève de la nécessité et des choix du créateur. Mais cette nécessité est employée à rendre la contingence de la vie et l’attente fiévreuse et inquiète du moment incertain où arrive la mort. Le cycle ou la suite que suggère cet excipit disent que la frontière entre la vie et la mort reste indécise. Que le rideau s’abaisse sur le mouvement de Hamm « approch(ant) le mouchoir de son visage » rappelle que la mort, trépas, fin suprême, reste irreprésentable. Il s’agit d’ailleurs moins de représenter la mort comme état, que le « finir ». Les actions à l’infinitif envisagées par Hamm dans son dernier soliloque (« Jeter », « Enlever. (…) Et remettre. », « Essuyer. (…) Et remettre. » , p. 108) disent la répétition, autant que l’infinie décomposition des derniers moments dans des gestes destinés à distraire l’attente ou à marquer le vide, comme si la pensée n’avait plus le goût, l’envie ou la force de se coordonner syntactiquement : « Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et l’histoire close. » (p. 109). Du lit de Molloy et de Malone à la jarre de l’Innommable, Beckett a déjà décrit les affres d’existences réduites à des espaces si étroits et à des corps si mutilés qu’on se demande comment la vie y est encore possible, et cependant, elle l’est, au milieu de cette mort. C’est aussi ce que met en scène Fin de partie, mais le théâtre y ajoute ses propres effets : on y attend que le rideau se lève, mais la scène qui apparaît au début de Fin de partie est décevante, et sans doute le spectateur ne peut-il réprimer le désir d’une autre scène. Mais aucune autre scène ne vient se substituer à celle-ci : la fenêtre engloutie n’était qu’une erreur d’orientation, l’enfant n’a peut-être jamais existé, et de toutes façons, Hamm ne s’est pas risqué à cette découverte. Aucun ailleurs ne vient consoler de cet enfer. Vivant, on ne peut goûter le repos de la mort : aucun néant ne vient calmer les douleurs de la vie. Une fois mort, on ne peut plus en effet goûter ce repos. L’existence ne peut se décliner que dans cette attente infiniment diffractée.

➠ Représenter l’irreprésentable : le jeu

Tressée de cette attente de la mort, de cette anxiété du « finir », Fin de partie a donc pour but de représenter le « mourir », c’est-à-dire l’irreprésentable. Donnons au verbe « représenter » son sens théâtral : la mort, la vie sont un jeu, le « mourir » une « fin de partie » ; si la « partie (est) perdue », il reste à « finir de perdre » (p. 108). Or, le « mourir » est par définition inaccessible à la conscience ; en conséquence, on ne peut que le jouer, et peut-être jouer (pour s’en distraire) et s’en jouer (pour s’en moquer) en le jouant. Pourquoi, par exemple, Hamm redoute-t-il que Clov le « quitte » (p. 53, 57, 62) ? Séquence 3-FR01

23

© Cned – Académie en ligne

« CLOV. – Je te quitte. HAMM. – Non ! CLOV. – À quoi est-ce que je sers ? HAMM. – À me donner la réplique. » (p. 77-78) Mais, dans les derniers moments de la pièce, Hamm désire apparemment plus que des répliques, c’està-dire des bouts de texte déjà écrits, uniquement destinés à mettre en valeur l’acteur principal. Et de ce point de vue, il n’est pas sûr que la « vieille fin de partie (soit) perdue » (p. 108), car Clov se met en effet à parler davantage de lui. Hamm lui demande des paroles consolatrices : « quelques mots… que je puisse repasser… dans mon cœur » (p. 104), et reprenant le cours du roman ou de l’histoire qu’il n’est pas loin d’achever (voir p. 65, 69, 72, 78-81, 90) : « Il ne m’a jamais parlé. Puis, à la fin, avant de partir, sans que je lui demande rien, il m’a parlé. Il m’a dit… » (p. 105). Et Clov de se mettre à chanter un couplet qui satisfait peu Hamm en raison de son inauthenticité : « Joli oiseau, quitte ta cage… » (p. 105). C’est que tous les mots et les sentiments sont mensongers, et c’est sur ce sujet que Clov se livre soudain, de manière irrépressible (anaphore de « On m’a dit », p. 106), sur ses désillusions au sujet de l’amour, de l’amitié, sur son incompréhension de cette mort qui l’envahit peu à peu : « Bon, ça ne finira donc jamais, je ne partirai donc jamais. (Un temps.) Puis un jour, soudain, ça finit, ça change, je ne comprends pas, ça meurt, ou c’est moi, je ne comprends pas, ça non plus. Je le demande aux mots qui restent – sommeil, réveil, soir, matin. Ils ne savent rien dire. » (p. 106-107) À la fin, Clov, de retour sans être véritablement parti, se tient « impassible, les yeux fixés sur Hamm » (p. 108), spectateur silencieux du jeu de Hamm, de ses outrances emphatiques (« Une dernière grâce », p. 108), de son rituel (le drap, le mouchoir), de son désir de conter des histoires (« (Ton du narrateur) S’il pouvait avoir son petit avec lui… », p. 109) jusqu’au dernier moment : « Puisque ça se joue comme ça… (…) jouons ça comme ça… (…) et n’en parlons plus… (…) ne parlons plus… » (p. 110). Sans doute Clov n’est-il pas parti parce qu’il se sent « trop vieux, et trop loin, pour pouvoir former de nouvelles habitudes » (p. 106), mais aussi peut-être parce qu’il n’a pas été assez sincèrement présent, parce qu’il a joué la comédie : « il faut que tu sois là mieux que ça, si tu veux qu’on te laisse partir » (p. 106). Il ne peut donc guère croire avoir véritablement « gagn(é) la sortie » (p. 107). Le jeu sur « gagner » révèle que le fait de se diriger vers la sortie ne signifie nullement l’emporter comme une victoire : les mots étant mensongers, vides de sens, Clov sait que ses confidences, aussi sincères soient-elles, ne peuvent lui permettre véritablement de quitter cet enfer. Cependant, le style de Hamm a changé. Le soliloque final rappelle par son style un autre soliloque tenu en l’absence de Clov (p. 89) dans le même retour lancinant des infinitifs qui suggèrent une paresse grandissante dans l’exercice de la pensée et qui, dérisoirement, n’exhibent plus que des actions simulacres d’autres actions dont on aurait vu l’efficacité sur le monde : les actions de Hamm (jeter le chien, le sifflet - p. 110) ne font qu’approfondir son dénuement, sans pour autant lui permettre de parvenir à une indubitable fin. Si la « vieille fin de partie » est malgré tout perdue, c’est en raison de l’extrême solitude dans laquelle se trouve désormais Hamm : Clov n’est plus qu’un spectateur muet qui se tient à distance, qui ne répond plus même s’il demeure présent, et Hamm a jeté loin de lui chien et sifflet. On peut d’ailleurs penser que la photo n°1 correspond au moment où Hamm appelle Clov pour la dernière fois : le regard du comédien jouant Clov semble indiquer qu’il observe Hamm, tout en ne lui répondant pas, alors que le mouvement de Hamm peut traduire qu’il a perçu la présence de Clov (ce que le texte de la pièce ne dit pas) ; la mise en scène mettra d’autant en valeur la solitude de Hamm à qui Clov ne répond pas. Hamm ne garde que ce mouchoir taché de sang qui fait penser au voile dont Sainte Véronique aurait essuyé le visage du Christ sur le chemin de croix, l’appel au père31 quelques phrases plus haut invitant le lecteur ou le spectateur à plaquer sans doute un peu brutalement sur le texte des visions symboliques qu’il n’appelle pourtant pas explicitement. Le dénouement de Fin de partie se fait aussi dans le dénuement du langage et le glissement de « n’en parlons plus » à « ne parlons plus ». Après avoir recréé, non sans dérision (« Joli ça », p. 109), un

31. On a pu comparer Hamm au Christ dans le jardin des oliviers (Henri Béhar, « Harmoniques et sons fondamentaux dans En attendant Godot et Fin de partie », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Frank Évrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 29, 33). 24

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

fragment du poème de Baudelaire, « Recueillement »32, après en avoir fini avec son histoire-roman (« Oh je l’ai mis devant ses responsabilités ! (Un temps. Ton normal.) Eh bien ça y est, j’y suis, ça suffit. », p. 109), Hamm choisit (provisoirement ?) le silence. C’est ce silence de la création verbale qui seul peut paraître pour le lecteur et le spectateur un signe avant-coureur de la mort, et cependant, rien n’est moins certain, le blanc et le silence, en poésie, étant aussi nécessaires que les mots. Plutôt que théâtre de l’absurde, on pourrait caractériser le théâtre de Beckett de « théâtre de l’incertitude ». Prolongement Voici le texte des deux poèmes « Recueillement » et « Le Rêve d’un curieux » 33 extraits des Fleurs du mal de Baudelaire : quels éclairages vous apporte leur lecture pour comprendre ces dernières pages de Fin de partie ?

CLIX. - Recueillement Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci. Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici, Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées ; Surgir du fond des eaux le Regret souriant ; Le soleil moribond s’endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l’Orient, Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

CXXV.- Le Rêve d’un curieux À F-NConnais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, Et de toi fais-tu dire : « Oh ! L’homme singulier ! » - J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse, Désir mêlé d’horreur, un mal particulier ;

32. On comprend la dérision narquoise de Hamm : le poème « Recueillement » de Baudelaire fait apparaître la mort comme un repos. C’est plutôt le poème « Le Rêve d’un curieux » qui évoque l’inspiration de Beckett : « J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore M’enveloppait. – Eh quoi, n’est-ce donc que cela ? La toile était levée et j’attendais encore. » Dans le chapitre déjà cité infra, Maurice Blanchot souligne l’ambiguïté tragique des limites de la mort avec des mots qui, commentant Baudelaire, pourraient aussi très bien convenir à Beckett : « Il a le sentiment très profond que l’horreur de vivre ne peut pas être consolée par la mort, qu’elle ne rencontre pas de vide qui l’épuise, que cette horreur d’exister qu’est l’existence a pour principale signification le sentiment d’un : on ne cesse pas d’exister, on ne sort pas de l’existence, on existe et on existera toujours, qui est révélé par cette horreur même. (…) Il n’y a donc pas à compter sur le néant pour en finir, car, quand on est entré dans l’existence, on est entré dans une situation qui a pour caractère essentiel qu’avec elle on n’en finit pas. (…) Nous n’avons pas devant nous la mort, mais l’existence qui, si loin que j’avance, est toujours devant et, si bas que je m’enfonce, est toujours plus bas et, si irréellement que je m’affirme (par exemple dans l’art), infeste cette irréalité d’une absence de réalité qui est encore l’existence. » (La Part du feu, Gallimard, Paris, 2005, p. 147-148). 33. Ce rapprochement nous a été suggéré par l’article de Carlo Pasi, « Le Non-sens de l’attente », in Samuel Beckett, L’écriture et la scène, textes réunis par Evelyne Grossman et Régis Salado, SEDES, Paris, 1998, p. 47, qui lui-même renvoie à Maurice Blanchot, La part du feu, « L’échec de Baudelaire ».

Séquence 3-FR01

25

© Cned – Académie en ligne

Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse ; Tout mon cœur s’arrachait au monde familier. J’étais comme l’enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... Enfin la vérité froide se révéla : J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore M’enveloppait. – Eh quoi ! N’est-ce donc que cela ? La toile était levée et j’attendais encore. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

B

Un espace de fin du monde Pour réfléchir a) Relevez les différentes caractéristiques qui définissent l’espace de la scène. Quelle atmosphère est ainsi créée ? b) Inventoriez les espaces rêvés par les différents personnages. c) Quelles sont les caractéristiques du paysage décrit par Clov lorsqu’il regarde par la fenêtre ? d) À quel héros biblique peuvent faire penser Hamm et Clov, reclus dans leur « refuge » (p. 15) ? Mise au point

 L’espace de la scène : l’emblème du rétrécissement de l’existence Fin de partie s’ouvre sur une scène en partie vide, « Intérieur sans meubles » (p. 11), et les draps qui recouvrent Hamm et les poubelles de Nell et Nagg lui donnent un aspect funèbre. La porte et les fenêtres, bien que les rideaux soient tirés, font attendre une transformation, une péripétie qui ne viendra pas. Aussi vide soit-il, l’espace de la scène est compartimenté : les poubelles à l’avant-scène constituent un autre espace à l’intérieur du premier. Le lever de rideau offre ainsi l’image d’un monde vide et limité, mais c’est moins l’espace qui paraît absurde, que la manière dont les personnages l’investissent. Cet espace clos et restreint donne une image spatiale du rétrécissement de l’existence des personnages. Clov qui parcourt l’espace de la scène d’une « démarche raide et vacillante » (p. 11), le « fauteuil à roulettes » de Hamm, les poubelles de Nagg et de Nell traduisent visuellement le vieillissement et l’amenuisement des forces vitales. Du premier aux derniers, les possibilités de déplacement disparaissent, et Hamm échoue à « avance(r) » à l’aide de la gaffe (p. 59-60): l’espace théâtralise un temps figé qui n’ « avance » pas. Cet intérieur est pourtant aussi « refuge » (p. 15, 90), le « home de Hamm » (p. 54) que les personnages ne se résolvent pas à quitter pour l’extérieur, « l’autre enfer » (p. 39). Il devient tout leur espace de vie. Les promenades de Hamm autour de la pièce, pour tuer le temps et se distraire de l’attente, donnent une image spatiale du rétrécissement de l’existence et des perspectives offertes, mais elles donnent aussi l’image d’un monde réduit, aux limites illusoires et trompeuses. « Fais-moi faire un petit tour. (…) Pas trop vite ! (…) Fais-moi faire le tour du monde ! » (p. 39), demande Hamm à Clov. Il veut tâter le mur qui borde la pièce – pour prendre conscience de la limite ? se donner une sensation qui évoque la certitude de la fin ? Mais « Tout ça c’est creux ! », constate-t-il avec horreur : « des briques creuses » (p. 40), qui évoquent le caractère tout aussi vain et illusoire d’un ailleurs ou d’une quelconque certitude. Et il demande à Clov de le ramener « au centre » (p. 41), un centre dont le souci semble aux yeux du spectateur à la fois obsessionnel et dérisoire, marque de la sénilité autant que de l’absurde.

26

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

 L’ailleurs : « l’autre enfer » (p.39) Les fenêtres, la porte, la cuisine dans laquelle Clov rêve de demeurer montrent qu’un ailleurs existe, ne serait-ce que pour donner une forme aux désirs d’évasion des personnages, évasion par rapport à cet « intérieur (…) grisâtre », évasion par rapport à la traîtrise du temps dont on ne sait s’il est bloqué ou s’il fait glisser vers le néant. Le motif du cycle contenu dans les roues de bicyclette souhaitées par Hamm (p. 20 et 39), les roulettes de son fauteuil (p. 11), le tandem avec lequel Nell et Nagg ont eu l’accident qui leur a coûté leurs jambes (p. 29) dit autant le désir de mouvement et d’évasion que son illusion, le mouvement qui tourne et qui n’ « avance » pas, le temps qui passe et pourtant, en raison de l’ennui, de l’angoisse de l’attente, se démultiplie en « temps » qu’il faut combler. Pour se distraire de leur enfermement et de cette attente, les personnages évoquent d’autres espaces. Nagg et Nell se souviennent du lac de Côme (p. 34). Hamm souhaite dormir pour rêver : « J’irais dans les bois. Je verrais… le ciel, la terre » (p. 31), « Quels rêves – avec un s ! Ces forêts ! » (p. 15), ou se plaît à imaginer ce qu’il y a « derrière la montagne » (p. 54), lorsqu’il ne demande pas à Clov de lui décrire ce qu’il voit par la fenêtre (p. 41 ou p. 84) : « Si c’était encore vert ? Hein ? (…) Flore ! Pomone ! (Un temps. Avec extase.) Cérès ! (…) Tu n’aurais peut-être pas besoin d’aller loin ». Il demande à Clov de lui construire un radeau, comme si fuir l’intérieur lui permettait de gagner d’autres temps : « HAMM (avec élan). – Allons-nous en tous les deux, vers le sud ! Sur la mer ! (…) Demain je serai loin. » (p. 50) Clov ne pense qu’à partir et à quitter Hamm : « HAMM. – Bon, va-t’en. (Il renverse la tête contre le dossier du fauteuil, reste immobile. Clov ne bouge pas. Il pousse un grand soupir. Hamm se redresse.) Je croyais que je t’avais dit de t’en aller. CLOV. – J’essaie. (Il va à la porte, s’arrête.) Depuis ma naissance. » (p. 26) Là encore, il faut redonner aux mots leur ambivalence. Clov ne dit pas seulement son impuissance à quitter Hamm, son angoisse d’affronter l’extérieur. Il dit aussi son désir de mourir, puisque « la fin est dans le commencement » (p. 89) : « Quand je tomberai je pleurerai de bonheur » (p. 107). En attendant, il ne peut que se réfugier dans la cuisine au moindre prétexte : « Je m’en vais dans ma cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, attendre qu’il me siffle. (…) Ce sont de jolies dimensions, je m’appuierai à la table, je regarderai le mur » (p. 14), où il peut « voir (sa) lumière qui meurt » (p. 24), autrement dit, un lieu circonscrit où il peut contempler le passage du temps. Tout autour du « vieux refuge » (p. 90), entre terre et mer (p. 84), l’espace apparaît comme un univers de fin du monde, marqué par le vide, le froid et la stérilité, où plus rien ne peut exister, où la possibilité d’entendre sonner le téléphone doit faire rire (p. 23). Les graines de Clov n’ont pu germer (p. 25) ; Nell et Nagg souffrent du froid, Clov s’en plaint aussi (p. 86) ; Hamm réclame un plaid (p. 87) et « un froid extraordinairement vif » baigne l’atmosphère de ses histoires (p. 69). Hamm aspire à la « Nature » (p. 31), mais celle-ci « (les) a oubliés » : « Il n’y a plus de nature » (p. 23). Et lorsque Clov regarde par la fenêtre, c’est un univers figé qu’il décrit, où plus rien ne se passe : « Zéro… (il regarde)… zéro (il regarde)… et zéro (…). Tout est (…). Mortibus » (p. 44). « Le fanal est dans le canal » comme il l’a toujours été (p. 45), « les flots (…). Du plomb. (…) Le soleil (…). Néant » (p. 46). Il ne semble même plus y avoir d’hommes : une puce fait craindre à Hamm qu’ « à partir de là, l’humanité pourrait se reconstituer ! » (p. 48). L’ailleurs est exactement un « autre enfer » que celui que le spectateur voit sur la scène : tous deux ont la même couleur : « Gris ! GRRIS ! (…) Noir clair. Dans tout l’univers » (p. 46), couleur en mi-teinte, teinte de l’incertitude. L’ailleurs devient ainsi un enjeu entre les deux hommes : « Hors d’ici, c’est la mort » (p. 21), prétend Hamm pour dissuader Clov de le laisser seul, et lorsque la « partie » a avancé vers sa fin, il menace plus franchement : « Loin de moi, c’est la mort » (p. 91). Mais pour Clov, qui désire voir la fin, la menace ne porte pas encore vraiment : en ce qui concerne « le rat » qui « s’est sauvé », « il n’a pas besoin d’aller loin » (p. 91). En effet, dans cette vie gangrenée de mort et de monotonie, aucune évasion n’est possible. Le « vieux refuge » (p. 90) a tout l’air d’une arche de Noé au milieu d’un univers dévasté par un mystérieux cataclysme : Hamm a désiré ardemment, comme une régénération possible, la venue de la pluie (p. 16) ; et, se trompant de côté en regardant par la fenêtre, Clov évoque un paysage de déluge : « Putain ! (La fenêtre) est sous l’eau ! » (p. 94). Mais « il n’a pourtant pas plu » et aucune régénéraSéquence 3-FR01

27

© Cned – Académie en ligne

tion n’est possible. Même l’enfant qui apparaît soudain mystérieusement dans ce paysage désolé ne convainc plus Hamm de s’investir au-dehors : « S’il existe il viendra ici ou il mourra là. Et s’il n’existe pas ce n’est pas la peine (de le tuer) » (p. 103). Et Hamm ne prend même plus la peine de répondre à l’indignation de Clov : « Tu ne me crois pas ? Tu crois que j’invente ? ».

 L’espace et le regard Ces deux épisodes, celui de l’erreur d’orientation dans le choix de la fenêtre, et celui de l’enfant – la cécité de Hamm ne peut lui permettre de s’assurer de son existence, illustrent le caractère phénoménologique34 de cette représentation de l’espace : l’espace, qui représente le temps et la condition humaine, n’existe qu’en fonction du regard qui est porté sur lui, et ce regard peut commettre des erreurs, ou être dépendant de la vision des autres (Hamm dépend ainsi de Clov, qu’en retour il martyrise et dont il a peur). Or, cette vision peut elle-même être radicalement différente de celle que l’on pourrait avoir soi-même, comme le révèle l’anecdote, que raconte Hamm, du fou « qui croyait que la fin du monde était arrivée » : « Je l’aimais bien. J’allais le voir, à l’asile. Je le prenais par la main et le traînais devant la fenêtre. Mais regarde ! Là ! Tout ce blé qui lève ! Et là ! Regarde ! Les voiles des sardiniers ! Toute cette beauté ! (Un temps.) Il m’arrachait sa main et retournait dans son coin. Épouvanté. Il n’avait vu que des cendres. (Un temps.) Lui seul avait été épargné. (…) Oublié. (…) Il paraît que le cas n’est… n’était pas si… si rare. » (p. 61) Cette différence d’interprétation ne peut être mise que sur le compte de la folie, folie qui trouve son origine dans la force de l’angoisse que fait naître cette incertitude de la vision. Si les personnages se refusent à investir l’ailleurs, si Hamm semble découragé par la supposée présence de l’enfant, si Clov, finalement, revient se poster, alors qu’il a revêtu son costume de voyage, au côté de Hamm, le regard demeure un lien, d’où l’importance que revêtent lunette, fenêtre et cécité. La lunette et la fenêtre permettent des effets de cadrage ou de perspective qui révèlent que la vision de l’espace peut être partielle ou faussée. La cécité de Hamm en dit autant sur la déréliction de sa sensibilité du fait du vieillissement que sur l’aveuglement propre à la condition humaine. Qui croire ? Comment voir le monde ? Qu’en est-il du réel et de la vérité ? En conséquence, comment comprendre le cours de l’existence ? Comment circonscrire le néant ? Le fou et la cécité de Hamm montrent l’importance du rôle des mots et la vulnérabilité de leur pouvoir : Hamm est obligé de croire les descriptions que lui fait Clov de l’ailleurs aperçu par la fenêtre, mais les mots employés pour décrire le paysage ne permettent pas au fou de sortir de sa folie. Qui sait si cette folie de croire « que la fin du monde (est) arrivée » (p. 60) n’est pas aussi celle de Hamm ? Le monde n’est que ce que l’on voit, mais ce que l’on voit peut être le fruit d’une imagination trompeuse et délirante. Comment, dès lors, se situer dans le monde, comment vivre et comment mourir si tout est livré à l’incertitude ? Document n°2 Pascal, Pensées, Les deux infinis

L’obsession de Hamm d’être replacé au centre peut rappeler cette page des Pensées de Pascal. La confrontation entre les deux textes montre cependant la différence radicale entre une pensée habitée par la foi en l’existence de Dieu et la vision d’un univers dévasté où, « Macache ! », « il n’existe pas ! » (p. 74). Mais les deux écrivains se retrouvent sur l’évocation d’un néant « où l’on ne peut arriver » et de l’angoisse qu’il fait naître en l’homme. Les deux auteurs mettent aussi l’accent sur les puissances trompeuses de l’imagination, ainsi que sur l’ignorance et l’incertitude inhérentes à la condition humaine. C’est précisément parce qu’ils peuvent imaginer la fin, la mort, le néant, sans être sûrs de leurs formes ni de leurs limites, que les héros de Beckett sont perclus d’angoisse et d’impatience et qu’ils ne peuvent s’arrêter de parler ou de gesticuler… C’est sans doute ce qui inspira à Anouilh, sa célèbre formule : « Pascal joué par les Fratellini ». Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres 34. Phénoménologique : qui se fonde sur l’observation des phénomènes, sur les données de l’expérience. 28

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions, au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. (…) Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. La fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. Également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. (…) Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue, trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne (…). Les premiers principes ont trop d’évidence pour nous ; trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique, et trop de bienfaits irritent (…). Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse peuvent empêcher l’esprit trop et trop peu d’instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent, ou nous à elles. Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout à l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte, et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Pascal, Pensées, éd. M. Le Guern, Folio, extraits du fragment 185, p.153 à 158

Prolongement Lisez dans la Bible, le chapitre II du livre de la Genèse, intitulé « Le Déluge ».

Q C

Lors de la première partie de la rédaction de Fin de partie, Beckett relisait la Genèse et se disait fasciné par la figure de Noé, ce vieillard de six cents ans à qui Dieu a confié pendant les quarante jours du Déluge qu’il fait pleuvoir sur terre pour en exterminer une humanité corrompue, de gouverner une arche dans laquelle il a enfermé un couple de chacune des races d’animaux vivant sur la terre. Comme le Dieu de la Genèse, et comme Noé, si Hamm désire qu’il pleuve, c’est pour voir le monde se régénérer, mais tout dans Fin de partie dit qu’aucune création n’est possible, sauf celle qui consiste à théâtraliser une situation irreprésentable. Le site internet « Scénographie » (de l’École nationale supérieure des arts visuels de Bruxelles) propose à la page http://www.sceno.eu/jcdb/approche-scenographie/approche-scenographie.htm (allez à la rubrique « Scénographies inspirées par des matériaux » / l’eau) des images de plusieurs mises en scène contemporaines dont l’une de Fin de partie, présente une scène sous les eaux, après on ne sait quel déluge (mise en scène : Marcel Delval, Théâtre Varia, 1984).

Le temps Pour réfléchir a) Relevez les indications de temps qui permettraient de situer autant que faire se peut la scène. Séquence 3-FR01

29

© Cned – Académie en ligne

b) Quel effet est créé par le retour de la didascalie « Un temps » ? Par quels autres éléments est redoublé cet effet ? c) Donnez tous les sens possibles de l’expression « La fin est inouïe » (p. 65). d) Documentez-vous sur le paradoxe de Zénon : en quoi sa connaissance peut-elle vous permettre d’éclairer la compréhension de la dramaturgie du temps dans Fin de partie ? Mise au point

 Le temps de la fin : l’absence de repères Comme l’espace, le temps est marqué par l’indétermination. La « lumière grisâtre » des premières didascalies (p. 11) dit mal à quel moment de la journée on se trouve. Quelques indications disséminées au fil de la pièce dénotent que cette « fin de partie » a sans doute plutôt lieu en fin d’après-midi : Clov dit observer sur le mur de sa cuisine la « lumière qui meurt » (p. 24) et Hamm s’étonne de la réponse négative de Clov à qui il a demandé s’il voyait le soleil par la fenêtre : « Il devrait être en train de se coucher pourtant » (p. 46). Les questions récurrentes de Hamm – « Quelle heure est-il ? » (p. 16), « On est quel mois ? » (p. 86) – font penser aux pertes de mémoire de la sénilité. Mais à la première, Clov répond « Zéro » - aucun repère de la vie maîtrisée des hommes désormais n’existe plus – et Hamm ne prend même pas le temps d’attendre une réponse pour la seconde : l’entrée dans la fin de vie, c’est à la fois un savoir : la fin DOIT arriver ; et une ignorance terrible : à quel moment le trépas ? L’indétermination temporelle permet donc de mettre en scène l’indétermination ontologique : l’énigme fondamentale que représente pour l’homme sa propre mort et la conscience qu’il en peut avoir. Placé devant cette indétermination, Hamm oscille entre l’angoisse du dernier moment, et l’attente impatiente et fascinée : « il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à (…) finir » (p. 15). Cette obsession angoissante de l’échéance est rendue par le leitmotiv des questions de Hamm : « Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe ? » (p. 26, puis p. 47) auxquelles Clov répond, impavide : « Quelque chose suit son cours ». Le mot « chose » est choisi pour désigner l’irreprésentable : attente de la mort, fin de vie, vie et néant, néant qui commence avec la vie, source même de cette incertitude dévorante : « vous êtes sur terre, c’est sans remède ! (…) La fin est dans le commencement et cependant on continue » (p.89). Le mot « mort » est trop souvent employé sans que la conscience puisse en faire l’expérience pour signifier ce qu’il désigne : les deux personnages emploient plus volontiers « finir » que mourir. Aucun homme ne sait exactement ce qu’est mourir, mais chacun peut se représenter, par métaphore, ce que signifie « finir » : on sait finir une tâche, une histoire, achever un « pipi » (p. 49) ou finir de tuer un rat (p. 73). Mais que signifie achever une vie, finir une existence ? D’où les hésitations de Hamm, qui relèvent aussi sans doute de la superstition qui consiste à ne pas vouloir nommer explicitement ce que l’on redoute : « HAMM. – Tu n’en as pas assez ? (…) De ce… de cette… chose ? » (p. 17) « HAMM. – Tu ne penses pas que ça a assez duré ? (…) Ce… cette… chose. » (p. 61-62) « HAMM (…). - Tu sais ce qui s’est passé ? CLOV. – Où ? Quand ? HAMM. – Quand ! Ce qui s’est passé ! Tu ne comprends pas ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » (p. 96) L’indétermination temporelle, signe de l’indétermination du moment de la mort, n’est pas sans constituer un « enjeu » de cette « fin de partie » entre les deux personnages. Chacun circonscrit pour l’autre le terme en s’appuyant sur l’aveu que l’autre s’est impatienté de ce terme, tout en sachant qu’il le redoute : « CLOV. – Alors comment veux-tu que ça finisse ? HAMM. – Tu as envie que ça finisse ? » (p. 93) Faire mourir l’autre ou prolonger son existence procède d’un même chantage : « HAMM. – Prépare-moi. (Clov ne bouge pas.) Va chercher le drap. (Clov ne bouge pas.) Clov. CLOV.- Oui. HAMM. – Je ne te donnerai plus rien à manger.

30

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

CLOV. – Alors nous mourrons. HAMM. – Je te donnerai juste assez pour t’empêcher de mourir. Tu auras tout le temps faim. CLOV. – Alors nous ne mourrons pas. (Un temps.) Je vais chercher le drap. » (p. 18) Et « mourir » n’ayant aucun véritable sens, la signification elle-même devient un enjeu : « HAMM. – Hier ! Qu’est-ce que ça veut dire. Hier. CLOV (avec violence). – Ça veut dire il y a un foutu bout de misère. J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire. » (p. 60) Trouver une limite en elle-même rassurante parce qu’elle suppose une forme de maîtrise, ne serait-ce que dans la conscience que l’on a de la fin, est impossible. À l’image de la sonnerie du réveil dont l’absence, c’est-à-dire la négation même de son existence et de sa fonction, devrait signifier la mort de Clov, « la fin est inouïe » (p. 65). On ne peut être conscient du terme de son existence, du point final qu’est le trépas. Cet « instant » tant « attend(u) » (p. 109), décrété, comme le fait Hamm quelques pages avant la fin de la pièce : « C’est fini » (p. 103), ne peut qu’être l’objet d’un jeu et ne consister qu’en une valeur approchée de la mort : le néant ne peut être saisi par la conscience.

 Dilatation et répétition Puisque l’être ne peut joindre consciemment cet instant fatidique de la mort, du naufrage dans le néant, le temps se dilate dans l’attente et l’ennui, comme le suggèrent les bâillements de Hamm (p. 14 ou 15, par exemple), l’abondance de la didascalie « Un temps », le souci d’une ponctualité pourtant vaine : l’heure du calmant, l’heure de l’histoire (p. 65). Cette « fin de partie » correspond à une attente qui prend la taille d’un présent d’éternité et pourtant provisoire, par conséquent intenable, et dans lequel on tient pourtant tout entier, emprisonné sans pouvoir revenir au passé, et encore moins s’évader vers le futur : « Peut-il y avoir misère plus haute que la mienne ? », gémit Hamm (p. 15). Le passé est objet de moquerie comme le soulignent les « Ah hier ! » « élégiaque » de Nell (p. 28 et 32). Le futur est tout aussi illusoire : « Nous ne mourrons pas » (p. 18), « Elles ne germeront jamais » (p. 26). Le temps de Fin de partie est un temps bloqué : qui pourrait croire le « Demain je serai loin » de Hamm (p. 50), sinon comme formulation humoristique de la mort elle-même ? Du coup, lorsque Hamm imagine ce que sera sa propre mort (p. 90), il semble là encore dans l’illusion. Mais l’enfer de ce présent inhabitable de Fin de partie relève peut-être de la responsabilité des protagonistes et de la comédie qu’ils n’ont cessé de jouer au lieu de vivre véritablement : « Tu crois à la vie future ? », demande Clov à Hamm, et celui-ci répond, préfigurant le « Je n’ai jamais été là » des dernières pages (p. 95) : « La mienne l’a toujours été » (p. 67). Une vie vécue dans l’inauthenticité voue le « finir » à une comédie, un jeu qui ne permet pas d’atteindre le but. Un certain nombre d’éléments concrets permettent de prendre conscience du passage du temps, mais leur accumulation divise l’unité temporelle en un fractionnement apparemment infini, dans un creusement intérieur qui empêche de voir la fin. La dramaturgie du temps dans Fin de partie peut illustrer le paradoxe de Zénon35, « ce vieux Grec » (p. 91). De même qu’on peut dire que la flèche d’Achille n’atteindra jamais sa cible parce qu’on peut diviser à l’infini en sections partielles la longueur de son trajet ; de même, les « temps » qui ponctuent les répliques de Fin de partie, les répétitions de bribes de dialogues, donnent le sentiment que le temps de la pièce, et par conséquent de ce « finir », pourrait être indéfiniment augmenté par l’invention de nouvelles bribes de dialogue. Cependant, on sait que la flèche atteint finalement sa cible, on sait que l’homme est mortel. Cette dilatation du temps de Fin de partie témoigne de l’incertitude ontologique de l’homme quant au moment de sa fin, en dépit des repères qui disent indubitablement l’approche de la fin : « Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas» (p. 14). « Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains de mil de… (…) ce vieux Grec, et toute la vie on attend que ça vous fasse une vie. » (p. 91) 35. Selon Zénon d’Elée (460 av. J. C.), disciple de Parménide - pour qui tout changement est illusoire -, la continuité d’un mouvement est discutable et l’évidence des sens pour en juger est trompeuse. Zénon d’Elée a illustré sa théorie par une série de paradoxes : Achille et la tortue, le vol de la flèche, la pierre lancée vers un arbre… Ces paradoxes illustrent l’absence de mouvement par le caractère infiniment divisible de l’espace parcouru entre les deux objets : la distance entre chacun des deux objets étant infiniment divisible, l’objet lancé n’atteint jamais sa cible et Achille ne rattrape pas la tortue… Que chacun des deux personnages de Fin de partie semble se référer à cette théorie peut aussi illustrer la progression générale de la pièce, dont le leitmotiv est ce « Ça avance » qui aboutit finalement à une sorte de recommencement, Hamm replaçant son mouchoir, juste avant le baisser du rideau, dans la position où il se trouvait à son lever. Peindre le changement est illusoire, représenter le finir, le mourir, est impossible.

Séquence 3-FR01

31

© Cned – Académie en ligne

Ainsi, la déliquescence corporelle des personnages indique clairement la dégénérescence due au vieillissement : « Mais nous respirons, nous changeons ! Nous perdons nos cheveux, nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux ! » (p. 23). Mais la dégradation de cette dégénérescence de Clov, qui « ne peu(t) plus (s’) asseoir » (p. 23), à Hamm, aveugle et paralytique, puis enfin à Nagg et à Nell, culs-de-jatte dans leurs poubelles, semble à l’image de la trajectoire de la flèche d’Achille, susceptible d’être infiniment fragmentée, faisant reculer les limites de la fin jusqu’à une « fin inouïe » (p. 65). On peut prendre cette « fin inouïe » dans un autre sens : la mort serait aussi l’ultime divertissement d’une vie monotone, vouée à la répétition. La pièce multiplie la répétition des mêmes gestes et des mêmes bribes de dialogues : réitération de la demande du calmant, jeux avec la lunette, questions sur l’heure, etc. « Toute la vie les mêmes questions, les mêmes réponses », se plaint Clov (p. 17), «Pourquoi cette comédie, tous les jours ? », gémissent tour à tour Clov ou Nell (p. 27 et 47), « Tu m’as posé ces questions des millions de fois », reproche Clov à Hamm (p. 53). Or, si « la vie continue » (p.87), si « la fin est dans le commencement » et que « cependant on continue » (p. 89), alors que la capacité créatrice s’amenuise et ne semble plus permettre aucune distraction : « Je n’en ai plus pour longtemps avec cette histoire »36 (p. 72), la mort devient l’instant qui bouleverse cette monotonie et permet de s’en divertir enfin radicalement37 : «HAMM. (morne). - Alors c’est une journée comme les autres. CLOV. - Tant qu’elle dure. (Un temps) Toute la vie les mêmes inepties » (p.62), Cependant, la fin de la pièce n’apporte aucune certitude et c’est sur le provisoire de cette « fin » que se baisse le rideau, le lecteur et le spectateur étant rejetés eux-mêmes dans l’incertitude.

D

Les didascalies Les didascalies* sont les indications de mise en scène : titres, liste des noms de personnages, numéros des actes, mention finale du baisser de rideau, description détaillée des décors, et tout autre élément ayant « une fonction de commande de la représentation »38 et pouvant être aussi présent dans les propos des personnages. Elles renvoient à deux univers : celui de la fiction, celui de la représentation théâtrale. Elles constituent ainsi le texte théâtral comme œuvre à lire autant qu’à jouer, en offrant au lecteur une perspective de visualisation des gestes et attitudes, ainsi qu’une perception de la diction des personnages. Les pièces de Beckett se distinguent par l’abondance de didascalies. Nous nous intéresserons ici à celles qui font l’objet d’un marquage typographique (en italiques, avec alinéa ou incluses entre parenthèses au milieu du discours des personnages), parce que ce sont les plus abondantes et celles qui permettent de reconnaître une pièce de Beckett au premier coup d’œil. Pour réfléchir a) Observez la situation de la didascalie « Un temps ». Choisissez quelques exemples que vous commenterez. b) Analysez la fonction et les effets produits par les didascalies suivantes : « (Voix du tailleur, scandalisée) » (p. 35) « Clov laisse tomber les objets qu’il vient de ramasser. » (p. 77) « Clov (…) va à la porte, s’arrête, se retourne, contemple la scène, se tourne vers la salle » (p. 13) c) Comparez l’intérêt pour le lecteur et pour le spectateur de la didascalie : « (il expire) » (p. 90) Mise au point

 Des indications de jeu Fin de partie s’ouvre sur plusieurs pages de didascalies décrivant minutieusement le décor, puis la pantomime de Clov. Elles frappent par leur extrême précision, comme si le vide du décor se trouvait 36. Là encore, le sens est double : Hamm n’en a plus pour longtemps avec cette histoire parce qu’elle est bientôt achevée, ou / et parce qu’il va bientôt mourir. 37. Contrairement aux autres divertissements offerts par la vie : « la bonne histoire qu’on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n’en rions plus » (p. 32) 38. A. Ubersfeld, Lire le théâtre, « Le discours théâtral », note 12, Essentiel, Éditions sociales, Paris, 1989, p. 230. 32

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

compensé à la lecture par la précision presque maniaque des notations, par exemple le nombre de pas que doit faire Clov (p. 12). Insérées dans le discours des personnages, les indications scéniques accompagnent la découverte simultanée des actions des personnages et de leur discours. Ainsi, la présentation de Nagg se fait par l’intermédiaire de didascalies présentes à l’intérieur du dialogue entre Clov et Hamm, pendant qu’apparaît la tête de Nagg pour la première fois (p. 21). La pièce est donc aussi le récit de la pièce. Elles peuvent aussi indiquer les modalités de l’énonciation : le ton - et par conséquent l’état d’esprit : « Morne » (p. 15) -, la qualité sonore : « voix blanche » (p. 13), la quantité : « Plus fort » (p. 25), « bas » (p. 33), l’émotion : « excédé » (p. 36), « tristement » (p. 23). Elles indiquent aussi les changements de ton dans la parole rapportée : « Voix du raconteur », « Voix du tailleur » et « voix du client » (p. 34-35) dans l’histoire du pantalon, avec notation des émotions pour chacun « Voix du tailleur, scandalisée » ; ou bien « Ton normal » et « Ton de narrateur » dans la tirade de Hamm racontant son « roman » (p. 70-71). Les didascalies révèlent aussi les rapports de force entre les personnages. Ainsi, si, pour indiquer les déplacements de Clov, le texte est rythmé par les mêmes expressions : « Clov sort », « Entre Clov » ; « Clov retourne à sa place », la dernière occurrence, augmentée de la description de la tenue de voyage qu’a revêtue le personnage (p. 108), pendant le dernier soliloque de Hamm, est capitale puisque Hamm ne peut voir Clov rentrer de nouveau : le lecteur et le spectateur en savent donc alors plus que Hamm. L’effet est le même lorsque Clov « décroche » le tableau et le « retourn(e) contre le mur » (p. 93) : la didascalie dément les propos de Clov (« Trois petits tours », p. 93) et révèle ainsi l’inversion du rapport de forces, Clov mentant à Hamm. Ainsi, les didascalies ne se réduisent pas à indiquer comment mettre en scène les propos ; l’action dramatique peut participer du décalage entre les paroles échangées et les gestes, la cécité de Hamm accentuant la portée d’informations qui ne passent pas seulement par les mots. Certaines indications de diction ou d’intonation demandent de lire l’intrigue de la pièce comme un jeu théâtral : Hamm « prophétique et avec volupté » (p. 51), ou s’amusant à outrer théâtralement la prononciation : « fâââcheux » (p. 70), Nell « élégiaque » (p. 28), Clov et Hamm se jouant la comédie de l’admiration : « modeste », « admiratif » (p. 78). L’emploi des capitales dans les propos mêmes de Hamm lorsqu’il cite par bribes les vers du poème « Recueillement » de Baudelaire fait entendre au lecteur son emphase théâtrale. La didascalie participe aussi du calembour : lorsque Hamm répond par un « Laisse tomber » à Clov qui lui dit « essay(er) de fabriquer un peu d’ordre » (p. 77), Clov « laisse tomber les objets qu’il vient de ramasser » ; Beckett fait apparaître ainsi le vide des expressions toutes faites. Elle peut, enfin, relier les deux univers, celui de la scène et celui de la salle : « Clov (…) va à la porte, s’arrête, se retourne, contemple la scène, se tourne vers la salle » (p. 13). Le spectateur ne peut oublier qu’il est au théâtre et qu’il a aussi un rôle à tenir. Sa lunette braquée sur la salle alors que normalement il doit regarder par la fenêtre, Clov déclare à Hamm qu’il voit « une foule en délire », remarque qui, pour Hamm qui ne peut voir qu’il ne l’a pas braquée comme prévu sur la fenêtre, inverse le rapport de forces entre les deux personnages, mais qui, du point de vue du public, ne peut que renforcer la théâtralité* de la pièce et l’inviter à rire autant qu’à prendre conscience de la distance sur laquelle est fondée la représentation. On comprend la réponse de Hamm à Clov : « CLOV. – (…) Alors ? On ne rit pas ? HAMM (ayant réfléchi). – Moi non. » (p. 43)

 Une fonction dilatoire ou comment le texte « bâille »... La didascalie de loin la plus employée régit le ralentissement du débit entre les répliques souvent interrompues d’un « Un temps », au milieu des propos pour noter l’hésitation des personnages, ou à la ligne pour suggérer le vide d’un dialogue où on peine à trouver un intérêt véritable à l’échange. Ces interruptions suggèrent l’ennui qui étreint les personnages, mais elles peuvent aussi présenter des effets comiques en introduisant des temps morts entre des éléments syntaxiquement liés, et donc des ambivalences dans leur signification. Ainsi en est-il de la réplique de Hamm, présente au début et à la fin de la pièce, « À moi. (Un temps.) De jouer. », dont la didascalie retarde l’idée de jeu qui renvoie aussi bien à la manière dont Hamm tente de meubler son ennui, qu’à la théâtralité* du texte. « Un temps » est parfois remplacé par « ayant réfléchi » (par exemple p. 23), surtout lorsqu’il s’agit de Clov : là aussi, ce sont la lenteur et l’ennui qui confine à la bêtise qui sont suggérés. Si le texte « bâille » ainsi dans la lenteur et le vide, il n’en demeure pas moins que la précision répétitive de ces « temps » laisse peu de liberté à l’interprétation : non seulement sont indiqués les silences obligatoires du texte, mais ces « un temps » si précisément répétés et disposés semblent signifier aussi qu’il n’en existe pas d’autre possible. Séquence 3-FR01

33

© Cned – Académie en ligne

La longueur excessive de la description de certaines actions itératives que le dramaturge a choisi de ne pas résumer, comme par exemple dans les pages de didascalies du début de la pièce, donne parfois l’impression que l’écriture se présente plus comme une mise en scène déjà réalisée, que comme l’écriture des moyens à mettre en œuvre pour la réaliser. Par ces actions itératives et par leur précision maniaque et répétitive, le lecteur peut éprouver l’ennui de Hamm et de Clov. L’expression habituellement employée au théâtre pour résumer des actions répétitives, « De même », n’est employée que de très rares fois. À la fin de la pièce, utilisée pour rappeler l’indication appliquée à Clov (« regard fixe, voix blanche », p. 105-106), elle annonce aussi indirectement le comportement final de Clov, qui, malgré son habit de voyage, fait « de même » que ce qu’il a toujours fait : rester aux côtés de Hamm. Lorsque ces répétitions se trouvent aux deux extrémités de la pièce (comme par exemple « regard fixe, voix blanche », p. 13 et 105), l’ennui né de la participation sensible du lecteur au vide de l’action se double d’une admiration intellectuelle devant la parfaite circularité que dessine la reprise de cette didascalie pour cette « fin de partie » qui recommence. On peut même trouver que le dramaturge tient un discours privé au lecteur (« Un aparté ! Con ! C’est la première fois que tu entends un aparté ? », p. 100) lorsque les didascalies en disent plus au lecteur qu’au spectateur, comme dans cette parenthèse révélant un point de vue interne de Hamm au moment de la prière : « Se décourageant le premier » (p. 74), ou lorsque la didascalie exprime un humour qui ne peut être perçu que par le lecteur : dans « il expire » (p. 90), le lecteur peut voir une allusion redondante à la mort redoutée et désirée à la fois par Hamm, là où le spectateur ne peut entendre que le soupir agacé du personnage. « Les situations de Beckett qui composent sa pièce sont le négatif de la réalité investie de sens. Leur modèle, ce sont les réalités de l’existence empirique qui, dès qu’elles sont isolées, dépouillées de leur contexte de finalité rationnelle et psychologique par la perte de l’unité de la personne, prennent d’ellesmêmes une expression spécifique impérative, celle de l’horreur »39, écrit Théodore Adorno en 1958. On classe le théâtre de Beckett dans le théâtre de l’absurde : le spectateur ne peut en effet qu’être déçu par l’absence d’action, d’intrigue, d’exposition ou de dénouement. Cependant, l’étude de la pièce révèle une dramaturgie très rigoureuse pour signifier la grise indécision entre la vie et la mort, entraînée par le défaut de conscience, inhérent à la condition humaine, pour appréhender la mort. Le problème ontologique (« La fin est dans le commencement ») voue toute activité à l’ennui, au vide, à l’inanité que Beckett s’ingénie à représenter sur scène par un espace et un décor de fin du monde, un temps qui s’étire, des didascalies qui redoublent le sentiment d’attente du lecteur ou du spectateur, tout en jouant de l’ambivalence d’effets de sens minés par l’ironie et la dérision.

39. T. Adorno, Notes sur la littérature, « Pour comprendre Fin de partie », Champs Essais, Paris, 2009, p. 214. 34

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Les personnages Comment construire le personnage quand on a rejeté la cohérence de l’action dramatique ? Les comportements des personnages paraissent eux aussi contingents et absurdes, et empêchent qu’on puisse les définir par une identité stable. Les personnages de Beckett « incarnent moins des caractères individuels que des possibilités de l’espèce humaine »40 ; ils dénoncent ainsi comme fiction l’identité fixe dans laquelle les discours psychanalytique, métaphysique, sociologique tentent de circonscrire la finitude humaine. Il n’empêche que ces personnages doivent cependant être individualisés pour faciliter la représentation. Ce chapitre étudie quelques traits repérables extérieurement : noms, traits physiques, liens, mais l’incarnation scénique des personnages ne saurait se séparer de l’étude de leur parole, que nous aborderons dans le chapitre suivant. Pour réfléchir a) À l’aide d’un dictionnaire d’anglais, retrouvez toutes les associations que l’on peut faire entre les noms des quatre personnages de Fin de partie et des mots anglais. b) Faites l’inventaire des infirmités dont souffrent les personnages. En quoi présentent-ils des stades différents du vieillissement ? Comment Beckett rend-il visible cette déchéance à laquelle conduit le vieillissement ? Que pensez-vous de l’apparence de Nell et de Nagg dans la mise en scène présentée à travers la photo n°2 ?

Photo n°2. Nagg et Nell. Représentation au Théâtre Schiller durant le festival de Berlin. Mise en scène de Samuel Beckett ; avec Gudrun Genest, Werner Stock, Ernst Schröder, Horst Bollmann. © akg-images / Gert Schütz. 40. Priska Degras, « L’identité vacillante du personnage », in En attendant Godot, Fin de partie, ouvrage dirigé par Franck Evrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 45.

Séquence 3-FR01

35

© Cned – Académie en ligne

c) Quels sont les rapports entre les personnages ? Comment s’inversent-ils à plusieurs reprises au cours de la pièce ? Quels en sont les enjeux ? d) Quel effet peut produire sur le spectateur le couple Nagg – Nell ? e) Faites l’inventaire des objets et classez-les selon leur rôle. Que rendent-ils visible ? Mise au point

A

L’onomastique*  Donner une identité ? Les noms des personnages ne renvoient à aucun nom ou prénom usité dans la société. Les personnages qu’ils désignent apparaissent plus comme des entités emblématiques de la condition humaine que comme des personnages réalistes. Un esprit de jeu, inspiré des potentialités de l’anglais, semble avoir présidé à leur choix, d’autant que l’ambivalence des associations entre le signifiant* (le nom propre choisi pour le personnage) et les signifiés* possibles (les mots auxquels peut renvoyer ce signifiant original) interdit de voir dans le nom des personnages une identité symbolique fixe et circonscrite. Ainsi, « Hamm » peut aussi bien renvoyer à « ham » (jambon) ou à « hammer » (marteau) ; tandis que « Clov » peut évoquer « clove », le clou de girofle – pour parfumer le jambon ? – ou, « clover », le trèfle – symbole de l’Irlande et porte-bonheur à valeur d’antiphrase, comme le « Lucky » de En attendant Godot41.

 Construire un système Les noms semblent imaginés par Beckett de manière à créer un système de relations internes et complémentaires entre les personnages. De fait, « Hamm », le marteau, n’est-il pas nommé ainsi pour suggérer la torture morale qu’il fait éprouver à « Clov », le clou sur lequel il tape ? De même, « Nagg », qui évoque le verbe « to nag, nagging » (quereller, harceler de chamailleries), illustre la sempiternelle querelle entre Hamm et son père. « Nell » peut apparaître comme la négation de « Elle », relégué dans l’enfer (« hell »), l’initiale de chacun de ces deux noms évoquant la négation de ces deux personnages confinés dans des poubelles. Le choix des noms est moins destiné à donner une identité fixe qu’à illustrer les rapports, d’ailleurs susceptibles d’inversion, entre clown et auguste, dominant-dominé, géniteurs-progéniture. Les personnages eux-mêmes mettent plaisamment en garde le spectateur contre un excès d’interprétation, et surtout contre une interprétation qui se réduirait à une traduction littérale : « HAMM. – On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose ? CLOV. – Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah elle est bonne ! » (p. 47) Cependant, Régis Salado, en s’appuyant sur la construction d’un système des noms, voit dans leur choix une métaphore possible du jeu d’échecs. Les noms des quatre personnages sont en effet constitués de quatre lettres chacun : on pourrait voir dans ce carré de quatre une métaphore du jeu d’échecs auquel renverraient aussi la position centrale et les mouvements de Hamm42 (dans un jeu d’échecs, le roi doit être au centre et ne peut se déplacer que d’une seule case à la fois). Sans doute faut-il voir dans cette métaphore un modèle formel qui met l’accent sur le jeu et réduit ainsi d’autant le poids symbolique que l’on serait tenté d’y chercher.

41. Toutes les suggestions de cette partie sont données par Régis Salado dans son article : « On n’est pas liés ? », in Samuel Beckett, L’Écriture et la scène, Paris, SEDES, 1998, p. 86. 42. Le roman Murphy mettait déjà en scène une partie d’échecs. 36

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

B

Le corps  Des corps malades... Tous les personnages de Fin de partie sont atteints de troubles de la marche ou de paralysie : Hamm est en fauteuil roulant, Nell et Nagg sont des culs-de-jatte croupissant dans des poubelles, et Clov lui-même semble menacé d’impotence ; il ne peut plus s’asseoir, et sa « démarche » est « raide et vacillante » (p. 11). De Nagg et Nell à Clov, trois générations illustrent comment le vieillissement du corps devient progressivement une prison qui interdit toute possibilité de déplacement et de sortie : si Clov peut encore se rendre dans sa cuisine, si Hamm, tout en ne pouvant plus bouger de son fauteuil, peut encore, aidé de Clov, faire le tour de la pièce, Nagg et Nell restent confinés dans leurs poubelles et sont réduits à faire leurs besoins sous eux (p. 30). Le corps apparaît ainsi comme une sorte de tombeau répugnant, où toutes les fonctions vitales se délitent et mêlent leurs miasmes. La mise en scène présentée par la photo n°2 montre des poubelles un peu théâtrales : leur apparence symbolise l’abject, plus qu’elle ne le représente. Les biographes de Beckett notent que la première comédienne pressentie pour jouer le rôle de Nell, à la place de Christine Tsingos, refusa finalement le rôle de peur de voir sa carrière menacée par l’apparence physique dégradée qu’elle devait montrer. En revanche, Georges Adet, dès les premières représentations, eut ce geste très généreux d’ôter son dentier afin de donner une apparence plus véridique au personnage. Le vieillissement, la déliquescence du corps et l’amenuisement de l’univers quotidien auxquels il conduit sont aussi montrés par la cécité que Hamm protège d’un mouchoir ensanglanté (p. 13) ou de lunettes noires (p.14), les yeux malades de Clov (p. 19), la vue de plus en plus basse de Nagg et Nell (p. 28). Elle contribue à leur dépendance et les enferme sur eux-mêmes. La cécité est le signe de la vieillesse dont Hamm menace Clov comme d’une fatalité : « Un jour tu seras aveugle. Comme moi. Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours, dans le noir. » (p. 51). Cette cécité est d’ailleurs emblématique, comme dans le mythe d’Œdipe, de la lucidité de la conscience sur la nature véritable d’une vie vouée à la mort : « Tu regarderas le mur un peu, puis tu te diras, Je vais fermer les yeux, peut-être dormir un peu, après ça ira mieux, et tu les fermeras. Et quand tu les rouvriras il n’y aura plus de mur. ( ….) L’infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe. (…) Oui, un jour tu sauras ce que c’est (…) » (p. 52) Le « teint très rouge » de Clov et de Hamm (p. 11 et 14) s’oppose au « teint très blanc » de Nagg et de Nell et semble reproduire, d’une génération à l’autre, une progressive défection d’être : le caractère exsangue du visage des vieillards apparaît comme l’avenir promis aux générations suivantes représentées par Hamm et Clov.

 ... pour dire la faillite du désir... Beckett ne se contente pas de montrer, à travers ces corps malades et infirmes, confinés dans des positions improbables, les aspects répugnants de la fin de la vie. Il met aussi en scène tous les éléments qui peuvent suggérer la haine de la vie, à commencer par celui de la haine de la reproduction. Ainsi, Hamm traite-t-il son père de « maudit progéniteur » (p. 21) ; il maudit son père de l’avoir engendré : « Salopard ! Pourquoi m’as-tu fait ? » (p. 67). La puce (p. 48), le rat43 (p. 73), l’enfant aperçu par la fenêtre (p. 103) vu par Clov comme « un procréateur en puissance », sont tous à exterminer selon Clov. L’enfant, sans doute parce qu’il est senti comme une possibilité de renaissance et de vie, donc de mort, est présenté comme une menace : Nagg raconte comment il laissait « crier » Hamm lorsqu’il était enfant (p. 75), Hamm s’exclame théâtralement « voilà qui est fââcheux » lorsque le « gueux » de son histoire lui apprend qu’il a laissé derrière lui un enfant (p. 70). On peut d’ailleurs remarquer une différence sensible entre l’attitude de Clov, si désireux de mourir, et Hamm, qui « hésite » : alors que le premier ne parle que d’extermination, Hamm est plus conciliant ; il recueille l’enfant du gueux et épargne, par 43. Selon Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Bouquins, Robert Laffont, 1996, Paris, p. 801 : « Affamé, prolifique et nocturne », le rat est assimilé dans la civilisation méditerranéenne à un symbole des puissances infernales. La psychanalyse freudienne signale son impureté, sa connotation phallique et anale, qui le relie à la notion d’avarice (faut-il y voir une allusion à Hamm ?).

Séquence 3-FR01

37

© Cned – Académie en ligne

conscience du caractère inéluctable de toute fin comprise dans tout commencement, l’enfant aperçu par la fenêtre : « S’il existe il viendra ici ou il mourra là » (p. 103). À propos de l’enfant du « gueux », Hamm a cette remarque : « Mon petit, dit-il, comme si le sexe avait de l’importance » (p. 70). Les personnages de Fin de partie ont régressé à un stade où la sexualité n’existe plus : Clov évoque la « poussière noirâtre » entre ses jambes (p. 107) ; après la plaisanterie de Hamm sur la puce « coïte », Clov lui demande : « Et ce pipi ? » (p. 49). Le tailleur de l’histoire de Nagg a « salopé l’entre-jambes » et « bousillé la braguette » du pantalon (p. 35). Quant au chien de Hamm, il semble reproduire les manques et les mutilations des personnages : non seulement il lui manque une jambe, mais aussi le ruban et le sexe (p. 55-56). En outre, le chien est porteur d’un double symbolisme44 : autrefois animal mythique capable de guider l’homme dans la nuit de la mort après l’avoir accompagné dans la vie – comme le chien de Hamm, susceptible de le divertir de l’attente des derniers instants -, il est devenu un animal lubrique, puis soumis et servile, à l’image de Hamm autant que de Clov.

 ... et donner à voir le « mourir » La représentation théâtrale permet de mettre en scène le « mourir », le lent glissement vers la mort. La place des personnages sur la scène, au début de la pièce, illustre la manière dont la mort travaille leurs corps à des stades d’évolution différents : à droite, Clov, au centre, Hamm, infirme dans son fauteuil, à gauche, les parents de Hamm, culs-de-jatte dans leurs poubelles. La disposition des trois générations représente la régression de l’homme vers l’inerte et la disparition, dans une immobilité et un rapetissement qui atteignent graduellement tous les personnages. La décrépitude du corps des personnages ponctue leur existence : chaque jour, la vue et l’ouïe de Nagg et de Nell baissent, Nagg a « perdu (sa) dent » (p. 28). Beckett montre ainsi que l’identité de l’être humain n’existe pas : aucun être humain ne peut être identique à ce qu’il était l’instant auparavant. L’horreur des handicaps et des mutilations fascine et maintient à distance à la fois ; un certain nombre d’objets sont destinés à susciter des évocations abjectes qui ne peuvent que susciter le dégoût : le « mouchoir taché de sang » (p. 13) et le « vieux drap » (p. 11) de Hamm, les poubelles que Hamm veut « foutre » à la mer (p. 36), la sciure et le cathéter (p. 30 et 38), le corps de Clov qui empuantit déjà le « refuge » (p. 15). Beckett choisit de représenter le « mourir » à travers un état corporel dont l’atroce ne fait pas l’économie de l’humour, en particulier dans la mise en scène de Nagg et de Nell, qui gardent la force de raconter des histoires et d’avoir de la tendresse l’un pour l’autre alors que leur état ne semble pas pouvoir les éloigner davantage de l’humain. Ainsi, le spectacle de ces corps travaillés par la souffrance n’est pas totalement insoutenable. C’est surtout à travers ce couple que la stratégie de Beckett est apparente : dire « l’entre-deux » de « l’ici infernal du mourir et l’ailleurs improbable de la mort »45, faire apparaître le corps mutilé pour suggérer la décomposition prochaine, dans une présence concrète dont la crudité confine à l’absurde.

C

Le lien  Des rapports de force en perpétuelle inversion Contrairement aux personnages des romans, ceux de Fin de partie, comme dans En attendant Godot, ne sont pas des entités solitaires. Le système que construisent leurs noms est enrichi des relations fortes qui les unissent et les rendent dépendants les uns des autres. Ces liens sont particulièrement étroits : liens de conjugalité entre Nell et Nagg, liens de filiation entre Hamm et le couple Nell-Nagg, ainsi qu’entre Hamm et Clov. Dans ce dernier cas, le lien de filiation résulte d’une adoption : « C’est moi qui t’ai servi de père », dit Hamm à Clov qui avoue ne pas se souvenir de son vrai père (p. 53-54). Avec l’ambivalence du verbe « servir »46, Beckett met remarquablement en évidence les rapports de domination qu’induit la relation à l’autre : « Oui. C’est toi qui m’as servi 44. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Bouquins, Robert Laffont, 1996, Paris, p. 239. 45. Franck Évrard, « L’écriture du corps cadavérique dans Fin de partie », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, Ellipses, Paris, 1998, p. 115. 46. Tenir lieu de ou être le serviteur.

38

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

de cela. » (p.54). Si Nell et Nagg, si Clov lui-même dépendent de Hamm pour leur subsistance (on voit Nagg réclamer biscuit ou dragée ; Clov dit ne pas tuer Hamm parce qu’il ne « connaît pas la combinaison du buffet », p. 20), Hamm dépend aussi de Clov, qui, d’une certaine manière, lui tient lieu de jambes (il le promène autour de la pièce) et d’yeux (il lui décrit ce qu’il voit par les fenêtres). Clov est aussi l’infirmier de Hamm : il lui apporte le cathéter, est susceptible de lui donner le calmant dont Hamm a besoin. Maître du jeu, commandant à ses parents comme à Clov, mais dépendant de ce dernier pour les fonctions les plus essentielles, Hamm est ainsi pris dans une chaîne de dépendances, aussi étroites que l’est le lien entre les répliques de la pièce, même lorsque celui-ci se trouve apparemment distendu par la didascalie « Un temps » : Clov n’est-il pas défini comme celui qui, utilité théâtrale et divertissement nécessaire, « donn(e) la réplique » (p. 78) à Hamm ? La dépendance est fondée seulement sur le besoin de satisfaction des quelques fonctions vitales qui demeurent en dépit de la décrépitude de chacun ; les personnages s’en vengent en se faisant souffrir réciproquement l’un l’autre. Si Nagg a laissé « crier » Hamm lorsqu’il était enfant (p. 75), Hamm s’en venge en lui refusant une dragée (p. 74) ou en le forçant à écouter son histoire (p. 65). Dans un soliloque qui fait penser à l’énoncé des dernières volontés d’un mourant, Nagg espère vivre jusqu’au moment où Hamm l’appellera « comme lorsqu’ (il était) petit » (p. 75), mais lorsque Hamm, effectivement, appelle son « père » (p. 110), au dernier soliloque*, aucune voix ne répond. Hamm tyrannise Clov en lui donnant toute sorte d’ordres, mais Clov ne se prive pas de faire souffrir son maître en lui refusant le baiser qu’il lui demande (p. 87), ou en lui apprenant que finalement il n’y a plus de calmant : « Tu n’auras jamais plus de calmant » (p. 92).

 L’intensité du lien En dépit de la perversité de ces rapports, aucun des personnages ne peut se passer de l’autre. Un axe sous-jacent gouvernant la progression de Fin de partie est le désir de Clov de quitter Hamm, ce qu’il fait à la fin, sans pouvoir cependant aller jusqu’au bout, puisque, même s’il ne répond pas à l’appel de Hamm, il revient, vêtu de son costume de voyage. Bien qu’entamé et perverti47, le lien est impossible à défaire et le départ annoncé est finalement nié par Clov lui-même : « Bon, ça ne finira donc jamais, je ne partirai donc jamais. » (p. 106). Clov ne parvient pas à partir, de même que Hamm ne parvient pas à mourir. Le lien entre les deux personnages met donc en évidence l’absence de liberté et d’autonomie, de Clov en particulier, qui est le seul qui soit encore libre de ses mouvements, et qui pourtant ne quitte pas une situation où il a pourtant « trop souff(ert) » (p. 19). Ce paradoxe de la servitude volontaire qui laisse Clov songeur à la fin de la pièce (« « Il y a une chose qui me dépasse. (…) Pourquoi je t’obéis toujours. Peux-tu m’expliquer ça ? », p. 97) permet sans doute à Beckett d’exprimer la servitude de la condition humaine vouée à la mort dès la naissance. La crainte de Hamm que Clov ne le quitte peut trahir la peur de la solitude, mais elle exprime aussi le besoin d’affection – tragique – des hommes, tragique puisque les relations entre eux, aussi indéfectibles soient-elles, sont surtout nouées par l’intérêt, comme l’indique le rôle de la subsistance : biscuit autorisé à Nagg par Hamm, qui garde jalousement la « combinaison » du buffet afin que Clov ne le quitte pas. Dans cet univers dévasté et déshumanisé, demeurent l’intensité des liens et le besoin de reconnaissance qui unissent les personnages : Hamm veut être réhabilité par le pardon de Clov (p. 25), et mendie un baiser ou « quelques mots… (du) cœur » (p. 105). En contrepoint, dans leurs poubelles, Nell et Nagg offrent une image touchante de lien, celle d’un vieux couple, dont la femme mi-agacée, mi-complice, suscite toujours l’attention amoureuse de son conjoint : Nagg n’a pas renoncé à des espoirs de « bagatelle » (p. 27), aime évoquer avec elle de vieux souvenirs qui les font rire ou les rendent nostalgiques (p. 29 et 34-35), partage avec elle son biscuit (p. 30), « pleure » lorsqu’il la pense morte (p. 82). C’est finalement chez les personnages les plus apparemment déshumanisés dans leur déchéance que Beckett réserve pour le spectateur la possibilité d’être ému : l’absurde de leur position se lie à l’identification rendue possible par la douceur des sentiments qui s’expriment alors. Nagg et Nell confèrent finalement par leurs rires et leur complicité douce-amère une légèreté qui illustre à merveille l’un des adages de la pièce : « Rien n’est plus drôle que le malheur » (p. 31), et invite le spectateur à comprendre l’absurdité de la vie, et à en rire. 47. « HAMM. – (…) Pourquoi restes-tu avec moi ? / CLOV. – Pourquoi me gardes-tu ? / HAMM. – Il n’y a personne d’autre. / CLOV. – Il n’y a pas d’autre place. (…) / HAMM. – Tu me quittes quand même. / CLOV. – J’essaie. / HAMM. – Tu ne m’aimes pas. / CLOV. – Non. / HAMM. – Autrefois tu m’aimais. / CLOV. – Autrefois ! » (p. 19)

Séquence 3-FR01

39

© Cned – Académie en ligne

Prolongement Le couple Pozzo-Lucky dans En attendant Godot peut être comparé à celui de Hamm et de Clov. Il illustre symboliquement la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, selon laquelle la conscience de soi cherche la reconnaissance d’une autre conscience dans un combat à mort. Si l’homme cède à la peur de la mort, il devient une conscience esclave, et travaille pour le maître, qui n’est pas non plus véritablement vainqueur, car il n’est reconnu comme tel que par une conscience qu’il juge inférieure. Le fait que Pozzo devienne aveugle, comme l’est déjà Hamm, ne signifie-t-il pas l’aveuglement de celui qui, se prétendant maître et libre de tout lien, a voulu rompre le lien, prétention dont le prix est la dépendance aggravée qui le lie désormais à son « autre » ?

D

Le rôle des objets Souffrance et haine ne sont pas seulement exprimées par une atteinte à l’intégrité du corps, mais aussi par des objets, signes de l’aliénation. Il s’agit soit d’accessoires dont le personnage peut se saisir, en prolongement de son corps, soit d’objets plus symboliques, parties intégrantes du décor, qui dépendent ou non du corps des personnages.

 Des objets dédiés au spectacle L’escabeau et la lunette de Clov ne devraient être que des accessoires, mais ils deviennent en réalité, en l’absence d’intrigue et de cohérence entre les répliques, de véritables supports de l’action. L’escabeau est certes l’accessoire de Clov pour regarder par la fenêtre, mais son maniement et son installation donnent lieu à tout un ensemble de pitreries qui agrémentent le spectacle. Il en est de même pour l’utilisation de la lunette, ainsi que de la poudre « anti-puce » que Clov déverse vigoureusement dans son pantalon (p. 49). Monter sur l’escabeau, aller chercher la lunette, tuer la puce sont de ces micro-actions qui deviennent, dans l’absence d’intrigue de Fin de partie, des événements. Et la démesure de leur fonction d’événements, augmentée de la gestuelle hyperbolique à laquelle on imagine que leur maniement donne lieu, contribue au comique et divertit le spectateur. La lunette occupe à cet égard une fonction particulière et indicielle. Remplaçant par l’intermédiaire de Clov les yeux de Hamm, elle entre aussi dans le jeu du théâtre avec lui-même, puisque Clov la dirigeant vers la salle, et inversant ainsi la signification de la lunette de théâtre à l’aide de laquelle le spectateur observe le visage des acteurs sur la scène, affirme à Hamm voir « une foule en délire » (p. 43). Ces objets actants* contribuent par conséquent à mettre en scène des personnages que l’absence d’intrigue pourraient rendre inactifs et sans mouvements : ils contribuent à exhiber en eux cette vie qui leur fait défaut, tout en inscrivant une théâtralité qui en dénonce l’inanité.

 Des objets emblématiques de la condition misérable de l’homme Le fauteuil roulant, le cathéter, la gaffe, le mouchoir ont pour fonction d’apporter des remèdes aux infirmités, mais ce faisant, ils les exhibent. Les poubelles, objets du décor, véritables « pourrissoirs du corps »48, symbolisent de la manière la plus crue le déchet que devient le corps, dans l’extrême vieillesse. Elles disent très bien l’horreur que produit chez les autres, ceux qui ne sont pas encore à ce stade de vieillissement, le corps méconnaissable, déjà entré quasiment en corruption, et déshumanisé. La litière des vieux, objet virtuel puisqu’il n’existe qu’à travers les propos de Nagg et de Nell – le spectateur ne la voit pas -, porte peut-être à son comble l’expression de la misère humaine, puisque sable ou sciure, la chose suggère que ces besoins « fondamentaux »49 sont en partage entre hommes et animaux. En outre, au fil de la progression de la pièce, ces objets se raréfient et disparaissent : plus de bouillie (p. 21), plus de calmant (p. 92), plus de « cercueils » (p. 100). Leur disparition progressive est comme 48. Michèle Raclot, « Polysémie de l’objet scénique dans l’univers dramaturgique de Beckett », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Franck Évrard, Ellipses, Paris, 1998, p.51. 49. Pour reprendre un jeu de mots de Beckett lui-même. 40

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

une métaphore de la mort, et le spectateur sent que le manque qu’ils produisent laisse l’homme nu devant la souffrance, qui, elle, n’est pas verbalisée. Le biscuit que fait donner Hamm à Nagg correspond à une stratégie de rationnement qui, sans doute, va de pair avec ce « refuge » dont on ne sait de quelle catastrophe il a réchappé, mais suggère aussi l’asservissement du corps à la nourriture, au besoin physiologique et vital, autant qu’à la domination que les autres peuvent tirer de cette faiblesse de la condition humaine. Même aux confins de la mort, le corps continue d’avoir faim, et la « fin » n’en finit plus, la vie étant prolongée d’un biscuit50… Le buffet constitue à ce titre l’objet principal du chantage entre Hamm et Clov, alors qu’il n’est qu’un objet de langage, absent de la scène. Objet familier dans l’imaginaire domestique, il n’en demeure pas moins l’enjeu d’un conflit de vie ou de mort. Entre tragique et grotesque, Clov reconnaît d’ailleurs qu’il ne tue pas Hamm parce qu’il n’a pas la « combinaison » du buffet (p. 20) : la référence au coffre-fort met en évidence l’enjeu capital que représente pour la condition humaine le réceptacle de ce qui permet de satisfaire un besoin aussi vital que la faim.

 Pour quel divertissement ? Les demandes réitérées de Hamm au sujet de son calmant trahissent le besoin d’anesthésie : les personnages de Fin de partie sont des êtres qui souffrent tant physiquement que moralement, mais chaque personnage arrache à l’autre ce qui pourrait le distraire de sa douleur. Hamm prive Nagg de dragée (p. 74) ; Clov apprend à Hamm qu’il n’y a plus de calmant, au moment précis où son heure est enfin arrivée : dit-il vrai ? Le chien en peluche de Hamm apparaît comme un misérable ersatz, peu capable de tromper la solitude de son maître ; Clov finit par le lui jeter à la figure (p. 99). Cependant, quelle consolation pouvait-il apporter à Hamm alors qu’il transposait, sans sexe et avec une jambe manquante, les infirmités de son « maître » ? Clov remplace le tableau accroché au mur par le réveil avec lequel il a trouvé le moyen de signaler à Hamm s’il est simplement loin, ou s’il est mort (p. 64). Ce tableau évoque le souvenir raconté par Hamm : l’histoire d’un fou – peut-être lui-même – qui « croyait que la fin du monde était arrivée » et qui ne voyait plus dans ce monde « que des cendres51 » (p. 60-61). L’art n’est plus d’aucun recours : seul compte le temps et le signal de la fin, mais ce signal – la sonnerie du réveil qui ne retentirait pas si Clov était mort -, que faire d’autre sinon l’attendre, indéfiniment ? Par conséquent, « tableau » représentant peut-être la fin du monde peinte par le fou, ou réveil ne donnant de la fin que le signal d’une attente silencieuse, la fin n’est jamais qu’une illusion, impossible à « entendre », c’est-à-dire aussi à comprendre, à prendre avec soi, impossible à représenter. De même que Hamm a besoin du réveil pour savoir si Clov est toujours de ce monde, les personnages ont besoin des objets pour ne pas voir le néant autour d’eux. Dans un soudain désir d’absolu et de maîtrise, Clov veut mettre de l’ordre : « J’aime l’ordre. C’est mon rêve. Un monde où tout serait silencieux et immobile et chaque chose à sa place dernière, sous la dernière poussière » (p. 76). Mais il se décourage vite, entraîné par Hamm : « Impossible de mettre de l’ordre dans l’élémentaire »52, et cet élémentaire, c’est d’abord la mort dans laquelle on est jeté dès qu’on naît : alors à quoi bon ? « Après tout, là ou ailleurs », conclut Clov… L’habit de voyage qu’il revêt à la fin, tout en revenant près de Hamm, ne peut manquer de faire penser, d’autant que Hamm va citer quelques mots du poème de Baudelaire, « Réversibilité », au dernier poème des Fleurs du mal, « Le voyage », métaphore de la mort. Mais le costume est comme un jeu outré de la fin : le départ est en effet impossible, et la mort n’est pas discernable dans une fin bien circonscrite au bout de l’itinéraire de la vie. Lorsque Hamm croit Clov parti, à la fin de la pièce, il jette loin de lui les objets, emblématiques de son espoir de survie et d’une quelconque prise sur son environnement : le sifflet (correspondant à l’ouïe), la gaffe (le toucher), le chien (soutien de l’imagination). Il ne garde que son mouchoir pour se cacher le visage, c’est-à-dire pour se faire disparaître, ou plus exactement jouer à le faire. Le geste devient posture, il y a espoir et, en même temps, crainte que la posture ne devienne réalité. Les objets dispensent de mettre des mots sur l’horreur des corps voués à la mort, sur la douleur d’être dans la hantise de n’être plus. Entre l’invraisemblance des postures et la familiarité des gestes, entre le concret des contorsions et l’angoisse informulée de la fin, les personnages de Fin de partie sont contraints à la vaine gesticulation ou à une douloureuse paralysie, englués dans des corps que la maladie du vieillissement rend répugnants et dont ils ne peuvent maladroitement se défendre qu’en attisant la 50. L’expression désigne sans doute le biscuit de mer, pain de la dimension d’une bouchée, très dur, pouvant se conserver longtemps. 51. Cendres est le titre d’une pièce radiophonique écrite par Beckett (1959). 52. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, Les Editions de Minuit, Paris, 2006, p. 32.

Séquence 3-FR01

41

© Cned – Académie en ligne

souffrance de leurs compagnons de misère. Cependant, ils continuent de parler et de raconter, comme si les mots recélaient - ou conjuraient ? - leur dernière puissance de vie… Prolongement Blaise PASCAL, Pensées Divertissement. – (…) Mais quand (…) après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. Blaise Pascal, Pensées, section II, fragment 126 – édition Michel Le Guern (1670), p. 118.

Lisez également « Le Voyage » dans Les Fleurs du mal de Baudelaire.

42

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

La parole, plutôt que l’action Charles Juliet dit avoir été frappé par le silence qui règne dans les œuvres de Beckett : « Un étrange silence, (…) que prolonge la nudité de la parole. Une parole sans rhétorique, sans littérature, jamais parasitée par ce minimum d’affabulation qui lui est nécessaire pour développer ce qu’il lui faut énoncer»53.

Fin de partie met en scène des personnages en pleine déchéance, paralysés, raidis par l’approche de la fin. Cependant, ils continuent de parler, et même de raconter des histoires, comme si la parole n’était pas seulement le véhicule privilégié de leur incarnation dramatique, mais aussi l’exutoire d’une dernière puissance de vie qui troue ponctuellement le silence et un temps qui n’en finit pas de s’étirer, le dernier refuge : « Puis un jour, soudain, ça finit, ça change, je ne comprends pas, ça meurt, ou c’est moi, je ne comprends pas, ça non plus. Je le demande aux mots qui restent – sommeil, réveil, soir, matin. Ils ne savent rien dire » (p. 106-107).

A

Quel dialogue ? Lecture d’un extrait : de « CLOV. – Vous voulez donc tous que je vous quitte ? » à « CLOV. – (…) Ou laisse-moi me taire. » (p. 53-60) Acte de communication et fonction du langage Le linguiste Roman Jakobson présente dans ses Essais de linguistique générale les différentes fonctions du langage54 : - fonction dénotative ou référentielle : tournée vers le contexte (le référent) auquel renvoie le message ; - fonction expressive : centrée sur le destinateur ; - fonction conative : orientée vers le destinataire ; - fonction phatique : message qui sert à établir, prolonger ou interrompre la communication, donc le contact ; - fonction métalinguistique : tournée vers le langage lui-même, centrée sur le code ; - fonction poétique : centrée sur le message lui-même dans sa matérialité. Pour réfléchir a) Comment avance le dialogue : observez la répartition des répliques entre phrases interrogatives et impératives. Quelle est la fonction de l’échange entre Hamm et Clov ? b) Relevez au moins trois ambivalences ou jeux de mots, et expliquez-les. En quoi illustrent-ils la dernière réplique de Clov dans l’extrait ? c) Relevez les ruptures de ton : quel effet dramatique est ainsi créé ? d) Comparez la lisibilité de ce dialogue avec l’une des tirades de Hamm, p. 89-91, ou 107-110.

53. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 12. 54. Nous reprenons la présentation qu’en donne Evelyne Leblanc, Fin de partie, Beckett, Bertrand-Lacoste, Paris, mai 1997, p. 36.

Séquence 3-FR01

43

© Cned – Académie en ligne

Mise au point

 Un dialogue vide ? Cet extrait est parcouru des menaces réitérées de Clov de quitter Hamm, soit définitivement dans les premières répliques, soit parce qu’il a « à faire » (p. 53) dans sa cuisine. À chaque occurrence, Hamm répond par une question destinée à le retenir : « Tu te souviens de ton arrivée ici ? » (p. 53), « As-tu jamais pensé à une chose ? » (p. 54), « Tu as eu tes visions ? » (p. 57), « Il y a de la lumière chez la Mère Pegg ? » (p. 58). Ces questions semblent anodines, uniquement destinées à entretenir un dialogue toujours près de s’éteindre, mais elles ne permettent pas pour autant de créer un véritable échange ; elles ne font qu’exprimer une double relation de dépendance : celle de l’infirme vis-à-vis de son serviteur garde-malade ; celle de Clov, esclave, incapable de prendre sa liberté, par rapport à son maître qui lui tient lieu de père. Ainsi, la fonction phatique l’emporte sur la fonction conative. Lorsque les questions ne suffisent plus à entretenir le dialogue, Hamm fait succéder une série d’ordres, transformant la fonction conative du langage en fonction phatique : « Va me chercher la gaffe » (p. 59), « Va chercher la burette » (p. 60). Tout en éloignant temporairement Clov de Hamm, ces impératifs ne sont pas en contradiction avec les questions ; ils maintiennent en effet Clov dans un état de dépendance : « Fais ceci, fais cela, et je le fais. Je ne refuse jamais. Pourquoi ? » (p. 59). L’ensemble de l’extrait apparaît ainsi comme l’illustration des répliques qui l’ouvrent, où Clov conclut des prophéties de Hamm qui lui promet une déchéance certaine : « Vous voulez donc tous que je vous quitte ? » (p. 53). L’emploi du pronom de la deuxième personne du pluriel peut sembler étonnant, car Nell et Nagg n’ont pas eu voix au chapitre ; il connote en réalité le caractère hyperbolique de la menace, immédiatement annihilée, précisément parce que Hamm y a aussitôt acquiescé : « Bien sûr ». Que Clov quitte Hamm n’apparaît plus comme un acte libre de rébellion ; la dépendance de Clov en est au contraire renforcée. Le parallélisme entre la forme affirmative et la forme négative de la même phrase d’une réplique à l’autre (« Alors je vous quitterai », « Alors je ne vous quitterai pas », p. 53) met non seulement en évidence la soumission de Clov et son indifférence, mais aussi la gratuité apparente du langage puisqu’un procès et son contraire peuvent être presque simultanément proférés par le même énonciateur. Dans l’attente de la fin, le langage n’a plus prise sur le réel. Les mots de Hamm ne sont plus ceux de Clov, précisément parce que tous deux n’attachent plus la même signification à un adverbe de temps, dont le sens ne peut être relatif qu’aux conditions de son énonciation : « Hier ! Qu’est-ce que ça veut dire. Hier ! », s’impatiente Hamm. Et Clov s’indigne : « Ça veut dire il y a un foutu bout de misère. J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire » (p. 60). Le rôle principal semble en conséquence dévolu au silence que signalent les nombreuses didascalies « Un temps ». Le spectateur est ainsi maintenu dans l’expectative : ces contradictions, ces répétitions, ces paradoxes, pour ne pas dire ces balivernes, ne lui semblent pas pouvoir constituer le sens du message. Sans doute, croit-il, la pièce va-t-elle dire autre chose ? Mais la répétition des silences demeure et le dialogue ne « prend » pas. Même lorsque Hamm développera, dans les dernières pages, une réplique plus longue jusqu’à ce qu’on y reconnaisse même une tirade (p. 89 ou p. 108), celle-ci sombre très vite dans l’incohérence, car elle ne reproduit le monologue intérieur que par bribes et le spectateur ne peut avoir entièrement accès à l’intériorité du personnage. Beckett montre ainsi le paradoxe du langage : laissant espérer l’échange et la compréhension, il reste cependant incapable de les réaliser. Malgré tout, dans l’échange quasi mécanique des répliques semble dominer un principe de jeu : il faut entretenir la communication, ou ce qui en tient lieu, coûte que coûte, et comme les rapports de dépendance s’y inversent et s’y dédoublent, chaque réplique contient en elle-même, presque poétiquement, un enjeu, plus profond et angoissant que les problèmes de ruban du chien…

 Le jeu verbal Les personnages sont enfermés – ou se sont enfermés ? – dans une structure répétitive, un présent dilaté, une durée vacante qui les obligent à vivre toujours le même instant de l’attente à la fois angoissée et impatiente de la fin. Confronté à cette situation existentielle, dès que Hamm se trouve seul, sa parole intérieure s’effiloche en délire incohérent : « parler, vite, des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit » (p. 90-91). En revanche, le dialogue - et le simulacre d’échange qu’il permet - opère à la manière du divertissement

44

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

pascalien : il jugule l’angoisse, autant que faire se peut, en distrayant l’esprit de l’énigme de la fin, en la canalisant à travers les mots et le jeu des répliques. Car l’intérêt du dialogue ne réside pas tant dans la teneur des informations dérisoires dont sont porteuses les répliques, que dans le mouvement d’échange entre les deux interlocuteurs et le jeu de domination ou de victimisation qu’il permet. La « partie » dont il est question peut donc aussi être constituée par l’habileté à toucher l’autre, à l’aide des mots, là où il est vulnérable. Mais alors que le jeu d’échecs, auquel nous avons vu que pouvait renvoyer Fin de partie, prévoit des règles précises, abolit le hasard pour ne mettre en œuvre que calcul et stratégie, le jeu verbal entre Hamm et Clov paraît précisément nécessaire dans la mesure où il peut faire intervenir le hasard55. Ce jeu repose sur l’ambivalence du langage. Hamm et Clov parlent peut-être pour ne rien dire, mais ils jouent avec les mots, leurs sonorités, les homonymies, les rimes (entre « burette » et « roulette », p. 60) ou la variété sémantique des différents emplois. Le ton est donné avec la répétition de la phrase de Clov, « Je te quitte », que le personnage n’est jamais capable de mettre en adéquation avec ses actes. Plus profondément, c’est l’incapacité de la conscience à désigner d’un mot précis le moment du trépas qui consacre la gratuité des mots. À partir de là, il n’y a plus qu’à jouer avec eux pour se distraire de ce qu’ils ne permettent pas d’exprimer. En conséquence, Hamm et Clov multiplient les jeux de mots avec une délectation parfois humoristique, comme lorsque Hamm s’amuse à faire sonner ensemble « home » et « Hamm » : « Sans Hamm, (…) pas de home » (p. 54). Le plaisir de la domination vis-à-vis de Clov se double manifestement du goût des mots. Ainsi, le pluriel qu’emploie Clov pour déterminer le chien qu’il apporte à Hamm (« Tes chiens sont là », p. 55) désigne sans doute ironiquement le chien ET lui-même dans sa tâche de serviteur fidèle. Le jeu peut consister à introduire une forme de hasard : à Hamm lui demandant « As-tu jamais pensé à une chose ? », sous-entendant une chose précise, Clov répond de manière absolue sur l’exercice de la pensée : « Jamais » (p. 54), dénonçant ainsi la rhétorique de la relance chez Hamm. Dans l’allusion à la mère Pegg (p. 58), le jeu sur le mot « éteinte » renvoyant aussi bien à la lumière qu’à la vieille femme, met en évidence le rôle de distraction du langage par rapport au thème de la mort. Le jeu se poursuit, toujours aux confins de l’évocation de la mort, avec l’ambivalence de l’expression « tu m’enterreras » ; Hamm l’emploie sans doute avec le double sens de : je mourrai avant toi, et par conséquent, tu me mettras en terre, alors que Clov répond en ne retenant de l’expression que la négation du deuxième sens : « Mais non je ne t’enterrerai pas ! » (p. 58). Mais là encore, qui sait si on ne peut considérer que Clov, pris d’une soudaine pitié, fait croire à Hamm que celui-ci ne mourra pas le premier ? Hamm peut aussi aimer rappeler son pouvoir en brisant ce jeu de l’ambivalence et en rétablissant la précision : lorsque Clov lui annonce que « bientôt », il ne « fer(a) » plus ce que Hamm lui demande de faire, Hamm rétorque : « Tu ne pourras plus » (p. 59). La conscience de la gratuité du langage ne va donc pas sans une certaine lucidité sur les jeux qu’elle autorise ; Clov se moque des lieux communs dans lesquels se réfugie Hamm, lorsqu’il commente : « Il est rare qu’on ne soit pas joli – autrefois » (p. 59). L’épisode du chien montre que les mots sont pour Hamm la seule manière de se rattacher au réel. Lorsque le sens du toucher lui a permis de constater que son chien est inachevé et qu’il lui manque encore le sexe, une patte et un ruban, il continue cependant d’animer l’objet d’une vie autonome de vrai chien : « Il me regarde ? (…) Comme s’il me demandait d’aller promener. (…) Laisse-le comme ça, en train de m’implorer » (p. 57). Le laconisme des réponses de Clov constitue des demi-mensonges : il répond « Oui » à la première question, puis se relève, lâche le chien, qui tombe et ne peut plus rester dans l’attitude d’imploration que désirait Hamm. Le langage, appuyé sur le besoin viscéral d’imaginaire et l’incapacité à s’emparer du réel, ouvre apparemment, par l’intermédiaire du mensonge, la dimension d’une certaine liberté, mais celle-ci est elle aussi illusoire, puisque finalement Clov ne quittera pas Hamm.

 Les ruptures de ton À l’instabilité du sens des mots, viennent s’ajouter au jeu des répliques les ruptures de tons, qui entrent dans la stratégie de Hamm pour retenir Clov. Si les futurs des premières répliques de l’extrait indiquent le ton déterminé d’un affrontement direct, le passage évolue ensuite vers le comique avec le jeu de mots entre «Hamm » et « home » (p. 54), comique destiné à mettre à distance par l’ironie l’attendrissement potentiel contenu dans le passage de l’évocation de l’adoption de Clov par Hamm. Dans le passage suivant (« Flore ! Pomone ! (…) Cérès ! », p. 54), Hamm verse dans un registre élégiaque* 55. En revanche, pour le dramaturge, le jeu verbal est effectivement comparable à un jeu d’échecs, puisqu’on peut imaginer que pour un créateur qui a mis presque sept ans à écrire sa pièce, rien n’y est gratuit.

Séquence 3-FR01

45

© Cned – Académie en ligne

qui atteste sa culture et sa capacité à user d’une langue littéraire. Cependant, l’exagération lyrique contenue dans la répétition des vocatifs conduit à une théâtralisation ironique de cette échappée poétique. Hamm cherche à donner de lui une image méliorative par ces allusions culturelles, mais ses actes la désavouent : sa parole est trouée de bâillements (par exemple, p. 15) ou d’injures (« Salopard ! », p. 67, « Un aparté ! Con ! », p. 100). Ces ruptures de registre accentuent par conséquent le sentiment de vacuité lié au langage. Mais elles constituent aussi un moyen efficace pour conserver au texte sa force dramatique. Dans le jeu du langage, à la fois comme activité ludique et comme espace mouvant donné au sens des mots, chaque interlocuteur peut reprendre l’avantage sur l’autre. Tour à tour limpides jusqu’à la platitude, ou imbriqués dans l’ambivalence des mots, ou obscurs jusqu’au délire (« Voilà ta gaffe. Avale-la. », p. 59), les échanges donnent l’impression d’un langage qui se dérobe à notre entendement, qui peut à tout moment littéralement exploser dans l’incohérence de la syntaxe (par exemple, dans les soliloques de Hamm à la fin de la pièce, ou dans l’échange entre Nell et Clov tel qu’il est déformé dans le rapport qu’en fait Clov à Hamm (p. 37). L’incarnation de la parole dramatique met ainsi comiquement en scène l’incohérence et l’impuissance humaines.

B

Raconter des histoires  « L’histoire du tailleur » Lecture d’un extrait : de « NAGG (…) – Tu as entendu ? » (p. 31) à « HAMM (…) Enlève-moi ces ordures ! Fous-les à la mer ! » (p. 36) Pour réfléchir a) En quoi consiste le comique de la blague racontée par Nagg (p. 34-35)? Qui rit (personnages, public) de cette blague ? b) Quel est le sens de l’apologue sur la valeur de la Création ? c) Étudiez la situation de l’histoire racontée par Nagg : comment son sens est-il remis en perspective ? Mise au point

➠ Raconter pour se

distraire

C’est la première fois qu’apparaissent ensemble les têtes de Nagg et de Nell au-dessus de leurs poubelles. De même que Hamm relance le dialogue avec Clov afin de le retenir près de lui, ou de faire qu’il s’occupe de lui, Nagg cherche à retenir l’attention de Nell, voire à susciter de sa part une marque d’affection. Chacun d’eux cherche à s’évader de la situation pénible dans laquelle ils se trouvent, à meubler l’ennui et à oublier la mélancolie qui les envahit, Nell en évoquant de manière nostalgique, non sans dérision, le passé (« l’après-midi d’avril » sur « le lac de Côme », p. 33-35), Nagg en racontant une histoire « pour dérider » sa femme, après avoir vainement tenté un rapprochement plus tactile (p. 33). Si Nagg se plaint du présent – et d’une certaine manière, cette plainte a quelque chose d’une révolte - , égrenant la perte d’une dent (p. 28), la baisse de la vue, le changement de la sciure en sable (p. 30), Nell semble plus résignée et amère. La répétition de la didascalie «élégiaque » pour accompagner la réplique « Ah hier ! », créant un effet comique, dénonce ironiquement le recours nostalgique au passé. Pourtant Nell paraît avoir une conscience plus aiguë de la situation : elle ne se plaint pas de son sort, sachant sans doute que les mots sont inutiles. Elle ne les utilise que pour faire revivre un passé perdu, dans une syntaxe et un ton qui recréent poétiquement la contemplation mentale d’un moment de plénitude enfui : « C’était profond, profond. Et on voyait le fond. Si blanc. Si net. » (p. 34). Alors que Nagg se moque des propos incohérents de Hamm (« Tu as entendu ? Un cœur dans sa tête ! », p. 31), Nell tente de lui faire reprendre un esprit de sérieux que la déchéance de leur fils – qu’elle n’ose d’ailleurs nommer explicitement - semblerait dicter : « Il ne faut pas rire de ces choses, Nagg. Pourquoi en ris-tu

46

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

toujours ? » (p. 31). Pourtant, Nell évoque une théorie particulière du comique : « Rien n’est plus drôle que le malheur (…) c’est la chose la plus comique au monde » (p. 31-32). Le fait que Nagg soit « scandalisé » (p. 31) indique peut-être qu’il n’a pas un degré de conscience aussi aigu que celui de Nell du cours de la vie. Or, Nell poursuit en précisant : « Et nous en rions, nous en rions, de bon cœur, les premiers temps. Mais c’est toujours la même chose. Oui, c’est comme la bonne histoire qu’on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n’en rions plus » (p. 32). Mais pour « dérider » sa femme, Nagg ne trouve rien d’autre, quelques répliques plus tard, et malgré les protestations de Nell, que de lui « raconter l’histoire du tailleur » (p. 33), déjà cent fois racontée, et dont le public pressent par conséquent qu’elle sera sans efficacité sur Nell. Autrement dit, la répétition, rendue nécessaire par le temps qui passe et le cours d’une vie, use le comique sans user le malheur.

➠ La recherche dérisoire de l’absolu

L’histoire de Nagg met en scène un tailleur trop scrupuleux et perfectionniste, qui veut réaliser pour son client un pantalon parfait et se condamne ainsi à reporter sans cesse la date de remise de la commande. Le comique provient de la répétition du report de la commande associé à la patience du client. Mais cette patience s’évanouit soudain : « En six jours, vous entendez, six jours, Dieu fit le monde. Oui Monsieur, parfaitement Monsieur, le MONDE ! Et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en trois mois ! » (p. 35). Le tailleur rétorque en comparant l’imperfection du monde et le pantalon en voie, selon lui – mais il vient de « loupe(r) les boutonnières » (p. 35) – d’atteindre la perfection : « Mais Milord ! Regardez (…) le monde… (…) et regardez (…) mon PANTALON ! » (p. 36). Autrement dit, si la Création divine est un échec, comment les hommes pourraient-ils atteindre la perfection ? En quoi le temps, qui les détruit doucement dès leur naissance, pourrait-il leur permettre de construire une œuvre qui satisfasse leur désir d’absolu ? Sans doute les rires de Nell sur le lac de Côme étaient-ils motivés par le flegme orgueilleux du tailleur qui dénote – comme d’ailleurs le rire de Nell - un bel attachement à la vie terrestre et une foi évidente dans le succès du travail humain. Si, au récit de Nagg, Nell est « restée impassible, les yeux vagues » (p. 36), sans doute est-ce parce que la répétition a usé le comique de l’histoire, sans doute aussi parce que la blague résonne d’une autre manière dans la situation dans laquelle elle se trouve désormais : cul-de-jatte dans une poubelle, maltraitée par son fils dont elle assiste à la déchéance : toute création doit lui sembler effectivement un échec. L’homme est voué à la destruction dès que la naissance lui donne l’illusion d’avoir été créé et de pouvoir créer luimême. Pourtant, Nagg n’a pas ménagé ses efforts pour mettre en scène le comique de la blague. Il en transforme le récit en véritable spectacle, mimant par la voix (« Voix du tailleur », « voix du client », « voix de raconteur », p. 35), sachant répartir le discours direct* et le discours narrativisé* (pour le tailleur d’abord, puis enfin pour le client dont l’impatience éclate), joignant le geste à la parole (« geste méprisant, avec dégoût. », p. 35). Cependant, tout en donnant ainsi la comédie, Nagg se rend compte qu’il ne peut plus la jouer le mieux possible et qu’il n’entraîne plus Nell dans la distraction ou la prise de distance que permet le rire : « (Voix normale.) Je la raconte mal. (Un temps. Morne.) Je raconte cette histoire de plus en plus mal. » (p. 35). Autrement dit, les modalités du récit de Nagg démentent l’histoire du tailleur : le temps n’arrange rien à l’affaire ; la répétition a détruit le comique, et il ne reste plus que le malheur de vivre.

➠ Une mise en abyme de l’interrogation portée par Fin de partie

Pour le public ou les lecteurs, l’histoire du tailleur, fondée sur l’éternel report de la fin, renvoie telle une mise en abyme* au sujet de Fin de partie. L’insertion de la blague dans la pièce introduit en outre une dimension humoristique qui permet d’établir une distance par rapport au tragique de notre condition. Sa mise en scène renforce en revanche le pathétique de la situation des personnages : contrairement à Hamm et à Clov, Nagg et Nell attendrissent, d’une part par l’impuissance et le dénuement extrême auxquels la vie les a réduits, d’autre part par l’attention, éperdue de la part de Nagg, plus distraite et réglée par l’habitude de la part de Nell, qu’ils continuent, dans cette situation inhumaine, de se témoigner. Mais ce sont peut-être ces attentions dérisoires et attendrissantes qui peuvent constituer un espoir. Reste que l’ensemble du passage s’inscrit dans la répétition : l’histoire du tailleur évoque le titre d’un essai que Beckett a écrit quelques années auparavant, Le Monde et le pantalon ; Hamm est « excédé » du bavardage de ses parents et s’exclame, en pastichant le Roi Lear de Shakespeare56 : « Mon royaume 56. Beckett pastiche ainsi la formule de Richard III, dans la pièce éponyme de Shakespeare, dont le cheval tombe sous lui dans la bataille finale : « Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! » (V, 4).

Séquence 3-FR01

47

© Cned – Académie en ligne

pour un boueux ! » (p. 36) ; et Beckett lui-même n’en est pas à son coup d’essai dans cette mise en scène de personnages marginaux, en fin de vie : Nagg et Nell, culs-de-jatte dans leurs poubelles, ne sont pas sans rappeler l’Innommable dans sa jarre. Cette répétition des mêmes thèmes dans l’œuvre de Beckett ne va-t-elle pas user l’émotion qu’elle est censée opérer sur le public ? Un peu comme Nagg, Beckett a choisi le théâtre pour mettre en scène, après le roman, ces histoires de fin et de tailleur qui devrait savoir « couper », « finir » : si la comédie de Nagg laisse Nell « impassible », qu’en sera-t-il pour le public des pièces de Beckett ? Qu’attendait Beckett de la transposition des thèmes de ses romans au théâtre ? Document n°3 Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon (1945) Dans ce court essai sur les frères Van Velde, peintres, Beckett réfléchit sur les conditions de possibilité, temps et espace, de la représentation. Les deux frères sont pour lui des « peintres de l’empêchement », qui réduisent la peinture à l’essentiel. En exergue de ce texte, Beckett a placé un extrait de la blague que Nagg conte dans Fin de partie. Il développe par la suite une critique des critiques : il n’est pas utile de juger un tableau ; la création n’entre pas dans des jugements de valeur. « Il n’y a pas de peinture. Il n’y a que des tableaux. Ceux-ci, n’étant pas des saucisses, ne sont ni bons ni mauvais. Tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’ils traduisent, avec plus ou moins de pertes, d’absurdes et mystérieuses poussées vers l’image, qu’ils sont plus ou moins adéquats vis-à-vis d’obscures tensions internes. Quant à décider vous-même du degré d’adéquation, il n’en est pas question, puisque vous n’êtes pas dans la peau du tendu. Lui-même n’en sait rien la plupart du temps. C’est d’ailleurs un coefficient sans intérêt. Car pertes et profits se valent dans l’économie de l’art, où le tu est la lumière du dit, et toute présence absence.» (p.21-22) « À quoi les arts représentatifs se sont-ils acharnés, depuis toujours ? À vouloir arrêter le temps, en le représentant. (…) Mais il était peut-être temps que l’objet se retirât, par ci par là, du monde dit visible. (…) La peinture d’A. Van Velde serait donc premièrement une peinture de la chose en suspens, je dirais volontiers de la chose morte, idéalement morte, si ce terme n’avait de si fâcheuses associations. C’est-à-dire que la chose qu’on y voit n’est plus seulement représentée comme suspendue, mais strictement telle qu’elle est, figée réellement. C’est la chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur. Je n’en vois pas d’autre. » (p.29-30) « Qu’est-ce qu’il leur reste, alors, de représentable, s’ils renoncent à représenter le changement ? Existe-t-il quelque chose, en dehors du changement, qui se laisse représenter ? Il leur reste, à l’un la chose qui subit, la chose qui est changée ; à l’autre la chose qui inflige, la chose qui fait changer. Deux choses qui, dans le détachement, l’une du bourreau, l’autre de la victime, où enfin elles deviennent représentables, restent à créer. Ce ne sont pas encore des choses. Cela viendra. » (p.38-39) Le Monde et le pantalon, de Samuel Beckett, © 1989/1991. Les Éditions de Minuit.

 Le « roman » de Hamm Lecture d’un extrait long : de « HAMM – C’est l’heure de mon histoire… » (p. 65) à «CLOV. – Il n’y a plus de marée. » (p. 81). Pour réfléchir a) Quels sont les trois grands mouvements que l’on peut observer dans cet extrait ? b) Examinez la situation de chacun des mouvements : à quelle motivation répond le récit de Hamm ? c) Quels sont les traits autobiographiques dans le récit de Hamm ? d) Quel lien pouvez-vous établir entre le thème de la paternité qui parcourt l’extrait et celui de la création ? Quelle image de la création en résulte ? Rapprochez-la d’autres passages relatifs à la création dans Fin de partie.

48

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Mise au point

➠ Raconter pour se

distraire

Cet extrait constitue une sorte de longue scène autour de la construction du récit de Hamm. On peut distinguer d’abord deux mouvements : dans le premier (p. 65 à 73), Hamm poursuit le récit d’une histoire qu’il semble reprendre à heure fixe chaque jour (« C’est l’heure de mon histoire », p. 65), sans doute pour combler sa hantise du temps qui passe et qui le rapproche de la mort. On notera à cet effet que le même motif précède l’invention du récit et la blague que Nagg raconte à Nell pour la distraire : « Une goutte d’eau dans la tête, depuis les fontanelles (…) C’est peut-être une petite veine. » (p. 68) fait écho à la phrase qui avait fait rire Nagg quelques pages auparavant : « C’est peut-être une petite veine » (p. 33). Hamm oblige Nagg à l’écouter. Dans le troisième mouvement (p. 77 à 81), c’est Clov qui est le public sollicité (« CLOV. – À quoi est-ce que je sers ? / HAMM. – À me donner la réplique. ( …) J’ai avancé mon histoire. (…) Demande-moi où j’en suis », p. 78) et l’histoire est désormais désignée par Hamm par le terme de « roman » (p. 78). L’invention de l’histoire est donc destinée à combler l’ennui autant qu’à prolonger la communication, et par conséquent à exister par rapport aux autres. On peut considérer les pages qui séparent ces deux moments comme une sorte d’intermède (p. 73-77) ; en réalité, on remarque, à travers l’épisode de la prière à Dieu, pouvant aussi apparaître comme une supplique vers Dieu le père, inversion de la supplique de l’homme venu confier à Hamm son enfant, puis à travers la tirade de Nagg évoquant son attitude passée vis-à-vis de Hamm enfant, la présence du thème de la paternité. En apparence absurde, l’ensemble présenté par les trois mouvements est en réalité très cohérent. Beckett nous invite ainsi à une réflexion générale sur la création : création d’un être à travers le thème de la paternité, création d’une œuvre littéraire à travers le thème de l’invention du récit. Chacun des deux reste lié intimement au thème de la fin et de la mort : Nagg, dans sa poubelle, revient, pour comprendre le refus de son fils de lui donner la dragée promise pour l’avoir écouté, sur son propre refus de s’occuper de son enfant lorsque celui-ci criait ; il espère « vivre » assez pour « entendre (Hamm) (l’) appeler comme lorsqu’(il était) tout petit, et avai(t) peur, dans la nuit, et que (Nagg) étai(t) son seul espoir » (p. 75). Par ailleurs, en continuant l’élaboration de son récit, Hamm a le sentiment d’ « avancer » (p. 78). Par conséquent, il existe un parallèle entre la poursuite de l’histoire et la manière d’avancer vers la mort tout en la faisant reculer, car continuer le récit, c’est vivre : « Je n’en ai plus pour longtemps avec cette histoire. (…) À moins d’introduire d’autres personnages. (…) Mais où les trouver ? (…) Où les chercher ? (…) Prions Dieu. ». Or, Dieu « n’existe pas » (p. 74) et ne peut constituer un recours. Le récit est la seule manière de maîtriser encore, autant que faire se peut, le cours de sa vie. Le dernier mot pourra-t-il cependant être celui de la fin ? Aux dernières pages de la pièce, dans le « dernier soliloque » (p. 100), Hamm revient effectivement une dernière fois sur son histoire : elle semble redoubler à ce point du récit les hantises de Hamm qui voudrait que Clov reste près de lui. De même, dans le récit, Hamm évoque le moment où le visiteur, ayant accepté la place de jardinier qu’il lui a proposée, demande à « avoir son petit avec lui » (p. 109).

➠ Un «roman» autobiographique

En effet, la construction de l’histoire ne témoigne pas seulement du désir de combler l’ennui ou de vouloir continuer à exister. Elle doit servir la justification de son auteur. En ce sens, on peut remarquer dans ce récit de nombreux traits autobiographiques : l’emploi de la première personne, d’une part (« je m’imaginais déjà n’en avoir plus pour longtemps », p. 72), mais aussi des éléments anecdotiques dans lesquels le lecteur ou le spectateur peuvent reconnaître des éléments du vécu de Hamm. On sait déjà que Hamm a « servi de père » à Clov (p. 54). Le récit met en scène un pauvre visiteur qui vient confier son fils à Hamm. La mise en scène du récit reprend des caractéristiques de l’univers dans lequel vivent Hamm et Clov : le froid (« zéro au thermomètre », p. 69) rappelle celui qui règne dans le « refuge » (p. 29), l’aspect désertique et un univers dévasté où ne restent plus que quelques hommes isolés (« Plus un chat », p. 70), la période de Noël rappelle la blague de Nagg, située aux « fêtes du Nouvel An » (p. 34). Surtout, le récit de Hamm met en scène une supplique qui lui est adressée et qui flatte son goût de la domination : le visiteur vient « à plat ventre pleurer du pain pour son petit » (p. 79), comme Nagg cul-de-jatte mendiant une dragée. Hamm se plaît à refuser ce qui lui est demandé, à se moquer de son interlocuteur, pour finalement lui octroyer complaisamment quelque faveur (une place de jardinier – ce qui fait « pouffer » Clov, car quelle nature mettre en valeur si la « nature (les) a oubliés » (p. 23) ? Pour jouir encore par le récit de cette situation où un être dépendait entièrement de lui, Hamm emploie une hypotypose* qui fait ainsi revivre la scène : « Je le revois, à genoux, les mains appuyées au sol, me fixant de ses yeux déments » (p. 72). Plus loin, il insiste : « À plat ventre, pleurer du pain pour son petit » (p. 79). Cette situation fait Séquence 3-FR01

49

© Cned – Académie en ligne

de Hamm un père nourricier, qui crée littéralement pour ces personnages une nouvelle vie. Ainsi, le récit permet à Hamm, non seulement de délimiter par le récit l’évanescence d’une vie dont on ne sait jamais dans quelles proportions elle a partie liée avec la mort, mais aussi de se donner une représentation de lui-même en personnage omnipotent et créateur.

➠ Les dérisions de la création

Pourtant, le thème de la création, comme dans la blague de Nagg, n’est pas traité sans dérision. Les formes du récit de Hamm sont particulièrement conventionnelles : emploi du passé-simple narratif, antéposition de tournures qualificatives (« D’une pâleur et d’une maigreur admirables… », p. 68), adresse au lecteur pour mimer les formes d’un récit vraisemblable et vivant (« Il faisait ce jour-là, je m’en souviens, un froid extraordinairement vif (…). Mais comme nous étions la veille de Noël cela n’avait rien de… d’extraordinaire. Un temps de saison, comme cela vous arrive », (p. 69). Certaines formules emportent la conviction de Hamm alors qu’elles paraissent lourdes et ridiculement grandiloquentes ou précieuses au lecteur ou au spectateur : « Un long silence se fit entendre » (p. 69), « présentez votre supplique, mille soins m’appellent » (p. 70). Certes, Hamm offre une forme de « work in progress »57, révélant comment se crée l’œuvre : il veut que Clov lui demande où il en est de son « roman » (p. 78), il entrecoupe son récit d’un certain nombre de commentaires sur sa forme (« Joli ça », p. 70 ; « Ça c’est du français ! », p. 70, « Un peu faible ça », p. 70), il va même jusqu’à offrir une mini-théorie de l’inspiration : « Il y a des jours comme ça, on n’est pas en verve. (…) Il faut attendre que ça vienne. (…) Jamais forcer, jamais forcer, c’est fatal » (p. 78). Mais il s’agit plutôt d’offrir une comédie de la création. Les formules grandiloquentes ou hyperboliques, les interrogations rhétoriques se multiplient et expriment le jeu outré de Hamm inventant et jouant son roman : « Mais quel est donc l’objet de cette invasion ? » (p. 69), « Je me fââchai » (p. 71), « Mais enfin quel est votre espoir ? Que la terre renaisse au printemps ?... » (p. 71). Avec Clov, le jeu se théâtralise explicitement : Clov est là pour « donner la réplique » (p. 78), ce qu’il fait docilement sous les encouragements impatientés de Hamm : « Mais pousse plus loin, bon sang, pousse plus loin ! » (p. 78). Il finit alors par remplir le rôle du valet flatteur de la comédie : « Clov (admiratif). – Ça alors ! Tu as quand même pu l’avancer ! », ce qui permet à Hamm de jouer la modestie. Ainsi, l’invention du récit, pompeusement transformée en création d’un roman, est-elle ridiculisée et révèle-t-elle que son véritable ressort reste l’ennui et le défaut d’existence. Beckett présente finalement une création menacée. On sait qu’au moment de la première rédaction de Fin de partie, il lisait le livre de la Genèse et qu’il était particulièrement frappé – comme d’autres écrivains de sa génération tels James Joyce ou Jean Giono - par le personnage de Noé, celui qui assure en quelque sorte une recréation du monde. L’univers dans lequel évoluent les personnages est un monde d’après le déluge, mais Hamm, qui dans son récit est à la fois l’auteur, le narrateur et le personnage, ne peut créer de nouveau monde : son arche n’est qu’un « radeau » imaginaire (p. 50). Hamm ne fait que nourrir son récit de sa vie intérieure ; or, celle-ci ne peut plus se renouveler et est vouée à l’amenuisement progressif vers la mort. Sa soif de domination est le vice qui corrompt sans doute ses capacités d’imagination : centré sur lui-même, Hamm ne peut que ressasser sa propre fin. Fin de partie met en scène une création maudite : tout procréateur est un coupable en puissance. « Maudit progéniteur ! » hurle Hamm à son père (p. 21) ; Nell est quasiment assassinée ; Clov tuerait volontiers l’enfant qu’il aperçoit par la fenêtre. Aucune création ne peut en effet libérer de la mort : toute création contient la mort en germe. Sans doute est-ce pour cette raison que les « graines » de Clov n’ont pas « levé » (p. 25), et que l’idée que Hamm ait embauché le quémandeur comme « jardinier » fasse rire Clov (p. 79) : chaque création porte en elle-même sa propre dérision, et sa propre négation. Dans cette conjoncture, quel crédit peut encore être celui de la création littéraire ? Ne doit-elle pas s’adjoindre d’autres forces de représentation que celles que procurent les mots ? Document n°4 Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien (1958) Les titres des nouvelles écrites en 1946-47 expriment déjà les thèmes de Fin de partie : « L’expulsé », « Le calmant », « La fin ». Voici l’incipit de « Le calmant » : ce calmant est une histoire, distraction pour oublier la mort, et fiction, c’est-à-dire en même temps illusion qui permet de s’en rendre plus conscient, une histoire que l’on peut se raconter et qui permet de susciter quelque attention. 57. Work in progress : une œuvre qui se présente en cours d’élaboration.

50

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Je ne sais plus quand je suis mort. Il m’a toujours semblé être mort vieux, vers quatre-vingt-dix ans, et quels ans, et que mon corps en faisait foi, de la tête jusqu’aux pieds. Mais ce soir, seul dans mon lit glacé, je sens que je vais être plus vieux que le jour, la nuit, où le ciel avec toutes ses lumières tomba sur moi, le même que j’avais tant regardé, depuis que j’errais sur la terre lointaine. Car j’ai trop peur ce soir pour m’écouter pourrir, pour attendre les grandes chutes rouges du cœur, les torsions du caecum sans issue et que s’accomplissent dans ma tête les longs assassinats, l’assaut aux piliers inébranlables, l’amour avec les cadavres. Je vais donc me raconter une histoire, je vais donc essayer de me raconter encore une histoire, pour essayer de me calmer, et c’est là-dedans que je sens que je serai vieux, vieux, plus vieux encore que le jour où je tombai, appelant au secours, et que le secours vint. Ou se peut-il que dans cette histoire je sois remonté sur terre, après ma mort ? Non, cela ne me ressemble pas, de remonter sur terre, après ma mort. Nouvelles et textes pour rien, de Samuel Beckett, © 1955. Les Éditions de Minuit.

Prolongement Je vous recommande la lecture de Malone meurt (1951). Malone attend la mort, seul dans un lit. Il n’a plus que quelques objets à sa disposition, dont un cahier et un crayon, et il écrit des histoires…

C

Le problème de la signification Pour réfléchir a) Expliquez les trois passages suivants : - p. 23-24 : de « HAMM. – La nature nous a oubliés… » à « CLOV. – On a tort. » - p. 47-48 : de « HAMM. – Clov ! » à « CLOV. – Je vais chercher la poudre. » - p. 72-74 : de « HAMM. – (…) Je n’en ai plus pour longtemps… » à «HAMM. – Il n’y a plus de dragées. » b) En quoi vos observations vous permettent-elles de préciser la qualification de « théâtre de l’absurde » que l’on accole souvent au théâtre de Beckett ? Mise au point

 Une pensée « tordu(e) » (p.23) « J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire » (p. 60) : l’univers de Beckett témoigne d’une « crise générale de la parole et de l’attestation de celle-ci »58, mais différemment de l’univers absurde d’un Ionesco où les mots ne désignent plus les mêmes objets que dans le monde réel. Chez Beckett, l’absurde reste en quelque sorte relatif : les propos se succèdent avec une forte cohésion sur de courtes séquences ; cependant, les échanges restent troués de vides, d’interruptions, de ces « temps » qu’accumulent les didascalies, et les soliloques deviennent vite incohérents, et difficilement compréhensibles pour le spectateur. Le langage ne permet plus de tresser les pensées, il ne manifeste qu’un contact formel, comme l’illustre la demande de pardon de Hamm (p. 19). L’absurde réside moins dans la création d’un univers langagier radicalement nouveau, que dans le ressassement de paroles vides dans lesquelles le spectateur reconnaît des bribes de son quotidien, qu’il n’aurait jamais pensé voir représenter sur scène. Raidi par la nécessité de rompre l’ennui dans des contacts artificiels, ce langage est incapable de saisir les nuances ou la progression de la pensée. Ainsi, dans l’échange de Hamm et de Clov sur la nature (p. 23), apparaît une ambivalence non résolue : certes, la nature les « a oubliés » dans le sens où ils sont isolés dans un univers hostile et désert, aux confins de la mort sans pouvoir mourir ; cependant, comme le dit Hamm, la nature ne les a pas tout à fait oubliés dans la mesure où ils restent tous deux captifs du vieillissement. L’ambivalence du mot « nature » (phénomènes du monde physique, autant 58. Christine Baron, « Fin de partie et En attendant Godot ou l’Antépurgatoire du sens ; une métaphysique paradoxale », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Franck Évrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 94.

Séquence 3-FR01

51

© Cned – Académie en ligne

que principe actif qui anime l’ensemble des choses existantes) provoque le non-sens (« Personne au monde n’a jamais pensé aussi tordu que nous », conclut Clov, p. 23), parce qu’aucun des deux interlocuteurs n’accepte de fournir l’explication du sens dans lequel il emploie le mot. Le langage est ainsi réduit par les personnages à un code figé, dont la signification de chaque mot serait nettement tranchée et délimitée, non fluctuante selon la subjectivité, le contexte, le temps. Autrement dit, Hamm, et Clov en particulier – si désireux de quitter la partie par un acte net qu’il est cependant incapable de faire – plaquent sur le langage leur désir profond de distinguer l’instant de la mort du reste de la vie. Cependant, leurs échanges révèlent que le langage reste fluctuant – comme la vie. C’est sans doute pour cela qu’il n’y a aucune révolte : Clov se résigne immédiatement, et pas seulement parce qu’il n’est pas le maître : « Alors elle ne nous a pas oubliés » (p. 23). Les personnages ne sont pas que des corps tordus : leurs pensées sont aussi « tordu(es) » pour ne pas voir l’évidence, non seulement de la mort, mais surtout de l’absence de maîtrise et de conscience possible dans ce moment déterminant de l’existence.

 Le refus du sens Cette torsion de la pensée est renforcée par la faiblesse, la mauvaise foi et la lâcheté des personnages : ils refusent de donner du sens à leurs actes. On peut ainsi relever l’orgueil démesuré de Hamm qui veut mesurer sa souffrance à son ego (« Peut-il y (…) avoir misère plus haute que la mienne ? », p. 15), ou la façon dont la reconnaissance de sa culpabilité auprès de Clov n’est motivée que par le désir d’être pardonné, et non par un repentir sincère (« Je ne t’ai pas trop fait souffrir ? », p. 19). La scène où il demande à Clov de le replacer bien au centre de la scène illustre son égocentrisme forcené : « Je m’en fous de l’univers ! » (p. 63). À intervalles réguliers, sa cécité physique est redoublée par une forme de cécité morale ; il s’interroge sur le sens du cours des choses, alors qu’en réalité il n’en ignore rien : « Qu’est-ce qui se passe ? » (p. 47), « Qu’est-ce que je vais faire ? » (p. 92). Il finit par se dégager de toute responsabilité : « Je n’ai jamais été là (…) Tout s’est fait sans moi. » (p. 95), ce qui n’empêche pas Clov de lui rappeler la mère Pegg « morte d’obscurité » (p. 97). En comparaison, Clov semble davantage conscient de la perversité de son propre comportement et du décalage tragique entre son action et sa volonté : « Il y a une chose qui me dépasse (…) Pourquoi je t’obéis toujours. Peux-tu m’expliquer ça ? » (p. 97). Leur crainte d’affronter le sens de leurs actes se dédouble dans la peur de « signifier (eux-mêmes) quelque chose » (p. 47). D’une part, pour Hamm, la question du sens renvoie à une finalité eschatologique et transcendantale : « Une intelligence, revenue sur terre, ne serait-elle pas tentée de se faire des idées, à force de nous observer ? (…) Ah, bon, je vois ce que c’est, oui, je vois ce qu’ils font ! (…) Dire que tout cela n’aura peut-être pas été pour rien » (p. 47). Et en deçà même de cette transcendance possible, Hamm révèle le simulacre de vie auquel tous deux continuent peut-être de se livrer dans l’espoir que le sens d’une vie perdure. D’autre part, la question exhibe la théâtralité* du texte : Hamm imagine la présence d’une « intelligence » surplombante, dans laquelle le lecteur et le spectateur de la pièce peuvent aisément se reconnaître, et qui satisfait leur recherche d’un sens second, au-delà de la littéralité. Dans les deux cas, cette question du sens exprime le besoin de lutter contre l’absurde, de le corriger ou de le nier. Mais la pièce montre que cette question est dérisoire et ne peut prêter qu’à rire. Cette interrogation sur le sens, qui pourrait attirer le spectateur vers une spéculation philosophique ou métaphysique, ou vers une exégèse* des personnages, est ainsi plaisamment mise en perspective par l’épisode de la puce que Clov sent alors dans son pantalon. Cette puce incarne le retour de la vie sur terre. « Mais à partir de là l’humanité pourrait se reconstituer ! », s’affole Hamm (p. 48), inquiet, peut-être, de sentir recommencer après lui toute une vie et d’être inscrit dans un cycle qui le laisse mourir seul, pendant que le reste de l’univers se reconstitue sans lui, ce qui est par définition absurde à imaginer : comment la conscience pourrait-elle concevoir un monde alors que le sujet qui la constitue serait inexistant ? Le caractère comique de l’épisode et le rire de Clov semblent ridiculiser le projet même d’une œuvre littéraire qui instrumentaliserait le langage pour délivrer un message par l’intermédiaire de personnages de fiction. Du coup, lecteur et spectateur se trouvent renvoyés au seul système du texte et à sa dimension théâtrale qui semble refuser le symbole, comme si Beckett avertissait les spectateurs de sa pièce que le sens de ses personnages et de sa pièce doit être cantonné à la compréhension littérale de leur propos, sans céder à la tentation d’une interprétation qui reconstruirait un sens second là où l’évidence première est celle de l’absurde, un absurde qui relève moins de l’incohérence ludique que de l’expression d’une vérité de la condition humaine : le fait d’être, dès la naissance, voué à la mort.

52

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Prolongement

Huis clos de Sartre présente d’autres personnages incapables d’affronter les conséquences de leurs actes. Vous pouvez compléter cette lecture par L’Existentialisme est un humanisme, et en particulier les pages dans lesquelles Sartre définit ce qu’est un « salaud ».

Document n°5 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, «L’infra-tragédie » (1967) Le critique examine ici le rôle du langage dans la vision beckettienne de la condition humaine.

L’effondrement des capacités humaines devait nécessairement atteindre le langage. L’homme qui perd sa trace, qui perd son paysage, et qui est en train de perdre son corps, que lui reste-t-il, sinon la parole ? « Que voulez-vous, Monsieur, ce sont les mots, on n’a rien d’autre », a répondu Samuel Beckett à quelqu’un qui l’interrogeait. Lorsque Ionesco, à propos de sa première pièce, parlait de « tragédie du langage », il avait trouvé la meilleure définition du théâtre du nihilisme. Le langage n’est plus l’instrument de la plainte ou du débat ; il est lui-même mis en question. Il est l’objet d’une lutte entre le bruit et le sens, entre la parole mécanique et l’expression personnelle. L’homme est mangé par les mots, mais il ne peut chasser les mots que par les mots. Comment s’en passerait-il, puisque dans cet univers équivoque, c’est eux qui, un instant, donnent corps et cohérence aux choses ? Puisque la parole est tout ce qui reste à chacun comme preuve d’existence, gage d’identité : la parole qui nous fait en nous aliénant. « Je suis fait des mots, des mots des autres. » (L’Innommable). D’où l’exigence de parler toujours davantage, l’illusion qu’on découvrira, au bout du discours, une région nouvelle, un système nouveau où seront inversés les rapports du parleur et de la parole : « Dire les mots jusqu’à ce qu’ils me disent… jusqu’à ce qu’ils me trouvent. » (Ibid.) Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique. Coll. Esprit © Éditions du Seuil, 1967, coll. Points Essais, 1973.

 Un monde du manque et de l’attente Placé à la fin de l’avancement de l’histoire de Hamm, l’échec de la prière (p. 73-74) fait apparaître Dieu comme le personnage fictif destiné à divertir de cette fin de vie qui n’en finit pas : « Je n’en ai plus pour longtemps avec cette histoire (…). À moins d’introduire d’autres personnages. (…) Mais où les trouver ? (…) Où les chercher ? (…) Prions Dieu. » (p. 73). L’insertion de la question religieuse dans le trivial et le quotidien (les considérations sur la cuisine et le rat), la récitation mécanique d’une prière de demande qui attend son immédiate satisfaction, tournent en dérision la religion. Comme dans En attendant Godot, Beckett place ses personnages dans l’attente de quelque chose qui ne vient pas, mais dont l’espoir demeure : Dieu, la mort, ou à défaut un regain de vie. Mais si Clov décrète : « Le salaud ! Il n’existe pas ! », pour Hamm, le besoin de Dieu demeure : « Pas encore » (p. 74). Les personnages de Fin de partie ne peuvent tenir leur existence et leur signification que de l’autre : Clov, de Hamm à qui il « donn(e) la réplique » (p.78 ) ; Hamm de Clov ou d’un Dieu qui peut-être n’existe pas ; Nagg de Nell. Le manque est d’autant plus cruel que le langage fait disparaître les choses : « Plus rien » (p. 45), « plus de calmant » (p. 92), « plus de cercueils » (p. 102)… L’épisode du chien inachevé de Hamm illustre parfaitement ce monde où la création reste incomplète et imparfaite. Ce manque n’est que l’expression concrète d’une existence qui fait défaut. L’absurde de Fin de partie peut être vu aussi comme un anticartésianisme ; le « Je pense, donc je suis » de Descartes est en quelque sorte inversé par Hamm qui soupire : « Ah y être, y être ! » (p. 91), sous-entendu à l’instant de la mort. C’est la conscience de l’instant de la mort qui achèverait – comme on achève un tableau – l’existence, et permettrait à l’homme d’être ainsi pleinement conscient de cette existence. Mais cette conscience ne peut être saisie et l’être est réduit à l’évanescence, à l’inconscience et à l’absurde, tant d’un point de vue individuel, que l’on voit à l’œuvre dans la mauvaise foi de Hamm : « Je n’ai jamais été là (…) Tout s’est fait sans moi. » (p. 95), que d’un point de vue métaphysique : Dieu est une attente indéchiffrable, l’absolu et la perfection n’existent pas : « tout est a – (…) – bsolu » (p. 15), bâille Hamm. C’est-à-dire, selon l’étymologie du mot, tout est délié de toute condition de temps, d’espace, de connaissance... On comprend mieux dès lors le désir dérisoire des personnages de créer du lien, aussi formel soit-il.

Fin de partie met ainsi en scène une parole qui ne cesse de dénoncer les manques et les limites de la communication humaine, qui en révèle le vide et l’impuissance. Cependant, cette parole fonde aussi

Séquence 3-FR01

53

© Cned – Académie en ligne

la structure de la représentation théâtrale qui ne peut être créée que par elle, d’autant plus que, nous l’avons vu au chapitre 3 de ce cours, la pièce n’avance que par le seul mouvement de la parole, en dehors de toute action véritable, vers une fin qui, bien qu’annoncée dès le début, est sans cesse différée, au-delà de la représentation. En même temps, livrée au ressassement, à la répétition mécanique, elle permet de créer la distance du rire par rapport à l’absurde. L’absurde réside moins dans le refus total des formes habituelles de la représentation que dans un détournement du jeu théâtral qui est aussi un « jeu dans le jeu », un « théâtre du théâtre ». Document n°6 Dante, La Divine Comédie, Le Purgatoire (1315) La Divine Comédie, et plus particulièrement Le Purgatoire, fut toujours l’un des livres de chevet de Beckett. Égaré en forêt, Dante voit arriver à son secours Virgile, qui va le mener par l’Enfer, seule sortie de cette forêt. Ils ressortent sur la plage d’une île située de l’autre côté du globe terrestre et aperçoivent alors le mont du Purgatoire, le long duquel montent les âmes des morts qui se sont repentis. Le mont est composé d’un antépurgatoire (sorte de lieu de l’attente pour pénétrer dans le Purgatoire) où doivent attendre les morts, le même temps qu’ils ont mis à se repentir. C’est là que Dante rencontre Belacqua :

Et lui à moi59 : « Cette montagne est telle qu’elle est toujours rude pour commencer ; Mais plus on monte, et moindre est la fatigue. Aussi quand elle te paraîtra si douce Que la montée te sera légère, Comme aller en bateau en suivant le courant, Alors tu seras au bout du chemin ; Attends là-haut de reposer tes peines. Je ne t’en dis pas plus ; mais je le sais pour vrai. » Lorsqu’il eut prononcé ces paroles, Une voix se fit entendre de tout près : « Peut-être Auras-tu besoin de t’asseoir avant ! » Au son de cette voix nous nous retournâmes Et vîmes à main gauche un grand rocher Que ni lui ni moi n’avions remarqué. Nous nous y traînâmes ; des gens étaient là, Qui se tenaient à l’ombre de ce roc, Dans des postures nonchalantes. Et l’un d’entre eux, qui me semblait las, Était assis, embrassant ses genoux, Et tenant entre eux son visage baissé. « Mon doux seigneur », dis-je, « jette les yeux sur cet homme-ci, à l’air plus indolent que si sa paresse était sa sœur. » Alors il se tourna vers nous et nous considéra, En levant les yeux le long de sa cuisse, Et dit : « Va donc là-haut, toi qui es si vaillant. » Je reconnus alors qui il était, et cette angoisse Qui pressait encore ma respiration 59. Virgile à Dante. 54

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Ne put m’empêcher d’aller vers lui ; et quand je l’eus rejoint, il leva à peine la tête, Et dit : « As-tu bien vu comme le Soleil Mène son char ici vers la gauche ? » Ses gestes paresseux et ses brèves paroles Me portèrent un peu à sourire ; Puis je dis : « Belacqua, je ne te plaindrai plus désormais : mais, dis-moi : pourquoi es-tu assis en ce lieu ? attends-tu une escorte ? ou bien as-tu repris ton ancienne habitude ? ». Et lui : « O frère, monter là-haut, qu’importe ? Il ne me laisserait pas aller aux martyres, L’ange de Dieu qui siège sur le seuil. Le ciel doit d’abord tourner autant de fois Autour de moi qu’il a fait dans ma vie, Puisque j’ai retardé sans cesse les bons soupirs, À moins qu’une prière ne m’aide auparavant, Venue d’un cœur qui vive dans la grâce. Que vaut une autre, que le ciel n’entend pas ? » Extraits in La Divine comédie de Dante, trad. J. Risset. © Éditions Flammarion.

Séquence 3-FR01

55

© Cned – Académie en ligne

Quelle théâtralité ? Parler, c’est vivre encore. Dans cette fin de vie représentée sur scène, la parole est l’ingrédient principal de l’action théâtrale, mais c’est une crise de la parole et des échanges que représente Beckett. Le théâtre devient donc un auxiliaire de choix : la « fin » de vie, vécue dans une attente vainement trouée d’un langage qui ne signifie plus, est aussi une « fin de partie ». Fin de partie peut sembler éloignée des exigences habituelles de la scène – conduite d’une intrigue, définition de personnages en « caractères » -, cependant l’abondance des didascalies montre que Beckett ne perd pas de vue la dimension de la représentation, et il est par conséquent permis d’analyser la théâtralité de la pièce, y compris, compte tenu du sujet grave abordé par Beckett, du point de vue de catégories classiques comme le tragique ou le comique. La qualité théâtrale de Fin de partie relève aussi du contenu du propos : en cette « fin » de vie, « fin de partie », frappés de l’insignifiance de la parole, les personnages « jouent » leur vie. Puisque rien de spontanément vrai ne peut se dire, l’outrance et l’exagération du jeu, du ton, du geste sont employées à compenser, à faire exister ce vide de la parole. Constatant qu’ « (il n’a) jamais été là » (p. 95), Hamm recourt au théâtre, susceptible de lui donner un simulacre d’existence : « Jouons ça comme ça ! » (p. 110). En quoi, dès lors, le théâtre apporte-t-il un approfondissement à la problématique déjà exposée dans les romans ?

A

Comique ou tragique ? Les spectateurs, et plus encore les lecteurs, peuvent rester perplexes devant une pièce de Beckett : doivent-ils rire ou pleurer ? Plus encore que En attendant Godot, Fin de partie, pousse les lecteurs et spectateurs à une redéfinition des genres dramatiques.

 « Peut-il y (...) avoir misère plus (...) haute que la mienne ? » (p. 15) Pour réfléchir Lisez le document suivant et recherchez dans Fin de partie des exemples qui illustrent ou nuancent le propos de J. M. Domenach. Rédigez ensuite un développement dans lequel vous analyserez la vision tragique à l’œuvre dans la pièce de Beckett. Document n°7 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, «L’infra-tragédie » (1967)

Dans ce chapitre, Jean-Marie Domenach analyse les formes du tragique dans le Nouveau Théâtre. À peine le rideau s’est-il levé que nous avons l’impression presque physique de nous retrouver en face de la vieille fatalité. Elle n’est pas toujours aussi oppressante que dans Le Roi se meurt, Rhinocéros ou Fin de partie, mais, jusque dans les épisodes apparemment les plus comiques, jusque dans les excès les plus cocasses, les personnages sont enveloppés par un système de forces qui les entraîne. Cela se sent à un vague dans leur langage, à une bizarrerie dans leur comportement ; ce qu’ils disent semble souvent passer à travers eux comme s’ils n’étaient que des haut-parleurs pour des émetteurs – eux-mêmes peut-être – très lointains ; trop lourds, ils se traînent, ils s’enfoncent, ou quelquefois ils s’envolent, comme si leur gravité n’était pas réglée sur celle de la terre, comme s’ils relevaient d’un autre univers ; et ils parlent, et ils agissent, comme s’ils engageaient, comme s’ils encourageaient d’autres pouvoirs. Des hommes, ça ? Le public se le demande devant ces pantins, ces déchets, ces rampants, comme les Grecs, jadis, devant des héros marqués 56

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

par les dieux, car, eux aussi, quelque chose les tire vers une autre existence dont nous finirons par deviner qu’elle est celle où nous tendions nous-mêmes sans le savoir. Cette ambiguïté est le risque irréfutable de la tragédie : moment où l’autre s’agite en l’homme, et où s’esquisse le départ impossible. Des hommes ? ils sont presque toujours médiocres, laids, bêtes, presque aphasiques, parfois à peine distincts de l’animalité ; et, comme des bêtes, ils portent des noms interchangeables ou cocasses, qui n’ont pour raison que la fantaisie du maître. (…) Cette fatalité n’est pas une force venue de l’Au-delà pour terrasser l’homme de la rue. Ce n’est pas non plus la « machine infernale », le piège à hommes libres que Cocteau et Giraudoux ont construit en préfabriqué sur les plans grecs. C’est un déroulement neutre, banal comme la durée. « Quelque chose suit son cours » dit Hamm dans Fin de partie. Non pas transcendance, mais protoplasme60 : cette fatalité baigne la vie, la société. Elle emplit de son fluide le vide qui s’est creusé entre l’homme et le monde. Elle prend la place du temps. Qu’il soit toujours « la même heure que d’habitude », comme dans Fin de partie, ou que la journée s’écoule en dissolvant à un rythme accéléré le domaine de l’homme – décadence ou éternel retour –, le temps est toujours le lieu du supplice. De toutes les manières, il dure, et c’est bien cela qui est insupportable. (…) La durée à l’état pur est au centre des pièces de Beckett ; l’homme n’en est qu’une conséquence, une excroissance, une souffrance (…). Temps exténué, agonisant. Temps increvable. Temps mort. Temps pire que la mort, où la mort devient impossible. Car, chez Beckett, ce n’est pas la mort qui fige le destin, comme chez Sartre ; c’est la vie. Renversement primordial : naître, c’est arriver chez les morts, « déboucher en plein ossuaire ». La condition humaine, ici, n’est plus arbitrairement divisée. La logique de l’absurde, devant laquelle avait bronché Camus, Beckett l’étale simplement : ce n’est pas de mourir, que nous devons incriminer les dieux, mais de vivre. 61 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique. Coll. Esprit © Éditions du Seuil, 1967, coll. Points Essais, 1973.

Mise au point La tragédie correspond à une expérience immédiate dans la vie quotidienne (qui n’a pas de « fait divers » tragique à raconter ?) en même temps qu’à un modèle historique et culturel dont l’origine remonte à la Grèce du Ve siècle avant J. C. : pour les thèmes, une tare fatale chez un grand – prince ou roi - la démesure des désirs humains (l’hubris) -, un renversement de situation – du sommet du bonheur espéré au plus noir malheur - , l’aveuglement et la culpabilité, la mort ; pour la forme, l’élévation du style et le respect d’un certain nombre de règles employées à rapprocher, autant que faire se peut, le spectacle tragique de l’expérience du spectateur afin de favoriser la « catharsis », c’est-à-dire la « purgation des passions ». Au XXe siècle, le genre littéraire semblait mort, même si le verset claudélien avait redonné un souffle de grandeur à la scène, même si Sartre ou Anouilh avaient adapté les mythes antiques à l’actualité du moment. Selon Camus, cependant, les guerres du XXe siècle avaient précipité dans de tels désastres que l’ère était ouverte pour la renaissance du genre, à condition de parler plutôt de vision tragique que de tragédie. Hamm aveugle, Clov se déplaçant difficilement et ne pouvant s’asseoir, donc interdit de repos, Nell et Nagg dans des poubelles : le théâtre de Beckett présente des êtres bloqués, empêtrés, embourbés dans une présence cruelle et douloureuse qui ne finit pas. À la manière de l’Œdipe de Sophocle, ils sont aveugles sur leurs motivations. Ils sont aussi étriqués dans des désirs qu’ils ne parviennent pas à réaliser (le décalage, chez Clov, entre l’action et la volonté, qui fait qu’il ne peut quitter Hamm), enflés tels de dérisoires ballons de baudruche d’un ego que leur apparence physique semble moquer : « Tu te crois un morceau, hein ? », ironise Hamm, mais Clov lui répond en surenchérissant dans l’autodérision : « Mille » (p. 24). Le tragique que réintroduit Beckett dans le théâtre n’est plus celui de la fatalité exercée par les dieux contre les héros, c’est celui de la modernité, d’un monde vide de sens, d’histoire, d’hommes, de transcendance, de profondeur psychologique, de lyrisme. Voilà largement assez pour bloquer toute connivence avec les attentes des spectateurs ou des lecteurs. Mais, là est peut-être la catharsis de ce nouveau tragique : faire sentir au spectateur l’incompréhension devant la vie, l’absurde, le manque, l’attente, le vide de toute communication. En effet, le théâtre de Beckett ne présente que la suite routinière et monotone, dénuée d’action ou d’événement marquants, des faits quotidiens : l’heure du calmant, l’heure de l’histoire, etc. En outre, cet univers est un monde de l’entropie62 : « Pas d’affrontement, pas de paroxysme, mais des gens qui s’engloutissent dans le temps, dans le langage, 60. Protoplasme : ensemble des substances qui, dans la cellule, constitue le siège des constituants fondamentaux de la vie. 61. Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, «L’infra-tragédie », Points Seuil, Paris, 1994, p. 258-260. 62. Entropie : employé ici par métaphore. À l’origine, le mot « entropie » désigne en thermodynamique un état de désordre de la matière, qui conduit à une perte d’énergie.

Séquence 3-FR01

57

© Cned – Académie en ligne

dans la société, dans les choses»63. Et au fur et à mesure, plus de « phare », plus de « cercueils », plus de « calmant », mais toujours quelques minutes peut-être, dans un renouvellement angoissant et honni parce qu’incertain et vouant à l’irrémédiable : l’inconscience de l’instant final. La cécité de Hamm le rapproche d’Œdipe, le jeune roi de Thèbes trop sûr de son fait, de sa capacité à résoudre les énigmes, de la noblesse de ses vues, et qui découvre avec horreur qu’il est en réalité le meurtrier qu’il a lui-même fait rechercher et le fauteur des troubles qui empoisonnent sa ville. Beckett abandonne le spectaculaire des anciens châtiments : il n’y a plus que le mouchoir sanglant de Hamm pour témoigner d’une cruauté qui n’est pas directement représentée sur scène. En guise de châtiment, il invente celui d’une attente indéfinie, « antépurgatoire » inspiré de La Divine comédie de Dante, qu’il place dans l’univers figé d’un quotidien monotone et morbide, dénué de ses caractéristiques rassurantes. Car les personnages de Fin de partie, conformément à l’univers tragique, sont bien coupables : Hamm est accusé par Clov d’avoir laissé mourir la mère Pegg « d’obscurité » (p. 97) ; peut-être est-il aussi responsable de la mort du médecin64 (p. 38) ; Nagg comprend le refus de Hamm de lui donner la dragée promise comme châtiment de l’avoir laissé, enfant, crier dans la nuit pendant que lui « dormai(t) comme un roi » (p. 75) ; Clov paie son insensibilité (« il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça, si tu veux qu’on se lasse de te punir » (p. 106). Seule, Nell semble seulement coupable de nostalgie, mais c’est précisément elle qui apparemment meurt la première (à en croire Clov): pour elle, le châtiment dure moins longtemps que pour les autres personnages. Le caractère profondément tragique de leur situation est que précisément leur responsabilité dans la situation dans laquelle ils croupissent est inhérente à la condition humaine : lâcheté, aveuglement, soumission servile, cruauté, indifférence, égoïsme. Et ce châtiment leur est d’autant plus cruel que le souvenir d’un avant plus heureux, aveugle à ce que la vie égrenait, goutte à goutte, de mort, continue de les habiter : le temps où Nell riait aux blagues de Nagg, celui du printemps sur le lac de Côme « profond, profond (…) Si blanc. Si net » (p. 34), le temps où, pour Clov, les mots avaient encore un sens, où il essayait de croire les discours qu’on lui tenait : «On m’a dit, C’est là, arrête-toi, relève la tête et regarde cette splendeur. Cet ordre ! » (p. 106), ordre qu’il recherche toujours vainement, « un monde où tout serait silencieux et immobile et chaque chose à sa place dernière, sous la dernière poussière » (p. 76) ; le temps où Hamm pouvait se déplacer : « J’irais dans les bois. Je verrais… le ciel, la terre. Je courrais. On me poursuivrait. Je m’enfuirais. (…) Nature ! » (p. 31) Cependant, cette vision tragique reste paradoxale. Si, conformément aux indications données par Beckett lui-même, on se contente de lire exactement ce qui est écrit, sans sur-interpréter le texte, Beckett joue, semble-t-il, avec le caractère irréparable propre à la tragédie : « il y a perte, détérioration, épuisement ; mais le sentiment d’une finalité absolue est toujours reporté à un autre moment »65. En effet, le sujet même de Fin de partie est un report sine die du moment fatal, et l’espoir de la délivrance – la mort elle-même -, qui tient lieu de forme de salut, demeure. Clov est resté, Hamm replace le mouchoir sur son visage au moment du baisser de rideau, inscrivant ainsi la continuité possible de la fiction dans une durée infiniment divisible en instants qui l’épaississent de telle sorte que la fin reste à jamais imaginaire, hors du domaine de la représentation, c’est-à-dire hors de la scène du théâtre.

 « Rien n’est plus drôle que le malheur » Pour réfléchir a) Relevez les passages comiques de Fin de partie, et classez-les selon les différentes catégories de comique : comique de gestes, de caractères, de mots, de répétition, etc. b) En quoi la situation des personnages est-elle ironique ? c) Quelle vous semble être la fonction du comique par rapport à la vision tragique de la condition humaine qui est aussi présentée? d) À l’aide des réponses trouvées aux questions précédentes, rédigez un développement argumenté dans lequel vous analyserez Fin de partie de Beckett à la lumière de la réplique de Nell : « Rien n’est plus drôle que le malheur » (p. 31). 63. Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, «L’infra-tragédie », Points Seuil, Paris, 1994, p. 271. 64. Clov lui demande « C’est toi qui me demandes ça ? », comme si Hamm devait être mieux informé qu’un autre de la mort du vieux médecin, c’est-à-dire comme s’il lui avait donné lui-même la mort. 65. Mary Bryden, « Samuel Beckett : une tragédie de la banalité ? », in Lectures de Beckett, Textes réunis par Michèle Touret, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 161. 58

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Mise au point

Fin de partie s’ouvre sur une pantomime : les didascalies du début imposent au comédien qui joue Clov des gestes répétitifs, dans lesquels la précision du nombre de pas et la symétrie des déplacements offrent un contrepoint comique à la « démarche raide et vacillante » (p. 11). Ce comique de gestes revient à plusieurs reprises dans la pièce : lorsqu’après sa promenade, Hamm veut scrupuleusement revenir « au centre » (p. 41) de la scène, dans la violence de Hamm (p. 45) ou de Clov (p. 99), ou encore dans les gestes « frénétique(s) » de Clov agitant le flacon de poudre pour tuer la puce (p. 45). Ces gestes, dont l’exagération est comparable à celle des clowns, sont le plus souvent comiques parce qu’ils exacerbent un contraste entre un souci exagéré de rigueur et l’activité souvent dérisoire à laquelle ils sont consacrés : ainsi, de Clov ramassant les objets par terre pour « fabriquer un peu d’ordre », puis les « laiss(ant) tomber » à la première remarque de Hamm (p. 77). Le comique de caractères est moins développé, car Beckett vise moins à corriger l’homme par le rire, qu’à mettre à distance par l’ironie et l’humour, pour mieux les révéler, la condition humaine et sa misère. « J’ai mal aux jambes, c’est pas croyable. Je ne pourrai bientôt plus penser » (p. 64), gémit Clov. La phrase est comique, mais elle dénonce moins la sottise du personnage qui semble lier de manière absurde la marche de son cerveau à celle de ses jambes, qu’elle ne révèle une vérité de la condition humaine qu’il faut bien accepter : que ce qui fait la noblesse de l’homme, sa faculté de penser, est irrémédiablement liée à la trivialité de son corps. Devant les infirmités de Hamm et de Clov, nous rions de nos propres infirmités, de nos propres limites, et ce faisant, nous en sommes davantage conscients. En outre, grâce au rire de toute la salle de théâtre autour de nous, cette conscience ne conduit pas à une prise de conscience pessimiste, amère et désabusée de la nature humaine, mais plutôt à une acceptation lucide des limites humaines – qui n’empêchent pas la création de l’œuvre d’art que le spectateur est précisément en train d’admirer. Le comique de répétition est explicitement mis à distance par Nell dans l’épisode du récit de l’histoire du tailleur. Cependant Beckett ne se prive pas de ses ressources dans une pièce où la répétition est destinée à conjurer le vide : le spectateur s’amuse du laconisme répétitif des réponses de Clov : « Non » des pages 82 à 85, puis « Oui » dans les pages suivantes. Le comique de mots est illustré par les injures de Hamm à son père : « Maudit progéniteur ! » (p. 21), « Maudit fornicateur ! » (p. 22), « Salopard ! » (p. 67), qui, toutes, veulent exprimer le regret d’être né et le désir de s’en prendre à qui en est responsable. Dans le premier exemple, le rire naît de l’invention verbale (« progéniteur »), de la rime interne ([oer]), mais il s’agit d’un rire plus inquiet, car Hamm remet ainsi directement en cause l’une des valeurs du monde : la vie elle-même. Le retour de sonorités peut contribuer au comique qui joue donc sur la dimension poétique des mots : « Pourquoi ne me tues-tu pas ? » (p. 20), « burette » et « roulettes » (p. 60). Hamm lui-même n’est pas en reste : « Sans Hamm (…), pas de home » (p. 54). Si ces derniers jeux de mots sont certainement voulus par les personnages eux-mêmes afin d’introduire, à travers la fonction poétique du langage, un léger divertissement à leur situation, d’autres ne le sont pas nécessairement et laissent une marge à l’interprétation du metteur en scène et des comédiens : « La fin est inouïe » (p. 65), qui se rapporte à la sonnerie du réveil et renvoie aussi au sujet même de Fin de partie ; le juron « la vache ! » dans la scène de la puce (p. 49) et le jeu sur « Coïte », un des calembours qui font de la sexualité et de la reproduction les cibles de l’ironie de Hamm et de Clov. Le comique de mots résulte aussi de l’inversion du langage ou de formules toutes faites qui se rapportent soit à la sagesse populaire, soit à la culture, en particulier religieuse : « Si vieillesse savait ! » (p. 22), s’exclame plaisamment Clov, inversant le dicton « si jeunesse savait ! » ; Hamm paraphrase Shakespeare : « Mon royaume pour un boueux ! » et multiplie les jeux référentiels ayant trait à la religion, ce qui, dans ce contexte souvent trivial et dégradé, lui ôte toute dimension sacrée et solennelle et contribue par conséquent à la discréditer : « Mané, mané »66 (p. 24), Moïse (p. 102). La valeur littéraire du langage est elle-même tournée en dérision : « Joli ça » (p. 109), approuve Hamm lorsqu’il recrée le poème « Recueillement » de Baudelaire. Humour et ironie deviennent ainsi une manière de miner le texte de l’intérieur, et de se moquer des mots en train de devenir littérature. Si la mort rend absurde le sens des mots : « Je le demande aux mots qui restent – sommeil, réveil, soir, matin. Ils ne savent rien dire » (p. 107), le langage est par nature inadéquat à se prendre au sérieux. L’humour provient souvent de formules par lesquelles la parole se corrige ou se contredit, voire s’annule, jusqu’à l’absurde. Alors que les personnages souffrent de ne pouvoir avoir conscience 66. Au cours d’une orgie, le roi Balthasar de Babylone et ses compagnons virent une main détachée inscrire sur un mur les mots : Mené, Mené, Tekel Ou Farsin (Compté, Compté, Pesé Et Divisions), que le prophète Daniel interpréta comme la prédiction divine de la mort à venir du roi.

Séquence 3-FR01

59

© Cned – Académie en ligne

du moment de la fin, leur volonté semble se diluer dans des formules qui juxtaposent un sens et son contraire. Lorsque Hamm le menace de ne plus rien lui donner à manger (p. 18), Clov répond successivement : « Alors nous mourrons», « Alors nous ne mourrons pas ». La souplesse résignée du revirement est reprise plus tard, lorsqu’à son tour il menace de quitter Hamm : « Alors je vous quitterai », « Alors je ne vous quitterai pas » (p. 53) ; ou lorsque Hamm pense que le réveil peut ne pas fonctionner : « D’avoir trop marché », « Alors d’avoir trop peu marché ! » (p. 65). Alors qu’on s’attendrait à ce que les personnages s’obstinent dans la contradiction, ils se résignent très rapidement. Le spectateur, décontenancé par ce manque de volonté qui heurte l’idée que l’on se fait de la psychologie humaine, ne peut que rire. Le comique souligne le côté irréel de la situation, mais révèle en même temps le dérisoire de toute volonté humaine à l’approche de la mort. Être en situation d’agonie n’a rien de comique, mais Beckett la rend comique comme s’il voulait par sa pièce vérifier l’adage de l’un de ses personnages : « Rien n’est plus drôle que le malheur » (p. 31). La proximité de la mort rend impatient d’une délivrance qui en même temps terrorise : « Assez, il est temps que cela finisse (…) Et cependant j’hésite, j’hésite à… à finir » (p. 15), soupire Hamm, mais Clov disant quelques répliques plus tard « Je ne connais pas la combinaison du buffet » (p. 20) rétablit la situation comique du maître floué par son valet : l’humour met ici à distance la tragédie. L’absurde et le rire qu’il est capable de faire naître résident dans la transformation en quotidienneté de la situation extraordinaire qu’est l’approche de la mort : « Qu’est-ce que c’est, mon gros, (…) c’est pour la bagatelle ? » (p. 27), demande Nell lorsque Nagg se tend vers elle. Par son outrance provocatrice, le cynisme de Hamm ne peut que faire rire : « Comment vont tes moignons ? » (p. 22) demande-t-il à son père ; un peu plus tard, il se réjouit de l’affaiblissement de sa mère par la poudre qui servira ensuite à tuer la puce de Clov (p. 37). Lorsque Nagg quémande de la nourriture, ou préfère une dragée au bonbon proposé (p. 66), le dérisoire est soudain mêlé à une « vieille question » (p. 53) de contingence : « Pourquoi m’as-tu fait ? » (p. 67), et la même dragée revient au moment de la prière (p. 68). Pour régler le problème du bonheur et achever un bilan, une formule banale suffit : « Hamm. - As-tu jamais eu un instant de bonheur ? Clov. – Pas à ma connaissance. » (p. 82-83) Les personnages ne sont pas seulement comiques involontairement, ils voudraient bien rire eux-mêmes, et en dépit du pathétique de leur situation, ou précisément pour le mettre à distance, ils tentent quelques bons mots. Nagg veut « dérider » (p. 33) Nell en lui racontant une nouvelle fois la blague du tailleur ; Hamm demande (« On ne rit pas ? », p. 23) si le téléphone a sonné. La souffrance et le tragique sont ainsi mis à distance par la théâtralité*, lorsque les personnages affectent de se livrer à un jeu théâtral qui rompt l’illusion et inclut le public dans la représentation. Ainsi, lorsque Hamm constate : « C’est d’un triste » (p. 43), Clov, braquant sa lunette sur le public, répond : « Ça redevient gai » (p. 43) : « Je vois une foule en délire », commentant ainsi de manière hyperbolique les rires de la salle. Si catharsis* il y a, c’est dans cette mise à distance qui donne plus de conscience, tout en détachant du sérieux. Cet humour relève donc plutôt d’une attitude existentielle : le détachement ironique. Dans toute ironie, étymologiquement, existe une interrogation : ce pathétique paradoxal permet au public de prendre une distance par rapport à la misère de la condition humaine. Comme ses personnages, Beckett raconte une bonne blague ; il fait éprouver sur scène et dans la salle la vanité de tout, mais aussi « un amour puissant pour l’obstination humaine, pour l’increvable désir, pour l’humanité réduite à sa malignité et à son entêtement », « l’acharnement des personnages à persévérer dans leur être »67. Cette blague, transformée en œuvre d’art, il la répète des romans au théâtre : pourquoi ? Et comment ne pas affaiblir, comme dans l’histoire du tailleur, l’efficacité de l’histoire ? Prolongement Je vous recommande la lecture de : Hall Bjørnstad, « Le rire de Beckett », que vous trouverez sur :

Q

http://www.duo.uio.no/roman/Art/Rf20/05Bjrnstad.pdf

67. Alain Badiou, Beckett. L’increvable désir, Hachette, 1995, p.74, cité par Jacques Le Marinel, « La condition de l’existant-parlant dans le théâtre de Beckett (II) », in L’École des lettres, second cycle, 1998-1999, n°10, p.67. 60

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Document n°8 Peter Brook, « Dire oui à la boue », in Cahier de l’Herne, Samuel Beckett Peter Brook, qui a mis en scène de nombreuses pièces de Beckett, examine ici en quoi son théâtre est positif, contrairement au jugement convenu selon lequel il serait négatif.

Beckett agace toujours les gens par son honnêteté. Il fabrique des objets. Il les met devant nous. Ce qu’il nous montre est affreux, et parce que c’est affreux, c’est également drôle. Il démontre qu’il n’y a pas moyen de s’en sortir, et ceci, bien sûr, est exaspérant. Effectivement il n’y a aucun moyen de s’en sortir. Tout le monde arrive encore au théâtre avec le pieux espoir qu’avant la fin des deux heures de spectacle, le dramaturge leur aura donné une réponse. Jamais nous n’accepterions la réponse qu’il pourrait nous proposer, et pourtant par un illogisme incompréhensible, nous continuons à l’attendre. Quand on monte une pièce de Beckett, tout de suite on pousse de hauts cris : ses pièces sont tellement négatives ! C’est ce mot qui revient le plus souvent. (…) Comparons Fin de partie et Le Roi se meurt de Ionesco. Ionesco flatte constamment les caprices de son héros et en même temps perd toute objectivité vis-à-vis de son sujet : la mort même en devient pittoresque et douillette. L’action de Fin de partie ne cesse d’être drôle, mais nous n’arrivons jamais à un accommodement avec la pièce. (…) Beckett nous présente un homme qui vit dans la boue, qui dit « oui à la boue », et ne s’en justifie pas. La plupart des dramaturges se croiraient tenus d’expliquer que la boue détient un pouvoir d’envoûtement irrésistible, que l’homme dans la boue est martyrisé, incompris, que ses malheurs le font sortir du rang. (…) Beckett évite tous ces pièges. À aucun moment il ne lâche son emprise. (…)

Fin de partie est un vrai symbole. L’œuvre solidement structurée forme un symbole unique qui contient d’autres symboles ; il est inutile de se demander ce qu’ils signifient, car le symbole s’est incarné en objet. Fin de partie, sur les planches, n’est qu’un objet, une invention d’une simplicité en même temps subtile et infiniment complexe : cohérente à sa structure, cohérente à elle-même. (…) Cette machine est faite de chair humaine, nous ne pouvons donc pas éviter de créer des rapports entre elle et nous. Si nous pouvons l’accepter ainsi, un sentiment soudain d’émerveillement sera libéré en nous, nous remplissant d’une vie intense sans qu’on puisse savoir comment. Voici justement en quoi Beckett est positif ; voici où le désespoir met en jeu l’anti-désespoir. J’entends par là que pour Beckett dire la vérité est un désir positif, une émotion d’une force incandescente ; cette charge intense de courant aboutit à l’acte créateur. L’objet outré qui est ainsi créé est témoin de la force démesurée du désir ; il se manifeste positivement et inconditionnellement. Il ne se délecte pas dans un « non » facile, mais fabrique ce « non » intransigeant dans l’étoffe d’un désir insatiable de dire « oui ». (…) La réaction du public devant une pièce de Beckett est exactement la même que celle de ses personnages en face des situations qu’ils vivent. Le public s’agite, se tortille, bâille, sort au milieu de la pièce, invente et met sous presse les plaintes et les accusations imaginaires les plus diverses, et toujours par un mécanisme de défense contre une vérité inacceptable. Dans Fin de partie on entend interminablement résonner « Trop tard. Trop tard », et ce cri se transforme en un « Jamais » sans fin. Cet optimisme que nous désirons sans cesse est la pire de nos fuites devant la réalité. Quand nous accusons Beckett de pessimisme, nous sommes de vrais personnages de Beckett dans une pièce de Beckett. Peter Brook, « Dire oui à la boue », in Cahier de l’Herne, Samuel Beckett, © L’Herne, 1976.

Séquence 3-FR01

61

© Cned – Académie en ligne

Prolongement Comparez les photos n° 3 et 4 : analysez par exemple les costumes de Hamm et de Clov et leur portée comique ou tragique.

Photo n°3. Hamm, Beckett, Clov. Représentation au Théâtre Schiller durant le festival de Berlin. Mise en scène de Samuel Beckett ; avec Gudrun Genest, Werner Stock, Ernst Schröder, Horst Bollmann. © akg-images / Gert Schütz.

Photo n°4. Patrick Magee et Stephen Rae dans la pièce de théâtre Fin de partie de Samuel Beckett, au Royal Court Theatre à Londres en mai 1976. © Lebrecht / Rue des Archives.

62

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

B

La mise en abyme du théâtre Pour réfléchir a) Approfondissez l’interprétation de l’épisode où Clov braque sa lunette vers la salle : quel rôle est ainsi donné au public ? b) Relevez d’autres passages où Hamm et Clov font explicitement référence au théâtre. c) Quel sens donne à la vie la métaphore théâtrale ? d) Quels sont les autres types de spectacles auxquels on peut penser en lisant Fin de partie ? Mise au point

 La destruction de l’illusion théâtrale Pour éviter toute complaisance par rapport au sujet apparemment tragique de Fin de partie et pour permettre au public une mise à distance critique, le comique n’est pas seul utilisé. Beckett s’emploie aussi à détruire l’illusion théâtrale et à induire sur la scène un jeu - une « partie » - qui renvoie à l’univers du théâtre et le met ainsi en abyme. À plusieurs reprises, Hamm et Clov semblent jouer à être des comédiens : Hamm ne considère-t-il pas Clov seulement utile « à (lui) donner la réplique » (p. 78) ? Lorsque Hamm et Nell se lancent dans leurs récits, ils n’omettent pas de le « jouer » comme l’indiquent les didascalies signalant le ton ou le jeu déclamatoire qu’ils affectent : « (Voix du tailleur) » (p. 35), « (Ton de narrateur) », « Je me fââchai » (p. 71), « soliloque* » (p. 100) de Hamm. Hamm regrette d’ailleurs que Clov ne soit pas plus habile à manier ce jeu : « Un aparté ! Con ! (…) C’est la première fois que tu entends un aparté ? » (p. 100). Beckett ne se prive pas de ridiculiser cette « comédie » : Nell reste indifférente au jeu de Nagg, et Hamm est obligé de promettre une dragée à son père pour qu’il l’écoute. C’est que cette « comédie » s’inscrit dans une répétition qui est celle-là même qui caractérise cette « fin de partie » : gestes indéfiniment répétés, de plus en plus amenuisés, caractéristiques d’un monde entropique : « Pourquoi cette comédie, tous les jours ? » (p. 27). Beckett montre ce que le public considère comme un moment de vérité, la fin de vie, comme une comédie, un jeu théâtral. Pour cela, il met à profit l’ambiguïté de la double énonciation*, qui fait que les propos des personnages prennent un sens supplémentaire pour le public, par rapport au premier sens par rapport au personnage interlocuteur présent sur scène. « Le rideau n’est pas fermé ? » (p. 83) renvoie, pour Hamm, au rideau de la fenêtre, pour le public, il peut aussi désigner le rideau de scène. Clov implore : « Cessons de jouer ! » (p. 100), Hamm s’inquiète : « Pourvu que ça ne rebondisse pas ! » : sans doute veulent-ils voir cesser par là le vain simulacre qui leur tient lieu de vie, mais le public peut aussi y lire une allusion à la « fin » de la pièce elle-même. Cependant, ce simulacre, signifié par la mise en abyme théâtrale, ne peut cesser. Aucune vérité ne peut jamais être trouvée, parce que le moment de la mort ne peut être appréhendé par la conscience, et lorsqu’aux derniers mots de la pièce, Hamm « approche le mouchoir de son visage », son geste est encore théâtral : « Puisque ça se joue comme ça… (…) jouons ça comme ça… » (p. 110). Cette rupture de l’illusion théâtrale ne produit pas, comme dans le théâtre classique, un éloge enthousiaste du théâtre, mais plutôt sa dénonciation, dans une même vacuité que celle de la vie. D’ailleurs, Beckett ajoute des références à d’autres types de spectacles : Nagg et Nell dont les têtes apparaissent, en guise d’intermèdes, au-dessus du rebord des poubelles, font penser à des marionnettes ; la pantomime de Clov et le jeu du chien jeté (p. 99) peuvent rappeler le théâtre de Guignol. Sans doute ces références aux aspects les plus ludiques du spectacle, uniquement axés sur le divertissement, ne peuvent-elles que décontenancer le spectateur : sur un sujet aussi grave, le dramaturge décourage l’interprétation d’un théâtre à « message ». En outre, nous avons déjà commenté (cf. A. 2 « Rien n’est plus drôle que le malheur ») le jeu de Clov inversant les règles de la représentation et braquant sa lunette, version hyperbolique des jumelles de théâtre, sur les spectateurs : le public devient ainsi objet de spectacle, inversion qui ne peut qu’appeler

Séquence 3-FR01

63

© Cned – Académie en ligne

le rire : « Ca redevient gai » (p. 43). Le pronom précisé par Hamm (« Moi non ») dans sa réponse à la question de Clov « On ne rit pas ? » (p. 43) révèle que les spectateurs rient certainement. Ce faisant, le public est ainsi inclus dans la « partie » qui se joue, et doit reconnaître, que le monde qui est le sien perd son privilège d’unicité et d’autorité par rapport à celui qui est représenté sur scène. Il est aussi appelé à partager l’expérience que les personnages présentent de la condition humaine. La rupture de l’illusion théâtrale conduit finalement à rétablir une identification avec les personnages. Celle-ci ne participe plus d’une évasion dans la fiction, mais au contraire d’une reconnaissance que les personnages présentent de manière stylisée une expérience qui est celle de la condition humaine des spectateurs eux-mêmes. Et dans cette identification, le public reconnaît la comédie grotesque qu’il joue lui-même et qu’il continuera de jouer une fois sorti de la salle. Reste à savoir pourquoi, dans ce dénigrement du théâtre, Beckett choisit cependant le théâtre pour représenter et faire partager l’attente vide de sens, indéfinie qu’est la vie et en laquelle consiste la condition humaine. Prolongement Des références au cirque et à la théâtralité dans En attendant Godot : le discours de Lucky et son dressage par Pozzo ; les manipulations de chaussures et chapeaux par Estragon-Vladimir, qui font penser aux facéties des clowns.

 Nécessité de la théâtralité : pourquoi le genre dramatique plutôt que le roman ? Pour réfléchir Beckett confie en 1973 à Charles Juliet que seuls les premiers romans écrits avant 1950 et quelques textes de théâtre « trouvent grâce à ses yeux »68 : « Il sait que ce qu’il lui reste à dire se restreint de plus en plus »69. On peut en effet trouver que Beckett se répète des romans de la trilogie qui mettent en scène des personnages de plus en plus diminués et exténués : Molloy, qui rampe, Malone, qui agonise dans son lit, l’Innommable, homme-tronc figé dans une jarre, anonyme, réduit à une voix, aux personnages de Fin de partie, eux aussi en bout de vie. On peut s’interroger sur cette répétition, autant que sur le changement de genre : qu’apporte la théâtralité au thème de prédilection des œuvres de Beckett ? Pour vous y aider, voici deux textes susceptibles de vous proposer des voies de réflexion. Document n°9 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, « Samuel Beckett ou la présence sur la scène » (1953 et 1957).

L’auteur présente le théâtre de Beckett, à partir de En attendant Godot et de Fin de partie. Nous saisissons tout à coup, en les regardant, cette fonction majeure de la représentation théâtrale : montrer en quoi consiste le fait d’être là. Car c’est cela, précisément, que nous n’avions pas encore vu sur une scène, ou en tout cas que nous n’avions pas vu avec autant de netteté, si peu de concessions et tant d’évidence. Le personnage de théâtre, le plus souvent, ne fait que jouer un rôle, comme le font autour de nous ceux qui se dérobent à leur propre existence. Dans la pièce de Beckett, au contraire, tout se passe comme si les deux vagabonds se trouvaient en scène sans avoir de rôle. Ils sont là ; il faut qu’ils s’expliquent. Mais ils ne semblent pas avoir de texte tout préparé et soigneusement appris par cœur, pour les soutenir. Ils doivent inventer. Ils sont libres. Bien entendu, cette liberté est sans emploi : de même qu’ils n’ont rien à réciter, ils n’ont rien à inventer non plus ; et leur conversation, qu’aucune trame ne soutient, se réduit à des fragments dérisoires : répliques automatiques, jeux de mots, discussions fictives plus ou moins avortées. Ils essaient un peu de tout, au hasard. La seule chose qu’ils ne sont pas libres de faire, c’est de s’en aller, de cesser d’être là. (…)

Après un résumé de Fin de partie, Alain Robbe-Grillet en évoque la dernière image : le retour de Clov, puis Hamm qui voile son visage sous un linge sanglant, tandis que le rideau tombe. 68. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 40. 69. Charles Juliet, ibid., p. 41. 64

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

Ainsi, jusque dans cette dernière image, nous retrouvons bien le thème essentiel de la présence : tout ce qui est est ici, hors de la scène il n’y a que le néant, le non-être. (…) D’où ce dialogue : « Pourquoi restes-tu avec moi ? – Pourquoi me gardes-tu ? – Il n’y a personne d’autre. – Il n’y a pas d’autre place. » Hamm, d’ailleurs, ne cesse de le souligner : « Hors d’ici, c’est la mort. », « Loin tu serais mort » (…). De même, tout est présent dans le temps, comme tout l’est dans l’espace. À cet ici inéluctable, répond un éternel maintenant : « Hier ! Qu’est-ce que ça veut dire : hier ? » s’exclame à plusieurs reprises Hamm. (…) Sans passé, sans ailleurs, sans autre avenir que la mort, l’univers ainsi défini est nécessairement privé de sens, dans les deux acceptions du terme : il exclut aussi bien toute idée de progrès qu’une quelconque signification. (…) De nouveau le trajet fatal s’est accompli. Hamm et Clov, successeurs de Gogo et Didi, ont retrouvé le sort commun de tous les personnages de Beckett : Pozzo, Lucky, Murphy, Molloy, Malone, Mahood, Worm…, etc. La scène de théâtre, lieu privilégié de la présence, n’a pas résisté longtemps à la contagion. La progression du mal s’est faite au même rythme sûr que dans les récits. Après avoir cru un moment que nous avions saisi le vrai homme, nous sommes donc contraints de confesser notre erreur. (…) « Je n’ai jamais été là », dit Hamm, et devant cet aveu plus rien ne compte, car il est impossible de l’entendre autrement que sous sa forme la plus générale : Personne n’a jamais été là. Pour un nouveau roman, d’Alain Robbe-Grillet, © 1963. Les Éditions de Minuit.

Document n°10 Samuel Beckett, L’Innommable (1953) J’aime mieux ça, je dois dire que j’aime mieux ça, quoi ça, oh vous savez, qui vous, ça doit être l’assistance, tiens, il y a une assistance, c’est un spectacle, on paie sa place et on attend, ou c’est peut-être gratuit, ça doit être gratuit, un spectacle gratuit, on attend que ça commence, quoi ça, le spectacle, on attend que ça commence, le spectacle gratuit, ou c’est peut-être obligatoire, un spectacle obligatoire, on attend que ça commence, le spectacle obligatoire, c’est long, on entend une voix, c’est peut-être une récitation, c’est ça le spectacle, quelqu’un qui récite, des morceaux choisis, éprouvés, sûrs, une matinée poétique, ou qui improvise, on l’entend à peine, c’est ça le spectacle, on ne peut pas partir, on a peur de partir, ailleurs c’est peut-être pire, on s’arrange comme on peut, on se tient des raisonnements, on est venu trop tôt, ici il faudrait du latin, ça ne fait que commencer, ça n’a pas encore commencé, il ne fait que préluder, que se râcler la gorge, seul dans sa loge, il va se montrer, il va commencer, ou c’est le régisseur, il donne ses instructions, ses dernières indications, le rideau va se lever, c’est ça le spectacle, attendre le spectacle, au son d’un murmure, on se raisonne, est-ce une voix après tout, c’est peut-être l’air montant, descendant, s’étirant, tourbillonnant, cherchant une issue, parmi les obstacles, et où sont les autres spectateurs, on n’avait pas remarqué, dans l’étau de l’attente, qu’on est seul à attendre, c’est ça le spectacle, attendre seul, dans l’air inquiet, que ça commence, que quelque chose commence, qu’il y ait autre chose que soi, qu’on puisse s’en aller, qu’on n’ait plus peur, on se raisonne, on est peut-être aveugle, on est sans doute sourd, le spectacle a eu lieu, tout est fini, mais où est donc la main, la main amie, ou simplement pie, ou payée pour cela, elle est longue à venir, prendre la vôtre, vous mener dehors, c’est ça le spectacle, il ne coûte rien, attendre seul, aveugle, sourd, on ne sait pas où, on ne sait pas quoi, qu’une main vienne, vous tirer de là, vous mener ailleurs, où c’est peut-être pire. L’Innommable, de Samuel Beckett, © 1963. Les Éditions de Minuit

Mise au point L’un des problèmes du théâtre est de rendre visible la subjectivité, et le théâtre classique avait inventé pour cela le monologue, le rôle du confident, etc. À l’époque de Beckett, le doute porte jusque sur l’authenticité de la subjectivité, mais le théâtre offre du coup une opportunité exceptionnelle : comme son étymologie l’indique - genre du visible - tout y est objectivation. Ainsi, le décor dépouillé de Fin de partie peut être reçu comme l’extériorisation d’un monde intérieur exténué, vide, mesquin, fermé et misanthrope. En outre, puisqu’il donne lieu à une représentation qui se déroule ici et maintenant, le théâtre n’a pas son pareil pour figurer et donner à sentir le présent. Le théâtre de Beckett radicalise cette potentialité en donnant à voir, en particulier dans Fin de partie, une scène dont la durée est identique au temps vécu par le spectateur.

Séquence 3-FR01

65

© Cned – Académie en ligne

En face de cet univers où toute vie est souffrance, où « la perte de la moindre perspective de salut invalide toute possibilité de réponse définitive »70, le spectateur est captivé par la présence des acteurs sur scène, dont il attend quelque chose que ceux-ci ne lui donneront pas : une action dramatique, une cohérence psychologique, voire une complicité ludique. La situation du spectateur de Fin de partie est ainsi celle de l’attente ; et s’il est un lecteur familier de Beckett, c’est celle de la répétition. Toutes deux lui font par conséquent éprouver de manière sensible le sentiment des personnages, impatients et anxieux de mourir, et qui tentent de distraire leur ennui par la répétition des mêmes propos ou gestes dérisoires. Mais cette identification se fait avec la distance critique dont nous avons vu dans les points précédents comment Beckett la mettait en place par le comique et la théâtralité. La situation du spectateur de Fin de partie se fonde de toutes façons sur celle du spectateur de toute œuvre théâtrale : on attend que le rideau se lève, et ce faisant que quelque chose de différent de la vie dans laquelle on se trouve advienne sur la scène en face de soi, nous projette par conséquent dans un autre lieu et un autre temps. La lecture d’un roman opère d’une manière similaire. Mais la différence qu’instaure le théâtre de Beckett avec le théâtre traditionnel, et même avec ses propres romans, c’est qu’une fois le rideau levé, l’attente continue : l’absence d’action, le vide des dialogues frustrent le spectateur de la satisfaction d’un sens rassurant qui le projetterait dans une autre « histoire » que la sienne. Attendant que l’action de Fin de partie « démarre » enfin, le spectateur reste coincé dans une attente vaine et d’autant plus irritante que son sens lui échappe. L’extrait de L’Innommable compare la vie à l’attente du spectateur, avide de voir autre chose, d’être en quelque sorte sauvé de la monotonie de sa propre vie. Alain Robbe-Grillet analyse magistralement ce qui a sans doute séduit Beckett pour poursuivre une investigation commencée auparavant dans le roman : du roman au théâtre, se fait le passage de la diction à la présence du corps visible de l’acteur sur la scène, autrement dit à une présence encore plus incontestable, et pourtant décevante, en raison du caractère exténué et amenuisé des personnages de Beckett. Dans L’Innommable, Beckett définit le spectateur, comme l’acteur, tous deux en proie à l’attente, et plus encore à l’imploration, comme la mère Pegg, comme le père génétique de Clov auprès de Hamm, comme l’enfant qui pleure dans la nuit, comme Nagg désireux de voir Hamm l’implorer avant de mourir, comme Hamm lui-même quémandant un baiser de Clov ou appelant finalement son père avant le baisser du rideau. Aucune de ces implorations, comme la frustration du spectateur, ne trouve d’aliment pour s’apaiser. C’est ce que le « nouveau » théâtre de Beckett, avec son absurde construit sur une orchestration entropique des manques, avec sa théâtralisation du présent, met subtilement en scène. Si Hamm « n’ (a) jamais été là » (p. 95), ce n’est pas seulement en raison de sa mauvaise foi, c’est surtout parce qu’ il est impossible d’avoir pleinement conscience de la vie, quand on ne peut avoir pleinement conscience de la mort. En conséquence, on ne peut que jouer la comédie, la vie est théâtre, et c’est par conséquent le théâtre qui peut le mieux donner à voir et à sentir, plutôt qu’à comprendre, cette vie. Dans Les peintres de l’empêchement, Beckett écrit à propos de la peinture moderne des propos qui peuvent aussi bien convenir à son théâtre : « Ce dont la peinture (le théâtre de Beckett)71 s’est libérée, c’est de l’illusion qu’il existe plus d’un objet de représentation, peut-être même de l’illusion que cet unique objet (la mort, donc la vie) se laisse représenter. (…) Que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? (…) Est peint ce qui empêche de peindre. » Le Monde et le pantalon, de Samuel Beckett, © 1989/1991. Les Éditions de Minuit.

Est ainsi représenté sur la scène le présent que vit le spectateur, un présent de l’attente, qui lui donne la conscience que la conscience de la fin est empêchée.

C

Mettre en scène  Beckett metteur en scène Roger Blin fut le premier à monter Fin de partie. Une amitié entre Beckett et lui s’était tissée dès 1948, lorsque Blin avait reçu le manuscrit de En attendant Godot après que Beckett avait vu sa mise en scène 70. Carlo Pasi, « Le Non-sens de l’attente », in Samuel Beckett, L’écriture et la scène, Textes réunis par Évelyne Grossman et Régis Salado, SEDES, Paris, 1998, p. 47-48. 71. Dans cette citation, c’est nous qui ajoutons les parenthèses.

66

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

d’une pièce de Strindberg. Il conte que Beckett fut beaucoup plus présent pour la mise en scène de Fin de partie qu’il ne l’avait été pour En attendant Godot, ce premier essai au théâtre lui ayant donné de l’assurance. Ensuite, Beckett réalise plusieurs mises en scène de Fin de partie : l’une pour le Schiller Theater à Berlin en 1967, sur une traduction de sa pièce en allemand ; l’autre en 1980 au pénitencier de San Quentin aux Etats-Unis, sur une version anglaise récrite par lui-même : Endgame. Des critiques72 ont étudié ses carnets de notes de mise en scène, qui éclairent non seulement les intentions de mise en scène, mais aussi l’idée que se faisait Beckett du sens de Fin de partie. Beckett note ainsi scrupuleusement le nombre de pas, le type de gestes qu’il imagine pour le comédien à chaque réplique, outre les didascalies. Il découpe sa pièce en séquences, mais de manière à donner une unité à ce qui pourrait paraître fragmentaire. Ces séquences s’appuient sur les mouvements corporels des acteurs et les rythmes sonores du texte, révélant des symétries ou créant des effets de rupture. Ainsi, dans la continuité de ce que raconte Roger Blin73, à savoir que Beckett « voyait sa pièce comme une partition musicale », accentuant les parallélismes entre les personnages : « quand un mot arrivait ou se répétait, quand Hamm appelait Clov, Clov devait revenir de la même manière chaque fois comme un truc musical par le même instrument et avec la même force ». James Knowlson relève que la voix et l’attitude de Nagg lorsqu’il raconte l’histoire du tailleur font écho au récit de Hamm ; la réaction de Clov, lorsque Hamm dit « Ma maison », est à mettre en parallèle avec celle de Hamm entendant son père exprimer son désir de l’entendre l’appeler encore une fois. Les souvenirs de Roger Blin et les carnets soulignent l’importance du thème du temps : « grain après grain ». Pourtant, la mise en scène de Beckett veut mettre en valeur les répétitions d’une part : le « Je vais te quitter »de Clov, la question de Hamm : « Ce n’est pas l’heure de mon calmant ? », mais aussi l’irrégularité de leur retour, parce que l’écoulement du temps n’est pas ressenti de manière régulière et continue, mais plutôt par alternance de durées monotones, et d’instants. Roger Blin souligne d’ailleurs que pour Beckett, il n’y avait aucun suspens sur le départ de Clov : « Du moment que Clov avait été dit grain après grain, c’était un petit tas, on avait compris, tout le reste devait être des paroles et différentes choses ». Florence Marguier observe d’autre part que la mise en valeur de ces parallélismes gestuels ou rythmiques accentue « le jeu dans le jeu » et la dimension théâtrale de la pièce. La mise en scène de Beckett révèle d’autre part les mensonges de Clov. James Knowlson relève en effet que dans la version de 1980, au lieu de se déplacer jusqu’au mur du fond lorsque Hamm lui crie « Alors bouge ! » (p. 19), et au lieu de grimper sur l’escabeau pour ouvrir, puis fermer la fenêtre, Clov faisait semblant de marcher bruyamment ou se contentait de frapper les marches de l’escabeau. Cette notation permet de porter le discrédit sur les déclarations de Clov censées décrire l’amenuisement de l’univers des personnages : plus de marée, plus de navigateurs, plus de plaids, plus de calmants, plus de cercueils : « les indications de Beckett aident à clarifier la situation de symbiose cruelle qui est au cœur même de cette pièce, ainsi que sa façon de traduire jusque dans les moindres détails du jeu des comédiens, le thème de la « difficulté de finir » »74. Enfin, il est clair qu’à dix ou plus de vingt ans d’intervalle, la vision que Beckett avait de sa pièce a évolué : si la chanson est supprimée dès les premières mises en scène par Blin, il semble que Beckett ait voulu par la suite encore rendre plus « gris » l’univers de ses personnages : ainsi, Endgame supprime l’arrivée de l’enfant.

 La pièce de Beckett vue par d’autres metteurs en scène Marcel Maréchal a mis en scène Fin de partie à plusieurs reprises à partir de 1965. Il rompt avec les mises en scène précédentes qui mettaient en évidence la misère des personnages. Lui, au contraire, veut « des clowns rutilants, un roi rutilant dans un manteau rouge, avec un maquillage superbe à la Fratellini, 72. Nous utiliserons ici les articles de : Florence Marguier, « Autour des mises en scène d’En attendant Godot et de Fin de partie », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Franck Evrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 135-141. James Knowlson, « Samuel Beckett metteur en scène : ses carnets de notes de mise en scène et l’interprétation critique de son œuvre théâtrale », paru dans Lectures de Beckett, PUR, Rennes, p. 69-81. 73. Roger Blin – Tom Bishop, « Dialogue », in Samuel Beckett, Cahiers de l’Herne, Le livre de poche, Biblio essais, Paris, 1985, p. 116-117. 74. James Knowlson, « Samuel Beckett metteur en scène : ses carnets de notes de mise en scène et l’interprétation critique de son œuvre théâtrale », paru dans Lectures de Beckett, PUR, Rennes, 1998, p. 76. .

Séquence 3-FR01

67

© Cned – Académie en ligne

en bonne santé, vivant, tyrannique (…), une vie de dérision au lieu d’une morale de la décrépitude »75. Au contraire, Clov, le serviteur, est représenté sous les traits du clown blanc du cirque, généralement le maître. Maréchal opte donc pour une représentation carnavalesque, qui inverse les valeurs. Placé l’un en face de l’autre, « le valet (Bernard Ballet, clown triste, au corps émacié) devient pour le maître (Marcel Maréchal, à l’allure débonnaire) le révélateur de son vrai visage »76. La représentation grotesque des personnages, en dissipant l’illusion réaliste, permet de mettre en évidence la parodie de vie. Charles Tordjman met en scène Fin de partie en 1993 au théâtre de la Manufacture de Nancy. Il exacerbe au contraire le réalisme de la misère des personnages dont le hasard ou la malchance ont marqué les corps à jamais. Ainsi, Nagg et Nell sont interprétés par de jeunes acteurs ; Hamm et Clov sont des vagabonds, le refuge semble précaire et éphémère, « devenu une sorte de « planque » pour des héros désenchantés »77. Gildas Bourdet propose une mise en scène très personnelle de Fin de partie en 1988 à la ComédieFrançaise. Il veut mettre en lumière chez les personnages leur désir d’amour et leur échec. Il utilise une bande-son mixant la musique de l’Irlandais John Beckett78, des extraits de God save the Queen et de La Marseillaise. Des images de la mer et de la terre défilent sur des écrans enchâssés dans les fenêtres. L’ensemble du décor est rose tyrien. Beckett censure cette mise en scène, et le décor doit être recouvert et le nom du metteur en scène ôté de l’affiche pour que la pièce soit jouée. Les Éditions de Minuit ont souvent bataillé pour que les vœux de Beckett soient respectés à la lettre. Or, on le voit dans ce dernier exemple et dans la précision des didascalies, Beckett était très sourcilleux sur l’interprétation à donner à ses pièces, dont il disait en même temps combien leur sens était ouvert. Roger Blin s’est souvent vu discuté par Beckett, mais il prend pour parti de rester extrêmement respectueux des vœux du dramaturge, tant que celui-ci est vivant. Il a longtemps marqué les mises en scène de Fin de partie, en leur donnant une tonalité tragique, même si ses premières mises en scène forçaient sur le comique Les Anglo-Saxons ont d’ailleurs joué sur ce comique. On peut ainsi observer deux écoles dans ces mises en scène : l’une tente une approche plus métaphysique qui veut mettre en évidence l’absurde – qui peut d’ailleurs changer selon les époques ; l’autre a une approche plus formaliste et peut transformer la mise en scène en une véritable chorégraphie, un art abstrait que les rapprochements effectués ces dernières années entre l’œuvre de Beckett et la peinture abstraite ne peuvent qu’encourager (voir par exemple l’exposition Beckett au Centre Pompidou en 2006). Aujourd’hui, les metteurs en scène s’interrogent sur la manière de rendre son actualité à Beckett. Certains, comme Arthur Nauzyciel, veulent lui redonner tout son concret, montrer comment son écriture naît du sensible et de l’organique, plutôt que du conceptuel. D’autres veulent s’attacher au mot et au langage. Il s’agit de savoir comment négocier l’évolution des formes aujourd’hui pour rendre son sens à la pièce, pour lui permettre d’exprimer un absurde qui serait vraiment celui de son temps, faire ainsi respirer l’œuvre, pour qu’elle « passe » auprès du public. « Théâtre de l’absurde », Fin de partie met en place une dramaturgie nouvelle (pas d’action, une économie systémique, plus que psychologique, des personnages, des dialogues répétitifs et vides) pour mettre en scène la mort dans la vie, l’attente vaine et dérisoire qui définit la condition humaine. Beckett réinvestit pourtant les anciennes catégories théâtrales du tragique et du comique afin de mettre à distance le spectateur et de lui faire éprouver cette attente. C’est là qu’intervient, par rapport aux romans, la spécificité du théâtre : faire éprouver par la présence cette attente et, par l’intermédiaire de la théâtralité et de la mise en abyme*, montrer l’inauthenticité de la vie, rongée dès la naissance par la mort. L’esthétique théâtrale vient ainsi en quelque sorte compenser l’inaptitude de la conscience à s’emparer de ce moment déterminant de l’existence humaine.

75. Extrait des notes de travail de Marcel Maréchal, cité par Florence Marguier, « Autour des mises en scène d’En attendant Godot et de Fin de partie », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Franck Evrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 138. 76. Florence Marguier, « Autour des mises en scène d’En attendant Godot et de Fin de partie », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Franck Evrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 138. 77. Florence Marguier, « Autour des mises en scène d’En attendant Godot et de Fin de partie », in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirigé par Franck Evrard, Ellipses, Paris, 1998, p. 140. 78. John Beckett (1927-2007) était un cousin de Samuel. 68

Séquence 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

exique Actant : Celui qui fait ou subit l’action. Acte : Éléments de la structure d’une pièce de théâtre, que l’on peut définir comme une grande division, correspondant à un tournant important (nœud, péripétie, dénouement) de l’action ; ou d’après un groupement de plusieurs scènes à l’intérieur d’une pièce. Aparté : Conversation particulière, à l’écart des autres ; convention théâtrale (que le théâtre moderne en général proscrit) par laquelle un acteur feignant de se parler informe le public sur ses réactions, ou ses sentiments, les autres acteurs étant censés ne pas l’entendre. Aphoristique : Caractère d’une proposition concise, à valeur généralisante. Catharsis : Selon Aristote, effet de « purgation des passions » produit sur les spectateurs d’une représentation dramatique (libération). Dénouement : Fin d’une pièce de théâtre, partie de l’œuvre (dans le théâtre classique) où les intrigues vont se résoudre. Discours rapporté : Les propos effectivement prononcés peuvent être transcrits de manière directe, indirecte, ou indirecte libre. Discours narrativisé : Résumé des propos tenus. Didascalie : Indication qui accompagnent un texte théâtral sur le jeu des comédiens, le décor, la mise en scène. Double énonciation : Énonciation des paroles du texte théâtral, pour le personnage et pour le spectateur. Dramaturgie : Art de composer les pièces de théâtre. Le terme a cependant un double emploi : étude de la construction du texte de théâtre, de son écriture et de sa poétique, ou bien étude du texte et de sa ou ses mise(s) en scène tels qu’ils sont liés par le processus de la représentation. Élégiaque : Relatif à l’élégie, poème lyrique exprimant une plainte ou des sentiments mélancoliques. Exégèse : Commentaire détaillé, analyse d’un texte Hypotypose : Figure de style qui consiste à décrire une scène de manière si frappante qu’on croit la vivre. Mise en abyme : Procédé qui consiste à insérer dans une œuvre picturale ou littéraire une image de l’œuvre elle-même. Nœud : Péripétie ou suite de péripéties qui, dans une pièce de théâtre, mène l’action à son point culminant. Onomastique : Étude des noms propres. Pantomime : Technique d’expression dramatique suivant laquelle les situations, les sentiments, les idées sont rendus par des attitudes, des gestes, des jeux de physionomie, sans recours à la parole.

Séquence 3-LA21 3-FR01

69

© Cned – Académie en ligne

Paratexte : Toute indication placée autour d’un texte. Péripétie : Événement imprévu affectant le déroulement narratif d’une œuvre de fiction et en soutenant l’intérêt. Signifiant : Partie formelle, matérielle, du signe. Signifié : Partie conceptuelle du signe. Soliloque : Longue suite de pensées qu’une personne se tient à elle-même. Scène : Chacune des subdivisions d’un acte, définie conventionnellement et correspondant généralement à l’arrivée ou au départ de personnages Théâtralité : Qualité théâtrale d’une œuvre dramatique ; conformité de cette œuvre aux caractéristiques, aux règles de l’art théâtral. On peut aussi employer le terme pour évoquer les moments où le théâtre et ses modalités sont mis en abyme à l’intérieur de la pièce. ■

70

Séquence Séquence3-FR01 3-FR01

© Cned – Académie en ligne

View more...

Comments

Copyright ©2017 KUPDF Inc.
SUPPORT KUPDF