Ferhat MEHENNI_Algerie-La Question Kabyle

April 8, 2017 | Author: ilpadrino90 | Category: N/A
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Algérie : la question kabyle

Ferhat Mehenni

Algérie : la question kabyle

ÉDITIONS M I C H A L O N

PRÉFACE L E DIFFICILE C H E M I N VERS L'EXISTENCE

Ce livre et la trajectoire personnelle de Ferhat me semblent être la parfaite illustration du difficile cheminement des Kabyles vers l'existence et l'avenir. C a r depuis bien longtemps les Kabyles, comme tous les Berbères, sont aux prises avec eux-mêmes, hésitant à émerger comme acteurs autonomes de l'histoire, hésitant à s'avancer sous leur propre drapeau, empruntant volontiers la bannière et le costume de l'autre ; mais en m ê m e temps ancrés, de toutes leurs forces, dans leur mémoire spécifique, dans leurs solidarités propres, dans la fidélité aux ancêtres.

© 2004, Éditions Michalon 35, rue Berger - 75001 Paris I S B N : 2-84186-226-7

Curieux destin que celui des Berbères ; paradoxe toujours recommencé des Kabyles qui portent haut leur poésie, leurs montagnes, leurs héros, leur pays, mais qui, en même temps, depuis bien longtemps, se sont mis au service de la langue, de la culture, de la

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religion, de l'idéologie et du projet politique de l'étranger ou de l'autre dominateur. Difficulté des Berbères à porter leurs couleurs, propension séculaire à rejoindre les rangs organisés par un « Maître » extérieur. L'histoire récente de la Kabylie est impressionnante à cet égard. Un siècle et demi de résistances, de répressions sanglantes : une lutte acharnée contre la pénétration française (1857), une révolte de grande ampleur qui a failli emporter l'ordre colonial (1871), un engagement précoce, durable et massif, dans le mouvement nationaliste algérien (1926), une participation décisive, et durement payée, à la guerre d'indépendance (1954-1962), une contestation ouverte du pouvoir central, ininterrompue et multiforme, de 1963 à aujourd'hui. Toute la conscience collective kabyle bruisse de ces hauts faits, toute la culture kabyle baigne dans ces références et valorise la résistance séculaire. Chacun se vit et se pose comme dépositaire et continuateur du combat des aïeux, imezwura, gardiens de leur mémoire. La Kabylie est une région à la conscience identitaire et culturelle dense et aux racines profondes, mais un nain politique. Le triomphe du projet colonial français après 1871 a sans aucun doute créé une situation inédite en Kabylie. Jusque-là, bien que naturellement intégrée dans un réseau dense de relations avec l'ensemble de l'Afrique du N o r d , la région fonctionnait globalement comme une entité politique et militaire spécifique.

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Préface

On sait que, malgré les sollicitations pressantes d'Abdelkader, les Kabyles ont globalement mené - et tenu à mener - seuls leur résistance à la conquête française ; l'insurrection de 1871 manifeste encore de manière éclatante la capacité de la région à agir comme entité politico-militaire indépendante. Puis tout bascule. Depuis près d'un siècle (1926), les élites kabyles, dans le contexte de la domination coloniale, ont renoncé à leur autonomie d'action séculaire pour s'intégrer dans les enjeux politiques nationaux algériens ; elles ont contribué de manière décisive au combat national algérien, qu'elles ont, pour une très large part, conçu, structuré et porté - et l'on sait à quel prix ! Il s'agit bien là d'une véritable rupture dans l'histoire de la Kabylie, car jusque-là, la région avait c o n n u un destin largement indépendant, fondé depuis des siècles sur une très forte distance politique, sociale, économique et m ê m e religieuse par rapport aux pôles de pouvoir existant en Afrique du N o r d , que ce soit l'Alger des Turcs où les autres dynasties antérieures : Ibn K h a l d o u n est très clair à ce sujet. L'histoire de la conquête coloniale française est tout aussi éclairante : l'autonomie politique et militaire de la Kabylie est solidement établie jusqu'à la grande révolte de 1871. Pendant la période de lutte anti-coloniale, les Kabyles ont donc globalement accepté de taire leur différence, leurs intérêts spécifiques et se sont mobilisés

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au profit de l'objectif global qu'était l'indépendance de l'Algérie. En 1948-1949, lors de la fameuse « crise b e r b é r i s t e », l'essentiel de l'élite politique kabyle a refusé de choisir le camp berbère et a privilégié l'unité autour du combat pour l ' i n d é p e n d a n c e nationale, laissant ainsi la voie libre à l'arabo-islamisme. Dès 1962, les Kabyles et la Kabylie ont constitué l'essentiel de l'opposition d é m o c r a t i q u e au r é g i m e autoritaire q u i s'est mis en place à Alger. L'insurrection armée du FFS en 1963, initiée au nom du combat pour la démocratie, s'est, presque i m m é diatement, r e t r o u v é e l i m i t é e à la seule Kabylie et d é n o n c é e par le pouvoir d'alors comme tentative sécessionniste. Après le Printemps berbère de 1980, les défenseurs de la langue et de la culture berbères de Kabylie se sont toujours efforcés d'inscrire leur revendication et leur action dans le cadre d'une d é m a r c h e d é m o c r a tique de portée nationale : « Tamazight et liberté d'expression », « Tamazight et démocratie ». M ê m e sur le strict plan de la langue, le mot d'ordre « Berbére, langue nationale et officielle » repris par tous les courants du M o u v e m e n t culturel b e r b è r e , place d ' e m b l é e la langue et la culture berbères comme un é l é m e n t du 1

1. V o i r la plate-forme de Yacouren (Algérie. Quelle identité ?, Imediazen, 1981. [Actes du séminaire de Yacouren, août 1980] ou les différentes prises de position du Mouvement culturel berbère dans les années quatre-vingts, notamment dans Tafsut.

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Préface

patrimoine commun, indivis, de la nation , oubliant ainsi que le b e r b è r e n'existe comme langue vivante que parce qu'il est porté par les berbérophones. 2

Après l'adoption de la constitution qui a mis fin au règne du parti unique en 1989, les deux partis p o l i tiques à ancrage sociologique kabyle, quelles que soient par ailleurs les divergences profondes qui existent entre eux, s'inscrivent e x p r e s s é m e n t dans une perspective nationale et la revendication linguistique et culturelle berbère n'est pour eux qu'un aspect particulier d'un positionnement plus global. C o n t i n u i t é « nationale » encore depuis avril 1981 et sa centaines de jeunes assassinés par les forces de l'ordre de l'État (- notre État ?) ; le mouvement des archs (comités de villages et de tribus) qui a pris la direction de la contestation en Kabylie, s'interdit tout discours de type ethnique ou autonomiste et se pose, dans la terminologie francophone, comme « M o u v e m e n t citoyen » ! Pourtant, les lignes de forces bougent, l'incertitude s'insinue puisque le mouvement développe, sciemment

2. Les tenants de cette ligne ne se rendent apparemment pas compte qu'ils ont une position très proche de celle de l'État central (algérien ou marocain) qui affirme que « le berbère n'est pas la propriété des b e r b é r o p h o n e s ou d'une région particulière, mais une composante du patrimoine culturel national » (cette position est explicite dans le d é c r e t de c r é a t i o n du H a u t commissariat à l'Amazighité daté du 28 mai 1995). Et que ce faisant, ils ne font que reconduire la doctrine de l'État français.

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et de manière constante, une stratégie de rupture et d'opposition frontale avec l'État central : autrement dit, si le programme (« la plate-forme d'El-Kseur ») n'est pas autonomiste, on a bien affaire à une gestion politique de rupture avec l'État central dont la légitimité est ouvertement remise en cause. En fait, depuis des décennies, les élites intellectuelles politiques kabyles, ayant intégré l'anathème porté sur le « berbérisme 3 », sont tétanisées par l'idée de s'assumer en tant que ce qu'elles sont sociologiquement : les représentants d'une région. C'est donc un véritable blocage historique que les Kabyles doivent dépasser s'ils veulent sauver la Kabylie et tout ce qui fait l'identité kabyle. Que l'on me comprenne bien : je ne condamne ni des individus ni des groupes ; je prétends simplement qu'ils sont dans l'erreur, une erreur d'analyse politique tenace et terrible, induite par le contexte de domination coloniale, qui les a conduits et les conduit sur des voies sans issues. Et en particulier à sacrifier leur identité propre sur l'autel de la nation. Au plan des individus, certains cas sont réellement pathétiques ; tels ces militants nationalistes ou ces militants de la première heure du FFS, convaincus que leur engagement pour la nation algérienne, pour la démocratie fait partie de

3. C o n d a m n é comme « diviseur de la nation, allié du colonialisme et de la France... ».

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Préface

leur identité kabyle, projetant en fait inconsciemment une Algérie à leur image, c'est-à-dire kabyle ! Oubliant ce faisant que la majorité des Algériens sont arabophones, bons musulmans, et ne se reconnaissent pas dans ces références kabyles ou berbères. Pour qui veut bien observer les réalités et dépasser les discours convenus, il ne peut faire de doute que la stratégie « algérianiste » des élites politiques kabyles s'est révélée être une voie qui n'a apporté et n'apportera ni la démocratie à l'Algérie, ni la liberté et la sécurité à la Kabylie. Les effets concrets de cette ligne sont catastrophiques, totalement négatifs, pour la Kabylie, pour les Kabyles, pour la langue et la culture berbères. N i é e dans son identité, marginalisée et abandonnée à elle-même au plan é c o n o m i q u e et social, régulièrement réprimée, la Kabylie est maintenant ouvertement et directement soumise aux exactions des forces de sécurités de l'État « national ». La contribution spécifique des berbérophones à l'enracinement de la démocratie dans le Maghreb ne peut être que leur combat pour la reconnaissance de leur identité, pour la protection de ses bases objectives - leur langue et leur culture ; pour l'inscription concrète dans le réel social des conditions de leur existence et de leur pérennité. De même qu'en Espagne, les Basques et les Catalans n'ont pu jouer un rôle décisif dans le combat démocratique que parce qu'ils se sont constitués en forces politiques autonomes, solidement enracinées dans leurs terroirs respectifs.

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Il est donc temps de sortir de cette logique suicidaire qui pousse les Kabyles à porter d'abord le combat de tous, voire le combat des autres, et à oublier leurs intérêts propres. Les Kabyles n'ont pas vocation à « apporter la démocratie aux Algériens », mais ils peuvent, par leur combat spécifique, contribuer à l'instauration de la démocratie en Algérie, c'est-à-dire à l'implantation véritable du pluralisme, aux plans linguistique, culturel, politique, religieux. Ferhat porte témoignage à travers son livre, à travers son parcours personnel, à travers ses engagements successifs, de cette laborieuse émergence d'une identité qui, enfin, entend se donner les moyens de sa survie et de son existence, c'est-à-dire accéder au projet et à l'action politiques d'abord pour son propre compte. Salem Chaker Professeur de berbère à Paris (Février 2004)

À mon père Ameziane tombé pour l'Algérie Aux martyrs et aux blessés du Printemps noir À mes petits-enfants que je ne connais pas encore

INTRODUCTION

Le 27 avril 2001, Azazga, une petite ville située à trente-sept kilomètres à l'est de Tizi-Ouzou, se réveillait dans une inquiétude semblable à celle des animaux à l'approche d'un cataclysme. Quelque chose d'irréparable se préparait. À mesure que les heures s'égrenaient, la tension s'épaississait, rendait l'air irrespirable comme si chacun, par un sixième sens, en humait l'odeur de sang. Chaque habitant le pressentait, en avait la certitude, sauf moi. En ce vendredi, j'espérais en secret que ce premier jour du week-end algérien apporterait le calme qui favoriserait une trêve, une désescalade de la violence entre jeunes manifestants et gendarmes qui s'étaient opposés la veille. Tout avait c o m m e n c é quelques jours auparavant par ce que l'on aurait appelé ailleurs une bavure. Le 18 avril, à At D w a l a , une bourgade de montagne toute proche de T i z i - O u z o u le chef-lieu du département, un gendarme avait abattu un lycéen de sang

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froid, à l'intérieur de la brigade où il venait de l'interroger. Les manifestations culturelles et politiques commémorant le 21 e anniversaire du Printemps berbère, dont le point d'orgue allait être la marche du 20 avril, furent émaillées par des incidents entre partisans des deux partis rivaux de la région, le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie ( R C D ) . À l'université, un étudiant avait été agressé au pistolet par les gardes du corps d'un conférencier R C D . L a crainte d'un dérapage était attendue beaucoup plus du côté de ces frères ennemis que d'ailleurs car le leadership politique de la Kabylie en était l'enjeu. J'appris la nouvelle de la mort de G u e r m a h Massinissa le jeudi 19 avant de monter sur scène, à Alger, dans une salle du quartier Meissonnier où je devais chanter. J'eus froid dans le dos et m'adressai à m o n public estudiantin en ces termes : « Chères sœurs, chers frères ! Nous sommes ici pour célébrer le soulèvement pacifique kabyle de 1980. J'ai toujours été là, chaque année, pour marquer cette date q u i , depuis, est le repère historique de notre combat comm u n en faveur de notre langue et de notre identité. A u j o u r d ' h u i , malheureusement, je vais vous faire faux-bond. Un lycéen vient d'être assassiné par un gendarme en Kabylie et je n'ai plus le cœur à chanter. La situation est grave et j'en suis triste. Aussi, excusezm o i de me retirer pour laisser libre cours à ma douleur devant ce forfait. »

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Introduction

De retour à Azazga j'appris que des échauffourées avaient eu lieu à At D w a l a entre des lycéens et des membres de la brigade de gendarmerie où le crime venait d'être commis. Le samedi 21, mes émissaires dans la localité étaient revenus effarés. La violence avait gagné en intensité et l'enterrement du jeune homme était annoncé pour le 23. C'est dans la voiture du maire d'Azazga que je me rendais jusqu'au petit village d'Agouni Arous, tout près de T i z i H i b e l - le village de l'écrivain M o u l o u d Feraoun - pour rendre un dernier hommage à celui qui va devenir le symbole des martyrs du Printemps noir '. Nous dûmes éviter de passer par le lieu des affrontements qui jusque-là s'étaient cantonnés à des jets de pierres d'un côté, et des grenades lacrymogènes de l'autre. Je fus pressenti par mes compagnons de route pour prendre la parole avant l'oraison funèbre et appeler la population au calme, je refusai net. Il était hors de question pour moi de jouer au pompier quand l'incendie menaçait d'abord les pyromanes. Appeler au calme à chaque fois que les corps de sécurité s'en prennent à la vie de paisibles citoyens revient à se rendre complice des meurtriers. C'était au régime en place qu'il appartenait en premier lieu de faire un geste d'apaisement en direction de la famille du défunt et de la région, et

1. Le Printemps noir est le n o m donné hâtivement à la révolte et aux événements qui secouent la Kabylie depuis avril 2001 et qui ont fait 123 morts dont la plupart étaient de jeunes manifestants.

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non à celles et ceux qui, comme m o i , tentons de nous battre contre l u i . En fait, l'inverse se produisit. Le communiqué du commandement de la gendarmerie nationale, puis le ministre de l'Intérieur, firent délibérément dans la provocation : suprême insulte, Massinissa après avoir été tué était présenté par ses assassins comme un « voyou » qui, d'après eux, n'était pas lycéen. Entre temps, de l'autre côté du Djurdjura, cette majestueuse montagne kabyle, dans la vallée de la Soummam, des collégiens sont interpellés et passés à tabac par les gendarmes d'Amizour, sous le fallacieux prétexte que lors de la marche du 20 avril à laquelle ils avaient pris part avec tous leurs camarades, ils proféraient des slogans contre l'arabisation. Faut-il le rappeler, un droit en dictature est un délit. Le feu prenait sur les deux principaux versants de la Kabylie. J'en voyais les flammes grandir à devenir un brasier. Au lendemain de l'enterrement de ce jeune martyr, au retour d'une conférence à la cité universitaire de la ville de Vgayet, La Pépinière, j'eus du mal à rentrer par la route d'Akbou vers Azazga. C'était à travers des feux de pneus et avec beaucoup d'enthousiasme, me rappelant avril 1980, que ceux que la presse allait consacrer sous l'inattendu vocable « d'émeutiers » me firent traverser leurs barricades de fortune. Arrivé chez moi, j'étais tenu informé de l'évolution de la situation qui s'aggravait dans toute la Kabylie. Je me sentais en devoir de réagir et envoyai le mercredi 25 une contribution au quotidien Le Matin intitulée « Kabylie : à

quand la solidarité nationale ? » en vue de sensibiliser les Algériens sur ce qui se tramait dans notre région et dont voici la teneur.

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« La Kabylie est de nouveau face à son destin. L'agitation lycéenne qui s'y répand comme une traînée de poudre depuis le 18 avril dernier, par la faute de gendarmes irresponsables, semble se densifier et s'installer dans la durée. Aucun appel au calme n'a été, ni n'a apparemment la chance d'être entendu dans l'immédiat. Une fois de plus, c'est notre jeunesse qui rachète notre honneur en refusant la démission face à l'arbitraire. Un gendarme n'a pas le droit, y compris de manière accidentelle, de décharger sa mitraillette sur un adolescent comme ce fut le cas dans la gendarmerie de Beni Douala pour Massinissa inhumé ce lundi. Des gendarmes n'ont pas le droit d'interpeller des lycéens sous la protection de leur professeur de sport et devant leurs camarades de classe pour avoir, semble-t-il, scandé la veille, lors de leur marche du printemps amazighe, des slogans hostiles à l'arabisation et en faveur de leur langue ancestrale : tamazight. Les règles de l'interpellation ne doivent pas être violées par ceux qui sont chargés de veiller à l'application de la loi. A i n s i , ce sont nos enfants qui nous rappellent à nos devoirs de citoyens pour la lutte en faveur d'un État de droit. Mais par delà ces émeutes et leurs colères, leurs barricades et leurs feux de pneus, cet air de révolte aux parfums d'un printemps de 1980 et d'un été de 1998, après l'assassinat de Matoub Lounes, ces "bavures" commises par un corps de sécurité interpellent tous les Algériens. Leur simultanéité et les lieux où elles ont été commises (TiziOuzou et Vgayet), même s'ils ne sont dus qu'au hasard, ne

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peuvent échapper à l'interprétation du citoyen et aux supputations de la rue y voyant une nouvelle provocation pour la région. En effet, les tensions au sommet de l'État, rapportées ces derniers jours par la presse nationale, accréditent la thèse d'une manipulation. La Kabylie, par sa proximité géographique avec la capitale, son irrédentisme à l'égard du système en place, est l'espace qui se prête le mieux aux provocations. Il est même à se demander si le déni identitaire et linguistique dont elle est victime (certes, pas toute seule) ne procède pas d'intentions manipulatoires des plus hauts dirigeants du pays en vue de provoquer la démission du président de la République, comme ce fut le cas en 1998. Les manifestations qui ont suivi l'assassinat de Matoub Lounes ont en effet provoqué la chute du président Liamine Zeroual. Ainsi, quand le pouvoir s'enrhume, c'est la Kabylie qui tousse. Les risques d'un embrasement de toute la région sont réels, il est donc nécessaire de la réintégrer au cœur de l'Algérie au lieu de la refouler à la périphérie de la nation comme c'est le cas depuis l'indépendance nationale. La Kabylie a toujours été à l'avant-garde du pays. Elle a réussi à casser l'armature du monolithisme et sa chape de plomb sur les libertés du temps du parti unique. Elle a remis à l'ordre du jour l'identité nationale égarée dans les méandres de l'aliénation idéologique. Elle a montré, par le boycott scolaire de 1994-1995, qu'il érait possible de mener un combat pacifique alors même que d'autres ne font entendre que le bruit des armes. Aujourd'hui, ses enfants rappellent à chacun ses devoirs et ses responsabilités devant la nécessité de bâtir un État de droit pour ne pas compromettre l'avenir d'autres générations à l'échelle nationale.

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C'est pourquoi chaque région du pays a le devoir de lui manifester sa solidarité en faisant siennes ses revendications démocratiques au lieu de la diaboliser. La construction nationale est à ce prix. La démocratie aussi. » C'est

le

jeudi

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que

cet

article

a

paru.

Paradoxalement c'était le jour où la tension avait brusquement monté d'un cran dans toutes les localités kabyles y compris à Azazga. Vers 19 heures une terrible nouvelle me parvint : cinq personnes étaient mortes à Ighzer Amokrane, cité située à six kilomètres du haut lieu de la Révolution algérienne où, en 1956, s'était déroulé le Congrès de la Soummam 2 q u i avait mis sur pied les bases du futur État de l'Algérie indépendante. D r ô l e de récompense faite par cette dernière aux enfants de ceux q u i l u i avaient d o n n é naissance. Ce constat généra ma révolte. Je n'arrivais pas à trouver le sommeil. N é a n m o i n s , probablement pour me rassurer, je me disais que vendredi, jour férié, allait peut-être calmer les esprits et permettre à la colère locale de retomber au point de casser la d y n a m i q u e des affrontements opposant depuis quelques jours citoyens et gendarmes. Je dois signaler i c i que les casernes de ce corps de sécurité

2. C'est au cours de ce congrès du Front de libération nationale ( F L N ) tenu dans la région que fut prise officiellement la décision d'engager la guerre d'Algérie.

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prises pour cibles par la population ont été, pour la plupart d'entre elles, construites au lendemain de la révolte kabyle de 1980. Elles étaient donc spécialement préparées pour contenir nos sautes d'humeur plus que pour nous venir en aide. En Kabylie, l'écrasante majorité des gendarmes ne sont pas kabyles. C'est pourquoi nous avons toujours le sentiment qu'ils s'y conduisent en troupes d'occupation étrangères plus qu'en agents nationaux devant assurer notre sécurité.

Introduction

manifestants parmi lesquels on dénombrait également de nombreux blessés. C'était le 27 avril 2001. L'irrémédiable venait d'être commis, L'instant qui fait basculer l'histoire était là, devant m o i . Il avait le visage rouge sang et s'imposa de toute sa hauteur et de manière abrupte au destin des miens et de toute la Kabylie. Un nouveau jour se levait au crépuscule d'un autre, précipitant la fin d'un monde auquel personne jusque là n'avait de pièce de rechange. Un jeune d'Azazga, Kamal Irchane, venait de l u i en donner une. Avant de tomber, il eut le temps d'en écrire le n o m , en français, sur un mur, avec le sang s'écoulant de la blessure ouverte dans son ventre par une décharge de kalachnikov : ce nouveau monde s'appelle « Liberté ». M ê m e si, depuis, les gendarmes sont plusieurs fois revenus uriner sur cet écrittestament et casser la fragile plaque de verre que les citoyens avaient apposée dessus pour le préserver, les moyens technologiques contemporains en ont immortalisé l'image.

À mesure que le temps passait sans incident, je priais que cela dure un peu plus. Je savais que l'enterrement de ceux tués à Ighzer Amokrane allait de nouveau embraser la région par le sentiment de révolte né de l'impunité dont jouissent ceux qui s'en prennent haineusement à nos vies pour notre seul crime d'être nés Kabyles, mais une heure de gagnée sur la violence était un pas de plus dans l'espoir d'épargner des vies humaines. Hélas ! Cet espoir fut de courte durée. Dès treize heures trente, on m'apprit un début de regroupement devant la gendarmerie d'Azazga et je commençais à m'inquiéter sérieusement. Une heure plus tard les affrontements avaient repris. Les gaz lacrymogènes m'obligèrent à obstruer tous les interstices de mes fenêtres pour éviter d'être incommodé. La violence venait de gagner la partie. C'est à 16 heures que j'appris la terrible nouvelle : deux, trois, puis cinq personnes venaient d'être abattues par les armes de guerre dont firent usage les gendarmes contre les jeunes

L'histoire était là. Je me sentais dans l'obligation morale d'être à son rendez-vous. Je décidai alors de me rendre sur le terrain des opérations. Des barricades empêchaient d'accéder au centre urbain et je dus emprunter en voiture une déviation pour me rendre de ma cité, située à l'ouest de la ville, vers l'hôpital qui, à l'est, surplombe Azazga, sur la route menant vers Yakouren, sur l'axe de Vgayet. Je distinguais, chem i n faisant, les détonations des grenades lacrymogènes,

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espacées, égrenées une à une, de celles des armes à feu tirées en rafales. Je voyais des jeunes avec des mouchoirs et des foulards imbibés de vinaigre contre les gaz dans une main et des pierres dans l'autre, ils tentaient de se rapprocher le plus près possible de la gendarmerie. Le ciel était noir de fumée. Arrivé à l'hôpital où les blessés par balles s'entassaient, je prodiguais à certains quelques encouragements pour leur remonter le moral et je me rendais à la morgue pour me recueillir devant ceux qui venaient d'être abattus lorsque les infirmiers affolés m'appelèrent : « Venez voir, venez voir ça ! ». Un jeune, ramené de Freha, une localité située à huit kilomètres à l'ouest d'Azazga, avait la calotte crânienne cisaillée par une balle, ouverte sur plus de la moitié, la blessure laissait voir le cerveau, violacé, à l'air libre. Il était déjà mort. Un flash s'imposa à ma mémoire. Il me rappela un village, pas le mien mais celui d'Agoussim où nous étions regroupés de force avec d'autres villages pour cause de zone interdite en temps de guerre d'Algérie. Je me souvenais de l'enfant de dix ans horrifié que je fus, contraint par l'armée française à longer le corps d'un homme qu'elle venait d'abattre et dont le cerveau, tout aussi violacé, était déversé à côté de son crâne. La juxtaposition de ces deux images distantes de quarante ans dans le temps et de trente-huit kilomètres dans l'espace, me convainquit que rien, entre temps, n'avait changé pour la Kabylie malgré l'indépendance de l'Algérie. Le Kabyle est c o n d a m n é à mort par

l'Algérie, qu'elle soit française ou algérienne. Une remise en cause de l'ensemble de tout ce en quoi j'avais cru jusque-là s'imposa. L'Algérie en tant que rêve se brisa. Les morceaux seront d'autant plus difficiles à rassembler que durant des semaines j'attendais en vain des réactions de mes compatriotes autres que kabyles. À ce jour, elles ne sont pas venues. En dehors d'une pétition signée par une dizaine de personnalités, dont des Kabyles, et pour lesquelles j'avais exprimé publiquement la reconnaissance de la Kabylie, il n'y eut rien.

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En trois jours, l'horreur avait gagné toutes les localités de la région à tel point que rares sont celles où il n'y eut pas de mort. Durant un mois, il n'y eut presque pas de répit dans les « émeutes ». Toutes les routes étaient coupées et les gendarmes harcelés quotidiennement. Des renforts de troupes furent dépêchés de l'est comme de l'ouest du pays pour venir à bout de cette énième fronde de notre région. La révolution kabyle était en marche. Si nous ne voulions pas revivre d'autres moments aussi douloureux que ceux que nous étions en train de subir, nous étions condamnés à trouver une solution juste et durable en Kabylie. Continuer de croire en une Algérie de rêve quand elle n'est que cauchemar est simplement suicidaire, insensé. Pour être viable, il y a lieu d'en changer les fondements. Des semaines durant, j'attendais que des responsables politiques kabyles, autres que m o i , prennent leur

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courage à deux mains pour revendiquer un autre destin pour la Kabylie. J'en attendais davantage du Front des forces socialistes (FFS) qui était dans l'opposition, que du Rassemblement pour la culture et la démocratie ( R C D ) qui avait deux ministres dans le gouvernement. J'avais appelé le siège du parti de monsieur A i t A h m e d pour inciter sa direction à demander à ses députés de se retirer du Parlement et ce furent les ministres de Saïd Sadi qui quittèrent leurs fonctions. Le FFS était en deçà de mes attentes. Il refusait systématiquement de prononcer le mot Kabylie y compris dans le mémorandum qu'il remit aux militaires pour une sortie de crise. Alors que notre terre kabyle était à feu et à sang, ce parti s'ingéniait à attester que les troubles n'étaient pas survenus qu'en Kabylie mais à travers tout le territoire national. Jamais je n'avais pensé qu'un jour le parti kabyle par excellence qu'était le FFS tournerait le dos à sa propre réalité. Pour faire oublier son histoire insurrectionnelle de 1963 il consentait à compromettre son avenir. Croyant que l'occasion était inespérée pour se racheter aux yeux des non Kabyles, le FFS publia un communiqué véhément pour dénoncer une résolution du Parlement européen dans laquelle apparaissait l'expression « peuple berbère de Kabylie ». Plus tard, au moment où nous avions besoin qu'il soit notre avocat lors du procès fait à la Kabylie à l'Assemblée nationale, en lieu et place d'un débat sur « les événements » dans la région et qui fut retransmis en direct à la télévision algérienne, le FFS

boycotta les travaux pour ne pas apparaître comme un parti kabyle. Ce même parti qui, en 1997 lors des élections législatives, voulait faire du Parlement une tribune pour nous défendre, le déserta le jour où il devait se faire l'écho de nos douleurs et de notre martyr. Alors qu'il croyait que les Algériens autres que kabyles allaient le rejoindre, c'est lors de cette séance du débat parlementaire qu'un député du pouvoir avait publiquement demandé que Monsieur A i t A h m e d , le doyen de la « révolution algérienne », soit déchu de sa nationalité. Lors de cette séance le FFS perdit la confiance des siens sans avoir pu gagner celle des autres. Quant au leader du R C D il avait déclaré au début des événements d'avril 2001 qu'aux Ouadhias, les gendarmes n'avaient tiré sur la foule que parce que, parmi les émeutiers, ils avaient remarqué la présence de terroristes qui s'étaient mêlés aux jeunes insurgés. Autrement dit, ils avaient raison de tuer car ils étaient en état de légitime défense. Pour lui, le pouvoir avait raison. Il récidivait quelques jours plus tard qualifiant « d'archaïsmes » les Àrchs, ces assemblées inter villageoises qui venaient d'être ressuscitées par le génie populaire qui n'en avait pas perdu la mémoire et qui sont l'expression de la démocratie kabyle depuis des temps immémoriaux. Cela ne l'a pas empêché de les rejoindre une fois que le FFS les quitta pour perpétuer le slogan d'une « Algérie une et indivisible ». Le recours aux archs avait pour but de contourner les rivalités, querelles et divisions fratricides qui opposent régulièrement FFS et R C D .

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N i A i t A h m e d n i Said Sadi n'étaient donc e n mesure d'assumer l'avenir kabyle autrement que dans le moule jacobin qui nous opprime, il fallait quelqu'un d'autre pour le faire. Ayant porté le combat des miens au quotidien depuis la sortie de m o n adolescence, je m'étais senti tout aussi légitime que ces deux chefs de parti à élever la voix et à la prêter à l'appel au devoir pour l'histoire de la Kabylie. Après avoir essayé en vain depuis trente ans de faire partager à mes compatriotes algériens les idéaux pour lesquels nous nous battions dans notre région, le temps était venu de mettre un terme à un entêtement et à une illusion que nous avions tous de la nation algérienne. C'est aujourd'hui, me disais-je, que la Kabylie a besoin de la solidarité de tous les Algériens. Si elle ne vient pas maintenant, c'est qu'elle ne viendra jamais. La solution de l'autonomie m'apparut alors comme l'unique issue raisonnable pour mettre nos enfants à l'abri de la violence armée de l'État.

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logement ni pour celle du chômage. Elle se battait pour exister. Un malaise pourtant me prit. M o n père est tombé pour l'Algérie. Vais-je renier l'héritage sacré ? M'est-il permis de le faire ? L'histoire se décide en général à des moments d'intense détresse, dans le feu de l'action. Cette vision de deux martyrs kabyles m'ouvrit les yeux sur une réalité d'une telle clarté que, soudain, je me demandais comment mes compagnons de lutte et moi, à l'exception du professeur Salem Chaker, n'avions jamais pu la regarder en face. L'État algérien est aussi étranger à la Kabylie que l'était pour elle la France coloniale. La décolonisation de l'Algérie n'était qu'une étape. Et c'est naturellement que j'emboîtai le pas de m o n père, sacrifié pour l'indépendance nationale. Il avait parcouru une étape, je me sentis en devoir de participer à la suivante. Il appartiendra à mes enfants et mes arrières petits-enfants d'en arrêter le terme ou d'aller de l'avant, toujours en direction de la lumière de la liberté.

Malgré les interprétations folkloriques de la révolte kabyle, que des acteurs politiques et la presse en général attribuaient à des problèmes sociaux, à la hogra, vocable typiquement algérien qui n'a aucun contenu politique réel, j'osai prononcer l'innommable. La Kabylie était en rébellion pacifique depuis sa défaite armée en 1965 sous la bannière du FFS, avec à sa tête A i t A h m e d . Elle se battait en réalité pour sa place dans l'Algérie ou pour une autre dans le concert des nations. Elle n'était insurgée ni pour une question de

C o m m e l'histoire fait aussi bien les choses que le hasard, la conjoncture a fait que c'est un rejeton de martyr comme m o i qui a assumé ce choix et qui l u i a impulsé un nouvel élan, l o i n des voies d'impasses empruntées jusque-là par la Kabylie. Il aurait été peut-être plus difficile à quelqu'un d'autre qu'un fils de chahid de revendiquer un destin singulier pour la région. Il n'en serait peut-être pas totalement légitime pour les tenants d'un nationalisme étroit. D'ailleurs,

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un mouvement dénommé Mouvement de la Kabylie libre ( M K L ) n'avait pu exister de manière éphémère que dans la clandestinité. C'est sur ses cendres et sur celles du Mouvement culturel berbère ( M C B ) dont j'étais déjà le président que nous avons crée le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie ( M A K ) . Le 5 j u i n 2001, lors d'une conférence de presse tenue à la M a i s o n des droits de l'homme de T i z i O u z o u , je faisais une déclaration préliminaire 3 pour réclamer publiquement un statut de large autonomie pour la Kabylie comme celui dont bénéficient les régions en Espagne. Le lendemain, toute la presse en avait rapporté le contenu. Un quotidien hostile à notre démarche mit carrément en une la carte de l'Algérie en morceaux pour effrayer son lectorat. Pendant une semaine, des articles de condamnation émaillaient les colonnes des journaux. Pour en arrêter la mascarade j'envoyai une mise au point à l'ensemble de la presse. Elle fut publiée le 14 juin 2001, un jour à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de la Kabylie. À l'appel des Ârchs une marche gigantesque était organisée à Alger. Vingt-quatre heures durant, il y eut un flot ininterrompu de véhicules de la Kabylie vers la capitale du pays. J'étais sincèrement fier d'appartenir à ce peuple kabyle que personne ne reconnaissait encore en tant que tel, à commencer par les

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Kabyles eux-mêmes, trop traumatisés par leurs échecs du passé. Nous étions, d'après les chiffres donnés par la majorité des quotidiens du lendemain, plus de deux millions de personnes à avoir fait le déplacement, davantage pour exprimer notre identité kabyle et le besoin d'être respectés dans ce que nous sommes que pour soutenir certains points fantaisistes de la « plateforme d'El-Kseur » bâclée à la hâte trois jours auparavant par les délégués de villages et de quartiers de la Kabylie dans le but d'avoir un document à remettre à l'issue de cette marche à la présidence de la République. L'accueil réservé par Bouteflika et son Premier ministre A l i Benflis à notre démonstration de force était diabolique. Toute la presse algérienne a rapporté que trois mille délinquants étaient libérés des prisons, la veille, en contrepartie d'un engagement à casser du manifestant kabyle. La marche était une marée humaine et les organisateurs inexpérimentés et dépassés par leur propre succès en furent complètement débordés, particulièrement lorsqu'au niveau de la Place du 1er mai, les troupes anti-émeutes, aidées des prisonniers, chargèrent le cortège.

3. La déclaration préliminaire du Mouvement culturel berbère, rassemblement national, est reproduite en annexe en fin de volume.

M ê m e si de retour vers la Kabylie, la triste mine des centaines de milliers de jeunes que j'accompagnais sur la Moutonnière, la route qui longe l'est de la baie d'Alger, était celle de la défaite, même si aux informations télévisées du soir, l'unique chaîne nationale décrivit les manifestants comme des hordes sauvages

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venues déranger la tranquillité des paisibles Algérois et piller, incendier, saccager leur ville, cet événement était une très grande victoire en soi : il a fait entrer le peuple kabyle dans l'arène des nations dignes de ce n o m . Les Ârchs, à leur corps défendant, ont ouvert une nouvelle page de son histoire. Le bras de fer plus ou moins sournois mettant aux prises la Kabylie et le régime algérien est désormais public et ne tardera pas à prendre des dimensions internationales. Une solution est urgente. Sans une issue qui sauvegarde l'intégrité du pays et q u i reconnaît au peuple kabyle le droit de s'autogouverner dans un cadre autonome ou fédéral, le conflit risque de prendre des proportions beaucoup plus violentes. Qu'on ne s'y méprenne pas, celles et ceux qui aujourd'hui proposent l'autonomie de la Kabylie comme voie de sortie de cette crise qui dure depuis quarante ans, sont de ce point de vue les dernières colombes dans la région.

PREMIÈRE PARTIE

La Kabylie, une région à

CHAPITRE 1 L A PROBLÉMATIQUE KABYLE

Région montagneuse, la Kabylie est située à c i n quante kilomètres à l'est d'Alger. Elle s'étire le long de la côte méditerranéenne sur une distance de deux cents kilomètres pour une superficie de plus de 30 000 kilomètres carrés. Ses habitants, les Kabyles, d'origine amazighe (berbère), sont environ dix millions, deux millions d'entre eux vivent à Alger ainsi que deux millions en France. Organisée en villages autonomes et solidaires qualifiés de « m i n i républiques », elle a toujours défendu jalousement sa liberté et sa langue, le kabyle, en rejetant tout assujettissement à un pouvoir central. Sa pratique de la religion est celle d'une laïcité particulière. L'islam kabyle n'autorise pas le prêtre à s'ingérer dans les affaires temporelles. Pour sacraliser la diversité religieuse les Kabyles tranchent leurs décisions en

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jurant « jmâ liman ! Au nom de toutes les croyances ! » ce qui est inconcevable en dehors de la région. Actuellement seul le christianisme côtoie l'islam en Kabylie et les chrétiens, majoritairement protestants, bien qu'ils progressent régulièrement, ne sont qu'à peine plus de dix mille personnes. Sa forte personnalité et l'originalité de ses caractéristiques identitaires, sa cohésion sociale, politique et culturelle avaient poussé les ethnologues et autres orientalistes français des dix-neuvième et vingtième siècles à parler de « particularisme » de cette région pour, probablement, ne pas nommer le peuple kabyle. Ce peuple, qui a perdu le contrôle de son destin face à la France, entre la bataille d'Icherriden (1857) et le soulèvement d ' E l M o k r a n i (1871), a fini par perdre jusqu'au souvenir d'en avoir constitué un. Son habit algérien, trop aliénant, trop répressif depuis quarante ans est toujours assumé. Mais ces derniers temps, particulièrement chez les citoyens de moins de cinquante ans, on constate une tendance, de plus en plus forte, à affirmer prioritairement leur identité kabyle. Ceux des Kabyles q u i n'ont c o n n u que la répression, de 1963 à ce jour, ne peuvent admettre une algérianité basée sur la négation de leur identité.

La problématique kabyle

par les différentes constitutions du pays, est arabe et musulmane et dont la langue nationale et officielle est l'arabe. Quelle autre attitude peut-on attendre d'un régime de ségrégation ethnique, que de décréter que l'autre n'existe pas ? De révolte en révolte pour imposer un ordre démocratique en Algérie, la Kabylie s'est trouvée isolée dans son combat. Les Algériens se sont révélés, à maintes reprises, plus solidaires des Palestiniens, des Irakiens ou de n'importe quel autre peuple à travers le monde que de leurs compatriotes kabyles.

Administrativement, la Kabylie n'existe pas. Pour l'Algérie, il n'y a ni Kabylie, ni Kabyles. Il n'y a que des wilaya 1 et des Algériens dont l'identité, consacrée

Quarante ans de bras de fer entre la Kabylie et le pouvoir algérien doivent donner à réfléchir aux protagonistes. S'entêter à vouloir faire triompher un camp sur un autre est une absurdité, tout conflit a sa solution et son dénouement. C'est pour éviter de s'égarer durablement dans des voies d'impasse ou, pire, d'en arriver à la violence armée, que des femmes et des hommes, de tous âges et de toutes conditions, appellent enfin à une nouvelle réflexion, à de nouveaux schémas de construction nationale. Le bilan de ces longues épreuves est en soi éloquent : pas plus que le pouvoir n'a pu arabiser la Kabylie, celle-ci n'est parvenue à le berbériser ou à le renverser. Ceux qui, embusqués derrière les belligérants, attendent la chute de l'un ou des deux pour assouvir leur désir de pouvoir ou de vengeance en resteront pour leurs frais.

1. Équivalent d'un département français.

Les élites de la région sont plus que jamais interpellées : faudra-t-il continuer à user toutes les énergies

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kabyles dans des combats algériens qui les dépassent et dont apparemment le reste du pays ne veut pas, ou bien est-t-il temps que les Kabyles deviennent plus modestes et plus raisonnables pour ne s'occuper d'abord que d'eux-mêmes et qu'ils assument, une fois pour toutes, leur différence et leur destin collectif dans la construction d'une alternative régionale qui leur garantirait un avenir plus sûr et plus digne ? Tant qu'il n'y avait à faire face qu'aux insultes, au mépris et à la prison, notre combat au profit de tous les Algériens était de mise. Aujourd'hui que le régime tire sur nos enfants, dans l'indifférence nationale et internationale, notre devoir est de songer à mettre ces derniers à l'abri de la violence armée de l'État et de prévenir d'autres massacres, d'autres exils vers la France ou ailleurs. Et il y a lieu de faire vite car le désespoir est à nos portes, demain pourrait s'avérer pire que tout ce que nous avons enduré et tout ce que nous nous sommes infligés jusqu'ici. D ' i c i peu, il sera probablement trop tard. Pour tous ! Depuis la chute du mur de Berlin, le monde occidental est à la recherche de nouveaux équilibres géopolitiques pour stabiliser ses intérêts. L'Afrique et une partie de l'Asie, charcutées au gré des conquêtes coloniales, sont au bord de l'explosion. A i n s i , le Rwanda, la Somalie, la Côte-d'Ivoire, les deux C o n g o , l'Afghanistan... n'en sont que des signes avant-coureurs. La démocratie, telle qu'elle est conçue et pratiquée en Occident, ne saurait être viable que là où

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La problématique kabyle

chaque peuple aura récupéré une partie de sa souveraineté et la faculté de décider pour lui-même et seulement pour lui-même. En conséquence, seuls des régimes d'autonomies régionales, d'états fédéraux ou confédéraux pourront stabiliser les tensions des pays multiethniques. Il est temps que les grandes puissances se penchent sur la redéfinition des ensembles politiques en fonction des intérêts des peuples qui les composent et qui seront nécessairement en phase avec les leurs. La Kabylie, pour sa part, est prête à ouvrir la marche pour un nouveau monde de solidarité afin de mettre un terme aux confrontations violentes que nous avons connues jusqu'ici. Puisse cette modeste contribution, tirée d'une expérience de quarante ans, vécue dans la douleur des prisons et dans les efforts militants au quotidien en faveur d'une Algérie introuvable, servir les miens et l'humanité dans leur quête de vérité et leur marche vers le progrès et la liberté.

CHAPITRE 2 L A SOCIÉTÉ K A B Y L E

La société kabyle est traversée par des clivages sociaux d'un type particulier. Elle a longtemps entretenu, après l'avoir stabilisée, une hiérarchie entre Marabouts, Kabyles et esclaves. Depuis l'indépendance de l'Algérie, la structure sociale a évolué vers des formes de solidarité qui font abstraction des castes et des classes. Le défi de survivre en tant que peuple, y compris lorsque les Kabyles n'avaient pas encore repris conscience d'en être u n , a induit un comportement chez eux qui renforce une tendance à aller vers une c o m m u n a u t é de destin. Cette volonté de récupérer leur rôle d'acteur politique, afin de gérer leur destin collectif, va en s'accentuant et ce indépendamment des survivances de rapports sociaux qui portent toujours la marque du passé. C'est sur ces clivages anciens qu'essaie de jouer le pouvoir algérien pour susciter des

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Le principal problème que nous avons à résoudre est celui des Marabouts. Leur origine qui remonterait

au X I e siècle se raconte dans leurs familles comme une légende. Issus de la dynastie berbère almoravide qui avait régné sur l'ouest de l'Afrique du N o r d de 1055 à 1147, ils durent garder leur influence sur la Kabylie où ils seraient venus trouver refuge après la chute de leur royaume. Des siècles durant, ils furent notre élite et avaient autorité sur les conseils de villages. La Kabylie étant une société sans police ni prison, leur pouvoir résidait dans le respect que chacun leur vouait et la crainte d'une malédiction divine qui s'abattrait sur quiconque oserait porter atteinte à leur renommée ou défier leur autorité morale. Leur prestigieux statut social était dû au monopole que leurs lettrés exerçaient sur le savoir, l'interprétation de l'islam et des textes coraniques. Parce qu'ils étaient nos gens du Livre, ils sont devenus nos nobles au fil du temps. Leur fonction sociale en a fait nos législateurs et nos médiateurs dans les conflits q u i opposaient souvent nos villages et nos villageois. C'est pour partie grâce à eux et à leur respect de notre pratique religieuse que nous maintenons une forme de laïcité si particulière où l'homme de religion ne s'immisce jamais dans la gestion politique du village. Ils étaient la raison, la sagesse, le savoir et la justice. En stabilisant les équilibres sociopolitiques par leurs interventions avisées, ils étaient devenus l'élément indispensable à l'organisation sociale kabyle du M o y e n Âge que nous n'avons abandonnée que depuis moins d'un demisiècle.

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divisions dans la région afin de gagner du temps et, pourquoi pas, tenter de discréditer tous ceux qui l u i sont hostiles. Il existe en Kabylie de multiples lézardes sociales qui font notre faiblesse face au défi que nous relevons aujourd'hui de construire un État régional au sein d'une Algérie plurielle. Au-delà des classes sociales modernes que le mode de production mondial a universalisées, nous avons à composer avec un héritage socioculturel qui se prête volontiers aux divisions et aux ressentiments entre membres d'un même village, d'un même clan. La question des Marabouts et celle des çofs sont les deux grands dangers potentiels q u i menacent d'affaiblir les efforts de réunification des énergies locales pour bâtir des institutions kabyles efficaces et pérennes. Il ne s'agit pas pour nous de dénoncer une quelconque forme d'esprit de clocher mais de savoir faire face à une réalité comportementale qui met en œuvre des réflexes négatifs dès lors que sont en jeu des intérêts de leadership politique sur tout ou partie de la région. Nous avons l'obligat i o n morale d'en parler, d'entamer le débat sur la place et le statut de chacun dans la future Kabylie autonome pour ne pas avoir à reproduire entre Kabyles le contrat national de dupes qu'il y eut entre Algériens au lendemain de leur guerre d'indépendance et dont nous pâtissons encore.

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En tant qu'infime minorité au départ, le coût social des Marabouts était supportable pour la société. Au fur et à mesure que leur d é m o g r a p h i e croissait, le poids de leur entretien devenait problématique jusqu'à n'être assuré qu'à titre ponctuel et personnel, en contrepartie de prestations d û m e n t réalisées. Un cheikh qui officie quotidiennement dans un village pendant le ramadan y est nourri chaque soir à tour de rôle par un des membres de la communauté. S'il vient d'un village maraboutique éloigné, il est logé avec sa famille à la mosquée. Dans ce cas, sa femme est généralement cloîtrée et ce sont les femmes du village qui l u i apportent eau, bois de chauffe ou de cuisine, fruits et légumes. A u j o u r d ' h u i , bien que nous ne disposions pas de données chiffrées, les Marabouts représenteraient environ le quart des Kabyles dont ils ne se distinguent plus que par leur mythique origine et parfois le « si » qui précède le prénom d'un homme et le « lla » celui d'une femme. Leur monopole sur la religion n'existe plus et les dignités qui étaient les leurs sont accaparées par des fonctionnaires de toutes naissances et de toutes extractions sociales. L'État, français puis algérien, s'est substitué à eux en confisquant leur rôle. A i n s i , hormis la génération des plus de soixante ans, personne ne leur reconnaît aujourd'hui les privilèges qui étaient naguère les leurs. L'école, où l'on enseigne la langue arabe dont ils étaient les seuls maîtres en Kabylie, a fini par démystifier ce langage qui faisait

leur prestige. C o m m e pour la noblesse française, l'établissement de la démocratie leur a été fatale.

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Cependant, ce sont eux qui en Kabylie avaient le mieux intégré la culture du pouvoir et ce, depuis des siècles. Les Marabouts ont donc su, par leur sens de l'organisation et du lobbying, se faire valoir comme des interlocuteurs politiques dont tout système en place doit tenir compte dans les rapports sociaux de la région. Le danger d'une fracture avec le reste des Kabyles est paradoxalement apparu depuis la démocratisation de 1989. Le retour de Hocine A i t A h m e d , d'origine maraboutique, sur la scène partisane kabyle à la tête du FFS et la compétition de leadership engagée dans la région avec le responsable du R C D , d'extraction commune à la majorité des Kabyles, a avivé quelque peu les tensions entre les subdivisions identitaires locales, surtout chez les militants du R C D laminés lors des consultations électorales des années 1990. Pour eux, ces défaites successives sont essentiellement à mettre sur le compte de leur rejet par les Marabouts. C o m m e toujours, pour sauver César il a fallu brûler Rome. Au lieu d'imputer l'échec de leur parti à son manque d'ancrage sociologique et au peu de charisme de son leader certains pointent du doigt les Marabouts, bouc émissaire à portée de leur fusil. Depuis 1992, si ce parti s'était attelé à travailler la société au corps, sur la base des respectables idéaux que contient son programme, il aurait réalisé des percées

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locales spectaculaires. Malheureusement, il croit toujours qu'il ne peut survivre dans la région, face à son rival, qu'en mobilisant la haine et le rejet de l'autre. Il oublie jusqu'à ses propres militants d'origine maraboutique qui pour la plupart ont fini par le quitter et, surtout, le fait que c'est l'écrasante majorité des Kabyles qui accordait, jusqu'à octobre 2002, sa confiance au FFS et à son chef historique qui était déjà celui de toute la Kabylie depuis le début des années soixante. Les tentatives du R C D , depuis plus de dix ans, de fragmenter le peuple kabyle en tentant d'isoler les Marabouts pour amoindrir le FFS font le jeu du pouvoir et le lit de toutes les forces qui sont, aujourd'hui, hostiles à notre région. Il est vital que la politique retourne à ses thèmes universels pour construire une société de solidarité, de respect des individus et des collectivités.

d'un parti politique à travers des localités différentes. Il est des villages où les deux clans se supportent à peine du fait de haines séculaires entre familles ravivées à la moindre occasion. Les oppositions sont parfois d'une très grande violence. Les élections organisées du temps du parti unique avaient redonné de la vigueur à ce système de clientélisme préétabli mais l'arrivée du multipartisme en a, dans certains endroits, amoindri les effets.

Le second écueil à éviter est celui des çofs ou clans. Une bonne partie des villages kabyles est organisée sur le modèle binaire de la division en çof du haut et çof du bas. Ce serait là l'origine de la démocratie kabyle. Chaque villageois appartient, dès sa naissance, au çof de son père. Le clan est subdivisé en iderma {adrum au singulier) qui représentent les familles élargies coalisées dans le çof. A i n s i , chaque individu est défendu en cas de besoin par le porte-parole de son adrum au sein de l'assemblée du village, tajmaât, d'où les femmes sont exclues. Chaque çof est solidaire de ceux du m ê m e n o m des autres villages kabyles à l'image des sections

La mobilisation politique ne se réalise désormais que sur la base de l'identité collective et du destin commun à tous les Kabyles. Chacun de nous a pris conscience du fait que notre sort individuel est lié à celui de notre collectivité. Avec le combat pour l'indépendance de l'Algérie d'abord, et celui de la Kabylie pour ses droits ensuite, les différenciations sociales qui caractérisaient la Kabylie précoloniale se sont petit à petit estompées.

Quant aux anciens esclaves, ils se sont affranchis de toute tutelle et de toute entrave depuis longtemps. De nos jours, rien ne les distingue du reste de notre peuple, en dehors de la couleur de leur peau pour une infime partie d'entre eux. Le formidable développement des villes a effacé tous les anciens clivages issus de la culture villageoise. La démocratie est fille de l'urbanisme.

En dernier lieu, le Mouvement culturel berbère ( M C B ) , de la fin des années soixante à l'an 2000, a participé inconsciemment à la réalisation de la cohésion

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régionale kabyle à travers sa lutte pour l'identité amazighe et les libertés démocratiques. La mondialisation des droits de l'homme a fait le reste. Depuis avril 2001, la Kabylie sous la houlette de ses Archs et à leur corps défendant, a consolidé son ossature et renforcé la prise de conscience chez ses citoyens d'être un peuple digne de respect et des droits qui sont les siens. Pour la majorité des Kabyles, l'avenir ne peut se conjuguer qu'en kabyle. Demain, en ayant à gérer leur destin, les Kabyles n'auront ni privilège, ni handicap de naissance. L'égalité entre tous les citoyens de la région sera la base de nos institutions et de notre fonctionnement dans le respect des règles de la démocratie. Notre histoire commune représentera un motif de fierté pour tous et ne saurait être la source à laquelle des esprits malsains iraient puiser des prétextes à vengeance personnelle de quelque nature que ce soit. Toute exagération dans l'appréciation du statut de l'une des composantes sociales ne pourrait cacher que de coupables intentions. En cette matière, la plus grande vigilance est de rigueur. Nous bâtissons une nation et l'heure est à l'unité des rangs plus qu'à celle des polémiques stériles sur les droits d'une caste ou d'une classe sociale particulière. Ces derniers temps, un nouveau cheval de Troie est pourtant enfourché par certains de nos acteurs politiques qui brandissent, à tort ou à raison, l'argument géographique afin d'éviter des déséquilibres futurs

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entre les différents versants du Djurdjura. Que chacun se rassure, la Kabylie est composée de trois grandes sous-régions : Vgayet (Bougie, Bejaia), Tuvirett (Bouira) et Tizi-Wezzu (Tizi-Ouzou) qu'un nouveau découpage ne devrait pas léser. La réaffectation à notre région des localités kabyles rattachées administrativement par Alger aux wilaya de l'est et de l'ouest de la Kabylie, ira de soi avec l'application d'un statut de large autonomie sur toute l'étendue du territoire de la région. On le voit aisément, les lignes de clivages constatées sont loin de constituer et ne tendent pas à devenir des lignes de fracture. La Kabylie dispose d'une homogénéité et d'une cohésion humaines qui ne peuvent que se renforcer. Tout ce qui apparaît comme une menace pour son élan collectif relève, nous venons de le voir, d'une é p o q u e bientôt révolue. L'ensemble de la Kabylie est décidé à réaliser ce projet d'autonomie dans la paix et la démocratie pour continuer son cheminement historique vers la liberté et le progrès, au bénéfice de ses enfants et de son environnement géographique le plus large.

CHAPITRE 3 L A Q U E S T I O N DES L A N G U E S

Ce sont les langues qui ont le plus souvent fourni le terrain d'affrontement entre la Kabylie et l'État algérien. Le manque de courage, de part et d'autre, d'assumer un combat réel portant sur les droits de la Kabylie dans l'Algérie officielle, a a m e n é les deux bords à s'opposer sur cette question. Ce transfert n'a pu se faire que dans la mesure où il accommodait tout le monde. Il limitait les risques et les dégâts pour les tenants du système comme pour les militants dits « berbères » dont je faisais partie. En réalité nous luttions pour le pouvoir sous couvert officiel de défendre notre langue. Nos adversaires le savaient pertinemment contrairement à nous Kabyles qui, aujourd'hui encore, continuons à invoquer les principes des droits humains comme base de notre démarche plutôt que ceux, plus culpabilisants et plus dangereux, liés au

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partage du pouvoir en Algérie. A i n s i , c'est nous qui avions choisi, pour partie, le lieu et les armes qui nous exposaient le moins à la répression même si nombre d'entre nous ont fini par connaître la prison. Du côté du pouvoir, les décideurs sentaient bien que nos revendications ne menaçaient pas vraiment leur régime. La preuve en est que, depuis 2002, la langue amazighe, notre cheval de bataille des décennies durant, est reconnue comme langue nationale sans pour autant que l'échiquier politique national en soit bouleversé. Politiquement rien n'a changé pour nous hormis notre prise de conscience, depuis avril 2001, que la question linguistique n'était que l'expression d'un autre combat plus large en faveur des droits de la Kabylie et de son peuple. En politique, comme dans le noir, on avance par tâtonnements. Si la revendication pour la langue amazighe a consommé les énergies militantes kabyles durant plus de trente ans, cela est dû au fait que nos élites n'avaient pas d'autre choix. Il fallait parer au plus pressé pour éviter que le rouleau compresseur de l'arabisation officielle par l'école, les médias, l'environnement et l'administration ne vienne à bout de cette fabuleuse langue que nous ont transmis, sans vraiment avoir pris le temps de l'écrire, nos ancêtres les Amazighs tels Massinissa et Jugurtha. Aujourd'hui, c'est elle qui fait notre identité et toute notre fierté. C'est à elle que nous devons d'être ce que nous sommes, des Kabyles. Face au risque de voir leurs enfants, sous leurs yeux, devenir des Arabes par

la langue et la pensée, les militants kabyles ont réagi, presque instinctivement, en revendiquant le droit aux langues maternelles ou populaires à partir de 1976 lors du débat sur la charte nationale initié par la dictature de Boumediene. Dans ce combat pour notre survie identitaire, nous parlions de langue amazighe mais nous pensions à la langue kabyle. Nous les confondions allègrement. Dès lors que le fait de revendiquer quoi que ce soit pour la Kabylie ou pour les Kabyles relève d'une culpabilité intériorisée de régionalisme, le mot « amazighe » passe mieux et accommode tout le monde. Il tait le problème kabyle, le masque en le contournant et l u i donne une dimension qui dépasse celle de la région, voire celle de l'Algérie puisqu'il désigne tous les Berbères que sont les Nord-Africains, y compris ceux qui pensent être Arabes. En somme, le mot « amazigh » est un vocable qui noie le poisson. La prudence devant la répression a commandé à nos élites d'emprunter cette voie de la revendication amazighe dont le sens profond continue d'échapper à nombre des nôtres.

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Le kabyle est l'une des branches de la famille l i n guistique amazighe, tout comme le français et l'italien dérivent du latin. N o u s avons défendu près d'un demi-siècle durant l'unité de la langue amazighe tout en ayant toutes les difficultés du monde à communiquer, à nous comprendre les uns les autres dans nos idiomes respectifs. Le réflexe de l'unité des rangs berbères a prévalu sur la réalité de nos différences face à

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des pouvoirs décidés à faire de nous des arabes autant que le colonialisme français voulait nous assimiler aux Gaulois. Un autre élément peut expliquer notre attitude. Le désir instinctif et confus chez chacun d'entre nous de reconstruire un monde politique, l'empire berbère d'il y a plus de deux mille ans basé sur la langue, au-delà des frontières nationales et linguistiques actuelles des pays Nord-Africains, nous motivait. Cette démarche était insensée. Bien des ensembles linguistiques plus vastes et moins variés que le nôtre sont aujourd'hui divisés en plusieurs nationalités et en plusieurs identités sans pour autant vouloir mettre sur pied un édifice politique c o m m u n . Les pays arabes, latino-américains ou anglophones en sont l'exemple le plus frappant. Je me demande si cette illusion d'optique linguistique ne traduit pas simplement chez chacun des peuples berbérophones d'aujourd'hui, le besoin de se rassurer, de se sentir appartenir à une nation plus grande et plus forte que le pouvoir proarabe qui l'opprime et face auquel il se sent impuissant. En d'autres termes, chacun des peuples amazighs attend son salut des autres. Alors que chaque peuple ne devrait compter que sur lui-même, nous attendons ensemble l'arrivée d'une mythique nation amazighe pour nous sauver. Le réalisme commande maintenant de remettre chacun face à ses responsabilités historiques pour s'affirmer et arracher son droit à vivre dans la liberté, son identité et sa langue et ce quel que soit son pays. Il n'appartient pas aux Kabyles de libérer les

Chaouias, les Chleuhs ou les Berbères de l'Oasis de Siwa. À supposer que cela soit du domaine du possible, ce qui n'est nullement le cas, il ne s'agirait que d'ingérence dans les affaires intérieures des pays voisins. Or, en termes de solidarité, la Kabylie est davantage en situation de demande que d'offre. Ce n'est qu'une fois la plupart des combats menés à bien dans chaque pays et chaque région que des regroupements pourront s'opérer entre eux, si toutefois ces peuples en éprouvent l'envie. Il en va de m ê m e sur le plan l i n guistique. Construire une langue amazighe revient à tuer toutes celles qui en sont issues. À trop vouloir bâtir une langue commune on risque de les perdre toutes. C'est un processus inverse à celui de l'histoire que nous entreprendrions. La très grande variété de nos idiomes respectifs rend impossible la constitution d'une langue médiane. En mêlant les dix principaux idiomes nous n'obtiendrions, au bout de nos efforts, qu'une langue étrangère à 90 % pour tous. Rien n'est moins raisonnable. Si on y ajoute l'impossibilité pratique de disposer d'une autorité linguistique berbère commune, indispensable à une telle entreprise, on se rend compte combien la perspective d'une langue amazighe relève davantage d u domaine d u rêve. D'ailleurs, pour ne reprendre que l'exemple des Européens, je vois mal les peuples d'origine latine renoncer à leurs langues pour retourner au latin qui fut leur idiome commun. Il n'est donc de salut pour la Kabylie que dans le kabyle, pour le R i f que dans le

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rifain... Il est plus sain, pour nous tous, de prendre acte de nos différences plutôt que d'entretenir leur répression. Chaque peuple berbère est s o m m é par l'histoire d'assumer son propre destin pour que chacun promette à un avenir radieux sa part de ce précieux trésor transmis siècle après siècle. Chacun d'entre nous est tenu d'entretenir cet inestimable matériau linguistique qui lui a été légué par nos ancêtres communs, une langue taillée, sertie selon la texture de leur âme, de leur histoire, de leurs rêves comme de leurs cauchemars, rires et larmes, de leurs fêtes comme de leurs deuils. S'occuper donc prioritairement d'elle-même ne sera pas pour la Kabylie une trahison des autres Amazighes, bien au contraire. C'est la meilleure façon pour elle de pouvoir les aider une fois devenue un État régional autonome. Ceux qui nous accusent de renier le combat amazighe au m o t i f que nous nous recentrons sur celui de la Kabylie exigent en fait de nous et de la région que nous soyons les éternels esclaves d'une myopie politique dont le résultat est de commencer par se renier soi-même. Le complexe de culpabilité du Kabyle, disons plutôt le syndrome kabyle, est très tenace. Pourquoi, en tant que Kabyles, devrions-nous rester ad vitam aeternam au service bénévole des autres et ne jamais nous occuper de nous-mêmes ? Le temps est venu pour nous des révisions et des bilans sans complaisance pour reconsidérer notre maigre cueillette au jardin immense de nos longues luttes à

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travers l'histoire. À l'avenir, pour optimiser nos récoltes politiques, nous n'avons pas d'autre choix que de réorienter notre vision en fonction d'objectifs précis et réalistes. A i n s i , l'autonomie de la Kabylie, dans l'attente d'un État fédéral, nous semble être la voie qui rapproche le mieux les horizons et les parcours en vue d'une meilleure efficacité sur le terrain sans avoir à nous exposer aux errements multiples qui ont été les nôtres depuis 1926. Toutefois, même si notre combat est tenu de se recentrer au plus vite sur notre avenir de Kabyles, nous ne devons pas pour autant oublier de renforcer les liens tissés jusque-là avec nos frères amazighes des autres régions et des pays voisins. N o u s avons le devoir de leur faire comprendre qu'une Kabylie forte et stable sera pour eux le meilleur soutien à une éventuelle entreprise de reconquête de leurs droits dans leurs pays respectifs. L'histoire est aussi affaire de grands moyens que, pour le moment, nous n'avons pas. Jusqu'ici nous n'avons pu additionner que nos malheurs, nos faiblesses, nos misères et nos détresses respectives d'Amazighs au lieu de nos forces. Demain, la Kabylie autonome sera le laboratoire d'expérimentation pour étudier le long processus de réalisation de l'idéal c o m m u n d'une Afrique du N o r d berbère unie. Il est vital que tous nos frères amazighs le comprennent et en tirent toutes les conséquences. D ' u n autre côté, il n'est pas rare chez nos militants de rencontrer des questionnements sur la politique des langues dans la future Kabylie autonome. Après

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les explications que nous venons de donner sur « la » langue amazighe, i l est clair que, par réalisme, la future première langue de la Kabylie sera le kabyle. Mais ce qui pose problème n'est pas tant le statut du kabyle que celui de la langue arabe. Celle-ci restera-telle officielle pour la région ou sera-t-elle déclassée ? La langue arabe est la langue officielle de l'État algérien en vertu de l'article 3 de la Constitution. La majorité de la population la maîtrise et en fait un outil de travail. M ê m e si beaucoup, en plus du kabyle, s'en sortent suffisamment bien en français, il n'y a pas lieu d'oublier que les diplômes sont en langue arabe, langue dans laquelle les Kabyles excellent. Les en priver les mutilerait et amputerait la région de compétences qui ne demandent qu'à la servir. En termes d'usage, la langue arabe sera mise au service des intérêts de la région alors que jusqu'ici c'est la Kabylie que le pouvoir a voulu mettre au service des intérêts de la langue arabe. Quand bien même nous voudrions nous en passer, la réalité nous ramènerait à nous en servir, surtout dans les premières années de l'autonomie.

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que sa méconnaissance, car pour eux l'usage de cette langue en Kabylie n'a d'autre objectif que la disparition progressive du kabyle. Quand on sait que leur scolarité a été exclusivement arabe, on s'étonne à juste titre de la résistance farouche qu'ils y opposent toujours, tout comme on s'étonne de la maîtrise massive du français malgré son exclusion de l'école primaire et secondaire depuis trente ans. C'est là une affirmation on ne peut plus claire de la personnalité du peuple kabyle. Sans autorité officielle qui leur soit propre, sans décret ni ordonnance, les Kabyles refusent l'usage de la langue arabe et investissent collectivement dans la leur et le français.

Ceci dit, il ne faut pas non plus exagérer l'ancrage de l'arabe dans notre région. Je n'ai jamais cessé de sillonner la Kabylie depuis les années soixante-dix dans un cadre militant. À ce jour, jamais un débat n'a été, en ma présence, animé en arabe. Toutes les interventions sont faites en kabyle et/ou en français. On dirait que la langue arabe est inexistante, inconnue chez les citoyens kabyles. Cela traduit un rejet de l'arabe, plus

Se passer de la langue arabe ne sera pas traumatisant. Mais mettre au placard des compétences au seul m o t i f qu'elles sont formées en arabe serait aussi inconcevable qu'impossible, à moins d'une reconnaissance officielle de leur potentiel scientifique et technique et que chaque individu décide de lui-même de travailler dans une autre langue que celle dans laquelle il a acquis ses diplômes avec le risque, au début, d'un manque de rentabilité. M ê m e avec l'organisation de stages de reconversion en kabyle, en français ou en anglais, certains auront toujours à travailler en arabe. À cette situation s'ajoutera le cas des citoyens originaires d'autres régions qui vivront parmi nous et que la Kabylie se fera un devoir non seulement de protéger mais également d'honorer en prodiguant à leurs enfants un enseignement dans la langue de leurs

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parents. Il serait incohérent et inconséquent de notre part de reproduire les injustices linguistiques, les discriminations ethniques dont nous avons eu à pâtir et que nous dénonçons depuis tant d'années. La victime ne doit en aucun cas se muer en bourreau. La haine, malgré les blessures profondes que nous portons dans nos chairs et nos mémoires, n'a jamais été le plat préféré des Kabyles. Pour autant, la désarabisation de la Kabylie devra, à long terme, être la suite logique de la politique d'arabisation qu'elle a eu à subir jusqu'ici. Ce ne sera que justice pour notre peuple. La Kabylie a pour honneur et pour intérêt d'enseigner et de promouvoir sa langue avant tout et non celles dès autres mais surtout pas la langue arabe dont elle a eu à souffrir depuis quarante ans. L'école de la Kabylie autonome sera dédiée à la langue kabyle et à toutes celles qui lui seront utiles dont fera sûrement partie la langue arabe. Cette dernière aura la place que les intérêts supérieurs du peuple kabyle commanderont de l u i réserver. Quant au statut officiel de l'arabe dans la Kabylie de demain, il fera l'objet de négociations avec le pouvoir central. Puisque nous partageons un espace national commun, le cas du flamand en Belgique est à cet égard un exemple à suivre. Chaque administration étatique, flamande ou wallonne, utilise sa langue tout en étant dans l'obligation de connaître celle de l'autre, ce que les Catalans n'ont pas encore réussi à obtenir en Espagne. Les Québécois, de leur côté, ont instauré

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la primauté du français sur l'anglais dans leur province tout en concevant leurs enseignes commerciales dans les deux langues avec des caractères plus petits en anglais. Dans le reste du Canada, les enseignes anglaises sont pour la plupart traduites en français, là aussi en caractères plus petits. C'est le système de la réciprocité. Je ne vois pas d'autre solution pour les Kabyles. Chez eux, le kabyle sera la langue reine. Cela ne les dispensera pas pour autant de l'obligation de mettre à disposition des autres Algériens, installés ou de passage en Kabylie, la langue qui est la leur et ce ne sera pas toujours l'arabe ni m ê m e l'arabe classique qui, pour nous, est une langue étrangère. En contrepartie, cela permettra aux Kabyles vivant hors de leur région d'origine de disposer à l'école, là où ils vivent, de l'enseignement de leur langue pour leurs enfants. Cette réciprocité est le seul garant de la stabilité du pays et de l'unité nationale. Toute nouvelle discrimination en la matière pourrait générer de nouveaux troubles qui, à la longue, finiront probablement par déborder le cadre pacifique des luttes linguistiques et politiques régionales actuelles. Jouer avec l'inégalité des peuples à l'intérieur d'un m ê m e pays revient à jouer avec le feu. Si les tenants du régime pensent encore disposer d'une marge suffisante pour m a n œ u vrer en vue de gagner du temps comme ils l'ont toujours fait, ils prennent le très grand risque d'une implosion nationale. Pour éviter d'y arriver il est vital et urgent de permettre à la Kabylie de prendre ses

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aises pour tout ce qui relève de son quotidien. Elle qui a bataillé sans relâche depuis 1962 pour n'obtenir la reconnaissance formelle de la langue amazighe qu'en 2002, n'acceptera sûrement pas de s'éreinter dans une nouvelle et longue bataille avec le pouvoir pour enfin avoir sa propre télévision. La violence est une tentation permanente qui finira par s'imposer à une jeunesse kabyle qui ne veut plus courber l'échine. A u j o u r d ' h u i il y a extrême urgence à satisfaire la revendication d'autonomie de la Kabylie. Entrés dans le troisième millénaire, l'ère du multimédia, nous ne disposons toujours pas d'une télévision qui nous soit propre, qui ne soit pas contrôlée par le régime mais qui soit l'émanation d'un pouvoir local travaillant au service du peuple de la région. Pour le moment nous n'en avons aucune malgré les dix millions d'habitants que nous sommes sur les trente que compte l'Algérie. La télévision algérienne, exclusivement arabe dans ses émissions, ne fait de place qu'avec difficulté à des intervenants kabyles. La télévision est avant tout l'instrument de promotion de la langue officielle, elle ne peut, par conséquent, se mettre au service du kabyle, bien au contraire. L'émission hebdomadaire en berbère programmée depuis un an, suite au Printemps noir, et à nos cris d'indignation, suscite toujours des réticences dans les sphères officielles quant au maintien de sa diffusion. Il n'est pas dit qu'une fois le calme revenu dans la région, elle continuera d'être programmée.

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C'est à travers ce genre d'exemples que nous voyons tout le mépris et tout le racisme du pouvoir algérien vis-à-vis du Kabyle. Il n'a d'espace pour l u i qu'en dehors de la nation et de la République. Nous n'avons plus d'autre choix pour notre dignité d'êtres humains, notre fierté de peuple que d'ériger la langue kabyle au rang de symbole, parmi d'autres, pour exprimer notre souveraineté, nous sentir exister et respectés. Notre école, notre administration et nos médias lui serviront de vecteurs de diffusion et de développement. C'est alors seulement que notre culture et notre langue, à travers nos producteurs et nos artisans, pourront vraiment prendre leur essor et rayonner. Nos écrivains, nos auteurs, nos chanteurs et nos poètes, nos sculpteurs et nos cinéastes pourront enfin accéder à la notoriété et à la consécration qu'ils méritent en faisant bénéficier l'humanité de leur apport à l'universel, au patrimoine mondial. Leur promotion par le biais de notre télévision et les aides multiformes de notre État régional leur permettront de mieux produire et de mieux faire connaître notre langue et notre culture à travers le monde. De nos jours, la télévision mise au service de son peuple est toujours le meilleur soutien de sa langue et de sa conscience identitaire.

CHAPITRE 4 L ' É C O N O M I E D E L A KABYLIE

Une autonomie régionale suppose l'existence d'une base économique qui en conditionne la viabilité et le succès, surtout lors de la phase de démarrage. A u x multiples écueils prévisibles que le régime en place va dresser sur la voie de l'autonomie pour en compromettre l'aboutissement, il y a lieu de tenir compte des faiblesses et des dépendances économiques de la Kabylie mais aussi des atouts dont elle dispose pour y faire face et pour amorcer un décollage économique. Bien sûr, il ne s'agit pas d'un cas d'indépendance pour exiger de la région une autosuffisance économique qui n'est, par ailleurs, requise d'aucun pays au monde pour avoir sa place dans le concert des nations. L'interdépendance entre les pays est une donnée fondamentale de la mondialisation et ce qui est vrai pour les États l'est encore plus pour les régions d'un même pays.

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Dans le cadre d'une é c o n o m i e étatisée comme celle de l'Algérie, le politique est le déterminant majeur. Le travail ne consiste pas à générer du profit mais à accommoder le régime, à le renforcer par un plus grand contrôle sur la société. Dès lors que l'Etat est le seul patron et le seul banquier du pays, il est à m ê m e d'exercer à loisir un chantage économique et financier sur n'importe quel groupe, n'importe quelle collectivité de son territoire. C'est ainsi que la Kabylie se trouve dans une situation de grave désinvestissement économique due au désengagement de l'État qui refuse, par mesure de rétorsion, d'injecter des capitaux dans une région qui l u i reste politiquement hostile. Elle est aussi, dans une bien moindre mesure, le fait d'une forme d'instabilité politique chronique qui dure depuis 1980 et qui, depuis avril 2001, s'est accentuée au point que les comités Ârchs, ne disposant pas d'autres moyens de recours et d'action pour maintenir la mobilisation, n'hésitent pas à recourir pour un oui ou pour un non à la grève générale dans toute la région. O r , les grèves répétées pour des raisons politiques pénalisent le monde économique privé qui préfère se retirer momentanément de Kabylie, plusieurs entreprises ont ainsi d é m é n a g é leurs usines vers Alger, Sétif ou Bordj B o u Arréridj, ce fut le cas du fabricant d'électroménager Frigor. Ces investisseurs y reviendront sûrement un jour, une fois la crise politique réglée par l'acquisition de notre autonomie.

Malgré cet état de fait, une propagande pernicieuse a été menée par les adversaires du projet d'autonomie dans les villages comme dans les villes où nous l'avons souvent rencontrée lors de nos débats avec la population. Les arguments opposés à cette perspective sont du type « Que mangerons-nous en autonomie ? De l'huile d'olive peut-être ? » Ou bien « Et alors, allonsnous leur laisser tout le Sahara ? »

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Ces deux questions liées et légitimes, émanant de simples citoyens kabyles qui ne sont pas portés sur la polémique, méritent des réponses à la mesure de l ' i n térêt qu'elles suscitent chez eux. Bien entendu, elles révèlent que la majorité des Kabyles voudraient que leur région bénéficie de la manne pétrolière algérienne du Sahara pour se doter d'infrastructures économiques modernes capables de la propulser au rang de leader économique sur la rive sud de la Méditerranée. Et c'est un droit légitime que d'y prétendre. Il serait inconséquent de notre part d'y renoncer tant la rente de l'or noir est colossale et peut résoudre bien des problèmes financiers aussi bien pour le fonctionnement des services publics que pour les investissements dans des projets productifs importants, qu'ils soient industriels ou agricoles. Ces interrogations sont l'expression d'une double méprise : sur le sens de l'autonomie qui n'est pas l'indépendance et sur la réalité économique nationale qui fait supposer que nous serions des parasites vivant au détriment de l'État ou des autres régions du pays.

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La Kabylie est une contrée économiquement dynamique où l'initiative privée bénéficie, chez les acteurs de ce domaine, d'une forte émulation. La main d'œuvre ajoute à ses compétences l'entrain et le sens des responsabilités à tel point que de nombreuses entreprises étrangères ont, à maintes reprises, exprimé leur désir d'y implanter des unités, n'était l'opposition des autorités algériennes pour des raisons politiques. Volkswagen et une chaîne hôtelière espagnole ont manifesté le souhait de s'installer en Kabylie mais le gouvernement les en décourage, un projet d'Aventis dans notre région a été bloqué durant huit ans, l'entreprise a donc préféré implanter une usine de fabrication d'insuline à Constantine. Pour répondre à la question alimentaire en cas d'autonomie, le peuple kabyle, en exagérant la schématisation, doit choisir entre le fait de rester digne quitte à n'avoir que l'herbe de ses montagnes à manger et celui de faire l'offrande de la vie de 123 de ses enfants chaque année sans compter les milliers d'autres handicapés ou incarcérés pour motif politique. Que sont-ils en contrepartie d'une illusoire sécurité alimentaire ? De ce point de vue, ce que nous mangeons aujourd'hui serait alors trop pétri de sang, de douleur et de larmes puisque nous mangerions nos propres enfants. Or un tel prix est celui que, d'ordinaire, les peuples payent pour leur liberté et non pour leur esclavage, fut-il alimentaire. Nos enfants meurent par notre faute de n'avoir pas su leur assurer une vie de liberté et de dignité.

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Cependant, la Kabylie a des ressources appréciables pour réussir son décollage é c o n o m i q u e . Les quatre grandes usines publiques qui y sont implantées depuis les années soixante et soixante-dix emploient de nos jours à peine 15 000 personnes. C'est le secteur privé, avec des petites et moyennes entreprises, qui a pallié les défaillances de l'État patron dont nous n'arrivons toujours pas à nous défaire. C'est dire tout le champ qui est couvert par le particulier et l'investissement individuel malgré des conditions d'accès aux crédits bancaires très difficiles pour les grands projets. Le transport terrestre est presque uniquement privé. Le bâti également puisque, depuis bientôt dix ans, les entreprises publiques ne construisent presque plus. D'ailleurs, les Kabyles font de la construction de leur maison une affaire d'honneur. Ce faisant, ils ont dans leur écrasante majorité adopté le schéma d'un rez-dechaussée de leurs bâtisses sous forme de batteries de garages q u i sont destinés au commerce en général dans les villes mais qui restent vides et fermés dans les villages. Des initiatives d'ateliers de montages de petites pièces en tous genres leur donneraient une rentabilité certaine. À l'échelle nationale, le chômage touche 37 % de la population, ce pourcentage serait sans doute largement supérieur en Kabylie si nos jeunes n'émigraient pas, on estime qu'ils sont aujourd'hui quatre-vingts à cent mille en France, la plupart sans papiers. C'est dans le milieu rural qu'il est le plus lourd, probablement à

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cause de la désaffection de l'agriculture de subsistance, elle-même victime de l'extrême morcellement des terres qui ne permet pas de cultures extensives. Seules les grandes plaines à l'ouest de T i z i - O u z o u et en contrebas des montagnes du côté de Bouira sont viables pour une exploitation rentable. Les fruits et légumes, le blé dur et l'huile d'olive constituent l'essentiel de leur production.

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chuter après le transfert de nombre de ses postes vers d'autres ports.

L'activité portuaire est également au ralenti. Le port de Vgayet (ex Bougie) a vu son volume d'activité

C'est donc pour remédier à tous ces blocages des autorités algériennes au développement de notre région que nous pensons à la solution de l'autonomie à travers laquelle notre peuple récupérera l'initiative économique garante de son essor, de sa prospérité et de sa stabilité matérielle. C'est en reprenant en main les rênes de son développement que la Kabylie pourra mettre en valeur ses immenses potentialités dans le domaine des infrastructures industrielles, des transports et de la communication. Nos capacités hydrauliques, si elles bénéficient des investissements nécessaires, peuvent alimenter en eau la Kabylie mais également l'ensemble de l'Algérie. L'agriculture devrait enfin pouvoir disposer de moyens permettant son développement et sa rentabilité en adaptant la technologie et les méthodes aux spécificités de notre relief et de notre climat. L'olivier, le figuier et le cerisier auront une place de choix pour la consommation locale et l'exportation. La demande mondiale en huile d'olive n'est satisfaite qu'à 50 % par les producteurs méditerranéens, l'huile que nous sommes à même de produire peut contribuer à combler une partie de la demande. Nous pourrons aussi valoriser les espèces locales de légumes telles les variétés de tomates roses et jaunes ou celles de piments mi-forts. L'orge a un rendement appréciable en montagne. L'élevage de montagne (ovins, caprins) peut redevenir une source

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C o m m e ressources naturelles, la Kabylie dispose de deux trésors : l'eau du Djurdjura et la vaste forêt de liège qui s'étend sur une superficie d'environ 60 000 hectares. Les eaux minérales que recèlent nos montagnes sont impressionnantes par leur qualité comme par leur quantité mais l'État algérien fait du sousdéveloppement de notre région une politique de répression, il n'y a donc que trois entreprises qui exploitent ces eaux dans une faible proportion. La pluviométrie, sans être excessive, permet le fonctionnement de deux barrages, Kherrata et Taksebt, parmi les plus grands du pays, q u i alimentent d'autres régions que la nôtre. Quant à la forêt de liège, les incendies qui la ravagent chaque été depuis le printemps berbère de 1980, conjugués à l'état d'abandon qui la livre aux pillards et autres prédateurs l'ont dévalorisée. Sa remise en état et une protection efficace contre les feux de forêts en feraient une source d'emploi et de richesses non négligeables.

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de richesse indéniable si l'on développe en aval une industrie fromagère. Dans le domaine industriel, la Kabylie reste attractive pour des investissements de délocalisation internationale sur le plan du rapport qualité prix de sa main d'œuvre. Quant aux industries locales, elles pourront bénéficier d'encouragements fiscaux pour stimuler leur essor et garantir leur prospérité. Enfin, le tourisme associant nature et culture dans une région entre mer et montagne, dans des conditions d'hospitalité légendaires mais aussi de sécurité, qui seront alors garanties par les services locaux, devrait attirer de nombreux touristes dont les Européens qui découvriront les beautés de nos sites et notre folklore. Une promotion du gîte rural dans la tradition architecturale villageoise produira des effets attractifs sur les amoureux de la nature et de l'authentique. En denier lieu, la Kabylie pourra enfin créer sa propre banque, dont les règles de fonctionnement seront mises au diapason de ce q u i se fait en Occident, pour les besoins de son développement jusqu'ici bridé. Si nous avons poussé notre réflexion jusqu'au domaine économique c'est qu'il s'agit d'une part de démentir les propos de ceux qui tentent de faire planer le spectre de la famine sur la Kabylie en cas d'autonomie régionale et d'autre part, de montrer que sans ce nouveau statut nous continuerons de subir le marasme économique qui caractérise l'ensemble de

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l'Algérie. Si le sabotage de notre économie par l'État est aujourd'hui possible, c'est parce qu'il est seul détenteur du pouvoir de décision en cette matière. Notre développement en est tributaire. Les Japonais, les Allemands, les Suisses ou les Luxembourgeois n'ont pas prospéré dans le cadre démocratique sur la base de ressources minières. Les Sud-Coréens ont rejoint les pays dits développés grâce à leur dynamisme et leur rigueur au travail. À l ' i n verse, les pays arabes riches en pétrole n'ont pas encore développé de système économique à même de pallier l'épuisement de leurs réserves pétrolières. Les meilleures richesses d'un peuple ne sont pas minières mais humaines, mieux vaut compter sur l'intelligence, le civisme, les compétences et le dynamisme au travail d'un peuple que sur les ressources pétrolières. Il est plus sain et plus digne de vivre de son travail que d'une rente. Le travail appelle l'innovation et le progrès technologique tandis que la rente encourage la paresse et le laxisme, quand l'un libère, l'autre asservit. C'est en ne comptant que sur nous-mêmes que nous nous construirons un avenir digne de nos sacrifices, de nos ambitions et un horizon de liberté pour les générations futures. Quant au fait de savoir si la Kabylie autonome pourrait renoncer à sa part de la manne pétrolière, nous l'avons dit plus haut, la réponse est non. Mais au préalable, tous ceux qui se posent cette question s'étaient-ils déjà demandés si notre région en recevait

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quelques miettes jusqu'ici pour être si inquiets de leur probable perte demain ? N o n . La Kabylie ne reçoit du Sahara que sa part de sirocco et de feu. Hors hydrocarbures, notre région participe au financement du pays pour le tiers de l'ensemble national. Sur une enveloppe globale de 600 milliards de dinars, la fiscalité de la Kabylie contribue pour 200 milliards alors qu'elle ne représente que trois wilayas pour un ensemble de quarante-huit. Par ailleurs, qui pouvait jusquelà réclamer sa part de la rente pétrolière pour la Kabylie ou pour toute autre région du pays ? Personne ! Seuls les députés de la région auraient pu user de leurs prérogatives pour le faire mais ces élus n'étaient pas ceux de la Kabylie, ils n'étaient que ceux des partis sous l'étiquette desquels ils étaient élus. Ces organisations partisanes crient à qui veut les entendre qu'elles ne sont pas kabyles mais nationales, elles ne peuvent se permettre de revendiquer la part de la rente pétrolière qui doit revenir de droit à la Kabylie sans être accusées de régionalisme, ce qui aurait pour conséquence d'accentuer leur rejet et leur isolement au niveau national, déjà presque total. À l'inverse, la Kabylie autonome n'aura aucun complexe à réclamer son d û . Grâce à son nouveau statut et forte de sa contribution fiscale au budget de l'Algérie, la Kabylie pourra revendiquer ce q u i l u i revient de droit en devises provenant de l'exploitation du pétrole, et ce au prorata du nombre d'habitants qui vivent sur son territoire.

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Nous voyons à la lumière de ce qui précède que l'autonomie de la Kabylie, loin de constituer un quelconque handicap pour ses citoyens, est la meilleure solution q u i soit à leur portée pour amorcer son décollage économique, garantir pour tout le monde un avenir de paix, de stabilité et de prospérité, dans la liberté et la dignité. Doter notre région d'un régime d'autonomie, c'est l u i fournir un avocat d'affaires pour la défense de ses intérêts face à l'État central.

DEUXIÈME PARTIE

Les rapports ambigus entre la Kabylie et l'Algérie

CHAPITRE 5 L ' I S O L E M E N T POLITIQUE D E L A K A B Y L I E

La Kabylie est politiquement isolée du reste de l'Algérie, c'est une donnée que plus personne ne conteste. Ceux q u i , parmi les Kabyles, refusaient naguère de s'y résoudre souhaitent simplement aujourd'hui trouver des responsables à cet état de fait. Pour eux, si le feu de la révolte d'avril 2001 n'a pu s'étendre à l'ensemble des régions du pays c'est précisément parce que l ' o n réclamait alors l'autonomie de la Kabylie. Le tribunal de leur intime conviction a tranché et l'échafaud est déjà dressé pour exécuter les condamnés. Au royaume de l'esprit stalinien, l'accusation fait office de démonstration et de preuve. Au lieu de déplorer l'absence de solidarité avec la Kabylie face à la répression quasi-génocidaire que mène le pouvoir algérien contre la région depuis avril 2001, ils n'ont de colère qu'envers ceux qui contrarient leur volonté

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de faire de cette région une arène pour de douteux combats. Parce qu'ils sont kabyles, ils se sentent dans l'obligation de dénoncer leurs frères autonomistes par esprit nationaliste et surtout par peur d'être accusés de complicité avec ces « séparatistes ». Ils en oublient que ceux qu'ils devraient dénoncer sont ceux qui ont organisé le massacre de nos enfants par les corps de sécurité nationale et non pas ceux qui préconisent l'autonomie de la Kabylie comme solution pour les mettre à l'abri de la violence armée de l'État. Pour mieux comprendre l'isolement de notre région, nous devons tenter d'en identifier les raisons que sont le particularisme kabyle, le caractère inachevé de la nation algérienne ou encore l'activisme politique de la Kabylie. En premier lieu, cet isolement n'est pas récent. Le cadavre était dans le placard depuis très longtemps. Il remonte au moins à l'époque des Turcs dont les Kabyles ne reconnaissaient pas le pouvoir. Les tribus et confédérations de tribus, le royaume de K o u k o u et celui d'At Abbas avaient alors défini les contours et la personnalité de la région. Les Kabyles étaient déjà un peuple. Alger était, du temps des Janissaires, dure pour les Juifs et les Kabyles, cela n'a pas empêché nos ancêtres de venir au secours d'Alger en juillet 1830, lors du débarquement français à Sidi Ferruch. Quarante-cinq mille hommes furent dépêchés par la Kabylie pour repousser l'envahisseur. Ils durent se replier après une semaine pour deux raisons : parce

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que le représentant turc les avait laissés sans ravitaillement, et parce qu'ils étaient pris pour cible par des chasseurs de têtes qui remettaient les leurs à la place de celles des Français, qui souvent leur ressemblaient, pour percevoir la récompense promise par le D e y pour chaque trophée rapporté. La France a mis vingt-sept ans pour venir à bout de la Kabylie, ce fut la dernière région soumise alors qu'elle n'était qu'à une journée de marche d'Alger. C'est cette farouche résistance à leur avancée que les Français ont sanctionnée en décidant de ne prendre en considération leur identité et leur langue que pour les mettre en conflit avec les autres Algériens dont l'arabité était reconnue et consacrée, notamment à travers les « Bureaux arabes ». L'autorité coloniale discriminait déjà les Kabyles dans les faits. Leur existence ne pouvant être occultée, des anthropologues ont été mis à contribution pour opposer les « Arabes » et les Kabyles en incitant à la haine. Le « particularisme kabyle » était né. Suite à la révolte de C h e i k h Aheddad et d ' E l M o k r a n i en 1871, le peuple kabyle, battu, est étêté. Tous les responsables de la rébellion qui ont survécu aux batailles se sont enfuis vers la Tunisie et la Syrie, d'où ils ne sont pas revenus ; les prisonniers ont été déportés en Nouvelle-Calédonie et sont maintenant considérés comme Caldoches. Chaque camp a tiré une leçon de cet épisode. La France a retenu qu'il fallait

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redoubler de méfiance à l'endroit des Kabyles. Elle les a soumis à une politique de paupérisation, puis d'émigration. Les Kabyles ne pouvant faire face à leur supériorité militaire ont cherché à contracter des alliances avec les autres régions pour se libérer et prendre leur revanche sur l'envahisseur français. C'est ainsi qu'en 1926 ils créèrent l'Étoile N o r d Africaine à Paris et portèrent à sa tête un homme issu d'une autre région. Cet effort pour élargir le front aux autres « indigènes », pour les entraîner avec eux dans le combat libérateur, n'eut qu'un succès en demi-teinte et pour cause ! Les Kabyles ont émigré vers la France dès le dix-neuvième siècle et constituent en 1925 la seule c o m m u n a u t é algérienne de l'hexagone où ils se sont très vite frottés à la modernité qu'ils ont adoptée. Ce p h é n o m è n e est d'une importance capitale pour comprendre l'ampleur de l'activisme politique kabyle et leur déphasage, leur décalage mental, culturel et politique par rapport aux autres Algériens. En 1949, seuls 21 % des effectifs de leur parti indépendantiste n'étaient pas kabyles et malgré cela la direction politique était en majorité constituée de n o n Kabyles. Cette situation a coûté très cher à nos aînés, politiquement et humainement. Leur identité a été niée par leur propre organisation tandis que la guerre d'indépendance a été portée pour l'essentiel, et surtout à partir de 1957, par la Kabylie. Les bataillons de maquisards qui partaient de cette région vers la Tunisie ou le M a r o c afin d'en

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ramener des armes étaient décimés en cours de route si bien qu'à l'indépendance, le décompte des martyrs était tenu secret et le demeure encore. Il ne faut surtout pas révéler le sacrifice kabyle de cette « glorieuse révolution » qui ne peut être que nationale. Un séminaire sur l'histoire de la Wilaya III, tenu les 6 et 7 février 1985 à T i z i - O u z o u a conclu, sous forme de concession faite à la région, que celle-ci « a participé » à la guerre d'indépendance en occultant volontairement le rôle de premier plan joué par elle dans cette épopée. Le de Gaulle algérien, Abane Ramdane fut assassiné au M a r o c par l'état-major algérien, parce qu'il était kabyle. Deux grands dirigeants kabyles ont survécu à ces événements : K r i m Belkacem et Aït A h m e d . Le premier a été assassiné en exil à Frankfort en 1973 par les agents de Boumediene. Le second, doyen de cette « révolution », toujours en vie est, à 78 ans, le seul homme qui n'ait jamais été récompensé par l'Algérie indépendante. H o r m i s un poste de député de moins d'une année (1962-63) il a été poussé à l'exil après sa malheureuse aventure armée qui visait à « mettre un terme au pouvoir personnel » de Ben Bella. Malgré les assurances reçues en 1963, d'être épaulé par l'est comme par l'ouest du pays dans sa tentative de renverser le dictateur, il s'est retrouvé seul en rébellion, uniquement en Kabylie dont il était le leader incontesté. Après sa défaite, malheur aux vaincus ! Les Kabyles furent régulièrement accusés de

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« séparatisme » et considérés comme une menace permanente pour l'unité nationale. Le reste relève de ce que ma génération a vécu et enduré. Arabisation forcenée et répression permanente contre notre région dont tous les autres Algériens se méfiaient déjà peu ou prou. L'expression la plus populaire du rejet du Kabyle est celle qui se révélait sur les gradins des terrains de football où la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK) faisait et fait toujours l'unanimité contre elle. Le pouvoir tenta même d'entamer ses succès sportifs en décidant de changer son n o m au motif que les dénominations « régionalistes » devaient être bannies de la vie sportive nationale, avant de se résoudre en démocratie à accepter le retour de l'appellation originelle. Faute d'une représentation politique qui aurait pu porter son identité, la Kabylie s'exprimait dans le sport. La J S K était et reste un porte-flambeau. A u j o u r d ' h u i encore, au moment où ses joueurs font leur apparition sur les terrains adverses, il n'est pas rare d'entendre la foule scander dans des stades bondés, y compris dans la tribune officielle, « Haw djaw lihud » ! C'est-à-dire, « Ils sont là les Juifs ! »

d'armes automatiques des services de sécurité algériens, n'échappe pas à cette règle. En revanche, les Algériens se sont mobilisés pour les Irakiens à deux reprises, pour les Palestiniens de façon systématique, pour le monde entier à n'importe quelle occasion mais jamais pour la Kabylie, y compris lorsqu'il s'est agi d'un tremblement de terre comme ce fut le cas en 1998. Les sinistrés d'Ayt Oumaouche et d'Ayt Ourtilane sont toujours abandonnés sous leurs tentes de fortune. Le séisme de Boumerdes était durement ressenti par notre région sans que quiconque ne mentionne qu'il s'agissait de la Kabylie. Enfin, le FFS et le R C D sont des partis politiques qui sont étiquetés comme étant kabyles et les Algériens autres que kabyles refusent, pour cette raison, de s'y engager ou de voter pour eux. Ils sont réduits à se disputer âprement les militants, les voix et les sièges électoraux kabyles. En l'état actuel des choses, un candidat kabyle à la présidence de la république algérienne n'a aucune chance de l'emporter et ce, quelles que soient sa prestance et ses compétences.

L'isolement de la Kabylie n'a fait que s'accentuer au fil des ans. En 1980, le Printemps berbère était confiné au réduit kabyle tout comme l'a été le boycott scolaire de 1994-1995. Le Printemps noir qui a commencé en avril 2001 malgré sa durée, le nombre de prisonniers politiques et les 123 morts par projectiles

Lorsque Ferhat Abbas eut le courage de déclarer, dans les années trente, que l'Algérie n'existait pas avant la colonisation française, il se heurta à une réprobation unanime des milieux nationalistes, alors qu'il n'avait fait qu'énoncer une vérité historique somme toute banale, par honnêteté intellectuelle.

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Si nous en sommes là, c'est parce que l'Algérie reste une nation inachevée.

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Dans son sillage, les communistes français ont avancé la notion de « nation en formation » pour qualifier l'Algérie de l'époque, avec ses composantes autochtones et européennes (des Espagnols et des Siciliens vivaient également dans notre pays), sa mosaïque de régions, de langues, d'ethnies et de religions. La volonté des indépendantistes d'affirmer que l'Algérie était une nation achevée, à l'image de la France colonialiste dont il fallait se défaire, était d'une force telle qu'elle ne pouvait souffrir la moindre contradiction. Abbas et les communistes n'ont jamais pu avoir l'ancrage populaire qu'il leur fallait pour imprimer, au pays et à la marche de l'Histoire, le réalisme dont ils avaient tant besoin. Pour les peuples en situation d'oppression et de défis, la surenchère politique surpasse souvent la raison, le populisme y est roi. Nous n'avons pas fini, plus de quarante ans après l'indépendance, d'en subir les conséquences. Le colonialisme, tant qu'il était là, avec ses discriminations raciales à l'encontre des autochtones, confortait chez les « indigènes » le sentiment de former une nation. Il a généré un processus de construction nationale qui, selon les régions, se renforçait. Au lendemain de la guerre d'indépendance, ce processus était encore inachevé. Le sentiment anti-kabyle, déjà prédominant dans la société, s'était renforcé en prenant la place de celui qui était naguère réservé aux Juifs qui ont quitté le pays avec les Français, une guerre politique pour le contrôle du pouvoir était

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engagée entre l'est et l'ouest du pays, la Kabylie en était exclue. L'immaturité des dirigeants algériens a fait le reste. Il ne s'est jamais révélé, parmi eux, un homme d'État digne de ce n o m qui aurait pu se soucier de l'intérêt supérieur de la nation. L'accession au pouvoir était, et demeure toujours, par la promotion politique le moyen pour un i n d i v i d u de servir au mieux un clan ou sa petite personne mais jamais l'Algérie dans son ensemble. Cette cécité politique de l'État, qui avait l'énorme charge de bâtir la nation, s'est traduite par la régression du nationalisme au profit des identités régionales sans le respect desquelles, aujourd'hui, nulle reconstruction nationale ne peut être entreprise. En effet, la perte de confiance en des responsables politiques nationaux gangrenés par le régionalisme, compromet toute tentative de reconstruction de la nation par le sommet. Chaque région du pays n'a confiance, aujourd'hui, qu'en ses propres élites et en elle-même. Elles ont, presque toutes, perdu jusqu'au sens de la solidarité nationale. C'est ce qui explique l'indifférence du reste des Algériens face au massacre des Kabyles par le pouvoir. L'Algérie est, de ce point de vue, bel et bien une nation inachevée, car une nation aboutie est comme un être humain : le moindre organe est affecté et c'est tout le corps qui en ressent la douleur. Le dernier facteur du rejet du Kabyle réside dans son activisme politique. L'histoire de l'Algérie indépendante se résume à un bras de fer entre le pouvoir

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et la Kabylie. Le premier tente de la réduire, de la dépersonnaliser par l'arabisation et l'islamisation distillées par les appareils idéologiques d'État ainsi que par la répression des militants, tandis que la région essaie de démocratiser l'État pour y trouver sa place avec son identité, sa langue et ses valeurs. Après la défaite du FFS en 1965, les Kabyles ont réorienté leur approche politique vers l'amazighité. Ainsi, l'Académie berbère est née à Paris dès 1967, pour promouvoir l'éveil identitaire et politique kabyle. En 1972, la chanson moderne reprend le flambeau. En décembre 1975, un attentat à la bombe est perpétré contre le seul quotidien paraissant en français à Alger, en 1976 le débat sur « la charte nationale » n'a eu pour opposants que les « berbériste » kabyles. En 1980, le Printemps berbère est suivi de huit années de tensions permanentes entre la région et les autorités du pays ; depuis la démocratisation de façade survenue après les « événements d'octobre 1988 », la Kabylie occupe plus que jamais le devant de la scène politique algérienne. Malgré l'irruption en force de l'enfant chéri du régime, 1 islamisme, avec son cortège de violences, la Kabylie s'est distinguée par des marches et des actions pacifiques à Alger et dans la région : marches de 1990, 1991-1992, gigantesques rassemblements de 1994 à T i z i - O u z o u , boycott scolaire de l'année 19941995, révolte populaire (non armée) à la suite de l'assassinat du chanteur Matoub Lounes qui a duré plus d'un mois entre j u i n et juillet 1998. E n f i n , c'est le

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Printemps noir q u i a débuté en avril 2001 et, au moment où nous écrivons ces lignes, il n'est toujours pas terminé. Tant de faits historiques prouvent bien que seuls deux acteurs se partagent la scène politique algérienne : le pouvoir en place et la Kabylie. On peut y ajouter l'islamisme, mais il n'est en réalité que l'une des facettes du système en place. Notre activisme politique est tel qu'il donne l ' i m pression d'une hégémonie kabyle sur l'ensemble du territoire national. « Les Kabyles sont partout ! ». C'est le sentiment général des Algériens qui se considèrent comme étouffés, submergés, dans tous les domaines. Ils seraient, aux yeux du citoyen, à savoir des élites non kabyles, la cause principale de la plupart des malheurs du pays. Nous avons vu plus haut le rôle de premier plan joué par les Kabyles dans le mouvement national depuis 1926 et dans la guerre de libération nationale. Il se trouve qu'au lendemain de l'indépendance, l'administration algérienne encore francophone était aux mains des Kabyles ; c'est grâce à leurs compétences et à leur dévouement de fonctionnaires modèles, hérités des Français, que l'État algérien est resté debout malgré « la guerre des wilayas » amorcée après juillet 1962. Une chasse aux sorcières pour les déloger de cette position s'en est suivie après la défaite du FFS en 1965, sous le fallacieux prétexte de l'arabisation et de la soi-disant nécessité pour le pays de « recouvrer la souveraineté nationale » à travers

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la « récupération » de la langue arabe. L'arabisation n'a jamais été autre chose qu'une arme politique contre les Kabyles. Cependant, le régime ne pouvait et ne peut toujours pas se passer de leurs services, leur investissement dans les administrations de l'État est souvent confondu avec l'exercice effectif du pouvoir politique, alors qu'ils en sont les premières cibles et le pire adversaire du régime en place. Un Kabyle est ministre et c'est toute sa région natale q u i l'est, un Kabyle est général dans l'armée et ce sont tous les Kabyles qui le sont. On oublie généralement que si des Kabyles occupent des postes importants ce n'est jamais pour servir leur région mais pour en être, le plus souvent, le bourreau. C'est la seule mission qui leur est confiée par le régime qui les nomme à de telles responsabilités. La Kabylie n'a jamais donné mandat à qui que ce soit pour la représenter auprès de ce pouvoir qui la martyrise. À chaque fois que l'un des siens décide de franchir le seuil du pouvoir, de servir le régime, il est renié immédiatement et catalogué comme « Kabyle de service ». Les tenants du système ont très tôt pris conscience que pour accomplir de sales besognes, il n'y a pas mieux que d'employer des Kabyles. A i n s i , pour gérer l'arabisation et les affaires religieuses ils ont souvent eu recours à des ministres kabyles. De même, après la libéralisation politique, il est apparu que les Kabyles occupaient des postes de cadres supérieurs dans tous les partis politiques algériens nés au lendemain des événements d'octobre

1988 Cela suffit pour les accuser d'être des « hizb fransa » (le parti de la France), des islamistes, voire des terroristes alors qu'ils sont les premiers à s'opposer à ces derniers en Algérie. C'est aussi cette façon d'être les premiers de toute idée, en toute action qui donne le sentiment aux autres Algériens que les Kabyles sont envahissants au point de régenter leur vie, leur destin individuel et collectif. C'est ainsi que, toute proposition émanant des leaders kabyles, de leurs partis ou de leurs mouvements, est frappée du sceau de la suspicion et de l'irrecevabilité. Les Algériens gardent leurs distances vis-à-vis d'eux et, régulièrement, leur expriment leur défiance. Les votes successifs en faveur des islamistes en Algérie, à partir d'octobre 1988, auraient-ils été si massifs si les « seuls » partis démocrates qui se sont présentés aux élections n'avaient pas été kabyles ?

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Pour la plupart des autres Algériens, les Kabyles se considèrent comme « les plus intelligents », « ceux qui savent mieux que quiconque ce qu'il faut aux autres » c'est ainsi qu'ils se voient confisquer jusqu'au droit élémentaire de penser et de s'exprimer. On insinue que les Kabyles se prennent pour le n o m b r i l du monde, la conscience universelle, les rejeter revient alors à s'opposer à une hégémonie de pensée, à une supposée « supériorité ethnique ». Un discours plus 1. Cette révolte populaire à Alger et dans les environs de la ville a entraîné une démocratisation de façade de l'Algérie.

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pernicieux prête à la Kabylie, par calcul, des qualités qu'elle n'a pas. A i n s i , certains n'hésitent pas à déclarer « qu'elle est en avance de dix ans sur le reste du pays » ou qu'elle est « la locomotive politique de l'Algérie ». O r , en premier lieu, ce genre d'assertions confine au racisme : si les Kabyles étaient en avance cela signifierait que les autres seraient « arriérés » et si la Kabylie était une « locomotive », les autres régions n'en seraient que les « wagons suiveurs ». La Kabylie n'est en avance sur personne. Elle a juste des aspirations différentes du reste du pays. Les Kabyles ont investi dans la modernité et regardent du côté de l'Occident tandis que les autres Algériens aspirent à ressembler ou à recréer, chez eux, un mythique Orient arabe et musulman. Ces déclarations ne sont pas innocentes. Elles émanent d'anciens dirigeants algériens qui ne sont pas Kabyles dans le but de manipuler la région pour la pousser à continuer à batailler seule contre le pouvoir en place. Ils veulent l u i assigner une mission au-dessus de ses moyens. Il s'agit de l'éreinter dans une tentative de renverser le régime, ce qui revient à la pousser au suicide. Si toutefois elle y parvenait, les Kabyles épuisés n'en profiteraient certainement pas et retourneraient à leur case départ : celle d'une vulgaire minorité marginalisée qui aurait été une fois de plus instrumentalisée et qui, de nouveau, ne maîtriserait plus son destin. On le voit, entre le pouvoir et la Kabylie le rejet mutuel a atteint un point de non-retour, le climat

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entre les Algériens et les Kabyles est à la suspicion dont l'épaisseur résulte d'une succession, maintenant presque séculaire, d'expériences historiques négatives. L'ensemble de ces facteurs fonde et explique l'isolement politique de la Kabylie. Pour en sortir il n'y a qu'une solution : que la Kabylie cesse de revendiquer pour les autres ce qu'elle veut pour elle-même. Ses doléances doivent s'appliquer à ses seules frontières naturelles. La plate-forme d'El-Kseur 2 dont les protagonistes affirment qu'elle est de dimension nationale, n'a aucune chance d'être reprise et appliquée à l'échelle de toute l'Algérie. Elle est désespérément kabyle et personne n'y changera quoi que ce soit. Une solution pour la Kabylie ne signifie pas une solution pour l'ensemble de l'Algérie.

2. La plate-forme d'El-Kseur est constituée de quinze points de revendications dont certaines sont kabyles : « le départ des gendarmes » et d'autres d'ordre national, ainsi le point 11 stipule « le transfert des prérogatives exécutives de l'État [...] aux instances démocratiquement élues.

CHAPITRE 6 LA MANIPULATION DE LA KABYLIE

Parce qu'elle représente un casse-tête politique national, la Kabylie a toujours été gérée par le pouvoir algérien au travers de relais assez crédibles dans la région. C'est par leur biais qu'elle est manipulée pour éviter qu'elle ne se soulève de manière durable en vue d'un statut politique ou d'un destin particulier. L'histoire de la manipulation de la Kabylie par le pouvoir algérien a c o m m e n c é dès le lendemain de l'indépendance. Elle revêt trois aspects : le premier est celui de l'anti-kabylisme comme catalyseur du sentiment national algérien, le deuxième est la mise en œuvre de relais internes à la Kabylie pour empêcher sa cohésion sociopolitique et, enfin, le troisième consiste en une instrumentalisation de la région par les clans au pouvoir dans leurs luttes au sommet de l'État.

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Avec le recul, on peut légitimement se demander qui a bien pu souffler l'idée aux Kabyles de créer le FFS en 1963 pour engager leur région dans une malheureuse aventure armée dans laquelle, tel qu'en a été formulé le motif, elle n'avait absolument rien à gagner. M ê m e si nous n'avons pas de témoignages probants sur le détail des interventions et des interférences ayant conduit la Kabylie à « [...] mettre en œuvre tous les moyens [pour] mettre fin au pouvoir dictatorial et au régime personnel [...] 1 » de Ben Bella, nous sommes en droit et en devoir de nous interroger. Les élites kabyles de l'époque n'étaient-elles pas manœuvrées pour faire de la région la tête de turc nationale ? Ceci était d'autant plus aisé que la marginalisation et le rejet du Kabyle par l'environnement national l'y prédestinait. Quoi qu'il en soit, le résultat en a été que les clans régionalistes, (est contre ouest) qui se livraient une « guerre des wilayas » sans merci pour le contrôle du pouvoir après le départ des Français d'Algérie, se sont unis face au péril kabyle. Leur bouc émissaire national, leur ennemi interne providentiel était trouvé : le Kabyle. C'est à cette période que la Kabylie est devenue le point noir de la vie politique nationale. « Casser du Kabyle » revient à conforter le régime dans d'autres régions du pays, à le rendre plus sympathique, sinon plus légitime du

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1. Extrait de la Proclamation du FFS du 29 septembre 1963, in Amrane Ahdjoudj, Algérie, État, pouvoir et société, Arcantere, 1991.

moins plus digeste, plus supportable puisqu'il a pour mission de sauver le pays d'une éventuelle prise de pouvoir par les Kabyles. À supposer que la rébellion d'Aït A h m e d n'avait pas pour objectif la prise du pouvoir par les Kabyles, ses adversaires n'en pensaient pas moins ; autrement pourquoi avoir engagé une guerre en solo contre le pouvoir ? C h e z des briscards du régionalisme comme Ben Bella, Boussouf et Boumediene, il n'existait pas d'autre table de lecture que celle du pouvoir régionaliste. Nos femmes et nos hommes politiques sont passés par leur moule et ont hérité des mêmes réflexes, de la même approche des réalités nationales. Faire de la politique sans tenir compte du régionalisme revient à témoigner d'une incroyable naïveté. Bouteflika qui est l'un des maîtres du genre, et qui a fait partie du groupe cité plus haut, en a magistralement usé depuis son arrivée au pouvoir. En effet, pour lancer sa politique d'absolution des criminels islamistes sous forme de « concorde civile », en septembre 1999, il a tenu à Tizi-Ouzou une conférence débat dans laquelle il était volontairement insultant à l'endroit des Kabyles dont il serait venu, selon ses propres dires en direct à la télévision, « dégonfler le ballon de baudruche ». Interrogé par un ami sur cette attitude de défiance et d'agressivité à l'encontre des citoyens de la région, un proche du président de la République a répondu sans ambages : « Il n'ignore pas ce qu'il fait. En agissant de la sorte, il sait qu'il perd la Kabylie, mais il gagne toutes les autres régions du

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pays ». Édifiant ! L'anti-kabylisme est le vecteur du nouveau nationalisme du régime algérien. Dès lors que la Kabylie est une menace permanente pour l'unité nationale, sa répression est une bénédiction. U n e menace qui produit sur les Algériens le m ê m e effet repoussoir que le terrorisme islamiste sur certains démocrates kabyles, elle légitime le régime militaire, chargé par les uns de faire la guerre aux hordes barbares islamistes tout en conjurant le péril kabyle pour les autres, ceci en contrepartie du silence de tous. Une belle prouesse tactique aux résultats époustouflants. De ce point de vue, le pouvoir algérien apparaît comme un moindre mal voire un recours contre les extrêmes islamiste et kabyle. Son maintien est donc nécessaire pour protéger chacun de ce qu'il redoute le plus. Pour empêcher qu'une prise de conscience collective des Kabyles ne se produise et que leur cohésion ne se réalise autour d'objectifs communs précis, il y a lieu de jouer sur des relais efficaces. Q u i mieux que d'autres Kabyles seraient capables de le faire ? Historiquement, la conjoncture de la guerre du F F S s'y prêtait à merveille. Cette nouvelle guerre, engagée moins de quinze mois après la fin d'une autre qui avait duré plus de sept ans, ne pouvait susciter l'engagement total de la région usée et lasse. Elle qui avait payé le prix le plus fort à l'échelle nationale pour l'indépendance de l'Algérie était exsangue et ses cadres étaient fatigués. Ils aspiraient aux récompenses, au partage équitable

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du pouvoir conquis et au repos du guerrier. M a i s connaissant l'attachement charnel des Kabyles à l'Algérie, un conflit frontalier avec le M a r o c fut opportunément déclenché pour diviser les rangs du maquis FFS, déjà gangrené par des rivalités de personnes, ce qui entraîna sa défaite. À partir de ce moment, les éléments ralliés au régime, par nationalisme ou par opportunisme, anciennement combattants de l'indépendance, c'est-à-dire légitimés par leur passé au service de la libération du pays, ont constitué le premier contingent de relais par le biais duquel la manipulation de la région était assurée. Cette remise au pas de la Kabylie est renforcée par de nouvelles forces recrutées par le F L N 2 , parti unique qui s'adonnait à la corruption par le biais de la distribution de postes ou d'avantages matériels. Le système n'avait, au lendemain de la défaite du F F S , aucune inquiétude à se faire, il ne serait pas contesté par cette proche voisine d'Alger. Les élites de la région étaient en parfaite collusion avec Boumediene arrivé au pouvoir après un coup d'État contre Ben Bella. Durant quinze ans, le régime ne fut pas menacé, mais des nuages apparaissaient dans le ciel de cet état de grâce - de dupes entre le régime et ce pays des « Zouaouas ». E n juin 1977, lors de la finale de la coupe d'Algérie, un match de football opposait la J S K à une équipe algéroise. Le 2. Front de libération nationale né lors de l'insurrection de 1954 de la fusion de plusieurs groupes nationalistes.

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public kabyle était largement majoritaire au rendezvous, le chef de l'État assistait à la rencontre. A u x premières notes de l'hymne national annonçant le début de la compétition sportive le stade répondit comme un seul homme par des « À bas Boumediene ! » qui couvrirent la fanfare nationale. Ce jour marqua la mort politique de ce colonel dictateur. Trois ans plus tard le Printemps berbère commençait. Pendant plus de trois mois, la Kabylie a tenu tête au pouvoir suite à l'interdiction d'une conférence sur les poèmes kabyles anciens, de notre légendaire écrivain M o u l o u d M a m m e r i , qui devait se tenir à l'université de T i z i O u z o u . La rue était le théâtre de manifestations quotidiennes. Le F L N , q u i possédait des cellules dans chaque village, était dépassé dans toute la région. Ses barons locaux, du fait de leur enrichissement et de leur corruption, n'avaient plus le charisme et la crédibilité d'antan pour ramener le calme. Malgré la mobilisation de tous les moyens du régime, y compris une forme de sectarisme local, la division des rangs des activistes n'a pas fonctionné. Ni le recours aux rivalités sur des bases idéologiques, ni toutes sortes de rumeurs malveillantes n'avaient pu les décrédibiliser aux yeux des citoyens kabyles. Plusieurs ministres kabyles furent nommés pour démultiplier les surfaces de contact des tenants du pouvoir dans la région, en vain. La Kabylie signait son retour sur la scène politique nationale et internationale. Sa convalescence politique, due à sa défaite de 1965, était terminée.

Une nouvelle ère commençait, une nouvelle générat i o n émergeait, plus déterminée, plus instruite et donc plus politique que son aînée. Cette cohésion retrouvée avec le Printemps berbère est le fait historique majeur pour nous depuis l'indépendance de l'Algérie. Pour venir à bout de la résistance pacifique kabyle, il ne restait au régime que la répression. Les services de renseignements politiques du pays n'avaient jamais autant recruté de Kabyles pour surveiller et dénoncer leurs frères. En cinq ans, de 1980 à 1985, le gouvernement algérien a envoyé à trente-six reprises des renforts militaires ou paramilitaires pour empêcher une manifestation, un meeting ou une grève générale en Kabylie. Ce n'est qu'au bout de huit ans que le système a recruté de nouveaux relais parmi les leaders de la région. Ils furent approchés en prison suite à leur condamnation par la C o u r de sûreté de l'État pour avoir créé la Ligue algérienne des droits de l'homme. À ce moment-là, la démocratisation était déjà amorcée suite aux événements de 1988. C'est cette m ê m e année que j'ai vu arriver un émissaire dépêché par le pouvoir, un commissaire de police originaire de la région, chargé de prendre contact avec nous dans le but de nous manœuvrer. Il était envoyé, de manière informelle et « en toute fraternité », par de hauts responsables de la Direction générale de la sûreté nationale. Le message tenait en ces termes : « un général sanguinaire et anti-kabyle viscéral, a truffé tous les établissements publics de la wilaya de militaires prêts à

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intervenir à la moindre manifestation de rue dans la région pour faire un carnage et ainsi faire diversion à l'échelle nationale. La Kabylie va de nouveau être présentée comme l'instrument d'une déstabilisation du pays venue de l'étranger, et les émeutes qui se produisent ailleurs sur le territoire national vont cesser pour ne pas faire le jeu des Kabyles. » C'est ainsi que nous décidâmes d'une grève générale de deux jours pour dénoncer la répression qui s'abattait sur les émeutiers en dehors de notre région et pour exprimer notre solidarité aux victimes déjà nombreuses de ces événements. C'était une manière pour nous d'aller dans le sens de ce qui nous était recommandé. Pour autant, la Kabylie n'est pas restée silencieuse, elle a su canaliser les énergies dans une grève plutôt que dans des manifestations de rue. La démocratisation de façade du pays qui a suivi ces émeutes d'octobre 1988 fournit au système de nouveaux relais inattendus et plus puissants que ceux des années de plomb du parti unique. L'émergence du FFS et du R C D , grâce à des activistes connus et reconnus dans la région, réputés pour être sincères, intègres et légitimes, a été une aubaine qui non seulement a empêché la cohésion politique du peuple kabyle mais a satellisé la région autour des clans du pouvoir au sommet de l'État. D'une part, une nouvelle rivalité entre leaders kabyles est apparue entre Aït A h m e d et Sadi, à l'image de celle qui opposait dans les années soixante K r i m Belkacem et ce même Aït A h m e d . Une rivalité doublée d'une fracture

entre les Marabouts et le reste des Kabyles, registre classique sur lequel le régime a toujours joué. D'autre part, par un concours de circonstances et sur la base de leurs rivalités politiques, les deux partis de la région sont intégrés au système de clientélisme, affiliés chacun à un clan du pouvoir, l ' u n « éradicateur », l'autre « réconciliateur » par rapport au terrorisme islamiste. Jusqu'au printemps 2001, ils ont constitué les meilleurs remparts sinon du pouvoir du moins de son système. Le F F S et le R C D défendent bec et ongle, chacun tel un fauve, leur « territoire ». Il était hors de question qu'une nouvelle force politique vienne s'installer dans cette région où ils régnent en maîtres, cherchant à se neutraliser mutuellement plutôt qu'à faire avancer le combat amazigh et démocratique qu'ils étaient sensés mener. À chaque prise de position de l'un, l'autre la contrecarrait par une proposition diamétralement opposée.

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Les raisons de cette malheureuse évolution de ces deux formations kabyles sont le résultat de nos courtes vues, d'une fausse analyse de la situation au lendemain de la démocratisation de 1988. En effet, notre vision reposait sur des postulats entièrement faux. Pour la plupart d'entre nous, le raisonnement était le suivant : premièrement, si le système algérien s'était démocratisé c'est parce qu'il était en passe de disparaître. Deuxièmement, les islamistes porteurs d'un projet de société rétrograde n'avaient aucune chance de pouvoir faire tourner la roue de l'histoire à l'envers. A i n s i ,

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l'avenir appartenait aux seuls démocrates que ces deux partis pensaient réellement être et incarner. Par conséquent, l'adversaire du moment, pour accéder au gouvernement en Algérie, n'était ni le pouvoir en place ni l'islamisme, condamnés tous les deux par l'histoire. Le concurrent gênant était le frère ennemi démocrate que chacun de son côté s'était mis prématurément à torpiller. Or ces démocrates ne sont globalement que le FFS et le R C D , c'est-à-dire des partis kabyles. Les haines générées au sein de la base militante régionale étaient telles, que des frères de m ê m e père et de même mère se retrouvaient ennemis au foyer. La Kabylie était divisée comme elle ne l'avait jamais été, la réalité allait très vite leur démontrer l'inanité de leurs suppositions. D è s les premières élections locales, en j u i n 1990, le Front islamique du salut (FIS) rafla plus de la moitié des municipalités et en décembre 1991, lors du premier tour des législatives, il remporta 80 % des sièges et le deuxième tour se présentait comme une promenade de santé. Le régime pris de court annula le scrutin et décréta l'état d'urgence. Ainsi, les islamistes et le pouvoir sont apparus dans leur véritable réalité, celle de deux monstres au pays des Lilliputiens. Au lieu de ressouder les rangs pour constituer un troisième pôle face à ces deux menaces, le FFS et le R C D dont les blessures mutuellement infligées étaient encore trop aveuglantes de douleur, s'étaient choisis des alliés opposés et aux antipodes de leur véritable nature, le R C D opta pour les militaires et le FFS pour

les islamistes. Ils ont ainsi déserté et anéanti le camp démocratique qu'ils auraient dû occuper et animer. La décennie qui s'en est suivie était celle d'une m o n u mentale diversion qui, en monopolisant le débat jusqu'à saturation sur cette dualité entre les « éradicateurs » du R C D et les « réconciliateurs » du FFS, avait fait oublier à l'un et à l'autre l'essentiel du combat pour l'identité et la démocratie. En s'investissant dans un débat stérile contrôlé et géré dans ses moindres détails par les marionnettistes militaires, nos deux partis ne se rendaient pas compte de ce qu'ils devenaient : de simples satellites, une vulgaire clientèle du pouvoir en place, leur adversaire proclamé. Pendant dix ans, les militants kabyles avaient cru se battre pour un idéal politique alors qu'en réalité, ils ne « roulaient » que pour un clan ou pour un autre de ce même pouvoir qu'ils pensaient fermement combattre. La plus grande erreur de nos deux partis était de croire qu'ils étaient les seuls acteurs politiques du pays, qu'ils étaient le nombril de l'Algérie alors que leur ancrage sociologique était kabyle à plus de 98 %. Ils ne se livraient guère plus qu'une lutte pour le leadership sur la région. Depuis le début, l'objectif primordial était de savoir qui allait représenter le mieux la Kabylie et devenir ainsi auprès du pouvoir un acteur de poids, respecté et incontournable. Saïd Sadi rallia ouvertement un clan par le biais duquel il attendait sa promotion personnelle tandis que la direction du FFS croyait s'imposer politiquement par sa représentativité

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dans la région. Un événement dramatique illustra cette bataille. Au lendemain de l'assassinat du chanteur kabyle M a t o u b Lounes, près de T i z i - O u z o u , la Kabylie est en révolte. Le R C D et le FFS vont rivaliser d'efforts pour ramener le calme dans la région. C'est le FFS qui remporte la médaille en se faisant recevoir à la présidence de la République. Son adversaire malheureux l'accuse alors de « négocier » la Kabylie. Une simple inversion des rôles. Mais à travers cet assassinat, dont l'écrasante majorité des Kabyles est toujours convaincue qu'il a été orchestré par les services algériens, c'était la manipulation de toute la région qui était mise en œuvre. En effet, pour le clan « éradicateur » qui voulait écourter la présidence de Liamine Zeroual, proche des « réconciliateurs », seule une Kabylie à feu et à sang l'amènerait à démissionner en faveur de Bouteflika. Le scénario fut exécuté avec brio. Il commença par une provocation à travers l'exhumation d'une loi portant sur la généralisation de la langue arabe, votée en décembre 1990 à la veille d'une marche du F F S à Alger, et enterrée par le Président Boudiaf avant son assassinat en juin 1992. La Kabylie, agressée et indignée par la perspective de voir l'arabisation de nouveau restreindre sa pratique linguistique à partir du 5 juillet 1998, était en plus touchée dans sa fibre la plus sensible lorsque dix jours avant cette date fatidique, l ' u n de ses symboles, Matoub Lounes, fut assassiné. La révolte des Kabyles avait enfin contraint le président de la République à

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démissionner. Quant à la loi sur l'arabisation, on le voit avec le temps, elle n'a jamais connu le moindre début d'application ce qui en fait juste l'élément d'un plan diabolique servant à instrumentaliser la Kabylie pour les objectifs d'un clan contre un autre au sommet de l'État. C'est probablement un plan similaire qui a été à l'origine de ce qu'on appelle communément le Printemps noir en Kabylie, mais dont l'exécution s'est enrayée. Les partis politiques kabyles n'ont pu cette fois être d'aucune utilité au régime puisqu'ils ont été dénoncés et écartés des événements par les citoyens de la région pour que la Kabylie reste unie face au danger mortel qui guette ses enfants. Ce n'est que vers l'automne 2002 que le FFS, en voulant reprendre sa place dans la région, est accusé de faire le jeu du pouvoir à travers sa participation aux élections locales, boycottées par toute la Kabylie. A u x yeux de tous, il porte la responsabilité d'avoir brisé la cohésion politique de la Kabylie établie depuis avril 2001. De leur côté, les militants partisans, infiltrés dans les archs, font échouer toute résolution des délégués kabyles visant à faire gérer les municipalités par des comités de villages et de quartiers ne serait-ce que pour en assurer le fonctionnement. D'après eux, il faut éviter que l'autonomie de la Kabylie ne se réalise dans les faits et que les autonomistes du M A K ne raflent la mise en soustrayant la région aux manipulations en tous genres qui restent le seul commerce politique possible entre les partis locaux et le pouvoir. L'enjeu s'avère donc trop

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important aux yeux des acteurs qui en tirent profit, ils s'unissent contre le « séparatisme » dont ils accusent injustement les autonomistes kabyles. U n e fois ces deux partis revenus à la raison, les institutions locales auront pour mission de défendre et de renforcer l'Etat autonome, de servir le citoyen de la région et non le pouvoir basé à Alger ; nos élites auront tout intérêt à aller dans le sens des exigences citoyennes de leur électorat. Jusqu'ici, les députés kabyles, mêmes unifiés, ne représentent que le dixième de l'Assemblée nationale et sont systématiquement mis en minorité lors des votes, une excuse qu'ils brandissent pour masquer leur inactivité. Cette situation cessera dans le cadre d'une assemblée parlementaire kabyle. Chaque parti en charge des destinées de la Kabylie sera jugé, récompensé ou sanctionné en fonction de ses résultats pendant sa législature. Cela ne voudra pas dire que toute manipulation de la région sera impossible, mais l'autonomie régionale la rend aléatoire car elle offre à la Kabylie les moyens de la prévenir et de la combattre par l'opposition locale et par des institutions à créer à cet effet. Le Kabyle a soif de dignité et de respect, veut vivre en phase avec son temps, avec l'évolution technologique et culturelle des nations les plus avancées et non pas subir le joug éternel d'un groupe, d'un peuple ou d'un pouvoir qui lui sont étrangers et qu'il n'aura pas expressément désignés pour un mandat limité au bout duquel il aura de nouveau à exercer son pouvoir de sanction électoral.

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Les intérêts mènent la ronde des manipulations. Le transfert des intérêts individuels, de groupes d'individus ou d'organisations politiques, vers le peuple kabyle dans son ensemble produira un changement qualitatif dans l'attitude des acteurs politiques de la région et dans leurs relations avec pouvoir central. La Kabylie sera prioritaire sur eux.

CHAPITRE 7 L A D É M O C R A T I E A L G É R I E N N E À L'ÉPREUVE D E L A QUESTION KABYLE

La démocratie en Algérie se casse les dents sur la question kabyle. La marginalisation des partis démocrates, victimes de leur ancrage kabyle, montre les limites d'un système de gouvernance basé sur le principe de la majorité contre le droit et le bon sens. Si dans une république ou une monarchie parlementaire, le critère d'identification politique est ethnique, les meilleurs programmes et les plus belles idées au monde ne vous porteront jamais au pouvoir lorsque vous êtes issu d'une minorité nationale. C'est malheureusement le cas du FFS et du R C D qui en sont parfaitement conscients mais qui continuent de jouer le jeu de la règle majoritaire. Ils ont cependant le mérite de leurs convictions et de leur générosité à réessayer chaque jour, en vain, de gagner les faveurs de nos

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compatriotes qui les rejettent. On ne peut qu'être admiratif et respectueux de tant d'efforts dépensés sans compter au service d'un pays où ils n'ont de place que dans la marge. Leur échec est aujourd'hui notre leçon, et demain notre réussite. Nous ne nous éterniserons pas à courir après l'impossible. Cet hommage que nous leur rendons à travers ces lignes ne nous empêchera pas par la suite de nous montrer critiques vis-à-vis de leurs pratiques et de leur parcours. Il en est de même avec la presse privée démocratique dont la majorité est francophone et le lectorat surtout kabyle. Elle est prometteuse mais piégée par son environnement politico-militaire qui en conditionne les libertés, voire le succès. Si nous en parlons sans complaisance c'est d'abord par respect vis-à-vis de ses artisans, de ses réalités, et parce que nous espérons la voir un jour sortir des griffes d'un système liberticide et tentaculaire.

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Face à la déferlante démocratique à travers le monde, depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, les dictatures protégées par l'ancien parapluie soviétique rivalisent de fard et de culot pour améliorer leur image auprès des pays occidentaux qu'elles accusaient, la veille, d'impérialisme. Il est aujourd'hui de bon ton d'entrer dans les bonnes grâces de ces pays de crainte de provoquer leur ire qui pourrait s'avérer fatale pour leur survie, à l'image du régime de Saddam Hussein. Le socialisme qu'elles affichaient naguère n'était en fait que le masque de

leurs impardonnables forfaits. L'aisance avec laquelle elles affirment du jour au lendemain être devenues les meilleures démocraties que leur adhésion aux valeurs du pluralisme est pour le moins douteuse. La supercherie consiste à garder le même pouvoir en place et à ravaler sa façade pour être acceptable par l'Occident qui, dès lors que ses intérêts sont garantis, s'en accommode volontiers. Ces faux convertis se font fort de s'attribuer eux-mêmes l'étiquette de meilleure démocratie de leur sphère géographique de référence, qui du monde arabe, qui de l'Afrique du N o r d ou de l'Afrique de l'Ouest, etc. En se faisant passer pour la meilleure démocratie de sa famille on fait oublier qu'on est encore une ignoble dictature. De tous les pays qui ont été contraints de sacrifier à cette mode, l'Algérie en est presque un modèle. Revenue dans le giron de la France, son ex-tutelle coloniale, l'Algérie a suffisamment de pétrole et de gaz pour appâter les nouveaux maîtres du monde. La seule condition qui l u i est posée est de se montrer conciliante avec ses adversaires d'hier. La haute hiérarchie militaire qui exerce le pouvoir a eu la chance de sentir, à temps, le vent tourner et de gérer sa reconversion dès octobre 1988, avant la chute de Ceausescu et celle de l'exR D A survenues fin 1989. Elle a ainsi pu avoir, pendant trois ans, une vie politique nationale paradoxale marquée sur le terrain par le multipartisme et, au sommet de l'État, par un gouvernement et un parlement exclusivement issus du parti unique. Les militaires,

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dont la police politique avait infiltré les noyaux de l'opposition depuis le temps du monolithisme, semblent avoir la haute main sur les partis qui émergent. La légalisation du FIS montre que cette maîtrise n'est qu'apparente et que ceux qu'on appelle, par euphémisme, « les décideurs », pour ne pas nommer les généraux qui jouent aux marionnettistes politiques, se trompent lourdement sur leurs capacités de discernement, de gestion et de prospective. Les premières législatives démocratiques furent un fiasco et les m i l i taires furent obligés de revenir au devant de la scène pour empêcher une alternance incontrôlée au bénéfice des intégristes islamistes. Les démocrates dont je faisais partie, essentiellement kabyles, sont éparpillés pour des questions de personnes et sont partie négligeable face à l'establishment et aux partisans d'un état théocratique qui se disputent le pouvoir. Leurs partis, le FFS et le R C D , sont divisés entre le respect du verdict des urnes et l'instinct de survie face à ceux qui ne leur promettent, dans le meilleur des cas, que « l'exil au Brésil », tel qu'annoncé dans des prêches de prédicateurs zélés. Q u o i qu'il en soit, d'après les folles rumeurs qui se répandirent comme une traînée de poudre à Alger après les résultats du premier tour des législatives du 26 décembre 1991, les islamistes préparaient déjà des grues pour pendre pas moins de trois cent mille Algériens dont la liste aurait été établie sur la base de leur moralité et/ou de leur opposition au FIS. Ayant déjà érigé le terrorisme sous toutes ses formes en

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moyen de prise de pouvoir, les élections ne devaient avoir lieu, de leur point de vue, que pour mieux légitimer à l'échelle internationale leur règne sur le pays. Leurs maquis et leurs assassinats étaient antérieurs à « l'arrêt du processus électoral » du 12 janvier 1992. Terrorisant déjà la population exposée à leurs violences quotidiennes, les islamistes mettaient aussi en danger le régime en place. Les atermoiements de ce dernier pour intervenir contre eux et contre leurs inadmissibles agissements n'étaient en fait que ruse et éléments d'une stratégie politique dont le but était d'être appelé à la rescousse des citoyens qu'il avait volontairement abandonnés depuis déjà longtemps aux actes barbares de ceux q u i se croyaient déjà au pouvoir. Finalement, les militaires qui ne pouvaient rêver d'une meilleure situation, firent semblant de venir au secours de ceux q u i les suppliaient de reprendre du service et qui leur assurent, de fait, une nouvelle virginité, une nouvelle légitimité offerte sur un plateau d'argent. Ils sont donc, de facto, les « sauveurs de la démocratie » en Algérie. Ils n'en demandaient pas tant. On pourrait y voir la main de Machiavel, un scénario écrit et exécuté de main de maître. À compter de ce moment, les démocrates vont, pour partie, servir de faire valoir à un système usé qui ne cherchait qu'à trouver le moyen de jouer les prolongations, et pour l'autre, soutenir le camp des islamistes contre le régime algérien. Le chantage ignoble auquel ils sont

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désormais soumis est de choisir entre perdre leur vie ou leur liberté. Contre le terrorisme, les démocrates « éradicateurs », c'est-à-dire anti-islamistes, bombent le torse derrière les généraux. Un parti q u i recommande m ê m e de ne plus recourir aux élections pour des décennies encore, le temps probablement, espèrent-ils secrètement, qu'ils soient appelés aux affaires par renvoi d'ascenseur. Faute de pouvoir gagner les élections il faut les prohiber. É t o n n a n t e conception de la démocratie ! Au lieu de retrousser leurs manches pour une victoire politique sur l'intégrisme, ils préfèrent la solution de facilité en confiant le destin de la démocratie à ses pires ennemis : les militaires. La contrepartie d'un tel marché est un blanc-seing d o n n é aux généraux pour une durée qui dépasse déjà la décennie, ainsi qu'un silence complaisant, voire militant, devant les exactions, les tortures et les injustices en tous genres qui sont, pour le pouvoir algérien, une seconde nature. Il n'a jamais hésité à y recourir, y compris hors du cadre de la lutte anti-terroriste. Il faut dire que ceux qui ont pris le maquis contre le régime au n o m de l'islam s'en prennent de leur côté, avec tout le courage des lâches et de manière ciblée, aux intellectuels, aux femmes et aux civils plus qu'aux militaires ou aux paramilitaires. Et là également, les démocrates qui se désignent comme des « réconciliateurs », qui défendent le principe selon lequel les islamistes sont incontournables et qu'il faut

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négocier avec eux, n'en pipent pas mot. L'horreur est à son comble des deux côtés des belligérants, mais chaque camp des démocrates ne dénonce que celle générée par l'allié de l'adversaire à tel point qu'on en est à se demander si cette guerre n'est pas celle que se font deux camps démocrates opposés, par militaires et terroristes interposés. Pour avoir déserté leur champ de bataille, nos démocrates n'ont plus le choix que de s'abriter sous le qamis de l'islamisme ou le treillis des militaires. Les démocrates algériens sont des frères siamois dont une tête porte la barbe des religieux et l'autre le képi des généraux. Cet anéantissement du pôle démocratique a pour résultat de museler la société où les critiques les plus sévères contre le système ne sont jamais adressées à la grande muette qui, en toutes circonstances, reste intouchable en Algérie, autant que peuvent l'être le roi du M a r o c ou celui d'Arabie Saoudite dans leur pays. C'est un sacrilège, un crime de lèse-majesté que de mettre en cause le commandement de l ' A N P 1 que l'on confond avec la soldatesque. La loi du silence, sur ce point précis, reste inviolable. Parce que l'armée a confisqué le champ politique depuis l'indépendance de l'Algérie, parce qu'elle est devenue incontournable en tant que seul acteur politique véritablement organisé et discipliné du pays, la démocratie en est l'otage. Dans ces conditions, celle-ci 1. Armée nationale populaire ainsi qu'est désignée l'armée algérienne.

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a exactement le contenu que lui définissent ses ravisseurs : celui d'un espace exclusivement réservé à une expression contrôlée par laquelle s'obtiennent les bons points et les récompenses en termes de p r o m o t i o n politique des groupes et des individus. La collaboration, autrement dit la corruption, gangrène l'espoir démocratique. Tous les partis politiques émargent au chapitre de l'hypocrisie face à ce pouvoir militaire qui a les moyens de les mater mais aussi de les corrompre. Tous vont à la soupe, ils préfèrent la carotte au bâton. Les combats d'idées, les projets de société, la défense des valeurs et les espérances nationales nées des émeutes d'octobre 1988 peuvent attendre. A l l a h est grand ! Il s'en occupera un jour, sans aucun doute.

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La presse est l ' u n des principaux piliers de la démocratie. Elle joue son rôle dans la limite de la liberté relative du journaliste et de sa ligne éditoriale. Elle est un acquis de l'humanité que nous devons protéger y compris lorsqu'elle n'a pas les moyens politiques, légaux et matériels pour accomplir sa mission. La qualité de la presse algérienne depuis 1989 est indéniable et c'est son apparente liberté de ton qui, à son corps défendant, sert de deuxième bannière démocratique au régime vis-à-vis de l'extérieur. Dans la réalité, et malgré le dévouement de ses artisans, elle est contrôlée dans son pluralisme et dans son fonctionnement par le système des clans qui caractérise les plus hautes sphères de l'État. Par ailleurs, sa fragilité juridique et matérielle en fait une proie facile. Il suffit

pour le régime de recourir aux redressements fiscaux, d'exiger le paiement des arriérés par les imprimeries étatiques ou privées, de leur interdire la publicité publique et de les poursuivre, sous de fallacieux prétextes, devant une justice aux ordres, pour faire entendre raison aux journaux les plus récalcitrants. Quand il arrive à l'un d'entre eux de toucher au pouvoir c'est, généralement, à son générique qu'il s'en prend et non à la mainmise des militaires sur l'État. Un officier supérieur n'est mis sur la sellette dans un quotidien national, comme ce fut le cas pour le général Betchine en 1998-1999, que lorsqu'il est à la retraite. Et même dans ce cas, nous sommes en droit de nous demander si sa mise en cause n'est pas le résultat d'une vulgaire lutte des clans par presse interposée qui, lorsqu'elle est actionnée en de pareilles circonstances, donne l ' i l l u sion d'une liberté qui n'est pas entièrement la sienne. Si un quotidien fait dans la résistance à ce genre de pressions, il ne fait que confirmer la règle. Il n'en est pas moins, lui-même, exempt de reproches en matière de censure dès lors que les faits à rapporter n'abondent pas dans le sens de sa mission ou ne sont pas manipulables jusqu'à travestir la réalité pour la plier à sa ligne éditoriale. Par exemple, la plupart des quotidiens censurent systématiquement les activités et les positions du M A K au m o t i f que celui-ci ne rentre dans aucune grille, aucune catégorie apparentée à un clan susceptible de déstabiliser son adversaire. Pour tous les clans du pouvoir qui rivalisent de nationalisme

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tout en étant de chauvins régionalistes, fréquenter le M A K ou le défendre dans les colonnes de la presse qui leur est affiliée, les disqualifierait ipso facto de toute ambition à prétendre au contrôle du pays pour manque de patriotisme. La démocratie, y compris pour les journaux, est avant tout une affaire de culture. Elle ne s'acquiert qu'à l'issue d'un long et laborieux processus historique. On ne devient pas démocrate du jour au lendemain. D'ailleurs peut-on l'être à l'échelle d'un pays comme l'Algérie où plus que les querelles de clocher, les luttes pour s'accaparer pouvoir et richesses nationales sont strictement régionalistes et dominées par l'éternel duel entre le clan de l'est et celui de l'ouest ? Ces deux entités qui, par un jeu de coups de force et de coups tordus, alternent au sommet de la République ont vu le jour vers la fin des années cinquante, respectivement au M a r o c et en Tunisie où ils recrutaient des troupes en prévision de leur future prise de pouvoir en Algérie, au lendemain de son indépendance. Pendant que les Kabyles, jusqu'en 1962, se battaient ferme pour la liberté de tous les Algériens en Kabylie, à Alger et jusqu'en métropole où la Fédération de France du F L N , majoritairement kabyle, avait réussi l'exploit de porter la revendication d'indépendance au cœur même de Paris avec notamment la glorieuse manifestation du 17 octobre 1961 réprimée dans le sang ; les clans de l'est et de l'ouest ne se souciaient que de leur préparation à se saisir du pouvoir après la guerre. A i n s i , dès que la

France s'est retirée d'Algérie, le 5 juillet 1962, l'armée des frontières faite de soldats q u i , pour la plupart d'entre eux, n'avaient jamais tiré le moindre coup de feu contre l'armée coloniale française, s'installe et désarme le peu de vrais maquisards de l'Armée de libération nationale ( A L N ) qui restait encore en vie. L ' A N P est née de deux clans q u i se sont fédérés contre la rébellion de la Kabylie à partir du 29 septembre 1963 qui marque la naissance du F F S . Depuis, ils luttent avec acharnement entre eux au cœur m ê m e du pouvoir. Mais pour la Kabylie, elles relèvent de l'histoire du blanc bonnet.

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C o m m e n t une démocratie peut-elle se renfoncer avec des pratiques politiques telles que celles qui sont entretenues dans notre pays ? Pouvons-nous faire en sorte qu'une minorité puisse, un jour, devenir la majorité ? À l'évidence n o n . Lorsqu'une société est saine, elle est politiquement divisée sur des conceptions différentes voire opposées de la vie et de l'État. La gauche et la droite se relaient au pouvoir par la sanction des urnes pour montrer ce dont elles sont capables et quels sont leurs points forts. Une minorité politique peut prendre la société à bras le corps, avoir de la patience et savoir jouer efficacement des médias pour voir son heure de gloire sonner. L'alternance garantie, la démocratie respire à pleins poumons. Dans un pays comme le nôtre, composé de plusieurs peuples et dont le processus de formation nationale est en recul dangereux, on est plus en présence de

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culture du dix-neuvième siècle font partie de l'âge de pierre de la démocratie moderne et ne sont d'aucune efficacité de nos jours sur le plan politique pour un pays tel que le nôtre.

coups de force, de la violence vers laquelle se tournent des citoyens impuissants à changer leur destin, que de la simple déception face à une défaite électorale. Dans les pays comme le nôtre, la guerre civile est une menace permanente. Le Rwanda, la Somalie, le Soudan, la Côte-dTvoire, sont déjà passés par là. L'Algérie y aboutira inéluctablement si le système politique actuel perdure. Lorsque les lignes de fractures politiques qui traversent un pays sont ethniques, la conception centralisatrice et jacobine de l'État est une absurdité, une grenade dégoupillée pouvant exploser à n'importe quel moment. Le modèle français calqué sur l'Algérie est un crime historique. La France n'est pas l'Algérie qui n'a aucune chance, à supposer que c'en soit une, de vivre les mêmes étapes historiques de formation nationale que la puissance colonisatrice qui a tracé les frontières de notre pays. Pour croire qu'on peut faire fi des peuples, des langues existantes au profit d'une seule officielle, il faut un Napoléon au-dessus des classes et des régions, un Jules Ferry pour une école linguistiquement unifiée, pour l'Algérie c'est une vue de l'esprit. Chaque pays est le produit de conditions historiques particulières qui font sa cohésion ou son instabilité chronique. Les pays européens qui se sont construits sur la base de démarches forcées dont ont eu à souffrir les peuples minoritaires qui les composaient ont fini par recourir qui au fédéralisme, qui aux autonomies régionales pour réparer les injustices subies par leurs minorités. Les méthodes et la

L'histoire de l'humanité se lit par pans entiers sur des plages chronologiquement distinctes et aux limites plus ou moins claires. En Occident, après le féodalisme, la naissance de la bourgeoisie s'était accompagnée de l'industrialisation qui l'avait mené vers la colonisation du monde à sa portée. Logiquement, la décolonisation était dès lors en ligne de mire, à l'ordre du jour. Une fois éveillée la conscience des peuples soumis, ils ne pouvaient que partir à la reconquête de leur dignité. La page d'histoire du mouvement des libérations nationales s'est refermée au m i l i e u des années soixante. La suite logique aurait été sûrement celle des fédéralismes ou des autonomisations des minorités au sein des nouveaux pays au lendemain de leur accession à l'indépendance. Mais la guerre froide a figé le cours de l'histoire qui ne tournait plus qu'autour du renforcement ou de l'affaiblissement des deux blocs issus de Yalta, les pays nouvellement indépendants en étaient l'enjeu. Pour que la planète puisse redémarrer il fallait un vainqueur. Ce n'est qu'après l'effondrement du bloc soviétique que toutes les revendications tues jusque-là retrouvent un droit à l'expression. Bien sûr, chaque dictature qui tombait auparavant apportait son lot de modifications salvatrices dont la création des autonomies régionales espagnoles. A u j o u r d ' h u i , il

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n'existe pas d'autre voie pour l'Afrique et l'Asie occidentale, voire pour la France, que celles des fédéralismes ou des autonomisations régionales pour déminer un avenir gros de tempêtes dont certaines ont déjà éclaté çà et là. Les pays cités plus haut, le Rwanda, la Somalie, l'ex Congo belge... en sont un exemple édifiant. Il n'est pas dit que la démocratie puisse un jour fonctionner en Afghanistan ou en Irak tant qu'un système reconnaissant une existence distincte et légale à chaque peuple qui compose ces pays n'y est pas mis sur pied. A u x premières élections législatives les armes reprendront le monopole de l'expression car nul peuple n'est prêt à subir le joug d'un autre. Une unité nationale basée sur la négation des minorités, fondée sur un contrat de dupes ou sur la contrainte est d'avance une ruine p r o g r a m m é e . Seule une adhésion volontaire, dans le respect et l'honneur des peuples enserrés à l'intérieur de mêmes frontières, peut garantir une stabilité politique et civile à l'État central. Les élections législatives qui donnent à un peuple minoritaire un strapontin dans une assemblée où sa voix est noyée dans celles qui ne visent qu'à l'étouffer, à l'humilier et à l'écraser ne sont pas viables. Elles ont pour objectif la domination d'un peuple sur un autre et n o n la réalisation d'une hypothétique harmonie nationale. Dans les pays où l'on est en présence de régionalismes forts, la nation n'existe pas, on est en présence de plusieurs nations. La seule possibilité de faire coexister tout le monde dans la paix et le respect de chacun

c'est le fédéralisme ou l'autonomie régionale. Il y va du progrès de la démocratie et du respect des droits humains, autrement dit de la stabilité du monde, que de pousser les anciennes colonies européennes en Afrique et en Asie à aller dans le sens de ces systèmes qui assureront à chaque pays l'unité dans la diversité. Leurs frontières ont été établies au gré des rapports de forces militaires des pays colonisateurs au moment de leurs conquêtes sans tenir aucun compte des peuples qui en sont victimes. Certains ont été séparés sur plusieurs pays et tous ont été contraints de vivre sous la m ê m e nouvelle identité nationale avec des voisins avec lesquels ils n'avaient pas que des atomes crochus. Les nouvelles frontières n'ont fait qu'attiser entre les communautés les suspicions et les haines ancestrales. Les luttes permanentes, parfois sans merci, pour le contrôle du pouvoir, de crainte d'avoir à subir celui des autres, rendent problématique toute stabilité nationale. L ' O N U et les organisations continentales comme l ' O U A , qui ont consacré le principe de l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation pour contenir la poudrière africaine, mais surtout pour stabiliser les rapports de force géopolitiques entre l'exU R S S et l ' O T A N , doivent continuer à nourrir le même souci d'éviter des guerres ethniques en fondant de nouvelles bases au droit international pour permettre aux peuples séparés de se retrouver par delà leurs frontières et à ceux qui, comme le peuple kabyle, souffrent d'oppression dans leur pays, d'avoir leur état

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régional sans avoir à remettre en cause l'intégrité territoriale nationale. Cette vision ne manquera pas d'être opposée aux tendances actuelles de la mondialisation, des regroupements sur des espaces continentaux d'ensembles de peuples q u i renoncent librement à leur souveraineté et à leur identité nationale comme dans la construction européenne qui se fait sous nos yeux. Cette opposition n'est qu'apparente. Les pays qui s'unissent ainsi ont tous globalement résolu leurs problèmes identitaires. Pour renoncer librement à son identité, il faut en avoir une très forte, la vivre sans écueil, sans oppression et être persuadé que l'acte d'union ne la menace en aucune façon, ou bien être sûr de gagner au change une autre identité plus épanouissante et plus enrichissante que celle que l'on troque. Seules des entités libres se rassemblent librement. Personnellement je souhaite vivement la construction de l'unité nord-africaine mais avec la Kabylie comme partenaire à part entière ayant comme tous les autres membres son mot à dire sur les orientations p o l i tiques, économiques et socioculturelles du sous-continent. Il faut éviter de construire des ensembles humains sur un terrain miné comme ce fut le cas pour l'ex-Fédération yougoslave. Cette dernière aura sûrement à se refaire un jour, l'insertion géographique y obligera tous les anciens membres à reconstruire ensemble l'édifice commun qu'ils viennent d'abattre. Mais cela se fera sur de nouvelles fondations, dans la reconnaissance et le respect de chaque peuple q u i

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La démocratie algérienne à l'épreuve de la question kabyle

compose les Balkans. Il n'y a pas de démocratie sans plénitude des droits des individus et des peuples dans quelque contrée que ce soit à travers le monde, Algérie comprise. Le statut de minorité ethnique doit désormais céder la place à celui de souveraineté territoriale des peuples minoritaires dans les domaines d'identité, de langue, de culture et de développement économique et social. C'est l'un des prochains défis de l'humanité.

TROISIÈME PARTIE

Pourquoi l'autonomie ?

CHAPITRE 8 L E S K A B Y L E S , PEUPLE E T É T A T : L A F I N D ' U N T A B O U

Un tabou vient de tomber : les Kabyles se revendiquent, enfin, en tant que peuple à part entière. Jusqu'ici, l'emprise de l'idéologie jacobine française ainsi que celle du centralisme démocratique issu du marxisme, leur engagement massif dans le mouvement national puis la guerre d'indépendance, bref, leur nationalisme les incitaient plutôt à se dissoudre dans la notion de « peuple algérien ». Ils n'avaient pas les moyens politiques de s'affirmer distinctement du reste des Algériens. Cela fait à peine trois ans qu'ils se sont affranchis de leurs entraves psychologiques. La révolte populaire qui a suivi l'assassinat d'un lycéen, Massinissa Guermah, le 18 avril 2001, perpétré par des gendarmes dans leur caserne d ' A t D w a l a , et la répression qui s'abat depuis sur leur région dans l'indifférence nationale leur ont fait prendre conscience

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Algérie : la question kabyle

Les Kabyles, peuple et État : la fin d'un tabou

Les tenants du pouvoir en place sont le premier obstacle à franchir sur la voie de notre autonomie. Leurs intérêts leur commandent de se montrer implacables à notre encontre, et ils en ont les moyens. Cependant, ils ne sont pas les seuls. Le F F S et le R C D , pris de court par la revendication de l'autonomie de la Kabylie à laquelle ils ne s'attendaient pas et qu'ils n'ont pas vocation à porter pour les raisons exposées ci-dessus, se sont mis à la contrer ou à la dévier vers une simple forme de décentralisation. Les incertitudes liées à une évolution du monde et du pays qu'ils ne perçoivent qu'à partir de leurs dynamiques nationales, algérianistes, les poussent en ce domaine à des positions et à des combats d'arrière-garde. Pour eux, nous sommes des intrus sur leurs terres. Ils nous assimilent donc à un adversaire supplémentaire devant avoir droit aux fléchettes qu'ils se décochaient jusquelà entre eux, pour nourrir leurs querelles de clocher. Leur réaction à l'encontre de l'idée de l'autonomie de

la Kabylie est injuste et insensée. Son insertion dans le champ des pressions politiques exercée sur le pouvoir ne peut que les servir. Eux qui tiennent tant à ce que l'Algérie reste « une et indivisible » n'en seront que mieux acceptés par le reste de nos concitoyens auprès desquels ils vont progressivement gommer leur étiquette de partis « kabyles ». Ils ont le droit de marquer leur différence, réelle ou simulée, avec nous mais ils n'ont pas le droit à l'excès. Cela s'apparenterait trop au zèle des nouveaux convertis et leur crédibilité ne pourrait qu'être mise en cause par ceux-là m ê m e qu'ils cherchent à séduire. Ils ont intérêt à cesser de se croire dans l'obligation de donner, à chaque occasion, des preuves de leur nationalisme, de leur algérianité. Leurs parcours respectifs parlent pour eux. Mais, que voulez-vous ? Quatre décennies de réflexes politiques ne peuvent être changées du jour au lendemain. En nous ajoutant à leur tableau de chasse, ces deux partis nous ont réellement blessés en avançant que cette idée d'autonomie nous a été « soufflée par le pouvoir ». Au lieu d'ouvrir le débat sur ce thème, ils ont préféré le clore de crainte d'en être déstabilisés. Si nous avons réussi, pour une fois, à les mettre d'accord sur un m ê m e point, celui de combattre les autonomistes, c'est parce qu'il s'agit pour eux de défendre leur espace vital. N o u s le comprenons aussi. M a i s à ce niveau de réaction, il n'y a plus de combat d'idées, de projet de société, mais une simple lutte pour la détention de l'apparence d'un pouvoir local, un pouvoir

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de la nécessité et de l'urgence de prendre leur destin en main. La revendication d'une autonomie régionale est officiellement exprimée le 5 j u i n 2001 et le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie ( M A K ) , est né pour la mener à son terme. Les « réflexions sur l'autonomie de la Kabylie » de Salem Chaker, publiées simultanément à Paris et en Algérie, donnent à cette nouvelle volonté une consistance et une crédibilité à même de l'enraciner dans tous milieux de la société kabyle.

Algérie : la question kabyle

virtuel. Chacun espère être celui qui sera plus légitime que l'autre, vis-à-vis d'Alger ou d'ailleurs, de représenter la Kabylie. En réalité ces deux partis ont aband o n n é l'idée de devenir un jour majoritaires en Algérie, ils ont intériorisé leur complexe de minoritaires à vie. La boucle est bouclée. Ceci est d'autant plus dramatique pour eux que les autonomistes ne sont pas leurs seuls nouveaux soucis. L'irruption sur la scène locale d'un mouvement dit « citoyen » a anéanti, probablement pour longtemps, leurs espoirs d'hégémonie sur la région. Cette nouvelle structure s'est positionnée, dès le départ, comme étant le représentant unique de la Kabylie et chasse sur le m ê m e terrain « national » qu'eux. Le Mouvement des archs, qu'une partie de la presse désigne par le mot arouchs ou par l'expression « mouvement citoyen », a émergé dans le feu des événements du Printemps noir d'avril mai 2001. Au début, son objectif était de canaliser la révolte de la région vers des actions pacifiques qui épargneraient aux jeunes d'aller s'exposer aux tirs des gendarmes. Il se donnait pour mission de mettre un terme à l'effusion de sang. La marche du 14 juin 2001 qu'il organisa à Alger, et qui avait drainé plus de deux millions de Kabyles, était le point d'orgue de sa mobilisation. Il venait, à son corps défendant, de faire entrer le peuple kabyle dans l'histoire. Mais, c'est la plate-forme d'El-Kseur, dont il s'est doté trois jours auparavant, qui est devenue le porte-drapeau du Mouvement. Comportant quinze

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points découlant d'un compromis fugace, entre les forces politiques en présence dont l'extrême gauche, elle alterne de façon confuse des revendications régionales, spécifiquement kabyles, avec d'autres d'ordre national, dans l'espoir d'une adhésion de l'ensemble des Algériens. U n e démarche fort honorable mais vouée à l'échec. Les Kabyles sont désespérément isolés à l'échelle nationale. Les leçons du passé ne sont toujours pas retenues. Pire ! Les coups de force, le squat politique et l'exclusion y sont devenus monnaie courante. Les militants du FFS quittent le Mouvement dès le mois d'août 2001, le R C D , pourtant vilipendé dans la région après sa participation au gouvernement de Bouteflika, profite de cette aubaine pour y régner en maître pendant des mois et l'entraîner sur des voies et des positions conformes à ses objectifs du moment. Il n'a eu aucun mal à le faire devant une majorité de délégués peu aguerris politiquement. Pour le R C D , comme pour toutes les forces q u i composent le Mouvement, il ne fallait surtout pas que l'on y parle d'autonomie de la Kabylie. Ensuite, le fait que la plate-forme d'El-Kseur entretient un flou artistique sur l'avenir politique de la région a amené des délégués, militants dans des partis ou ayant des liens avec des officines proches du pouvoir, à se permettre des déclarations contre la revendication d'autonomie régionale. Pour tous ceux-là, la messe est dite, ils sont en mission. Mais pour la majorité de ceux qui animent les « conclaves », elle est la

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seule perspective pour mettre un terme, une fois pour toutes, à la répression de leur région. Mais, comme ils sont respectueux de leur plate-forme de revendications et de leur « code d'honneur » ils gardent dignement leur o p i n i o n ou l'expriment dans un cadre privé. Ils n'ont pas l'activisme des militants partisans. Tous disent en aparté que l'autonomie régionale est la seule solution pour sortir de la crise, qu'elle seule constitue le cadre de satisfaction et d'application de leur quinze points dont la presse amplifie et dénature le contenu. La perspective autonomiste devient, pour eux comme pour la rue kabyle, chaque jour, un peu plus inéluctable. Mais au-delà des mots que recouvre son sens quelles en seront les retombées ?

Les Kabyles, peuple et État : la fin d'un tabou

ment à la mise sur pied d'un État kabyle. Ce dernier, basé sur une démocratie plus proche du citoyen, sera le meilleur garant des intérêts de son peuple, son protecteur, son délégué national et l'instrument de son développement socio-économique et culturel. L'État est la colonne vertébrale d'un peuple. Les accusations prévisibles de séparatisme et de sécession de la part de nos adversaires ne traduisent, en général, qu'une volonté de maintenir notre région sous le joug du pouvoir central. En essayant d'en empêcher la réalisation, ils compromettent la cohésion nationale de manière irrémédiable. Qui peut garantir que la jeunesse kabyle, qui vient de s'affranchir de toutes ses peurs face aux tirs d'armes automatiques, offrira éternellement sa poitrine nue à ses assassins sans se défendre ? La Kabylie, sans solution définitive, restera-t-elle, toujours aussi pacifique ? Si nous voulons assurer à nos enfants un avenir de paix et de liberté, il est vital que nous hâtions la construction de l'autonomie régionale, dans la perspective d'une éventuelle Algérie fédérale. L'avenir de tout le pays en dépend.

L'autonomie régionale est un statut politique qui confère des prérogatives pour légiférer dans certains domaines de la vie quotidienne, les lois et décisions qui en découlent sont appliquées par des institutions exécutives locales. Concrètement, cela se traduit par la mise en place de deux organes qui sont l'expression de tout État : le Parlement et le gouvernement de région articulés sur l'État central qui garde un rôle de régulation et de coordination avec le reste du territoire national. U n e autonomie territoriale n'a de sens qu'une fois assise sur cet édifice qu'est l'État. À son tour, celui-ci ne vaut que par l'étendue des pouvoirs et des moyens qu'il a à sa disposition : budget, police, justice, pouvoir de nomination de fonctionnaires... L'autonomie de la Kabylie équivaudra automatique-

Chaque phénomène de vie a son terme, la malédiction qui frappait les Kabyles aussi. Après avoir animé l'essentiel du mouvement national, porté la guerre d ' i n d é p e n d a n c e à bout de bras, sans jamais rien revendiquer pour eux-mêmes, l'Algérie ne les a payés, en retour, que d'humiliation, de déni, de répression, de prison et, maintenant de mort. Des générations entières ont fait passer l'intérêt national avant celui de

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leur région, y compris depuis que le pays est décolonisé et que ceux qui les gouvernent s'en prennent haineusement à leur dignité et à leur intégrité physique et morale. Les Kabyles d'aujourd'hui n'acceptent plus de subir ce qu'ils ont enduré des décennies durant. L'heure est à leur affirmation en tant que peuple digne de ce n o m et au respect qu'on leur doit à l'échelle nationale et internationale. Ils aiment l'Algérie toujours autant, sinon plus, que leurs aînés, mais ils ont décidé de s'assumer dans ce qu'ils sont et non dans ce que le pouvoir en place a vainement tenté qu'ils deviennent quarante années durant. Ils sont indissolubles dans des identités factices. La fin d'un tabou

CHAPITRE 9 L ' A U T O N O M I E RÉGIONALE S O L U T I O N D E L A CRISE E N K A B Y L I E

marque le début d'une liberté. Présentement, la nôtre. En Kabylie, la solution de l'autonomie est la seule possible avant le chaos. Les divers modes de décentralisations proposés tardivement par certains sont d'ores et déjà dépassés. Elles auraient pu représenter une possibilité si elles étaient venues avant le Printemps noir. Repartir sur l'idée selon laquelle « nous sommes tous des Algériens » est vouée à l'échec d'avance. C'est ce en quoi, en tant que Kabyles, nous avons tenté de croire non pas depuis l'indépendance de l'Algérie, qui date de 1 9 6 2 , mais depuis 1 9 2 6 . Le fédéralisme est une autre étape de notre avenir, il suppose que l'ensemble des régions du pays le revendique au m ê m e titre que la Kabylie. Nous ne pouvons plus attendre jusqu'à ce que toutes les régions soient d'accord pour accéder à la maîtrise de notre destin. La revendication

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de la Kabylie à gérer son quotidien par ses propres instances et ses propres institutions, loin de la tutelle du régime en place, n'est pas encore une aspiration des élites et des peuples des autres régions du pays. La démocratie telle qu'elle est comprise aujourd'hui en Algérie n'est pas la bonne solution puisque nous la pratiquons sans succès depuis 1989. Tant que les Kabyles avaient le choix, ils avaient fait passer leurs intérêts collectifs derrière ceux de l'Algérie et du « peuple algérien ». Depuis que le régime tire à balles explosives sur leurs enfants sans l'expression de la moindre indignation ou de compassion du reste des Algériens à leur égard, il est devenu urgent et vital de doter la Kabylie d'un statut de large autonomie afin que nous puissions protéger notre jeunesse.

L'autonomie régionale solution de la crise en Kabylie

et opposent toujours a fait de leur région ce que le Kurdistan a été pour les Bassistes irakiens : un défi scandaleux au pouvoir raciste en place, un crime de lèse-majesté. Le m ê m e problème a été vécu dans l'Espagne franquiste, des régions aux caractéristiques très différentes cohabitent aujourd'hui dans un régime d'autonomie.

La crise qui secoue l'Algérie depuis son indépendance a pour origine la volonté du pouvoir algérien de diluer la Kabylie dans l'identité nationale arabe conquérante dont ils pensaient qu'au fil du temps elle s'imposerait à tous. Le rouleau compresseur de l'arabisation était en marche à l'école, dans l'état-civil, dans les médias, le kabyle était banni de toute expression officielle. N'ayant pour seul modèle de construction nationale que celui de la France, les tenants du pouvoir algérien ont vite fait d'assimiler la Kabylie à l'Occitanie, à la Bretagne ou à la Corse où les mouvements nationalistes n'étaient pas encore nés. Quoi de plus naturel que de ressembler à son géniteur ? La résistance insoupçonnée que les Kabyles y ont opposée

Le plus grave dans le cas de la Kabylie est que le pouvoir actuel estime toujours que la répression est préférable à une solution politique qui, il est vrai, n'a jamais été formulée clairement avant juin 2001 autrement que sous forme culturelle et de manière confuse. Nous en avons évoqué les raisons dans les chapitres précédents. Maintenant que la revendication autonomiste a définitivement supplanté celle de « Tamazight, langue nationale et officielle » il est nécessaire et urgent pour les « décideurs » algériens de reconsidérer la marche à suivre. Il leur faut envisager l'avenir dans cette partie du pays autrement que dans une perspective de confrontation et de poursuite d'une politique répressive dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle a lamentablement échoué durant les quarante ans de sa mise en application. L'Algérie doit se recentrer sur la promotion de son développement économique et culturel, par conséquent les dirigeants doivent libérer toutes les énergies susceptibles d'y contribuer sans plus chercher systématiquement à « casser du Kabyle ». Les avantages pour l'ensemble du pays sont trop importants pour ne pas les évoquer.

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Mais avant de passer en revue les bienfaits de l'autonomie régionale kabyle pour chaque camp, commençons par en dédramatiser le contenu. À la première question du quotidien algérien El Watan du 10 septembre 2001 sur ce thème, j'avais répondu que « la notion d'autonomie de la Kabylie vise à doter la région d'institutions politiques (Parlement, exécut i f . . . ) à m ê m e de l u i assurer un décollage économique, de prendre en charge sa langue et son école, d'asseoir sa stabilité civile et sécuritaire avec des mécanismes d'articulation sur les structures étatiques algériennes '. » Ce sera autant de poids en moins sur les épaules de ceux qui sont en charge des destinées du pays et qui ne disposent ni des compétences nécessaires, ni d'une administration performante, à m ê m e de répondre aux urgences et exigences de l'Algérie d'aujourd'hui. Un individu accède à son autonomie lorsqu'il s'affranchit de ses handicaps et de ses dépendances. Nous allons montrer quels avantages peuvent en retirer la Kabylie et le pouvoir algérien.

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1. Ma réponse est publiée dans cette même édition d'El Watan du 10 septembre 2001.

l'intérêt général par-delà leurs intérêts personnels, claniques ou tribaux. La compétition politique amènera sûrement, au début, de fieffés politicards à user de promesses mensongères pour emporter les suffrages de leurs concitoyens mais l'alternance sanctionnera nécessairement tout gouvernement qui manquera gravement à sa parole comme cela se produit ailleurs, à travers le monde occidental notamment. Elle aura à s'atteler à solutionner ses problèmes par ses propres instances, ses propres structures et ses propres ressources l o i n des entraves et des incompréhensions des autorités algériennes dont elle a eu à souffrir depuis des décennies. Ce ne sera pas le moindre des avantages que d'avoir à mettre ses enfants à l'abri de la violence armée de l'État ou à prendre en charge sa langue, sa culture et son identité. Personne ne le ferait mieux à sa place. L'université kabyle, déjà très dynamique, disposera des instruments de recherche et d'expérimentation susceptibles de la mettre au service de son environnement socio-économique et culturel. Le système de santé, aujourd'hui délabré et qui a fait de nos hôpitaux de simples mouroirs, sera réorganisé en fonction des normes en vigueur dans les pays les plus avancés. Les moyens de communication, transports et infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires mériteront plus d'attention de la part des gouvernants kabyles pour une meilleure rentabilité des secteurs d'activité dans la région. Si la Kabylie sent le besoin de creuser des tunnels à travers la montagne

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La Kabylie a tout intérêt à accéder à l'autonomie pour plusieurs raisons. Elle s'élève de fait au rang d'Etat régional à travers lequel elle redeviendra maîtresse de son destin et n'en voudra qu'à elle-même si elle s'en trouve mal gérée. Elle choisira parmi ses élites celles et ceux qui ont l'amour de son peuple et celui de

Algérie : la question kabyle

du Djurdjura pour un accès plus aisé à ses divers flancs, elle n'aura ni à attendre les subsides d'Alger n i , encore moins, son feu vert. Si elle estime devoir ouvrir un aéroport ou agrandir un port ou un aéroport, elle sera seule juge de ses choix. Nous n'avons pas intérêt à rester ad vitam aeternam en conflit avec les tenants du pouvoir algérien. Eux n o n plus. C o m m e toute l'Algérie, ils tireront davantage de bénéfice de l'autonomie de la Kabylie que du maintien du statu quo. Des missions des services spéciaux du régime ont été dépêchées en Espagne, en Belgique et au Canada pour s'informer des modes de fonctionnement de ces pays avec leurs cadres autonomistes ou fédéralistes dans l'intention probable de faire évoluer l'organisation politico-administrative du pays. Pour le sommet de l'Etat algérien, la Kabylie est un défi. Elle l'irrite par sa fronde politique perpétuelle. Elle le déstabilise en permanence et finit toujours par entraîner une part de la société algérienne vers la contestation du régime, certes pas dans les mêmes termes que les siens mais de manière dangereuse pour la survie du système. Après le Printemps berbère d'avril 1980, les activistes islamistes avaient profité de la révolte kabyle pour lancer la lutte terroriste au profit d'une république islamiste. En 1986, alors que le régime venait de nous condamner et de nous mettre en prison pour avoir créé la première Ligue algérienne des droits de l'homme, l'est algérien était descendu dans la rue et en 1988 il y eut des

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émeutes à l'échelle nationale q u i firent accéder l'Algérie au pluralisme politique. Il est certain que si la Kabylie ne se calme pas, et elle ne peut désormais s'assagir que dans une forme d'autonomie régionale, elle finira cette fois encore, par effet d'entraînement, par déclencher des révoltes à travers l'ensemble du pays contre les tenants du pouvoir actuel. En deuxième lieu, la stabilité retrouvée du côté kabyle, le régime pourra s'atteler à mieux gérer le reste du territoire et, éventuellement à faire de l'autonomie de cette région un banc d'essai qui permettra d'envisager la refonte administrative de l'ensemble du territoire. Le point le plus important pour le pouvoir central, en plus de l'allégement des charges qui sont les siennes aujourd'hui, est qu'il se dote d'un État régional comme partenaire avec lequel les conflits cesseront d'être posés dans la rue. La gestion des régions à partir d'Alger est un mode de gouvernance dépassé et inefficace, du moins pour ce qui concerne la Kabylie. Les Kabyles connaissent mieux que quiconque les besoins de leur région. Lorsqu'ils apprennent qu'un projet qui, initialement, devait être réalisé chez eux, est détourné vers une autre région, lorsqu'ils ont ouï-dire par la rumeur, qu'elle soit fondée ou non, qu'à des investisseurs étrangers ayant prévu de s'installer en Kabylie le gouvernement a opposé une fin de non recevoir, ils ne peuvent qu'en vouloir au système et à ses tenants qui veulent davantage les réprimer que les respecter. Les maintenir dans la dépendance décisionnelle revient à

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nourrir chez eux le sentiment de malveillance du gouvernement algérien à leur encontre et donc les pousse chaque jour un peu plus à la révolte. À force d'exaspération et de désespoir, ils finiront par franchir le Rubicon et en viendront à l'irrémédiable. Rendre aux Kabyles leur fierté d'être ce qu'ils sont chez eux sera une manière de rebâtir une cohésion du pays sur une assise plus solide. L'autonomie de la Kabylie amorcera une nouvelle ère de collaboration entre la région et l'État central pour le bien de tous et scellera la réconciliation entre Algériens. L'État algérien et la Kabylie cesseront dès lors de se défier mutuellement et apprendront à se respecter. Notre région pansera ses blessures, amorcera la réalisation de ses ambitions économiques, sociales et culturelles, le gouvernement se consacrera à combattre le terrorisme islamiste qui donne une si hideuse image du pays à l'étranger. La Kabylie cessera d'être l'instrument de déstabilisation du régime qui, de son côté, pourra envisager son avenir de manière moins dramatique. Toute l'Algérie y gagnerait. Le bras de fer qui met aux prises la Kabylie et le pouvoir algérien ne peut connaître de dénouement autre que politique. Il ne peut s'éterniser sans conséquences graves pour les deux parties. Quarante ans de tensions permanentes entre elles sont là pour nous enseigner qu'aucun des deux bords ne peut l'emporter sur l'autre et ce, quels qu'en puissent être le prix et la durée.

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L'histoire s'accélère d'année en année et plus tôt nous irons vers cette solution mieux nous réussirons notre insertion dans ce monde en pleine évolution. Attendre un peu, c'est perdre beaucoup. Le temps presse en termes d'investissements, de protection des vies humaines et une diffusion des valeurs de démocratie, de respect des droits humains et des libertés fondamentales dans l'aire géographique qui est la nôtre.

C H A P I T R E 10 L A K A B Y L I E SUR L A S C È N E I N T E R N A T I O N A L E

Dans le cadre des relations internationales, la Kabylie est représentée par les instances diplomatiques algériennes. Notre région a toujours eu à subir les décisions du pouvoir central, y compris lorsqu'il s'est agi de combattre à l'étranger, les Kabyles ont ainsi été envoyés en Indochine par la France coloniale, au Moyen Orient et dans le Sahara Occidental depuis l'indépendance de l'Algérie, sans que nous ayons jamais eu de volonté belliqueuse envers ces populations. À partir des années quatre-vingts, les pays occidentaux ont développé le concept d'ingérence humanitaire, nous avons alors secrètement espéré pouvoir bénéficier de ce type de politique si toutefois le besoin s'en faisait sentir. Lorsqu'en avril 2001 les troupes gouvernementales ont ouvert le feu sur de jeunes manifestants, aucun pays occidental n'a manifesté la

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Algérie : la question kabyle

La Kabylie sur la scène internationale

volonté d'aider notre peuple. La France se montrait attentive à l'évolution de la situation, les télévisions françaises, massivement captées sur l'autre rive de la Méditerranée, couvraient les événements de Kabylie. À cette époque, le Quai d'Orsay exprimait quelques inquiétudes quant à notre sort. Les attentats du 11 septembre 2001 firent retomber une chape de plomb sur notre martyr, ni les politiques ni les médias ne donnèrent plus d'information sur la situation en Kabylie. Ce silence total nous a permis de comprendre qu'il fallait que nous nous dotions d'une forme parallèle de diplomatie afin d'alerter l'opinion internationale sur notre situation. Si des diplomates occidentaux se déplacent dans notre région c'est avant tout pour rassurer leurs capitales sur le caractère pacifique de la révolte kabyle et n o n pour les inciter à intervenir auprès du gouvernement algérien afin qu'il cesse sa politique de répression armée. À partir de 2001, dans la suite logique de notre mobilisation pour obtenir l'autonomie de notre région, nous avons commencé à exprimer des positions plus particulièrement kabyles sur certains événements internationaux, des messages de soutien ont été envoyés au peuple américain suite aux attentats, les Kabyles lors de leurs manifestations de rue pour leurs droits lancent quelques fois des slogans en faveur d'Israël quand le gouvernement algérien soutient systématiquement les Palestiniens. Nous avons fait le choix d'entrer comme par effraction dans les couloirs feutrés de la diplomatie

internationale afin de trouver des soutiens pour que le conflit qui oppose le gouvernement central à notre région trouve une solution. Que ce soit en Europe ou sur le continent américain, les Kabyles qui ont émigré tentent de sensibiliser leurs pays d'accueil ou d'adoption à la situation dans leur région d'origine. C'est ainsi que l'association des Taxis kabyles parisiens a organisé en juillet 2001 un convoi de voitures ralliant Strasbourg, une délégation de leurs représentants a été reçue au Parlement européen q u i avait adopté quelques semaines auparavant une résolution en faveur du « peuple berbère de Kabylie ». L'association culturelle amazighe d'Amérique ( A C A A ) a de son côté organisé un sit in devant la Maison-Blanche lors de la visite du président algérien à Washington.

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En 2001 et 2002, le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie a contacté le directeur général de l ' O T A N , le secrétaire général des Nations Unies et le président du Parlement européen par le biais de courriers faisant état de la situation alarmante de notre région. Le 12 novembre 2001, nous avons été reçus par la C o m m i s s i o n des droits socioéconomiques et culturels de l ' O N U à Genève, les représentants du M A K ont remis un m é m o r a n d u m sur les violations répétées de nos droits par l'Etat algérien. En j u i n 2002, les trois principales institutions européennes basées à Bruxelles ont accueilli une délégation kabyle venue leur remettre des documents faisant état de la situation de notre région, en décembre 2003 c'est le

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La Kabylie sur la scène internationale

D é p a r t e m e n t d'État américain q u i a accueilli cette m ê m e délégation. Entre temps, les ambassades des États-Unis, de France, de Belgique, du Canada et d'Espagne ont reçu des représentants kabyles venus exposer les raisons de notre démarche pour obtenir l'autonomie de la Kabylie.

temps à réfréner les tentations génocidaires du pouvoir central. Notre démarche n'est pas aisée, un peuple sans État qui prétend se représenter seul dans les chancelleries rencontre des oppositions, malgré cela des portes nous ont été ouvertes, c'est un premier pas vers la prise en compte de nos aspirations.

Grâce à ces actions et rencontres, nous sommes désormais visibles sur l'échiquier politique international où nous bénéficions de sympathies comme de réticences. Il n'y a pas si longtemps, des peuples en lutte pour leur identité et leur indépendance, lutte le plus souvent armée, pouvaient bénéficier de représentations officielles dans les pays qui les soutenaient, ce n'est plus le cas aujourd'hui, d'autant plus que la violence est récusée par tous, y compris par les Kabyles qui ont toujours refusé d'y recourir, même en état de légitime défense. Pour soutenir notre démarche pacifique nous utilisons au mieux les médias, pour que les cris d'un jeune Kabyle tombant sous les balles des gendarmes soient entendus dans le monde entier, et nous pratiquerons le lobbying autant que possible.

Toutefois, ce sont les intérêts q u i mènent le monde, chaque pays examine quel profit tirer d'un engagement en notre faveur contre de gouvernement algérien. La Kabylie ne possède ni pétrole ni minerai, sa seule richesse réside dans son attachement à la modernité, aux valeurs démocratiques et au respect des droits humains. Depuis le 11 septembre 2001, les risques islamistes sont mieux pris en compte or la Kabylie est enclavée dans un ensemble géographique globalement acquis aux thèses intégristes, elle peut donc représenter et diffuser les valeurs démocratiques dans cette région.

Nous voulons que les instances internationales prennent conscience du drame que nous vivons au quotidien, que chaque pays ou organisation internationale sache que leur passivité ou leur silence peuvent, à long terme, pousser de jeunes Kabyles à basculer dans la violence ou le terrorisme. Un ferme rappel à l'ordre du gouvernement algérien par les démocraties occidentales peut suffire dans un premier

C ô t é européen, la plupart des groupes parlementaires se sont montrés sensibles au cas Kabyle, le groupe communiste et les libéraux, anglais particulièrement, nous ont exprimé toute leur sympathie. Seuls les Verts, ne se sont pas montrés à la hauteur de ce que nous attendions de leur part. Les représentants Italiens, Belges, Espagnols, Suédois ou Anglais appuient notre volonté d'autonomisation de la Kabylie dans le respect de l'intégrité territoriale de l'Algérie. Pour construire notre autonomie régionale, nous nous appuyons sur l'exemple flamand ou catalan, c'est

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d'ailleurs à l'initiative de la Catalogne qu'a eu lieu la première rencontre Kabylie-Catalogne les 12 et 13 septembre 2002. C'est notre seconde patrie, la France, qui se montre la plus réticente. Nous y avons chacun un parent, un amour, en elle repose nos espoirs et notre fierté à l u i donner des citoyens tels que Zidane, Piaf, M o u l o u d j i , D a n i e l Prévost, D a n y B o o n , K a m e l d u groupe de rap Alliance ethnique, Jacques V i l l e r e t . . . tous d'origine kabyle. D e u x millions de Kabyles vivent en France, près de la moitié sont de nationalité française. L'immigration s'est accélérée ces cinq dernières années, les jeunes Kabyles préfèrent une situation administrative et matérielle précaire à la violence des forces gouvernementales algériennes. La France, dont nous attendons tant, continue à sacrifier les Kabyles sur l'autel d'hypothétiques intérêts économiques et géopolitiques, nous représentons pourtant un réel soutien, peut-être le seul, de la francophonie dans la région. La dernière visite de Jacques Chirac en Algérie a été ressentie comme une gifle en Kabylie, il n'a pas exprimé la moindre compassion pour les 123 victimes du Printemps noir et a passé sous silence la situation de nos prisonniers politiques afin de ménager le président algérien. Le 3 novembre 2003, le président algérien se rendait à Paris, la presse du pays a rendu compte de tous les problèmes de l'Algérie sauf de la situation en Kabylie pourtant à la une de tous les journaux algériens depuis trente mois. Crispée sur son

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modèle jacobin qui ne cadre pas avec nos aspirations, la France n'entend pas notre volonté d'autonomie. Ce silence français nous a conduits à tenter un rapprochement avec les États-Unis, pays où les Kabyles sont très peu nombreux. Lorsque le D é p a r t e m e n t d'État a reçu notre délégation le premier décembre 2003, nous avons constaté que nos interlocuteurs ignoraient tout de la Kabylie. Ils ont pourtant compris tout l'intérêt géopolitique de notre région. U n e réorientation de l'immigration de la France vers les États-Unis pourrait servir notre volonté d'autonomie. Toujours sur le continent américain, la province du Québec s'est montrée favorable à notre démarche, elle accueille aujourd'hui près de vingt mille Kabyles bien que cette émigration soit tout à fait récente. Peut-être avons-nous tort de ne pas nous adresser aux pays dits arabes proches du gouvernement algérien au seul m o t i f qu'ils restent attachés à l'arabité, mais en dehors du Maroc, terre berbère qui revendiquera un jour ou l'autre l'autonomie de ses provinces, les Etats arabes ont les mêmes référents idéologiques et culturels que l'Algérie. Leur différence d'alignement entre l'ex-URSS et le bloc occidental hier, entre la France et les États-Unis aujourd'hui ne peut nous être d'un grand secours car ils nous assimilent habituellement à d'autres Juifs, la Kabylie n'est pour eux qu'un autre Israël. Faut-il donc attendre un soutien de la part d'Israël ? La situation actuelle du pays ne le permet sans doute pas. Les Kabyles peuvent de leur

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côté, par leur discours de tolérance, contribuer à faire reculer l'antisémitisme irrationnel des Algériens. E n f i n , le continent africain est encore trop faible pour nous soutenir. Notre démarche peut servir d'exemple aux peuples africains pour pacifier leurs luttes pour la reconnaissance de leurs identités dans leurs pays respectifs. L'Afrique est malade de ses dictatures et l'autonomie des peuples peut contribuer à faire disparaître progressivement ces régimes autoritai-

QUATRIÈME PARTIE

res. Le fédéralisme du Nigéria ou d'Afrique du Sud a permis d'éviter l'écueil de la dictature ethnique dans ces deux pays qui peuvent servir d'exemple pour l'ensemble du continent. La Kabylie, par la sagesse de ses élites, a fait le pari de réussir sa libération par la voie de la raison, du dialogue et de l'action politique, refusant toujours de s'engager dans une lutte armée. Il est du devoir des pays occidentaux de faire pression sur les autorités algériennes pour qu'elles mettent fin à la répression et qu'une solution politique soit trouvée. Ce n'est pas par calcul politicien que nous signalons l'urgence d'une action, c'est afin d'éviter qu'il ne soit trop tard pour l'action politique.

Lettre aux jeunes Kabyles

À V O U S QUI ÊTES APPELÉS À POURSUIVRE N O T R E Œ U V R E ,

Nous savons combien est lourde la responsabilité que notre génération remet entre vos mains. Nous en connaissons le poids depuis que, très jeunes nous aussi, nous l'avons reçue de nos aînés, sans que nous en ayons été prévenus ni consultés. À votre tour vous aurez à la léguer à vos cadets qui la remettront à vos enfants. A i n s i , de nos lointains ancêtres à nos arrières petites-filles et petits-fils, et ce, j u s q u ' à la f i n des temps, chaque génération de Kabyles est anoblie par l'histoire qui l u i confie la mission de perpétuer notre souffle de vie, de dignité et de liberté de tous temps menacés par des tyrans et des envahisseurs. N o t r e existence est toujours un combat dont seules les formes changent au f i l des décennies, des siècles, des millénaires. D ' i c i peu, il se mènera dans le confort. Nous vous adressons cette lettre dans une langue écrite que nous empruntons amicalement à un autre peuple puisque la langue kabyle demeure à ce jour du

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domaine de l'oralité dont le support n'est pas encore le papier. Vous aurez, vous aussi, à insuffler à cette parole aux multiples accents que nous tenons de nos Anciens, une vitalité et un dynamisme q u i seront décuplés par votre descendance. Le kabyle, q u i fait notre originalité et notre fierté en tant que peuple, cette langue qui nous vient du fin fond des âges et de la grande famille amazighe, est la base de ce que nous apportons de meilleur à l'humanité. Il exprime notre âme, notre être et notre terre face au déchaînement des hommes et des éléments dont il freine la folie en leur montrant combien notre attachement à la liberté est sans limites, notre hospitalité légendaire et notre respect des peuples total. Son rayonnement sera celui de la sagesse, de la paix et du confort moral, intellectuel et matériel. Il est notre bien commun, un trésor inestimable et inaliénable. Nous venons à peine d'en prendre pleinement conscience. Les montagnes de poussières déposées par les vents de l'histoire sur nos coeurs et nos yeux, nos têtes et nos épaules, ont presque toujours, des siècles durant, égaré nos pas et nos regards vers les pays des prismes déformants, vers des champs de confusion. Il est, aujourd'hui encore, difficile de reconstituer notre itinéraire, de distinguer nos cicatrices de nos hématomes, nos névroses de nos blessures pour nous retrouver, nous congratuler et nous donner la main jusqu'à nous élancer ensemble vers un avenir incertain, trouble pour quelques uns, mais toujours souriant.

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En cette année 2004, flotte encore sous nos yeux l'image floue du grand roi Massinissa qui, en réunion officielle avec ceux qui lui tenaient lieu de ministres, délibérait en punique avant de revenir embrasser ses nombreux enfants dans une langue qui ressemblait à notre kabyle. Notre Aguellid 1 avait l'ambition de faire de notre terre et de notre peuple un trait d ' u n i o n entre l'Orient et l'Occident, entre l'Europe et l'Asie belliqueuses, mais force l u i a été de constater que notre terre ne représentait pour eux qu'un lieu d'affrontements, une arène pour leurs gladiateurs luttant sans merci pour conquérir des terres, assouvissant ainsi les instincts de domination de quelques i l l u m i nés aujourd'hui présentés par leurs descendants comme étant ceux qui fondent leur grandeur et leur fierté. Notre peuple, épris d'amour et de paix, était réduit malgré l u i à un stock inépuisable de soldats au service de causes qui n'ont jamais été les siennes. Nos révoltes initiées par le vaillant Jugurtha n'ont jamais cessé. Nous pouvons au moins nous enorgueillir d'un fait : celui d'avoir à apprendre à nos enfants que notre terre et notre peuple n'ont jamais donné pour héros à l'histoire de l'humanité que des résistants. Nous n'avons pas eu à participer à la falsification de l'histoire que ceux qui nous avaient momentanément vaincus avaient écrite pour se glorifier et nous avilir. Nous n'avons jamais eu de répit pour écrire. À peine 1. R o i en langue berbère.

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avions-nous repoussé les hordes européennes vers le nord dans un effort épuisant, que nous avons eu à affronter les arabes venus de l'est pour, sous le prétexte de l'islam, violer notre terre et notre âme, voler nos richesses et nos filles au n o m d'un D i e u qu'ils n'ont jamais respecté. Ils disaient vouloir nous apporter la liberté d'Allah et ils diabolisèrent nos femmes dont nous faisions pourtant des reines, à l'image de la K a h i n a 2 . Moralement nous leur étions supérieurs. Militairement il a fallu quelques siècles pour qu'Abdel M o u m e n les décime en terre kabyle, qui leur était déjà interdite, près de Sétif. La formation de la personnalité de la Kabylie était alors amorcée. Les Almoravides, fuyant la furie des Almohades établis à Marrakech, apportèrent la dernière touche sociologique et humaine à l'édifice institutionnel de la Kabylie stabilisé depuis. L'Afrique du N o r d , payant son inféodation aux califats moyens orientaux et à leurs insatiables besoins de richesses qui les enlisèrent dans l'aventure de l'Andalousie, se désagrégea dans une confusion générale qui allait ouvrir la voie à une nouvelle conquête du sous-continent par les peuples d'Europe et d'Asie mineure. Dans la foulée de la reconquista, les Espagnols s'établirent à l'ouest et sur la côte kabyle mais durent se replier à l'arrivée des Turcs

2. Reine berbère, probablement de confession judaïque, qui s'opposa à l'invasion arabe et qui fut tuée par le premier conquérant musulman de l'Afrique du N o r d O k b a Ibn Nafa.

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qui établirent leur mainmise sur un territoire allant de Tunis à Tlemcen, à l'exception de l'enclave kabyle. Les arrogants et sanguinaires représentants de la Sublime Porte à Alger n'avaient à leur portée pour se venger de ce peuple frondeur qui les narguait et refusait leur autorité, que l'insulte en les nommant les Cabeylizan 3. C'est la France qui après ses deux grandes victoires sur la Kabylie, en 1857 et 1871, a fait perdre à notre région le contrôle de son destin. Pour le reconquérir, son peuple s'est cru dans l'obligation de se fondre dans une nouvelle identité, un nouveau pays, un nouveau peuple, taillés sur mesure par la France coloniale, l'Algérie. L'engagement de la Kabylie pour l'indépendance algérienne fut franc, total et massif et ce depuis 1926 alors que les oulémas, précurseurs des terroristes islamistes, coupeurs de têtes d'aujourd'hui au n o m d'Allah, dénonçaient sans vergogne les indépendantistes dans leurs écrits. L'antikabylisme prenait de l'épaisseur, chaque jour un peu plus. Pour juguler sa propre chute, le colonialisme français le nourrissait du mieux qu'il pouvait à tel point qu'au lendemain du 5 juillet 1962, l'Est et l'Ouest algérien ne redoutaient plus qu'une prise du pouvoir par les Kabyles. Vous qui êtes appelés à entretenir la mémoire de nos sacrifices pour les générations qui vous suivront, 3. M o t composé de Cabeil (les Kabyles) et izan un terme ordurier que je préfère taire par respect pour les Kabyles.

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sachez qu'en tant que Kabyles nous avions oublié, dans notre combat pour l'Algérie, que nous formions un peuple. Nous, dont les parents s'étaient donnés en offrande à l'indépendance de l'Algérie avons grandi comme nos aînés dans la ferveur nationaliste et voulions faire de notre pays le plus beau et le plus prospère au monde. Notre amour était entier pour cette terre, irriguée de nos larmes et de notre sang, miroitant dans les regards trahis de nos veuves et des nos orphelins, sortie des râles de nos maquisards qui rendaient l'âme sous la torture de leurs bourreaux dans les caves du colonialisme ou, après, dans les bas-fonds de la police politique de l'indépendance. Notre attachement à cette Algérie, dont la plupart de ses libérateurs kabyles n'avaient aucune arrière-pensée de pouvoir, était charnel. Nous luttions en Kabylie en rêvant à toute l'Algérie dont nous voulions changer le régime dictatorial en démocratie, le système tortionnaire en celui des droits de l'homme, l'école en celle de la science, du progrès et de la modernité afin de mieux nous insérer dans le monde des libertés. Nous luttions pour une identité collective, l'amazighité, pensant rendre service aux Algériens q u i auraient enfin à partager des valeurs communes et un sentiment de fraternité retrouvée et la fierté de nos origines. Notre voie était tracée par l'Étoile nord-africaine de 1926 à travers laquelle la Kabylie s'engageait à prendre en charge le destin de ce que l'on nomme aujourd'hui le Maghreb. Notre combat a de tous

temps été généreux, orienté vers l'intérêt des autres en lieu et place de celui des Kabyles et de la Kabylie. De l'insurrection armée du F F S en 1963 au Printemps noir de 2001, en passant par le Printemps berbère de 1980 dont est issu le M o u v e m e n t culturel berbère ( M C B ) , de notre figure culturelle M o u l o u d M a m m e r i à notre rebelle M a t o u b Lounes, tous les militants kabyles n'avaient d'autre objectif que celui de construire une Algérie conforme à leur rêve c o m m u n . N o u s confondions tous, allègrement, Algérie et Kabylie. On ne se remet pas en cause, on ne révise pas ses idées reçues chaque matin, du jour au lendemain. N o u s étions alors algériens et nullement kabyles. C'est au terme d'un long processus que nous avons pris conscience du caractère erroné de notre démarche, chaque étape illustrant un peu mieux l'impasse dans laquelle nous étions. Mais pour un militant aux convictions fortes il n'y a pas de place pour la contradiction interne de la pensée. Le rouleau compresseur de la conviction fondamentale écrase les preuves de sa réfutation. Et pourtant, les faits pouvant nous ouvrir les yeux ne manquaient pas, chaque jour les Algériens nous rappelaient, en la rejetant, notre différence. Nous étions sourds et aveugles car nous nous pensions fermement Algériens.

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Aujourd'hui, faut-il condamner ou remercier tous ceux qui n'ont jamais cessé de nous rappeler à notre réalité identitaire et ce depuis l'accession de l'Algérie à son indépendance ? D o i t - o n incriminer ou féliciter

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toutes celles et ceux qui, de l'intérieur ou de l'extérieur de l'État algérien, dans la rue ou dans les administrations, rabaissaient notre algérianité au rang d'une insulte, d'une souillure, d'une honte nationale ou, dans le meilleur des cas, d'une menace pour l'unité du pays ? En tout état de cause, l'obligation qui nous est faite de choisir entre être arabes ou ne pas être algériens est du même ordre que le choix offert par les Français, être chrétiens ou ne pas être français, du temps du colonialisme. À nous d'en retenir la leçon. Tout système, dans notre propre pays où nous ne sommes pas des immigrants, q u i exigerait de nous, sans notre consentement, de renoncer à notre identité et à notre langue pour celles qui nous sont imposées est de type colonial, dictatorial. Après la langue, qui l'empêcherait de nous demander de changer de peau, de visage, et pourquoi pas, de statut d'êtres humains libres pour celui d'esclaves, voire de bêtes de somme ? N o n ! Notre dignité impose que nous nous assumions pour ce que nous sommes et non dans ce que de farfelus despotes et de zélés idéologues voudront que nous devenions à un moment ou un autre de notre cheminement. Nous sommes kabyles et nous formons un peuple fier de l'être. C'est une donnée que le pouvoir algérien serait mieux inspiré d'assimiler et de consacrer par un statut adéquat afin d'offrir à la région et au pays la réconciliation et la stabilité dont ils sont privés depuis quarante ans. Il est du devoir des

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responsables algériens soucieux de l'avenir du pays et conscients du sens de l'évolution actuelle de l'humanité, de reconsidérer leur politique et de s'interroger, comme nous, sur les raisons qui nous ont menés dans cette impasse. En avril 2001, dans l'indifférence générale, un massacre était perpétré en Kabylie par les forces gouvernementales, le choc provoqué par ces événements nous a amenés à repenser notre démarche politique de façon radicalement différente. C'est une véritable révolution qui nous a été imposée par ces événements sanglants, si graves qu'ils auraient dû interpeller la conscience nationale des Algériens, dans chaque région comme à l'étranger. Mais contre toute attente, ils furent accueillis par une désinvolture déconcertante et révoltante, nous étions trahis. N o u s nous sommes sentis exclus de cette Algérie qui se montrait compatissante pour les Palestiniens au moment m ê m e où des mères et des pères kabyles pleuraient leurs enfants fauchés par des balles des gendarmes de ce pays dont nous voulions tant faire le bonheur malgré l u i . Nous avons dès lors repris un à un les éléments de notre histoire, depuis la constitution du FFS à notre malheur actuel, et chaque élément du puzzle trouva sa place. Les Kabyles ont systématiquement été marginalisés dans leur combat pour l'Algérie : que ce soit en 1963 ou en 2001, dans les années quatre-vingts ou lors de la création de la Ligue des droits de l'homme en 1985, les Kabyles ont été rejetés, nos organisations

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politiques n'ont jamais pu fédérer une majorité d'Algériens. Après pareil constat, notre réflexion s'est réorientée vers la recherche d'une solution globale. Nous voulons avant tout sauvegarder l'intégrité du pays mais en offrant au peuple kabyle la possibilité de présider à son destin comme il le souhaite, sans pour autant gêner ses compatriotes mais sans plus attendre qu'ils partagent nos aspirations les plus profondes en ce qui concerne notre langue et notre pratique religieuse. Vous qui portez, déjà, le fardeau de notre destinée et qui relevez le défi de construire, aux générations futures, un avenir protégé de la violence et de l'injustice, connaissez notre parcours et notre désintéressement du pouvoir, des honneurs et du confort matériel.

Lettre aux jeunes Kabyles

des membres du parti unique, des délateurs connus de tous, des agents de la Sécurité Militaire, ont répandu en Kabylie une infinité de rumeurs sur les militants sincères du Mouvement culturel berbère. Ordre était donné de raconter n'importe quoi sur ceux dont l'engagement en faveur de l'amazighité n'était un secret pour personne. Plus les mensonges étaient gros, mieux la rue les colportait. La démocratisation du pays a entraîné la démocratisation de ce genre de pratique au point qu'elle est devenue un sport national. Il vous revient d'apprendre à distinguer le grain de l'ivraie.

Les intérêts en jeu dépassent ceux des individus, de leurs carrières, ceux des groupes, de leurs appartenances partisanes. A u c u n de nous n'a le droit de se faire passer pour prioritaire sur notre devenir c o m m u n . Vous entendez et ne cesserez d'entendre des militants de formations politiques, ou des agents du pouvoir, vous conter des contrevérités sur celles et ceux qui portent, ou qui porteront sur leurs épaules et avec noblesse la terrible mission du destin kabyle. Faute de s'en prendre aux idées, l'adversaire choisira toujours de s'attaquer à leurs défenseurs. Pour tuer une idée, on en discrédite le symbole. Nous avons, dans les années quatre-vingts, assisté à l'amorce d'un tel phénomène,

Cessons de nous déprécier, ceux d'entre nous qui luttent avec sérieux et abnégation pour construire un pays qui garantisse une avenir sûr à nos enfants ne méritent pas d'être dénigrés. Il ne faudra jamais perdre de vue que nos adversaires ne sont que les tenants du pouvoir en collusion avec les islamo-bassistes algériens, ce sont eux qui portent la responsabilité de la mort de nos enfants. Ceux d'entre nous qui s'en prennent au projet d'autonomie font, consciemment ou non, le jeu de nos adversaires et de nos ennemis. La rivalité pour le leadership politique entre Kabyles peut s'exprimer en toute liberté, dans le débat et la production d'idées, loin de la haine, de l'insulte, de l'invective et de la violence verbale. Nous n'avons pas encore conquis notre autonomie, il est encore trop tôt pour se perdre dans des débats qui ne pourront être soulevés que lorsque nous aurons un État, des droits et des devoirs envers notre région. L'urgence est à l'unité des

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rangs kabyles dans le respect des différences de chacun. Les problèmes idéologiques impliquant des choix de société pour la Kabylie sont importants mais pas pour l'heure. Une fois l'autonomie acquise, il sera du devoir de chaque formation politique ou de chaque individu briguant un mandat électoral de se présenter devant son peuple pour emporter ses suffrages. Identifions-nous aujourd'hui à cet Indien d'Amérique à qui l'on demandait s'il était politiquement de l'aile gauche ou de l'aile droite et qui répondait : « Je suis l'oiseau ! ». En écrivant ce livre, j'étais conscient de mes responsabilités et de leurs conséquences, c'est ma conscience qui me l'a dicté. Je n'ai jamais été mu par des considérations d'argent ou de carrière, je pouvais réussir, au sens commun du terme, en m'insérant dans le système du pays ou dans celui du show-biz à l'étranger. Mes considérations sont morales et politiques. C'est à elles que j'ai dédié toute ma vie, que ce soit par l'action, l'organisation militante, que par la chanson. J'ai la passion de ce que je fais, toujours consciencieusement. Je me suis fixé, très jeune, la mission de contribuer en toute modestie et avec d'autres à changer le triste sort fait à m o n peuple, à le libérer de la dictature et à participer à son rayonnement culturel. Agissant sur deux registres, la culture et la politique que j'aurais embrassée m ê m e si je n'avais pas été à l'Institut d'études politiques dont je suis sorti en 1977, je suis à ce jour menacé d'expulsion de l'un et

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de l'autre de ces domaines par ceux qui estiment que je serais un obstacle à leur carrière. Il y en eut même qui me fixèrent d'autorité ma place et m o n métier. À chaque fois que j'ai tenté de choisir entre la chanson et la politique, je me sentais mutilé. À cinquante-trois ans, je n'ai ni gloire ni richesse à attendre. La satisfaction morale du devoir accompli me suffit amplement. C'est entre vos mains, mes frères et soeurs kabyles, que je dépose cet écrit q u i pour m o i a la valeur de toutes les souffrances et de toutes les épreuves que notre peuple a eu à affronter à travers les âges. Chaque page y dit notre générosité et notre respect de nous-mêmes et des autres. J'espère qu'il porte toutes les espérances de la Kabylie d'aujourd'hui et celles de son avenir q u i ne pourront se réaliser que dans le cadre d'un État kabyle. Demain, si notre option pour l'autonomie s'avérait en deçà ou au-delà des intérêts du peuple kabyle, il vous reviendra d'en réajuster le cap. Nous avons entièrement confiance en vous. C o m m e nos prédécesseurs, nous avons fait notre devoir, à vous de prendre le relais et d'aller plus loin. Nos destinées sont désormais entre vos mains.

ANNEXES

TIMANIT I TMURT N YEQVAYLIYEN M O U V E M E N T POUR L'AUTONOMIE DE LA KABYLIE MAK

C O N F É R E N C E D E PRESSE S U R L E PROJET D ' A U T O N O M I E D E L A K A B Y L I E PAK

Le long et douloureux parcours de la Kabylie, depuis l'indépendance de l'Algérie, est fait de résistance pacifique quotidienne contre la volonté du pouvoir de la dépersonnaliser par l'arabisation et la répression. Ce duel de l'intelligence populaire kabyle contre la bêtise politique et la violence brutale du régime a enfanté deux printemps de bravoure de notre région : le Printemps berbère d'avril 1980 et le « noir » entamé il y a deux ans et qui a fait 123 morts et des milliers de blessés déjà. Pour cette double c o m m é m o ration, le M A K s'incline à la mémoire des martyrs de

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Annexes

la Kabylie, salue le courage de ses prisonniers otages et se déclare partie prenante du programme d'action prévu à cet effet par les archs.

réunions, l'une en France (le 5 avril dernier) et la deuxième (hier en Kabylie) nous ont permis de livrer la version de synthèse.

L'histoire de la Kabylie, depuis quarante ans, se résume à une quête permanente d'issues pour échapper aux agressions perpétuelles des gouvernants algériens.

C'est en mesurant le poids de nos responsabilités politiques devant l'histoire qu'au n o m du M A K nous avons décidé de marquer cette double commémoration printanière 2003 par un texte fondateur d'une nouvelle ère qui sera, enfin, celle qui mettra un terme à la confrontation kabylie-pouvoir central dont les longues et dures épreuves auraient pu nous être épargnées. Autant dire une nouvelle ère de liberté, de solidarité et de réconciliation nationale avec cette région du pays.

Après avoir essayé en vain, à maintes reprises, d'entraîner avec elle le reste des Algériens vers un combat commun en faveur de l'amazighité et du respect des libertés fondamentales et des droits de l'homme, elle se résigne à la fatalité de son isolement politique national. La seule voie qui l u i reste, aujourd'hui, pour mettre à l'abri de la mort, du handicap physique dû aux balles réelles du pouvoir, à la prison politique ou à l'exil, est celle de son autonomie régionale.

Solennellement, devant l ' o p i n i o n nationale et internationale, nous soumettons à débat public et au pouvoir algérien le Projet d'Autonomie de la Kabylie.

Cette dernière, malgré les tentatives de désinformation par une cohorte d'acteurs politiques, relais du régime ou s'accrochant aux fantômes d'un terrain perdu, à travers certains médias, quant à sa véritable signification, s'est imposée comme l'aspiration la plus profonde du peuple kabyle de ce début de siècle.

G l o i r e à nos martyrs ! V i v e la Kabylie libre et autonome.

Après près de deux ans de fructueux débats publics ou privés, nous avons ressenti la nécessité d'établir, de manière officielle, les contours de la notion d'autonomie de la Kabylie. Une première mouture a été discutée par les autonomistes dans des cercles qui leur sont propres et de manière publique sur la toile dont, notamment, kabyle.com et makabylie.info. D e u x

Kabylie, le 16 avril 2003.

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Ferhat Mehenni, porte-parole. Timanit

i

tmurt

nyeqvayliyen

TIMANIT

I TMURT N YEQVAYLIYEN

MOUVEMENT POUR L'AUTONOMIE DE LA KABYLIE MAK

PROPOSITION D'UN PROJET POUR L'AUTONOMIE DE LA KABYLIE PAK

Préambule 1. Considérant l'identité et la forte personnalité du peuple kabyle façonnées et affirmées au fil des siècles à travers une langue et une culture de la grande famille amazigh, une organisation sociopolitique à nulle autre pareille et un attachement séculaire aux valeurs de liberté, de respect d'autrui et de solidarité avec les autres, 2. Considérant le rôle de premier plan joué par la Kabylie dans le mouvement national algérien et la

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Algérie : la question kabyle

guerre d'indépendance dans laquelle elle s'était massivement engagée, 3. Considérant l'exclusion de la kabylité dans la définition de l'algérianité et les discriminations officielles, en tous genres, frappant les Kabyles depuis l'indépendance nationale, 4. Considérant l'isolement politique national de la Kabylie, de la rébellion du F F S en 1963 à cet interminable Printemps noir qui l'endeuille depuis avril 2001 en passant par le Printemps berbère de 1980, le boycott scolaire de 1994-1995, la révolte populaire suscitée par l'assassinat de M a t o u b Lounes... 5. Considérant le divorce politique c o n s o m m é entre la Kabylie et le pouvoir algérien du fait du recours de ce dernier à la répression permanente contre elle, depuis quarante ans, 6. C o n s i d é r a n t le C o n g r è s de la Soummam de 1956 qui avait consacré le principe de l'autonomie des wilayas, 7. C o n s i d é r a n t la charte des nations unies, la déclaration universelle des droits de l'homme et la Charte des droits des peuples adoptée à Alger en 1976, 8. Considérant la réémergence des archs kabyles en tant que mouvement citoyen limité à la Kabylie et la plate-forme d ' E l Kseur dont la satisfaction pleine et entière ne peut se faire que dans un cadre d'autonomie régionale,

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Annexes

9. Sachant que chaque autonomie régionale existante de par le monde est le produit de l'Histoire de son peuple, 10. C o n s i d é r a n t les expériences catalane, flamande, écossaise, galloise, sarde, québécoise et en attendant un État fédéral 11. Dans le souci de sauvegarder l'intégrité territoriale de l'Algérie et de mettre un terme à cette confrontation permanente entre le pouvoir algérien et cette région du pays, le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie propose au débat ce projet pour l'autonomie de la Kabylie ( P A K ) .

Chapitre I : définition 1. Par sa langue, sa culture et son histoire, le peuple kabyle s'est forgé une identité et une personnalité très prononcées. 2. Les Kabyles sont citoyens d'Algérie et appartiennent tous à la famille des Amazigh ou « hommes libres ». 3. La Kabylie est leur première patrie. Elle recouvre l'espace historique de l'ex-wilaya III. Ses frontières administratives recoupent celles de sa langue et de ses valeurs. 4. Le kabyle est sa langue officielle. Toutefois, la Kabylie dispensera à ses enfants toutes les langues nécessaires à son épanouissement et à son rayonnement culturel, économique, social et politique.

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Algérie : la question kabyle

Chapitre II : valeurs 1. La Kabylie autonome consacrera le respect des droits humains, sans distinction de sexe, de race, de langue ou de religion. Par conséquent, le code de la famille y sera abrogé, la polygamie interdite et le statut personnel sera régi par des lois civiles. 2. La liberté de culte y sera garantie et les religions relèveront du domaine privé. 3. La démocratie est le système politique qui régira le fonctionnement de ses institutions élues. 4. La Kabylie restera solidaire du reste des Algériennes et des Algériens ainsi que des Amazigh dans leur combat pour leurs droits culturels et politiques. 5. La Kabylie sera davantage ouverte aux Algériens et l'Algérie aux Kabyles.

Chapitre III : autonomie régionale 1. En tant que région, en tant que peuple et en tant que nation, la Kabylie doit disposer de son autonomie régionale. 2. L'autonomie régionale se traduira par la mise sur pied, en Kabylie, d'un État à travers l'élection d'un Parlement régional qui, en fonction de sa majorité politique, élira un chef de l'exécutif pour former un gouvernement local. 3. D'autres institutions nécessaires à l'encadrement

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Annexes

de la région pourront être créées comme un conseil constitutionnel, un sénat, des organes de contrôle des exécutifs locaux. 4. Les Assemblées populaires communales actuelles seront remplacées par les archs où chaque village, chaque quartier (institutions de base de l'autonomie kabyle) seront représentés proportionnellement au nombre de leurs habitants. 5. La Kabylie aura, également, le droit à ses propres armoiries et à son drapeau qui flottera aux côtés du drapeau algérien. 6. Les domaines de compétence de l'État régional kabyle seront ceux de la vie quotidienne ayant trait à la sécurité civile, l'éducation, la culture, la santé, la justice et les droits humains, l'information et les médias, les transports et leurs infrastructures, les finances et la fiscalité, le budget et l'économie en général, l'environnement et l'aménagement du territoire. 7. L'État central gardera l'exclusivité de la défense nationale, l'émission de la monnaie et la définition de la politique étrangère dans le respect du point de vue de la Kabylie. Il aura, aussi, un rôle de régulation et de péréquation économiques entre les régions du pays, en attendant un État fédéral.

Chapitre IV : modalités 1. L'autonomie régionale sera proclamée à la suite d'un référendum organisé en Kabylie.

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2. Son contenu sera négocié, avec le pouvoir central, par des délégués élus à cet effet. 3. Une Constituante pourra, alors, être convoquée pour rédiger la Constitution kabyle sur la base de l'accord ainsi conclu. Ce projet exige d'être consacré par une révision constitutionnelle qui mettra la l o i fondamentale du pays, au diapason de la réalité en Kabylie. TABLE DES MATIÈRES

Préface par Salem Chaker

7

Introduction

17

PREMIÈRE PARTIE LA KABYLIE , UNE RÉGION À PART Chapitre 1 La problématique kabyle

37

Chapitre 2 La société kabyle Chapitre 3

43

La question des langues

53

Chapitre 4 L'économie de la Kabylie

67

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Algérie : la question kabyle

DEUXIÈME PARTIE LES RAPPORTS AMBIGUS ENTRE LA KABYLIE ET L'ALGÉRIE Chapitre 5 L'isolement politique de la Kabylie

81

Chapitre 6 La manipulation de la Kabylie

97

Chapitre 7 La démocratie algérienne à l'épreuve de la question kabyle

113

TROISIÈME PARTIE POURQUOI L'AUTONOMIE ? Chapitre 8 Les Kabyles, peuple et État : la fin d'un tabou

133

Chapitre 9 L'autonomie régionale solution de la crise en Kabylie

141

Chapitre 10 La Kabylie sur la scène internationale

151

QUATRIÈME PARTIE Lettre aux jeunes Kabyles

161

Annexes

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Cet ouvrage a été achevé d'imprimer par l'imprimerie Sagim-Canale à Courtry en avril2004 pour le compte des Éditions Michalon

Imprimé en France Dépôt légal : février 2004 N° d'édition : 226 N° d'impression : 7393

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