Essais Sur L'individualisme Une Perspective Anthropologique Sur L'ideologie Moderne - Louis Dumont - Seuil - 1993.pdf
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Essais sur l'individualisme
Du même auteur La Tarasque Essai de description d'un fait local d'un point de vue démographique
Gallimard, 1951; nouv. éd., 1987 Une sous-caste de l'Inde du Sud Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar
Mouton, 1957; rééd., Éditions de l'EHESS, 1992 La Civilisation indienne et nous Armand Colin, «Cahiers des Annales », n° 23,1964 et rééd., «U Prisme », 1975 Homo hierarchicus Essai sur le système des castes
Gallimard, 1967, et rééd. augmentée, «Tel », 1970 Introduction à deux théories d'anthropologie sociale Groupes de filiation et alliance de mariage
Mouton, «Les Textes sociologiques », n° 6, 1971 et rééd., Gallimard, 1997 Dravidien et Kariera L'alliance de mariage dans l'Inde du Sud et en Australie
Mouton, «Textes de sciences sociales », n° 14, 1975 Homo aequalis 1. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique
II. L'idéologie allemande: France-Allemagne et retour
Gallimard, 1976 et 1991
Louis Dumont
Essais sur l'individualisme Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne
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Editions du Seuil
La première édition de cet ouvrage a paru, en 1983, dans la collection «Esprit». Le texte original a été légèrement augmenté en 1985, et a été revu et corrigé à l'occasion de la présente édition.
(ISBN
ISBN 978-2-02-013415-6 2-02-006613-0, 1re publication)
© Éditions du Seuil (sauf langue anglaise) novembre 1983 pour la composition de l'anthologie et les deux textes inédits Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à IUle utilisation collective. Toute représen1lltÎon ou reproduction intégrale ou partielle fuite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue IUle contrefuçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la prq»iété intellectuelle.
à la mémoire de Jenny
Préface
Je dois de grands remerciements à Paul Thibaud, qui a eu l'idée de ce livre et témoigné ainsi une fois de plus l'intérêt qu'il accorde à mes travaux. Je suis engagé depuis bientôt vingt ans dans une étude de l'idéologie moderne qui a produit, entre autres, quelques essais de dimension restreinte portant sur des périodes différentes et des aspects divers de cette immense affaire. Il s'agit ici de donner une idée d'ensemble de cette recherche, d'abord en regroupant ces essais dispersés, ensuite en leur adjoignant des textes précisant la perspective générale d'où cette recherche procède, c'est-à-dire l'étude comparative des sociétés humaines ou anthropologie sociale. Paul Thibaud a pensé que ceci pouvait éclairer cela, en aidant le lecteur à accéder au point de vue global qui commande l'étude de la modernité et qui autrement risque de sembler arbitraire, sinon de relever de ce qu'un critique anglosaxon a appelé savoureusement mon « effronterie parisienne ». Après réflexion, je me suis rangé à l'avis de Paul Thibaud. La publication est opportune, compte tenu de l'avancement relatif de la recherche par rapport à ce que je puis encore espérer lui ajouter. Quant à l'éclairage anthropologique, j'avais bien essayé, dans l'introduction de l'ouvrage précédent 1, de retracer la transition entre l'anthropologie de l'Inde, qui m'avait occupé jusque-là, et la nouvelle entreprise, mais c'était supposer acquise ou laisser implicite une conception de l'anthropologie qui 1. Homo aequalis, l, Genèse el Épanouissement de /'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
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Préface
n'est pas communément admise parmi les spécialistes ni, a fortiori, familière au public. J'ai voulu ici, dans l'introduc-
tion qui suit et qui doit relier les deux versants du livre, remonter plus haut, jusqu'à l'origine chez moi de cette conception de l'anthropologie. Il n'y a là nulle difficulté, car le parcours a été rectiligne, mais c'est tout de même retourner plus de quarante ans en arrière, sur un plan où le personnel se mêle étroitement au scientifique, et le souvenir de celle qui m'a accompagné tout au long, jusqu'en 1978, est inséparable d'une telle récapitulation. C'est pourquoi le livre est dédié à sa mémoire. Je voudrais, pour terminer, saisir l'occasion d'exprimer un remerciement général à tous ceux qui m'ont encouragé dans les dernières années, de diverses façons, dans une entreprise qui pouvait paraître destinée à rester sans écho. Il m'est impossible de dire à quel point ils m'ont aidé et m'aident à persévérer dans l'effort. Une pensée vers eux accompagne ce recueil. Avril 1983
Introduction
Cette introduction a deux tâches à accomplir. D'une part, il lui faut relier les deux parties de ce livre, enjamber la distinction académique qui sépare une spécialité de « science sociale », l'anthropologie sociale, d'une étude qui relève de 1'« histoire des idées », ou de l'histoire intellectuelle de notre civilisation occidentale moderne. Faire voir comment, dans une perspective d'anthropologie sociale, se justifie ou se recommande une étude de l'ensemble d'idées et de valeurs caractéristique de la modernité. Mais, si je saisis bien le souhait de Paul Thibaud, comme il est dit dans la préface, ce n'est pas assez: il faut encore que le point de vue, l'orientation, disons l'esprit de l'étude idéologique cesse de paraître arbitraire ou imposé et soit vu comme résultant naturellement de la perspective anthropologique. C'est bien sûr tout ce qui suit, et particulièrement la seconde partie du livre, qui doit répondre à ces besoins. L'introduction est là pour diriger d'emblée l'attention sur les principes, pour faire saillir les lignes de force qui courent à travers ces textes, pour ressaisir l'inspiration de tout cela. Ce n'est pas difficile, car pour commencer l'inspiration a un visage, un nom, elle s'appelle Marcel Mauss. De même que son enseignement a été à l'origine de mes efforts, de même cette introduction demande à se construire à partir de lui. Mais avant d'en venir à Mauss en personne, il faut rappeler qu'il y a deux sortes de sociologies quant à leur point de départ et à leur démarche globale. Dans la première, on part, comme il est naturel aux modernes, des individus humains pour les voir ensuite en société; parfois
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même on essaie de faire naître la société de l'interaction des individus. Dans l'autre sorte de sociologie, on part du fait que l'homme est un être social, on pose donc comme irréductible à toute composition le fait global de la société - non pas de « la société» dans l'abstrait, mais chaque fois de telle société concrète particulière avec ses institutions et représentations spécifiques. Puisqu'on a parlé d'individualisme méthodologique pour le premier cas, on pourrait parler de holisme méthodologique dans celui-ci 1. A vrai dire, la démarche s'impose dans la pratique toutes les fois que l'on se trouve en face d'une société étrangère, et l'ethnologue ou anthropologue ne peut s'y soustraire: il ne pourra communiquer avec les gens qu'il veut étudier que lorsqu'il aura maîtrisé la langue qu'ils ont en commun, qui est le véhicule de leurs idées et valeurs, de l'idéologie dans laquelle ils pensent et se pensent. C'est au fond pour cette raison que les anthropologues anglo-saxons, malgré le fort penchant qu'ils doivent à leur culture pour l'individualisme et le nominalisme, n'ont pas pu se passer de la sociologie de Durkheim et de son neveu, Marcel Mauss. Dans l'enseignement de Marcel Mauss, il y a un point qui est essentiel du point de vue de ce qui vient d'être dit, c'est l'accent sur la différence. Et cela sous deux aspects distincts. Un aspect général d'abord. Il n'était pas question pour Mauss de s'arrêter, à la manière de Frazer et de la première école anthropologique anglaise, à ce que les sociétés auraient en commun en négligeant leurs différences 2. Sa grande affaire, son « fait social total », est par définition un complexe spécifique d'une société donnée (ou d'un type de société), non superposable à aucun autre. 1. Le mot « holisme » figure dans le supplément du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande, Paris, PUF, 1968, 2e éd., comme rare en français, avec cette définition: « Théorie d'après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme des parties» (p. 1254). Pour le sens du mot ici, cf. le lexique à la fin du volume. 2. Homo hierarchicus,. le Système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, coll. «Tel », 1979 (réédition augmentée), p. 324, n. 2; désigné par HH dans la suite. On désignera de même par HAE 1 l'ouvrage suivant: Homo aequalis, op. cit.
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Interprétons quelque peu : il n 'y a pas de fait sociologique indépendamment de la référence à la société globale dont il s'agit. Et voici le second aspect, plus important encore s'il se peut que le premier; parmi les différences, il y en a une qui domine toutes les autres. C'est celle qui sépare l'observateur, en tant que porteur des idées et valeurs de la société moderne, de ceux qu'il observe. Mauss pensait surtout aux sociétés tribales, mais l'affaire n'est pas fondamentalement différente dans le cas des grandes sociétés de type traditionnel. Cette différence entre nous et eux s'impose à t~ut anthropologue, et elle est en tout cas omniprésente dans sa pratique. Supposée acquise la familiarité avec la culture étudiée, le grand problème pour lui est, comme disait Evans-Pritchard, de « traduire» cette culture dans le langage de la nôtre et de l'anthropologie qui en fait partie. Encore faut-il ajouter que l'opération est plus complexe encore qu'une traduction. Mauss revient souvent sur les embûches qui nous attendent ici, sur les difficultés et les précautions que commande cette différence cardinale. Entre autres, nos rubriques les plus générales, comme la morale, la politique, l'économie, s'appliquent mal aux autres sociétés, on ne peut y avoir recours qu'avec circonspection et provisoirement. En fin de compte, pour vraiment comprendre, il faut, négligeant au besoin ces cloisonnements, rechercher dans le champ tout entier ce qui correspond chez eux à ce que nous connaissons, et chez nous à ce qu'ils connaissent, autrement dit il faut s'efforcer de construire ici et là des faits comparables. Peut-être y a-t-il lieu de souligner un aspect général de ce qui se passe ici. Sous l'angle le plus immédiatement pertinent pour l'étude, celui des représentations sociales dont il participe, l'observateur est ici partie obligée de l'observation. Le tableau qu'il livre n'est pas un tableau objectif au sens où le sujet en serait absent, c'est le tableau de quelque chose vu par quelqu'un. Or on sait l'importance de cette considération pour la philosophie des sciences, qui commence précisément lorsque le tableau « objectif» est rapporté au sujet qui le fournit. Dans
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l'anthropologie dont nous parlons, comme dans la physique nucléaire, on se trouve d'emblée à ce niveau plus radical où l'on ne peut faire abstraction de l'observateur. Reconnaissons que la chose n'est pas tout à fait explicite chez Mauss. Lorsque, à propos de l'étude de la religion, il attire notre attention sur « qui sont les gens qui croient cela» il ne dit pas « par rapport à nous qui croyons ceci» ; c'est nous qui l'ajoutons en nous appuyant sur d'autres et nombreux passages où Mauss insiste sur le caractère particulier, plus ou moins exceptionnel, de nos idées modernes. La force de cette perspective, c'est qu'en fin de compte tout ce que l'anthropologie sociale ou culturelle a jamais fait d'essentiel s'y rattache. Elle entraîne, il est vrai, avec une complication accrue, des servitudes redoutables qui expliquent peut-être qu'elle soit peu répandue. Je n'en citerai que deux: les jargons de la sociologie établie sont mis hors circuit, et par ailleurs l'universel s'éloigne à l'horizon: on ne peut parler de 1'« esprit humain» que dans l'instant où deux formes différentes en sont subsumées sous une même formule, où deux idéologies distinctes apparaissent comme deux variantes d'une idéologie plus large. Ce mouvement de subsomption, toujours à renouveler, désigne l'esprit humain à la fois comme son principe et comme sa limite. Hormis cette dernière digression, j'ai essayé de schématiser le moins possible le grand principe, issu de l'enseignement de Mauss, qui a commandé tout mon travail. S'il en fallait une confirmation extérieure, on la trouverait dans la démonstration retentissante par Karl Polanyi du caractère exceptionnel du cas moderne sous le rapport de l'économie : partout ailleurs ce que nous appelons faits économiques est imbriqué dans le tissu social, seuls nous, modernes, les en avons extraits en les érigeant en un système distinct 1. Il y a pourtant entre Mauss et Polanyi une nuance, et peut-être davantage. Chez Polanyi la modernité, sous la forme du libéralisme économique, se 1. Le livre que Karl Polanyi avait consacré au cas moderne vient d'être traduit en français: La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983 (cf. ma préface).
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situe aux antipodes de tout le reste. Chez Mauss il peut encore sembler parfois que tout le reste y conduise : il y a des moments où un reste d'évolutionnisme vient coiffer les discontinuités pourtant fermement reconnues. Il en est ainsi lorsqu'il fait référence au grand projet durkheimien de « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain », qui n'était pas sans évoquer un développement linéaire de l'humanité ainsi qu'un causalisme sociologique auquel Mauss n'avait pas tout à fait renoncé non plus. La critique radicale par Polanyi du libéralisme économique et de l'économisme même fait ressortir la distance qui s'est creusée ici entre Mauss et nous, mais cette distance ne porte nullement atteinte à la conception fondamentale, chez Mauss, de la comparaison et de l'anthropologie telle qu'elle est reprise ici. Mauss lui-même avait du reste déjà discrètement pris ses distances vis-à-vis du scientisme et de ce qu'il ya d'hybris sociologique chez Durkheim. Et en un sens large «l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain» est toujours à l'ordre du jour, elle nous apparaît
seulement comme infiniment plus complexe, multiple et ardue qu'aux durkheimiens enthousiastes du début du siècle. D'ailleurs, si on lit attentivement ce que Mauss dit en 1938 des résultats de leurs recherches, on s'apercevra que ses prétentions sont assez modestes 1. Précisons bien que le portrait que je fis de Mauss en 1952, et qui est reproduit ici comme disant l'essentiel, n'est en rien l'appréciation critique que l'on pourrait attendre aujourd'hui 2. Il s'agissait alors de le présenter à des collègues anglais qui le connaissaient peu et risquaient d'être égarés, ou repoussés, par une interprétation brillante mais exagérément abstraite. La situation est toute différente aujourd'hui, où la figure de Mauss jouit dans la profession, au plan mondial, d'un grand prestige et même, 1. Voir le début de la conférence sur « La notion de personne », Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 333334. 2. Voir pour quelques détails mes remarques dans La Civilisation indienne et nous, Paris, A. Colin, 1964, p. 91-92, et dans la préface à E. E. Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1968, p. IX.
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je dirais, d'une révérence fort rare - peut-être passagère, mais qui ne laisse pas d'être émouvante pour ceux qui l'ont connu. Si difficile que soit la tâche, le temps est sans doute venu d'une discussion circonspecte mais approfondie des thèses de Mauss et des interprétations qu'elles ont reçues, mais tel n'est pas notre objet ici où il ne s'agit que du fondement. En termes pratiques, ou de méthode, Mauss nous enseigne de toujours maintenir une double référence. Référence à la société globale d'une part, et de l'autre référence comparative réciproque entre l'observé et l'observateur. Dans la suite, j'ai été amené à schématiser ou objectiviser l'opposition entre l'observateur et l'observé sous la forme d'une opposition entre moderne et traditionnel, et plus largement entre moderne et non-moderne. Certes ce genre de distinction est aujourd'hui mal accueilli. On ironisera, disant que les oppositions binaires et de ce genre fleurent leur XIXe siècle, ou encore on posera comme Mary Douglas que les oppositions binaires sont une procédure analytique, mais leur utilité ne garantit pas que l'existant (en anglais: existence) se divise de la sorte. Nous devons être soupçonneux vis-à-vis de quiconque déclare qu'il y a deux sortes de gens, ou deux sortes de réalité ou de processus 1.
A cela nous répondrons tranquillement qu'il y a deux manières de considérer une connaissance quelconque, une manière superficielle qui laisse hors de cause le sujet connaissant, et une manière approfondie qui l'inclut. A la rigueur, cela suffirait à justifier notre distinction. Pourtant, le lecteur non spécialiste est en droit de s'étonner, car nous voilà sans doute assez loin de l'image que le public peut tendre à se faire d'une «science sociale ». Disons donc sommairement comment l'anthropologie s'en est éloignée, en particulier dans les dernières décades. Dès que l'on abandonne les idées naïves sur la détermination d'une partie de la vie sociale par une autre 1. Mary Douglas, « Judgments on James Frazer 1978 (p. 151-164), p. 161.
»,
Daedalus, FaU,
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«(
infrastructure et superstructure ») et les cloisonnements mutilants dont on a parlé, on s'aperçoit qu'il est assez peu intéressant d'élaborer pour les systèmes ou sous-systèmes sociaux des classifications comme celles des espèces naturelles. Sir Edmund Leach s'est naguère moqué de cette « collection de papillons 1 ». Et plus on met l'accent, audelà de la seule organisation sociale, sur les faits de conscience, les idées et valeurs, ce que Durkheim appelait les « représentations collectives », plus on cherche à faire une anthropologie « compréhensive », et plus il est difficile de comparer des sociétés différentes 2. Ajoutons que les quelques théories que nous avons - si le terme n'est pas trop ambitieux - s'appliquent au mieux à un type de société, à une région du monde, une « aire culturelle » ; elles demeurent à « un bas niveau d'abstraction ». On l'a déploré, mais si c'est là une servitude c'est aussi la marque de l'éminente dignité de l'anthropologie: les espèces sociales d'hommes dont il s'agit s'imposent à elle dans leur infinie et irréductible complexité, disons comme des frères et non comme des objets. En fait, le titre donné à ma présentation sommaire de Mauss est toujours actuel. Nous sommes « une science en devenir ». L'appareil conceptuel dont nous disposons est très loin de répondre aux exigences d'une anthropologie sociale véritable. Le progrès consiste à remplacer peu à peu, au besoin un à un, nos concepts par des concepts plus adéquats, c'est-à-dire plus affranchis de leurs origines modernes et plus capables d'embrasser des données que nous avons commencé par défigurer. Telle est ma conviction : le cadre conceptuel qui est encore le nôtre n'est pas seulement insuffisant ou rudimentaire, il est souvent trompeur, mensonger. Ce que l'anthropologie a de plus précieux, ce sont les descriptions et analyses d'une société déterminée, les monographies. Entre ces monographies, la comparaison est le plus souvent fort difficile. Heureuse1. Edmund Leach, Rethinking Anthropology, Londres, Athlone Press, 1961, p. 5. 2. Voir sur ce point ce qui est dit ici au chap. VII de la tentative de Clyde Kluckhohn et de son groupe.
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ment chacune d'entre elles renferme déjà à quelque degré une comparaison - une comparaison d'ordre fondamental, entre «eux» et «nous» qui parlons d'eux - et modifie dans une mesure variable notre cadre conceptuel. Cette comparaison est radicale, car elle met en jeu les conceptions de l'observateur lui-même, et à mon sens elle commande tout le reste. De ce point de vue, notre façon de nous concevoir nous-mêmes n'est ·évidemment pas indifférente. D'où il suit qu'une étude comparative de l'idéologie moderne n'est pas un hors-d'œuvre pour l'anthropologie. Pour être complet, il faut ajouter à ce qui précède, et qui dérive directement de Mauss, un élément ou principe qui, lui, est apparu dans le cours de la recherche et, combiné aux précédents, en a permis le développement. Si on considère les systèmes d'idées et de valeurs, on peut voir les différents types de sociétés comme représentant autant de choix différents parmi tous les choix possibles. Mais une telle vue ne suffit pas à asseoir la comparaison, à la formaliser si peu que ce soit. Il faut pour cela faire état, dans chaque société ou culture, de l'importance relative des niveaux d'expérience et de pensée qu'elle reconnaît, c'est-à-dire mettre en jeu, plus systématiquement qu'on ne l'a fait en général jusqu'ici, les valeurs. En effet, notre système de valeurs détermine tout notre paysage mental. Prenons l'exemple le plus simple. Supposons que notre société et la société observée présentent toutes deux dans leur système d'idées les mêmes éléments A et B. Il suffit que l'une subordonne A à B et l'autre B à A pour que s'ensuivent des différences considérables dans toutes les conceptions. En d'autres termes, la hiérarchie interne à la culture est essentielle à la comparaison 1. Marquons bien l'union étroite, l'unité de ce principe avec les précédents: accent sur la différence, c'est-à-dire sur la spécificité de chaque cas; parmi les différences, accent sur la différence entre « eux» et « nous », et donc 1. Pour une idée schématique d'une telle comparaison, on peut se reporter à HH, § 118.
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entre moderne et non-moderne, comme épistémologiquement fondamentale; enfin, accent à l'intérieur de toute culture sur les niveaux hiérarchisés qu'elle présente, c'està-dire accent sur les valeurs comme essentielles à la différence et à la comparaison: tout cela se tient. Il est vrai qu'en fait c'est le champ indien auquel ma recherche s'appliquait qui m'a en quelque sorte contraint de redécouvrir la hiérarchie, mais il est clair rétrospectivement que c'était là un élément nécessaire à l'approfondissement de la comparaison. Soit dit en passant, voilà comment une monographie, l'étude d'une seule société, contribue au cadre théorique général. Je crois que l'introduction de la hiérarchie permet de développer l'inspiration fondamentale de Marcel Mauss. En fin de compte, elle semble avoir cruellement manqué aux durkheimiens. Si incommode qu'elle puisse paraître, si balbutiante qu'elle soit peut-être encore sous ma plume, elle est indispensable parce qu'elle restitue une dimension importante et négligée du donné. S'il en est ainsi, pourquoi, demandera-t-on, apparaîtelle si tard? D'abord, ces études sont si difficiles et complexes qu'elles ne font jamais que commencer, on y fait allusion ci-dessus. Ensuite, la hiérarchie est précisément l'objet d'une aversion profonde dans nos sociétés. Enfin, si c'est la comparaison, la discordance entre deux hiérarchies différentes qui seule impose la reconnaissance du principe hiérarchique, on observe d'une part qu'il entre beaucoup d'implicite dans ces systèmes de représentation, de l'autre que notre propre implicite nous est relativement transparent, de sorte qu'il n'est pas inutile pour l'éclaircissement d'ensemble que nous figurions à l'un des deux pôles de la comparaison. C'est peut-être le point le plus important : nous retrouvons là ce que nous avons appelé la comparaison radicale, où nous sommes nous-mêmes en cause. Les deux essais qui terminent ce volume explicitent et articulent la conception de l'anthropologie que l'on vient de résumer. Ils sont récents, car ils ne pouvaient voir le jour que lorsque l'étude de l'idéologie moderne eut reçu un développement suffisant. Le premier, «La commu-
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nauté anthropologique et l'idéologie» (chap. VI), était initialement dans mon esprit réservé à l'usage interne de la profession: il cherche à tirer les conséquences de l'orientation théorique à propos de l'état présent de la discipline et de sa place dans le monde d'aujourd'hui, et il constitue en même temps un effort d'approfondissement de la perspective maussienne. A ce dernier titre il a distinctement sa place ici. Le dernier texte (chap. VII) est né de l'occasion d'offrir une idée de la hiérarchie dans un langage plus habituel aux anthropologues, celui des « valeurs ». S'attaquant de front au contraste entre moderne et non-moderne, il propose en somme le schéma d'une anthropologie de la modernité. Comme tel il peut servir de conclusion à ce recueil, étant entendu que la recherche elle-même n'admet à ce stade qu'une conclusion provisoire.
Sans doute comprend-on d'après ce qui précède que, si l'anthropologie est conçue comme nous faisons ici, les idées et les valeurs qui nous sont familières en tant que modernes ne lui sont pas étrangères, mais bien au contraire entrent dans sa composition. Tout progrès que l'on pourra faire dans la connaissance sera un progrès de l'anthropologie non seulement quant à son objet mais dans son fonctionnement et son cadre théorique eux-mêmes. La thèse complémentaire, qui reste à démontrer ou du moins à défendre, est qu'inversement une perspective anthropologique peut nous permettre de mieux connaître le système moderne d'idées et de valeurs dont nous croyons tout savoir du fait que c'est en lui que nous pensons et vivons. Voilà une prétention apparemment bien forte, et que je dois pourtant m'employer à justifier, avec l'aide des quatre essais qui suivent (chap. I-IV). J'appelle idéologie un système d'idées et de valeurs qui a cours dans un milieu social donné. J'appelle idéologie moderne le système d'idées et de valeurs caractéristique des sociétés modernes. (La formule diffère de la précédente, on y reviendra en conclusion.)
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Tout d'abord, la perspective anthropologique ou comparative a un inestimable avantage : c'est de nous permettre de voir la culture moderne dans son unité. Tant que nous restons à l'intérieur de cette culture, nous semblons condamnés à la fois par sa richesse et par sa forme propre à la découper en morceaux selon le tracé de nos disciplines et spécialités, et à nous situer dans l'un ou l'autre de ses compartiments (cf. chap. vu). L'acquisition d'un angle de vue extérieur, la mise en perspective - et peut-être elle seule - permet une vue globale qui ne soit pas arbitraire. Là est l'essentiel. Le chantier est ouvert depuis 1964. Au point de départ, la trame conceptuelle de la recherche a été tout naturellement fournie par l'inversion de la démarche qui avait été nécessaire à la compréhension sociologique de l'Inde. L'analyse des données indiennes avait demandé que l'on s'émancipe de nos représentations individualistes pour appréhender des ensembles, et à la limite la société comme un tout J. On peut opposer de ce point de vue la société moderne aux sociétés non modernes. Ce sera le point de vue majeur, mais avec des précisions, limitations et complications notables. L'idéologie moderne est individualiste - l'individualisme étant défini sociologiquement du point de vue des valeurs globales 2. Mais c'est d'une configuration qu'il s'agit, non d'un trait isolé si important soit-il. L'individu comme valeur a des attributs - telle l'égalité - et des implications ou des concomitants auxquels la comparaison a sensibilisé le chercheur. Prenons un exemple pour faire sentir la différence entre le discours ordinaire et le discours sociologique dont il s'agit. Quelqu'un oppose à l'individualisme le nationalisme, sans explication; sans doute faut-il entendre que le nationalisme correspond à un sentiment de groupe qu'on oppose au sentiment «individualiste ». En réalité la l. La Civilisation indienne et nous, op. cit., éd. 1975, p. 24. 2. On n'a pas voulu passer en revue ici les différents termes utilisés, qui sont définis chemin faisant dans les textes. Pour la commodité du lecteur, on a regroupé leurs définitions dans un lexique placé à la fin du volume.
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nation au sens précis, moderne du terme, et le nationalisme - distingué du simple patriotisme - ont historiquement partie liée avec l'individualisme comme valeur. La nation est précisément le type de société globale correspondant au règne de l'individualisme comme valeur. Non seulement elle l'accompagne historiquement, mais l'interdépendance entre les deux s'impose, de sorte que l'on peut dire que la nation est la société globale composée de gens qui se considèrent comme des individus (HH, app. D, p. 379). C'est une série de liaisons de ce genre qui nous autorise à désigner par le mot «individualisme» la configuration idéologique moderne 1. Voilà comment la comparaison, ou plus précisément le mouvement de retour de l'Inde vers nous, fournit le point de vue, en quelque sorte la grille conceptuelle'L à appliquer au donné. Quel donné? Les textes, ou du moins essentiellement les textes. Pour deux raisons. Par commodité d'abord: notre civilisation est dans une très grande mesure, une mesure sans précédent, écrite, et on ne saurait rêver recueillir autrement une masse de données comparables. Et aussi parce que la dimension historique est essentielle; la configuration individualiste des idées et valeurs qui nous est familière n'a pas toujours existé, et elle n'est pas apparue en un jour. On a fait remonter l'origine de « l'individualisme » plus ou moins haut, selon sans doute l'idée qu'on s'en faisait et la définition qu'on en donnait. A y bien regarder, on doit pouvoir, dans une perspective historique, mettre au jour la genèse de la configuration en cause dans ses articulations principales. En fait il suffit pour cela d'un travail à la fois ample et précis, qui d'une part recueille les meilleurs fruits des diverses disciplines et d'autre part n'ait pas un respect superstitieux des cloisonnements disciplinaires. Regardez seulement : les traités
1. Le fait que j'ai adopté comme titre pour la commodité de l'antithèse avec la société hiérarchique Homo aequalis ne doit pas être interprété comme marquant une prééminence de l'égalité par rapport à l'individualisme. L'égalité demeure ici un attribut de l'Individu. 2. Voir le lexique.
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réputés politiques de Locke contiennent l'acte de baptême de la propriété privée; la philosophie «politique» de Hegel donne la forme de l'État à la communauté opposée à la simple société (civile). On peut faire à une telle entreprise toutes sortes d'objections. On peut objecter avant tout l'immensité du champ et la complexité de l'objet d'étude. Je voudrais ici prendre le temps d'une mise au point pour écarter des malentendus. Accordons que l'entreprise n'est pas de tout repos; elle demande beaucoup de soin, de rigueur, de précautions, et par voie de conséquence elle demandera beaucoup aussi au lecteur à qui on ne pourra pas fournir l'exposé continu et sans lacunes, le vaste tableau d'ensemble que l'énoncé de la tâche semble lui promettre. Accordons même que dans toute son étendue la tâche est disproportionnée aux forces du chercheur qui l'a mise en chantier. Accordons tout cela, mais pour ajouter aussitôt qu'à notre sens les résultats acquis à ce jour justifient déjà l'entreprise et s'inscrivent en faux contre l'objection radicale qui la déclare impossible dans le principe. Écoutons un instant cette sorte d'objection: on nie qu'on puisse en pratique appréhender un objet aussi complexe et aussi vague qu'une configuration d'idées et de valeurs comme celle que nous visons, qui en fin de compte n'existe pas réellement et ne peut être qu'une construction de l'esprit. Pas plus qu'il n'y a d'esprit d'un peuple, dira-t-on, il ne peut y avoir, par-delà toutes les différences entre individus, milieux sociaux, époques, écoles de pensée, langues différentes et cultures nationales distinctes, une configuration commune d'idées et de valeurs. Pourtant l'expérience nous dit en quelque mesure le contraire, puisque d'une part il y a eu et il y a continuité historique et intercommunication, et que de l'autre, comme déjà Mauss et surtout Polanyi l'ont constaté, la civilisation moderne diffère radicalement des autres civilisations et cultures. Mais précisément le nominalisme, qui accorde réalité aux individus et non aux relations, aux éléments et non aux ensembles, est très fort chez nous. En fin de compte, ce n'est qu'un autre nom de l'individualisme, ou plutôt l'une
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de ses faces. On se propose en somme de l'analyser, et il refuse d'être analysé: en ce sens l'opposition est sans issue. Il ne veut connaître que Jean, Pierre et Paul, mais Jean, Pierre et Paul ne sont des hommes que du fait des relations qu'il y a entre eux. Revenons à notre affaire: dans un texte donné, chez un auteur donné, il y a des idées qui ont entre elles certaines relations, et faute de ces relations elles ne seraient pas. Ces relations constituent dans chaque cas une configuration. Ces configurations varient d'un texte, d'un auteur, d'un milieu à un autre, mais elles ne varient pas du tout au tout, et on peut s'efforcer de voir ce qu'elles ont en commun à chaque niveau de généralisation. D'une façon générale, il est fallacieux, en science sociale, de prétendre comme on l'a fait que les détails, éléments, ou individus, sont plus saisissables que les ensembles. Disons plutôt comment nous pensons pouvoir saisir des objets aussi complexes que des configurations globales d'idées et de valeurs. On peut les saisir en contraste avec d'autres, et sous certains aspects seulement. En contraste avec d'autres,' l'Inde et, de façon moins précise, les sociétés traditionnelles en général sont la toile de fond sur laquelle se détache l'innovation moderne. Sous certains aspects seulement,' voilà donc, objecterat-on, où l'arbitraire se réintroduit? Nullement. On a dit plus haut que les idées ou catégories de pensée spécifiquement modernes s'appliquaient mal aux autres sociétés. Il est donc intéressant d'étudier la naissance et la place ou fonction de ces catégories. Par exemple, on constate l'apparition chez les modernes de la catégorie économique. On peut en suivre la genèse, c'est l'objet de l'ouvrage déjà cité (Homo aequalis 1). Le travail consiste à faire l'inventaire le plus complet possible des relations que cette catégorie entretient avec les autres éléments de la configuration d'ensemble (l'individu, la politique, la moralité), à voir comment elle se différencie, et finalement quel rôle elle joue dans la configuration globale. On trouve en fin de compte que la configuration est constituée de liaisons nécessaires, et que la vue économique est l'expression achevée de l'individualisme. Il se peut que dans cette
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recherche des relations nous n'en ayons vu qu'une partie, que certaines nous aient échappé. Ce serait alors involontairement, et non parce que nous les aurions délibérément rejetées. Du moins celles que nous avons mises au jour sont-elles raisonnablement certaines. Il y a dans ce qui précède un paradoxe apparent : une considération qui se veut globale s'avoue incomplète, donc partielle : tout discours est en effet partiel comme le veut le nominaliste, mais il peut porter sur l'ensemble, comme ici, ou non. Notre discours demeure peut-être le plus souvent incomplet, mais il porte sur un objet global donné. C'est l'inverse d'un discours qui se voudrait complet et porterait sur des objets arbitrairement posés, ou choisis 1. Cela doit faire voir qu'on aurait tort de conclure de l'ampleur de l'objet sur lequel porte l'étude à une ambition démesurée du chercheur. L'ambition demeure en fin de compte descriptive, asservie au donné. S'il ya quelque part hybris, ce n'est pas là, mais plutôt dans la prétention d'autres auteurs à construire un système fermé, ou encore à n'accorder de sens à la réalité qu'à travers sa critique. Il faut dire un mot des procédés mis en œuvre pour éviter l'erreur et assurer la rigueur de l'enquête. Il est vrai qu'on est loin d'une enquête anthropologique au sens strict, et pourtant on a essayé de conserver quelque chose des vertus de l'anthropologie. Il est vrai qu'on prend comme objets des textes et non des hommes vivants, et qu'on est par voie de conséquence hors d'état de compléter l'aspect conscient par l'aspect observé du dehors, l'idéologique par le «comportement ». En ce sens le travail demeure anthropologiquement ou sociologiquement incomplet, et je m'en suis expliqué (HAE l, p. 3638), observant que cette dimension absente était en quelque façon remplacée par l'introduction systématique de la dimension comparative. A un autre plan, l'anthropo1. Dans une discussion d'un texte repris ici (chap. 1), Roland Robertson voudrait que je réponde à toutes les questions qu'incluait la sociologie de Max Weber (Religion, 12, 1982, p. 86-88). Mais cette recherche se situe volontairement hors du paradigme webérien.
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logie se caractérise par la conjonction de l'attention portée aux ensembles et du souci méticuleux du détail, de tout le détail. D'où la préférence pour l'étude monographique, intensive, d'ensembles de dimension réduite, et l'exclusion pointilleuse de toute intrusion ou présupposition, de tout recours à l'idée toute faite, au vocable trop commode, au résumé approximatif, à la paraphrase personnelle. Or l'histoire des idées est évidemment un champ privilégié pour tous ces procédés, dont il est difficile de se passer, et qui risquent fort de masquer les problèmes en faisant prévaloir les vues propres de l'auteur. On aura donc recours le plus possible à la monographie, soit par exemple dans l'ouvrage cité le chapitre sur la Fable des abeilles de Mandeville, ou l'étude mot à mot de passages d'Adam Smith sur la valeur-travail. Ce recours n'est pas toujours possible, ou suffisant, il faudra alors se contenter de compromis. On ne pourra pas se passer tout à fait de résumés, du moins veillera-t-on à en contrôler strictement le libellé. Le lecteur cursif peut n'apercevoir qu'une partie de ces précautions. Une lecture plus attentive ou une étude spéciale les révéleront. Voilà en tout cas de quoi faire comprendre au lecteur pourquoi on ne peut lui aplanir la voie que dans une certaine mesure, et pourquoi on doit le plus souvent éviter les raccourcis faciles qu'il pourrait attendre.
Il me reste à présenter brièvement les quatre études qui suivent (chap. I-IV). Quant à la forme, le lecteur pourrait sans nul doute souhaiter mieux. Il a devant lui une série d'études di~continues, de dates diverses, dont chacune, dans l'original, devait se suffire à elle-même, d'où il résulte des redites, spécialement quant aux définitions de base. On en a modifié et complété les titres pour mieux marquer leur place dans l'ensemble, mais on s'est gardé d'altérer les textes (sauf éventuellement à le signaler en note). Par incapacité de faire autrement, mais aussi par principe. Chacun de ces textes, en effet, condense un travail étendu; l'ensemble est le précipité, ou le procès-
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verbal, de la recherche, et en le reproduisant tel quel l'auteur s'en affirme responsable. Les répétitions mêmes ne sont peut-être pas inutiles: des conceptions et définitions peu familières gagnent à être rappelées chaque fois qu'elles sont mises en œuvre. Quant au fond, situons maintenant ces études dans l'ensemble de·la recherche qui se poursuit. Dès l'ouverture du chantier, j'ai cherché à mettre la méthode à l'épreuve sur plusieurs plans, selon plusieurs directions. Il y a d'abord le cadre global, soit la vue comparative, anthropologique de la modernité, la mise en perspective hiérarchique de l'idéologie individualiste. C'est l'objet, on l'a dit, du chapitre VII. Ensuite s'imposait un premier axe de recherche, l'axe chronologique: il fallait suivre dans l'histoire la genèse et le développement de l'idéologie moderne. Sur ce plan, on dispose aujourd'hui de trois études dont deux figurent ici. Elles portent sur des périodes historiques différentes - non sans chevauchement, et plus encore sur des aspects distincts de l'idéologie. La première étudie l'Église des premiers siècles, avec une extrapolation sur la Réforme, et montre comment l'individu chrétien, étranger au monde à l'origine, s'y trouve progressivement de plus en plus profondément impliqué; c'est le premier chapitre. La seconde montre le progrès de l'individualisme, à partir du XIIIe siècle, à travers l'émancipation d'une catégorie: le politique, et la naissance d'une institution: l'État. C'est le deuxième chapitre. (C'est aussi la première en date de ces études, d'où sa présentation très générale et un aspect un peu archaïque par rapport aux développements récents.) Enfin, un troisième travail retrace, à partir du XVIIe siècle, l'émancipation de la catégorie économique qui représente, à ~son tour, par ,rapport à la religion et à la politique, à l'Eglise et à l'Etat, un progrès de l'individualisme. Ce travail a pris la dimension d'un livre, Genèse et Épanouissement de l'idéologie économique (HAE 1), et ne peut donc figurer ici. Voilà en somme, non pas certes une genèse complète, mais du moins trois aspects majeurs dans la genèse de l'idéologie moderne. Un second axe de recherche fut choisi dès l'abord: la
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comparaison entre cultures nationales en Europe. En effet, l'idéologie moderne revêt des formes notablement différentes dans les différentes langues ou nations, plus exactement dans les différentes sous-cultures qui correspondent plus ou moins à ces langues et à ces nations. Prenant chacune de ces idéologies plus ou moins nationales comme une variante de l'idéologie moderne, il devait être possible, et cela pour la première fois, de proposer le début d'une comparaison systématique et donc d'une intercompréhension véritable entre ces variantes soit la française, l'allemande, l'anglaise - demeurées jusqu'ici relativement opaques l'une à l'autre. Dans la pratique, le travail a porté principalement sur la variante allemande comparée - plus ou moins explicitement - à la française. On trouvera ici seulement un article sur « Le Volk et la nation chez Herder et Fichte» (chap. III). Il est bref, mais le thème est absolument central pour la philosophie sociale de l'idéalisme allemand, et par ailleurs il s'agit d'une étape importante dans la constitution de l'idée moderne de nation. En fait, la recherche d'ensemble est assez avancée, j'espère en fournir bientôt d'autres résultats, et je n'ai pas pu me retenir de faire état, à propos de l'hitlérisme (chap. IV), de vues générales inédites. Il reste un troisième axe de recherche, ou plutôt une troisième perspective qui est dans une grande mesure la résultante des deux précédentes. Qu'arrive-t-il à l'idéologie moderne une fois mise en œuvre? La vue comparative de l'idéologie permet-elle d'éclairer les problèmes que pose l'histoire politique des deux derniers siècles et en particulier le totalitarisme pris comme une maladie de la société moderne? Le chapitre IV est une contribution à l'étude du national-socialisme. Il y est situé d'une part au plan général ou interculturel du monde contemporain, de l'autre au plan de l'idéologie allemande dont il a exploité une crise historique. On y étudie la place du racisme antisémite dans l'ensemble des représentations que Hitler lui-même donne comme siennes dans son livre Mon combat. Sur ce point, particulièrement sensible, du totalitarisme,
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je voudrais ajouter une brève discussion. Dans un long article consacré en grande partie à une considération fort bienveillante et pénétrante de HAE !, M. Vincent Descombes a touché à la relation entre la sociologie de Durkheim, de Mauss et le totalitarisme 1. Il s'est demandé quel rapport il y a entre le holisme de Durkheim et des siens et le totalitarisme. Durkheim n'a-t-il pas, en appelant de ses vœux pour nos sociétés des « heures d'effervescence créatrice », en 1912, idéalisé à son insu le nazisme à venir, et Mauss n'a-t-il pas confessé son embarras devant l'événement (op. cil., p. 1023-1026)? Il Y a plus: M. Descombes semble suggérer finalement que je reproduis à mon tour la « mésaventure» de Durkheim, la « catastrophe de l'école durkheimienne » devant le totalitarisme. Or la distance est grande entre la définition du totalitarisme comme contradictoire que je donne et que le critique cite (p. 1026) et la vue commune d'un simple retour à la communion primitive ou médiévale que Mauss reprenait à son compte. Il semble donc y avoir méprise. Il se trouve que sur un point précis et fondamental j'avais marqué le dépassement des formulations durkheimiennes. Tout au début de HH, distinguant les deux sens du mot individu (l'homme particulier empirique et l'homme comme porteur de valeur) 2, j'avais dans une note (3a) montré sur l'exemple d'un passage de Mauss lui-même la nécessité de la distinction. Or, une fois cette distinction acquise, la cqnfusion que Descombes reproche aux durkheimiens est impossible. C'est ce à quoi le critique n'a pas assez pris garde. Certes Durkheim avait bien vu l'individualisme comme valeur sociale 3, mais il ne l'a pas construit de façon indélébile dans son vocabulaire, il n'a pas suffisamment accentué la distance que cette valeur creuse entre les
1. Cette étude a paru dans Critique, 366, novembre 1977, p. 9981027, sous un titre assez inattendu : «Pour elle un Français doit mourir. » 2. Cf. en fin de volume ~e lexique, s. v. individu. 3. Cf. Steven Lukes, Emile Durkheim, Penguin Books, 1973, p. 338 sq.
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modernes et les autres 1, c'est seulement ainsi qu'il a pu à l'occasion, dans le passage des Formes élémentaires que Descombes monte en épingle, imaginer pour les modernes une «effervescence» communautaire à la manière des tribus australiennes. Il n'en est plus de même une fois les deux sens de 1'« individu» distingués, et une fois posée sur cette base l'incompatibilité entre individualisme et holisme (HH, § 3) ; du coup, tout retour prétendu au holisme au plan de la nation moderne apparaît comme une entreprise de mensonge et d'oppression, et le nazisme se dénonce comme une mascarade. L'individualisme est la valeur cardinale des sociétés modernes. Hitler n'y échappe pas plus que quiconque, et l'essai qui le concerne ici tente précisément de montrer qu'un individualisme profond sous-tend sa rationalisation raciste de l'antisémitisme. En fait, le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l'on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l'individualisme est d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire. Voilà une formulation bien vague, et il est difficile d'être plus précis au plan général. Et pourtant, au stade actuel de la recherche, cette coexistence, dans l'idéologie de notre temps, de l'individualisme et de son opposé s'impose avec plus de force que jamais. C'est en ce sens que, si la configuration individualiste des idées et valeurs est caractéristique de la modernité, elle ne lui est pas coextensive. D'où viennent, dans l'idéologie et plus largement dans la société contemporaines, les éléments, aspects ou facteurs non individualistes? Ils tiennent en premier lieu à la permanence ou «survivance» d'éléments prémodernes et plus ou moins généraux - telle la famille. Mais ils tiennent aussi à ce que la mise en œuvre même des valeurs individualistes a déclenché une dialectique complexe qui a 1. C'est cette même distance que nous avons vue s'accentuer nettement en passant de Mauss à Polanyi.
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pour résultat, dans des domaines très divers, et pour certains dès la fin du XVIIIe et le début du XIX e siècle, des combinaisons où elles se mêlent subtilement à leurs opposés 1. L'affaire est relativement simple, et claire grâce à Karl Polanyi, en matière économico-sociale où l'application du principe individualiste, le « libéralisme », a obligé à introduire des mesures de sauvegarde sociale et a finalement abouti à ce qu'on peut appeler le «post-libéralisme» contemporain. Un processus plus complexe, fort important mais à peine détecté jusqu'ici, se rencontre dans le domaine des cultures et résulte en somme de leur interaction. Les idées et valeurs individualistes de la culture dominante, à mesure qu'elles se répandent à travers le monde, subissent localement des modifications ou donnent naissance à des formes nouvelles. Or, et c'est là le point inaperçu, ces formes modifiées ou nouvelles peuvent passer en retour dans la culture dominante et y figurer comme des éléments modernes de plein droit. L'acculturation à la modernité de chaque culture particulière peut de la sorte laisser un précipité durable dans le patrimoine de la modernité universelle. De plus, le processus est parfois cumulatif en ce sens que ce précipité lui-même peut à son tour être transformé dans une acculturation subséquente. Qu'on ne s'imagine pas pour autant qu'à travers ces adaptations l'idéologie moderne se dilue ou s'affaiblisse. Tout au contraire, le fait remarquable, et préoccupant, c'est que la combinaison d'éléments hétérogènes, l'absorption par l'individualisme d'éléments étrangers et plus ou moins opposés a pour résultat une intensification, une montée en puissance idéologique des représentations correspondantes. Nous sommes ici sur le terrain du totalitarisme, combinaison involontaire, inconsciente, hypertendue, d'individualisme et de holisme. Aussi bien, c'est à propos de la brève étude sur Hitler que j'ai introduit cette digression, qui est aussi une 1. J'y ai touché à propos des idées économiques, à la fin de ma préface à La Grande Transformation, op. cit.
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conclusion. Le monde idéologique contemporain est tissé de l'interaction des cultures qui a eu lieu à tout le moins depuis la fin du XVIIIe siècle, il est fait des actions et réactions de l'individualisme et de son contraire. Ce n'est pas ici le lieu de développer cette vue, et il est trop tôt pour le faire, elle est seulement le résultat général de la recherche poursuivie jusqu'ici, ou pour mieux dire la perspective sur laquelle elle ouvre, et comme un nouveau versant à explorer. Cela s'accompagne d'un glissement de point de vue par rapport au début de cette recherche et même, au plan du vocabulaire, d'un certain embarras, rançon du chemin parcouru. On avait cherché, pour commencer, à isoler ce qui est caractéristique de la modernité par opposition à ce qui l'a précédée et qui lui coexiste, et à décrire la genèse de ce quelque chose, que nous avons appelé ici individualisme. Durant cette étape, on a assez largement tendu à identifier individualisme et modernité. Le fait massif qui s'impose maintenant, c'est qu'il y a dans le monde contemporain, même dans sa partie «avancée », «développée» ou «moderne» par excellence, et même au seul plan des systèmes d'idées et de valeurs, au plan idéologique, autre chose que ce qu'on avait défini différentielle ment comme moderne. Bien plus, nous découvrons que nombre des idées-valeurs que l'on prendrait comme le plus intensément modernes sont en réalité le résultat d'une histoire au cours de laquelle modernité et non-modernité ou plus exactement les idéesvaleurs individualistes et leurs contraires se sont intimement combinés 1. On pourrait ainsi parler de « post-modernité » pour le monde contemporain, mais la tâche est bien plutôt d'analyser ces représentations plus ou moins hybrides, de suivre dans le concret les interactions d'où elles sont nées et leur destin subséquent, en bref d'étudier l'histoire de l'idéologie des deux derniers siècles dans une perspective interculturelle.
1. Voir «Identités collectives et idéologie universaliste; leur interaction de fait », Critique, n° 456, mai 1985, p. 506-518.
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Genèse, l
De l'individu-hors-du-monde à l'individu-dans-le-monde *
Cette étude se compose de deux parties. La partie principale porte sur les premiers siècles du christianisme. On y aperçoit les premières étapes d'une évolution. Un complément ou épilogue montre, à longue échéance, l'aboutissement de cette évolution chez Calvin * * .
Les commencements chrétiens de l'individualisme Dans les dernières décennies, l'individualisme moderne est apparu de plus en plus, à certains d'entre nous, comme un phénomène exceptionnel dans l'histoire des civilisations. Mais, si l'idée de l'individu est aussi idiosyncrasique qu'elle est fondamentale, il s'en faut qu'on soit d'accord sur ses origines. Pour certains auteurs, surtout dans les pays où le nominalisme est fort, elle a toujours été * Paru dans Le Débat, 15, septembre-octobre 1981, sous le titre: La genèse chrétienne de l'individualisme moderne, une vue modifiée de nos origines » (en angl. : Religion, 12, 1982, p. 1-27, cf. la discussion dans ibid., p. 83-91). ** La première partie est une version française de la Deneke Lecture donnée à Lady Margat:et Hall à Oxford en mai 1980 (cf. antérieurement Annuaire de l'Ecole pratique des hautes études, 6e section, pour 1973-1974). L'hypothèse générale a été provoquée par un colloque de Daedalus sur le premier millénaire avant J.-c., et je dois beaucoup à ses participants, principalement à Arnaldo Momigliano, Sally Humphreys et Peter Brown, pour leurs critiques et suggestions (cf. Daedalus, printemps 1975, pour une première présentation de l'hypothèse, que les critiques ont contribué à modifier et à élargir). Le complément sur Calvin a été proposé dans un séminaire sur « La catégorie de personne» (Oxford, Wolfson College, mai 1980).
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présente partout. Pour d'autres, elle apparaît avec la Renaissance, ou avec la montée de la bourgeoisie. Plus souvent sans doute, et en accord avec la tradition, on voit les racines de cette idée dans notre héritage classique et judéo-chrétien, en proportions variées. Pour certains classicistes, la découverte en Grèce du « discours cohérent » est le fait d'hommes qui se voyaient comme des individus : les brouillards de la pensée confuse se seraient dissipés sous le soleil d'Athènes, le mythe rendant les armes à la raison, et l'événement marquerait le début de l'histoire proprement dite. A coup sûr, il y a du vrai dans cette affirmation, mais elle est trop étroite, si étroite qu'elle prend un air provincial dans le monde d'aujourd'hui. Sans doute demande-t-elle à tout le moins à être modifiée. Pour commencer, le sociologue tendrait en la matière à privilégier la religion plutôt que la philosophie, parce que la religion agit sur la société tout entière et est en relation immédiate avec l'action. Ainsi fit Max Weber. Laissons de côté pour notre part toute considération de cause et d'effet et étudions seulement des configurations d'idées et de valeurs, des réseaux idéologiques, pour tenter d'atteindre les relations fondamentales qui les soustendent. Voici ma thèse en termes approximatifs: quelque chose de l'individualisme moderne est présent chez les premiers chrétiens et dans le monde qui les entoure, mais ce n'est pas exactement l'individualisme qui nous est familier. En réalité, l'ancienne forme et la nouvelle sont séparées par une transformation si radicale et si complexe qu'il n'a pas fallu moins de dix-sept siècles d'histoire chrétienne pour la parfaire, et peut-être même se poursuitelle encore de nos jours. La religion a été le ferment cardinal d'abord dans la généralisation de la formule, et ensuite dans son évolution. Dans nos limites chronologiques, le pedigree de l'individualisme moderne est pour ainsi dire double : une origine ou accession d'une certaine espèce, et une lente transformation en une autre espèce. Dans les limites de cet essai je dois me contenter de caractériser l'origine et de marquer quelques-unes des premières étapes de la transformation. On voudra bien excuser l'abstraction condensée de ce qui suit.
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Pour voir notre culture dans son unité et sa spécificité, il nous faut la mettre en perspective en la contrastant avec d'autres cultures. C'est seulement ainsi que nous pouvons prendre conscience de ce qui autrement va sans dire : le fondement familier et implicite de notre discours ordinaire. Ainsi, quand nous parIons d'« individu », nous désignons deux choses à la fois: un objet hors de nous, et une valeur. La comparaison nous oblige à distinguer analytiquement ces deux aspects: d'un côté, le sujet empirique parlant, pensant et voulant, soit l'échantillon individuel de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés, de l'autre l'être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprêmes et se rencontre en premier lieu dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société. De ce point de vue, il y a deux sortes de sociétés. Là où l'Individu est la valeur suprême je parle d'individualisme; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme. En gros, le problème des origines de l'individualisme est de savoir comment, à partir du type général des sociétés holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredisait fondamentalement la conception commune. Comment cette transition a-t-elle été possible, comment pouvonsnous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies inconciliables? La comparaison avec l'Inde suggère une hypothèse. Depuis plus de deux mille ans la société indienne est caractérisée par deux traits complémentaires : la société impose à chacun une interdépendance étroite qui substitue des relations contraignantes à l'individu tel que nous le connaissons, mais par ailleurs l'institution du renoncement au monde permet la pleine indépendance de quiconque choisit cette voie 1. Incidemment cet homme, le renonçant, est responsable de toutes les innovations religieuses que l'Inde a connues. De plus, on voit clairement dans des textes anciens l'origine de l'institution, et on la comprend 1. Cf. Dumont, « Le renoncement dans les religions de l'Inde» (1959), dans HH, app. B.
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aisément: l'homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres. Lorsqu'il regarde derrière lui le monde social, il le voit à distance, comme quelque chose sans réalité, et la découverte de soi se confond pour lui, non pas avec le salut dans le sens chrétien, mais avec la libération des entraves de la vie telle qu'elle est vécue dans ce monde. Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. C'est pourquoi j'ai appelé le renonçant indien un « individu-hors-du-monde ». Comparativement, nous sommes des « individus-dans-Ie-monde », des individus mondains, il est un individu extra-mondain. Je ferai un usage intensif de cette notion d'« individu-hors-du-monde », et je voudrais attirer l'attention sur cette étrange créature et sa relation caractéristique avec la société. Le renonçant peut vivre en ermite solitaire ou il peut se joindre à un groupe de collègues en renoncement sous l'autorité d'un maîtrerenonçant, représentant une «discipline de libération» particulière. La similitude avec les anachorètes occidentaux ou entre monastères bouddhiques et chrétiens peut aller très loin. Par exemple, les deux espèces de congrégations ont inventé indépendamment ce que nous appelons le vote majoritaire. Ce qui est essentiel pour nous, c'est l'abîme qui sépare le renonçant du monde social et de l'homme-dans-Iemonde. D'abord, le chemin de la libération est ouvert seulement à quiconque quitte le monde. La distanciation vis-à-vis du monde social est la condition du développement spirituel individuel. La relativisation de la vie dans le monde résulte immédiatement de la renonciation au monde. Seuls des Occidentaux ont pu faire l'erreur de supposer que certaines sectes de renonçants aient essayé de changer l'ordre social. L'interaction avec le monde social prenait d'autres formes. En premier lieu, le renonçant dépend de ce monde pour sa subsistance, et, d'ordinaire, il instruit l'homme-dans-Ie-monde. Historiquement,
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toute une dialectique spécifiquement indienne s'est mise en branle, qu'il nous faut négliger ici. Gardons en mémoire seulement la situation initiale telle qu'on la rencontre encore dans le bouddhisme. Sauf à rejoindre la congrégation, le laïc se voit enseigner seulement une éthique relative: qu'il soit généreux visà-vis des moines et évite les actions par trop dégradantes. Ce qui est précieux pour nous dans tout cela, c'est que le développement indien se comprend aisément, et semble en vérité « naturel ». A partir de lui, nous pouvons faire l'hypothèse suivante : si l'individualisme doit apparaître dans une société du type traditionnel, holiste, ce sera en opposition à la société et comme une sorte de supplément par rapport à elle, c'est-à-dire sous la forme de l'individuhors-du-monde. Est-il possible de penser que l'individualisme commença de la sorte en Occident? C'est précisément ce que je vais essayer de montrer; quelles que soient les différences dans le contenu des représentations, le même type sociologique que nous avons rencontré dans l'Inde - l'individu-hors-du-monde - est indéniablement présent dans le christianisme et autour de lui au commencement de notre ère. Il n'y a pas de doute sur la conception fondamentale de l'homme née de l'enseignement du Christ: comme l'a dit Troeltsch, l'homme est un individu-en-relation-à-Dieu, ce qui signifie, à notre usage, un individu essentiellement hors-du-monde. Avant de développer ce point, je voudrais tenter une affirmation plus générale. On peut soutenir que le monde hellénistique était, en ce qui concerne les gens instruits, si pénétré de cette même conception que le christianisme n'aurait pu réussir à la longue dans ce milieu s'il avait offert un individualisme de type différent. Voilà une thèse bien forte qui semble, à première vue, contredire des conceptions bien établies. En fait elle ne fait que les modifier, et elle permet de rassembler mieux que la vue courante nombre de données dispersées. On admet communément que la transition dans la pensée philosophique de Platon et d'Aristote aux nouvelles écoles de la période hellénistique montre une discontinuité a great
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gap 1 ») -l'émergence soudaine de l'individualisme. Alors que la polis était considérée comme autosuffisante chez Platon et Aristote, c'est maintenant l'individu qui est censé se suffire à lui-même (ibid., p. 125). Cet individu est, soit supposé comme un fait, soit posé comme un idéal par épicuriens, cyniques et stoïciens tous ensemble. Pour aller droit à notre affaire, il est clair que le premier pas de la pensée hellénistique a été de laisser derrière soi le monde social. On pourrait citer longuement, par exemple, la classique Histoire de la pensée politique de Sabine dont j'ai déjà reproduit quelques formules et qui classe en fait les trois écoles comme différentes variétés de « renonciation » (p. 137). Ces écoles enseignent la sagesse, et pour devenir un sage il faut d'abord renoncer au monde. Un trait critique court à travers toute la période sous différentes formes; c'est une dichotomie radicale entre la sagesse et le monde, entre le sage et les hommes non éclairés qui demeurent en proie à la vie mondaine. Diogène oppose le sage et les fous; Chrysippe affirme que l'âme du sage survit plus longtemps après la mort que celle des mortels ordinaires. De même qu'en Inde la vérité ne peut être atteinte que par le renonçant, de même d'après Zénon le sage seul sait ce qui est bon; les actions mondaines, même de la part du sage, ne peuvent être bonnes mais seulement préférables à d'autres: l'adaptation au monde est obtenue par la relativisation des valeurs, la même sorte de relativisation que j'ai soulignée dans l'Inde. L'adaptation au monde caractérise le stoïcisme dès le début et, de plus en plus, le stoïcisme moyen et tardif. Elle a certainement contribué à brouiller, au regard des interprètes postérieurs, l'ancrage extra-mondain de la doctrine. Les stoïciens de Rome exercèrent de lourdes charges dans le monde, et un Sénèque a été perçu comme un proche voisin par des auteurs du Moyen Age et même par Rousseau qui lui emprunta beaucoup. Cependant, il n'est pas difficile de détecter la permanence du divorce 1. George H. Sabine, A History of Political Theory, Londres 1963, 3e éd., p. 143.
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originel : l'individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu'il agit dans le monde. Le stoïcien doit demeurer détaché, il doit demeurer indifférent, même à la peine qu'il essaie de soulager. Ainsi Épictète: « Il peut bien soupirer [avec celui qui souffre] pourvu que son soupir ne vienne pas du cœur 1. » Ce trait si étrange pour nous montre que, alors même que le stoïcien est revenu au monde d'une façon qui est étrangère au renonçant indien, il n'y a là pour lui qu'une adaptation secondaire: au fond il se définit toujours comme étranger au monde. Comment comprendre la genèse de cet individualisme philosophique? L'individualisme est tellement une évidence pour nous que dans le cas présent il est couramment pris sans plus de façons comme une conséquence de la ruine de la polis grecque et de l'unification du monde Grecs et étrangers ou barbares confondus - sous le pouvoir d'Alexandre. Sans doute il y a là un événement historique sans précédent qui peut expliquer bien des traits mais non pas, selon moi du moins, l'émergence, la création ex nihilo de l'individu comme valeur. Il faut regarder avant tout du côté de la philosophie elle-même. Non seulement les maîtres hellénistiques ont à l'occasion recueilli à leur usage des éléments pris aux présocratiques, non seulement ils sont les héritiers des sophistes et d'autres courants de pensée qui nous apparaissent submergés à la période classique, mais l'activité philosophique, l'exercice soutenu par des générations de penseurs de l'enquête rationnelle, doit avoir par lui-même nourri l'individualisme, car la raison, si elle est universelle en principe, œuvre en pratique à travers la personne particulière qui l'exerce, et prend le premier rang sur toutes choses, au moins implicitement. Platon et Aristote, après 1. Cité dans Edwyn Bevan, Stoïciens et Sceptiques, Paris, 1927, p. 63, traduit de l'anglais. Cet auteur a vu la similitude avec le renoncement indien. Il cite longuement la Bhagavad Gita pour montrer le parallélisme avec les maximes des stoïciens sur le détachement (ibid., p. 75-79). De fait la Gita contient déjà l'adaptation du renoncement au monde. Cf. « Le renoncement... », loe. cit., section 4.
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Sur l'idéologie moderne
Socrate, avaient su reconnaître que l'homme est essentiellement un être social. Ce que firent leurs successeurs hellénistiques, c'est au fond de poser comme un idéal supérieur celui du sage détaché de la vie sociale. Si telle est la filiation des idées, le vaste changement politique, la naissance d'un Empire universel provoquant des relations intensifiées dans toute son étendue, aura sans aucun doute favorisé le mouvement. Notons que, dans ce milieu, l'influence directe ou indirecte du type indien de renonçant ne peut pas être exclue a priori, même si les données sont insuffisantes. S'il fallait une démonstration du fait que la mentalité extra-mondaine régnait parmi les gens instruits en général, au temps du Christ, on la trouverait dans la personne d'un Juif, Philon d'Alexandrie. Philon a montré aux futurs apologistes chrétiens comment adapter le message religieux à un public païen instruit. Il exprime avec chaleur sa prédilection fervente pour la vie contemplative du reclus à laquelle il brûle de retourner, ne l'ayant interrompue que pour servir sa communauté au plan politique - ce qu'il fit d'ailleurs avec distinction. Goodenough a montré précisément comment cette hiérarchie des deux modes de vie et celle de la foi juive et de la philosophie païenne se reflètent dans le double jugement politique de Philon, tantôt exotérique et apologétique, tantôt ésotérique et hébraïque 1. Revenant maintenant au christianisme, je dois dire d'abord que mon guide principal sera l'historien-sociologue de l'Eglise, Ernst Troeltsch. Dans son gros livre, Les Doctrines sociales des Églises et groupes chrétiens, publié en 1911 et qui peut être considéré comme un chefd'œuvre, Troeltsch avait déjà donné une vue relativement unifiée, dans s~s propres termes, de « toute l'étendue de l'histoire de l'Eglise chrétienne 2 » (p. VIII). Si l'exposé 1. E. R. Goodenough, An Introduction to Philo Judaeus, New Haven, 1940. 2. Ernst Troeltsch, Die Sozial/ehren der christlichen Kirchen und Gruppen, dans Gesammelte Schriften, 1. l, Tübingen, 1922; Aalen, 1965. Trad. angl. : The Social Teaching of the Christian Churches,
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de Troeltsch peut sur certains points demander à être complété ou modifié, mon effort consistera principalement à essayer d'atteindre grâce à la perspective comparative que je viens d'esquisser une vue encore plus unifiée et plus simple de l'ensemble, même si, pour le moment, nous ne nous occupons que d'une partie de cet ensemble 1. La matière est familière, et j'isolerai schématiquement quelques traits critiques. Il suit de l'enseignement du Christ et ensuite de Paul que le chrétien est un « individuen-relation-à-Dieu ». Il y a, dit Troeltsch, «individualisme absolu et universalisme absolu» en relation à Dieu. L'âme individuelle reçoit valeur éternelle de sa relation filiale à Dieu, et dans cette relation se fonde également la fraternité humaine: les chrétiens se rejoignent dans le Christ dont ils sont les membres. Cette extraordinaire affirmation se situe sur un plan qui transcende le monde de l'homme et des institutions sociales, quoique celles-ci procèdent elles aussi de Dieu. La valeur infinie de l'individu est en même temps l'abaissement, la dévaluation du monde tel qu'il est : un dualisme est posé, une tension est établie qui est constitutive du christianisme et traversera toute l'histoire. Arrêtons-nous sur ce point. Pour l'homme moderne, cette tension entre vérité et réalité est devenue très difficile à accepter, à évaluer positivement. Nous parlons
New York, Harper Torchbooks, 1960, 2 vol. (La traduction, plus accessible, garde la numérotation des notes de Troeltsch; elle n'est pas toujours sûre.) Les références de pages données dans le texte renverront à cet ouvrage, sauf indication contraire. 1. La distance est petite entre le sens général du livre de Troeltsch et la formulation présente. Ainsi un sociologue pénétrant, Benjamin Nelson, notant que l'intérêt non seulement de Troeltsch mais des principaux penseurs allemands des XIX e et xx e siècles, à partir de Hegel, s'est concentré sur 1'« institutionnalisation de la chrétienté primitive », a énoncé le problème de deux façons, dont celle-ci: « COf!1ment une secte ultra-mondaine a donné naissance à l'Église romame? » (
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