Didier Lacapelle La Conscience Le Verbe Et Le Monde
January 7, 2017 | Author: Ionut Dobrinescu | Category: N/A
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La Conscience, le Verbe et le Monde
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SOMMAIRE
Introduction ............................................................................................................... 4 De la gnose .............................................................................................................. 13 Du matérialisme ...................................................................................................... 35 Du langage............................................................................................................... 44 De la morale ............................................................................................................ 60 Des garanties ........................................................................................................... 74 De la démocratie...................................................................................................... 89 Conclusion............................................................................................................. 106 Annexe : La phénoménologie d’Henry ................................................................. 117
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Introduction Deux questions taraudent l’homme sans qu’il puisse y apporter de réponse satisfaisante. La première est celle de la cause : « Pourquoi sommes-nous sur Terre ? ». Elle est du même ordre que « Pourquoi avons-nous deux jambes ? ». La seconde est celle du but : « Pour quoi sommes-nous sur Terre ? ». Elle est du même ordre que « Pour quoi avons-nous des jambes ? » Les réponses semblent logiques : nous avons des jambes parce que les êtres humains ont un code génétique qui fait pousser des jambes aux bébés, et nous avons des jambes pour marcher. Mais dans un développement plus avant nous pouvons nous demander pourquoi notre code génétique nous programme ainsi, et pour quoi nous marchons. Dans une poursuite du questionnement à l’infini, nous ne parviendrions jamais à la cause première et au but ultime. C’est le vague soupçon qu’ils ne connaissent pas la réponse qui produit un sentiment d’embarras chez les parents quand les enfants demandent « pourquoi » et « pour quoi faire ? ». Pourquoi faisons-nous des enfants puisqu’ils vont mourir ? Pourquoi poursuivons-nous des objectifs puisque nous aussi allons mourir ? Pourquoi poursuivons-nous ces objectifs puisque sitôt ceux-ci atteints, il nous en faut de nouveaux ? La bonne réponse peut faire sourire, mais il y a peu de gens qui y parviennent consciemment : il n’y a pas de cause ou de but sans préjugé ou pétition de principe. Pour des raisons pratiques, on exprime la causalité ou le but sous la forme d’une chaîne d’événements réduite à quelques maillons. Ceci donne lieu à une contraction du champ des représentations. Mais le plus souvent, l’homme n’a pas conscience de cette contraction et du caractère conditionnel de l’expression de la causalité et du but. Il peut gâcher beaucoup d’énergie à rechercher la cause première et le but ultime. On dit parfois qu’il est prisonnier d’une conception finaliste de l’univers, ou encore d’une conception linéaire du temps, avec un début -4-
et une fin. Nous pourrions en avoir l’intuition en constatant simplement que l’idée d’un univers ayant un début et une fin est profondément insatisfaisante. Car nous voudrions toujours savoir ce qui se trouve avant le début et après la fin. Il est en effet une question à laquelle l’homme se soucie rarement de répondre, et qui devrait retenir toute son attention, c’est celle de l’essence du monde. Le seul constat du paragraphe précédent lui donnerait un indice appréciable. Découvrir dans quel monde nous sommes nés est certainement la plus fascinante des aventures que la vie ait à offrir. Mais en général, l’homme délègue cette question aux savants pour ses aspects scientifiques complexes, persuadé qu’il est de connaître cette essence à travers sa vie de tous les jours. Il est d’ailleurs bombardé en permanence d’explications à travers les journaux et le sens commun de ses congénères. Ou alors il se joint aux cohortes religieuses qui imposent une explication dogmatique. Ce sont les explications rassurantes qui sont le plus souvent mises en avant : l’âme survit ou mieux, le corps ressuscite après la mort. Un point commun entre l’information médiatique, l’opinion commune et l’explication du monde par la religion serait donc leur fonction anxiolytique. On pense en général que les conceptions religieuses de l’au-delà sont une réponse à la détresse ressentie par l’homme devant son misérable destin. Mais ce n’est pas toujours le cas ; la menace de la damnation à des fins de contrôle social est également présente, et il ne manque pas de prophéties apocalyptiques pour les temps à venir. Il est par ailleurs des vérités peu traumatiques qui sont tout aussi largement occultées. Plutôt que la fonction anxiolytique, c’est le mécanisme d’hypnose que le discours produit sur ceux qui l’écoutent qui semble le caractériser le mieux. Les gens voient le monde comme une évidence. Ils sont même conditionnés à penser que les contradictions et les paradoxes au sein du discours, les décalages entre le discours et la réalité qu’ils observent ne sont que des anecdotes, insuffisantes pour remettre en cause leurs représentations du monde. L’individu qui se pose sincèrement la question de l’essence du monde est rare. Malgré sa sincérité, les nombreuses fausses croyances seront autant de chausse-trappes prêts à s’ouvrir sous ses pieds. Dès notre naissance, nous sommes confrontés au décalage entre le récit collectif et la réalité, mais peu de gens apprécient à sa mesure l’ampleur de ce décalage. Par nature, le langage ne produit que des récits pour approcher la réalité. Parfois ce sont plusieurs récits partiels qui peuvent le mieux approcher celle-ci. Mais les hommes prennent les récits partiels pour des récits finis, et les récits faux pour des récits partiels. Ainsi, on dira que l’Etat ment, mais qu’un groupe politique dit la vérité. En général, on rejette un faux récit pour un autre faux récit. Une erreur courante consisterait à penser que la société humaine est constituée de gens dont l’essence est similaire à la nôtre. Les conditionnements actuels mènent à considérer que les différences phénotypiques fondées entre autres -5-
sur la race cachent une identité de nature, d’autant plus qu’ils sont assortis d’une prescription morale. A fortiori, le chercheur pourrait penser que celui qui lui ressemble plus encore extérieurement est un autre lui-même. Or une observation honnête et rigoureuse des comportements humains ne peut conclure qu’à l’existence d’un gouffre psychologique entre les êtres. L’homme objectif peut comprendre et intégrer progressivement que le monde n’est pas un reflet de luimême, où tout le monde voit, comprend et raisonne comme lui. Cela révèle un fait assez fondamental de la psychologie humaine : la plupart des individus sont dissociés. C’est un fait connu pour les enfants : ils sont réellement des pirates ou des princesses quand ils jouent. C’est également vrai pour le ministre. Il y a une part de lui-même qui croit aux discours qu’il relaie ou qu’il écoute, et l’autre qui regarde la réalité en face, mais il observe très rarement que le discours et la réalité ne concordent pas. A cet égard, il n'existe pas de différence entre un enfant qui joue et un ministre. Toutes leurs actions sont basées sur des convictions sans fondement. Et quand bien même l’homme sentirait confusément cette absence de consistance, il se verrait contraint de faire semblant pour pouvoir survivre. La dissociation prend énormément de formes, et on peut en observer des exemples tous les jours. Un individu peu ou pas dissocié a tendance à agir en fonction de ce qu’il pense. Les enfants non dissociés qui entrent dans le monde sont très vite confrontés à une sensation étrange : ils constatent que la règle affichée et la règle à suivre sont différentes. On essaie de leur faire croire qu’ils ont mal compris la règle, et culpabilisés de cette incompréhension, ils mettront du temps à mettre le doigt sur la situation réellement en jeu. Corollairement à leur unité de pensée, ils ont une grande difficulté pratique à se dissocier volontairement. L’apprentissage dans une société dissociée privilégie un savoir appris par imitation. C’est tout particulièrement le cas en France, où on valorise plus les diplômes que l'expérience. Ceux qui savent le mieux imiter la pensée qu'on leur propose seront les élites. L'expression « se couler dans le moule » donne une bonne image de la situation. Il va de soi que ces élites ne comprennent pas ce qu'elles disent, étant donné qu'elles véhiculent seulement les opinions valorisées et une conception du monde erronée. L’enfant non dissocié a des difficultés à imiter un savoir sans se référer à la règle affichée. Il apparaît aux autres comme un inadapté. Son travail consistera à appréhender correctement le monde dans lequel il vit et la psychologie des autres, ainsi qu’à acquérir – mais pour lui consciemment - cette capacité d’imitation. En réalité, il n’est pas maladroit, mais il le paraîtra tant qu’il ne sera pas capable de surmonter la friction qu’il ressent à dire les choses d'une façon et à agir d’une autre. Une fois que l’on aura perçu l’imitation par le discours comme étant une règle de fonctionnement de l’humanité, il n’est plus possible de surestimer l’intelligence collective. L’homme met sa confiance dans la parole de gens ayant -6-
autorité pour s’exprimer. Pour certains, il suffit d’un discours simple et d’un caractère fort. Pour d’autres, c’est la complexité du langage et le prestige intellectuel qui les fascineront. Mais sur le fond, il n’y a pas de différence entre ceux qui croient ce que dit la télévision, et ceux qui croient ce que dit un intellectuel de référence. Les êtres humains sont enclins à croire absolument tout ce qu’on leur dit, du moment que cela soit dit par des gens nombreux, importants ou ayant l’air compétent. Ils prennent des hypothèses ou des rumeurs pour des faits, ne vérifient rien par eux-mêmes, et adorent parader avec un savoir d’emprunt. Le chercheur verra que des individus peuvent obtenir des positions de prestige avec un discours incompréhensible, dépourvu de cohérence et de sens, mais avec l'apparence de la science. Il se demandera comment cela est possible, et quelles sont les motivations de ces personnages qui passent leur vie à écrire faux. Car la production est impressionnante. Parfois des dizaines de milliers de pages pour un seul auteur ! L’homme pense en général que son espèce détient les clés de la connaissance, et les lui offre sur un plateau. Or l’espèce humaine produit énormément de discours, mais peu de connaissances solides. L’individu finit par prendre la culture ambiante pour la connaissance. Il peut perdre sa vie à s’appuyer sur cette culture - les philosophes, les économistes, la religion – en espérant y trouver la connaissance. Ainsi sont ceux qui mettent tout leur temps et leur énergie dans l’exégèse de la Bible ou de Karl Marx. Le chercheur comprendra que la pensée humaine ne se préoccupe absolument pas de la véracité des faits qu’elle traite, qu’il s’agisse de la rumeur, de la religion ou des sciences sociales. Il comprendra que rien ne fera que les hommes renoncent à leurs fausses idées. Et il se demandera quelles options il lui reste. Pour chacun d’entre nous, les idées qui nous traversent l’esprit ne sont pas toujours très justes, influencés que nous sommes par les idées à la mode, le dernier qui a parlé et nos propres élucubrations. Et il n’est pas du tout facile d’en faire le tri. Souvent nous avons de bonnes intuitions mais ne les développons pas, parce que les influences extérieures sont plus puissantes. Ainsi l'information vue à la télévision est analysée comme vraie, tandis que nous rejetons nos propres observations. Beaucoup de gens peuvent vivre toute leur vie avec une incongruence entre ce qu’ils perçoivent vraiment, et la manière dont ils vont interpréter le monde. D’autres vivent très mal cette incongruence, mais ne l’interrogent pas de manière intellectuelle. Ils supposent que c’est d’eux que vient le problème puisque l'information reçue par ailleurs n'est pas remise en question. D’autres encore prennent toutes les idées qui leur passent par la tête, et ne se préoccupent jamais de les tester. Ce sont les intellectuels. La plupart des êtres humains ont une certaine capacité à conceptualiser. Cela permet d’utiliser le langage pour faire passer des notions complexes. Tout le -7-
problème vient de ce que nous croyons que tout le monde comprend une notion comme nous la comprenons. Mais ce n’est pas le cas. Un intellectuel est un individu capable de conceptualiser sans se référer à une expérience sensible. C’est fondamentalement un psychotique qui s’ignore. Ou alors un individu très influençable. Le raisonnement se suffit à lui-même. La « critique de la raison pure » de Kant consiste d’ailleurs à demander à la métaphysique de s’intéresser un peu aux faits. Les théories intellectuelles se fondent ainsi le plus souvent sur des affirmations non démontrées. C’est toute l’histoire de la pensée humaine, des religions aux sciences humaines. * Prenons l’exemple de l’économie. Toute la science économique est fondée sur le postulat qu’il existe une entité appelée valeur, qu’elle possède un caractère objectif, et qu’il est possible d’en identifier l’origine. La première question est celle de l’objet qui porte la valeur. Dans les théories classiques, il s’agit du bien lui-même. On a donc dit que l’argent était un voile sur les échanges, et que les éventuels déséquilibres de la quantité de monnaie et de biens circulants débouchaient sur une perte de valeur de la monnaie, appelée inflation. Puis l’argent en circulation est devenu la contrepartie d’un dépôt d’or dans les établissements bancaires. Au départ, l’or était un bien comme un autre. Puis il est apparu que la monnaie circulante n’était la contrepartie que du seul or. Enfin on a affirmé qu’une des fonctions de la monnaie était de servir d’étalon de valeur. Ainsi trois théories inconciliables cohabitaient : l’une disait que c’était la monnaie qui avait de la valeur, une autre que c’était l’or, une troisième que c’étaient les biens qui en avaient. Dans un troisième temps, l’émission monétaire a été déconnectée des quantités d’or détenues par les banques. Les partisans de l’étalon-or disaient que la monnaie ne valait désormais plus rien. Les partisans de la valeur travail – liée au bien lui-même - disaient qu’il fallait bien adapter la quantité de monnaie à l’explosion de la production. Mais il est resté un résidu de la croyance en l’étalon-or avec la constitution de réserves obligatoires pour garantir la confiance. L'existence de cette fameuse valeur était déjà très difficile à croire avec autant d'étalons différents. Mais en réalité, la seule existence d’un étalon suffit à prouver que la valeur en soi n’existe pas. Un étalon est la conséquence de la nécessité d’un point fixe pour réaliser les mesures. Ce point fixe arbitraire est à la valeur ce que le choix d’une origine est au référentiel spatial dans la théorie de la relativité. La valeur possède une grande similarité avec les coordonnées du référentiel spatial. Elle est donc essentiellement relative. Toutefois, avec le temps, la signification du terme étalon a pris une signification toute particulière dans le domaine économique. Dans un système de poids et mesures, un étalon est un point de référence arbitraire, mais les rapports -8-
entre les choses mesurées sont fixes. Dans l’imaginaire économique, c’est tout le contraire : un étalon monétaire n’est absolument pas arbitraire, il a une valeur fixe, et il est le seul bien disposant d’une valeur fixe, ce qui en fait un refuge face à la volatilité supposée de la valeur des autres biens. L’autre question évoquée est celle de l’origine de la valeur. Selon les besoins de la démonstration, cette origine se trouve dans l’étalon lui-même : la monnaie ou l’or, l’utilité d’un bien pour celui qui désire le posséder, sa rareté, parfois un mélange de rareté et d’utilité avec le principe de l’offre et de la demande, ou encore le temps de travail nécessaire pour produire le bien. Ce sont des théories contradictoires, mais elles sont simplement présentées comme des savoirs qui se compléteraient. Il se pourrait cependant que l’une de ces théories soit juste. Il suffirait de la présenter comme hypothèse et de la confronter aux faits économiques. Mais nous avons montré dans le « Manuel d’antiéconomie » que les faits observés conduisent au rejet des hypothèses formulées. Pour ne pas avoir à renoncer aux inconsistances de leur théorie, certains économistes marxistes ont simplement décidé que le prix factuel et la valeur que la théorie met en équations étaient deux choses différentes. La valeur est une caractéristique intrinsèque du bien et est invariable. Le prix est lui la manifestation extérieure de la valeur. Les rapports de la valeur et du prix définissent le phénomène d’inflation. Ils disent parfois que les prix finissent « en tendance » par s’aligner sur cette fameuse valeur. C’est manifestement faux puisque l’inflation n’est jamais compensée par des phases de reflux déflationniste. La tendance à long terme observée est systématiquement inflationniste. Et pour expédier les sommes que véhicule la finance, on dira qu’elles ne sont que du « capital fictif », alors que le vrai capital continue de se créer dans la sphère productive. Mais l’inflation ou la déflation sont simplement incompatibles avec la théorie de Marx ! Dans cette théorie, quand survient une crise de surproduction et que les prix baissent, la valeur d’un bien baisse aussi. Et selon Marx on ne peut faire baisser la valeur d’un bien qu’en diminuant le temps de travail humain pour le produire. Les marxistes se servent donc de la notion d’inflation pour prétendre que si le prix n’est pas la valeur, le fait que les prix n’évoluent pas comme le prédit leur théorie ne saurait être retenu contre elle. En réalité, la notion d’inflation détruit tout l’édifice des théories marxistes sur l’économie. Non seulement les théories économiques contredisent les faits économiques mais aussi les pratiques comptables. La théorie monétariste et la théorie marxiste ont un point commun : l’impossibilité des stocks et de l’épargne. Tout ce qui est produit est vendu sans délai et les biens ont une valeur fixe. Dans la théorie marxiste, la valeur est égale au prix. Il existe un problème de demande à cause des bas salaires. Il n’existe pas de stocks car l’existence de stocks est caractéristique d’une crise de surproduction. Les stocks doivent être obligatoirement vendus, ce qui entraîne une chute des prix. -9-
Dans la théorie monétariste, la valeur est fixe contrairement au prix qui, lui, fluctue. Il n’existe jamais de problème de demande. Tout ce qui est produit est vendu sans effort. Le problème vient de la monnaie créée en excès par rapport à la valeur des biens échangés. De même que tous les biens sont vendus, toute la monnaie est dépensée. Ceci entraîne de l’inflation, car les prix baissent sans que la valeur diminue. Il n’y a donc pas non plus d’épargne possible. Cette croyance en l’hyperinflation due à l’excès de monnaie est curieusement de plus en plus partagée à l’extrême-gauche, comme si le principal péché des banques était la pratique de la planche à billets. Mais il n’est pas logique de se dire marxiste et de croire à l’inflation monétaire. Pour simplifier, on peut dire que pour les marxistes, la valeur du bien s’adapte à la quantité de monnaie ou de travail. Pour les monétaristes en revanche, c’est la valeur de la monnaie qui fluctue en fonction de la quantité de biens produite. L’existence permanente de stocks et d’épargne retracés en comptabilité suffit à invalider l’une comme l’autre théorie. Cela n’empêche pas la plupart des gouvernements occidentaux de véhiculer – sans forcément l’appliquer – un discours monétariste tout en utilisant une comptabilité qui le contredit. Il n’existe pas de crises de surproduction au sens que leur donne Marx. Pour lui il n’y a pas de différence entre le prix et la valeur. Si la valeur devait baisser suite aux gains de productivité rendus nécessaires par la crise de surproduction, les prix devraient baisser aussi. Or cette baisse du prix ne s’observe absolument pas. Et même lorsque certains prix et salaires baissent, les autres prix et salaires s’adaptent. L’économie peut fonctionner exactement de la même façon quel que soit le niveau des prix tant que la structure qu’ils forment les uns avec les autres n’est pas déformée. C’est-à-dire qu’une baisse générale des prix n’est pas en soi une crise économique. Les théories classique et monétariste sont la base de la théorie économique. Leur incapacité à expliquer les faits, leurs incohérences internes jettent la suspicion sur l’ensemble de la discipline économique. Leur tendance amphigourique est une constante et on pourrait donner de très nombreux exemples. Les keynésiens pensent qu’à moyen terme les évolutions de la Bourse doivent suivre les évolutions de la sphère réelle. Pour des scientifiques sérieux, cela consiste à mélanger des choux et des carottes puisque les ordonnées sont différentes : dans un cas le chiffre d’affaires, dans l’autre la cotation. Tout ce qu’on pourrait éventuellement comparer est le profil des courbes, qui ne se ressemblent pas du tout, puisque il faut attendre le moyen terme. Ils regardent alors les endroits où les courbes se croisent, s’en servent comme référence et déclarent la similitude des courbes, oubliant les profils différents, et le fait que si les ordonnées sont de nature différentes, les courbes ne peuvent pas vraiment se croiser. * - 10 -
Nous voudrions déterminer la nature de cette insaisissable qualité appelée valeur. Les théories marxiste et libérale oscillent entre l’idée que le prix est la valeur de l’objet, et l’idée qu’il s’agit de notions différentes. Le mécanisme des crises de surproduction chez Marx, l’absence de recul des libéraux sur les « chiffres » de l’économie voient se confondre le prix et la valeur. La distinction entre l’essence (valeur) et le phénomène (prix) chez les marxistes, et le concept d’inflation en feraient plutôt deux notions distinctes. On en vient souvent à confondre les théories économiques avec le fonctionnement réel de l’économie, ainsi qu’à confondre l’origine ontologique de la valeur et les déterminants réels du prix. Le temps de travail humain (théorie de la valeur travail) est confondu avec les coûts de production, l’utilité marginale avec la tendance bien réelle des prix à évoluer en fonction de l’offre et de la demande. Normalement, les économistes utilisent des modèles simplifiés dont la qualité est fonction de leur capacité à prévoir l’évolution des prix. Une théorie dogmatique comme la théorie de la valeur travail fétichise un de ces déterminants en prétendant qu’il attribue de manière fixe une valeur aux biens produits, sans fluctuation possible à travers le processus de l’échange. Les deux options cohérentes seraient au contraire de ne considérer que le prix, qui serait égal à la valeur, ou de séparer les raisonnements sur le prix et les raisonnements sur la valeur. Dans ce second cas, cela voudrait dire que la valeur existe, mais est une caractéristique intrinsèque de l’objet non mesurable par les outils économiques, et n’a pas d’expression phénoménale. Quelque raisonnement que l’on fasse, la valeur n’a alors aucune incidence sur les mécanismes économiques réels. Dans les deux cas précités, la valeur est une notion inutile. Pouvons-nous dire en ce cas que la valeur n’existe pas ? Il existe deux types de concepts. Un objet peut être assorti d’un prix, mais ce prix n’est pas intrinsèque à l’objet, même les marxistes en seront d’accord. Rien dans la nature n’a de prix sauf si l’esprit humain décide de lui affecter un prix. Cependant ce prix existe puisque il est affiché. A la différence d’un concept théorique comme la valeur, les concepts comptables comme le prix, la croissance, ou encore le Produit intérieur brut sont également des « faits ». Il s’agit de faits parce qu’ils font l’objet d’un consensus : ces prix sont réels parce que les hommes sont d’accord pour les considérer comme tels. La théorie a créé des objets intellectuels, et le consensus à leur sujet leur a donné le rang de faits économiques. Il n’est pas toujours simple de faire comprendre cela. Tout dans l’économie est inventé. Mais la comptabilité structure la réalité. Nous pourrions résumer les objets économiques à trois catégories. La sphère de production produit des biens tangibles. Le processus de l’échange utilise des prix qui n’existent pas dans la nature, mais accèdent à l’existence par l’effet du consensus. Les théories économiques utilisent le concept de valeur qui n’existe qu’en tant que concept et n’a de pertinence que pour les gens qui discutent de la valeur. - 11 -
Le courant marxien des « critiques de la valeur » est issu de l’école de sociologie de Francfort. Selon la théorie issue de ce courant, la forme-pensée « valeur » a été inventée quand la notion de travail est devenue abstraite, et a permis de faire croire à une possible équivalence entre des travaux différents. Mais la théorie de Marx va plus loin que cela ; elle suppose une existence objective tant au travail abstrait qu'à la valeur. Le travail abstrait n'est pas seulement chez Marx un artifice de langage, mais est lui-même une forme-pensée. On peut observer dans son œuvre un glissement progressif fréquent entre la conceptualisation à des fins explicatives et la réification du concept. C’est ainsi que si la « valeur » est inventée pour Marx, une partie du livre premier du Capital est consacrée à décrire une mécanique par laquelle le travail se transforme en unités de valeur, assortie de nombreux calculs prétendument objectifs ! Les théories qui s’appuient sur une comptabilité sont donc à la fois objectives et subjectives. D’une part, les concepts comme le PIB renforcent l’idée d’une valeur qui soit objective. D’autre part, les hommes décident eux-mêmes de la valeur qu’ils octroient aux choses à travers le marché. Il y a objectivisation de la subjectivité. Un consensus devrait normalement être perçu comme bienfaisant. Or nous constatons à l’évidence que le fonctionnement de l’économie conduit à des difficultés parfois très importantes. Il devrait être possible à tout moment d’en changer les règles. C’est ce qu’a fait en France la commission Stiglitz, chargée de redéfinir le contenu de la croissance en mettant en avant des préoccupations éthiques et environnementales. Les faits économiques bruts seraient les mêmes, mais le discours qui les accompagne serait totalement réécrit pour faire apparaître ce qu’il convient de montrer. Pourquoi en ce cas d’autres difficultés majeures liées à l’économie, comme la faim dans le monde ou les déficits publics, n’entraînent-ils pas un rejet des règles économiques qui les ont créées ? C’est que la masse des individus ne perçoit pas encore que l’économie est une convention. Elle la croit naturelle.
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DE LA GNOSE
De la gnose Nous avons pu montrer que les théories économiques sont incohérentes. Selon les besoins de la démonstration, la valeur est portée par la monnaie, l’or, l’utilité d’un bien, sa rareté, le rapport entre l’offre et la demande, ou encore le temps de travail nécessaire pour le produire. La théorie économique est également contredite par la pratique comptable. La surprenante conclusion à laquelle nous sommes parvenus est que la valeur (au sens de prix) d’une chose est une pure convention. A de la valeur ce que l’homme affirme avoir de la valeur. Voilà donc une chose parfaitement subjective que la valeur, mais à laquelle le consensus donne une apparence d’objectivité. Comme invention de la pensée, la valeur se comporte de la manière dont l'homme s'attend à ce qu'elle se comporte. Elle est l’idéaltype de la forme-pensée. Or il apparaît que la valeur économique n’est pas le seul concept faussement objectif. Cette propriété est même extrêmement commune parmi les concepts. Il en est ainsi de la justice : est juste ce que j’estime juste. De la légitimité : est légitime ce que j’affirme légitime. De la morale : est moral ce que je considère moral. Ainsi du beau et du bien. Il apparaît dès lors que les hommes sont incapables de faire la différence entre un fait et une opinion, un objet réel et un concept. Il apparaît également que la philosophie commune n’a aucune valeur. Puisque l’homme ne distingue pas entre un fait et une opinion, il est inutile d’aller plus loin : il n’entendra rien à la philosophie que ce qui conforte ses opinions. Les petits faits du quotidien sont là pour le démontrer. Faites la queue à un guichet. Une personne vous dit qu’elle n’est là que pour un renseignement et vous demande si elle peut passer devant vous. Vous lui répondez que tout le monde vient à ce guichet pour un renseignement et que vous ne voyez pas pourquoi vous - 13 -
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devriez céder votre rang dans la file. La personne vous agresse verbalement, elle semble parfaitement sincère et elle l’est sans doute. Sa demande était pour elle parfaitement légitime, et vous êtes un emmerdeur. Cette incapacité à faire la différence entre un concept et un objet réel possède aussi quelques variantes. Une variante assez fréquente est celle de l’hypothèse prouvée fausse à laquelle le sujet ne veut pas renoncer. Un exemple remarquable est celui de l’étalon-or. Il n’y a plus d’étalon-or, mais selon certains, il DEVRAIT y avoir un étalon-or. En conséquence, si on crée de la monnaie sans posséder de l’or, la monnaie perd de sa valeur. Comme on fait ça tout le temps, la monnaie pour eux ne vaut rien et nous sommes en hyperinflation. On a beau leur expliquer que la boîte de sardines ne coûte pas plus cher, ils n’en démordent pas : nous achetons la baguette avec des brouettes d’euros comme en Allemagne dans l’entre-deux-guerres. Il faut bien comprendre que la vérité pour ce genre d’individus est tout à fait autre chose qu’un constat ou une évidence : c’est un concept. Toutes proportions gardées, on pourrait présenter cette complexion psychologique comme suit. Si un chien un blanc, il est tout à fait indifférent pour eux que ce chien soit blanc ou noir. Ce sont des propositions équivalentes. Ils disent que le chien qu’ils voient est blanc non pas parce qu’ils voient un chien blanc, mais parce qu’ils s’alignent sur l’opinion générale qui affirme que le chien est blanc. Nous avons affaire à des imitateurs. Et nous devons constater que c’est une qualité valorisée. Le système scolaire notamment ne favorise certes pas l'esprit critique, mais la capacité à imiter le discours de l'enseignant. Cela n'est pas propre au système scolaire, mais un mode de fonctionnement commun à l'humanité. Car si on y regarde de plus près, ce n'est pas seulement le fayotage et la tendance à hurler avec les loups qui est récompensée. Le discours d'imitation ne ressemble pas à une imitation. Il n'a rien de grossier, n'a pas l'apparence d'un « à peu près » qui ressemblerait au discours de référence produit par un original réellement compétent sur le sujet. Un bon imitateur sait reproduire exactement le discours original. Parfois, il peut produire des variantes, qui se présenteront alors comme des écoles, mais un des traits saillants du discours d'imitation est qu'il peut être d'une très grande précision, maîtriser toutes les références et les codes de la discipline abordée, et user d'un langage particulièrement complexe. Mais ce qui distingue une imitation de pensée d'une pensée authentique, c'est qu'à aucun moment le locuteur ne semble douter. Il peut certes affirmer qu'il doute, mais son mécanisme de base le fera écarter les objections sans en tenir compte. C'est le propre des politiciens qui sont « en boucle ». On se demande pourquoi tant de gens croient encore au mythe du débat, quand les maîtres du dit débat ne sont même pas influencés à la marge par une idée n'appartenant pas à leur propre champ de discours. On remarquera que la culture populaire valorise la constance des opinions, c'est-à-dire la rigidité intellectuelle, et utilise les opinions passées d'une personne - 14 -
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toujours à son discrédit. On pourra également remarquer que les gens qui ne changent jamais d’opinion et les gens qui évoluent à cet égard sont des catégories très largement étanches l’une à l’autre. Il est totalement inutile d'espérer convaincre les gens de la première catégorie qu'ils se trompent. C'est souvent un test qui permet de distinguer l'imitation du discours authentique. Devant un discours extérieur, nous pouvons chercher à adopter une attitude de non-jugement, à laisser sa chance au produit, même si nous n'en ressentons pas l'authenticité au fond de nous. Si des erreurs logiques nous apparaissent, nous les attribuons à la nature subjective de la pensée humaine. En revanche, lorsque nous exprimons ces objections, nous ne pouvons pas ne pas nous sentir mal à l'aise quand des objections qui nous semblent évidentes sont ignorées, ceci dans le meilleur des cas. Un petit nombre de discours politiques, de droite ou de gauche, sont désignés comme dignes d’intérêt. Nous les acceptons comme le paradigme de la pensée politique, les assimilons comme des objets culturels, en maîtrisons les tenants et les aboutissants. Mais nous sommes contraints de remarquer que beaucoup de personnes les reproduisent tels quels et les prennent pour argent comptant. Nous remarquons également qu'ils semblent très bien comprendre le discours d'en face et y répondre. Ces discours proposent des systèmes, mais forment également entre eux un système au sein duquel ils s'affrontent certes, mais s'emboîtent si bien les uns aux autres qu'on les croirait créés d'un seul tenant. En revanche, si nous formulons une remarque non prévue dans ce champ, nous obtenons une non-réponse. C'est à ce moment que la dissonance cognitive apparaît dans ce schéma si bien huilé. Un imitateur n’est pas intéressé par le signifié d’un discours. Ce qui est important n’est pas ce qui est dit, mais qui le dit. Il peut sembler maîtriser les questions philosophiques les plus complexes, mais ne pas comprendre une remarque logique simple. Il peut approuver le discours d’un personnage en vue dans le milieu qu’il fréquente, mais dénigrer ou condamner le même discours exprimé par un sans grade. On se prend à penser que Richard Dawkins, fondateur de la mémétique, avait peut-être en partie raison : peu importe que des schémas de pensée disent la vérité, ils se répandent comme des virus dont nous ne sommes que des supports d'expression. Cette pensée « humaine » est bien incapable de faire la différence entre un concept et un objet réel. Quelques philosophes un peu plus malins que les autres ont dénoncé ce biais cognitif en le nommant « réification » (des concepts traités comme des objets concrets). Un exemple éloquent de réification récurrente se trouve dans l’œuvre de Karl Marx. Nous pouvons admettre qu’on puisse adopter arbitrairement une description de la société en différentes classes sociales, les supposer en lutte, et faire une description de l’Histoire au travers de ce prisme de la lutte des classes. Ce serait une description parmi d’autres. Mais pour Marx et les marxistes, cette - 15 -
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description est la seule possible, à l’exclusion de toutes les autres. Les classes deviennent « l’infrastructure » de la société, la lutte des classes le « moteur » unique de l’Histoire et son énoncé rien de moins qu’une découverte scientifique. Marx écrit aussi - mais à sa décharge il a tous les économistes classiques avec lui - que l'objet « travail » (tout court, ou « vivant » pour les marxiens) subit une transsubstantiation en valeur. On tente ainsi d'expliquer des phénomènes réels par des constructions du mental. Dans un processus mental associé, le mot « réification » perd de son sens. Il sera utilisé par les marxistes, qui ne voient absolument pas qu’ils réifient, mais en accusent les idéalistes. Des centaines d'auteurs vont cependant suivre ce schéma de pensée, en bons imitateurs. Ils se présentent comme « chercheurs » en « sciences » humaines, se persuadent qu’ils font avancer la connaissance alors qu’ils ne produisent que de l’idéologie. L’idée que les sciences humaines sont des sciences est une arme puissante pour le conditionnement des esprits. * Il est cependant assez significatif que si la valeur, le juste, le beau, le bien sont des opinions et non des faits, les opinions des autres sont pour nous des faits, dont il faut tenir compte. Lorsque des opinions font l’objet d’un consensus, elles deviennent absolument des faits. Au niveau de la pensée pure, la valeur n’existe pas. Au niveau terrestre, les biens ont des prix, nous touchons des salaires, des dividendes et des honoraires, et l’humanité est incapable de se débarrasser de la notion de valeur qui régente la vie sociale. L’être humain a inventé l’économie et la valeur, et chacun peut constater que l’économie et la valeur existe. Les économistes ont remarqué que les prédictions en Bourse sont largement auto réalisatrices. Si chacun croit qu'un krach financier est sur le point de se produire, tout le monde vend ses titres, faisant ainsi s'effondrer les cours. Ils ont moins remarqué que les crises bancaires surviennent de la même manière. Les banques – sans qu’il existe de seuil objectif - perdent confiance en la capacité de leurs débiteurs à rembourser. Elles déclarent alors ces créances irrécouvrables, les débiteurs insolvables, dévaluent ces actifs et ne prêtent plus rien. Et comme elles ne prêtent plus rien, il n'y a plus d'argent en circulation pour rembourser les banques. C’est-à-dire que quand une banque n’a plus confiance, elle se passe ellemême la corde au cou. Toute l’économie fonctionne à la confiance, exactement comme les fées ont disparu lorsque plus personne ne croyait en leur existence. Un certain nombre de prophètes ont d’ailleurs annoncé de manière répétée que le système économique était mort. Si tout le monde se mettait à penser comme eux, on peut affirmer sans risque de se tromper qu’il serait réellement mort. Au niveau de la pensée pure, la justice n’existe pas non plus. Il n’existe que les intérêts divergents de différentes personnes. Au niveau terrestre, le droit fait l’objet de lois, de décrets, d’ordonnances et de jurisprudence. - 16 -
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Il y a d’ailleurs une tricherie sémantique. La justice n’existe pas, mais l’institution prend le nom de Justice, pour que les hommes soient amenés à la croire juste. Une bijection prend place : la notion de justice crée l’institution de la Justice, qui se trouve à son tour légitimée par la notion de justice. C’est là un exemple trivial de ce que le langage fait à un niveau supérieur. La pensée crée le mot et le concept, et le mot crée le monde. * Il existe certains enseignements philosophiques qui expriment cette idée que la pensée et les mots créent le monde. Cela va de l’idéalisme grec au soufisme musulman, en passant par la gnose chrétienne ou les préceptes du Bouddha. Dans la Genèse, Dieu crée l’univers par la parole (« que la lumière soi »). A Jean 1, 1, nous lisons ceci : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. » et à Jean 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair […] ». Dans le Coran, Dieu dit : « Je suis conforme à l’opinion que mon serviteur se fait de moi », et Platon décrit un monde réel projeté sur les murs d’une caverne, que ses habitants prennent pour le monde lui-même. La littérature magique est aussi remplie de descriptions des rapports entre le plan mental et le plan physique. Elle propose notamment d’agir sur le monde par des « formules magiques ». La Kabbale notamment consiste à créer la matière par les mots. Les hommes ordinaires ne créent pas de matière par la pensée, mais ils peuvent tout à fait créer des institutions, des philosophies, des morales, des religions et toutes sortes de concepts. La pensée crée aussi les mots pour dire ces concepts, et ces concepts colonisent l’esprit des hommes. Par la suite, l’humanité crée des disciplines pour étudier ces concepts, des universités pour les enseigner, des diplômes à la clé, et des institutions pour exercer ces nouveaux talents. « Dieu » continue de créer le monde, mais l'homme est son instrument. * C’est également dans la Genèse qu’Adam mange du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Une interprétation gnostique de ce passage serait que l'homme « connaît le bien et le mal » quand il commence à juger la création, à trouver certaines choses bonnes et d'autres mauvaises. La connaissance du bien et du mal n’est pas la connaissance, mais ce que nous appelons couramment la subjectivité. Dans le monde que nous connaissons, ce bien et ce mal sont partout. A travers les préférences culturelles, quand un supporter de Paris se bat avec un supporter de Marseille. A travers la philosophie, via tous les livres écrits sur la morale, l'éthique, le droit naturel, la légitimité de l'Etat... Tout cela ne donne lieu qu'à des pétitions de principe. Dans la sphère politique, où chacun choisit une opinion arbitraire et se bat contre celui qui défend l'opinion arbitraire opposée. - 17 -
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Pour certains, la France doit être métissée. Pour d'autres, elle doit être blanche. Aucun argument ne peut résoudre le désaccord, et c'est la discorde éternelle. Certains affirmeront que leurs critères de choix sont objectifs. Voilà bien tout le malheur: même si certains hommes reconnaissent que la subjectivité atteint des domaines bien plus vastes qu'on ne le pense généralement, et vont jusqu’à adhérer à ces principes gnostiques, ils se croient – eux - capables de faire la différence entre subjectif et objectif. Or parmi ceux-là, très peu le peuvent réellement. L'homme se figure donc que le monde est mal fait et juge la création. Il est l'ange déchu des mythes chrétiens, en révolte contre le monde. Le jugement survient à travers le langage. Le langage crée une réalité « culturelle » qui se superpose à la réalité objective. L'homme invente à travers lui la valeur et avec elle l'économie, les riches et les pauvres, les crises économiques. Il invente des institutions et crée pour les légitimer des principes ad hoc, comme la démocratie, ou la justice. Il n'existe pas de crises économiques en dehors de gens qui y croient et se soutiennent dans leur croyance commune. Il n'existe pas de société démocratique mais un mythe fédérateur. C’est-à-dire que l’homme crée sa propre réalité subjective, mais qu’il ne le sait pas. Il la croit objective. Les faux concepts et le jugement en « bien » et « mal » sont présents en chacun de nous. Une société donnée se caractérise par sa culture. La morale sociale, ce sont les éléments culturels érigés au rang de valeurs. Ces éléments culturels servent alors de référence pour juger en bien et mal. Un individu a une conception personnelle du beau, du bien ou du juste qui est influencée tant par la culture non moralisée que par la morale sociale. En général, le beau – les arts et la cuisine par exemple – relève d’une culture non moraliste, et l’individu est moins influencé par une culture non moraliste que par la morale sociale. C’est ainsi qu’il affirme plus facilement ses préférences musicales et culinaires. Mais il arrive parfois que même la cuisine et les arts relèvent d’un jugement en « bien » et « mal ». L’individu se forge ainsi une morale personnelle, qui se superpose à la morale sociale. Puisque l’être humain est entièrement soumis au jugement et aux faux concepts, certaines élites gnostiques ont pensé qu’il fallait imposer un jugement univoque au sein d’une société, autour de valeurs communes et indiscutées, assurant ainsi la concorde civile. Pour elles, aussitôt le libre-arbitre affirmé et ces valeurs discutées, les sociétés connaissent les querelles et la guerre civile. Ces élites connaissaient alors le caractère arbitraire de la morale. Par la suite, la Tradition tendant à se perdre, les élites se sont mises à croire comme le peuple que la morale commune était vraie. - 18 -
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Le gnostique désormais isolé peut reconnaître les faux concepts et les jugements du substrat culturel, mais il ne peut pas y échapper. Nous vivons dans un monde régi par des morales innombrables au point qu'il devient impossible de ne pas en adopter certaines. C'est ce qui s'appelle faire l'expérience du monde sensible. On dira à cet effet qu’il n’existe pas de pensée sans préjugé. * Les hommes cherchent également à convaincre à tout prix autrui du bienfondé de leurs propres préjugés. Des millions de gens ont cru de bonne foi qu'ils étaient devenus savants parce qu'ils avaient adopté les préjugés d'un penseur barbu. Ils sont nombreux d'ailleurs à continuer à dispenser toujours la bonne parole. Toute la pensée occidentale est faite de postulats du même tonneau. Les auteurs avancent des affirmations invérifiables d’ordre théologique et se fâchent avec tous ceux qui ne tiennent pas leur point de vue pour absolument vrai. C'est là le mécanisme des guerres et de la politique : des groupes d'individus ayant des préjugés différents se combattent pour faire prévaloir les leurs. Il n'existe pas d'Histoire qui ne soit issue de la sélection de quelques données et de l'élimination de toutes les autres par les historiens, dans l'optique de donner un sens au récit. Il n'existe aucun acte qui soit juste, il n'existe aucun droit de nature qui serait « imprescriptible ». Si on écrit « l'immigration est une chance », elle en sera une si on choisit de la percevoir comme cela. Celui qui voit clair sait reconnaître ses préjugés pour ce qu'ils sont : ils correspondent à ses goûts ou à ses intérêts. Mais la plupart des gens pensent consciemment ou pas - qu'une opinion peut être meilleure qu'une autre. Certains nomment leurs propres opinions « opinions » et celles d'en face « préjugés », en s'imaginant qu'ils doivent faire œuvre de pédagogie pour éclairer les masses aveugles. Les concepts purement humains comme la « valeur », la « justice », la « légitimité », et les institutions n’existent que sous un rapport tautologique : existe ce que je décrète exister. Les hommes s'imaginent savoir ce que sont le « respect », la « morale », mais seraient incapables d'en donner une définition qui ne fasse pas intervenir leurs propres préjugés. Le respect qu'on leur témoigne consiste à se comporter conformément à leurs propres attentes, et le respect ne peut pas être autre chose. Les qualités morales qu'ils décernent à une personne sont sa capacité à se conformer à ce qui relève de leur propre morale, et la morale ne peut être autre chose. Les hommes prennent leurs suppositions pour la réalité. Ils discutent de tout, comme si un préjugé se discutait, et comme si on pouvait terminer une discussion en faisant voir à tous la vérité.
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Ils sont alors devenus des proies pour toutes sortes d'influences. Les préjugés qu'ils adoptent leur sont imposés par leur environnement culturel et ils imaginent qu'ils sont le fruit de leur propre réflexion autonome. Puisqu'il n'existe pas de pensée sans préjugés, la seule qualité d'une pensée est d'avoir conscience des préjugés qu'elle utilise. L'homme de la tradition assume volontiers sa subjectivité et ne prétend pas être dépositaire de valeurs universelles. Que l'on s'y reconnaisse ou qu'on la combatte, on identifie souvent la pensée traditionnelle à la « droite ». Au 18ème siècle, on pouvait à bon droit faire ce rapprochement, l'universalisme et les droits de l'homme étant clairement des idées progressistes rattachées à la gauche de l'hémicycle. Les grands penseurs de la droite étaient pleinement conscients de se rattacher à une culture enracinée et à des valeurs subjectives. Ils comprenaient qu'au-delà de la défense d'un ordre antérieur et une hiérarchie, c'était leur culture qui était menacée. A l'inverse, la gauche croyait que ses idées représentaient un « progrès » contre un supposé obscurantisme antérieur. Ses valeurs étaient objectivement meilleures. Elle n'avait aucune conscience de ses préjugés. D'ailleurs, elle pense en général que les préjugés n'existent qu'en face. Il est significatif que beaucoup de gens de gauche soient absolument incapables de distinguer un fait d'une opinion. Sitôt aura-t-on fait admettre le caractère subjectif d'une opinion, ils affirment que les faits aussi sont subjectifs. C'est là la caractéristique du matérialisme et des ses rejetons - structuralistes, constructivistes ou encore l'économie - où tout ce qui est affirmé est toujours vrai. Les hommes de la gauche jusqu'au milieu du 20ème siècle conservaient aussi un fort lien à leurs terres et à leur culture. Aujourd’hui beaucoup de gens ne comprennent même plus le relativisme culturel, qu'ils assimilent d’office au racisme. Ce n’est pas seulement la gauche, mais tout le spectre politique qui est concerné. Pour tout le monde, le clivage droite/gauche est désormais un désaccord sur le degré des inégalités et l'interventionnisme de l'Etat dans l'économie. La droite a totalement assimilé le discours progressiste : elle est mondialiste, américanisée et défend des valeurs à prétention hégémonique que l'on dira « occidentales » à défaut d'être liées à une tradition d'Occident. Cette grande similitude de vues entre la « droite » et la « gauche » échappe totalement à la majorité des individus, tant ils partagent cette idéologie universaliste. Les anciens hommes de droite ne se trompaient donc pas en pensant que ce n’était pas seulement les hiérarchies humaines que le progressisme voulait détruire, mais bien leur culture. * Il existe donc deux manières de faire l’expérience du monde. L'une est de croire que le culturel subjectif est objectif, que nos opinions sont impératives en raison de critères moraux intangibles. Ceux qui suivent cette voie n'ont pas de - 20 -
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libre-arbitre. Ils peuvent être soumis par la culture - qui leur est extérieure - ou par leur nature - qui leur est propre. Si nous sommes « libres » de nos choix de vie, ceux-ci nous sont imposés par la société et nos inclinations. D'abord, la subjectivité s'impose socialement par toute une série de conventions qui ne disent pas leur nom. Tout le discours sur tous les sujets possibles est un vaste storytelling. Il cache des jugements de valeur à toutes les phrases. Cotillons et serpentins évoquent la fête. Sans eux, on s’ennuie. Aussitôt les a-t-on sortis, tout le monde s’amuse. Une fête devient « chaude » à deux heures du matin, jamais à 23 heures. On trouvera des spécialistes médicaux pour nous expliquer le cycle de production des hormones en boîte de nuit. Mais c'est plus sûrement une hypnose de masse : si tout le monde est persuadé qu'une fête devient chaude à 2 heures, elle le deviendra. L’individu ordinaire ne sait évidemment pas qu’il est subjectif. Il suit souvent un archétype sans même sans rendre compte. Il est parfois tellement surdéterminé par l'archétype en question qu'il reconnaît l'archétype en lui, sans savoir qu'il s'agit d'un archétype. Ainsi un américain déclarait avoir voté pour Obama parce que « pour la première fois, un candidat s'était adressé aux gays, s'était adressé à moi ». La subjectivité s'impose à l'individu en même temps que sa propre nature. Certains individus sont assez spontanément capables d'écrire des gros livres de 850 pages quand d'autres ne peuvent pas en noircir une. Certains tiennent l'alcool et les nuits blanches à répétition quand d'autres ne récupèrent pas s'ils se couchent après 22 heures. Les blagues racontées par Coluche font rire mais d’autres feront un bide avec les mêmes. Certains passent 4 mètres 50 à la perche la première fois qu'ils en tiennent une, tandis que d'autres la prendront dans l'œil même s'ils s'y essaient pendant dix ans. Il faut donc en déduire qu'il n'est possible d'agir que conformément à sa nature. Cette « nature » est en général niée, parce qu'elle ne peut être réduite facilement à des déterminants sociologiques ou psychologiques bien identifiés. Elle l'est d'autant plus en France, où il n'est moralement pas possible d'admettre que tout le monde n'a pas les mêmes capacités. Un certain Paul Bourget a dit : « Il faut vivre comme on pense, sinon tôt ou tard on finit par penser comme on a vécu. » C'est joli, mais on peut constater qu'il n'est tout simplement pas possible de vivre comme on pense si ce qu'on pense ne correspond pas à notre nature. En général, les gens veulent être ce qu'ils sont. Chacun est bien ce qu'il est censé être et chacun pense comme il vit. Si les individus comprenaient qu'on pense comme on vit, ils accepteraient plus facilement les divergences d'opinion comme autant de manifestations d'une saine subjectivité. Mais non seulement chacun pense comme il vit, mais il pense aussi que tout le monde devrait vivre et penser comme lui-même, et perçoit son mode de vie comme une morale applicable à tous. Et il y a ceux qui veulent être quelqu'un d'autre ; ils se verront rejetés par la vie qu'ils ont choisie, comme des greffons incompatibles. Ainsi, on perdra son - 21 -
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temps à essayer de devenir un champion de perche si on ne dispose pas des qualités naturelles requises. Il existe beaucoup d'individus assez névrosés pour essayer toute leur vie de devenir ce qu'ils ne sont pas censés être, surtout des artistes et des écrivains. Tout le malheur vient de ce que chacun ne comprend pas dans quelle mesure il est responsable de sa vie. Il est nécessaire de faire des efforts pour obtenir des résultats, mais il est inutile de produire des efforts dans une voie qui n'est pas la nôtre. On en viendrait à se sentir coupable d'échecs imaginaires. A l'inverse, même si ce sont des efforts, on produit toujours les efforts qu'on est censé produire, parce qu'il n'y a ni cause ni conséquence, et que le résultat et les efforts pour y parvenir ne peuvent être séparés. * Le Tao enseigne que tout ce qui est entrepris de manière volontaire, dans l'affrontement d'obstacles apparemment insurmontables est voué à l'échec. Tout doit se faire naturellement, en conformité avec notre nature. Il s'ensuit que toute une culture populaire ment. Il n'y a pas de « quand on veut, on peut », mais plutôt « quand on peut, on veut ». Et comme on veut, on s'imagine que c'est pour cela que ça marche. Si Roger Federer est un immense champion de tennis, ce n'est pas parce qu'il a énormément travaillé son coup droit, qu'il s'est forgé un physique et un mental à toute épreuve et qu'il a énormément de mérite. C'est parce qu'il est dans la nature de Roger d'être un grand joueur de tennis qu'il fait ce qui lui est naturel, à savoir travailler son coup droit, son physique et son mental. Si n'importe qui fait cela, il s'acharnera pour rien, jamais il ne jouera à son niveau. La culture minimise le « talent » (une chose qui existe), et maximise le « mérite » (une notion inventée et subjective). On peut se demander si ce n'est pas à dessein que la culture nous enseigne des valeurs visiblement fausses. Sont-elles délibérément destinées à nous faire perdre notre temps et notre énergie, afin que nous n'écoutions pas nos intuitions et suivions un chemin qui n'est pas le nôtre ? Comment certaines personnes peuvent-elles faire des choses qui nous semblent incroyables ? Leur talent ? La bêtise ou la peur des autres ? Tout le monde ne peut pas devenir gourou d’une secte, inspirer de la peur, être un virtuose de l’escroquerie, faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Oser ne suffit pas. Ils réussissent parce qu'ils osent ce qui leur est naturel. Ne croyez pas à la « loi d'attraction » comme quoi tout ce que vous visualisez devient la réalité. Ca ne marche que quand vous visualisez ce qui vous est accessible et naturel. Les hommes surtout ont toujours des théories pour justifier ce qu'ils font, ils tuent pour ce qui leur semble de « bonnes raisons ». Les femmes n'en ressentent pas toujours le besoin, parce que les instincts n'ont pas à être justifiés. Quand elles détestent quelqu'un, elles ne songent pas à expliquer pourquoi. Toute la subtilité consiste à ne pas confondre une description et une explication. Vous pouvez donner une foule de détails, une chaîne de « causes à effets », une description de l'enchaînement des pensées conscientes ou - 22 -
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subconscientes qui font que certaines femmes préfèrent les voyous égoïstes et superficiels (le phénomène est assez connu, mais ne semble pas reculer). Cependant l'explication de fond est différente : elles pensent comme cela parce que c'est dans leur nature de penser comme cela. Sur ce point, on peut même y voir une égrégore de groupe. Bien entendu, l’esprit ne se laisse pas toujours imposer sa manière de penser. Si un individu se fait la remarque qu'il n'est pas dans son intérêt de penser comme il le fait, et décide de changer ses pensées, il peut le faire. C'est le grand secret de la magie, si simple et à la fois si puissant : nous pouvons choisir nos influences. Les individus ordinaires, eux, n’y arrivent pas. Eux comme nous font ce qui leur est naturel. Mais il est naturel pour nous de le savoir. C'est un cadeau, mais un cadeau personnel. Il n'est transmissible qu'à ceux qui le possèdent déjà, ou à ceux dont la nature est de le posséder. Quel espoir pouvons-nous mettre dans la politique, puisqu'il est dans la nature d'une majorité de gens d'être gouvernés comme ils le sont ? Nous ne faisons que ce qui est conforme à notre nature. Pour ce qui est de l’entendement, nous ne comprenons que ce que nous sommes à même de comprendre. Ainsi l'enfant en bas âge ne comprend le chiffre que comme une qualité de l'objet. Une boule est la boule n°1 par essence. La cardinalité et l'ordinalité ne lui viendront que plus tard. Mais tous les individus ne connaîtront pas nécessairement le même développement intellectuel, et il en est qui ne comprendront jamais la cardinalité et l'ordinalité. Certaines personnes ne voient pas un certain nombre de couleurs, d'autres ne distinguent pas la musique du son brut. Pour ces derniers, c'est la notion même de musique qui est dépourvue de sens. De l'autre côté, certaines personnes ont le don. Pour les uns, ce sera l'oreille absolue, pour d'autres une aptitude sportive hors du commun, pour d'autres encore une compréhension de la physique et des mathématiques d'ordre supérieur. Certains auront des dons insolites et peu valorisés et passeront dans des shows télévisés. Ce sont là des cas peu fréquents, et il serait aisé de les classer comme des « anomalies » pour supposer que pour l'essentiel, l'entendement humain est universel. Tel n'est pas le cas. L'entendement humain est multiforme et nous en aurions une preuve en comparant l'analyse d'une situation commune par deux personnes différentes. Ainsi, il n'est pas possible à beaucoup de voir une construction sociale, morale et conceptuelle, pour tout dire une invention du cerveau humain, dans la démocratie représentative, la séparation entre la droite et la gauche, la notion de justice. Ils sont convaincus de décrire des oppositions objectives, un camp des gentils et un camp des méchants, et se vautreront dedans avec enthousiasme et foi en leurs valeurs fabriquées. Tout ce subjectif, ce conditionné, nous l'appelons la culture. Les hommes l'aiment, et ils ne s'en méfient donc pas. Sans y réfléchir plus que cela, ils assument - 23 -
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ce subjectif comme un élément de leur nature. On franchit un pallier chez ceux qui prétendent exprimer des valeurs « universelles ». Ceux-là voient la subjectivité seulement chez les autres, et l'objectivité avec eux. Dans une culture donnée, tout écart à la norme peut être perçu comme une menace pour le groupe et être éliminé. Pour les tenants des valeurs universelles et de la morale objective, tout écart à leur norme est immoral. Il peut donc être perçu comme une menace pour l'univers entier. L'occidental est certain qu'il agit pour le bien de ces pays lorsqu'il envoie des troupes en Irak ou en Afghanistan. Il voit bien parfois les enjeux géostratégiques cachés derrière les appels à la défense des droits humains, mais même s’il proteste, il reste dans le fond convaincu qu’il a le droit moral d’imposer dans ces pays un mode de vie qui lui convienne à lui. L'occidental est très tolérant envers les gens qui pensent et vivent comme lui. Aussi il fait semblant de croire que le racisme est une question de couleur de peau, puisque dans le fond tout le monde souhaite partager la culture occidentale. Au mieux, il reconnaîtra comme éléments culturels valables les arts et la littérature des pays exotiques, qu’il survalorisera d’autant plus qu’il cherchera à détruire leur pensée fondamentale. La culture subjective est à la source des conflits à travers le temps et l'espace. Il serait trop facile d'accuser un élément culturel particulier. En accusant la religion, on ne fait que créer un conflit culturel entre les partisans et les ennemis de la religion, avec la prétention de mettre fin aux conflits. C'est bien la culture toute entière qui est la cause des guerres, et comme l'homme n'est rien sans sa culture et sa subjectivité, il ne peut pas éviter la guerre. Mais la culture a un autre effet puissant qui consiste à faire croire à chacun à l'unité de pensée, de compréhension et de sentiments au sein du groupe. Elle assure son emprise par le langage. Ce n'est pas l'existence de différentes langues qui entraîne l'incompréhension mutuelle des hommes comme on le suppose à la lecture du mythe de la tour de Babel. C'est l'utilisation même d'un langage articulé qui est à la source de cette incompréhension. Tant que l'on utilise le langage pour décrire des choses concrètes, les catégories de langage sont relativement universelles. Dès que le concept entre en jeu, tout est perdu. Tout le monde croit savoir ce qu'est l'ego, le jugement, la morale, mais très peu le savent réellement. Dans ma jeunesse, je savais que je ne comprenais pas ce que signifiaient ces mots, et je soupçonnais ceux qui les utilisaient de ne pas en savoir plus que moi. C'était en effet le cas, car comment pourrait-on parler de morale ou de jugement quand on ne conçoit même pas ce qu'est le conditionné ? L'effondrement de la tour de Babel décrit mieux le passage de la télépathie au langage. Et il en est pour croire que le langage nous permet de mieux transmettre les subtilités de nos pensées. La culture partagée, le langage nous font croire que nous nous comprenons, nous donnent l'illusion de partager une commune humanité. S'y ajoute l'apparence anatomique, qui se fond avec l'activité sociale et culturelle comme une évidence, tant il semble naturel que les hommes travaillent, aillent au café et fassent de la - 24 -
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politique. Mais nous ne sommes pas identiques. Les autres font des choses que nous ne comprenons pas et nous demandons pourquoi. « Pourquoi est-il devenu un meurtrier ? » Les études sociologiques et psychologiques ne fournissent que le contexte. La réponse ultime est qu'il était dans l'ordre des choses qu'il en soit un. Et si nous ne sommes pas nous des meurtriers, c'est qu'il n'est pas dans l'ordre des choses que nous en soyons. Nous ne dirons pas que le paradigme humain n'existe pas, mais qu'une fois révélée notre tendance à projeter sur autrui ce qui n'existe qu'en nous, nous comprenons que chacun est un être très particulier, qui ne voit, ne pense et ne ressent pas les choses comme nous. Notons que logiquement on pense ce que l’on pense. C’est-à-dire que tout ce que nous percevons et pensons est nécessairement correct pour soi. On peut se demander si ce que nous percevons est correct, mais in fine, si notre nature est de percevoir correctement, nous percevrons correctement. Ceux qui doivent comprendre comprennent. Ceux dont il n’est pas dans la nature de comprendre ne comprennent pas. Que celui qui a des oreilles entende. * Ces rôles immanents que nous nous trouvons contraints de jouer sont connus dans la littérature sous le nom d’archétypes. Nous agissons dans le monde en incarnant des archétypes, parce que le « choix » de l'archétype est la seule liberté acceptée. Mais comme d'autre part, nous sommes dirigés de telle manière que nous devons agir de la manière qui nous est naturelle, même ce choix est finalement contraint. Nous sommes mus par des forces extérieures si puissantes que l'autonomie finit par ne plus exister que sur le plan divin. Et pourtant nous dirons que ce plan divin n'est accessible qu'à ceux auxquels il est accessible. L'autonomie n'est pas donnée à tous, même sur ce plan. Karl Marx disait à cet égard que ce sont les conditions matérielles et morales d'un individu qui déterminent sa conscience à un moment donné. Les hommes deviennent les instruments d'une histoire qui les dépasse. Cela est vrai, mais insuffisant. Marx ne dit pas ce qui crée les conditions matérielles et morales, qui semblent sortir de nulle part. Pour lui il n'existe pas d'archétype, mais une évolution finaliste des sociétés humaines, un darwinisme appliqué aux sciences sociales. Il prétend que cette évolution, il la maîtrise dans sa totalité. Il peut expliquer l'évolution passée en posant les différentes phases de développement des sociétés. Il peut aussi prédire l'évolution future parce que sa conviction d'avoir affaire à une simple mécanique et à une mécanique simple lui font croire qu'il a découvert un nouveau domaine des sciences physiques. On peut sans doute imaginer la possibilité d'existence d'une physique des archétypes, de l'interaction entre le domaine éthérique et le domaine de la matière, mais il s'agit d'une physique relevant des recherches sur le champ unifié ou les quanta, une physique de pointe sacrément plus compliquée que les théories - 25 -
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sociobiologiques du 19ème siècle. Et encore, Marx n'utilise même pas la biologie quand il reprend Darwin, juste quelques concepts de son crû, qu'il a proposé luimême et que pas un de ses successeurs n'aura réellement remis en cause, comme par exemple les « classes sociales ». Pour une discipline « scientifique », il y a eu très peu de « découvertes » en un siècle, contrairement à la biologie. Faire de l'Histoire des hommes une histoire exclusivement déterminée par la « valeur » et l' « économie » est une réduction assez simpliste. Elle serait acceptable si on la présentait comme un simple angle d'étude, une tentative de description succincte et partielle. Car c'est la seule chose que permet le langage : une description, parmi d'autres possibles. Mais Marx est un philosophe, et comme tous les philosophes, il finit toujours par transformer ses concepts choisis en vérités uniques. Ainsi la lutte des classes n'est pas une façon comme une autre de raconter l'Histoire, c'est la seule Histoire véritable, l'infrastructure dont le reste de l'univers n'est qu'une manifestation. Evidemment les archétypes en jeu sont autrement plus complexes que les seules figures du travailleur, du patron et de l'Etat, avec la « subtile » distinction de la petite bourgeoisie et des grands capitalistes. Parler des archétypes, c'est déjà les décrire, avec toutes les limitations qu'implique le langage. Ils se succèdent les uns aux autres, se superposent et s'enchevêtrent dans un seul individu, sont différents d'un individu à l'autre, peuvent être portés par un individu, un groupe ou une nation, sont innombrables et n'ont pas à être dénombrés. On peut certes définir la lutte des classes comme la confrontation de quelques archétypes. Mais ce n'est rien en comparaison de la richesse des expériences existantes. Ni les matérialistes, ni les idéalistes modernes ne comprennent l'idéalisme mystique car ils prennent leurs propres concepts disciplinaires voire personnels pour des archétypes divins. Comme si ce qui anime le monde était forcément ce qui anime leur propre pensée. La valeur, la lutte des classes... Pour le matérialiste, son concept est vrai parce que c'est le monde qui l'inspire et qu'il suppose qu'il ne peut lui donner de fausses idées. Marx et le matérialisme sont à l'opposé de la Kabbale ; leurs présupposés reviennent à affirmer qu'il est inutile d'étudier pour connaître le langage des branches, les noms divins des soufis, puisque ils les connaissent déjà. Pour l'idéaliste, une fois qu'il a eu oublié la nature ineffable des archétypes, il lui est facile de décréter que ses propres idées sont des archétypes. On pourrait suggérer qu'il existe des égrégores spéciales pour égarer les philosophes, et un archétype du philosophe égaré. En décrivant l'homme comme un instrument inconscient de l'Histoire, ou à travers la notion de fétichisme de la marchandise, Marx aura cependant effleuré les archétypes et égrégores de la tradition magique. Pour le penseur phénoménologue Michel Henry, la position de Marx n’était pas si schématiquement idéaliste ou matérialiste. Ceci apparaît clairement lors de sa critique contre Stirner. Stirner prétend être « un sujet pensant dominant l’univers des objets réduits à être ses représentations », ce qui le conduit à affirmer sa liberté - 26 -
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et sa puissance absolue. Les marxistes, à la différence de Marx lui-même, disent au contraire que la réalité préexiste et s’impose au sujet. Pour Marx, il s’agit d’un choix entre deux positions également naïves. « Ou le sujet crée l’objet - la conscience détermine ses représentations, ou l’objet détermine le sujet - la conscience n’est qu’un effet des processus matériels. Ou l’idéalisme ou le matérialisme. » La conscience du sujet n’a pas le pouvoir de créer son environnement, pas plus que les conditions extérieures ne sont entièrement à l’origine de la conscience de l’individu. Entre les deux, il y a toute la réalité que la pensée ignore : la vie. Henry écrit dans son ouvrage « Du communisme au capitalisme » : « Il faut concevoir cette réalité sociale et ses lois spécifiques comme étrangères aussi bien à la sphère des représentations de la conscience qu’à la sphère matérielle - il faut le dire avec Marx : cette réalité est celle de la vie. ». Marx choisit donc « l’individu vivant contre l’individu pensant ». Toutefois, si Marx admet que les concepts du langage ne sont pas tout à fait des objets réels, il échoue tout au long de son œuvre à reconnaître clairement que les concepts du langage sont des inventions de l'esprit humain. Voire il les reconnaît mais en fait malgré tout un usage permanent, à travers « classes », « valeur travail » et autres « marchandises ». Et il est presque trivial de rappeler que Marx a bel et bien une théorie économique, qu'il développe en long et en large dans Le Capital. Lorsque Kant critique la raison pure, il est sur la bonne voie, mais il échoue également à exposer clairement ses conclusions. Cette capacité du cerveau humain à approcher la vérité ultime et à échouer au dernier moment à faire la généralisation qui s'impose a quelque chose de fascinant. On peut aussi reprendre les mots d'Albert Einstein dans l'article « Bertrand Russell et la pensée philosophique », issu de son ouvrage compilation « Comment je vois le monde ». Il s'exprime ainsi : « Dans l'histoire de la pensée philosophique à travers les siècles, cette question tient la place essentielle : quelles connaissances la pensée pure, indépendamment des impressions sensorielles, peut-elle offrir ? Est-ce que de telles connaissances existent ? Sinon, quel rapport s'établit entre notre connaissance et la matière brute, origine de nos impressions sensibles ? A ces questions et à quelques autres étroitement liées correspond un désordre d'opinions philosophiques, absolument inimaginables. Or dans cette progression d'efforts méritants mais relativement inefficaces, une ligne ineffaçable se trace et se reconnaît : un scepticisme croissant se manifeste devant toute tentative de chercher à expliquer par la pensée pure « le monde objectif », le monde des « objets » opposé au monde simplifié des « représentations et des pensées ». » Einstein a déjà bien exprimé le problème. Pour lui le rationaliste débarrassé des faits sensibles délire à bloc. Il note justement que Platon fait la même erreur en disant que les idées sont vraies indépendamment de l'expérience sensible. Mais il échoue à voir que ce sont les idées qui nous « permettent » d’interpréter le monde, et même de le créer. - 27 -
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Qu'est-ce qui fait que les plus grands esprits commencent souvent par se poser les bonnes questions, proposent des développements souvent justes et brillants, manient avec facilité le langage le plus complexe, et échouent à voir la conclusion évidente ? Sans avoir la réponse, je me permets de suggérer une possibilité : le cerveau subit manifestement un blocage. Aurait-il été manipulé ? * L'autre façon de faire l’expérience du monde est de reconnaître sa subjectivité, d'assumer celle-ci et le rôle que nous devons jouer. Cela amène toujours à avoir deux niveaux de réflexion, l'un pour la vie ordinaire, l'autre pour la vie spirituelle. C'est là la voie des gnostiques. Les gnostiques veulent choisir eux-mêmes les influences et les archétypes auxquels ils se soumettent, les préjugés qu'ils feront leurs et les sentiments qu’ils exprimeront pour interagir dans le monde. Ils peuvent le faire parce qu'ils connaissent la nature de ces influences, qu'ils ont la connaissance d'eux-mêmes et du monde. Ils adoptent leur morale par choix et en conscience de leur caractère arbitraire. Participer volontairement à un monde que l’on sait factice est une expérience étrange. L’individu se voit obligé d’adopter une morale. Par inclination personnelle, il choisira souvent une morale peu traumatisante ou largement partagée dans la société. Mais il existe des individus plus rares qui ont une attirance pour les défis et les conflits. En pratique, il faut faire comme si l’on croyait à l’économie, à la politique et au génie des intellectuels, ce qui risque d’amener de la confusion, ou se contenter d’une vie plus contemplative. Les choix arbitraires qu’il fera seront conformes à ses goûts : être de droite ou de gauche, conservateur ou progressiste, etc. Mais à la différence des autres, il sera conscient du caractère arbitraire de ce choix. Nous ne pouvons pas échapper à la subjectivité des actes dans ce monde. C'est pour cela que le Coran nous engage à « séparer le point de vue de Dieu du point de vue des hommes » ou encore que la loi de Dieu n’est pas la loi des hommes. Lorsque l'on a intégré que le jugement subjectif est le propre de l'homme, la participation volontaire aux affaires du monde devient une question d'attirance personnelle. Dans le domaine politique, on est obligé de s'avouer que notre argumentaire est sur un plan inférieur, entièrement soumis à ce fameux jugement, alors même que nos propres alliés sont souvent convaincus que leur cause est intrinsèquement « juste ». Il est difficile de participer à ce monde car nous sommes obligés d'exprimer des opinions que nous savons être de simples préférences personnelles. Nous sommes contraints à l'hypocrisie par la nature même de notre savoir. Nous savons que le jugement des hommes est la source de la comédie humaine, et nous gâcherions notre énergie à alimenter cette comédie ? Et quel être débarrassé de tout intérêt pour sa propre personne irait se commettre dans ces actions entropiques ? - 28 -
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Le gnostique existe sous différentes formes. Un accès limité à la connaissance peut le renvoyer dans l’illusion aussitôt. Connaissant la subjectivité du monde, il pense que de facto il est objectif. Connaissant la nécessité du détachement, il peut se croire détaché. Si quand il était un homme ordinaire, il voulait changer le monde, il prendra la recherche des plaisirs personnels comme un détachement. Quitte à mourir pour rien, autant en profiter, se dira-t-il. Si quand il était un homme ordinaire, il recherchait la satisfaction de ses désirs immédiats, il prendra le détachement pour un synonyme d’ascèse. Il n’est plus attaché à un résultat d’ordre cosmologique pour ses actions, mais il reste attaché à ses actions elles-mêmes, parce qu’il les prendra pour un impératif quasi moral. Un tel gnostique attaché à l’esthétique de ses actes, qu’il soit appelé égoïste ou ascète, est appelé luciférien selon la terminologie d’Abellio, ou ahrimanien selon celle de Steiner. Les actes sont équivalents, seul le désir qu'on a de leurs résultats (ou d'euxmêmes, pour les lucifériens, ce qui revient au même) fait la différence. Le « librearbitre » censuré discrètement par la morale des êtres ordinaires n'est qu'un succédané du vrai libre-arbitre de désirer le résultat de ses actions ou pas. Mais nos choix en eux-mêmes n’ont aucune importance. Ce sont les motivations qui comptent. La seule chose qui importe est de mettre toute son « intention » dans ses actes et de les mettre en œuvre de manière « impeccable ». Ce sont ces principes d’intention et d’impeccabilité que suit « la voie du sorcier » pour Carlos Castaneda. D’autres erreurs peuvent aussi être commises. Choisir délibérément de ressentir une émotion n’est pas la même chose que de feindre cette émotion. Ressentir délibérément une émotion est un acte magique qui a trait à ce que les magiciens appellent le « corps astral », feindre une émotion inexistante est une attitude psychopathique. Chez l’homme ordinaire, les émotions sont involontaires. Qu’il les feigne volontairement, ou qu’elles soient spontanées, elles sont dans les deux cas influencées par le moule de la morale. On pourrait dire qu’elles sont dans les deux cas toujours factices, puisque les émotions ressenties ne lui appartiennent pas en propre. Pour lui-même comme pour les autres, il sera très difficile de reconnaître une émotion véritable en lui. On pourrait croire le milieu de la spiritualité plus intéressé par les vérités transcendantes et l'inconditionné, rejetant la culture et les modes terrestres. Mais bien entendu, ce que les masses appellent spiritualité est tout autant de l'ordre du culturel que le reste. Les enfants sont de la même religion que les parents. Le Vatican fait évoluer sa doctrine avec les mœurs du moment. Et chacun trouve une transcendance là où il lui plaît de la trouver. C'est aussi la limite de beaucoup d’auteurs traditionalistes. Chaque auteur a constaté qu'il n'existait aucun but atteignable, et chacun a poursuivi le but qui lui plaisait. Et tous agissaient dans le sens du chaos.
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Des émotions Que ce soit chez Gurdjieff ou dans le Tao, nous sommes engagés à nous méfier de notre esprit discursif et sa tendance à prendre ses suppositions pour la réalité. Gurdjieff appelait cela le centre intellectuel inférieur. Il décrivait aussi un centre émotionnel inférieur. Ceci suggère que les émotions ressenties aussi sont arbitraires. Mes manifestations de joie quand mon équipe marque sont arbitraires. Parce que le choix de l'équipe est arbitraire, et parce que décider de suivre le football est tout aussi arbitraire. Ma tristesse dans la détresse est ambivalente : je la sais subjective, et comme j'aime moins être triste qu'être joyeux (c'est aussi un choix), cela atténue son impact. D'autres que moi ne perçoivent pas du tout leur rôle de supporter comme arbitraire. Le sport s'impose à eux et l'amour qu'ils portent à leur équipe ne souffre aucune distance. Parfois des personnes se suicident après la défaite. Beaucoup d’esprits forts ne comprennent pas l'intérêt que d'autres peuvent porter à vingt-deux joueurs en short poursuivant un ballon. Mais ils ont plus de mal à admettre que d'autres ne comprennent pas l'intérêt qu'ils portent au théâtre contemporain ou à la philosophie allemande (qui a moins d’excuses, car en plus d’être ennuyeuse, elle est généralement fausse). Nos émotions, comme nos opinions, nos goûts, notre personnalité, peuvent être façonnés de manière culturelle, notamment à travers le langage. On suppose en général que les entités ont une influence si on croit à leur influence. Au contraire, ce sont les personnes qui ignorent que les idées qu’elles conçoivent et les émotions qu’elles ressentent peuvent être choisies qui sont le plus vulnérables ; elles feront, penseront ou ressentiront tout ce que ces influences leur dicteront de faire, penser ou ressentir. Ceux qui savent reconnaître les influences en eux sont plus aisément en mesure de les contrôler, et peuvent même choisir dans une certaine mesure les influences qu’ils manifesteront. Il existe toutefois des influences puissantes que leur exposition peut affaiblir, mais qui ne se laissent pas juguler facilement. Ainsi l'instinct sexuel peut être tenu en laisse, mais il est rarement vaincu. Certaines expériences de vie créent aussi des idées coriaces que l’évidence du contraire ne parvient pas à effacer. Nous pouvons les savoir fausses, mais nous les croyons malgré tout. La Tradition n'a d'importance que dans la mesure où elle donne des clés de compréhension du monde. Mais on trouvera surtout des idéologues de la Tradition, qui ne l'ont en rien intégrée, mais qui connaissent par cœur chaque livre de Guénon et d'Evola, tout ce qui a été écrit à leur sujet, et dont la grande fierté est de pouvoir en entretenir la tombe et le souvenir. La possibilité d'évolution individuelle est évacuée au profit d'une lecture civilisationnelle, directement politique pour certains, faussement dépolitisée pour d'autres, progressiste ou réactionnaire. - 30 -
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L'important pour eux est de défendre une ligne académique contre toute déviance potentielle (mettons une compréhension correcte de la Tradition par exemple). Toute tentative d'en référer à un Guénon est nulle et non avenue si on n'est pas un guénonien académique, ayant tout lu et appris par cœur, et accepté l'interprétation dominante. C'est en quelque sorte le versant intellectuel de la culture militante. La culture de l'intellect est plus pernicieuse que le folklore militant, parce qu'elle nous fait perdre un temps phénoménal pour la confronter, à lire les innombrables textes et essayer de leur répondre. C'est de toute manière inutile parce que l'idéologie chez les intellectuels est d'abord un fait culturel. Et ce même s'ils ne le savent pas. Même s'il croit en Marx, un marxiste est d'abord de la culture de Marx avant d'être convaincu par la puissance de son raisonnement. Même la Tradition est culturelle pour un intellectuel évolien. Il connaît ses textes et sait s'en prévaloir, mais il ne la ressent pas. C'est bien parce qu'il n'est pas capable de la recréer en lui avec ses propres mots qu'il « respecte » autant le livre et l'auteur. Il est plus important pour un intellectuel d'avoir lu et de savoir parler des auteurs que de s'interroger sur ce qu'il pense vraiment. Et il confond tout nouvel élément de sa culture avec un nouveau pas vers la connaissance. Le bouddhisme nous enseigne que si les formes changent, l’essence du monde reste la même, et qu’il ne saurait être plus parfait. Certains moines zen pourraient contempler un mur pendant des années sans bouger ni dire un seul mot. Cela peut les aider à se convaincre qu’en effet leurs actes n’ont aucune importance, à tel point qu’ils peuvent se permettre de ne rien faire. Mais c’est un choix ni meilleur ni pire qu’un autre. Le choix d’une vie contemplative ne doit pas être imposé par un blocage. C'est le cas du sujet qui commence à voir la nature factice du monde, et qui refuse de faire « comme si » parce que cette nature du monde le révolte. De même, il n’existe aucune injonction à expérimenter une chose ou une autre. Chacun fait l'expérience du monde de la manière qui lui est naturellement la plus appropriée. Se forcer à copier tel ou tel « maître » amène toujours des souffrances inutiles. La pratique du dzogchen, issue de la religion bön de l’ancien Tibet, présente l'esprit naturel comme un esprit dénué de pensée et d'émotions qui nous amène à la « présence ». L’esprit naturel s’oppose à l’esprit discursif et aux concepts. C'est assez similaire à la non-pensée bouddhiste, la voie du silence chez Aivanhov, l'attention seconde chez Castaneda, ou le rappel de soi chez Gurdjieff. Si on pratique bien, on réalise son « corps d'arc-en-ciel » et on s'unit à la vacuité, provoquant la fin du cycle des réincarnations et l'entrée dans le nirvana, ce que Franz Bardon appelle « la mort mystique ». D’autres écoles ésotériques, le clan de Don Juan décrit par Castaneda notamment, poursuivent un but opposé : l’immortalité de l’individu. Ces écoles omettent de préciser que ces buts n’ont aucune valeur en eux-mêmes, de même qu'aucune de nos actions ne sert à rien. Il s’agit juste de possibilités données à quelques-uns, qui font le choix ou non de les réaliser. - 31 -
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Le dzogchen suggère un abandon à toutes ses passions, ses émotions négatives et même sa subjectivité, selon une logique assez ahrimanienne. La réalité intrinsèque des passions étant vacuité, « bien, mal, propre, sale, tout est perçu comme ayant « un goût unique ». » Notons tout de même qu’on peut aussi faire le choix de ne pas s’abandonner à ses passions. C’est le même choix curieux que fait le Caligula de Camus : il dit que tout se vaut, mais choisit quand même le mal. Cette vision est également différente de la vision ahrimanienne habituelle, où l'on est attaché à l'acte malgré le détachement de son résultat, au nom d'une esthétique toujours tyrannique. Ici, on fait quelque chose selon ses préférences. A l’idée humaine qu’il puisse exister une cause ou un objectif à notre existence, nous pouvons objecter que de quelque façon qu'on fasse, on finit toujours par mourir. C'est une manie des hommes de penser qu'ils font quelque chose dans un but particulier. Ainsi le rêve bourgeois, c'est d'acheter une maison, d'avoir une retraite et de transmettre un patrimoine. Comme ils sont fiers lorsque bourrés de métastases - ils pensent à ce patrimoine. C'est la mesure de leur vie. Quel intérêt porter à la gnose en ce cas, puisque, comme le reste, cela ne sert à rien ? Tout d’abord il faut noter que le reste non plus ne sert à rien, et puisqu’il faut choisir des expériences, l’intérêt pour la gnose est tout aussi valable que n’importe quoi d’autre. Pascal est célèbre pour son pari : il vaut mieux croire en Dieu. S’il n’existe pas, cela ne change rien que l’on y croie ou pas. S’il existe mais que l’on n’y croit pas, la perte serait immense. Selon Cavanna, parier fonctionne mieux dans l’autre sens : si Dieu n’existe pas, que vaut une vie d’aliénation religieuse et de pénitence ? S’il existe et que l’on n’y croit pas, quelle « divine » surprise ! Mais la spiritualité ne consiste pas à faire des paris, quitte à penser faux si le pari est gagnant, mais à rechercher le vrai. D’abord parce que le principe « la pensée crée le monde » suppose que partager la pensée collective n’est absolument pas neutre et contribue à la renforcer. Lorsque l’on décrète que l'économie est naturelle, ou pire, que le capitalisme est le seul système économique possible, on contribue à renforcer l'existence formelle du capitalisme. Si connaître la vérité ne sert à rien, cela n’est pourtant pas sans conséquences. Par ailleurs, l’adage de Guillaume d’Orange est vrai : il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre. Le moi extérieur assume sa subjectivité car il est impossible d’évoluer dans le monde sans être subjectif, il fait « comme si », accepte de jouer son rôle dans la comédie humaine, incarne des archétypes au besoin, se donne volontairement des objectifs apparents qui cachent l’objectif spirituel. Le gnostique sait qu’il est aussi inutile d’essayer de transformer le monde que de suivre ses propres objectifs matériels. Il sait que la connaissance n’a rien à offrir, qu’elle n’empêche pas de mourir, qu’il n’existe pas d’autre but au monde que d’en faire l’expérience, de le comprendre et de faire ses choix en pleine conscience. - 32 -
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Un exemple de pensée radicalement antitraditionnelle pourrait être le Tiqqun hébraïque. A l’opposé du zen, le Tiqqun pense qu’il faut réparer le monde. En réalité, il ne parvient qu’à le « transformer », incarnant ainsi qu’il le doit l’archétype révolutionnaire. Revendiquer « l’égalité » révèle une révolte contre le monde, dans lequel toutes les différences peuvent être définies comme des injustices qu'il faudrait réparer. Cela peut être fait concrètement, ou encore par le langage : les différences seraient superficielles, tous les hommes seraient identiques. Une seule race humaine. Pas de mauvaises personnes. Pas de gens moins intelligents, mais des gens à l'intelligence différente. Evidemment on prend là son désir pour la réalité. On pense s'engager pour une bonne cause, mais tout le monde a des causes contradictoires à défendre. L'aboutissement ultime de cela ne peut être que la disparition complète du monde. D'un côté, on veut conformer le monde à sa propre image à travers des valeurs que l'on décrète universelles. Mais en même temps, on veut être à l'image du monde, et on envie la nature de son prochain. Beaucoup d’occidentaux prétendent souvent s’éloigner des tendances matérialistes de la société en se ressourçant dans une certaine spiritualité, monothéiste ou orientalisante. Mais leur approche de la spiritualité n’est à leur corps défendant que le prolongement de leur attitude fondamentale. Ils attendent un « monde meilleur ». Par la politique, ils veulent l'améliorer eux-mêmes. Par la spiritualité, ils s'en remettent à Dieu. Ils pensent qu'en priant assez ou en envoyant des ondes d'amour, le monde va se transformer pour le meilleur. Ou ils croient qu'ils se sauveront eux-mêmes et iront dans un paradis. Mais le monde n'a pas à être meilleur. Il est ce qu'il est. Notons bien qu’on ne saurait confondre la pensée gnostique avec le relativisme. Il existe bel et bien un bien et un mal, de véritables valeurs, et des hiérarchies réelles. Mais ce que les gens appellent des valeurs ne sont rien d'autre que leurs goûts érigés en morale. Et ces goûts embrassent un spectre très large pour eux, de leur chanteur préféré au parti politique où ils militent. Pour eux, ce sont des valeurs et ils n'en imaginent pas d'autres. Ils confondent bien et mal avec des oppositions de concepts qui lui sont propres. La « gauche » et la « droite » par exemple. Le « mal » est la tendance de l’homme à ne faire les choses que selon le résultat qu’il en attend pour lui-même, qu’on nommera trivialement « égoïsme ». On le dit aussi soumis à ses désirs et à ses préférences subjectives. Mais il ne sait pas précisément ce qu’est l’égoïsme. Il pense faire les choses pour les autres mais c’est sa conception des choses qu’il suit et de ce qui est « bien » pour les autres. On voit beaucoup cela avec la politique, où chacun est persuadé d’agir pour le bien général, mais dont il ne résulte qu’une forme de guerre civile. Il n’est possible de bien faire pour les autres qu’en attendant qu’on nous demande de l’aide, et surtout en ayant la connaissance nécessaire pour les aider, afin de ne pas prodiguer de mauvais conseils. - 33 -
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C’est aussi pour cela qu’on appelle la gnose la connaissance, puisque le bien est un synonyme pour connaissance. Autre écueil : la gnose doit utiliser le langage du monde. Et le langage du monde est culturel et moral. A l’aide des paradoxes qui n’existent que dans le langage, il est très facile au profane de dénoncer la pensée gnostique comme également morale. Mais tous les concepts ne se valent pas. La classe des mammifères n’existe pas, mais c’est une description utile du monde. La valeur travail n’existe pas et elle ne décrit aucune réalité existante. Le langage approche parfois la vérité, parfois il s’en éloigne, et l’on ne saurait considérer les discours comme par nature équivalents.
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Du matérialisme La Tradition nous enseigne que la pensée crée le monde. Des influences archétypales imprègnent la conscience des individus qui agissent sur le monde à partir de ces idées. L’idéalisme en philosophie est le reflet déformé de cette Tradition. Malgré tout le respect que nous supposons avoir pour Kant ou Platon, je ne connais presque personne qui affirme partager leur point de vue quant à l’existence d’un monde des idées ou un monde nouménal. Pourtant chacun sera prêt à admettre qu'il y a plus dans le viol que l'acte lui-même. Beaucoup pensent aussi que le blasphème n'est pas la simple expression d'une opinion. Le rire fait perdre beaucoup de prestige à celui dont on rit, et ce qu'on dévalorise en paroles finit par perdre concrètement tout intérêt à nos yeux. Il y a donc quelque chose qui peut être affaibli ou renforcé par un acte ou une parole dans notre psyché. Ce qui heurte la psyché collective ou la renforce entre dans le cadre de la morale. Les principes magiques ne disent pas autre chose. Ceci peut être mis en parallèle avec les principes du langage. Le langage décrit tant bien que mal une réalité bien plus complexe que lui-même, en nous obligeant à créer des catégories artificielles. La valeur en économie n'existe pas, mais elle existe. La justice est une illusion, mais elle structure nos représentations. Un acte quelconque est indifférent en lui-même, mais il a une portée morale que nous décidons. Typiquement, on parle à cet égard de raisonnement « non-aristotélicien », à savoir qu'une proposition peut être fausse en essence, mais générer des comportements tels que si elle était vraie. Les hommes ignorent le plus souvent ce pouvoir de la pensée. Beaucoup confondent les faits réels et les concepts issus du mental, répandent des opinions à dessein normatif, et font de la politique en pensant qu'ils font le bien. L'essentiel de - 35 -
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la controverse philosophique porte sur l'existence réelle ou non des concepts. La querelle scolastique des universaux est à ce niveau. La philosophie matérialiste va plus loin que la simple ignorance, et va jusqu’à affirmer l'existence d'un principe contraire à la Tradition : ce serait le monde physique qui est à l’origine de la conscience. * Les neurosciences nous permettent de déterminer les fonctions respectives des deux hémisphères cérébraux. Le langage et le raisonnement logique relèvent de l’hémisphère gauche. L’observation des faits, les émotions et l’intuition sont situés dans l’hémisphère droit. Les philosophes contemporains se distinguent par la maîtrise du langage. Ce sont des sujets de nature analytique, comme le sont ceux qui dominent la plupart des sphères de pouvoir. Seul leur cerveau gauche semble fonctionner. Mais on présente paradoxalement les matérialistes et autres rationalistes comme des scientifiques. C’est en quelque sorte une usurpation du domaine des faits par le cerveau gauche. Mais la dualité inhérente à la pensée incarnée implique que pour la doctrine traditionnelle elle-même il existe une doctrine opposée. L'idéalisme gnostique prévoit donc l’existence du matérialisme. Pour le gnostique, le matérialisme est vrai, car de la pensée matérialiste naît le monde, et celui-ci se conforme à la pensée matérialiste. (Et le Verbe était Dieu...). C'est ainsi que la valeur ou la justice n'existent pas mais existent malgré tout. L'illusion est la réalité. L’idéalisme contient donc le matérialisme mais en sait un peu plus que lui sur la nature des mots et des concepts. Le magicien ordinaire ne doute pas un instant du pouvoir de sa magie. Il est un peu le miroir de l’intellectuel convaincu que ce qu’il dit sur le monde est vrai du moment qu’il le dit. Le premier a l’hémisphère cérébral droit, le second l’hémisphère gauche. Le gnostique, qui a les deux hémisphères, doit être à la fois un magicien convaincu de la puissance de sa magie, et un scientifique qui sait par quels mécanismes il y est parvenu. Ce point possède une similitude avec le comportement de l'éveillé dans le monde, à la fois connaissant la nature factice du monde et participant à ce monde. Le gnostique a donc naturellement plus de difficultés à créer que le magicien ou l’intellectuel, parce qu’il doute. Créer a sans doute moins d’importance pour lui car il n’a pas d’illusion d’une gratification subjective à la clé. Pour sa perception, les pouvoirs magiques et la reconnaissance sociale ne sont rien face à la connaissance. * Deux grands courants s’opposent dans la philosophie qui traite de la nature de la conscience. L’un est le courant idéaliste, où c’est la conscience qui est - 36 -
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créatrice et à l’origine du monde physique. L’autre est le courant matérialiste, dans lequel c’est le monde physique qui détermine la conscience de l’individu. L’idéalisme platonicien s’éloigne déjà cependant de l’idéalisme qu’on appellera « gnostique ». Pour Platon, la pensée ne crée pas de concepts malins ou absurdes. Les concepts existent dans le monde des idées, et notre pensée n’est que le reflet imparfait de ces idées. Le monde des idées étant lui parfait, il ne contient que de « bonnes » idées. Aussi tout concept même le plus farfelu est censé être inspiré d’une idée parfaite. Aristote va aller plus loin : il n’y a plus de plan, les concepts du langage sont la réalité. L’aristotélisme va donner naissance au courant réaliste, également appelé « idéaliste » au Moyen-âge. Dans la pensée aristotélicienne donc, puisque les concepts utilisés sont réels, tout ce qu’on dit est vrai. C’est la croyance en l'existence en elle-même des catégories de langage à l'exclusion de leur dimension d'égrégore. Un idéalisme matérialiste en quelque sorte. La pensée aristotélicienne va inspirer de manière fondamentale la scolastique chrétienne médiévale. La controverse scolastique la plus célèbre a opposé les réalistes et un autre clan appelé les nominalistes, qui eux croyaient qu’il n’existe pas de réalité en dehors des cas particuliers. C’est tout au plus une querelle entre le général et le particulier, entre « vous généralisez tout » et « vos cas particuliers ne permettent de tirer aucune conclusion », comme si ce n’était pas la définition du général que d’être général et du singulier que d’être singulier. Cela occupe encore de très nombreux philosophes de nos jours. Il y a toujours des partisans de la généralisation systématique. Par exemple pour eux, tous les immigrés posent des problèmes. Réciproquement, ils sont partisans de l’explication unique des désordres du monde : l’immigration (ou la phallocratie, la lutte des classes…), et partisans de l’explication unique de quoi que ce soit d’autre. Il y a ceux qui prennent prétexte de la moindre approximation pour rejeter une analyse. La raison étant souvent qu'ils ont leur propre approximation à proposer (ce n'est pas l'immigration qui crée l'insécurité, mais la misère...) Il y a aussi les antiréductionnistes forcenés qui refusent toute forme de synthèse. Logiquement, ils devraient aussi refuser toute forme de débat, mais ils discutent parfois beaucoup quand même. Une idée fréquente est que la vérité surgit de l'accumulation de texte, du creusement de toutes les contradictions, même et surtout si elles n'existent que dans leur langage, comme le propose le pilpoul dans le judaïsme. Pierre Bourdieu accusait la pensée économique d'être réductrice en n'utilisant qu'un petit nombre de déterminants. Il semble qu'il ignorait totalement ce qu'est une modélisation. Dans une modélisation, on ne nie pas qu'il puisse exister un grand nombre de déterminants, mais on étudie juste une corrélation. Ainsi le modèle de l'offre et de la demande dit « tout ce passe comme si le prix était déterminé par l'offre et la demande ». Le reproche que l’on peut faire aux - 37 -
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modèles, c’est de persister comme modèles même quand les faits les contredisent, mais ce n’était pas celui que leur adressait Bourdieu. Pour sa part, Bourdieu ne modélisait pas, il accumulait les descriptions particulières, utilisant l'effet de masse pour donner du poids à sa démonstration. Si La Misère du Monde fait autant de pages, c'est qu'il y en avait beaucoup, de la misère. Cette idée que la quantité de langage utilisé ajoute de la finesse au raisonnement néglige le principe de dualité : plus il y a de langage, et plus on peut obscurcir une idée claire et juste. L'un ou l'autre type d’argumentation peuvent parfois se retrouver chez une même personne (mon idée générale est valable mais la tienne est trop réductrice). Certains arguments reviennent dans leurs discours avec la régularité d'un coucou et le goût d'une tarte à la crème : « il n’y a pas de vérité objective ». C’est cependant le seul réalisme classique, plus adapté au sens commun, qui survivra en tant que courant philosophique. Le nominalisme était bien mal embarqué, puisqu'en toute cohérence, une telle théorie suppose de ne jamais utiliser de langage, avec ses épithètes et ses noms communs. Il survit cependant à travers un certain paramoralisme, comme le fait d'admettre certaines catégorisations (voire de leur attribuer une existence absolue) et d'en refuser absolument une autre : « les races humaines n'existent pas, les classes sociales existent », les deux affirmations étant énoncées comme scientifiques. L’avènement de la méthode scientifique aurait d’ailleurs pu terminer la querelle, notamment avec le développement des statistiques et de la notion d'échantillon représentatif, en aidant les cerveaux à penser droit (avec ou sans jeu de mot). Lobaczewski a justement affirmé que la science était un raffinement de la philosophie, puisque de suppositions sur la nature du monde, elle rendait possible de les prouver ou de les infirmer. Mais la doctrine rationaliste de Descartes reste solidement ancrée dans le réalisme classique. Contrairement à ce que l’on suppose souvent, la méthode du doute de Descartes n’est pas empirique et donc non fondée sur l’expérience. Le rationalisme se définit lui-même comme la philosophie qui prétend accéder aux vérités supérieures par l’exercice du raisonnement pur, débarrassé des faits sensibles. Kant a écrit « Critique de la raison pure » uniquement pour suggérer que les faits méritent qu’on s’y intéresse un peu. La phénoménologie à son tour doutera des concepts et suggérera d’étudier directement les phénomènes sensibles. Les philosophes contemporains qui se réclament de la science présentent eux l’attitude opposée, en prétendant souvent que seul ce qu’ils peuvent mesurer ou prouver est réel. Avec les doctrines matérialistes, la flèche change de sens : c’est le monde physique qui détermine la conscience des individus. Ainsi pour l’idéaliste platonicien, c’est le ciel des idées qui inspire à la conscience ses copies d’idées. Pour le rationaliste, la conscience et la raison peuvent découvrir la vérité. Pour le - 38 -
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matérialiste, le monde physique inspire à la conscience ses idées. Etonnamment, ils se rejoignent tous sur une chose : puisque l’origine de leurs idées est parfaite, tout ce qu’ils disent est vrai, comme n’importe quelle forme de pilpoul ou de casuistique. La majorité de la production philosophique ne considère les faits que dans la mesure où ils corroborent leurs dires, et les ignorent dans le cas contraire. C'est une pensée d'ordre psychotique. Mais si on prend la peine de s'y arrêter, la psychose n'est qu'une manifestation paroxystique des tendances naturelles de la société, à savoir considérer la culture, les discours politiques et les convenances sociales comme une représentation objective du monde. On notera au passage que la casuistique est la science des causes et que Platon comme Marx nous proposent une causalité. Comme nous avons des doutes sur la capacité explicative de la causalité, nous pourrions supposer que le monde physique et le monde des idées, appelé parfois improprement par les magiciens « monde des causes », interagissent l’un avec l’autre sans objet ni sujet. Un sage tibétain décrit par Alexandra David-Néel se demandait: « Qu'est-ce qui remue ? Le vent ou le drapeau? ». La phénoménologie de Husserl veut dépasser cette dualité de sujet et d’objet, pour ne s’intéresser qu’à leur interaction. Il ne faut pas la confondre avec la phénoménologie ordinaire des sociologues, qui n’a que de très lointains rapports avec la doctrine mystique de Husserl. Pour Husserl, l’interaction se manifeste sous ses deux aspects : conscience observatrice et conscience manifestée, esprit et matière. Raymond Abellio proposait cet exemple : un parallélépipède réel permet de remonter à la notion de parallélépipède, et à partir de la notion de parallélépipède on peut désigner des parallélépipèdes dans le monde réel. Nous prenons pour des qualités propres à l'individu ce qui est le résultat d'une interaction. Ainsi aucun individu ne possède de charisme, mais on peut constater que les humains sont attirés par lui. De multiples exemples triviaux pourraient venir étayer ce propos. On dit couramment que nous sommes tous le « con » de quelqu'un d'autre. Mais en ce cas qu'est-ce qui surgit en premier : la conscience ou son objet ? Le dilemme de l'œuf et de la poule s'élargit à d'innombrables couples. Ne peut-on penser qu'ils existent simultanément ? Et si aucun n'était le premier, alors ils n'ont jamais surgi mais existent hors du temps. Le sujet et l'objet ne sont que les manifestations de leur interaction, qui est leur nature commune. Il n'existe plus de vecteur. Il faut avoir la foi pour que se produisent les miracles, et il faut des miracles pour produire la foi, mais la foi et les miracles existent. Et le Verbe était tourné vers Dieu. Contrairement aux concepts et aux institutions humaines, les objets de la nature semblent échapper à ces considérations. La Kabbale et les religions disent bien que le verbe crée le monde physique, mais nous n’avons rien observé de ce - 39 -
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genre. La physique quantique enseigne toutefois qu’il n'existe pas de matière sans une conscience pour l'observer, ni de conscience sans objet de cette conscience. La conscience et le sujet existent à travers leur interrelation, et on peut dire qu'il s'agit d'une seule et même chose : la conscience qui a conscience d'elle-même. La question de l’origine de la conscience n’est tout simplement pas décidable de cette manière, car en l’absence de preuve, toute affirmation en faveur de l’une ou l’autre théorie ne peut relever que de la spéculation. Il ne s’agit que de modèles possibles, et l’engagement sans réserves des philosophes derrière l’un ou l’autre courant est absolument partisan et dépourvu du caractère objectif que l’on espère vainement des intellectuels. Il va de soi que l’on peut considérer que certaines notions puissent être innées, comme les formes géométriques de Platon, et que d’autres puissent être acquises à travers le milieu, comme l’aliénation au travail. L’opposition entretenue entre ces idées relève d’un clivage intellectuel entre des idées qui s’imposeraient d’elles même et des idées qui se manifesteraient à travers l’expérience du monde physique. L’opposition se résout dans le fait que ces idées sont extérieures au soi. Le véritable clivage sépare les idées vraies et les idées fausses, or la question de la manière dont surgissent les idées fausses n’est pratiquement pas abordée dans la philosophie de la conscience. On voit aussi que l'opposition entre l’idéalisme et le matérialisme est assez différente de ce que l'on suppose d'habitude, à savoir que le matérialisme introduirait les faits dans le raisonnement. Par rapport à l’idéalisme gnostique, c'est même substantiellement le contraire. Dans le réalisme classique, le rationalisme et le matérialisme, les faits sont exclus. La conception répandue des positions respectives du matérialisme et de l'idéalisme sont - presque naturellement inversées, puisque le matérialisme est faussement assimilé au sens du concret, le rationalisme à la méthode scientifique, et l'idéalisme à l'utopie. Il est un fait significatif que les Union rationaliste et autres Libre Pensée furent un repaire de communistes enragés, c’est-à-dire de gens pas tout à fait attachés aux faits. Aujourd'hui, on ne manque pas d’admirateurs de la culture rationaliste occidentale, qui la défendent contre « l’obscurantisme » et paradent avec leur esprit qu’ils croient bien fait. Ils sont certainement persuadés que la raison forme un binôme de choc avec la science. Ils auront certainement mal lu : le rationalisme, c’est la pensée moins le monde. * Le philosophe tombe dans le piège de croire que le langage décrit exactement le monde tel qu’il est, du moment que c’est lui qui parle. Tous les préjugés du philosophe sont vrais pour lui. Il prend ses désirs pour des réalités. Mais nous pouvons observer que les scientifiques honnêtes, les penseurs consciencieux, et toutes les personnes non fondamentalement psychopathes savent très bien que le langage est imparfait et n’est pas lui-même la réalité qu’il décrit. - 40 -
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Elles tranchent ces questions comme si les réponses allaient d’elles-mêmes. Les individus ancrés dans la réalité occultent même sans s’y intéresser la pensée dogmatique. Il est donc assez fascinant qu’un individu comme Kant consacre sa vie à élaborer une pensée simplement pour faire intervenir les faits dans la pensée. Kant a en fait cherché à concilier l’inconciliable, la métaphysique et la physique, le rationalisme et l’empirisme, la religion et la science, la philosophie naturelle et la morale. Les idéalistes allemands essaieront après lui de réussir la synthèse. Ils en viendront même à admettre la subjectivité de la philosophie transcendantale. Il est tout aussi fascinant de constater que ces questionnements ne sont pas du tout les questions existentielles que se posent la plupart des individus, alors que l’enseignement de la philosophie trouve sa justification en suggérant le contraire. Mieux encore, ces questionnements sont rarement présentés pour ce qu’ils sont par les enseignants. Ils paraphrasent les auteurs, gravent leurs phrases dans le marbre sans les rendre explicites et surtout admettent très difficilement que les étudiants les soumettent à la critique, d’autant plus difficilement qu’ils n’auront pas appelé un autre auteur de la même eau pour faire contrepoids. On dira ainsi qu’il y a eu « plusieurs Marx », qu’il s’agit d’un « auteur complexe », mais jamais qu’il aurait changé d’avis ou qu’il se serait contredit. Nous sommes confrontés non pas à la philosophie mais à une Histoire de la philosophie. Non pas à une libération de la pensée mais à un lavage de cerveau. * Il existe bien des ferments de gnosticisme chez certains philosophes. Ainsi l’idéalisme kantien qui critique la « raison pure » souhaite réintroduire les faits dans le raisonnement, et la philosophie transcendantale revendique une subjectivité qui a des affinités avec le romantisme. Il arrive aussi que des intellectuels s'affichant volontiers matérialistes s'interrogent comme des gnostiques. Ainsi, le fétichisme de la marchandise chez Marx, le fétichisme du langage chez Levinas ou d'autres sont des germes de pensée gnostique. Il existe même en économie un courant subjectiviste au sujet de la valeur initié par l’école autrichienne. Ces idées sont admises au premier abord comme subjectives, mais jamais réellement combattues, car elles entraîneraient une remise en cause tant du paradigme disciplinaire dans le cadre duquel elles ont été émises, que de la pensée humaine en général. C'est ainsi que les philosophes accouchent de milliers de pages pour éclairer des sujets que la connaissance de la Tradition suffit à trancher, sur la morale, la légitimité, la justice, le bien et le mal, toutes choses qui n'ont aucune existence en dehors des mots qui en parlent. Les philosophies matérialistes peuvent ressembler à des philosophies gnostiques en surface à cause de l'imperfection du langage. Ainsi on confond facilement le désir passif et la volonté agissante, la fixation d'objectifs de vie afin - 41 -
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de participer au monde et le désir de réaliser ces objectifs, comme s'il existait un autre but à la vie que d'en faire l'expérience. Ainsi l'existentialisme affirme que « l'existence précède l'essence ». Ceci serait vrai si Sartre voulait dire que l'existence est un support pour faire croître l'âme. Mais Sartre nous enjoint en réalité de confondre l'essence de l'individu avec son moi social, ce qui est absolument contraire à l'enseignement gnostique. A l'inverse, George Gurdjieff appelle la croyance en la réalité du moi social « identification ». Le même Gurdjieff parle de la catégorisation en bien et mal (un mal perçu de surcroît comme s'attaquant personnellement au sujet) en usant du terme de « considération ». * On peut donc pointer du doigt les intellectuels comme les individus manifestant à l’extrême la tendance à ignorer des faits pour leur substituer des concepts inventés, ce qu’on pourrait nommer « l’atrophie du cerveau droit ». Mais c’est une tendance qui est caractéristique des sociétés elles-mêmes, tant la plupart des individus sont influencés par cette manière de penser. On ne trouve guère d’individus capables de remettre en cause l’ensemble de la pensée économique. Parfois on lit quelques bribes de raisonnement en ce sens, mais la pression de l’habitude est si forte, que celui-ci retombe aussitôt dans une contestation de type moral, ou des propositions économiques alternatives. Les hommes manquent en général d’intuition. Les conclusions auxquelles ils parviennent ne sont atteintes qu’au prix d’énormes difficultés. Le risque est que ceux-ci oublient souvent de tenir compte des faits sensibles pour contrôler la pertinence de ces conclusions. A contrario, nul n’appréciant ce qui vient sans effort, ces conclusions sont assez bien fixées et produisent un discours. Lorsqu’il s’agit de conclusions peu pertinentes il s’agit d’un discours faux, d’autant plus dogmatique qu’il aura été bien fixé. Souvent ils prennent le discours d’un autre qu’ils s’approprient comme la manifestation de leur propre esprit critique, alors qu’ils remplacent un dogme par un autre. Ainsi les militants clamant que le marxisme-léninisme les a libérés de l’aliénation. Le fait est que pour des individus qui ont peu confiance en leurs propres capacités, il est plus facile de se placer derrière des auteurs reconnus en suggérant que cela donne du poids à leur discours. On se défaussera ainsi des attaques dont on pourrait faire l’objet. C’est ainsi que les sciences sociales finissent par rejoindre la religion et la rumeur. La pensée académique contemporaine semble ne plus se préoccuper de la véracité des faits qu’elle traite. Même la physique semble aujourd’hui rattrapée par ce principe, avec la théorie des cordes, pure création mathématique, dépourvue d’expériences pour la valider. La philosophie crée donc des concepts pour décrire le monde, qu'elle finit immanquablement par prendre pour le monde lui-même. Pour un intellectuel, la - 42 -
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réalité est dans ses représentations, selon la prescription même d'Hegel. Et c’est ainsi que la culture se fait passer pour la connaissance. Nous sommes même sommés de connaître ce discours et de produire un discours sur le discours, pour que nos propres idées soient seulement considérées comme pouvant être discutées. Une fois qu'ils ont été formatés par l'école à glorifier la raison, les êtres humains étaient prêts à croire tout ce qu'on leur dirait.
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Du langage Le langage est confondu avec la réalité-même qu’il est censé exprimer, les mots avec les choses. Pour ne rien arranger, le langage nivelle la pensée. Toute pensée doit être exprimée par des mots, issus du même dictionnaire, regroupés par une même syntaxe. Aussi, si on prend déjà le langage pour la réalité, ce n’est pas le discours qui approche le mieux la réalité qui sera pris en compte, mais celui qui aurait la meilleure syntaxe et la musique la plus élégante. D’ailleurs, beaucoup de gens n’apprécient pas un texte pour sa clarté, sa logique interne, sa concision ou la compréhension qu’ils en ont. Un texte sera d’autant plus critiqué qu’il est clair, structurant, riche en potentialités et que le lecteur s’imagine le comprendre. Les textes les plus estimés sont ceux que le lecteur ne comprend pas ou qu’il n’aura pas pris la peine de lire car longs et fastidieux. Pratiquement, ce qui n’est pas lu ne recueille pas de critiques. C’est d’autant plus visible en France où la philosophie est littéraire, et la complexité d’un texte préférée à sa logique interne ou sa correspondance avec l’expérience. Il arrive que le développement des idées permette de mieux comprendre le cheminement intellectuel d'un auteur, et de faire adhérer plus facilement le lecteur aux idées ainsi développées. C'est parfois vrai, pour un auteur en particulier. C'est globalement faux, car tous les auteurs n'ont pas de bonnes idées et tous les lecteurs n'ont pas de capacités de discernement. Le phénomène principal est ici l'inflation du langage. Un développement conduit à l'utilisation de mots en plus grand nombre, qu'il faudra à nouveau définir, circonscrire, situer dans le contexte des mots qui les entoure. Ainsi, l'étudiant n'en conçoit pas une meilleure compréhension, mais de nouveaux problèmes philosophiques qui l'éloignent du sujet initial, le rendent inextricable par le foisonnement des questionnements ainsi créés. De nombreuses personnes peuvent passer leur vie entière à lire ou écrire d'innombrables textes - 44 -
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spéculatifs, en s'imaginant que leur accumulation les rapproche sans cesse plus près de la vérité. Ces problèmes n'existent souvent que par le langage qui les exprime et ne méritent en général même pas l'examen dont ils font l'objet. Il est remarquable que les débats dans les cafés philosophiques soient essentiellement des débats de sémiologie. Le thème une fois choisi, il s'ensuit une ribambelle d'interventions sur l'étymologie du mot et ses différentes acceptions, sans même que l'on se préoccupe de savoir si ces débats peuvent être traduits dans une autre langue. Par exemple, on discute de l'impertinence comme s'il s'agissait du contraire de la pertinence. Pour confondre les mots et les choses, selon l’opposition proposée par Michel Foucault, certaines langues sont plus retorses que d'autres. Le français, beaucoup plus que l'anglais, utilise des mots identiques pour désigner des choses différentes. Le japonais est une langue où les mots s'expliquent toujours dans leur contexte. Un étudiant en philosophie est évalué sur sa capacité à commenter un texte, un aphorisme, ou un symbole. Or la valeur d'un aphorisme repose justement sur sa capacité à dire plus de choses que le langage raisonné ne le peut. Un symbole est lui capable d'exprimer ce dont le langage n'est pas capable. Un symbole n'est pas fait pour être expliqué. Le Christ parlait en paraboles parce qu'elles étaient le meilleur moyen de dispenser sa pensée. Discuter une parabole ou un symbole ne peut que les obscurcir. L'esprit de l'humanité est aujourd'hui absolument spéculatif. Il n'y a plus que des spécialistes dans tous les domaines, des « savants ignorants ». Et la spéculation est d'autant plus puissante que tout le monde a le droit et le devoir de discuter. L'humanité court à sa perte à cause de la raison et de la démocratie. La vérité est obscurcie autant de fois qu'un étudiant non qualifié interprète et spécule. D'autant plus obscurcie que les nouveaux étudiants sont priés de commenter les spéculations des anciens. Il faut connaître l'Histoire des idées fausses. Il est même interdit de ne pas gâcher sa vie à les commenter. La société est devenue incapable de synthèse, et il n'y a pas de synthèse académique possible. Les mots sont sans cesse plus nombreux, et tournoient en cercle de plus en plus loin autour de la Vérité. Le langage, la philosophie sont centrifuges. Malheureusement, il faut écrire beaucoup pour attirer l'attention. Un énorme chapitre est plus ruminé qu'une conclusion lapidaire. On observe une chose similaire avec l'argent. Malgré tout le mal que l'on peut penser de l'argent, il est conseillé de faire payer très cher son enseignement, sinon l'étudiant n'en concevra pas la valeur. Le prophète prophétise dans le monde. * On pourrait penser que cette déconnexion du réel est propre à la pensée dite « élevée ». Mais beaucoup de concepts familiers que chacun s’imagine comprendre sont en réalité très flous. - 45 -
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Michel Foucault faisait remarquer que les vérités admises varient en temps et en lieu. Et en effet, beaucoup de « choses » sont en réalité de pures créations sociales ou disciplinaires. Ce ne sont pas seulement des théories articulées sur le monde qui sont inventées. L’invention existe déjà au stade du concept et même du mot pour l’exprimer. La philosophie scolaire pose des questions absurdes comme « L'Etat a-t-il le monopole de la violence légitime ? ». A l'usage, on se rend compte que le philosophe répond toujours en ayant dans l'idée de servir une cause. Alors pour Hobbes, c'est oui, pour Bakounine c'est non. Le lycéen doit savoir user de références, et répondre vaguement à la question, sans forcément en remettre en cause le bien-fondé. Or voilà tout le problème: il n'existe aucun critère objectif permettant de déterminer ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas. Un concept comme celui de « légitimité » est manipulateur, puisqu'il est créé ex nihilo pour faire apparaître bonne n'importe quelle cause, à l'exclusion de celles qui lui sont opposées. C'est-à-dire que ce n'est pas un concept de philosophie, visant on ne sait quelle vérité ultime, mais un pur concept moral visant des fins politiques. Et on nous fait apprendre pour de la philosophie, une authentique recherche de vérité, des réflexions qui tiennent de la pure manipulation mentale et de la communication politicienne. Une réponse binaire à une telle question ne peut absolument pas faire avancer quelque réflexion que ce soit. Elle est purement tautologique. Si on considère que l'Etat a le monopole de la violence légitime, alors on répondra que l'Etat a le monopole de la violence légitime. On pense ce qu'on pense. Et c’est à la tautologie qu’on reconnaît la morale. La philosophie est truffée de ces concepts désincarnés qui sont interprétés de manière différente selon le lieu, l'époque et surtout l'intérêt de celui qui y a recours : la « justice », ou la « démocratie » par exemple. Dans un premier temps, il s'agit d'affirmer l'existence d'une définition objective de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas. Il faut bien entendu laisser entendre que le philosophe qui y a réfléchi est quand même capable de préciser à peu près ce qu'est cette justice objective. Dans un second temps, on crée des institutions censées incarner ces principes, ici les tribunaux rendant la « justice ». On proclamera ensuite l'absolue identité des concepts et des institutions. Et s'il y en a qui ne sont pas d'accord, ils ne font que penser que d'autres personnes auraient été mieux capables de faire coïncider concepts et institutions. En revanche, ils pensent toujours que les concepts objectifs ont une réalité et que de gentilles personnes sont en mesure de construire une justice « impartiale » sur le fondement de ces concepts. Il faudrait donc aussi qu'il existât un « pouvoir au peuple » qui serait la démocratie dans le ciel des idées. Dans la réalité, le pouvoir revient presque toujours aux pathocrates avec le soutien des imbéciles. Les êtres bons et intelligents sont écartés de toute position d’influence, et donc de la possibilité - 46 -
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d’orienter la décision collective. Des idées comme le « peuple » ou la « société » sont de pures créations discursives visant à la description. Il existe des égrégores, des pensées de groupe qui sont une réalité qu'on peut trouver derrière de tels concepts, mais il n'existe pas de « peuple » homogène de 65 millions d'habitants en dehors d'un discours idéologique à visée de manipulation. Décréter dans un second temps que la démocratie représentative dans le système particulier de la cinquième République incarne les principes théoriques de la démocratie est une seconde manipulation. Beaucoup de gens sont conscients de cette manipulation seconde, mais continuent malgré tout à croire en une démocratie possible, avec d'autres dirigeants, sous d'autres formes d'organisation (la tribu par exemple), ou en réformant le mode de prise de décision (tous les systèmes de démocratie « alternative »). Leur absence constante de succès politiques – parfois toute leur vie – ne suffit pas à leur faire perdre leurs illusions, et ils continueront de vanter les mérites d’une démocratie dans laquelle ils n’ont jamais joué aucun rôle – sinon servir à légitimer le roi puisqu’il laissait ses « opposants » s’exprimer-, alors qu’ils ont donné toute leur énergie sans compter. La question est : à qui ? C'est là que l'on saisit que la finalité de la philosophie rationaliste, comme des dogmes religieux, a toujours été de servir la communication politicienne. Elle est totalement synonyme de morale. Elle sert à maintenir l'hypnose intellectuelle des sujets dociles, à garder leur champ de réflexion et de perception dans les limites ainsi définies, et à menacer ceux qui seraient tentés de penser autrement. Cela est vrai que la philosophie soit conservatrice ou progressiste, scolastique ou athée, de droite ou de gauche. La science est le domaine des concepts forts. Les concepts qu'utilise le langage pour décrire la nature sont en partie arbitraires, mais correspondent à des réalités observables. Ainsi on définit les espèces du vivant comme des ensembles d'individus interféconds et dont la descendance est elle-même interféconde. Et cette définition correspond à des êtres réels interféconds, dont la descendance est elle-même interféconde. Secondairement, dans de nombreux domaines de la science, le langage est normé de telle sorte que les scientifiques entre eux et même les êtres humains font référence à la même réalité lorsqu'ils utilisent ces concepts. Les sciences humaines sont le domaine des concepts faibles. Ils sont utilisés pour décrire la société, mais ne correspondent ni à des réalités objectives ni ne font l'objet d'un consensus entre les individus. Ainsi on décrit des sociétés démocratiques qui ne sont pas plus démocratiques que n'importe quelle société. En pratique, « démocratique » se rapporte à des constructions intellectuelles politiques, et pas à une situation dans laquelle un prétendu « peuple » aurait réellement le pouvoir. L'absence de consensus se voit dans les divergences d'opinion envers ce qui est démocratique et ce qui ne l'est pas. Toutefois, si ces réalités ne sont pas « objectives », il s'agit bien de réalités sociales, dans la mesure où tout le monde s'accorde sur l'existence d'un fait - 47 -
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démocratique. On a typiquement affaire à ce qu'on nomme des « égrégores » en magie. On se doit toutefois de distinguer les concepts sociologiques courants, que chacun est à même de « maîtriser » et les concepts propres à une école donnée. La « démocratie », la « justice », la « valeur » sont des égrégores puissantes. La « lutte des classes » perd de sa force. Le « travail vivant » des courants néo-marxistes est une petite égrégore à diffusion confidentielle. Comme on a défini ces concepts comme tautologiques, et que ce qui est tautologique est synonyme de morale, on pourrait presque dire que la philosophie spéculative (une autre tautologie) est absolument toujours synonyme de morale, même lorsqu’elle prétend aborder d’autres sujets. Pour les créations sociales, qu’est-ce donc que le « pardon » ? Nous ne voyons pas bien à quelle émotion ou quel état mental il se rapporte, ni qu'il corresponde à des actes. Et si ce n'est ni un acte ni un état mental, il doit s'agir d'une convention sociale passée dans le langage. Mais le langage est trompeur, puisque l'existence du mot crée l'illusion qu'un état mental associé existe. Qu’est-ce que le « respect » sinon ce que les représentations de l’individu lui dictera qu’il est ? Certains disent qu’il s’agit de ne pas le blesser. Mais l’intolérance à l’opinion d’autrui dépend totalement des limites de l’esprit de l’individu. De facto, beaucoup de gens trouvent irrespectueux que l’on exprime un avis différent du leur, puisque cela revient à leur « imposer » le vôtre. Le respect pourrait être plus correctement défini comme le fait d’être en conformité aux attentes d’autrui. Si toute émotion est arbitraire, on doit aussi noter que le langage qui exprime les émotions nous trompe sur la nature de ce que nous ressentons. Certaines personnes sont des imitateurs; ils ne ressentent pas d'émotions, mais excellent à les reproduire. Ils peuvent toutefois ignorer leur nature d'imitateurs et être tout à fait convaincus de ressentir réellement les émotions qu'ils produisent. D'autres tombent dans les pièges du langage. Parfois certains mots qui conviennent à décrire un ressenti ne sont pas prononcés par interdit culturel. « Frustration » est le terme le plus adéquat pour décrire la plupart des émotions négatives ressenties, car celles-ci fonctionnent essentiellement en mode binaire: manque et assouvissement de la pulsion liée au manque. Mais comme il n’est pas partout acceptable de se dire frustré, on dira que l’on est déçu ou que l’on souffre. Beaucoup de mots censés décrire des émotions sont d'ailleurs des créations culturelles pour des émotions qui n'existent pas. Dans l'autre sens, l'expression des émotions est bloquée par les limites du langage à décrire ce qui est réellement ressenti, le manque d'expérience ou d'honnêteté à reconnaître ce qui se joue en nous, et surtout par l'absence d'une référence extérieure à soi-même permettant d'établir ce que nous ressentons. Nous sommes ainsi totalement convaincus de nous comprendre lorsque nous parlons d'amour. - 48 -
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Qu’est-ce que l’« amour » ? Certes il existe de vives émotions que beaucoup ressentent à la présence ou à l'évocation de certains êtres. Mais les réactions biochimiques impliquées sont-elles identiques chez tous ceux qui prétendent « aimer » ou « haïr » ? Nous savions déjà qu' « aimer » était un terme polysémique, mais même lorsqu'on s'est bien assuré de l'acception en cause (l'amour, en l'espèce), on se trompe en supposant que tous mettent les mêmes émotions derrière ce terme. N’est-il pas finalement un mot créé de toutes pièces pour camoufler l’esclavage affectif sous toutes ses formes, dont la lutte permanente entre le viol et la castration ? L’amour divin est d’un ordre différent. Ce que les hommes et les femmes appellent amour est de l'ordre de la sexualité exclusivement, et navigue entre manque et satisfaction de la pulsion liée au manque. Ce qu'on appelle « amour platonique » est une sexualité platonique, un joli mot pour déguiser une frustration mal acceptée, une peur ou un dégoût de l'acte physique. L'amour divin est totalement désintéressé et n'est pur que dépourvu d'éléments érotiques. Il doit être également dépourvu de pensée de valorisation de soi-même, comme le fait de s'afficher avec sa conquête, mais aussi d'afficher sa grandeur d'âme en s'occupant des indigents. Il ne peut même pas se glorifier à ses propres yeux de s'en occuper sans que cela se sache. Bref, le véritable amour est un état totalement inaccessible à nos pauvres forces. Dans le champ politique, que signifie être « républicain »? Au départ, la République est un régime constitutionnel. Chez certains, c'est devenu une idéologie aux contours changeants. Aux 18 et 19ème siècles, les républicains français s'opposaient aux monarchistes. Comme il y a peu de monarchistes en France, on ne sait plus très bien de quoi il s’agit. Aux Etats-Unis, les républicains représentent une tradition historiquement opposée à l'Etat fédéral. Par la suite, ils se sont piqués d'incarner les valeurs conservatrices. Plus récemment ils ont retrouvé des vertus à l'Etat fédéral. En France, le Parti républicain était une composante de l'ancienne Union pour la Démocratie Française, un peu disparate, mais dont la ligne majoritaire était un soutien sans faille au néo-libéralisme économique. Les gaullistes et les nationalistes de gauche (Jean-Pierre Chevènement en son temps) utilisaient ou utilisent le mot « républicain » plutôt pour désigner une ligne patriotique attachée à l'unité de la nation, à la souveraineté politique et économique de la France et à une administration centralisée. Parfois ils y ajoutent une fibre sociale, mais ce n'est pas systématique, le principe citoyen face à l’individualisme. A gauche, la République se confond souvent avec la laïcité ou le refus du communautarisme. Or une République peut parfaitement être communautarisée, dotée d’une religion d’Etat (l’Allemagne par exemple) ou être de principes libéraux (la République de Gênes). Ainsi lorsqu’un homme ou une femme politique se dit républicain, il est bien difficile de comprendre exactement ce qu'il entend par là si on n'a pas une solide culture politique. Mais après tout, le but de ce politique est-il de se faire bien comprendre ? Peut-être s'agit-il d'associer à sa personne un mot qui résonne dans - 49 -
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l'inconscient collectif, une étiquette qui présente bien ? Très peu de gens osent s’autoproclamer fascistes, même s’il y a des courants qui pourraient s’en rapprocher. Prenons le mot de « réformiste ». Les réformistes socialistes comme Jaurès avaient pour horizon l’abolition du capitalisme par la voie électorale et démocratique. Par la suite on préférera se contenter de la sociologie marxiste en rejetant la vision mécaniste de l’Histoire de Marx. La lutte des classes, concept sociologique, n’est donc abandonnée que dans un troisième temps, lorsque les socialistes français renoncent à la référence marxiste dans sa globalité. Les réformistes « bourgeois » qui se sont fait appeler « sociaux-démocrates » ont organisé la redistribution des revenus au niveau de l’Etat. Le réformisme du Parti socialiste récuse cette vision keynésienne comme archaïque et est donc à « droite » des sociaux-démocrates d’antan. Il défend des concepts comme l’équité (qui fut très à la mode vers 2002), autrement appelée par Dominique Strauss-Kahn « socialisme de production » qui cherche à remplacer la redistribution du revenu en aval par une plus grande justice en amont (discrimination positive, droit à la formation, démocratie d’entreprise.) Ce même Strauss-Kahn appelait sa ligne le « réformisme radical », grossièrement opposable à un « réformisme de gauche » proposé par François Hollande, qui ne voulait pas voir la notion de réforme être assimilée à la droite. Malgré « réformisme radical », le mot « réformiste », qui ne s’oppose plus à « révolutionnaire », s’oppose bien à « radical » dans l’imaginaire médiatique. Et un « radical » comme Jean-Luc Mélenchon est simplement… un social-démocrate. Les concepts de « gauche » et de « droite » ne sont pas non plus intangibles : ils varient dans le temps et l'espace. Les idées politiques sont représentées sur un seul axe, retraçant une seule variable, prenant des noms différents selon sa position sur l’axe : extrême-gauche, gauche, centre, droite, extrême-droite. Evidemment cette variable est très mal définie, et un véritable pot-pourri de critères plus ou moins hiérarchisés qui amènent à classer un individu à droite ou à gauche. Ces critères et leur hiérarchie sont souvent implicites voire inconscients. Certains historiens et politologues ont proposé des critères dont ils reconnaissent eux-mêmes l’imperfection : le sentiment d’être dominant ou dominé pour Todd, le conservatisme ou le mouvement pour Sartre, la préférence pour une société égalitaire ou hiérarchique, le fait d’être de gauche ou de ne pas l’être pour René Rémond… En pratique, c’est l’habitude culturelle qui détermine l’importance relative des différentes composantes de la variable. Ainsi un credo à la fois socialiste et identitaire sera classé à l’extrême-droite, alors qu’un néolibéral acquis à la cause homosexuelle sera de gauche. L’extrême-gauche adopte volontiers cette représentation sur un seul axe, parce qu’elle est moins préoccupée de changer le monde que de moralité. L’axe unique est pour elle l’axe de la morale : les plus à droite sont les plus immoraux (puisque les nazis sont aussi classés à l'extrême- 50 -
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droite), et elle qui se situe le plus à gauche sur ce segment est l’incarnation de la vertu, à même de donner des leçons d’humanité à tout ce qui se trouve un peu plus à droite qu’elle. Evidemment, la réalité est un peu plus complexe que cette représentation naïve : la droite se définit également en termes moraux, mais en faisant moins systématiquement référence à cet axe. Il va de soi qu’elle assume rarement l’héritage du national-socialisme. Certains individus à gauche y ajoutent le mépris, car ils répètent à l'envi que ceux qui votent à l'extrême-droite expriment dans les urnes leur frustration d'être des « perdants ». Ils cherchent par là à exposer leur propre réussite, qui va de pair avec leurs qualités morales suscitées. C'est un cocktail assez similaire au puritanisme américain, dans lequel la fortune personnelle est le signe auquel on reconnaît les meilleures qualités humaines. Les catégories sont d’ailleurs relatives à un environnement de pensée en temps et en lieu. Il n’existe une pensée catholique que parce qu’il existe des catholiques pour la porter. Si le culte du grand oignon blanc se développait en occident jusqu’à passer le seuil qui en ferait un déterminant politique, nous verrions les individus sommés de se positionner pour ou contre le culte du grand oignon blanc. Ce qui est remarquable c’est que les catégories de droite et de gauche qui ont maintenant enkysté le discours politique dans le monde entier ont vocation à transcender le lieu et le temps, alors qu’elles ont été conçues dans des conditions de lieu et de temps déterminées, comme tous les autres systèmes de catégories. Il en résulte des commentaires absurdes ou sciemment orientés, sur le prétendu fascisme propre à l’Islam par exemple. Nous verrions donc, une fois les pro et antioignons blancs identifiés, les politologues soigneusement les classer comme de droite ou de gauche. Il existe d’ailleurs une composante de la variable qui est immuable tout le long de l’axe : c’est l’économie. Aussi toute tentative d’articuler la sortie de l’économie en pensée en utilisant la représentation droite-gauche se retrouverait contrainte par le contenu culturel flou de la variable. D’une part, elle serait sans cesse ramenée à des considérations propres à l’économie et serait polluée par des éléments dont elle devrait se départir. C’est parfois assez caricatural, par exemple quand des marxistes assurent qu’on ne pourra sortir de l’économie qu’une fois que le capitalisme se sera effondré avec le taux de profit sous le poids de ses propres contradictions. D’autre part, si la sortie de l’économie devait être de gauche, elle serait contrainte par les composants dominants qui emportent la position de la variable sur le segment droite-gauche. C’est-à-dire qu’elle serait obligée de se présenter comme la sortie de l’économie assortie d’éléments de gauchisme culturel, avec lesquels elle n’a rien à voir. Ainsi le paradigme de l’économie est le même de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Seul le paramétrage varie. On pourrait comparer ces paradigmes à des jeux de rôle : le cadre est imposé, mais on peut choisir de jouer un aventurier - 51 -
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ou un sorcier, un nain monétariste ou un elfe trotskyste. L’analogie avec le logiciel est également possible : seul le paramétrage des options est possible. Si l’on veut changer de paradigme, il faut changer de logiciel. Si les notions de droite et de gauche sont mal définies, le contenu qu’on leur donne dépend souvent de la place que les individus occupent dans la société. Beaucoup de gens « de gauche » sont à la base des gens qui sont contre les inégalités sociales. On est en droit de penser que logiquement, les politiques en vue à gauche sont des personnes à peu près dans le même état d’esprit. Mais on constaterait aisément que tel n’est pas le cas. Leur attachement ne va pas au peuple, mais à la défense du « modèle républicain » ou aux « droits de l’homme », voire à l’ « internationalisme ». Les inégalités sociales sont vraiment le cadet de leurs soucis, et on le découvre assez vite quand on les fréquente. Quand on est « de gauche », on a tendance à faire un paquet cadeau, on met tout dedans et on trouve tout naturel que ça aille ensemble. Quoi de plus normal en effet, que d’assortir son combat contre les inégalités sociales du républicanisme, des droits de l’homme et de l’internationalisme ? Mais le diable est dans les détails. Il y a des gens de gauche qui aident les immigrés parce qu'ils aident des êtres humains en difficulté. Et il y a des gens de gauche qui aident les immigrés parce qu'ils apprécient l’idée qu'il y ait des immigrés en France. Il y a des gens de gauche qui n'ont rien contre les couples franco-maghrébins, ou franco-africains. Et il y a des gens de gauche qui pensent que le métissage est une valeur en soi. Remarquons qu'être contre l'exogamie dans tous les cas, soit le point de vue culturel opposé, ne se justifie pas mieux. Chacun campera sur ses positions persuadé d'avoir raison, et cela l’occupera jusqu'à la fin de sa vie. Génétiquement, c'est assez neutre. Les éleveurs de chiens de race savent bien que les croisements peuvent créer une vigueur hybride comme des tares d'hybridation, de même que l'endogamie qui suit renforce ces qualités comme ces faiblesses. C'est un peu comme une combinaison d'artefacts dans un jeu de rôles : le résultat est variable. On voit bien cependant que le métissage sous sa forme idéologique est le faux nez d’une volonté de renverser des valeurs pour le simple plaisir de les renverser. Cela inclut l’homoparentalité, la lutte des classes ou le féminisme. Les immigrés eux-mêmes, du moins les plus récents, sont cependant parfois réticents à participer à un quelconque renversement de valeurs. L’antiracisme de gauche est ambigu lui aussi. Il apprécie les signes extérieurs de l’étranger comme sa couleur de peau et sa musique traditionnelle. Mais il n’apprécie pas du tout que l’étranger ne partage pas ses représentations du monde. La notion de droits de l’homme cache le même présupposé impérialiste : la supériorité des valeurs occidentales, et le droit des hommes à les adopter. Le fondement idéologique des droits de l’homme et de l’impérialisme guerrier est - 52 -
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absolument le même. L'intégration à l'intérieur porte en germe l'impérialisme à l'extérieur. De manière similaire, le féminisme le plus commun suggère une attitude psychologique à l’exact opposé de ce qu’il annonce. On pourrait supposer qu’un féminisme bien compris se manifeste dans la volonté des femmes de prendre leur destin en main, et de refuser la contrainte extérieure. A l’inverse, on observe beaucoup de passivité et des attitudes victimaires, tendant à reporter la responsabilité de leurs erreurs sur les hommes. Tout dans le monde porte la marque de l’odieuse phallocratie, même la forme des coquetiers. Paradoxalement, le simple fait de désirer l’accès aux activités masculines, et de les juger plus gratifiantes que les activités traditionnellement plutôt portées par les femmes suggère une acceptation des dogmes patriarcaux. Les activités investies par les hommes sont considérées comme bonnes par nature. Comme il s’agit des activités qui donnent sa forme extérieure à la société, le système social est implicitement reconnu comme bon. Il faudrait plus de femmes à l’Assemblée nationale, parce que le système de démocratie représentative est bon. Il n’y aurait pas assez de femmes dirigeantes d’entreprises ou dans les conseils d’administration des entreprises du CAC 40 parce que le capitalisme est bon. L’autre proposition « féministe » qu’on entend parfois serait de considérer que les activités domestiques des femmes seraient déconsidérées du fait qu’elles ne sont pas payées au même titre que les activités enchâssées dans le système économique. Ce qui revient à dire que participer à l’économie est valorisant. Le féminisme militant ne va évidemment pas sans une sévère coercition, pour les hommes comme pour les femmes, sommés qu’ils sont de se conformer aux principes généraux de l’égalité et surtout pas de la liberté. Une autre manipulation verbale est la proposition qui est faite aux femmes de s’identifier à d’autres femmes qui les représenteraient. D’une part, c’est une illusion qui ne devrait pas tenir : trente millions de femmes françaises n’ont aucun intérêt personnel à avoir deux-cent-cinquante femmes députées. Et les caissières de supermarché ne trouveront aucun réconfort dans le fait que le conseil d’administration de leur groupe commercial soit paritaire. D’autre part, il semblerait que les femmes n’aient d’autres choix que de s’identifier à des dames, ce qui est d’ailleurs paradoxal, étant donné le principe unisexe retenu pour l’ensemble. Il devrait être admis que chacun devrait avoir le choix de ses représentations du monde, du choix de sa place dans la société, et que celles-ci ne peuvent être emportées par de simples statistiques. Il est significatif que l’on prétende libérer les français de leurs supposés conditionnements, au moment même où l’on affirme vouloir changer le regard des autres dans un sens déterminé. Libérer la pensée par l’obligation de se conformer à une pensée. Eduquer à la pensée juste. Changer les mentalités (celles des autres). Les autres ont toujours des préjugés, nous avons des valeurs.
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Nous voyons donc que, non seulement le langage véhicule des concepts inventés que les hommes confondent avec des faits, mais qu’il peut parfaitement servir à travestir des faits en leur donnant une apparence autre. Aucune femme ne souhaite valoriser la sphère masculine, mais si c’est « pour les femmes », ça passe mieux. Nous n’inventons rien, Bernays ou Goebbels connaissaient la chanson. C’est ainsi que le fait comme le concept peuvent revêtir une dimension morale. * L’idéologie ou même de simples idées fausses peuvent également se diffuser en se dissimulant avec les oripeaux de la science. Lorsque l’on compare les performances respectives de l’homme et des grands singes, on constaterait selon un documentaire de la BBC qu’un chimpanzé n’est pas capable de mettre en œuvre des stratégies de collaboration sans que son intérêt personnel soit en jeu. A l'inverse, l'homme montre des comportements purement altruistes. On en déduira que le principe de base de l'économie selon Adam Smith, Milton Friedman et Margaret Thatcher - l'homme rationnel est mu par son intérêt égoïste - s'applique en réalité aux chimpanzés. On pourrait aussi dire que l'économiste libéral est plus proche du chimpanzé que de l'homme au sens plein du terme. Le même reportage affirme que la mâchoire de l'homme est moins puissante que celle des grands singes depuis qu'il aurait commencé d'utiliser son cerveau. C’est assez typique du finalisme panglossien de mise en sciences biologiques. Avec ce principe, on pourrait expliquer que les lapins n’ont pas besoin de puissantes mâchoires pour triompher des loups. Le finalisme en biologie de l’évolution est un cas particulier de la tendance humaine à croire qu’il y a une raison à tout, en dehors de simplement exister. On retrouve ici la recherche vaine de la cause première et de la finalité divine. En cela, on peut dire qu’il n’existe guère de différence entre le créationnisme et l’évolutionnisme darwinien. Beaucoup de la culture scientifique populaire semble poursuivre des vues morales et ne pas témoigner d’une grande objectivité. Nous partagerions la presque totalité de nos gènes avec les chimpanzés. Le chiffre de 98 % a souvent été avancé. On ne sait pas bien ce que représente ce chiffre. Que compare-t-on ? Les bases ? Les codons ? L’ADN transcodant ? L’ADN total ? Comment comparer le génome à 48 chromosomes du chimpanzé et le génome à 46 chromosomes des êtres humains ? En 2007, les premiers génomes humains séquencés faisaient apparaître un taux de 12% au moins (les génomes commençaient seulement d'être comparés) de variations interindividuelles dans les bases de l’ADN humain. C'est-à-dire qu'entre deux individus humains quelconques, l'identité génétique était au plus de 88%. Il est alors logique d’affirmer que les différences entre un humain et un chimpanzé doivent être bien supérieures. - 54 -
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On se rend compte que l’affirmation d’une quasi-identité des ADN du chimpanzé et de l’homme a été serinée quinze bonnes années avant qu'on ne séquence le premier génome, celui d’un ver marin. D’ailleurs, même la grande similarité des ADN ne prouverait quelque chose quant à une similarité ontologique du chimpanzé et de l’homme que pour ceux qui sont prêts à considérer que l’ADN apporte des preuves ontologiques. On trouve aussi dans la propagande scientifique vulgaire des affirmations comme quoi les « races » humaines n’existeraient pas. Le généticien Albert Jacquard n’est pas pour rien dans la popularisation de ce discours. C’est ici la résurgence du vieux débat médiéval entre le réalisme et le nominalisme, les premiers postulant l'existence réelle des idées, dont les choses ne sont que la matérialisation, et les seconds affirmant l'impossibilité d'utiliser des concepts globalisants, chaque chose étant irréductible à une catégorie. L'avènement de la science devait terminer le débat. Comme tout le reste, les races existent pour ceux qui souhaitent utiliser le concept, elles n’existent pas pour ceux qui n’en veulent pas. Il n'y a pas de races dans le ciel des idées, mais l'être humain a besoin de concepts globaux pour communiquer. Ainsi il n'existe pas de rouge ou de jaune, simplement des gammes de longueur d'onde qu'on convient de délimiter de manière arbitraire et dont chaque segment se voit attribuer un nom de couleur. La totalité du langage est faite de la sorte. On peut toujours répéter comme un mantra que « les races n'existent pas », cela reste la première chose qu'on remarque chez quelqu'un, et à un niveau de discours infra, tout le monde s’en sert pour définir les individus. Ce ne sont pas des concepts scientifiques, mais ce sont des concepts culturels très puissants. Au niveau du discours scientifique, les distinctions sont différentes de celles du discours culturel, mais les moralistes dressés contre l’idée qu’on puisse utiliser le mot « race » feignent en permanence de prendre l'un pour l'autre, comme si les pratiques culturelles étaient déterminées par la systématique de laboratoire. Cela se complique du fait que le discours scientifique a aussi un relent idéologique puissant. Les scientifiques sont comme tout le monde : ils confondent le discours et la réalité, prétendent que leur propre discours est la réalité et attaquent comme falsifié tout discours descriptif différent. La race est un concept issu de la systématique du vivant. Elle sert à classer les êtres vivants dans des catégories emboîtées les unes dans les autres. On distingue actuellement six règnes : les archées, les bactéries, les protistes, les champignons, les végétaux et les animaux. On ne classe pas les virus ou les prions parmi les êtres vivants. Au sein de chaque règne existent des embranchements, dans ces embranchements on distingue des classes, qui se subdivisent en ordres. On trouve dans chaque ordre différentes familles, qui regroupent des genres, au sein desquels on distingue des espèces. Dans une espèce donnée, on distingue des variétés (en botanique) ou des races (en zoologie). Cette classification suit bel et bien une logique, mais plusieurs logiques pouvant être envisagées, les choix de classification sont arbitraires. La - 55 -
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classification est un cas typique de description du monde par le langage. Il y a une carte et un territoire, et la carte n’est pas le territoire. Il n’existe pas de races dans la nature, mais elles existent dans la systématique du vivant. Affirmer qu’il existe des races de chiens mais pas de races humaines est typiquement un jugement moral a priori sur ce que devrait être la classification. Evidemment, une affirmation morale énoncée par des scientifiques prétend s’appuyer sur des arguments scientifiques. On trouve dans l’article « Classification scientifique des espèces » sur Wikipedia en français (à la date de rédaction de cet ouvrage) l’affirmation suivante : « La vision ethnocentrique qui préjuge d'une supériorité de l'homme moderne sur le primitif est invalidée par de très nombreux travaux comparatifs en anthropologie moderne. » Quel sens cela peut-il avoir ? La « supériorité » est une affaire morale. Aucun travail comparatif ne peut conclure quoi que ce soit sur une supériorité ontologique. De telles conclusions ne témoignent que des préjugés de l’auteur, qui aurait besoin d’un miroir. Il conclut en la « non-supériorité » de l’homme moderne sur le primitif parce qu’il s’est posé la question. En revanche, on peut comparer des facultés données, et là bien évidemment on trouve des différences. Ce n’est pas grave : ça peut se nier et même ça se fait couramment. Il y a une curieuse tendance chez les généticiens à vouloir contre toute logique déconsidérer le racisme sur la base d’arguments scientifiques. Cela les amène à utiliser des pétitions de principe qu’ils présentent comme des arguments scientifiques sur la foi de leurs titres universitaires. Le « théorème de Jacquard » serait que l’on ne peut parler de race que lorsque une population de n individus initiaux reste consanguine pendant au minimum n générations. C’est en réalité une pure convention que Jacquard veut faire admettre comme le fruit de longues et patientes recherches. De la propagande. A ce compte, les enfants d’un couple hétérosexuel sont une race. A l'item « race humaine », Wikipedia propose les extraits suivants : « D'une part l’avancée des travaux en génétique a forcé à abandonner la notion, après avoir établi que les différences entre les humains sont individuelles et non de race (ou groupe). En effet les individus sont tous différents et les caractères qui produisent ces différences se retrouvent dans toutes les populations. Comme le dit le généticien André Langaney (1992) : « Au début des recherches en génétique, les scientifiques, qui avaient en tête des classifications raciales héritées du siècle dernier, pensaient qu’ils allaient retrouver des gènes des Jaunes, des Noirs, des Blancs… Eh bien, pas du tout, on ne les a pas trouvés. Dans tous les systèmes génétiques humains connus, les répertoires de gènes sont les mêmes.[7] » » Je vous renvoie supra. Cette affirmation date de 1992. Le premier séquençage du génome humain date de 2003. D'autre part, même si cela ne se rapporte pas aux « Jaunes », « Noirs » et « Blancs », il y a bien des pools de gènes différents dans les différents groupes populationnels. Il y a des études qui proposent des graphiques pour mesurer la distance génétique entre ces groupes, selon différents gènes de référence. On connaît des populations connues pour être à - 56 -
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métabolisme hépatique CytP450 rapide, d'autres à métabolisme hépatique lent. L'industrie pharmaceutique se moque des propos de Langaney et propose des médicaments ou des tests ciblés ethniquement, comme le test de dépistage de susceptibilité au cancer du sein via les gènes BRCA1 et BRCA2, spécifiquement proposé aux femmes d'ascendance juive ashkénaze. Surtout, et même si les répertoires de gènes étaient les mêmes, on ne peut que souligner le fait que le généticien est tellement déformé par sa discipline qu'il tient la différence de phénotype flagrante entre les finlandais et les pygmées pour négligeable. Il décide que le critère « ontologique » (comprendre moral) qui permet de distinguer des races humaines se trouve dans l’ADN qu’on ne voit pas, et pas dans l’apparence physique. Poursuivons avec Wikipedia : « D’une façon générale, l’appartenance à une race se définit par des interactions entre de nombreux gènes. Il n’existe pas à proprement parler d’allèle du « teckel » ou du « berger allemand », ni d’allèle « pygmée » ou « esquimau ». On ne sait donc pas associer (avec précision et de façon stable) de génotype au phénotype attendu pour une race. » Ce paragraphe est honnête. Il se contente d'une conclusion humble : il n'est pas facile de savoir quels gènes sont associés aux phénotypes visibles. Mais le reste de l'article conclut beaucoup plus loin : « Avec l'étude de la variabilité génétique apparait une nouvelle définition, plus axée sur la notion de variabilité génétique. Theodosius Dobzhansky proposera ainsi sa définition du concept de race (au sens large) : « Une population d’espèces qui diffèrent selon la fréquence de variants génétiques, d’allèles ou de structures chromosomiques. » Cependant, comme l’indique Marcus Feldman (du département de biologie de l’université de Stanford) et ses collègues : « comme deux populations différentes présentent toujours de tels variants, cette définition est en réalité synonyme de population ». Au sein de cette approche apparait une nouvelle donnée : la variabilité au sein d’une population est plus grande que celle existant entre les populations[9]. Cette constatation amène à l’époque un grand nombre de biologistes à considérer que la notion de race n’est pas biologiquement pertinente. » Tout d'abord, notons que la définition de Dobzhansky ne veut rien dire. Les races ne sont pas des populations d'espèces. Admettons qu'il faille comprendre : « les races sont les sous-populations de l'espèce qui diffèrent selon la fréquence de variants génétiques, d'allèles ou de structures chromosomiques. » La remarque de Feldman qui suit est un truisme. Dobzhansky définit la race comme une population, et Feldman en conclut que la race est une population. On notera que la « définition » a changé en passant de Langaney à Feldman. Chez Langaney, la race n'existe pas. Mais puisqu'il faut en parler, admettons avec Feldman que c'est une population. L'important se trouve dans la « nouvelle donnée » : la variabilité d'une population est plus grande que celle existant entre les populations. D'un simple point de vue scientifique, c'est une affirmation qui n'a pas de sens, parce qu'on - 57 -
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compare des individus réels entre eux, alors qu'on compare des moyennes de population. Cela s'appelle mélanger des choux et des tomates. Insistons sur le fait que pour le généticien les différences phénotypiques évidentes entre les finlandais et les pygmées ne comptent pas. Les généticiens rejettent des éléments évidents comme de la biométrie archaïque (demandez à George W. Bush si la biométrie est archaïque). Seul le gène et le peu qu'ils en connaissent est objectif. On sait que le phénotype est essentiellement d'origine génétique. Mais puisque « On ne sait donc pas associer (avec précision et de façon stable) de génotype au phénotype attendu pour une race. », ce n'est pas que leur science est incomplète, c'est que le phénotype ne compte pas. C'est-à-dire : la réalité ne compte pas, ce sont leurs abstractions qui comptent. Il en découle une réduction systématique du rôle de l'inné et des gènes dans tous les phénomènes macrosociaux (pour ne pas donner prise à l'infâme sociobiologie). On a beau connaître les résultats d'anomalies comme les trisomies sur l'intelligence générale, l'idéologie est que l'intelligence n'a pas d'origine génétique. En réalité, on ne fait tout simplement pas d'études sur le sujet, ou on formule des conclusions qui euphémisent, minimisent ou contredisent les données étudiées. Ce qui est très significatif, c'est que dès les années 70, alors que l’on commençait tout juste à explorer l’ADN, des scientifiques prétendaient déjà apporte des « conclusions » scientifiques qui appuyaient leurs propres convictions morales. La perception déformée d’un concept jusqu’ici très clair comme la race, la tendance des hommes à substituer les faits réels par des faits « moraux » donne une bonne idée de l’usage moral du langage dans la société. * Le langage porte le jugement. Les peurs irrationnelles, le mal-être, les tentatives de justification, le désir, la recherche du sens de la vie, la morale, les valeurs, les opinions : rien qui ne soit un reflet du jugement en bien ou en mal. La juste position est : un concept est valable si on décide qu'il est valable. Donc il existe tout en n'existant pas. L'intelligence n'existe pas, mais il n'en reste pas moins que le quotient intellectuel mesure quelque chose et que ce quelque chose existe. Cela montre que le langage détermine et même restreint les perceptions humaines. On peut se demander si ce langage, qu'on présente comme une caractéristique d'une espèce supérieure, ne serait pas un recul par rapport à la communication animale. On voit rarement des animaux se méprendre sur l'intention de leurs congénères. Un cas particulier révélant le mieux les échecs du langage est le fait de prendre des opinions pour des faits, autrement dit le jugement. Exemples : « Les hooligans sont stupides », « L'immigration est une chance », etc. On remarquera que ce jugement est monnaie courante y compris dans les milieux qui font profession de foi de non-jugement, d'unité et de spiritualité. En - 58 -
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clair : ils ont lu le mot « jugement » quelque part, lu que c'était mal, mais ils ne savent absolument pas ce que c'est. Les questionnements autour de la raison d'être des choses, de la cause première et du but ultime sont une forme de jugement. Pourquoi sommes-nous sur Terre ? Parce que. Pour quoi faisons-nous des enfants ? Ils vont mourir. Mais rappelons-nous que nous allons mourir aussi et convenons que l'idée de faire quelque chose dans un but quelconque est absurde. Il faut bien occuper nos vies, et il n’y a pas de mauvaise manière de le faire. Les personnes en souffrance psychologique, elles, se demandent pourquoi elles ne vont pas bien. Abstraction faite de l'explication métabolique : parce que. Comment faire pour aller mieux : en allant mieux. Comment y arriver ? On y arrive si on y arrive, ou si on pense qu'on y arrive. Merveilleuse illustration de la pensée créant la réalité. Ce n'est ni « facile » ni « difficile » (encore des mots de jugement). Tout est facile pour celui qui réussit, difficile pour celui qui échoue.
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De la morale La morale a ceci de particulier que tout le monde pense savoir de quoi il s’agit. Les gens pensent qu’il existe une vraie et bonne morale, la leur, et de fausses morales, qu’ils appellent parfois paramoralisme. Pour être plus précis, il existe peut-être une vraie et bonne morale, que certains hommes connaissent et comprennent mieux que d’autres. Mais pour la plupart des gens, leur morale est arbitrairement liée à leurs préférences et intérêts personnels, et dépend de la morale du ou des groupes dans lequel ils évoluent. Au niveau d’un groupe ou d’une société donnée, ce qu’on appelle morale prend un tout autre sens. Une morale est un catalogue de règles de comportements, de croyances et même de représentations qui donnent sa forme à la société et au monde. Elle couvre à la fois le domaine de l’institution judiciaire et des comportements qu’elle vise à normer sans passer par la loi. Comme la justice, la morale est une notion culturelle. Ce sont les éléments de la culture qui sont élevés au rang de valeurs. Issue de la culture, la morale est naturellement arbitraire. L’objectif de la morale n’est donc pas d’imposer la pratique du bien, mais un artifice pour régler la société des gens ordinaires, et empêcher que des comportements anarchiques surviennent et détruisent le fragile édifice social. On souhaite notamment prévenir les conflits qui pourraient survenir entre deux individus ayant des morales personnelles incompatibles, et développer le sentiment d’appartenance et le désir des éléments du groupe de collaborer. Tout ce qui prétend organiser la société ou tend à l’organiser sans le dire relève donc par bijection de la morale. Souvent la morale du groupe est considérée comme objective par ses membres. Pour un individu, c’est dommageable car sa compréhension est obscurcie, mais c’est préférable pour le groupe, car la morale sera d’autant moins remise en question qu’elle n’est pas perçue comme arbitraire. A l’inverse, les préférences personnelles qui sont propres à l’individu ne sont pas forcément - 60 -
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considérées par lui comme des valeurs, mais plutôt de manière neutre. Il n’est toutefois pas possible de faire un distinguo net, car assez souvent, les goûts personnels peuvent accéder au rang de valeurs et ne peuvent plus être distingués de la morale. Un fan de Johnny peut tout à fait penser que lui préférer Claude François est offensant. C’est donc un point de vue moral. A contrario on entend dire que les valeurs ne se discutent pas, mais on discute pourtant beaucoup de la morale. Il est significatif qu’une immense partie de la production dite philosophique traite de morale, d’éthique et des mérites comparés des différents régimes politiques. Cette insistance des philosophes sur la morale montre que la fonction sociale de la philosophie consiste à prescrire des comportements. Depuis Platon en effet, le pouvoir tend à s’entourer de philosophes officiels. Ceux-ci tentent de normer les rapports dont la justice ne s’occupe pas. Certaines personnes essaient ainsi de distinguer entre une morale indiscutable et un moralisme douteux. C’est-à-dire que la morale qui ne se discute pas est la leur, celle des autres nécessitant un examen. Des intellectuels occidentaux qui n’arrivaient décidément pas à comprendre les valeurs de sociétés étrangères se sont avisés qu'il n'y avait peut-être pas une, mais des morales, variables selon le lieu et l'époque. Un pas en avant, deux pas en arrière : s’il n'existait peut être pas de morale spontanément universelle, une étude scientifique de la morale pouvait exister et donner naissance à une morale réellement objective, qu'on baptiserait du nouveau nom d'éthique, pour qu'il ne puisse y avoir aucune confusion entre les morales subjectives des primitifs et notre éthique objective et scientifique. On pourrait y voir un pauvre moyen rhétorique pour rétablir la supériorité des valeurs occidentales auxquelles on avait fait semblant de renoncer. La pirouette du colon qui fait mine de respecter les coutumes du pays conquis. On se dit qu'il y a dû y avoir bien des langues pour s'exprimer contre une telle mascarade. Pas du tout. Les enseignants en philosophie se sont dépêchés de postuler aux chaires d'éthique nouvellement créées et de faire graver leur nouveau talent d’expert sur leurs cartes de visite. Avec une bonne compréhension du rôle de la morale dans une société, il serait facile de comprendre qu’il est absurde de réfléchir à une science morale. L’éthique sert juste à renforcer le pouvoir d’une morale en la prétendant scientifique. Pour ceux qui collent à la morale sociale, la morale est quasiment synonyme de justice, comprise dans un sens plus large que la simple institution judiciaire. La morale sociale est jugée bonne quand elle correspond à notre morale personnelle. Elle est jugée mauvaise quand elle s’en écarte et dénonce les comportements auxquels l’individu n’entend pas renoncer. Elle prend alors parfois le nom de « moralisme », et on dira alors que son existence relèverait d’une atteinte aux libertés. On ne peut pas sauver la morale du moralisme. Toutes les morales sont perçues comme universelles par ceux qui les intègrent. Le Bien et le Mal sont indifférenciés de la Règle. - 61 -
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Ceux qui édictent la morale doivent normalement connaître l’objectif qu’elle sert, tandis que le peuple la prend pour le souverain bien. Puisque ceux-ci ne sont pas qualifiés pour discuter, une telle morale ne peut être que dogmatique. La démocratie est l'avatar tellurique naturel de la tendance de l'humanité à discuter. On pourrait dire que les philosophes officiels servent à orienter ces fâcheuses mais inévitables discussions dans un sens conforme à la morale que l’on souhaite imposer. On magnifiera leur intelligence et leur hauteur de vue, et on donnera des diplômes donnant droit à avoir un avis, afin d’intimider ceux qui prendraient naïvement leur liberté d’expression au pied de la lettre. La morale n’a donc pas de rapport avec des notions transcendantes de Bien et de Mal. On a cependant l’habitude de prétendre que les prescriptions de la morale déterminent réellement ce qui est bien et mal, parce qu’il semble indispensable de renforcer son emprise pour que celle-ci soit suivie. On la renforce d’autant plus qu’elle n’a pas assez de force pour s’imposer naturellement. C’est le cas dans les temps politiques. Et cependant cela ne suffit toujours pas. La finalité de la morale, dans les temps politiques, a d’ailleurs totalement été perdue de vue. Les prescripteurs de morale croient autant que leurs assujettis que leurs valeurs déterminent Bien et Mal. L’élite ne distingue plus entre la mission de conservation de la métaphysique sacrée et celle d'organiser les foules par la morale. L’Eglise, obsolète quant à sa fonction de cohésion nationale, croit réellement à ses histoires fantastiques. De fait, elle n'est plus qu'un guide moral. Il va de soi qu'une direction morale est non seulement dogmatique, mais aussi temporelle. La laïcité est une notion grotesque, qui ne propose rien de moins que de séparer la morale et la politique. Il peut être proposé de nombreuses morales, qu'on cherche souvent à traduire dans le droit ou les institutions. Sur le fond, elles sont souvent équivalentes. La dégénérescence vient non pas de la nature de la morale, mais du fait qu'elle peut être discutée. En cela, le dogme catholique est supérieur au protestantisme ou aux procédés casuistes. Une morale peut donc être dégradée lorsqu'elle intègre des principes qui en nient la finalité : séparation de la morale et de la politique, discussion. Elle est également dégradée lorsqu'elle s'en remet à des principes conditionnés et non immanents. Ainsi refuser l'avortement au nom du droit à la vie est mieux que d'y consentir au nom du besoin de contribuer à l'économie capitaliste. D'un côté, il existe toujours un principe contraignant qui impose la morale sans se laisser observer - l'économie le plus souvent - et donc sans être discuté. De l'autre, il va de soi qu'une Eglise qui jouerait entièrement son rôle organiserait la société de manière à répondre aux problèmes individuels qui ne manqueraient pas de survenir. Une Eglise qui discute ses dogmes perd toute son utilité sociale. Les traditionalistes ont le mérite de ne pas accepter la discussion. Toutefois, ayant perdu la dimension métaphysique authentique au profit d'un ritualisme formel et d'interprétations littérales, ils ne comprennent plus que le magistère moral a - 62 -
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seulement pour fonction d'organiser les foules, et que sous le dogme, la morale reste artificielle. Le libre examen porté par le protestantisme mène naturellement aux principes de la démocratie. Celle-ci voit s’affronter des morales différentes. Or quand plusieurs morales cohabitent, que la morale n’est plus totalement intégrée par les individus qui composent la société, elle devient inopérante. En effet une morale n’est en mesure d’organiser la société qu’à la condition d’être la morale unique de cette société. Quand dans une société donnée plusieurs morales se mettent à cohabiter, elles se combattent : c’est l’avènement de la politique. La société ne peut dès lors plus être organisée, chacun fait comme il l’entend. D’abord à cause de l’existence de groupes aux morales opposées, ensuite par l’attrait nouveau que prend la transgression, enfin par l’inversion logique des valeurs qu’elle porte. La politique divise les gens au lieu de les rassembler. Tout ce qui est admis par une partie de la société entraîne le rejet de son opposé. Les personnes qui écoutent la même musique que moi, regardent les mêmes films sont des gens de goût, les autres sont méprisables. Les personnes qui ont les mêmes opinions politiques que moi sont des personnes respectables, les autres ne doivent pas avoir le droit de s’exprimer, parce que leurs idées sont dangereuses. Tout cela semble parfaitement légitime à quiconque, et il sera persuadé que les conflits sont le fait de ceux d’en face. Au mieux il dira qu’il leur manque une « prise de conscience » pour se ranger à ses idées. Au pire, il dira que leur idéologie est « immorale » ou « nauséabonde ». Mais il devrait aller de soi que tous ceux qui font la démarche de s’affilier à un courant de pensée sont convaincus de la puissance de leur raisonnement et de leur propre moralité. Aucune morale n'a jamais convaincu personne de changer d'avis. Les chrétiens qui se sont opposés au communisme soviétique au nom de leur morale n'ont pas fait douté une seconde les partisans. L'antiracisme n'a jamais fait changé d'avis un raciste pour la simple raison que ce n'est pas l’immoralité qui engendre des racistes, mais une expérience et une élaboration intellectuelle personnelles. La morale ne peut que s'opposer à la morale d'en face et entraîner la guerre civile. Au fait que la politique est un affrontement, on objectera que si ce monde est mauvais, il serait légitime de vouloir le changer. Mais « tous ensemble » signifie contre les autres. Dès que les hommes parlent de changer le monde, ils s’aperçoivent qu’ils ne veulent pas le changer de la même façon. Souvent d’ailleurs, les gens adoptent des opinions sans trop y réfléchir. Ils adhèrent en bloc aux idées supposées cohérentes qui forment les idéologies, sans distance. Mettre toutes les opinions sur le marché permet qu'elles se combattent les unes les autres sans jamais mettre en danger le système de domination en place. Pour mieux vider la morale de son objet, on opère un retournement logique : la démocratie aux morales multiples et en conflit devient-elle-même une valeur morale qu’il n’est pas permis de discuter. - 63 -
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On se rendra à l’évidence qu’il est impossible de changer le monde. Puisque la question de son changement est le théâtre même des affrontements, c’est que là réside sa nature. On ne peut pas le changer en suivant sa propre conception de la morale, puisque c’est ainsi qu’on alimente son inertie. Le problème du Mal ne peut pas être résolu à coups de modèles, puisque le mal tel que le définisse les hommes est une notion subjective qui n’est que le fauxnez de la morale. Bourdieu faisait salle comble en venant parler de La Misère du Monde, et tous les auditeurs étaient des militants qui voulaient y mettre un terme. Mais si la misère n’a pas reculé depuis, comment peut-on sérieusement croire que le progrès de l’humanité est possible ? Une morale ne sert qu’à organiser la masse à travers des codes sociaux arbitraires et des croyances non fondées. On ne peut pas s’en débarrasser en remplaçant une morale par une autre, ou en prétendant suivre des principes individualistes tout aussi moraux. La seule possibilité de s’affranchir du destin commun est de renoncer à la culture pour se tourner vers la connaissance. Or les êtres dissociés qui peuplent la planète ne sont pas en mesure d’acquérir de vraies connaissances. Il ne peut s’agir que d’une quête exceptionnelle. * Le mathématicien Henri Poincaré a dit « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Nous le répétons ici : l’individu prend la culture pour la connaissance. Il est incapable d’évaluer correctement la distance entre ses tentatives d’approcher la connaissance et la connaissance elle-même. Les gens pensent que plus ils lisent de livres, plus ils savent de choses, et négligent souvent de prendre une distance critique avec ce qu’ils lisent. Les concepts des grands sociologues, des philosophes, se retrouvent tels quels sur les forums de discussion et dans les copies des étudiants. Non seulement ces concepts passent pour vrais simplement parce que leurs auteurs ont du prestige, mais ces concepts passent par le filtre des goûts du contributeur, ou pire encore par le filtre de ses interprétations erronées. Toute référence plus ou moins fidèle à un auteur plus ou moins prestigieux est ainsi considérée comme un élément de savoir. Combien d’individus croient acquérir des connaissances à travers l’œuvre de Karl Marx ? Par ailleurs, il est souvent obligatoire de connaître l’Histoire des idées fausses et d’y revenir sans cesse pour asseoir son propre propos, quitte à l’alourdir ou à en perdre l’objet. L’art, la culture générale, passent aussi pour des choses indispensables. Les enfants sont donc sommés d’apprendre une littérature présentée comme une somme de connaissances, alors qu’il s’agit simplement de leur former une culture commune et de leur inculquer par la propagande un modèle social à reproduire. Comme il croit au progrès, l’homme croit que l’humanité se rapproche de la connaissance par l’empilement de couches de culture. Or la croyance en la culture comme vecteur de connaissance lui rend inaccessible certaines connaissances - 64 -
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authentiques qu’il pourrait obtenir en faisant taire ses a priori et en faisant confiance à sa propre expérience. Tout est question de sagacité. On doit tout à la fois avoir confiance en ses propres expériences, et ne pas les considérer comme les seules expériences possibles, ce que Rudolf Steiner appelle respectivement boire le « breuvage du souvenir » et boire le « breuvage de l’oubli ». Mais pour ce qui est de l’homme ordinaire, il sera prêt à croire n’importe quoi, pourvu que cela soit dit par des gens assez nombreux, présentant bien et semblant qualifiés pour le dire. La culture est presque assimilable à la morale. La morale est en fait la culture transformée en valeurs. Ou si on présente la question dans l’autre sens : la culture est le produit dérivé de la morale et la reflète exactement. Elle enrichit le discours, pour appuyer les valeurs morales du groupe. Ainsi, si on est communiste, on connaîtra les poèmes d’Aragon, les chansons de Jean Ferrat et l’Histoire sera celle que les historiens communistes ont écrite. La morale comme la culture sont perçues par ceux qui les adoptent comme supérieures aux autres morales et aux autres cultures. La morale catholique se perçoit comme meilleure que la morale libérale et réciproquement. La culture marxiste se perçoit comme meilleure que la culture de masse consumériste, qui la regarde en retour avec méfiance. L’art des musées se pense au-dessus du feuilleton télévisé, qui lui renvoie sa prétention. Les valeurs occidentales, marquées par le progressisme et la laïcité, présentent évidemment les cultures du tiers-monde organisées par la religion comme sous-cultivées voire nuisibles. Nous dirons que toutes les cultures se valent, tant qu’elles ne permettent pas un accès facilité à la connaissance. On observera que l’idéologie se range également dans la culture, à une place ni meilleure ni pire que tout autre élément à caractère culturel. Les pensées qui proposent une morale universelle, ou se prétendent dépourvues de morale recèlent toujours une morale cachée. Chez Marx, l’avènement d’une société dirigée par les ouvriers est un progrès par rapport aux formes de domination bourgeoise ou féodale. Pour Evola, la même séquence est décrite comme une dégénérescence. Pour l’un comme pour l’autre, il ne s’agit là que d’exposer leur morale personnelle, même si Marx prétend faire œuvre scientifique. Les évoliens qui tentent de hâter la fin du Kali Yuga font la même chose que les communistes tentant d'accélérer la fin – qu’ils pensent inéluctable des temps capitalistes. La morale marxiste se cache derrière le mouvement de l’Histoire, qu’elle ne ferait qu’accompagner. Mais le mouvement n’a pas besoin d’être accompagné ; il faut donc quelque motivation morale pour espérer le favoriser. Marx a des préférences implicites : pour l’Etat, pour la classe ouvrière et pour le travail. Il présente d’ailleurs le mouvement de l’Histoire comme étant le progrès, qui ne peut être qu’un progrès moral. - 65 -
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Beaucoup de marxistes modernes ont largement rendu ces préférences explicites et admis leur nature morale. Ainsi Robert Hue écrivait « La chute de l’URSS n’a pas rendu le capitalisme meilleur. » Le capitalisme n’est plus un stade naturel de développement d’une société, mais un régime immoral car inégalitaire. L’Etat n’est plus un recours pour reprendre la société en main du système capitaliste défaillant, mais un dirigeant plus moral. Ceci est la conséquence logique de l’échec de la théorie marxiste à expliquer l’économie capitaliste. Celle-ci ne s’est pas effondrée, et comme il n’y a plus de pensée économique alternative, seuls des arguments moraux peuvent être avancés. Ajoutons que Marx est le type même de l’intellectuel qui prend le langage, ses limites et imperfections pour la réalité et toute la réalité. Il est possible de décrire une société à travers des classes sociales homogènes aux intérêts identiques, d’axiomiser la lutte de ces classes entre elles et une histoire de l’humanité à travers cet axiome. Mais Marx prétend avoir « découvert » le moteur de l’Histoire dans la lutte des classes, à l’exclusion de toute autre explication et de tout autre angle d’approche de l’Histoire. Il existe des raisons morales à l’existence des classes qui ne sont pas des raisons économiques. Dans les sociétés traditionnelles, les classes ne luttent pas entre elles. Par ailleurs, à travers ses aspirations personnelles, chaque individu a ses propres intérêts qui ne se réduisent pas à ceux de la classe à laquelle il appartient. Les préférences morales en politique s’articulent grossièrement autour des rapports aux institutions, au travail et à l’ordre. Ces préférences se répartissent en couples de valeurs antagonistes attribuée l’une à « la droite » et l’autre à « la gauche », selon les valeurs historiques que l’on associe à l’un ou l’autre camp, même si les évolutions de la société aux 20ème et 21ème siècles rendent ces oppositions formelles plutôt artificielles. Grossièrement, on dira que la droite aime les institutions privées et la gauche les institutions publiques. Cette manière de polariser le débat entre « richesse créée dans les entreprises » et « défense des services publics » redonne aux superstructures l’importance que Marx leur avait enlevée. Comme on vient de le dire, la gauche trouve l’étatisation plus morale. A l’inverse, la droite libérale considère que seul le statut privé permettrait de créer des richesses, tandis que le public ne ferait que les consommer, même si l’activité est identique. La comptabilité, là encore prise en défaut, n’est pas totalement étrangère à cette manière de voir les choses. Ainsi les libéraux confondent un simple statut privé avec le système économique dynamique qu’est le marché. Entre les deux, ce qu’on appelait autrefois la deuxième gauche discutait des vertus supérieures de la « société civile », des « corps intermédiaires », des régions et du contrat sur l’Etat et la loi. D’un point de vue matériel nous vivons dans une société d’abondance, dans laquelle le recours au travail de tous n’est pas une nécessité. Cependant les - 66 -
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sociétés occidentales estiment que le travail des adultes est moralement souhaitable, tant parce qu’il favoriserait la « réalisation personnelle », traduirait la « dignité » d’un individu, favoriserait le « lien social », et empêcherait l’oisiveté « mère de tous les vices ». En filigrane, ce dernier motif signifie aussi que lorsque l’homme dispose de temps libre, il en dispose aussi pour réfléchir à sa condition, ce qui est toujours un risque de renversement de l’ordre social. Ce rapport moral au travail est donc assez subordonné au rapport à l’ordre social. On observe d’ailleurs que cette exigence de labeur est à géométrie variable, puisqu’elle concerne essentiellement les pauvres, les riches bénéficiant d’un droit à la rente (loyers, dividendes d’actions) largement reconnu. La traduction économique de cette nécessité de contrôler les pauvres est le fait d’associer pour eux le droit à obtenir un pouvoir d’achat au fait de travailler. La théorie économique prétend que l’on crée de la « valeur » par le travail. La valeur étant une pure création intellectuelle, c’est éminemment faux. Ce faisant, la théorie économique permet de transformer la nécessité morale de faire travailler les pauvres en nécessité économique. Gauche et droite s’accordent tant sur la valeur morale du travail que sur la comptabilité qui la consacre. Mais ce principe moral est beaucoup plus fondamental à droite. La gauche, si elle considère le travail comme moral, peut trouver également moral d’en diminuer la pénibilité et la durée. Certains vont même jusqu’à abandonner la valeur travail (au sens moral) et prôner la « société des loisirs ». A l’inverse la droite peut aller jusqu’à contester aux pauvres le droit à disposer d’un revenu de subsistance si celui-ci n’est pas la contrepartie d’un travail, comme avec le Revenu de solidarité active. Avec le mot « ordre », il ne s’agit pas simplement d’administrer la société de manière à éviter les conflits et les écarts à la norme, mais de légitimer une hiérarchie dans la société. Il s’agit d’un rapport moral fondamental à l’expression politique. En économie, il est courant de considérer l’état d’inégalité comme une conséquence secondaire et un peu fâcheuse de l’utilisation des meilleurs principes économiques. Ainsi on justifiera l’existence d’inégalités par le fait que la redistribution freine l’initiative et donc la croissance. Il se dit aussi souvent que les couches les moins aisées, quoi que moins bien servies, bénéficient de cette croissance, et voient finalement leur niveau de vie mieux amélioré que dans un système moins inégalitaire. C’est ce qu’on appelle « l’effet de ruissellement ». On a largement démontré l’inanité de ces prétendus « meilleurs principes économiques », et pourtant ils triomphent encore partout. Il y a une excellente raison à cela : en réalité c’est l’effet collatéral – l’inégalité – qui est le véritable but poursuivi, non la croissance. Et les principes économiques qui sont avancés ont ce grand mérite de légitimer aux yeux de tous l’inégalité. On observe d’ailleurs assez bien que le capitalisme est à l’opposé de la liberté d’entreprendre, que la concurrence est l’exception. La « droite » dans sa version capitaliste n’est attachée ni à la liberté d’entreprendre, ni à la concurrence ; elle ne défend que l’ordre. - 67 -
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La gauche a historiquement un point de vue moins inégalitaire sur le pouvoir d’achat, quoi que pas « égalitariste » comme on peut l’entendre ou le lire parfois. Elle est favorable au principe de redistribution pour des raisons de « justice sociale ». Ce mot de « justice » est une tentative pour rendre universels et naturels les points de vue moraux de la gauche. A gauche, le discours est immédiatement assumé comme moral (adieu Marx). A droite, la morale se camoufle derrière des légendes économiques. * On remarquera d’ailleurs que si les morales qui souhaitent organiser la société s’opposent entre elles, elles le font souvent au nom de l’individu, qui serait nié dans la morale d’à côté. Elles prétendent défendre l’individu contre la « machine ». Ce faisant, elles ne font que troquer la machine contre une machine de proximité, dont on prétend que les accords collectifs ont plus de souplesse que la justice de l’Etat. Même le recours accru au droit pénal n’est finalement que la conséquence de la perte d’influence de la morale d’Etat. Pour tout type de société organisée, de l’Etat à la tribu, il est impératif de suivre des règles plus ou moins formelles pour permettre de vivre ensemble, même si celles-ci sont arbitraires. Supposons que les individus peuvent discuter de ces règles et que la morale n’est pas imposée de l’extérieur. Leurs accords informels tiennent lieu de morale du groupe, plus ou moins consciente et plus ou moins discutée. Mais tout accord suppose un compromis entre les intérêts de l’individu et la règle du groupe. On dira naïvement que la liberté des individus s’arrête où commence celle des autres, sans expliciter que c’est la règle implicite qui détermine qui aura la priorité pour faire jouer sa liberté. En réalité, l’individu ne supporte ce compromis que parce qu’il l’a accepté. En termes absolus, il n’y a aucune possibilité de concilier l’intérêt personnel et la règle collective. L’individu renonce toujours à une part de sa liberté. Souvent il ne s’en aperçoit pas parce qu’il pense qu’il a accepté ce renoncement librement. Mais c’est une supposition naïve : on ne peut s’associer qu’au groupe dont on a fait la rencontre, selon certaines circonstances ; passée la première génération c’est la naissance qui décide à quel groupe on est associé ; partir entraîne parfois des conséquences si défavorables sur la survie d’un individu qu’il est contraint d’accepter des compromis majeurs. Cette incompatibilité de l’intérêt personnel et de l’intérêt collectif suffirait à invalider la prétention des hommes à élaborer une morale universelle ou même à développer une science morale. Qu’ils ne soient toujours pas parvenus à établir cette morale universelle, et que la science morale évolue dans ses principes très rapidement – comme en témoignent les évolutions de la bioéthique -, prouve le caractère fumeux de la démarche. Seul l’individu qui n’a aucun désir ne ressent pas ces contradictions. - 68 -
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Beaucoup pourtant débattent sans fin des moyens de concilier l’intérêt général et la liberté de l’individu, à l’intérieur d’un régime donné, ou à travers les mérites comparés de l’Etat et de tout autre collectif. Ils forment facilement une philosophie générale à partir de leurs expériences particulières. En démocratie, une personne voyant le candidat qu’elle a soutenu l’emporter pensera que la démocratie fonctionne. De même, il peut arriver que des communautés anarchistes fonctionnent sans heurts pendant de nombreuses années. Tout peut fonctionner ou ne pas fonctionner. Mais ce n’est pas parce que ça fonctionne une fois que ça fonctionne toujours ou que ça fonctionne pour tout le monde. Pourtant, invariablement, le principe finit en idéologie globalisante à appliquer toujours et partout. Les expériences collectivistes à petite échelle ne sont pas nouvelles. D’une part, elles révèlent souvent notre incapacité à sortir des relations de subordination et de notre individualisme. D’autre part, la revendication d’autonomie est confrontée à des efforts considérables, qui font resurgir l'aliénation au travail, et l'absence de temps pour les loisirs et la connaissance. Il faut donc faire confiance à d'autres pour nous décharger du poids de certaines activités. C'est ce qui a été proposé par certains philosophes autour des notions de société et de contrat social. Nous nous retrouvons à osciller en permanence entre un désir d'autonomie trop lourd à assumer, et un désir de délégation à d'autres qui finissent par trahir notre confiance en agissant contre nos intérêts. L’assimilation progressive de l’anarchisme à des préoccupations individualistes, comme la défense de l’individu face à la machine, est d’ailleurs un contresens historique. Les sociétés anarchistes réelles, comme la société traditionnelle kabyle, sont en réalité extrêmement contraignantes pour les individus, puisque c'est la morale qui fait tenir la société à défaut d'un pouvoir centralisateur. Il n'y a pas que les Etats qui trahissent, on se trahit aussi au sein de la tribu, et la tribu d'à côté peut nous attaquer. Il faut l'avoir toujours à l'esprit pour ne pas naïvement balancer de la nature dangereuse au contrat social, puis de l'Etat honni aux groupes autonomes solidaires. Comme les groupes se constituent selon la nature des individus, certains sont évidemment agressifs. Dans un monde dépourvu d’autorité centralisée, ceux-ci pilleraient les récoltes des autres et enlèveraient leurs femmes. Par ailleurs, la communauté librement choisie est un système comme un autre : il dysfonctionne quand les « mauvais » prennent le pouvoir. Pour quelqu’un pour qui l’anarchisme consiste d’abord dans le respect du libre-arbitre, le non-agir, il ne peut exister de « morale anarchiste », seulement des morales de convenance dans les groupes auto constitués. Il y a du taoïsme dans cet anarchisme-là : laisser-faire la nature et le rythme individuel des prises de conscience. Cela ne peut pas être soluble dans un projet politique bâti sur des prescriptions. - 69 -
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Mais l' « anarchisme » nourri par les idéaux de gauche, c'est autre chose. D'abord la détestation de l'Etat, éventuellement de l'entreprise et de la famille, comme s'il s'agissait des seuls collectifs contraignants. Une fois qu'il s'est hâtivement proclamé anarchiste, le bonhomme n'a d'autre préoccupation que de créer des injonctions. Il existe même un courant dit insurrectionaliste qui envisage de renverser l'Etat par la force pour imposer une espèce d'ordre anarchiste. Je suis convaincu de leur capacité à présenter une dialectique assez tordue pour ne pas y voir de contradiction. Imposer la dictature la plus violente, celle des armes, et lui coller l'étiquette anarchiste. Les références intellectuelles des anarchistes français étant peu ou prou celles des révolutionnaires, marxistes ou pas, ils ont tendance à être sensible aux principes universels, à la démocratie ou aux droits de l'homme. Leur conception de l’individu est plus ou moins explicitement rousseauiste. Tous les problèmes venant de la société, le désir aliénant de cette société disparaît avec l'aliénation, et les vices des individus aussi. En réalité, tout le monde ne peut pas être livré à ses propres choix. Des individus réclament des structures contraignantes. D'autres désirent une certaine autonomie mais vont adopter des comportements qui lui sont incompatibles. D'autres encore adoptent des comportements franchement antisociaux. Les anarchistes supposent pourtant souvent aux individus du phalanstère des vertus qu’ils n’attendent pas des mêmes évoluant dans la société extérieure. Leur phalanstère ne serait pas une collectivité, mais une réunion d’individualités exerçant leur liberté souveraine. Il ne s’y exercerait pas de domination, mais chacun pourrait y exercer son « pouvoir ». Ils se vantent de ne pas voter parce que « voter ne sert à rien ». Certes. Mais ne pas voter non plus ne sert à rien, ce qui montre bien que le comportement adopté a finalement peu d’importance. D’ailleurs, rien ne sert à rien en règle générale. D’un côté donc, leurs valeurs sont universalistes. D'un autre côté, ils refusent les valeurs occidentales - à prétention universelle - parce que certains de ses aspects ne leur plaisent pas. La revendication autonome est de ce fait relativement opportuniste, puisqu'elle n'est affirmée que dans un contexte. Les choix idéologiques ne sont pas réellement assumés, entre un soutien aux valeurs du système et une opposition frontale à ce qu'il représente. Ils critiquent l’état mais parfois lui demandent tout. Ils sont pour la démocratie, mais pas celle-là, pour des valeurs universelles mais pas celles du capitalisme. Pour le Tibet aux tibétains, mais pas la France aux français. Ils oscillent entre assumer leur subjectivité et prétentions universelles. C’est la raison pour laquelle au constat des caractères inconciliables de l’intérêt général et de l’intérêt particulier dans la société, ils supposent que c’est la société qui dysfonctionne et non pas la conciliation qui est une cause perdue. Et ils recherchent une autre organisation. D’une certaine manière, les bases profondes de l’anarchisme français étant les mêmes que celles - 70 -
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de la social-démocratie, on pourrait dire qu’il s’agit d’une social-démocratie de proximité. Cela contraste avec les idéologies réellement individualistes, comme le satanisme ou l’anarchocapitalisme (appelé aussi libertarisme). Celles-ci rejettent le groupe qui aliène la liberté de l’individu. Elles sont donc intrinsèquement plus cohérentes. Dans l’anarchocapitalisme, il reste un alibi : les actions individuelles se régulent naturellement. Il n’est pas utile d’organiser les rapports interindividuels, cela pourrait même être nuisible. C’est une morale de l’absence de morale. On peut opposer utilement l’idéologie libertarienne et la pensée de John Rawls. Pour le libertarien, la poursuite par un individu de sa satisfaction personnelle entraîne un bien-être collectif maximisé. Pour un rawlsien, le Bien est dans la maximisation du bien-être collectif. Nous voyons ici que la définition du Bien chez l’homme dépend de ses fantaisies et n’a aucune solidité. Dans le satanisme de l’Eglise de Satan, il n’y a plus de morale car l’individu ne s’intéresse pas au devenir du groupe. L’Eglise de Satan confond d’ailleurs largement les notions de morale – qui effectivement ne peut être objective – et de vérité. C’est ainsi qu’elle défend une forme de philosophie de la subjectivité, puisque « la Vérité n’existe pas ». Ces satanistes choisissent la liberté de l’individu contre l’intérêt général. Paradoxalement, l’absence de morale étant une règle s’imposant à l’individu, elle est aussi une morale proscrivant l’altruisme. Et les libertariens comme les satanistes n’échappent pas plus que quiconque aux choix moraux. Il ne faut pas se raconter d’histoires : l’intérêt d’un petit collectif est qu’il peut coller au mieux à notre intérêt personnel. Dans le pire des cas, les valeurs du collectif sont subies. Dans le meilleur des cas, l’individu se soumet aux règles parce qu’il s’y identifie. Car on adopte naturellement les valeurs qui correspondent à son mode de vie, plutôt que de vivre en conformité à des valeurs qui auraient la première place. Les homosexuels défendent logiquement le droit à l’adoption des couples gays, et le vendeur d’herbe se prononce pour la dépénalisation de l’usage du cannabis. C’est ainsi qu’il se crée des clubs d’affinités. Ces clubs peuvent dépenser énormément d’énergie à démontrer le bien-fondé de leur point de vue et l’immoralité de ceux d’en face. Formellement, il n’y a guère de différence entre le club des fans de Claude François et le club des anarchistes. En matière d’art, le culturel n’est pas toujours transformé en morale, et les anarchistes se justifient beaucoup plus que les fans de Claude François, avec tout un tas d’arguments à opposer au social-démocrate et au communiste. Mais tout dans la culture a un potentiel moral : les fans de Claude François ont parfois des arguments qu’ils pensent logiques pour démontrer sa supériorité sur Johnny Halliday. Les êtres humains sont des êtres de désirs, et ces désirs sont incompatibles entre eux. Chacun érige donc un système moral qui ne mette pas ses désirs en - 71 -
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danger, expression de ses intérêts particuliers. Une idéologie, une politique, un modèle social correspond simplement à la morale dominante dans une société donnée. Les hommes pensent qu’ils peuvent sortir de leur enfer, qu’ils peuvent changer le monde. Pour Jean-Jacques Rousseau, c’est la société qui pervertit l’homme. Aujourd’hui on organise des campagnes d’information à destination du public masculin pour lutter contre le viol, un phénomène millénaire, comme si les hommes concernés souffraient d’un déficit d’information. Dans la recherche du système parfait, on réclame des lois. Or le principe des lois n’est pas de mettre en place un système parfait, mais des contraintes. Le système « parfait » que l’on pense créer par la loi est un système fait sur mesure pour les intérêts de certains. Là où la droite crée des lois pour punir les transgressions, une certaine gauche veut créer des lois pour les empêcher, et fait semblant de ne pas voir qu’il s’agit d’une contrainte. Là où la droite organise l’ordre social en suivant la morale qu’elle s’est choisie, la gauche pense qu’elle peut changer le monde en légiférant. La gauche n’est pas optimiste quant à la nature humaine ; elle ne veut pas la voir. A dire vrai, la droite n’existe plus. Elle cherche aujourd’hui comme la gauche à imposer les valeurs occidentales supposées progressistes au reste du monde. L’humain occidental semble croire de manière insidieuse qu’en gagnant suffisamment d’argent, il ne mourra pas. Ainsi sont les parents semblant ignorer que leur enfant va souffrir, attraper le cancer, avoir faim et mourir. Nous avons là une caractéristique de l’homme : il prend ses désirs pour des réalités. Les français sont très attachés aux mantras républicains sur l’égalité des citoyens. Or la France sous la gauche dans les années 80 était une société très hiérarchisée, animée de très faibles mouvements dans l’échelle sociale. Jamais on n’aura pourtant autant célébré l’égalité. On ne savait pas très bien à quoi elle faisait référence. Si on regardait du côté de la situation sociale, c’était absolument faux. Mais ce devait être vrai, donc c’était vrai. Inversement, un fait, s’il est immoral, est faux. Au-delà des rapports variables que chacun entretient aux différentes valeurs, la morale peut aller jusqu’à déterminer ce qui est vrai. Certains scientifiques cherchent ainsi à démontrer que les hommes sont « égaux » d’un point de vue ontologique, soit un jugement moral avec des arguments scientifiques. On pourrait leur tendre un miroir : pour le démontrer, ils doivent choisir des critères et établir des comparaisons, et ces mêmes critères pourraient tout aussi bien démontrer le contraire. Ce faisant ils considèrent donc qu’établir des comparaisons sur critères est une méthode valide pour démontrer l’égalité ou l’inégalité des individus. Même le choix des critères est établi selon une grille morale. La réalité n’étant pas conforme à leurs souhaits, ils peuvent aussi mentir comme des arracheurs de dents sur leurs résultats. - 72 -
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Le dogme religieux, les concepts philosophiques, la théorie du droit, la théorie économique, l’Histoire, tout cela est faux. La culture est un ensemble de récits qui se substituent à la réalité. Transformés en morale, ces principes culturels prétendent normer au mieux les sociétés et ne font rien qui aille au-delà des intérêts dominants. Le spectacle n’est pas né avec la marchandise comme le pensait Debord, il est consubstantiel à l’homme.
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Des garanties Il devrait aller de soi que, puisque les hommes ne distinguent pas un fait et une opinion, un concept ou une hypothèse, que tout ce qui a trait à la notion de « preuve » sera plus souvent qu'à son tour corrompu. On acceptera des opinions comme preuves, et des preuves authentiques seront qualifiées d'invalides. Il va également de soi que puisque la preuve renforce la croyance de l'auditoire en la validité d'un discours, tous les menteurs s'empressent d'étayer leurs mensonges par quantités de preuves. Les seules preuves auxquelles nous devrions croire sans (trop de) réserves sont celles pour lesquelles nous sommes nous-mêmes témoins. Au-delà, il existe ce qu'on appelle la crédibilité des sources. Et cette crédibilité se fonde sur d'autres preuves, souvent tout aussi douteuses, et la dictature de l'opinion commune. Il en résulte que c'est le pouvoir du cœur qui séparera le plus souvent le vrai du faux, avec l'aide de l'expérience. Puisque les media de masse prescrivent ce qu'il convient de croire, il va de soi que si quelque pouvoir est en mesure de décider ce dont les media vont parler, et qu'il a un intérêt quelconque à fournir à l'opinion de fausses informations, il le fera sans hésitation aucune. Les études scientifiques à caractère médical sont assez fascinantes. On considère que les conclusions des études apportent des « preuves ». C'est parfois le cas. Une chose cependant est à souligner : ces études ne peuvent apporter de conclusions que pour les hypothèses qui sont testées, et les conditions de l’expérience font partie de l’hypothèse. Si l’on cherche un effet indésirable sur une certaine période de temps, on ne peut conclure qu’il n’existe pas de lien entre un médicament et cet effet que pour la période de temps considérée. Un lien statistique peut apparaître ou ne pas apparaître, selon le nombre de patients qui sont inclus dans l’étude. Quand les études sont de l’ordre du déclaratif, il peut y - 74 -
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avoir sous-déclaration (un médecin qui ne ferait pas le lien entre un médicament et un symptôme, un patient qui n’informerait pas son médecin de la survenue du symptôme), ou affabulation. Selon la très sérieuse enquête bisannuelle de l’INSERM sur la sexualité des français, les hommes auraient 11 partenaires quand les femmes en auraient 4. On ne sait pas bien à quelle période de temps on se réfère, ou s’il existe un âge de référence, ni quelle est la définition du mot « partenaire » retenue dans l’étude. On ne sait pas non plus si l’étude se limite aux pratiques hétérosexuelles. On rappellera toutefois qu’à chaque fois qu’un homme a une nouvelle partenaire, une femme a un nouveau partenaire. L’étude n’est pas crédible du seul fait des résultats qu’elle présente. Si les effets indésirables résultent de l'effet conjugué de multiples facteurs, le lien ne sera pas établi. Rappelons que la mort est un événement statistiquement négligeable pour un intervalle de confiance de 5%. Mais tout le monde meurt. On a cependant constaté que très souvent des études portant sur une même hypothèse arrivaient à des conclusions contradictoires. Souvent, on retient une hypothèse comme avérée quand les conclusions de l'étude valident cette hypothèse dans 95% des cas, voire plus. C'est-à-dire qu'il y a 5% de chances que la valeur réelle se situe en dehors des bornes de l'hypothèse. Mais si une étude de ce genre voit ses conclusions contredites par trois autres du même genre, il est évident que les conclusions de l'étude sont erronées, parce qu'il existe un biais dans l'échantillon de sujets testés (trop différents de la population générale), que l'hypothèse est mal formulée, que les résultats de l'étude sont truqués, ou que l'analyse des résultats contredit les données. Mais on ne rejette pas l'étude ; on mélange les sujets de différentes études, et on poole les résultats. On parle à cet effet de méta-analyses. Les méta-analyses ont été créées pour des études contenant par nécessité – comme dans le cas des maladies rares - des échantillons de petite taille. L'augmentation du nombre de sujets inclus dans l’étude est censée donner de la « puissance » au test. Mais les méta-analyses sont désormais largement utilisées pour tous types d'études. Une polémique est née du fait que les études concluant à l'absence de résultats ne sont pas toujours publiées et faussent parfois la méta-analyse. Mais ce n’est pas là l’essentiel : les études ainsi poolées proposent déjà des tests statistiquement valides à 95 %, et n’ont donc aucun besoin de puissance. Et si une étude est fausse, que ce soit par un biais d'échantillon ou les résultats, elle ne peut que contaminer les autres. Nous voyons que les conclusions auxquelles parviennent les études scientifiques à caractère médical sont parfois justes, parfois non, et qu'elles devraient toujours être mises en doute. La conclusion à laquelle nous parvenons est qu'il n'existe pas de « preuves ». Pour la société, il n'y a que l'opinion fondée sur la crédibilité communément - 75 -
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acceptée des sources. Pour l'individu, il n'y a que son cœur, sa raison et son expérience. * Si on ne peut faire confiance aux preuves, c’est à la foi qu’il faut faire confiance. Cela suffit à réhabiliter la spiritualité, puisque la science ne se prévalait de sa supériorité que parce qu’elle prétendait pouvoir fournir des preuves. Avec la foi comme seul outil, la science rejoint la spiritualité dans une catégorie unique. En matière spirituelle, l'absence de preuves indiscutables invite certains à préférer l'agnosticisme. Ceux-là sont à un certain égard bloqués. Mais si nous assumons le fait d'avoir des croyances, par quels moyens pouvons-nous distinguer l'enseignement juste des falsifications ? On observera comme on l’a vu que les domaines dans lesquels on pense avoir des arguments vraiment solides ne sont pas si différents du domaine des croyances spirituelles. Ce qui pour nous est un fait indiscutable sera contesté par un autre. Ce qui pour nous est une conclusion logique sera invisible pour un autre. Dans les années 1950, un certain Leon Festinger a proposé pour expliquer cela la théorie de la dissonance cognitive, en observant les réactions d'un groupe de croyants à l'échec d'une prophétie. Il écrit ceci : « Un homme avec une conviction est un homme difficile à changer. Dites lui que vous n'êtes pas d'accord et il se détourne de vous. Montrez lui des faits ou des chiffres, il questionne vos sources. Appelez à la logique, et il échoue à voir votre conclusion. » Par ailleurs, la science avance souvent grâce à de géniales intuitions AVANT qu'une quelconque expérience valide la théorie. Einstein ne disposait pas d'expériences pour prouver la théorie de la relativité générale. A l'inverse, beaucoup de travaux scientifiques sont truffés de pseudo-faits et de raisonnements spécieux. C'est ainsi que l'intuition, les faits et le raisonnement concourent tous les trois à une même vision de la réalité. L'esprit n'est rien sans le cœur pour l'encourager, ni le cœur sans l'esprit pour le soutenir. L'opposition entre les sensitifs et les « cartésiens » est superficielle. Le véritable clivage se situe entre ceux qui ont les bonnes intuitions, voient de véritables faits et font des raisonnements corrects, et ceux chez qui tout cela est frelaté. Pour tous les humains, qu'ils soient scientifiques ou partisans du new age, qu'ils soient sur la voie juste ou sur un chemin de tromperie, tout ce qu'ils pensent est vrai. C'est même un truisme de dire qu’on ne peut pas ne pas être d’accord avec ce qu’on pense. Et pourtant nous ne sommes pas d'accord entre nous. Et il est en général impossible de convaincre quelqu'un qui est d'une opinion contraire, quelque argument qu'on lui propose. Car ceux qui se trompent ont toujours à disposition le raisonnement, les preuves et l'intuition qui valident leur erreur. Mais de ce qui précède, on est obligé de conclure qu'aucun argument ne permet de valider nos convictions pour nous-mêmes. Il n'y a donc que la foi qui - 76 -
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nous permette de choisir. La foi des uns les trompera. Et la foi des autres sera infaillible. Nous sommes conformes à notre nature. Nous pensons et faisons conformément à cette nature. Et tout ce qui arrive dans ce monde arrive naturellement. On ne doit pas penser que nos sens nous trompent comme le prétend Descartes, car nous n'avons pas d'autre choix que d'avoir foi en nous. La nature des uns est d'être trompés. La nature des autres est de trouver la vérité. Il s'ensuit qu'on n'apprend jamais rien de réellement nouveau. Ce que l'on est en mesure de comprendre est conforme à notre nature. L'enseignement ne fait que révéler ce que l'on sait au fond de soi, et à le fixer par le langage. Il est donc illusoire de penser faire voir quelqu'un qui ne voit pas. Et que celui qui a des oreilles entende. Il est donc également illusoire de penser pouvoir changer le monde, qui est et demeure conforme à sa nature. Le progressisme qui veut « réparer le monde » ne sera lui-même qu'une manifestation du monde conforme à sa nature. Nous avons l'illustration d'un principe plus général : l'ambiguïté de toute chose dans le monde, comme élément de la dualité. C'est ce que l'on peut constater à travers tous les principes de garantie. On l’a vu avec la preuve scientifique. Nous en développerons un autre exemple avec la « valeur » en économie, utilisée comme garantie que nous ne sommes pas floués dans l'échange. Et l'économie évidemment tend à nous flouer, comme toutes les garanties. Toutefois, l'économie a malgré tout des avantages, et manifeste aussi des tendances positives. Grâce à la carotte du salaire, les gens entreprennent des choses que leur âme n'aurait jamais entreprises. C'est ainsi que l'argent se voit attribué des pouvoirs magiques et qualifié de mana dans les travaux de Marcel Mauss sur les cultures dites primitives. * Le dilemme du prisonnier de Nash, issu de la théorie économique des jeux, est utilisé pour dénoncer la faiblesse des présupposés de l’individualisme méthodologique dont le premier est celui de la main invisible du marché : le bienêtre collectif est maximisé lorsque chaque individu poursuit ses propres intérêts. Il s’énonce comme suit : Deux prisonniers complices d'un délit sont dans des cellules séparées et ne peuvent pas communiquer entre eux. Si un seul des deux avoue, il sera gracié et l'autre fera 10 ans de prison. Si les deux avouent, ils seront condamnés à 5 ans chacun. Si aucun des deux prisonniers n'avoue, chacun fera 6 mois de prison, par défaut de témoignage à charge. - 77 -
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Chacun des deux prisonniers raisonne ainsi : « Dans le cas où l'autre me dénoncerait, si je me tais, je ferai 10 ans de prison. Si je le dénonce, je ferai 5 ans de prison. Dans le cas où il ne me dénoncerait pas, si je me tais, je ferai 6 mois de prison. Si je ne me tais pas, je serai libre. Quel que soit mon choix, j'ai intérêt à le dénoncer. » Mais comme les deux prisonniers raisonnent ainsi, ils se dénoncent mutuellement et font chacun 5 ans de prison. S'ils avaient choisi de se taire, ils n'auraient été condamnés qu'à 6 mois chacun. L'existence de la monnaie repose sur le même type de raisonnement, fondé sur la méfiance. En conclusion du « Manuel d’antiéconomie », il avait été montré que les individus ont inventé la valeur d’échange et l’argent pour nous assurer que les autres ne nous lèseront pas lors de l'échange, ou nous donneront à proportion de ce que l'on aura travaillé pour la communauté. Extrait du Manuel d’antiéconomie : Ils craignent en effet que l’échange se fasse à leur détriment, que la valeur d’usage un peu floue du bien qu’ils obtiennent ne compense pas la valeur d’usage du bien dont ils se séparent. Aussi les individus conviennent d'attribuer une valeur "sociale" à ces biens, unique et différente des valeurs d'usage subjectives à chacun des individus. Cette valeur est la convention, largement arbitraire, que l'on appelle le prix. L’introduction de la monnaie facilite l’échange de biens de valeurs différentes, car la monnaie, à la différence des biens, est fractionnable facilement. La comptabilité ainsi introduite se justifie comme étant la recherche de l'équité dans l'échange. La garantie peut prendre d’autres formes, à travers l’étalon-or ou les réserves obligatoires des banques. Ces garanties sont contradictoires entre elles. L’acceptation universelle des billets de banque est au départ censée être une garantie à part entière. L’étalon-or témoigne d’un doute sur la possibilité que ces billets puissent être acceptés pour eux-mêmes. Les garanties bancaires apportées au crédit relèvent d’un doute similaire. On notera que pour ce qui est des réserves obligatoires, elles sont issues du même mécanisme de création monétaire que la monnaie de dette qu’elles garantissent, c’est-à-dire que des crédits servent de garantie à d’autres crédits. Dans ces trois cas, il s’agit de purs fétiches, puisque les garanties ne fonctionnent que si on y croit. Elles relèvent d’un jeu de bonneteau psychologiquement significatif. Le fait que la valeur soit portée parfois par la monnaie elle-même, parfois par un métal précieux, et que parfois la monnaie garantisse la monnaie, démontre que les hommes ressentent de manière instinctive que leurs croyances n’ont pas de fondement ailleurs qu’en elles-mêmes. Contrairement aux attentes, il est bien connu que l'introduction de la monnaie et de la comptabilité n'a jamais mis fin au vol et à l'exploitation. Bien au - 78 -
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contraire, elle en est la meilleure auxiliaire. On peut observer une inversion : puisque la garantie comptable existe c’est donc que la part que chacun reçoit est juste. Et c’est ainsi que le capitalisme continue de prétendre que les plus riches sont les plus méritants, fussent-ils rentiers et les pauvres des paresseux, quand bien même ils se tueraient à la tâche. On peut observer cependant que mettre fin aux pratiques du capitalisme ne met pas fin aux phénomènes de parasitage, même si le système lui-même n’est plus fondé sur l’exploitation. Dans certains systèmes économiques alternatifs, comme le communisme ou le distributisme, il existe une instance qui fixe les prix. Or que cela soit le marché ou une instance quelconque qui fixe ces prix, l’idée sous-jacente est que ces prix représentent la valeur d’une production, et à travers eux le « mérite » du producteur, qui se voit récompensé par une somme d’argent représentant ses droits à consommer. D’une part la quantité de monnaie disponible représente par nature une limite aux consommations. D’autre part, l’existence d’un pouvoir d’achat détermine toujours une hiérarchie de consommateurs. Et par quel arbitrage sur les prix un quelconque système économique pourrait-il justifier cette inégalité ? Le marché capitaliste prétend aussi que les inégalités qu’il génère sont « justes ». Un système économique alternatif ne peut que prétendre benoîtement : « oui mais pour nous c’est vrai. » Certains suggèrent parfois qu’une alternative pourrait être le retour au troc. Or le troc est un mécanisme absolument économique, et s’appuie lui aussi sur une échelle de valeurs relativement rigide. L'argent ou le troc sont en réalité des manifestations d'un seul concept : la valeur d’échange. Dans le troc aussi, elle est utilisée comme garantie d’un échange juste illusoire. * Il existe une autre croyance liée à l’argent : celle que l’argent favorise l’abondance. On la retrouve dans la Chrématistique d’Aristote. Celui-ci écrivait que l’argent avait la capacité d’étendre le domaine de l’économie indéfiniment, au détriment de valeurs traditionnelles. A un certain degré, cela est vrai. Le troc pose les mêmes problèmes que l’argent, mais a des inconvénients qui lui sont propres puisqu’il n’a pas le caractère fractionnable de la monnaie, et qu’il n’existe aucune garantie que la contrepartie soit acceptée. Ainsi, une personne, qui ferait pousser des carottes et souhaiterait les échanger contre la viande du voisin, n’aura pas sa viande si le voisin ne veut pas de carottes.
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Une solution de contournement serait de trouver une personne disposée à échanger des carottes contre des clous en fer, qui sont précisément ce que le producteur de viande est disposé à accepter en échange de sa viande. Pour les besoins vitaux d’une personne donnée, le délai d’approvisionnement est ainsi singulièrement long. Afin d’éviter une pénurie résultant d’un tel blocage, les hommes en étaient venus à considérer que des biens de consommation ayant une durée de vie suffisante pouvaient être troqués, même s’ils ne devaient servir que comme contrepartie dans un autre échange. C’était là les ferments d’un équivalent universel tel que peut l’être l’argent. Autrement dit, l’argent est une véritable amélioration du système de troc ! Dans un système monétarisé, il suffit d’aller vendre ses carottes au marché, et d’utiliser le produit de la vente pour acheter de la viande. L’argent est non seulement accepté partout, mais il est durable puisqu’il existe toujours après que le bien a été consommé, et peut donc être réutilisé plusieurs fois. Il est également fractionnable (ce que l’unité de bétail n’est pas). Mais surtout, tout peut être considéré comme de l’argent, pour peu que l’imagination lui confère ce statut. C’est ainsi que la finance a inventé le crédit. Mais l’inconvénient principal du troc est simplement déplacé. Notre producteur de carottes peut certes vendre ses carottes sur le marché pour pouvoir acheter de la viande. Mais s’il n’arrive pas à vendre ses carottes, il n’aura pas de viande. Comme dans le troc, l'échange s'arrête une fois que le plus riche a satisfait ses besoins. L’autre continuera à manquer, même si le plus riche possède ce qui lui manque. Plus fondamentalement, la nature propre de l’argent est qu’il soit quantifié, et tout ce qui possède une quantité est une limite. Selon la fonction naturelle de l’argent, il s’agit d’une limite à la consommation. Une fois que l’argent a été admis comme seul principe de l’échange et que le troc a été interdit, le phénomène s’inverse : s’il n’y a pas d’argent, il n’est pas possible d’échanger, même si les deux parties ont des biens à échanger. C’est bien pour cette raison que des systèmes d’échanges locaux, des activités d’entraide et de bénévolat se sont développées en palliatifs du système économique. On pourrait définir la société d’abondance comme le système où chacun peut obtenir tout ce qu’il désire et où la possession d’un bien par un individu ne lèse jamais l’autre. En ce cas, il ne sert à rien de déterminer un pouvoir d’achat qui viendrait fixer la limite dans laquelle ces individus sont autorisés à consommer. L’argent ne sert à rien dans une société d’abondance. Non seulement l’argent est adapté à un contexte de pénurie, mais il peut implanter l’idée de pénurie en situation d’abondance. Si le bilan global de la - 80 -
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société est un excédent généralisé de tous les biens possibles, les manques constatés au niveau individuel amènent les protagonistes de l’échange à utiliser l’argent pour ne pas être lésés. La notion même de valeur, le PIB ou la notion de développement suggère non pas la prospérité, mais le manque, puisque l’homme projette d’en avoir plus. C’est ainsi que l’argent crée une pénurie artificielle. On a là encore l’illustration du principe d’inversion : si les hommes ont intégré l’idée de pénurie, ils la créent eux-mêmes, en agissant pour ce qu’ils pensent être leurs intérêts, au détriment de tous. On retrouve là le dilemme de Nash. C’est non seulement la nature profonde de l’argent que de limiter les échanges, mais également de dessiner une hiérarchie de possédants et de consommateurs. C’est par son travail, ou tout autre moyen employé pour se le procurer, que l’individu accède au droit de consommer. L’argent dont il dispose est la limite à l’intérieur de laquelle il est autorisé à consommer. L’industrie n’a par nature besoin que d’idées, de matières premières et de main d’œuvre. Le besoin d’argent pour investir et payer le travail est une contrainte supplémentaire due aux seuls principes de l’échange économique. L’argent est donc un facteur limitant tant pour la consommation que pour l’activité de production. Contrairement aux suppositions des courants de l’économie alternative, ce n’est pas le capitalisme lui-même qui empêche l’accès au travail et à la consommation pour ceux qui n’ont pas assez d’argent, même si le contexte renforce la tendance et en exclut de plus en plus de gens. C’est l’idée-même de l’argent qui implique cette restriction. Les conséquences d’une telle limite sont logiques : s’il n’y a pas assez d’argent, la collectivité ne construit pas d’écoles ou d’hôpitaux, les plus pauvres ne mangent pas à leur faim et les malades n’ont pas accès aux soins. Sachant que la valeur et l’argent sont de pures constructions sociales, ce sont là de véritables choix collectifs. * Si la notion de valeur a pour effet psychologique de suggérer la pénurie, l’idée de devoir travailler pour obtenir l’équivalent universel qu’est l’argent tendrait plutôt à l’abondance. Les capitalistes utilisent cet effet psychologique selon un mode carotte ou bâton. Les alliés qu’ils trouvent dans un certain encadrement sont payés grassement. Ricardo préconisait en revanche de payer le prolétariat juste suffisamment pour qu’il puisse reproduire sa force de travail, et Keynes d’entretenir un volant de chômeurs pour faire pression à la baisse sur les salaires. On fait de même aujourd’hui à travers l’immigration de masse, la précarisation des jeunes et des salariés âgés. Fatigué, à court de temps, dénué de ressources - 81 -
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intellectuelles et financières, le prolétaire n’a alors pas d’autre choix que de continuer à travailler pour survivre. Il ne peut être nié cependant que ces principes ont subi des transformations, et que par la vertu des luttes sociales notamment, l’accès aux fruits du « développement » se soit largement démocratisé. Mais même « démocratique », le développement reste une notion ambiguë. Le tout à l’égout et la généralisation des principes de l’hygiène ont entraîné la disparition de maladies épidémiques autrefois mortelles. Certaines techniques agricoles ont augmenté les rendements de telle sorte que la famine chronique a disparu de régions entières. De nouvelles techniques d’imagerie ou de chirurgie permettent de soigner des pathologies autrefois mortelles. Mais le développement a son revers de la médaille. L’hygiène a mené à l’eugénisme. L’agriculture est maintenant responsable de famines, quand des semis OGM sont rendus obligatoires par la réglementation et ne poussent pas dans les sols et les climats concernés. Les vraies innovations médicales ne sont promues que tant que les comités d’experts sont intègres, en plus d’être compétents. Le développement renforce ultimement la hiérarchie des consommateurs par une hiérarchie des producteurs au sein de l’entreprise, qui sont désormais patrons et salariés, ajoutant une dimension supplémentaire dans le rapport au travail : l’exploitation. Pour certains, la quête de l’argent est ce qui a poussé les hommes à se surpasser et à réaliser ces prouesses. L’argent est donc un aiguillon bienfaisant censé nous aider à accoucher notre potentiel. C’est ainsi qu’ils considèrent qu’un système sans argent, ou pire sans valeur, ne peut qu’entraîner la fainéantise généralisée, puisque rien ne viendrait récompenser le mérite. Cela est loin d’être faux, et on se doit de considérer la perte du sens des responsabilités au travail dans l’expérience des pays socialistes. Dans un scenario catastrophe, nous ne devrions pas seulement faire le deuil des progrès technologiques futurs, mais aussi de la maîtrise des technologies antérieures. Ces tendances sont renforcées par le lien intellectuel opéré entre la fin du capitalisme à un certain retour à la nature, tant dans l’esprit des capitalistes que dans celui de leurs adversaires décroissants. Plus généralement, la sortie de l’économie n’est pas en mesure de faire disparaître les profiteurs et les tire-aux-flancs. Même en abandonnant la notion de valeur, il n’en reste pas moins que certains vont délibérément travailler moins que d’autres et auront des droits identiques sur ce qui est produit. On en revient à la raison première pour laquelle on a créé l’argent : faire travailler tout le monde, dans un souci de récompenser le mérite, dont le développement n’est finalement qu’un sous-produit. Bien sûr, il n’y a pas plus de justice dans le travail que dans l’échange, la garantie que devait apporter la valeur et l’argent n’a servi à rien : les plus riches dans le système capitaliste sont ceux qui travaillent le moins, ce sont les rentiers. - 82 -
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* Les fonctions dévolues à la valeur et à l’argent sont donc que chacun reçoive selon son mérite au travail, que l’échange soit juste, que le développement soit stimulé par l’incitation au travail et la libération des possibilités de l’échange. En termes de justice, l’effort a parfois la récompense à la clé. Mais dans l’ensemble, les plus riches ne sont pas ceux qui travaillent ou ont travaillé le plus. Bien au contraire, la valeur sert d’alibi aux riches pour nous faire croire qu’ils sont méritants. Le développement peut bien être observé, mais son appréciation reste ambiguë. L’utilisation de la monnaie libère les possibilités de l’échange dans un premier temps, grâce à sa nature fractionnable, le fait qu’il s’agisse d’un équivalent partout admis, qu’il soit réutilisable, et surtout la possibilité infinie d’en créer par décret. Mais dans un second mouvement, une quantité de monnaie trop restreinte est elle-même à l’origine de la paralysie des échanges, alors même que les parties ont des biens qu’elles souhaitent échanger. Les effets de l’argent semblent donc ceux espérés, mais également leur opposé. Lorsque nous constatons les effets néfastes du culte de l’argent et les dégâts d’un développement non contrôlé, nous sommes tentés de prendre le chemin opposé. Les systèmes d’autoconsommation ou de sortie de l’économie conservent la possibilité de parasitage, car certains peuvent choisir délibérément de ne pas travailler. Ce parasitage peut être officialisé quand le rapport de force bascule en leur faveur. C’est ainsi que des chefs de kolkhozes ont pu quasiment réduire leurs membres en esclavage. De même dans les dons aux autres communautés de producteurs, nous devrions nous assurer que ces communautés ne cherchent pas à prendre sans rien donner. Les principes de la sortie de l’économie supposent en effet que nos partenaires partagent nos idéaux. Nous voilà bien attrapés : pour ne pas nous faire léser, nous aurions besoin d’une garantie, et c’est précisément à cette garantie – la valeur – que nous avons voulu échapper. Les effets d’un système de production et de consommation débarrassé de la garantie de la valeur nous laissent donc à la merci des profiteurs. Parfois l’ensemble peut fonctionner, parfois nous serions dépassés. Quels que soient nos choix, il semble que notre situation ne puisse s’améliorer, puisque ce n’est pas le système choisi qui pose problème, mais notre nature prédatrice et le besoin de s’en prémunir quand d’autres nous attaquent. Pire : les protections ne fonctionnent pas, car les prédateurs les tournent à leur avantage. - 83 -
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Nos choix sont donc largement arbitraires. C’est tout ce à quoi se résume la morale. Certains pensent que vivre dans une société économique, consumériste et technologique, vaut bien que l’on subisse l’aliénation au travail et à la valeur. D’autres préfèrent l’autonomie autour de méthodes de survie rudimentaire. * On pourrait présenter l’économie comme un cas particulier de toute forme de justice socialement construite : l'être humain en société tend toujours à imposer un consensus sur le juste, le bien et le mal, la morale, non seulement à travers l'échange, mais à travers tous les concepts sociaux que crée la civilisation, à l'encontre des subjectivités individuelles libres. Loin de combattre cette atteinte au libre-arbitre, celui-ci tente - contre toute évidence - de concilier ses désirs propres et la morale du groupe. Il est possible de constater que la société humaine toute entière repose sur ce type de garanties inopérantes. Quoi qu’il choisisse de faire, l’homme est confronté à l’inversion des principes avec lesquels il a entrepris son action. Les garanties prises donnent un résultat opposé à ce qu'elles promettent. L'inversion est un thème largement abordé dans la littérature, de Nietzsche au Kali Yuga des hindous. Elle est cependant traitée comme un thème de littérature à caractère réactionnaire et ne reçoit pas l'attention dirigée qu'elle mérite. C'est un exercice salutaire que de douter de toute affirmation issue de la culture de masse, et même de s'habituer à formuler tout haut la proposition inverse. Il n'est pas rare que la vérité surgisse brusquement au jour, avec une clarté surprenante. Les maux arrivent souvent par les garanties qui sont censées les prévenir : les vieux ruinés par leur fonds pension prévoyaient un pécule pour finir leurs jours ; les marchés dérivés sont des garanties prises contre l'instabilité de la Bourse et sont les causes des crises. En droit, depuis que Montesquieu a énoncé la séparation et l'équilibre des trois pouvoirs, - exécutif, législatif et judiciaire - les travaux des constitutionnalistes s’acharnent continuellement à vérifier que le principe de séparation des pouvoirs est respecté. Evidemment, chacun peut observer que le gouvernement commande à la majorité du Parlement, et que les tribunaux sont sous la coupe du ministre de la Justice. On pourrait même ajouter que les autres pouvoirs putatifs – la presse et le grand patronat – pensent et disent à peu près la même chose que le chef de l’Etat et le gouvernement. Dans le fond, il est illusoire de penser qu’un bout de papier – fût-il appelé constitution - puisse garantir quoi que ce soit. Il va de soi que c'est le contraire qui se passe : puisque la constitution annonce que les trois pouvoirs sont indépendants, le pouvoir s'en sert pour dire que la société à laquelle il commande dispose de contrepouvoirs pour cacher la contrainte qu’il exerce. La loi en général suit un principe du même ordre : elle prétend garantir les intérêts de chacun, mais lui occasionne surtout des interdits. Le rêve inaccessible est de créer autant de lois qu’il le faudra pour avoir un corpus parfait, idéal pour - 84 -
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régler toute société humaine. Malgré toutes leurs lois, toutes les civilisations ont connu ou connaissent le crime, et la loi légalise en général la raison du plus fort. D’ailleurs que peut faire au peuple que trois pouvoirs dans lesquels il n’a aucune part soient indépendants ? On lui vendra donc le suffrage universel. Edward Bernays appelait le marketing politique « la fabrique du consentement » par laquelle le cochon de votant imagine qu’il a choisi lui-même son président ou son député, omettant le fait que le tri avait été fait en amont et les faits orientés de telle manière que le résultat est en général connu à l’avance. Il faut noter également que l’illusion dans laquelle il est d’avoir pris part aux choix de la nation rend l’individu infiniment plus résigné aux coups qu’il reçoit qu’il ne le serait dans une tyrannie affichée. Le vote est un droit de regard théorique sur les décisions prises au nom de la communauté. Il s'agit de s'assurer que personne ne profite de sa charge pour son profit personnel, et fait les meilleurs choix pour la communauté. Or les individus sont toujours conformes à leur nature, et aucune manœuvre ne peut les contraindre à être autre chose. Si les individus étaient vertueux, ils ne lèseraient jamais leurs concitoyens. Ils ne le sont pas, et les autres doivent s'attendre à être lésés quoi qu'il arrive. De la même façon que la comptabilité légitime les injustices, l’élection légitime les mauvais gouvernements. Il ne manque d’ailleurs pas de commentateurs pour prétendre que la démocratie est défendable en essence, indépendamment de ses effets. On se doit d’ajouter que la démocratie ne peut fonctionner que dans les mêmes conditions idéales que l’on suppose pour le marché : une concurrence pure et parfaite entre les candidats, dépourvue d’asymétrie d’information entre le candidat et l’électeur. On sait exactement pour qui on vote, qu’elles sont exactement les idées défendues et quelles conséquences concrètes elles auront sur nos vies. Beaucoup de gens ne croient pas à la main invisible du marché. Ils semblent savoir que des millions d'individus mal intentionnés ne peuvent fonder un commerce sain. Mais ils croient volontiers à la main invisible de la démocratie. Que des millions d'individus égoïstes peuvent prendre des décisions collectives altruistes, que leurs représentants ne seront pas au service d'intérêts particuliers. En dépit de prétentions universalistes, la démocratie stabilise au mieux les rapports de dominant à dominé. C’est assez courant pour les valeurs universalistes. Le principe de non-violence intégré par les dominés permet d’éviter les révoltes, et convient au mieux aux entreprises colonialistes, de même que la promotion de l’antiracisme parmi les peuples colonisés assure au mieux l’absence de réaction des peuples à leur spoliation. Gustave Le Bon faisait un sort à l’Histoire en observant que plus on trouvait de témoins pour corroborer un fait, moins celui-ci avait de chances de s’être déroulé comme on le disait. C’est cette rapide obscurité qui avait fait formuler par l’historien Michelet le vœu d’une Histoire écrite en temps réel. L’Histoire échoue également à garantir la véracité du récit. L’anthropologue roumain Mircea Eliade - 85 -
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avait constaté une tendance à historiciser les mythes, quand dans le mouvement inverse, on mythifiait l’Histoire. Nous pourrions même aller plus loin et considérer que l’Histoire et le mythe sont une seule et même chose. Hobbes écrivait dans Léviathan que les hommes délèguent l'autorité à une instance répressive chargée d'empêcher les débordements parce qu'ils se méfient les uns des autres. La morale y est donc décrite comme une garantie, comme peut l’être la valeur économique. Et comme toutes les garanties civilisationnelles, elle fonctionne plus ou moins. L’existence même de la morale crée l’interdit, et rien n’est plus désirable que la transgression des interdits. La morale créée pour organiser la société crée sa désorganisation. Il va de soi que les personnes souhaitant appuyer un mensonge chercheront à l’accréditer, et c’est ainsi qu’ils investissent les institutions qui permettront de le faire. Ceci est vrai des Sciences, de l’Histoire, ou de la Justice. De même, tout pouvoir sérieux essaiera de faire croire à ses sujets qu’ils l’ont choisi, au mieux par les voies démocratiques. C'est ainsi que l'Allemagne de l'Est était démocratique, et que presque tous les potentats du monde organisent des élections aussi truquées soient-elles. En général, le mensonge ne prend pas. Les meilleurs menteurs sont les régimes qui sont capables de faire croire à leur population que la démocratie existe réellement dans leur pays. Le mariage est la garantie pour une femme que son mari la nourrira et la protégera. Mais le mariage avec un homme sans revenus mettra la femme en difficulté matérielle. Parfois les diplômes garantissent vraiment la compétence du plombier, du médecin ou de l’ingénieur. Parfois ils servent à empêcher des personnes capables de se prévaloir d'une quelconque compétence dans la matière. Parfois ils font croire que la personne diplômée dispose d'un savoir-faire qu'elle ne possède pas. Toutes les organisations ayant des prétentions élitistes dans un sens ou dans un autre attirent inévitablement des incapables, souhaitant être identifiés comme des membres de l'élite. Les organismes certificateurs seront fatalement amenés à certifier aux fins de tromper le public. Un chocolat « pur beurre de cacao » signifie qu'il doit en avoir au moins un certain pourcentage dans les matières grasses utilisées. « Sans OGM », avec peu d'OGM. Et le label « agriculture biologique » dépend des définitions adoptées par le label, qui ne sont pas des plus draconiennes. La commission d'autorisation de mise sur le marché des médicaments nous a assuré en 2010 que le vaccin contre la grippe H1N1 a suivi les procédures normales de l'autorisation de mise sur le marché, alors que dès le départ il était dit que les études ne seraient pas faites. C'est-à-dire que l'on fait croire que ce ne sont pas les études scientifiques qui importent mais le tampon de la commission. Toute idée contient son contraire. La paix ne s'obtient que par la guerre, et la guerre a pour finalité la paix. La preuve sert à tromper. La démocratie consacre l'impuissance des individus écrasés par la masse. L'Etat nous opprime au lieu de - 86 -
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nous protéger. Le droit n'amène pas la justice mais légitime les différences de traitement. La morale sans l'oppression favorise sa propre transgression et la philosophie obscurcit la vérité. Il ne faut pas s'attacher à la conviction contraire du simple fait que de l'élaboration commune parfois sortent de bonnes décisions, que le lecteur ressente chez lui l'existence d'un censeur moral. Il y a plusieurs sortes d'hommes, dont les structures mentales sont différentes et dont les actions sous un même nom ne sont pas de même nature. * Nous remarquons que l’option opposée nous confronte aux mêmes conséquences. L'argent ne permet pas l'équité de l'échange, mais légitime les rapports de force inégaux. Mais sans salaire, l’homme ne veut pas travailler. Il s’interroge sur la possibilité de travailler moins que les autres pour un bénéfice partagé. La monnaie est le « mana », le pouvoir qui permet d’agir dans le monde. Elle est absolument inventée mais cependant on ne peut pas agir sans elle. Psychologiquement, les hommes ne portent pas d’intérêt à ce qu’ils n’ont pas payé cher. Nous préférons porter des diamants que des brillants. Celui qui dispense les choses gratuitement s’expose à ce qu’on ne lui porte aucune considération. Ainsi le magicien Gurdjieff faisait payer cher ses conférences pour cette raison précise. Il en est de même de manière symbolique. Celui qui donne trop facilement son amitié ne récoltera que le désintérêt ou le mépris. Celui qui aide gratuitement sans qu’on le lui ait demandé ne sera pas remercié car son aide ne vaut rien. Ou alors on supposera qu’il attend une chose en retour dont il n’a pas parlé, et que cette chose doit être énorme. Et comme cette dette n’est écrite nulle part, c’est qu’elle s’incarne dans la personne elle-même, dont il faut alors se débarrasser. On trouve un autre exemple intéressant à travers le rôle de la morale pour l’élite dirigeante. Celle-ci se trouve devant un choix. Elle peut assurer la paix dans la société en imposant une morale rigide, mais au détriment de la connaissance. Elle peut au contraire favoriser l’accès à la connaissance pour les individus capables, au risque de saboter la paix sociale. Prenons le cas où ils privilégient la paix sociale. Dans le domaine économique, il s’agit de faire en sorte que la masse travaille. A cet effet, ils lui mentent en lui inculquant de fausses valeurs et de faux systèmes. C'est aussi le principe des castes de l'hindouisme. D'autres attachent de l'importance à la vérité. Le Bouddha a renoncé à son titre de prince pour enseigner. En fondant notre système sur une connaissance juste, on est au dessus de la foule. Mais chacun de ces choix comporte son inversion. Diffuser la connaissance suppose le libre-arbitre et la guerre civile, mais cela entraîne aussi la dégénérescence de la connaissance sans assurer la démocratisation de la sagesse. - 87 -
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Défendre la morale sociale suppose l’ignorance des masses, mais entraîne la transgression de cette morale, et donc aucunement la paix sociale. Le choix de l’élite de promouvoir la morale ou la connaissance est donc parfaitement arbitraire et fonction de ses inclinations. Aucune des deux voies – temporelle ou spirituelle – ne permet de transformer l’univers, qui reste toujours conforme à sa nature, ni l’humanité, tout aussi conforme à sa nature. Il s’agit d’incarner un principe afin de contribuer à l’équilibre général. Tout semble exister de manière ambiguë, manifestant une dualité d’aspects, et le choix opposé apparaît lui aussi sous une forme duale. Selon ce principe de dualité double, tout ce qui est entrepris dans un but remplit aussi le but opposé. Et l’entreprise opposée parvient au même but.
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De la démocratie L’instauration de la démocratie résulte d’une insatisfaction envers des systèmes monarchiques qui n’avaient pendant longtemps jamais été contestés. Les monarques décevaient leurs sujets. Une idée de fond était que les problèmes résident dans l’organisation sociale et non dans la nature humaine, et qu’il suffit donc de trouver une meilleure organisation sociale pour améliorer le monde. C’est ce qui fonde toute la pensée de gauche depuis Jean-Jacques Rousseau. Une autre conviction associée à la démocratie est qu’il est possible de concilier l’intérêt général et l’intérêt particulier. Le fait que de nombreuses modalités de « démocratie » aient existé à différentes époques et en différents lieux démontre à lui seul que trouver un système qui satisfasse à ces conditions est une mission particulièrement difficile ! La République de Platon est limitée aux citoyens athéniens. Fondée sur l’élection, elle est cependant plutôt un gouvernement des experts. Platon veut en effet que chacun participe à la cité selon ses compétences. Les Etats-Unis ont repris ce principe avec un gouvernement composé d’experts non-élus. La France a pour habitude d’attribuer des portefeuilles à des élus, mais ceux-ci sont entourés de « technocrates » qui font l’essentiel du travail, et sont même parfois reconduits d’un gouvernement à l’autre, même si ceux-ci ne sont pas de la même couleur politique. D’ailleurs, la France se distingue en ce que beaucoup de ses politiciens sont également des hauts-fonctionnaires. Ainsi il existe une certaine convergence de vues entre les ministres et leurs équipes d’experts, attendu qu’ils sortent des mêmes écoles, que les « experts » peuvent devenir des élus, et que les ministres sont souvent d’anciens experts. Platon récuse ce qu’il nomme la « démocratie » qu’il présente comme une forme dégénérée de la République, où toutes les voix, même les moins informées, - 89 -
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se valent. Le gouvernement des experts est fondé sur la délégation de décision et donc de pouvoir lorsque les débats deviennent complexes. La démocratie représentative est elle fondée sur la délégation de décision lorsque les individus dans le groupe sont trop nombreux pour qu’une décision puisse être prise d’un commun accord. L’élu est censé être issu du choix du peuple. Toutefois, le peuple ne connaît pas réellement les candidats qui se présentent, et son choix ne peut s’effectuer que parmi la liste restreinte de ces candidats. Aussi il est facile pour une élite de biaiser en ne proposant au peuple que des candidats qui lui conviendraient, ou de se servir de ses relais de propagande pour lui faire accepter tant les candidats que les politiques qu’elle a déjà décidées. Il n’est même pas certain qu’un candidat respecte ses engagements de campagne une fois élu. Dans la plupart des pays, il n’a de comptes à rendre qu’à travers la sanction d’une nouvelle élection. Et même en ce cas, la population n’est souvent pas assez informée sur son action pour le sanctionner comme elle le pourrait. Même si le candidat a réellement l’intention de s’en tenir à sa ligne de campagne, il n’est pas assez compétent dans toutes les questions qu’il est amené à trancher. Aussi il délègue à son tour aux experts. Ni lui-même, ni la population qui l’a élu ne se prononcent en connaissance de cause sur ces dossiers. L’idéal que certains avancent serait de séparer ce qui relève de la décision technique et ce qui relève du débat politique. En pratique ce n’est pas évident. On se retrouve donc généralement avec un partage arbitraire des décisions, entre experts, élus et électeurs. Le recours à l’expertise ne garantit pas même réellement la compétence, et l’expression majoritaire ne garantit pas la défense de l’intérêt général. In fine, ce ne sont ni le peuple ni ses représentants qui prennent les décisions, mais une équipe dirigeante déjà en place, que l’élection ne peut remettre en cause. Les qualités d’élu du peuple ou d’expert sont simplement des moyens de légitimation pour les technocrates. C’est-à-dire que la démocratie formelle est un déguisement pour une aristocratie réelle. Constatant la tendance des élus à ne pas respecter leurs mandats, à servir des lobbies plutôt que leurs électeurs, et la tendance des experts à déposséder les élus de leur pouvoir, beaucoup de gens en concluent à une défaillance de la démocratie. Certains poussent à l’adoption de procédures de démocratie directe, comme le referendum. D’autres souhaitent ajouter des étages dans l’édifice démocratique, ou en mettant en place un contrôle des élus par les électeurs en dehors des consultations électorales. Plus radicaux, certains n’acceptent de décisions prises que dans le cadre d’assemblées générales. Comme la procédure de décision devient très lourde, le - 90 -
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principe ne peut être retenu que pour des structures relativement petites et à impact local. Souvent, ces assemblées ne sont pas réellement autonomes, puisque l’ordre du jour est imposé par la municipalité. On parle à cet effet de démocratie participative. La démocratie participative est une forme intermédiaire entre la démocratie représentative et la démocratie directe, où la décision est « prise » par tous mais impulsée par un collectif d’élus. Il s’agit de rapprocher la décision politique de l’individu alors que les tendances démographiques et institutionnelles (Union européenne, FMI, OMC) tendent à les en éloigner. Les questions laissées aux assemblées de quartier ne sont pas seulement choisies par la municipalité et les réponses orientées par elles, mais l’ « assemblée générale » se résume à un collectif d’élus de quartier qui reproduisent à un étage infra les mécanismes de délégation. Par ailleurs, le plus souvent, il ne s’agit que de consultation sans vote, la décision finale revenant à la ville. Quand il y a vote, les propositions ont déjà été amplement filtrées. Enfin, ces assemblées même décisionnaires ne disposeraient pas des moyens financiers pour mettre en œuvre leurs décisions. La ville de Porto Alegre au Brésil fut peut-être le seul exemple de « budgets participatifs ». Le budget est directement confié à des conseils de quartier qui le gèrent. Toutefois, les conseils de quartier élisent également des bureaux et on revient au principe électif. Une telle situation n’a pas que des avantages, puisque les conseils se voient octroyer un budget alors qu’ils laissent la ville opérer les prélèvements financiers. Comme par ailleurs, l’affectation de ce budget est peu ou pas évaluée, c’est la porte ouverte à un clientélisme généralisé, qui permet à la municipalité de se créer des obligés en grand nombre. On voit donc que la démocratie participative est limitée à des questions de portée limitée, et que la délégation de pouvoir y reste très forte. C’est ce qui amène les défenseurs de la démocratie directe à radicaliser l’emploi du principe local. Il se formerait des communautés restreintes d’individus dont le fonctionnement interne serait largement autonome, sans lien avec l’Etat ou les collectivités publiques. La question qui se pose est celle des modalités de constitution de ces communautés. Historiquement, c’est la famille et la tribu qui sont les bases de cette organisation. Mais famille et tribu proposent une morale contraignante pour l’individu, qui ne peut pas réellement exercer ses décisions souveraines. On prétend souvent aujourd’hui substituer aux liens vernaculaires une association librement choisie par les individus eux-mêmes. La vertu première du petit groupe est que chaque individu n’y voit plus son influence noyée. Mais d’un autre côté il est plus difficile d’y trouver des personnes responsables quand elles sont peu nombreuses, et on ne manque pas d’anecdotes sur le fait que l’autogestion concerne essentiellement la glacière de bières. Il existe cependant des communautés qui parviennent à une autonomie relative. On pourrait - 91 -
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y ajouter qu’il arrive également qu'on élise par accident un représentant du peuple dévoué et compétent. Ces communautés se voient souvent obligées de respecter des interfaces avec le monde capitaliste régulé par l’Etat, mais essaient d’en retirer le maximum d’activités qu’elles exercent par et pour elles-mêmes. Elles retombent cependant rapidement dans la difficulté fondamentale : comment concilier l’intérêt particulier et l’intérêt général ? C’est le lieu de contorsions de langage par lesquelles le collectif ne serait pas un collectif, mais une addition d’individualités souveraines. Mais c’est précisément l’alternative que représente la société extérieure qui rend possible l’exercice de cette souveraineté. Qu’est-ce qui est librement choisi lorsque c’est la survie de l’individu qui est en jeu dans le fait d’être intégré au groupe ou isolé ? Les anarchistes prétendent souvent que la dépossession du pouvoir de l’individu ne s’incarne que dans l’Etat. Cette façon de voir, malgré des références idéologiques à Bakounine ou Proudhon, est probablement moins le fruit d'une conviction autogestionnaire que du dépit ressenti envers la démocratie représentative. Il est tout à fait possible de considérer certaines expériences autogestionnaires comme de franches réussites sur le plan des réalisations. Mais il existe de grandes faiblesses idéologiques, qui tiennent au fait que l’anarchisme français est historiquement lié au mouvement ouvrier français. La gauche en France est en effet très influencée par la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui pense que c’est la société qui a corrompu l’homme. Il ne resterait plus ainsi qu’à se couper de la société pour que l’homme retrouve une sorte de pureté originelle. Cependant on trouve beaucoup de spontanéisme individualiste dans la mouvance anarchiste, fait de gens qui résument leur philosophie à une liberté totale pour eux-mêmes de faire ce qu'ils veulent, et un refus d'assumer des responsabilités vis-à-vis d'autrui. Le libertarisme élève cet individualisme anarchisant au rang de doctrine. Ses penseurs de référence sont parfois français, comme Bastiat et Molinari, mais il est bien plus répandu aux Etats-Unis. Le libertarisme est en quelque sorte une version profane du luciférisme : le choix définitif de l’individu contre le collectif. Ce choix ne cherche pas à concilier l’inconciliable et propose une vision relativement plus cohérente du monde que l’anarchisme communautaire. De plus, la tendance naturelle dans une démocratie directe est de se placer derrière des leaders d’opinion, ce qui recrée une forme de délégation de pouvoir. On pense pouvoir lutter contre la tendance à la délégation de pouvoir avec des groupes assez petits. Mais ceci est à mettre en balance avec le fait d’avoir des groupes suffisamment grands pour assurer l’autonomie du groupe. * - 92 -
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L’idée de démocratie est souvent incarnée par la seule démocratie électorale, que ceux qui préfèrent la démocratie directe ou le centralisme communiste appellent péjorativement parlementarisme bourgeois, complétée par l’influence acceptée des lobbies, des associations, des syndicats, des collectivités ou des partis politiques. Parfois des collectifs plus informels peuvent se faire entendre, notamment à travers les grèves ou les manifestations de rue. En France, la démocratie partage avec la République le fait que tous s’en réclament. Etant donné un tel consensus, pourquoi faire si souvent référence à la démocratie dans les discours, les slogans, les noms de clubs et de courants et les revues d’opinion ? L’absence de fractures idéologiques entre gauche et droite nécessite de créer des divergences fictives : ainsi la gauche est résumée par ses propres partisans à un combat pour la démocratie, la droite s’octroyant la liberté, limitée souvent d’ailleurs à la liberté d’entreprendre. Bien sûr, la gauche ne s’oppose pas plus que la droite à la liberté d’entreprendre. L’analyse du capitalisme démontre bien qu’il se crée au contraire des barrières à l’entreprise individuelle au profit des grands groupes. Ainsi plus une société est dite « développée », plus le statut de salarié se développe avec elle. Droite et gauche défendent de manière commune une certaine idée de l’égalité, même s’il ne s’agit que d’une égalité dans la valeur du vote et dans la liberté (de penser, de s’exprimer). Mais en économie, la conception hiérarchisée de la société domine tant à droite qu’à gauche. Si autrefois la gauche se distinguait de la droite par une volonté de redistribution plus affirmée, le concept d’équité porté par Minc, Strauss-Kahn ou Canto-Sperber au début des années 2000 et la mise en avant des compétences de ses dirigeants plutôt qu’une ligne politique en rupture avec la droite montre que la gauche a mis de côté l’égalité. Elle s’accroche donc aujourd’hui à la démocratie. Pourtant là aussi, la droite a adopté la démocratie parlementaire depuis la Troisième République. Elle a ses associations, ses partis républicains, et elle se syndique. La démocratie n’est donc ni propre à un camp ni un vrai programme, mais tout le monde ne parle que d’elle. C’est une étiquette qui semble se suffire à elle-même, comme-celle de « citoyen », « républicain », « philosophe » ou « grande conscience de notre temps ». Il n’est nul besoin de savoir ce que font réellement les gens. Les démocrates sont toujours les bons. * C’est ainsi que de moyen censé assurer le triomphe des intérêts individuels et collectifs tout en même temps, la démocratie n’a plus à prouver qu’elle y parvient. Elle devient une fin en elle-même. On retrouve cela à travers les pratiques - 93 -
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dites « citoyennes » que certains cercles marxistes appellent « démocratisme radical ». Il est d’autant plus étonnant de constater cet attachement en parole à la démocratie quand personne ne prétend la remettre en cause. Il s’ensuit d’ailleurs que l’étiquette anticapitaliste qu’elle affiche parfois n’est même pas une critique globale du capitalisme, mais une tendance interne d’opposition au sein du capitalisme. Paradoxalement, la démocratie étant sa propre fin, il s’ensuit que l’existence de partis différents n’a pas d’utilité, tous étant démocrates. Mais cela nierait les principes mêmes qu’elle est censée défendre. C’est sans doute une des raisons pour laquelle plusieurs partis, à peu près indiscernables sur les grands principes, existent. Il peut aussi s’agir d’une réaction du subconscient : l’impossibilité d’obtenir des changements concrets par la voie démocratique amène les individus à poursuivre dans cette voie de manière compulsive. C’est là un exemple du fétichisme attaché au langage et de l’hypnose que peut générer un simple mot. L’individu qui voit la démocratie comme une fin en elle-même fait souvent partie des élites privilégiées. Il peut se permettre de considérer le débat auquel lui-même participe comme la chose la plus importante. Le fait que d’autres moins favorisés n’y participent pas l’intéresse déjà moins. Leurs conditions matérielles et morales d'existence ne l’intéressent pas du tout. L’homme sait instinctivement qu’il est impuissant face à la politique, que les politiques servent généralement des intérêts particuliers et que le service qu’ils fournissent est proportionnel à l’argent de leurs maîtres. Il n’hésite pas à dire en société que les journalistes et les hommes politiques le prennent pour un imbécile. Mais au lieu d’en conclure que le système démocratique dans lequel il évolue est mauvais, il le défendra contre vents et marées, comme une fin en ellemême. Ces faits en démocratie ne relèvent pourtant pas d’une dérive, mais sont propres au système. Une démocratie n’a pas à prouver qu’elle est démocratique, puisque par définition elle l’est. Une démocratie n’a pas à prouver quoi que ce soit, puisqu’elle est une fin en elle-même. De ce fait, il n’y a plus de débats sur les conditions réelles d’existence des individus, mais essentiellement sur l’organisation de la démocratie elle-même : quelle constitution ? Quel niveau de décision ? Quels représentants ? Comme la démocratie se soucie avant tout de sa propre survie comme concept, elle exclut d’office toute pensée qui ne la légitime pas. Elle pourrait interdire l’expression d’opinions anti-démocratiques, mais elle créerait alors un paradoxe, du fait que pour autoriser il faudrait interdire. Aussi, elle tolère en général les opinions anti-démocratiques, mais pour mieux les affaiblir par le paradoxe inverse : sans la démocratie (assimilée à la liberté d’expression dont elle est pourtant distincte), vous ne pourriez pas vous exprimer contre la démocratie. Mais ceci est une pure tautologie : l’objectif d’un système politique est la démocratie, donc la démocratie est sa propre finalité. Les systèmes non démocratiques n’ont justement pas la prétention d’être démocratiques. - 94 -
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* Si les démocraties n’interdisent pas les opinions strictement antidémocratiques, elles n’hésitent pas cependant à interdire l’expression de certaines idées : racisme, négationnisme, homophobie, jugées non tolérables. Ainsi se constitue un aréopage informel, constitué du législateur et des leaders d’opinion, qui délimite de manière stricte le champ du débat démocratique. De ce fait, elle persécute autant ceux dont les idées sont en marge du débat que les monarques absolus persécutent les démocrates. A première vue, ce cadre semble justifié par un impératif moral. Mais, à y regarder de plus près, cela signifie que la morale imposée ici et maintenant est nécessairement meilleure que les morales d’autrefois et d’ailleurs. C’est possible, mais on voit bien que la démocratie serait en mesure d’imposer n’importe quel autre cadre moral moins reluisant sans renoncer à son essence. La moralité du débat démocratique est donc sans rapport avec le fait démocratique. * Nous pouvons nous pencher sur le cadre conceptuel qu’utilisent les intellectuels pour penser la démocratie. C’est assez instructif. Dans une tribune libre du Monde publiée en 2006, Edgar Pisani définit la démocratie comme l’ « Etat de droit garantissant la liberté et l'égalité des citoyens, fondé sur l'élection populaire, alimenté par le libre débat [...], elle est civilisation. » Le point commun des « démocraties » est que les citoyens y détiennent tous un pouvoir souverain associé à certains droits politiques. Une fois cela dit, il reste à déterminer quels sont ces droits et qui est un citoyen. Il existe un gouffre entre la démocratie en Amérique de Tocqueville, la démocratie athénienne et les démocraties populaires. En général, sont qualifiées de démocraties les régimes dont on veut dire du bien, ainsi que ceux qui donnent une bonne image de la démocratie. Des historiens cherchent à démontrer que puisque c'est Hitler qui devint chancelier en Allemagne en 1933, il devait s'agir d'un coup d'Etat et non d'une élection démocratique. On trouve aussi une allégation tout à fait discutable comme quoi les démocraties ne se font jamais la guerre entre elles. Il faut dire que la démocratie amollit le péquin qui rechigne à faire la guerre. Mais on force le trait en dépeignant les pays que l'on veut attaquer comme non-démocratiques. Ainsi des guerres américaines en Orient. Revenons aux termes employés par Pisani : Etat de droit : cette expression signifie normalement que le droit est écrit. Pas que l'Etat donne des droits à ses citoyens. Le droit était aussi écrit sous Louis XIV. - 95 -
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Garantissant la liberté et l'égalité des citoyens : dans les faits, c'est surtout le principe électif qui est retenu. Les questions qu'il faut se poser est « où sont les textes (on est dans un Etat de droit rappelez-vous) qui garantissent la liberté et l'égalité ? », « quelle définition est donnée dans ces textes à la liberté et l'égalité ? » et « ces textes sont-ils respectés ? » Pour la liberté, le principe habituellement retenu en droit est que tout ce qui n'est pas formellement interdit est toléré. La garantie repose donc sur une absence de texte. Le jour où un texte de loi vient réglementer une activité, la garantie sur la liberté disparaît. On a donc ici une figure de style appelée oxymoron en poésie : un Etat de droit (où le droit est écrit) censé garantir la liberté (qui repose sur une absence de droit). La Déclaration des Droits de l'Homme qui stipule que « les hommes naissent libres et égaux en droit » est certes inscrite dans le Préambule de la Constitution, mais le Préambule... ne fait pas lui-même partie de la Constitution. L'égalité repose, elle, sur des droits constitutionnels. Le premier de ces droits est le droit de propriété. L'égalité est donc le droit commun à tout individu de posséder quelque chose, pas l'égalité de ces possessions. Les droits qui suivent ne sont pas vraiment respectés : droit d'asile, liberté syndicale, droit de grève, droit à l'emploi, non-discrimination par le travail, droit au logement. Passons sur la blague sur le libre débat et finissons par la définition raccourcie à laquelle l'absence d'article donne rang d'aphorisme : « La démocratie est civilisation. » Pisani ne veut évidemment pas dire que Sumer ou l'Egypte de l'Ancien Empire étaient des démocraties, il veut dire que ce ne sont pas des civilisations. La civilisation a commencé pour lui au 18ème siècle en Europe occidentale, chez les Blancs. Pisani écrit aussi « La démocratie doit tendre vers son plein accomplissement : elle est débat et non mise à mort, elle est alternance et ignore toute lutte finale [...] » ou encore « Plus que la source de la paix et du progrès, elle en est l'objectif et le couronnement. » L'intention était de dénoncer les croisades de George W. Bush en Irak et en Afghanistan, en niant le fait que « la démocratie est, en soi, un remède au sousdéveloppement, à la guerre civile, à la dictature. » Pisani était-il naïf au point de penser que Bush aurait eu pour objectifs la fin du sous-développement et de la dictature ? Il va encore plus loin : « On a lancé un processus mécaniste. » et « La naissance et l'épanouissement de la démocratie obéissent à des lois biologiques. » Il fallait oser : l'avènement de la démocratie est un résultat de l'évolution ! Il y a les non-occidentaux pas évolués qui ne sont pas démocrates, et les occidentaux évolués qui le sont. *
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Nous observons donc que quoi qu’il choisisse de faire, l’homme est confronté à l’inversion des principes dans lesquels il a entrepris son action. Il en est de même avec la démocratie. Puisque la démocratie est en soi une vertu, truquer les élections n’est pas un problème du moment que les apparences démocratiques sont sauves. Ainsi certains commentateurs ont salué le fait qu’Al Gore renonce à ses accusations de fraude contre George W. Bush lors de l’élection présidentielle américaine en 2000, pour « sauver la démocratie ». Le Conseil d’Etat a aussi reconnu que des morts avaient voté lors d’élections législatives, mais confirmé l’élection du tricheur, estimant que cela n’était pas de nature à modifier les résultats du scrutin. Il va de soi que le principe démocratique devait servir à légitimer la tricherie, et même les dictatures. C’est ainsi que de nombreuses dictatures organisent des élections. Leur caractère factice est de notoriété publique : on peut à la fois choisir les candidats, menacer les opposants, et décider des résultats. Il y a un élément psychopathique dans ce besoin de légitimation. Pour un psychopathe, il est important que l’on reconnaisse que sa vision des choses est juste, mais ce « on » n’a pas besoin d’être le peuple réel. Il peut tout aussi bien s’agir de ce qu’il décrétera comme étant le peuple. Car seul ce qu’il décrète réel est réel. Il s’agit là – on le voit – juste d’une forme extrême du fonctionnement ordinaire de la pensée humaine. C’est le même mécanisme que l’on retrouve dans la justice, où il importe peu qu’un individu soit réellement coupable des faits dont on l’accuse, mais très important de le faire avouer. Ces dictatures avérées sont moins subtiles que nos « démocraties » occidentales, puisque les apparences n’y trompent personne, alors que chez nous tout le monde s’y laisse prendre. Pourtant il ne manque pas de partis et d’associations caporalisées qui fonctionnent selon les mêmes principes. Quand les forces sont plus équilibrées, que peut faire un individu impliqué dans une procédure électorale lorsqu’il sait pertinemment que s’il ne triche pas, le camp d’en face le fera et emportera la mise ? L’élection est une incitation au vice, et l’on peut être certain que par ce biais, ce sont essentiellement des individus vicieux qui parviendront au pouvoir. Au moins dans un système par cooptation ou de pouvoir héréditaire, il peut arriver par accident qu’un chef ait une véritable stature (nous ne parlons pas ici de médiocres autocrates à l’esprit conquérant. Peu d’exemples valables pourraient venir à l’esprit du lecteur). Et si, fort rarement, un chef d’une telle stature commençait de s’imposer en démocratie, il serait invariablement poussé vers la sortie par la masse des médiocres. Beaucoup de gens identifient le respect de la démocratie au triomphe de leurs propres idées. Il ne manque pas de scrutins parfaitement réguliers (ça existe) à la suite desquels on aura entendu un des protagonistes clamer : «on a perdu, c’est pas démocratique.» - 97 -
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De fait, il n’est plus rare de voir des associations ou des sections syndicales parallèles se créer en marge des organisations officielles, et de les voir s’exprimer en leur nom quand il y a des désaccords ou même pour de simples questions de personnes. Il est frappant de voir qu’il est très rare qu’on ait conscience d’enfreindre une règle. Il faut dire que la démocratie a quelques vertus pratiques. Elle sert à légitimer ses propres victoires et à jeter le doute sur celles du camp d’en face. De tels individus sont typiquement des exemples de dissociation. Ils peuvent croire sincèrement aux vertus de la démocratie électorale, et considérer que tout ce qui compte c’est gagner. Ils se révèlent tout aussi dissociés lorsque truquant leurs scrutins internes, ils semblent convaincus que les élections qui se tiennent au niveau institutionnel sont régulières. Il va également de soi que plus un courant politique est puissant, plus il trahit l’idéologie qui le fonde. Les militants les plus sincères sont dans les partis sans importance. Dès qu’une organisation politique permet d’accéder à des postes plus ou moins en vue, elle fait l’objet d’une récupération par des individus opportunistes. * Par ailleurs, on dit parfois qu’on n'élit pas quelqu'un sur un bilan, mais sur des promesses. Mais on n’en tire pas la conséquence : les politiques n'ont aucun intérêt à résoudre des problèmes qui leur rapportent des voix. La droite au pouvoir serait mal inspirée de régler les difficultés administratives des créateurs d'entreprise, ni de réduire l'insécurité. Et ceux qui font profession de diminuer la dette de l'Etat font toujours en sorte de la faire exploser. Les deux grands emprunts d'Etat de la Vème République sont les emprunts Giscard et Balladur. C'est sous Lionel Jospin qu'on a terminé de rembourser l'emprunt Giscard et que la France s'est relativement désendettée. Quant aux socialistes, ils auraient perdu leur thème de bataille s’ils s’étaient avisés de régler les problèmes d'inégalités ou la misère sociale. * On peut aussi dire que le régime démocratique et la technocratie qui le soutient ne peut accepter le principe d’alternance que si l’alternance réside dans des points mineurs, et que c’est la continuité qui domine. L'alternance entre des systèmes politiques réellement différents est totalement impossible. Si les socialistes français et la droite peuvent se refiler le bébé d'une législature à l'autre, c'est bien parce que sur les principes fondamentaux ils sont d'accord, que l'économie fonctionne de la même façon sous les uns et sous les autres, et que les mêmes règlements internationaux sont respectés. Qu'est-ce que des décroissants, des communistes, des ergonistes, des autogestionnaires peuvent bien trouver - 98 -
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d'intéressant aux principes « démocratiques » d'un système qui les rejette par principe comme gouvernants ? Ils finissent par servir d’alibi au capitalisme quand celui-ci prétend aller de pair avec la liberté d’expression, puisqu'il autorise même sa propre contestation. Il s’ajoute à cela un discours prétendant faire du capitalisme la fin de l'histoire. Il serait inutile de le combattre, parce qu'il n'existerait rien par quoi le remplacer. La paresse intellectuelle et l'ignorance font même que certains font croire que capitalisme est synonyme d'économie : pour eux, acheter et vendre signifie adhérer à des principes capitalistes. L’opposition partage toutes les croyances économiques absurdes des capitalistes. * D’ailleurs, les forces au pouvoir que sont la très haute bourgeoisie ou les grands banquiers par l'intermédiaire des pouvoirs politiques qui leur sont inféodés, contrairement à leurs opposants, continuent de considérer la démocratie comme un moyen de se maintenir au pouvoir, et non comme une fin. S’il advient que le débat d'idées ou les résultats des votes menacent le pouvoir en place, celui-ci n’en tient tout simplement pas compte. C’est ainsi que le Traité constitutionnel européen a pu être adopté sans vote ni modification de fond, après avoir été clairement rejeté par referendum dans plusieurs pays. Par un amusant retournement de sens, ces forces en arrivent à présenter leur propre gouvernement comme démocratique en essence, même s’il est minoritaire, et le pouvoir des autres comme anti-démocratique, même s’il est majoritaire. Un reversement du gouvernement élu devient alors un acte essentiellement démocratique ! Le positionnement ultra-démocratique des mouvements de gauche sudaméricains parvenus au pouvoir a donc quelque chose de masochiste. Ils auront toujours les corps constitués, les media, le patronat, et parfois l'armée contre eux. La croyance naïve des individus dans les vertus de la démocratie électorale est une expression de la croyance au progrès. En dépit de tout ce qu’elle pourrait observer, la gauche pense toujours de manière plus ou moins consciente qu'il existe un sens positif à l'Histoire et que leurs efforts finissent par déboucher sur un progrès de l'humanité. La victoire viendra un jour, et elle sera définitive. Mais l'Histoire nous permet-elle d'observer que des progrès le soient pour toujours, ou que globalement le monde s'améliore avec le temps ? Cela éclaire aussi la tendance des groupes de gauche à construire des formes d'organisation idéales sans se donner les moyens de consolider leur pouvoir une fois celui-ci acquis. Ils supposent toujours vaguement qu'une fois qu'ils seraient au pouvoir, la droite se dissoudrait dans leur bonheur collectif. Quelle que soit la forme d'organisation, les forces entropiques saisissent toutes les opportunités de reprendre le contrôle.
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Il arrive également qu’on avance qu’en démocratie le citoyen ne se laisse pas faire. C’est tout à fait le contraire. La confusion des moyens et des fins amène une large majorité de gens à confondre le verbe et l’action politique. Ainsi les partis politiques minoritaires gaspillent une énorme quantité d’énergie à organiser le « débat d’idées » et à préparer les élections sans jamais mettre à mal le système en place, ni remporter la moindre victoire. La démocratie amène les individus à consentir aux injustices dont ils sont l’objet puisque elle les rend légitimes. Il existe des villes américaines de 50 000 habitants où entre le tiers et la moitié des foyers ont perdu leur logement depuis 2007. Ils ne se révoltent pas. La gauche américaine accuse en général le « tittytainment » (contraction de titty (téton) et entertainment (loisirs), mot inventé par Zbignew Brzezinski), du pain et des jeux (enfin surtout des jeux) censés détourner le peuple des questions politiques, mais la démocratie est la véritable coupable. Ces gens attendent tranquillement que les élections, auxquelles ils n’ont d’ailleurs plus le droit de participer puisque sans abri, règlent le problème. Les capitalistes disent parfois que la démocratie va de pair avec l’économie de marché. Mais le « doux commerce » de Montesquieu n’a pas empêché des pratiques impérialistes ultra-brutales, incluant des génocides. L’économie de marché s’est généralisée à la planète entière, et chacun peut constater que les régimes autoritaires n’ont pas disparu. Démocratie et néo-libéralisme ont cependant bien des similitudes. La pensée économique a donné une base pseudo-scientifique aux inégalités quand le féodalisme et les religions n'ont plus été efficaces pour faire accepter leur sort aux pauvres. Le régime politique démocratique a des résultats proches, du moment qu’il est vécu comme une fin et non comme un moyen. Ce que Jaurès disait de la liberté selon la droite parlementaire (« Le renard libre dans le poulailler libre ») a son équivalent avec la démocratie. C’est démocratiquement que l’injustice sociale et l’exploitation perdurent et sont ainsi « légitimées » par ceux qui tiennent la démocratie comme la source de la légitimité. La démocratie prolonge la « morale d'esclave » qu'est le christianisme pour Nietzsche, la transcendance en moins. Sous les monarques absolus, il surgit régulièrement des révoltes dont le destin peut renverser un régime. En démocratie, on prétend toujours mettre en scène une expression non-violente et limiter l'objet de son mécontentement. Pendant les luttes lycéennes et étudiantes contre le Contrat Première Embauche (1995), on a beaucoup entendu de personnes affirmer qu'il ne s'agissait pas de faire tomber le gouvernement. Ce qui n’a pas empêché Gilles de Robien de considérer que la légitimité électorale n’était pas seulement la plus importante, mais l’unique légitimité. Après 1789, beaucoup de campagnes se sont empressées d'envoyer siéger leurs nobles. Grâce à la démocratie, ils ont obtenu une nouvelle légitimité. C’est - 100 -
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probablement comme cela que le légitimisme, favorable à la royauté, a perdu du terrain petit à petit, puisqu’il s’est avéré que la pratique démocratique seule ne remettait pas en cause les inégalités souhaitées, et qu’elle permettait même mieux que d’autres systèmes de les faire perdurer. L’espoir des banlieues de voir leur situation s’améliorer en votant est bien vain. D’autres discours ont des effets proches : la révolution « pas pour tout de suite » des groupes communistes révolutionnaires permet de calmer les agités qui ne se satisfont pas de la démocratie « bourgeoise ». L’appel à la révolution « des consciences » permet de conserver les institutions et le pouvoir dans les mains où il est déjà. C’est ainsi que la démocratie électorale permet à un pouvoir de se maintenir sans entretenir des troupes de police importantes pour prévenir les tentatives de renversement, une fois que les oppositions ont intégré le modèle comme celui qui leur permettait la plus libre expression, et corollairement mieux accepté les rapports de domination. La République française a longtemps ignoré son propre potentiel de stabilité, car elle était supposée être née d'une insurrection. Peu nombreux sont ceux qui ont compris que le principe électoral amollissait les opposants qui finissaient par reconnaître la légitimité des chefs de la nation. Jusqu'à il y a peu, on pensait que la rue pouvait gouverner, ou qu'un scandale pouvait ruiner une carrière politique. Il s'agissait juste de conventions. Autrefois la manifestation pacifique suffisait à entraîner négociations ou capitulation du pouvoir. Il s’agissait d’un pacte de non-agression tacite entre les syndicats et les gouvernements : les syndicats ne s’en prennent pas au pouvoir de manière violente, ne cherchent pas à le renverser, en échange de quoi il sera tenu compte de leurs revendications à hauteur de leur démonstration de puissance. Evidemment ce pacte ne fonctionne que si les manifestants ont réellement l’intention de menacer le pouvoir si leurs demandes ne sont pas écoutées. Aujourd'hui, si les pêcheurs ou les agriculteurs conservent un mode d'action souvent musclée, la gauche « de mouvement » est incapable d'envisager une action plus radicale que la manifestation ou le blocage, parce qu'elle a intégré la légitimité unique des consultations électorales. Depuis que la CGT n’est plus la courroie de transmission du Parti communiste, il n’existe plus de possibilité de transformer les luttes sectorielles en revendications larges et politisées. Ce qui n’empêche pas certains de se féliciter de la rupture du lien entre politique et syndical, tout en appelant paradoxalement à la convergence des luttes. Pendant un certain temps, les gouvernements et le mouvement social ont continué à croire que la convention qu'une manifestation de force suffisait pour obtenir une négociation pouvait rester en vigueur. C’est sous la présidence de Jacques Chirac que Dominique de Villepin a compris le premier que désormais l’opinion n’accepterait plus que les manifestations sortent de leur cadre légal, et que la rue elle-même n’y était pas prête. - 101 -
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La France a prouvé mieux que les autres pays qu'un scandale pouvait être étouffé même quand tout le monde est au courant. L'abus de bien social ou même la délinquance sexuelle avérée n'a pas toujours de conséquences sur l'image publique d'un personnage. Il est même possible d'orchestrer soi-même sa propre contestation et d'en retirer des lauriers de démocrate. Une grande légitimité du principe électoral dans l'opinion permet de se livrer à tous les délits et toutes les manipulations sans jamais être inquiété. On pourra ajouter que la légitimité majoritaire est un argument pour museler un opposant dans pratiquement toutes les organisations. * On prétend que la démocratie occidentale résulte d'un contrat social, par lequel le citoyen est protégé de la violence d'autrui, en contrepartie de quoi il renonce à sa propre violence et confie le monopole de la violence légitime à l'Etat. Tout d'abord, ni Hobbes ni Rousseau ne défendent la démocratie représentative. Ensuite, il n'y a pas vraiment de contrat : il n'existe pas de choix de ne pas signer. Les théories du contrat social ont accompagné le développement du contrat de travail. Dans les deux cas, il est suggéré qu'il existe un contrat entre un prédateur et sa proie. Le contrat de travail est réglementairement un renoncement du salarié d'une part de sa liberté en échange d'un salaire. Keynes a évoqué la nécessité d'octroyer aux travailleurs le juste nécessaire afin de renouveler la force de travail. Le salariat a d'ailleurs un avantage sur l'esclavage : le patron n'a plus le besoin d'organiser le gîte et le couvert; il reporte le travail de recherche de nourriture et d'un logement sur le salarié lui-même, ainsi que le risque de ne pas les obtenir. Similairement, la violence des particuliers est délégitimée par un prétendu contrat. Il y a rarement émergence d'une violence de particuliers dans une société non-violente et harmonieuse. La violence des privés et le plus souvent une réaction à la domination politique dont ils sont l'objet, bien que le discours camoufle les mécanismes de domination. Historiquement l'Etat est un instrument de domination pour la classe dominante. Malin, il précise même les mécanismes par lesquels la contestation peut s'exprimer : les élections, le droit de grève limité, la manifestation autorisée. Et le raisonnement implicite que le peuple doit adopter est le suivant : un pouvoir qui organise sa propre contestation ne peut pas être délégitimé. On oublie bien sûr le corollaire non dit : les moyens de contestation qu'il autorise ne peuvent pas le renverser. Et s'il advenait qu'on le renverse (cela arrive parfois dans certains pays d'Amérique latine ou d'Afrique), il s'autoriserait tous les moyens qu'il avait proscrit pour se rétablir. Ceux qui parlent de révolution non-violente font référence à des cas particuliers non transposables. A l'époque de Gandhi, il y avait plus de 500 millions d'indiens pour 50 000 britanniques en Inde, soit un rapport de 1 à 10.000. - 102 -
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Autant dire que même sans violence, la force des indiens était écrasante. La fin de l'apartheid en Afrique du sud repose sur un rapport de force certes inférieur, mais aussi sur un boycott international très efficace. Et il faut aussi se rappeler de la période pendant laquelle un rapport de 1 à 10.000 a permis malgré tout aux britanniques de coloniser l'Inde. * Les gens peuvent exprimer un argument sans en comprendre toutes les implications, même lorsqu’il s’agit du meilleur argument. « L’argent ne se mange pas », dit par exemple un proverbe des indiens Crees. Ceci est parfaitement exact, d’une rationalité à toute épreuve et il ne manque pas d’occidentaux friands de philosophies exotiques pour témoigner de la sagesse de ces mots. Peu de ceuxci pourtant iraient jusqu’à remettre en cause les mécanismes et indicateurs économiques – comme le Produit intérieur brut, la croissance, la valeur ajoutée – comme incapables de réaliser ce à quoi ils prétendent, à savoir mesurer la richesse. Les institutions donnent lieu à un comportement similaire. Les militants d’opposition utilisent éternellement et sans les questionner des modes d’expression politiques inefficaces parce que les moyens chez eux ont remplacé les fins. Ils admettent souvent que ce sont les marchands d’armes qui font l’opinion puisqu’ils possèdent la presse, voire qu’il n’est pas possible de faire triompher aux élections un candidat dont les idées seraient contraires aux intérêts de ceux-là. Ils acquiescent de même au fait que le poids électoral des groupes sociaux est proportionné à leur discipline de vote, comme les chrétiens évangélistes du sud des Etats-Unis. Ils peuvent même admettre que tout ce que l’on attend d’eux est un consentement formel à des politiques déjà déterminées ailleurs. Mais ils défendront toujours les élections comme seul principe de légitimité des gouvernants. Ils se présentent éternellement à ces élections qu’ils ne gagneront jamais, se satisfaisant d’améliorer un peu leur pourcentage de voix d’une consultation à l’autre. Ils signent des pétitions qui ne servent à rien à part à compléter les fiches de renseignement de la police. Ils organisent des manifestations de rue sans comprendre de quel rapport de force elles procèdent. Parfois, pour ne pas les décourager, on leur offrira la victoire sur un point mineur, et ainsi persuadés de l’efficacité des luttes, ils laisseront passer toutes les autres mesures, sans envisager de prendre la Bastille, mais préparant la prochaine défaite dans les urnes. En France, l’identification à un groupe défavorisé est difficile. Les populations immigrées non assimilées pourraient jouer ce rôle, mais lorsqu’elles sont de présence récente, elles sont peu politisées ou revendicatives, en dehors d’un certain lobbying à court terme. A plus long terme, elles intègrent facilement le discours républicain et sont peu enclines à voir les enjeux politiques comme nécessitant une expression communautaire. - 103 -
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Le discours républicain réussit cependant à désamorcer les revendications communautaires, tout en n’étant pas suffisamment puissant pour que les classes populaires surmontent leur hétérogénéité ethnique et culturelle. En troisième lieu, comme il s’incarne dans l’Etat, celui-ci est protégé de la colère du peuple qui s’identifie à lui. Souvent les pauvres s’accusent les uns les autres et laissent les institutions tranquilles. Toute tentative d’expression communautaire est stigmatisée comme contraire aux idéaux de la « République », où le choix de son vote est un droit de l'individu. Dès que quelqu’un lance l'idée, vous entendez aussitôt les chœurs de « citoyens » qui refusent de s’engager dans une logique de groupe (ethnique par exemple) pour des raisons de « principes », de s'engager dans une logique où la discipline de groupe est importante par amour pour les « institutions démocratiques » ou d'envisager toute forme de violence face à un pouvoir qui ne se gênera pas. Et ce même parmi ceux qui utilisent le vocabulaire révolutionnaire. La banlieue ne peut avoir de poids électoral que si tous les électeurs de banlieue votent pour le même candidat (du moins en tendance), et de préférence minoritaire pour le tenir électoralement. Si chacun vote comme il l’entend les votes s’annulent les uns les autres. La dizaine d’associations de banlieue qui ont répété aux jeunes qu’il suffisait de s’inscrire sur les listes et de voter comme ils l’entendent le jour venu pour se faire entendre ont un problème avec les mathématiques. Mais les banlieues n’ont ni idéologie ni discipline. * Si l’on veut juger d’un arbre à ses fruits, la manière dont un gouvernement accède au pouvoir ou s’y maintient n’a aucune importance, seuls ses actes comptent. Les résultats de la démocratie sont très discutables au regard des conditions matérielles et morales des individus. Vue comme moyen et non comme fin, la démocratie ne donne pas de meilleurs résultats que les autres systèmes politiques. On dit notamment que les peuples se préoccupent de démocratie quand leur estomac est plein, ce qui montre bien que la démocratie n'améliore pas spontanément la situation matérielle des individus. Tout individu ayant des yeux pour voir peut observer que le caractère électif de la désignation des représentants du peuple n’améliore pas le sort des sans-abris. Le prince de Naples au 16ème siècle avait construit un immense asile pour ceux de sa ville. Le maire socialiste de Paris a démoli leurs tentes qui risquaient d’abîmer la vue des usagers de Paris-Plage. Les sondages montrent que beaucoup de gens ont peur de se retrouver à la rue. Ils savent bien au fond d’eux que leurs organismes publics et leurs partis politiques ne leur viendront pas en aide le cas échéant, mais continuent de vanter la citoyenneté et la démocratie. - 104 -
DE LA DEMOCRATIE
Même pour ce qui est de l’expression politique, la démocratie ne prouve pas sa supériorité. Les idéologies n’ont jamais eu besoin de la démocratie pour se répandre. Au contraire, les régimes plus répressifs donnaient d’autant plus de force et de radicalité aux idéologies. La démocratie les a ramollies au point qu’elles acceptent facilement leur défaite dans les urnes. Par l’identification de millions d’individus à une idéologie, l’individu pouvait croire à sa propre influence. Certes les idéologies étaient très imparfaites et gommaient toutes les divergences individuelles. Mais l’idéologie ou la religion permettent l’action politique de l’individu par la loi du nombre. Les systèmes politiques sans les idéologies fédératrices ramènent à une arithmétique simple : un seul individu a très peu d’influence sur l’histoire de 6,5 milliards. Et ce quelque soit le système politique adopté. Or ce sont les idéologies comme principe qui ont été décrites comme totalitaires, alors que la démocratie débarrassée de l’idéologie, et devenant ellemême une idéologie de substitution, est plébiscitée. On prétend même que la démocratie permet à l’individu de changer le monde. Alors que sans les idéologies et l’effet de masse qu’elles procurent, elle ne permet rien de tout cela. Elle permet même moins qu’un régime autocratique, car un régime démocratique ne peut ni être renversé, ni être influencé par un individu. Un monarque seul peut être renversé. A l'inverse, en démocratie, lorsqu'on coupe une tête, il en pousse dix autres pour soutenir le système de domination en place. Un monarque peut être influencé par les élites dominantes. Mais un système global de domination comme la démocratie ira toujours dans leur sens, quels que soient les changements de personnes. Si une personne s'élève contre le système parmi l'élite, 100 le soutiendront. Aldous Huxley disait que toutes les dictatures étaient tombées parce qu’elles n’avaient pas distribué assez de pain et assez de jeux. Aucune n’avait à ses yeux su amener les individus à aimer leur propre servitude, comme dans son roman « Le meilleur des mondes ». Ce que la dictature n’a pas su faire, la démocratie y est parvenue.
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CONCLUSION
Conclusion La plupart des êtres humains sont dissociés au point de produire un discours sans rapport avec la réalité qu’ils vivent. Ce discours est le produit de l’influence culturelle, qu’ils reproduisent par imitation. Cette culture est produite à travers le langage, et ce langage n’est bien sûr pas neutre. Non seulement il formate la pensée des individus vivant dans une société donnée, mais il peut créer la réalité qu’il est censé décrire. Ainsi il n’existe pas de démocratie sans le mot démocratie et la définition qu’on lui donne. Il existe plusieurs types de concepts produits par le langage, ayant un lien plus ou moins fort avec la réalité qu’ils décrivent. Les concepts qui désignent des objets du quotidien selon leur finalité ont un rapport étroit avec cette réalité. Les concepts qui permettent la classification systématique du vivant sont relativement arbitraires. Il n’existe pas de genre ou d’embranchement dans la nature, mais y faire référence permet de structurer notre propre perception de cette nature. Pour ces concepts scientifiques, le langage dispose de normes telles que les scientifiques entre eux se comprennent, et rapportent le signifiant à un même signifié. Le grand public comprendra le plus souvent le concept de la manière dont les scientifiques l’entendent. Dans le domaine des sciences humaines, les concepts ne sont pas aussi universels. Un même mot peut prendre des sens très différents selon le domaine dans lequel il est utilisé, le courant ou l’auteur qui l’utilise. Par ailleurs, le concept en sciences humaines n’a pas seulement une finalité descriptive. Il s’inscrit le plus souvent dans un discours plus large, plus ou moins cohérent en lui-même, mais qui trouve son fondement en lui-même. Ainsi ce concept n’est valide que dans le cadre de la réflexion qui le produit. Il n’est pas validé par le monde réel, mais prétend pourtant décrire le réel. Au contraire, un concept de cet ordre renverse le principe de la description. Ce n’est plus le monde réel qui génère un langage permettant de - 106 -
CONCLUSION
le décrire. C’est l’affirmation que ce qui est dit est réel qui crée la perception que nous avons du monde. L’idéologie se prétend ontologie. Les faits démentent le plus souvent les discours subjectifs. Cependant, un discours subjectif peut devenir la réalité si les individus s’accordent sur l’existence de cette réalité, et qu’ils modifient leur milieu d’existence en conséquence. Dans le cadre de l’économie, il existe aussi plusieurs niveaux de concepts. La sphère de production crée des objets concrets, dont le nom a une corrélation forte avec ce qu’ils sont réellement. Les concepts utilisés en comptabilité comme le prix ou le « Produit intérieur brut » sont des « faits » d’une autre nature. Ils n’existent pas en tant que tels, mais la standardisation de la comptabilité et l’usage que nous en avons a un impact très puissant sur nos vies. Mais pour mieux asseoir l’économie comme science, il ne peut suffire que les hommes décrètent une convention sur le prix. Le caractère arbitraire de la chose est trop visible. Il faut que cette convention s’appuie sur la croyance en une valeur intrinsèque à l’objet. Cette croyance en une valeur intrinsèque est importante pour valider les concepts de la pratique comptable. On dit que la sphère de production permet de créer de la valeur, en même temps que l’on crée des biens de consommation ou des services tarifés. Cette valeur dite « ajoutée » se retrouve dans nos salaires, et on suppose que l’on peut la taxer pour financer le budget de l’Etat ou des organismes sociaux. En revanche, le mécanisme précis de création de la valeur des théories économiques n’a aucune incidence dans nos vies quotidiennes. La notion de valeur discutée par les économistes n’est significative que pour ceux qui acceptent de discuter avec eux. Au sein de ceux qui discutent de la théorie économique et de la valeur, différentes écoles de pensée ont différentes conceptions de la valeur. Elles sont formellement incompatibles entre elles. La valeur au sens marxiste n’a de sens que dans le cadre d’une réflexion marxiste. Elle est différente de la valeur pensée par les intellectuels monétaristes. Et elle est différente de la valeur constatée et représentée par le prix. Dans la réalité, les choses valent le prix qu’on les achète, et les profits boursiers ne sont pas du « capital fictif », parce que cet argent représente le même pouvoir d’achat que n’importe quel argent. Dès qu’on accepte de discuter d’une valeur non réductible au prix, il devient impossible de confronter la théorie avec la réalité. De même qu’elles peuvent ne refléter en rien les éléments comptables constatés dans l’économie réelle, les notions contradictoires de valeur des marxistes et des monétaristes peuvent cohabiter sans entraîner de controverses intellectuelles Si les faits ne sont pas examinés pour tester la théorie, il n’y a pas de raison a fortiori qu’on la confronte à d’autres théories elles aussi non testées par les faits. D’autres concepts sont absolument propres à une école ou un auteur donné, et n’ont de valeur que pour ceux qui le lisent et acceptent d’en discuter, ainsi le « travail vivant » de l’école de sociologie de Francfort. - 107 -
CONCLUSION
Pour résumer, la valeur est une création du mental analytique, avec une dimension d’égrégore. Ontologiquement elle n’existe pas. C’est la fonction du concept : créer des catégories de discours sans cesse plus éloignées de la réalité qu’ils sont censés décrire, dotées d’une vie propre. Le raisonnement logique ne s’applique qu’à ces catégories et ne peut parvenir qu’à des conclusions qui les concernent et non la réalité elle-même. Ceci en supposant généreusement que le raisonnement lui-même est formellement correct. A travers le concept, ce qui n’existe pas commence à exister. A son niveau, l’homme reproduit la création biblique. Il nomme les choses et elles surgissent dans son univers. L’homme a inventé des civilisations entières qui reposent sur des concepts, des pétitions de principe. Ces concepts sont vrais si la croyance les supporte. C’est ainsi que nous mettons en place des institutions, et que nous avons créé une économie mondialisée basée sur une croyance commune en l’existence de la valeur. De même, il n’existe de démocratie que dans la mesure où l’homme croit vivre dans une démocratie. Ainsi en est-il de la justice, des droits et des devoirs ou de la légitimité qui ne se fondent qu’en eux-mêmes dans une fascinante tautologie. C’est là une malédiction pour l’espèce humaine, contrainte pour communiquer à utiliser un langage qui la sépare de la réalité. Non seulement parce qu’il prétend la définir lui-même, mais aussi parce qu’il est construit de manière à ne pouvoir saisir qu’une seule cause à la fois et contribue ainsi à restreindre les perceptions. On peut ainsi voir en l’apparition du langage articulé un affaiblissement de sa conscience du monde, une chute. Et en l’homme une espèce finalement inférieure à toute forme de conscience qui ne se serait pas égarée dans ses propres représentations. * Cette présentation d’une réalité façonnée par la conscience n’est que partiellement vraie. Chez l’homme, elle fonctionne dans une certaine limite : il peut créer un cadre conceptuel, une idéologie, des institutions même, mais il ne crée pas la matière. Aussi la prétention de certaines magies à parvenir à des résultats en s’appuyant sur n’importe quelle croyance (peu importe qu’elle soit vraie dit la Magie du Chaos) est suspecte. On pourrait donc croire n’importe quoi, y compris que notre magie fonctionne même si ce n’est pas le cas. Il existe donc des vérités et des mensonges, même si le langage binaire en approche difficilement la subtilité. Le véritable test spirituel sépare celui qui est attiré par la vérité et celui qui croit aux mensonges. Il se peut qu’instinctivement, on se comporte conformément à la vérité sans prise de conscience de celle-ci, mais cela reste accidentel. La fameuse loi d’attraction ne résulte pas seulement des croyances que l’on choisit d’adopter mais aussi de leur fondement dans la réalité. Le constat des résultats d’une croyance étant souvent orienté pour confirmer la croyance initiale, il sera d’autant plus difficile de s’en débarrasser. (Il m’aime mais il me ment. Mais il me ment parce qu’il m’aime.) Un des présupposés que les - 108 -
CONCLUSION
mystiques ont sur les scientifiques est qu’ils sont « rationnels ». Mais ils ne le sont pas. Ce n’est pas « rationnel » de nier des phénomènes parce qu’ils ne sont pas reproductibles ou prouvables par les statistiques. Ce n’est pas « rationnel » de croire en la réalité des concepts qu’ils utilisent pour expliquer le monde, sans parler des faux raisonnements. In fine, ce qu’ils voient n’existe pas, et ce qu’ils conçoivent existe. Ils ne croient donc que ce qu’ils veulent bien croire. La plupart des gens croient de même ce qu’ils veulent bien croire, et il est impossible de convaincre qui que ce soit. Il y a donc ceux dont la nature est de penser juste, et ceux dont la nature est de se tromper. Ce ne sont plus la magie et la science qui se font face, mais deux natures également répandues dans les deux camps. * La philosophie a souvent cherché à définir les rapports de la conscience et de la matière. C'est un des sujets cosmologiques dont traite la métaphysique. Nous avons dit que l’idée d’une réalité façonnée par la conscience n’est que partiellement vraie. En philosophie, cette vision est portée par le courant idéaliste. Evidemment, quand il ne tient pas compte des restrictions humaines, il conduit à croire que tout ce qui est conceptualisé est vrai. Le courant « opposé » est le matérialisme. Ce courant suppose que c’est le monde extérieur qui est à l’origine de la conscience. Feuerbach disait ainsi que c'est le phosphore qui pense en nous. Ceci conduit de la même façon à croire que tout ce qui est conceptualisé est vrai, puisque validé a priori. Etonnamment, on pourrait dire que les deux thèses étant conceptuelles, l'idéalisme est la seule des deux qui soit cohérente avec elle-même. Pourtant, si nous postulons que la conscience est bien à l'origine de la matière, nous devons supposer que la position matérialiste est fausse. Or, bien que fausse, elle a indéniablement influencé les civilisations humaines, à travers les idéologies politiques, et créé un paradigme dans lequel l'homme pense l'univers. Ainsi, la conscience n'a pas besoin de « consciemment » savoir comment elle crée. Même une pensée fausse a des conséquences matérielles manifestes. Intrinsèquement cohérentes ou pas, les métaphysiques de la conscience sont des pétitions de principe, que l'on adopte si elles nous plaisent, que l'on rejette si elles nous gênent. Les oppositions entre ces différents modèles ne sont pas fondamentales. Le fait essentiel est qu'il existe une telle opposition, alors qu'elle ne repose sur rien de ce que nous considérerions comme une preuve, mais sur le talent rhétorique, et in fine le plaisir de s'opposer. Nous avons là un indice de ce qui est l'origine de perception humaine : son propre désir de percevoir ce qu'il accepte de percevoir. Au-delà des limites même de perception du cerveau humain, son interprétation de ces perceptions est absolument fantaisiste. On pourrait aussi remarquer de prime abord que les positions matérialiste et idéaliste sont trop tranchées pour rendre compte convenablement de la réalité. Il semble trivial de faire remarquer que nous agissons sur notre environnement, - 109 -
CONCLUSION
comme nous réagissons à celui-ci. La question de qui a commencé semble sans importance, tant tout cela a commencé il y a si longtemps et ne semble devoir jamais s'arrêter. Cependant, cela n'a pas du paraître si trivial aux dizaines de philosophes qui se sont prononcés sur le sens de la flèche. Ainsi Michel Henry décrit un Marx – le penseur « matérialiste » par excellence - plus nuancé que le disciple de Feuerbach souvent dépeint. Dans sa critique de Stirner, Marx décrit les deux positions comme naïves : « Ou le sujet crée l’objet - la conscience détermine ses représentations, ou l’objet détermine le sujet - la conscience n’est qu’un effet des processus matériels. Ou l’idéalisme ou le matérialisme. ». Toutefois, Marx pense d’abord que la conscience est déterminée par son environnement, ensuite seulement qu’elle peut réagir sur cet environnement et créer les conditions de sa transformation. Il choisit donc le sens de la flèche qui a sa préférence. Les philosophies idéaliste et matérialiste de l’origine de la conscience sont causales, linéaires et proposent un point d’origine. Mais cette origine n’existe pas. Le mouvement double de la conscience qui crée et de la création qui agit sur la conscience ne commence ni par l’une ni par l’autre. La pensée ésotérique dit que la conscience s’incarne, qu’il n’existe pas de différence de nature entre la conscience et la matière, mais de densité. De même la physique atomique aura montré que l’énergie se transforme en matière et réciproquement. Et la physique quantique montre que la conscience peut bel et bien influencer la matière, comme la matière impressionne la conscience. La mécanique ondulatoire propose que la lumière ou la matière existent sous une nature duale d’onde et de particule. La fonction d’onde d’une telle particule lui permet d’adopter « simultanément » tous les niveaux d’énergie possibles, dont la survenue est plus ou moins probable. C'est l'observation qui fixe la valeur de l'énergie réellement observée. Ainsi l'observateur et le phénomène observé forment un véritable couple ayant une action réciproque : le phénomène impressionne l'observateur, qui de son côté influence aussi le phénomène par l'action de sa conscience. Cette conception « quantique » de la réalité est proche du couple indissocié du sujet et de l’objet de la phénoménologie transcendantale de Husserl. Cette première phénoménologie est l’œuvre d’un mathématicien et d’un mystique. Elle est très différente du courant de pensée qui va suivre, également appelé phénoménologie. Constatant l’imperfection des catégories de pensée pour approcher la réalité, elle prétendra étudier des phénomènes. Mais bien entendu ces supposés phénomènes sont autant de concepts. La phénoménologie est une philosophie, qui ne s’affranchit pas plus du langage qu’une autre. * Ce sont des concepts arbitraires bien plus que la réalité directement accessible qui fondent notre métaphysique. Or même en supposant que cette métaphysique serait ancrée dans la réalité, nous faisons la supposition absurde que - 110 -
CONCLUSION
nous percevons tout de la réalité. Mais nous ne connaissons que ce à quoi notre conscience accède, parce que nous ne sommes pas l'univers, mais seulement une de ses innombrables manifestations. Parce que notre cerveau filtre l'information dans laquelle il évolue. Parce qu'il transforme également cette information en sensations. Ces transformations sont le propre de la perception humaine, différente de la perception animale ou de toute autre forme de perception. Nous supposons également que l’ensemble de l’espèce humaine perçoit l’information de manière uniforme, ce que l’étude de nos congénères ne nous permet pas de confirmer. Nous savons pourtant aujourd’hui que le cerveau ne fait qu’interpréter la réalité, ce qui devrait nous conduire à actualiser notre métaphysique. La couleur rouge n'existe pas, c'est la longueur de l'onde qui correspond pour nous au rouge qui est interprétée par le cortex comme du rouge. Comme le souligne le physicien Régis Dutheil dans son ouvrage « L’homme superlumineux », Jung avait souligné l’existence de synchronicités concernant deux événements liés par le sens et non la causalité. Les lois de la synchronicité seraient pour le célèbre psychiatre aussi fondamentales que celles de la physique connue. Jung se basait sur les principes Yi-King, dans lequel, comme chez Platon, tout est l'image d'un événement suprasensible. Régis Dutheil en déduit deux propositions. La première est que la conscience intervient dans ces synchronicités de la même manière qu'elle détermine quel état d'une particule sera observé. On a ici les fondements d'une physique quantique à l'échelle macro. La seconde que la conscience agissant sans contrainte de causalité n'est pas liée à notre espace-temps. Dans l’univers de la conscience, les événements seraient organisés par affinités. Le cortex aurait un rôle de filtre : seules les informations concernant le présent passent et tout ce qui est présent n’est pas perçu. Ces informations seraient réorganisées selon des séquences temporelles et causales. Cette description d’un univers propre à la conscience dont le monde matériel ne serait que la projection holographique est celle du panthéisme païen, ou de l’idéalisme platonicien. Le cortex a également un rôle de transformation de ces informations, ainsi de la longueur d’onde en couleur rouge. Dans les synchronicités, toutes les informations passent à l'état brut. Ceci expliquerait que la voie intuitive permette une meilleure approche de la réalité que la méthode expérimentale. * Les métaphysiques de la conscience, idéalistes ou matérialistes, posaient au fond la question du libre-arbitre. Lorsque la conscience du sujet est entièrement déterminée par son environnement, il n’est donc question que de déterminisme (« C’est le phosphore qui pense en nous »). Tant que nous n’interprétons pas des archétypes en revanche, il existe une part de liberté à donner la primauté à la conscience. Mais on aura probablement cherché à résoudre un problème imaginaire, fondé sur des représentations fausses. En l’absence de sens de la flèche, il n’y a pas de contradiction entre libre-arbitre et déterminisme. Nous créons ce qui nous - 111 -
CONCLUSION
détermine, et ce qui nous détermine est aussi l’objet sur lequel nous allons pouvoir agir. Ceci apparaît aussi lorsque l’on examine la véritable nature du temps. Dans la culture ésotérique, la conscience est lumière. Une conscience à la vitesse de la lumière vit un temps propre, mais n’est plus soumis aux contraintes du temps absolu. Tous les phénomènes sont perçus comme instantanés. Les relations, comme dans la physique quantique, n’y sont plus causales. Comme dans les enseignements de Bouddha, passé, présent et futur sont des illusions. Les relations ne sont pas causales, comme dans la physique quantique. Un photon ne se percevrait pas lui-même comme doté d'une double nature, celle d'une onde et celle d'une particule. Il est à la vitesse de la lumière une ondeparticule de nature singulière. A notre niveau, la fonction d'onde permet à un photon d'adopter simultanément tous les niveaux d'énergie possibles, l'observation fixant la valeur observée. Mais à la vitesse de la lumière, il n'y a plus d'observateur. Le photon s'observe lui-même à tous les niveaux d'énergie possibles simultanément. Dans cet univers, toutes les potentialités sont réalisées et coexistent. Ce n’est pas là la position de Régis Dutheil qui ne parle pas d’univers lumineux, mais d’univers « supralumineux » et fait intervenir des particules théoriques que sont les tachyons, qui se déplaceraient plus vite que la lumière. La présentation qu’il fait de la non-contradiction entre libre-arbitre et déterminisme nous semble utiliser une béquille mathématique non nécessaire. Il affirme que le déterminisme existerait dans notre espace-temps, et le libre-arbitre dans l'univers supralumineux de la conscience. Pour nous, il est trivial qu'un univers non soumis aux contraintes de la matière est moins limité en termes de choix qu'un univers comme le nôtre. Cela n'en fait pas pour autant un univers totalement indéterminé. La non-contradiction entre libre-arbitre et déterminisme est simplement de nature, et nous le constatons en levant nos barrières psychologiques. Quand il n'y a pas de temps, toutes nos décisions ont été prises, sont prises et seront prises simultanément, tout est déterminé et nous avons cependant la liberté de choisir. Pour plus de précision, il va de soi – nous venons de le dire – que dans notre univers le libre-arbitre est limité, et que les probabilités pour un événement de se produire sont différentes selon les événements considérés. Toutefois, ils existent tous simultanément comme les énergies possibles d'un électron à travers sa fonction d'onde, et se produisent donc certainement dans d'autres réalités. Toutefois, comme toutes les énergies ne sont pas possibles pour un électron qui doit respecter les sauts quantiques autorisés, certaines séquences causales sont impossibles. Pour le magicien, ceci possède des conséquences pratiques. Soit il demande à des entités des plans subtils non soumis à l’espace-temps de modifier une séquence causale de notre univers. Soit il agit dans ce monde pour influencer les plans supérieurs. Une telle action a des aspects karmiques, car elle a des conséquences sur toutes les réalités causales alternatives en lien avec ces plans supérieurs. - 112 -
CONCLUSION
* L’utilisation du langage – on l’a vu - entraîne une grande confusion parmi l’espèce humaine. Comme ceux-ci imitent un discours, sans se préoccuper de son lien avec la réalité, ils ne font guère la différence entre un fait et une opinion, la connaissance et la culture, le souverain bien et la morale commune. Une conséquence majeure de cette habitude de percevoir le monde selon ses croyances est l’habitude de tout juger en bien ou en mal. Nous décidons d’apprécier certaines choses et d’en dénigrer d’autres selon le goût qu’on aura développé. C’est l’amour conditionné des enseignements spirituels. Les croyances, préférences et morales des êtres humains étant souvent incompatibles, il va de soi qu’il en résulte des conflits permanents inhérents à l’espèce. Le jugement est en effet lié aux fausses croyances, car beaucoup de concepts inventés avec le langage possèdent en eux cette dimension de jugement. Ainsi de la « valeur », de la « justice », du « courage », du « mérite » ou de la « légitimité ». Or ces notions sont tautologiques. D’une part, elles sont certes relatives aux personnes qui les expriment et donc tautologiques : est juste ce que j’estime juste. D’autre part, elles peuvent refléter une certaine réalité : celui qui va au devant du combat et celui qui fuit. Mais l’indignation qu’on ressent face au meurtrier, au lâche, au méchant est un jugement. Les êtres humains sont simplement conformes, collectivement et individuellement, à leur propre nature. Il n’y a aucune gloire ou déshonneur à être ce qu’on est. Ce qui est est. Par ailleurs, les gens pensent ce qu'ils pensent, qu'ils pensent bien ou mal, et pour le mental, tout est toujours vrai de ce qu'il affirme. Il est impossible de se mettre d'accord sur la réalité si chacun pense ainsi et n'est pas capable de voir cette réalité. De nombreux enseignements le disent. Et il n'y a rien d'extraordinaire à l'énoncer. Beaucoup de textes et d'ouvrages le font simplement pour introduire le reste : le mental et le jugement sont une caractéristique de l'esprit moderne. On peut s'interroger sur le degré auquel les auteurs de ces lignes ont intégré euxmêmes ce qu'ils disent. Et douter que de nombreux lecteurs en fassent autre chose qu'un postulat de base pour le style spiritualisé qu'ils essaient d'affecter. Sous la forme de généralités, l'affirmation rencontre un large consensus. Mais quand on commence à donner des exemples, la plupart ne comprennent plus rien du tout. Ils pensent savoir ce qu’est l’état de non-jugement, mais prennent comme tout le monde les observations assertives sur leur comportement pour un jugement négatif à leur endroit, et leurs propres opinions sur ce qui est bien ou mal comme étant celles du Christ. C'est une véritable révélation que de prendre conscience de ce fait, et surtout d'en réaliser l'importance. La plupart des penseurs savent que le concept comme le discours sont au départ des constructions, mais construire un discours est leur métier, et ils préfèrent l'oublier aussitôt qu'ils l'ont affirmé. C'est alors que le désarroi surgit : et après ? Que peut-on bien faire maintenant qu'on a compris ? Il - 113 -
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faut alors appliquer la règle à soi-même : je suis ce que je suis et je suis de ceux qui ont compris. D'autres sont aussi ce qu'ils sont et ne comprennent pas. Il n'y a rien qu'on puisse y faire, sinon de l'accepter. Bien entendu, l’individu qui a développé la compréhension se retrouve devant une difficulté de taille, celle de fonctionner dans un monde où il n’est plus le semblable de ses semblables, et où la conditionnalité est la règle. Il devra adopter une norme de comportements et parfois même des goûts personnels subjectifs. On ne peut devenir cet être qu'en prenant le dessus sur notre propre personnalité et les croyances qui la composent, qu’elles soient culturelles ou personnelles. Il n'existe pas de méthode proprement dite pour changer. La rigidité dans des croyances et des comportements est l'attachement à l'ego/personnalité des bouddhistes. Mais le questionnement n’est que déplacé : comment faire pour rompre l’attachement à l’ego ? Pour changer, il faut changer. Tout ce qu’il y a autour est une ruse du mental, qui sera efficace ou ne le sera pas. Mais au fond on ne peut changer que si « ça » le permet. Cette capacité à dominer la personnalité et les croyances relève aussi de la nature de certains individus, tandis que d'autres ne la possèdent pas. C’est seulement une fois que l’on est libéré de ses conditionnements qu’il est possible de faire des choix authentiques qui ne soient pas contraints par la tyrannie de la personnalité. Carlos Castaneda appelait traqueur le sorcier qui pouvait adopter à volonté la personnalité souhaitée. En pratique, un traqueur n'est pas nécessairement un individu dépourvu d'attachements, mais une personne suffisamment fluide pour manifester une figure en adéquation avec la situation vécue. A cet égard, il est important de dire qu’un choix est libre de jugements. Au moment de mourir, les membres du clan de Don Juan, réussissent à échapper à la mer de conscience et à conserver leurs individualités. Mais conserver une identité propre dans l’ « au-delà » est une option qui devrait se discuter, parce qu’elle est clairement le signe d’une orientation spirituelle égoïste. Pour certains individus, cette possibilité existe. Il leur faut alors faire le choix de la poursuivre. Ce que les livres de Castaneda soulignent assez peu, c’est que ce choix est totalement indifférent. Par notre propension au jugement, nous estimons généralement que les choix des autres sont mauvais. A l’inverse, le but ultime que fixe la méditation dzogchen est la réalisation du « corps d’arc-en-ciel » et l’union avec la vacuité, provoquant la fin du cycle des réincarnations et l’entrée dans le nirvana. Or si la vacuité et la clarté sont inséparables comme l’enseignement le dit, c’est que la nature de la conscience est de s’incarner. Vouloir mettre fin au cycle de réincarnation pour soi est d’une part une aspiration égoïste, d’autre part elle témoigne encore de l'illusion du moi, puisque ce que contient de conscience ce moi retournera dans le cycle. Le dzogchen comme la sorcellerie mexicaine n'ont aucune valeur ajoutée, aucune - 114 -
CONCLUSION
utilité, de même qu'aucune de nos actions ne sert à rien. Ils sont juste des possibilités données à quelques-uns, qui font le choix ou non de les réaliser. Si dzogchen et sorcellerie mexicaine ne nous proposent qu'une seule option, Franz Bardon dans son ouvrage « Le chemin de la véritable initiation magique » a le mérite de nous présenter les deux. Le mage selon lui a le choix entre prolonger son individualité ou la « mort mystique » en laissant son âme se dissoudre. D’autres appellent cela la voie de gauche (conserver l’ego) ou la voie blanche (l’union avec Dieu). Dans les comportements du quotidien, les prescriptions sont aussi assez différentes selon qu’on étudie une doctrine ou une autre. Don Juan propose d'affronter des petits tyrans, afin de développer l'impeccabilité du guerrier. A contrario, pour le praticien dzogchen accompli, la morale n’ayant plus d’influence, la sobriété n’est pas exigée. On encourage chez l’adepte avancé un comportement amoral, un abandon à toutes ses passions, ses émotions négatives et même sa subjectivité, tout possédant « un goût unique ». De même, l’Eglise de Satan encourage l’abandon de toute forme de morale, sans autre guide que l’individualisme le plus absolu. Faire selon son bon plaisir a le mérite d’ancrer la certitude de notre liberté naissante. Mais cela cache une chose. La poursuite d’objectifs personnels peut tout autant relever d’un choix dépourvu de contraintes que d’un attachement émotionnel à l’ego. Or ni le dzogchen ni l’Eglise de Satan ne précisent qu’il s’agit d’un choix. Il existe un impératif, paradoxalement moral puisque impératif, à agir de manière individualiste. * Si l’homme est soumis dans ses perceptions par la culture et par sa nature, il est aussi soumis à ses émotions. Ainsi, bien que l’on ait pu intégrer la déformation du réel par le mental, que l’on distingue le fait de l’opinion, que l’on sait identifier ses propres fausses croyances, que l’on a renoncé à l'idée d'un but à l'existence autre que d'en faire l'expérience en faisant des choix libérés de tout jugement, des émotions s'imposent à nous sans qu'on ait eu le désir de les manifester. Ces émotions, colle des croyances, s'attachent à certaines de ces croyances, les plus intimes, celles qu'on sait fausses et qui s'accrochent dans un coin de la tête, et celles que l'on pense vraies, qui sont les pires. Réciproquement, ce sont ces croyances cristallisées qui ont généré les émotions. Emotion et croyance se renforcent ainsi l’une l’autre, formant un complexe rigide. On pourrait envisager alors dissoudre le complexe en agissant sur l’une ou sur l’autre. La personnalité de l'homme est extrêmement sensible à la suggestion, dont la propagande et la publicité ne sont que les avatars les plus grossiers. Les expériences de vie entraînent également des idées ancrées que l'évidence du contraire ne parvient pas à effacer. Qu’il s'agisse des croyances jugées pathologiques ou des croyances ordinaires de la personnalité, celles-ci orientent nos comportements et génèrent une - 115 -
CONCLUSION
contrainte sur ce que nous pensons ou faisons. Même si nous savons que nos croyances et nos comportements nous limitent, que nous les savons inappropriés, nous ne pouvons nous empêcher de les manifester. Même si le travail intellectuel a permis d’affaiblir une croyance, les émotions maintiennent un attachement à cette croyance, et empêchent que celle-ci disparaisse complètement. Il ne suffit donc pas d’identifier un conditionnement pour s’en départir. Si ce conditionnement est assorti d’une forte émotion, on sait que notre croyance est fausse, mais on croit malgré tout et l’on n’est pas libre de conditionnements. On peut connaître une grande souffrance morale à cause de n'importe quelle croyance ou émotion, et même des répercussions sur le corps physique, de la même façon que le sujet addict au jeu. On a récemment transformé la notion de toxicomanie avec la nouvelle notion d'addiction, qui recouvre non seulement des substances toxicomanogènes, mais aussi les comportements de type compulsif. Il n'y a donc plus beaucoup de chemin à faire pour étendre cette notion qui s'applique au domaine pathologique, aux comportements dits normaux, car au fond, les états dits « pathologiques » de la personnalité ne sont pas si différents des états jugés normaux. Qu'il s'agisse d'obsessionnels compulsifs, de toxicomanes, ou des fausses croyances et des émotions déclenchées des sujets ordinaires, la personnalité ne peut pas être contrôlée. Elle est « plus forte que nous ». On peut parler à cet égard de véritable toxicomanie des croyances. Et si nous sommes toxicomanes, alors nous pouvons guérir avec le traitement spirituel approprié.
Didier LACAPELLE Novembre 2010
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Annexe : La phénoménologie d’Henry Article publié en ligne le jeudi 31 juillet 2008 La philosophie a un bien grand défaut : elle crée des concepts pour décrire le monde, qu'elle finit immanquablement par prendre pour le monde lui-même. Même la phénoménologie pourtant créée pour s'affranchir des catégories de pensée trop rigides n'y échappe pas. Je vous propose une note de lecture de l'ouvrage « Du communisme au capitalisme » du philosophe Michel Henry. Ceci est mon point de vue sur l'ouvrage, qui n'épuise pas bien entendu l'auteur lui-même, et n'empêche pas d'autres éclairages d'avoir leur part de vérité. 1) les fascismes s’effondrent pour avoir nié l’individu Pour Michel Henry, la catastrophe est inéluctable lorsque la pensée remplace l’être humain vivant par des idéalités. C’est selon lui la raison essentielle pour laquelle les régimes socialistes en Europe de l’Est se sont effondrés. C’est la raison pour laquelle le capitalisme s’effondrera après eux. Il existe un double mouvement, non formalisé comme tel, mais perceptible dans les mots de Henry. D’abord le système de pensée - le communisme en l’espèce - commet des crimes contre l’individu. Le génocide de classes sociales entières est même présenté comme « une conséquence de la théorie. » (page 82). Puis l’individu renonce à vivre dans un système qui nie son existence. Comme in fine, c’est toujours l’individu vivant et agissant qui détermine le réel, le système s’effondre.
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Chez Henry, la phénoménologie n’est pas seulement une façon d’étudier les phénomènes et les individus réels, à côté de systèmes philosophiques qui recourent à des catégories idéales. Il s’agit de la seule philosophie possible, les concepts étant par nature incapables de cerner la réalité créée par les individus réels. Plus encore, il s’agit de la seule philosophie morale, puisque lorsque l’on recourt aux catégories dans la pensée, celles-ci finissent toujours par se substituer aux réalités qu’elles veulent décrire. Dans un dernier mouvement, la tendance naturelle des abstractions est d’éliminer la vie. Par le « meurtre » qu’elles commettent contre les individus (le communisme). Par l’éviction des individus de la réalité même (l’économie). Par le renoncement des individus à alimenter le système qui les nie (le second mouvement du communisme). La philosophie de Henry est donc fondamentalement libérale, dans son sens libertaire. La pensée niant l’individu qui a déterminé l’inéluctable échec du socialisme est le marxisme ainsi qu’il l’écrit : « Quelle pensée, niant l’autonomie de la réalité économique et prétendant la reconstruire à la lumière des schémas intellectuels forgés par elle, est responsable de la faillite économique du socialisme ? La réponse s’impose sans équivoque, c’est le marxisme [...] » (page 21). En essence, le communisme est un fascisme et tout concept qui tend à déterminer l’individu plutôt qu’à être déterminé par les individus en est un autre. Michel Henry énonce que c’est l’absence d’intérêt personnel à travailler pour être dépouillé des fruits de son labeur par l’Etat qui a amené les individus à renoncer au travail. Comme sans travail, la société ne produit plus rien, elle meurt. C’est pour les mêmes raisons que la démocratie ou le capitalisme finiraient de la même façon. La démocratie concerne une collectivité dont l’existence écrase celle des individus qui la compose. Le capitalisme finit par ignorer l’individu vivant et agissant pour s’attacher à des idéalités comme la valeur ou le travail. 2) Un libéral nommé Karl Marx Le penseur de référence de Michel Henry est - étonnamment - Karl Marx. Henry veut nous montrer que, loin d’être le penseur scientiste et matérialiste souvent décrit, Marx défend une philosophie de l’individu contre les déterminismes. Il s’opposait notamment aux concepts hégéliens posant la prééminence absolue de l’Etat sur l’individu. Pour Marx, comme l’écrit Michel Henry, « la société n’existe pas », ce qui en fait un précurseur inattendu de l’ancien Premier Ministre britannique Margaret Thatcher qui avait prononcé une phrase similaire (« There’s no such thing as a society ») pour afficher ses convictions libérales.
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Mais Marx est plus général et nie de même l’existence en eux-mêmes de concepts tels que la politique, l’Histoire, les classes sociales, l’économie, la sociologie, le surmoi en psychanalyse. Si ces choses existent, c’est par intégration de lois propres aux individus. Libéral, Marx l’est encore lorsqu’il s’oppose à l’égalitarisme, fustigeant « un droit inégal pour un travail inégal ». En économie, la loi de l’individu est le travail vivant. Il est impossible d’en quantifier la valeur, par nature subjective, ce pour quoi la justice sociale est une impossibilité. L’égalité des possessions fait que ceux qui travaillent sont dépouillés par les autres. Sa philosophie apparaît le plus clairement lors de sa critique contre Stirner. Stirner prétend être « un sujet pensant dominant l’univers des objets réduits à être ses représentations », ce qui le conduit à affirmer sa liberté et sa puissance absolue. Les marxistes, à la différence de Marx lui-même, disent au contraire que la réalité préexiste et s’impose au sujet. Pour Marx, il s’agit d’un choix entre deux positions également naïves. « Ou le sujet crée l’objet - la conscience détermine ses représentations, ou l’objet détermine le sujet - la conscience n’est qu’un effet des processus matériels. Ou l’idéalisme ou le matérialisme. » La conscience du sujet n’a pas le pouvoir de créer son environnement, pas plus que les conditions extérieures ne sont entièrement à l’origine de la conscience de l’individu. Entre les deux, il y a toute la réalité que la pensée ignore : la vie. Henry écrit : « Il faut concevoir cette réalité sociale et ses lois spécifiques comme étrangères aussi bien à la sphère des représentations de la conscience qu’à la sphère matérielle - il faut le dire avec Marx : cette réalité est celle de la vie. » (page 40). Marx choisit donc « l’individu vivant contre l’individu pensant ». 3) l’économie L’idée force de la pensée de Marx concernant l’économie est que l’économie est créée « en dehors d’elle-même » et des abstractions comme la valeur ou le travail abstrait qui la constituent. Elle se crée dans la réalité qui ne peut être entièrement saisie par les concepts de la pensée. Elle se crée dans le travail vivant. Marx serait « le seul à vrai dire à avoir pensé de façon radicale l’univers des faits économiques en remontant précisément à sa racine » (page 25), que Michel Henry désigne comme la négation de l’individu réel et vivant. Le passage de l’économie marchande traditionnelle au capitalisme s’est lui effectué lorsque l’échange a cessé d’avoir pour finalité la valeur d’usage, dans un enchaînement de type marchandise-argent-marchandise, pour - 119 -
s’intéresser à l’argent lui-même, la valeur d’échange, selon un processus argentmarchandise-argent. Dans ce second processus, c’est le phénomène du travail vivant qui serait nié. Il existe deux process différents chez Marx : le process réel de la production, qui crée la valeur d’usage des biens, et le process économique par lequel il se crée la valeur d’échange. Une autre idée centrale est que sans le travail vivant et le process réel de production, il est impossible à l’économie d’apparaître. « La production de valeurs d’échange dans le processus économique repose sur la production de valeurs d’usage dans le process réel . » (page 148). Avec le capitalisme, on assiste à une substitution du process réel et de la valeur d’usage par le process économique et la valeur d’échange. Le fait que la technologie permette de créer toujours plus de valeur d’échange se produit en même temps que le travail humain se raréfierait et avec lui la possibilité de créer cette valeur d’échange. C’est en cela que la contradiction fondamentale du capitalisme qu’observe Marx est toujours pertinente, même après que le socialisme se soit effondré le premier. Comme l’écrit Michel Henry, « Le capitalisme ne s’est emparé de nouvelles potentialités technologiques ouvertes par la science que dans le but de produire toujours davantage d’argent. Mais la valeur d’échange a sa source dans le travail vivant que le procès technique exclut irréversiblement du procès réel à mesure qu’il envahit ce dernier et tend à se confondre avec lui. Privé progressivement de ce travail, [...] le procès réel devient incapable de créer de la valeur d’échange, de l’argent [...] » (page 170) Critique générale La position de Michel Henry pourrait être résumée en deux propositions. La première est que le travail vivant des individus pris dans toute leur subjectivité est seul à l’origine de tout ce qui existe. Ce travail vivant, la vie, est fondamentalement irréductible à toute forme d’abstraction qui tenterait vainement de la décrire. La seconde est que tout système de pensée qui cherche à décrire la réalité finit fatalement par s’attaquer à l’individu et à la vie ellemême. In fine, la vie qui est à l’origine de tout ce qui existe ayant disparu, le système meurt à son tour. Michel Henry considère que si la vie est à l’origine de tout ce qui existe, elle est également à l’origine des abstractions elles-mêmes. Sa longue démonstration sur la transformation de la valeur d’usage du process réel en valeur d’échange dans le process économique le montre bien. Or ceci conduit à un paradoxe, puisque d’un côté il rejette en bon phénoménologue la pensée
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systémique qui ne correspond pas à la réalité, tandis que de l’autre il la considère issue directement de cette réalité. Michel Henry a raison de dire que prendre la description pour la réalité conduit aux pires catastrophes. Lorsque l’on confond les variables étudiées et l’essence des individus qu’elles décrivent, lorsque ces variables sont définies comme essence du bien ou du mal, cela peut conduire au génocide, comme dans l'exemple qu'il donne de l'Union soviétique du temps du socialisme. Mais les scientifiques honnêtes, les philosophes consciencieux, et toutes les personnes non fondamentalement psychopathes savent très bien que le langage est imparfait et n’est pas lui-même la réalité qu’il décrit. Faut-il renoncer à toute tentative d’explication du monde, à toute pensée politique, parce que « toute pensée est un meurtre » (page 102) ? Il semble parfaitement possible de formuler une pensée tout en en admettant les limites, et sans commettre de meurtre. Il est paradoxal que Henry, si attaché à la liberté de l’individu, ne lui reconnaît aucun tort dans cet état de fait. Comment peut-il citer Marx : « Nous apprenons que la société est déprimée et que pour cette raison les individus qui forment cette société souffrent de toutes sortes de maux » affirmant la responsabilité de l’individu face à la société, et dire du génocide : c’est la faute à la pensée ? On trouve d’ailleurs des raccourcis similaires chez d’autres auteurs qui cherchent les causes de l’aliénation à l’extérieur de l’humain lui-même. C’est de la faute de l’industrie (Ellul). C’est de la faute du travail (Gorz). Michel Henry crée même un système de pensée pour critiquer les systèmes de pensée. Tous les fascismes qui nient l’individu doivent s’effondrer. Or les abstractions décrites sont différentes, et les mécanismes d’effondrement qu’il décrit le sont également. Dans le capitalisme, c’est la valeur d’usage qui s’effondre. Dans le communisme, c’est le renoncement des individus à vivre qui porte le coup de grâce au système. Dans la réalité, les sociétés et leurs abstractions n’évincent pas mécaniquement les individus qu’ils décrivent et organisent. Il arrive souvent qu’elles mentent à leur sujet (il n’y a pas de chômage, il n’y a pas de problème pour payer de quoi se nourrir), mais elles ne les tuent pas. Les abstractions et les individus cohabitent bon an mal an, et peuvent même parfois s’ignorer totalement. Dans la réalité, ce n’est pas parce qu’un fascisme s’effondre que tous les fascismes s’effondreront de la même manière, parce qu’ils auront nié les individus. Dans la réalité, les individus agissants qui sont le réel n’ont pas le pouvoir de tuer une pensée. D’abord parce qu’un système et la pensée de ce système sont deux choses différentes, la fin d’un système n’entraîne pas la disparition de la pensée de ce système, comme en témoignerait la survivance des idées communistes. - 121 -
Ensuite parce que les individus et leur vie ne sont pas la source grâce à laquelle une pensée se maintient en vie. Le monde peut exploser sans entraîner la théorie capitaliste avec lui. Enfin parce que si la pensée débouche parfois sur le meurtre (elle n’est pas par essence un meurtre, loin s’en faut), cela montre bien qu’une abstraction a une influence sur la réalité. D’accord avec Marx : la conscience d’un seul individu ne crée pas la réalité, et la réalité ne suffit pas à déterminer toute la conscience. Mais s’il faut expliquer pourquoi la réalité et la conscience de l’individu ne correspondent pas, dire que la vie est à l’origine de tout ce qui existe est une simple tautologie, pas une réponse. Stirner s’imagine que la seule conscience à l’œuvre est la sienne. Or de nombreux individus ont une conscience agissante. Par ailleurs, les pensées représentent une forme de conscience collective, également agissante. Pour faire plaisir aux athées, nous pouvons ajouter l’intervention du hasard. Michel Henry cède aux concepts qu'il veut dénoncer. Il hésite entre l’idée que les abstractions ne correspondent pas à la réalité, et l’idée que la réalité est à l’origine de ces abstractions. Ce qui fait qu’il ne croit pas à l’existence objective de la valeur économique, mais qu’il y croit quand même. Pour s’attaquer aux systèmes de pensée, Michel Henry crée son propre système de pensée, dans lequel les pensées sont des meurtres, les pensées sont créées par la réalité des individus vivants, et finissent par mourir quand elles ont tué leur créateur. Après avoir attaqué le matérialisme qui dit que la réalité détermine la conscience, il plonge dedans en expliquant que la vie est à l’origine de la pensée conceptuelle, que le travail vivant serait à l’origine de l’économie. Après avoir reproché au matérialisme de dédouaner les individus de leurs actes, puisque ceux-ci sont entièrement déterminés par la réalité sociale, il postule que la responsabilité de l’échec du communisme et du génocide perpétré est à mettre sur le compte du marxisme. Bref, la pensée de Michel Henry est un matérialisme, certes fondé sur l’individu, mais absolument étranger à la réalité qu’il prétend saisir. Car dans la réalité, le monde réel des humains vivants ne crée pas de descriptions. La théorie économique n’est pas créée dans la sphère réelle, mais dans le cerveau des économistes. Les descriptions ne sont que des descriptions, et pas des génocides. D'une certaine manière, les phénoménologues sont des philosophes qui songent à devenir des anthropologues sans oser sauter le pas. Michel Henry fait un peu penser à Wittgenstein qui écrivit plusieurs livres de philosophie pour affirmer l'impossibilité du discours philosophique.
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Critique de l'économie chez Michel Henry Michel Henry nous dit que la méconnaissance de la pensée de Marx vient de ce que les textes précoces qui la développent ont été longtemps méconnus. Pour ma part, je pense que cette méconnaissance est amplement de la faute de Marx : parce qu’il y reviendra très peu par la suite, et parce qu’il développe une théorie économique incompatible avec ses propres prémisses. Tout en assurant qu’il est impossible de fixer la valeur du travail vivant, il dit que le travail vivant est à la source de la valeur. Si l’économie est bien une abstraction en dehors de toute réalité de la production et de l’échange, que la valeur est une invention, il faut rester cohérent et refuser une quelconque source « réelle » de la valeur. La valeur est une convention arbitraire. Aucune théorie ne peut en rendre compte de manière objective. Le travail vivant pas plus que le travail abstrait, la rareté ou la demande. Au demeurant, il est tout à fait important de distinguer le process de production et le process de l’échange comme le fait Michel Henry. Mais pas pour les raisons qu’il évoque. Il n’y a pas de « création » de valeur d’usage par l’acte de produire, ni de création de valeur d’échange par l’acte d’échanger. Même s’il faut créer un bien pour qu’il ait une valeur d’usage, celle-ci reste subjective. Même s’il faut échanger pour observer une valeur d’échange, celle-ci reste arbitraire. Par ailleurs, la valeur d’échange ne procède pas de la valeur d’usage. Si Marx dit cela, c’est par attachement immodéré à la théorie de la valeur travail, celle-là même que Michel Henry prétend qu’il attaque si violemment. Si le process de production et le process de l’échange sont à distinguer, c’est parce que la création de biens et la création monétaire procèdent de mécanismes différents qui ne se réduisent PAS l’un à l’autre. Voilà ce qu’il faut absolument retenir, parce que tout l’édifice de la pensée économique est fondée sur cette réduction de l’échange à la production : la monnaie n’est pas un voile sur les échanges, le PIB mesure des échanges, pas la production, la théorie de la valeur travail est fausse. De nombreuses citations permettent de mettre en évidence la méconnaissance par l’auteur des mécanismes de création monétaire : « Seul le travail vivant est capable de « produire » la réalité économique, la valeur, tandis que les éléments matériels en sont incapables. » « Une certaine quantité d’argent est toujours la représentation d’une certaine quantité de travail social.» (page 115) « Nous sommes ici en présence d’une propriété absolue de la vie, sa capacité [...] de produire plus qu’elle ne consomme. » (page 122) « Nous avons montré que l’univers économique tout entier est cette représentation objective du travail vivant et que les entités dont il se compose sont des substituts de celui-ci, ses équivalents quantifiables. » (page 137) - 123 -
« Aucune abstraction, aucune idéalité n’a jamais été en mesure de produire une activité réelle ni, par conséquent, ce qui ne fait que la figurer. » (page 144, comprendre : l’argent. Mais le travail vivant non plus ne produit pas d’argent. Pourtant Michel Henry en semble persuadé.) « Produire plus d’argent, c’est produire davantage de plus-value » (page 148) en allongeant le travail, en développant « la productivité du travail réel ». Il semble donc que Michel Henry pense réellement qu’il se crée des billets de banque par magie dans le même temps que des sucettes, des ballons de football, des voitures sortent des usines. Il n’y a en réalité aucune « substitution » du process réel de production par le process économique, puisque le second a rapport avec l’échange, qui est un phénomène différent de la production. Que MAM se transforme en AMA est en effet un aspect important de l’histoire du capitalisme : l’accumulation du capital. Mais ce n’est pas pour autant l’aspect fondamental que décrit Marx. Il pourrait très bien cesser de s’accumuler sans que disparaisse le salariat et l’aliénation au travail. D’ailleurs, il le fait parfois. De même, la raréfaction du travail humain n’empêche nullement de créer de la valeur et ne suscite aucune contradiction pour le capitalisme. Ce qui frappe chez Marx, c’est qu’il commence à attaquer de manière intéressante la théorie de la valeur travail, en notant l’irréductibilité du travail vivant subjectif à une quelconque valeur, pour renoncer au milieu du gué. Au lieu d’une critique radicale de la valeur, nous avons droit à une critique du fait que la valeur méconnaît le fait qu’elle a ses origines dans le travail d’individus uniques et différents entre eux. Ce qui nous ramène à l’objet de la démonstration de Michel Henry. Il ne conserve finalement la croyance à l’inéluctable effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions que parce que cela démontrerait que la négation de l’individu entraîne l’effondrement des systèmes. Conclusion Une personne me fait remarquer que je n'explique pas ce qui fonde le concept de valeur chez moi, que c'est une notion qui relève chez moi de l'"ontologie conscientielle". Elle lui oppose les travaux de Michel Henry sur Karl Marx qui met en évidence chez ce dernier l'origine de la valeur située dans le « travail vivant ». Tout d'abord, j'avoue : pour moi, la notion de valeur vient bien à l'individu par sa conscience. Il ne peut pas manquer une explication puisque la conscience pour moi crée les concepts. Marx et Henry tentent eux de trouver une origine objective à une valeur subjective dans le travail vivant. Le discours sur le travail - 124 -
vivant qui « crée de la valeur d'usage à la vie » se défend bien, même si je ne l'adopte pas. Dire que ce travail vivant est le « fondement méta-économique de l'économie », qu'il y a une « substitution du travail abstrait au travail vivant » ne me dérange pas plus que cela tant qu'on en reste au niveau symbolique. Or il y a des choses qu'écrivent Michel Henry et Karl Marx qui montrent bien qu'ils dépassent largement ce niveau symbolique. Et il est presque trivial de rappeler que Marx a bel et bien une théorie économique, qu'il développe en long et en large dans Le Capital. Henry et Marx croient réellement qu'il existe une entité appelée "travail vivant" qui fabrique de la valeur d'usage et un processus alchimique qui transforme le travail vivant en travail abstrait et la valeur d'usage en valeur d'échange. Grâce aux travaux notamment d'Anselm Jappe et de Clément Homs, Michel Henry et Karl Marx sont devenus des auteurs de référence pour l'école de la "sortie de l'économie". Il faut cependant noter que l'ouvrage commenté est avant tout un plaidoyer pour l'individu contre les systèmes. Si Michel Henry dit bien que la valeur est subjective, il conserve la croyance dans la théorie économique de Marx et la valeur travail. Il existe aussi une difficulté à articuler une école de pensée à son subjectivisme assez absolu (« toute pensée est un meurtre », p 102), une défense de la sortie de l’échange économique et la légitimité que donne Henry au salaire au mérite (« Il est absolument injuste de donner à un incapable qui ne fait rien le même salaire qu'à celui qui exerce [...] une activité productive et bénéfique. », page 205). Je pose une question : est-il possible de concevoir une philosophie qui ne soit pas conceptuelle ? Les philosophes produisent des discours, et ils prennent cela pour de la connaissance objective. Et nous, nous voilà contraints de connaître ce discours pour pouvoir prétendre avoir une pensée valable, et de produire un discours sur le discours. Et quel est aujourd’hui l’impact de la philosophie sur les représentations de la foule et la marche du monde ? Même les doctrines qui furent les plus populaires comme l’existentialisme ne laissent aucun héritage. A gauche, il suffit à un philosophe d’écrire un livre contre Sarkozy pour paraître avoir de grandes idées. On parle, on parle, et cela finit toujours par un affrontement entre les sociaux-démocrates de gauche et les sociaux-démocrates de droite. Pourquoi voit-on encore alors Marx cité à toutes les sauces dès qu'il s'agit d'exposer une pensée contre le système ? Sa pensée n’est pas suffisamment lumineuse pour qu’on ne puisse pas s’en passer. D’ailleurs si elle l’était, on ne passerait pas tant de temps à expliquer qu’il a été mal compris.
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Je vais même être sacrilège : Marx est plus un boulet qu’autre chose pour qui veut donner de la publicité à ses idées politiques. Il peut servir à attirer quelques sympathisants communistes ouverts d’esprit. Mais il cantonne la décroissance ou la sortie de l’économie ou quoi que ce soit d’autre à être assimilé à la gauche. Une exégèse honnête exige de lui reconnaître un rôle de précurseur et peut donner une assise intellectuelle à une démarche réellement anticapitaliste. Mais celle-ci n'a pas intérêt à s'y retrouver enfermée.
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