Correction Livre Francais
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livre du professeur...
Description
français première livre unique toutes séries
livre du professeur Partie TEXTES sous la direction de
Valérie Presselin Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Jules Ferry, Versailles
Pauline Bruley Maître de conférences à l’université d’Angers
Simon Daireaux Professeur certifié de Lettres modernes Lycée Jean-Monnet, La Queue-lezYvelines
Miguel Degoulet Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Le Mans-Sud, Le Mans
Karine Foucher Professeur PLP lettres-anglais et coordonnatrice CLEMI Amiens Lycée professionnel Rimbaud, Ribécourt
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Partie MÉTHODES sous la direction de
François Mouttapa Inspecteur pédagogique régional de Lettres Académie de Nantes
Stéphane Jacob Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Jean Dautet, La Rochelle
Claude Mouren Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Jules Ferry, Versailles
Sylvie Neel Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Camille Guérin, Poitiers
Amélie Pacaud Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Duplessis-Mornay, Saumur
Estelle Plaisant-Soler Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Arago, Perpignan
Claudine Poulet Professeur agrégé de Lettres classiques Lycée Jean Bodin, Les-Ponts-de-Cé
Daniel Salles Professeur certifié de Lettres classiques Formateur image et médias Collège de l’Europe, Bourg-de-Péage
Patricia Vasseur Professeur agrégé de Lettres classiques Lycée Jean-Baptiste Corot, Savigny-sur-Orge
Francesco Viriat Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Marguerite Yourcenar, Le Mans
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Couverture : Nicolas Piroux Maquette intérieure : Nadine Aymard Mise en page : Médiamax © HACHETTE LIVRE 2011, 43 Quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15 ISBN 978-2-01-135543-0 www.hachette-education.com Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des articles L. 122-4 et 122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que « les analyses et les courtes citations » dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite ». Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.
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Sommaire Chapitre 1 Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours .......................................................5 Séquence 1 Le personnage, reflet du monde ? ........................................................7 Séquence 2 Parcours de lecteur : Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731 ................32 Séquence 3 Histoire des arts : Voyages au bout de la nuit ....................................44 Séquence 4 Personnage et société ........................................................................54 Séquence 5 Parcours de lecteur : Laurent Gaudé, La Mort du roi Tsongor, 2002 ......79 Vers le bac : « Le récit poétique » ........................................................................85 Vers le bac : « Le personnage de roman au cœur de l’Histoire » .........................88
Chapitre 2 Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours .....................................................91 Séquence 6 Mettre en scène la variété du comique .............................................93 Séquence 7 Parcours de lecteur : Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834 ..............121 Séquence 8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires .....129 Séquence 9 Histoire des arts : De l’espace sacré antique à la scène moderne ....152 Vers le bac : « Monologue et solitude dans le théâtre contemporain » .............157 Vers le bac : « La lettre, accessoire de jeu » .......................................................160
Chapitre 3 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours ..................................................163 Séquence 10 Les jeux de l’amour .......................................................................165 Séquence 11 Histoire des arts : Dame Nature en son jardin ..............................185 Séquence 12 Le poète, arpenteur du monde ......................................................192 Séquence 13 Parcours de lecteur : Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913 .........213 Vers le bac : « Chanter la révolte » ...................................................................224
Chapitre 4 La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours ...........229 Séquence 14 Les visages de l’Homme ................................................................231 Séquence 15 Parcours de lecteur : Albert Camus, La Peste, 1947 .....................258 Sommaire |
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Séquence 16 Les découvertes des voyageurs ......................................................270 Séquence 17 Histoire des arts : La photographie humaniste .............................288 Vers le bac : « La condition féminine » .............................................................294 Vers le bac : « Seul ou au milieu des autres ? » ..................................................297
Chapitre 5 Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme – série L .............................301 Séquence 18 L’idéal humaniste à travers l’Europe ............................................303 Séquence 19 Histoire des arts : L’inspiration humaniste au cœur de l’art de la Renaissance .............................................................322 Séquence 20 Parcours de lecteur : M. de Montaigne, « Sur le démenti », Les Essais, 1595 ............................................................................327 Vers le bac : « Éloge et blâme du souverain » ...................................................339
Chapitre 6 Les réécritures, du XVIIe à nos jours – série L ...............341 Séquence 21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle ...............................................342 Séquence 22 Histoire de arts : Les Vampires ......................................................361 Vers le bac : « L’anecdote de la jeune Veuve » ..................................................366
Méthodes ......................................................................................................369 Chapitre 1 Éducation aux médias (fiches 1 à 7) ................................................369 Chapitre 2 Travailler en autonomie (fiches 8 à 11) ...........................................382 Chapitre 3 Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (fiches 12 à 18) .................................................................................389 Chapitre 4 Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours (fiches 19 à 23) .................................................................................398 Chapitre 5 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (fiches 24 à 27) .................................................................................405 Chapitre 6 La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours (fiches 28 à 32) .........................................412 Chapitre 7 Objets d’étude de la filière littéraire (fiches 33 à 36) .......................417 Chapitre 8 Lire et analyser (fiches 37 à 44) ........................................................424 Chapitre 9 Préparer le baccalauréat (fiches 45 à 56) ..........................................440 Chapitre 10 Étude de la langue (fiches 57 à 62) .................................................451 4 | Sommaire
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Chapitre
1
Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours Livre de l’élève p. ¤‚ à ⁄⁄⁄
Présentation du chapitre p. ¤‚ Objectifs Les Instructions officielles assignent un objectif à l’étude du personnage de roman : « montrer aux élèves comment, à travers la construction des personnages, le roman exprime une vision du monde qui varie selon les époques et les auteurs et dépend d’un contexte littéraire, historique et culturel, en même temps qu’elle le reflète, voire le détermine. » Pour cela, le chapitre propose des activités qui permettent : d’identifier les moyens et les enjeux romanesques pour représenter un personnage, de connaître l’histoire du roman et l’évolution du personnage, d’établir et analyser les liens entre personnage et contexte historique, de comprendre le personnage comme miroir des enjeux d’une société.
Organisation Le chapitre s’organise en cinq séquences progressives qui permettent d’aborder la notion de personnage, puis de la complexifier et de la problématiser. La séquence 1 aborde le genre romanesque à partir de la notion du personnage. Elle fait entrer dans l’atelier du romancier pour éclairer différents modes de fabrication et de création du personnage, parfois divergents. Le premier corpus (« Le personnage et le spectacle du monde ») permet de s’interroger pour comprendre comment des personnages prennent vie, parviennent à s’incarner
et à gagner en épaisseur. Le personnage prend corps et identité à partir d’éléments du réel (noms, mœurs et comportement…) autour desquels se développe et s’organise le monde romanesque. C’est en se saisissant des réalités typiques ou pittoresques, nouvelles et significatives de l’évolution d’une société que le romancier parvient à vitaliser sa fable et ses personnages. Le second corpus (« Le personnage insaisissable ») dévoile un autre mode de fabrication du personnage qui repose moins sur son identité que sur la crise même de cette identité. La création de personnages insaisissables ou inclassables accompagne une nouvelle vision du monde fondée sur le mouvement et la mouvance (Diderot). La crise du personnage peut aller jusqu’à son effacement ou des jeux de miroir troublants avec le lecteur (Butor). Le personnage acquiert alors une intensité par son absence. La séquence 2 est consacrée à une première œuvre intégrale. La lecture de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost se donne pour objectif de découvrir des personnages en rupture. L’analyse de cette œuvre permet aussi de comprendre les mutations à l’œuvre au XVIIIe siècle. La séquence 3 (« Voyage au bout de la nuit ») est centrée sur le thème de la guerre. À travers des supports variés (peinture, photographie, roman, installations ou encore témoignages et cinéma), les Arts interrogent les limites de la représentation. La séquence 4 (« Personnage et société ») se centre davantage sur les relations entre le personnage et la société, devenant révélatrices d’une vision du monde. Le premier corpus (« Le personnage dans un monde oppressant ») met en |5
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relation personnage, histoire et société. Confronté à l’événement lui-même, à des situations de crise, au danger absolu (l’enfermement, le mal, la mort), le personnage de roman permet de façonner des grandes attitudes. En action ou en opposition, en devenir, le personnage suit des modèles mythiques ou non, entre en rupture, renouvelle sensibilité et attitudes face à l’Histoire. La notion même de personnage, entre héros et antihéros, s’en trouve bouleversée. Le second corpus (« Le personnage face à son destin ») montre comment le personnage porte et intériorise un débat sur les valeurs en cours. Les mutations idéologiques, culturelles et sociales (par exemple, l’émancipation féminine et féministe au XVIIIe siècle) favorisent ce dialogue que le personnage anime sur des choix possibles qui engagent son destin, le sens des normes et des valeurs d’une société (l’absurdité de la Justice perçue par Meursault), l’appel de l’ailleurs et d’autres civilisations. La séquence 5 propose la lecture d’une seconde œuvre intégrale. Il s’agit d’un roman contemporain : La Mort du roi Tsongor de Laurent Gaudé. Prix Goncourt des lycéens en 2002, cette œuvre s’inspire des grandes épopées antiques et se présente comme une réécriture de La Guerre de Troie. Des personnages aux destins tragiques se déchirent et sombrent dans le chaos. Les deux corpus « Vers le bac » offrent deux possibilités différentes d’évaluation : le premier est construit autour de récits au caractère poétique affirmé. Le second interroge les relations entre le roman et l’histoire.
Pistes pour l’exploitation de l’image August Macke est un des représentants de l’expressionnisme allemand. Né en 1887, il poursuit des études académiques classiques avant de s’intéresser à l’impressionisme. À partir de 1907, il se rend régulièrement à Paris et s’intéresse à la ville elle-même ainsi qu’aux peintres contemporains. Il fréquente alors Kandinsky, Klee ou encore Delaunay pour ne citer que les plus connus. Il meurt en 1914 pendant la guerre. Il n’a que vingt-sept ans. La partie la plus marquante de son œuvre aura finalement été peinte en deux années. Elle est à la croisée de plusieurs mouvements de son époque : impressionnisme, cubisme et finalement expressionnisme.
Macke a peint plusieurs « vitrines ». Ce thème rejoint la question plus large de la modernité et de la ville, de la promenade mais aussi de la consommation. On perçoit sur le tableau un couple avec un enfant qui regarde à travers une vitrine. La représentation des personnages est d’inspiration cubiste. Dans l’optique d’un travail d’ouverture sur le personnage de roman, on pourra s’interroger : – sur la représentation des personnages : comment le peintre représente-t-il les individus sur la toile ? Observez les visages : que voit-on ? – sur la représentation du monde : peut-on dire que Macke cherche à représenter le monde ? Quel mode de représentation choisit-il ? L’image montre comment une scène de la vie quotidienne peut : – déclencher l’imagination : que s’est-il passé ? Pourquoi ces personnages se trouvent-ils à cet endroit ? Quel événement a mené à cette situation ? Quelle est la suite possible ? Que cherchent-ils ? Les visages qui demeurent sans traits laissent l’imagination du spectateur libre ; – impliquer des choix esthétiques précis : la peinture, par le jeu des couleurs et des formes (cubisme) donne une vision du monde particulière. Quelle est-elle ? Peut-on la définir ? – jouer sur plusieurs dimensions complémentaires : l’imagination, l’absence de réalisme. Exploitation possible : faire imaginer le dialogue entre les trois personnages dans le cadre d’une écriture d’invention. Confronter les dialogues produits en fonction des contextes choisis. Montrer, à partir du corpus de productions des élèves, que le tableau ouvre sur différents types de personnages et de situations.
Bibliographie – COHN Dorrit, La Transparence intérieure, Paris, Le Seuil, 1981 – GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972 – JOUVE Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1998 – MIRAUX Jean-Philippe, Le personnage de roman : genèse, continuité, rupture, Paris, Nathan, 1997 – RAIMOND Michel, Le Roman, Armand Colin, 2002 – ROBBE-GRILLET Alain, Pour un nouveau roman, 1963 – SARRAUTE Nathalie, L’Ère du soupçon, 1956
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Séquence
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Le personnage, reflet du monde ? Livre de l’élève p. ¤⁄ à ›°
Présentation de la séquence p. ¤⁄ Dès ses origines, le roman fait participer le personnage à la comédie du monde et au jeu des apparences sociales. Le roman de la société est celui d’un spectacle permanent : personnages principaux et secondaires participent à ce théâtre du monde, souvent fondé sur le mensonge et l’hypocrisie, dont le romancier décrit les rites et les codes. Le personnage de roman peut vouloir se jouer de cette comédie permanente (textes 1 et 2). Aussi, l’une des finalités du roman satirique et réaliste est-elle de débusquer l’humanité derrière les masques. La fiction du XVIIIe siècle met à nu les instincts et la crudité du désir qui gouvernent les actes. La séquence vise à montrer comment cette veine s’affirme avec le roman satirique (textes 1 et 2). L’identité du personnage risque de se perdre dans ses modèles illusoires. Don Quichotte de Cervantès qui présente un personnage perdu dans ses illusions et qui confronte en permanence l’idéal à la réalité, demeure le modèle romanesque majeur, celui qui fonde le roman moderne (texte 4) et qui perdure dans la peinture de la société contemporaine (texte 6). Roman du roman ou fiction sur le lecteur de fictions, ces textes tentent de cerner les pouvoirs de l’illusion romanesque et leurs limites. Roman des sociétés plus que d’une société, d’un monde qui évolue, la fiction peut montrer comment un personnage peut s’attacher à un monde disparu, éprouver la nostalgie d’une société qui n’existe plus au point de reconstituer le théâtre de ce véritable microcosme dominé par des codes et des rites désuets (textes 3 et 5). Par ce biais, le roman retrouve ses origines : faire renaître des personnages, reflets d’un monde disparu à jamais. Mais c’est encore le pouvoir du roman que d’en maintenir l’image.
H istoire des arts
Georges de La Tour, La Madeleine pénitente, XVIIe siècle
p. ¤¤-¤‹
« Vanitas vanitatum, et omnia vanitatum » LECTURE DE L’IMAGE 1. Le peintre a travaillé à l’extrême simplicité de la scène ainsi qu’à son épure. L’épisode emprunté à la Bible est transposé dans le monde et le décor quotidiens du XVIIe siècle. Le dénuement de l’espace, le naturel du modèle qui a posé, l’absence
de fard et d’ornement imposent une représentation réaliste. Ce rapprochement, établi par le peintre, entre le lointain monde biblique et la réalité du XVIIe siècle dans laquelle baigne le spectateur contemporain de l’artiste, aide à entrer dans le sujet.
2. Le corps de la Madeleine occupe tout l’espace de la toile. Les habits dont elle est revêtue combinent simplicité et beauté des tissus. Le peintre a montré toute sa virtuosité dans leur traitement pictural puisque, par un jeu de lumière, il a su rendre le plissé de la chemise et la finesse de la toile, dont les nuances viennent se confondre avec la couleur laiteuse de la chair. La jupe qui vient recouvrir les pieds est à l’inverse faite d’un tissu plus lourd et lisse. Elle enserre la taille et 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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met en valeur le renflement du ventre. Tournant la tête vers le miroir, la Madeleine met en valeur une chevelure qui tombe majestueusement sur ses épaules.
3. Aussi une lecture symbolique de la toile s’impose-t-elle : l’esthétique de la simplicité répond d’une éthique religieuse : pureté retrouvée (blancheur immaculée de la chemise), dignité et pudeur (l’érotisme demeure discret), humilité et recueillement par la pose des mains sur le crâne, piété. 4. Le mot « vanité » désigne ce qui est dénué de réalité, de consistance et de sens, et donc un ensemble de défauts : la fatuité, l’orgueil, la futilité. Le mot a pris des significations riches à travers la culture religieuse. La parole de l’Ecclésiaste (« Vanité des vanités, tout n’est que vanité ») impose une vision de l’humanité et du monde voués à la mort. La vanité est aussi un genre pictural qui assemble toute une série de symboles du monde (les fleurs, les fruits, des instruments de musique, des objets précieux) autour d’un crâne pour prouver la fragilité de l’existence et des plaisirs terrestres. Dans ce type de composition subsiste la forte influence de la culture baroque. 5. Le peintre s’est ingénié à faire alterner de vastes pans d’ombre et de lumière. Le premier plan est baigné par l’ombre du corps. La lumière survient alors en irradiant le sujet, des pieds jusqu’au buste, suivant une ligne diagonale. Le fond sur lequel repose le miroir est également noyé par les ténèbres, ainsi que ce qui s’y reflète. Seule la bougie voit sa longue flamme s’étirer verticalement. On peut donc parler de clairobscur. Le bord gauche du tableau rompt la surface rougeoyante par l’ombre de la Madeleine elle-même. 6. Au premier plan, gisent sur le sol, aux pieds de la femme, les bijoux dont elle semble s’être dépouillée. Jetés par terre, ces objets précieux ont perdu toute valeur pour celle qui s’est convertie à une autre richesse, spirituelle. En arrière-plan, le peintre a fait disposer sur la table un miroir ouvragé dont le cadre est orné, ainsi qu’un somptueux collier de perles. Mais la tête de mort qui repose sous les mains de la Madeleine montre leur peu de valeur, et, plus largement, la vanité des plaisirs et des richesses terrestres. Le bougeoir, simple mais solide,
impose une lumière qui est celle que l’homme recherche intérieurement.
7. Le personnage ne disparaît pas mais nous échappe : il impose sa présence mutique, mystérieuse. L’effacement est moins physique qu’il n’est intérieur : la Madeleine semble absorbée par la contemplation de la flamme, repliée sur la richesse de son monde intérieur. Son visage ne trouve pas son reflet dans le miroir, ce qui prouve l’absence de coquetterie ou de futilité narcissique. Le seul reflet est celui de la bougie et de son incandescence. La Madeleine est déjà toute à la religion et à Dieu. Tournant la tête vers la flamme, elle ne découvre plus ses charmes. 8. Le regard porté sur la lumière symbolise la quête de la foi. L’épure du tableau, entre couleurs sombres et lumières rougeoyantes ou intenses, révèle une piété faite d’humilité et de ferveur.
VERS LE BAC Invention S’adressant à ses commanditaires religieux, Georges de La Tour peut expliquer l’intérêt de choisir un modèle dans le peuple pour incarner le personnage sacré, à partir des arguments suivants : – grâce au réalisme, attirer davantage le public qui pourra se reconnaître dans le personnage représenté : la peinture sacrée en tire une force et un attrait supplémentaires ; – poursuivre la tradition du Caravage en l’adaptant à de nouveaux codes esthétiques (l’épure, la simplicité…) ; – être au plus près de la leçon spirituelle : humilité, acceptation de l’homme tel qu’il est. Il conviendra de respecter les règles du discours sur le plan de l’énonciation, de la composition et de la mise en page. Les élèves pourront amorcer le texte par quelques éléments narratifs qui offrent le contexte du discours.
Dissertation Pour donner de la force à un personnage, peintres, cinéastes et romanciers jouent sur des moyens différents. 1) L’absence de description d’un personnage peut mobiliser l’imagination du lecteur. Ex. : Dans les romans du XVIIe siècle, la part descriptive est ténue, voire inexistante, ou limitée
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à une série de clichés. Le personnage dont l’apparence est définie de façon floue n’enferme pas l’imaginaire mais libère celui-ci. Franz Kafka choisit de réduire son personnage à une seule et simple initiale : « K ». L’énigme du nom rejoint celle de l’existence. Jean Giono dans Le Hussard sur le toit choisit de donner très peu de détails physiques sur le personnage féminin, Pauline de Théus, qui acquiert ainsi une aura et un charme mystérieux. À peine le lecteur sait-il la couleur de ses cheveux. Le seul portrait se limite à son visage en forme de fer de lance. 2) Le silence est un moyen pour donner de l’épaisseur à un personnage. Ex. : Le personnage peut s’imposer par sa présence mutique comme les hôtes obligés d’accueillir l’officier allemand dans Le Silence de la mer de Vercors. Ex. : Au cinéma, Jean-Pierre Melville s’est rendu maître dans le recours au silence : ses héros, souvent des gangsters (Le Cercle rouge, Le Samouraï) ne disent quasiment rien, fascinant le spectateur par ce mélange de force, d’ascèse et de retenue. 3) Un récit lacunaire, n’exposant pas toutes les informations sur le personnage, motive la lecture. Ex. : Balzac recourt à cette stratégie pour le personnage de Vautrin. Certes, le lecteur dispose d’un portrait physique, encore que le héros endosse des costumes et des déguisements différents. Mais, à travers les cycles et les romans, le lecteur découvre progressivement l’identité clandestine et maudite de Vautrin.
LE PERSONNAGE ET LE SPECTACLE DU MONDE
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Paul Scarron, Le Roman comique,
⁄§∞⁄ p. ¤›-¤∞ Le monde est un théâtre LECTURE DU TEXTE 1. Cet extrait constitue l’incipit du roman. Roman des comédiens, le récit lui-même emprunte des effets de théâtralité. Après la
situation de l’événement dans le temps (l. 1 à 9), le conteur décrit l’aspect général de la charrette (l. 9 à 14) pour développer le portrait du protagoniste (l. 14 à 29) et celui du comédien plus âgé (l. 29 à 35). Le passage se clôt sur le spectacle que le convoi des comédiens constitue pour les gens de la ville du Mans et la révélation de leurs noms (l. 35 à 51).
2. La formule inaugurale pour désigner le moment de la journée est une personnification (le soleil est assimilé à Apollon, dieu solaire, conducteur d’un char), doublée d’un système d’images (« penchant du monde », « pente du chemin »). Le conteur parodie le langage des romans précieux qui refusent de désigner la réalité telle qu’elle est pour l’évoquer par le détour d’images poétiques. En indiquant l’heure (l. 4 et 8), le romancier passe du langage soutenu à celui plus courant et donne toute la problématique de son roman « réaliste » : imposer la représentation du réel contre son idéalisation. 3. La description du charroi des comédiens emprunte à un courant de peinture réaliste. Le tableau s’attache à détailler des réalités ou realia : animaux (bœufs, jument poulinière, poulain, poule, oison), objets (coffres, malles, gros paquets), habits et costumes, poses. Le conteur multiplie les notations visuelles saisissantes qui donnent vie au tableau (hypotypose) et créent un effet de réel. 4. Le portrait du comédien joue constamment sur des décalages triviaux mettant en valeur une réalité prosaïque. Plutôt qu’en costume pompeux et riche comme les héros de romans précieux en sont revêtus, Le Destin est représenté pauvre. À la place d’un chapeau, il s’est coiffé d’« un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs » (l. 20-21). Son pourpoint est fait d’un tissu de mauvaise qualité (« casaque de grisette »). Le portrait se construit sur une série de substitutions burlesques : une « courroie » fait fonction de ceinture, des « brodequins à l’antique » remplacent les souliers. Le lecteur perçoit rapidement qu’il s’agit d’un costume d’emprunt sous lequel Le Destin cache son identité (d’où l’emplâtre, le masque). Les habits qui ne ressemblent à rien, qui participent d’une réalité hétéroclite et absurde mettent en scène des objets de la vie ordinaire. 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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5. Le Satiricon de Pétrone est considéré comme le texte à l’origine du roman moderne. De jeunes voyous (Encolpe, Ascylte, Giton) ont des mauvaises mœurs et fréquentent une société romaine décadente. Le langage noble (éloquence, poésie, tragédie) est mis en scène dans des situations triviales et réalistes. 6. « Le monde est un théâtre » : l’incipit du Roman comique est placé sous le signe de l’illusion. Le conteur qui peut tricher dans sa représentation du monde. Ainsi la parodie du langage précieux (question 1) dénonce l’écart entre l’idéalisation et la réalité. C’est sans compter sur les personnages eux-mêmes qui trompent leur entourage : Le Destin dissimule son identité sous un « emplâtre ». Le roman des comédiens est donc celui du spectacle du monde, entre apparence et mensonge. 7. Le roman des comédiens peint le théâtre du monde dans la variété des conditions sociales : les comédiens, les bourgeois de la ville (l. 37), la canaille qui s’attroupe (l. 37), les représentants de l’autorité (« bourgmestres », « lieutenant de prévôt »). Le conteur joue sur les conditions intermédiaires : « moitié ville, moitié campagne » (l. 14), le monde de la bourgeoisie qui se situe entre le peuple et l’aristocratie. 8. On note trois interventions du conteur : lignes 7 et 8 (« pour parler plus humainement et plus intelligiblement »), lignes 32 à 35 (« Quelque critique murmurera… »), ligne 35 (« Retournons à notre caravane »). Par ces interventions, le conteur se met lui-même en scène. Il joue sur les registres de la narration (roman précieux / roman burlesque), anime un dialogue avec ses lecteurs qui s’amorce comme une conversation amusante et pleine d’esprit au risque de digresser et de perdre de vue l’objet du récit, recentre la narration sur ses péripéties principales. 9. Ceux qui voient le charroi des comédiens se trouvent à leur tour décrits et donc objets du spectacle : les représentants de la ville (bourgmestres, lieutenants, bourgeois) sont peints dans leurs ridicules. Les caractérisations « honorables » et « avec une autorité de magistrat » montrent comment ils se gonflent d’importance. 10. Le Destin, La Rancune, La Caverne sonnent comme des noms mystérieux et rappellent qu’il
s’agit d’un récit à suspense qui traitent d’identités empruntées, substituées, révélées. Deux registres apparaissent : les surnoms romanesques (Le Destin, La Caverne) qui signifient des aventures malheureuses, le surnom ironique (La Rancune) qui focalise sur un trait de caractère aigri qui sera forcément burlesque ou ridicule.
HISTOIRE DES ARTS Ce portrait du Joyeux Violoniste participe de l’esthétique réaliste de la peinture flamande du XVIIe siècle. Celle-ci sera très prisée en France dès l’époque de Scarron. La vitalité du personnage tient au sujet lui-même : plaisir de la musique, plaisir du vin. Cette pose bachique (le personnage lève son verre) justifie l’emploi de couleurs vives et contrastées (bleu, rouge, gris). La richesse des tissus et de leurs motifs montrent la virtuosité du peintre. La pose qui consiste à représenter le personnage le buste en avant et de trois quarts, la disproportion entre ce même buste rapetissé et le visage épanoui et rieur créent un effet réaliste.
VERS LE BAC Question sur un corpus Les deux incipits de Scarron et de Diderot jouent sur une certaine provocation du lecteur. Les premières lignes remettent en question les conventions d’un romanesque qui s’éloignerait de la réalité. Ainsi, Scarron parodie le langage précieux qui use d’un détour pour éviter la trivialité du détail réaliste de l’heure. Diderot propose une série de questions (« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ?… ») pour briser l’illusion romanesque. En créant cette distanciation entre lecteur et la fiction, les deux auteurs entendent mettre en place une esthétique réaliste du roman.
Commentaire Le commentaire du passage s’attachera à mettre en valeur la dimension théâtrale de la scène où les élèves pourront réinvestir certains éléments de réponse aux questions 1, 3, 4, 7, 9. La deuxième partie sur la présence joyeuse du conteur pourra souligner la dimension parodique des premières lignes du récit, l’identité
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du romancier comme conteur qui enchante son auditoire, qui l’amuse par son esprit et par sa vision critique du monde.
Dissertation Par le choix de personnages originaux ou singuliers, le romancier manifeste son intérêt pour des réalités et des identités sociales peu ou moins connues (ici, les comédiens dans Le Roman comique), son souci de piquer la curiosité du lecteur (comme dans Gil Blas de Lesage ou Jacques le Fataliste de Diderot), son goût pour l’univers de la fantaisie (L’Écume des jours de Boris Vian). Par l’écart qu’il marque avec les normes, le personnage devient soit le représentant d’un monde de la marge (comédiens, artistes, voyous…), soit le contestataire de règles morales et sociales, soit le personnage d’un nouveau mode de vie. Le choix d’un personnage conformiste permet à l’inverse de peindre l’univers social tel qu’il est. Ainsi Émile Zola choisit des personnagestypes qui deviennent révélateurs et emblématiques des milieux auxquels ils appartiennent. Mais la conformité du personnage au réel devient un moyen de critiquer la société dans le roman moderne : chez Kafka (personnage du petit employé ou fonctionnaire), Michel Butor (L’Emploi du temps), Nathalie Sarraute, Emmanuel Carrère (La Moustache), la conformité, voire le conformisme vaut pour absence de qualité, ce qui revient à dire que le personnage devient insignifiant et se trouve déconstruit. Le choix d’un personnage original ou conformiste est donc révélateur du projet romanesque que l’auteur se donne : place de la peinture du réel, critique de la société et distanciation ou non avec les normes en cours, rapport au personnage lui-même entre exemplarité (conformité à une image sociale) et déconstruction.
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Marivaux, Le Paysan parvenu,
⁄‡‹›-⁄‡‹∞ p. ¤§-¤‡ La comédie des appétits LECTURE DU TEXTE 1. La scène de repas est un lieu commun du roman réaliste qui représente les personnages dans la satisfaction de leurs besoins et instincts
vitaux : boire, manger… Dans ce passage, la nourriture occupe le premier plan : il n’est question que d’œufs frais (l. 3, 9, 12, 14, 23, 43), de pot de confiture (l. 11), de boisson (l. 5, 16), de pain (l. 17, 18, 19), de ragoût de la veille et de volailles froides (l. 16). De quoi mettre en appétit le lecteur. Les personnages eux-mêmes trouvent leur fonction en rapport avec la nourriture : les hôtesses (les sœurs Habert), la servante cuisinière (Catherine) et celui qui est reçu (Jacob). Une ligne de partage s’instaure entre les personnages gloutons ou voraces, qui manifestent un appétit solide (Catherine et Jacob) et ceux dominés par un régime (les sœurs Habert qui veulent se contenter d’un pot de confiture). Le contraste met en valeur la vitalité du paysan et l’ascétisme suspect des dévotes.
2. La narration est dominée par le dialogue : – dialogue entre le conteur et son lecteur (l. 1) ; – dialogue entre les maîtresses de maison et la servante (l. 2-7, l. 10-14) : dans les romans du XVIIIe siècle, la mise en page ne détache pas le dialogue du corps du récit. Il n’est pas encadré par des guillemets dont l’usage sera plus tardif ; – dialogue entre Catherine et le narrateur (l. 7-9, l. 23-49) ; – propos que le narrateur se tient à lui-même (l. 18 à 22). La multiplication des dialogues tisse les voix et les fait s’enchevêtrer. La narration dont le mouvement est celui de la parole acquiert une dimension « dialogique ». On observera que le registre est celui de la conversation courante et familière, ce qui ancre le roman dans une représentation réaliste. Il existe un déséquilibre entre le dialogue des sœurs et celui entre Catherine et Jacob beaucoup plus développé : la servante et le paysan, tous deux de condition modeste, sont plus proches de la vérité et du naturel. 3. Jacob est hébergé par deux dévotes. Il est donc normal que le romancier recourt au langage religieux propre à ces personnages, à leur identité et à leur condition. Le narrateur se moque de la religion en tournant en dérision son langage. En comparant Catherine qui a un trousseau de clefs à « une tourière de couvent », il se montre malicieux et irrévérencieux, bien dans le ton des écrivains des Lumières. Les personnages eux-mêmes, Jacob et Catherine, jouent avec le langage religieux. Quand il goûte le pain, le jeune paysan constate « qu’il 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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n’y avait qu’une main dévote qui pût l’avoir pétri » (l. 20). Catherine encourage Jacob à manger parce que « Dieu veut qu’on vive » (l. 23-24). Par coquetterie, elle se dit âgée, bonne « qu’à faire son salut » (l. 41). Elle assure Jacob qu’elle se plaît « à servir son prochain » (l. 48). Les deux personnages, dans leur comédie de la gourmandise et de la séduction, adoptent un discours faussement religieux dont le détachement contraste avec la vitalité et la crudité des instincts (désir, faim).
4. Le conteur emploie le registre satirique pour se moquer du milieu des dévots dans la tradition du Tartuffe de Molière. 5. Jacob endosse avec une grande facilité le rôle de Baptiste qui est mort (l. 31-42). Cette substitution des identités (qui a été étudiée par René Démoris dans Le Roman à la première personne, Droz) montre l’avidité du personnage et sa stratégie de captation des rôles et des places. Elle est propre également au personnage-type du parvenu. La comédie des appétits n’est pas qu’affaire de nourriture : les êtres se dévorent les uns les autres. Si les sœurs Habert ont une alimentation mesurée, elles nourrissent l’espoir de consommer ce beau garçon qu’est Jacob. Ce dernier, sous des airs ingénus, est mû par l’intérêt et une avidité de reconnaissance sociale.
HISTOIRE DES ARTS Dans la hiérarchie des genres picturaux, la toile de Chardin appartient au petit genre puisqu’elle représente la réalité courante : des fruits, des verres, un pichet reposant sur une table. Il s’agit d’une nature morte dont Chardin sait détourner le sens. Au lieu de signifier la vanité de toutes choses, le peintre s’est plu à en magnifier la consommation gourmande. La grenade au premier plan est ouverte. La juxtaposition des verres révèle que du vin a été bu dans l’un d’eux. Le choix des couleurs, l’application du pinceau visent à faire ressortir l’éclat de la chair, de la pulpe. C’est un nouveau regard qui est porté sur la réalité : sens du détail, sensualité de la représentation, gourmandise pour la réalité.
VERS LE BAC Invention Pour mettre en place cette écriture d’invention, il est possible de demander aux élèves de jouer
la scène avant de la retranscrire sur le mode théâtral. À l’inverse, la réalisation de l’écriture d’invention peut prêter à sa mise en scène et au jeu théâtral afin d’en évaluer la justesse et la dynamique verbale.
Dissertation Le sujet interroge la place et la représentation de l’objet dans le roman. Celles-ci s’avèrent incontournables dans le cadre d’un roman réaliste ou naturaliste. Les objets ancrent l’histoire dans un univers propre à un milieu ou une condition (Zola, Huysmans, Maupassant…). Aussi la part descriptive du roman n’est-elle pas ornement mais lieu central du récit. La fable est bien centrée sur les personnages au sein d’un monde économique fondé sur l’échange et sur des objets qui fonctionnent comme des signes extérieurs de richesse, de pauvreté, de médiocrité (Balzac). Toutefois les objets acquièrent une dimension symbolique. Ils donnent sens à l’univers décrit. Ils participent à la mise en place d’une atmosphère (roman noir, récit policier, roman de la ville), d’une intrigue, d’une psychologie (le tableau dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde). Certains romanciers vont jusqu’à conférer à l’objet un statut mythique et poétique : les machines monstres chez Zola (l’alambic, la locomotive, le magasin…). La saturation du roman par les objets offre une autre voie (Les Choses de Pérec). Elle introduit un déséquilibre entre les objets et les personnages qui perdent en valeur et en signification et dont l’existence se réduit à la possession matérielle de quelques biens. Michel Houellebecq (La Carte et le Territoire) montre combien l’existence de l’individu contemporain s’évalue au nombre de messages électroniques reçus, à la taille du disque dur…
Oral (analyse) Marivaux construit un récit subjectif : – en faisant raconter les événements par Jacob lui-même (récit à la première personne), – en mettant en valeur la parole plurielle des personnages (question 2), – en manifestant une vision critique de la société représentée (questions 3 et 4). L’émergence de l’individu au début du XVIIIe siècle explique le triomphe du récit subjectif, ce qui ne veut pas dire pour autant que
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le narrateur dit la vérité : il faut se méfier de son discours et y suspecter tricheries et détours. Entre le Jacob narrateur et le Jacob personnage, des distorsions existent : l’amabilité et l’enjouement du héros cachent des appétits plus troubles ou ambigus (question 5).
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Honoré de Balzac, Le Cabinet des Antiques,
⁄°‹· Une vision grotesque
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LECTURE DU TEXTE 1. Le narrateur fait découvrir le monde aristocratique tel qu’il s’est reconstitué après la Révolution, au moment de la Restauration, à Alençon. La comparaison inaugurale (« Ce salon était alors comme une cage de verre ») acquiert des significations fortes : – elle insiste sur l’idée de microcosme social dans un lieu clos et fermé, à l’image d’une caste qui exclut ; – elle met en valeur la notion de spectacle comme si cette vieille société d’avant la Révolution, archaïque et décalée, devenait un objet de curiosité à l’égal d’une attraction, d’une foire. Aussi le tableau est-il marqué par la mise en scène du regard : curiosité sociale et infraction du regard dans un monde d’élite (l. 8-9), contemplation des figures féminines puis masculines, retour aux voyeurs (l. 50-53), fascination que mademoiselle Armande exerce sur le narrateur (l. 53-62). Le complexe scopique (regarder, voir) recouvre différents types de regards, de l’effroi à l’admiration. 2. Le mot « grotesque » acquiert des significations particulières chez les auteurs romantiques (Hugo, Musset…). Il ne se limite pas à la seule dimension burlesque ou comique, mais ouvre sur une esthétique de la fantaisie, du fantasque qui mêle horreur et humour, imagination délirante et satire. Victor Hugo en fait l’une de ses catégories esthétiques dans la préface de Cromwell et l’oppose au sublime.
Pistes : il est intéressant d’orienter les recherches des élèves vers les peintures grotesques découvertes dans la villa dorée de Néron à Rome ou encore de mettre en relation le goût pour le grotesque dans l’écriture et l’œuvre graphique de Victor Hugo (dessins).
3. Sous le regard du narrateur, les vieilles aristocrates deviennent des personnages grotesques grâce à une série d’indices qui les assimilent à des momies (« chef branlant » l. 14, « desséchées et noires comme des momies » l. 14). Aussi perdent-elles toute vie ou tout naturel pour devenir des pantins ou des marionnettes (« têtes de casse-noisettes » l. 31, « corps bossués » et « membres mal attachés » l. 32). Le lexique des vêtements ou des apparences renvoie à un maquillage proche du grimage (« rouge invétéré » l. 28) ou du costume de théâtre. Les personnages n’ont pas qu’une dimension comique : ils prennent l’allure fantastique de morts-vivants (« leur teint de cire, leurs fronts ruinés, la pâleur des yeux » l. 40-41). L’imagination du narrateur s’échauffe : accumulations, énumérations, antithèses (« bouffonnes » / « sérieuses » l. 18, « mourants » / « vivants » l. 24), hyperboles (« exorbitants », « luxuriantes » l. 34), métaphores outrées (« couleurs fanées » l. 38 , « fronts ruinés » l. 40-41), comparaisons qui établissent une analogie entre l’humain et l’inanimé (« qui ressemblaient aux têtes de casse-noisettes » l. 30-31) révèlent un affolement du style, un goût pour la surenchère grotesque qui tourne à la vision fantastique. 4. Le parallèle entre le Cabinet des Antiques et les « garde-meubles » (l. 46) insiste sur l’idée d’une société dépassée, archaïque : les aristocrates sont comme des vestiges remisés dans l’hôtel d’Esgrignon. 5. L’image qui est donnée de l’aristocratie est délibérément critique. Le tableau sous-tend une analyse des mécanismes historiques et sociaux. La réduction du cercle des Esgrignon à des mannequins grotesques et archaïques révèle l’obstination d’une caste à ne pas prendre en compte les bouleversements de l’Histoire et à s’emmurer dans le passé. À l’inverse, deux personnages créent l’espoir : « la suave mademoiselle Armande » (l. 54-55) et « ce délicieux enfant, Victurnien » (l. 55-56). 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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Cette description qui ouvre le roman contient donc la problématique même de l’intrigue : les rejetons de cette famille balayée par la Révolution sauront-ils lui redonner du lustre et sauver leur nom ?
HISTOIRE DES ARTS Le tableau de Francisco de Goya représente deux vieilles femmes qui interrogent leur miroir : « Où en suis-je ? ». Un ange armé d’un balai semble regarder ce qui s’y inscrit. La flèche de diamant dans l’une des coiffures permettrait d’identifier l’une des vieilles femmes comme étant la reine Marie-Louise. Le peintre fustigerait alors la famille royale espagnole responsable de la défaite contre les troupes de Napoléon. Dans cette perspective, l’ange serait l’agent possible pour débarrasser l’Espagne des envahisseurs. Sur un plan plus fantasmatique, les deux femmes incarnent la Mort. Leurs faces osseuses et grimaçantes, proches de têtes de mort, leur allure squelettique, en font des Parques terribles ou des sorcières. Elles semblent lire le grand travail négatif de l’histoire. Le personnage angélique paraît impuissant devant ce surgissement de l’horreur. Le geste de l’ange qui menace de son balai prend une signification ambiguë : s’agit-il d’un geste libérateur ou sacrilège ? L’arme symbolique plane au-dessus de la tête royale.
VERS LE BAC Invention Les élèves veilleront à bien reprendre la forme et les codes de la lettre. Il conviendra de contextualiser le propos en tenant compte des repères historiques, des identités culturelles et sociales (auteur, éditeur). La lettre vise à convaincre l’éditeur de choisir le tableau de Goya comme illustration du roman. L’argumentaire pourra rapprocher les deux œuvres : – sur un plan narratif : concordance des motifs et des personnages (vieille aristocratie), image des femmes âgées et hideuses ; – sur un plan esthétique : l’auteur indique dans l’extrait lui-même qu’il souhaite surpasser en horreur deux auteurs de la littérature fantastique,
Maturin et Hoffman (l. 25). Il peut soutenir à l’éditeur que son ambition littéraire est d’égaler la peinture de son époque ; – sur un plan philosophique : le récit de Balzac est animé, comme le tableau de Goya, par une vision négative de l’Histoire : poids de la mort et du passé, espérance fragile, fascination pour une société qui n’existe plus, marquée par la décadence.
Dissertation Les romanciers peuvent choisir de représenter leurs personnages « sur les limites du réel et du fantastique » pour : – grossir des éléments du réel et leur donner une signification forte Ex. : Balzac n’hésite pas à rapprocher personnages et animaux dans ses portraits pour souligner un trait de caractère ou une passion dominante. Émile Zola présente certains héros comme de véritables prédateurs (voir Aristide Saccard dans La Curée). L’expressivité de la peinture aide le lecteur à mieux cerner les enjeux de signification. – donner une dimension mythique à un personnage Ex. : dans la littérature populaire, le personnage de Fantômas s’ancre dans un contexte sociologique précis (essor du banditisme) et fascine par son identité diabolique (capacité à changer d’identité, à s’échapper, à être partout, à faire le mal comme Satan). – explorer ce qui dépasse les seules dimensions sociale et historique Ex. : dans Les Misérables, Victor Hugo fait s’affronter les personnages Valjean et Javert dans une lutte qui est celle du Bien et du Mal. Le destin de Cosette enfant, qui tient du cauchemar, est écrit comme une descente aux Enfers. Les héros se définissent ainsi par leur rapport à l’absolu : damnation de Javert, rédemption et salut de Valjean. La réalité est déchiffrée dans une dimension morale et métaphysique. – remettre en question la notion de personnage Ex. : réduit à une seule lettre, K., héros de Kafka dans Le Château, évolue dans un monde absurde où il est écrasé par des figures d’autorité indépassables et incompréhensibles.
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Gustave Flaubert, Madame Bovary,
⁄°∞‡ Roman intérieur
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LECTURE DU TEXTE 1. Le récit fait alterner rêve et réalité dans un mouvement de contraste qui dit toute la déception du personnage féminin, Emma Bovary. De la ligne 1 à la ligne 32, le texte passe en revue plusieurs échappées lyriques que la jeune femme se plaît à vivre en imagination. L’amorce du paragraphe suivant (« La conversation de Charles était plate comme un trottoir » l. 33-34) est très nettement déceptive. La comparaison sonne comme une cassure, une rupture brutale qui fait retomber dans la réalité (l. 33-49). Suit l’admiration de Charles pour son épouse dessinatrice et pianiste (l. 50-59). Mais cette admiration confine chez le mari à l’idiotie et à la vanité (l. 60-64). 2. La retranscription des pensées d’Emma s’amorce par l’utilisation du discours indirect (« Elle songeait quelquefois que… » l. 1). Puis, le discours indirect libre (« Pour en goûter la douceur, il eût fallu… » l. 2-3) permet de glisser dans le monde intérieur d’Emma. Le passage qui suit (l. 3-10) est proche du discours direct (présent de l’indicatif). Le narrateur ressaisit le lecteur par un verbe introducteur : « il lui semblait que… » (l. 10) pour ensuite céder de nouveau au mouvement des pensées animant Emma et à leur retranscription au discours indirect libre (l. 13-29). L’absence de qualité du mari prête également à un monologue intérieur au discours indirect libre (l. 44-49). Une lecture à haute voix, chorale, permettra aux élèves de saisir les nuances de cette retranscription. 3. La représentation qu’Emma se fait de la lune de miel reprend tout un ensemble de clichés redevables au roman et à la poésie romantiques : – harmonie entre le sentiment amoureux et les paysages sensuels et sublimes du Sud (l. 3-12) ; – mélancolie propre aux pays nordiques : Suisse, Écosse ; – peinture d’une âme tourmentée et insatisfaite (l. 17-22) ; – attitude du don absolu (l. 23-32). La correspondance entre le paysage et l’âme
d’un peuple est une idée développée avec beaucoup d’originalité par madame de Staël, dans De l’Allemagne. Mais cet essai, victime de son succès, est repris et réduit à une succession de stéréotypes. Ces clichés nourrissent l’écriture des romans sentimentaux à la psychologie sommaire.
4. Une lecture expressive permettra de mettre en valeur le ton ironique qui sous-tend le passage. Les excès du lyrisme et des clichés font naître le soupçon et trahissent la distanciation du narrateur par rapport à son sujet. 5. Dans la tradition romanesque qui oppose l’idéalisation à la platitude du réel, Gustave Flaubert développe des contrepoints déceptifs : « plate comme un trottoir de rue » (l. 34), « costume ordinaire » (l. 36), « boulettes de mie de pain » (l. 53). Il y a une retombée du rêve dans la banalité d’un quotidien médiocre et bourgeois, d’une vie routinière qui s’oppose à toute forme d’exaltation et d’enthousiasme. 6. La négation domine dans le portrait de Charles : « sans exciter d’émotion » (l. 36) : préposition qui exprime le manque, l’absence ; « il ne savait ni…, ni…, ni… » (l. 40-41) : conjonction ni employée en corrélation avec ne ; « il ne put, un jour, lui expliquer » (l. 41-42) : particule négative ne ; « il n’enseignait rien […] ne savait rien, ne souhaitait rien » (l. 46-47) : pronom indéfini comme auxiliaire de ne. À l’inverse d’un héros romanesque, Charles est l’homme sans qualité dont le portrait ne peut être que négatif, c’est-à-dire une somme de négations ou du moins la soustraction systématique de toute forme de talent. On fera commenter les structures insistantes et répétitives, le martèlement de négations absolues qui traduisent l’insatisfaction d’Emma. 7. Qu’il s’agisse d’Emma ou de Charles, le romancier adopte un rapport distancié, caustique et ironique : la rêverie pleine de clichés d’Emma (premier paragraphe), l’idiotie et la vanité de Charles (deux derniers paragraphes). 8. Le roman met en abyme la littérature romanesque elle-même. Consommatrice de récits sentimentaux ou « sentimentaires », l’héroïne finit par confondre réalité et rêve, à la manière du Don Quichotte de Cervantès. Le « bovarysme » ne relève donc pas de la psychologie ordinaire (naïveté, croyance), mais ouvre 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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une réflexion sur la littérature et ses pouvoirs. L’exaltation d’Emma montre-t-elle le pouvoir insidieux des rêves romanesques ou le désastre qu’ils génèrent ?
monde dans ses contradictions et tensions, à l’égal des couples ou des duos de personnages dans la littérature : Pantagruel et Panurge, Don Quichotte et Sancho Panza, Jacques et son maître…
HISTOIRE DES ARTS La pose d’Isabelle Huppert (yeux fermés, tête inclinée, absorption dans le sentiment, mouvement d’inspiration et de soupir, bras rejetés en arrière) traduit l’état extrême où le personnage d’Emma aime à se porter. L’écrin naturel qui se prolonge en arrière-plan, la robe d’une couleur sombre donnent une grandeur et une profondeur au personnage. Peut-être l’enjeu de la transposition filmique tient-il à la capacité de l’actrice à incarner des états aussi extrêmes, à en faire ressentir le vertige au spectateur.
VERS LE BAC Commentaire Le projet de lecture sera nettement orienté sur le décalage entre le rêve et la réalité dans sa dimension déceptive. Dans cette perspective, les questions 1, 2 et 3 peuvent préparer l’exercice. L’ironie du narrateur apparaît à plusieurs niveaux : – dans la représentation des personnages (pour Charles, voir questions 5 et 6), – dans le jeu entretenu avec le lecteur puisque ce dernier est sans cesse sur le point d’être piégé par l’abondance du discours intérieur d’Emma et rappelé à s’en distancier par des indices subtils.
Oral (analyse) L’extrait offre une représentation de l’échec du couple : les tempéraments des deux époux s’opposent totalement et se contredisent. Sur un plan littéraire, les deux personnages se complètent : – déception du réel incarné par le mari, qui relance le rêve de l’épouse, – richesse du monde intérieur (imagination d’Emma) versus platitude du monde extérieur, – exaltation sentimentale (lyrisme, poésie) versus rapport au monde concret et pragmatique, – représentation noble et élitiste (conception de l’héroïsme par Emma) versus identité bourgeoise prosaïque. Le personnage d’Emma ne peut fonctionner seul. Il est inséparable de son contraire que Charles représente. Le couple permet de peindre la totalité du
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Marcel Proust, Du côté de chez Swann, ⁄·⁄‹ p. ‹¤-‹‹
Résurrection du monde de l’enfance LECTURE DU TEXTE 1. Le narrateur met en scène le phénomène de la mémoire involontaire. La résurgence du souvenir fait « événement » comme le révèle l’emploi des temps : à l’imparfait qui permet d’évoquer des actions indistinctes qui s’étirent dans le temps, sans relief ni intérêt (enfouissement de la mémoire et routine quotidienne l. 1-4), succède une série de verbes au passé simple, lesquels marquent une progression de micro-événements jusqu’à celui extraordinaire du réveil de la mémoire grâce à la sensation (« je tressaillis » l. 11). Le passage au présent de l’indicatif de la voix passive (« m’est apparu » l. 14) signifie pleinement que le passé est désormais redevenu présent. Les indices de temps qui marquent l’irruption brutale du souvenir sont nombreux : « à l’instant même » (l. 10), « Et tout à coup » (l. 14). Le conteur n’est pas avare en hyperboles (« tressaillis » l. 11, « extraordinaire » l. 12). Or, ce phénomène qui bouleverse le narrateur est provoqué par un tout petit morceau de madeleine et tire donc son origine de sensations ténues. Le goût déclenche le souvenir et s’avère le sésame qui ouvre les portes de la mémoire. 2. De façon humoristique, le narrateur décrit le biscuit dans sa forme (« courts et dodus » l. 6) en établissant une comparaison : « qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques » (l. 6-7). Il évoque même son « plissage sévère et dévot » (l. 25). La référence renvoie aux coquilles que les pèlerins accrochaient sur leurs capes au retour de Saint-Jacques de Compostelle. L’analogie
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savoureuse entre le gâteau et l’emblème religieux, confère à la madeleine un pouvoir sacré, celui de réveiller la mémoire, de provoquer la résurrection du passé. Il ne s’agit pas seulement du passé vécu mais aussi du temps idéal, celui des essences platoniciennes.
3. L’extrait tel qu’il est délimité s’apparente à un triptyque : – la première partie (l. 1-12) marque la résurgence d’une sensation, d’un souvenir que le narrateur ne parvient ni à identifier ni à nommer ; – dans le second versant du texte (l. 14-32), grâce à des associations d’idées (rapprochement entre la madeleine donnée par sa mère et celle offerte par tante Léonie), le narrateur se ressaisit de souvenirs à l’état fragmentaire : le lieu (l. 15), un moment (« le dimanche matin… avant l’heure de la messe » l. 15-16) ; – le personnage dispose alors de toute sa mémoire pour reconstituer Combray dans sa totalité (l. 33-50). 4. La référence au monde théâtral est explicite à la ligne 37 : « vint comme un décor de théâtre ». Les lieux s’assemblent, se déploient, se déplient successivement : la vieille maison grise, le petit pavillon, la place, les rues, les chemins. Le conteur se plaît à rapprocher la reconstitution de Combray avec le mécanisme d’un décor qui se déploie. La comparaison du théâtre, suivie de celle du jeu japonais, aide à concrétiser un mécanisme psychologique difficile à décrire : la réapparition progressive d’un monde grâce à la mémoire. La référence au théâtre permet de mettre en valeur la dimension quasi magique du phénomène de la mémoire, dont le pouvoir assez inexplicable est de faire revivre un monde disparu comme par enchantement. Enfin, la petite ville est en elle-même un théâtre social avec ses acteurs principaux (la tante Léonie, M. Swann…), son cérémonial, ses drames. 5. On pourra aider les élèves à visualiser la structure d’une phrase grâce à des arborescences. La longueur des phrases contribue à déployer les phénomènes et le processus en cours, à en suivre le détail, à mettre en place un monde. 6. Le souvenir de Combray touche à des dimensions multiples : – une généalogie (la maison de la tante, le pavillon construit pour les parents, l. 38) ;
– l’univers familial avec ses rites (l’infusion de thé ou de tilleul, l. 18) ; – l’éveil à la sensualité (fleurs, jardins, parc) ; – la première exploration du monde (courses, promenades, l. 41) ; – la connaissance d’un microcosme social (M. Swann, « les bonnes gens du village », l. 48). Le texte procède par amplification et cercles qui s’élargissent. À mesure que resurgit le souvenir, se reconstitue l’histoire intime du narrateur qui touche à son identité, à l’éveil de ses sens et de sa conscience. Le conteur passe du noyau familial au monde social de Combray : il entreprend alors la chronique d’une société disparue.
7. L’épisode de la madeleine met en valeur deux dimensions de la mémoire : – sa capacité à faire renaître un monde : la fulgurance de la résurgence du souvenir, le réseau des signes qui s’assemblent jusqu’à la reconstitution complète de Combray l’illustrent. – le rapport qui existe entre mémoire, souvenir affectif et sensation : de la ligne 22 à la ligne 32, le narrateur analyse le pouvoir des sensations qui maintiennent le souvenir présent à travers le temps.
HISTOIRE DES ARTS Édouard Vuillard déploie un même univers sous la forme d’un triptyque. Peut-être ce choix a-t-il été déterminé par des contingences matérielles (adaptation au lieu d’exposition puisqu’il s’agit de la décoration d’un hôtel particulier). Cependant, la fragmentation acquiert plusieurs significations que l’on ne peut exprimer que sous la forme de questions. Le peintre a-t-il voulu représenter plusieurs âges de la vie ? Si l’on balaie du regard les panneaux de la gauche à la droite, on constate que les figures enfantines présentes dans le premier, et qui incarnent la jeunesse joueuse et rieuse, disparaissent au centre du tableau où ne figurent que des adultes, pour laisser le spectateur sur le personnage habillé de noir du troisième panneau. En suivant cette trajectoire, il semble que le groupe social se disloque pour laisser la place à la solitude. S’agit-il de trois visions de la femme, qui peuvent être complémentaires ? Cette microsociété bourgeoise, qui semble pleine de vie et d’activité, apparaît, par le choix du triptyque, beaucoup plus cloisonnée, mettant en avant autant les rites de convivialité que la rupture 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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de la communication et la place du silence. L’emplacement des personnages dans l’espace marque un certain éloignement. Faut-il lire la rupture entre le monde des enfants et celui des adultes ? Sous l’apparence d’un monde lisse et tranquille, le tableau de Vuillard présente beaucoup d’ambiguïtés.
VERS LE BAC Invention L’écriture de ce texte à la manière de Proust prête à un processus d’enrichissement et exige de procéder par étape, pas à pas : Étape 1 : choix individuel d’un souvenir et de sa résurgence involontaire. Étape 2 : mise en récit. Étape 3 : réécriture liée à l’art du détail et à l’évocation d’un monde ou d’un univers. Étape 4 : réécriture permettant l’enrichissement du lexique (sensations…). Étape 5 : inscription du récit dans une structure mythique.
Dissertation L’objet de la délibération littéraire porte sur le choix pour le personnage entre un voyage intérieur ou un accomplissement dans le monde extérieur. 1) Depuis le modèle de l’Iliade et de l’Odyssée, la trajectoire du héros s’apparente à une traversée du monde. a) Le roman d’aventures en donne la version la plus simple. Au fil des aventures et des épreuves, le héros souvent positif se qualifie. Il en est ainsi pour les personnages de Jules Verne (voir Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, PUF) : l’aventurier est un globe-trotter et un héros. b) La traversée du monde est une odyssée morale et sociale. Du Picaro aux héros de Céline et de Joyce, le déplacement, l’errance, voire la perte dans un monde qui apparaît comme un labyrinthe, font éprouver au personnage une interrogation sur les valeurs et leur fragilité. c) L’affrontement au monde extérieur n’est pas seulement physique. Il atteint une signification métaphysique dans les romans de chevalerie (espace de la quête et de la recherche, notamment du Graal), dans les fictions de Victor Hugo (Les Travailleurs de la mer) où les héros luttent contre les éléments représentant le Mal (la nuit, l’océan, les espaces infinis).
2) Mais cette odyssée peut être intérieure. a) L’extrait de Proust montre comment le personnage-narrateur se réfugie dans le monde de la mémoire et laisse progressivement se reconstituer le souvenir d’une société disparue qui correspond à son enfance, au noyau familial dont il peine à se séparer, à un microcosme social dont la disparition nourrit sa nostalgie, mais dont les rites et les codes suscitent fascination et amusement. b) Le roman de Michel Butor, La Modification, raconte un voyage en train à Rome. Mais l’intérêt du récit consiste dans les débats intérieurs, contés à la deuxième personne du singulier, que vit le personnage, la décision qu’il tente de prendre dans ses choix amoureux, le débordement du rêve. 3) Il s’avère difficile de dissocier exploration du monde extérieur et voyage intérieur. Bien des personnages romanesques permettent de relier les deux. a) Le choix d’une représentation onirique ou absurde permet de mêler les deux dimensions. K., héros du Château de Kafka, est un arpenteur. Son exploration de la société et des lieux énigmatiques (il est à peine possible d’accéder au château) s’allie à une expérience intérieure de l’absurde et de l’effondrement de l’identité. b) Un roman d’aventures aussi populaire que celui du Comte de Monte Cristo combine l’errance du héros, sa traversée de la société parisienne et un parcours spirituel sur la signification même de la Justice. On peut en dire autant de Jean Valjean qui, pour sauver Marius recherché par la police, s’enfonce dans les égouts, enfer et envers de la société : il y rencontre les représentants de la pègre, les restes de l’histoire (« le haillon de Marat »), la nuit.
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Georges Perec, Les Choses, ⁄·§∞
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Avoir LECTURE DU TEXTE 1. Le texte s’amorce par une formule paradoxale (« Ils ne méprisaient pas l’argent. Peutêtre, au contraire, l’aimaient-ils trop ») qui renforce l’idée de l’attrait de l’argent tenu pour
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un idéal de vie. En effet, parce qu’il est un « équivalent universel » (Aristote), l’argent permet de tout échanger, de tout acquérir, à commencer par « les choses » produites et désirées en masse. La fiction de Perec appartient en effet à une époque précise : l’explosion de la société de consommation dans les années 1960.
2. L’écriture romanesque procède par associations et séries de mots : – sur les valeurs en cours : « solidité » (l. 2), « certitude » (l. 2), « permanence » (l. 3) ; – sur les lieux (topographie parisienne) : « la rue des Gobelins » (l. 9), « rue Cuvier » (l. 10), « gare d’Austerlitz » (l. 11), « rue Monge » (l. 12), « rue des Écoles » (l. 12), « SaintMichel, Saint-Germain » (l. 12-13), « le PalaisRoyal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse, Vavin, la rue d’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg » (l. 13-14) ; – sur les objets : « canapé de cuir », « assiette », « plat de faïence », « verre taillé », « bougeoir de cuivre », « chaise cannée » (l. 18-19) ; – sur les types de magasins : « antiquaires, libraires, marchands de disques, cartes de restaurants, agences de voyages, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuterie de luxe, papetiers » (l. 20-22). Cette écriture sérielle qui joue de l’énumération et de l’accumulation se caractérise par la volonté de dresser un inventaire ou un répertoire systématique des éléments du monde, qui participe autant de l’esthétique réaliste du XIXe siècle (héritage du roman balzacien) que de la création moderne. Cette écriture sérielle n’est pas sans rapport avec le « name dropping » qu’affectionnent les romanciers contemporains, comme Brett Easton Ellis dans American psycho ou Martin Amis dans Money, money. C’est une façon d’établir une nomenclature étrangement poétique, celle des objets de marques, quintessence de la société de consommation. Ces objets ne servent ni à courir, ni à se vêtir, ni même à faire preuve de raffinement. Ce sont de simples supports, de simples surfaces où le logo peut s’étaler. C’est peu dire qu’ils ont perdu toute valeur d’usage au profit d’une valeur d’échange extravagante, reposant sur ce que les anciens appellent la vanité (voir La Madeleine) et que le marketing nomme désir de reconnaissance. Perec pose les prémisses de ce mouvement. 3. On distingue très nettement la caractérisation dépréciative (« sinistre rue Cuvier », « abords
plus sinistres encore de la gare d’Austerlitz », l. 10-11) et l’implicite valorisant pour les quartiers de la grande ou haute bourgeoisie que forment le Palais-Royal, Saint-Sulpice, le Luxembourg. Au désintérêt et au pas rapide de deux promeneurs qui négligent de regarder ce qui les entoure, succède une marche lente (l. 15). Les objets eux-mêmes valent par les signes extérieurs de richesse (« reflets rougeâtres du cuir », ornement sur les assiettes), leur aspect clinquant (« luisance d’un verre taillé », cuivre du bougeoir), l’idée de raffinement et de confort (« finesse galbée d’une chaise »). Ces catégories correspondent à un luxe bourgeois ostentatoire. Dans Mythologies, Roland Barthes se livre de même au démontage du luxe et de l’idéologie de la petite-bourgeoisie.
4. L’ironie du narrateur est perceptible à travers : – la situation et l’attitude paradoxales des personnages : Jérôme et Sylvie ne sont pas riches, mais rêvent de l’être, ou se contentent de l’imaginer ; – l’excès de l’accumulation ; – la présence constante de clichés (voir lexique, manuel de l’élève) et d’une représentation stéréotypée de la vie à travers l’idéal du confort bourgeois.
HISTOIRE DES ARTS La place de l’objet devient déterminante dans la société de consommation. Aussi la peinture d’Andy Warhol est-elle représentative de ce contexte : un objet banal, voire trivial, comme une boîte de conserve Campbell ou un paquet de lessive Brillo, devient le sujet central et omniprésent d’une toile. Le peintre a d’ailleurs procédé à des peintures en série sur ce motif. On peut en visualiser des exemples sur le site du musée Ludwig de Cologne : www.museum-ludwig.de.
VERS LE BAC Question sur un corpus Aussi bien Flaubert que Perec fustigent chez leurs personnages l’évasion dans un imaginaire stéréotypé. Celui d’Emma Bovary est conditionné par les clichés mis à l’honneur par le romantisme : culte de la sensibilité et de l’amour, quête de l’homme idéal, évasion dans l’irréel et la féérie… Celui de Jérôme et de Sylvie correspond à une société fondé sur la 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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consommation, la place dominante de l’objet, la valeur argent, les représentations bourgeoises. Dans les deux cas, le roman critique une aliénation des individus par l’idéologie dominante, qu’elle soit littéraire ou économique. Cependant, du XIXe siècle au XXe, le lecteur est passé du rêve au matérialisme.
Invention Pour favoriser l’élaboration d’une écriture sérielle, on pourra proposer aux élèves de consulter des catalogues d’objets, des listes…
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Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, ⁄··› p. ‹∞
Regard froid sur l’humanité LECTURE DU TEXTE 1. La société telle qu’elle est décrite par Michel Houellebecq s’avère paradoxale et absurde : les gens tentent de se donner une identité différente, tout en formant des petits groupes et donc en se rassemblant, sans trouver d’unité. La plénitude existentielle qu’ils affichent ne correspond qu’à la satisfaction d’acheter ou de consommer. Cet ordre co-existe avec des slogans propres à la culture punk et au hard rock (« Kill them all ! », « Fuck and destroy »), ce qui prouvent qu’une culture d’opposition très contestataire a fini par se fondre dans la banalité du quotidien et devenir à son tour un objet de mode ou de consommation, dépourvu de sens. 2. Dans ce texte, le romancier se livre à une observation du monde. La dimension descriptive est dominante. Le narrateur adopte le regard distancié d’un scientifique qui étudie les comportements. C’est pourquoi le texte suit une progression précise : – mise en place du dispositif d’observation : choix de s’installer sur une des dalles de béton (l. 1-2) ; choix de l’objet observé estimé représentatif (« cette place est le cœur, le noyau central de la ville » l. 3) ; – questionnement : « Quel jeu se joue ici exactement ? » (l. 3) ; – amorce des trois paragraphes suivants par « J’observe » avec un regard ciblé successivement
sur les groupes et leur déplacement (l. 4-10), sur les visages et leur expression (l. 11-18), sur soimême par opposition (l. 19-20) ; – clôture par le retrait dans le café, qui s’avère un échec. Ce regard distancié est aussi celui d’un moraliste qui s’attache à déchiffrer les comportements et les apparences. L’écriture romanesque n’hésite pas à recourir à l’analyse à partir des concepts de la « ressemblance » et de « l’individualisation », sans qu’il en ressorte une loi claire et évidente. Là réside le malaise du narrateur.
3. Le passage se clôt sur un mouvement de retrait piteux (refuge dans un café) et sur la vision d’un dogue allemand énorme (l. 22) qui menace de mordre. Le narrateur insiste donc sur la fragilité et la faillite de l’être humain, vite dépassé par les animaux eux-mêmes. À moins qu’on ne perçoive, dans cette image du chien, une référence au cynisme chez un auteur qui pratique une vision cynique du monde.
VERS LE BAC Invention Il s’agit d’écrire à partir d’un support iconographique. On pourra demander aux élèves de reprendre le dispositif énonciatif et descriptif construit par Michel Houellebecq.
Oral (entretien) Le candidat peut exposer plusieurs pistes : – un personnage romanesque en rupture conduit forcément à adopter un regard critique sur la société (par exemple, L’Étranger de Camus) ; – la rupture avec les valeurs traditionnelles ou conventionnelles permet d’engager un autre rapport au monde. Ainsi Adam Pollo, héros du Procès Verbal, se tourne vers l’animalité, la nature (la mer, le soleil), un monde autre que celui des hommes. La rupture avec la société occidentale amène à explorer d’autres cultures (Désert de Le Clézio) ; – ce type de personnage risque de paraître singulier à l’extrême, marginalisé, moins représentatif des enjeux que l’humanité plus moyenne porte (par exemple, Langlois dans Un Roi sans divertissement s’engage dans une relation au monde et à la vie énigmatique aux yeux de la communauté villageoise).
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LE PERSONNAGE INSAISISSABLE
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Denis Diderot, Jacques le fataliste, ⁄‡·§
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Objectifs du texte : L’incipit de Jacques le fataliste est un texte fondamental pour l’histoire du roman moderne. Publié de façon posthume en 1796, mais rédigé en 1778, l'œuvre explore la forme romanesque en exhibant tous ses possibles. L’incipit est une sorte de synthèse de ce projet : la présence d’un narrateur qui joue avec le lecteur et, ce faisant, brise l’illusion romanesque ; l’introduction dès la première page de la forme théâtrale, puis une histoire peu banale d’un valet qui va raconter ses amours à son maître sont les traits les plus marquants de ce début de roman.
Comment s’étaient-ils rencontrés ? LECTURE DU TEXTE 1. Les premières lignes du premier paragraphe ne peuvent que surprendre le lecteur. Le jeu de questions-réponses laisse entendre deux voix : une première voix pose des questions à propos d’individus (« ils ») qui ne sont identifiés que par la suite ; la seconde propose des réponses qui sont autant de fins de non recevoir. Il faut s’attacher au sens des questions pour comprendre qu’il s’agit des interrogations habitant tout lecteur au début d’un roman et que les réponses apportées sont celles du narrateur. Autrement dit, l’originalité de cet incipit est qu’il met en scène de façon originale le lecteur et le narrateur, exhibant ainsi ce qui est habituellement caché avec soin dans la construction romanesque. Dans le même mouvement, en dévoilant le « pacte de lecture » tacite noué entre auteur et lecteur, Diderot rompt l’illusion réaliste, qui fait que l’on croit à une histoire pourtant invraisemblable, tout au long de notre lecture. Le dernier paragraphe est plus explicite encore puisque le narrateur s’adresse directement au « lecteur », qu’il apostrophe, et qu’il fait référence à ses fonctions et à son pouvoir dans la fiction. Les questions terminant l’extrait sont autant de récits possibles. La conclusion du narrateur est explicite
et métadiscursive : « Qu’il est facile de faire des contes ! » (l. 47). 2. Les lignes 6 à 35 se présentent comme un dialogue théâtral (à l’exception des lignes 10 et 11) : la présence des noms avant les répliques, l’insertion des paroles par le biais des tirets rappellent les codes du genre. Le lecteur peut avoir le sentiment que deux genres alternent dans cet extrait : le roman, avec la présence étonnante d’un narrateur qui s’adresse à son lecteur, mais aussi le théâtre avec des personnages clairement identifiés par la présentation typographique. 3. Les ruptures et les digressions laissent entendre au lecteur tout le potentiel romanesque du texte. Mais elles annoncent aussi la narration à venir : le récit des amours de Jacques, qui sera sans cesse repoussé. 4. Cet incipit remplit ses fonctions à sa façon : il pose les questions auxquelles le lecteur attend une réponse : qui sont les personnages ? Dans quel cadre spatio-temporel évoluent-ils ? Quelle est l’action ? Mais les réponses ne sont pas données. Au contraire, le narrateur, dans ses interventions, refuse de répondre avec une arrogance qui souligne assez son pouvoir. De ce point de vue, les premières lignes de Jacques le fataliste sont inédites. Pourtant, en déstabilisant le lecteur et en refusant les codes habituels, cet incipit remplit pleinement une autre fonction fondamentale : piquer la curiosité. 5. La dialogue nous apprend que, suite à une altercation entre Jacques et son père, le personnage s’engage dans l’armée (l. 18). Il reçoit alors une balle dans le genou (l. 20) et tombe amoureux sans que le lien entre sa blessure et la relation amoureuse soit établi. 6. Le « déterminisme » est une doctrine philosophique considérant que tout événement humain est lié à des événements antérieurs. La métaphore qui en rend compte est celle de la chaîne, reprise par Jacques (« les chaînons d’une gourmette », l. 22). Ainsi, ce personnage analyse tout ce qu’il lui arrive de bon ou de mauvais sur le mode de la fatalité : tout est « écrit là-haut » (l. 5) et tout s’enchaîne sans qu’il ait prise sur le cours des événements : « Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais pas été amoureux de ma vie, ni boiteux » (l. 22-24). 7. Le dialogue entre Jacques et son maître change des relations habituelles entre maître 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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et valet, mais non des dialogues de comédie. Il est fréquent dans les pièces de Molière ou de Marivaux, par exemple, de mettre en scène un valet malin ou une soubrette astucieuse qui va devenir le maître du jeu. Ici, toute l’attention est portée sur la parole de Jacques et plus précisément le récit de ses amours.
8. Cet incipit rompt l’illusion romanesque dans la mesure où il exhibe les procédés que les autres romans tendent à cacher. Le lecteur n’a pas le sentiment d’entrer dans une histoire se racontant toute seule. Au contraire, il est interpelé par un narrateur refusant de répondre à ses questions, questions exhibées dans le texte puisque « le lecteur » est devenu un personnage à part entière, qui a voix au chapitre et qui intervient dans la fiction. L’incipit propose au fond un pacte de lecture original : l’intérêt de la lecture sera moins attaché au pouvoir de la fiction (Diderot n’essaie pas de nous faire croire à son histoire : au contraire, il souligne à grands traits qu’elle n’est que pure fiction) qu’à l’intérêt de la narration. Pourtant, le lecteur se prend au jeu et aimerait bien, lui aussi, connaître les amours de Jacques.
HISTOIRE DES ARTS La position des comédiens sur la scène traduit une relation de proximité. On peut aussi noter un effacement de la hiérarchie qui les unit : ils sont assis l’un à côté de l’autre et la position de Jacques, à droite, dénote à la fois décontraction et bonne humeur. La photographie de la mise en scène de Nicolas Briançon tend à souligner la complicité entre les personnages et donc la singularité de leur relation.
VERS LE BAC Commentaire 1) Le jeu avec les codes de l’incipit romanesque a) Des voix inattendues : les échanges entre le narrateur et le lecteur b) Un narrateur qui malmène le lecteur c) L’intrusion étonnante de la structure théâtrale 2) Un dialogue sur l’individu et sa liberté a) Des références explicites au déterminisme b) Une vision fataliste de la liberté de l’Homme c) Le potentiel romanesque de cette vision de l’Homme
Oral (analyse) Pendant l’entretien, on pourrait développer les pistes suivantes : – Le début de Jacques le fataliste introduit des personnages difficiles à identifier et un nombre considérables d’actions. – Mais surtout cet incipit est singulier parce qu’il n’apporte pas les réponses aux questions que peut se poser un lecteur au début d’un roman. Au contraire, il cherche à déstabiliser le lecteur en les rappelant pour refuser d’y répondre.
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G. Faubert, Bouvard et Pécuchet, ⁄88⁄
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Objectifs du texte : Le texte proposé est situé au début du roman. Nous sommes encore dans l’incipit. Il s’agit donc de comprendre comment l’auteur propose un premier portrait assez ironique de personnages qui s’apparentent à des antihéros.
Et leurs yeux se rencontrèrent LECTURE DU TEXTE 1. Le début de Bouvard et Pécuchet se passe à Paris : les personnages évoquent la « capitale » (l. 43) et la « banlieue » (l. 41), mais aussi « Bercy » (l. 56). Ils sont sur un « boulevard » (l. 10), dont on sait dans le passage précédant qu’il s’agit du boulevard Bourbon. Dans cet extrait, le lecteur reconnaît la géographie parisienne : la « Bastille » (l. 2) et le « Jardin des Plantes » (l. 3). Cet ancrage spatial offre un cadre réaliste au récit. 2. Les personnages forment physiquement un couple antithétique, à la manière de Laurel et Hardy. Flaubert insiste sur le contraste qu’ils offrent, qui crée un contrepoint comique. Ils s’opposent d’abord par leur taille : autant Bouvard est « grand » (l. 3), autant Pécuchet est « petit » (l. 6). Bouvard est blond et frisé (l. 31) tandis que Pécuchet a les cheveux noirs et plats (l. 36). Leurs couvre-chefs diffèrent : chapeau pour Bouvard (l. 4), casquette pour Pécuchet (l. 8). Au début du texte, Bouvard semble
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physiquement très à l’aise, plutôt dévêtu (l. 4-5), tandis que Pécuchet se drape dans ses vêtements pour se cacher (l. 6-8). Enfin, Bouvard a l’air « enfantin » (l. 32) tandis que Pécuchet semble « sérieux » (l. 34) et viril (voir l’évocation de sa voix, l. 38). D’un point de vue psychologique, la position de leur tête au début du texte est significative : Bouvard, plus fier, a « le chapeau en arrière » tandis que Pécuchet, plus introverti, marche tête baissée (l. 7). Mais les deux compères, pour différents qu’ils soient, font bien la paire : tous deux ont les mêmes manières : ils ont, par exemple, écrit leur nom à l’intérieur de leur coiffe pour éviter un vol. Ils ont le même réflexe : s’asseoir au même moment au même endroit (l. 10-12). Ils ont le même métier, « employé » (l. 25). D’un point de vue politique, les deux personnages partagent les mêmes opinions plutôt conservatrices (l. 53-54). Et, bien sûr, ils alignent sur les femmes tout un catalogue, voire un dictionnaire, d’idée reçues très négatives (l. 60).
3. Les deux personnages se considèrent, pour reprendre le verbe de la ligne 26, mis en valeur par la structure en paragraphes. Le portrait de chaque personnage fait de cette scène de rencontre une parodie de coup de foudre romanesque. Les verbes « charm[er] » (l. 27) et « frapp[er] » (l. 34) en témoignent. On pourrait même comparer ce passage avec la rencontre amoureuse entre Frédéric Moreau et Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale, comme si Flaubert s’amusait à réécrire ses propres textes sur un mode comique et distancié. La dimension parodique tient aux aspects caricaturaux d’un texte qui reprend, sur le mode de l’hyperbole, les conventions du genre. Ainsi, les points communs nombreux entre les deux personnages (mêmes métiers, mêmes idées sur les femmes et la politique, mêmes habitudes), leur discussion tissé de lieux communs détournent, pour la caricaturer, la rencontre amoureuse romanesque traditionnelle. Prolongement On retrouve, dans Madame Bovary, une même scène de séduction tournée en dérision. On peut la retrouver dans le manuel de Seconde, ainsi que des extraits de la correspondance à Louise Collet expliquant la difficulté du travail nécessaire à cette écriture aussi ironique que réaliste
ainsi que le but de cette entreprise littéraire.
4. La parodie tient essentiellement à l’utilisation des clichés (voir lexique dans le manuel de l’élève). En effet, Flaubert reprend les lieux communs de la rencontre amoureuse : deux individus se croisent, leurs regards s’arrêtent l’un sur l’autre. Après ce coup de foudre, ils se découvrent des points communs et envisagent ensemble un avenir possible. Pour qu’il y ait parodie, il faut un intertexte auquel l’auteur se réfère implicitement. Ici, il s’agit de L’Éducation sentimentale, publiée en 1869. 5. Bouvard et Pécuchet sont deux « employés » (l. 24 et 25) de bureau vivant à Paris. Ils semblent assez aigris, égoïstes et critiquent leurs contemporains. Ainsi, ils ont la dent dure contre la classe ouvrière (l. 52-54). La dernière phrase, commentaire glaçant du narrateur, souligne l’envers de leur individualisme : ils vivent dans une triste solitude. La tragédie intime perce sous leur portrait grotesque et hautement comique. En effet, Pécuchet est célibataire (l. 62), tandis que Bouvard est veuf sans enfants (l. 63). C’est pour rompre avec cette vie morne et grise qu’ils rêvent de campagne (l. 40) ou plus simplement d’un ailleurs et se libèrent de leurs vêtements. Leur rencontre va permettre à chacun de trouver, à défaut de compagne féminine, un alter ego avec qui rêver une nouvelle vie. 6. Les deux personnages principaux d’un roman en sont les héros. Pourtant, leurs valeurs n’ont rien d’héroïque ! Le terme d’« antihéros » désigne précisément des « héros » de roman qui portent, comme ici, des valeurs médiocres que Flaubert attribue à la petite bourgeoisie, classe montante et représentative de la réalité des années 1870. Égoïstes, repliés sur eux-mêmes, soupçonneux à l’égard de leurs compagnons (voir le nom dans le chapeau), ils refusent l’idée de solidarité ou d’appartenance à une communauté : au contraire, ce sont des individualistes qui ne peuvent parler au nom de tous. Pourtant, leur tristesse grise les rend pathétiques et, peutêtre, attachants. 7. Bouvard et Pécuchet, finalement, sont ridicules et prêtent à sourire. Leur physique contrasté fait de leur couple improbable un duo plus comique qu’héroïque. Leurs comportements stéréotypés et mécaniques, leur peur de la classe populaire, leur autosatisfaction bourgeoise les 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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inscrivent dans une médiocrité dont Flaubert est le romancier génial. Il va, sur ce rien, faire tenir tout un roman, qui en analyse les ressorts pour mieux la railler.
HISTOIRE DES ARTS Pour pouvoir répondre à la question posée, il est nécessaire de définir la notion de « grotesque ». On entend par cet adjectif une esthétique qui pourrait être définie comme extravagante ou excentrique et qui peut prêter à sourire. D’une certaine façon, elle pourrait correspondre à la conception baudelairienne du Beau, toujours « bizarre ». Ici, la terre crue de Daumier tend vers cette conception : la personne représentée voit ses traits légèrement accentués, sans être dans la caricature. On pourra justement la comparer avec les plus célèbres de Daumier pour comparer les procédés et saisir les différences.
2) Deux antihéros a) Des personnages individualistes, qui ne représentent pas une collectivité b) Des valeurs qui ne sont pas celles de héros c) Une scène parodique
Oral (analyse) La réponse pourrait s’appuyer sur les points suivants : – Le lecteur ne s’attend pas à ce que la rencontre entre les deux employés utilise la rhétorique de la rencontre amoureuse. – Le regard ironique du narrateur signale clairement les intentions de Flaubert. La distance qu’il prend avec ses personnages pourrait surprendre.
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Commentaire 1) Le réalisme de la scène a) Le cadre spatial (Paris) b) Les personnages et le détail des portraits (vêtements, postures) c) Une rencontre réaliste (points de vue et détails)
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Objectifs du texte : Analyser un texte dans lequel le personnage prend conscience de l’existence de son corps et en ressent un sentiment d’étrangeté à lui-même.
VERS LE BAC Question sur un corpus Bouvard et Pécuchet comme Jacques le fataliste subvertit les codes littéraires. La réponse pourrait développer deux points : 1) Les deux romans présentent un narrateur qui joue avec le lecteur de roman – Celui de Diderot s’adresse au lecteur pour refuser de lui donner les informations qu’il attend. – Celui de Flaubert fait une présentation ironique des personnages. 2) Les deux romans jouent avec l’horizon d’attente traditionnelle du lecteur de roman – Le lecteur de Diderot attend le récit des amours de Jacques… qui les donnera… ou pas ! – Celui de Flaubert ne s’attend pas une nouvelle rencontre presque « amoureuse » entre les deux employés de bureau parisiens.
J.-P. Sartre, La Nausée,
Étranger à soi-même LECTURE DU TEXTE 1. La Nausée prend la forme d’un journal intime écrit par Antoine Roquentin. À travers l’écriture, le personnage parvient à exprimer le rapport étrange qu’il entretient avec son propre corps. Son regard se pose sur les différentes parties de son corps, comme si elles étaient autonomes, voire extérieures à lui. Il prend alors une conscience aiguë de leur poids, leur chaleur, le mouvement de ses viscères ou de sa graisse (l. 28) et de « toutes les sensations qui se promènent là-dedans » (l. 29-30). Pour la plupart des hommes, le corps fonctionne sans qu’ils en aient conscience : respiration, sudation, salivation se font naturellement, sans y penser. Dans ce texte, c’est l’inverse. Le sujet ne peut s’arrêter de penser, sur le mode de la « rumination douloureuse » (l. 39) à la vie qui anime malgré lui chaque parcelle de son corps. Le premier paragraphe donne le ton ; il insiste sur le trajet mécanique de la salive de sa bouche à sa gorge, jusqu’au dégoût, jusqu’à la nausée.
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On nomme « existentialisme » cette conscience douloureuse d’exister.
2. Le texte s’ouvre sur un constat très général qui va ensuite être approfondi tout au long du texte. Ainsi, les premiers mots du texte, « j’existe » (l. 1) trouvent un écho dans les derniers : « je pense que j’existe » (l. 41). Entre ces deux bornes, Roquentin fait l’expérience de l’existence de son propre corps en plusieurs étapes : – Un corps étranger, l’eau, vit dans son corps (l. 3-6). – L’eau lui fait prendre conscience de l’existence de ses propres organes (l. 6-7), de leur fonctionnement autonome, sur lequel il a peu de prise. Ils fonctionnent sans lui, et pourtant, ils font partie de lui, ils sont lui. – Roquentin observe sa propre main (l. 8-31) et lui prête pour le temps de l’observation une existence autonome. Pourtant, elle aussi fait partie de lui-même. « Elle vit – c’est moi » (l. 8). – La fin du texte propose le même constat pour le déroulement de ses pensées, qui suit un cheminement autonome, échappant par moment à la raison consciente. Ce constat remet en cause la définition classique du sujet humain, maître de lui comme de l’univers. Pour Descartes, la faculté de penser de manière claire, rationnelle et consciente constitue notre essence. C’est la racine de notre être, notre identité profonde d’être humain. Penser permet d’avoir conscience de soi, de maîtriser nos raisonnements et d’être responsables de nos actes. Rien de tel pour le personnage : il ne maîtrise pas la vie souterraine de son corps, il ne dirige pas toujours ses pensées, faites de mots qu’il n’a pas inventés et qui « reviennent tout le temps » le hanter, sans qu’il puisse mettre un terme à cette mécanique énigmatique (l. 39). Or, si notre essence rationnelle est ainsi remise en cause, que reste-t-il ? Le sentiment que l’on existe de manière contingente, comme cela, pour rien. Au même titre que le « champignon » auquel le héros se compare dans un autre extrait. « L’existence précède l’essence », explique Sartre. Ici, son personnage réécrit le « cogito » de Descartes et transforme le « je pense donc je suis » (c’est mon essence, ma définition d’être humain) en « je pense que j’existe » (je constate mon existence, je n’y suis pour rien et je ne sais pas encore quel sens elle a, si tant est qu’elle en ait un).
3. La main est présentée comme un animal vivant sa propre vie : « elle vit » (l. 8). Elle peut en effet choisir de se présenter « sur le dos » (l. 9 et 15) ou sur « le ventre » (l. 10, 13, 14). Les doigts sont comme les « pattes » de l’animal (l. 11, 18), comparables à celles du crabe (l. 11, 12). Son dos est comparé à celui d’un poisson (l. 15-16). Cette bête est douée de caractéristiques propres : elle pèse son poids, dégage sa propre chaleur. Elle a une existence pour soi. Le personnage s’en rend compte lorsqu’il pose les mains sur un objet neutre, bien distinct de lui, la « table qui n’est pas moi » (l. 19) : il perçoit alors pleinement la masse de ses deux mains sur la table. Il réitère l’expérience en laissant pendre sa main le long du corps : elle pèse de tout son poids. Il fait ainsi l’expérience de l’existence de sa main, en dehors de lui et pourtant à lui. Prolongement Ce passage est en dialogue constant avec la deuxième des Méditations métaphysiques de Descartes. Voir l’expérience du morceau de cire.
4. On comprend pourquoi dire « je » ou « moi » devient difficile : chaque partie de « moi » est constitutive de mon être. On peut citer les constats suivants : « Et cette mare, c’est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c’est moi. » (l. 6-7), « [...] ma main [...]. Elle vit – c’est moi » (l. 8), « Je vois les ongles – la seule chose de moi qui ne vit pas » (l. 13-14), « C’est moi ces deux bêtes » (l. 17). Et pourtant, je ressens chaque parcelle de mon corps comme étant autonome, extérieure à moi, échappant peu ou prou à ma maîtrise. Ainsi, le narrateur parvient à détacher ses organes, en particulier sa main. Il en fait des éléments étrangers à lui-même en prenant conscience de leur existence. Ainsi, l’expression de soi devient difficile car elle repose sur une séparation très nette entre l’individu, son propre corps et même les pensées qui l’agitent, sans qu’il puisse toujours en canaliser le cours. Le texte pose la question suivante : qui suis-je, si la plupart des choses qui se passent en moi échappent totalement à mon contrôle ? C’est peut-être pour cela que le mot moi, qui clôt le texte est en italique. Le moi « continue » et « déroule » le fil d’une pensée qu’il n’est pas libre d’arrêter. 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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Prolongement L’autoportrait de Bacon montre un visage aux traits défigurés. Littéralement, le peintre ne se reconnaît pas. Il est étranger à lui-même, à son propre moi. À la question « qui suis-je ? », léguée par Montaigne, la réponse est délicate.
5. Le dernier paragraphe souligne le malaise du narrateur. Il ne peut que constater, sans la diriger, son existence, purement contingente. Donnée comme telle, elle est dépourvue de toute signification. Prolongement L’existence ainsi appréhendée semble a priori absurde. On peut rapprocher ce texte de La Peste de Camus (voir « parcours de lecteur », séquence 15) et de Caligula, du même auteur (voir manuel de l’élève). Seule l’action du héros donnera un sens à son existence. Il va lui falloir s’engager dans la vie, œuvrer pour autrui et faire des efforts pour lui conférer une signification qu’elle n’a pas encore. C’est en ce sens que « l’existentialisme est un humanisme », comme l’explique Sartre dans une de ses conférences.
HISTOIRE DES ARTS Le tableau de Francis Bacon pose la question du portrait et de la représentation de soi. Le brouillage du visage peut être interprété comme la difficulté d’être à soi-même. En faisant ce choix, Bacon se représente d’une façon qui montre cette difficulté même. Ainsi, il reprend la tradition de l’autoportrait du peintre tout en soulignant que les conditions même de cette représentation ne sont plus réunies.
VERS LE BAC Invention Les élèves doivent : – adopter un point de vue interne, propre à mettre au jour les pensées d’un personnage, – entrer dans l’écriture du journal intime, – devenir les spectateurs d’un événement social qui appelle une analyse.
Dissertation La dissertation peut développer deux pistes pour étayer la thèse selon laquelle le roman peut
mettre à distance le monde et les personnages. 1) Par des choix d’écriture qui peuvent être des formes de prise de distance a) Choix narratifs : la deuxième personne chez Butor (p. 42) b) Volonté de rompre avec l’esthétique traditionnelle du personnage (p. 43) 2) Par une mise à distance dans l’analyse des rapports entre le monde et le personnage a) Roquentin et son expérience de l’existence (Sartre) b) Meursault et son rapport à la société (Camus, p. 88-89)
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M. Butor, La Modification, ⁄·∞‡
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Objectifs du texte : Analyser une œuvre marquante du Nouveau Roman dont le choix énonciatif rend le personnage difficile à saisir.
Un personnage inattendu LECTURE DU TEXTE 1. Les choix énonciatifs de Michel Butor sont assez simples : le narrateur est extérieur à l’histoire (hétérodiégétique pour reprendre la terminologie de Gérard Genette) et le récit centré sur un personnage (focalisation interne), ici, le personnage principal Léon Delmont. Autrement dit, le lecteur a accès aux pensées du personnage par le biais d’un narrateur qui ne connaît que celles-ci. Mais Butor complexifie le procédé en évoquant son personnage et ses pensées non pas à la troisième personne du singulier, mais à la deuxième personne du pluriel. Il ne choisit pas un pronom « représentant », mais un pronom « nominal ». Ainsi, le texte se trouve adressé à un destinataire et cela brouille les pistes : « vous » est bien sûr le personnage, Léon Delmont, mais aussi le lecteur. La notion de « personnage » se trouve ainsi brouillée parce que l’adresse est ambiguë. C’est une façon originale mais déroutante d’impliquer le lecteur dans le récit et de lui faire partager l’aventure du personnage.
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2. Les élèves pourront comparer leurs impressions en lisant par exemple un extrait de Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino (1979) ou, moins connu, Un Homme qui dort de Perec (1967). 3. Le texte oppose deux sentiments : le malaise actuel du personnage et le soulagement espéré par le voyage. On peut ainsi relever deux champs lexicaux : le malaise (« lassitude », « malaise », « fatigue », « tension », « crispation », « inquiétude ») ; le soulagement (« libération », « rajeunissement », « nettoyage », « bienfaits », « exaltation », « guérison », « repos », « réparation », « délassé »). Mais l’étude des verbes montre que les effets positifs espérés dans le voyage n’ont pas lieu. Dans la première phrase, l’emploi du conditionnel marque le doute : le voyage n’a pas les effets immédiats attendus. Les verbes de sensation (« ressentir », « tenir », « envahir ») et la comparaison avec la fissure de la digue (ligne 8 et suivantes) marquent la persistance du malaise et de la souffrance du personnage. Les questions du troisième paragraphe interrogent justement cette absence de changement, de « modification ». 4. En guise de synthèse, on peut retenir la façon singulière qu’a Butor de nous donner accès aux pensées du personnage. Il fait une analyse fine du malaise personnel de Léon Delmont par le biais d’un choix narratif classique. Mais l’emploi de la deuxième personne modifie singulièrement notre perception des sentiments du personnage. Le texte est comme adressé à lui tout autant qu’au lecteur, qui se trouve pris au piège de ce « vous » particulièrement inclusif. Pris à parti, il est invité à ressentir les sensations et sentiments d’un personnage qui lui ressemble comme un frère. Comment ne pas songer à Baudelaire : « Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! »
VERS LE BAC Invention Pour réussir l’écriture d’invention, on sera attentif aux critères de réussite suivants : – un emploi de la deuxième personne du pluriel qui permette les mêmes effets de lecture : le narrateur doit bien donner accès aux pensées du personnage pour que le lecteur perçoive son rapport à la « routine du quotidien »,
– le choix d’une « routine du quotidien » qui permette l’expression d’un vrai malaise. Il faut pour cela choisir un élément du réel qui soit réellement porteur d’enjeux pour l’existence de l’individu.
Oral (analyse) Deux modifications sont à l’œuvre dans le roman : – celle, personnelle, du personnage qui doit passer du malaise au bonheur. Dans cet extrait, nous voyons que le trajet, l’éloignement ne suffisent pas à provoquer ce changement ; – celle, plus réflexive, du roman lui-même, qui propose d’autres pistes pour raconter une histoire et donner à lire ce qu’est, au fond, un personnage.
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A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, ⁄·§‹
p. ›‹
Objectifs du texte : Lire un texte théorique fondateur pour le Nouveau Roman qui remet en question la notion de personnage.
« Nous en a-t-on assez parlé, du “personnage” ! » LECTURE DU TEXTE 1. Alain Robbe-Grillet s’oppose à la conception du personnage de roman héritée du XIXe siècle (l. 4) et encore portée par la « critique traditionnelle » (l. 6-7). Pour lui, le personnage est mort et la conception ancienne qui consiste à lui donner tous les attributs d’une personne réelle, soit dans le troisième paragraphe une identité, une histoire et un caractère, est dépassée. 2. Le texte est polémique. La première phrase, par sa syntaxe assez familière et sa tonalité exclamative, marque bien la volonté de RobbeGrillet d’attaquer les tenants de la conception traditionnelle du personnage. Les termes « maladie » (l. 2), « décès » (l. 3), « momie » (l. 5), 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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« postiche » (l. 6), ainsi que l’expression « le [le personnage] faire tomber du piédestal » souligne cette volonté d’en découdre. Robbe-Grillet est aussi volontiers ironique lorsqu’il emploie les guillemets pour désigner le « vrai » romancier.
3. Balzac et Dostoïevski sont connus pour leurs grandes fresques romanesques (le second s’étant d’ailleurs beaucoup inspiré du premier). RobbeGrillet s’oppose donc à une conception réaliste qui, chez Balzac, s’est traduite par le projet de « copier l’État-civil », même si son œuvre déborde très largement cette conception par trop étroite du réalisme. 4. Dans le dernier paragraphe, Robbe-Grillet aborde la conception traditionnelle du personnage qui a une identité, un caractère et une histoire qui font que le lecteur s’y intéresse. L’énumération prend une valeur ironique. Par ailleurs, la reprise du verbe « doit » (l. 17, 18 deux fois) marque bien la prise de distance de l’auteur avec une esthétique à laquelle il s’oppose.
Dissertation La question posée invite à interroger le geste créateur du romancier. Le sujet part de la thèse de Robbe-Grillet pour lequel il faut remettre en question les notions romanesques essentielles, dont celle de personnage. Il critique le romancier qui « créé des personnages » pour, finalement, laisser entendre que le geste créateur peut aussi être ailleurs. Il ne va pas de soi de suivre Robbe-Grillet : son propos, polémique à souhait, est avant tout une provocation et lui-même, à la fin de sa vie, a pu réemprunter des voix narratives assez traditionnelles. Toutefois, il convient d’entrer dans le débat. On peut développer deux thèses : 1. De nombreux romanciers ont remis le personnage en question 2. Mais le personnage est une valeur sure du roman
VERS LE BAC Invention L’élève va devoir répondre à l’argumentation de Robbe-Grillet qui repose sur la polémique. L’auteur ne développe pas dans cet extrait des arguments et des exemples assez précis pour qu’ils soient le fondement de la réponse destinée à un magazine littéraire, mais l’on pourra tout de même prendre appui sur l’œuvre de Balzac. Quelques arguments peuvent être mis en avant : – La construction d’une identité complète et complexe entraîne le lecteur dans sa lecture. Il veut connaître la totalité du parcours du personnage (ex. : les personnages qui reviennent sur plusieurs romans chez Balzac. Vautrin par exemple ou encore Julien Sorel qui évolue dans la société, p. 84-85 du manuel de l’élève). – Certains personnages sont tellement développés qu’ils deviennent à leur tour des types ou des symboles, signes de leur impact sur les lecteurs de plusieurs générations (ex. : Cosette, p. 76-77 du manuel de l’élève). – Connaître le personnage et ses pensées permet de mieux prendre part à son destin, adhérer et vivre avec lui leurs tourments (ex. : René, p. 74-75 du manuel de l’élève et Delphine, pp. 72-73).
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Sylvie Germain, Magnus, ¤‚‚∞ Sylvie Germain, Les Personnages, ¤‚‚› p. ››-›∞
Objectifs du texte : Lire un incipit qui propose un pacte de lecture singulier. En effet, celui-ci décrit une esthétique du personnage et quasiment une méthode pour construire une représentation du monde.
Personnage en fragments LECTURE DU TEXTE 13 1. Le texte propose de suivre une méthode d’archéologue ou de généticien. Il s’agit dans tous les cas d’observer « un fragment d’os »
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(l. 2), « la structure et l’aspect d’un animal préhistorique, d’un fossile végétal, l’ancienne présence d’une flore luxuriante » (l. 3-4). Pour le narrateur ou la narratrice, tout élément du monde porte en lui ses origines. L’écrivain doit donc saisir cet élément vital et faire appel à « l’imagination et l’intuition ». Le passé peut ainsi se reconstruire à partir de traces, de bribes et de fragments arrachés au néant.
2. La mémoire comme l’écriture sont lacunaires. Elles ne peuvent rendre compte de l’ensemble du réel. La comparaison est clairement opérée dans la question posée aux lignes 12 à 14. La mémoire, comme l’écriture, est donc « désordre », « esquisse », « blancs », « creux », « échos » etc. pour reprendre quelques-uns des termes du texte. 3. La phrase « Un vent de voix, une polyphonie de souffles » souligne la multiplicité des voix, mais aussi des vies à l’œuvre dans le roman. Il n’y a pas un conteur ou un seul narrateur. Comme les premières lignes de l’incipit le soulignent, le récit est lacunaire et doit être complété par d’autres voix. C’est cette polyphonie narrative que le début du roman souligne et met en scène. 4. La dernière phrase est une métaphore. L’écriture est comparée à l’acte du souffleur qui, tout à la fois, écoute et parle à chacun comme au théâtre. Cette métaphore met en avant le langage (les « mots », répétés trois fois) et le double mouvement d’écoute et de parole du souffleur. Parler et raconter semblent donc indispensables pour écrire. 5. Sylvie Germain propose à son lecteur d’aller à l’origine de toute chose, de toucher au plus près l’essence d’un être. Elle suggère que l’écriture peut toucher à la vérité, mais doit aussi combler les lacunes de l’histoire et de la mémoire. Le roman est donc tout à la fois vérité et mensonge, réel et fiction. 6. Dans le texte 13, Sylvie Germain suggère que le roman naît pour combler une lacune du monde, mais aussi que l’histoire qu’il porte est contenue dans l’ADN de ce même monde. Cela rejoint l’extrait de son texte intitulé Les Personnages (texte 14) qui montre que le personnage s’impose à l’auteur. Ainsi, une même conception de l’écriture, fragmentaire, inspirée et guidée par une forme de transcendance est mise au jour.
HISTOIRE DES ARTS Le portrait de Picasso présente la même ambiguïté dans la représentation que celle exposée par Sylvie Germain. Il s’agit d’une forme de morcellement du sujet, comme le roman peut être une écriture fragmentaire. Mais cette esthétique permet aussi de dévoiler ce qui reste caché. Le tableau invite le lecteur à porter un regard plus attentif sur l’œuvre d’art et, d’une certaine façon, lui impose un travail d’appropriation. Le portrait cubiste n’est pas donné intégralement : celui qui le regarde doit chercher à le comprendre, autrement dit le regarder vraiment.
Prolongement On pourra rapprocher ce tableau de ceux présents dans le « parcours de lecteur » consacré à Apollinaire (p. 255 et suivantes), parcours qui pose aussi la question de l’identité morcelée par la vie, puis reconquise par l’écriture.
VERS LE BAC Question sur un corpus Les élèves pourront développer deux pistes pour montrer que les deux incipits bouleversent les formes traditionnelles du roman. 1) Les deux textes présentent des projets romanesques étonnants a) Présence d’un narrateur maître du jeu b) Présentation d’une narration étonnante c) Jeu avec l’horizon d’attente du lecteur 2) Les deux textes portent une réflexion esthétique a) Ils remettent en question la notion d’histoire b) Ils remettent en question la notion de personnage c) Ils portent une réflexion sur le genre romanesque
Invention Les élèves ont une grande liberté pour ce qui est de l’énonciation. Ils doivent néanmoins tenter de lier intimement le portrait physique et le portrait psychologique. Il ne peut s’agir de les séparer : la consigne d’écriture indique explicitement que le physique doit traduire, voire montrer une souffrance personnelle ancienne. 1 Le personnage, reflet du monde ? |
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Olivier Adam, À l’Abri de rien, ¤‚‚‡
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Objectifs du texte : Comprendre comment le romancier peut donner à lire le désarroi d’un personnage.
Femme à la dérive LECTURE DU TEXTE 1. Marie, personnage principal du roman d’Olivier Adam, est totalement perdue. De nombreux termes évoquent une destruction personnelle : les termes « perdition » et « engloutissement » (l. 4), l’expression « fin du monde » (l. 4-5), « mourir » (l. 5), « tout allait s’arrêter, interruption des programmes » (l. 6-7) et la phrase finale « je me suis dit qu’on allait s’y dissoudre nous aussi » (l. 24). Le monologue intérieur évoque également l’incohérence des pensées du personnage (l. 17-18). Elle est comme au bord du gouffre, n’a plus de gestes cohérents, comme le montre sa réponse mécaniquement donnée à son fils qui est à côté d’elle (l. 22). L’état d’esprit du personnage est en accord avec la tempête à l’extérieur. On relèvera en particulier « la pluie diagonale, couchée presque » (l. 8-9), qui rejoint l’état d’esprit du personnage, elle-même abattue. 2. Les migrants sont des individus sans identité, des « types » (l. 8 et 10). La narratrice décrit leur situation sous la tempête et leur souffrance (« épuisés » et « démunis » l. 9). Elle fait également des conjectures sur ce qu’ils peuvent ressentir et évoque en comparaison les violences qui leur sont faites (l. 14-17). 3. La formule finale ancre le texte dans un registre tragique : le personnage semble échapper à tout contrôle. Elle subit un désordre intérieur qui est en accord avec le déchaînement des éléments. Les termes qui évoquent la mort et la destruction confirment ce registre. 4. Le monologue intérieur tente de représenter ce que pourrait être un flot de pensées : au début du texte, l’emploi de la première personne, mais aussi une syntaxe nominale, qui ne s’encombre pas des conventions grammaticales de l’écrit. Le lecteur a ainsi le sentiment d’avoir accès à une pensée en train de s’élaborer.
VERS LE BAC Invention On vérifiera que l’élève : – respecte la situation d’énonciation tout en introduisant un dialogue entre la narratrice et son fils, – s’appuie sur le contexte de ce dialogue (dans une voiture, sur une route pleine de migrants), – que le personnage de la mère développe un registre pathétique.
Oral (entretien) Deux pistes peuvent être développées lors d’un entretien : – Le roman a développé au fil du temps des techniques propres à mimer la pensée (monologue intérieur notamment). Du point de vue littéraire, c’est sans doute la façon la plus convaincante de représenter l’intériorité du personnage, ses tourments, ses hésitations, en quelque sorte la meilleure façon de rendre compte de l’humaine condition. – Pourtant, cette technique est particulièrement artificielle (on pourra s’appuyer sur le texte de Mauriac, p. 47 du livre de l’élève). L’individu qui évolue dans le réel n’a pas le temps ni peutêtre le recul pour s’examiner ainsi – sauf dans le cadre précis d’une thérapie. C’est sans doute le pouvoir de la littérature que de permettre à l’homme de mieux se comprendre en lui donnant un lieu précis pour le faire.
POUR ARGUMENTER : LES PERSONNAGES DE ROMAN PEUVENT-ILS NOUS AIDER À MIEUX COMPRENDRE LE MONDE ? p. ›‡ Objectifs du texte : Mettre au jour les artifices de l’introspection du personnage et des dialogues dans le roman.
LECTURE DU TEXTE 1. La thèse de Mauriac est résumée par une phrase, ligne 12 : « L’essentiel, dans la vie, n’est jamais exprimé ». Selon lui, les personnages de
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roman parlent, se confient, s’analysent sans comparaison possible avec ce qui se passe réellement. Ainsi, ce qui nous semble être réaliste ou de l’effet de réel est justement ce qui s’en éloigne le plus.
2. Le roman réaliste s’oppose donc au réel en ce qu’il en propose « une image transposée et stylisée » (l. 4). Mauriac s’appuie sur l’exemple de la passion qui unit Tristan et Yseult. Le roman s’éloigne singulièrement de la vie réelle et de sa banalité et les sentiments s’expriment sans commune mesure avec ce qu’une passion « réelle » permettrait. 3. La référence à Tristan et Yseult est particulièrement intéressante. Grâce à elle, Mauriac touche justement le sentiment le plus complexe à cerner, à définir et à analyser. Or, dans n’importe quel roman d’amour tout va se focaliser sur la parole et l’expression amoureuse. C’est un exemple tout à fait adapté pour mesurer la distorsion entre la fiction et la réalité.
HISTOIRE DES ARTS La peinture de Magritte propose un écho tout à fait riche au texte de Mauriac. On voit un
peintre qui semble copier attentivement un œuf posé à sa gauche. Or, ce qu’il représente n’est pas un œuf. C’est toutefois un élément qui n’en est pas non plus complètement éloigné puisqu’il s’agit de ce que l’œuf pourrait devenir : un oiseau. Cette toile souligne donc le pouvoir du créateur qui peut transformer, voire transfigurer le réel. Le titre est d’ailleurs explicite : « La Clairvoyance » souligne le regard différent – prophétique ? – que pose le peintre sur notre monde, ce qui est aussi le cas pour le romancier.
ÉCRITURE Argumentation Le débat doit pouvoir maintenant être mené. Les élèves pourront développer deux thèses : – Le roman est forcément éloigné du monde : l’écriture et le style l’empêchent de « copier » le réel et donc l’en éloignent. – Mais, le roman nous donne à lire un monde, une représentation du nôtre autrement puisqu’elle développe ce que l’on tait dans la vie réelle.
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Séquence
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Abbé Prévost, Manon Lescaut, ⁄‡‹⁄ Livre de l’élève p. ∞⁄ à ∞°
Présentation et objectifs de la séquence p. ∞⁄ Manon Lescaut, roman du début du XVIIIe siècle, se situe à la charnière de plusieurs traditions romanesques et c’est ce qui en constitue l’un des principaux ressorts. Entre le roman d’analyse, dont le chef-d’œuvre, La Princesse de Clèves, a été publié en 1678, le roman picaresque qui connaît son essor en France avec Gil Blas de Santillane, le roman libertin qui triomphera avec Crébillon fils ou plus tard Laclos, l’œuvre de l’Abbé Prévost se présente comme une œuvre inclassable, parfois déroutante, mais toujours à même de susciter l’intérêt des élèves. La construction de l’intrigue, les jeux d’emboîtements narratifs, l’alternance entre discours et récit, les effets d’annonce très fréquents se prêtent à des analyses formelles variées. Ce roman relativement bref permet une navigation aisée pour les élèves qui pourront très vite maîtriser les détails de l’intrigue et aborder des études d’ensemble. Dans le cadre de l’objet d’étude « Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours », Manon Lescaut offrira la possibilité de découvrir l’avènement de personnages modernes, échappant aux classifications traditionnelles, personnages dont l’ambivalence continue de surprendre le lecteur contemporain : le Chevalier et Manon sont tour à tour candides, manipulateurs, sincères, médiocres, vertueux ou fripons. Cette richesse psychologique est l’une des clés pour entrer dans l’œuvre et entamer le parcours de lecture. L’analyse portera ensuite davantage sur l’inscription de Manon Lescaut dans l’histoire littéraire du genre romanesque, avant d’explorer la dimension que l’on pourrait qualifier d’hybride de ce roman proposant une réflexion sur le bonheur, qui se veut édifiante, mais sans sombrer dans la moralisation ni dans la condamnation univoque du libertinage. La séquence s’achèvera par l’étude de la fresque subtile et tragique de la passion.
⁄) Entrée dans l’œuvre : frivole Manon !
p. ∞¤
1. La situation de la jeune fille, balancée par un jeune homme debout derrière elle et tenant les « rênes » de l’escarpolette, est le premier signe de frivolité. La légèreté du flottement, le plaisir du mouvement se ressentent dans l’abandon de la jeune femme. Il se manifeste par un regard alangui, la position étrange des mains et des doigts, qui semblent jouer des cordes de la balançoire comme d’un instrument. La frivolité s’exprime également à travers la position du pied gauche, pointé vers l’avant, laissant s’envoler l’escarpin dans la direction du jeune spectateur. C’est cette position de la jambe tendue vers le haut
qui livre également un bref instant au regard du jeune homme ravi, l’intimité de la jeune fille. Le deuxième escarpin reste encore attaché au pied droit, mais pend négligemment, avec un érotisme à peine voilé, laissant espérer une chute prochaine. La jeune fille est donc doublement frivole, par son balancement aérien, et également par ce que ce mouvement révèle sur sa légèreté de mœurs.
2. Le personnage de Manon se caractérise par un mélange constant d’innocence et de manipulation, d’abandon et de contrôle. Cette ambivalence apparaît dans l’attitude de la jeune fille dont on ne parvient pas à démêler la part de candeur et de séduction consciente. L’homme
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qui tire les fils de l’escarpolette peut tout aussi bien être un complice qu’un amant déjà négligé au profit d’un autre. L’aboutissement du mouvement, qui mène à la perte de l’escarpin et à la révélation fugace de l’entre-jambes peut tout autant être mis sur le compte du hasard que sur celui d’un dévoilement opportun. De la même manière, Manon se montre souvent ambiguë vis-à-vis de Des Grieux. Elle l’assure de l’exclusivité de son amour, lui promet fidélité et semble ignorer la portée de ses trahisons. Elle assume sa frivolité au point d’y voir un moyen de garantir la pérennité financière de sa liaison avec le Chevalier, comme dans la première partie, à la page 56.
3. La pomme d’amour évoque la candeur, l’enfance, la promesse de plaisirs à la hauteur de la beauté de la sucrerie. Elle renvoie à l’univers plutôt contemporain du divertissement, de la fête foraine. Cette pomme entamée se réfère par ailleurs symboliquement au fruit défendu dans la mythologie biblique. C’est le fruit dans un premier temps refusé et finalement goûté par Ève, qui convainc ensuite Adam de céder lui aussi à la tentation. Le fruit ainsi habillé évoque donc l’engrenage du plaisir, de la séduction, de la manipulation de l’autre, thèmes importants dans Manon Lescaut. 4. Voici quelques suggestions d’illustrations pour les trois peintres évoqués dans la question : • Watteau – Scène galante : www.sightswithin.com/Jean. Antoine.Watteau/Scene_galante.jpg – Le Faux-pas : www.sightswithin.com/Jean. Antoine.Watteau/Le_Faux_Pas.jpg • Boucher – L’Odalisque : www.mtholyoke.edu/courses/nvaget/230/ images18/boucherodalisk2.jpg – Marie-Louise O’Murphy : http://1.bp.blogspot.com/_xkAozlGOmZo/ S8oCRqmSiEI/AAAAAAAABUU/Zqr6xJO AnhQ/s1600/MarieLouiseO%27Murphymistres stoLouisXV_FB1752.jpg – Pastorale d’automne : www.friendsofart.net/ static/images/art1/francois-boucher-an-autumnpastoral-detail.jpg – Jeune fille avec un bouquet de roses : www.paintinghere.com/uploadpic/Francois%20 Boucher/big/Young%20Woman%20with%20 a%20Bouquet%20of%20Roses.jpg
• Fragonard – L’amant couronné : www.rdm-fr.com/tableaux/Peintres_du_17eme/ Fragonard/L_Amant_couronne_1771.jpg – Le verrou : http://lusile17.l.u.pic.centerblog. net/o/eb6366f7.JPG Tous les tableaux faisant apparaître la frivolité, la séduction, le caractère ambigu des relations amoureuses sont susceptibles d’être retenus et commentés par les élèves.
¤) L’œuvre et son contexte
p. ∞¤
1. « Les filles du roy » étaient des orphelines, pupilles du roi, envoyées en Amérique entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle afin d’être mariées aux colons nouvellement installés. Cette mesure avait pour objectif de développer le peuplement des nouvelles colonies. Les femmes étaient dotées par le roi, mais leurs conditions de voyage et de mariage ont pu s’apparenter à une véritable déportation comme le suggère l’Abbé Prévost. Un seul site institutionnel ressort d’une recherche sur Internet : www.civilization. ca/mcc/explorer/musee-virtuel-de-la-nouvellefrance/population/les-filles-du-royles-fillesdu-roy-intro. D’autres sites, comme l’article de Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Filles_du_Roi) semblent fiables, mais ne garantissent pas une information absolument authentifiée. L’article de Wikipedia cité plus haut se contente ainsi de piller le site du musée canadien des Civilisations sans même le mentionner. Cette recherche montre donc les limites d’Internet dans un domaine très spécialisé, pour lequel seuls les ouvrages de spécialistes peuvent faire référence. On trouvera une bibliographie sur ce sujet sur le site suivant : www.civilization.ca/mcc/explorer/ musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/population/ les-filles-du-roy/les-filles-du-roy27. 2. La présentation, page 52, laisse entendre, dès le début du roman, un dénouement tragique. La jeune fille semble être une prostituée exilée vers l’Amérique. La lecture des pages 15 à 20 permet de découvrir le Chevalier Des Grieux suivant le convoi des « filles de joie » où se trouve Manon, puis de le retrouver seul, éploré, de retour d’Amérique deux ans plus tard. En révélant 2 Manon Lescaut |
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une partie du destin des personnages sans trop le dévoiler, le narrateur aiguise l’intérêt du lecteur, curieux de rétablir les ellipses narratives. Le roman s’ouvre ainsi sur la promesse d’un récit à venir, récit dont un événement majeur est pourtant déjà partiellement connu. Entre révélations et secrets à découvrir se joue le plaisir du texte.
‹)
EXTRAIT 1
La rencontre p. ∞‹
Le registre tragique domine la scène, là où le lecteur attendrait plutôt une légèreté de ton dans un contexte de rencontre amoureuse. Dès la première ligne, l’interjection « Hélas ! », suivie de la formule « que ne le marquais-je un jour plus tôt ! » expriment le regret face à une décision irréversible. La passivité avec laquelle Des Grieux subit cette passion soudaine (« je me trouvai enflammé tout d’un coup », l. 10-11), la soumission immédiate aux lois de l’amour (« je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur », l. 13), de même que l’allusion explicite à la fatalité (« l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte » l. 30-31) confirment la dimension tragique de la rencontre. Le roman s’ouvre donc sous un jour funeste laissant présager pour le lecteur un enchaînement fatal d’événements liés à la rencontre de Manon. L’inexpérience du narrateur soulignée à plusieurs reprises (l. 2-3, 8-9, 21) ainsi que le conflit entre l’autorité parentale et l’impétuosité de l’amour (l. 23-24 et 34-36) dessinent d’emblée les grandes lignes d’une passion impossible. Dans l’extrait de La Princesse de Clèves, pages 80-81, Madame de Chartres éduque sa fille dans le but de la protéger des dérèglements de la passion et de la trahison des hommes. Mademoiselle de Chartres devient un modèle de beauté vertueuse à la Cour. Fidèle à son éducation, elle épouse le Prince de Clèves, plus par raison que par amour. S’installant dans une vie mettant à distance les sentiments violents, elle cède pourtant à la puissance d’un amour interdit avec le duc de Nemours. Cet amour est d’autant plus fort qu’il entre en conflit avec l’éducation tout en retenue et en tempérance prônée par Madame de Chartres. L’éducation constitue donc un ressort romanesque essentiel, à la source même de l’intrigue de La Princesse de Clèves.
Dans l’extrait du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir, pages 84-85, le père de Julien cherche, en le frappant, à rappeler à son fils son devoir familial. Le père s’inscrit dans la logique du déterminisme social en exigeant de son fils qu’il travaille à la scierie comme ses frères. Mais Julien est en rupture avec ce milieu familial et social modeste, où les livres, la culture, le raffinement vestimentaire sont des luxes que l’on ne peut se permettre. Tout le parcours de Julien dans le roman, son ascension sociale et jusqu’à sa chute peuvent s’expliquer au moins partiellement par ses origines et par sa volonté de résister à la loi du père. Le personnage de roman reflète souvent les aspirations contradictoires d’individus prisonniers de leur éducation et de leur milieu, et dont la valeur découle en partie de l’énergie qu’ils déploient pour s’affranchir du pouvoir parental. On pourra évoquer d’autres romans mettant en scène la rupture générationnelle avec, par exemple, le personnage de Nana dans L’Assommoir ou dans le roman éponyme de Zola.
›)
EXTRAIT 2
Une profession de foi libertine ? p. ∞›
Le Chevalier développe un discours très particulier, qui s’apparente à une sorte de morale à rebours des conventions sociales et religieuses. Cette morale a une finalité, la recherche du bonheur, et se donne comme moyen principal pour l’atteindre, l’amour : « J’aime Manon ; je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès d’elle » (l. 13-14). Elle évolue dans le dernier paragraphe du texte vers l’hédonisme : « il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir » (l. 30-31). On peut donc bien parler de morale dans la mesure où Des Grieux expose une règle de conduite générale (aimer passionnément) orientée vers un objectif supérieur (le bonheur). En revanche, là où la morale dominante prône le contrôle des passions pour atteindre un bonheur éternel dans l’autre vie, la morale libertine cultive la passion qui procure plaisir et bonheur, ici et maintenant. Le raisonnement de Des Grieux est particulièrement efficace. Il repose sur une analogie entre la morale hédoniste du jeune homme et celle que défend Tiberge, dont les fondements sont
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religieux. Dans les deux cas, il s’agit de trouver le bonheur (l. 19), mais par une audace rhétorique inouïe, Des Grieux substitue à la dévotion divine l’amour d’une femme comme moyen d’atteindre le bonheur. Il évoque à deux reprises les similitudes entre la quête spirituelle de Tiberge, faite de douleurs et de renoncements, et les souffrances de l’amour : – « une disposition toute semblable » (l. 12-13) ; – « Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien » (l. 17-18). De nombreux procédés rhétoriques soutiennent son argumentation, on citera entre autres : – l’emploi de questions rhétoriques (l. 2 à 6 ; l. 11 à 13) ; – les hyperboles (« mille peines » l. 8, « tissu de malheurs » l. 9, « mille douleurs » l. 13) ; – le parallélisme (« le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné » l. 19). Si l’on suit le raisonnement du Chevalier, la voie religieuse choisie par Tiberge et celle du libertinage ont en commun cet ascétisme de la souffrance. On peut néanmoins nuancer le terme de « libertinage » car Des Grieux cherche avant tout à construire un système philosophique justifiant le bonheur individuel au nom de l’amour. La manipulation de l’autre, le jeu pervers du désir ne font pas partie de ses aspirations. Dans l’extrait de La Princesse de Clèves, l’éducation de Mademoiselle de Chartres repose sur le goût de la vertu (l. 10-11, p. 81), qui doit l’éloigner de la « galanterie ». Cette vision du monde, héritée de sa mère, présente l’amour comme un piège et les hommes comme étant peu dignes de confiance. L’extrait des Liaisons dangereuses, pages 82-83, montre le système « moral » de la Marquise de Merteuil. Elle s’impose un certain nombre de règles très rigides, destinées à faire d’elle une parfaite libertine : « Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler » (l. 6-7) ; « je me suis travaillée » (l. 14), etc. La finalité morale de ces deux « systèmes » est évidemment radicalement différente. Il s’agit dans le premier cas de défendre la vertu en accord avec des principes religieux et sociaux ; dans l’autre, de défendre une réputation, un rapport de domination valorisé dans le milieu des libertins et dont la vertu classique est naturellement bannie.
Pourtant, ces deux visions féminines du monde ont certains éléments en commun : elles font apparaître une grande méfiance vis-à-vis des hommes, la fragilité de la position féminine dans les sociétés du XVIIe et du XVIIIe siècles et la nécessité de trouver les « armes » pour résister au danger. Là où Madame de Chartres prône la retenue, l’honnêteté et la simplicité d’une vie maritale, la Marquise de Merteuil défend le plaisir et le pouvoir par l’intrigue et la dissimulation.
∞)
EXTRAIT 3
ingénue
Une libertine p. ∞∞
L’ambivalence de Manon se manifeste régulièrement dans cet extrait, tout d’abord dans l’admiration non dissimulée qu’elle exprime face à la vie luxueuse offerte par G… M… (l. 3 à 10, p. 55) et qui trouve son aboutissement dans cette réplique : « Je vous avoue, continua-telle, que j’ai été frappée de cette magnificence » (l. 10-11). Manon essaye alors de concilier cette vie fastueuse et son amour pour le Chevalier : « J’ai fait réflexion que ce serait dommage de nous priver tout d’un coup de tant de biens […] et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G… M… » (l. 11 à 15). Elle est donc frivole, ne considérant pas sa vénalité comme une infidélité, et imprudente en surestimant la naïveté de sa victime. Des Grieux, blessé par cette ambiguïté cherche à disculper Manon en dissociant l’intention de l’acte lui-même. Si Des Grieux peut paraître naïf, à l’échelle de l’ensemble de l’œuvre, l’évolution de Manon semble lui donner raison, la jeune femme évoluant peu à peu de la légèreté décomplexée à la contrition, avant d’aspirer à la simplicité d’une vie apaisée en Amérique. Lorsque Manon se laisse séduire par G… M… dans le but d’obtenir de lui des avantages matériels pour elle et le Chevalier, elle endosse le rôle de la courtisane ou de la femme entretenue. S’il n’est point question de sentiments, il y a de la part de Manon un calcul qui rappelle les premiers essais de dissimulation de la Marquise (l. 19 à 24, p. 82). Les deux personnages partagent également une maturité précoce. Manon, malgré son ingénuité est déjà une femme d’expérience, qui « fait réflexion » (l. 11-12) de l’attitude la plus opportune, à un degré moindre 2 Manon Lescaut |
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cependant que la Marquise de Merteuil qui prétend posséder, à quinze ans « les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation ». C’est précisément sur ce point que les deux personnages diffèrent : Manon demeure dans la frivolité d’une attitude ponctuelle, destinée à améliorer son confort alors que le libertinage de la Marquise de Merteuil est beaucoup plus sombre et sérieux, consistant en une sorte de politique austère dont la finalité est le pouvoir.
6) La réception de l’œuvre p. ∞§ 1. Manon est de « condition commune » (p. 29, l. 340), elle se trouve flattée d’être aimée par un aristocrate, fût-il de petite noblesse comme Des Grieux. Par leurs mensonges, manipulations et tromperies, les personnages de Manon Lescaut partagent des traits communs avec le picaro. Manon cherche à améliorer ses conditions matérielles d’existence en organisant avec M. de B… « l’enlèvement » de Des Grieux par son père. Plus tard, c’est Des Grieux lui-même, initié par le frère de Manon, qui triche au jeu pour s’assurer des revenus. Les nombreuses péripéties sont également caractéristiques du roman picaresque. On peut citer l’enlèvement de Des Grieux, le repentir de Manon cherchant à revoir le Chevalier sur le point d’entrer dans les ordres à Saint-Sulpice, la fuite des deux amants à Chaillot, l’incendie de leur logis, le vol de leurs biens par leurs domestiques, ou encore la deuxième trahison de Manon avec Monsieur de G… M… Les aventures des deux personnages s’achèvent par leur voyage en Amérique, dans la deuxième partie, voyage qui confirme la dimension picaresque du roman, tout en y mettant un terme, la vie des deux personnages s’orientant vers la simplicité et la vertu à leur arrivée au Nouveau Monde. 2. La tonalité polémique apparaît notamment à travers l’antithèse entre les adverbes intensifs « tant » et « si », qui soulignent la qualité de l’œuvre et les noms « catin » et « escroc » dénonçant la moralité douteuse des personnages. L’ironie perce également à travers l’allusion à la condition religieuse de Prévost, dont la vie parfois dissolue (voir biographie p. 629 du manuel) l’a conduit plusieurs fois à l’exil. Enfin, le verbe « se débiter » est très clairement péjoratif.
Malgré cette distance vis-à-vis de l’œuvre de Prévost, l’emploi de termes mélioratifs (« écrit avec tant d’art, et d’une façon si intéressante »), ainsi que l’allusion au succès du roman traduisent l’ambiguïté du rédacteur de l’article.
3. Les deux auteurs développent un jugement contrasté sur l’œuvre de Prévost. Ils dénoncent l’immoralité des personnages tout en reconnaissant le talent de l’auteur. Montesquieu, quant à lui, distingue le « motif noble » qui anime les personnages, l’amour, de leur « conduite » qu’il juge « basse ». On attendra donc des élèves qu’ils établissent soit une confrontation de ces deux perceptions contradictoires de l’œuvre à partir de leur lecture, soit qu’ils remettent en cause les jugements de Montesquieu et du Journal de la Cour et de la Ville.
ÉCRITURE Vers la dissertation Suggestion de plan : 1) Ces personnages sont souvent relégués au second plan a) Les personnages « immoraux » valorisent indirectement les autres Certains romans font apparaître des personnages « repoussoirs », dont les défauts ont pour fonction de rehausser les qualités des personnages principaux. Dans Les Misérables, le couple des Thénardier incarne la bassesse humaine et fait ressortir par là même la force morale de Fantine ou Jean Valjean dont l’attitude est noble. b) Ils constituent des opposants au héros et dynamisent l’intrigue Sans obstacle, sans forces obscures contre lesquelles lutter, un héros positif aurait du mal à briller. C’est précisément parce qu’il doit résister à l’immoralité de certains personnages qu’il s’élève en dignité et force le respect du lecteur. Dans Une vie de Maupassant, Julien de Lamare, le mari de Jeanne s’avère égoïste, menteur, avare et infidèle. C’est dans l’adversité que Jeanne révèle sa noblesse d’âme, en essayant tout d’abord d’aimer malgré tout Julien, pour finir par le craindre, puis le détester. L’intrigue repose donc sur la tension négative créée par le personnage de Julien. 2) L’attrait pour des personnages dont l’attitude est immorale a) Ces personnages peuvent devenir les héros d’un roman
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Les héros conformes à la morale dominante sont parfois ennuyeux et relégués au second plan par le panache de héros sombres. Dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil brillent malgré leur noirceur. Ils sont intelligents, vifs et connaissent des émotions plus exaltantes que les personnages qui suivent la voie de la vertu, comme Cécile de Volanges ou sa mère, Madame de Volanges. Ils sont donc les personnages principaux du roman. Seule la Présidente de Tourvel échappe à la fadeur en choisissant le camp de la vertu et en résistant tragiquement à Valmont. b) Ils permettent de comprendre certains caractères humains Même s’ils ne peuvent prétendre à l’approbation du lecteur, certains personnages immoraux le font pénétrer dans les abymes de la conscience humaine : ils constituent des « outils » de compréhension du monde. Dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, Julien Sorel devient l’exemple même de la destruction d’un homme hanté par une ambition dévorante. En se servant de Mme de Rênal pour assouvir son désir d’ascension sociale, il court à sa perte. c) La beauté du diable Le lecteur peut être fasciné par la beauté noire émanant de certains personnages. C’est le cas de Milady dans Les Trois Mousquetaires. Cette femme démoniaque, fascinante de beauté, attire malgré ses exactions et ses intrigues. 3) Des personnages à l’image de la complexité humaine a) La recherche du réalisme psychologique et moral L’être humain se caractérise rarement par son homogénéité psychologique et morale. Les personnages de roman sont donc souvent, par réalisme, le reflet de cette ambivalence de caractère, entre médiocrité et sublime. Madame Bovary est une femme dont certaines aspirations sont ridicules. Elle recherche un idéal de l’amour qu’elle s’est forgé en lisant des romans sentimentaux. Pour autant, ce rêve d’un amour pur est sublime et confère au personnage une aura l’arrachant à la médiocrité environnante. b) Une invitation à la réflexion sur la condition humaine Un personnage ambigu est plus difficile à saisir ; il amène le lecteur à réfléchir sur ce qui est juste, beau, médiocre, sur ce qui mérite d’être vécu. Par
un processus d’identification, le personnage joue alors le rôle d’un révélateur. Dans Manon Lescaut, il est difficile de condamner absolument l’héroïne éponyme et le Chevalier. À travers leur ambivalence, entre candeur, sincérité et friponnerie, le lecteur peut juger de la difficulté à construire une existence conciliant épanouissement individuel et défense de valeurs universelles, garantes du bonheur d’autrui. c) Des personnages uniformes dans le mal ? Si on peut parler de mal absolu pour certains personnages romanesques (voir le portrait du kapo, manuel p. 292), la plupart laissent transparaître une face positive. C’est précisément cette lueur de bonté qui, alliée au mal, crée la fascination. Le personnage de Javert dans Les Misérables de Victor Hugo est un monstre d’obsession répressive. Il a la passion du châtiment de ceux qu’il juge coupables à jamais, comme Jean Valjean. Pourtant, lorsqu’il découvre qu’un homme peut changer, lorsqu’il reconnaît que son pire ennemi lui a sauvé la vie, son monde vacille et il admet l’erreur de toute une vie. Cette vérité, qu’il a la lucidité de formuler, l’amène à la fin tragique que l’on connaît.
VERS LE BAC 5. Invention Voici une piste possible pour la rédaction de cette lettre. Monsieur l’Abbé Prévost, Je viens de lire votre roman Manon Lescaut et j’ai souhaité sans tarder vous communiquer quelques modestes impressions de lecture. Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour la vivacité de votre roman, son rythme, les multiples rebondissements de l’intrigue qui m’ont tenu en haleine. Il y avait bien longtemps qu’un récit ne m’avait pas autant charmé par les surprises permanentes que vous ménagez pour vos lecteurs. Je voudrais néanmoins vous adresser quelques interrogations concernant certaines invraisemblances dans l’attitude de vos personnages. Pensez-vous qu’une femme soit si inconstante au point de tromper par trois fois l’homme qu’elle aime le plus au monde ? Comment comprendre l’ambiguïté de Manon qui semble n’accorder aucune importance à ces trahisons et qui s’empresse, dès que l’occasion se présente, de renouer 2 Manon Lescaut |
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avec son amant favori ? Je vous avoue que j’ai été très surpris par la scène où Manon vient retrouver le Chevalier à Saint-Sulpice pour le prier de lui pardonner. La réaction de Des Grieux ne m’a pas moins déconcerté. Comment admettre qu’un homme abandonné et trahi par cette femme puisse, après deux années de souffrance et de renoncements, et alors qu’il s’apprête à rentrer dans les ordres, renouer et s’enfuir avec elle sur le champ ? Je veux bien reconnaître le pouvoir qu’une jeune et belle femme peut exercer sur un homme, mais tout de même, je doute qu’un être aussi intelligent que Des Grieux se complaise dans la souffrance et accepte de suivre encore une fois celle qui l’a déjà entraîné à sa perte. Il est de ce fait également très difficile de comprendre le revirement vertueux de Manon à la fin du roman. Comment une jeune femme si frivole et si libre d’esprit peut-elle se transformer en une femme si prude, si réservée et si soumise lorsqu’elle arrive en Amérique ? Malgré ma perplexité et mes doutes sur la vraisemblance psychologique de vos personnages, je n’en admets pas moins la fascination que le personnage de Manon a exercé sur moi et qui, je dois l’admettre, m’a fait accepter ces mêmes invraisemblances au nom du plaisir que je n’ai cessé d’éprouver à la lecture de votre roman. Je vous transmets, Monsieur, l’humble reconnaissance d’un lecteur parfois malmené, mais charmé d’être entré dans votre univers romanesque.
ÉDUCATION AUX MÉDIAS 6. On pourra proposer, entre autres, les arguments suivants aux élèves : – Un journal qui se veut généraliste, comme les grands quotidiens nationaux, ne peut faire l’impasse sur la vie culturelle, en particulier l’actualité littéraire. – La qualité d’un journal se mesure à la place accordée à ces pages littéraires. De grands quotidiens comme Libération, Le Monde, Le Figaro font appel à de grandes plumes pour les rédiger. – La littérature n’est pas déconnectée du monde social, politique ou économique. Elle est en prise avec le monde contemporain. Parfois, elle le pressent et l’annonce (voir Le poème à Lou, prémonitoire, p. 220). À ce titre, elle a sa place dans un journal où l’actualité est au premier plan.
7. Les élèves pourront confronter l’importance des rubriques littéraires en termes de pagination et de position dans l’organisation du journal. Les trois quotidiens évoqués plus haut accordent par exemple quotidiennement une place modeste à la critique littéraire, mais insèrent, une fois par semaine, un « supplément livres » important. On montrera en quoi ce supplément constitue un véritable « petit journal » dans le grand.
‡) Fiche de lecture ⁄ : Un roman p. ∞‡ à la croisée des genres De l’Abbé Prévost au Chevalier Des Grieux 1. Comme le Chevalier Des Grieux, l’Abbé Prévost a connu une jeunesse tumultueuse. En 1720, il se brouille avec son père à cause d’une maîtresse, épisode qui rappelle « l’enlèvement » du Chevalier. En 1729, alors qu’il est précepteur du fils de M. Eyles à Londres, il tente d’épouser secrètement sa fille. Expulsé en Hollande, il se lie avec une aventurière du nom de Lencki Eckhardt, dont la vie dispendieuse l’oblige à contracter des dettes et à pratiquer certaines opérations financières douteuses. Là encore, on pense à l’évolution du Chevalier escroquant au jeu les notables pour assurer le train de vie exigé par Manon. L’Abbé Prévost a également vécu à Chaillot, vers 1736, à l’instar du couple sulfureux du roman. Page 52, ligne 979, on apprend que Des Grieux endosse l’habit ecclésiastique et que « le nom d’Abbé Des Grieux » remplace celui de « Chevalier ». Les éléments autobiographiques sont donc transparents. Le personnage de roman devient le support fictionnel d’événements réellement vécus par l’auteur. L’emploi de la première personne dans un récit rétrospectif confirme cette illusion autobiographique. Illusion bien sûr, car le narrateur n’est pas l’Abbé Prévost, ne porte pas son nom et, parmi toutes les péripéties que traverse le personnage, la plupart relèvent de la pure fiction. On peut cependant noter la volonté de l’auteur de se créer un double littéraire, témoignant des étapes de sa propre vie. Une visée réaliste 2. Le baiser à la dérobée de Fragonard, plus qu’une scène précise du roman, évoque le climat sulfureux, la loi du désir et le contexte d’intrigue
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caractéristique de Manon Lescaut. Visiblement, le couple vit dans le secret. La femme presse son amant de la laisser rejoindre l’assemblée se trouvant dans le salon, derrière la porte entrouverte de l’antichambre. Les plissements de la robe sont figurés avec une extrême finesse par le peintre. La lumière qui se verse sur le pan droit de la robe en magnifie la splendeur. Les objets, d’une manière générale, sont rendus avec beaucoup de réalisme : les détails du tapis, les nuances du bois du guéridon, l’ombre du rideau à gauche créent l’illusion du réel. La concentration de la lumière et des lignes de force du tableau autour du visage et des mains des amants est également très riche. On perçoit tout à la fois l’insistance du jeune homme à retenir son amante et la crainte de la jeune fille d’être découverte, tout ceci concentré dans le mouvement de quelques doigts et la moue de la jeune fille qui provoque une légère inclinaison de son visage, soulignée par son regard fuyant. L’Abbé Prévost est encore loin du souci réaliste des romanciers du XIXe siècle. Les descriptions de lieux restent sommaires, comme celle du Nouveau Monde (p. 210). Ce sont plutôt les personnages qui sont décrits avec plus de réalisme, en particulier sur le plan psychologique, comme la description de Manon (p. 54, l. 1 041 à 1 047) ou celle de son frère (p. 65, l. 1 256 à 1 263).
3. Le genre des mémoires se présente comme un récit d’événements vécus ou dont une personne réelle a été témoin. Il s’agit donc d’un texte placé sous le sceau de l’authenticité. L’absence du nom de l’Abbé Prévost sur la page de titre en est un gage supplémentaire. L’« homme de qualité » n’est pas nommé, mais c’est lui qui est présenté comme l’auteur véritable de ces mémoires. Un roman d’aventures : péripéties et rebondissements 4. Les élèves pourront reprendre les éléments de la page 256 de l’édition utilisée, les présenter horizontalement, les compléter avec les références des pages et éventuellement y ajouter d’autres événements jugés importants dans la progression narrative. Cette frise réalisée sur une feuille au format A3 pourra être agrémentée de citations et d’illustrations picturales.
5. On peut retenir les trois trahisons de Manon comme coups de théâtre, ainsi que son exil pour la Louisiane. L’inconstance de Manon ne cesse
en effet de surprendre, y compris après sa première trahison, car chacune d’entre elles est suivie d’un repentir sincère. Le libertinage de Manon, en osant le paradoxe, est innocent, il n’est jamais prémédité longtemps et n’est pas contrôlé comme dans le cas d’une véritable libertine.
6. Si le roman est souvent considéré au XVIIIe siècle comme un genre peu sérieux, à côté des genres nobles que sont la poésie ou la tragédie, c’est en partie parce qu’il place au premier plan le plaisir du lecteur. L’intérêt du lecteur doit être en permanence relancé, la multiplication des rebondissements et des aventures y contribue. 7. La navigation vers l’Amérique, qui dure deux mois, occupe un paragraphe, page 210. Les pages consacrées à l’entretien de Saint-Sulpice relatent une rencontre dont la durée se situe probablement autour d’une vingtaine de minutes. Le romancier cherche moins à décrire le dépaysement de l’Amérique et son pittoresque potentiel qu’à resserrer l’attention du lecteur sur l’analyse psychologique dans l’échange amoureux. Les ellipses rapprochent dans le roman chacun de ces moments de proximité ou de douleur amoureuses là où les pauses développent le véritable sujet visé par l’Abbé Prévost et attendu par ses lecteurs. Une mise en scène narrative 8. La prolepse de la page 149 se trouve aux lignes 3 740-3 742 : « La résolution fut prise de faire une dupe de G… M…, et par un tour bizarre de mon sort, il arriva que je devins la sienne ». Page 171, elle se situe aux lignes 1 à 3 : « Je cédai à ses instances, malgré les mouvements secrets de mon cœur, qui semblaient me présager une catastrophe malheureuse ». Ce procédé est très fréquent dans le roman, il intervient pour réactiver la tonalité tragique du roman, qui apparaît dès les premières pages, lors des deux rencontres entre le mémorialiste et Des Grieux. On peut également y voir le souci de garantir la captatio benevolentiae. Par ces effets d’annonce, le narrateur maintient une sorte de connivence omnisciente avec le lecteur.
9. Grâce à l’ouverture in medias res, le lecteur accède directement au destin de personnages qu’il découvre pris dans un réseau d’actions qu’il ne peut pas encore comprendre, mais qui 2 Manon Lescaut |
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aiguisent sa curiosité. L’analepse vient combler toutes les lacunes de cette entrée en matière déroutante. On assiste, grâce au point de vue du mémorialiste à une première scène montrant Des Grieux tentant de parler à Manon enchaînée, sur le point d’être déportée en Amérique. On retrouve, quelques pages plus loin (p. 19, l. 161) le narrateur rencontrant Des Grieux deux ans après la première scène, visiblement accablé. Que lui est-il arrivé en Amérique ? Qu’est devenue cette jeune fille enchaînée qu’il suivait deux ans plus tôt ? Autant de questions auxquelles l’analepse qui occupe presque tout l’espace du roman va répondre en reprenant le fil de l’histoire depuis ses origines. Ce montage savant de la narration, bien que perturbant pour un lecteur à la recherche d’une progression linéaire et chronologique, crée un paradoxe plaisant : le narrateur a pu accéder à la fin de l’histoire, sans connaître le cœur de l’intrigue. Il est donc invité à remonter le temps, à lire l’histoire de Des Grieux à rebours. Des personnages paradoxaux 10. À ce stade du récit, Manon, qui a trahi Des Grieux pour la troisième fois avec le fils de Monsieur G... M..., se trouve dans la maison du jeune homme. La jeune fille n’a pas véritablement l’air surpris de voir le Chevalier dans la maison de son nouvel amant. Le naturel avec lequel elle lui répond, ses effusions, comme si rien ne s’était passé, semblent désarmer Des Grieux (l. 4 087 à 4 093, p. 161). Manon joue ici un jeu troublant. Elle a cédé aux avances du jeune G… M…, mais elle reconnaît en Des Grieux son « amour » (l. 4 092). Son « étrangeté » vient de sa capacité à assumer deux relations simultanément, en continuant à aimer sincèrement. Manon est une courtisane, elle vend son corps, mais non son cœur.
11. La première antithèse, « naïvement rouée », résume très justement le caractère de Manon. Elle appartient à la catégorie des roués caractéristique de la littérature libertine, mais n’en assume ni le cynisme ni la distanciation froide. Manon est libertine par étourderie. C’est presque par distraction qu’elle « oublie » Des Grieux le temps d’une aventure. L’opposition lexicale entre « perfide », « redoutable » et « spirituelle », « charmante » renvoie à d’autres aspects du caractère de Manon : elle
est clairement du côté de l’immoralité lorsqu’elle trompe le Chevalier, mais ses qualités parviennent à effacer, à trois reprises, la faute commise, toujours assumée, regrettée et pardonnée. L’adjectif « troublante » laisse apparaître un idéal féminin, entre inquiétude et fascination, qui confère à Manon tout son charme sulfureux.
12. Des Grieux évoque tout d’abord la difficulté de nommer les sentiments qu’il éprouve (l. 1 815 à 1 823). La « douleur », le « dépit », « la jalousie », « la honte » sont évoqués, mais le jeune homme admet sous une forme hypothétique qu’il éprouve peut-être aussi « encore plus d’amour » (l. 1 826). Manon parvient donc non seulement à se faire aimer malgré sa trahison, mais probablement grâce à elle. Des Grieux reconnaît ici les étranges détours de l’amour, qui augmente à proportion de la souffrance infligée par l’inconséquence, la frivolité ou la liberté de l’être aimé. Les nombreuses questions rhétoriques et les phrases exclamatives soulignent l’intensité du trouble du Chevalier. Par un curieux procédé, qui s’apparente au discours indirect libre, il donne la parole à Manon pour lui répondre en son absence dans un monologue dialogué obsessionnel et accusateur : « Elle appréhende la faim. Dieu d’amour ! quelle grossièreté de sentiments ! […] Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris tes conseils » (l. 1 833 à 1 840, p. 85-86). 13. Des Grieux se caractérise lui aussi par l’ambivalence et la complexité de son caractère : – Après avoir tiré sur le domestique pour s’évader de Saint-Lazare, il reproche à Lescaut de lui avoir donné un pistolet chargé, tout en reconnaissant après que, sans cela, son évasion aurait échoué (p. 113, l. 2 712 à 2 716). – Lorsque Lescaut, page 115, laisse entrevoir que M. de T. pourrait monnayer son aide contre les faveurs de Manon, il occulte la malhonnêteté de la démarche au bénéfice de l’objectif à atteindre, la libération de Manon. – Il utilise sa physionomie d’honnête homme pour pratiquer l’escroquerie au jeu (p. 76, l. 1 639 à 1 642). Autobiographie et vision de l’homme 14. Un récit autobiographique ne vise jamais la seule confession de souvenirs qui, sortis de leur contexte familial, social et historique, ne présenteraient que peu d’intérêt pour le lecteur.
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L’autobiographie permet de tracer, à travers un parcours individuel, un cheminement intellectuel et affectif qui rejoint certains universels humains. La peur de la mort, la découverte du monde par l’enfant, les doutes de l’adulte sur le sens même de l’existence, lorsqu’ils sont évoqués par l’autobiographe rejoignent des interrogations atemporelles, communes à tous les hommes. Dans Les Confessions, Rousseau évoque ainsi, à propos de son enfance, le sentiment d’injustice et d’incompréhension qui le frappe lorsqu’on l’accuse, à tort, d’avoir cassé un peigne, sentiment universel, vécu par de nombreux enfants, parfois jusqu’au traumatisme et jouant fortement sur le développement de l’adulte.
8) Fiche de lecture ¤ : Du libertinage à la tragédie p. ∞° HISTOIRE DES ARTS 1. Le verbe latin lustrare signifie tout à la fois « éclairer » et « purifier ». L’une des fonctions de l’illustration est donc de rendre le texte plus lumineux, de le magnifier par le dessin et la mise en scène graphique, dans l’esprit des enluminures médiévales. L’illustration peut aussi se comprendre au sens figuré « d’éclairer », c’està-dire permettre une meilleure compréhension du texte. L’image permet la synthèse visuelle du sens textuel. Elle donne une vision globale des enjeux d’une œuvre et ce, par une voie sensible et non plus seulement intellectuelle. Un roman d’édification ? 2. Les putti ont tout d’abord une fonction thématique. Ils rappellent que l’amour est le sujet principal de Manon Lescaut, le moteur de l’intrigue. Cette nuée de petits Amours cherche à entraîner Des Grieux vers l’arrière-plan, dans une sorte d’alcôve végétale où se trouve une femme qui pourrait représenter la nymphe Eucharis, symbolisant le désir. Les putti bandent leur arc, tirent sur la tunique du jeune homme ou sur une ceinture florale dont ils le ceignent.
3. Cette gravure s’inscrit dans un univers culturel évident pour un lecteur du XVIIIe siècle : Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699) constituent la grande référence du roman d’édification français. Le personnage sur la droite rappelle donc Mentor, qui doit guider
spirituellement le jeune Télémaque pour l’aider à dominer ses passions, notamment l’amour qui l’attire vers la nymphe Eucharis. Ce Mentor désigne un calvaire, rappelant le Golgotha, lieu de souffrance du Christ à l’attention du jeune novice. Il s’agit donc clairement d’opposer le vice de la débauche sensuelle à l’élévation spirituelle et religieuse, celle du Christ souffrant pour racheter les fautes des hommes. Le vieil homme trouve son équivalent idéologique en la personne de Tiberge dans le roman de Prévost. Il est celui qui cherche à détourner Des Grieux de ses passions, à le ramener vers le droit chemin et à le séparer de Manon, cause principale de sa dérive.
4. En étant placée sous l’égide des Aventures de Télémaque, l’œuvre de Prévost apparaît dans toute son ambiguïté. Cette vignette constitue tout autant un hommage qu’une parodie de l’œuvre de Fénelon. On peut en effet prendre au sérieux l’iconographie convenue de la lutte entre la spiritualité inspirée par Dieu et l’attrait pour les plaisirs terrestres. De même, l’épigraphe peut être lue comme une injonction pathétique sur les conséquences d’une erreur de jeunesse. Cependant, alors que le Télémaque de Fénelon finit toujours par suivre les préceptes de Mentor, le Des Grieux-Télémaque de la gravure de Pasquier hésite, ce que traduisent son regard et sa position. Il n’est pas pleinement déterminé à suivre Tiberge-Mentor, attiré par le chant des Amours et la sensualité de la nymphe. Un détail, par ailleurs, vient ruiner le sérieux de cette scène « édifiante » : au-dessus de la nymphe, un premier couple de tourterelles se « bécote » au sens littéral du terme, tandis qu’un deuxième, un peu plus haut, copule ouvertement. L’épigraphe ellemême est à double sens. Elle pourrait tout aussi bien se lire comme une incitation à choisir uniquement des femmes frivoles, moins ambigües dans leurs intentions que Manon ! Ces détails déplacent l’œuvre dans une autre catégorie que l’édification : celle du conte licencieux, du roman libertin, où le discours de la vertu, parodié, ennuyeux, n’est là que pour mieux mettre en valeur l’éclat de l’amour et du désir. La recherche du bonheur 5. Après avoir un temps placé le bonheur par l’amour ou la vertu sur un pied d’égalité (voir 2 Manon Lescaut |
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extrait 2), Des Grieux tempère ses propos. Il montre que, si la quête vertueuse est moralement supérieure, l’amour permet de supporter les peines (p. 107, l. 2 518-2 521), et a le mérite d’animer avec constance les hommes, là où la vertu sévère décourage. Des Grieux tente donc à ce stade du roman de concilier amour et vie vertueuse, en considérant le bonheur tourmenté obtenu par l’amour comme une épreuve nécessaire pour atteindre ensuite le bonheur pur de la vertu.
6. Le couple formé par le Chevalier et Manon en Amérique est en rupture radicale avec les dérèglements et la débauche de leur vie parisienne. Le retour vers la religion est souligné (l. 5 632 à 5 635) et devient le moyen de concilier deux tendances jusque-là incompatibles : le bonheur individuel et la morale (l. 5 642 avec l’expression « amour vertueux »). Le libertinage 7. À chaque évolution des personnages dans le roman pourrait correspondre l’un des trois sens proposés par le TLFI pour le substantif « libertin ». Le premier sens – « (Celui, celle) qui a une conduite, des mœurs très libre(s) ; qui s'adonne sans retenue aux plaisirs de la chair » – correspond surtout au personnage de Manon jusqu’à son arrivée en Amérique. Le second sens – « Qui refuse les contraintes, les sujétions ; qui manifeste un grand esprit d’indépendance, qui fait preuve de non conformisme » – concernerait Des Grieux et Manon, rompant tous deux avec les normes sociales, refusant le pouvoir des parents, défiant la morale au nom de la liberté individuelle. L’étymologie souligne cette volonté d’affranchissement. Alors que leurs parents les destinaient à une vie rangée, guidée par la religion, le couvent pour Manon, les ordres pour Des Grieux, les deux héros se sont rebellés contre une fatalité sociale qui allait les emprisonner dans une vie antinomique avec l’énergie et la fougue de leur jeunesse. Il y a donc, au-delà de la recherche du plaisir, et parfois de la débauche, une affirmation de liberté individuelle très moderne de la part des deux personnages. Le troisième sens enfin » – « Qui refuse le dogmatisme des croyances établies ou officielles et en particulier celui de la religion et la contrainte de sa pratique » – pourrait partiellement s’appliquer à Des Grieux rejetant le principe de
renoncement aux plaisirs terrestres prôné par la religion, notamment dans son entretien avec Tiberge (Extrait 2).
8. D’après l’interprétation du Chevalier, c’est le goût du confort matériel, le plaisir de l’aisance procurée par l’argent qui mènent Manon à la vénalité. Cette fatalité paraît presque rassurante à Des Grieux, car elle ne procède pas d’une perversion de nature, mais de penchants liés aux circonstances matérielles. Voilà pourquoi Manon peut être sincère en affirmant l’aimer dans l’appartement de l’homme avec qui elle vient de le tromper. Le motif de son libertinage est on ne peut plus clair : les hommes dont elle accepte les avances sont âgés pour deux d’entre eux et leur dénominateur commun est de posséder du bien, ce qui signifie l’espoir de relations lucratives. Cette prostitution est fatale selon Des Grieux qui saisit vite le caractère de Manon, tentée tout autant par la gratuité de l’amour que par la possibilité de s’enrichir en usant de ses charmes. Ne pouvant garantir à Manon la pérennité du confort financier et matériel, Des Grieux se résigne aux futures trahisons de la jeune femme. Un roman tragique : une peinture subtile de la passion 9. Ces quelques vers que Musset lui consacre rappellent combien la fascination pour le personnage de Manon dépasse le cadre du XVIIIe siècle. L’antithèse entre l’amour et la haine se réfère au domaine de la passion amoureuse, sujet tragique par excellence. L’« ardeur inouïe » de Manon et sa « perversité » font d’elle une femme « impossible », dont on ne peut parler qu’en termes hyperboliques et passionnés. Sa duplicité entraîne fatalement le mensonge, les faux-semblants, la trahison et la souffrance d’un homme comme Des Grieux qui n’adhère pas à la logique libertine. Les codes de la tragédie classique sont présents à l’échelle de l’œuvre entière : – présence insistante de la notion de fatalité (la vénalité de Manon est inéluctable) réactivée dans le roman par les nombreuses prolepses ; – champ lexical et thème de la passion ; – ambiguïté des personnages prisonniers de forces contradictoires (la vertu contre la liberté de mœurs).
10. Des Grieux laisse paraître plusieurs signes de sa violente passion :
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– un état maladif traduit par des hyperboles : « Jamais apoplexie… » (l. 4 914-4 915) ; – la douleur affective se transforme en malaise du cœur (l. 4 915-4 916) ; – l’évanouissement, assimilé à une petite mort (l. 4 916-4 917). La passion tragique est vouée à l’échec ; elle est placée sous le signe d’une fatalité contre laquelle ses victimes ne peuvent lutter. Bien qu’il prenne très vite la mesure du caractère de Manon, Des Grieux ne peut s’empêcher de l’aimer. Chaque nouvelle trahison ne fait qu’aggraver le poids de cette fatalité. Le Chevalier ne cesse d’évoquer les souffrances endurées au nom de son amour, sans être pour autant capable d’y mettre fin. Cette lucidité impuissante est l’une des marques du héros tragique.
11. Le commentaire de Voltaire peut être perçu autant comme un éloge envers un auteur capable de s’élever jusqu’au genre suprême de la tragédie, que comme un reproche, l’Abbé Prévost ayant fait le choix du roman, genre encore mineur au XVIIIe siècle. La citation met l’accent sur la force principale de l’œuvre, qui réside moins dans la vraisemblance des situations ou la représentation de la société que dans la finesse de la peinture des passions. Le pluriel n’est pas anecdotique, car au-delà de la passion amoureuse, l’Abbé Prévost dépeint également la passion de l’argent (qui saisit tout autant Manon que le Chevalier) et ce que l’on pourrait qualifier de passion du bonheur, dont l’affranchissement des codes sociaux est le préalable. La possibilité d’adapter Manon Lescaut au théâtre paraît donc tout à fait plausible. Au-delà de la transformation générique d’un texte narratif en un texte dialogué, cette adaptation supposerait également, en prenant comme référence les codes de la tragédie classique, de procéder à d’autres ajustements. La vraisemblance des situations romanesques est parfois douteuse, la présence assumée de la débauche, de comportements parfois vulgaires est également incompatible avec les codes de la tragédie classique. La condition sociale inférieure de Manon n’en fait pas non plus une héroïne de tragédie. La liste des incompatibilités ne s’arrête pas là, mais la question a surtout pour objectif de permettre aux élèves de réactualiser les connaissances acquises sur la tragédie en seconde. 12. Toutes proportions gardées, l’inspiration tragique de Manon Lescaut n’est probablement pas
étrangère au modèle racinien de la passion. L’aveu de Phèdre à Œnone en est l’une des pièces maîtresses. Le registre tragique se manifeste, entre autres, par l’emploi du champ lexical de la fatalité (« ce nom fatal », « le feu fatal à tout mon sang », « incurable amour », « Cruelle destinée ! »), l’obsession de la mort et de la terreur provoquée par la passion (« Pourvu que, de ma mort respectant les approches, / Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches », « le comble des horreurs », « J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ») et l’assimilation de la passion à une maladie que l’on subit (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue »). Parmi les figures d’amplification, innombrables, on pourra relever les hyperboles (« l’ennemi dont j’étais idolâtre ») et la gradation (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue »). L’extrait page 53 (l. 998 à 1 013) et l’œuvre dans sa globalité expriment la douleur, la fatalité, mais également la beauté noire de la passion tragique. De Racine à Prévost, la passion est un sujet riche en potentialités esthétiques, offrant au lecteur une palette psychologique et un raffinement d’émotions largement supérieurs à ce que pourrait offrir le tableau de la vertu.
Prolongement Le professeur pourra travailler sur le mythe de Manon, à travers l’écoute ou la lecture d’extraits de l’opéra Manon de Massenet ou de Manon Lescaut de Puccini. Plus récemment, Serge Gainsbourg a écrit une chanson intitulée « Manon » pour le film Manon 70, adaptation moderne du roman de Prévost par le réalisateur Jean Aurel en 1968, avec Catherine Deneuve dans le rôle principal.
Conclusion La richesse de la caractérisation des personnages et l’idée, relativement récente en 1731, que l’analyse psychologique puisse constituer le sujet principal d’un roman, annoncent les évolutions futures du genre romanesque au XIXe siècle. La grande liberté enfin, des personnages relativement aux mœurs de leur époque souligne l’intemporalité et l’universalité de la réflexion sur le bonheur, qui se construit dans le mince espace entre la réalisation individuelle et l’adhésion aux valeurs communes d’une société. 2 Manon Lescaut |
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Séquence
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Voyages au bout de la nuit Livre de l’élève p. ∞· à §§
Objectifs et présentation de la séquence p. ∞· Objectifs : – Étudier les moyens esthétiques pour rendre compte de l’enfer de la guerre. – Aborder des œuvres qui posent la question des limites de la représentation. Le XXe siècle est celui de tous les paroxysmes : il a vu naître des progrès sociaux, économiques et technologiques inouïs, tout en atteignant les sommets de la barbarie et de la destruction. Les deux guerres mondiales, le règne des totalitarismes, les génocides constituent autant de « voyages au bout de la nuit », de moments ultimes de négation de l’homme par l’homme. Le roman, la peinture, la photographie et les formes les plus contemporaines de la création artistique se sont saisies du paradoxe de cette barbarie rationnelle et industrielle. À côté des documents et témoignages directs, l’art est un moyen de rendre sensible ce qui pourrait ne rester qu’une abstraction historique pour les générations suivantes. Il permet également d’approcher l’énigme de la barbarie humaine. Là où le discours rationnel achoppe, l’art résiste, continue à vouloir représenter, questionner et comprendre l’incompréhensible. La séquence propose tout d’abord de montrer comment la peinture se saisit du motif de la première guerre mondiale et dialogue avec la littérature pour décrire l’univers des tranchées (p. 60-61). Une deuxième partie aborde, d’une manière plus générale, la difficulté de la représentation de la guerre, tant sous la forme de la fiction illustrée que sous le mode documentaire recherché par le photojournalisme (p. 62-63). Elle confronte enfin deux manières de représenter la Shoah : une installation artistique impliquant un parcours de la part du spectateur et le témoignage direct d’un rescapé (p. 64-65). Cette séquence éclaire des courants artistiques qui se sont saisis du thème de la guerre au XXe siècle. Elle montre également comment les blessures de l’histoire ont contribué à une remise en cause profonde de la création artistique. L’art au XXe siècle ne cherche pas seulement à capter le monde concret dans une représentation, mais à rendre visible ce que nous ne pourrions voir autrement, ce qui échappe à la compréhension rationnelle, en d’autres termes, à donner une forme visible à l’invisible.
⁄ Peindre la guerre
ÉTUDE D’UNE ŒUVRE ABSTRAITE
p. §‚-§⁄
Objectifs – Analyser les rapports entre le sujet représenté et la technique picturale. – Étudier un mouvement artistique marqué par une tragédie historique.
Contexte : Étudiant prometteur de l’école des beaux-arts de Dresde, George Grosz a 20 ans lorsque la guerre éclate. Il est libéré de ses obligations militaires pour cause de maladie en 1915, mais sera finalement rappelé sous les drapeaux en 1917. Interné dès le lendemain de son rappel dans un hôpital psychiatrique, victime de graves
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troubles nerveux, il est finalement réformé en 1917. Explosion a été peint à l’issue de cette série d’épreuves douloureuses.
1. Le rouge et le noir dominent la composition de l’œuvre. Quelques touches d’un vert criard, de bleu et de jaune lui confèrent une dimension irréelle. Le noir évoque la nuit d’une ville surprise par la guerre. Le rouge semble inonder de l’intérieur les éléments architecturaux. Les bâtiments paraissent imploser sous l’effet du bombardement et des flammes. Au-delà de cette fonction référentielle, le rouge peut symboliser la violence, le sang, la folie destructrice de la guerre. Le jeu de contrastes violents avec le noir fait entrer le spectateur dans un réseau culturel qu’il pourra identifier comme celui de la représentation de l’enfer. On peut penser, entre autres, à L’Enfer de Jérôme Bosch. 2. Le tableau fait apparaître explicitement la guerre, le bombardement, la destruction d’une ville. Sous la déformation et la déstructuration des lignes, le spectateur reconstitue des bâtiments, des fenêtres, des débris, une rue. L’impact de l’explosion, point de fuite principal du tableau, situé en son centre, est clairement identifiable. Les volutes de fumée dans la partie supérieure décrivent également très clairement le développement de l’explosion. Néanmoins, le contraste violent entre les couleurs, la dislocation des lignes de fuite et la transformation géométrique de la scène – rappelant la technique cubiste – nous placent du côté de l’allégorie et de la transfiguration symbolique. 3. Explosion est une œuvre à la croisée de plusieurs esthétiques. La figuration est encore bien présente, à travers les bâtiments représentés, le feu, la fumée, mais ces éléments réalistes se présentent comme des traces improbables de la réalité, des formes en train de disparaître, de s’abstraire du monde. De nombreuses parties du tableau, en particulier les zones périphériques, ne permettent pas d’identifier clairement les éléments référentiels. L’explosion déforme la ville jusqu’à l’abstraction, repoussant les limites de ce qui est représentable et de ce qui ne l’est pas. Seule la partie centrale du tableau, près de l’impact, permet encore d’identifier une ville, la zone périphérique traduisant par son abstraction la confusion des formes, le chaos de la guerre. Cette progression vers l’abstraction est à l’image
d’un monde défiguré en train de basculer dans l’irreprésentable. Explosion est donc une œuvre tout à la fois abstraite et figurative, à l’image de la guerre dans son absurdité, terriblement réelle par ses conséquences, mais demeurant une énigme pour la raison.
4. Un certain nombre de lignes convergent vers le centre du tableau, une zone noire qui pourrait figurer une rue vue du ciel. La verticalité s’exprime notamment à travers les trois immeubles représentés de part et d’autre de cette étroite zone noire. En revanche, le bâtiment qui apparaît partiellement au premier plan déroute. Il semble comme séparé du reste du tableau, échappant aux lois de la perspective, au bord du tableau. D’une manière générale, les nombreuses lignes qui traversent le tableau, rendues très visibles par le contraste entre le rouge et le noir apparaissent comme des traces ostensibles du geste du peintre. L’effacement du trait dans l’harmonie des couleurs et de la composition est remis en cause. La visibilité des lignes dément la recherche de mimesis, le peintre revendiquant pleinement son intervention dans l’acte de la représentation. La déconstruction de la perspective dérange, perd le spectateur qui ne sait plus où placer son regard, qui ne parvient plus à construire clairement l’espace représenté. Par une déconstruction très travaillée, l’œuvre donne une sensation de vertige, de chaos, de confusion qui fait ressentir, au-delà d’une image, une expérience de la guerre.
DE L’IMAGE AU TEXTE 1. Le tableau d’Otto Dix se présente comme une illustration du texte de Barbusse. Il est donc particulièrement intéressant d’analyser la manière dont le peintre met le texte en image. Les Flandres retient de l’extrait proposé : – la présence fantomatique de corps ou de formes humaines (« taché d’êtres », « tous ces hommes à face cadavérique » « il sort d’un côté ou d’un autre quelques revenants », p. 61). Au premier plan, on identifie difficilement trois visages qui paraissent comme détachés du reste du corps ; – le « surnaturel champ de repos » qui se dessine à travers l’amas de débris, de branches, de boue, d’eau, de tissus et d’hommes endormis ou morts. La vie se réduit sur le tableau à des manifestations minuscules (un œil ouvert, une main posée sur le sol), de même que le texte de Barbusse évoque ces « êtres qui dorment, ou qui, s’agitant 3 Voyages au bout de la nuit |
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doucement […] se mettent à revivre, ou sont en train de mourir » ; – les « amas de terre » du Feu sont bien visibles sur le tableau d’Otto Dix, du premier plan jusqu’à la ligne d’horizon ; – l’indétermination de la nationalité (« Sont-ils Allemands ou Français ? »), aucun uniforme ne permettant d’identifier les soldats visibles ; – l’absence d’armes (« ils n’ont pas leur fusil »).
2. Le titre évoque la représentation d’un paysage. L’indication géographique nous situe également dans l’horizon d’attente de la peinture flamande, en particulier celle du XVIIe siècle, dans la lignée de Rubens, qui développe particulièrement l’art du paysage. L’image dément violemment le titre. Si la nature est encore représentée, elle est bouleversée par l’action humaine. La guerre façonne un nouveau type de paysage, chaotique, dépourvu de toute harmonie, marqué par l’hétérogénéité de ses composantes. Les éléments naturels se mêlent aux objets et aux tissus humains. 3. Le corps des hommes n’apparaît pas comme un élément extérieur au paysage. Il est intégré à la boue, à la couleur de la terre. Il se fond presque parfaitement avec elle, ne manifestant que par quelques touches insolites sa présence spectrale. La boue unificatrice fait disparaître les limites entre l’humain et l’inanimé. Les nuances kaki et brunes de la terre se fondent avec celles des vêtements, en particulier au premier plan, tandis que le vert de gris des cratères remplis d’eau rappelle celui des uniformes. Seul le ciel paraît homogène, échappant à l’indistinction de la partie inférieure du tableau où l’amassement de corps, de débris, de branches mortes rappelle le spectacle glaçant évoqué par Barbusse. 4. La question de l’illustration du texte par la peinture traverse l’histoire de l’art. La doctrine de l’ut pictura poesis affirme la subordination du tableau à l’ordre du discours. Les rapports qu’entretient l’art pictural avec la littérature sont cependant plus complexes qu’une simple transposition d’un langage à un autre. Si la locution prépositionnelle « d’après » laisse entendre dans un premier temps que le peintre se situe dans cette tradition d’imitation du texte par la peinture, l’examen comparé du texte et de l’image montre bien plus qu’une simple transposition. La valeur illustrative du tableau, qui a été étudiée dans la première question, ne peut masquer
les écarts et les transformations entre le texte et le tableau. La ligne au premier plan, lorsque l’on parcourt le tableau de gauche à droite, relie le point situé au-dessus de la branche noire, à l’extrémité du corps recroquevillé sur la partie droite du tableau et forme ainsi une sorte de talus humain, de relief contre-nature. Cette impression d’amas organique relève davantage de l’interprétation du peintre. Le tableau évoque l’indifférenciation de la terre et des hommes par des moyens purement graphiques, le jeu des lignes du tableau, l’aspect granuleux des visages et le travail sur la couleur. Le surgissement de branches décharnées dans le tableau relève également davantage de l’interprétation, conférant à la scène une dimension tragique, les arbres apparaissant comme des bras séparés de leur corps, invoquant vainement le ciel au milieu d’un paysage de désolation.
5. La figure de style utilisée est la métonymie. Les hommes sont tout d’abord désignés comme « des amas de terre » avant d’être identifiés de manière très insolite, en fin de phrase, comme des hommes. La position finale du substantif « êtres » transcrit stylistiquement l’inversion de la hiérarchie naturelle provoquée par la guerre. Les hommes ne sont reconnus qu’en dernière analyse. La terre prend le dessus sur eux, enterre vivants et morts sans distinctions et laisse à peine émerger une humanité à la limite de la disparition. L’expérience du spectateur du tableau, quoique foncièrement différente, peut faire écho à celle du lecteur. Le premier coup d’œil ne laisse voir qu’un paysage boueux. Seul un regard plus aiguisé finit par distinguer les contours et les formes de ce qui reste des hommes sur le champ de bataille.
ÉCRITURE Vers la dissertation Pistes 1) L’artiste au service du combat pour la liberté a) Le romancier est un visionnaire Par sa capacité à s’abstraire du présent, l’écrivain peut imaginer une société libérée des diverses formes que peut prendre l’oppression. Victor Hugo, en particulier dans Les Misérables, élabore une fresque qui annonce la révolte du peuple contre un ordre social injuste. On peut
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penser notamment au tableau mythique des barricades. Ainsi, quand le narrateur se demande « quel horizon on voit du haut de la barricade », le personnage d’Enjolras répond : « l’avenir ». b) Un combat qui passe par la dénonciation La fiction romanesque peut être un moyen de souligner les dérives d’une société, d’en démonter les mécanismes de pouvoir et de domination. Dans 1984, George Orwell décrit un monde désincarné où l’individu ne peut plus exercer la moindre liberté, ses pensées elles-mêmes étant traquées par le pouvoir. Milan Kundera, dans La Plaisanterie, dénonce quant à lui le totalitarisme qui sclérose la société tchécoslovaque en la privant de ses droits fondamentaux. c) Les écrivains engagés Certains écrivains ne se contentent pas d’un combat purement littéraire, mais s’engagent également sur le terrain politique. Hugo, Zola, Sartre, Camus, Aragon, Malraux, Char, entre autres, illustrent cette volonté d’avoir prise sur la réalité politique et sociale, par une action militante, qui a pu, pour certains d’entre eux, prendre la forme d’une véritable lutte armée.
On pourra développer une troisième partie montrant que le romancier ne peut écrire hors du temps, de la société, du contexte dans lequel il évolue et que le roman, par nature, s’inscrit dans les combats de son temps. L’efficacité du roman, si elle n’est pas immédiate, souligne les phénomènes universels et intemporels de la domination. Les causes de l’oppression restent souvent transposables dans d’autres contextes. Les combats de Victor Hugo, en particulier dans Les Misérables, traversent les époques. Certains écrivains, comme Sartre et Camus, considèrent quant à eux que l’écriture et la révolte sont indissociables.
2) Les artistes ne sont pas les mieux placés pour mener ce combat a) La répression et la censure Les écrivains sont confrontés à la répression et à la censure qui les empêche d’exprimer leurs idées librement. Le contrôle des idées par le pouvoir constitue un frein à leur combat. Victor Hugo a dû s’exiler près de vingt ans, ses œuvres ont été censurées par le régime de Napoléon III, ce qui a en partie remis en cause l’efficacité de sa lutte. b) Le rôle du romancier se situe ailleurs que dans le combat pour la liberté Les défenseurs de la théorie de l’art pour l’art revendiquent la séparation absolue entre l’art et le monde réel, la société, la politique. Leur but est de cultiver la beauté pour elle-même. Ces artistes refusent donc toute fonction subversive. Huysmans, dans À rebours, élabore un roman mettant en scène un personnage vivant dans l’obsession de l’esthétisme, coupé du monde et de ses problèmes. c) L’écriture nécessite une maturation, son efficacité est moindre par rapport à d’autres formes de lutte Le délai nécessaire à la création peut remettre en cause l’efficacité d’un combat qui doit se mener au présent.
¤ Images de guerre
L’étude de deux tableaux représentatifs du mouvement de la Nouvelle Objectivité aura permis aux élèves de percevoir le lien entre l’esthétique et l’historique, dans la mesure où les techniques mêmes de composition de ces peintres sont indissociables de l’expérience de la guerre.
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Objectifs – Étudier la problématique de l’illustration du texte littéraire. – Interroger la question de l’objectivité de la photographie de presse.
DE L’IMAGE AU TEXTE 1. Tardi cherche à traduire la ferveur patriotique qui saisit le peuple français en 1914. Le texte de Céline évoque, à partir de « C’est le signe… », la folie patriotique qui vire à la fureur sanguinaire. Les « Pacifiques » sont les victimes expiatoires de cette lame de fond, ils sont désignés par des termes péjoratifs (« leur sale vie baveuse ») et voués au déchaînement de violence du peuple. C’est l’ironie corrosive de Céline que Tardi cherche à illustrer au moyen de cette foule de squelettes hagards, animés par une violence aveugle. Il ne s’agit donc pas d’illustrer une scène narrative, mais de trouver les moyens de rendre compte d’une réflexion abstraite : le peuple est manipulé par le pouvoir politique et sa propagande. Le patriotisme est le mensonge nécessaire 3 Voyages au bout de la nuit |
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pour faire oublier aux soldats qu’ils vont mourir pour une cause absurde. Il pousse les soldats à une frénésie de combat, de mort et de destruction. Parallèlement aux planches illustrant des scènes ou des descriptions réalistes (comme celle qui ouvre la séquence p. 59 ou les planches de la p. 66), l’illustrateur choisit parfois de représenter un mouvement de pensée, une réflexion plus abstraite du romancier.
2. Pour Voyage au bout de la nuit, Tardi a fait le choix de l’illustration et non celui de l’adaptation en bande dessinée. Le dessin ne prend jamais la place du texte, il n’en est qu’une ponctuation régulière. Illustrer consiste donc davantage, selon l’étymologie du mot, à éclairer, à mettre en lumière le texte. L’illustrateur, contraint d’être très sélectif, est confronté avec Voyage au bout de la nuit à une difficulté supplémentaire : le texte est foisonnant, baroque. Tardi cherche à retrouver dans le dessin la profusion verbale de Céline. La multitude de crânes, s’étendant jusqu’à l’horizon, l’arrière-plan montrant un cimetière dont on ne distingue pas les limites, le drapeau sur la gauche, la confusion qui se dégage de ces squelettes, à la fois morts, dévorés par les corbeaux et continuant pourtant à vivre pour revendiquer leur patriotisme, sont autant de moyens de répondre aux débordements verbaux et stylistiques du texte de Céline. 3. Céline évoque au début de l’extrait la déchéance du corps sous terre, dans une sorte de prolepse fictive. Le narrateur s’imagine mort, recevant la visite de sa famille sur sa tombe. Tardi retient du passage l’obsession de la mort, devenue banale, admise par tous, y compris par la famille. L’image montre donc une armée de morts, mais des morts agressifs, virulents, qui s’arment du patriotisme pour masquer l’aberration de leur sacrifice. La présence cynique du corbeau qui plonge son bec dans l’orbite d’un crâne vient ironiquement démentir la noblesse du combat pour la patrie : ceux qui se battent ne sont voués qu’à devenir les « saucissons de bataille » évoqués par Céline. L’illustration est donc non seulement une interprétation du texte par le dessinateur, mais elle permet également au lecteur de nourrir son imaginaire et d’enrichir son expérience de lecture dans le va-et-vient entre le texte et l’image.
4. Les élèves trouveront facilement dans leur C.D.I. ou en médiathèque d’autres ouvrages de Tardi, en particulier la série d’adaptations en bande dessinée des Nestor Burma de Léo Malet, ou celle du Cri du peuple de Jean Vautrin. L’intérêt de l’adaptation de textes classiques de la littérature repose sur l’attrait exercé par l’association du texte et de l’image. Pour le lecteur qui découvre une œuvre sous la forme d’une adaptation, il devient possible d’entrer visuellement et rapidement dans un univers romanesque, l’expérience pouvant inciter à la lecture du roman original. Pour le lecteur qui a déjà lu l’œuvre originale, l’adaptation peut enrichir l’imaginaire, et procurer le plaisir de la « revivre » autrement. 5. La séquence offre deux exemples de dialogue direct entre la littérature et la peinture ou le dessin (p. 61-62). Il ressort de l’étude du tableau d’Otto Dix et du travail sur l’adaptation du Voyage au bout de la nuit que cet échange ne se limite pas à une simple traduction d’un support à un autre, mais constitue un enrichissement réciproque. On ne voit pas « plus » sur le tableau de Dix ou sur le dessin de Tardi, mais on voit autre chose, autrement, sous un angle inédit que le texte ne pouvait offrir. Il peut être intéressant d’élargir la réflexion au cinéma et d’aborder la notion d’adaptation cinématographique, constituant un autre exemple important de dialogue entre les arts. On peut se référer à la séquence 22 sur les vampires (p. 423) qui évoque le passage d’un mythe littéraire à son adaptation filmique
ÉDUCATION AUX MÉDIAS 1. Si le cliché de Capa s’est élevé au rang de mythe, c’est probablement grâce à un mélange de maîtrise technique, d’intuition et de hasard, comme cela arrive très souvent en photographie. Le sujet photographié de près est décentré sur la gauche de l’image, comme en train de sortir du cadre, le fusil n’étant d’ailleurs pas complètement dans le champ visuel. Le cadrage laisse à penser qu’avec les moyens techniques de l’époque, le photographe n’était qu’à quelques mètres du combattant fauché par la mort. Robert Capa a donc pris d’énormes risques pour obtenir ce cliché, probablement depuis un renfoncement du terrain,
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légèrement plus bas que le combattant, ce qui explique l’impression de contre-plongée. Les deux lignes de fuite définies par les deux extrémités du fusil, la tête et les pieds du combattant « ouvrent » la perspective vers la gauche du tableau, vers un espace qui semble vide, où le ciel occupe la place principale. L’homme donne l’impression étrange d’ouvrir les bras vers cet espace vide. Les lignes horizontales qui dominent (ciel, pente du terrain, paysage au loin) sont en contraste violent avec la verticalité de l’homme et du fusil. La position très particulière du soldat en train de tomber associée à la pente du terrain confère à l’image une force tragique saisissante : l’homme tombe en arrière, à contre-courant du mouvement de la pente. La mort le retient, l’empêche d’aller vers cet « avant » du combat et de la résistance à l’armée franquiste. C’est peut-être l’instant retenu par le photographe au moment de la prise de vue qui contribue le plus à rendre cette image si fascinante. On y éprouve le vertige de voir l’irreprésentable, l’instant même de la mort d’un homme. Cet homme n’est ni vivant ni mort, il est en train de mourir. C’est cet instant insaisissable qui semble comme figé sur le cliché. Au-delà de la compassion que le spectateur peut éprouver face à la disparition d’un combattant républicain, c’est aussi la peur universelle de la mort, le rappel de la condition humaine qui frappe l’esprit de celui qui découvre cette photographie.
rendre plus saisissante. Certains clichés de guerre ont une telle force d’évocation qu’ils en perdent presque leur statut documentaire, supposé objectif, pour entrer pleinement dans la dénonciation. La photo de Nick Ut montrant une petite fille vietnamienne brûlée par le napalm, fuyant un bombardement en fait partie (www.ac-grenoble. fr/lycee/vincent.indy/IMG/pdf_Phan_Thi_Kim_ Phuc.pdf). Le cliché de Capa pose un autre problème, celui de son authenticité contestée. Le débat n’étant pas tranché, on peut proposer aux élèves un atelier sur le sujet, en utilisant l’excellent dossier du site « Arrêt sur images » : www.arretsurimages.net/contenu.php?id=2170.
2. Le cliché de Robert Capa constitue l’acte de naissance du photojournalisme, dans la mesure où il offre une vision personnalisée de la guerre, à une époque où dominaient encore des photos prises en plan très général, montrant plus le champ de bataille que le destin individuel des hommes. La guerre devient réelle, la mort n’y est plus une abstraction, mais une évidence cruelle. Le statut de cette image est donc ambigu. C’est un cliché pris dans le feu de l’action par un journaliste, il témoigne de la réalité du conflit et son statut documentaire est incontestable. Mais la composition très travaillée, la focalisation sur un homme qui n’est plus un simple soldat, mais acquiert le statut de symbole d’un combat sur le point d’être perdu, sa force tragique l’élèvent au rang d’œuvre artistique. C’est cette ambiguïté qui est aujourd’hui encore parfois reprochée aux photographes, qui travaillent l’image pour la
Aujourd’hui, la récupération de cette photographie par l’État américain est dénoncée par certains artistes. Ainsi, l’œuvre d’Edward Kienholz intitulée Le monument commémoratif ambulant (1968, musée Ludwig, Cologne) témoigne de cette interrogation sur le détournement de l’information et de la communication. Dans une maquette grandeur nature, des statues représentent les soldats de la photo. Ils se tiennent debout devant un tableau noir en forme de tombe où s’inscrit le nom des pays rayés de la carte par une guerre. Derrière eux, la célèbre affiche représentant l’Oncle Sam demandant aux jeunes citoyens de s’engager. Voici le commentaire de son auteur : « Je tiens à préciser avant tout que je ne veux nullement insulter ce pays – l’Amérique – car je l’aime, je pense, autant que vous. J’ai cependant le droit de vouloir le changer, et à ma façon. Ma
3. La photographie de Joe Rosenthal a elle aussi fait l’objet d’une controverse. Sans entrer dans le détail de la polémique, on comprend aisément l’intérêt qu’un tel cliché pouvait présenter pour le pouvoir politique et militaire des États-Unis : un drapeau américain hissé sur une colline, quatre hommes les bras tendus vers l’étendard et vers le ciel symbolisent clairement le triomphe d’une nation sur le pouvoir totalitaire du Japon. Le cliché a été abondamment utilisé et diffusé par les services de propagande de l’armée américaine dans le but de stimuler le patriotisme et de donner un signe fort annonçant la victoire prochaine.
Prolongement : premières « L »
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méthode – celle de tout artiste – est un système de mises au point et de points de vue. Pour ce qui est de cette œuvre, elle se lit comme un livre : de gauche à droite. À gauche, il y a les moyens de propagande : l’Oncle Sam de la première guerre mondiale, Kate Smith chantant Dieu bénisse l’Amérique et Les marines au Mont Suribachi […] Je regrette vraiment tous ces hommes morts dans l’absurdité de la guerre, car dans leur mort je ne peux pas lire notre avenir. Paix ! »
4. Un débat oral peut être mené à partir des arguments auxquels les élèves auront réfléchi préalablement à l’écrit. On pourra proposer une synthèse rassemblant les différents arguments : – La photographie de presse se doit d’informer. Elle ne doit donc pas orienter le public vers une interprétation unique et fermée, ce qui la distingue de l’image de propagande. Elle est un outil d’analyse de l’actualité, non une profession de foi. – Elle ne doit pas jouer sur le pathos, ce qui peut la rendre manipulatrice. Le rôle du journaliste de presse n’est pas d’émouvoir, mais de donner aux lecteurs les outils leur permettant de se forger leur propre représentation de l’actualité. – On peut opposer aux deux arguments précédents le rôle d’investigation et parfois de dénonciation que peut avoir le journalisme. Il n’existe pas de forme absolument objective pour rendre compte des événements. Le photographe propose donc à travers ses clichés une vision du monde que le lecteur pourra confronter à d’autres pour se constituer son opinion personnelle. – L’émotion a aussi une valeur informative : c’est en étant touché émotionnellement que le lecteur peut prendre conscience d’une réalité historique, qu’il peut vouloir approfondir sa connaissance de l’actualité. L’émotion n’est pas l’ennemie de l’analyse.
‹ La Shoah dans l’art et dans la littérature
p. §›-§∞
Objectifs – Aborder le problème de la représentation de la Shoah. – Comparer les approches de la littérature et de l’art sur ce sujet.
ÉTUDE D’UNE INSTALLATION 1. L’étude du travail de Boltanski peut être l’occasion d’aborder le statut de l’œuvre d’art contemporaine, souvent déroutante pour les élèves, par sa forme, son abstraction ou son statut éphémère. L’installation de Christian Boltanski est organisée en parcelles rectangulaires occupant toute l’allée centrale du Grand Palais. Dans l’une des ailes est disposé un tas de vêtements plus important que l’on voit sur la photographie à l’arrière-plan. Les vêtements, installés en tas géométriques, dégagent une impression contrastée, mélange glaçant d’ordre et de désordre. Il est évidemment impossible d’évoquer l’œuvre en termes de beauté purement plastique : il s’agit d’un travail mettant en jeu l’émotion, l’intellect, la mémoire collective, l’énigme de la barbarie. L’installation ne se suffit pas à elle-même, elle ne peut s’achever que dans le parcours et le travail de conceptualisation de chaque spectateur. 2. Christian Boltanski aborde très régulièrement la question de la Shoah dans son œuvre. L’approche n’est pas toujours frontale, comme dans Personnes. On n’observe aucune étoile jaune, aucune manifestation explicite du génocide des Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Les vêtements sont contemporains. Pourtant, le visiteur qui a vu Nuit et brouillard, ou des photos montrant l’accumulation de vêtements dans des hangars fait très vite le rapprochement. Dès leur arrivée dans les camps d’extermination, les déportés devaient se déshabiller, leurs vêtements étaient alors rassemblés, triés par d’autres détenus et déposés dans des hangars que les nazis avaient baptisés « Canada ». En dépouillant hommes, femmes et enfants de leurs vêtements, les nazis cherchaient à faire disparaître toute notion d’identité et entamaient le processus de déshumanisation dans le camp. 3. L’installation, par définition, n’est pas destinée à durer, elle n’existe que pendant le temps de l’exposition. Le caractère monumental du travail de Boltanski rend impossible sa conservation dans un musée. Il s’agit donc d’une œuvre éphémère, qui ne peut exister que dans un temps et dans un espace limités. Le statut transitoire de l’œuvre constitue l’une des problématiques de l’art contemporain.
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L’œuvre n’est plus sacrée. Elle peut être détruite pendant ou après l’exposition, comme certaines machines autodestructrices de Jean Tinguely. Elle peut même n’exister que sous une forme textuelle décrivant un dispositif que l’artiste ne réalise pas lui-même. Il ne s’agit plus pour l’artiste d’exhiber sa capacité à fabriquer une œuvre, mais de créer une relation, une réflexion avec le spectateur, dont l’œuvre réalisée n’est qu’une composante.
4. A priori, le titre déroute. Des « personnes », nous ne voyons que les vêtements désordonnés, de toutes tailles. Ils apparaissent comme des corps vides, dépouillés de leur chair. Si l’on rétablit la référence historique aux camps d’extermination, le titre s’éclaire. L’œuvre de Boltanski, tout en montrant l’horreur de la déshumanisation, rétablit aussi en quelque sorte tous ces morts anonymes dans leur dignité de personne, en montrant ces vêtements comme la trace indélébile d’une humanité qu’on a voulu effacer, purement et simplement. Le thème de la trace, de la restitution d’une identité perdue traverse toute l’œuvre de Boltanski. Il ne s’agit pas uniquement de concevoir des installations « tragiques » commémorant la douleur de la disparition. L’artiste cherche toujours parallèlement à restituer l’identité, à résister, malgré tout, à l’anonymat de la mort.
DE L’IMAGE AU TEXTE 1. Les prisonniers sombrent dans une animalité qui s’explique par les conditions de transport épouvantables, le froid, mais surtout la faim. Cette déshumanisation fait disparaître les valeurs morales, brise l’unité familiale, au point d’amener un homme à tuer son propre père pour un morceau de pain. 2. La disposition en tas de vêtements mélangés, et dessinant pourtant en même temps des formes géométriques régulières, exprime la perte d’identité. Le fait même d’accumuler autant de vêtements vides, sans corps pour les habiter, dérange profondément. Plus les vêtements s’accumulent, plus l’absence des personnes qui pourraient les porter est soulignée. 3. Élie Wiesel construit La Nuit comme un témoignage. Il fait le choix d’une représentation directe de la Shoah, d’une description de l’horreur, à travers les souvenirs de l’adolescent qu’il était au
moment où il a vécu la scène. Christian Boltanski suggère l’indicible à travers des signes forts : le nombre très impressionnant de vêtements évoque l’ampleur du crime, les dimensions mêmes du lieu d’exposition sont monumentales. Les habits, au sol, témoignent symboliquement de l’abandon de millions d’hommes victimes de la mécanique meurtrière du nazisme. Montrer directement la Shoah revient aux témoins directs, aux historiens. Le rôle de l’artiste consiste plutôt, tout en évoquant le crime, à permettre au spectateur de le concevoir, de le penser et aussi à éprouver sensiblement ce qui en fait un événement si vertigineusement monstrueux.
4. Le texte de Wiesel évoque de façon très crue la bestialité qui saisit les hommes voulant s’emparer du morceau de pain : « Ce fut une ruée… miettes ». La mort du père assassiné par son fils est également évoquée au moyen de termes très réalistes : « L’autre se jeta sur lui », « poussa un râle et mourut ». La dernière phrase souligne le décalage entre ce que devrait vivre un adolescent de quinze ans et la cruauté de la scène dont il est le témoin. Cet adolescent a vu en quelques mois ce qu’un adulte ne pourrait imaginer à l’échelle de toute une vie : le paroxysme de la barbarie exercée par l’homme sur l’homme. 5. Boltanski se situe tout autant dans une position de gardien de la mémoire, que dans celle d’un intellectuel interrogeant un événement qui continue à dépasser l’entendement. Ce passé-là ne passe pas. Le rôle de l’artiste consiste à accompagner ses contemporains pour penser la barbarie nazie.
ÉCRITURE Vers la dissertation La célèbre affirmation du philosophe Adorno peut être l’occasion d’une dissertation ouverte à toutes les formes d’art, amenant les élèves à une démarche comparative.
Pistes pour la dissertation 1) Les artistes peinent à représenter cet événement a) Les ouvrages sur le sujet sont la plupart du temps des témoignages et non des œuvres de fiction. 3 Voyages au bout de la nuit |
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De nombreuses œuvres, à commencer par Si c’est un homme de Primo Lévi, se présentent sous forme de récit autobiographique. b) User de la fiction peut paraître indécent. Il est possible d’évoquer les reproches adressés à Steven Spielberg à propos de son film La Liste de Schindler, reconstituant en studio un camp d’extermination. c) Cet événement est irreprésentable. Comment mettre artistiquement des images ou des mots sur un événement qui dépasse la raison ? Le texte de Wiesel évoque souvent les impressions du narrateur, lorsque ce qui a lieu devient inimaginable. 2) Les artistes peuvent évoquer indirectement cet événement a) Les installations On se reportera aux réponses apportées plus haut sur l’œuvre de Boltanski. b) La bande dessinée Le travail d’Art Spiegelman dans Maus met à distance la réalité par la représentation des hommes sous les traits d’animaux. c) Des œuvres de résistance Le Verfügbar aux enfers de Germaine Tillon, sorte d’opérette burlesque écrite dans les camps, a été un moyen pour elle de résister à l’horreur quotidienne grâce à la création.
› Atelier d’écriture
p. §§
La correction de ce travail peut être l’occasion d’aborder plus en détail l’œuvre de Céline. Il est ainsi possible de lire l’extrait du Voyage au bout de la nuit, correspondant aux trois dessins de Tardi. On peut le retrouver dans l’édition Folio (2010), pages 15 (« Combien de temps faudraitil qu’il dure leur délire ») à 18 (« J’ai quitté ces lieux sans insister, joliment heureux d’avoir un aussi beau prétexte pour foutre le camp »). Au cours de cette lecture, les élèves pourront relever les différentes formes de discours rapporté, les passages en monologue intérieur, les accumulations, anaphores et autres procédés d’amplification attendus dans le travail d’écriture. Ils relèveront et étudieront également les marques du langage parlé et argotique, ainsi que la manière dont ce langage s’immisce dans un moule très littéraire.
Prolongements 1) La première guerre mondiale dans la peinture allemande – On peut montrer aux élèves et analyser d’autres œuvres de Grosz comme Scène de rue ou Journée grise dont l’ironie glaçante souligne l’insouciance des classes dirigeantes qui continuent à jouir de leur pouvoir et de leur fortune : www.friendsofart.net/en/art/george-grosz/ street-scene www.friendsofart.net/en/art/george-grosz/ grey-day – L’œuvre d’Otto Dix fournira elle aussi de multiples exemples illustrant le traumatisme de la première guerre mondiale. On citera entre autres La Rue de Prague à Dresde que l’on trouvera à la page 68 de ce manuel, Le Triptyque de la guerre (www.art-ww1.com/fr/texte/099text.html), Assaut sous les gaz (www.art-ww1.com/fr/texte/021text. html) ou encore le triptyque Metropolis. On trouvera sur le site suivant d’excellentes analyses du travail de Dix, ainsi qu’une riche iconographie : http://vouloir.hautetfort.com/tag/art – On pourra enfin consulter le très bel ouvrage Allemagne, les années noires aux éditions Gallimard (2007), un parcours d’œuvres caractéristiques de l’expressionnisme noir et de la Nouvelle Objectivité en Allemagne dans les années 1920-1930. 2) L’adaptation d’œuvres littéraires en bande dessinée – Les deux liens suivants permettent d’accéder à une bibliographie d’adaptations d’œuvres littéraires en bande dessinée : http://eprofsdocs.crdp-aix-marseille.fr/Adapta tions-d-oeuvres-litteraires.html http://lewebpedagogique.com/cdidocs/2008/09/ 05/adaptation-litteraire-en-bande-dessinee/ – Les élèves peuvent rédiger une synthèse sur la problématique de l’adaptation d’une œuvre littéraire en bande dessinée à partir de l’article suivant : http://publifarum.farum.it/ezine_articles. php?art_id=198 – Sur la question de l’adaptation littéraire chez Tardi, on peut lire Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul aux éditions Niffle-Cohen (2000). 3) Le photojournalisme – On pourra mettre en parallèle le travail sur le photojournalisme avec la fiche méthode
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numéro 3, « L’information par l’image », p. 444-445. – Sur la question de la manipulation des images de guerre, il est également possible de travailler en interdisciplinarité avec un professeur d’histoire sur un cliché montrant la mort d’un soldat français au cours d’un assaut en 1916… photo extraite d’un film tourné en 1928. Le site « L’histoire par l’image » en propose une excellente analyse : www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse. php?i=52&d=1&m=poirier 4) La représentation de la Shoah Il est possible, en fin de séquence, de projeter aux élèves un extrait du film Shoah de Claude Lanzmann et de prolonger la réflexion sur les moyens de représenter le génocide des Juifs. Le réalisateur fait le choix du témoignage pur. Les victimes y prennent la parole, mais aussi d’anciens bourreaux ou des villageois habitant à proximité des camps de concentration. Sans aucune image d’archives, le réalisateur mène
l’enquête et analyse les rouages de l’industrie de la mort. On peut également demander aux élèves d’élaborer un dossier personnel sur la Shoah, rassemblant extraits de textes littéraires, peintures et présentation de films évoquant le sujet. 5) La lecture de romans – La Voleuse de livres, Markus Zusak, 2005 Cette œuvre pour adolescents et jeunes adultes a été couronnée par de nombreux prix. La narratrice est peu banale : la mort elle-même prend la parole et témoigne de la folie des hommes. Liesel, seule survivante du récit, trouve son salut dans les livres qu’elle vole et qu’elle sauve de l’autodafé organisé par les SS. Le récit comporte des dessins et des schémas qui tentent de d’exprimer l’indicible. – Le Rapport de Brodeck, Philippe Claudel, 2007 Le narrateur doit rédiger un rapport qui permettra de classer une sombre affaire impliquant tous les hommes du village. Ceux-là même qui l’ont dénoncé aux nazis.
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Séquence
›
Personnage et société Livre de l’élève p. §‡ à ·‹
Présentation de la séquence p. §‡ La représentation d’un monde en crise favorise la création de personnages qui doivent l’affronter ou qui peuvent en incarner les tensions. La séquence a pour objectif de faire comprendre la part de l’Histoire qui peut entrer dans la création d’un personnage au niveau de : – son identité : les personnages aristocratiques (textes 2 et 3) ; – sa condition : l’enfant misérable (texte 4) ; – son parcours : le héros partagé entre les Lumières occidentales et le despotisme oriental (texte 1) ; – sa dimension symbolique : le héros qui affronte le mal (texte 5). Le personnage de fiction devient un miroir des ruptures historiques et sociales. Il permet de créer un point de vue sur les événements, sur les partis en présence, sur le renouvellement de valeurs. Il peut aussi dévoiler l’impact d’un événement sur une conscience ou une intériorité. Face à la brutalité des événements (misère, guerre, violences physiques et morales), le personnage quitte le seul modèle héroïque pour traduire des conflits intérieurs, parfois une perte de repères qui aboutit à remettre en question le sens même de l’Histoire. La création romanesque est alors indissociable d’une inscription de l’œuvre dans une époque. Le personnage devient emblématique d’un moment de l’Histoire et de la société. Il entre dans l’imaginaire de la conscience collective (par exemple, texte 4) ou, au contraire, apparaît comme une contre-figure des idéologies en cours (texte 5).
que cette guerre a générée a laissé des marques irréparables.
H istoire des arts
Otto Dix, La Rue de Prague, ⁄·¤‚
p. §°-§·
Un monde en morceaux LECTURE DE L’IMAGE 1. Le tableau d’Otto Dix renvoie à la première guerre mondiale et à ses conséquences désastreuses. La scène représentée s’ancre dans le quotidien allemand de l’après-guerre. Les deux culs-de-jatte sont des anciens combattants dont les corps ont été mutilés ou gravement handicapés au moment des combats. Du côté français, on appelait ces soldats complètement défigurés des « gueules cassées ». Le retour à la vie normale est donc impossible puisque la catastrophe
2. L’observation des corps mutilés ne manque pas d’être inquiétante pour le spectateur. L’esthétique expressionniste joue sur de violents contrastes. Les deux personnages s’opposent et s’avèrent complémentaires. Il s’agit avant tout de corps incomplets, privés d’une de leurs parties : les jambes pour le personnage au premier plan, les bras pour le second. L’un se trouve réduit à la fonction de mendiant, avec un regard vide ; l’autre circule en semblant fanfaronner un slogan (« Juden Raus ! ») préfigurant une nouvelle catastrophe. Le peintre prive ces corps de vie et les réduit à l’état de marionnettes. Les prothèses en bois, volontairement simplifiées comme des membres de pantins, sont fichées ou emboîtées dans les
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chairs. Les personnages semblent des marionnettes désarticulées : recroquevillé et inerte pour l’un, figé dans la pose d’un batteur de tambour pour l’autre. C’est la notion même d’individu qui se trouve interrogée. Les deux hommes semblent les pantins d’une mascarade historique et politique qui tourne au cauchemar et au tragique. Les violences de la première guerre mondiale laissent présager un nouveau chaos.
3. Le tableau joue sur la saturation de l’espace par des objets hétéroclites. À l’arrière-plan, la scène de café (conversation entre deux femmes) prolonge l’impression d’un monde figé et mort. Les mannequins (entiers ou morcelés), dans la vitrine de droite, renforcent un rapport au corps fondé sur l’absence de vie, sa fragmentation et sa dimension d’objet. Ils exhibent une chair nue mais artificielle. Les corsets et les gaines (ajustés sur un corps plus masculin) suggèrent un érotisme morbide. Le motif du mannequin prolonge et accentue l’idée de mutilation par celle du morcellement. 4. L’accumulation des objets et des figures bouleverse un rapport traditionnel à l’espace fondé sur l’ordre. Le regard peut emprunter plusieurs cheminements : d’une figure à une autre par le seul mouvement de la curiosité, ou la fascination d’éléments qui se trouvent réinscrits en plusieurs endroits (par exemple, les mains) ; en suivant une couleur (par exemple, le bleu ou le rouge). La position renversée du cul-de-jatte du premier plan invite à une circulation du regard à partir des lignes obliques ou transversales. L’esthétique du débordement domine la composition de cette toile, proche du chaos. 5. L’environnement des deux mutilés est constitué de chiens, d’un homme qui donne au mendiant et d’une passante, eux-mêmes présentant des corps incomplets puisqu’ils apparaissent en bordure de l’image et qu’une partie de leur corps reste hors du cadre ou dans le hors-champ. La main qui se penche indique un mouvement descendant, signifiant la chute et la dégradation. Les hommes privés de leurs jambes et de toute hauteur, vivent au niveau des animaux. Sur le bord droit, les figures des hommes sont mises au même niveau que celui d’un postérieur de femme. Ce détail volontairement obscène et comique rabaisse l’humanité.
6. L’affiche de propagande « Juden raus ! » marque l’émergence d’un courant antisémite, fort et agressif qui annonce la politique répressive et exterminatrice contre la population juive, servant ici d’exutoire aux frustrations et amertumes nées de la première guerre mondiale. Des pogroms violents éclatent déjà en Allemagne et dans certains pays de l’Est. 7. L’esthétique expressionniste chez Otto Dix livre une vision très ambivalente du monde, entre dérision et tragique. L’accumulation de figures carnavalesques (pantins, poupée, mannequins) signifie la perte de toute dignité de l’être humain et son avilissement. L’inscription puissante de signes morbides ou macabres construit une vision apocalyptique, entre mémoire et prophétie d’un chaos historique qui n’en finit plus de saper les valeurs et de ravager l’humanité.
VERS LE BAC Invention / Éducation aux médias Le texte produit doit tenir compte des caractéristiques propre à un article de journal (densité et concision, date, signature, appartenance à une rubrique, respect du contexte et du cadre chronologique). L’article peut suivre différentes progressions : – récit du moment de stupéfaction face au tableau d’Otto Dix puis prise de recul et analyse de l’image (composition, esthétique) ; – récit de l’événement de l’exposition du tableau, réaction de la foule (rejet ou fascination), confrontation du point de vue du critique à celui des autres, en vue de prouver qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre ; – présentation plus classique : auteur, description de l’œuvre, analyse ; – annonce de l’affirmation d’une école esthétique (l’expressionnisme), analyse de ses caractéristiques à travers l’exemple de La Rue de Prague. Le vocabulaire attendu est celui de l’émotion esthétique (choc, stupéfaction, attrait…), de l’art pictural (le locuteur a une identité culturelle bien précise qui est celle d’être critique d’art). On attendra également que l’article énonce un point de vue singulier : admiration / refus / ambivalence des sentiments (attrait / horreur). 4 Personnage et société |
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LE PERSONNAGE DANS UN MONDE OPPRESSANT
Dissertation La délibération littéraire porte sur la liberté qu’un artiste a de déformer la représentation du monde. – Toute représentation romanesque repose sur la sélection d’éléments du réel jusqu’à leur possible grossissement : par exemple, l’argent chez Balzac, la passion chez Stendhal, le corps et le sexe chez Zola. Sans ce choix, la peinture du monde perdrait en sens. Même un roman dit réaliste ne reproduit pas la réalité telle qu’elle est, mais la reconstitue à partir d’éléments choisis. – La déformation aide le lecteur à prendre de la distance pour critiquer le monde. Elle participe alors de l’art de la caricature ou de la satire (par exemple, les personnages grotesques dans les romans de V. Hugo). – Le roman permet de découvrir le monde à partir d’un point de vue autre. Dans L’Étranger de Camus, le regard de Meursault crée une représentation déformée de la société qui en accentue l’absurdité. Dans Le Procès Verbal de Le Clézio, le personnage Adam Pollo fait l’expérience d’une rupture avec la société afin d’être au plus près de la nature (ressembler à l’animal). – La déformation peut tenir à la capacité du roman à atteindre à la poésie ou au délire onirique. Les objets monstres comme la locomotive et l’alambic chez Zola montrent combien l’écriture romanesque peut tourner à la vision épique. En privilégiant une vision déformée du monde, le roman peut adopter un point de vue subjectif volontairement délirant : c’est le cas dans Voyage au bout de la nuit de Céline où la folie du monde (horreur, guerre, misère, abjection) se rejoue dans celle du personnage de Bardamu. – Certaines esthétiques qui mettent en valeur le point de vue personnel du créateur favorisent la liberté dans la représentation du monde : place et rôle du tempérament de l’écrivain chez Diderot, qui peut aller jusqu’au délire de l’enthousiasme ou de la verve (La Religieuse, Jacques le Fataliste), génie de l’artiste et de son regard sur le monde dans le roman romantique, singularité d’un style (Picasso).
⁄
Montesquieu, Les Lettres persanes,
⁄‡¤⁄ Un cri de révolte
p. ‡‚-‡⁄
LECTURE DU TEXTE 1. Usbek use d’un ton diplomatique, qui lui évite de donner un ordre de façon trop autoritaire. À une première série de questions rhétoriques dont la réponse est entendue (promesse obtenue de la part de Roxane de veiller à la paix du sérail), suit une récusation (refus de recourir à la violence préconisée par le grand eunuque) et une justification de la diplomatie. La lettre se clôt par une exhortation à obéir. La formule finale qui joue sur l’opposition « maître » / « époux » tente un ultime adoucissement. À travers cette lettre, le lecteur peut donc découvrir la complexité du personnage d’Usbek qui, grâce à son voyage en Europe, s’est ouvert à la philosophie des Lumières. C’est aussi l’art d’employer une rhétorique qui vise tout à la fois à convaincre et à persuader son destinataire. La violence, pour être dissimulée et policée, n’est cependant pas absente. 2. La lettre de Roxane (CLXI) frappe le lecteur par sa violence. Visuellement, elle procède par juxtaposition de paragraphes brefs qui traduisent la virulence du propos proche d’un cri. La syntaxe privilégie l’asyndète (« Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie », l. 1-2). L’emploi du présent de l’indicatif situe le lecteur dans l’immédiateté d’une actualité brutale et dramatique. Enfin, dès l’exorde, l’assertion (« je vais mourir ») éclate comme un coup de tonnerre. Si l’on compare les formules inaugurale et conclusive (« Je vais mourir » / « je me meurs »), on constate que le lecteur assiste à l’agonie de Roxane. Ce texte traduit bien la réflexion sur le genre épistolaire dans le roman du XVIIIe siècle, entre prise de recul réflexif (lettre d’Usbek) et immédiateté du présent (actualité tragique que le lecteur est amené à découvrir comme en direct, selon une esthétique de la surprise et du choc dramatique). La lettre qui met en scène le
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suicide de Roxane fait de ce personnage une grande héroïne tragique.
3. Roxane défie le pouvoir et l’autorité d’Usbek, propriétaire du sérail. Si l’émoi domine le ton de la lettre, la jeune femme n’en développe pas moins un argumentaire extrêmement subtil : – accusation qui vise à dénoncer le fait d’abuser de la crédulité d’une femme (l. 9-11) ; – justification d’un comportement qui trouve sa cohérence et son unité dans la revendication d’indépendance (l. 12-14) ; – concession qu’Usbek devrait faire à Roxane en raison d’une soumission pour respecter les apparences (l. 15-19) ; – réfutation de toute attitude amoureuse qui déguisait le sentiment de la haine (l. 20-21) ; – raisonnement par l’absurde (l. 22-24) puisque l’héroïne révèle une tromperie réciproque. Le ton de cette lettre est volontairement celui de l’insolence et de la colère. Les arguments développés recouvrent certes les lieux communs d’une revendication féministe (rupture de la soumission aux hommes). Mais ils émanent d’une personnalité hors-norme, capable de révolte et surtout dominée par la haine. Roxane préfigure la marquise de Merteuil. 4. Le suicide de Roxane bouscule toute une série de tabous : la domination des femmes par les hommes et la volonté de renverser cette hiérarchie ; la libre détermination de l’individu sur tous les plans (sexuel, social, idéologique) ; la remise en question d’une autorité qui ne se soutient que par l’arbitraire. Roxane élucide la duperie dont elle est victime et dénonce un système d’aliénation. Pour autant, le sérail est le lieu du despotisme oriental et ne peut être confondu avec la société européenne. On veillera à ne pas inscrire les Lumières, ici émergentes, dans la perspective d’une visée révolutionnaire. 5. Même si Roxane retourne la violence contre elle-même par le suicide, la jeune héroïne veut blesser mortellement son interlocuteur. Le réseau sémantique qui s’organise à partir du thème du mensonge est subtil. La revendication de la tromperie (l. 1 et 24) vise à provoquer une vexation amoureuse, en suscitant la jalousie. Grâce au lexique de la comédie (« je me suis jouée » l. 1, « paraître » l. 16 et 17), Roxane tente de renverser les rôles et révèle à Usbek
qu’il a été la dupe des apparences. Le motif de la tromperie acquiert une signification plus philosophique lorsque l’héroïne évoque la crédulité (l. 10), proche de la naïveté et de la bêtise, que son maître a pu lui prêter. Le ton du discours est déclamatoire, centré sur la première personne (« je ») dans un moment dramatique. Il s’agit d’une parole qui défie un pouvoir arbitraire jusqu’à la mort, par le suicide. Comme une héroïne tragique, Roxane met en scène sa révolte. Le lecteur éprouve de la pitié pour la victime d’un despote.
HISTOIRE DES ARTS Le tableau et le roman mettent en valeur la figure du despote oriental. Toutefois, celleci prend un sens différent en fonction des contextes littéraires et artistiques. Dans le texte de Montesquieu, le personnage du despote vit la tension entre l’arbitraire de son pouvoir et une attitude éclairée qu’il a acquise par son voyage dans l’Europe des Lumières. Chez Delacroix, Sardanapale devient une figure de la perte et du vertige absolu. Au moment de mourir, il fait sacrifier son harem selon un rituel proche du sadisme. Des esclaves musculeux viennent mettre à mort les femmes et les bêtes dans une débauche de cruauté et d’érotisme morbide, alors que le maître oriental demeure immobile, le regard inflexible. Le tableau devient une pièce phare de l’esthétique romantique : excès du sujet, débauche de couleurs somptueuses (dont le rouge si symbolique du sang et du luxe), émotions violentes, culte de l’imagination qui emporte l’âme du spectateur hors de la platitude du réel. Piste de lecture : Analyse du tableau de Delacroix par Charles Baudelaire dans ses Salons.
VERS LE BAC Commentaire comparé Le commentaire présente cette spécificité de devoir engager une lecture comparée des deux lettres. – La confrontation des portraits pourra mettre en valeur les hésitations du maître entre philosophie des Lumières et despotisme naturel (c’est bien un personnage poussé jusqu’à ses contradictions par le soulèvement du sérail) et la révolte 4 Personnage et société |
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de Roxane, qui marque une personnalité entière et engagée jusqu’à la mort (voir questions 1 et 2). – L’aspect polémique vise la remise en question de l’autorité abusive et arbitraire, soit que l’on adopte le point de vue du bourreau, lui-même plus très sûr de l’intérêt d’un ordre imposé par la violence et tentant une manœuvre diplomatique (texte 1), soit que l’on entre dans le point de vue de la victime (texte 2) (voir questions 3 et 5).
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Germaine de Staël, Delphine, ⁄°‚¤ p. ‡¤-‡‹
Accepter son destin LECTURE DU TEXTE 1. Le couple est pris dans les violences de l’Histoire. Cette page romanesque livre un tableau sanglant des désordres révolutionnaires : guerre, exécutions, mort. Les éléments narratifs offrent la mise en scène lugubre des derniers moments de Léonce. La dramatisation de l’épisode tient au rituel de l’exécution : voiture qui conduit le condamné sur le lieu du supplice, traversée du peloton, séparation et cérémonie des adieux, ultima verba. La scénographie laisse affleurer le souvenir douloureux des exécutions publiques, encore très présent dans la mémoire de lecteurs qui ont connu et qui ont pu être victimes des événements révolutionnaires. En arrièreplan, Delphine évoque « une révolution sanglante, qui va flétrir pour longtemps la vertu, la liberté, la patrie » (l. 21-23). Cette page romanesque délivre donc une vision négative de la Révolution, à rebours de sa représentation officielle ou de l’héritage politique dont certains se revendiquent. 2. La marche à la mort que l’extrait relate semble assez comparable à un chemin de croix puisque les deux héros souffrent et doivent apprendre à renoncer à la vie. Leur discours (l. 9-30, l. 35-39 et l. 44-47) est très redevable au langage tragique qui exalte le sentiment de la malédiction et du malheur. Le couple oppose l’amour éternel à la mort. D’ailleurs, l’air qui retentit au moment du supplice rappelle à Léonce celui
qui s’est élevé au moment de son mariage avec Mathilde. Dans cette posture sacrificielle, les deux personnages invoquent leur innocence au moment de périr. Aussi, les amis du couple deviennent-ils les témoins d’un sacrifice dont ils auront la charge de conserver la mémoire.
3. Le discours assez long de Delphine vient s’inscrire en plein cœur de l’événement lugubre. Il vise à aider Léonce à se détacher de la vie et constitue donc un véritable ars moriendi en trois mouvements. – Ce moment de communion tardive et enfin assouvi cache les souffrances antérieures (l. 10-13). – Delphine rappelle le souvenir des blessures amoureuses que Léonce lui a infligées, certes involontairement (l. 13-15). – L’héroïne place leur existence sous le signe de la souffrance et du malheur auxquels ils n’auraient pas échappé, quelle que soit l’époque : « des êtres tels que nous auraient toujours été malheureux dans le monde » (l. 15-16). 4. L’héroïne joue donc un rôle primordial, celui de faire accepter la mort à Léonce. Son discours atteint le résultat escompté puisque si l’on compare l’attitude initiale et celle finale de Léonce, le héros a évolué. En effet, celui-ci éprouve d’abord un violent sentiment d’injustice et de révolte : la première réaction de Léonce consiste à exprimer directement une plainte à Dieu (« Ah, Dieu ! que vous ai-je fait pour m’ôter la vie… ? », l. 9). Il finit par adopter une attitude stoïque au moment du supplice. 5. Le drame se hisse à la grandeur d’une tragédie à travers trois dimensions. Le tempo du récit est celui d’une narration assez précise, qui décrit l’exécution de Léonce, étape après étape. L’esthétique de ce passage est celle des pages romanesques funèbres ou lugubres du XVIIIe siècle où l’on se plaît à exacerber le pathétique ou le tragique par un cérémonial de la mort. Le contexte des guerres révolutionnaires fournit des éléments réalistes à ce rituel de l’entrée dans la mort. La mort brutale de l’héroïne par empoisonnement marque un effet de surprise. Aucun indice ne permettait de suspecter l’idée de suicide chez Delphine, à part le grand discours sur l’acceptation du destin. La mort simultanée des deux amants est propre au tragique romantique.
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6. De nombreux romans romantiques vont mettre en scène cette mort tragique. Goethe en a donné le ton dans Les Souffrances du jeune Werther où le héros, en décalage profond avec la société, finit par se suicider. La mort tragique rôde dans le roman romantique : – Raphaël de Valentin dans La Peau de Chagrin (Balzac), qui voit, à chacun de ses désirs satisfaits, le talisman magique se rétrécir ; – les squelettes enlacés de la Esméralda et de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris (Hugo) ; – la tentation du suicide chez René (Chateaubriand) ou Octave dans La Confession d’un enfant du siècle où maints coups de pistolets lui font frôler la mort ; – la grande agonie d’Atala (Chateaubriand) ; – la tête coupée de Julien Sorel que son amante Mathilde de la Mole tient sur ses genoux (Stendhal, Le Rouge et le Noir) ; – la décollation de Cinq-Mars (Vigny) et celle des deux héros de La Reine Margot (Dumas). 7. Les violences de l’Histoire révolutionnaire permettent à l’auteur de doter ses personnages d’une dimension romantique. Les événements historiques, par leur dimension tragique, confèrent une épaisseur à la psychologie des personnages. Le sentiment de malédiction qu’ils éprouvent ne résulte plus d’un vague état d’âme, mais d’un affrontement direct et frontal avec les horreurs de l’Histoire. Leur identité d’aristocrate les désigne comme des victimes, sans doute parce que cette identité est devenue impossible dans un monde « révolutionné » (Bonald) qui définit autrement l’individu.
HISTOIRE DES ARTS De façon évidente, le peintre de cette scène historique majeure (l’exécution de la reine MarieAntoinette en 1793) a nimbé le personnage royal d’une lumière qui émane de sa robe blanche et immaculée. La pose est celle d’une victime sensible et stoïque face à l’événement tragique. Son regard porté au ciel lui confère une certaine sainteté. En contrepartie, la horde des soldats aux mouvements amples et brusques, le tumulte d’une foule populaire aux expressions criardes et agressives, manifestent une force historique proche du chaos et du désordre. On le comprend, la représentation de l’événement en propose une lecture symbolique (Bien versus Mal), selon un point de vue idéologique très clair : William Hamilton
impose une contre-image de la Révolution française pour en montrer l’insoutenable violence perpétrée sur une victime innocente et pure. Il s’agit là d’une œuvre qui entre dans le vaste courant d’une peinture contre-révolutionnaire, tentant de restaurer l’image de la famille royale et inscrivant son sacrifice dans une dimension quasi hagiographique. Cette œuvre oppose aux violences de l’histoire révolutionnaire la légende de la reine martyre. C’est ainsi qu’elle reconquiert les cœurs : s’adressant au sentiment davantage qu’à la froide raison, elle touche et soude la communauté des âmes sensibles. L’évocation fuligineuse et sanglante du théâtre de la guillotine complète ce dispositif symbolique : larmes et frissons rassemblent le peuple dans un même frémissement. C’est ainsi que ce tableau s’inscrit pleinement dans le premier romantisme français, ultra catholique et ultra royaliste parce qu’ultra sensible. C’est d’ailleurs ce que déplore Michelet : les révolutionnaires, trop froids, n’ont pas su instituer de cérémonies pour fédérer efficacement le peuple français, quand le culte contre-révolutionnaire a su refonder la société, unie dans les larmes « d’un cœur qui se déborde ».
VERS LE BAC Invention Le texte produit adoptera le point de vue d’un témoin favorable aux deux héros. Il s’agit d’un discours narratif à forte dimension testimoniale et charge émotive. On sera donc vigilant à ce que : – les élèves prennent en compte les différents constituants et étapes du récit ; – la caractérisation des héros s’inscrive dans le genre de l’éloge ; – les marques du parti-pris subjectif soient présentes : registre pathétique qui exprime la pitié et la compassion, indices d’admiration, expressivité propre à cette dernière : exclamation, interrogations… Ce nouveau point de vue partisan sur les événements autorise l’accentuation de la dimension hagiographique ou héroïque. La consigne d’écriture précise la progression du texte en deux étapes : une première partie narrative ; une seconde, plus de nature argumentative. L’argumentaire sur la conduite à adopter face aux violences de l’Histoire peut s’engager dans les perspectives suivantes : 4 Personnage et société |
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– les mouvements collectifs peuvent dégénérer en hystérie meurtrière ; – c’est dans de telles circonstances que des attitudes héroïques peuvent émerger ; – il convient d’en entretenir la mémoire pour ensuite prendre du recul et analyser le cours de l’Histoire et d’attitudes parfois irrationnelles. Piste : rien n’interdit de séparer la classe en deux groupes distincts, recevant une consigne d’écriture différente : pour le premier, celle donnée dans le manuel ; pour le second, le même récit à partir d’un point de vue hostile aux aristocrates.
Oral (analyse) 1) Les personnages exemplaires souffrent certes de leur modélisation excessive (courage, bravoure, vertu…) mais supportent et incarnent des valeurs fortes, capables de nous instruire sur l’attitude à tenir dans les événements historiques. Ex. 1 : Dans Les Misérables de V. Hugo, le romancier déploie une série de figures très contrastées, entre des jeunes révolutionnaires exaltés dans leur combat pour la liberté, des personnages plus réactionnaires (Javert épris du seul respect, à la lettre, d’une Loi arbitraire et inégalitaire). Ex. 2 : Le roman d’aventures est grand pourvoyeur de figures exemplaires et romanesques. Ce type de récit se construit à partir de l’opposition fondamentale entre le bien et le mal, selon un manichéisme assez simple, mais significatif. Ainsi, le lecteur peut-il s’identifier à un héros comme Michel Strogoff (Jules Verne) qui fait preuve de bravoure et d’abnégation. De même, Saint-Exupéry sait évoquer l’épopée des conquérants de l’inutile, comme Mermoz (manuel de l’élève p. 453). Ex. 3 : Les romans de Malraux proposent des figures de héros qui tentent de défier l’absurdité de la vie par des actes de fraternité : Garine dans Les Conquérants, Kyo dans La Condition humaine, les personnages de L’Espoir. Ces figures édifiantes, prêtes au sacrifice et au don de soi, servent une morale laïque et non plus strictement religieuse. 2) Toutefois, l’excès d’exemplarité peut priver un personnage de toute humanité. Certains romans ont pour fonction de démonter cette réduction du héros à un modèle. Ex. 1 : Dans Don Quichotte, Cervantès met en scène un chevalier qui abuse de la lecture de romans de chevalerie et qui en devient ridicule.
Le texte romanesque fonctionne sur le contraste entre réalité et rêve. Ex. 2 : Le même procédé romanesque est à l’œuvre dans Madame Bovary de Flaubert puisque l’auteur confronte les rêves sublimes et naïfs de son héroïne à la platitude du réel. Ex. 3 : Dans son conte philosophique Candide, Voltaire fustige certains stéréotypes romanesques qui créent l’amalgame entre personnage, vertu et perfection. Les héros trop naïfs ne connaissent que les infortunes de la vertu. Le roman a bien cette fonction de déconstruire une approche théorique et dogmatique de la vie (ici, la vertu, l’optimisme) pour réimposer l’humanité dans ses contradictions, voire son abjection ou ses turpitudes.
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F. R. de Chateaubriand, René, ⁄°‚¤ p. ‡›-‡∞
Le vague des passions LECTURE DU TEXTE 1. « Le vague des passions » traduit un état d’insatisfaction chez l’homme en quête d’infini. Les élèves pourront structurer leurs recherches autour de trois scansions littéraires et historiques : – La force du sentiment dans la littérature du tournant des Lumières : enthousiasme ressenti par celui qui contemple l’immensité de la nature et les paysages sublimes (Chateaubriand et le Voyage en Amérique), reconnaissance d’une aspiration de l’homme à l’infini. – L’interprétation idéologique que Chateaubriand donne de « ce vague des passions » dans Le Génie du christianisme : l’auteur expose que seule la religion chrétienne pouvait satisfaire une soif d’infini qui ne peut s’assouvir qu’en Dieu et qui demeure sans issue après la destruction des cloîtres et couvents au moment de la Révolution. – L’exploitation romantique du motif : mal du siècle, ennui de vivre, malaise, déception du réel, dégoût de la vie chez les héros romantiques. 2. Le malaise que le personnage éprouve entre dans une relation étroite avec le sentiment d’un déclin historique : fin du règne de Louis XIV
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(« je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance » l. 2-3). Les antithèses (« génie » / « souplesse de l’esprit », « religion » / « impiété », « gravité des mœurs » / « corruption » l. 5-7) construisent l’idée d’une chute et d’une décadence sociale. Le regard que René porte sur son époque est donc négatif. En retour, le héros paraît inadapté à son temps : son goût pour la grandeur et le sublime entre en contradiction avec la médiocrité de ses contemporains. Son esprit est jugé « romanesque » (l. 19-20). Le personnage se plaît donc à souligner le décalage entre lui et la société, au prix d’un état d’isolement et d’anomie (singularité irréductible du héros qui ne parvient plus à correspondre avec les normes de son temps).
3. Il en résulte une mise en scène de l’isolement. Le traitement de la topographie inscrit le personnage dans les marges : de retour dans sa patrie (la France), René choisit de « [se] retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré » (l. 21-22). La formule « vie obscure » (l. 23) marque un goût pour le retrait hors du monde et des hommes. Dès lors le texte privilégie les lieux de la solitude et de la rupture avec la société : refuge dans l’église (l. 25-37), promenade au moment du coucher du soleil qui a pour itinéraire les ponts, « un labyrinthe de rues solitaires » (l. 41-42). Le récit enferme le personnage dans les cercles d’une solitude indépassable. Chacune de ses stations marque une étape symbolique. Tout d’abord, René éprouve un sentiment d’étrangeté (« Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie », l. 13), qui est très proche de l’état de l’exil. La station dans l’église dote le malaise de René d’une dimension religieuse, voire métaphysique : sentiment d’être abandonné de Dieu, imploration pour être libéré de cet ennui de vivre, conscience de rédimer une faute pourtant inconnue. La dernière étape du texte (coucher du soleil, retentissement des cloches) laisse le personnage sur l’obsession de la mort : « chaque heure dans la société ouvre un tombeau » (l. 48). 4. L’exclamation « vaste désert d’hommes » (l. 24) joue sur l’association de termes contradictoires (solitude / société) et s’apparente à un oxymore. L’épanchement de la douleur est central à ce texte où domine le registre lyrique. Le discours
de René est celui d’une longue déploration du personnage sur lui-même. L’intonation exclamative est constamment présente, de la formule inaugurale (« Hélas ! mon père… ») jusqu’à la clôture (« Hélas !… »). La déploration est avant tout répétition et ressassement de mêmes thèmes (exil, mort, ennui de vivre) qui confère une unité de ton au discours, qui hisse le lyrisme élégiaque jusqu’au lyrisme funèbre. Le rythme acquiert une importance. La cadence dominante consiste à permettre à la parole de s’amplifier (phrases de plus en plus longues) avec des effets de brisure et de rupture (rétablissement de phrases plus brèves) qui reconduisent au silence. Certaines phrases sont construites sur le mode de périodes oratoires (l. 19-21) : les trois appositions (« Traité… honteux… dégoûté… ») forment un triple palier qui permet à la voix de s’élever jusqu’à ce qu’elle ait atteint son intensité maximale dans la proposition principale (« je pris le parti de me retirer dans un faubourg », pour retomber et s’amuïr en fin d’énoncé (« pour y vivre totalement ignoré »). Lorsque le personnage s’adresse directement à Dieu, son discours prend la forme d’une prière et d’une incantation. Le système des images poétiques contribue au lyrisme du passage. Les clameurs à l’extérieur de l’église sont comparées aux « flots des passions » et aux « orages du monde » (l. 29-30). La métaphore filée qui emprunte à une image biblique forte (« de se régénérer, de se rajeunir aux eaux du torrent, de retremper son âme à la fontaine de la vie », l. 34-35) rejoint la grande poésie sacrée. René quitte le seul registre de la déploration pour offrir une vaste méditation sur le temps et la mort, qui atteint à la grandeur d’un discours tragique. L’analogie entre l’astre oscillant et « le pendule de l’horloge des siècles » impose des formules somptueuses, dignes d’une oraison funèbre (« horloge des siècles » l. 41, retentissement des coups). Le dernier paragraphe peut être considéré comme un véritable poème en prose qui a son unité et sa cohérence (voir Commentaire).
5. Par bien des aspects, René va servir de modèle aux héros romantiques : noblesse hautaine en rupture avec une société dominée par des valeurs viles ou médiocres, goût pour la solitude et refuge dans les arts, ennui de vivre qui atteint à une dimension métaphysique. Toutefois, dans l’extrait qui est proposé, René 4 Personnage et société |
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est moins un modèle qu’une figure originale et singulière : il est un aristocrate dont le déclassement s’explique par le contexte révolutionnaire, l’émigration et l’exil en Angleterre. De plus, le personnage ne saurait se confondre avec son auteur même si son prénom – René – est identique. Par le jeu de l’auto-fiction, Chateaubriand invente un personnage mythique dont la désespérance est loin d’être exemplaire : sentiment de perte et d’abandon, absence de vocation, obsession envoûtante de la mort. Le personnage va nourrir l’imaginaire du romantisme noir, voire sulfureux (inceste entre René et Amélie).
– place incomprise de l’homme qui goûte les arts et la poésie.
René est celui dont l’identité – médiocre mais confortable – de cadet aristocrate destiné à une carrière dans l’armée royale s’est vue détruite par la Révolution. Cette énergie désormais inutile et sans but se renverse en mélancolie sans fond, sans fin. Elle trouve à s’employer dans l’écriture, moyen de renaître à soi-même et de se forger une nouvelle identité.
Commentaire
HISTOIRE DES ARTS Le visage de Delacroix émerge de l’ombre et se trouve nimbé par les ténèbres. Il donne un caractère sombre au jeune homme (on a pu parler de « beau ténébreux »). S’il s’agit d’un autoportrait, le fait que le peintre se regarde lui-même pour se représenter révèle un face-à-face tragique, un certain penchant à la délectation morose où le mélancolique prend goût à sa propre douleur. Ce dispositif en miroir est très proche de celui du texte de Chateaubriand où le récit à la première personne livre René à une auto-contemplation doloriste.
VERS LE BAC Invention Les deux textes produits qui viendront en regard l’un de l’autre (déception de René / prévention des dangers de la mélancolie par sa sœur) devront respecter les formes et les codes de la lettre. L’argumentaire de René, soutenu par l’emploi d’un registre pathétique ou tragique, peut s’inscrire dans les perspectives suivantes : – dégoût éprouvé envers la société suite aux violences et aux tumultes révolutionnaires ; – perte des valeurs nobles et nouveau rôle de l’argent ;
L’argumentaire d’Amélie peut donner l’exploitation des pistes suivantes : – l’excès de mélancolie aboutit à l’aliénation, à la folie, à la pathologie ; – la mélancolie entraîne vers une solitude dangereuse et conduit à rompre avec ses semblables ; – il ne faut pas cultiver une trop grande nostalgie du passé ou de certaines valeurs, qui amènerait à ne plus s’adapter au monde et à n’en pas comprendre l’évolution inéluctable.
Le paragraphe final s’apparente à un véritable poème en prose. René y décrit sa solitude, à l’égal de celle de Jean-Jacques Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, mais dans un contexte historique plus tragique (Révolution française, émigration et exil à Londres). Le mouvement du texte est celui de la construction d’une solitude radicale et douloureuse. La topographie joue un rôle primordial (cf. question 3) : elle traduit le retrait de la communauté des hommes. À l’enfoncement dans les ténèbres (coucher de soleil, labyrinthe des rues solitaires), s’oppose la lumière des lieux de convivialité ou de sociabilité d’où se trouve exclu René (« les lumières qui brillaient », l. 42, « éclairaient », l. 44). Le discours de René repose bien sur l’antithèse : Je / les hommes. Ce mouvement de l’exil s’accompagne d’un regard sur le paysage et le monde. René est un contemplateur : « je m’arrêtais sur les ponts » (l. 38-39), « en regardant » (l. 42). Le tableau du coucher du soleil acquiert une dimension symbolique : l’entrée dans le monde de la nuit intérieure. Aussi le texte se construit-il sur le thème de la disparition progressive de la lumière. Les métaphores inaugurales (« enflammant les vapeurs de la cité » l. 39-40, « un fluide d’or » l. 40) marquent l’irradiation lumineuse dans toute sa splendeur. Puis la lumière n’est plus que celle artificielle des bougies et des demeures (l. 42-43), avant que le texte ne célèbre les ténèbres (« le soir » l. 38, « la nuit » l. 41). Ce passage présente une méditation lyrique sur le destin des hommes et la mort. René « song[e] » (l. 44). Le ton devient funèbre : comparaison grandiose et pompeuse du soleil au « pendule de l’horloge des siècles » (l. 41),
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mise en scène de l’édifice gothique (l. 46). La cadence épouse un mouvement de déploration : interjection (« hélas »), formule qui joue de la personnification et de la métaphore macabre et lugubre (« ouvre un tombeau » l. 48), affleurement des affects sur le mode pathétique ou tragique (« fait couler des larmes » l. 48). Tout le paragraphe se caractérise par un allongement progressif des phrases (crescendo de la douleur et de la solitude), puis par une sorte de decrescendo qui privilégie la réduction des phrases finales jusqu’à la déploration brève et frappante et l’expiration de la voix dans le silence.
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Victor Hugo, Les Misérables,
⁄°§¤ L’enfant en enfer
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LECTURE DU TEXTE
lugubres, voire macabres (blessure, sang, mort). La peinture romantique de la nuit tourne au cauchemar. La « grosse étoile » qui semble par sa taille écraser l’enfant est l’astre maléfique. Le deuxième paragraphe introduit une rupture forte, puisque l’on passe de la lumière rougeâtre au noir complet. Le champ sémantique de l’obscurité est alors particulièrement développé dans le passage : « ténébreux » (l. 6), « l’opacité » (l. 17), « ombres » (l. 19). Très vite le thème de la nuit se trouve associé à l’angoisse et au vide (« grand vide noir » l. 24-25, « cavités de la nuit » l. 25, « immensité sépulcrale du silence » l. 28). La lumière s’avère fragile face à la puissance de la nuit : il n’est question que de « lueurs » (l. 7). Le descripteur qui devient un contemplateur des fantasmagories nocturnes insiste sur le caractère terrifiant des formes : « les ronces se tordaient comme de longs bras » (l. 10). Cette déformation des éléments joue sur l’apparence squelettique, la monstruosité (« torses d’arbres » « échevellements obscurs » l. 27).
2. Le romancier situe le lecteur du point de vue de l’enfant qui contemple, effarée, la nuit. La formule inaugurale (« L’enfant regardait d’un œil égaré cette grosse étoile ») marque bien le déséquilibre entre le petit être, chétif et fragile, et l’immensité noire de la nuit, dominante et menaçante. Dans les lignes qui suivent, le romancier ne fait plus mention du personnage de Cosette qui semble avoir été absorbée ou engloutie par la nuit.
4. Le passage relève du fantastique. La peur est le sentiment dominant (« le cœur serré » l. 16, « anxiété » l. 18, « tremblement » l. 19). Le lecteur bascule dans un monde proche de l’irrationnel et de l’irreprésentable : « l’inconcevable » (l. 21), « on ne sait quoi de vague et d’insaisissable » l. 23, « inconnus » l. 29). La contemplation de la nuit fait découvrir un monde surnaturel où les éléments de la nature s’animent de façon inquiétante et s’apparentent à des spectres. Le passage peut donc nourrir une réflexion sur le fantastique. Certes, on en retrouve les grandes caractéristiques telles que Todorov a pu les énoncer : rupture avec le monde de la convention et de la raison, incertitude grandissante qui bouscule les repères traditionnels. Toutefois chez Victor Hugo, le fantastique acquiert une signification métaphysique (présence du mal, d’un monde de la mort) et une dimension esthétique (sublime terrifiant et négatif qui dépasse l’entendement de celui qui voit).
3. La scène présente une atmosphère nocturne inquiétante. La lumière elle-même qui pourrait être un élément rassurant prend une dimension fantastique et étrange en raison de sa couleur rouge. En effet, les qualifications successives (« rougeur horrible », « empourprée », « plaie lumineuse » l. 4-5) associent l’astre à des idées
5. Du premier au troisième paragraphe, le champ de la vision s’élargit pour prendre en compte l’immensité et l’infini de la nuit. Le volume même du paragraphe devient significatif : on passe de cinq à vingt lignes. L’écriture poétique à l’œuvre joue sur l’accumulation et l’énumération (l. 25-31) dans une sorte d’effet panique.
1. Le texte présente une progression selon trois étapes marquantes. Le romancier expose la situation de son personnage : Cosette livrée à la nuit et seule dans la forêt (l. 1-14). Suit la description du paysage nocturne oppressant (l. 15-36). Le conteur revient alors sur son personnage qui sort de la fascination pour reprendre ses esprits et s’enfuir (l. 37-51). Des titres possibles sont : « L’enfant dans la nuit » (partie 1), « L’ombre » (partie 2), « La fuite » (partie 3).
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Les significations religieuses et métaphysiques deviennent de plus en plus manifestes : atmosphère effrayante, puis animation d’un monde surnaturel et fantomatique, enfin abîme et chaos. En ce sens, le paragraphe qui suit (l. 35-36) forme une première chute ou clôture : « Les forêts sont des apocalypses » (l. 35).
6. À ce niveau de l’analyse, il devient clair que la nuit ne renvoie pas au monde commun mais devient une nuit intérieure : – perception d’un monde surnaturel : l’hésitation « dans l’espace ou dans son propre cerveau » (l. 22) marque cette frontière ténue entre le réel et un monde autre ; – un vertige intérieur de l’angoisse, du vide, du néant : il existe un rapport de disproportion entre le petit personnage et l’immensité nocturne ; – un monde des enfers et des âmes damnées. 7. L’inscription du personnage de l’enfant dans un tel paysage acquiert une signification symbolique. L’épisode atteint à la force d’une image allégorique : l’enfant misérable au cœur de l’enfer social, victime des puissances du mal. La forêt est le lieu de la perte : les branches s’entremêlent, le fouillis des végétaux en fait un grand lieu de l’informe où rien ne peut être distingué ni nommé clairement. C’est donc un lieu de la marge, une frontière que le personnage franchit au prix de disparaître et de ne plus exister. Toutefois, le texte laisse affleurer d’autres hantises chez Hugo : il semblerait que l’enfant doive être retiré du monde des morts et des limbes (en rapport avec la mort de Léopoldine ?), ce que Valjean va faire en venant chercher Cosette.
HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de Raymond Bernard participe d’une esthétique très représentative du cinéma des années 1930 : l’expressionnisme. Le noir et blanc accentue les effets saisissants de contraste. Le plan joue également sur le cadre choisi : mise en valeur des branches menaçantes qui, symboliquement ou métaphoriquement, semblent des mains qui vont prendre l’enfant minuscule qui apparaît en arrièreplan. Le cinéaste a su magnifiquement restituer la dimension fantastique de l’épisode. En effet, le
spectateur est projeté dans un monde quasi-irréel où affleurent des motifs inquiétants. Le cinéma des années 1930 est passé maître dans la réalisation de films fantastiques ou oniriques (Docteur Mabuse et Métropolis de Fritz Lang). Il restera à examiner avec les élèves si l’on peut rapprocher tant que cela les deux esthétiques littéraire et cinématographique. La déformation du réel en vue d’aboutir à une vision surréelle joue sur de tels effets de contraste chez Hugo (antithèses, hyperboles, système des images). L’expressionnisme cinématographique se crée à partir d’éléments spécifiques : cadrage du plan, effet de profondeur, lumières.
VERS LE BAC Commentaire L’analyse des procédés propres au fantastique pourra s’appuyer sur les réponses aux questions 3 et 4. Les enjeux de cette page romanesque s’avèrent plus complexes. On pourra insister sur la critique sociale qui vise à dénoncer la misère qui frappe la victime la plus innocente, une enfant (voir question 7). Les dimensions symboliques de la nuit traduisent un état psychologique (angoisse, vide et néant – voir question 6). Cet anéantissement touche à une vision métaphysique du monde dominé par les forces inquiétantes du Mal (voir question 5).
Dissertation Le sujet de dissertation invite à s’interroger sur le pouvoir de la littérature à remettre en question les faits dans la lutte contre l’injustice sociale. 1) Des premiers exemples peuvent fonder un espoir dans ce combat contre l’injustice par les armes du roman. Ex. 1 : Les Misérables ont eu une portée considérable sur la sensibilité sociale. Mais l’œuvre s’inscrit dans le sillage de toute une série de romans réalistes, notamment anglais (Dickens, Oliver Twist). Ex. 2 : De grands romans de la captivité (Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch) ont permis de faire connaître l’horreur du goulag et de la répression communiste. De même, les fictions de Milan Kundera ne peuvent se lire et se comprendre que par rapport à un système totalitaire brimant la liberté des personnages (L’Insoutenable Légèreté de l’être).
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2) Mais la fonction de la littérature est moins de lutter contre une injustice particulière que de créer une fable universelle qui fasse croire dans la justice et dans des engagements possibles. Ex. 1 : Ainsi, dans La Condition humaine de Malraux, les protagonistes qui souhaitent l’insurrection sont écrasés par les troupes communistes. Au cœur même de leur défaite, ils savent se hisser jusqu’à des gestes héroïques : la fraternité dans la mort par le don du cyanure. Ex. 2 : dans L’Assommoir, les personnages de Zola n’ont aucune épaisseur héroïque, mais leur destin permet de dénoncer une aliénation. 3) Enfin, la lutte pour la justice n’a pas qu’une valeur morale dans le roman. Elle permet la création de grands personnages exaltés par leur engagement. Ex. 1 : Dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel, issu d’un milieu modeste, s’insurge contre l’ordre établi de la société de la Restauration. Il va même jusqu’à la tentative de meurtre et meurt guillotiné. Son procès révèle un être énergique, passionné, pétri de contradictions mais dont la fougue et la générosité dépassent les traits de violence. Ex. 2 : Edmond Dantès (Le Comte de Monte Christo de Dumas) est un personnage d’une puissante carrure. Lésé dans ses biens et ses droits, le jeune homme est jeté en prison d’où il parvient à se libérer, pour se livrer à une vengeance impitoyable et sadique qui excède les normes de la justice. La lutte contre l’injustice fonde un destin romanesque exceptionnel, servant l’imaginaire fictionnel.
∞
Jean Giono, Un roi sans divertissement,
⁄·›° La fascination du mal
p. ‡°-‡·
LECTURE DU TEXTE 1. Le langage d’Anselmie, qui est celui d’une paysanne, est dominé par l’oralité : – recours à l’exclamation ; – insertion constante de l’adverbe « bien », de l’interjection « bon », « bien alors » ; – ruptures syntaxiques nombreuses ; – énoncés incomplets : « puisque je vous dis qu’il était comme d’habitude… » ;
– phrases extrêmement courtes et minimales ; – emploi fautif des pronoms : « j’y ai dit » ; – ellipses : « Bien, voilà… c’est tout » ; – utilisation du présentatif : « c’était une voix en colère… » ; – reprise des phrases par la conjonction de coordination « et »… Cette oralité qui envahit le roman est l’une des caractéristiques de la fiction moderne (Céline, Joyce). Jean Giono est également influencé par le vérisme italien du XIXe siècle (Verga, Les Malavoglia). Anselmie incarne le personnage du simple qui est témoin des faits et gestes de Langlois. Elle participe du chœur des paysans qui racontent l’histoire du héros.
2. L’attitude de Langlois est marquée par l’étrangeté : colère (l. 4), personnage sombre (l. 16), demande énigmatique et autoritaire (l. 20), ordre sadique de tuer et de décapiter l’oie (l. 29), hiératisme silencieux (l. 37), fascination mutique du sang sur la neige pendant de longues heures (l. 45-46). La cruauté des faits (l’oie tuée, le goût pour le sang) ne peut qu’intriguer le lecteur. 3. Le choix d’une focalisation externe renforce l’étrangeté du personnage dont le lecteur n’a accès ni à la conscience ni aux pensées, si bien que le héros conserve une dimension énigmatique. Les intentions et les attitudes de Langlois échappent à un ordre traditionnel pour acquérir des significations ésotériques. 4. La nature hivernale, recouverte de neige, est l’image même du vide, du néant suscitant l’angoisse et l’ennui. La nécessité du divertissement s’impose alors. L’amour, la conquête de la gloire, la chasse sont des palliatifs connus et communs. « Le sang, en revanche, c’est le divertissement par excellence ». Pour M.V, puis Langlois, la trace rouge sur la neige blanche conjure l’angoisse du néant. Jusqu’à la fascination. De même, pour l’auteur, la trace d’encre sur la page blanche tient à distance la peur du vide. « Si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers à laquelle personne ne fait jamais attention : c’est l’ennui », dit Giono dans M. Machiavel ou le cœur humain dévoilé. Cette explication donnée par Giono lui-même permet de comprendre la référence à Pascal (qui 4 Personnage et société |
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figure dans le manuel) : « malgré notre siècle de science et les progrès que nous avons faits, il est incontestable que nous mourons d’ennui ». La contemplation du sang sur la neige s’avère troublante. La neige symbolise la pureté. Le sang vient donc tâcher la surface immaculée du sol : symbole de la faute et du crime. Les deux éléments s’opposent : ce qui est froid versus ce qui a conservé la chaleur de l’organisme. Ils sont aussi complémentaires : vie et mort. Car le sang est la matière même de la vie. Celle-ci ne peut être révélée et contemplée que dans la mort, que lorsque le sang est répandu sur la neige qui le met en valeur.
5. Plus que de curiosité, il s’agit d’une fascination, c’est-à-dire d’un personnage qui contemple le sang sur le mode de l’effroi et de l’attrait, jusqu’à ne plus pouvoir parler. Alors que les autres villageois exigent des détails, Anselmie précise qu’il n’y a rien à raconter : « pas du tout » (l. 6), « Non, comme d’habitude » (l. 10), « c’est tout » (l. 28). À l’abondance du propos d’Anselmie s’oppose le laconisme de Langlois (« Coupelui la tête » l. 29, « Donne » l. 44). Le héros s’enferme dans une attitude mutique : « Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé » l. 51). Aussi le regard de Langlois est-il celui d’une sidération. 6. Au lieu de fumer un cigare, Langlois allume une cartouche de dynamite. L’éclatement de la tête est évoqué par le biais d’une métaphore : « l’énorme éclaboussement d’or » (l. 65) qui inverse la représentation de la mort. Le jaillissement du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion du corps de Langlois avec les forces de la nature. Le sang répandu permet au personnage d’atteindre enfin « les dimensions de l’univers » (l. 67). L’image de la lumière (« or », « éclaira la nuit ») suggère une apothéose : le héros se fond avec le cosmos. On le voit, les significations du sang répandu dans la nature échappent aux représentations conventionnelles. Celui-ci relève d’une curiosité primordiale pour ce qui constitue la vie organique, sa vitalité énergique, par delà le bien et le mal. L’acte de Langlois participe aussi d’un sens caché : se fondre dans le cosmos et la nature (forme de panthéisme). La mort est moins le vertige d’une âme perdue (le suicide) que l’acte de transformation de Langlois ou de la transmutation de son trouble (fascination du mal) en une renaissance au sein des puissances
de la nature. Le lexique de la démesure est bien présent : « énorme », « univers ». Le personnage se grandit.
7. Le silence de Langlois prend alors différentes valeurs : – il exprime la fascination, ce qui dépasse la parole ; – il participe d’un secret et d’une pensée ésotérique (voir question 6) ; – il confère au personnage la dimension du mystère, au sens sacré du terme.
HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de l’épisode par François Leterrier joue sur le contraste des trois couleurs : grande cape noire de Langlois, blancheur immaculée de la neige et sang qui constelle de rouge le sol. La pose du personnage emprunte au réalisme et à la crudité du geste comme à son caractère mystérieux. La confrontation du texte et de son adaptation cinématographique permet de cerner deux esthétiques différentes. Le romancier met en avant l’irreprésentable : témoin qui rapporte mais qui ne comprend pas, mutisme du héros, recours à des images pour délivrer la signification symbolique. Le film ne peut éviter la représentation.
VERS LE BAC Commentaire Le mélange de trivialité et de cruauté sert plusieurs dimensions du texte : l’écart et le décalage entre le monde villageois composé de gens simples et la grandeur du héros Langlois ; le rôle de l’oie décapitée qui relie bestialité, cruauté, révélation ; l’énormité de l’issue (fumer une cigarette, allumer une cartouche de dynamite). Pour développer la dimension triviale : les élèves pourront s’appuyer sur les réponses à la question 1. Pour donner sens à la cruauté, les questions 4 à 7 fournissent les éléments nécessaires.
Dissertation L’objet de la délibération littéraire porte sur la capacité du roman à « mettre en scène un monde en crise ». 1) La crise politique et sociale trouve une inscription de plus en plus importante dans le roman a) Les périodes de crise sont particulièrement fécondes pour la création romanesque, dans la
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mesure où le genre lui-même ne peut se satisfaire d’une vérité intangible. La remise en question de l’autorité au moment de la Régence conduit à l’éclosion de romans qui explorent l’affirmation de l’individu (roman à la première personne), les modes de la liberté et du libertinage (Manon Lescaut), la relativité des points de vue et des valeurs en fonction des civilisations (Les Lettres persanes). b) Les romans du XIXe siècle, en mêlant Histoire et destin personnel, inscrivent la crise sociale dans l’intrigue elle-même. Les personnages en révolte ou en opposition contre la société de la Restauration portent l’héritage des bouleversements politiques : Napoléon est le modèle de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Le roman intègre la représentation des événements politiques (révolutions sociales de 1830 et de 1848) au parcours du personnage. c) Le roman peut n’être centré et resserré que sur un moment de crise sociale et politique. Malraux se ressaisit en romancier de la révolution chinoise. Le récit n’expose que les moments paroxystiques de l’histoire et du destin des personnages, en une série de fragments. 2) Cependant le roman ne parvient à mettre véritablement en scène la crise qu’à travers celle d’un personnage a) Hugo dans Les Misérables fait s’affronter le policier Javert aux limites de son système pénal et moral : l’application à la lettre d’une justice sans pitié. Fait prisonnier par les insurgés et libéré par le bagnard qu’il a poursuivi toute sa vie, l’homme de la police prend conscience de l’absurdité de son système et se suicide. b) Le langage même du personnage permet de révéler le monde dans sa folie. Dans Voyage au bout de la nuit, Céline choisit d’adopter le point de vue de son personnage. Rescapé de la guerre (parce qu’il a déserté), mais atteint de folie, Bardamu livre une vision délirante du monde qui tente d’en dire l’abjection, la laideur et le grotesque. La violence verbale, l’oralité, le flux des pensées et des invectives remodèlent la vision du monde. c) Le traumatisme de la première guerre mondiale provoque, par contestation, le goût pour la liberté et la fantaisie. On assiste au renouvellement des personnages (enfants et adolescents chez Radiguet et Cocteau) et des styles de l’écriture romanesque (dadaïsme, surréalisme).
La réponse à la crise peut être une attitude de légèreté et d’insouciance. 3) La mise en scène d’un monde en crise implique la remise en question de la représentation romanesque et de ses codes mêmes a) L’énigme de l’existence même peut conduire à renouveler les codes de la description et du récit. Sartre dans La Nausée met en scène un monde dénué de sens que Roquentin tâche de comprendre ou d’élucider. Aussi le héros tient-il un journal de ses expériences philosophiques du monde : la perception de la nature, de son propre corps, de l’observation des hommes. Dans le Nouveau Roman, le personnage est éclipsé et vidé de toute signification. La description des objets prend une place majeure. b) La place du rêve dans Nadja de Breton amène à réhabiliter la folie contre l’ordre et les normes sociales, à ouvrir les descriptions à l’insolite, l’inconnu et le mystère. Les textes sont mis en regard de photographies et de dessins énigmatiques.
Oral (analyse) Cette fin du roman est singulière. Elle laisse le lecteur sur : – une énigme à déchiffrer (voir questions 2 et 6) ; – une ouverture plus qu’une clôture ; – un fragment de Pascal à relire et réinterpréter à la lumière de la fiction : « Qui a dit : “Un roi sans divertissement est un homme plein de misères” ? »
LE PERSONNAGE FACE À SON DESTIN
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Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, ⁄§‡°
p. °‚-°⁄
Objectifs du texte : Le récit de Madame de La Fayette romance la vie à la Cour d’Henri II, qui régna de 1547 à 1559. La jeune Mademoiselle de Chartres, future Princesse de Clèves, personnage imaginé par l’auteur, fait une entrée remarquée. L’analyse du texte fait comprendre la mise en scène et le récit d’un personnage fictif, idéalisé à la cour d’Henri II. 4 Personnage et société |
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Une jeune femme à la Cour LECTURE DU TEXTE 1. La figure de style dominante est l’hyperbole. Les adjectifs sont souvent superlatifs : « parfaite » (l. 2), « extraordinaires » (l. 7), « extrême » (l. 21 et 25), « grande » (l. 29). Plusieurs expressions relèvent de l’expression hyperbolique : « si accoutumé » (l. 3), « une des plus grandes » (l. 4-5), « un éclat que l’on n’avait jamais vu qu’à elle » (l. 31), « plein de grâce et de charmes » (l. 33), ainsi que l’adverbe « extrêmement » (l. 26). Les choix lexicaux, enfin, portent thématiquement vers la bonté et la beauté, à l’exception des lignes consacrées aux hommes (l. 16-17 en particulier). Le portrait de Mademoiselle de Chartres est marqué par sa perfection, tant physique que morale, ainsi que par l’extrême qualité de son éducation. Elle est mise en scène dans un milieu où ce raffinement est habituel (l. 3-4). Ainsi, la Cour est présentée comme un monde parfait. 2. La présentation de la jeune Mademoiselle de Chartres attire « les yeux de tout le monde » (l. 1) et suscite l’« admiration » (l. 3). La caractérisation de sa beauté (« parfaite » l. 2 et « grande » l. 29) ne laisse aucun doute sur les qualités physiques du personnage. Sa naissance est vantée (l. 4-5) et le portrait est en grande partie indirect : des lignes 4 à 28, il s’agit de sa famille, puis de son éducation. Ce faisant, le lecteur apprend que Madame de Chartres a donné une éducation parfaite à sa fille, cultivant son « esprit », sa « beauté » (l. 10) et surtout sa « vertu » (l. 10). 3. Le tableau en creux que fait le narrateur à travers le regard de Madame de Chartres est nettement différent de ce que l’on entend au tout début du texte. En préparant sa fille à être vertueuse (ligne 10 et suivantes) et « honnête » (l. 18), en la prévenant contre les hommes (ligne 15 et suivantes) et en prônant une vie sentimentale fidèle (l. 23), elle peint indirectement la Cour comme le lieu de la « galanterie » (l. 12) et de la perdition. 4. Dans le texte, la vertu s’oppose à la galanterie. Par « vertu », il faut entendre à l’époque la « disposition habituelle, comportement permanent, force avec laquelle l’individu se porte volontairement vers le bien, vers son devoir, se conforme à un idéal moral, religieux, en dépit des obstacles
qu’il rencontre » (Trésor informatisé de la langue française). Par « galanterie », le texte signifie plus précisément « disposition à se montrer courtois envers les femmes, à les traiter avec déférence, à les entourer d’hommages respectueux, d’aimables prévenances » (Trésor informatisé de la langue française). En filigrane, le débat oppose donc fidélité et légèreté, honnêteté et infidélité. L’insistance du texte sur ce point peut laisser entendre au lecteur qu’il s’agira d’un élément-clé de l’intrigue à venir.
5. Sur le plan théologique, on pourra retenir du jansénisme son caractère fataliste : la grâce du salut ne serait accordée, selon cette doctrine, qu’à quelques élus, dès leur naissance. Dès lors, toute action vertueuse et tout mérite restent sans écho. D’une façon plus large, le jansénisme est associé à une très grande rigueur morale, une pratique religieuse très scrupuleuse et une austérité certaine. La vie que mène Madame de Chartres après le décès de son mari (l. 5) et l’éducation qu’elle donne à sa fille s’opposent bien aux dérèglements qu’elle laisse entendre par la voix du narrateur. 6. L’absence de la jeune fille dont il est question peut pousser le lecteur à s’interroger. Même si le texte n’est pas centré sur elle mais sur sa mère, on apprend à la connaître à travers sa famille, ses origines et l’éducation dont elle a bénéficié. Cela marque à la fois la retenue de la jeune fille, fruit des efforts de sa mère, mais aussi l’emprise de la génitrice sur sa fille. Il y a là de quoi piquer la curiosité du lecteur.
HISTOIRE DES ARTS La vanité est un thème pictural très fécond au XVIIe siècle. Appartenant au genre de la nature morte, elle représente des objets allégoriques qui ouvrent à la méditation sur la condition humaine et invitent celui qui regarde le tableau à une vie plus humble. Sans entrer dans une analyse détaillée de l’œuvre de Jacob Marrel, on fera remarquer aux élèves la symbolique associée à la musique. La place majeure du violon, sa taille, son éclairage et le soin apporté à sa réalisation le mettent en valeur. Or, la musique est volontiers associée au divertissement, voire à une sensualité dangereuse – en particulier à cette époque. Elle peut « charmer », au sens étymologique et amener l’individu à oublier ce qui est essentiel : Dieu, la vertu, le salut. On pourra aussi relever la position précaire des métaux précieux en bas du tableau.
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VERS LE BAC Invention Le débat à écrire doit mettre en tension deux positions opposées : – dire et prévenir les enfants et donc porter à leur connaissance les dangers du monde ; – au contraire, taire ces dangers en faisant le pari que l’ignorance pourrait les en détourner, les en préserver. Pour éclairer ce débat, on pourra se référer aux critiques que Rousseau faisait à Molière, auquel il reprochait de représenter les vices et des ridicules des hommes et donc de les favoriser.
Dissertation La dissertation doit mettre sous tension deux thèses : – Le roman est une représentation et une vision esthétique du monde. Ainsi, sa portée édifiante ne peut qu’être limitée (en dehors du roman à thèse notamment). – Pour autant, le personnage de roman et la fiction peuvent être de merveilleux instruments d’analyse du monde. Le texte romanesque pousse au plus profond l’analyse des sentiments et permet de mieux comprendre l’Homme. En cela, il peut donner des leçons parmi les plus bénéfiques.
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P. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, ⁄‡°¤
p. °¤-°‹
Objectifs du texte : Le roman épistolaire de Laclos présente une femme qui voit dans le libertinage un moyen de mettre en scène sa vie et de diriger son destin. Dans la fameuse lettre 81, elle dévoile son jeu.
La revanche d’une libertine LECTURE DU TEXTE 1. La lettre LXXXI présente l’éducation libertine de Madame de Merteuil non comme un laisseraller conduisant à la débauche mais comme une
véritable ascèse permettant de conquérir liberté et maîtrise de soi. On distingue plusieurs étapes, en particulier en début du texte. Dans le premier paragraphe, elle révèle la première étape de son parcours, consistant à « observer et réfléchir » (l. 2-3), à faire des « observations » (l. 49) pour aller au-delà des apparences et comprendre les rouages du jeu social, qu’ « on cherchait à [lui] cacher » (l. 5). Ensuite, il s’agit pour elle d’apprendre à « dissimuler » (l. 6-7) : elle en donne à Valmont plusieurs exemples. Enfin, ultime étape de son apprentissage, elle apprend à se contrôler et à simuler les sentiments. Une série d’oppositions montre qu’elle peut feindre le contraire de ce qu’elle ressent : « chagrin » (l. 11) s’oppose à « sérénité » et « joie » (l. 12), « douleur » (l. 13) à « joie » (l. 15) avec une référence au masochisme. Au terme de son éducation, elle peut même contrôler sa physionomie. Elle est alors prête à participer à la comédie sociale, sans en être la dupe. Les troisième et quatrième paragraphes montrent le personnage jouant son rôle de femme convenable avec art, armé de sa nouvelle science (l. 31). Spectatrice d’elle-même (l. 21), elle affine son jeu, goûtant avec délice le sentiment de supériorité orgueilleuse que sa maestria lui procure. Enfin, les trois derniers paragraphes rendent compte du plaisir physique et du mariage, derniers volets de l’apprentissage de la vie. Parfaitement instruite et expérimentée, elle peut s’avancer dans la vie. Prolongement Dès la double préface des Liaisons dangereuses, l’auteur fait de l’éducation des jeunes filles un véritable enjeu. Être instruite, mais aussi expérimentée et déniaisée, au sens que Voltaire donne à ce terme, est le seul moyen de ne pas finir comme Cécile de Volanges : trahie, bafouée et tournée en dérision.
2. L’apprentissage que narre Madame de Merteuil à Valmont est celui d’une actrice. Son théâtre est la grande scène du monde. Elle y évolue avec une grande aisance car elle est capable de dissimuler ses propres sentiments et d’en feindre d’autres au prix d’un « travail sur [elle]-même » (l. 25). Cet art lui permet d’avancer masquée, de manipuler autrui et de l’emporter sur lui. Dans le texte, elle s’amuse d’ailleurs des effets qu’elle a pu constater sur Valmont, destinataire de la lettre, qui a pu se montrer 4 Personnage et société |
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« étonné » (l. 16). La tournure syntaxique « Je me suis travaillée » (l. 14) montre bien la prise de conscience et le recul qu’elle a sur elle-même. L’art théâtral est une arme redoutable, permettant aux libertins de jouer avec la naïveté des victimes et de savourer l’ironie des situations avec cynisme.
3. La lettre de la Marquise de Merteuil traduit sa volonté indéfectible d’échapper à la condition de femme qui lui est imposée. Dès son plus jeune âge, « fille encore » (l. 1), elle refuse le « silence » et l’« inaction » (l. 2). La Marquise de Merteuil affirme ainsi une supériorité précoce : « Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir » (l. 29-31). Derrière cette haute opinion d’elle-même, fondement de l’orgueil, le personnage laisse entendre qu’elle veut prendre sa revanche. D’ailleurs, dans un autre passage de la lettre LXXXI (qui n’est pas reproduit dans le manuel de l’élève), elle se dit « née pour venger [son] sexe ». On ne sait pas explicitement contre qui s’exerce sa vengeance : elle évoque un « on » (l. 3-5) qui reste indéfini ou encore des « yeux » qui l’entourent (l. 6-7). Mais le discours porte en lui une forte valeur subversive, une volonté farouche de refuser une condition dictée par la société contemporaine. 4. Pour atteindre à la maîtrise de soi, la Marquise de Merteuil fait appel à l’« observation » et développe une méthode quasi scientifique. En secret, cachée derrière le masque des convenances, elle scrute avec un regard avisé les comportements en société. Elle peut les percer à jour et les détourner à son seul profit. C’est ainsi qu’elle conquiert sa liberté et développe une pensée autonome. 5. Le goût de l’étude est évident chez la Marquise (l. 6, l. 30, l. 36) : il lui permet d’approfondir son art de la dissimulation et sa maîtrise d’elle-même. Elle se perfectionne, en quelque sorte, en toute occasion, y compris quand elle pourrait s’abandonner sans arrière-pensée au plaisir. La première occurrence, ligne 2, peut s’entendre dans le sens de « considérer avec attention, avec application ». La seconde occurrence, « J’observais mes discours », (l. 21), prend un sens supplémentaire
et signifie « examiner (un objet de connaissance scientifique) pour (en) tirer des conclusions scientifiques » (Trésor informatisé de la langue française).
6. On peut dire que la Marquise de Merteuil pervertit les idéaux des Lumières. En effet, elle met la Raison au service non pas de la science, de la vérité et de la transparence mais de la noire dissimulation et de la tromperie mauvaise (Madame de Tourvel mourra de ses turpitudes et Cécile de Volanges finira enfermée au couvent). On peut dire de ce texte, comme des œuvres de Sade, qu’il révèle l’envers sombre des Lumières : la science désintéressée et la raison tournée vers le Bien ne permettent pas de conquérir liberté et autonomie au grand jour. Le croire est une niaiserie. Le seul moyen de s’affirmer, d’être libre, est de tromper son monde. En effet, si le comparse de la marquise, le Vicomte de Valmont, peut, en homme, afficher au grand jour son comportement libertin, il n’en va pas de même pour la Marquise. Son statut social et matrimonial l’oblige à jouer la comédie. Se jouer d’autrui, pervertir l’idéal des Lumières pour en faire l’instrument des ténèbres lui procure une joie orgueilleuse et solitaire.
HISTOIRE DES ARTS L’image extraite du film de Stephen Frears présente le personnage de la Marquise de Merteuil face à son miroir. Ses yeux montrent qu’elle s’observe ou, pour reprendre le texte, qu’elle travaille sur sa physionomie. On pourrait dire que cette photographie illustre parfaitement la phrase « je m’amusais à me montrer sous des formes différentes » (l. 20-21), peut-être ce « regard distrait » qui est évoqué ligne 9. Ainsi, cette image traduit bien la duplicité du personnage : le miroir renvoie une image mise en scène, pensée et travaillée, et montre que le paraître peut tout à fait différer de l’être.
VERS LE BAC Question sur un corpus Les textes de Montesquieu et de Laclos présentent deux femmes puissantes et subversives : 1) En prenant le pouvoir par la parole a) Toutes deux imposent un « je » et se présentent comme sujet autonome b) Elles construisent un discours d’affrontement, de provocation
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2) En s’opposant aux codes sociaux qu’on veut leur imposer a) Elles observent le monde qui les entoure, la société pour mieux en prendre le contrôle b) Les deux femmes choisissent leur destin, quitte à en mourir 3) En révélant l’hypocrisie de la société des Lumières a) Les hommes des Lumières ont un comportement public exemplaire mais restent des tyrans domestiques. C’est ce que les deux personnages féminins révèlent ou plutôt crachent au visage de leur destinataire b) Le seul espace de liberté possible est celui de la dissimulation et de la tromperie. Porter un masque est le seul moyen d’être soi, paradoxalement. C’est un postulat anti-rousseauiste
Commentaire Le commentaire du texte de Laclos pourra développer le plan suivant : 1) L’extrait des Liaisons dangereuses inverse la représentation traditionnelle du libertin a) Il s’agit d’un libertinage féminin b) Madame de Merteuil se consacre à l’étude rationnelle, à l’observation quasi scientifique du « monde comme il va » c) Même les « distractions futiles » (l. 34) doivent être l’occasion d’un apprentissage exigeant. Il s’agit davantage d’une ascèse dans le Mal qu’un abandon au plaisir épicurien 2) Madame de Merteuil est un personnage complexe a) Orgueilleuse et sûre d’elle-même b) Libertine sans pouvoir le paraître, elle est condamnée à la dissimulation et au jeu théâtral c) Individualiste, elle n’est pas féministe : elle travaille uniquement à sa propre émancipation d) En revanche, l’auteur promeut l’éducation des femmes et il se sert de son personnage de papier pour le faire savoir. Cette stratégie rend plus complexe encore sa créature, individualiste, mais au service d’un discours subtil
Dissertation La question posée porte sur la valeur édifiante du roman. Il s’agit donc d’en débattre. On pourra développer le plan suivant : 1) Le roman relève de la fiction a) Sa fonction première n’est pas l’édification ou l’instruction du lecteur, mais bien l’évasion et le divertissement
b) Le roman est une représentation, une vision esthétique du monde. Il ne peut donc interagir avec lui 2) Pour autant, même si elle est une fiction, la création romanesque peut toucher le lecteur a) Le destin des personnages peut être transposé à un destin individuel et aider le lecteur b) La littérature a une fonction cathartique : elle amène le lecteur à découvrir l’autre et, en en tirant une leçon, à réfléchir à sa propre condition
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Stendhal, Le Rouge et le Noir, p. °›-°∞
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Objectifs du texte : Analyser un extrait du début du roman Le Rouge et le Noir pour comprendre comment un personnage peut s’opposer à son milieu et construire son propre destin.
Un personnage en conflit LECTURE DU TEXTE 1. Le père de Julien Sorel possède une scierie : le début du roman se passe dans son « usine » (l. 1). Il s’agit d’un milieu de travailleurs manuels comme le montre le travail des deux frères jouant de la « hache » (l. 3 et 5). Eux trois ne voient pas dans les activités intellectuelles un vrai « travail » mais une « charge » (l. 61), une perte de temps et d’argent. La première rencontre du roman entre le père et le fils est marquée par la violence : Julien a abandonné son poste pour lire. Son père le frappe à deux reprises (l. 18 et 20). Tout oppose les deux personnages, que ce soit leur physique ou leurs goûts. Le père ne sait pas lire (l. 13) et hait de toutes ses forces ceux qui maîtrisent ce savoir. Le premier coup décoché par le père atteint d’ailleurs le livre. Les seules valeurs paternelles sont le travail physique et la force virile, valeurs qu’il impose sans discours mais à coups de poing. Julien, personnage plutôt fragile comme le montre le dernier paragraphe, déteste cette brutalité fruste et tyrannique. Il aime la réflexion passionnément, la nourrit par la lecture et la fréquentation du curé, 4 Personnage et société |
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homme lettré (l. 28-31). En cela, il fait figure d’étranger, au sein même de sa famille et de son milieu d’origine.
2. La violence de la scène lui confère un réalisme certain. La description du travail à la scierie dans le premier paragraphe, la précision de la tâche effectuée par les deux frères (l. 2-6), ainsi que les indications du bruit qui envahit l’usine soulignent à quel point Julien est en décalage dans sa position surplombante, « cinq à six pieds de haut » (l. 8) et en train de lire. Ainsi, la peinture réaliste ne vise pas seulement la représentation objective et mimétique d’un milieu. Elle révèle la problématique du personnage (héritage de l’idéal napoléonien versus monde prosaïque de l’argent et du travail), son affrontement au monde (révolte, refus) et un point de vue subjectif (société incapable d’un idéal, destruction de tout idéal). 3. Cet extrait du début du roman souligne la singularité de Julien Sorel. La différence très forte entre le héros et son milieu, la violence très marquée et l’incompréhension du père face à la nature de son fils annoncent certainement une rupture nette dans la suite de l’histoire. En commençant ainsi son roman, Stendhal pose les jalons d’une intrigue : comment le héros va-t-il survivre dans ce milieu ? Va-t-il en sortir ? Va-t-il vivre ses idéaux, quitte à être en rupture de ban ? 4. Le portrait de Julien se fait par opposition aux portraits de ses frères et de son père. Assez petit et fluet, doté d’une « taille mince » (l. 11), « svelte et bien prise [qui] annonçait plus de légèreté que de vigueur » (l. 58-59), il paraît bien faible à côté de ses frères, qui sont tout simplement deux « espèces de géants » (l. 2-3). De même, le père est un titan. Sa force se traduit d’emblée par sa voix forte (l. 2), mais aussi par les coups qu’il porte aisément à son fils et la façon dont il le sauve alors qu’il aurait pu tomber dans la machine (l. 22-24). Dans l’univers de la scierie, pareil physique est un handicap et lui vaut le mépris. Pourtant, la faiblesse physique pourrait bien n’être qu’apparente (l. 51). Une sombre énergie semble l’animer. Si les traits de son visage sont réguliers, il présente un profil aquilin et ombrageux. Yeux noirs et joues empourprées témoignent de sa colère, le rouge et le noir faisant écho au titre du roman. Ses yeux luisent « de
la haine la plus féroce » (l. 54). Et ses cheveux, plantés bas, lui donnent un « air méchant » tout à fait antipathique. Sa petitesse et sa sveltesse le condamnent, tant qu’il est contraint de vivre dans sa famille, à être toujours « battu » (l. 63) et à ravaler ses larmes de colère. C’est en cela qu’il peut sembler napoléonien : il est mu par une rage et une violence souterraines d’autant plus fortes qu’elle sont comprimées. C’est ce qui fait la singularité de ce personnage, battu mais indomptable.
5. Le livre et la lecture sont un monde inconnu du père de Julien : il ne sait pas lire (l. 13). Il ne contrôle donc pas ce que son fils fait et sait. C’est en cela que la lecture représente une activité intellectuelle subversive : Julien s’enfuit dans son monde, fait sécession et nie les valeurs familiales, alors qu’il devrait participer, comme ses deux frères, à l’activité manuelle. Devant la défection dédaigneuse de son fils, le vieux Sorel est envahi par la haine : il fait pleuvoir les coups (l. 18 et 19). La réponse par la brutalité montre que le père est démuni face à son fils, que le langage n’est pas le mode de communication habituel dans la famille. Par ailleurs, le portrait final de Julien montre que le personnage est porteur d’une révolte intérieure. Lui aussi hait. C’est ce qui fait sa force. 6. Le père Sorel incarne la continuité : il travaille à la scierie et impose à ses trois fils de marcher dans ses pas, d’adopter le même mode de vie et les mêmes valeurs. Nul moyen de se soustraire à la loi du père. Si cette autorité ne pose aucun problème aux aînés, taillés pour ce genre de vie (l. 1-2), il n’en va pas de même pour Julien, « pensif » et « pâle ». Elle est vécue comme une férule injuste et comme l’écrasement, la négation de ses qualités propres, tournées en dérision. Il rêverait, comme Napoléon, de mettre un terme à cet ordre ancien. L’Empereur représente une rupture et l’accession au pouvoir d’une nouvelle et jeune génération. 7. Les jeunes romantiques sont condamnés parce qu’ils sont nés une génération trop tard, bien après le désastre de Waterloo. Les vieilles idées et les gérontes sont revenus et ont confisqué le pouvoir. Ils ne veulent rien céder, condamnant à l’inactivité et à l’ennui mélancolique la jeune génération. Ils n’ont plus qu’à lire les exploits de Napoléon, tout comme Julien, et ne peuvent
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plus espérer participer à un temps de conquête. Ainsi, c’est la nostalgie et la mélancolie qui dominent les « enfants du siècle ».
HISTOIRE DES ARTS Pour représenter Napoléon, David choisit le portrait équestre. Ce dispositif lui permet de mettre en scène celui qui n’est encore que vice-consul dans une position de pouvoir. Sur son cheval cabré, Napoléon domine et ses vêtements le présentent bien en chef de guerre qui montre le chemin, comme l’indique son doigt. D’ailleurs, le cheval et les vêtements font du tableau un ensemble en mouvement autour d’un cavalier qui est un guide en marche. Les indications du bas du tableau rassemblent Bonaparte, « Annibal » et « Karolus Magnus IMP », soit Hannibal, grand homme politique carthaginois des IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ, et l’Empereur Charlemagne. Tous trois ont pour point commun d’avoir franchi les Alpes. En mettant Napoléon sur le même plan que les deux autres hommes, David traduit son admiration et élève déjà celui qui ne sera empereur qu’en 1804 au même rang que d’autres grands hommes mythiques.
VERS LE BAC Invention Le texte que les élèves doivent écrire devra respecter la situation d’énonciation : c’est bien Stendhal qui s’exprime et défend son projet romanesque. On évitera tout anachronisme : l’auteur est un écrivain du XIXe siècle. Plusieurs pistes peuvent être exploitées pour défendre le choix de Julien comme héros de roman : – Julien présente la nouvelle génération romantique. Il ne reprend pas les habits de ses prédécesseurs et présente un nouveau profil : il n’incarne pas la force physique et le courage et préfère à toute activité manuelle la lecture. – Julien a de nouveaux idéaux liés au contexte historique des années 1820-1830 et après les défaites napoléoniennes et pendant la Restauration. – Il s’agit donc d’un héros nouveau, romantique car désenchanté après une période historique forte (Révolution française puis règne de Napoléon Ier) qui se tourne vers lui-même pour développer sa singularité.
Commentaire Le commentaire du texte de Stendhal pourra développer le plan suivant : 1) Le décalage entre le personnage et son milieu d’origine a) L’activité intellectuelle (la lecture) vs l’activité manuelle (le travail de la scierie) b) La violence du père et la force des frères vs la faiblesse physique du héros c) Un idéal politique (Napoléon) vs l’aliénation du quotidien 2) Les enjeux de cette présentation a) Créer une tension entre les personnages et lancer une intrigue b) Esquisser un caractère et un destin : celui du héros étranger à son milieu c) Susciter la curiosité du lecteur qui s’identifie au héros 3) L’énergie du désespoir a) Portrait du héros en rouge et noir b) La force de la haine
Prolongement Cet extrait peut être comparé au début du texte de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, de 1836, en particulier le célèbre passage commençant par « Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. » jusqu’à « Et ils parlèrent tant et si longtemps que toutes les illusions humaines, comme des arbres en automne, tombaient feuille à feuille autour d’eux, et que ceux qui les écoutaient passaient leur main sur leur front, comme des fiévreux qui s’éveillent. » Le questionnement pourrait être le suivant : 1) Pourquoi Musset est-il un « enfant du siècle » ? Expliquez les causes historiques. 2) Relevez, dans le premier paragraphe, le champ lexical et les figures de style évoquant la destruction du passé. Décrivez l’état d’âme qui en résulte. 3) À quoi les jeunes gens nés sous l’Empire se croyaient-ils destinés ? Dans le paragraphe 4, que leur propose-t-on à la place ? Quel procédé insiste sur le saccage de leurs rêves ? 4) Quelles images idéalisent la violence des guerres napoléoniennes et de la Révolution ? Pourquoi fait-elle rêver les enfants du siècle ? 5) À partir du cinquième paragraphe, quelles réactions physiques le mot « liberté » produit-il sur les jeunes gens ? Qu’arrive-t-il aux 4 Personnage et société |
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trois hommes redressant un peu trop la tête ? Expliquez l’humour noir. 6) Dans les paragraphes 2 et 3, quel portrait Musset fait-il des exilés et des royalistes quémandant des faveurs ? Quel registre domine ? 7) Dans le dernier paragraphe, que dénonce le dernier orateur ? Quelle métaphore exprime la perte des illusions ?
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R. Radiguet, Le Bal du comte d’Orgel, ⁄·¤›
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Objectifs du texte : L’extrait du roman de Radiguet propose une étonnante rencontre entre des personnages aisés qui se rendent au dancing et une foule spectatrice de cet étrange cortège. Le texte est l’occasion, pour l’auteur, de mettre en exergue la fuite dans la fête après la première guerre mondiale.
La fuite dans la fête LECTURE DU TEXTE 1. Le texte met face à face deux groupes : la belle société qui se déplace en automobile (l. 10) pour danser et la « foule » (l. 11), des « rodeurs de barrières et les braves gens de Montrouge » (l. 12), qui profite du spectacle. La foule est fascinée par les gens riches, profitant « d’un spectacle gratuit, donné chaque soir » (l. 33-34), tandis que les gens riches feignent la gêne (« ce supplice charmant », l. 17-18) ou jouent la peur (l. 22-23). Or, le texte met en avant la théâtralité de cet échange social : la comparaison avec « la petite syncope du Grand Guignol » (l. 22), l’assimilation à un « spectacle » (l. 33) et aux « films luxueux » (l. 38-39), la mise en scène de la princesse d’Austerlitz lors de la panne de sa voiture (l. 47-49) montrent bien que les gens riches jouent un rôle devant une foule subjuguée. 2. Plusieurs éléments tendent à déplacer la situation en dehors du réel : le déplacement à
la campagne en banlieue (l. 1), la situation de la scène la « nuit » (l. 4) et la menace de la police (l. 3 et 52) face à la clandestinité. Ainsi, la fête, « nécessité » (l. 2) d’après-guerre, prend un goût d’interdit qu’il est délicieux de braver.
3. Radiguet porte un regard distancié sur ses personnages. Il désigne la foule de façon plutôt familière en utilisant les substantifs « badauds » (l. 14), mélange de sottise et de voyeurisme, et « populace » (l. 23) qui désigne le peuple de façon péjorative. La foule est également comparée à une « haie effrontée » (l. 14). La façon dont Radiguet désigne les personnes aisées qui vont danser souligne le paraître et leur côté parvenu. François est mis en scène comme un pantin qui se rend de façon automatique au dancing (l. 6-7). Le narrateur présente les Parisiens qui partent danser comme « le beau monde » (l. 13) ou encore les « heureux du jour » (l. 41), propriétaires de voitures (l. 15-17), ce qui est une marque de luxe absolu pour l’époque. Les femmes portent des bijoux (l. 27) et des vêtements luxueux (l. 30). On voit donc se construire une opposition de classes dans laquelle les riches étalent ce qu’ils possèdent devant les yeux d’un peuple qui joue les voyeurs. 4. Les phrases s’enchaînent le plus souvent de façon paratactique. Le premier paragraphe, par exemple, montre une syntaxe qui fait une description froide et objective à la manière des récits du XVIIe siècle qui sont ainsi pastichés. 5. Le texte met au jour l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Les premiers sont plutôt exhibitionnistes, ce que le narrateur souligne ironiquement (par exemple avec les « peureuses » qui jouent quelque peu la comédie, l. 21-22). Les seconds sont assez nettement voyeurs, « friand[s] d’un spectacle gratuit » (l. 33-34), ils prolongent le plaisir qu’ils trouvent au cinéma. Le texte critique ainsi la mise en scène de la richesse et l’omniprésence du paraître dans une société qui vit pleinement les « années folles » pour oublier le carnage de la première guerre mondiale. Prolongement On pourra étudier des extraits du Voyage au bout de la nuit de Céline qui propose un regard complémentaire sur la fête après la première guerre mondiale.
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HISTOIRE DES ARTS L’œuvre célèbre de Marcel Gromaire évoque la « place blanche », place fameuse du quartier de Pigalle où l’on trouve le Moulin Rouge, présent également sur le tableau avec ses mythiques ailes. Le tableau évoque la fête des « années folles », dont les excès répondent au désastre de la première guerre mondiale. Mais l’image qui est donnée est ambiguë : la surabondance des couleurs et des décors soulignent l’artificialité de la fête. Le personnage féminin, au centre et au premier plan, présente une figure elle-même ambiguë car peu expressive. Ainsi, il se dégage du tableau une impression d’exubérance, mais aussi de tristesse caractéristique d’une période singulière qui cherche à tout prix à oublier l’histoire immédiate.
VERS LE BAC Question sur un corpus Pour confronter les deux textes, on comparera les choix narratifs qui permettent de décrire la beauté et le luxe. On se reportera à la réponse aux questions 1 et 2 pour le texte Radiguet, mais aussi aux réponses aux questions 1, 2 et 3 pour le texte de Madame de La Fayette.
Invention L’écriture d’invention appelle un texte « critique » à l’égard des badauds. Il ne s’agit donc pas de critiquer l’attitude des riches, même si celle-ci pourrait l’être. La restriction doit donc bien être prise en compte. Pour répondre au sujet, on pourra s’appuyer sur les questions 3 et 5 de la lecture analytique. Plusieurs pistes peuvent être développées : – le voyeurisme des badauds, – leur intérêt pour l’argent et le paraître, – une certaine forme d’aliénation du peuple.
Dissertation Deux thèses peuvent être développées : 1) A priori, le sentiment d’évasion naît du dépaysement. Le romancier doit donc imaginer un monde qui soit étranger à celui du lecteur. Ce monde peut être créé à partir d’un monde réel ou totalement imaginé. 2) Mais le romancier peut aussi amener le lecteur à voir autrement son propre monde, son quotidien.
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A. Camus, L’Étranger, p. °°-°·
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Objectifs du texte : Le passage choisi est un extrait du procès de Meursault, qui est le narrateur de l’histoire. Ce choix de l’auteur nous permet de vivre avec le personnage sa mise en accusation et son face à face avec la société.
Un monstre moral LECTURE DU TEXTE 1. L’histoire est racontée du point de vue de Meursault, qui est également le narrateur. Le texte est écrit à la première personne du singulier et les sentiments et les pensées du personnage sont ainsi livrés directement au lecteur. Cette restriction de la focalisation au seul personnage principal renforce son isolement : nous avons principalement son point de vue et donc l’expression de son incompréhension. Les paroles rapportées permettent néanmoins de savoir ce que dit l’avocat et surtout d’avoir le développement du procureur. 2. Le substantif « clarté », repris deux fois dans le deuxième paragraphe, est employé ici au sens figuré. Ligne 21, « clarté » prend le sens d’« évidence », tandis que, ligne 29, le substantif souligne la qualité du discours de l’avocat, qui est clair et compréhensible. L’emploi du substantif dans le texte souligne les contradictions du procès : les faits, mais aussi les apparences, évidents, clairs, sont contre Meursault. 3. Meursault est accusé d’un « crime » (l. 20). L’avocat et le procureur plaident dans le même sens à une différence prêt : l’avocat lui trouve des « excuses » (l. 5), pas le procureur. Le procureur plaide la préméditation (l. 31-32) et le crime de sang froid, ce que prouvent les « quatre balles » (l. 35). Au-delà, on reproche à Meursault sa façon d’être, notamment à l’égard de sa mère (l. 23-25) et son comportement après sa mort, notamment ses relations ambiguës avec Marie et Raymond (l. 25-31). 4. La plaidoirie du procureur, rapportée par le narrateur, met au jour un homme en rupture 4 Personnage et société |
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avec la morale conventionnelle. Au-delà de son crime, on lui reproche globalement son « insensibilité » (l. 24), notamment à l’égard de la mort de sa mère au début du roman. Par ailleurs, son comportement est critiqué : il n’a pas porté le deuil et s’est laissé aller à se distraire juste après. Enfin, il a des fréquentations « de moralité douteuse » (l. 31).
b) La parole de l’avocat qui présente sa propre vision du crime et de son client c) Un accusé spectateur 2) Un coupable idéal a) Meursault étranger au sentiment filial b) Une intelligence qui joue contre Meursault c) Des apparences qui plaident contre lui
5. Qualifier Meursault d’homme « intelligent » (l. 41, repris par le narrateur l. 44) est un élément à charge, paradoxalement. Cela le rend pleinement coupable de son geste. Il ne peut pas être taxé d’ignorance ni de bêtise donc il n’a pas de circonstances atténuantes pour son geste.
Deux thèses peuvent être développées pour répondre au sujet de dissertation : 1) Les personnages étranges et déroutants remettent en cause les préjugés et les attentes du lecteur. 2) Les personnages étranges et déroutants ont un fort potentiel romanesque.
Dissertation
HISTOIRE DES ARTS L’image extraite du film de Visconti rend particulièrement bien la mise en accusation du personnage. Isolé à droite, c’est celui que l’on voit en dernier dans le sens de la lecture. Par ailleurs, tous les autres personnages, public et avocats, sont tournés vers lui (à l’exception de l’avocat le plus proche, sans doute le sien). Enfin, Meursault est le seul personnage debout. On note également que le regard du public est hostile.
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Objectifs du texte : Le texte extrait du roman de Le Clézio intitulé Désert présente un monde étrange, tant par son environnement que par les valeurs qu’il véhicule. L’homme y prend une autre dimension que celle qu’il peut avoir dans un milieu urbain. La lecture analytique du texte s’arrêtera donc sur ces deux aspects : un espace infini et un homme différent.
VERS LE BAC Question sur un corpus Comme Sisyphe, Meursault se trouve dans une situation absurde : les apparences et ses actes plaident contre lui. Il ne peut donc se défendre et doit subir son calvaire sans pouvoir prendre la parole. On analysera dans l’extrait de L’Étranger la tension entre la parole et le silence, c’est-à-dire la parole que Meursault voudrait pouvoir prononcer et le silence que lui impose la société et, plus précisément son avocat.
Commentaire Pour montrer que l’attitude de Meursault peut être considérée dans cet extrait comme un problème pour la société, le commentaire de texte pourra développer le plan suivant : 1) Un personnage étranger à son propre procès a) Le choix narratif : la focalisation interne, centrée sur Meursault, montre qu’il voudrait intervenir mais ne le fait pas
J.-M. G. Le Clézio, Désert, ⁄·°‚ p. ·‚-·⁄
Un homme différent LECTURE DU TEXTE 1. Le désert est le lieu dans lequel Le Clézio a posté ses personnages. Il décrit tout d’abord un espace infini : l’étendue est « sans limites » (l. 35), la route sans fin (l. 19) et tout est « à perte de vue » (lignes 9-10). Le désert semble être la reproduction infinie du même, les « crêtes mouvantes des dunes » (l. 10) par exemple, et fonctionne dans des espaces circulaires, à l’image des « routes » (l. 17). 2. Le texte est marqué par le champ lexical du voyage : on peut relever les nombreuses occurrences du verbe « marcher » (l. 2, 23, 30) et ses déclinaisons : « venir » (l. 21 et 22), « revenir » (l. 25), « repartir » et « voyager » (l. 27), « fuir » (l. 28). Le texte est également marqué par les
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indications spatiales du troisième paragraphe et les noms de ville à consonance africaine. Cette marche est associée à la douleur (l. 5), « la faim, la soif et la fatigue » (l. 15), sous la menace permanente de la mort (l. 8 et 41). Le dernier paragraphe notamment donne des exemples précis de la dureté de la vie des Touaregs : la mort, souvent violente (« frappés par une balle ennemie, ou bien rongés par la fièvre », l. 31-32), les accouchements sans entourage médical (l. 32-34), la nature envahissante et agressive (« au sable, aux chardons, aux serpents, aux rats, au vent », l. 36).
3. La marche des Touaregs, à la fois rude et déterminée, offre une image fascinante : le lecteur est surpris par la communion entre des hommes, ni plus ni moins forts que d’autres, et un espace plus hostile qu’ailleurs, mais aussi plus proche des gestes forts de la vie : vivre, naître (l. 32-33) et mourir. 4. Le voyage sans fin des Touaregs, essentiellement circulaire, comme le montre le deuxième paragraphe, peut être vu comme une métaphore de la vie humaine. L’être humain revient sans cesse sur ses pas et, même s’il avance en permanence, il ne peut échapper à son destin et à sa finitude. La vie se confond avec la mort : apprendre à « marcher, à parler, à chasser et à combattre » (l. 40) revient à « apprendre à mourir sur le sable » (l. 41). 5. La mort domine dans le texte car elle est un danger permanent. Elle est présente dès la ligne 8 et elle termine le texte. Apprendre à vivre revient à apprendre à mourir (voir la dernière phrase de l’extrait). 6. Le texte souligne à la fois la fragilité de l’Homme, mais aussi leur grandeur. Fragiles, le désert les montre sans cesse au bord du gouffre. Mais justement, communiant avec la nature, ici le désert, ils ne font qu’un avec lui et ne meurent jamais. Ils sont pris dans un cycle qui renouvelle sans cesse l’être humain.
HISTOIRE DES ARTS Le tableau de Girardet offre un écho tout à fait intéressant au texte de Le Clézio. Les sensations de paix et l’impression de communion avec le désert sont rendues principalement par le jeu avec la couleur. Girardet parvient à fondre ses
personnages dans le désert : les vêtements, les montagnes et le sable se répondent dans la même gamme de couleur. Les personnages n’offrent pas un visage très lisible, autant à cause de la distance que des vêtements qui les cachent. Ainsi, ils fusionnent encore davantage avec l’environnement désertique. Enfin, leur taille semble très petite à côté de celle des montagnes : ils ne sont que de petits pions au cœur d’un ensemble qui les dépasse.
VERS LE BAC Dissertation La dissertation pourrait fonder par exemple sa problématique sur le verbe « opposer » : s’agit-il seulement de présenter des valeurs différentes au lecteur ou plus radicalement d’en imposer ? À partir de cela, il est possible de développer deux thèses : – L’intérêt, voire le désir du lecteur, d’être bousculé dans ses habitudes et ses certitudes. – Mais aussi les limites de la portée critique d’un roman.
Oral (analyse) La lecture analytique du texte de Le Clézio pourrait s’appuyer sur la réponse apportée à la question 6 et adopter sur le plan suivant : – dans un premier temps, montrer que le texte présente un espace qui dépayse le lecteur occidental par l’analyse de la description du désert (réponses aux questions 1 et 3). – dans un second temps, analyser les valeurs humaines que le texte porte (réponses aux questions 2, 4 et 5).
Oral (entretien) Lors de l’entretien, l’élève-candidat doit répondre le plus personnellement, et donc le plus librement possible. Plusieurs réponses sont possibles, sans s’exclure les unes les autres, à condition que des exemples personnels viennent les étayer : – Le roman, et plus largement la fiction, permettent d’aborder des mondes différents de celui du lecteur (géographiquement, culturellement, temporellement etc.). L’évasion est donc intrinsèquement mêlée au genre même du roman. – Pour autant, la lecture ne permet qu’une relation de surface avec l’Autre et l’Ailleurs. Elle peut être un point de départ et inviter au voyage. 4 Personnage et société |
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– On peut aussi imaginer une position assez nettement différente, de la part d’un lecteur plus faible, qui aurait besoin de l’image pour réellement s’évader. Il s’agirait alors de montrer que la lecture de roman, en faisant appel à l’imaginaire du lecteur, ne permet pas une évasion suffisamment explicite.
POUR ARGUMENTER : QU’EST-CE QU'UN PERSONNAGE « RÉUSSI » ?
p. ·¤
Objectifs du texte : La lecture analytique de cet extrait d’un essai publié par Milan Kundera mettra au jour le débat qui porte sur la place de la psychologie dans le roman. Kundera, comme Robbe-Grillet (p. 43), remettent en cause la construction traditionnelle du personnage.
LECTURE DU TEXTE 1. Kundera analyse l’œuvre de Franz Kafka et oppose la « psychologie » (l. 8) traditionnelle du personnage à l’« examen d’une situation » (l. 8-9). Chez Kafka, la psychologie est « au second plan » (l. 11). Ainsi, le personnage n’est pas déterminé par son « enfance » ou son éducation (l. 11), mais conditionné par la situation dans laquelle il est placé. 2. Le troisième paragraphe est consacré au réalisme. Pour Kundera, il n’est pas nécessaire de chercher à créer l’« illusion réaliste ». Cette dernière expression synthétise l’ensemble des moyens mis en œuvre par le romancier pour faire croire à son lecteur, le temps de sa lecture, à la réalité de la situation et des personnages. Au contraire, pour Kundera, il n’est pas nécessaire de faire croire au lecteur que le personnage est une personne, qu’il est « aussi réel que vous et moi » (l. 20), ni de donner « toutes les informations possibles » (l. 19-20) pour qu’il soit réussi et convaincant dans la « situation que le romancier a créée pour lui » (l. 21-22). Finalement, l’illusion réaliste n’est pas un critère convaincant pour évaluer la création d’un personnage. 3. Alain Robbe-Grillet et Milan Kundera proposent des analyses très proches. Tous deux attaquent la construction traditionnelle du personnage, héritée du XIXe siècle, qui tend à le confondre avec une
personne. Pour autant, ils ne parviennent pas à la même conclusion : pour Kundera, qui s’appuie sur Kafka, la psychologie existe, mais ne vient qu’au « second plan » (l. 11), tandis que pour RobbeGrillet, c’est tout la construction du personnage qui est l’objet de ses attaques.
ÉCRITURE Argumentation Deux thèses peuvent être développées par les élèves : – D’une part, une grande quantité d’informations sur un personnage permet d’approfondir sa connaissance et la compréhension de la situation dans laquelle le romancier le met. Il peut utiliser pour cela une focalisation adaptée qui permet de donner accès aux pensées les plus intimes. – D’autre part, un personnage plus énigmatique laisse une place au lecteur qui peut le coconstruire avec le romancier. L’imaginaire peut combler les lacunes de la narration.
VERS LE BAC Dissertation Le sujet proposé appelle une définition très personnelle de la part des élèves. Pour le corrigé, on pourra s’appuyer sur quelques-unes des pistes suivantes : 1) Un personnage réussi est pris au cœur de la tourmente, prisonnier d’un destin a) La révolte de la jeunesse : Stendhal (p. 84-85) b) Le héros romantique face à la passion : Mme de Staël (p. 72-73) c) Un personnage contemporain en pleine tourmente sociale : Olivier Adam (p. 46) 2) Un personnage réussi ouvre les portes d’un « ailleurs » à son lecteur a) La tyrannie du sérail et la révolte des femmes : Montesquieu (p. 70-71) b) L’exotisme du désert : Le Clézio (p. 90-91) et Laurent Gaudé (p. 95-102) c) Les « ailleurs » de l’écriture : Butor (p. 42) et Sylvie Germain (p. 44) 3) Un personnage réussi bouleverse les représentations du lecteur a) Un être étranger à la société : Camus (p. 88-89) b) Une libertine qui prend sa revanche : Laclos (p. 82-83) c) Un narrateur qui nous ouvre une voie pour l’analyse de soi : Proust (p. 32-33)
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Séquence
∞
Laurent Gaudé, La Mort du roi Tsongor, ¤‚‚¤ Livre de l’élève p. ·∞ à ⁄‚¤
Présentation de la séquence p. ·∞ La Mort du roi Tsongor est un roman contemporain qui a reçu le Goncourt des lycéens en 2002. Il met en scène une Antiquité imaginaire et reprend le schéma de la guerre de Troie : « On a une ville, on a un roi, on a une fille et deux prétendants, et ensuite une guerre qui se déclenche. » (interview de Laurent Gaudé dans le DVD joint au manuel). Étudier le roman de Laurent Gaudé permet donc de se plonger au cœur d’un schéma antique et d’une œuvre épique. Les personnages romanesques construits par l’auteur sont à la fois héritiers d’une tradition littéraire et romanesques, mais aussi renouvellement et réécriture de cette tradition. Entre emprunts et création, Gaudé écrit une œuvre qui touche finalement le lecteur. On consultera avec profit l’interview de Laurent Gaudé et sa retranscription mises à disposition avec le manuel. Toutes deux sont utilisables librement en classe.
⁄) Entrée dans l’œuvre : l’épopée au cœur du roman p. ·§ Objectifs : – Faciliter l’entrée dans l’œuvre en introduisant la notion de registre « épique ». – Introduire le thème de la vengeance et ses ressorts littéraires et romanesques.
Analyse de l’image L’image choisie pour l’ouverture appartient à un film en noir et blanc de 1937. Il renvoie, comme La Mort du roi Tsongor, à une Antiquité africaine (sur ce point, voir le DVD fourni avec le manuel : Laurent Gaudé précise où l’on peut situer son roman). La grandeur héroïque est d’abord mise en scène par le nombre impressionnant d’acteurs : à pied ou à cheval, les hommes sont innombrables. Leur positionnement, ensuite, le laisse pas d’impressionner : lignes droites et parallèles, groupes homogènes et innombrables eux aussi, armés et prêts à la guerre. L’affrontement est imminent, les hommes sont comme prêts depuis toujours à se battre.
1. Textes possibles : – pour l’épopée : Homère, Iliade (p. 410 du manuel de l’élève) ;
– pour la tragédie : Eschyle, Agamemnon (p. 154-155 du manuel de l’élève). Les deux textes sont liés à la guerre de Troie : l’Iliade en est le grand chant tandis qu’Agamemnon d’Eschyle se déroule dix ans plus tard. Les deux textes sont liés à la guerre, à la vengeance et à la mort.
2. Les monologues sont marqués par une syntaxe particulière : les phrases sont courtes, parfois nominales (exemple : « En armes », p. 21 de l’édition « Le Livre de poche »). Les phrases ou les expressions les plus importantes sont répétées (exemple, p. 21 : « Je suis le roi Tsongor », trois fois repris). Comme dans l’épopée antique, les mots qui doivent frapper le lecteur sont mis en exergue dans les paroles du personnage. 3. Provoquer la terreur et la pitié, tel est le but de la tragédie selon Aristote dans sa Poétique. Or, le lecteur est bien horrifié par la destruction en chaîne des membres d’une même famille et il compatit au sort des personnages qui se trouvent prisonniers d’un mécanisme qui les dépasse et que, pour partie, ils n’ont pas souhaité. Ils se trouvent pris au piège du destin : alors que le roi Tsongor avait pensé apaiser les tensions par sa mort, il n’en est rien et la guerre est déclarée. 5 La Mort du roi Tsongor |
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VERS LE BAC Dissertation Il est possible d’envisager la question de deux points de vue : 1) Du point de vue de l’écriture a) La vengeance génère des tensions entre les personnages et construit une intrigue b) Elle permet des affrontements épiques c) Elle exacerbe les passions humaines 2) Du point de vue de la lecture a) La vengeance crée une lecture fondée sur le suspense b) Elle incite le lecteur à choisir un parti entre les différents clans et personnages c) Elle participe de la catharsis : le lecteur éprouve la terreur et la pitié (cf. réponse à la question 1) Prolongement / Activités complémentaires La lecture du roman peut s’appuyer sur les acquis des élèves, notamment l’étude de la tragédie en classe de seconde. Une lecture préalable ou une réactivation par le biais du passage d’un extrait d’une captation peuvent aussi aider à la contextualisation ou à la préparation de l’analyse.
¤) EXTRAIT 1 Une Antiquité imaginaire
p. ·‡
Objectifs : – Étude de l’incipit : mise en place de l’intrigue et du contexte spatio-temporel. – Présentation d’un univers antique. La présentation du jour qui commence annonce son caractère extraordinaire. Les deux premiers paragraphes s’opposent : « d’ordinaire » (l. 1) versus « ce matin-là » (deux fois l. 7) ; « premier à se lever » (l. 1) versus « il n’y avait pas eu de nuit » (l. 12) ; « les couloirs vides » (l. 2) versus « une agitation fiévreuse régnait dans les couloirs » (l. 7-8) ; « sans croiser personne » (l. 4) versus « des dizaines et des dizaines d’ouvriers et de porteurs » (l. 8). On comprend donc que le déroulement normal de la journée est bouleversé et qu’un grand événement se prépare. Celui-ci est annoncé à la fin du dernier paragraphe : il s’agit des « noces de Samilia, la fille du roi Tsongor » (l. 25-26).
La liesse que suscitent les noces de Samilia s’exprime par le caractère hyperbolique du texte : – pour qualifier l’activité humaine, « une agitation fiévreuse » (l. 7), « une activité de fourmis » (l. 14) ou encore la phrase « Massaba vivait à un rythme qu’elle n’avait jamais connu » (l. 19-20) ; – pour caractériser la foule qui s’affaire (le verbe est employé l. 11) : « des dizaines et des dizaines d’ouvriers » (l. 8), « des caravanes entières » (l. 15), « des milliers de tentes » (l. 20-21) ; – les fournitures et les présents : « des caravanes entières venaient des contrées les plus éloignées pour apporter épices, bétail et tissus » (l. 15-16), « des sacs innombrables de fleurs » (l. 19). Le décor antique est posé dès l’incipit : – par l’onomastique : le choix des noms a une consonance très marquée, à la fois antique mais aussi plus simplement africaine : Katabolonga, Massaba, Tsongor, Samilia ; – par l’espace qui évoque l’Orient : le palais, le tabouret d’or, les terres de sel ; – les éléments qui renvoient au désert : les caravanes, les tentes, le sable, les nomades. De la même façon, la planche de Druillet présente un univers dans la démesure, mêlant l’infiniment grand et l’infiniment petit. Le texte de Le Clézio et cet extrait ont pour point commun le désert, mais ils diffèrent : La Mort du roi Tsongor présente néanmoins un espace urbain avec le palais. Tous deux présentent des hommes en marche, prêts à venir de loin, à travers le désert au sens propre du terme. Les valeurs qui sous-tendent la conception du monde par les auteurs semblent converger : les deux textes célèbrent la vie, son apprentissage jusqu’à la mort pour Désert, les noces et le renouveau pour Tsongor. Prolongement Une lecture de l’incipit de Salammbô de Flaubert pourrait être menée. Elle permettrait de comparer la façon dont les auteurs mettent en scène des mondes antiques imaginaires autour d’événements : noces pour Gaudé, festin pour Flaubert.
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‹) EXTRAIT 2 La mort d’un roi
p. ·°
Objectifs : – Comprendre comment l’auteur met en scène la mort du roi Tsongor. – Le dilemme de Katabolonga. – Le registre tragique. La scène est paradoxale : il s’agit de la mort de Tsongor, qui « s’entaill[e] les veines » (l. 4) et qui reçoit un coup ultime par Katabolonga (l. 22 et suivantes). Mais la violence de ce geste contraste singulièrement avec la voix du personnage, « Calme et douce » (l. 6), « douce » (l. 21). Pourtant, les détails du suicide ne sont pas épargnés au lecteur : le sang coule (l. 5, 7-8, 10, 20-21, 26-27), l’arme est omniprésente et les gestes des personnages, ceux de Tsongor, puis ceux de Katabolonga, sont détaillés. Mais ce que disent les personnages et le lien qui les unit changent considérablement le regard du lecteur sur la scène. Katabolonga est d’abord désemparé : il ne parvient pas à répondre à la demande de Tsongor. Il est médusé : « Il se tenait là, les bras ballants, incapable de rien faire » (l. 1-2). Il est ensuite spectateur du suicide de Tsongor (l. 3-22). Katabolonga est en plein dilemme : à cause d’un serment ancien, il doit tuer Tsongor. Mais les liens qui les unissent sont trop forts. Dans cette scène, c’est Tsongor qui le lui demande mais Katabolonga ne peut pas. Il faut que Tsongor se fasse violence pour que Katabolonga, in fine, accepte d’abréger les souffrances de son ami (l. 23-24). Les « voix lointaines » qui rient à la fin du texte incarnent le dilemme, la dualité de Katabolonga, pris entre le guerrier qu’il fut et le serviteur fidèle qu’il est. Ce passage est tragique parce que Katabolonga est impuissant : Tsongor a choisi de mourir et il n’a pas d’autre choix que de l’y aider. Katabolonga est à la fois victime (il ne choisit pas son geste) et finalement coupable car c’est lui qui achève le roi Tsongor. Ce dernier participe aussi du tragique de la scène : il se pose en victime expiatoire et espère que par sa mort la menace de la guerre disparaîtra. La suite du roman prouvera assez rapidement qu’il n’en sera rien.
La mort d’un personnage n’est pas un élément anodin dans la trame romanesque ou littéraire, en particulier lorsque tous les détails de l’agonie sont livrés au lecteur. Dans le cas des textes d’Eschyle, de Giono et de Gaudé, ce sont des morts violentes qui sont évoquées : la description est sanglante, donc frappante et bouleversante. Le lecteur ne sortira pas indemne de ces passages, autant parce qu’il a pu s’attacher au personnage que parce que sa mort remet en question l’histoire et l’intrigue du texte. Prolongement Cette scène pourra être travaillée en lien avec le corpus théâtral consacré à la mort des héros sur scène (manuel de l’élève p. 154-164).
›) EXTRAIT 3 Le souffle épique
p. ··
Objectif : Analyser le registre épique dans une scène d’affrontement guerrier. Parmi les procédés propres au registre épique, on pourra relever : – le champ lexical de la bataille, notamment les indications sonores du premier paragraphe : « les cris », « les hurlements », « les appels », « les insultes », « le cliquetis » ; – l’expression de la rage et de la fureur (champ lexical et comparaison avec un démon, l. 18) ; – l’amplification épique, notamment l’affrontement entre Liboko, seul, et les Cendrés, ensemble collectif indéterminé (l. 18-23). La prise de la porte est symbolique : elle représente à elle seule toute la ville. Si elle cède, c’est tout le dispositif de défense qui est mis à mal. Liboko est un personnage tragique mais pas seulement parce qu’il meurt dans le passage. Il l’est également parce qu’il est à la fois victime et coupable (comme d’autres personnages tragiques) : en effet, il n’est pas seulement celui qui est tué par Orios, il a lui aussi pris part à l’affrontement et a choisi son camp. Mais son sort est encore plus tragique parce qu’il est resté humain jusqu’au bout. Alors qu’il reconnaît Sango Kerim, il ne peut se résoudre à le tuer (l. 26-27). Malgré la haine qui anime les deux camps, Liboko reste profondément attaché à son ami. Cela lui coûte la vie. 5 La Mort du roi Tsongor |
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Gaudé a emprunté pour ce passage les ressorts des scènes de bataille des récits antiques. Dans les deux extraits, il s’agit de corps à corps qui se terminent dans le sang. Rien n’est épargné au lecteur des coups et de la souffrance physique et morale des héros.
∞) Les sources littéraires de l’œuvre
p. ⁄‚‚
Objectif : Approfondir la filiation entre La Mort du roi Tsongor et l’épopée antique.
1. Le texte extrait de l’Iliade oppose ses deux personnages-clés : Hector et Achille. Le registre épique du passage est très net : – par la scène de combat et de mise à mort, – la dénomination épique des personnages : « divin » tous les deux, « ardent » en sus pour Hector, – la mise en scène des armes et postures quasifantastique des hommes. 2. Les deux textes étendent de la même façon le combat pour instaurer un suspens. Pour sa part, Laurent Gaudé développe le récit du combat entre Liboko et les Cendrés et recule d’autant le combat au corps à corps. Chez Homère, c’est la description même des personnages qui prépare et retarde le coup fatal. Dans les deux cas, on retrouve un souffle identique : l’affrontement et la mort de l’un des deux combattants sont portés par l’écriture.
2. Le personnage de Souba est à part dans le roman. Tout d’abord, il s’agit du plus jeune des enfants. Mais surtout, il est éloigné du théâtre des opérations car il doit répondre à une demande de son père : construire sept tombeaux. Il effectue un très long périple qui prend la forme d’un voyage initiatique. Au terme de son voyage et à la lecture de l’explicit, on comprend surtout qu’il a été épargné et qu’il peut reconstruire tout à la fois le palais détruit, mais aussi la dynastie familiale.
VERS LE BAC Invention L’enjeu de ce travail d’écriture est de souligner plusieurs points de convergence entre le roman ou récit épique et le cinéma. On pourra développer plusieurs arguments en s’appuyant sur des extraits précis : – l’image cinématographique va pouvoir traduire et amplifier l’Antiquité imaginée par Gaudé ; – le grand écran est le média le mieux à même de rendre les scènes de combat (jeux par les points de vue de la caméra) ; – le cinéma peut mettre en image efficacement les déchirements tragiques des personnages (Samilia notamment, mais aussi Katabolonga). Prolongement L’étude d’extraits de Troie de Wolfgang Petersen (2004, photogramme dans le livre de l’élève p. 410) pourra prolonger cette réflexion sur l’adaptation cinématographique de l’épopée.
‡) Fiche de lecture ⁄ : Récit des origines §) La réception de l’œuvre
p. ⁄‚‚
Objectif : S’intéresser au point de vue d’un metteur en scène, adaptateur du texte, qui présente un point de vue critique.
1. Le metteur en scène s’intéresse à des éléments-clés de la construction romanesque : l’histoire, la narration, la langue et les personnages (premier paragraphe). Les substantifs et les adjectifs utilisés (« force », « clarté », « puissance », « inaltéré ») soulignent la qualité du roman de Laurent Gaudé.
p. ⁄‚⁄
Une Antiquité recréée 1. Laurent Gaudé construit une Antiquité imaginaire à partir de références réelles et légendaires. Il mélange ensemble le mythe (Priam, Hécube et la guerre de Troie) et les lieux réels (Palmyre, Athènes), des personnages historiques (Nabuchodonosor) avec ce qui relève de la légende (Babylone, ville antique aujourd’hui en ruines). La légende est aussi présente grâce « aux conteurs bambara » qui racontent des histoires transmises oralement de conteur en conteur.
2. David Roberts représente une Antiquité synonyme de grandeur. La toile nous laisse découvrir
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une architecture des plus imposantes, qui rivalise avec les pyramides de l’arrière-plan. Les personnages, en masse, ne se laissent pas individualiser. Ce sont de minuscules fourmis au cœur du tableau. Le thème de l’exode renvoie à la tragédie. Conflit des origines 3. Tsongor reprend le schéma de la guerre de Troie : « On a une ville, on a un roi, on a une fille et deux prétendants, et ensuite une guerre qui se déclenche. » (interview de Laurent Gaudé dans le DVD joint au manuel). Les élèves pourront rapprocher Samilia d’Hélène de Troie, Sango Karim étant celui qu’elle aime, il peut être assimilé à Pâris, tandis que Ménélas trouve certains échos dans le personnage de Kouame, prince des terres de sel qui tient sa légitimité de Tsongor.
4. À la mort d’Œdipe, Antigone, Polynice et Étéocle subissent un destin lié à l’inceste originel dont ils sont issus. Polynice et Étéocle devaient régner alternativement sur Thèbes. Étéocle prend la première année, mais se refuse à laisser sa place à son terme. Une guerre sans merci commence. Antigone souffre elle aussi de ses origines et a dû errer avec son père jusqu’à sa mort. Les combats fratricides s’inscrivent aussi dans le mythe biblique d’Abel et Caïn, fils d’Adam et Ève dans La Bible. Ces récits marquent l’autodestruction et relèvent du tragique le plus fort si on le définit comme une violence fait au cœur des alliances les plus marquées (la filiation, la fratrie étant les plus fortes). La guerre et ses raisons 5. Tous les deux ont des raisons différentes : – Kouame a obtenu la main de Samilia par son père Tsongor. – Sango Kerim a le serment de Samilia enfant de lui rester fidèle.
6. Tsongor est avant tout un guerrier sanguinaire. Il a conquis ses territoires en réponse au mépris d’un père qui le déshérita. 7. Le roi Tsongor a choisi de se donner la mort, et pour partie de l’obtenir aussi de son fidèle Katabolonga, pensant que ce deuil retarderait l’affrontement des deux prétendants. Mais, en réalité, le texte ne laisse pas de suspens : la guerre est inévitable tant chacun est décidé et sûr de son bon droit. Comme les enfants
d’Œdipe, ceux de Tsongor paient les crimes paternels.
8. Pour Priam, l’homme est avant tout un guerrier et la justification de sa vie se trouve les armes à la main. La phrase qui termine l’extrait pourrait sembler paradoxale, mais elle montre au contraire que la guerre est un bon moyen pour que l’homme se détourne de sa condition de mortel. 9. La guerre est au cœur du roman de Laurent Gaudé La Mort du roi Tsongor. On sait que le roi a été un guerrier sanguinaire, qu’il a conquis son territoire en balayant tout sur son passage. On constate dans le roman que les jeunes hommes existent par la guerre. On peut donc dire que les hommes existent eux aussi dans l’affrontement et dans les tensions. Prolongement On pourra proposer en prolongement aux élèves la lecture de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux. Une comparaison entre les deux œuvres serait fructueuse pour évaluer les emprunts de Gaudé, mais aussi pour discuter du potentiel littéraire de l’affrontement entre deux hommes pour une même femme.
°) Fiche de lecture ¤ : Des destins tragiques
p. ⁄‚¤
Les « sept visages du roi Tsongor » 1. En mourant, Tsongor pense éviter la guerre à sa famille. Mais il honore également dans ce geste le serment qu’il a fait à Katabolonga qui peut disposer librement de sa vie.
2. Avant de mourir, Tsongor demande au dernier de ses fils, Souba, de lui construire sept tombeaux (p. 43 de l’édition Le Livre de poche) qui rendront compte des différents visages du personnage (p. 143) : 1. le premier dans la ville que Tsongor aimait, Saramine (p. 132), tombeau de « Tsongor le glorieux » (p. 143), 2. un tombeau pour Tsongor le bâtisseur (p. 144), 3. une île cimetière pour Tsongor l’explorateur (p. 144), 4. un tombeau pour Tsongor le guerrier (p. 144), 5 La Mort du roi Tsongor |
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5. un tombeau pour Tsongor le père (p. 144), 6. un tombeau maudit pour Tsongor le tueur (p. 168), 7. un lieu à l’échelle de son père : les montagnes (p. 206).
3. Au terme de sa quête, Souba a mis au jour les différents visages de son père et a découvert l’étendue du royaume. Selon les mots de l’oracle, il est devenu un vrai « Tsongor ». Cette tâche menée par le fils est une marque de reconnaissance de tout ce qu’a fait le père, tant en Bien qu’en Mal. D’une certaine façon, cela rachète ses crimes. 4. Katabolonga est la mémoire de Tsongor, le tueur et le guerrier. Il est le gardien d’un secret qui scelle leur destin. Sa présence lui rappelle leur serment et son passé. La force du destin 5. Le personnage est partagé entre deux hommes, Sango Kerim et Kouame, mais aussi entre deux pulsions contradictoires : obéir à son devoir et donc à son père, ou à son désir. Elle résout ce dilemme en déclarant être « aux deux », c’est son destin tragique contre lequel elle ne peut rien, comme une héroïne tragique. Mais cela ne satisfait personne et elle n’est finalement qu’ « une femme de guerre ».
6. D’une certaine façon, Samilia est comme Phèdre, un autre personnage tragique, condamnée à être la proie de pulsions contradictoires. Phèdre, quant à elle, était partagée entre son désir pour son beau-fils et son mariage. 7. Samilia est victime dans le sens où elle ne peut choisir l’homme qu’elle aime. Mais elle est aussi coupable parce qu’elle s’est engagée sans l’accord de son père auprès de Sango Kerim. Elle est donc partagée entre le sens du devoir et le désir amoureux.
L’humaine condition 8. Les personnages sont responsables dans la mesure où aucun ne fait de concession à ses propres pulsions : ni les deux jeunes hommes, ni la jeune femme qui se dit appartenir aux deux hommes, même si elle choisit de suivre Sango Kerim, « par fidélité » (extrait cité p. 102 du livre de l’élève). Tsongor est victime de son serment et d’une forme de destin qui le rattrape et lui fait payer ses crimes. Katabolonga est lui aussi prisonnier d’un serment qu’il ne veut pas honorer et que Tsongor l’oblige à respecter.
9. Katabolonga a la grandeur des anciens guerriers : il garde la mémoire de sa force et les valeurs chevaleresques chevillées au corps. Mais son destin est lui aussi tragique : il doit se rendre coupable du meurtre de son ami malgré lui. 10. Voir question 4 p. 101 (manuel de l’élève) pour l’opposition des jumeaux. 11. La grandeur épique seule peut être intéressante. Mais le roman n’est pas l’épopée, il n’a pas pour vocation de chanter un peuple, une nation et d’exalter les exploits guerriers. Au contraire, le roman permet d’entrer dans la psychologie d’un personnage, d’en sonder la grandeur et la petitesse, d’en mettre au jour les contradictions.
VERS LE BAC Invention 12. Le portrait devra accorder un physique particulier et une force morale. On sera attentif à ne pas séparer les deux éléments et, au contraire, à les mettre en écho de façon constante.
Oral (entretien) 13. On pourra développer deux pistes lors de l’entretien : – l’intérêt des descriptions ; – la narration des exploits guerriers.
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Vers le bac : « Le récit poétique » Livre de l’élève p. ⁄‚‹ à ⁄‚§ Objectifs : Le corpus vise à mettre en valeur une orientation de l’écriture romanesque : le récit poétique. Même si cette dimension peut être présente dans des fictions antérieures au XVIIIe siècle (par exemple, les romans de chevalerie qui sont des poèmes), la fusion entre le lyrisme et le roman ne devient manifeste qu’avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau et culmine dans les romans romantiques (en particulier, René de Chateaubriand). Le récit poétique permet de s’interroger sur : – la place de la description dans le roman lorsqu’elle tend à se substituer au récit lui-même ; – une approche poétique du monde pour tenter d’en élucider le sens et le mystère par l’acte de la « vision » ; – la prédominance de la dimension spatiale et géographique sur celle du temps, conduisant à se saisir de territoires (espaces cimmériens chez Hugo, mystère de l’île de Guérande chez Gracq, mais aussi terres sauvages et sacrées du Cotentin chez Barbey d’Aurevilly). On pourra se reporter à l’étude de Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, « Tel », Gallimard (1994).
QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. La personnification et la métaphore sont les figures de style qui dominent l’écriture de ces extraits. Dans le texte de Victor Hugo, la description du navire « arraché aux vagues » (l. 9) suggère l’action destructrice de l’océan. Tout un réseau de métaphores s’organise autour de cette idée : « déraciné » (l. 9), « tordu » (l. 10), « cassé comme une latte » (l. 12). La personnification des éléments naturels devient très explicite avec la formule : « pris en sens inverse par les deux mains de la tempête » (l. 11-12). Le champ sémantique du coup (« assené », « enfoncer ce
coin » l. 15) culmine avec l’image de la massue : « l’ouragan s’était fait massue » (l. 16). Par sa représentation négative de l’océan, ce passage traduit la hantise hugolienne de l’eau (exil, mort de Léopoldine, monde des profondeurs maléfiques…). Chez Michel Tournier, la personnification de l’île révèle sa dimension voluptueuse et sensuelle. L’extrait se structure à partir du dialogue et du rapport qui s’instaurent entre le héros, Robinson, et cette terre qui le réchauffe et l’émeut (l. 13), qui l’enveloppe (l. 14), qui lui répond (l. 18). De la qualification (« la présence presque charnelle de l’île » l. 12-13), le narrateur passe à l’évocation de « ce grand corps tellurique » qu’étreint Robinson (l. 15). La personnification apparaît également dans la description de la forêt « qui cherche à regagner son terrain en s’agrippant aux franges les moins surveillées » (l. 16-17) dans le texte de Julien Gracq. Les termes signalent une vie mystérieuse de la nature : « se massant », « se couvrant », « patrouillant », « levant la tête » (l. 17-19). L’emploi de métaphores assimile paysage et organisme vivant : « ciel qui caille » (l. 21) ou qui a « secrété […] une pellicule mate et encore translucide » (l. 26-27), « voile laiteux » (l. 30), bois qui se soudent « par caillots plus denses et plus serrés » (l. 24-25), frange de jour qui semble « brûler » (l. 34). Le paysage se structure autour de trois pôles symboliques (la forêt, le ciel, la mer) et des éléments primordiaux (feu, air, eau ou liquide). Cette description est volontairement énigmatique. Le dessin de Victor Hugo transforme la vague en une rafale qui chahute le navire, en une puissance qui représente le destin ou la fatalité à l’œuvre.
2. La description poétique qui procède à partir du point de vue du personnage (focalisation interne) traduit : – une interrogation sur la puissance du Mal dans l’extrait des Travailleurs de la mer. Ainsi la description tourne-t-elle à la fascination du démembrement et de la dislocation de La Durande qui symbolisait la conquête technique par les Vers le bac |
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hommes à laquelle s’oppose l’infini inquiétant et négatif de l’océan. – les retrouvailles entre l’homme et la nature sur le mode d’une sensualité primitive, originelle, parfois monstrueuse, excédant les normes morales : la relation entre Robinson et l’île (extrait 2) est assimilée à un dialogue et une étreinte amoureuse. – la confrontation au mystère du monde : le paysage de la presqu’île (extrait 3), entre terre et ciel, forêt et mer, conduit Simon à en percevoir l’étrangeté, le brouillage des frontières, l’irruption d’une dimension « autre », peut-être sacrée : « Simon n’était plus qu’un guetteur aux yeux tendus, essayant de déchiffrer dans ce paysage qui muait les signes qui allaient dénoncer l’approche de la côte » (l. 31-33). Le romancier insiste sur l’opacité des signes et la difficulté pour les interpréter (« une tension sourde », « on devinait » l. 22-23). In fine, par-delà l’écriture poétique et ses spécificités (personnification et métaphores, voir question 1), les textes de Hugo et de Gracq évoquent la nature comme le lieu d’une révélation : dominé par le paysage, le personnage accède à une vérité, encore formulable chez l’auteur romantique (manifestation des forces du mal et métaphysique claire qui repose sur un manichéisme, la lutte entre le Bien et le Mal), plus indicible chez le romancier moderne (figure de l’attente et d’une révélation à venir, toujours en suspens). L’extrait de Vendredi ou les limbes du Pacifique suggère une relation clairement érotique qui s’avère une découverte du corps, de la nature du désir et de ses formes.
TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire Le commentaire de cet extrait pourra mettre en valeur comment l’on passe d’une description référentielle (découverte du désastre) à l’élaboration d’une vision poétique. 1) Une description saisissante L’analyse de cette dimension éclairera : a) La structure du texte : arrivée du personnage (l. 1-2) et mise en place du point de vue (l. 3-4, « parvint sous la Durande, leva les yeux et la considéra »). Le premier mouvement du passage, interrompu par la coupe, correspond à la description du vaisseau dans les airs. Celle-ci prête au récit du désastre via des détails dans un second
temps (l. 9-17). Puis la contemplation du navire dépecé et en pièces. b) L’objet même de ce tableau (un navire suspendu à des écueils) qui joue sur la surprise, le renversement de la logique, la dimension paradoxale et énigmatique de cette situation : « saisie », « suspendue » (l. 5), « arraché aux vagues » (l. 9), « déraciné de l’eau par l’ouragan » (l. 10), « retenu » (l. 11). La description joue sur l’inversion des perspectives, que traduit l’image : « La quille faisait plafond au-dessus de sa tête » (l. 25-26). c) La violence des faits, qui prête à l’expressivité outrée de la description : le champ sémantique du combat (« arraché », « déraciné », « tordu », « cassé », « chassé », « assené », « disloqué », « défoncée », « délabrées ») met en valeur le conflit qui a opposé la nature et la machine. Énumération, hyperboles et gradations abondent : ainsi, aux lignes 23-24, « haillons », « tronçons », « débris ». Le poète romancier joue également sur le contraste entre le chaos décrit au quatrième paragraphe et la tranquillité souveraine des éléments (l. 27-28). d) Le gigantisme : « la cale défoncée avait vidé dans la mer les bœufs noyés » (l. 18). 2) Le débordement visionnaire et le poème Dans cette partie, on insistera sur : a) La lecture symbolique du tableau : l’océan est assimilé à une puissance maléfique (voir questions 1 et 2). Exploitation possible du document iconographique. b) La dimension visuelle des choix de mise en page : la fragmentation même du texte en paragraphes courts évoque le thème de la dislocation. L’écriture poétique mime le démembrement du navire en privilégiant le retour à la ligne. La mise en page permet de voir le mouvement de crescendo (de la l. 1 à 17, volume de plus en plus important des paragraphes) puis de decrescendo (phrases plus brèves à partir de la ligne 18). Les énoncés qui se détachent de la page apparaissent comme des vers libres et irréguliers, mettant en valeur des jeux de rythme (l. 25-26 : première phrase 6 / 6 / 3 puis pour la seconde 7 / 6) et de sonorités (par exemple ligne 18 : « La cale défoncée / avait vidé / dans la mer / les bœufs noyés »). Par son unité et sa structure cyclique (découverte du navire, puis évocation de la tempête, retour à la vision du navire suspendu à l’écueil), le texte pourrait s’apparenter à un poème en prose.
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c) L’importance des blancs qui traduisent l’effroi face à l’énormité du désastre et de la violence quasi-sadique qu’elle révèle. Le mutisme du personnage est significatif. Sur un plan esthétique, la description s’inscrit dans la catégorie du sublime négatif qui mêle fascination, sidération et horreur, et qui a pour fonction de placer le lecteur au bord de l’insondable (l’agressivité, le Mal). Le silence que les blancs matérialisent sur la page devient aussi important que le texte lui-même.
Dissertation L’objet de la délibération littéraire porte sur la vision poétique du monde qu’un personnage de roman peut proposer. 1) La vision poétique peut traduire les rapports entre le personnage et le monde qui l’entoure a) Rapport à la nature : dans René de Chateaubriand, et de façon plus large dans les récits d’inspiration romantique, la nature devient un refuge. Les paysages reflètent des états d’âme ou deviennent les supports de l’expression de sentiment (révolte, ennui, enthousiasme). On trouve chez Camus (La Peste) des pages lyriques qui traduisent l’unité retrouvée entre le héros et le monde méditerranéen. De même, les fictions de Giono proposent une célébration poétique de la nature (Le Chant du monde). b) Rapport à l’Histoire : la description poétique dote le roman d’un souffle épique dans le récit de l’Histoire. Par exemple, la description de Waterloo dans Les Misérables. c) Rapport à la société : dans Germinal, la mine est perçue par Étienne Lantier comme un monstre dévorateur des hommes. Cette représentation subjective, clairement inscrite dans des mythes (ogre, monde souterrain) marque la descente aux Enfers et offre une vision dantesque de la mine. 2) Cette vision poétique, lorsqu’elle se confond avec une représentation trop idéalisée du monde, pose indéniablement problème. Elle nuit à la dimension réaliste et objective, attendue dans un roman. a) Lieux utopiques (Le Forez dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, la Bétique dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon, Clarens dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau) paraissent artificiels. D’ailleurs, Voltaire se moque de ces lieux imaginaires dans Candide (L’Eldorado).
b) Idéalisation de l’amour : dès Don Quichotte, le roman repose sur la confrontation même entre idéal et réalité. Dans Madame Bovary, Flaubert peint un personnage féminin qui tente de fuir les déceptions du réel en se réfugiant dans un imaginaire sentimental niais, et qui devient victime de ses amants (Léon, Rodolphe). 3) L’intérêt pour le réel dans le roman permet de renouveler la vision poétique du monde. Il autorise : a) Un regard nouveau sur les objets. Zola tente de centrer la description poétique sur des objets non poétiques, empruntés au monde prosaïque : par exemple, les machines (La Bête humaine), ou la nourriture (Le Ventre de Paris). Un objet peut acquérir une existence égale, voire supérieure à celle d’un personnage (le magasin dans Au Bonheur des dames). b) Un rapport inédit à l’espace : par exemple, l’île dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (extrait 3). Le personnage est resitué dans les dimensions d’un monde qui le dépasse : la lumière contre les ténèbres, l’espace infini (Hugo, Les Travailleurs de la mer). c) Le dévoilement d’un monde insaisissable : le rêve, l’onirisme, les incursions dans le fantastique comme dans Le Château de Kafka, La Modification de Butor ou Nadja de Breton.
Écriture d’invention On veillera à ce que chacun des interlocuteurs développe un argumentaire permettant de nourrir l’échange et le débat : – Alors que B soutiendra que l’action est une absolue nécessité du roman, A pourra rétorquer que les descriptions poétiques ne sont pas gratuites et permettent d’exprimer l’intériorité des personnages, d’en enrichir le répertoire. – Alors que B présentera les descriptions poétiques comme une évasion hors du genre, A montrera que cette même vision poétique renouvelle notre regard sur le réel (voir dissertation). – Alors que B défendra l’exposition d’une action et d’une quête réalistes, A analysera comment une vision plus poétique du monde peut ouvrir sur des dimensions inconnues et mystérieuses et ainsi enrichir la notion même de quête et d’exploration. Le ton sera celui de la polémique.
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Vers le bac : « Le personnage de roman au cœur de l’Histoire » Livre de l’élève p. ⁄‚‡ à ⁄⁄‚ Objectifs : Le corpus propose des textes et un tableau du XIXe siècle qui renvoient à l’épopée napoléonienne. Dans les trois œuvres, il s’agit de la bataille de Waterloo, vue par Fabrice, le héros de La Chartreuse de Parme et de façon plus générale et surplombante chez Hugo et Andrieux. Le texte de Vigny, préface de Cinq-Mars qui romance un complot au temps de Louis XIII, met en perspective la mode contemporaine du roman historique. Le corpus se propose donc d’interroger les relations entre le roman et l’Histoire. Il s’agira, à travers la question sur un corpus et les différents travaux d’écriture : – de s’interroger sur les rapports qui lient le roman et le réel et sur la façon dont la fiction émerge de cette rencontre, – de comprendre comment un auteur peut créer un personnage et le relier à l’Histoire, – d’analyser les choix narratifs des romanciers et la façon dont le personnage s’inscrit dans l’Histoire et en rend compte, – de saisir les effets sur le lecteur. Pour prolonger la réflexion sur le roman historique, on pourra se reporter aux ouvrages de référence suivants : – Georges Luckas, Le Roman historique, 1965 (réédition Payot, 2000) – Gérard Gegembre, Le Roman historique, 2005 – Isabelle Durand-Le Guern, Le Roman historique, A. Colin, 2008 Pour l’épopée : – Daniel Madelénat, L’Épopée, Presses Universitaires de France, 1986
QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Les points de vue adoptés dans les deux récits de la bataille de Waterloo sont différents. Stendhal adopte un point de vue interne : il choisit de nous faire vivre l’épisode à travers les yeux de son personnage principal. Le narrateur est extérieur à l’histoire, hétérodiégétique, et le récit est à la troisième personne. Nous avons accès qu’à ce que voit Fabrice (l. 2 par exemple) et à ce qu’il « remarqu[e] » (l. 5) ou encore entend (l. 6). Nous avons aussi ses impressions (l. 8 et suivantes). Cela permet l’écriture d’un texte réaliste mais d’un réalisme subjectif puisqu’il passe par le regard d’un personnage en particulier. Hugo, en revanche, écrit son texte d’un point de vue omniscient. Le récit est effectué par un narrateur extérieur à l’Histoire, hétérodiégétique. La description et la narration semblent aller d’elles-mêmes et sont rédigées à la troisième personne, mais sans être centrées sur un personnage. Le narrateur se trouve sur position panoramique. Ligne 18, l’emploi du pronom indéfini « on » le pose en spectateur ébloui : « on vit un spectacle formidable ». Ce choix narratif permet à Hugo de développer un texte épique par la description de l’héroïsme de la cavalerie française. Andrieux, quant à lui, propose une vision de la bataille qui rejoint celle de Victor Hugo. La bataille est mise à distance, ce qui rend l’impression de foule, mais aussi paradoxalement la violence. Le peintre ne donne pas à voir de détails sanglants, mais un champ de bataille immense qui traduit la confusion et la rage des participants. 2. Dans la préface qu’il propose pour son roman historique Cinq-Mars, Vigny présente les apports du roman face à l’intérêt contemporain pour l’Histoire. Le roman répond à « l’amour du FABULEUX » (l. 25), il donne aux faits historiques « un enchaînement palpable et visible » (l. 29) qui lui fait défaut et une « conclusion morale » (l. 30). La « fable » (l. 45), c’est-à-dire
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le roman, donne corps à l’Histoire en retrouvant le lien qui unit les faits et en mettant ceux-ci en perspective (à la place de Dieu, en quelque sorte, l. 32-33). Chacun à leur façon, les textes de Stendhal et de Hugo remplissent cette fonction. Stendhal permet de vivre de l’intérieur la bataille de Waterloo : le récit est fait du point de vue subjectif d’un jeune soldat maladroit, spectateur et naïf. Ce n’est pas une vision héroïque et historique des faits, mais cela pourrait être aussi une certaine vérité de l’événement historique. Hugo donne une vision tout à fait différente de la bataille : il choisit un point de vue omniscient et permet l’amplification épique. Il fait l’éloge de la cavalerie française qui va pourtant être défaite par l’ennemi. Il s’agit également d’un point de vue subjectif, non pas celui d’un personnage, mais celui de Victor Hugo qui choisit de mettre en avant la grandeur de la France dans l’adversité alors qu’objectivement Napoléon est sur la voie de la déroute.
TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire Le commentaire du texte de Stendhal pourrait suivre le plan suivant : 1) La bataille de Waterloo a) La description de la bataille – une description sonore et visuelle – une description lapidaire et évasive b) Les participants – Fabrice et le Maréchal – les chevaux c) Une vision réaliste ? – une attention particulière aux détails qui crée un effet de réel – un manque plus global de précision 2) Fabrice, un héros-spectateur a) La fascination du personnage pour l’action en cours – choix narratifs : focalisation interne et point de vue subjectif b) Un héros qui passe à côté de l’action – Fabrice spectateur – intervention ironique du narrateur (l. 18) c) Un héros ? – les deux occurrences du terme dans le texte – un passage qui ne le condamne pourtant pas
Dissertation Le sujet de dissertation propose d’interroger les relations qui unissent roman et Histoire.
L’expression « dans quelle mesure » invite l’élève à évaluer la façon dont ils peuvent se « mêler ». Le plan suivant pourrait servir de fondement à la réflexion : 1) Dans une première partie, on pourrait montrer que le roman peut incarner une période historique et une société. a) Pour l’idéaliser : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves et la cour d’Henri II. b) Pour l’analyser : Zola, Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. c) Ou plus généralement pour tirer parti de son potentiel romanesque : Vigny, Cinq-Mars. 2) Dans un deuxième temps, il est possible d’aller plus loin et d’approfondir les relations entre le roman et l’histoire. a) Le roman permet une connaissance du réel : le Paris du XIXe siècle dans les romans réalistes par exemple. b) Le roman est aussi un moyen de comprendre les mécanismes sociaux, voire de les dénoncer : Hugo, Les Misérables. c) Le roman permet de combler les lacunes de l’Histoire : voir la préface de Cinq-Mars dans le corpus et l’extrait des Misérables. 3) Mais la fiction a ses limites et les deux champs, roman et Histoire, restent bien distincts. a) La fonction du roman est de créer une fiction, le roman n’est pas un « document » : l’invention des personnages, d’un nouvel « état-civil » (Balzac) par le romancier. b) Le jeu sur les points de vue romanesques crée forcément un point de vue subjectif : la vision de la bataille de Waterloo par Fabrice ne peut être prise pour un document historique, pour une « chronique » (voir note page 107 du manuel de l’élève pour la définition du genre). c) Mais les deux genres restent voisins : l’Histoire inspire le roman et le roman peut combler les « angles morts » de l’Histoire. D’où le succès intemporel du roman historique.
Écriture d’invention L’analyse des mots-clés du sujet doit permettre de cerner au mieux les attentes : – un dialogue entre deux personnages : la forme et la situation d’énonciation sont clairement indiquées, il s’agit d’un dialogue. L’échange doit être fluide et motivé. Vers le bac |
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– la bataille de Waterloo : cette indication impose le cadre spatio-temporel du dialogue. Au-delà, l’élève doit surtout effectuer une analyse fine des textes pour se projeter dans ce cadre et éviter tout anachronisme. – deux points de vue opposés sur la guerre : exalter versus dénoncer l’horreur. Il est nécessaire de construire un argumentaire. Il serait inapproprié de faire l’éloge sanguinaire de la guerre et de lui opposer une naïve pensée pacifique. Au contraire, en s’appuyant sur les textes de
Stendhal et d’Hugo, on peut développer deux thèses que l’on opposera : Thèse A : la guerre amène tout homme à se dépasser, à faire preuve d’une bravoure qui l’honore dans l’adversité, à l’image de la France qui va pourtant connaître la déroute à Waterloo. Thèse B : pourtant, les morts signent l’échec de l’entreprise de Bonaparte. Face à l’horreur et à la vanité de la guerre, l’Homme pourrait se grandir en acceptant la défaite.
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Chapitre
2
Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours Livre de l’élève p. ⁄⁄¤ à ⁄··
Présentation du chapitre p. ⁄⁄¤ Objectifs Faire découvrir des œuvres théâtrales qui renouvellent les formes classiques. Sensibiliser les élèves à l’art de la mise en scène. Faire percevoir les interactions entre texte et représentation. Comparer des mises en scène. Analyser les fonctions et significations du théâtre antique, ses conditions de représentation, sa dimension religieuse et civique. Dans sa progression, le chapitre montre l’évolution des formes théâtrales de l’Antiquité à nos jours : la comédie est abordée à travers des scènes de mensonge ou de travestissement, puis étudiée dans sa dimension critique. C’est la notion de héros qui permet de découvrir l’univers de la tragédie et de montrer l’évolution, voire la dégradation du personnage dans le théâtre contemporain. Pour chaque texte, des images de mises en scène viennent à l’appui de l’interprétation du texte. Enfin, l’analyse de l’espace théâtral antique permet de comprendre les enjeux d’une scénographie moderne.
Organisation Séquence 6 : La variété du comique est analysée d’abord dans des scènes où la théâtralité et la double énonciation sont exhibées : scènes où
des personnages jouent des rôles, mentent pour mieux manipuler leurs partenaires, sous le regard complice du spectateur. Ce premier corpus va de l’Antiquité au théâtre de boulevard. Le deuxième corpus s’interroge sur la fonction satirique de la comédie. En fin de séquence est posée la question de la nécessité et des fonctions de la représentation. Un drame romantique, Lorenzaccio, fait l’objet d’un « parcours de lecteur « (Séquence 7) : pour comprendre l’originalité radicale de ce genre théâtral, nous analysons la figure du héros romantique, ainsi que le rapport au lieu et à l’histoire. La modernité de l’œuvre est soulignée par les comparaisons de mises en scène. Séquence 8 : Deux corpus montrent l’évolution de la notion de personnage tragique, depuis les modèles de héros proposés par le théâtre grec jusqu’aux figures ordinaires du théâtre de l’absurde. Nous analysons l’évolution de l’écriture théâtrale et du registre tragique chez des auteurs contemporains. Est également posé le problème d’un espace et d’un jeu tragique modernes. Séquence 9 (Histoire des Arts) : Le théâtre antique est abordé à travers la notion d’espace : conditions de représentation du théâtre grec, fonctions rituelles de l’espace, transpositions et interprétations modernes. Vers le bac : Deux corpus sont proposés, l’un axé sur l’écriture théâtrale, montre l’évolution du monologue dans le théâtre contemporain, l’autre axé sur le rapport du texte à la scène étudie la fonction d’un accessoire comme la lettre. | 91
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Pistes d’étude de l’image Le héros de Mouawad, auteur québécois d’origine libanaise, décide de s’enfermer dans les toilettes pour protester contre l’invasion de son appartement. L’image suggère le ridicule de la situation : un groupe de personnages joyeux avec des ballons, des tenues colorées, des expressions enthousiastes s’oppose au héros solitaire accroupi seul devant son gâteau d’anniversaire, avec une mine d’enfant désemparé. Les personnages de Mouawad, sont toujours en quête d’eux-mêmes, à la fois pathétiques et risibles. On peut remarquer une scénographie minimaliste, sol nu et panneau noir sur roulette pour structurer l’espace. L’espace moderne est le plus souvent symbolique.
Bibliographie – CORVIN Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Bordas, 2008 – DAVID Martine, Le Théâtre, Belin, 1995
– RYNGAERT Jean-Pierre et SERMON Julie, Le Personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Éditions Théâtrales, 2006 – SARRAZAC Jean-Pierre (sous la direction de), Lexique du drame moderne et contemporain, Circé Poche, 2005 – Le Théâtre français du XVIIe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Sceren, 2009 – Le Théâtre français du XVIIIe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Sceren, 2010 – Le Théâtre français du XIXe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Sceren, 2010 – Le Théâtre français du XXe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Sceren, 2011 – UBERSFELD Anne, L’École du spectateur, Éditions sociales, 1991 – VASSEUR-LEGANGNEUX Patricia, Les Tragédies grecques sur la scène moderne, P.U. du Septentrion, 2004 Ressources en lignes : – www.cndp.fr/antigone – http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/
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Séquence
6
Mettre en scène la variété du comique Livre de l’élève p. ⁄⁄‹ à ⁄‹·
Présentation de la séquence p. ⁄⁄‹ Deux corpus sont proposés. L’un permet de travailler sur l’aspect ludique de la comédie, quand sont révélés les artifices théâtraux, tels que le déguisement, le masque, le mensonge. L’autre montre la fonction satirique du rire. À de multiples reprises, les comparaisons de mises en scène permettent de confronter des interprétations différentes d’un même texte. C’est la question de la représentation qui est ainsi posée. Cette interrogation trouve son prolongement dans un débat argumentatif, s’appuyant sur un texte d’Artaud (« Pour argumenter »). Enfin, l’histoire littéraire fait le point sur cette problématique, en montrant les évolutions techniques et idéologiques de la mise en scène.
H istoire des arts
E. Ionesco, La Cantatrice chauve, ⁄·∞‚ p. ⁄⁄›-⁄⁄∞ Intérêt : Cette mise en scène, qui a connu un vif succès, date de 1992. Elle a été reprise en 2006 sous la direction de l’assistant de J.-L. Lagarce, F. Berreur. Elle est disponible en DVD (Arte-vidéo) avec des interviews et explications de F. Berreur sur l’univers proposé par Lagarce et les personnages. Lagarce, auteur contemporain (voir l’extrait de Juste la fin du monde, p. 173), avait une grande admiration pour Ionesco. Cette mise en scène a créé l’événement car elle prenait le contre-pied de la mise en scène de référence, celle de Nicolas Bataille, approuvée par Ionesco et toujours à l’affiche du Théâtre de la Huchette depuis sa création en 1950. Cette image montre clairement ces choix de mise en scène, concernant l’espace, les costumes ou l’attitude des personnages et permet donc d’aborder facilement la notion de représentation : des personnages agissant dans un espace donné.
Mettre en scène un univers absurde LECTURE DE L’IMAGE 1. Le décor est constitué d’une pelouse verte en matière synthétique et d’une façade de maison en bois clair, avec cinq fenêtres ornées de jardinières fleuries de géraniums et une porte. On voit bien qu’il ne s’agit que d’une façade à l’artificialité exhibée. Le fond est noir, avec des projections de « ciel » tout aussi artificielles. L’univers ressemble à celui des dessins animés, très coloré et simple. La scène se passe dans le jardin, en extérieur. 2. L’univers anglo-saxon (Lagarce dit s’être inspiré de Hopper) est présent par l’architecture en bois et le soin apporté au jardin et aux fleurs. Mais aucun ameublement typiquement anglais ne permet de vraiment identifier le lieu. La scène ne se passe plus à l’intérieur. En sortant l’histoire de la maison, Lagarce renonce au huisclos. Il se donne davantage de champ pour les déplacements des comédiens (ils peuvent utiliser la largeur et la profondeur de l’espace scénique). Cela renforce les effets comiques d’une inconfortable garden-party, sans sièges, ni table pour accueillir le thé. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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L’univers bourgeois est respecté : la maison est assez grande, coquette et les personnages sont en tenues soignées et distinguées.
3. Hommes et femmes ont des tenues parfaitement identiques, faisant de chaque couple le double burlesque de l’autre. En effet, Lagarce a choisi des acteurs aux physiques opposés : la grande Madame Smith avec son mari rond est le symétrique comique de la petite Madame Martin et de son mari, grand et maigre. De plus, les dames, surtout, donnent dans le kitsch britannique : leur robuste tailleur en tweed, leur chapeau coloré et leurs bijoux rappellent ceux de la reine d’Angleterre. Les hommes ont certes des costumes stricts gris, mais leurs chemises jaunes et leurs cravates orange les rendent ridicules. Si le kitsch est lié au monde de l’enfance, on a l’impression de voir des personnages qui jouent aux bourgeois respectables. 4. Les Smith, qui reçoivent, se sont accaparés les deux fauteuils et laissent les Martin assis inconfortablement dans l’herbe, ce qui n’est pas très pratique pour la femme en tailleur serré. Ils sont alignés et n’ont donc aucune possibilité de face à face. On voit les deux hommes admirer Mme Smith, tandis que Mme Martin est recroquevillée sur elle-même dans une attitude angoissée (elle est le bouc émissaire du groupe que les autres harcèlent).
ÉDUCATION AUX MÉDIAS Quelques éléments importants de l’interview de Lagarce : – l’artificialité : « l’idée de la façade de cette maison qui est en bois‚ comme dans un tableau de Hopper‚ est importante ; l’effet est volontairement appuyé pour que l’on sente bien qu’il n’y a là qu’une façade‚ c’est-à-dire un décor. On est là pour faire semblant et on sait qu’on fait semblant » ; – l’univers : « on est entre le dessin animé et le feuilleton américain des années 50. Le tout étant renforcé par des rires enregistrés qui soulignent certaines répliques ; on est vraiment comme dans un feuilleton télévisé ! Et on entend rire alors qu’il n’y a absolument rien de drôle » ; – le jeu des acteurs : « j’ai demandé aux acteurs de jouer de manière très sérieuse » ; – l’absurde : « L’absurde aujourd’hui‚ ce sont les
feuilletons télévisés auxquels vous ne comprenez strictement rien si vous ne les regardez pas de manière régulière ». L’article critique doit expliquer le parti pris du metteur en scène, son projet, sa façon d’interpréter l’œuvre. Il peut décrire certains aspects des décors, des costumes, du jeu des acteurs. Dans un deuxième temps, il faut donner un avis sur ce parti-pris : fonctionne-t-il bien ? Est-il comique ? Rend-il compte du sens de l’œuvre ?
ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention Faire lire l’extrait du dénouement de La Cantatrice chauve p. 485.
VERS LE BAC Oral (entretien) Le comique repose d’abord sur une esthétique visuelle : l’ensemble est artificiel et très coloré, rappelant l’univers des dessins animés ou des feuilletons télévisés qui se passent dans des lotissements américains tous identiques. Cet univers kitsch est accentué par des personnages loufoques, à la fois par leurs ressemblances, leurs tenues (question 3) et par leurs comportements : on assiste à une parodie de réception mondaine avec des invités que l’on installe inconfortablement à même le gazon, alors qu’ils se sont mis sur leur trente et un (question 4). La disposition en rang d’oignon insiste sur les différences de taille (decrescendo) et montre les rapports de pouvoir entre les couples : Mme Smith, imposante, monopolise l’attention alors que Mme Martin est prostrée et montre un air coupable et malheureux.
Bilan / Prolongement On retiendra l’idée de décor à la fois concret, mimétique et symbolique ; c’est l’une des caractéristiques de la mise en scène moderne. La représentation théâtrale permet l’analyse critique de toute forme de rituel social : on peut se reporter à l’extrait et aux images du Roi se meurt (p. 168-169) pour analyser la remise en question d’un autre rituel social, celui de la monarchie dans l’exercice de ses fonctions. Voir aussi le rituel de la visite au musée avec l’extrait de Théâtre sans animaux (p. 138). Ces rituels
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renvoient à une interrogation sur l’absurde, au sein des conventions sociales. Pour approfondir la définition du théâtre de l’absurde, outre Ionesco cité ci-dessus, on tirera profit des images et textes de Beckett, pages 16667, 177, 191, 194, 490.
MASQUES, MENSONGES ET JEUX DE RÔLES
Plaute, Amphitryon,
⁄ Molière, ¤ Amphitryon, vers ¤‚‚ av. J.-C
⁄668 p. ⁄⁄6-⁄⁄8
Objectifs : – Travailler sur une réécriture d’un œuvre antique par Molière permet d’analyser l’imitation et l’écart par rapport au modèle. – Analyser une forme de mise en abyme par le biais du déguisement. – Mettre en évidence le rôle comique de la double énonciation théâtrale, caractéristique fondamentale du texte de théâtre.
Un dédoublement troublant LECTURE DES TEXTES 1. Le spectateur sait que Mercure ment et s’amuse, comme lui, du désarroi de Sosie finissant par douter de sa propre identité. Les procédés théâtraux renforcent le comique de la situation : – la succession de phrases interro-négatives utilisées par Sosie pour se justifier prouve qu’il n’est pas très sûr d’être lui, même si ce sont des questions rhétoriques ; – la reprise par Mercure des mêmes phrases sous forme affirmative précédées de « c’est moi » génère un comique de répétition ; – la menace des coups pour faire taire le malheureux Sosie relève de la farce. C’est un moment
attendu et, comme tel, on le trouve aux lignes 9-10 chez Plaute et aux vers 27-28 chez Molière ; – l’aparté final de Sosie qui avoue ne plus être sûr d’être lui-même permet de finir en riant.
2. Le premier élément concret est la lanterne qu’il tient à la main et qui lui permet d’éclairer la porte de leur maison. On trouve cet objet scénique à la ligne 8 (Plaute) et au vers 1 (Molière). Ensuite, il est sûr d’être éveillé, puisqu’il a ressenti le coup porté par Mercure (l. 10-11 chez Plaute, v. 20-21 chez Molière). Molière développe l’analyse des sentiments de Sosie. On observe la gradation suivante : – indignation devant une situation absurde avec questions rhétoriques et phrase exclamative (v. 1-5) ; – recherche d’indices prouvant qu’il ne dort pas : il cherche à se rassurer car il est malgré tout troublé, comme en témoignent les questions rhétoriques interro-négatives, se succédant à un rythme saccadé, ponctuées de verbes à la première personne en début de vers (v. 6-22) ; – retour de la confiance et détermination avec une phrase exclamative et des verbes injonctifs (v. 23-26). 3. Mercure prouve son identité en ajoutant des détails vrais aux informations données par Sosie, par exemple le meurtre du roi Ptérélas (l. 18 chez Plaute, v. 35 chez Molière). Molière ajoute des détails sur la vie personnelle de Sosie : sa famille, père, frère, épouse et ses sentiments (« dont l’humeur me fait enrager », v. 40), surtout ses ignominies cachées : « mille coups d’étrivière, marqué par derrière sans en avoir jamais rien dit » (v. 41-42). Qui peut connaître les secrets de Sosie, sinon Sosie lui-même ? Les procédés : – anaphore de « c’est moi » ; – énumération des membres de la famille avec parallélisme de construction : « fils de », « frère de », « mari de » ; – utilisation des octosyllabes pour scander plus énergiquement les informations importantes, les plus secrètes : vers 40, 42, 44 ; à la rime « étrivière » / « par derrière ». 4. Il est acteur parce qu’il résiste, se défend, se justifie, cherche à entrer malgré tout dans la maison pour accomplir sa mission : « entrons chez nous » (l. 11, Plaute), « laisse à mon devoir 6 Mettre en scène la variété du comique |
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s’acquitter de ses soins » (Molière). Mais il est spectateur quand il écoute et se laisse convaincre par Mercure. La fin des deux extraits insiste sur ce rôle. Relevons : « à l’entendre » (Plaute), « maintenant que je le considère » / » je vois qu’il a de moi taille, mine, action » (v. 26, Molière). Sosie est bien devant un acteur qui joue un rôle et le persuade qu’il est Sosie.
5. Les thèmes baroques présents dans cette scène : – le théâtre dans le théâtre : Mercure joue un rôle sous les yeux des spectateurs complices ; – l’incertitude entre le rêve et la réalité (v. 7-8) ; – le thème du double, du reflet trompeur (v. 4, v. 45-50).
HISTOIRE DES ARTS Dans les deux mises en scène, les deux acteurs sont habillés à l’identique. Ils portent une combinaison et un manteau large qui renvoie vaguement à l’Antiquité pour les acteurs de la Comédie Française. Le costume est plus moderne dans la mise en scène de Sobel (Kleist, auteur du XXe siècle, a traduit et adapté la pièce de Molière) et il fait un peu paysan. Cependant, la ressemblance physique entre eux est plus probante, sans doute à cause du chapeau qui cache les cheveux, et donne aux deux acteurs un même visage rond. Chez Vassiliev, les cheveux et les barbes n’ont pas la même longueur. Sosie / Mercure chez Vassiliev : le décor fait de ponts et d’arcades peut rappeler l’architecture grecque, mais il suggère surtout que Sosie est suspendu au-dessus du vide et n’a plus de repère : on ne distingue aucune vraie maison en arrièreplan, on ne voit qu’un labyrinthe d’arcades. Cette scénographie renvoie à l’espace mental de Sosie, son équilibre précaire. Le valet est posé face public, le regard dans le vague, il semble perdu. Mercure le toise d’un air goguenard et hautain. Pas plus que Sosie, il ne joue avec le public : il est détaché, sûr de sa position de dieu qui a le contrôle de la situation. Sosie / Mercure chez Sobel : le plateau est vide et l’espace nocturne ne permet pas de voir les repères sur lesquels est censé s’appuyer Sosie. On ne distingue pas de maison en arrière-plan. Sobel opte donc aussi pour une scénographie symbolique, espace de cauchemar et de pénombre. Le jeu des deux acteurs est comique : Sosie, allongé par terre, accroché à sa lanterne, a une mine effarée. Il s’adresse au spectateur, le prend à parti.
Mercure est assis derrière lui et regarde aussi le public, d’un air faussement renfrogné, la main droite tenant un bâton ou une épée. Il joue au méchant.
ÉCRITURE Vers la dissertation 1) Du dialogue conflictuel au duel verbal Le dialogue, caractéristique majeure du texte de théâtre, permet, par le rythme de l’échange, de mettre en scène les tensions propres au conflit. Plus les répliques sont courtes, plus l’échange devient vif, voire violent (on peut citer le cas particulier de la stichomythie pour les dialogues en vers). L’échange conflictuel le plus simple repose sur l’alternance question/réponse. Des modulations sont bien sûr possibles : les réponses peuvent être éludées ou ironiques ; les questions peuvent se faire menaçantes, exhibant ainsi les rapports de classe ou de force opposant maître et valet. Pour le vérifier, il n’est que de lire l’extrait du Mariage de Figaro, pages 130-131 et de L’Île des esclaves, page 487. Pour illustrer le pouvoir abusif d’un roi, reportons-nous à Ubu Roi (p. 132-133). Pour découvrir la puissance écrasante de l’argent, regardons le numéro d’une pauvre devenue milliardaire, tiré de La Visite de la vieille dame (p. 134-135). On remarque dans ces deux dialogues que les personnages voulant résister à la volonté de puissance que manifeste la violence verbale n’y parviennent pas et finissent par se contenter de gémir (dans Ubu Roi) ou, dans l’extrait de Dürrenmatt, par accepter l’argent proposé pour se taire. 2) Le rapport de force physique Le conflit au théâtre trouve une expression et une résolution spectaculaire dans la violence tragique, scéniquement réalisée : – simples coups de bâton ou menaces dans la comédie : Amphitryon ; – bagarre échevelée et générale dans le vaudeville : Le Dindon (p. 126-127) ; – violence tragique s’achevant dans un bain de sang, devant un chœur de citoyens tétanisés de peur : Agamemnon (p. 154-155).
VERS LE BAC Oral (entretien) Molière imite la progression conçue par Plaute : le dialogue est coupé par des menaces et des
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Commentaire
d’autres, aux vers 27-28 où les allitérations en [k] et [t] font résonner la menace. Mercure reprend comiquement les interrogatives de Sosie à la forme affirmative. À chaque fois, il les fait précéder de « c’est moi qui », en anaphore aux vers 30, 31, 33, 36. Chaque information reprise est donnée dans un style plus soutenu : « commis » (v. 11) / « députe » (v. 31). On remarque ainsi l’inversion du complément de lieu (v. 32), l’ajout d’une métaphore : « récit des faits » (v. 14) / « annoncer la valeur de son bras » (v. 33), l’invention du complément du nom « remporter une victoire pleine, a mis le chef bas ». Il se moque de Sosie en révélant des informations intimes peu honorables : sa mauvaise entente avec sa femme (v. 40) et surtout ses condamnations à être fouetté ou marqué au fer rouge (à la rime « étrivière » / « par derrière »). La honte ressentie par Sosie est exprimée par l’octosyllabe du vers 42. La double énonciation rend le dialogue comique : le public se range du côté du dieu insolent contre l’esclave niais et poltron.
1) Un rapport de force comique – Sosie est déterminé à accomplir sa mission : il reprend chacun des termes de ce qu’Amphitryon lui a demandé (v. 11-14), en insistant sur les acteurs (« mon maître Amphitryon », « Alcmène sa femme », ces deux GN, tous deux placés en début et fin de vers et de phrase, portent sur le contenu : « vantant sa flamme… un récit de ses faits »). Il tient tête à Mercure, en insistant sur les détails matériels prouvant qu’il maîtrise la situation. Par exemple, il insiste sur la lanterne qu’il brandit et qui éclaire le pas de la porte où se tient Mercure (v. 16-17). Son indignation et son assurance sont marquées par une phrase exclamative (v. 23-24) et par des impératifs insistant sur sa volonté d’entrer dans la maison : aux vers 25-26, on relève la rime interne « cesse » / « laisse » et des allitérations en [s]. – Mercure est de son côté déterminé à l’empêcher d’entrer et à se moquer de lui : le dieu s’impose par la menace et la force physique : Sosie rappelle les coups déjà reçus, insistant sur sa propre lâcheté de façon comique (les vers 19-22 comportent des hyperboles comme « ta furie », « roué de coups ») et Mercure en annonce
2) Une réflexion baroque sur le théâtre – C’est une scène de théâtre dans le théâtre : Mercure joue le rôle de Sosie avec Sosie pour spectateur. Il se présente en déclinant son identité complète ainsi que son rôle dans l’histoire (v. 31-40). Il est déguisé, a la même apparence que Sosie et le résultat convainc Sosie lui-même (v. 49-50). Cette imitation parfaite du modèle, vérifiable sur les images de mises en scène, correspond bien à ce qu’on attend d’un acteur. – Le théâtre est un outil de réflexion sur le monde : domaine de l’illusion, il pose la question de ce qu’est la réalité puisqu’il en propose un reflet plus vrai que nature. Ce sont les tourments de Sosie qui l’expriment, sa crainte de rêver cette scène (v. 7-8), son angoisse de ne plus être lui-même. Son trouble identitaire est marqué par l’accumulation de phrases interro-négatives (v. 2-3) avec un octosyllabe au rythme saccadé 3/5. Puis, vers 15-22, on voit que les verbes à la première personne scandent chaque début de vers, comme si Sosie s’accrochait désespérément à ce « je ». Sa surprise est marquée par la phrase exclamative (v. 5). Enfin, son désarroi est exprimé dans la dernière réplique prononcée en aparté : il prend le public à témoin de sa détresse.
coups dès que Sosie veut pénétrer dans sa maison. Il reprend le principe des phrases interrogatives de Sosie, qui servent de tests d’identité et l’on voit à nouveau Mercure répondre en ajoutant des informations vraies, prouvant qu’il connaît la situation aussi bien que Sosie (détail de la victoire et de la mort du roi Ptérélas). Mais la structure en vers permet à Molière de développer, dans un registre lyrique, le trouble baroque face au reflet plus vrai que le modèle : en témoignent rythme des vers, parallélismes de construction, phrases interrogatives et exclamatives. La question de l’identité devient alors centrale (v. 1-4), alors que Plaute jouait seulement sur le rapport de force comique entre l’homme et le dieu. Le Sosie de Molière se cherche luimême, se pose la question de son existence (question cartésienne) et finit par accepter l’existence d’un autre lui-même (v. 45-46). C’est pourquoi Mercure s’étend sur la vie intime de Sosie, quand Plaute en restait à sa mission d’esclave d’Amphitryon.
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Enfin, le lexique aussi a son importance : le mot « étonnement » (v. 47) est renforcé par l’hyperbole « dont mon âme est saisie ».
Bilan / Prolongement Ce texte permet donc de réfléchir à la capacité du théâtre à imiter le réel ou à en donner une image plus vraie, plus saisissante que la réalité elle-même. On peut proposer une mise en voix en chœur de la réplique de Sosie, comme s’il se démultipliait en 4 ou 5 personnages. C’est une façon de donner corps à la folie qui le gagne. Le DVD de la mise en scène de Vassiliev est disponible à la Comédie Française (coffret Molière). Documents sur la mise en scène de Sobel sur le site du théâtre MC93, saison 2010-2011 : www.mc93.com/fr/2010-2011/amphitryon.
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Molière, Dom Juan, ⁄66∞ p. ⁄⁄·-⁄¤⁄
Objectifs : Analyser une autre pièce baroque de Molière, écrite dans les mêmes années qu’Amphitryon, à un moment où le dramaturge cherche à renflouer les caisses de sa compagnie avec des pièces à machines et à grand spectacle. Il s’agit de montrer que l’esthétique classique n’avait pas supplanté totalement l’esthétique baroque et permettait des écarts par rapport aux règles. Le personnage de Dom Juan est ici envisagé sous le masque de l’hypocrite et dans son rapport à Sganarelle, rôle joué par Molière lui-même, ce qui permet aussi de traiter la convention théâtrale du couple maître / valet de comédie.
Le masque du fils repentant LECTURE DU TEXTE 1. Le libertin pose les problèmes de la limite de la morale individuelle face à la société. C’est un personnage provocateur qui, par ses défis à
la morale, suscite des péripéties. Le spectateur, indigné et amusé (on est au théâtre), attend de voir qui pourra l’arrêter ou le punir. Comme le libertin est toujours soumis, in fine, à la vengeance divine, l’auteur délivre ainsi une leçon de morale.
2. La réaction de Dom Louis montre autant sa crédulité de père faible (« tendresse d’un père », l. 22-23) que la force de persuasion de Dom Juan. Le père exprime sa satisfaction et son soulagement par une phrase exclamative (l. 22-25). Il insiste avec des hyperboles sur son pardon complet : « les offenses s’évanouissent », « je ne me souviens déjà plus des déplaisirs », « tous mes vœux sont satisfaits ». Il joint le geste à la parole et embrasse son fils de joie (l. 32). Il remercie le Ciel de ce miracle, qu’il appelle « saintes résolutions » (l. 31-32, 37-38). Sa joie sera complète lorsqu’elle sera partagée avec sa femme, ce qu’il espère aux lignes 35-36. On remarque le vocabulaire hyperbolique de la joie dans toute sa réplique : « des larmes de joie », « les doux transports du ravissement ». Cette satisfaction est reprise par Sganarelle au début de la scène 2, pratiquement avec les mêmes termes, mais dans un style plus courant, révélateur de sa classe inférieure : « que j’ai de joie », « grâce au Ciel, mes souhaits accomplis ». Le comique de ces deux explosions de joie est renforcé par l’effet de répétition, et surtout par la révélation de l’hypocrisie de Dom Juan. 3. Même sans la didascalie indiquant son hypocrisie, la réplique de Dom Juan est trop exagérée pour être honnête. Il a changé du jour au lendemain : « je ne suis plus le même d’hier au soir ». Il insiste sur l’aspect miraculeux du phénomène : « le Ciel tout d’un coup », « un soudain changement de vie ». Le vocabulaire avec lequel il présente sa vie passée appartient au lexique religieux du péché : « je regarde avec horreur le long aveuglement », « les désordres criminels », « toutes les abominations ». Il met trop en scène cette conversion, veut s’en glorifier : « faire éclater aux yeux du monde ». On remarque le rythme ternaire, très artificiel, des lignes 13-16 qui insiste sur les étapes de cette contrition publique. Il réclame même un directeur de conscience alors qu’il affirmait son indépendance par son libertinage : « faire le choix d’une personne qui me serve de guide » !
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4. L’acteur peut interpréter la didascalie en appuyant sur certains mots (voir question 3). 5. Dom Juan utilise une énumération de trois termes pour définir sa démarche : « pure politique », « un stratagème utile », « une grimace nécessaire ». Les termes de « grimace » ou « masque » (l. 68) renvoient au jeu théâtral. Il veut se ménager des alliances, éviter d’être poursuivi pour immoralité (« cent fâcheuses aventures »). Il a besoin du masque de la respectabilité pour continuer à vivre dans son milieu aristocratique, au milieu de ses pairs. Et il souligne que tout le monde agit ainsi dans la société. Il est étrange qu’un homme qui fait aussi peu de cas de la crainte divine (l. 53-54), accepte de jouer le jeu de la comédie sociale. La complexité du personnage tient également à cette façon de se confier à son valet : il a besoin d’un témoin de ce qu’il est vraiment, à la fois pour en jouir et pour se faire admirer (comme le marque la répétition comique de « quel homme ! » par Sganarelle l. 46-47). Sganarelle est garant de sa véritable liberté de penser. 6. Sganarelle est le témoin abasourdi de cette confession et ses réactions apportent un registre comique à un aveu cynique et inquiétant. Le comique tient d’abord à son incompréhension : en attestent les phrases incomplètes et les exclamations des lignes 46-47, reprises à la fin de la scène. Puis, il oppose à Dom Juan les phénomènes surnaturels auxquels ils ont assisté, preuve de la puissance divine et de sa menace (l. 50-51). Sganarelle ne cherche pas à raisonner avec Dom Juan mais à l’effrayer, ce qui est vain.
HISTOIRE DES ARTS Mise en scène du Footsbarn Traveling Theater : la différence de classe est indiquée d’abord par les costumes : vêtements sales et de couleur terne pour Sganarelle et habit rouge, chemise à dentelle, perruque pour Dom Juan. Les postures sont elles aussi révélatrices : Sganarelle est assis inconfortablement sur un minuscule tabouret, alors que Dom Juan est en position décontractée, un pied appuyé sur un coffre et le menton sur un poing. Très sûr de lui, il regarde avec mépris droit devant lui, sans vraiment se préoccuper de son valet qui, au contraire, le surveille du coin de l’œil, sans oser se retourner pour un franc face à face. Les deux personnages sont proches mais sans vrai lien physique.
Les grimaces des deux acteurs sont burlesques. Le Footsbarn est en effet une compagnie qui travaille sur les techniques du clown et de la Commedia dell’Arte avec un jeu très expressif soulignant ici la prétention du maître et la crainte un peu sotte du valet. Mise en scène de Daniel Mesguich : la position est inversée par rapport à la précédente : c’est Dom Juan qui est au sol, sur les genoux, le corps penché en avant, tandis que Sganarelle, debout derrière lui, l’enveloppe de ses bras et appuie sa tête tendrement sur l’épaule de son maître, qui ne le regarde pas. La tenue loufoque du valet, clownesque (le maillot rayé, la calotte avec un épi dressé) est dans les mêmes tons rouges que la robe de chambre brodée du maître : ils sont dans les mêmes tons, mais pas dans le même registre. Le geste affectueux de Sganarelle montre le souci que Dom Juan lui donne, son envie de le sauver ; mais l’indifférence apparente de Dom Juan transforme cet abandon en geste inutile d’animal domestique. Le comique subsiste malgré tout dans la relation : Sganarelle a surmonté sa crainte et se jette ainsi maladroitement sur son maître pour le protéger. Mise en scène de Jacques Lassalle : plus rien de comique dans cette version où Sganarelle rase son maître en chemise, alors que lui-même porte un habit soyeux et brodé. Avec la gorge très dénudée, Dom Juan semble à la merci de Sganarelle qui baisse vers lui un regard qui n’est ni complaisant ni craintif. Mais la posture désinvolte de Dom Juan, les yeux vers son valet, montre sa totale confiance en lui-même. Sa face fardée a toute l’apparence du masque qu’il veut endosser. Une certaine tension se dégage de cette scène : Dom Juan défie son valet désapprobateur.
ÉCRITURE Vers la dissertation Pour préparer l’argumentation, on peut lire le texte 6, page 493. Il s’agit d’abord de comprendre les deux mots proposés. Quand on interprète un texte, on suppose un sens préexistant qu’il s’agit de révéler par la mise en scène. Au contraire, la recréation revendique une certaine liberté par rapport au texte. Chacune des trois mises en scène présentées ici cherche plutôt à donner une image lisible du texte, donc à l’interpréter. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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La relation entre Sganarelle et Dom Juan évolue en permanence entre admiration, affection, crainte, désapprobation. L’image de la page 119 insiste sur la distance sociale et intellectuelle : Sganarelle est un benêt apeuré. Cette image peut être considérée comme caricaturale, mais elle est sans doute proche de l’interprétation qu’en donnait Molière lui-même. Celle de Mesguich montre la dépendance et l’affection de Sganarelle pour son maître. Dom Juan ne paraît pas ému par cette démonstration excessive de tendresse et cela correspond bien à son rôle d’homme distant et froid. Enfin, le Sganarelle mûr et imposant que joue Roland Bertin (p. 121) manifeste davantage la désapprobation morale de l’homme du peuple vis-à-vis du libertinage cynique du maître.
VERS LE BAC Oral (analyse) 1) Le rapport entre les personnages, comme la progression du dialogue se conforment bien à la convention comique du maître et de son valet. Dom Juan se moque de son valet avec une insulte adressée au public : « La peste, le benêt ». Il le ridiculise en soulignant sa naïveté : « Quoi ? Tu prends pour de bon argent » ce qui n’est qu’une croyance sociale. 2) L’infériorité sociale de Sganarelle est aussi suggérée par sa sottise : voir question 6. Il manifeste son incrédulité et son ébahissement par les répétitions comiques de « quel homme » ! 3) La supériorité du maître sur le valet n’est cependant jamais suffisante : le valet doit être un faire-valoir de son maître. Ici, Dom Juan s’explique auprès de Sganarelle (« je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence »). Il se justifie, il cherche même son approbation : « pourquoi non ? ». Le valet est donc l’indispensable garant de la vraie personnalité de Dom Juan : « je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme ». La relation de dépendance de l’un vis-à-vis de l’autre est donc plus complexe qu’on ne le pense.
Commentaire 1) La relation comique maître / valet Même si Sganarelle commence et termine la scène, c’est Dom Juan qui domine l’échange, en se mettant en scène devant son valet d’abord séduit par la conversion de son maître, puis
interloqué et admiratif de son hypocrisie et de son cynisme. a) Un maître moqueur face à son valet éberlué Sganarelle est un valet naïf exprimant toujours de façon hyperbolique ses émotions. Se multiplient ainsi les phrases exclamatives (l. 39-41), qui comportent des formules d’insistance comme « il y a longtemps que j’attendais » ou « tous mes souhaits accomplis ». Dom Juan réagit à ce débordement de joie par une insulte, en connivence avec le public : « la peste, le benêt ! » Sganarelle manifeste alors doute, incompréhension et étonnement. Le comique de langage est relevé par les procédés suivants : répétition de l’insulte proférée par Dom Juan, puis succession de phrases inachevées (l. 46) et enfin triple répétition de la phrase exclamative « quel homme ! », qu’on retrouvera en clôture de scène. Les questions rhétoriques des lignes 50-51, puis 62-64 expriment à la fois son incrédulité et sa crainte superstitieuse face à « la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ». b) Un maître qui a besoin du regard de son valet Si Dom Juan exprime au début de la scène son impatience devant la sottise de Sganarelle par une question rhétorique en guise de reproche (l. 44-45), il prend le temps de s’expliquer devant lui, montrant ainsi sa dépendance visà-vis de son valet. Dans une comédie, celui-ci est l’indispensable faire-valoir d’un maître qui n’existerait pas sans son regard. Dom Juan l’explique aux lignes 59-60 : Sganarelle est « un témoin du fond de [son] âme ». Le plaisir que Dom Juan prend à déguiser ses vraies pensées nécessite un spectateur, comme pour un acteur. Les mots « grimace » (l. 56) et « masque » (l. 68) appartiennent au monde du théâtre. Et c’est même l’approbation de Sganarelle qu’il réclame à la fin de la scène par une phrase interrogative « pourquoi non ? » Tant et si bien qu’on peut comprendre la réplique finale du serviteur, non comme un reproche voilé, mais comme une marque d’admiration pour la puissance de jeu et de dissimulation de Dom Juan. 2) Le portrait d’un hypocrite a) Un homme sans crainte ni scrupule À la seule objection superstitieuse de Sganarelle, Dom Juan rétorque en affirmant son athéisme, fondé sur une démarche intellectuelle : « quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable, ni
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de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme ». Cette indépendance vis-à-vis de toute forme de crainte religieuse, lui permet d’expliquer son hypocrisie, qu’il caractérise (l. 56) par une énumération de trois termes de plus en plus péjoratifs : « pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire ». Il a joué cyniquement le repenti devant son père par intérêt, ce qu’il appelle les « véritables motifs » : « un père dont j’ai besoin ». Cette attitude lui permet en outre de continuer à fréquenter le monde sans en craindre la réprobation, voire la condamnation : il peut se « mettre à couvert du côté des hommes de cent fâcheuses aventures ». b) Une vision cynique et pessimiste de la société La justification ultime de Dom Juan se trouve dans le spectacle de la société elle-même. Il ne fait que reproduire ce « train de vie exemplaire » qui suffit à asseoir sa bonne réputation et à être accepté dans le monde. Et sa dernière réplique le dit crûment puisqu’il parle de « métier » pour désigner un comportement apparemment répandu : « tant d’autres […] se servent du même masque ». Molière critique, comme dans Le Tartuffe, la fausse dévotion qui cache des conduites scandaleuses. Cette image du masque de théâtre est souvent rendue dans les mises en scène par le maquillage soutenu du visage de Dom Juan, comme celui proposé dans la photo de la mise en scène page 121. Ce maquillage était à la mode, pour les hommes comme pour les femmes, à la cour de Louis XIV. Mais il prend ici une valeur symbolique.
Bilan / Prolongement Si le déguisement dans Amphitryon est uniquement ludique et révélateur de la puissance du théâtre, il prend ici une dimension sociale critique : le monde, en particulier celui de l’aristocratie et de la cour, est un théâtre où chacun joue un rôle dans son propre intérêt. Il faut rappeler que la pièce fit l’objet d’une censure et que Molière dut modifier des scènes où l’athéisme déclaré de Dom Juan était choquant. La mise en scène de D. Mesguich est disponible en DVD édité par la COPAT (2005), l’extrait également dans le DVD du manuel ainsi qu’une interview de D. Mesguich. Le DVD de la mise en scène de Lassalle est disponible dans le coffret Molière de la Comédie Française.
Un autre extrait de la pièce, page 489, ainsi que des extraits du Mariage de Figaro (p. 131 et 489) permettent d’approfondir les relations entre maître et valet.
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Lesage, Turcaret, ⁄‡‚· p. ⁄¤¤
Objectifs : – Faire connaître un auteur moins connu pour son théâtre que pour son roman Gil Blas de Santillane. – Analyser la dégradation des valeurs aristocratiques en comparant ce personnage avec celui de Dom Juan. – Analyser le rapport entre le texte et le jeu : quel est le rôle d’un accessoire, du comique de gestes ?
Jeu de dupes autour d’un diamant LECTURE DU TEXTE 1. La tension entre les personnages se joue autour de la bague en diamant : Frontin veut la faire enlever à la Baronne pour la récupérer et Marine fait tout pour en dissuader sa maîtresse. Ce sont donc les didascalies concernant les gestes qui rythment la scène. On peut les résumer en ces termes : Lignes 1-10 : la Baronne veut aider le Chevalier et Marine la retient. Lignes 11-25 : Frontin trouve des arguments pour apitoyer la Baronne qui se laisse peu à peu fléchir. Lignes 30-40 : La Baronne cède et Marine constate son échec. 2. Les différents procédés comiques sont : – le comique de langage : Marine répète de façon ironique les marques d’affliction de sa maîtresse (l. 9-10, 15-16) ; – le jeu avec le diamant (comique de geste) ; – les exagérations utilisées par Frontin pour décrire la situation de son maître et la résistance de Marine (comique de situation). 6 Mettre en scène la variété du comique |
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Ces procédés visent aussi à critiquer l’hypocrisie des relations, minées par le pouvoir de l’argent.
3. Toute relation est fondée sur l’argent : le Chevalier, endetté et menacé de déshonneur s’il ne rembourse pas ses dettes (l. 19-20), a besoin de la caution de la Baronne : « il peut toujours faire fonds sur moi ». Elle-même est entretenue par le banquier Turcaret (l. 32-33). Chacun utilise le chantage affectif pour obtenir de l’argent. La Baronne et le Chevalier ont perdu tout honneur et tout scrupule. Ils sont capables de tout pour obtenir de l’argent et Marine juge à la même enseigne valet et maître, tous deux des fripons sans foi ni loi. Sa trop grande honnêteté la fera d’ailleurs renvoyer par la Baronne crédule, manipulée par Frontin.
VERS LE BAC Oral (entretien) Le comique de situation montre concrètement et visuellement les tensions entre les personnages et les enjeux sociaux : le diamant, au centre de la scène, est le symbole de cette lutte de pouvoir entre les deux domestiques, l’un voulant berner la Baronne, l’autre voulant la protéger. Les exagérations comiques créent une image caricaturale et donc aussi plus lisible des personnages : la Baronne apparaît comme une femme crédule, Frontin et le Chevalier comme deux fripouilles sans scrupule. Les interventions comiques de Marine permettent de souligner ces défauts.
vision très pessimiste de la société ; ils décrivent et critiquent tous deux un monde où la seule « valeur » est celle de l’argent, équivalent universel (Aristote) qui permet de tout échanger, de tout acheter, même ce qui n’a pas de prix : Clara rejetée quand elle était dans la misère, est adulée parce qu’elle est riche et s’achètera l’exécution de Ill. La Baronne, comme le Chevalier, sont incapables d’un amour sincère et monnaient leurs faveurs. Dans les deux cas, le corps humain, bien inaliénable, est bel et bien vendu. Et on en rit !
Bilan / Prolongement Ce texte est intéressant pour le jeu physique entre les trois personnages : donner / retenir la bague, partir / rester, retenir / faire sortir l’autre. Elle est amusante à jouer sans paroles, comme un film burlesque muet, avec une très grosse bague. On peut faire le rapprochement avec L’Avare : Harpagon a au doigt un diamant auquel il tient. Son fils parvient à le lui arracher pour le passer lui-même au doigt de Mariane, jeune fille désargentée qu’il aime mais que convoite son père. La scène est symbolique : celui qui a le diamant aura la femme ! Le parcours de lecteur sur Manon Lescaut (p. 51) permet d’explorer également la critique de la société corrompue du XVIIIe siècle.
Question sur corpus L’argent au théâtre est d’abord signifié par des éléments scéniques : les costumes, les bijoux disent la richesse d’un personnage. Voir la didascalie décrivant Clara. Ensuite, l’argent est mis en jeu : c’est la bague que la Baronne enlève, remet, puis finit par donner ; c’est l’argent que Bobby donne au chef de gare pour le calmer. En ce qui concerne les relations entre les personnages, celui qui détient l’argent est flatté, fêté (Clara par les habitants de Güllen) ou manipulé (la Baronne par Frontin). Les excès d’enthousiasme ou le grossier chantage affectif sont tous deux comiques. Deux types de personnages de riches se dessinent : la dupe ridicule (la Baronne, et plus encore le banquier Turcaret) ou au contraire celui qui abuse de son pouvoir sur autrui (Clara). Lesage et Dürrenmatt ont une
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Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, ⁄‡‹‚ p. ⁄¤‹-⁄¤›
Objectifs : – Analyser le déguisement comme moyen de séduction amoureuse. – Comprendre la double énonciation théâtrale avec le rôle des apartés. – Comprendre la critique des conventions sociales. – Comparer des mises en scène pour voir la portée verbale, ludique et théâtrale du marivaudage.
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Jeu de rôles révélateur LECTURE DU TEXTE Prérequis : un extrait de la scène d’exposition se trouve page 485 et permet de comprendre les enjeux de la pièce.
1. Le marivaudage, terme inventé à partir du théâtre de Marivaux, est un échange de galanteries. Si « badinage » est donné en synonyme à ce mot dans le dictionnaire, il apporte une autre idée, celle de jeu léger, sans enjeu sérieux. Silvia, au début de sa réplique, dit de son père et de son frère qu’ils sont spectateurs d’une comédie. Le marivaudage amoureux est donc un jeu de rôles. Ce jeu de séduction s’affiche par des échanges conventionnels et reconnaissables au lexique amoureux : « suivant la coutume, tu arrives avec l’intention de me dire des douceurs », « laissons là l’amour ». Les rôles de chacun sont préétablis : l’homme complimente la femme pour lui avouer son amour et celle-ci résiste à ses avances : même s’il se défend de vouloir la séduire, Dorante fait l’éloge de Silvia (« avec ton air de princesse, tu as l’air bien distingué ») et celle-ci le repousse : « je ne suis point faite aux cajoleries », « soyons bons amis », « je te remercierais de ton éloge ». Les deux personnages font comme si tout cela n’était qu’un jeu sans conséquence, où l’on répond du tac au tac à de fausses attaques (l. 38-45). 2. Chacun d’eux voulait observer, depuis une place de domestique, ce que valait le maître ou la maîtresse, mais se retrouvant tous deux serviteurs, ils ne pourront s’avouer leurs sentiments, tout en se reconnaissant mutuellement des qualités : « je ne plains pas la soubrette qui l’aura », « Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur », « Ma parure ne te plaît pas ? », « Quel homme pour un valet ! ». 3. La condition est le rang social, la place dans la société. « Être de condition », c’est appartenir à la haute société. Un nombre important d’expressions y font directement référence : « garçon », « fille », « valet », « soubrette », « suivante » s’opposent à « un homme de condition », « femme », « maîtresse », « fille de condition ». « L’esprit domestique » est méprisé par Dorante comme par Silvia, qui le repère au premier coup d’œil à l’habit que porte Dorante : « ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne ». La familiarité
de langage est propre au peuple (l. 15-16). De même, « l’air », c’est-à-dire la mine, la tournure révèlent, selon eux, la distinction de la classe des maîtres (l. 40, 45). Ce que Marivaux critique, c’est le mépris des maîtres, bourgeois ou nobles, pour les serviteurs issus du peuple, ne leur reconnaissant aucune qualité, ni aucune possibilité de s’élever socialement.
HISTOIRE DES ARTS Mise en scène d’Alfredo Arias : le costume de Silvia semble être à la fois celui d’une maîtresse, (la soie, le double jupon, les parures) et celui d’une servante (le tablier blanc et le bonnet posé sur la tête). Celui de Dorante est un costume d’Arlequin, donc de serviteur, mais très marqué théâtralement. Il faut rappeler ici que Marivaux avait confié cette pièce à la troupe des Italiens qu’il trouvait plus performante que celle de la Comédie Française. Mais ce qui frappe dans cette mise en scène, ce sont les deux masques de singes qui détonnent sur les costumes somptueux. Arias veut ainsi souligner le propos de Marivaux : Dorante et Silvia singent leurs domestiques et singent aussi l’amour. Ils jouent un jeu, comme le souligne le titre de la pièce. Ces masques les ridiculisent et rendent comiques leurs scènes de séduction : on remarque le geste peu distingué de Dorante, consistant à se gratter la tête et l’attitude contorsionnée, gênée, peu naturelle de Silvia. Le marivaudage est révélé comme grimaces et absence de sincérité. Mise en scène de Jean Lermier : les costumes de domestiques du XVIIIe siècle sont plus réalistes : simplicité des étoffes, coloris assez ternes, tablier et bonnet. Les deux personnages sont occupés comme des valets, Silvia plie un drap et Dorante croule sous des bagages et de la literie. Ils ne sont pas à leur avantage pour une scène de séduction. Silvia, à genoux au sol, a une attitude guindée, surveillant l’approche de Dorante du coin de l’œil. Le décor lui-même constitue une sorte de piège glissant : la façade de la maison est déposée à plat horizontalement ; le sol est en pente et de nombreuses portes s’ouvrent dans le plancher, au lieu d’être verticales. L’espace montre symboliquement à la fois le va-et-vient des domestiques et des maîtres et les chausse-trappes dans lesquelles Dorante et Silvia risquent de tomber. La pente suggère symboliquement l’ascension ou la descente sociale. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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ÉCRITURE Vers le commentaire Le comique de situation – Deux maîtres jouent à être des domestiques : Dorante et Silvia sont obligés à une familiarité de domestiques qui les gêne, surtout Dorante qui doit se montrer, par convention, effronté : ils s’appellent par leur nom (« dismoi Lisette » ; « Bourguignon ») se tutoient, plaisantent, se moquent un peu l’un de l’autre (l. 15-17, l. 27-28, l. 42-43). Dorante se permet une remarque ironique sur la maîtresse de Silvia (l. 7-8) qui est un éloge de la servante. – Une vraie fausse déclaration d’amour : alors qu’un valet tente toujours de séduire crûment une servante, avec des manières directes et grossières (jeu de l’Arlequin de la Commedia dell’Arte), Dorante suit la stratégie habituelle des maîtres : « j’ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire ». Il complimente Silvia : « ton air de princesse » (l. 18). Celle-ci, comme une soubrette lucide sur ses intentions, et peu flattée, repousse fermement ces avances (l. 9-10, l. 24-25). L’impératif souligne le ton de la rebuffade : « soyons bons amis ». Enfin, elle tente de le faire taire en riant de lui aux lignes 42-43. Le comique de caractère – Les contradictions des personnages sont révélées par les apartés : dès l’entrée en scène du partenaire, chacun manifeste sa surprise et son admiration pour le personnage qu’il découvre (l. 2, l. 4-5, l. 31). Ces apartés exhibent la double énonciation théâtrale : le spectateur est de connivence avec les personnages et assiste en même temps à leurs difficultés. Alors qu’ils croyaient maîtriser la situation, surtout Silvia (« mettons tout à profit », « il va m’en conter »), ils sont piégés par leur jeu de mensonges. – Le ridicule de leurs préventions sociales : Dorante et Silvia, tout en jouant à être des domestiques, ne cessent de répéter qu’ils ne veulent épouser qu’une personne de condition, ce qui est totalement absurde. Et leurs phrases abondent en contradictions ou oppositions, par exemple aux lignes 11-13 : « tout valet que je suis », « je n’aime pas l’esprit domestique, mais à ton égard » ou aux lignes 40-41 : « on est quelquefois fille de condition sans le savoir ». Silvia dit vouloir repousser les avances des hommes, sauf s’il s’agit d’un maître (l. 32-33).
Et Dorante tient le même propos (l. 35-37). Le spectateur, qui sait qu’aucun des deux n’est domestique, n’aura aucun mal à accepter la proposition qui lui sera faite.
VERS LE BAC Oral (entretien) Marivaux critique ou, du moins, met en évidence, dans cet extrait le poids des préjugés sociaux : tout en ayant endossé des rôles de domestiques, Silvia et Dorante ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur mépris vis-à-vis de cette classe sociale. C’est que, comme le dit Marivaux dans nombre de ses pièces, « on a rangé les conditions ». Et cette identité sociale, une fois attribuée par le hasard de la naissance, est inamovible. Le prétendre serait vain. L’auteur se moque également de l’hypocrisie des relations amoureuses dans les milieux aisés : l’amour n’est qu’un jeu vain. Ce qui importe, c’est la condition sociale des futurs époux qui doit être égale. Pour parvenir à exprimer un peu de sincérité, Dorante et Silvia sont obligés de se déguiser, de mentir. Et d’en souffrir. Le masque, paradoxalement, est le seul révélateur de l’âme humaine.
Invention Il s’agit ici de réutiliser la question d’histoire des arts.
Bilan / Prolongement Un dossier sur la mise en scène de Jean Liermier, avec des extraits vidéo et une interview du metteur en scène expliquant sa scénographie, se trouve sur le site www.tv5.org. L’on peut également y commander le DVD du spectacle. On peut approfondir la notion de comique de situation et de caractère, ainsi que la réflexion sur le fonctionnement du marivaudage en comparant cette scène avec celle des Fausses Confidences (p. 195). Ce travail fait comprendre que les artifices théâtraux (jeux de rôles, déguisements) sont chez Marivaux le moyen de révéler les sentiments vrais. Les personnages, contrairement à Dom Juan, se trompent plus eux-mêmes qu’ils ne trompent l’autre. Dans une autre perspective, on peut approfondir le rôle comique des apartés avec l’extrait de Tardieu (p. 598).
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Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, ⁄8‹› p. ⁄¤∞
Objectifs : – Comprendre le rapport du texte à l’espace théâtral grâce à la présence d’un personnage, caché pour ses partenaires, mais visible pour le public. – Analyser le fonctionnement de l’énonciation théâtrale. – Réfléchir sur le registre comique et son évolution dans le théâtre romantique.
Double jeu amoureux LECTURE DU TEXTE 1. Perdican s’adresse d’abord à Rosette, avec qui il a un rendez-vous amoureux, en témoignent les nombreux verbes injonctifs qui lui sont destinés. Indirectement, il s’adresse à Camille, qu’il sait cachée, en mentionnant des faits la concernant : « c’était une bague que m’avait donnée Camille », « tu ne veux pas te faire religieuse » (au contraire de Camille). Camille, visible uniquement pour les spectateurs, exhibe le fonctionnement de l’énonciation au public. 2. Le badinage est censé être un jeu sans gravité. Or, ici, la scène est particulièrement cruelle pour chacune des jeunes filles. Rosette est utilisée pour rendre jalouse Camille, alors qu’elle croit en la sincérité de Perdican : la dernière réplique avec le « hélas » et l’expression « comme je pourrai » indique qu’elle ne se sent pas à la hauteur de cet amour, mais qu’elle est tombée amoureuse. Et Camille souffre de voir sa bague, symbole de lien, d’engagement, jetée sans hésitation dans l’eau. Dans cette scène, on ne sait rien des sentiments de Perdican : cherche-t-il vraiment un amour plus sincère, plus pur avec Rosette, comme il le dit aux lignes 17-21 ? On ne sait pas. Le registre de cette scène n’est donc pas comique, mais plutôt pathétique. 3. La mise en espace est fondamentale avant de décider des intentions de chacun : qui regarde qui ? À qui chaque réplique est-elle adressée ? Les personnages sont-ils proches ou distants les uns des autres ? On peut d’abord faire jouer la scène sans parole, puis en ne gardant que les phrases les plus importantes.
HISTOIRE DES ARTS Le décor de P. Faure est constitué d’une vraie pelouse plantée sur un plateau nu en pente. L’action est ainsi tournée, projetée même vers le public. Il ne s’agit pas d’un lieu précis, identifiable. On sait que tout se passe en extérieur mais on ne trouve ni fontaine, ni arbre, ni maison qui servirait de point de repère. On sait seulement que l’on est dehors, dans la nature. Et plus précisément dans la Nature, avec un grand N, dont Perdican parle souvent comme d’un lieu enchanté, symbole de l’enfance heureuse et pure. C’est une conception romantique du paysage. Pourtant, ce paysage ne reflète pas l’état d’âme des personnages. Il y a même un sérieux décalage entre le décor (renvoyant au vert paradis des amours enfantines) et leur ressenti. C’est le costume qui l’exprime : tous sont vêtus de noir, ce qui tranche avec le vert très vif de l’herbe. Les costumes ne renvoient pas au XIXe siècle. Ils donnent aux jeunes gens une allure sévère, comme s’ils étaient déjà en deuil de leurs illusions. La mort rôde. Ce que dit P. Faure de ces choix : « Le vert du règne végétal choisi comme couleur d’éveil, de secret et d’épanouissement de la jeunesse à travers la réalité d’un gazon véritable. […] Des costumes noirs qui s’affirment picturaux, libres et délivrés dans l’élégance. » Dans cette scène, Camille est placée en avant-scène, elle ne regarde pas ni Rosette ni Perdican : par convention, le public doit accepter que personne ne se voit. P. Faure exhibe ainsi nettement l’artificialité de la situation. Mais en rapprochant Camille du public, il le prend davantage à témoin de la cruauté de la situation, d’autant plus que la position allongée du couple renforce la tendresse de leurs relations, ce qui rend la scène insupportable aux yeux de Camille.
ÉCRITURE Invention Pour comprendre ce qu’est un monologue, on peut lire le monologue romantique d’Antony (p. 489) ou le corpus (p. 191-93). Pour le registre lyrique, voir l’extrait de la scène d’exposition d’On ne badine pas avec l’amour (p. 539) et une tirade de Camille (p. 487). 6 Mettre en scène la variété du comique |
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Bilan / Prolongement Le comique de situation du trio amoureux conventionnel se teinte ici de gravité et comporte une critique sociale : la servante est un jouet au milieu des querelles d’amoureux irresponsables et égoïstes. Ce personnage, traditionnellement l’adjuvant du jeune couple, fait dans cette pièce les frais de leur dépit. Elle en meurt tragiquement. Pour comprendre l’évolution du théâtre à l’époque romantique, dans la forme et la conception des personnages, on peut lire le « Parcours de lecteur » consacré Lorenzaccio (p. 145 sq.).
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Georges Feydeau, Le Dindon, ⁄8·6 p. ⁄¤6-⁄¤8
Objectifs : – Analyser le fonctionnement d’un quiproquo. – Comprendre les procédés comiques d’un vaudeville : comique de situation, comique de gestes et de paroles, utilisation d’accessoires, rythme. – Analyser le rapport du texte à la scène : le lien entre le dialogue et les didascalies.
De mensonges en portes qui claquent LECTURE DU TEXTE 1. Les différents quiproquos : Vatelin prend Mme Pinchard endormie dans le lit pour Maggy, sa maîtresse (l. 8-9). Pinchard prend Vatelin pour sa femme endormie (l. 30), puis pour un amant de sa femme (l. 42). Lucienne prend Mme Pinchard pour la maîtresse de son mari (l. 49-50 et 60) Et, enfin, Pontagnac croit que Lucienne parle de lui quand elle annonce qu’elle prendra un amant (l. 73-76). Ces quiproquos en série sont possibles parce que le garçon d’étage a attribué la même chambre aux Pinchard et à Vatelin. Ensuite, Vatelin se couche sans distinguer qui est sous la couverture et s’endort rapidement à cause du somnifère. Enfin, Lucienne surprend, comme elle s’y
attendait, son mari dans le lit d’une autre femme et ne peut interpréter autrement la situation. Vatelin ne peut s’expliquer sur sa présence dans cette chambre puisqu’il s’enfuit en courant. Le dernier quiproquo sur l’identité de sa maîtresse n’est donc pas résolu. Quant à Pontagnac, il n’a jamais douté qu’il serait l’amant de Lucienne et c’est sa présomption qui le piège.
2. Les objets et accessoires servent autant à rendre vraisemblable la situation qu’à accentuer le comique. – Vatelin enlève et dépose sur le lit, sur le fauteuil ses vêtements : alors qu’il est dans une situation d’adultère, il prend soin de tout plier. Il a – romantiquement – apporté ses pantoufles, comme s’il était chez lui (l. 5-8), mais il a oublié au dernier moment d’enlever son chapeau de sa tête (l. 20-21). Ce sens de l’ordre petit bourgeois, dont Feydeau se moque ici, lui sera bien utile au moment de fuir (l. 46-47) ! – Vatelin prend les chaussures de Pinchard pour celles de Maggy alors qu’elles sont d’une grande pointure (l. 13-14) : fonction comique. – Vatelin boit le verre de somnifère croyant que c’est de l’alcool. C’est ce qui explique qu’il n’entend pas Pinchard entrer (l. 15-16). – Pinchard met sur le ventre de Vatelin un cataplasme brûlant qui le réveille en sursaut (l. 29-31) : fonction comique. 3. L’expression « être le dindon de la farce » signifie être trompé, être la dupe de quelqu’un. Pontagnac espère, en prenant Vatelin en flagrant délit d’adultère, avoir Lucienne. Mais à la fin de la scène 17, elle annonce qu’elle veut avoir une liaison avec Rédillon. Pontagnac aura monté ce piège pour rien (l. 64 à la fin) ! Voir aussi l’extrait de l’acte I, scène 1 où Pontagnac tente de séduire Lucienne (p. 541).
HISTOIRE DES ARTS Identifier les personnages sur l’image : debout sur le lit, Mme Pinchard ; Lucienne secoue son mari, Vatelin, qu’elle a tiré du lit en sous-vêtements ; devant eux, de dos, Pinchard ne comprend rien à la scène ; à la porte, espérant tirer parti de la situation, Pontagnac. Cette scène de flagrant délit devient une scène de flagrant délire : dans une ambiance de folie, on assiste à l’hystérie de Mme Pinchard, l’incrédulité de son mari, la colère de Lucienne qui
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n’hésite pas à malmener son mari et à la sournoiserie d’un Pontagnac qui ne s’avance pas dans la chambre et les laisse régler leurs comptes. La place centrale et la taille du lit rendent bien compte aussi de l’importance de l’espace : la chambre d’hôtel est le lieu de l’adultère, au centre des intrigues de vaudeville.
VERS LE BAC Invention Au préalable, on peut lire ce que Feydeau dit de sa pièce (p. 493), ainsi qu’un autre extrait du Dindon (p. 541). Ce travail aidera à trouver des arguments positifs mais de nature différente : – arguments mettant en valeur le comique : théâtre divertissant, léger, d’accès facile avec des situations de quiproquos, des courses-poursuites, des cris, des bagarres. Le vaudeville propose un théâtre d’action, il est extrêmement visuel ; – arguments soulignant la virtuosité du rythme des dialogues, du jeu d’acteurs perpétuellement dans l’excès (voir les mimiques sur les images, p. 127 et p. 493), les démonstrations physiques ; – arguments suggérant aussi la visée satirique : le milieu petit bourgeois et son hypocrisie, sa médiocrité (Vatelin n’est pas un séducteur sympathique), les conventions sociales du mariage, les tromperies.
Commentaire Le comique du vaudeville est une mécanique très bien orchestrée avec des situations absurdes poussées jusqu’au burlesque et des dialogues très rythmés mettant en scène des caricatures de bourgeois, certes mesquins et lâches mais tellement réjouissants. 1) Le comique de situation – Il faut mener l’analyse des différents quiproquos (question 1) et leur rapport à l’espace et aux objets : le lit où deux personnes sont profondément endormies, le cataplasme posé par erreur sur Vatelin, les vêtements ramassés à la hâte par Vatelin (l. 46-47) et Mme Pinchard (l. 53-54), tous deux dans une situation embarrassante. – Ensuite, on peut examiner les conséquences comiques des quiproquos : la peur de Vatelin, la colère du mari, l’effroi de Mme Pinchard, l’indignation de Lucienne. Chaque réaction est soulignée par des répliques courtes, exclamatives avec des répétitions qui les rendent caricaturales, aux lignes 35-37, 42.
2) Le comique de gestes et de langage – L’enchaînement des répliques est extrêmement rapide. Il consiste surtout en cris de surprise, de colère, de peur, surtout au début de la scène (l. 32-37). Le plus comique est la stupeur réciproque de Vatelin et Mme Pinchard, surpris en flagrant délit d’adultère sans même se connaître. – Les personnages en viennent tout de suite aux mains : on peut relire aux lignes 39-44 les appels à l’aide des trois personnages se croyant attaqués (l. 41) et les répétitions comiques des lignes 40 et 44. – L’intrusion de deux nouveaux personnages vient encore compliquer les relations : elles s’enveniment avec la colère de Lucienne (l. 44), la peur de Vatelin (l. 45). Pinchard semble alors conforté dans sa volonté d’en découdre avec Vatelin et la poursuite commence : Vatelin sort le premier, suivi de Pinchard, suivi de Mme Pinchard, suivie de Lucienne. Les sorties dans le vaudeville se font toujours en trombe, avec des portes qui claquent. Pontagnac, enfermé à la fin de la scène, est vraiment le dindon de la farce. 3) Des personnages ridicules Chaque personnage est enfermé dans son univers et sa sottise : Pinchard n’arrête pas de répéter qu’il y avait un homme dans le lit de sa femme (répétition comique de « ma femme » l. 42, l. 48-49, l. 51-52), sans même se rendre compte que celle-ci est tout aussi surprise que lui. Il l’abandonne dans la chambre et elle se sent alors obligée de le poursuivre dans le couloir (l. 54-55). Vatelin, dès qu’il aperçoit Lucienne, agit en mari coupable et fuit. C’est le type du lâche, incapable d’assumer les conséquences de ses actes. – Mais les plus comiques sont sans doute Lucienne et Pontagnac : l’épouse indignée est prête à se venger de son mari, alors qu’elle-même est infidèle. Elle exprime fortement son désir de revanche par des phrases exclamatives au futur, scandées d’interjections (l. 67, 70). Elle répète le mot « amant » pour se persuader de son bon droit. – Pontagnac, l’ami prévenant qui fait tout pour dénoncer Vatelin, croit que Lucienne se tourne vers lui : il lui rappelle sa promesse et manifeste sa satisfaction à la ligne 72. Il est certain de connaître déjà le nom de l’heureux élu (l. 75) et reste suffoqué quand elle prononce le nom de… Rédillon. Ce moment d’incompréhension lui est fatal : il trouve porte close quand il veut sortir. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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Dissertation Ce sujet permet de montrer le rapport étroit entre la scène et le texte. Il s’agit de faire comprendre que certains éléments sont indispensables au bon déroulement d’une scène et que d’autres sont de libres interprétations du texte par le metteur en scène. Chacun des termes de la citation doit être expliqué : – demander aux acteurs de jouer avec des accessoires : ils doivent utiliser de façon dramatique ou comique certains objets ou accessoires de costume qui sont nécessaires ; – faire vivre des objets : les utiliser de façon symbolique et non seulement illustrative ; – animer les décors : jouer avec l’espace, lui donner une fonction ludique ou symbolique. 1) Un espace qui s’anime – Le lieu où se passe l’intrigue est toujours représentatif d’un milieu, d’une époque, d’une situation, comme le prouvent le palais tragique ou l’intérieur bourgeois de la comédie, la chambre du vaudeville. La scénographie choisie par le metteur en scène souligne ces éléments sociaux, en fait des clichés. On donne l’exemple du jardin anglais pour La Cantatrice chauve (p. 114115) ou l’intérieur raffiné d’Art (p. 136-137). – Cet espace a une fonction dramatique importante, soulignée par les auteurs romantiques ou contemporains en de longues didascalies (voir textes 4 p. 485, 1 et 3 p. 492). L’espace chez Beckett, par exemple, accentue la solitude profonde de personnages se raccrochant à des objets (voir Oh les beaux jours, p. 191, 194 et 492). – Dans le vaudeville, l’espace est au contraire ludique : il permet des allées et venues complexes, rythmées et comiques (Le Dindon). On peut y être caché des autres, mais être à vue du public : Le Dindon est à comparer avec le fonctionnement plus dramatique de l’espace dans On ne badine pas avec l’amour (p. 125). 2) Des objets indispensables avec lesquels on joue – Certains accessoires indiqués dans les didascalies viennent seulement apporter de la vraisemblance à la représentation d’un milieu ou d’une situation : le jeu avec les vêtements et les objets dans la scène du Dindon (question 2), la description de Clara dans la didascalie initiale de La Visite de la vieille dame (p. 134) en sont de bons exemples.
– Certains accessoires prévus par l’auteur sont indispensables à la construction d’une scène : la fiole de poison avec laquelle se suicide Ruy Blas (p. 162), les objets dans les textes du corpus sur la lettre (p. 195-198), les éléments de maquillage ou les postiches indispensables à la transformation de Jean en rhinocéros dans la pièce de Ionesco (p. 280-81). – L’objet peut être un praticable qui se déplace, comme la voiture de Mère Courage et ses enfants (p. 152-53) : elle est l’outil de travail, la maison, la raison d’être de l’héroïne et sa perte aussi. Pour Brecht, tout objet est révélateur de la situation sociale. 3) Des objets ajoutés par le metteur en scène pour éclairer une scène Le metteur en scène est toujours libre d’introduire des objets permettant de mieux comprendre les relations entre les personnages ou des éléments de décor symboliques rendant compte de l’atmosphère. Il faut alors se demander si ces ajouts sont des interprétations pertinentes du texte ou s’ils parasitent la bonne compréhension de la situation. – Sganarelle rase Dom Juan dans la mise en scène de Lassalle (p. 121) et semble ainsi tenir son maître en son pouvoir. – Omar Porras fait jouer ses acteurs avec des masques pour insister sur l’aspect caricatural des personnages de La Visite de la vieille dame (p. 134). – Sobel installe une main géante comme décor d’Ubu Roi pour signifier l’abus de pouvoir et la folie du personnage (p. 133) Les acteurs s’y déplacent de façon très inconfortable, ce qui souligne l’instabilité de tout pouvoir. – Ariane Mnouchkine transpose Shakespeare dans l’univers japonais pour en souligner l’étrangeté et la puissance spectaculaire (p. 139).
Bilan / Prolongement Le vaudeville est une forme qui permet de bien comprendre les enjeux d’une mise en scène parce qu’il exhibe en permanence la théâtralité : jeu avec des apartés, avec l’espace, avec des accessoires, mensonges et quiproquos en série. Même si la satire sociale n’est pas l’objectif premier des auteurs du théâtre de boulevard, elle est pourtant présente et ce texte peut faire le lien avec le corpus suivant.
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Des documents sont disponibles sur la mise en scène du Dindon par Philippe Adrien sur le site du Théâtre de la Tempête (saison 2010-2011).
LE THÉÂTRE, LIEU DE LA SATIRE SOCIALE ET POLITIQUE
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Aristophane, Les Cavaliers, ›¤› av. J.-C. p. ⁄¤·
Objectifs : – Introduire l’idée d’un théâtre critique et satirique. – Découvrir le modèle grec et les enjeux politiques du théâtre dans une démocratie.
Jouer les dérives de la société LECTURE DU TEXTE Prérequis : Lire les informations concernant le théâtre grec (p. 140) et regarder l’image de vase grec représentant le chœur des cavaliers : sont visibles les masques et le musicien accompagnateur. Puis, lire les pages 182-186 pour comprendre le rôle de l’espace et du chœur. Rappeler le contexte rituel des représentations.
1. Lepeuple est une personnification du corps des citoyens athéniens, à savoir des hommes adultes, nés d’un père athénien, libres. Ne sont citoyens, ni les femmes, ni les étrangers, ni les esclaves. Seuls les citoyens sont autorisés à voter. Lepeuple est présenté de façon caricaturale : son caractère est dénigré avec les termes : « rustre d’humeur » et « petit vieux acariâtre ». Il est de santé fragile, atteint de surdité : « quinteux », « dur d’oreille », ce qui signifie qu’il n’entend pas les bons discours. C’est surtout sa naïveté qui est tournée en dérision : il se laisse manipuler par n’importe quel flatteur : on le voit à l’énumération de tous les efforts du Paphlagonien pour le séduire (l. 5-7). Lepeuple est paresseux, il préfère son bon plaisir aux séances du tribunal (l. 8-9). La métaphore de la maison, l’utilisation d’un langage familier ou du discours direct rendent le portrait plus concret, en font une petite scène de théâtre. La métaphore filée de la nourriture
avec laquelle on nourrit Lepeuple suggère que la démocratie ne fonctionne pas sur le sens civique, les motivations politiques des citoyens ou leur analyse critique d’une situation donnée mais sur des distributions d’avantages, des contreparties matérielles. Le blocus de Pylos où Nicias a échoué et Cléon gagné, est transformé en plat préparé par l’un et apporté par l’autre : « c’est pourtant moi qui les avais battus ».
2. Le procédé principal de la caricature et de la satire est l’hyperbole dont on trouve ici plusieurs variantes : – répétition, ligne 5 et à nouveau ligne 12 de « fieffé » ; – accumulation, lignes 5-6, renforcée dans la traduction par la répétition de « et » ; – gradation (l. 9) des synonymes employés : « empiffre-toi », « bouffe », « bâfre ». Le traducteur a cherché des allitérations en [f] pour accentuer l’effet comique ; – métaphore du chasse-mouche pour chasser les orateurs ; – métaphore des oracles pour suggérer les promesses peu crédibles du Paphlagonien et de la sibylle pour évoquer l’aspect fumeux des positions politiques de Lepeuple.
ÉCRITURE Vers la dissertation – Le principe de la caricature exagère les traits pour les rendre plus visibles, plus concrets : voir sur ce point les caricatures politiques dans les journaux et la personnification de Lepeuple en petit vieux grincheux chez Aristophane. – La transposition des situations politiques en situations domestiques, plus directement familières au public, souligne les enjeux des relations entre les hommes politiques et les citoyens, fait ressortir les défauts des uns et des autres. – La description d’un univers carnavalesque (Aristophane) ou bouffon (Ubu Roi p. 132-133) montre les dérives possibles des régimes politiques. Mais ce discours comique n’a pas de réel impact sur la vie politique. Il sert seulement de contrepouvoir, d’espace de liberté. La démocratie athénienne a succombé à ses défauts et Aristophane n’a rien pu y faire. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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VERS LE BAC Oral (analyse) 1) Ce texte montre les dérives de toute forme de démocratie : les citoyens n’ont pas de véritable sens civique et se laissent donc facilement berner par des démagogues, parasites sans scrupules, qui leur font de belles promesses, les flattent et surtout maintiennent leurs privilèges ou leur confort et en récoltent pour eux-mêmes des avantages substantiels. L’intérêt collectif passe après l’intérêt individuel (voir question 1). 2) Ceux qui pourraient éveiller la conscience critique des citoyens sont facilement écartés ou muselés. Lepeuple est difficile à diriger, versatile, peu reconnaissant des efforts accomplis pour le bien collectif : les plaintes du serviteur fidèle et la référence à la nourriture, préparée par l’un et servie par un autre, en témoignent (l. 10 à la fin) (voir deuxième partie du commentaire).
Ses viles flatteries sont évoquées par l’accumulation comique et familière des lignes 5 à 7. Son discours obséquieux est rapporté au discours direct pour le rendre plus vivant. Il comporte des verbes injonctifs d’exhortation, et une phrase interrogative montrant que le parasite sait ce qui fait plaisir à son patron. – Le fidèle serviteur, en narrant ce qui se passe dans la maison, manifeste son indignation avec véhémence : les lignes 10-13 se terminent par deux phrases exclamatives. Il explique la stratégie du parasite : se faire bien voir avec de bons petits plats, préparés en réalité par d’autres (allusion à un événement réel, la victoire de Pylos, voir note), écarter ceux qui pourraient l’inciter à faire sérieusement de la politique (la métaphore du chasse-mouches) et l’endormir avec de belles paroles (métaphore des oracles).
Commentaire
Bilan / Prolongement
Les citoyens athéniens sont ici incarnés par un maître stupide et égoïste. La démocratie athénienne est épinglée à travers la métaphore filée de la maison livrée à un parasite sans scrupule.
La comédie politique n’a connu qu’une durée de vie limitée à Athènes. Elle s’éteint avec la démocratie qui a permis son apparition, peu après la tragédie. La comédie romaine n’aura pas vocation critique ou satirique. Elle transporte le public dans un pur univers ludique (voir Amphitryon de Plaute, p. 116). Pour évoquer un parasite qui s’installe dans une maison, on peut faire lire un extrait de la scène d’exposition du Tartuffe de Molière et comparer le bon serviteur d’Aristophane avec Dorine (extrait p. 489).
1) Un patron stupide et naïf – Le texte commence par un portrait à charge de Lepeuple (voir questions 1 et 2) : les défauts indiqués ici évoquent un manque de conscience civique, une absence de véritable vue politique, une naïveté alliée à une grande versatilité. – Les nombreuses références à la nourriture suggèrent que Lepeuple ne se préoccupe que de cela et qu’il suffit de lui servir les plats qu’il aime pour avoir ses faveurs (gradation : l. 8-9) : les fèves destinées au vote ou l’allocation versée pour participer aux assemblées deviennent dans le texte des aliments à consommer. La transposition comique chez Aristophane transporte les personnages dans un univers carnavalesque où le seul but est le festin final. 2) Une maison livrée à un serviteur sans scrupules Dans cette maison, s’affrontent deux types de serviteurs : les fidèles qui disent vouloir le bien de leur maître (mais est-ce si sûr ?) et le parasite qui le flatte pour mieux l’exploiter ou le tromper. – Cléon, démagogue notoire de 424 av. J.-C., est dépeint sous les traits de l’esclave paphlagonien appelé : « fieffée canaille », « fieffé menteur ».
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Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, ⁄‡‡8 p. ⁄‹‚-⁄‹⁄
Objectifs : – Analyser une scène de conflit : rythme, enchaînement des répliques, lutte de pouvoir. – Comprendre l’évolution du couple maître / valet au XVIIIe siècle et ses enjeux sociaux. – Analyser les procédés de la satire sociale.
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Le duel du valet et du maître LECTURE DU TEXTE Prérequis : Lire l’extrait de la préface de Beaumarchais (p. 605) pour comprendre la visée de l’auteur. Un extrait du Barbier de Séville se trouve page 196.
1. Figaro a aidé le Comte à enlever Rosine à Bartholo, dont elle était la très jeune pupille et la future femme. Rosine est devenue la Comtesse. En récompense, Almaviva a donné à Figaro un emploi de valet. Mais maintenant, lassée de son épouse si difficilement conquise, il convoite Suzanne, la fiancée de Figaro. Il se montre donc ingrat à son égard. Les deux hommes sont devenus rivaux amoureux. 2. Les deux apartés des lignes 17-18 montrent que chacun essaie d’avoir l’avantage sur l’autre et, pour cela, examine les réactions de l’adversaire. Les répliques sont relativement courtes (c’est un duel verbal) et c’est seulement vers la fin de l’extrait que Figaro semble gagner du terrain avec des répliques plus développées. L’insolence de Figaro est perceptible quand il refuse de répondre aux questions du Comte (voir la l. 5, puis la reprise du pronom « combien », l. 14). Un certain nombre de phrases interrogatives ou exclamatives sont des reproches que chacun lance à l’autre (l. 7, 10-12, 14, 31). Alors que le Comte peut se permettre d’attaquer directement son valet Figaro, celui-ci doit biaiser. C’est pourquoi il utilise des formes impersonnelles (« on en voit partout » l. 9) ou des présents de vérité générale (l. 14-16). 3. Le Comte reproche à Figaro d’intriguer dans son dos, de le trahir. Il est donc en colère, se méfiant de son valet, ni sincère ni honnête. On le constate aux lignes 1, 3, 8, 13, en relevant la métaphore de la marche : « jamais aller droit ». Figaro reproche au Comte son ingratitude et son manque de respect (l. 6-7). Il se sent méprisé. Il accuse son maître de l’avoir poussé à cette attitude hypocrite. Tous deux sont amers et ont perdu la complicité qui les avait réunis dans Le Barbier de Séville. 4. Figaro utilise l’ironie : il oppose le calme paisible de sa vie en Andalousie avec les missions trépidantes (« le courrier étrenné de nouvelles intéressantes » avec jeu de sonorités sur les mots) que lui confierait le Comte à Londres :
« il faudrait la quitter si souvent que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête ». En réalité, il sait très bien que le Comte profiterait de ses absences pour séduire Suzanne. Quand le Comte envisage une carrière pour lui, « dans les bureaux », ministères, ambassades, Figaro lui rappelle que seule l’obséquiosité, la flatterie permettent d’avancer : « médiocre et rampant ; et l’on arrive à tout ». Toute sa dernière réplique comporte des paradoxes avec une succession de verbes à l’infinitif décrivant une société corrompue, où chacun intrigue sans aucune morale (« répandre des espions et pensionner des traîtres »), où les plus médiocres arrivent mieux que les autres (« paraître profond, […] quand on n’est que vide et creux »), où tous les moyens sont bons (« ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets »).
HISTOIRE DES ARTS Voici les éléments de la préface de Beaumarchais à reprendre : « Le Comte Almaviva doit être joué très noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption du cœur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. » Pour Figaro : « L’on ne peut trop recommander à l’acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer de son esprit [...]. S’il y voyait autre chose que de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s’il y mettait la moindre charge il avilirait [le] rôle. » L’auteur insiste donc sur les nuances des deux rôles : le Comte reste un homme du monde et Figaro n’est pas une canaille non plus. Nulle caricature, cruauté ou cynisme chez le Comte ; nulle vulgarité chez Figaro. C. Rauck respecte cette vision des deux hommes. L’image de mise en scène montre deux hommes qui ne s’affrontent pas en face : le Comte est raide dans son habit du soir et Figaro pointe un doigt accusateur vers le public, incarnant la société. Son geste est véhément et le Comte, s’il semble mécontent, a l’air incapable de vraiment réagir. La distance entre eux est celle de l’amertume que chacun ressent. On peut comparer cette image à celles de Sganarelle et Dom Juan (p. 119-121) : quand Lassalle imagine que Sganarelle rase Dom Juan (p. 121), il fait en effet une référence implicite à Figaro, barbier de Séville. Il établit donc un pont entre le valet soumis du XVIIe siècle et le valet frondeur du XVIIIe siècle. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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VERS LE BAC Question sur un corpus Les ressemblances : le maître domine : il attaque directement à son valet. Mais Dom Juan est beaucoup plus méprisant de le Comte : on est dans le registre de l’insulte avec « la peste, le benêt », « du louche dans tout ce que tu fais », « jamais aller droit ». Le maître tutoie son valet qui le vouvoie, mais le « Monsieur » de Sgnarelle est moins obséquieux que les « Monseigneur », « Votre Excellence » ironiques de Figaro. Les maîtres montrent que la présence du valet leur est indispensable : les apostrophes de Dom Juan à Sganarelle (l. 59-60), et les regrets exprimés par le Comte (l. 1) en attestent. Les maîtres se confient à leurs valets. Les différences : Sganarelle est un valet impressionné et admiratif (répétition de « quel homme »). Il ne se révolte pas contre Dom Juan, il se permet à peine des remontrances, des marques de désapprobation que Dom Juan arrête rapidement. Au contraire, Figaro est un valet insoumis, un homme qui attaque en même temps que son maître toute une classe sociale de privilégiés corrompus et sans scrupules. Son maître est d’ailleurs conscient des qualités de son valet : qu’on relise les lignes 25-26. On constate donc bien une évolution entre le XVIIe siècle et le XVIIIe. Elle correspond à la propagation des idées des Lumières, en particulier celle qui veut que les bonnes places soient distribuées au mérite.
Invention Il ne s’agit pas de faire écrire des didascalies, mais un dialogue entre metteur en scène et des acteurs, en répétition. On peut donc inclure quelques passages du texte de Beaumarchais, mais pas trop. Il faudrait faire préciser les positions respectives dans l’espace : face à face ou non, à distance ou non. Il faudrait imaginer comment sont dits les apartés. Et rappeler qu’on évitera de proposer une scène trop agitée : au théâtre, les duels verbaux fonctionnent mieux quand les adversaires ne sont pas trop mobiles, sinon le spectateur perd le texte.
Bilan / Prolongement Un extrait de L’Ile des esclaves (p. 487) de Marivaux permet de confronter le personnage
d’Arlequin, valet insolent et paresseux de la Commedia dell’Arte à Figaro qui a gagné en profondeur et en conscience politique. Marivaux, même s’il utilise des déguisements de domestiques pour des personnages nobles (Le Jeu de l’amour et du hasard, p. 123-124) ne remet pas foncièrement en cause la hiérarchie sociale. On peut faire écouter un extrait des Noces de Figaro de Mozart comme ouverture sur l’histoire des arts.
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Alfred Jarry, Ubu Roi, ⁄8·6 p.⁄‹¤-⁄‹‹
Objectifs : – Analyser les procédés de la satire au théâtre (parodie, caricature, burlesque). – Analyser le rapport du texte à l’espace théâtral (dans une parodie de scène d’exécution). – Confronter les registres comique et tragique.
Une parodie de roi LECTURE DU TEXTE 1. Définition du Robert de « jeu de massacre » : jeu forain qui consiste à abattre des poupées à bascule, en lançant des balles de son. L’exécution expéditive des nobles, puis des magistrats ressemble à ce jeu de foire. On leur laisse à peine le temps de répondre. Puis, ils sont condamnés et exécutés (l. 24, 39). Ils sont précipités dans une trappe, où ils tombent. On peut d’ailleurs imaginer un jeu de scène qui rappellerait cela, en alignant les nobles et en les faisant simplement basculer en avant sur l’ordre d’Ubu. 2. Le burlesque consiste à traiter un genre noble (la tragédie et les scènes de pouvoir) de façon triviale. La justice expéditive d’Ubu est donc une parodie burlesque de tribunal. Ubu se comporte lui-même comme un roi bouffon (voir le dessin qu’en a fait Jarry, p. 141). Il est d’ailleurs appelé « Père Ubu » expression utilisée à la campagne. Son langage est familier et comporte des
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insultes grossières, d’autant plus drôles que certaines sont inventées par l’auteur : « pigner », « stupide bougre », « bouffresque », « merdre » resté célèbre. Malgré ses dérapages verbaux, il se prend au sérieux : « je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances » (l. 27-28). Pourtant, son seul objectif n’est pas le bien du royaume mais son enrichissement personnel, qu’il annonce crûment aux lignes 12-13 : l’emploi de la majuscule sur les adjectifs possessifs suggère un ton insistant, puis la phrase, lignes 22-23, est cynique.
3. La parodie est une imitation caricaturale permettant de critiquer ou ridiculiser une personne, un groupe, une situation. Cette scène est une parodie de cour de justice royale : en réalité, les nobles ne sont accusés de rien. Ils doivent indiquer le montant de leurs richesses (pour qu’on puisse savoir exactement ce qu’on peut leur prendre) puis, ils sont automatiquement condamnés à mort. Qu’ils soient pauvres (l. 3) ou aisés (l. 6-8), leur sort est le même : il n’y a pas de petit profit au pays du Père Ubu. La violence de l’autocrate se manifeste dans ses phrases injonctives (l. 15, 24-25), ses décisions arbitraires (l. 4, 9), par son impatience (l. 15-24), les injures qui ponctuent son discours et, scéniquement, par le mode d’exécution voulant que les condamnés passent réellement à la trappe (voir la répétition insistante de « à la trappe »). On peut même les empiler collectivement (l. 24, 39). Bien sûr, Ubu ne supporte ni objection ni critique (l. 38-39, 43-44). 4. Ubu veut augmenter sa seule fortune personnelle. Pour récupérer l’argent de tous les riches, il les fait exécuter. Il demande aux juges de se payer sur les justiciables et condamnés pour faire des économies. Cela aggravera le caractère arbitraire de la justice, puisqu’elle sera fonction des revenus des accusés que l’on va spolier. Cette politique est également stupide, puisqu’elle élimine des gens qui pouvaient être des alliés ou des administrateurs du royaume. D’autre part, en s’enrichissant, Ubu appauvrit le royaume. C’est la Mère Ubu qui le lui fait remarquer, de la ligne 40 à la fin.
HISTOIRE DES ARTS Une autre image de cette mise en scène est disponible (p. 142). La main gigantesque symbolise
le pouvoir absolu, presque divin. C’est un pouvoir écrasant mais aussi un pouvoir instable : le relief chaotique de cette main gêne les déplacements des acteurs sans cesse en déséquilibre et on voit des doigts cassés : cette main de plâtre peut se briser ou écraser celui qui croit en être le maître. Le jeu de Denis Lavant (voir aussi p. 142) est excentrique, il fait de grands gestes, danse ; avec sa petite canne, il fait penser, en plus noir, au personnage de Charlot et non à un roi qui tiendrait en main un sceptre. Ses tenues sont extravagantes et non majestueuses : sa chemise pend sur ses cuisses (p. 133), sa cuirasse jure avec son collant noir moulant (p. 142) et ce contraste lui donne une silhouette rachitique et fragile.
VERS LE BAC Question sur un corpus Les deux rois sont fous et dangereux : tous deux décident d’exécuter des nobles pour s’accaparer leurs biens. Tous deux ne laissent aucune place à la désapprobation ou la critique. Ils fonctionnent sur la menace et l’intimidation. Cependant, Caligula est un roi tragique qui n’a pas un comportement burlesque, mais très inquiétant : ce n’est pas tant son intérêt personnel qui le motive que l’absurdité même et la malhonnêteté foncière de tout acte de pouvoir : puisque « gouverner, c’est voler » alors autant le faire sans limite : « pour moi, je volerai franchement », avoue-t-il. Alors qu’Ubu agit par caprice et stupidité, Caligula agit logiquement, froidement : « puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter ». Caligula est habité d’un profond désespoir qui le rend extrêmement dangereux. Au contraire, la sottise d’Ubu est tellement visible, les exécutions semblent si peu réelles, que le spectateur ne doute pas qu’il sera renversé.
Invention On peut partir de la comparaison de plusieurs définitions pour mettre en évidence les deux sens importants : le lieu du spectacle et l’art de représenter des textes. On peut faire la liste d’expressions comportant le mot : faire son théâtre, c’est du théâtre, un coup de théâtre, un homme / une femme de théâtre, etc. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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Bilan / Prolongement La figure du roi est un modèle de personnage dont la théâtralité est exhibée : tous les rites de la royauté sont orchestrés dans un espace singulier et ils utilisent des accessoires, costumes, etc. Le théâtre met en évidence ces conventions pour mieux questionner le pouvoir. Voir le texte du Roi se meurt de Ionesco (p. 168-169) et le sujet de dissertation, p. 165.
⁄⁄
F. Dürrenmatt, La Visite de la vieille dame, ⁄·∞6 p. ⁄‹›-⁄‹∞
Objectifs : – Analyser les procédés comiques de la satire. – Analyser la construction d’un personnage de théâtre à travers son costume et sa première entrée. – Comprendre comment le théâtre met en scène des rapports de pouvoir.
L’entrée en scène fracassante d’une milliardaire LECTURE DU TEXTE 1. Une châsse est un coffre où l’on enferme les reliques d’un saint. En général, elle est ornée de pierres précieuses et fabriquée en matériaux nobles. L’extrême vieillesse de Claire fait penser qu’elle est presque à l’état de squelette (« inconfortable vieille carcasse ») et ce corps amoindri est entièrement recouvert de vêtements et bijoux, qualifiés avec un lexique hyperbolique : « chapeau immense », « collier de perles », « énormes bracelets d’or ». Tous ces objets signifient sa richesse. Elle semble, au vu de son équipage nombreux et du public qui l’attend, faire l’objet d’une vénération collective, comme si elle était devenue une sainte à force d’être riche. On attend d’elle des miracles. Pourtant, Dürrenmatt ne prend pas son personnage totalement au sérieux, il a une distance critique dans
sa didascalie : « d’une grâce peu commune en dépit de tout ce qu’elle a de grotesque ». Clara est une caricature de milliardaire décrépite.
2. Le chef de train est sûr de son bon droit et veut à tout prix faire respecter le règlement, tout en restant extrêmement poli : « puis-je vous demander une explication ? » (l. 16). Puis, comme Claire ne répond pas, il se fait plus autoritaire, mais toujours protégé du règlement : « j’attends une explication » (l. 31-32). Devant cette attitude légaliste, Claire répond par le mépris : « je tire toujours les sonnettes d’alarme » s’oppose à « on ne tire jamais la sonnette d’alarme, même en cas d’alarme ». La logique de Claire fait résonner comiquement l’absurdité des règlements. Ensuite, elle ne s’occupe plus du tout du chef de gare, jusqu’à ce qu’il se rappelle à elle. L’insulte (« vous êtes un imbécile »), l’adverbe « évidemment » et la question rhétorique « prétendez-vous » (l. 33-43) montrent qu’elle ne fait aucun cas de ses remarques. Et elle finit par régler le problème avec une grosse somme d’argent. Le comique repose sur la confrontation entre l’indignation du chef de gare (aussi furieux que le Roland Furieux, nom comique pour un train), personnage campé sur ses positions (le rappel des horaires) et le calme olympien, méprisant de Claire. 3. Les habitants de Güllen sont comiques dans leur affolement : comme ils ont été pris au dépourvu par l’arrivée de Claire, leur fête est ratée. Ils s’agitent dans tous les sens, comme le montre la succession de phrases exclamatives, ordres lancés de tous côtés (l. 24-30). Tous les « gens importants » (le maire, le pasteur, le proviseur) se sentent responsables de l’événement et font tout pour rattraper leur erreur, le maire ayant même besoin de son épouse pour parader. L’admiration sans bornes et stupide des gens est exprimée par les répliques collectives : « Des voix : La Zahanassian ! » (utilisation de l’article « la » comme pour une star unique au monde) ; « La Foule : Cent mille ? » Personne n’entend son jugement très négatif : « je reconnais ce triste trou, le patelin, ce pays sinistre ». Ill reste à l’écart de cette agitation. La didascalie mentionne qu’il est dans un rêve : il revit sa jeunesse avec Claire (c’est le seul qui l’appelle par son prénom), leur histoire d’amour à laquelle elle fait allusion (l. 19). Pourtant, elle
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vient demander sa condamnation à mort et son exécution aux habitants de Güllen.
4. Les personnages secondaires fonctionnent comme une sorte de chœur (voir le chœur antique p. 186-87) : il commente et souligne les actions des personnages principaux. Mais il ne faut pas y voir une référence à la morale, comme dans la tragédie antique : ils servent principalement de faire-valoir lâches et veules à Claire. Ils sont répartis en deux groupes : ceux qui arrivent avec elle, mari et domestiques mettant en avant son train de vie extraordinaire (l. 6-10) mais ils n’ont aucune identité propre, comme le montrent les noms dont elle les a affublés. Ceux qui l’attendent, l’admirent d’emblée et espèrent d’elle des miracles pour les sauver de la ruine (qu’elle a en réalité provoquée). L’effet est comique, car ils ressemblent tous à des pantins autour du personnage très fort de Claire. L’auteur critique ainsi le pouvoir de l’argent qui transforme les gens en moutons, au service de celui qui peut tout se payer, même faire arrêter un train express dans un petit village.
HISTOIRE DES ARTS / ÉDUCATION AUX MÉDIAS La scénographie est minimaliste : tout est en bois, avec un plancher vert et des murs en planches marron. Cela représente la pauvreté du village de Güllen. Les personnages sont traités comme des types avec des masques souples couvrant la tête et des costumes ou accessoires immédiatement reconnaissables : la tenue bleue de l’employé du train est agrémentée d’une horloge géante pendue à son cou, la tenue de pêcheur du dimanche du mari qui se tient au garde à vous, la tenue très pauvre de Ill. Aucun bijou pour Claire, juste une robe noire à fanfreluches et un corsage à ramages, ce qui est assez sobre par rapport à la didascalie. Les masques empêchent de voir les expressions des visages : les personnages sont traités comme des marionnettes. Les bagages, nombreux, sont en carton pâte. O. Porras exhibe ainsi la théâtralité de la scène, souligne l’excès et les outrances de Claire, en créant autour d’elle un univers de pure fiction, sans aucun réalisme. Pour l’interview d’Omar Porras, il faut se poser la question du travestissement et des masques : Omar Porras joue lui-même le rôle de la vieille femme. On peut parler aussi de l’équilibre entre
la farce et la tragédie, entre l’univers très théâtral et la critique sociale bien réelle : le jeu souligne le grotesque des personnages mais la mise à mort d’Ill intervient bel et bien à la fin de la pièce.
VERS LE BAC Oral (entretien) Dürrenmatt donne l’impression d’un personnage à la fois ridicule et inquiétant : son arrivée avec armes et bagages est loufoque, son accoutrement est invraisemblable, mais l’auteur la décrit comme respectable malgré tout : « très femme du grand monde, d’une grâce peu commune ». Sa puissance tient à son argent : les hommes passent dans sa vie, portent de simples numéros mais sont beaucoup plus jeunes qu’elle (l. 8). Elle peut arrêter un train où elle veut, se payer n’importe quoi : un chef de train, un village, une vengeance. Et elle écrase tout le monde de son mépris : personne n’est capable de résister à la puissance de son argent. Michel Serres compare l’argent à un joker : dans un jeu de cartes, le joker n’a aucune valeur en soi. C’est une carte vide ou plutôt vacante : le joueur qui la détient lui donne la valeur qu’il souhaite et c’est pour cela qu’il est assuré de gagner la partie. Avec l’argent, c’est pareil. L’argent moderne est un bout de papier sans valeur marchande, voire un simple support numérique. Mais lors d’un échange, on peut le convertir en ce que l’on veut, quand on veut, où l’on veut. Et, tant que l’on n’a rien dépensé, on détient un immense cercle de possibilités. C’est cette réserve de puissance qui fait peur, qui fascine, qui fait saliver d’envie. Avec cela, on est sûr de l’emporter dans tous les rapports de force. C’est l’histoire que met en scène cet auteur contemporain. La vieille dame, qui sait très bien quelle carte maîtresse elle a en main, n’a aucun respect pour ceux qui, à travers elle, adorent le veau d’or : elle n’adresse aucune parole aimable à quiconque. C’est un personnage écrasant, mu par une volonté de puissance décuplée par le pouvoir de l’argent. C’est pourquoi rien ne peut l’arrêter.
Commentaire 1) Un personnage comique et inquiétant a) Construction scénique du personnage : la didascalie – Claire est une silhouette, un costume, des accessoires (voir question 1). 6 Mettre en scène la variété du comique |
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Son excentricité est indiquée par les adjectifs hyperboliques : « immense », « énorme » et les adjectifs appréciatifs contradictoires qui sont des commentaires de l’auteur : « très femme du monde », « grâce peu commune » // « grotesque. » C’est un pur personnage théâtral ; l’adjectif « impossible » indique qu’elle est une fiction, une femme comme elle, ne peut exister. – Ses acolytes : trois serviteurs avec de nombreux bagages sont des signes de richesses. Le mari n° 7, « qu’elle appelle Moby », indique qu’elle est une femme qui collectionne les maris, ceux-ci ont peu d’importance pour elle puisqu’ils ne sont qu’un numéro et que c’est elle qui leur attribue un nom. Ce nom est d’ailleurs proche de celui du valet : tous deux se partagent le même rôle de faire-valoir. Les gens autour d’elle sont des marionnettes qu’elle manipule. Ce mari est caractérisé par son physique agréable et viril, et son attirail de pêche lui donne un côté décalé. C’est le seul qui vient pour l’aspect bucolique de Güllen. b) Un personnage autoritaire et cynique – Le premier personnage avec qui elle entre en communication est le chef de train : il est le porte-parole d’une forme de norme : l’institution des Chemins de fer, qui implique respect de l’horaire, respect des règles (« on ne tire jamais la sonnette d’alarme »), respect des itinéraires (« si vous désirez visiter Güllen »). Il ne connaît pas Claire et veut donc lui appliquer le règlement. Mais justement Claire n’est pas n’importe qui. Elle impose son mode de fonctionnement : elle est au-dessus des lois : « je tire toujours les sonnettes d’alarme » est l’exact contraire de la formulation du chef de train. Elle refuse de donner des explications et, au lieu de répondre au chef de train, s’adresse à Moby, ce qui marque son mépris pour le chef de gare. Quand enfin il insiste, elle l’insulte. La suite de phrases interrogatives rhétoriques, ironiques, indique son mépris des règles. – Enfin, elle règle le problème en donnant une somme extravagante, elle prend au pied de la lettre la menace du chef de train : « cela vous coûtera cher » et montre que n’importe quelle amende serait ridicule à ses yeux. Elle peut s’offrir n’importe quoi, même arrêter un express en pleine campagne et le chef de gare finira par s’excuser et vouloir même lui rendre son argent.
2) Une arrivée inattendue et comique a) Une cérémonie ratée Le principal effet comique du texte tient à la panique que suscite l’arrivée imprévue de Claire. Tout le monde l’attendait à l’arrivée de l’omnibus. Une foule (les notables, proviseur, maire et pasteur, un chœur = « des voix », « le premier » ; ils sont quatre en tout) est venue l’attendre, car le village, ruiné, compte lui demander une aide. Mais chacun semble avoir oublié comment Claire a quitté le village : enceinte, elle a été chassée alors que le père de son enfant, Ill, a refusé de le reconnaître. Elle est ensuite devenue prostituée et c’est ainsi qu’elle a épousé un milliardaire. Claire n’a rien oublié et est bien décidée à se venger du village. Il y a donc un décalage comique entre l’enthousiasme des villageois et son attitude distante. – C’est Ill qui la reconnaît et l’appelle par son prénom, signe de leur ancienne intimité. Aussitôt, son nom de famille est repris par le proviseur et le chœur : « La Zahanassian », nom de son premier mari milliardaire ; l’article défini la désigne comme une star, c’est affectueux et admiratif. Plus loin, c’est son prénom et son nom de jeune fille qui seront dits deux fois par le chœur. Ils rappellent ainsi qu’ils la connaissent bien, qu’elle est l’une des leurs. – La panique se marque par les appels des notables pour mettre en place rapidement ce qui avait été prévu : on entend une suite de répliques constituées de phrases exclamatives nominales, donnant des ordres pour rassembler tout le monde. La mise en scène n’est pas prête, seule Claire a fait son entrée comme elle le souhaitait. Tout ce passage montre leur crainte devant elle. Ils veulent faire bonne impression, mais c’est assez pitoyable : les didascalies montrent que l’un « part en courant » ; que l’autre « crie après lui ». b) La mise en place de la relation de pouvoir Claire, pas plus qu’elle ne s’adresse au début au chef de train, ne s’adresse à aucun d’eux, ni ne réagit à leur panique. Elle semble ne pas les voir : elle décrit le lieu à Moby avec des termes péjoratifs : « ce triste trou ». Elle parle de « patelin ». Puis, de « pays sinistre ». Elle exprime donc ouvertement son mépris (« me faire perdre une heure »). Pourtant, elle explique son arrêt pour « visiter ». Et il semble que seul son mari pêcheur y trouvera son compte. Mais les lieux qu’elle passe en revue sont en réalité
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essentiels : « la grange à Colas » dans la forêt était le lieu de ses rendez-vous amoureux avec Ill. C’est d’ailleurs après cette référence qu’Ill la reconnaît. – Son mépris pour les habitants et leur village, sa façon de jouer avec son argent annoncent qu’ils vont être ses victimes et non les bénéficiaires de ses largesses. Elle ne donne pas par générosité, c’est une femme tyrannique et égocentrique.
Bilan / Prolongement Pour approfondir l’analyse de la mise en scène de l’abus de pouvoir, on peut comparer cette scène avec celle d’Ubu Roi (p. 132-33). Sur la notion de personnages caricaturaux, on peut comparer l’emploi des costumes et accessoires dans la mise en scène d’O. Porras à celui de La Cantatrice chauve par J.-L. Lagarce (p. 114-115) : on retrouvera la même exhibition de la théâtralité mais avec des moyens un peu différents, en particulier le masque supprime toute psychologie aux personnages. On peut revenir aux origines du masque de théâtre avec les Grecs (p. 189-190).
ingénieur (l. 51). Le médecin a acheté très cher un tableau entièrement blanc (l. 6-8) dont il est très fier (l. 18). L’intrigue se construit autour des réactions de ses amis à cet achat original.
2. Le dialogue porte d’abord sur la valeur marchande de la toile (l. 22-35), puis sur sa valeur esthétique (l. 36-42). Enfin Marc, d’abord sceptique et prudent, réagit très négativement et violemment (l. 44-48). Serge attend de Marc approbation et admiration (l. 36, 45). Le conflit théâtral se joue autour des valeurs esthétiques que chacun revendique (l. 52-55) ou autour des valeurs de l’amitié (l. 10). Ce conflit est immédiatement visible et les monologues qui ponctuent la scène indiquent les sous-entendus ou les enjeux implicites de la pièce. 3. Le tableau de Malevitch est le premier tableau monochrome de l’histoire de la peinture. Il constitue donc en 1917 une révolution, celle de l’abstraction, un art sans objet ni représentation. Au XXIe siècle, les toiles monochromes sont devenues banales et l’art abstrait est partout. Serge n’est donc pas particulièrement avantgardiste en achetant cette toile, qu’effectivement on lui a sans doute vendue à un prix exorbitant.
HISTOIRE DES ARTS
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Yasmina Reza, Art, ⁄··› p. ⁄‹6-⁄‹‡
Objectifs : – Analyser une scène d’exposition. – Découvrir la satire sociale chez un auteur contemporain. – Comprendre l’évolution du langage dramatique dans le théâtre contemporain.
Exposer la prétention culturelle
Le décor et les costumes sont en accord avec le tableau qu’ils mettent en valeur (posé au fond au sol) : les murs sont dans des dégradés de bleu anthracite et de gris, les meubles et le sol sont blancs. Les trois amis sont en noir, avec chacun une note individuelle : Marc porte un tee-shirt sous sa veste, Serge n’a pas de cravate et Yvan porte une cravate mais aussi un gilet peu élégant : ils sont à la fois interchangeables et un peu individualisés, habillés avec un standing qui indique leur milieu. Les silhouettes noires dessinent une note graphique et picturale sur le fond gris et blanc, ils forment eux-mêmes un tableau. L’objet du conflit est au centre, mais pas encore accroché. Il est éclairé par en bas, ce qui le rend un peu mystérieux.
LECTURE DU TEXTE 1. Une scène d’exposition doit présenter les personnages, la situation et annoncer l’intrigue. Les personnages sont deux amis de milieu social favorisé : l’un est dermatologue (l. 11), l’autre
VERS LE BAC Oral (analyse) Y. Reza renvoient les deux personnages dos à dos. 6 Mettre en scène la variété du comique |
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1) Serge se croit supérieur parce qu’il aurait eu le culot d’acheter cette toile avant-gardiste, parce qu’il aurait l’audace de se dire l’ami de la modernité. En indiquant le prix, il donne une idée de ses revenus, il étale son aisance matérielle. Il exhibe aussi sa culture, ses relations avec le monde de l’art (« Handtington lui-même »), indiquant par là une volonté d’être reconnu comme un membre à part entière de l’élite, sphère de la « distinction ». Selon la mise en scène, cette prétention à la distinction peut être insupportable : s’il critique la « vanité incompréhensible » de Marc, il en fait preuve lui aussi. Ou au contraire pathétique : que cherche-t-il à prouver ainsi ? 2) Marc se présente d’emblée comme quelqu’un d’un peu distant par rapport à ce qu’il appelle « l’art », en italiques (l. 12). Il manifeste une certaine étroitesse d’esprit, sa formation d’ingénieur lui ayant surtout donné des habitudes de rationalisme : il ne cesse de décrire la toile dans son monologue et ses nombreuses phrases exclamatives expriment son incompréhension totale (et sa volonté butée de ne pas rentrer dans le jeu de l’autre). Enfin, son jugement final est brutal et sans concession (l. 48). Les deux amis sont aussi bornés l’un que l’autre. 3) L’hypocrisie des relations sociales est également soulignée : alors qu’ils se disent amis, on voit dans les monologues ce que chacun pense en réalité depuis toujours de l’autre : mépris et jalousie de l’ingénieur pour le médecin qui gagne mieux sa vie que lui et peut se payer des toiles ; prétention et mépris de l’amateur d’art moderne pour qui n’est pas versé dans ce domaine.
Les deux textes posent la question de la place de l’art dans la société, de sa valeur esthétique et marchande.
Dissertation 1) Le théâtre comme lieu des conventions et des artifices – Le théâtre fonctionne sur des codes que le spectateur doit accepter pour adhérer à l’histoire : • code de situations : les apartés (Le Jeu de l’amour et du hasard p. 123), les monologues (corpus p. 191-94), les quiproquos (Le Dindon p. 126) ; • code de personnages : le couple maître / valet (Dom Juan p. 122, Le Mariage de Figaro p. 130). – Le théâtre exhibe cette artificialité par des jeux de déguisement (Amphitryon p. 116-17), une surenchère de signes (La Cantatrice chauve p. 114, La Visite de la vieille dame p. 134-35) ou des parodies (Ubu Roi p. 132). 2) Le théâtre comme révélateur de l’hypocrisie et du mensonge Par son effet grossissant, le théâtre permet de mieux comprendre le fonctionnement social, en particulier dans des dialogues de duel ou d’affrontement : les enjeux de pouvoir sont ainsi mis en scène entre riches et pauvres (La Visite de la vieille dame p. 134), entre amis (Art p. 136), en famille (Juste la fin du monde p. 173). L’hypocrisie amoureuse, le poids des conventions sociales et des préjugés sont présentés de façon ludique : Le Jeu de l’amour et du hasard (p. 123), Art (p. 136), Théâtre sans animaux (p. 138).
Question sur un corpus Les œuvres d’art sont de deux types : l’œuvre achetée très cher par un particulier (Art), révélatrice de son snobisme ou de son avant-gardisme et les œuvres du patrimoine culturel présentées dans un musée, offertes au regard d’un public pas toujours au fait de l’histoire de l’art, mais convaincu par avance d’être devant des chefs-d’œuvre. Les réactions des personnages sont comiques pour plusieurs raisons : excessives dans l’admiration ou le rejet (Art), opposées dans l’intérêt ou le désintérêt (l. 5-7 de Théâtre sans animaux), décalées (les commentaires sur Matisse ou la Vénus de Milo), montrant des gens qui ramènent l’art à des choses qu’ils connaissent.
⁄‹
Jean-Michel Ribes, Théâtre sans animaux, ¤‚‚⁄ p. ⁄‹8
Objectifs : – Découvrir et analyser la satire sociale chez un auteur contemporain. – Analyser une forme de dialogue originale parce que sans personnage. – Comprendre l’évolution du personnage dans le théâtre contemporain.
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L’exhibition de la sottise ordinaire LECTURE DU TEXTE 1. Les personnages sont des visiteurs anonymes défilant devant les tableaux du musée (didascalie initiale). Leur dialogue ne dure pas plus longtemps que l’arrêt devant une toile. Dans la mise en scène qu’il propose en 2002, Ribes a accroché des tableaux vides ; les personnages sont tous habillés de la même façon et marchent comme des marionnettes ; ils sont interchangeables. On peut reconnaître, dans le dialogue, différents types de personnages : celui qui met en avant sa (pseudo)culture de façon maladroite (l. 4-6 ; 14), celui qui veut pouvoir la mettre en avant par ses photos (l. 19-21), celui qui est fatigué d’arpenter les salles du musée (l. 8-13), celui qui pose des questions sans rapport avec l’œuvre mais relaie ainsi un discours antisémite sur l’art (l. 15-16). Chacun saura s’y reconnaître, ou non ! 2. Le comique repose sur des décalages entre les réactions des personnages qui interviennent à deux : opposition entre la couleur décrite dans les tableaux et celle de la cafétéria ; opposition entre « je tiens des kilomètres » et « tu marches avec les yeux », remarque complètement absurde ; opposition entre les attentes du visiteur et la réalité de l’œuvre : « c’était qui, Milo, un nain ? », le vocabulaire familier mettant en exergue le décalage comique (l. 20-21). Il s’agit avant tout d’un comique de mots, accentuant la sottise des différents personnages (qui est souvent aussi celle du spectateur. S’il a de l’humour, il le sait). 3. Ribes montre en riant notre incapacité à saisir l’art et même à éprouver un simple plaisir esthétique devant des œuvres présentées comme des références culturelles. Le public qui fréquente les musées manque de connaissances ou a des attentes incongrues. L’art demande un effort, un investissement personnel, de la patience. Est-ce encore possible lorsqu’il est devenu un objet de consommation de masse ?
ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention On peut s’inspirer autant de ce texte que de celui de Y. Reza (p. 136-137).
VERS LE BAC Oral (entretien) Voir la question sur corpus de la page précédente (portant sur la comparaison entre Art et Théâtre sans animaux) ainsi que la deuxième partie de la dissertation, page précédente.
Dissertation 1) Le théâtre est dans l’exagération – Le théâtre, dès son origine grecque, choisit des personnages n’appartenant pas à la réalité : on peut donner l’exemple d’Œdipe (p. 184). Ces personnages forts permettent au spectateur de s’interroger sur la morale, la politique, qu’ils soient des héros véritables comme dans la tragédie (Antigone p. 158) ou de grotesques parodies (Ubu Roi p. 132, Le Roi se meurt p. 168). La comédie présente, elle, des types humains (L’Avare, Le Misanthrope). – Le théâtre, c’est avant tout du spectacle : les situations sont donc exacerbées, les conflits poussés à l’extrême, les passions destructrices (Phèdre p. 159). – Ionesco lui-même transforme des idées abstraites en images visuelles concrètes et claires : les conséquences du totalitarisme sont vues à travers la métamorphose en rhinocéros (p. 280), la hantise de la mort est jouée physiquement dans Le Roi se meurt (p. 168). – Beckett montre l’absurdité et le vide de l’existence avec des héros meurtris, prisonniers de situations invraisemblables, comme Winnie enfoncée dans un tas de sable (p. 191). 2) Le théâtre peut aussi être proche de la réalité La réalité quotidienne peut ne pas être disloquée mais mise en scène de façon épurée, dans une langue qui imite au plus près la saveur du langage courant, avec des personnages très ordinaires : – des êtres de chair jouent des situations de la vie quotidienne avec vraisemblance : la dispute familiale de Juste la fin du monde (p. 173), les ouvriers sur un chantier de Cinq hommes (p. 176), l’atelier de couture de Grumberg (p. 199) ; – la transposition de conversations familières dans le théâtre contemporain est aussi très proche de la réalité : voir Y. Reza (p. 136), J.-M. Ribes, N. Sarraute (p. 490). 3) Le théâtre comme lieu d’expérimentation grandeur nature Par le jeu de la mise en scène, la scénographie, les costumes et maquillages, le théâtre met en 6 Mettre en scène la variété du comique |
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évidence le fonctionnement de la société, les passions humaines ou les vices. Ce n’est pas nécessairement l’exagération qui fait sens, mais le rapport à l’espace, la tension entre le texte et sa représentation : la chambre d’hôtel transformée en champ de bataille par Feydeau ridiculise le milieu bourgeois (p. 127), la théâtralisation de la voiture de Mère Courage est tragique (p. 153), la lumière bleue dans laquelle baigne la mort de Phèdre (p. 160), le ring de la dispute familiale (p. 173).
POUR ARGUMENTER : LE TEXTE DE THÉÂTRE EXISTE-T-IL SANS LA SCÈNE ? p. ⁄‹·
LES ENJEUX 1. Artaud oppose un théâtre reposant principalement sur le texte et un théâtre spectaculaire, qu’il préfère. Il pense que les moyens scéniques frappent et touchent davantage le spectateur, car cela passe directement par les sens et non par la réflexion. 2. A. Mnouchkine a voulu rendre à Shakespeare ses qualités spectaculaires. Elle a donc travaillé sur de très beaux costumes, des maquillages, des chorégraphies pour les combats et un espace nu dont le fond est une toile peinte somptueuse. La très grande beauté de ce spectacle cherchait à retrouver le souffle épique des pièces de Shakespeare (on dispose d’autres images sur le site du Théâtre du Soleil). En transportant Shakespeare dans l’univers japonais, A. Mnouchkine cherche à surprendre et éblouir le public, à dépoussiérer un auteur mal connu en France. Voir aussi la tragédie grecque transposée dans l’univers du kathakali indien pour les mêmes raisons (p. 186).
VERS LE BAC Dissertation 1) Un théâtre lu Seul un auteur comme Musset, à cause des échecs rencontrés lors de ses représentations
ou tentatives de représentation, a imaginé un théâtre destiné à la seule lecture. Depuis les auteurs grecs, le texte de théâtre n’existe que pour la scène. Cependant, cela n’empêche pas la lecture et la liberté qu’elle donne : liberté d’imaginer des personnages, des décors, des situations. Les didascalies sont faites aussi pour le lecteur et depuis le théâtre romantique, elles sont nombreuses et peuvent même ressembler à des récits : on peut voir les didascalies du Roi se meurt (p. 168 et 492) ou de Oh les beaux jours (p. 191 et 492). Il est parfois difficile d’aller au théâtre régulièrement mais on peut lire toutes les œuvres qu’on veut et ainsi découvrir toutes les facettes d’un auteur. Lire aussi le texte de C. Régy (p. 493). 2) La nécessité de la mise en scène Pourtant, le théâtre ne se révèle que sur une scène avec un décor, des acteurs, des costumes, des jeux de lumière qui mettent le texte en valeur, lui donnent tout son sens. – Voir le travail sur l’espace à la fois mimétique et symbolique dans La Cantatrice chauve (p. 114), l’espace mimétique d’Art (p. 136) qui révèle le milieu social critiqué. – Voir le travail sur les masques et costumes dans La Visite de la vieille dame (p. 134) ou chez A. Mnouchkine : la mise en scène éclaire ainsi certains aspects du texte, la satire chez Dürrenmatt, le souffle épique de Shakespeare. Elle surprend le spectateur, lui fait découvrir le texte et lui donne le plaisir esthétique d’un beau spectacle. – Le jeu de l’acteur est essentiel pour révéler un personnage : voir les interprétations de Lorenzaccio (p. 146), l’interview de Podalydès (p. 493). 3) Les limites de la mise en scène Chaque nouvelle mise en scène est une interprétation du texte par le metteur en scène : les trois images de Dom Juan (p. 119-121) montrent les écarts entre la façon de représenter le couple maître / valet et parfois le public peut être égaré. Le metteur en scène peut parasiter le texte avec des éléments non pertinents ou difficiles à comprendre : les masques de singe pour jouer Marivaux (p. 123), l’absence de maison pour Juste la fin du monde (p. 173).
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Séquence
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Alfred de Musset, Lorenzaccio, ⁄°‹› Livre de l’élève p. ⁄›‹ à ⁄∞‚
Présentation de la séquence p. ⁄›‹ Cette œuvre permet de comprendre le renouvellement des formes que présente le drame romantique, ses nouveaux enjeux dramaturgiques et scéniques, en particulier dans le rapport à l’espace, la multiplicité des personnages, la complexité de l’intrigue. Lorenzaccio, pièce longtemps considérée comme injouable dans son intégralité, pose des problèmes de mise en scène. Nous confronterons ainsi plusieurs partis pris radicalement différents dans leur approche de l’œuvre. La réception de la pièce, et ce qu’elle peut encore représenter pour un public contemporain, est ainsi appréhendée à travers des notes d’intention de metteurs en scène. Les extraits choisis sont centrés sur le héros et son évolution : ils permettent de caractériser le personnage romantique et de l’opposer aux héros tragiques de l’époque classique. Enfin, la visée politique et critique de l’œuvre est abordée.
⁄) Entrée dans l’œuvre : Florence, la ville du carnaval p. ⁄›‹ Du texte à la scène 1. La scène se passe dans une rue de Florence au petit matin et l’on voit se croiser des gens de tout milieu social. Chacun a ses préoccupations. Les dialogues se croisent : les personnages passent, disparaissent, reviennent, qu’il s’agisse de simples figurants donnant leur avis sur Florence ou de personnages importants comme Lorenzo déguisé en religieuse ou Louise Strozzi repoussant Julien Salviati. Autant de petites scènes prises sur le vif dévoilant par petites touches, par tableaux, la corruption de la ville. En effet, dans une ville où se succèdent fêtes et bals, les aristocrates passent leur temps à dépenser, boire, vivre des intrigues amoureuses, jusqu’à l’abrutissement (« À qui fait-on plaisir en s’abrutissant jusqu’à la bête féroce ? ») Le Duc mène la danse : protégé par ses soldats allemands, il se permet tous les excès, au grand dam de ses pairs : « une moitié de Médicis couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres » constate un noble Florentin, en insistant sur la bâtardise du duc. Les gens du peuple ne valent guère mieux : éternels badauds, ils sont à l’affût de ce que font les
aristocrates. Le peuple vit par procuration la fête des riches (« on attrape un petit air de danse sans rien payer ») et rapporte ce que les gens célèbres y font : « je suis capable de nommer toutes les personnes d’importance ». Florence apparait comme une ville de plaisirs et de carnaval, où les valeurs morales sont renversées, bafouées : Le Duc, Lorenzo et Salviati sont habillés de façon scandaleuse en religieuses et, sous ce double travestissement, ils tentent d’abuser de femmes de toute condition sociale. Dans ce monde où le roi se comporte en bouffon, c’est le renversement permanent (Baktine). Une question – théâtrale et politique – se pose : le tyrannicide suffira-t-il à ramener l’ordre ? À mettre un terme au renversement carnavalesque ?
2. et 3. Zefirelli a choisi un parti pris réaliste, de type reconstitution historique avec des costumes et décors faisant référence à la Renaissance italienne. L’ambiance de fête est rendue par la foule nombreuse qui va et vient, les costumes très colorés dans des tons chauds, rouge, brun, orange et un éclairage vif. Les mouvements en long et en large devant le palais et en profondeur depuis la porte animent un espace vaste et ouvert et recréent l’atmosphère bruyante et dense d’un carnaval. 7 Lorenzaccio |
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Au contraire, O. Krejca propose un parti pris symbolique : les costumes correspondent bien à la Renaissance italienne, mais sont de couleur assez terne. Le décor installé dans la Cour d’honneur du palais des Papes à Avignon (architecture qui peut renvoyer au XVIe siècle), est constitué de plates-formes de bois superposées de façon anarchique et de hauteurs variées. Les personnages figurants circulent entre ces mini-scènes sur lesquelles d’autres prennent des poses, sont en représentation. Krejca donne donc une vision théâtrale de la fête florentine, comme une foire où les riches se montreraient sur des tréteaux. L’ensemble donne une atmosphère étrange, artificielle au carnaval et renforce l’idée d’hypocrisie.
¤) L’œuvre et son contexte
p. ⁄››
Dissertation Pour préparer ce travail, on peut s’appuyer sur I, 2, 5, 6 ; II, 2, 4, 5 ; III, 3, 7 ; IV, 8 ; V, 1, 3, 5, 8. 1) Florence, ville des plaisirs et de la corruption : « Florence la bâtarde, fange sans nom » L’atmosphère de lendemain de fête dans laquelle débute la pièce donne le ton : voir la question 1. Si les bourgeois réprouvent l’immoralité de la cour d’Alexandre, ils en profitent financièrement. Quant aux nobles républicains, ils n’agissent que s’ils sont directement touchés par les insultes du Duc. Les représentants de ces classes dirigeantes sont facilement corrompus par les largesses du Duc : voir Bindo et Venturi. Ainsi, à la mascarade de carnaval du début répond la mascarade du couronnement de Côme à la fin. Le carnaval n’a pas pris fin. 2) Florence, image de la femme bafouée L’image de la femme prostituée est employée en II, 2 par Lorenzo quand Tebaldeo appelle Florence sa mère : « ta mère n’est qu’une catin ». Dès la première scène, on voit le Duc pénétrer dans une maison de nuit pour séduire une jeune fille, malgré les protestations de son frère qui la verra plus tard « sortant du spectacle dans une robe comme n’en a pas l’impératrice » (I, 6). Toutes les femmes de Florence de toute classe sociale deviennent des objets de convoitise pour le Duc et ses amis : Louise Strozzi est grossièrement insultée par Salviati puis empoisonnée ; elle est présentée comme une nouvelle Lucrèce. Le Duc, Dom Juan grossier, passe de femme en femme : il se lasse très vite de la Marquise Cibo
et se tourne alors vers Catherine. Lorenzo insiste à plusieurs reprises sur la facilité de toutes ces femmes : « les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles […] elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas » (III, 3) ; « Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes ». (IV, 5). Le Marquis Cibo apparaît aussi comme un mari complaisant à la fin (V, 3). 3) Florence, enjeu politique Chacun essaie de jouer de son influence pour jouir du pouvoir : les républicains se regroupent autour d’un Philippe Strozzi vite dépassé par les querelles avec Pierre (II, 5, III, 2), les recherches d’alliance avec François Ier, le Cardinal par le biais de la Marquise, la Marquise elle-même qui rêve d’un Alexandre libérateur de Florence (III, 6). Elle finit cependant par tout avouer à son mari pour sortir de son rôle d’intrigante sous la coupe du Cardinal (IV, 4). Le meurtre du Duc change à nouveau la donne, mais le Cardinal installe un homme de paille, tout autant à la solde de Charles Quint que l’était Alexandre.
‹) EXTRAIT 1 Le Duc et son bouffon
p. ⁄›∞
Le Duc appelle Lorenzo, « Renzo », ce qui est un diminutif affectueux. Pourtant, les termes qu’il emploie pour assurer la défense de son cousin, accusé de libertinage, sont insultants. Les termes utilisés par Alexandre sont très péjoratifs : ils insistent sur la lâcheté de son cousin. Aux lignes 4-5, il est comparé à une faible femme avec des termes qualifiant sa débilité physique et, plus grave, son manque de virilité : « petit corps maigre », « mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour tenir un éventail » (accessoire féminin). C’est un intellectuel raté : « un gratteur de papier ». C’est un fêtard triste : « lendemain d’orgie ambulant », « yeux plombés, visage morne ». Pourtant, certains indices le rendent inquiétant, il est rusé, hypocrite et efficace dans son rôle d’espion : l. 16-17. C’est pourquoi le Cardinal voit en lui une menace contre le Duc : l. 11-12. Ce héros est donc à la fois ridicule, pathétique et inquiétant : on ne sait pas très bien qui il est, parce qu’il se tient toujours dans la représentation et l’excès. On pressent un personnage qui cache son jeu.
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La mise en scène de C. Stavisky suggère une relation de création de l’un à l’autre, sur le modèle de la peinture de Michel-Ange de la Chapelle Sixtine où Adam naît du doigt de Dieu, d’autant plus que le Duc pose en tenue d’imperator (il se fait peindre). Lorenzo serait ainsi le jouet, la créature d’Alexandre. Mais la posture très décontractée de Lorenzo montre une certaine liberté, une distance par rapport aux ordres de son prince. C’est une créature qui se serait affranchie. Son costume très moderne dénote, il ressemble à un jeune homme d’aujourd’hui. Rien n’indique ni faiblesse ni féminité. Le héros romantique est souvent obligé de se cacher derrière un masque ; il n’est donc jamais lui-même, jamais à sa place et c’est pour lui une source de tourments. Les personnages de Victor Hugo et Musset sont différents : Ruy Blas a été contraint par son maître à jouer un rôle et il est chargé de salir la reine, tandis que Lorenzo s’est lui-même glissé dans le rôle de double maléfique d’Alexandre. L’intrigue, dans les deux cas, est cependant construite autour des difficultés éprouvées par le héros, soit à tenir son rôle jusqu’au bout (tuer le Duc, déshonorer la reine), soit à le quitter : Ruy Blas en redevenant valet ne peut plus être aimé de la reine ; Lorenzo le débauché, malgré son glorieux tyrannicide, n’est plus crédible en honnête homme. La duplicité des héros est donc une source de tragique. Elle aboutit au suicide, seul moyen de connaître une forme de rédemption, aux yeux de la reine pour Ruy Blas, à ses propres yeux pour un Lorenzo qui abandonne Florence à sa corruption.
›) EXTRAIT 2 Les désillusions d’un héros romantique p. ⁄›6 Lorenzo a cru que la corruption ne concernait que quelques hommes vicieux, aisément reconnaissables : « les monstres seuls la portaient au front ». Puis, bien caché derrière son masque, il s’est aperçu que tous les hommes sont malhonnêtes et asservis à la tyrannie. Les métaphores, hyperboliques donnent une image concrète du rôle qu’il jouait, avec le champ lexical du costume ou du déguisement : « mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant » ; « Mes vingt années de vertu étaient un masque
étouffant » ; « L’humanité souleva sa robe et me montra […] sa monstrueuse nudité ». Sa relation avec Florence est un amour déçu : « j’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces ». Lorenzo veut agir malgré tout, soit parce qu’il espère encore un revirement politique après le meurtre d’Alexandre : « je cherchais des visages qui me donnaient du cœur », soit parce qu’il ne peut faire autrement que d’aller au bout de son projet, pour donner un sens à sa propre corruption, d’abord feinte, puis, réelle. Citons : « songestu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ». Il espère au moins une reconnaissance de son courage, peut-être de son identité si problématiquement héroïque : « il faut que le monde sache un peu qui je suis » (III, 1). Et c’est ce qui fait de lui un personnage tragique : il accomplira le crime, tout en étant conscient de son inutilité. Les deux Lorenzo portent un maquillage très prononcé. Le fond de teint blanc et le rouge à lèvres soutenu féminisent leur visage et suggèrent qu’ils portent un masque, celui de l’hypocrisie et de la corruption. Jérôme Kircher est en habit de soirée du XIXe siècle : frac, haut de forme et canne sont le signe des fêtes et orgies auxquelles il participe. Cependant, les deux acteurs ont des visages tristes, mélancolique pour R. Mitrovitsa habillé tout en noir et désespéré pour Jérôme Kircher. Ils jouent leur rôle sans plaisir car ils sont atteints intérieurement par cette corruption. Tous deux sont en position fermée de repli, surtout J. Kircher recroquevillé sur cet escalier, les bras croisés sur la poitrine. Chez Sartre et Camus, le conflit se joue entre deux personnages, l’un qui accepte les compromissions et l’autre qui les refuse, voulant agir politiquement tout en restant pur et honnête. Dans le dialogue des Mains sales, Hugo représente un idéalisme encore naïf et Hoederer, le politicien sans illusion, cynique et pragmatique. Hugo croit qu’un milieu sans mensonge, profondément honnête et solidaire existe (l. 30-31). Hoederer lui montre qu’on ne peut faire autrement que de se salir les mains pour agir politiquement et il le revendique (l. 65-67). Le tragique est que, même si Hugo se défend d’avoir les mains sales, son seul projet de meurtre prouve qu’il est déjà en train de se compromettre. Le 7 Lorenzaccio |
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titre Les Justes s’oppose à celui de Sartre : les terroristes, héros de l’histoire, revendiquent leur action comme un acte indispensable (l. 12-14, 16-17) et non comme un crime inacceptable, et c’est pourquoi Dora pose la question de la limite à l’action violente (l. 18-20). La différence avec Lorenzo est que le héros romantique sait, comme Hoederer, qu’il n’a pas le choix des moyens. Cependant, contrairement à Stepan ou Hugo, il sait qu’il ne sauvera pas le monde. Il n’a plus aucune illusion sur son acte. Cette prise de conscience est donc tragique.
∞) EXTRAIT 3 Répétition fébrile du meurtre
p. ⁄›‡
L’agitation du personnage est exprimée à travers les nombreuses phrases exclamatives montrant sa panique (l. 3-6, l. 12). Dans les interrogatives, Lorenzo cherche à déterminer sa stratégie (l. 9-10). Il rejette ses propres propositions par « non » (l. 14) ou répète des mots importants (l. 7, 11). Le discours est haché par des tirets indiquant des poses longues entre les phrases. Il marche apparemment sans savoir où il va (l. 15) et finit par s’effondrer de lassitude. Ses inquiétudes s’expriment par des hypothèses : « pourvu qu’il n’ait pas imaginé », « je ne voudrais pourtant pas que ». Ses regrets vis-à-vis de Catherine compromise sont exprimés par une interrogative au conditionnel (l. 18-20). Dans la mise en scène de J. Vilar, Lorenzo est accroupi près du Duc et se penche vers lui avec un visage compatissant et torturé ; le Duc a encore les yeux ouverts et s’agrippe à la main de Lorenzo, toujours crispée sur le poignard enfoncé dans sa poitrine. Leur lien d’intimité n’est pas rompu et le geste de Lorenzo peut presque se lire comme un acte amoureux. Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, le meurtre s’est passé dans un lit à baldaquin dont les rideaux ont été enlevés et qui ressemble ainsi à une sorte de cage. La lourde robe d’apparat du Duc (voir image p. 149) est encore jetée sur les tringles et la victime est étendue, vulnérable et presque ridicule, en sous-vêtements. Lorenzo a revêtu une robe blanche de femme, il a joué le rôle de Catherine qu’Alexandre attendait. Ce déguisement renforce l’ambiguïté des liens qui les unissent : le meurtre est une parodie de mariage sanglant.
Les monologues romantiques expriment les hésitations de héros face à des choix impossibles et douloureux : Lorenzo doit passer à l’acte, devenir un meurtrier ; la reine doit accepter, ou non, la lettre d’amour, la garder, la relire, y répondre éventuellement. Les deux actions projetées sont déshonorantes. Les tourments sont exprimés par l’utilisation de nombreuses phrases exclamatives et interrogatives, par des phrases nominales. Les hésitations sont marquées par des tirets chez Musset, par des ruptures dans le rythme de l’alexandrin chez Hugo. Enfin, le jeu avec la lettre ou les élans de la reine vers la Madone jouent l’hésitation. Le rapport à l’espace, les déplacements fébriles ou les immobilisations signalent aussi une agitation physique : voir la fin des deux extraits.
6) La réception de l’œuvre p. ⁄›8 Du texte à la scène 1. Lorenzaccio décrit une société corrompue où l’avenir est sombre, sans espoir d’une amélioration morale. La jeunesse voit ses idéaux battus en brèche par cette corruption. Sur ce point, la Florence de 1536 rejoint la France d’après 1830. Mais ne rejoint-elle pas aussi notre société contemporaine ? Cette vision de la société peut encore aujourd’hui parler à un spectateur contemporain, surtout s’il est jeune : les questions sur la moralité du pouvoir politique sont toujours d’actualité et ceux qui « voudraient faire quelque chose » de leur vie se heurtent souvent à d’amères désillusions, comme Lorenzo. 2. La pièce est tragique car Lorenzo est à la fois « ange et pourriture », paradoxe qui ne peut se résoudre que par la mort du héros. D’autre part, comme le remarque J. P. Vincent, cette mort ne ramène pas l’ordre, elle ne résout rien et n’est qu’un constat d’échec de toute forme d’action politique : « je suis perdu et […] les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront » (III, 3). Si Philippe Strozzi soutient et admire Lorenzo, les autres le condamnent à mort (V, 2). 3. Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, la réunion chez les Strozzi (III, 7) se passe autour d’une minuscule table, aussi vide que le reste du décor. Le fond orangé fait penser à un incendie. Les hommes en noirs entourent Louise, qui va s’effondrer, empoisonnée. L’un des hommes porte
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un gilet rouge et un masque : « il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati ». La petite table ressemble à un autel du sacrifice et Louise en robe blanche près de son père serait mariée à la mort, comme de nombreuses héroïnes tragiques (Antigone, Iphigénie). Dans la mise en scène d’Y. Beaunesne, le décor est constitué de grands drapés vert doré, décor qui exhibe sa théâtralité. Lorenzo et le Duc prennent un bain dans une même petite baignoire. Ce qui est inquiétant, c’est la marionnette penchée au-dessus d’eux et manipulée par deux hommes en noir. Beaunesne explique que ces marionnettes sont les « négatifs des personnages de lumière, positifs des personnages d’ombre », bons ou mauvais génies penchés sur le couple ambigu formé par Lorenzo et Alexandre, ici mis à nu dans ce bain qui peut aussi rappeler le bain tragique d’Agamemnon. La situation est tragique dans son ambiguïté : amitié fraternelle ou amoureuse et haine. Cependant, cette image très symbolique n’est pas forcément compréhensible pour le spectateur et peut même parasiter le texte de Musset. Cette image du bain peut également faire penser au tableau de David (Marat assassiné).
ÉCRITURE Argumentation Quand Musset écrit sa pièce en 1833, la censure s’est réinstallée après la Révolution avortée ; mais ce qui rend Lorenzaccio irrecevable, ce n’est pas tant son contenu politique, que sa forme très complexe, son foisonnement avec ses personnages multiples et ses lieux nombreux qui diluent le discours politique. D’autre part, plus un public est proche d’événements politiques (la Révolution de 1830), plus il a de difficultés à réfléchir à son propos. Aujourd’hui, la métaphore de Florence corrompue et la réflexion sur l’inutilité de l’action politique résonnent avec les interrogations du théâtre engagé des années 40-50, la vision absurde de l’existence de Sartre ou Camus, et avec un certain pessimisme et désengagement des citoyens. Un public contemporain peut d’autant mieux s’identifier à un héros romantique désabusé, il trouve ses propos modernes et pertinents en III, 3 ou V, 2, par exemple.
‡) Fiche de lecture ⁄ : La tyrannie du masque
p. ⁄›·
Un héros double 1. Les surnoms montrent la duplicité du héros. Lorenzo est tantôt appelé « Renzo », tantôt « Lorenzetta » par le Duc. Le premier surnom est affectueux et montre le lien profond qui unit les deux hommes. « Lorenzetta » met l’accent sur son apparence efféminée et vaut pour une insulte. Cette ambivalence est présente en I, 4, Lorenzo joue toute une comédie pour ne pas affronter Sire Maurice à l’épée : il tremble et manque de s’évanouir, refuse, même sur l’ordre d’Alexandre, de prendre une épée, se fait passer pour un lâche, un « pauvre amant de la science » qui ne sait pas manier les armes. Au contraire en III, 1, on le voit s’entraîner avec Scoronconcolo qui ne lui fait aucun cadeau. Le combat est rude, viril, et on voit que Lorenzo a un très bon niveau d’escrime. S’il s’évanouit, c’est d’épuisement. Sa mère aussi hésite sur l’identité réelle de son fils. Elle l’appelle encore « Renzo » ou « mon Lorenzino », en référence à l’enfant honnête qu’il était, mais elle ne reconnaît plus en cet homme désabusé et cynique son fils d’autrefois, sage et studieux (voir aussi I, 6). Le spectre de l’ancien Lorenzo qu’elle a vu en rêve lui a montré cet intellectuel mélancolique, toujours caché derrière le masque du Lorenzo débauché : « un homme vêtu de noir […] un livre sous le bras ». Seul le peuple croit savoir qui est Lorenzo : il l’appelle « Lorenzaccio ». Ce diminutif, formé avec le suffixe en « –accio » très dépréciatif, met l’accent sur le caractère vil, mauvais du débauché. 2. Il existe deux Brutus dans l’histoire romaine : le premier Lucius Junius Brutus a tué Tarquin en 509 av. J.-C, après que celui-ci eut violé Lucrèce. Pour s’approcher de Tarquin, il a feint d’être un fou inoffensif. Il a ainsi fait tomber la royauté et fondé la République, en devenant l’un des deux premiers consuls avec Collatin, époux de Lucrèce. Le deuxième, Marcus Junius Brutus est le descendant du premier. Fils adoptif de Jules César, il a participé à l’assassinat de ce dernier en 44 av. J.-C. En pure perte, puisque le pouvoir a été confisqué par Octave, neveu de César qui deviendra le premier empereur sous le nom d’Auguste. Ce Brutus s’est suicidé après avoir perdu une bataille contre Octave. 7 Lorenzaccio |
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C’est en III, 3 que Lorenzo s’explique sur ce sujet. Le premier Brutus est sa référence (II, 4). Pour lui, c’est le modèle du tyrannicide, motivé par des idéaux républicains. Lorenzo explique sa motivation de départ : « Je travaillais pour l’humanité ». Il parle de « rêves philanthropiques » (III, 3). Il cherchait aussi la gloire dans un acte d’héroïsme personnel : « Je ne voulais pas soulever les masses… je voulais […] me prendre corps à corps à la tyrannie ». Il pensait ainsi frapper les esprits et faire réagir les citoyens : « réchauffer leur cervelle ampoulée ». Mais il a vu de près la corruption de la cité et, juste avant d’accomplir le meurtre, il sait qu’il n’aura pas les conséquences escomptées : « Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il n’y ait pas laissé sa raison ».
3. Lorenzo a le courage d’un héros : son projet lui a demandé deux ans de patience et il s’est sacrifié, en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas, ou plutôt ce qu’il n’était pas avant de se lancer à corps perdu : un lâche débauché au service du Duc avec lequel il entretient une relation ambiguë. « J’étais pur comme un lis, et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche » (III, 3). On voit en III, 1 son courage face à Scoronconcolo et au moment du crime, il ne faiblit pas. Cependant, il a aussi les caractéristiques d’un antihéros : sans illusion, désespéré, le masque dont il s’est affublé lui a collé à la peau. Il l’a profondément atteint, corrompu : « je suis devenu un lâche, un objet de honte et d’opprobre ». Il se croit irrécupérable : le vice « est maintenant collé à ma peau » (III, 3) et son meurtre ne le réhabilitera pas aux yeux des autres. Il meurt incompris.
Un personnage pris à son propre piège 4. Sa mère s’inquiète pour lui : elle avait l’espoir qu’il devienne un grand homme d’État (« sa naissance ne l’appelait-elle pas au trône ? »). Mais, elle le voit corrompu : « la souillure de son cœur lui est montée au visage ». Il a « une ironie ignoble et le mépris de tout ». Elle pense que cette immoralité foncière détruit et ronge son fils. Dès lors, il trahit la mémoire de ses ancêtres, souille l’honneur de sa famille en jouant les espions ou le pourvoyeur de filles pour Alexandre : « Il fait tourner à un infâme usage jusqu’à la glorieuse mémoire de ses aïeux ».
Philippe Strozzi aussi s’inquiète du cynisme et du désespoir de Lorenzo. Il a pitié de lui : « si tu n’as vu que le mal, je te plains ». Il espère qu’après le meurtre, Lorenzo redeviendra comme il était auparavant : « Toutes les maladies se guérissent, et le vice est aussi une maladie ».
5. Lorenzo a abandonné son idéal de jeunesse, ses rêves d’honneur et de gloire et il a l’impression d’avoir perdu jusqu’à son humanité : « je n’ai plus été qu’une ruine ; sont-ce bien les battements d’un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? » Il se sent souillé par le masque qu’il a porté : il compare le vice à la robe empoisonnée que Déjanire offrit à son époux Héraklès et qui l’a brûlé : « le Vice s’est-il si profondément incorporé à mes fibres que je ne puisse plus répondre de ma langue ». Pire, il se demande si la vie de vice n’a pas révélé sa nature profonde, une soif de débauche animale qui était, là, depuis toujours, transmise dès sa conception par son père et sa mère : « de quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti ? » L’image qu’il avait de lui-même est définitivement détruite. Lorenzo est un héros romantique par ces tourments, cette lutte entre le Bien et le Mal en lui, cette vision désespérée de l’âme humaine et cette incapacité à préserver sa pureté. Le héros romantique est un héros maudit, à l’image de Faust qui vend son âme au diable : « j’ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une montagne de sanglots ». Sa seule consolation est d’avoir sauvé Catherine de cette corruption. 6. Voir aussi l’image page 146. Lorenzo porte un costume de soirée mais sans cravate. Il est ici, abattu, le regard vide porté devant lui, vers le bas. Son visage est souligné par un maquillage blanc cadavérique. Il tient à la main son haut de forme et sa canne, et semble revenir, las, d’une fête. Il ne regarde pas du tout le Duc qui paraît plein de sollicitude pour lui et pose, protecteur, une main sur son épaule (sans doute fin de I, 4 quand Lorenzo a un malaise : le Duc tient une épée).
Le Duc, double démoniaque 7. En II, 4 Lorenzo se comporte avec Bindo et Venturi avec insolence et mépris, comme le Duc. Comme lui, il leur fait obtenir des privilèges et
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ainsi fait d’eux des obligés : ils ne feront rien contre lui, même après avoir évoqué la possibilité d’un complot républicain. Puis, quand Lorenzo annonce qu’il va espionner chez les Strozzi, il utilise le même langage que le Duc pour parler de Philippe : « ce vieux misérable, cet infâme ». Les deux hommes s’appellent mutuellement « mignon », terme utilisé pour une relation homosexuelle. Lorenzo favorise toutes les débauches du Duc, il y prête la main et l’imite. Il s’en rend complice même quand il s’agit de Catherine, sa tante. Quand Alexandre jette son dévolu sur elle, c’est le double féminin encore pur de Lorenzo qu’il convoite et c’est dans sa propre chambre, sur son lit, que Lorenzo lui tend un piège. Pourtant, il douterait presque de l’honnêteté de Catherine (IV, 5) et se retient de la pousser vraiment dans les bras du Duc : « combien faudrait-il de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux… Que de filles [...] qui ont valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile que moi ! » Le meurtre final est une sorte d’étreinte intime entre les deux hommes : le Duc est couché et attend Catherine, il mord Lorenzo au doigt et la métaphore de la bague fait penser à un mariage : « je garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant ».
8. La relation très proche entre Lorenzo et Alexandre se lit dans les postures de sollicitude, de familiarité, presque de tendresse du Duc chez J.-P. Vincent ou J. Vilar (p. 149), même si cette situation est inversée au moment du meurtre (p. 147). Ils prennent un bain dans la même baignoire chez Y. Beaunesne (p. 148). Le Duc crée son double chez C. Stavisky (p. 145). Leurs costumes s’opposent chez J.-P. Vincent : noir du héros mélancolique du XIXe siècle et rouge et or du manteau ducal Renaissance, l’épée du Duc étant le reflet viril de la canne de Lorenzo. Au contraire, les deux pourpoints imaginés pour G. Philippe et D. Ivernel se ressemblent beaucoup, celui de Lorenzo étant un peu plus sombre, et ils portent tous deux une petite barbe en pointe.
VERS LE BAC Dissertation 1) Le masque tragique Utiliser les questions 1, 3, 4, 5 ainsi que la confrontation avec Ruy Blas (texte p. 162).
2) L’intérêt du conflit tragique contre une puissance extérieure Voir la dissertation proposée p. 158 du manuel, partie 1.
8) Fiche de lecture ¤ : Un drame historique et politique p. ⁄∞‚ Une Florence imaginaire 1. L’invasion ecclésiastique : Le Pape envoie ses ordres au Duc (I, 4) : « Le pape et l’empereur ont accouché d’un bâtard qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nommer sa mère » (I, 5). On remarque aussi l’influence du Cardinal Cibo et de ses intrigues pour placer la Marquise comme maîtresse du Duc à ses ordres : I, 4 ; II, 3 ; IV, 4. C’est Cibo qui couronne Côme, remplaçant d’Alexandre en V, 8. Celui-ci exprime son allégeance à Charles Quint et au pape Jules. L’étalement de la corruption apparaît surtout dans les discours virulents de Lorenzo contre Florence en III, 3, et celui de Philippe en II, 1. En II, 4, Bindo et Venturi prêts à se battre contre le Duc, sont rendus muets par un titre d’ambassadeur et un privilège commercial. L’humiliation est marquée par la présence des soldats de Charles Quint qui ont envahi la ville et protègent Alexandre : en témoigne le discours de l’orfèvre en I, 2, 5. Ce sont aussi les exactions impunies des amis débauchés d’Alexandre : les femmes sont déshonorées (I, 1 avec l’indignation de Maffio, la conduite du Duc avec la Marquise ou Catherine). Salviati insulte Louise Strozzi (I, 2) et, quand ses frères la vengent, ils sont emprisonnés, au début de III, 3. Voir aussi le discours de Philippe Strozzi plus loin dans la scène : « la justice devenue une entremetteuse ». Le sentiment d’étouffement de la jeunesse se lit dans le désespoir et le sentiment d’impuissance des bannis : fin de I, 6 ; IV, 8. 2. Des images de cette mise en scène se trouvent sur le site www.1D-photo.org et un dossier sur le site de la compagnie : www.compagniedupassage.ch (saison 2004). Le décor d’A.C. Moser est une toile peinte accrochée à une perche, montée et descendue à la vue du public. Cela rappelle que Florence n’est qu’un cadre théâtral, sans aucun réalisme. C’est une métaphore carnavalesque, une 7 Lorenzaccio |
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toile blanche où se projettent les fantasmes du siècle sur la Renaissance italienne. Il s’oppose à la reconstitution historique de Zeffirelli (p. 144).
XIXe
Un meurtre inutile 3. L’acte IV, avec le meurtre du Duc, est un faux dénouement : tous les efforts de Lorenzo aboutissent enfin mais dans un climat politique délétère, où les intérêts des uns et des autres sont plus puissants que les idéaux républicains. On le voit dans la force souterraine que représente le Cardinal Cibo (IV, 4) et dans la dispute qui oppose Philippe à son fils (IV, 7) : Philippe ne veut pas renverser Alexandre pour livrer Florence au roi de France, François Ier. Et si Pierre veut faire alliance avec François Ier, c’est par intérêt personnel (fin V, 4). 4. L’acte I, scènes 1 et 2 montrent un lendemain de fête dans Florence : le Duc et ses amis sont déguisés en religieuses, avinés et cherchent à séduire des femmes. Les gens du peuple se contentent d’un rôle de spectateurs, admirant une sortie de bal, curieux et envieux. L’acte V, scène 8 est encore placé sous le signe de la fête : c’est celle du couronnement du nouveau Duc, Côme de Médicis. Le Cardinal a pris le premier rôle. Certes, la religion n’est plus ridiculisée mais elle est instrumentalisée par le machiavélique Cardinal : elle sert au maintien d’un ordre injuste, vicié. Quant au peuple, il reste toujours passif et spectateur, gardé en retrait par les gardes allemands. Rien n’a changé. Un Médicis remplace l’autre. Le seul Médicis mis à mort est, ironiquement, Lorenzaccio, assassiné par un homme du peuple trop pauvre pour résister à la prime promise en récompense. Lorenzaccio n’aura pas de tombeau, il sera oublié, tandis que son corps pourrira dans la lagune. C’est donc bien toujours l’argent et la violence armée qui mènent Florence.
La métaphore d’une Révolution avortée 5. En juillet 1830, le ministère Polignac veut restreindre le corps électoral, déjà extrêmement fermé par le système censitaire. Du 29 au 31 juillet (les Trois Glorieuses), des barricades se
forment dans Paris, l’insurrection s’étend. Le roi Charles X se réfugie à St Cloud. Les Libéraux, monarchistes modérés voulant empêcher les Républicains de prendre le pouvoir, suggèrent au Duc d’Orléans de prendre le pouvoir, sur les conseils de Talleyrand. Investi sur le balcon de l’Hôtel de ville par Lafayette, le Duc d’Orléans devient Louis-Philippe. On a confisqué au peuple sa révolution. L’insurrection avortée est représentée dans Lorenzaccio par les réunions des comploteurs chez Philippe Strozzi (III, 7). Le Cardinal Cibo représente Talleyrand et ses intrigues : au début de l’acte V, il cache la mort du Duc, le temps de se retourner et de prendre contact avec Côme de Médicis, après avoir reçu l’avis du pape. Côme est présenté comme » le plus poli des princes », c’est-à-dire un homme de paille sans autorité réelle. Les seigneurs républicains sont incapables d’imposer un autre gouvernement, ils préfèrent l’un des leurs sur le trône. Et le peuple a été incapable de réagir (V, 5).
VERS LE BAC Dissertation 1) Le triomphe d’une société sans valeurs Voir la dissertation proposée sur l’image de Florence : parties 1 et 2. 2) Le peuple et les intellectuels incapables d’agir Lorenzo avait prédit que personne ne bougerait après la mort du Duc et c’est ce qui se passe quand il va frapper aux maisons pour annoncer son meurtre (IV, 7). Les deux marchands témoins en I, 2, se retrouvent au même endroit en V, 5, pour constater que rien ne change : « il n’y en a pas qui ait agi ». 3) L’inutilité du meurtre et la sinistre répétition de l’histoire Voir les questions 3, 4 et 5.
Prolongement Une sitographie pour compléter les analyses ou trouver d’autres images de mises en scène est disponible sur le site d’educnet : www.educnet. education.fr/theatre (pratiques pédagogiques ➝ Texte et représentations).
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Séquence
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L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires
Livre de l’élève p. ⁄∞⁄ à ⁄°‚
Présentation de la séquence p. ⁄∞⁄ La séquence est construite autour de deux corpus permettant d’analyser ce qu’est un personnage de théâtre. On s’intéresse d’abord aux héros tragiques, saisis dans le moment spectaculaire de leur mort, depuis l’Antiquité jusqu’au théâtre contemporain. Le deuxième corpus montre l’évolution de la notion même de personnage de théâtre : fin de l’héroïsme, personnages ordinaires, laissés pour compte de la société. Nous posons enfin le problème du mélange des registres dans le théâtre contemporain.
H istoire des arts B. Brecht, Mère Courage et ses enfants, ⁄·›‚ p. ⁄∞¤-⁄∞‹ Objectifs : Le théâtre de Brecht, à cause de sa visée pédagogique et critique, est un théâtre spectaculaire où l’emploi de l’espace, des accessoires, des costumes se veut concret. La carriole de Mère Courage est un objet théâtral aussi célèbre que la cassette de L’Avare de Molière. Elle a une fonction à la fois mimétique (c’est une vraie carriole), ludique (on peut jouer dedans, autour) et symbolique (elle représente le rapport de Mère Courage à l’argent). Ce praticable permet ainsi de réfléchir aux différentes utilisations et effets d’un élément de décor. La mise en scène de G. Sallin était très fidèle à l’esprit de Brecht.
Un nouvel espace tragique LECTURE DE L’IMAGE 1. Le praticable représente la roulotte, la carriole de Mère Courage faisant office de boutique ambulante et de maison. G. Sallin l’a conçue comme une sorte de manège rond au
milieu duquel est accroché un rideau évoquant le rideau d’un théâtre de fortune. On peut se tenir autant sur la plate-forme du bas, fonctionnant comme une petite estrade, que sur le haut, comme ici Catherine. Elle est plus grande qu’une carriole ordinaire.
2. La toile de fond fait penser aux peintures flamandes du XVIIe siècle, elle représente un champ de bataille chaotique et elle s’affiche comme toile peinte. Au contraire, la carriole est énorme. Elle a la forme d’un manège et montre sur le haut d’autres reproductions de toiles flamandes. On est donc bien dans une théâtralité exhibée. D’autre part, les costumes ne sont pas cohérents : Catherine a un costume du XVIIe siècle, alors que les soldats portent des uniformes et casques du XXe siècle. Le metteur en scène relaie ainsi la visée de Brecht : l’histoire de la guerre de Trente ans écrite en 1940 et mise en scène en 2007, dénonce toutes les guerres et leurs victimes innocentes. 3. Catherine, héroïne muette que tout le monde croit sotte dans la pièce de Brecht, se révèle dans cette ultime scène : elle monte sur la carriole et frappe du tambour. Cette position en hauteur lui donne une dimension héroïque, les soldats ont beau tirer sur elle, elle continue de frapper et réussit à alerter les habitants de la ville. Elle est seule contre le groupe de soldats à terre qui s’acharne sur elle, d’abord en vain. La lumière et
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son costume clair mettent en valeur sa silhouette tendue et déterminée, alors que les soldats baignent dans la pénombre.
4. La carriole permet la survie de Mère Courage : sa taille peut faire croire qu’elle est protectrice ; elle est aussi signe de richesse. Mère Courage refuse d’ailleurs de l’échanger contre la vie de l’un de ses fils condamné à mort. Mais on la voit ici en partie démontée (les roues posées à côté) et, si elle devient un promontoire idéal pour l’acte de bravoure de Catherine, elle signe aussi son arrêt de mort. À la fin de la pièce, Mère Courage continue sa route, en tirant seule la carriole devenue bien trop lourde pour elle. Extrait des Écrits sur le théâtre de Brecht : « Ce qu’une représentation de Mère Courage doit essentiellement montrer : Que les grandes affaires au cours des guerres ne sont pas faites par les petites gens. Que la guerre, qui est une continuation des affaires par d’autres moyens, rend mortelles les vertus humaines, pour leurs possesseurs également. Que pour combattre la guerre, aucun sacrifice n’est trop grand. » La carriole est le signe tangible de ce rapport de Mère Courage à la guerre.
VERS LE BAC Oral (entretien) Le théâtre met en scène des situations politiques en les exagérant, en les transformant en spectacle : ainsi, Brecht montre les implications économiques de la guerre avec la carriole de Mère Courage. L’héroïsme de Catherine devient le modèle de toutes les formes de résistance. Les excès du pouvoir peuvent être montrés par des personnages de rois extravagants (Ubu, p. 132) ou inquiétants dans leur folie (Caligula, p. 165). Ces personnages agissent en chair et en os sous les yeux du public : les exécutions commandées par Ubu sont réalisées. Le théâtre peut aussi mettre en scène des personnages décalés historiquement : la Florence corrompue du XVIe siècle permet à Musset d’évoquer la Révolution manquée de 1830, en montrant les tourments de conscience d’un régicide (Lorenzaccio, p. 150).
Dissertation 1) L’identification, source de plaisir a) La pitié et la terreur propres à la catharsis supposent que le spectateur croie dans les
personnages et s’identifie à eux. C’est le jeu des acteurs, leur capacité à endosser leur rôle, à jouer de façon vraisemblable les tourments de leur personnage qui permettra ce transfert d’émotions. Racine faisait répéter ses actrices pour que leur voix émeuve profondément le public, le fasse pleurer : sur le jeu pathétique, analyser les personnages de Catherine de Mère Courage, Antigone (p. 156) ou Phèdre (p. 159). b) La scénographie, les lumières tendent aussi à rendre les situations plus poignantes, plus émouvantes, plus terrifiantes : la mort de Phèdre (p. 160), la mort du roi Bérenger (p. 169 et p. 492). Le spectateur est totalement immergé dans la boîte à illusion qu’est le théâtre à l’italienne (voir le paragraphe « Illusion et effet de distanciation », p. 153). Il oublie son propre monde et vit dans le temps théâtral. 2) Les conventions qui prennent le public à partie Même dans le théâtre classique qui prône l’identification grâce à la règle de la vraisemblance, certains moyens révèlent la théâtralité et jouent sur la double énonciation théâtrale pour rappeler au public quelle est sa place : les apartés, les jeux de déguisements (Amphitryon, p. 116-117), les monologues comme celui de L’Avare. Il s’agit, non pas nécessairement de pousser le spectateur à la critique, mais simplement de lui indiquer que tout cela est un jeu suscitant un plaisir esthétique. 3) La distance critique a) La rupture du « quatrième mur » marque un changement dans le but que le théâtre se donne : il s’agit de faire un lien entre l’intrigue, les personnages et la situation du public contemporain. Avec Mère Courage, Brecht dénonce les enjeux économiques de la guerre. Le théâtre contemporain souligne donc l’artificialité du théâtre pour sortir le public de sa fascination naturelle. C’est la mise en scène qui joue alors sur le décor, les costumes, crée des décalages, même avec des textes anciens : Vitez monte Électre de Sophocle dans la Grèce contemporaine (p. 187). b) Le texte lui-même peut jouer de cette distance, surprendre le public, le dérouter même : la langue poétique de Koltès suggère les relations violentes entre Noirs et Blancs (p. 170), les délires de Winnie sondent la solitude et l’absurdité de l’existence humaine (Oh les beaux jours p. 194).
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Bilan / Prolongement Cette image permet de comprendre ce qu’est une scénographie (définition p. 183 et 491). On peut comparer la mise en scène et la taille de la carriole avec la mise en scène d’A.-M. Lazarini en 2008 : sur les nombreuses images, on trouve la scène avec Catherine (site : www.artistic-athevains.com). Pour approfondir la notion d’espace tragique symbolique, voir les images de la page 184. On peut également comparer cette carriole avec la main géante de la mise en scène d’Ubu Roi par Sobel, metteur en scène brechtien (p. 132).
LE SPECTACLE DE LA MORT DES HÉROS
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Eschyle, Agamemnon, ›∞8 av. J.-C.
p. ⁄∞›-⁄∞∞
Objectifs : – Découvrir une tragédie grecque. – Analyser le fonctionnement du chœur. – Analyser les procédés spectaculaires de la mort du héros.
Témoins du meurtre d’un roi LECTURE DU TEXTE Pré-requis : Lire les éléments concernant le théâtre antique (p. 180-190), en particulier les repères esthétiques sur le chœur (p. 186).
1. Conventionnellement, les membres du chœur s’expriment ensemble (par le chant et la danse) ou par la voix du seul coryphée. Il existe très peu d’exemples où le chœur se sépare (même si l’existence de deux demi-chœurs dans Ajax, au moment de la découverte de la mort du héros, est attestée). Agamemnon est le seul exemple, dans les tragédies conservées, de prise de parole individuelle : l’effet spectaculaire est donc très fort et était sans doute surprenant pour le public athénien du Ve siècle. La distribution de la parole permet d’exprimer des avis différents, voire divergents, de multiplier les hésitations et d’amplifier l’indignation des lignes 15, 21-22 (registre lyrique).
2. La catharsis est définie page 432. Le chœur exprime toutes les émotions que le public ressent aussi : crainte (l. 2, 17-20), révolte (l. 7-10), indignation devant le meurtre du roi (l. 21-24), pitié pour la victime (l. 4-5). Le chœur se fait l’écho des réactions des spectateurs et les guide en quelque sorte. 3. Différents avis s’opposent, qui correspondent aux réactions d’une humanité ordinaire. Le chœur est constitué de vieillards faibles, citoyens sans responsabilité ni courage politique. Certes, quelques-uns veulent alerter les autres citoyens (l. 7-8), d’autres, moins nombreux, veulent intervenir eux-mêmes immédiatement (l. 9-12). Ce sont les plus déterminés. Mais il y a surtout des lâches, préférant attendre de voir ce qui se passe (l. 13-14). Ils se doutent qu’il s’agit d’un coup d’État, installant une tyrannie. Mais si certains s’indignent à l’idée d’accepter (l. 21-24), d’autres sont dans l’expectative et la prudence excessive (l. 25-30). Et c’est cette voix qui l’emporte par la bouche du coryphée. Ces tergiversations finissent par résonner ironiquement : pendant ce temps, on achève le roi et le spectacle sanglant que les choreutes découvrent à la fin est un retour brutal à la réalité.
HISTOIRE DES ARTS Peter Stein reprend le principe de l’ekkuklème grecque : un plateau roulant qui s’avance de la porte vers l’avant-scène et exhibe les conséquences des crimes qui se sont déroulés derrière la porte du palais. Il dépasse même du plateau. Les deux cadavres sont étalés à demi-nus comme sur une table de dissection. Ils sont couverts de sang, comme Clytemnestre elle-même. La reine tient encore l’épée à la main : le meurtre a été une vraie boucherie. L’image est donc très violente et crue dans son réalisme sordide, alors que les Grecs devaient utiliser des moyens plus sommaires pour montrer des cadavres. Peter Stein, metteur en scène brechtien, exhibe l’excès de la violence tragique pour créer un effet de distanciation.
VERS LE BAC Oral (analyse) 1) Le chœur commente l’action, il s’approche de la porte derrière laquelle on entend les cris d’Agamemnon. Ainsi, il dramatise le meurtre
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que, par convention, on ne montre qu’après sa réalisation. Les questions qu’il se pose à voix haute font naître et croître le suspense : À qui est la voix de celui qu’on égorge ? Puis, une fois Agamemnon identifié, est-il vraiment mort ? (l. 1-5, 29-30) Ses meurtriers régicides vont-ils installer une tyrannie ? (l. 13-14) 2) Le chœur exprime toutes les réactions possibles face à l’événement (questions 2 et 3).
Question sur un corpus La mort du roi est toujours dramatisée au théâtre par les réactions des personnages secondaires : pitié, refus de voir la vérité en face (voir Marie chez Ionesco, voir l. 25 à la fin de ce texte) ou au contraire résignation froide (qu’on songe à Marguerite, au garde, au médecin), voire lâche (le chœur). Les mouvements qu’on imagine vers la porte du palais (l. 9-10) sont à comparer aux gestes de Marie aidant le roi à se redresser. Mais les conséquences collectives de la mort d’Agamemnon et les problèmes politiques liés à sa succession n’ont rien à voir avec la portée individuelle de la mort de Béranger, qui exprime l’angoisse de n’importe quel humain face à la mort. Et même si son royaume part en ruines (comme l’atteste le discours du médecin), il n’y aura rien d’autre après lui.
Invention Il s’agit principalement de noter les déplacements des choreutes : Qui se précipite vers la porte ? Qui s’en approche avec crainte ? Qui recule ? Qui arrête les autres ou au contraire se cache derrière eux ? Etc. Les regards sont-ils dirigés vers la porte ou vers le public ? Après avoir fait écrire quelques didascalies, on peut faire jouer l’extrait, en dispersant les élèves dans la classe, dans les rangs (P. Stein avait imaginé que les choreutes étaient dans la salle).
Bilan / Prolongement On peut analyser l’image du chœur d’Agamemnon dans la mise en scène de Mnouchkine (p. 186) et essayer d’imaginer quels costumes pouvaient avoir les personnages du chœur de P. Stein. Le Sceren (CNDP) a publié en 2009 un fascicule sur la mise en scène d’Agamemnon dans la série « Baccalauréat théâtre » avec de nombreuses images et un DVD permettant de comparer
des mises en scène. Il comporte une interview d’Olivier Py. Il existe également un dossier sur cette mise en scène sur le site : crdp.ac-paris.fr/ piece-demontee.
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Sophocle, Antigone, ››¤ av J.-C.
p.⁄∞6-⁄∞8
Objectifs : – Analyser le fonctionnement d’une tragédie grecque : le rapport du héros au chœur. – Analyser les procédés des registres tragique et pathétique. – Analyser une réécriture contemporaine : évolution du tragique. – Comparer des mises en scène.
Mourir en héroïne exemplaire LECTURE DES TEXTES 1. Dernière fille d’une lignée marquée par des crimes, Antigone, elle-même innocente, est, malgré elle, entraînée dans la spirale de la violence. Si elle manifeste sa liberté, en rendant les devoirs funéraires à son frère, contrairement à sa sœur Ismène, elle se présente comme vouée au monde des morts : elle rejoint ainsi tous les êtres chers : « je descends, la dernière de toutes et la plus misérable » (l. 4). Ce qui rend cette mort plus tragique, c’est son âge : une femme grecque a pour vocation de se marier et d’avoir des enfants. En mourant vierge, Antigone n’accomplit pas son destin, alors que ses parents ou ses frères ont vécu leur vie et ont choisi leur fin : « je n’aurai connu ni le lit nuptial ni le chant d’hyménée » (l. 26-27). Une jeune fille mariée à la mort est, pour les Grecs, un destin particulièrement pathétique : « je descends vivante, au séjour souterrain des morts » (l. 30-33). Sa mort, emmurée vivante (Créon craint de se souiller en la faisant exécuter), est aussi particulièrement atroce. 2. Le registre est pathétique. Elle veut susciter la pitié du chœur et du public. On peut relever : – les phrases exclamatives marquant son désespoir (l. 1-2, 30-32) ; l’indignation (l. 9-10, 23-25, 45-46) ;
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– le champ lexical du malheur et de la souffrance : « la plus misérable » (superlatif), « sans égards », « abandonnée des miens », « misérablement » : l’énumération avec rythme ternaire en renforce la portée ; – la métaphore du mariage avec la mort (l. 1-2) ; – une question rhétorique (l. 34-36). Elle s’adresse à son tombeau personnifié, puis à ses morts (l. 5-8) et enfin au chœur (l. 14-15) qu’elle prend à témoin de l’injustice qu’on lui fait subir dans une phrase interrogative (l. 13, 33-34). Après s’être lamentée, elle argumente pour convaincre le chœur et donc le public de son innocence.
3. Les valeurs d’Antigone reposent sur la piété filiale : « ma piété m’a valu le renom d’une impie » (l. 37-38). Elle devait accomplir les rituels funéraires pour ses parents comme pour ses frères, c’est son rôle de fille. Elle a plus de devoirs vis-à-vis d’eux que vis-à-vis d’un mari ou d’enfants, car ceux-ci pourraient être remplacés, mais non ses frères (l. 11-13, 14-20). 4. Le niveau de langue d’Anouilh est plus courant, moins littéraire, parfois même familier (« aller à quatre pattes », « te faire empoigner »). Les répliques sont courtes et violentes. Antigone ne prononce aucune longue tirade de plainte avant de partir à la mort. Elle est agressive vis-à-vis de sa sœur, qu’elle rejette (« laisse-moi maintenant avec tes jérémiades ») comme avec Créon : « allons, un peu de courage, ce n’est qu’un mauvais moment à passer » est même ironique. Elle est provocatrice et veut que Créon la mène à la mort alors qu’il manifestait de la pitié pour elle. Il finit par céder (l. 12 et 14). Ismène, désespérée, poursuit alors sa sœur. Au contraire, dans cette dernière scène, Sophocle n’introduit pas Ismène. La jeune fille fait face au chœur et à Créon, impassibles devant sa souffrance : le coryphée la pense folle (métaphore des vents qui règnent sur son âme) et Créon, la menaçant toujours, presse les gardes d’accomplir leur besogne (l. 51-52). Il n’a rien cédé et la longue tirade de la jeune fille est restée lettre morte, ce qui la rend d’autant plus pathétique. L’Antigone d’Anouilh est une jeune fille révoltée, tenant tête à tous ceux qui voudraient l’aider. Au contraire, l’Antigone de Sophocle est désespérément et tragiquement seule.
HISTOIRE DES ARTS L’Antigone de J. Nichet est habillée en blanc, symbolique costume de mariée vierge, et elle tire vers elle une sorte de drap blanc. Elle ne porte aucune parure. Le plateau est recouvert de tissus violets sur lesquels sa silhouette ressort : ils ressemblent à des habits éparpillés, comme les dépouilles des morts. Assise, elle semble interroger le ciel ou lui adresser une prière. Son visage est crispé, triste. Sa solitude et son désarroi sont visibles. L’Antigone de S. Kouyaté est une princesse africaine avec une robe dorée et brodée, des bijoux et un diadème. Elle est digne et majestueuse. Elle affronte la mort sans ciller.
VERS LE BAC Oral (analyse) La figure d’Antigone incarne la force du tragique par son mélange de détermination et de désarroi (seulement chez Sophocle). 1) Comme tout héros tragique, elle a fait des choix dont elle assume pleinement la responsabilité, ce n’est pas le destin qui l’a forcée à pratiquer les rituels pour son frère : la différence avec la position d’Ismène est indiquée clairement dans le texte d’Anouilh. Et chez Sophocle, l’héroïne justifie et revendique cette piété familiale (voir question 3). 2) Mais ce sont les morts qui se sont emparés d’elle en quelque sorte, l’ont attirée dans l’Hadès (l. 1-5 de Sophocle). Ce mariage avec la mort l’empêche de s’accomplir en tant que femme et c’est un sort tragique (voir questions 1 et 2). 3) D’autre part, sa solitude extrême est soulignée chez Sophocle par les réactions du chœur et de Créon (voir fin question 4).
Dissertation 1) Le conflit tragique contre l’autorité a) Le rapport au pouvoir est un thème tragique depuis l’Antiquité grecque : il permet de réfléchir sur ce qu’est une tyrannie et de montrer comment la responsabilité individuelle s’exprime face à la violence : voir Agamemnon (p. 154) et Antigone. Le chœur se fait alors l’écho des inquiétudes du peuple ou de la morale de référence. Les réécritures modernes des mythes suggèrent les problèmes de conscience suscités par le régicide : voir comment Électre est confrontée au meurtre de sa mère dans Les Mouches (p. 164).
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b) Le théâtre classique français et le drame romantique ont développé ce thème politique en accentuant les dilemmes dont les héros sont tourmentés, pris entre code d’honneur personnel, allégeance ou trahison : voir les héros cornéliens ou Lorenzaccio (p. 178 sq.). c) Les rois de Racine sont aussi tyranniques, mais par amour : voir Néron dans Britannicus où le conflit vis-à-vis du pouvoir se double d’une rivalité amoureuse, voir aussi l’extrait d’Andromaque (p. 603). 2) Le conflit tragique contre soi-même Le héros du théâtre classique ou romantique est davantage aux prises avec ses passions personnelles qu’avec le pouvoir : dans Phèdre (p. 159-161), ce n’est pas le roi Thésée qui punit Phèdre ; il préfèrerait même ne pas connaître la vérité. C’est elle qui se juge ignoble et se donne la mort. Lorenzo et Ruy Blas avancent masqués et ce déguisement est la cause de leurs tourments, et de leur suicide. Ruy Blas se tue pour ne pas déshonorer la reine (p. 162-63). Lorenzo sait que son acte a été vain et se laisse assassiner, ce qui est aussi une forme de suicide (p. 146). 3) Le tragique existentiel a) Le théâtre contemporain se préoccupe davantage de montrer l’absurdité de l’existence ; le rapport au pouvoir, à l’autorité n’existe pas ou reste symbolique : dans Le Roi se meurt, Bérenger lutte contre la perte de pouvoir qui annonce sa mort (p. 168-169). Le Caligula de Camus n’est devenu un tyran sanguinaire qu’à cause de son désespoir profond et son angoisse devant l’absurdité de la vie (p. 165). b) Les personnages du théâtre de l’absurde sont confrontés au vide absolu de l’existence et le tragique consiste à continuer, malgré tout, à meubler le temps en accomplissant des rituels sans but : En attendant Godot (p. 166-167) ou Oh les beaux jours (p. 191).
Bilan / Prolongement Pour approfondir l’analyse des héros tragiques grecs, on peut comparer Clytemnestre (Agamemnon, p. 154-55), Électre (p. 183), Antigone (p. 156 et 184), Œdipe (p. 184), Oreste (p. 185) et voir ce qui les caractérise : grandeur, hubris, fatalité familiale, violence, mort tragique. On peut également comparer le rôle du chœur dans Antigone, Agamemnon (p. 154 et 186), Électre (p. 187).
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Racine, Phèdre, ⁄§‡‡ p. ⁄∞·-⁄§⁄
Objectifs : – Comprendre le dénouement d’une tragédie classique et sa visée morale. – Analyser les effets spectaculaires de la mort de l’héroïne. – Analyser les procédés des registres pathétique et tragique. – Comparer des mises en scène.
Mettre en scène sa mort LECTURE DU TEXTE 1. Phèdre est tragique parce qu’elle n’a pas su dominer sa passion pour Hippolyte et qu’elle l’a accusé à tort, provoquant ainsi sa mort (« Jouissez de sa perte, injuste ou légitime », v. 5). Elle appartient à la lignée crétoise : le Minotaure était son demi-frère et elle a agi aussi monstrueusement que lui qui dévorait des jeunes gens chaque année. D’abord, en aidant Thésée à tuer la Bête. Puis, en faisant dévorer un jeune homme par un monstre. Thésée est tragique parce qu’il a tué son fils innocent (« Tout semble s’élever contre mon injustice », v. 16). Thésée est un grand héros qui a réussi des exploits épiques, comme tuer le Minotaure en Crète. C’est pourtant lui qui fait envoyer un monstre contre son fils. Son dernier exploit est un crime irréparable (« L’éclat de mon nom même augmente mon supplice », v. 17). 2. Phèdre met en scène ses aveux en annonçant d’emblée l’innocence d’Hippolyte (un hémistiche très bref v. 26), puis en ralentissant le rythme de la narration, alors même qu’elle annonce que le temps lui est compté (« les moments me sont chers », v. 29). Elle rappelle la chronologie des faits : – son amour contre nature (v. 30-32) ; – le rôle d’Oenone et son suicide (v. 33-39) ; – l’annonce de sa propre mort. Le mot « poison » n’est prononcé qu’au vers 45, après des indices (« chemin plus lent », v. 43) et deux propositions avant le COD (v. 44) destinées à faire monter la tension dramatique ;
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– les vers 46-51 décrivent le lent travail du poison. Le jeu de l’actrice doit montrer cet affaiblissement progressif, cette souffrance, le regard qui se voile. Les derniers mots doivent être prononcés difficilement.
3. Phèdre reconnaît bien une part de responsabilité : « c’est moi » est en début de vers 30 et les fins des vers 30 et 31 s’opposent par les adjectifs employés où l’on entend des allitérations en [s] et assonances en [oe] : « ce fils chaste et respectueux » / « un œil profane, incestueux ». Elle qualifie son amour de « flamme funeste » et surtout de « fureur », parle d’« outrage » ou de souillure (v. 51). Pourtant, le rôle d’Oenone est souligné : « la détestable Oenone » (v. 33), « la perfide » (v. 36) sont en début de vers. Cette perfidie est suggérée par les allitérations en [s] ou [z] aux vers 34-37. Enfin, elle estime se punir par cette mort lente et ainsi racheter en partie son crime : « mes remords » (v. 42) rime avec « descendre chez les morts ». L’action du poison est longuement décrite avec des effets d’insistance : l’anaphore de « déjà », de « et » (v. 49-50), les déplacements des compléments circonstanciels (v. 46, 47, 48) rejetant en fin de vers « le venin parvenu », « un froid inconnu ». 4. Thésée insiste sur l’horreur du crime de Phèdre : le vers 52 se divise en constat de la mort par Panope et jugement de Thésée, « une action si noire ». Mais la phrase exclamative du vers 53 montre son absence de compassion et le regret de sa propre culpabilité : rien ne peut réellement expier l’injustice et les assonances en [] mettent en écho « mon erreur », « nos pleurs », « mon malheureux fils ». Il décide de rendre des honneurs à Hippolyte « qu’il a trop mérités ». C’est le retour à l’ordre, passant par la punition exemplaire de la criminelle et la réhabilitation de la victime. Enfin, Aricie trouve aussi une place digne de son rang (v. 61). La tragédie ne s’achève jamais, à l’époque classique, sur l’horreur. Les décisions finales rendent aux survivants une place adéquate.
HISTOIRE DES ARTS Mise en scène de J.-M. Villégier : La scène baigne dans une lumière froide bleutée qui met en valeur l’architecture classique du mur du palais. Les différents personnages, tous habillés
de costumes de cour XVIIe siècle sombres, sont disposés géométriquement dans l’espace comme des pièces sur un échiquier. Cette disposition rappelle l’ordre, la symétrie classique que cette mort doit permettre de retrouver : Thésée, à l’avant-scène, jette à peine un regard en arrière ; il ne daigne pas regarder la criminelle étendue seule à terre, dans la lumière crue qui vient de la porte. Panope est dans une attitude de prière, mais à une certaine distance de Phèdre, la monstrueuse. Théramène, qui a narré la mort d’Hippolyte, est au fond. Lui aussi se détourne de la scène de mort. Chaque personnage montre le rejet, l’horreur suscitée par les aveux de Phèdre. Sa mort ne suscite guère de compassion. Mise en scène de P. Chéreau (le DVD de cette mise en scène est disponible chez Arte vidéo) : Phèdre a un visage totalement égaré ; elle est agenouillée, dans une attitude implorante. Elle s’accroche à Thésée, furieux et désemparé. Elle s’humilie et montre son désarroi, sa culpabilité. Ce jeu très physique cherche à créer un effet d’identification, alors que la mise en scène de J.-M. Villégier fait référence au jeu plus sobre, plus distant des acteurs tragiques du XVIIe siècle qui ne se touchaient jamais.
VERS LE BAC Oral (analyse) 1) La terreur est causée par l’annonce de l’innocence d’Hippolyte, mort dans des conditions atroces : pour Thésée, à jamais, il faudra « De mon fils déchiré fuir la sanglante image » (v. 13). Thésée préfèrerait même ne rien savoir (voir question 1). Phèdre ne minimise pas ce meurtre odieux (voir début de la question 3). 2) La mort lente de Phèdre suscite la pitié, même si son crime est odieux : voir la mise en scène de ses aveux et la description pathétique de son affaiblissement (voir question 2 et fin question 3). Thésée est ravagé par un tragique sentiment de culpabilité (voir question 1). On commentera le vers 26 avec la coupe à l’hémistiche s’étalant sur deux répliques « Il n’était point coupable / Ah ! Père infortuné ! » : il met en valeur le cri de désespoir de Thésée (voir aussi la question 4).
Question sur un corpus Le suicide par empoisonnement est toujours spectaculaire car il laisse au personnage le
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temps de s’exprimer et de décrire les effets du poison. On assiste à son affaiblissement progressif et le caractère irrémédiable, donc tragique de la mort est ainsi mis en scène très concrètement. Si Phèdre arrive après avoir avalé le poison, son effet dure 25 vers et est commenté longuement. Au contraire, Ruy Blas a posé la fiole et ne la boit que lorsqu’il sait que la reine ne lui pardonnera pas : le suspens est maintenu (v. 19-21) avec un alexandrin coupé et distribué sur plusieurs répliques. Ce qui est tragique dans les deux cas, c’est que le suicide ne résout rien : ni le meurtre d’Hippolyte, ni l’impossibilité de l’amour de Ruy Blas pour la reine. Il permet juste de maintenir un semblant d’ordre : la reine ne sera pas déshonorée et Phèdre criminelle s’est punie elle-même. Dans le drame romantique, les réactions de la reine, ses gestes, accroissent les effets pathétiques et tragiques de ce suicide : la déclaration d’amour coïncide avec le dernier souffle du héros. Au contraire, la mort de Phèdre ne soulève aucune pitié de la part de Thésée, comme le montre la mise en scène de J.-M. Villégier.
Commentaire 1) Le spectacle de la mort d’une criminelle Alors que la mort sur scène est interdite par la règle classique de la bienséance, Racine fait mourir son héroïne par empoisonnement devant le public. Certes, on ne la voit pas avaler le poison. Et cette forme de mort est moins violente que l’épée. Cela permet un châtiment exemplaire qu’elle se donne elle-même aux yeux du monde, accompagné d’un discours de confession de ses péchés. C’est une concession à la morale chrétienne qui réprouve le suicide. a) L’aveu de sa responsabilité (voir questions 2 et 3). b) Une fin commentée et pathétique L’idée d’une punition à la hauteur du crime est déjà suggérée avec la mort d’Oenone qualifiée de « supplice trop doux » (v. 39). Elle avoue également avoir envisagé de se suicider par l’épée (v. 40). Mais elle a voulu réhabiliter Hippolyte et surtout faire de sa mort une exécution exemplaire, comme on le faisait pour les condamnés au XVIIe siècle à qui l’on demandait de se repentir avant d’être confiés au bourreau (v. 42-43 : voir fin de la question 3). Les effets physiques du poison sont décrits longuement : le froid gagne ses « brûlantes veines » (v. 44). Il s’agit d’éteindre le
feu de son amour au centre même de la passion, le « cœur », mot répété aux vers 46-47. Puis, c’est le regard qui se brouille (v. 48 et 50). La lenteur du processus est suggérée par la longueur de la phrase : les vers 46-51 sont scandés par des points virgules et les anaphores de « déjà » ou « et ». On peut imaginer le jeu de l’actrice qui s’affaiblit et finit par tomber au sol. 2) Une mort qui permet le retour à l’ordre a) Débarrasser le monde d’une souillure Thésée dans sa première réplique a le pressentiment de l’injustice commise contre Hippolyte (v. 3 et 5) et cherche à s’en dédouaner (v. 9, 15-16). Voir aussi le champ lexical de l’injustice et de l’innocence. Mais Phèdre insiste sur la monstruosité de son crime : elle parle d’un inceste qui faisait horreur à Hippolyte (v. 24-25). Surtout elle montre dans ses derniers vers que sa présence souille le monde : « Et le ciel et l’époux que ma présence outrage » (v. 49). Les compléments placés en début de vers insistent sur le crime autant à l’égard de la morale religieuse qu’à l’égard de la fidélité conjugale. « Et la mort […] / rend au jour qu’ils souillaient, toute sa pureté » : ses derniers mots sont mis en évidence par la virgule et la rime avec « clarté ». Le rapport à la lumière est souvent mentionné dans la pièce de Racine : Phèdre est petite-fille du Soleil et son crime a terni en quelque sorte la lumière du jour. b) La morale de Thésée (voir question 4).
Bilan / Prolongement À travers ce texte, on découvre la visée à la fois spectaculaire et morale de la tragédie classique. On peut également montrer que le tragique repose toujours sur une part de liberté individuelle : même si Phèdre est emportée malgré elle par la passion, sa mort volontaire, mise en scène, est l’expression de sa responsabilité et de sa volonté individuelle. Elle prouve sa capacité à maîtriser au moins sa fin. Pour approfondir cette notion, on peut comparer cette scène avec celle de Ruy Blas (p. 162).
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V. Hugo, Ruy Blas, ⁄°‹° p. ⁄6¤-⁄6‹
Objectifs : – Découvrir l’originalité théâtrale du drame romantique. – Analyser les caractéristiques d’un personnage romantique. – Analyser les procédés des registres pathétique et tragique.
Offrir sa vie en sacrifice LECTURE DU TEXTE Pré-requis : On peut lire deux autres extraits de la pièce (p. 197 et 487) pour mieux comprendre l’enjeu amoureux.
1. Première partie : vers 1-20 (« La reine : Jamais ») : Ruy Blas tente d’obtenir le pardon de la reine (registre élégiaque et pathétique). Deuxième partie : vers 20 (« Ruy Blas se lève ») – 23 (« Don César ») : Ruy Blas avale le poison (registre tragique). Troisième partie : vers 23 (« Quand je pense, pauvre ange ») à la fin : la lente agonie de Ruy Blas et la déclaration d’amour de la reine, désespérée (registre pathétique et tragique). 2. La Passion du Christ comporte des humiliations physiques et morales : pendant les 20 premiers vers, Ruy Blas insiste sur son innocence foncière mais la reine le méprise et le rejette. Le jeu avec le nom peut aussi faire penser au nom parodique dont Jésus avait été affublé par les Romains : « Roi de Judée ». Ruy Blas insiste sur son nom véritable, populaire et roturier. La femme qui essuie son front en sueur est encore une référence au chemin de croix où le Christ chute deux fois et rencontre en Véronique une femme qui fait le même geste. Enfin, Jésus s’adresse à son père avant de mourir pour obtenir le pardon et la rémission des péchés commis par les hommes. Le dernier discours de Ruy Blas est un appel à Dieu pour protéger la reine et la métaphore du « cœur crucifié » est très claire (v. 31 sq.). Ruy Blas se sacrifie pour éviter le déshonneur à la reine : personne ne doit connaître les
tentatives de séduction d’un valet à son égard, ni surtout savoir qu’elle y a répondu favorablement : ses dernières recommandations alors qu’il perd conscience sont « Fuyez d’ici ! » (v. 37). En mourant, il obtient malgré tout l’assurance de l’amour de la reine (v. 35), qui, enfin, le nomme par son vrai nom.
3. Pour faire durer le suspense de la scène, Hugo joue avec le rythme des alexandrins qui sont répartis sur plusieurs répliques, créant ainsi un rythme saccadé propre à exprimer les émotions. La reine ne répond d’abord rien aux longues répliques de Ruy Blas : elle veut même abréger la déclaration d’amour (v. 9). Sa phrase interrogative est méprisante (v. 19) et la réponse à la demande de Ruy Blas est pour le moins brutale (v. 20). Elle résiste à la posture de supplication adoptée par Ruy Blas (v. 9 et 19). Mais dès qu’elle le voit boire le poison, elle se précipite vers lui et ses répliques expriment son affolement. En témoignent le rythme très saccadé des courtes phrases exclamatives des vers 24-26 (4/2/3/3 ; 2/6/4) ainsi que le passage du « vous » au « tu ». La reine est amoureuse de Ruy Blas et quand elle comprend qu’il va mourir, elle abandonne son rôle de reine devant un domestique. Elle sait que le temps leur est compté.
HISTOIRE DES ARTS D’autres images de cette mise en scène ainsi que celles de la mise en scène de William Mesguich se trouvent sur le site du photographe J.-P. Lozouet : http://photosdespectacles.free.fr. Ruy Blas n’a pas encore avalé le poison ; la fiole se trouve derrière la reine, sur la table, et elle s’appuie dessus dans un mouvement de recul. Son regard manifeste de la méfiance et de la sévérité. Au contraire, Ruy Blas a la tête baissée, il est humble et emprunté. La reine porte une longue robe blanche sans apprêt, qui la fait ressembler à une très jeune fille (robe de mariée, de fiancée, référence à la virginité). Elle ne porte aucun bijou ; elle est venue à ce rendez-vous en toute simplicité, incognito. Ruy Blas est en chemise, un peu débraillé. Il ne porte ni un costume de noble, ni une livrée de domestique ; il a retrouvé son identité propre, il ne joue plus un rôle. Les deux costumes manifestent ainsi qu’on est au moment des révélations, de la sincérité loin des rôles et masques de la cour.
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VERS LE BAC Oral (analyse) 1) Le héros romantique est un paria, un homme méprisé, ici pour son statut social : Ruy Blas a beau être valet et avoir agi en partie sur ordre, il se prétend honnête homme et revendique la même la noblesse de cœur. Il ne supporte pas qu’on l’estime sans conscience morale : « Je suis honnête au fond » (v. 5) ; « je n’ai pas l’âme vile » (v. 4 et 11) est répété deux fois. 2) Le héros romantique est tourmenté et exprime ses souffrances : Ruy Blas est écrasé à la fois par sa culpabilité (« La faute est consommée », v. 7) et par son amour irréductible pour la reine (« C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée », v. 8). Il cherche, par le lyrisme de son langage, la reconnaissance de son identité et de sa grandeur : ici, Ruy Blas est une figure christique (question 2). 3) Le drame romantique utilise les nombreux procédés de la plainte élégiaque et pathétique : l’alexandrin est déstructuré pour mettre en évidence certains mots ou échos sonores. Ainsi, les enjambements (v. 6-7), le rejet (v. 10-11) et la fin des vers 20-21 en témoignent. L’emploi très fréquent des phrases exclamatives, des interjections créent des césures nombreuses (v. 25-26 ; 35). 4) Le drame romantique privilégie des effets spectaculaires exagérés (voir la question 3). La mort de Ruy Blas est très lente, avec plusieurs retours à la conscience, alors qu’on le croyait mort. C’est d’abord « Adieu ! » (v. 37), puis « Je meurs » (v. 38) et enfin, le dernier mot, « Merci ! » (v. 38). Ces mots sont tous accompagnés d’une gestuelle expressive, qui fut parfois grandiloquente. C’est l’acteur Frédérick Lemaître qui créa le rôle, grande vedette du mélodrame où l’on pratiquait un jeu très outré (comparer avec les 25 vers de la mort de Phèdre, p. 160-61). La présence de la reine renforce encore les effets pathétiques.
Il marche vers la fiole « lentement » mais boit « d’un trait » : c’est la marche du supplicié vers le bourreau. Et, il accompagne chaque mouvement de paroles : « Bien sûr ? » et « Triste flamme / Éteins-toi ! », métaphore qui cumule sur deux vers contre-rejet et rejet pour rendre le geste symbolique et fort. b) Mourir dans les bras de la femme aimée Ruy Blas met ensuite une vingtaine de vers à mourir avec un discours pathétique et une gestuelle expressive (voir question d’oral). Il refuse d’avouer immédiatement que c’est du poison malgré les questions pressantes de la reine (v. 24, 29). Il attend que le produit ait fait effet (v. 30). Il s’effondre alors dans les bras de la reine (didascalies v. 27 et 30), obtient d’elle qu’elle l’appelle par son nom, lui pardonne et lui avoue son amour. Il s’affaiblit encore et le jeu de l’acteur doit porter sur la voix (didascalies v. 36-37). On le croit mort, mais il a un dernier sursaut : « Je meurs. », « Merci ! » Les cris de la reine et son geste final rendent plus tragique encore cet instant. 2) Rachat et salut d’un héros romantique a) Une figure christique (voir question 2). b) Le retournement de la reine prise de remords et de compassion (voir question 3). c) La rédemption vient uniquement de la reine : « Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié » (v. 34). En acceptant son amour, elle donne un sens à la vie du héros dont le dernier mot est « Merci ! ».
Bilan / Prolongement Pour approfondir sur les formes du drame romantique, voir l’extrait d’une lettre de Vigny (p. 483). Pour mieux comprendre ce qu’est un héros romantique, lire l’extrait d’Antony de Dumas (p. 489) ainsi que le « parcours de lecteur » consacré à Lorenzaccio (p. 143 sq. et l’extrait p. 581).
Commentaire 1) Une mort théâtralisée et pathétique a) Le geste de l’empoisonnement mis en scène La fiole a été posée sur la table et le spectateur sait qu’elle est là. Ruy Blas dramatise sa confession en laissant croire que le pardon de la reine pourrait changer sa décision de se suicider : voir les didascalies (v. 1-19). En réalité, on apprend au vers 36 que sa mort était préméditée. 138 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours
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J.-P. Sartre, Les Mouches, ⁄·›‹ p. ⁄6›
Objectifs : – Découvrir la réécriture contemporaine d’une tragédie grecque. – Analyser l’évolution du héros tragique. – Découvrir le renouvellement des formes théâtrales (le monologue). – Analyser les procédés du registre tragique.
Tuer sa mère par procuration LECTURE DU TEXTE Pré-requis : Une image de la mise en scène lors de sa création par C. Dullin se trouve page 179. On peut trouver un dossier sur le site de la BnF : http://expositions.bnf.fr/Sartre/reperes/oeuvres/ mouch.htm.
1. Le monologue classique peut être à la fois informatif, lyrique et délibératif. L’information sur le meurtre de Clytemnestre est donnée, non par Électre, mais par les cris qu’on entend derrière la porte. Électre n’a pas, non plus, à décider de tuer sa mère et elle n’en est pas l’actrice principale. Elle attend le retour de son frère, et exprime à la fois son impatience et ses tourments. Le monologue est donc lyrique. a) Avant les cris de Clytemnestre : face au cadavre d’Égisthe, Électre exprime son impatience angoissée et le dégoût qui la pousse à recouvrir le corps. On peut commenter le jeu avec le cadavre (→ l. 12). b) Tandis que retentissent les premiers cris de Clytemnestre, elle exprime l'horreur du meurtre accompli (→ l. 16). c) Elle se persuade qu'ils ont bien fait de tuer Égisthe (dont elle découvre le cadavre) et Clytemnestre : « je pleure de joie » (l. 22), avoue-t-elle juste avant d'accueillir son frère. 2. Ses différents sentiments sont : – l’angoisse avant la réalisation du crime. On peut commenter la phrase interrogative et la suspension de la phrase (l. 2) ; – le sentiment de culpabilité, qu’elle tente de combattre en se répétant : « je l’ai voulu ! », phrase reprise en fin de texte (l. 17 sq.). Elle se redit aussi : « Je le veux, il faut que je le veuille
encore. » (l. 2-3). Toutes les modalités du verbe « vouloir » indiquent son manque d’assurance. On relève la même répétition hallucinée d’« elle va crier », verbe assorti d’une comparaison : « comme une bête » (l. 10). Ainsi, elle espère ces cris et en même temps les redoute ; – l’incapacité à se réjouir vraiment de cette mort (l. 14-15) alterne avec l’expression de sa satisfaction, comportant de violentes images de mépris envers Égisthe : « j’ai voulu voir ce porc immonde couché à mes pieds » ; « que m’importe ton regard de poisson mort » (l. 18-19). Toute la fin du texte est un cri de joie exalté, scandé par les répétitions de phrases exclamatives (l. 20-21). Ce monologue peut ressembler aux monologues cornéliens de dilemme, mais il est beaucoup plus confus, chaotique et ne débouche sur aucune position claire : Électre se contraint à une joie factice et sa culpabilité reste entière. Le monologue ne permet pas un retour à l’ordre. Il est au contraire la prise de conscience d’un désordre irrémédiable, d’un acte irréparable.
3. La pièce est écrite sous l’occupation allemande en 1943 et Sartre dit avoir conçu « une tragédie de la liberté […]. Car la liberté n’est pas je ne sais quel pouvoir abstrait de survoler la condition humaine : c’est l’engagement le plus absurde et le plus inexorable ». Il explique avoir voulu déguiser sous le mythe grec une réflexion sur la responsabilité dans des actes de résistance qui peuvent avoir des conséquences sur d’autres personnes (cas des otages exécutés après des actes de terrorisme). Le sens critique de la pièce échappa pourtant à la censure de la collaboration.
VERS LE BAC Oral (entretien) Pour compléter les extraits de cette séquence, on peut se reporter à la séquence d’histoire des arts consacrée au théâtre antique (p. 189 sq.). Les mythes posent des problèmes universels : celui de la responsabilité individuelle ou collective face à une tyrannie (Agamemnon, Les Mouches), celui du rapport entre morale personnelle et bien collectif (Antigone). Ils montrent les conflits intérieurs causés par la passion et s’interrogent sur la liberté face à la fatalité d’une passion (Phèdre) ou d’une histoire familiale (Antigone, Œdipe).
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Question sur un corpus Dans les deux cas, l’effet spectaculaire est créé par la tension avec la porte du palais et les cris off, commentés de l’extérieur par les personnages présents. L’horreur du crime est exprimée autant par Électre que par les membres du chœur. Les réactions des témoins créent un effet d’attente et prolongent l’angoisse des spectateurs, qui savent pourtant ce qui va se passer. Et si le roi ne crie que deux fois dans la pièce d’Eschyle, Sartre fait durer les cris de Clytemnestre pour insister sur l’aspect sordide de cette mort et la rendre insupportable pour Électre et le public. Le cadavre d’Égisthe présent sur scène renforce cet effet. La terreur est bien exprimée par les choreutes dans l’angoisse et l’impuissance face à un régicide qui annonce une tyrannie. Au contraire, Électre est complice du meurtre, elle l’attend et l’appréhende en même temps. Pour elle, le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre est une vengeance et une libération.
Bilan / Prolongement Un extrait des Mains sales (p. 284-286) permet de mieux comprendre cette notion de responsabilité politique et de compromission irréparable. Voir aussi les extraits des Justes de Camus, avant l’attentat (p. 286). Puis, quand le héros a renoncé à assassiner des enfants (p. 487).
bien » l. 2 et « Écoute-moi bien, imbécile », l. 23). Il donne des ordres pour exécuter rapidement ses décisions (l. 19-21). Il ne supporte aucune répartie : il interrompt l’Intendant (l. 7), lui parle rudement et le menace dans sa dernière réplique. Il ne répond pas à la question de Caesonia. Les deux personnages secondaires sont là pour manifester leur terreur devant un tel comportement arbitraire. Chacune de leurs tentatives déclenche un regain de violence. La violence politique est à l’œuvre dans ses décisions : extorsion des fortunes et exécutions en masse expliquées avec des formules d’insistance : « tous » / « toutes », « petite ou grande » ; « doivent obligatoirement » (l. 2-5) et à nouveaux « tous les habitants » / « tous les provinciaux » (l. 20-21). Les délais impartis sont très brefs.
2. Puisque « gouverner, c’est voler », Caligula décide de faire main basse sur toutes les fortunes, par héritage, ce qui suppose la mort, donc l’exécution de tous les riches. Sa logique repose sur le fonctionnement inique de toute forme d’impôt indirect sur les biens de consommation courante (l. 15-17). Ce qui est monstrueux, c’est de faire exécuter arbitrairement n’importe quel riche à n’importe quel moment (l. 7-10 ; 12-15). Caligula montre que l’importance accordée aux finances publiques peut conduire à mépriser la vie humaine (l. 22-25), mépris monstrueux qu’il pousse jusqu’à l’absurde.
VERS LE BAC Dissertation METTRE EN SCÈNE LA FIN DES HÉROS
‡
A. Camus, Caligula, ⁄·›∞
p. ⁄6∞
Objectifs : – Comprendre l’évolution du théâtre tragique. – Analyser un héros tragique de l’absurde. – Analyser une scène de conflit théâtral.
Le jeu cruel du tyran LECTURE DU TEXTE 1. Caligula impose son discours de façon violente par des phrases injonctives (« Écoute
1) Le roi et les difficultés à gouverner Dans le théâtre classique, en particulier chez Corneille, le roi est mis face à des choix difficiles et le théâtre met en scène une réflexion sur ce qu’est un bon gouvernant : à travers le personnage d’Auguste dans Cinna par exemple, sans remettre jamais en question la royauté, on débat de l’intérêt d’utiliser la violence ou au contraire d’être capable de clémence (sous-titre de Cinna). Les rois de Racine sont sous l’emprise d’une passion amoureuse les incitant aussi à trahir leurs devoirs de roi : Titus dans Bérénice ou Pyrrhus dans Andromaque. Le roi devient un homme comme un autre et sa tâche peut être présentée comme lourde de conséquences. Anouilh rejoint cette idée avec son Créon dans Antigone (p. 158) : il faut avoir le courage d’exécuter une jeune fille pour respecter la loi qu’on a imposée.
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2) Le roi et les dérives du pouvoir Le théâtre montre cependant plus souvent des tyrans : le pouvoir leur est monté à la tête et ils commettent des actes répréhensibles. C’est la résistance à leur violence qui crée le tragique. Par exemple, le Créon de Sophocle refuse d’écouter les arguments religieux d’Antigone, comme ceux de son propre fils. Il est puni de son hubris, orgueil démesuré (p. 156-57). Jarry écrit avec Ubu Roi (p. 132-33) une parodie comique de tous ces tyrans de théâtre dont Shakespeare a fourni de nombreux exemples (Macbeth) et que Camus reprend aussi à son compte (Caligula). Tous montrent qu’un mauvais roi est menacé de trahison et de meurtre comme celui auquel le chœur assiste dans Agamemnon (p. 154-155). Égisthe et Clytemnestre, régicides et tyrans eux-mêmes, sont à leur tour éliminés, la terreur engendrant la terreur (Les Mouches p. 164). Pourtant, le drame romantique insiste sur la vanité illusoire du tyrannicide : le peuple en porte d’autres sur le trône ou, à tout le moins, laisse faire. Tous les citoyens sont lâches et profitent d’une manière ou d’une autre d’un système corrompu : Lorenzaccio (p. 143 sq.). 3) Le roi comme métaphore Dans le théâtre contemporain, la figure du roi devient la métaphore du rapport des hommes à l’existence : Caligula de Camus, par son attitude de tyran sanguinaire, souligne l’absurdité et l’injustice du fonctionnement politique et économique. Au contraire, dans Le Roi se meurt, la perte de pouvoir de Bérenger est le signe de sa déchéance physique personnelle (voir p. 168 avec le sujet d’argumentation).
Bilan / Prolongement Ce texte permet de faire le lien entre les deux corpus : Caligula est un roi en situation de pouvoir absolu, donc a priori un héros proche de Thésée ou Agamemnon. Cependant, c’est un héros dont la révolte contre l’absurde a trouvé une réponse monstrueuse. Il finit, seul et sans idéal, comme les personnages de Beckett ou d’Ionesco. Une image de la mise en scène de C. Berling se trouve page 179 : on peut ainsi comparer les deux costumes, celui de l’empereur dans sa
splendeur baroque (p. 165) et celui de l’empereur s’enfonçant dans la folie, avec une robe de mariée et un visage hanté. Les extraits des Justes (p. 286 et 487) permettent d’approfondir la réflexion sur le théâtre de Camus et ses conceptions politiques.
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S. Beckett, En attendant Godot, ⁄·∞¤ p. ⁄66-⁄6‡
Objectifs : – Analyser une scène d’exposition. – Découvrir le théâtre de l’absurde. – Analyser le mélange des registres. – Analyser le rapport du texte au jeu et aux accessoires, le lien entre dialogue et didascalies. – Comprendre l’évolution du personnage de théâtre.
Le jeu absurde de l’existence LECTURE DU TEXTE 1. Une scène d’exposition permet de présenter les personnages, la situation et l’enjeu de l’intrigue. Le jeu avec la chaussure ouvre la pièce : il donne une indication sur un mode de vie, le vagabondage sur des routes comme celle du décor (« Route à la campagne »). Les personnages sont dans une situation de grand dénuement : si Vladimir conseille d’enlever ses chaussures tous les jours, c’est qu’ils ne le font pas forcément, par crainte qu’on ne les leur vole. Vladimir et Estragon dorment dehors et sont victimes de violences de la part d’individus non définis : « dans un fossé » ; « on ne t’a pas battu » ; « toujours les mêmes ». Ils se soutiennent l’un l’autre : Vladimir s’est inquiété de l’absence d’Estragon pendant une nuit et lui fait des reproches : je « me demande… ce que tu serais devenu… sans moi ». Ils se connaissent depuis longtemps et ont eu une vie meilleure : « On portait beau alors » (l. 38). Mais dans cet extrait, on ne sait rien de leurs projets. Ils donnent donc au public l’impression de personnages
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pathétiques, sans but, au bord du suicide évoqué comme une idée déjà ancienne : « on se serait jeté en bas de la tour Eiffel ».
2. Leur amitié est un peu conflictuelle : Vladimir essaie d’avoir un ascendant sur Estragon qui y échappe autant qu’il peut. Un certain rapport de force se joue donc ici. Vladimir est d’abord accueillant avec Estragon qu’il est content de retrouver (l. 16-17). Mais celui-ci le repousse « avec irritation ». Ensuite Vladimir reprend le dessus en lui rappelant ce qu’Estragon lui doit (l. 29-31). Celui-ci le repousse encore, « piqué au vif ». Il veut obtenir de Vladimir son aide pour enlever sa chaussure (l. 36, 44). Mais celui-ci le sermonne : « tu ferais mieux de m’écouter », lui dit-il avant de s’emporter contre lui (l. 47-52). Estragon, pour se venger, fait remarquer autoritairement à Vladimir sa braguette déboutonnée, pour le rabaisser (l. 54-55). 3. Le jeu et les remarques sur les vêtements et accessoires introduisent un registre comique par le décalage induit : alors qu’Estragon s’acharne en vain sur sa chaussure, Vladimir disserte sur leur vie, leur envie de suicide (l. 33-41). Vladimir s’aperçoit, tardivement d’ailleurs, de ce qui préoccupe Estragon : « qu’est-ce que tu fais ? » demande-t-il (l. 40). Enfin, la braguette ouverte rend Vladimir ridicule. Pourtant, la difficulté d’Estragon à enlever ses chaussures montre qu’il ne les enlève pas souvent, donc qu’il vit et dort avec. Le laisser-aller vestimentaire est aussi le signe d’un abandon, d’une perte du respect de soi, auquel ils s’accrochent pourtant autant qu’ils le peuvent (l. 56-59).
HISTOIRE DES ARTS B. Sobel a imaginé un décor très symbolique pour la campagne et l’arbre prévus par Beckett : un sol gris métallique, un arbre stylisé lui aussi métallisé posé au bord d’une sorte de bassin. Le fond est uni bleuté et une énorme lune aux couleurs et dessins étranges écrase le paysage. Décor à la fois austère et futuriste. L’arbre est artificiel, ses arêtes sont tranchantes. Cette scénographie propose un monde extraterrestre, vide et angoissant. Les deux hommes portent une superposition de vêtements apparemment usagers, mais assez habillés : la veste est à jaquette, on aperçoit un pull sous la veste, le pantalon est trop long sur les chaussures. Ils ressemblent bien aux
clochards imaginés par Beckett. La distance de Vladimir par rapport à Estragon manifeste sa désapprobation pour la disparition de son compagnon. Il ne s’est pas précipité vers lui pour l’aider. D’autres photographies de ce spectacle se trouvent sur le site : www.1d-photo.org. On peut ainsi y voir le travail sur les lumières qui baignaient l’espace dans une ambiance étrange et onirique.
VERS LE BAC Oral (analyse) 1) (Voir question 1) L’originalité de cette scène d’exposition réside dans les informations, données de façon détournée et souvent implicitement. Les allusions abondent, en particulier sur tout ce qui concerne le passé des personnages et leur situation réelle. Le dénuement pathétique dans lequel ils semblent vivre est évoqué à travers la souffrance physique dont se plaint Estragon en s’acharnant sur sa chaussure et les lamentations de Vladimir aux lignes 47 et suivantes. Mais on ne sait quelle a été la cause de cette souffrance, ni quelles épreuves ils ont traversées pour en arriver là. 2) De même, dans cet extrait, on ne sait pas du tout quel sera l’enjeu de la pièce, ni quel but les personnages vont se donner. 3) Leur relation est un peu plus claire : ce sont deux amis, deux compagnons d’infortune qui se connaissent depuis longtemps. Comme dans tout « vieux couple », l’amitié qui les lie est conflictuelle, sans qu’on sache vraiment ce que chacun reproche à l’autre. Ils ont évidemment besoin l’un de l’autre pour supporter leur existence de vagabonds (voir question 2). 4) Enfin, on ne sait si l’on est dans une comédie ou une tragédie : certes, le jeu avec la chaussure, les délires de Vladimir sont risibles. Mais leur situation est pathétique et leur désarroi tragique. Ils pensent d’ailleurs au suicide (voir la 2e partie du commentaire).
Question sur un corpus Voir l’histoire littéraire p. 179-180. Le corps des personnages du théâtre de l’absurde est souvent un corps souffrant. Il échappe à la maîtrise des personnages et cette défaillance accentue leur désespoir existentiel. Ce qui leur est le plus intime devient
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un problème : leur corps, comme la vie, leur échappe. Estragon a mal aux pieds, alors qu’il passe sa vie sur la route. Il tente en vain d’enlever ses chaussures, ce qui veut dire qu’elles ne sont peut-être pas à sa taille ou que ses pieds sont enflés. Il ne les enlève pas pour dormir et ne se lave donc pas. Ses tentatives répétées pour enlever ses chaussures, qui deviennent risibles surtout à cause de l’indifférence première de Vladimir, sont en réalité le signe le plus manifeste de sa situation tragique d’homme sans domicile, démuni de tout. Les objets que le corps de Bérenger ne peut plus tenir sont eux aussi ce qui le caractérise en tant que roi déchu : sa main ne peut retenir son sceptre et, quand il trébuche, sa couronne glisse de sa tête. Vouloir et pouvoir, privilège absolu d’un roi, ne peuvent même plus s’appliquer à son propre corps. Il ne peut plus ni se lever ni marcher. Il tombe cinq fois de suite. Sa déchéance, encore plus sûrement que pour Estragon, est un signe de sa mort prochaine.
Commentaire 1) L’entrée en scène de deux personnages pathétiques a) Une scène d’exposition originale (voir question 1 et la question sur corpus portant sur la souffrance du corps). b) Un couple tragi-comique : c’est une parodie de scène de dispute amoureuse ; on assiste au dépit de celui qui a été quitté et attend des explications, puis à son chantage affectif (l. 30) et aux plaintes (l. 47). Un subtil rapport de forces s’établit (voir la question 2). 2) Une existence absurde et tragique a) L’espace du dénuement et de la solitude : les éléments de décor suggèrent un non-lieu, sur un chemin désertique et peu engageant (voir la proposition de scénographie de Sobel, question histoire des arts). b) À son arrivée, Vladimir manifeste un certain soulagement et une joie de revoir Estragon (l. 14, 16) : ils sont tous deux dans une grande solitude et la perte de l’autre pourrait mettre celui qui reste en danger. Ils ont donc besoin l’un de l’autre (l. 29-31) pour supporter cette existence vide. Chacun remplit la vie de l’autre. c) Le suicide a été envisagé il y a longtemps déjà (l. 34-40) et comme ils y ont renoncé, il ne leur reste que la résignation : « à quoi bon se décourager à présent » (l. 34).
d) Leur vie se limite à de petits détails vestimentaires, auxquels il faut veiller envers et contre tout (voir question 3).
Bilan / Prolongement Pour approfondir le théâtre de Beckett, ses personnages pathétiques et risibles, voir les images et extraits (p. 177, 180 et 490 Fin de partie) ; 191 et 194 Oh les beaux jours). Une sitographie pour En attendant Godot se trouve sur www.educnet.education.fr/theatre.
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E. Ionesco, Le Roi se meurt, ⁄·6¤
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Objectifs : – Découvrir le théâtre de l’absurde. – Analyser le rapport du texte au jeu et aux accessoires, le lien entre dialogue et didascalies. – Comprendre l’évolution du personnage de théâtre. – Analyser le mélange des registres. – Comparer des mises en scène.
Le corps diminué d’un roi LECTURE DU TEXTE 1. Dans le théâtre de guignol, les marionnettes agissent mécaniquement et de façon très répétitive. Par exemple, les coups de bâton s’abattent systématiquement sur le personnage ridiculisé. C’est le comique de répétition des tentatives pour se lever du roi, assorties de cinq chutes qui font penser au Guignol. Les répétitions sont soulignées par les cris contradictoires du garde, de Juliette et de Marie : « Le Roi est mort ! », « Vive le Roi ! » Les apparitions et les disparitions de Juliette (l. 19 et 25) rappellent aussi le jeu des marionnettes. Si Ionesco parle de guignol tragique (Marguerite parle de « comédie », l. 18), c’est parce que la fin est inexorable : les chutes sont les symptômes incontestables et inéluctables de la fin imminente du roi ; sa mort a été annoncée pour la fin du spectacle.
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2. Le roi est d’abord très déterminé : l’utilisation du futur montre son assurance. Celle de phrases simples, scandées par la répétition de « je prouve que » aussi. Pourtant, il ne fait que répéter les phrases de Marie (l. 5 et 8) alors même que ses efforts prouvent le contraire de ce qu’il dit. Il refuse toute forme d’assistance : en atteste la triple répétition de « tout seul ». Tombé à deux reprises, il se cherche une excuse (l. 33). Pourtant, sa confiance est entamée. Il doute de lui malgré la répétition de « cela peut arriver », formule par laquelle il rappelle qu’il est un homme soumis à la règle générale, celle de l’accident banal. Il admet cependant, à la vue de sa couronne et de son sceptre tombés, que quelque chose ne va pas : « c’est mauvais signe », constate-t-il deux fois. Le « je » a disparu de son discours. Pourtant, face au discours pessimiste du médecin, il nie encore une fois la réalité : « accident technique ». Telle est sa réplique. 3. Deux objets qui participent habituellement du rituel d’affirmation du pouvoir et de la royauté sont utilisés à contre-emploi dans cette scène : ils soulignent la perte de dignité royale de Bérenger, puis sa perte d’autonomie physique tout simplement. D’abord, le sceptre sert de canne (l. 15) pour l’aider à se relever de la troisième chute. Il n’arrive plus à le tenir (l. 37), même après que Marie le lui a remis en main (l. 39-40). La couronne finit aussi par glisser de sa tête (l. 34-35) et cela l’inquiète aussitôt : « Ma couronne ! », s’exclame-t-il. Mais là aussi, c’est Marie qui est obligée de la lui rendre. 4. Marie est l’épouse jeune qui croit en la vie : elle nie l’affaiblissement du roi, veut l’aider à le surmonter ; elle l’encourage par des phrases impératives (l. 2 et 4). Elle le félicite comme un enfant. On peut relever : « tu vois comme c’est simple » (l. 7). Elle crie « Vive le Roi » pour contredire l’annonce fatale du garde. C’est elle encore qui se précipite pour ramasser les objets symboliques. Marguerite est obligée de la faire taire (on relèvera l’injonction magique des lignes 44-45). Au contraire, Marguerite, l’épouse âgée, a l’expérience de la vie et de la mort : son rôle est de faire accepter cette fin à Bérenger. Elle est une passeuse, une sorte d’Hermès psychopompe. Elle commente les efforts conjoints de Marie et du roi en termes peu amènes : « quelle comédie », s’exclame-t-elle.
Voilà qui montre qu’elle juge tout cela absurde. Elle s’appuie sur les avis du médecin pour expliquer rationnellement les derniers sursauts de Bérenger (l. 30). Elle veut que Bérenger prenne conscience tout aussi lucidement de la situation (l. 47-48).
HISTOIRE DES ARTS Les deux mises en scène ont seize ans d’écart. Dans la deuxième Michel Bouquet a plus de 80 ans et se rapproche donc du personnage qu’il joue. Dans les deux cas, la scénographie est symbolique, c’est un décor en ruines. Celui de 1994 garde quelques traces de grandeur : des vitraux rouges en arrière-plan rappellent l’architecture gothique prévue par Ionesco (voir la didascalie de début de la pièce ; celle de la fin se trouve p. 492). Il n’y a pas de trône mais quelques marches recouvertes du rideau rouge de théâtre, sur lesquelles le roi est assis, assez inconfortablement. En 2010, le décor est plus austère, plus pauvre : le rideau rouge, pendu, semble bien poussiéreux ; les morceaux d’escalier sont gris et ternes. Le trône est comme tronqué, avec un seul accoudoir et un dossier très bas. Le costume du roi en 1994 ressemble à une tenue asiatique : il se compose d’un pantalon blanc et d’une longue tunique brodée dorée. La couronne ciselée entoure un bonnet rouge. Le roi a encore beaucoup de prestance et son habit ne rend pas sa silhouette ridicule. On ne voit pas le sceptre posé derrière lui. Marie ressemble à une petite poupée dans sa robe rose à jupe large et au corsage cintré. Marguerite présente une silhouette austère dans une robe longue noire et une veste mauve. Elle est dans l’ombre, au-dessus de Bérenger. Les deux chevelures sont bouclées, mais l’une est rousse flamboyante et l’autre blanche. Toutes deux portent la même petite couronne. En 2010, le costume du roi est vaguement médiéval : une robe, une tunique rouge et des bas. Mais les bas ressemblent à des bas de contention et les royales chaussures sont des charentaises. La tunique est dépenaillée et serre l’acteur, qui paraît emprunté. La couronne n’est plus constituée que de quelques piquants sertissant un boudin de velours rouge enfoncé presque jusqu’aux yeux (serait-ce une allusion à la couronne d’épines de la Passion christique précédant la mort ?). Bérenger serre contre lui un sceptre, en forme de main de trop grande
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dimension. Il ressemble à un vieillard hébété dans une maison de retraite. Les deux femmes s’opposent plus radicalement qu’en 1994 : Marie porte une robe de mariée incongrue pour un mariage macabre avec un mari cacochyme. Les volants et les mètres de mousseline lui donnent une silhouette loufoque, de poupée trônant dans un décor de ruines. Marguerite porte une lourde robe mauve grenat et une parure de bijoux sur la tête. Elle ressemble à une sorcière de conte. Enfin, le médecin porte un costume trois pièces du XIXe siècle mais des bottes de campagne en caoutchouc. L’ensemble donne l’impression d’une parodie de conte.
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B.-M. Koltès, Combat de nègre et de chiens, ⁄·8‹
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Objectifs : – Découvrir un auteur contemporain. – Analyser l’évolution du tragique : personnages et situations. – Analyser un conflit tragique. – Comparer des mises en scène.
Proximité des corps et humaine condition
ÉCRITURE Argumentation Le rapport à la mort est commun à tout homme. Quand Ionesco a écrit ce texte, il avait lui-même traversé une période de profonde angoisse vis-àvis de la mort. Les tourments de Bérenger au fur et à mesure de la pièce, ainsi que les attitudes des deux épouses montrent les étapes normales d’une réaction face à une maladie incurable qui s’appelle la vie et s’achève dans la mort : se succèdent tour à tour le déni, la combativité, la peur, le découragement, la résignation. Ionesco trouve des moyens théâtraux pour accompagner ces différentes réactions et les mettre en évidence : la perte des moyens physiques de Bérenger est accentuée par la chute des symboles royaux et l’impossibilité d’assumer sa tâche de souverain ; il ne peut plus accomplir ce qu’il veut. Vouloir et pouvoir sont certes les attributs de la royauté mais aussi l’expression de toute liberté humaine. Lorsque l’on ne peut plus dire, à l’instar des jeunes héros cornéliens, « je suis maître de moi comme de l’univers », la fin est proche. Enfin, le décor s’écroule peu à peu autour de lui (la réplique du médecin le constate cruellement) et finit par disparaître (voir extrait p. 492) : Ionesco explique ainsi que, lorsqu’un homme meurt, son monde disparaît avec lui.
Bilan / Prolongement Pour comprendre la position d’Ionesco sur le tragique, on peut lire l’extrait de Notes et contrenotes (p. 177). Sur le rapport au corps dans le théâtre de Ionesco, on peut voir la transformation de Jean dans Rhinocéros (p. 280-281).
LECTURE DU TEXTE 1. La relation entre les deux hommes est courtoise et polie en apparence (on relèvera le vouvoiement réciproque, l’utilisation de « monsieur » l. 51). Mais elle est en réalité tendue. Le registre est polémique : Horn est agressif, utilise des impératifs (« expliquezmoi ») et des phrases interrogatives montrant son mépris. Certaines sont trop familières, ponctuées d’interjections ; « que vous importe son corps ? » (l. 6), » Ce n’est pas l’amour, hein qui rend si têtu ? » (l. 9-10), « Pourquoi alors êtes-vous si têtu pour une si petite chose ? » (l. 15). Ces phrases sont des reproches implicites pour éviter de répondre à la demande d’Albouy. Horn, raciste, critique enfin le mode de vie ou les réactions des Africains. Aux lignes 12-13, on relève le terme d’« insensibilité ». Et sa comparaison avec les Asiatiques (l. 14) dénigre les uns sans valoriser les autres. Face à ces attaques, Alboury reste calme et distant : il répond d’abord très brièvement à la question de Horn, par des phrases courtes, factuelles (l. 1, 5, 11). Dès la ligne 17, il répond aux attaques de Horn en restant dans le domaine des généralités. On relève, par exemple, « les petites gens veulent », l. 17. Il ne reprend pas l’argumentation raciste et développe plutôt une réflexion sur l’opposition entre riches et pauvres. Son discours comporte cependant une menace implicite : « ils se feraient tuer pour elle » (l. 19). 2. Il s’agit de la métaphore du nuage qui cache le soleil et prive certains hommes de chaleur.
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Puis, de celle de la famille dont les membres, de plus en plus nombreux, se serrent tous les uns contre les autres pour se réchauffer. L’absence de chaleur suggère les conditions difficiles dans lesquelles vivent les « petites gens », alors même que d’autres profitent du soleil et sont heureux (« au milieu les gens riant tout nus dans la chaleur » l. 30). La solidarité est nécessaire entre eux et les maintient en vie : « nous gelions et nous nous réchauffions ensemble » (l. 31). Chacun est ainsi devenu indispensable à l’autre (l. 35-36). Et même morts, ils restent indispensables les uns aux autres (l. 41-42, 45-46). La conclusion de la démonstration se trouve dans la dernière phrase, expliquant pourquoi il veut récupérer le corps (l. 50-51).
3. La tirade d’Alboury est bien un apologue, une fable illustrant la nécessité d’enterrer le mort au milieu des siens, de ne pas le laisser n’importe où sur le chantier. Cet apologue développe un récit très structuré, comportant une chronologie : l’arrivée du nuage « il y a très longtemps » (l. 22), des personnages principaux, le narrateur et son ami, les péripéties : l’accroissement de la famille, l’extension du nuage et l’élargissement de la famille aux morts eux-mêmes. Ce récit comporte des dialogues (l. 22-29). Il est écrit avec un vocabulaire simple et de nombreuses répétitions, procédés d’insistance : « chaleur », « chauffer », « réchauffer », « chaud », « le petit nuage ». Et la morale est à la fin, introduite par le lien de conséquence « c’est pourquoi ». 4. Un chantier est un lieu de travail où peuvent se lire les rapports entre dominés et dominants. L’Afrique ajoute un contexte colonial où les relations de domination s’accompagnent de préjugés raciaux. Koltès présente ce chantier comme un lieu clos, surveillé par des hommes armés, des miradors. Il montre que les relations humaines sont imprégnées de violence, en particulier dans un contexte économique de grandes disparités sociales (l. 17-20). Ce qui est tragique, c’est l’impossibilité pour les plus démunis de sortir de leur univers et de profiter de la chaleur de la vie : le petit nuage leur cachera toujours le soleil (l. 28-29), et il s’étend même d’année en année (l. 43-45). Ce qui est tragique aussi, c’est l’incompréhension réciproque soulignée par Horn à la fin de l’extrait. Un chantier en Afrique concentre toutes ces situations tragiques.
HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de P. Chéreau propose une scénographie réaliste : la scène se joue sous les piliers en béton d’un pont ou d’une route en construction. On voit, en arrière-plan, un buisson d’arbres et le sol est sableux et caillouteux. La masse énorme du pont baigné dans une lumière blafarde, écrase les deux silhouettes, image de cette fatalité tragique qui pèse sur eux. Horn n’a plus de corps à rendre et Alboury n’acceptera aucun compromis. Dans ce décor de chantier, Horn a le costume du directeur avec veston et pantalon dépareillés, chemise blanche. Au contraire, Alboury est en jean et tee-shirt de couleurs vives mais sales. La différence sociale est donc visible et chacun porte le costume de son rôle. Ils se tiennent debout à distance comme pour un duel, où chacun jaugerait l’autre : la distance de méfiance et d’observation dite symboliquement la distance de l’incompréhension. La silhouette de chacun est tendue vers l’autre, prête au combat. Au contraire, dans la mise en scène de J. Nichet, le décor est symbolique (des panneaux noirs et des feuilles éparpillées par terre, aucun élément d’un chantier, image d’un non-lieu), les deux personnages sont très près l’un de l’autre mais se tournent le dos. Horn porte une tenue plus adaptée à un chantier en Afrique, chemise et pantalon coloniaux blancs, bottes et long imperméable. Il tient une bouteille à la main : il incarne le cliché du Blanc alcoolique sous les tropiques. Au contraire, Alboury porte un costume noir et des souliers habillés. C’est un costume de deuil. Ce costume n’est pas le signe de sa classe sociale, mais celui de son rôle dans l’intrigue : il vient pour rendre des hommages funéraires à son frère. Et c’est Horn qui semble négligé, aventurier désabusé qui finit son temps en Afrique. Son regard porté au lointain, droit devant lui, la bouteille crispée contre lui, suggèrent une forme de lassitude face au problème. Alboury est assis par terre, position peu en accord avec une discussion mais qui indique qu’il ne bougera pas tant qu’il n’aura pas eu gain de cause. La même difficulté à communiquer se lit dans les deux mises en scène.
VERS LE BAC Oral (entretien) Voir la question d’histoire des arts.
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Question sur corpus Les deux tragédies reposent sur le problème posé par les devoirs qu’on a vis-à-vis des morts. Dans les deux cas, le cadavre est en réalité irrécupérable : Créon a exposé le corps de Polynice et interdit sous peine de mort de s’en occuper ; le corps du frère d’Alboury a été jeté dans les égouts et a disparu. On sait donc d’avance que la démarche de chaque héros est vaine et ne peut déboucher que sur des conflits et d’autres morts. Pourtant Antigone et Alboury expriment, par ce devoir qu’ils s’imposent, leur attachement à la famille, la nécessité de s’occuper les uns des autres, d’être solidaires pour éviter une solitude inhumaine : Antigone rappelle qu’elle n’aura pas d’autre frère et qu’il n’a qu’elle pour accomplir les rituels. Alboury explique comment les petites gens se serrent les uns contre les autres pour survivre et se réchauffer. La condition humaine est insupportable de solitude et absurde si elle ne prend pas son sens dans la sollicitude pour l’autre, membre de sa famille réelle (Antigone) ou fabriquée par nécessité et proximité de misère (Alboury).
Commentaire 1) Une fable poétique a) Pour expliquer la nécessité de rendre le corps du mort, Alboury construit un conte, dans la tradition africaine, avec la formule initiale « il y a très longtemps ». On en retrouve la structure conventionnelle : un événement perturbe le monde. En l’occurrence, il suffit d’ « un petit nuage entre le soleil et toi ». Il faut bien sûr trouver une solution à cet élément perturbateur. La voici : « nous nous sommes donc réchauffés ensemble ». Mais le nuage est récalcitrant : « Et je sentais qu’il nous suivait partout ». À chaque nouvelle atteinte du nuage, il faut trouver des parades : la multiplication des gens accrochés les uns aux autres en témoigne (l. 37 sq.). À la fin, la grappe humaine a grandi ; les morts s’ajoutent même aux vivants (l. 43 sq.). b) Les deux métaphores filées, celle du nuage et celle de la famille qui se réchauffe, sont mises en valeur par de nombreuses répétitions du champ lexical de la chaleur ou du froid : « chauffer », « brûle », « se réchauffer », « chaleur », « chaud(e) » s’opposent à « geler », « frisson ». L’importance des membres de la famille de
plus en plus élargie est aussi suggérée par des répétitions hyperboliques : d’abord « mon frère et moi », puis « les mères […], les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille » (l. 40-41). Ces mots sont repris par l’énumération, l’accumulation que constitue la proposition suivante : « famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir » (l. 45). Les phrases deviennent aussi de plus en plus longues pour montrer ce processus d’entassement des corps les uns sur les autres. On peut citer, par exemple, les lignes 43-47. La réciprocité des échanges est aussi évoquée par d’autres répétitions (l. 33-35) ou images (l. 39). 2) La métaphore d’une existence tragique a) Ces métaphores évoquent en réalité l’existence des gens qui n’ont rien, tandis que d’autres, à côté, vivent au soleil. La question rhétorique donne d’abord l’impression cruelle d’être le seul paria (l. 24-25). Puis, Alboury dit avoir trouvé quelqu’un dans la même situation que lui : « moi aussi je gèle ». L’injustice de leur situation est ensuite accentuée : « au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère et moi nous gelions » (l. 30-31). Le nuage finit par couvrir encore plus de monde (l. 43-44). L’espace privé de chaleur prend des dimensions infinies : « nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil » (l. 46-47). Cette situation est présentée comme inéluctable et insoluble (l. 28-29) : « il nous suivra partout, toujours ». b) La seule possibilité de survie est la très grande proximité des corps, métaphore de la solidarité de la famille, du groupe, du village, image de l’expression « se serrer les coudes » dont Koltès fait un mode de vie fusionnel où se mélangent les morts et les vivants, par peur d’avoir froid, c’est-à-dire de mourir (l. 41-42). Et la seule activité indiquée ici consiste à se gratter ou à sucer son pouce, images d’une vie végétative préoccupée de sa seule survie. c) Dans cette grande précarité, dans cette peur perpétuelle d’être gagné par le froid, leur enlever les morts est d’une violence inadmissible, comme en témoigne le verbe de la phrase suivante : « mon frère que l’on nous a arraché » (l. 47-48). Comment peut-on encore enlever quelque chose à des gens qui n’ont rien, pas d’autre richesse que leurs morts (l. 47-51) ?
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Bilan / Prolongement Pour approfondir l’analyse de la solitude tragique des personnages de Koltès, voir Sallinger (p. 180 et 192). Pour approfondir la réflexion théâtrale sur le tragique de l’existence et la nécessité de la solidarité humaine, on peut lire l’extrait d’En attendant Godot (p. 166-167). On peut voir aussi un autre chantier, métaphore de la condition humaine dans Cinq hommes (p. 176).
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J.-L. Lagarce, Juste la fin du monde, ⁄··‚
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Objectifs : – Analyser l’évolution du tragique contemporain. – Analyser une scène d’affrontement tragique. – Comprendre comment des personnages ordinaires deviennent tragiques. – Comparer des mises en scène.
Le duel ordinaire de deux frères LECTURE DU TEXTE 1. Caïn et Abel sont fils d’Adam et Ève. Par jalousie, parce que Dieu préférait Abel, son frère Caïn l’a assassiné. Dans la famille imaginée par Lagarce, Louis a disparu pendant des années. Il ne s’est occupé ni de sa mère, ni de sa jeune sœur, contrairement à Antoine qui est resté auprès d’elles. C’est pourquoi Antoine se sent incompris et mal aimé quand il voit que les femmes, sa sœur surtout, sont aux petits soins pour Louis. Sa jalousie et son envie de meurtre inconscient se voient dans la dernière réplique : « Tu me touches : je te tue » (l. 55). Les relations dans cette famille sont fondées sur la difficulté à communiquer, l’incompréhension mutuelle. Antoine s’est vu reprocher une forme d’agressivité et se révolte contre cela (l. 22-23, 37-39). Et quand Louis tente de prendre sa défense, c’est tout aussi maladroit, Antoine l’entend comme une forme de condescendance (l. 26) ; il se sent mal jugé par toute sa famille (l. 45-48).
2. a) Lignes 1-23 : Antoine se défend d’avoir été brutal et demande l’avis de sa femme Catherine et de Louis. b) Lignes 24-40 : la sympathie de Louis à son égard (« il n’a pas été brutal ») déclenche paradoxalement son agressivité. Il ne supporte pas sa pitié. Il rejette tout geste amical, celui de sa femme (l. 28), puis d’une autre personne (l. 34 – sa mère, sa sœur ?). Il se sent désapprouvé de tous (l. 37 et 40). c) Lignes 41 à la fin : Antoine les accuse tous d’être ligués contre lui et de rejeter sur lui toute la responsabilité du malaise (l. 44). Et quand Louis remarque qu’il s’apprête à pleurer et s’approche de lui, la réaction d’Antoine est violente et viscérale (l. 55). C’est l’intervention de la mère qui apaise la dispute. 3. Le lexique de la faute comporte de nombreuses répétitions : « je ne voulais rien de mal », « je ne voulais rien faire de mal », « que je fasse mal », « rien dit de mal », « rien de mauvais dans ce que j’ai dit », « cela va être de ma faute », « ce n’est pas en pensant mal ». Ce qui est implicitement en débat, c’est ce que chacun pense de l’autre, la façon dont chacun est jugé dans une famille et le rôle de chacun : Antoine est considéré comme le fauteur de trouble, celui qui génère les conflits en réalité latents et dont il pense Louis responsable. 4. Les très nombreuses occurrences du verbe « dire » sont significatives de cette impossibilité de dire vraiment les choses. La difficulté à communiquer est ensuite suggérée par les phrases qu’Antoine n’arrive pas à terminer et qu’il reprend avec des termes légèrement différents : « je disais seulement », « ce que je voulais juste dire » répété à nouveau (l. 49-53), « je n’ai rien dit de mal ». Il emploie également des expressions modalisatrices : « cela me semblait bien ». Quand il veut leur faire un reproche, il s’y reprend à trois reprises (par exemple : l. 45-47). Parler est un effort et une souffrance. Et sa longue réplique se termine sur une phrase inachevée que son frère interrompt de manière maladroite. 5. Louis se sait condamné par une maladie et il n’arrive pas à leur annoncer cette nouvelle. Cette dispute puérile pour savoir qui ramène Louis à la gare est un nouvel obstacle pour dire la nouvelle tragique. L’agressivité exprimée par
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Antoine creuse les incompréhensions et enterre définitivement les non-dits sur la raison du retour de Louis et de son silence.
HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de B. Levy propose un espace symbolique, un cercle blanc un peu surélevé sur une surface noire bordée par un mur gris en demi-cercle. Peu d’accessoires : trois chaises, un vieux transistor. Aucune référence à une maison, à un milieu social. On est dans un espace d’affrontement qui rappelle l’espace antique (voir p. 181-182). Les membres de la famille sont autour du cercle, sauf Louis, reconnaissable à sa valise : il arrive et doit retrouver sa place. Sur l’image, Catherine et la mère sont en avantscène et sont témoins de ce qui se joue entre les frères et sœur. Ils sont tous éloignés les uns des autres et l’espace est froid, la tension est donc palpable. La mise en scène de F. Berreur propose un espace plus onirique : un pan de mur avec porte et fenêtres, un grand ciel nuageux derrière et au-dessus, un plancher avec une table et trois chaises de velours rouge très théâtrales (à comparer avec la mise en scène d’Électre par Vitez, p. 183). La scénographie exhibe sa théâtralité, son artificialité : nulle recherche de réalisme ; on n’est pas à l’intérieur d’une vraie maison. Louis se distingue des autres par son smoking, trop habillé pour un dimanche en famille. Il est assis de travers et regarde le public, avec un sourire étrange, alors que les autres personnages s’affrontent dans son dos. Antoine s’adresse à sa femme Catherine, Suzanne est dans l’ombre à gauche et la mère appuyée à la table tourne aussi son visage, elle ne veut pas entendre la dispute. La difficulté à communiquer est plus visible que la tension dans cette disposition spatiale.
ÉCRITURE Vers le commentaire Une parole trop directe est considérée comme brutale et agressive vis-à-vis d’autrui : Antoine doit ainsi se justifier d’avoir seulement proposé de raccompagner Louis lui-même, en lieu et place de Suzanne : « je dis qu’on l’accompagne, je n’ai rien dit de plus ». La parole cache des implicites : « qu’est-ce que j’ai dit de plus ? » Et toutes les questions d’Antoine portent sur ce que les autres ont compris, à tort, dans ses
propos (l. 10 et 12). En fait, tous ont compris qu’il voulait abréger la visite de Louis, le refaire disparaître. Sa femme Catherine le rappelle aux conventions de la civilité ou de la politesse avec « parfois tu es un peu brutal » (2 fois) tout en prenant des précautions elle aussi : « elle voulait juste te faire remarquer ». Antoine est alors obligé de chercher lui-même les bonnes formulations pour exprimer son sentiment d’injustice. Il doit s’y reprendre à plusieurs reprises avec des termes synonymes, des procédés d’atténuation (voir question 4). Mais de temps en temps, la violence, la colère l’emportent (par exemple : l. 40), surtout quand le geste d’un autre veut remplacer la parole impossible : « ne me touche pas » est utilisé deux fois (l. 28 et 34). Il résonne plus terriblement encore à la fin : « tu me touches : je te tue » (l. 55). Et cette phrase est prononcée alors même que Louis manifestait de la compassion à son égard. La parole est donc l’ultime rempart contre la violence physique. D’ailleurs, il est significatif que les autres personnages interviennent très peu, ce n’est pas un vrai dialogue. Ils laissent Antoine se soulager.
VERS LE BAC Oral (analyse) 1) L’agressivité et les rancœurs (voir questions 1 et 2). 2) L’incompréhension et la difficulté à communiquer (voir questions 3, 4 et 5 et le commentaire).
Bilan / Prolongements On peut comparer cette scène d’affrontement et le rapport détourné à la parole avec l’extrait de Combat de nègre et de chiens (p. 170-72). Quand Alboury utilise une langue métaphorique, une fable, Antoine se cherche dans une parole répétitive, incertaine. Ce sont deux manières différentes d’appréhender l’incompréhension tragique entre les êtres humains. Un dossier complet de la mise en scène de M. Raskine à la Comédie Française se trouve sur le site : http://crdp.ac-paris/piece-demontee (année 2008).
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VERS LE BAC Oral (entretien)
D. Keene, Cinq hommes, ¤‚‚‹
p. ⁄‡6
Objectifs : – Comprendre l’évolution du tragique contemporain. – Analyser comment des personnages ordinaires deviennent tragiques. – Analyser une scène d’affrontement.
Exil tragique sur un chantier LECTURE DU TEXTE 1. a) Luca reproche à Janos de ne pas respecter les autres (l. 5-18). b) Luca explique ensuite les efforts de Samir pour rester digne (l. 19-31). c) Luca tire de cet épisode une morale pour Janos (l. 32 à la fin). Les motifs de la dispute sont l’égoïsme et le manque de respect dont fait preuve Janos envers Samir. Janos raille l’espoir de Samir, qui croit vraiment pouvoir un jour changer la vie de sa famille et la sienne à force de privations. Janos au contraire est un désespéré (il volera à la fin le salaire de tous les hommes et sera brutalisé pour cela). Il n’a pas de scrupule à obliger les autres à la même lucidité tragique. 2. Le mur à construire est comme le chantier de Combat de nègre et de chiens, un lieu de travail et d’exploitation de la misère humaine. C’est un chantier qui peut être sans fin. Et le mur est symboliquement ce qui barre l’horizon de ces hommes ; c’est un peu comme s’ils construisaient eux-mêmes leur prison. 3. Samir a de l’espoir : il a une famille pour laquelle il travaille. Il espère s’en sortir un jour et donner à sa femme et son fils une meilleure vie : il reçoit des lettres qui sont les signes de ces liens et de cette promesse d’avenir (l. 21-23). Il veut garder sa dignité humaine et donc il lave ses vêtements, cherche à accomplir son travail du mieux possible (l. 27 sq.). C’est insupportable pour Janos parce que lui, il est seul et n’a pas d’autre but que survivre. Samir le renvoie donc à sa tragique solitude (l. 38-40).
Pour répondre à cette question, lire les textes pages 166, 170, 176, 191, 490 et voir les images pages 177, 194 et 492. Les exclus de la société soulignent le tragique de l’existence : quel sens donner à une vie de misère et de dénuement total réduite à une série de gestes répétitifs ? La solitude dans ces conditions est d’autant plus tragique : Vladimir, Estragon, Winnie, Clov, Ham cherchent désespérément à garder le peu de contact qu’ils ont avec l’autre, présent avec eux dans un univers vide et froid, quitte à subir des humiliations, des vexations, des brouilles. Au contraire, les personnages de Koltès ou Keene ont trouvé, dans leur famille, une vraie solidarité qui leur permet de supporter les difficultés de l’existence, même si tout reste précaire (Combat de nègre et de chiens). Voir aussi le sujet de dissertation.
Dissertation Mêmes textes à lire que pour la question d’oral. 1) Une existence absurde a) Tous les personnages de Beckett, Koltès ou Keene sont confrontés à une existence qui n’a pas de sens, qu’ils n’ont pas choisie et dont ils ne peuvent se sortir : la fable de Koltès avec le petit nuage qui empêche certains hommes d’avoir leur place au soleil met la misère sur le compte d’une sorte de destinée. Vladimir et Estragon ne savent même plus depuis combien de temps ils sont ainsi, à dormir n’importe où, à se faire brutaliser. Le mur construit par les cinq hommes de Keene est la métaphore de cet horizon borné, sans perspective d’avenir. b) Ce qui peut donner un sens à cette vie : la présence d’un autre ; à défaut, les rituels (Oh les beaux jours, Combat de nègre et de chiens), les gestes pour préserver sa dignité (En attendant Godot), le travail répétitif (Cinq hommes). Chacun s’accroche à l’autre, seul témoin de cette existence misérable : la fable de Koltès, les appels de Winnie à Willie en témoignent. 2) Lucidité et révolte tragique a) Quand les personnages prennent conscience de l’absurdité de leur existence, ils passent par une phase de révolte : pour Vladimir et Estragon, le suicide est apparu, pendant un temps, comme le moyen radical d’échapper à leur vie. Clov se prépare à abandonner Ham.
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b) Les personnages de Koltès se serrent les uns contre les autres, gardent même leurs morts au chaud tout contre eux. Et ils sont prêts à tuer pour se garder les uns contre les autres. Pourtant le nuage s’étend toujours plus et le froid s’insinue. c) Samir refuse de se laisser abattre ; il accomplit son travail consciencieusement afin de préserver sa dignité humaine et offrir une possibilité d’avenir, une vie qui aurait un sens, à son fils. Une autre forme de révolte est l’attitude jusqu’au-boutiste de Caligula : aller jusqu’au bout d’une logique absurde qui nie la valeur de la vie humaine. 3) Lucidité et résignation tragique a) Mais le suicide est impossible pour la plupart d’entre eux. Comment, par exemple, les deux vieillards de Fin de partie enfermés dans une poubelle ou Winnie enterrée jusqu’à la taille pourraient-ils, techniquement, mettre fin à leurs jours ? b) Les efforts ridicules et pathétiques de Bérenger et Marie dans Le Roi se meurt se heurtent à la leçon de lucidité de Marguerite et du médecin, également bourreau : il faut accepter le cheminement inéluctable vers la mort. c) Tous les personnages de Beckett finissent aussi par se résigner et recommencent éternellement le même scénario : Vladimir et Estragon continuent à attendre Godot, Clov reste auprès de Ham. Une autre forme de résignation tragique est l’amertume de Janos qu’il cherche à communiquer aux autres, en se moquant des espoirs naïfs de Samir.
Bilan / Prolongement L’analyse de l’évolution du tragique depuis le théâtre de l’absurde montre que si les personnages sont aujourd’hui dans des situations moins extrêmes que dans le théâtre de Beckett, ils expriment toujours un sentiment de solitude et d’incompréhension poignant. Ce sont des êtres ordinaires, sans dimension héroïque, souvent représentants d’une catégorie délaissée (les ouvriers noirs sur un chantier, des travailleurs sans papier). Le monde du travail offre de nouveaux rapports de force conflictuels et tragiques : on peut comparer le texte de Keene aux extraits des Travaux et les jours de Vinaver.
POUR ARGUMENTER : LE COMIQUE PEUT-IL S’AVÉRER TRAGIQUE ? p. ⁄‡‡
LECTURE DU TEXTE 1. Le tragique est le sentiment de l’absurde et l’acceptation qu’il n’y a aucun espoir. 2. La conception classique du tragique est le sentiment d’être écrasé par une fatalité qui est l’expression d’une puissance divine. Aujourd’hui, on ne croit plus en cette fatalité et c’est pire : le monde est vide de sens. Il n’y a aucune issue. 3. Les deux personnages sont à la fois clownesques et pathétiques : deux vieillards nus avec des bonnets de nuit ridicules sortent, comme des pantins, de leur poubelle. Pourtant, c’est une situation insupportable : on ne respecte pas leur vieillesse. On ne s’occupe pas d’eux et on les a relégués là comme des déchets. Cela correspond bien aux lignes 14-15 du texte d’Ionesco.
VERS LE BAC Oral (entretien) 1) Des personnages tragi-comiques : les clowns tristes de Beckett et leurs préoccupations pathétiques : En attendant Godot (p. 166), Oh les beaux jours (p. 191) ; le roi sans pouvoir de Ionesco (p. 168). 2) Des conflits tragi-comiques : les disputes de Vladimir et Estragon, des deux frères de Juste la fin du monde où le moindre prétexte devient dramatique. 3) Des mises en scène entre le tragique et le comique : voir la comparaison des mises en scène du Roi se meurt (p. 168-169) et comparer les deux images de Oh les beaux jours (p. 194 et 492).
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Séquence
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De l’espace sacré antique à la scène moderne Livre de l’élève p. ⁄°⁄ à ⁄°°
Objectifs : – Découvrir le fonctionnement de l’espace théâtral grec. – Comprendre les problèmes posés par la mise en scène de tragédies grecques. – Analyser l’évolution de l’espace théâtral moderne. – Comparer des mises en scène.
⁄ Les metteurs en scène face au théâtre antique p. ⁄°¤-⁄8‹
ÉTUDE D’IMAGES 1. Les spectateurs grecs ont un rapport direct avec le spectacle. Il n’existe pas de quatrième mur (voir p. 153) et même s’ils sont en haut des gradins, assez loin de l’espace de jeu, la visibilité est partout excellente, grâce à la forme en demicercle du theatron. Comme les spectacles se passent en journée, le public voit, derrière la skènè, le temple à Dionysos et l’Agora, la place publique. Dans leur dos, se trouvent l’Acropole et le temple à Athéna. Ainsi les allusions à Athènes dans les textes sont directement reliées à l’espace civique et religieux visible. (C’est le cas par exemple pour Les Suppliantes d’Euripide, p. 183.) Cela permet aux spectateurs, d’une part d’avoir un support visuel concret quand les décors étaient limités à une toile peinte et de faire des rapprochements entre les problèmes soulevés par les intrigues tragiques et leur fonctionnement politique ou religieux : « Par le spectacle tragique, la cité se met en question elle-même », dit P. Vidal-Naquet (Introduction au Théâtre de Sophocle, Folio).
2. Le chœur se place entre la skènè et le public : il est médiateur entre l’action et le public, fait écho aux émotions suscitées par l’action. Il structure ainsi l’espace scénique, en renforçant par exemple la tension avec la porte du palais (voir l’extrait d’Agamemnon, p. 154). Constitué de citoyens tirés au sort dans les différentes tribus d’Athènes, il est leur représentant face aux figures héroïques et mythologiques. Il incarne la voix en rappelant les valeurs communes, les vérités générales sur lesquelles tous sont d’accord. Le chœur oriente le point de vue du public. 3. Le haut mur sépare totalement le public du monde extérieur. Les spectateurs romains sont enfermés à l’intérieur du monde de la fiction, d’autant plus que le mur de scène est décoré de façon très clinquante et que les gradins (la cavea) sont recouverts d’un voile. Le spectateur est donc concentré sur le spectacle, totalement immergé dans un univers de musique et d’images frappantes. Cette disposition spatiale est censée procurer davantage d’émotions.
ANALYSE DE DÉCORS 1. Les Suppliantes se passe devant l’autel de Déméter à Eleusis : le chœur est constitué des mères des guerriers qui se sont fait tuer au combat devant Thèbes ; elles viennent réclamer leurs corps à Thésée, roi d’Athènes, en se mettant sous la protection de Déméter. La toile peinte représentait la façade d’un temple et l’autel de la déesse était visible dans l’orchestra. Électre se passe devant le palais des Atrides à Argos. La toile peinte représentait la façade du palais. On voyait dans l’orchestra la statue d’Apollon auquel Clytemnestre dit apporter des offrandes. 2. Le décor du fond rappelle la skènè antique mais elle a une forme géométrique originale avec plusieurs pans de murs, pas de porte centrale et
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des ouvertures étroites qui font penser à une prison, plus qu’à un temple grec. Le sanctuaire d’Eleusis, dans la proche banlieue d’Athènes, servait pour des Mystères initiatiques : le metteur en scène a-t-il voulu suggérer cet espace mystérieux ? L’espace central rappelle aussi l’orchestra mais se présente sur plusieurs niveaux et est plus vaste que le cercle originel : cela crée une distance importante avec le mur du temple, bien gardé par des silhouettes entièrement noires et cagoulées (le chœur ?). En avant-scène, est posée une sorte d’autel/pierre tombale sur laquelle repose un corps. L’ensemble, grâce aux différentes couleurs de la pierre et aux lumières, aux silhouettes disposées de façon symétrique tout autour, donne une image hiératique, religieuse de la tragédie grecque, assez respectueuse du spectacle antique. La présence de violoncellistes respecte l’importance de la musique dans les tragédies grecques.
3. Y. Kokkos, scénographe grec, a respecté le mur de la skènè : une façade avec une porte et des fenêtres. Cependant, tout est ouvert. Des statues antiques renvoient aux ruines connues du public contemporain mais elles tournent le dos au public. Y. Kokkos a imaginé derrière un paysage grec mais ce n’est pas celui de l’Agora antique, c’est celui du Pirée moderne. Le spectateur de 1986 a donc une image de la Grèce de son époque, bien visible, et un renvoi à l’Antiquité avec les statues. Il est un peu dans la même situation que le spectateur grec (voir question 1, p. 182). Cependant, on est à l’intérieur d’une chambre et non à l’extérieur du palais des Atrides. On entre ainsi dans l’intimité de la famille, au lieu d’attendre à la porte le récit des conflits.
ATELIER D’ÉCRITURE 4. et 5. Le théâtre contemporain dénature l’espace antique quand il l’actualise de façon exagérée, quand il le rend trop réaliste, ce qui n’est pas le cas ici : le décor de Y. Kokkos n’est pas réaliste. Il suggère la skènè antique et place l’histoire dans un intérieur qui exhibe sa théâtralité. Il rapproche ainsi la tragédie des Atrides du public en soulignant ses enjeux à la fois individuels et politiques : la Grèce moderne a aussi connu jusque dans les années 70 une dictature militaire à laquelle Vitez veut faire allusion. En ce qui concerne la scénographie de V. Rossi, elle n’est moderne que dans l’abstraction des
formes qui donne l’impression d’un tableau. Il ne cherche pas plus que Y. Kokkos à imiter l’espace antique, mais seulement à le suggérer. Et comme Les Suppliantes est fondée sur un rituel à la fois de demande d’asile et de supplication (voir p. 184), cette utilisation de l’espace permet d’en donner une image concrète au public contemporain, d’autant plus qu’elle se place dans les ruines d’un vrai théâtre antique, à Syracuse, en extérieur. La scénographie moderne ne dénature pas l’espace antique tant qu’elle reste symbolique et préserve un espace pour le chœur.
Bilan / Prolongement Le théâtre antique a servi de modèle de réflexion aux premiers metteurs en scène du début du XXe siècle : beaucoup cherchent encore à transposer cet espace de participation civique, en ouvrant le cadre de scène, en trouvant un espace de médiation pour le chœur. Il est cependant difficile de faire comprendre à un public contemporain le contexte de certaines intrigues incluant des rituels religieux (Les Suppliantes, Œdipe à Colonne, Les Euménides).
¤ De l’espace mythique à l’espace symbolique p. ⁄°›-⁄°∞
ÉTUDE DE MISES EN SCÈNE 1. En se crevant les yeux, Œdipe se punit de son aveuglement : il n’a pas reconnu son père dans le vieil homme qu’il a tué sur le chemin de Delphes, ni sa mère dans la femme qu’il a épousée et il a ensuite nié l’évidence quand la peste s’est abattue sur Thèbes. 2. Pour Œdipe à Colone, la forêt de cannes symbolisant le bois sacré devant lequel Œdipe s’arrête représente aussi l’objet sur lequel il s’appuie dans sa marche aveugle. La canne était l’accessoire qui, dans les représentations antiques, permettait de reconnaître un personnage de vieillard ou d’aveugle. Le chemin en pente qui mène à cette forêt du repos évoque le 9 De l’espace sacré antique à la scène moderne |
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cheminement d’Œdipe depuis son départ de Thèbes, vagabond rejeté de tous. C’est aussi un espace labyrinthique suggérant une errance sans but. Dans la mise en scène d’Œdipe-Roi, c’est un œil coloré, assorti d’une projection kaléidoscopique qui souligne le rapport entre le geste de se crever les yeux et le sentiment de culpabilité qui l’anime. L’œil est celui de sa conscience. C’est là aussi un décor symbolique.
3. Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, Œdipe et Antigone sont assis à même le sol, contre un gros rocher, comme effondrés après leur longue marche ; ils se tournent le dos, sans contact l’un avec l’autre, épuisés. Le sol est nu et leurs vêtements, modernes, sont usés. Œdipe porte une couronne de laurier dérisoire : chez les Grecs, elle était attribuée aux vainqueurs des concours de poésie, de théâtre ou de compétition sportive. Dans la mise en scène de P. Adrien, c’est le visage d’Œdipe qui porte les stigmates de son geste fatal. Son maquillage sanglant lui barre les yeux. Il est agenouillé et son visage montre sa souffrance. Il porte encore la longue robe de roi, vague référence au monde antique. Il est seul dans un espace noir avec cet œil monstrueux qui pèse sur lui.
DU TEXTE À LA SCÈNE 1. Dans Œdipe à Colone, l’action se passe à Colone, proche banlieue d’Athènes. Antigone évoque l’acropole d’Athènes qu’effectivement les acteurs, placés devant la skènè, voyaient en face d’eux, alors que pour les spectateurs, elle se trouvait derrière. Elle parle également d’une pierre sacrée sur laquelle elle assoit son père. Il s’agit du praticable posé dans l’orchestra, tandis que la toile de la skènè représentait le bois sacré. Dans Les Euménides, l’action se passe devant la statue d’Athéna installée devant son temple sur l’Acropole. Il y a donc un jeu de miroir : l’Acropole fictive faisait face à l’Acropole réelle. Une statue est nécessaire dans l’orchestra puisqu’Oreste doit l’entourer de ses bras. C’est un geste religieux de protection et de supplication (voir p. 184). 2. La mise en scène de J.-P. Vincent garde le rocher sacré et l’idée d’un bois. Mais ici les cannes remplacent les arbres. Rien ne rappelle la Grèce antique, ni l’espace d’Athènes. Un panneau porte, de façon ironique, le mot grec
èsukhia qui veut dire repos, en bas à droite. Une servante (nom donné à une ampoule posée sur un pied qui sert en coulisse normalement) est posée en bas à gauche de la « forêt ». Plus qu’un lieu sacré, on découvre un lieu étrange, mystérieux qui peut évoquer un rapport avec le surnaturel, mais exhibe surtout sa théâtralité avec l’utilisation d’une inscription explicative ou de la servante. C’est une mise en scène d’inspiration brechtienne (voir Histoire des arts, p. 152-153) qui cherche à créer une distanciation par rapport à la tragédie grecque, telle que les spectateurs la connaissent.
3. Le praticable d’O. Py représente des gradins métalliques surmontés d’une passerelle avec deux arbres sur laquelle se tiennent des musiciens. Cela ne renvoie ni à l’Acropole, ni à un espace sacré grec mais au theatron antique et la plate-forme du haut rappelle également le mur de la skènè. Cette scénographie est donc une sorte de mise en abyme théâtrale : le public de 2008 voit en face de lui une transposition du théâtre grec. Les structures verticales et la position du chœur peuvent faire penser à l’intérieur d’une église avec ses piliers, mais le matériau noir et métallique est très moderne. 4. O. Py cherche à symboliser les relations entre le monde des Enfers souterrain auquel appartiennent le chœur des Erinyes et le fantôme de Clytemnestre qui réclame vengeance contre Oreste, l’espace humain et l’espace des dieux de l’Olympe auquel appartient Athéna. La disposition des différents personnages dans l’espace peut renvoyer à cela : Athéna en haut, les bras en croix, le chœur de Erinyes entre le ciel et le monde d’en bas où elles acceptent de partir à la fin, quand elles sont devenues les bienveillantes Euménides. Leur attitude hiératique peut renvoyer à un rituel. Le monde, à la fin de la trilogie d’Eschyle, a retrouvé un ordre rassurant pour tous. Et cette scénographie très structurée et géométrique le suggère déjà.
ATELIER D’ÉCRITURE 5. Revoir le registre pathétique page 537.
Bilan / Prolongement L’espace rituel est devenu aujourd’hui un espace symbolique qui, souvent, renvoie en partie aux
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représentations que le public contemporain a des ruines antiques ou du fonctionnement de l’espace théâtral grec (skènè et orchestra). Mais, quand le décor est trop abstrait (celui de Chambas, image 1), le public peut être déconcerté. Des images de la mise en scène d’O. Py se trouvent dans le fascicule édité par le Sceren, Agamemnon, baccalauréat théâtre, 2009, ainsi qu’un dossier pédagogique complet sur le site : http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee (année 2008). Un dossier de la mise en scène d’Œdipe par P. Adrien se trouve sur le site du Théâtre de la Tempête (archives saison 2008-2009) : www.la-tempete.fr. Une sitographie pour Œdipe-Roi est également disponible sur www.educnet.education.fr/theatre.
‹ Quel espace pour le chœur ? p. ⁄86-⁄8‡
ÉTUDE DE MISES EN SCÈNE 1. Les choreutes sont habillés et masqués de la même façon. Ils chantent et dansent à l’unisson. Aucune individualité ne doit être visible, ils représentent un groupe anonyme. La mise en scène d’A. Mnouchkine est donc celle qui est la plus fidèle au chœur grec : mêmes costumes lourds et enveloppants, mêmes accessoires, maquillage qui ressemble à un masque : rien ne permet de voir si les acteurs sont des hommes ou des femmes. On remarque également qu’ils bougent ensemble (la ligne un peu en diagonale vers la gauche le suggère). Ils portent leurs regards dans la même direction. 2. Dans la mise en scène d’A. Mnouchkine, l’espace est une sorte d’arène rectangulaire entourée de murs : le chœur, pendant les épisodes, est au bord de ce mur, sur lui ou sous lui. C’est de ce mur qu’il regarde et commente l’action. On voit ici l’attention portée à ce qui se passe ; certains regards, l’attitude de retrait des corps ou les mains crispées sur les cannes manifestent de l’inquiétude. Mais ils ne sont pas spatialement entre le public et l’action, plutôt autour, sur les côtés.
Dans la mise en scène d’A. Vitez, le chœur écoute avec attention le récit du précepteur, les regards sont soit tournés vers lui, soit vers Clytemnestre. Mais leur petit nombre (trois) et leur individualisation ne rend pas le même effet d’écho que le chœur de Mnouchkine. Par rapport au public, il n’est pas non plus en position de médiation, puisqu’il est au milieu des autres personnages, a son espace sur la droite (voir image plus large p. 183). Cependant, les imaginer comme des voisines les rapproche psychologiquement du public et favorise une identification.
3. A. Mnouchkine a repris les costumes et maquillages de la danse indienne kathakali, les danses du chœur appartenaient à différentes traditions indiennes, indonésiennes, etc. Son idée est de rendre à la tragédie grecque son étrangeté, son caractère épique, sa beauté musicale et spectaculaire. J. Feral parle de « blasons » dans le texte 2 : les couleurs vives et les étoffes des costumes, les maquillages qui soulignent les jeux de regards, produisent un effet visuellement très esthétique. J. Feral parle aussi de piétinement ou de course : le travail corporel rend donc au chœur une dimension spectaculaire essentielle, d’autant plus qu’il était constitué d’un groupe aussi nombreux que dans l’Antiquité. 4. A. Vitez est à l’opposé de la démarche d’A. Mnouchkine pour plusieurs raisons : son chœur est individualisé, ce sont des voisines distinguées par des costumes différents. Elles sont dans l’intimité de la famille, alors que le chœur prévu par Sophocle est constitué de jeunes femmes de Mycènes plus témoins qu’amies de l’héroïne. D’autre part, ces voisines ressemblent au public de 1986. Aucune étrangeté donc, mais une actualisation du mythe. Le coryphée, seul homme et aveugle, fait penser à la figure du devin Tirésias présent dans Œdipe-Roi. A. Vitez dit qu’on le « comprend mal », comme sans doute certains discours du chœur au Ve siècle. A. Vitez en fait donc une voix mystérieuse et sage, qui connaît la fin de l’histoire. C’est sa seule référence à l’Antiquité dans une mise en scène très moderne d’intention. La couronne de laurier sur la tête lui donne aussi la figure du poète.
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Bilan / Prolongement Comprendre le rôle du chœur est essentiel pour lire des textes grecs. On peut revenir sur les images (p. 183 et 185) pour analyser la disposition spatiale des choreutes. On peut envisager de faire travailler un court extrait du premier chœur d’Agamemnon où est raconté le sacrifice d’Iphigénie ou un court extrait du dialogue entre Électre et le chœur au début d’Électre de Sophocle. Il s’agit de demander aux élèves de mettre ces textes en voix et en espace, en se répartissant la parole, en créant des effets propres à émouvoir. Ils doivent aussi réfléchir à leur place par rapport au public et au personnage principal pour Électre. Enfin, on peut faire lire des extraits d’auteurs contemporains qui utilisent des voix chorales comme Les Cendres et les Lampions de Noëlle Renaude.
› Atelier d’écriture
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1. Comprendre les enjeux de la pièce La pièce se passe devant le palais de Créon, à Thèbes, après la guerre qui a opposé les deux frères ennemis. Le cadavre n’est normalement pas visible. Il est exposé hors de la ville pour ne pas souiller directement l’espace civique et on ne voit jamais Antigone aller vers ce corps. L’autre mort qui a été honoré selon les rituels est aussi enterré en dehors de la cité et Antigone sera emmenée dans un caveau à l’extérieur de la cité. Si, spatialement, tout est fait pour que les morts ne souillent pas les vivants, les dispositions prises par Créon, malgré ses précautions, perturbent cet ordre. Pour un public contemporain, cette répartition de l’espace et cette notion de souillure ne sont pas compréhensibles. Il faut donc trouver une solution concrète pour suggérer ce mélange tragique des deux mondes. On peut, par exemple, montrer un édifice qui ressemble à un tombeau, à un passage vers le monde souterrain, qui recevra Antigone.
2. S’inspirer d’images Ces images montrent des ruines : les unes, classiques, rappellent l’architecture grécoromaine, les autres sont celles d’un temple grec. Elles jouent donc avec les références culturelles des spectateurs contemporains. C’est la Grèce telle qu’ils la connaissent aujourd’hui. Apollon est le dieu qui a averti les parents d’Œdipe et lui-même. La ruine renvoie aussi symboliquement à un monde détruit, dont les valeurs ne seraient plus respectées. Antigone préserve le lien entre le passé de sa famille et son présent, alors que Créon veut faire table rase de cet épisode douloureux et sanglant que représentent l’inceste d’Œdipe et la lutte fratricide qui a suivi. Les ruines peuvent suggérer tout cela. 3. Décrire le décor et le justifier Il s’agit de penser à un décor efficace pour rendre pathétique le départ d’Antigone vers la mort : il faut donc jouer sur les lumières, éventuellement des projections vidéo (voir p. 184) et définir dans quelle direction Antigone doit partir. Voici les questions que l’on peut se poser : quels éléments du décor seront parlants ? Faut-il une porte, si on la voit entrer dans le caveau, ou un itinéraire jalonné pour la faire disparaître au lointain (comme un chemin tracé par un éclairage) ? Faut-il des colonnes au milieu desquelles elle passe ? 4. Mettre en scène le départ d’Antigone à la mort Les personnages présents sont le chœur, Créon et le garde qui emmène Antigone. Le discours d’Antigone est principalement adressé au chœur et au public ; il faut donc faire en sorte que le chœur puisse être un relais avec le public, par sa place. Créon reste à l’écart, il campe sur sa position. Il doit être dans une posture d’autorité par rapport à Antigone (en avant-scène face public, par exemple, ou installé sur un trône quelque part). Les jeux de regard sont très importants : Antigone est-elle accusatrice, vindicative (regards sur le chœur et Créon) ou au contraire déjà habitée par le monde des morts (regard vers le lieu qui l’attend) ?
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Vers le bac : « Monologue et solitude dans le théâtre contemporain »
Livre de l’élève p. ⁄·⁄ à ⁄·›
QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Dans le monologue classique, un personnage parle alors qu’il est ou se croit seul sur scène. Le théâtre contemporain imagine des scènes où le personnage parle devant un autre, muet, auquel il peut s’adresser ou non. La parole de l’énonciateur se perd donc dans le silence, malgré ses tentatives pour se faire entendre : Winnie interpelle Willie (l. 3-4, 10, 40) et ce dernier ne répond que par « dors » à la fin. Mina pose des questions au juge (l. 1) ou répète celles qui lui sont posées sans que le spectateur ne les entende (l. 25). Le personnage se parle donc en réalité à luimême : Winnie la plupart du temps et plus particulièrement aux lignes 7-8, quand elle observe qu’elle parle « dans le désert », Leslie qui s’adresse même au public par un « vous » (l. 20), alors que sa sœur Anna est à la fenêtre. Mina fait le bilan de sa relation avec son père et va bien au-delà de ce qu’un tribunal lui demande. Chaque monologue est centré sur le sujet « je » : le désarroi de Winnie (l. 12 à 30) et de Leslie (l. 5-12) ; la détermination de Mina à rejeter son père (l. 5-12). 2. Le registre est pathétique pour les trois textes mais avec des moyens différents. • Pour Oh les beaux jours ce sont : – les silences de Winnie après des phrases nominales ou infinitives qui indiquent ce qu’elle s’oblige à faire pour occuper le temps : « Simplement regarder droit devant moi » (l. 14-15). – les phrases que Winnie complète peu à peu, comme difficilement, entre chaque silence (l. 23-27) : elle cherche l’expression la plus exacte pour justifier ce qu’elle fait. – dans la mise en scène de J.-L. Barrault, Winnie est une femme au visage imperturbable et triste. Sa posture montre qu’elle tient à sa dignité : elle est très droite, l’ombrelle brandie haut au-dessus de sa tête. On la voit soucieuse de son apparence
(robe, bijoux). Cette posture est à comparer avec la didascalie initiale : si Beckett a voulu une femme belle et coquette, qui lutte contre le vieillissement et la décrépitude (« de beaux restes »), c’est pour accentuer le tragique de sa situation. Comment rester belle et digne quand on s’enfonce ainsi dans le sol ? • Pour Sallinger : – une image de Sallinger se trouve page 180 : on voit chaque personnage isolé sur l’espace scénique, sans regard les uns pour les autres. – la détresse de Leslie est suggérée par les images des actions extrêmes qu’il voudrait accomplir avec des énumérations comportant des répétitions « l’envie de », « quelqu’un que ». Au contraire de Winnie, son discours ne s’enlise pas dans le silence mais est dans l’excès de parole et les nombreuses répétitions : « toucher », « frère préféré », « supérieur ». Comme pour Winnie, il craint de ne pas être compris. • Pour Papa doit manger : – Mina fait en sorte de rester dans les constats factuels, sans émotion apparente. C’est la description froide d’un père sans amour qui est pathétique. Elle comporte de nombreux termes péjoratifs (l. 6-7, 22-24, 29). Elle évite d’utiliser le « je », préférant dire « nous » (l. 31), de manière impersonnelle. Et c’est cette distance vis-à-vis de son père qui est terrible.
3. Les monologues montrent l’extrême solitude de la condition humaine. Beckett ajoute à cela le sentiment de l’absurde, lisible dans l’obsession inquiète et pathétique de Winnie pour ses objets et ses rituels : la didascalie « perplexe » et les lignes 30-33 en attestent. Les questions à Willie, mille fois répétées et laissées sans réponse, lui donnent raison : elle parle « dans le désert ». Leslie aussi, en perdant son frère, s’est retrouvé seul, comme Winnie craint de l’être si Willie l’abandonnait (l. 12-14) : il est prêt à interpeler n’importe quel inconnu pour se sentir exister, pour « pouvoir toucher un autre être », tant lui Vers le bac |
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pèse son « esprit trop profond pour rester seul et enfermé » (l. 16). Son admiration pour le Rouquin occupait sa vie, lui donnait un sens. Aujourd’hui, il ne peut que parler de lui. Pour Mina, la situation est inverse : c’est elle qui veut abandonner son père à sa solitude car elle ne peut plus le respecter. Trop indigne, « il n’a pas su demeurer en haut de la montagne de mensonges et d’illusions » (l. 18-19). M. N’Diaye met en évidence les incompréhensions entre les êtres, même au sein d’une famille.
TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire 1) Un monologue « dans le désert » – Dès la première phrase, le problème de la situation d’énonciation est posé. On peut relever : « si je pouvais supporter […] d’y aller de mon babil sans âme qui vive qui entende ». Le paradoxe tragique de la situation de Winnie est qu’elle attend beaucoup de son interlocuteur, Willie. Elle multiplie les apostrophes (l. 3) à la 2e personne ainsi que les phrases interrogatives destinées à susciter son attention. Mais ces procédés d’accroche débouchent sur la réponse lapidaire de Willie : « dors ». C’est une autre façon de lui dire de se taire. Par dépit, elle s’interpelle elle-même (l. 7) : la plupart des phrases nominales et infinitives (l. 14-19) sont des exhortations qu’elle s’adresse à elle-même, pour s’encourager à continuer à vivre ainsi. C’est « ce qui permet de continuer, continuer à parler s’entend » (l. 9-10) : son existence se limite à cette parole perdue dans le vide. 2) Un personnage pathétique a) Analyser la didascalie initiale et l’image de mise en scène (voir question 1). « Le vieux style » formule qu’elle répète à plusieurs reprises suggère le mode de vie auquel elle s’accroche. b) La solitude de Winnie est d’autant plus insupportable que Willie refuse d’être un véritable compagnon (l. 5-10). Elle doit donc combler ce vide par tous les moyens possibles car le silence la terrorise. Aux lignes 16-17, on trouve la métaphore de la glace pour évoquer cette vie. c) La difficulté à parler, à dire exactement ce qu’elle ressent est visible par ses nombreux silences, sa recherche du mot exact (l. 22-26). d) Son désarroi se lit dans le passage du sourire au rire forcé. Puis, à l’inquiétude manifeste quand elle s’aperçoit qu’il lui manque quelque chose (l. 24-30).
3) Une vision absurde de la condition humaine a) L’espace et le rapport non réaliste des personnages à cet espace est une métaphore d’une vie engluée dans le non-sens : voir la didascalie initiale et les images (p. 194 et 492). b) Dans le théâtre de Beckett, les corps sont entravés, infirmes ; les personnages sont des figures grotesques, représentants d’une humanité souffrante et sans espoir : il s’agit uniquement de passer le temps, d’attendre la mort (l. 12-14). Et la référence à Dieu dans ses questions finales montrent qu’elle ne croit pas à l’action divine. c) Que « faire » ? Ce verbe met en évidence la limite de l’action humaine, son inutilité : « il y a si peu qu’on puisse faire ; ce n’est qu’humain… Que faiblesse humaine. » L’action est dérisoire et ne permet pas d’échapper à la mort. Winnie a concentré ses actions sur son sac à main et les objets qu’il contient, tous utiles pour préserver un peu sa beauté : le peigne, la brosse. Elle vit des rituels immuables (l. 32 sq. « normalement je ne rentre pas mes choses »). Pourtant, même cela lui échappe, elle ne sait plus ce qu’elle a fait (l. 31).
Dissertation 1) Les formes variées du monologue a) Définition du monologue classique : un personnage est seul sur scène et dit ce que les autres personnages ne peuvent ou ne doivent entendre. Ainsi, les monologues de Georges Dandin ou d’Arnolphe dans L’École des femmes pallient l’isolement du héros au milieu des autres personnages, ligués contre lui. Les théoriciens classiques ont voulu en limiter l’usage à cause de son peu de vraisemblance. On a préféré, à partir de 1650, les confidences à un proche. Molière qui l’utilise après cette date, met en évidence dans le monologue de L’Avare la convention théâtrale, en imaginant Harpagon s’adressant directement au public. Le monologue classique est toujours très structuré. b) Dans le drame romantique, le héros est exclu, incompris et le monologue est son seul moyen d’expression véritable et sincère : voir l’extrait de Ruy Blas (p. 197) ou l’acte III, scène 3 de Lorenzaccio (p. 147). Au moment où le héros laisse tomber le masque, le monologue est chaotique, rempli de phrases exclamatives, de digressions, d’exaltations brutales suivies de retombées dans le désespoir.
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c) Dans le théâtre contemporain, le personnage qui monologue est rarement seul sur scène : il parle dans le vide face à d’autres personnages qui ne lui répondent pas (voir les textes du corpus). Les personnages tendent à exister à travers des formes de discours proches du monologue souvent devenu une parole fleuve : Antoine dans Juste la fin du monde n’attend aucune réponse, il pousse une sorte de cri pour que les sentiments refoulés depuis longtemps sortent. Dans ces monologues, la parole se cherche dans des reprises, des répétitions, des hésitations. 2) Les fonctions conventionnelles d’un monologue a) Le monologue classique est délibératif : il aide le personnage à prendre une décision en cas de dilemme : on peut s’appuyer sur les stances du Cid (p. 487), les tergiversations de la reine dans Ruy Blas (p. 197), de Lorenzaccio avant son meurtre (p. 147). b) Le monologue est principalement lyrique : Arnolphe de L’École des femmes ou Dandin expriment leur colère, leur dépit de ne pas être aimé et de ne pouvoir contrôler la femme qu’ils tiennent sous leur coupe. Chaque monologue se termine par la décision d’une action qui devrait sortir d’embarras le héros mais il n’en est rien. Ces monologues deviennent alors comiques parce que les personnages ne sont pas sympathiques. Dans le drame romantique, le monologue désespéré du héros est au contraire pathétique : Antony (p. 489) montre qu’il n’existe pas d’issue pour lui. Dans les œuvres contemporaines, le registre est également pathétique (voir question sur corpus 2). 3) Les fonctions symboliques du monologue dans le théâtre contemporain a) Le sentiment de solitude : Leslie comme Winnie ont besoin de l’autre, proche mais
silencieux, mort, ou inconnu. (Voir question sur corpus 3.) b) L’impossibilité de communiquer : Antoine l’illustre dans Juste la fin du monde (voir le commentaire du texte), Mina s’explique devant le juge et surtout devant le tribunal de sa propre conscience et cette mise au net s’appuie sur les questions du juge, qu’elle s’approprie. C’est elle-même qu’elle doit persuader de la légitimité d’abandonner son père. c) L’absurdité de l’existence : voir Électre des Mouches de Sartre (p. 164), Winnie (voir le commentaire).
Écriture d’invention Le sujet ne comportant pas d’indication de type de texte, on peut imaginer un dialogue entre l’actrice et le metteur en scène ou un texte ressemblant à une note de mise en scène. Les justifications s’appuieront sur une analyse de certaines parties des textes. Pour le texte de Beckett, les didascalies sont une indication précieuse sur les gestes et les manipulations des objets. En effet, l’acteur, réellement coincé jusqu’à la taille, peut à peine se tourner. Il faut donc insister sur les regards et les intonations de voix. Pour le texte de Koltès, on sait que Leslie s’arrête, mais comment se tient-il par rapport à Anna ? Où porte-t-il ses regards ? Les intonations doivent faire entendre son exaltation, son envie de se précipiter sur quelqu’un, ainsi que son admiration pour son frère mort. Pour le texte de N’Diaye, c’est le rapport au juge qu’il faut installer : où se situe ce juge invisible par rapport au public ? Les intonations de Mina doivent aussi faire entendre une indifférence feinte vis-à-vis de son père. Ce travail peut faire l’objet d’une mise en voix.
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Vers le bac : « La lettre, accessoire de jeu » QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Dans Les Fausses Confidences, la lettre doit permettre de piéger Dorante et de lui faire avouer son amour pour Araminte. Dorante doit l’écrire sous la dictée d’Araminte, mais il n’y arrive pas. Dans Le Barbier de Séville, Rosine doit empêcher Bartholo de récupérer et lire la lettre d’amour qu’elle a reçue du Comte. Elle a réussi à échanger la lettre compromettante avec une lettre reçue de son cousin. Bartholo veut lire la lettre discrètement, il y a donc un jeu pour la subtiliser puis la remettre en place. Dans Ruy Blas, la reine est seule avec la lettre d’amour qu’elle a reçue : elle l’a rangée dans son corsage et hésite à la sortir et à la relire, car cette lettre la trouble. Elle craint de se laisser aller à cet amour interdit. 2. Les textes de Marivaux et Beaumarchais sont comiques et le jeu avec la lettre renforce les effets comiques : le refus de Dorante d’écrire se manifeste d’abord par sa mauvaise volonté à trouver du papier, puis dans les interruptions de la dictée d’Araminte, obligée de le contraindre à poursuivre (l. 20). Elle remarque enfin : « Je crois que la main vous tremble » (l. 26). Il finit par avoir un malaise. L’image montre le face à face, Araminte observant l’attitude de Dorante, sans rien laisser paraître, tandis que Dorante est crispé sur sa lettre et n’ose lever les yeux. Dans Le Barbier de Séville, c’est Rosine qui feint un malaise pour permettre à Bartholo d’accéder à la lettre de son cousin qu’elle a mise en évidence. Bartholo doit, en même temps, se préoccuper de la santé de Rosine et lire la lettre (didascalies l. 20-21, 24). Le registre de Ruy Blas est pathétique : le jeu avec la lettre se double d’une prière à la Vierge dont la statuette occupe une place importante. Les tourments de la reine sont exprimés à travers le jeu avec les accessoires et les déplacements entre la statuette et la table. Elle met un certain temps à sortir de son corsage la lettre qui la « brûle » (v. 21). Elle finit par montrer cette lettre accompagnée d’objets, fleurs et dentelle.
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Elle les jette sur la table pour prier et y revient à la fin de l’extrait avec un mouvement qualifié d’« irrésistible ».
3. Marivaux et Beaumarchais mettent en évidence la double énonciation théâtrale car le spectateur est complice d’Araminte et Rosine : il sait que la lettre qu’Araminte fait écrire est un stratagème et que Rosine a fait l’échange de lettres et ne risque donc rien. Le spectateur rit de voir les deux hommes dupés. Les apartés d’Araminte (l. 3-4 et 15) et de Rosine (l. 29) rappellent la ruse des deux femmes. Les deux hommes livrent également en apartés ce qu’ils éprouvent : la souffrance de Dorante et le soulagement de Bartholo. L’hypocrisie des relations est ainsi mise en évidence par l’utilisation de la double énonciation.
TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire 1) Une lettre à un rival au centre du jeu a) La cruauté et le comique de la scène reposent sur l’écriture d’une lettre adressée à un rival, le Comte, que Dorante doit assurer des bonnes dispositions d’Araminte à son égard. L’écriture de la lettre est donc mise en scène et en espace par Araminte : elle donne des ordres très concrets à Dorante pour accomplir sa tâche de secrétaire, ordres qui supposent des éléments scéniques : « vous n’allez pas à la table ? » Si l’on est sûr que Dorante s’installe à cette table (didascalie, l. 3), on ne sait rien de la place d’Araminte, si ce n’est qu’elle va chercher le papier qui fait l’objet d’une question de la part de Dorante (l. 7-8). D. Bezace imagine Araminte assise face à Dorante (image p. 198), ce qui rend la tension entre eux plus palpable car Dorante n’ose croiser le regard de sa maîtresse. Il est obligé de se mettre à écrire sous la dictée : « Écrivez ». Et elle vérifie : « Avez-vous écrit ? » b) Le texte de la lettre est donc dicté à haute voix par Araminte (l. 10-11, 13-17, 20-23 et 25-26). Cette lettre est censée être imaginée par Dorante lui-même qui chercherait à rassurer
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le Comte. La situation est donc d’autant plus cruelle et ironique. Araminte utilise exprès des mots qui blessent Dorante : « votre mariage est sûr » ainsi que » la justice qu’elle rend à votre mérite » sont comme martelés deux fois pour insister sur sa détermination à épouser le rival. Dorante interrompt cette dictée (l. 13 et 18). Araminte doit lui ordonner deux fois de continuer en utilisant des procédés d’insistance : « N’importe, achevez » (l. 20) ; « Achevez, vous dis-je » (l. 25). 2) Une scène comique Le comique joue sur la double énonciation théâtrale car le spectateur est complice d’Araminte et témoin privilégié du désarroi de Dorante. a) Dorante est piégé dans son rôle d’intendant. Le rapport de maîtresse à domestique l’empêche de refuser cette tâche insupportable pour lui. C’est pourquoi, après avoir fait semblant de ne pas trouver de papier, il cherche à argumenter en commentant les termes mêmes de la lettre, à propos du procès d’Araminte contre le Comte : « Douteux ! Il ne l’est point ». Puis il a une intervention plus personnelle, rappelant ce qu’il sait des sentiments d’Araminte (l. 23-24). Il finit par se trouver mal, empêchant ainsi de facto la rédaction de la lettre : « Je ne me trouve pas bien ». b) Ce sont les apartés qui permettent au public de connaître la ruse d’Araminte et les tourments de Dorante. Araminte l’observe attentivement et remarque chaque indice du trouble de Dorante : « Il ne sait ce qu’il fait » (l. 3) ; « Il souffre, mais il ne dit mot ». Dorante essaie de se contrôler, en cherchant le papier : « Ah ! Dubois m’a trompé. » (l. 5), « Ciel ! Je suis perdu ! » (l. 23). Mais aucun des deux ne veut lâcher prise et avouer la comédie. 3) Mentir pour révéler l’amour Si le marivaudage est un jeu amoureux, il a aussi une vertu, celle de révéler des sentiments qu’on n’ose s’avouer ni avouer à l’autre. a) Marivaux montre la difficulté des relations amoureuses : chacun joue un rôle. On le voit aux marques de civilité systématiquement utilisées par Dorante (« Madame ») pour rester dans son rôle de domestique. Il obéit : « Oui, Madame », ose à peine faire des objections : « Mais, Madame ». Au contraire, Araminte manifeste une froideur apparente, en restant factuelle : « Êtes-vous prêt à écrire ? » Elle s’emporte même : « Vous ne m’écoutez donc pas ? »
Et le pousse dans ses retranchements par les questions des lignes 26-27. b) La tension entre ce qu’ils veulent faire paraître et ce qu’ils ressentent est révélée par les apartés ou les manifestations physiques. Chez Marivaux toute forme de déguisement est un moyen de mieux se connaître soi-même : Dorante est d’abord « distrait », puis souffre en silence avant d’avoir des défaillances dont Araminte finit par s’inquiéter : « Je crois que la main vous tremble ; vous paraissez changé » ; « Vous trouvez-vous mal ? » Elle-même ne veut pas avouer la première son amour et faire semblant d’apprécier le Comte est le moyen de cacher ses propres sentiments pour Dorante ou de les lui dire de façon détournée : tout le contenu de la lettre et les commentaires qui en sont faits tournent autour de cette idée d’aveu amoureux. C’est bien à Dorante qu’Araminte s’adresse aussi lignes 13-15 et elle attend avec impatience sa réaction : « Est-ce qu’il ne parlera pas ? » (l. 15).
Dissertation 1) Des éléments scéniques indispensables à l’intrigue a) Certains éléments scéniques sont prévus par l’auteur et ont une fonction dramaturgique essentielle, c’est-à-dire jouent dans l’intrigue un rôle précis : la lettre peut ainsi être un élémentclé, preuve d’amour comme celles de Ruy Blas ou du Barbier de Séville, qui devient une menace tragique pour l’honneur de la reine ou une menace comique dont Rosine se sort face à un Bartholo facilement dupé. Dans On ne badine pas avec l’amour (p. 125), c’est la bague offerte par Camille que Perdican jette à l’eau sous les yeux de la jeune fille, la bafouant ainsi ouvertement devant Rosette. Camille ira d’ailleurs récupérer cette bague et la rendra à son cousin. D’autres éléments servent dans des suicides ou des meurtres sur scène : la fiole de poison dans Ruy Blas (p. 162-63), l’épée sanglante brandie par Clytemnestre après le meurtre (Agamemnon, p. 154-155). b) L’espace peut aussi être prévu avec précision par l’auteur pour créer une certaine atmosphère, un univers essentiel à l’intrigue telle qu’il l’a imaginée : voir la didascalie initiale de Oh les Beaux jours (p. 191 et 492) et de deux textes de V. Hugo (p. 492). Vers le bac |
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2) Des éléments scéniques qui créent des effets spectaculaires a) Les éléments scéniques prévus par l’auteur créent du jeu (voir la question 2) et la manipulation de chaque lettre renforce le registre comique ou pathétique. b) Un costume sert à construire un personnage (voir la didascalie initiale décrivant Winnie p. 191) ou Clara dans La Visite de la vieille dame (p. 134). c) Dans le théâtre de l’absurde, le rapport aux objets est ritualisé et met en évidence une existence vide de sens où l’on se raccroche justement à des gestes quotidiens et banals : le jeu avec la chaussure au début d’En attendant Godot (p. 166-67), la préoccupation de Winnie pour les objets de son sac à main qui lui permettent de rester digne (Oh les beaux jours, p. 191 et 194). Au contraire, le tragique des chutes de Bérenger dans Le Roi se meurt (p. 168-169) est renforcé par la perte de sa couronne ou de son sceptre. 3) Des éléments scéniques qui donnent un sens : les choix du metteur en scène Le metteur en scène utilise tout l’art du scénographe, du costumier, de l’éclairagiste pour interpréter le texte et en donner sa vision personnelle au public. a) Il peut donner une atmosphère particulière grâce au décor et aux lumières : voir les comparaisons de mises en scène de Juste la fin du monde (p. 173-174) ou de Combat de nègre et de chiens (p. 170-72) (se rapporter aux questions d’histoire des arts de ces deux textes).
b) Le metteur en scène peut décider de transplanter une œuvre dans un univers très original : voir les mises en scène d’A. Mnouchkine de Shakespeare (p. 139) et d’Eschyle (p. 186). Le résultat est très esthétique et renouvelle l’idée que l’on se fait des œuvres (voir texte 2, p. 186).
Écriture d’invention Il est intéressant de lire d’abord d’autres monologues romantiques pour bien comprendre les procédés lyriques exprimant les tourments des héros, par exemple l’extrait de Lorenzaccio (p. 147) ou d’Antony (p. 489). La reine doit donc exprimer à la fois sa passion amoureuse naissante et sa culpabilité à l’idée de tromper son mari, même en répondant seulement à l’inconnu. Ses hésitations seront donc suggérées, comme dans le texte de Marivaux, par un jeu avec le papier qu’elle prend, qu’elle froisse, qu’elle jette ; un jeu avec la plume. Le texte de la lettre qu’elle commence doit alterner avec ses émotions, des questions qu’elle se pose, des exhortations ou des reproches qu’elle se fait. Il faut décider si elle finit ou pas cette lettre, si elle repousse les avances de l’inconnu ou au contraire lui laisse un espoir. Il ne faut pas non plus oublier le rang de la reine : elle ne peut se jeter à la tête d’un amant, elle est étroitement surveillée et a un sens aigu de son honneur.
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Chapitre
3
Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours Livre de l’élève p. ¤‚‚ à ¤§·
Présentation du chapitre p. ¤‚‚ Objectifs Trois objectifs essentiels se dégagent de la lecture des I.O. : Approfondir la relation qui lie, en poésie, le travail de l’écriture à une manière singulière d’interroger le monde et de construire le sens, dans un usage de la langue réinventé. Cette approche, qui rend sensible la matérialité de la langue, ne perd pas de vue le contexte dans lequel les œuvres poétiques s’inscrivent. Il faut donc donner aux élèves des repères historiques, esthétiques et culturels. On est ainsi amené à mettre en valeur la fonction du poète. Enfin, pour donner une idée de la diversité des formes et genres poétiques, le professeur est invité à ancrer son étude sur quelques grands « lieux » de la poésie (l’amour, la mort, etc.).
Organisation Pour mener à bien ce triple objectif, le chapitre consacré à la poésie propose trois séquences thématiques et chronologiques. La séquence 10, « Les jeux de l’amour », évoque un des grands « lieux » de la poésie, sans cesse repris, sans cesse renouvelé. Ce thème privilégie l’émotion communiquée par les textes poétiques. Le motif de l’amour permet en effet
d’être sensible au lyrisme de la voix poétique. Toutefois, l’amour peut n’être qu’un jeu, source de divertissement littéraire ou de badinage galant. L’écriture poétique, légère et virtuose, séduit alors par son humour et sa beauté. Ancrer notre étude dans un thème poétique précis permet aussi de découvrir la grande diversité des voix poétiques, qui, pour réinventer chaque fois l’amour, se coulent dans des formes et des genres variés : épigramme, sonnet, rondeau, madrigal, etc. Enfin, nous avons privilégié l’ordre chronologique, afin de donner aux élèves les repères dont ils ont besoin. La séquence 11, consacrée à l’histoire des arts, s’intitule « Dame Nature en son jardin ». Il s’agit d’explorer un autre lieu : le jardin, endroit réel mais aussi refuge imaginaire et topos poétique. La poésie se replie en ce lieu à la fois naturel et culturel, incarnation végétale de l’harmonie entre l’homme et la nature. La séquence 12, intitulée « Le poète, arpenteur du monde », est davantage consacrée à la poésie moderne. Entre le milieu du XIXe siècle et la fin du XXe, la poésie s’aventure dans des formes et des thèmes nouveaux, élargissant le champ de la beauté à des territoires encore inexplorés. Elle n’a pas de manifeste unique. Elle se définit dans la pluralité même de ses réalisations. C’est donc en donnant aux élèves la possibilité de percevoir la diversité des textes, des sensibilités, des esthétiques qu’il leur sera possible de comprendre cette entrée du genre poétique dans la modernité. C’est la nature de cette rupture, et l’histoire de cette métamorphose, que la séquence propose d’explorer. | 163
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La séquence 13 est dans le prolongement de la précédente. Elle propose un « parcours de lecteur » allant à la découverte d’Alcools, d’Apollinaire. Elle explore l’œuvre d’un de « ces grands commenceurs », pour reprendre l’expression de René Char. Son esthétique du collage, empruntée au cubisme, fait souffler un esprit nouveau.
Prolongements • Écouter, voir La poésie est avant tout une parole. Pour l’entendre, on peut se rendre sur différents sites. Archives de la parole http://gallicadossiers.bnf.fr/ArchivesParole/ Le site Gallica (BnF) a choisi de présenter une première facette de l’enregistrement acoustique de la langue parlée. On trouvera ici les enregistrements de plusieurs poèmes par Guillaume Apollinaire. Autrement dit www.autrementdit.net/accueil.php Le site de l’association Autrement dit nous convainc que le plaisir d’écouter de la poésie permet de s’initier à la beauté de la langue. De grandes voix ou des auteurs font entendre les textes. Des analyses universitaires viennent à l’appui. Centre International de Poésie de Marseille www.cipmarseille.com/enregistrements_index. php Le CIP de Marseille propose les interventions de plusieurs poètes contemporains : Edoardo Sanguinetti, Ghérasim Luca, Bernard Noël, Jean-Pierre Verheggen. • Histoire des arts On tirera profit des activités sur le thème du jardin en littérature, proposées par Estelle PlaisantSoler sur le site de « La page des Lettres ».
• L’exposition virtuelle de la BnF, « l’aventure des écritures », partie « récits » fait un lien entre la naissance de l’écriture et l’interrogation de l’homme sur le monde. « Zébrures de l’orage ou éclipse des astres, traces de pas, taches sur le pelage de jaguar ou veinures dans la pierre, le monde est plein de signes que l’homme a appris à déchiffrer, il a tenté de lire ces signes comme autant de messages adressés par les dieux avant de commencer à émettre ses propres messages. » C’est cette attitude que questionne la séquence 12.
Pistes d’étude de l’image Max Ernst s’est beaucoup intéressé aux mythes. Cet engouement est lié à ses convictions surréalistes : le merveilleux, l’imaginaire stimulent la création picturale et poétique. Il retrouve dans le mythe, terreur ou merveille, les éléments-clés de son univers : l’oiseau libre, l’homme enchaîné et révolté, l’instabilité de l’identité.
Bibliographie – MAULPOIX Jean-Michel, Du lyrisme, Éditions Corti, 2000 – MAULPOIX Jean-Michel, Le Poète perplexe, Éditions Corti, 2002 – BRODA Martine, L’Amour du nom, Éditions Corti, 1997 – RABATÉ Dominique (dir.), Figures du sujet lyrique, actes du colloque 1995, Éditions PUF, 1996 – PINSON Jean-Claude, Habiter en poète, Éditions Champ Vallon, 1995 – BANCQUART Marie-Claire, La Poésie en France du Surréalisme à nos jours, Éditions Ellipses, 1996
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Séquence
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Les jeux de l’amour Livre de l’élève p. ¤‚⁄ à ¤¤›
Présentation de la séquence p. ¤‚⁄ Dire l’amour est un des grands « lieux » de la poésie, sans cesse repris, sans cesse renouvelé. Ce thème est appréhendé de manière concrète, en privilégiant l’émotion communiquée par les textes poétiques, écrits du Moyen Âge à nos jours. Le motif de l’amour permet en effet de parler de lyrisme (tragique, lorsque l’autre n’aime pas ; élégiaque, lorsque l’écriture poétique console et enchante la douleur). Toutefois, l’amour peut aussi n’être qu’un jeu, source de divertissement littéraire ou de badinage galant. L’écriture poétique, légère et virtuose, séduit par son humour et sa beauté. Ancrer notre étude dans un thème poétique précis permet aussi de découvrir la grande diversité des voix poétiques, qui se coulent dans des formes et des genres variés pour chaque fois réinventer l’amour. On découvrira ainsi que la sincérité du sentiment n’interdit pas le jeu avec le langage. Et, en poésie, les jeux de l’amour ne doivent rien au hasard : rimes et rythmes suivent des canevas subtils, des règles précises. Et, paradoxalement, c’est de la contrainte que naît une parole originale et libre. La règle oblige au détour, à la trouvaille, au « stratagème » (Voiture) et permet ainsi de forger l’inédit. Composer un poème en suivant les règles du jeu, à partir d’une anagramme (Ronsard), d’une paronomase (Marbeuf), d’une rubrique de dictionnaire (Char) ou en appliquant à la lettre la recette du Rondeau (Voiture) oblige à se frayer une voie oblique, à trouver une voix inédite, pour formuler des thèmes anciens en un parler nouveau.
H istoire des arts
N. Poussin, Renaud et Armide, vers ⁄§¤∞ p. ¤‚¤-¤‚‹
Peindre l’amour dans les règles de l’art LECTURE DE L’IMAGE 1. Si l’œil suit le trajet de lecture que dessinent la pente de la colline et le bras gauche de la femme, il découvre Renaud. Le jeune homme est peint dans sa vulnérabilité : il est endormi, ses armes sont déposées. L’épée dort dans son
fourreau. Il n’a plus ni casque, ni bouclier pour protéger son corps : les jambes, les bras et surtout le cou sont à nu, à portée de poignard. Sa pose alanguie, la couleur tendre de sa chair suggèrent aussi la fragilité désarmée.
2. La main gauche d’Armide peut être caractérisée par les adjectifs qualificatifs suivants : douce, enveloppante, caressante, légère, féminine, amoureuse. La main droite : armée, tendue, crispée, agressive, violente, virile, guerrière, déterminée. Au sein du personnage se joue la lutte éternelle de l’amour et de la mort. La main droite est prête à tuer : elle est crispée sur le poignard, en un geste déterminé et agressif. La main gauche, celle du cœur, se fait douce et enveloppante. Légère, elle esquisse une caresse amoureuse. 10 Les jeux de l’amour |
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3. La jeune femme est déchirée entre deux sentiments contradictoires. Pour mettre en valeur ce conflit intérieur, le peintre lui donne un visage étonné, presque tourmenté par la surprise de l’amour. Les plis du vêtement forment un bouillonné, matérialisant le bouillonnement intérieur. Enfin, le corps tout entier exprime la contradiction. Ce ne sont pas seulement les mains qui veulent et ne veulent pas tuer le bel endormi. Le bras droit est en mouvement, muscles bandés, pour tuer. Bien campée sur ses jambes, la guerrière se penche en avant. Mais le bras gauche arrête ce mouvement d’engagement vers l’ennemi : il est détendu, le geste est languide. De plus, le peintre montre l’intérieur du bras, plus pâle, plus tendre et tout en douce rondeur. 4. Le personnage ailé est Éros (ou Cupidon), le dieu de l’amour chez les Grecs. Ici, il a posé ses flèches et son carquois pour mieux retenir le geste meurtrier d’Armide. Ce n’est pas une mince affaire : ses deux petites mains potelées agrippent avec force le bras de la jeune femme, saisi en plein élan. On voit les doigts qui s’enfoncent dans la chair et se resserrent sur le poignet d’Armide. Son visage, bouche ouverte et haletante, manifeste la difficulté de l’entreprise : faire taire la haine, faire naître l’amour. 5. La main gauche de Renaud se place exactement sous celle d’Armide : les deux mains, posées l’une sur l’autre, esquissent le même geste, avec le même arrondi et le même abandon. Comme elles ont la même taille, celle d’Armide enveloppe entièrement la main de Renaud, qui semble s’y blottir. Enfin, on remarque que la carnation est la même. On constate que le plumet du casque dessine le même mouvement que celui des mains, tout en rondeur et en laisser-aller. Ce détail pictural est placé dans la zone de verrouillage, celle que le regard balaie en dernier et mémorise. Ce redoublement permet d’ancrer dans la mémoire du spectateur la grâce de ce geste, où l’amour se love. 6. Poussin laisse cette scène d’amour et de mort en suspens. On ne sait quel sentiment va triompher tant le combat entre Éros et Thanatos, entre les éléments placés à droite et ceux situés à gauche, semble suspendu, en attente. La composition du tableau, qui repose entièrement sur ce partage de l’espace en deux
zones où luttent deux forces opposées, est très habile et confère sa force au tableau. On peut alors interpréter la forme que trace le plumet du casque comme un signe de ponctuation : ce n’est pas un point final. Plutôt une sorte de virgule, marquant une pause, suspendant le geste violent et ouvrant peut-être sur une histoire d’amour.
Prolongement On remarque que la peinture, comme l’écriture, utilise des signes graphiques pour marquer des pauses ou lier des éléments entre eux. C’est, au sens propre du terme, une syntaxe, qui a pour but d’articuler ensemble les différents éléments d’une image (ici narrative) afin qu’ils racontent une histoire cohérente.
VERS LE BAC Invention L’arbre situé au centre du tableau est solitaire : il énoncera le discours de l’honneur et de la raison (d’État). Si les élèves ont déjà lu des textes de Corneille, on pourra reprendre les thématiques chères à l’auteur de Cinna ou d’Horace : on doit faire taire ses sentiments, se montrer raisonnable et mobiliser tout son courage pour servir la patrie. L’individu doit s’effacer derrière ce noble projet. C’est ainsi qu’il prouve qu’il est grand, qu’il a le sens de l’honneur. On peut structurer le premier paragraphe autour de cette thèse. À l’inverse, il y a deux arbres dans la partie située plus à droite, celle que l’on ne voit que dans un deuxième temps, quand l’histoire d’amour a déjà commencé. Ils sont juste au-dessus des deux mains qui s’enlacent. On peut imaginer qu’ils forment un couple eux aussi et défendent les valeurs de l’amour. Ils répondront à l’arbre solitaire en susurrant et chuchotant. Leur thèse adverse constituera le deuxième paragraphe.
Question sur un corpus La violence de l’amour ressort lorsque la passion devient une question de vie et de mort. Le tableau de Poussin est ainsi chargé de tension : Armide va-t-elle tuer ou laisser vivre Renaud ? Si elle lui laisse la vie sauve, c’est elle qui meurt, au moins symboliquement : elle perd son honneur. L’amour met à mal / à mort son système de valeurs.
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Les poèmes abordent le thème de manière plus classique : la passion est décrite comme une souffrance mortelle. Dans le poème de Ronsard, le poète aime sans être aimé et cela le tue. Il aimerait ne plus aimer mais c’est un « combat inégal » (v. 11). Il se sait ridicule et préfèrerait au moins taire cet amour : « la langue est muette » est la formule qui clôt le poème et lui donne sa chute. Pourtant, s’il ne parle pas, il écrit un poème en forme d’aveu : « furieux je vous aime » (v. 14). Il y a donc ici une autre lutte déchirante, entre volonté de taire et désir de dire et, en disant, de faire durer les souffrances de l’amour. Marbeuf joue avec les sonorités pour évoquer le combat entre amour et raison comme une lutte entre le feu et l’eau. C’est un combat « amer », mot au centre de la première strophe. Un combat où la passion, pourtant mortelle, l’emporte : l’eau des larmes ne peut éteindre le feu de la passion.
CHANTER L’AMOUR EN JOUANT AVEC LA FORME FIXE
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Ch. de Pisan, Rondeaux, ⁄‹·‚-⁄›‚‚ p. ¤‚›
L’impossible deuil LECTURE DU TEXTE 1. On relève le champ lexical de la souffrance : « dolent cœur » (v. 2), « ire » (v. 2), « plaindre » (v. 3), « ma doloreuse aventure » (v. 4), « ma dolente vie » (v. 5), « j’endure » (v. 11). Le rondeau, basé sur un jeu de reprises, est une forme appropriée pour mettre en valeur le caractère lancinant de la douleur exprimée. Il ne compte que deux rimes qui se répètent. C’est ainsi que sont associés à la rime les verbes signifiants : « je dure » / « j’endure ». L’autre règle du rondeau veut que l’on reprenne à l’identique un vers important, faisant office de refrain. Le vers qui revient en boucle exprime ici la douleur de vivre, quand l’autre a disparu : « je ne sais comment je dure ». Tout le rondeau tourne autour de cet axe ; la souffrance se déploie en cercles concentriques autour de cette phrase centrale. 2. Le rondeau est écrit à la première personne du singulier : ce choix énonciatif renforce le lyrisme de la plainte. Un sujet particulier dit
« je » de manière intime. Le présent renforce cette impression : il saisit un moment de vie et dit le deuil, au moment où il est éprouvé par une personne unique. Pourtant chacun peut se reconnaître dans cette voix souffrante car elle donne des mots aux maux universels de la passion et de la perte. Le thème de la souffrance amoureuse est ainsi arraché à la banalité.
3. Le rythme irrégulier de l’heptasyllabe fait entendre une voix heurtée, marquée par la souffrance. On peut relever le vers 6 : « Rien, hors la mort ne désire ». Le mot « rien », monosyllabique, est lancé comme un cri en tête de vers. Il est détaché par la virgule et le « h » aspiré de « hors », phonème qu’on prononce après une pause hachant le débit. Suit alors, très vite, un groupe de six syllabes. Les mots qui le constituent sont presque tous monosyllabiques, conférant une cadence saccadée à la phrase. 4. Christine de Pisan ne peut se permettre de pleurer. Elle ferait fuir son public alors qu’elle ne vit que de sa parole et de sa plume (voir biographie p. 629). Il lui faut donc ravaler ses larmes, garder pour elle sa douleur et porter un masque en public. Le mot « couverture » (v. 8) montre qu’en société, on dissimule sa véritable identité en jouant un rôle défini par des règles. L’expression « faire semblant » (v. 10) renforce cette interprétation. 5. L’écriture poétique est alors le refuge et l’exutoire d’une souffrance qui s’exacerbe à force d’être contenue. Dans l’intimité, l’auteur peut s’abandonner et chanter sa douleur. Elle a le temps aussi de choisir et polir une forme poétique, le rondeau, qui coïncide exactement avec ce qu’elle veut exprimer : « la pointe fixe de l’amour » (M. Duras).
HISTOIRE DES ARTS La miniature met en valeur le repli dans la solitude : seule avec elle-même, Christine de Pisan peut écrire, laisser une trace durable de ce qu’elle a éprouvé et n’a pu dire en public. Le livre gardera sa parole de veuve fidèle par-delà la mort. On remarque le petit chien à ses pieds : il symbolise lui aussi la fidélité de la mémoire. De même, une arcade de marbre semble enserrer le personnage. Ce matériau dur évoque à son tour la permanence de l’écrit, gardien d’une parole secrète magnifiée par les règles du jeu poétique. 10 Les jeux de l’amour |
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VERS LE BAC Invention On peut suggérer quelques arguments : Personnage 1 : a) La règle est synonyme d’artificialité : seul le laisser-aller d’une parole qui s’épanche, sans règle ni contrainte, peut traduire les émois d’un cœur qui s’abandonne. On peut s’appuyer sur Rousseau et son plaidoyer en faveur du « naturel » (voir manuel de Seconde) mais aussi sur des poèmes modernes (Séquence 11, manuel de Première) refusant de jouer le jeu de la métrique pour mieux revenir à la source même du lyrisme : l’émotion brute. b) Les contraintes empêchent l’expression de soi. Les règles de la métrique sont imposées à tous alors que la voix de chacun est unique. Il y a là une incompatibilité. c) On peut ainsi s’appuyer sur l’expérience surréaliste qui fait de l’écriture automatique, du récit de rêve et, plus largement, du refus de la parole réglée le gage d’une authenticité singulière retrouvée (voir Éluard, manuel p. 212-213). Personnage 2 : a) La règle permet de conférer une forme séduisante à ce qui ne l’est pas : pour parvenir à faire entendre sa voix, y compris dans ce qu’elle a de plus intime (les larmes, les soupirs, les cris) sans être impudique, on peut s’abriter derrière des règles d’écriture. Elles donnent une forme belle, marmoréenne, à ce qui sans cela pourrait être choquant ou laid. Ex. : le texte de Louise Labé reprend en anaphore le vocatif « Ô », à la fois cri de douleur et de plaisir érotique. La virtuosité de la forme sublime cet aveu cru et nu. b) Les règles poétiques reposent sur la répétition de sons et de rythmes (rimes, allitérations, assonances) qui mettent en valeur des mots porteurs de sens. Le poème devient l’écrin d’une parole forte, inoubliable. c) La règle est un défi à l’inventivité. C’est en suivant les règles du jeu, arbitraires ou fantaisistes, que l’imagination travaille et invente. Ex. : Composer un poème à partir d’une anagramme (Ronsard), d’une paronomase (Marbeuf), d’une rubrique de dictionnaire (Char) ou en s’interdisant d’employer une lettre (Pérec, Oulipo) oblige à trouver une voie oblique, inédite, pour formuler des thèmes anciens en un parler nouveau.
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Clément Marot, Épigrammes, ⁄∞‹° p. ¤‚∞
Jouer avec la neige, jouer avec le feu LECTURE DU TEXTE 1. Anne a lancé de la neige sur son poète. Mais en jouant avec la neige, elle a joué avec le feu : en le taquinant, elle a allumé une passion brûlante. Il l’avoue avec esprit, en respectant les codes du jeu poétique. Le dizain repose en effet sur un paradoxe : la neige est froide et brûlante (car elle éveille la passion). Un bref relevé l’atteste : la neige était « froide certainement / Mais c’était feu » (v. 2-3) ; « le feu loge secrètement / Dedans la neige » (v. 5-6). Les enjambements permettent d’insister sur cette contradiction mystérieuse, qui confère au poème son originalité. 2. On peut commenter le vers 3, qui pose le paradoxe : « Mais c’était feu ; l’expérience en ai-je ». Sous le lieu commun du feu amoureux, on entend l’aveu du sentiment passionné. Exprimé à la première personne, il repose sur une expérience vécue. Le mot « expérience » est d’ailleurs mis en valeur par la ponctuation qui le précède et la diérèse. 3. Le mot « neige » est employé au sens propre au vers 1 ; avec un sens métonymique au vers 9. Le « feu » a son sens propre et figuré au vers 3 : il désigne à la fois la brûlure de la neige et de l’amour. Par métonymie, il définit l’amour luimême. Dans le reste du dizain, il a exclusivement ce sens métonymique. En jouant avec la richesse du langage, Marot parvient à dire beaucoup en peu de mots. Cette extrême densité, qui suppose une grande virtuosité, séduit. 4. La pointe du dizain propose un nouveau paradoxe : seul un contre-feu peut éteindre le feu de l’amour. Il s’agit de la passion amoureuse qu’Anne pourrait éprouver pour lui et qui serait, par son intensité, « un feu pareil au [s]ien ». C’est une invitation pleine d’humour à aimer et sauver le poète, à se prendre à son tour au jeu de l’amour et de la poésie.
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VERS LE BAC Question sur un corpus
« voix », au son d’un même « luth plaintif, viole, archet » (v. 10).
Marot établit un parallèle entre la brûlure paradoxale de la neige et celle de l’amour : il renouvelle ainsi avec bonheur le motif du feu de l’amour, devenu un stéréotype après Pétrarque (voir questions précédentes). De même, Louise Labé insiste sur le chaud et froid provoqué par la passion amoureuse. « Je vis, je meurs » (p. 206) s’appuie en effet sur l’antithèse pour montrer le caractère contradictoire – brûlant et glaçant – de l’amour. Le deuxième décasyllabe en atteste : « J’ai chaud extrême en endurant froidure ». Dans le premier sonnet de la page 206 (« Ô beaux yeux bruns »), ce sont les yeux, mais aussi, de manière plus inattendue, les rires, le front, les « cheveux, bras, mains et doigts » de l’être aimé qui brûlent celle qui admire le beau jeune homme. Louise Labé épelle le corps de l’aimé et en assimile chaque partie à des « flambeaux » (v. 11), ils lancent des « feux » et font « ardre » la femme aimante, sans que le bel indifférent n’en reçoive une « étincelle » en retour. Il reste de glace.
2. On peut relever la métaphore assimilant l’amour à un piège : la jeune femme aimante rencontre « mille morts en mille rets tendues » (v. 7). Ce vers propose aussi une hyperbole puisque la souffrance amoureuse est plus douloureuse que « mille morts ». Le sonnet suivant (« Je vis, je meurs ») repose sur une série d’antithèses. Le vers 1 en est un bon exemple : « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ». Ce langage figuré traduit l’intensité d’une passion amoureuse faisant vivre des émotions d’autant plus fortes qu’elles sont contradictoires et changeantes. Le sujet amoureux ne connaît plus de repos.
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Louise Labé, Œuvres, ⁄∞∞∞ p. ¤‚§-¤‚‡
Crier son ravissement LECTURE DES TEXTES 1. Le sonnet II repose sur la reprise anaphorique du vocatif : « Ô ». Chaque vers, chaque hémistiche commence par la même invocation lyrique et ce jeu de reprise virtuose fait du poème autant un jeu avec le langage qu’un cri prolongé. De même, le champ lexical de la plainte (« Ô tristes plaints », v. 5, « Ô luth plaintif », v. 10, « De toi me plains », v. 12), des larmes et des soupirs (v. 2) fait entendre la voix douloureuse de la femme délaissée, mettant l’accent sur le grain de la voix. C’est la définition même du lyrisme. Prolongement Les deux quatrains sont identiques à un sonnet d’Olivier de Magny, l’homme qu’elle aime mais qui ne l’aime pas vraiment. C’est le signe d’un rêve vain de fusion amoureuse, qui commencerait par la confusion des voix. L’idéal serait deux amants pleurant et chantant d’une même
3. Écrire sa douleur en ravive l’intensité, ce qui arrache la vie à la banalité. Ainsi, le cri d’amour « ô », peut être lu de deux façons : comme une plainte ou comme une joie, cruelle mais délectable. Pour argumenter, on peut reprendre la question 1, montrant que le poème repose sur la répétition incessante, volontaire, des souffrances amoureuses et de leurs conséquences : cris, larmes, plaintes. De plus, les vers 3 et 4 du premier quatrain parlent d’espoirs déçus : elle passe ses journées à attendre la nuit, puis des nuits entières à l’attendre, lui. Le parallélisme de construction, la reprise du même patron syntaxique insistent sur le caractère vain d’une attente sans cesse reproduite. Pourquoi alors en reparler et réactiver l’attente déceptive ? Peut-être l’écriture capte-t-elle ce qui aura échappé à l’amante : le corps si beau. Corps et sentiments passionnés sont alors idéalisés. C’est alors moins l’amant que l’amour qui est célébré par le jeu de l’écriture poétique. On peut citer Augustin pour conclure : « amabam amare » (« j’aimais aimer »). 4. C’est un blason. Dans le Sonnet II, Louise Labé évoque, l’une après l’autre, chaque partie du corps. Elle se souvient d’abord du regard (« ô beaux yeux bruns, ô regard détournés », v. 1). Puis, au vers 9, elle énumère toutes les parties du corps aimé, dont elle dresse fiévreusement l’inventaire en une série de monosyllabes. Cette accélération du rythme confère au poème son crescendo et permet de célébrer entièrement, avec une grande audace féminine, l’ensemble du corps aimé. 10 Les jeux de l’amour |
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5. La pointe du sonnet porte bien son nom : elle pique le cœur blessé en mettant l’accent sur l’indifférence du jeune homme. Cette chute est préparée par les tercets, reprenant la métaphore pétrarquisante du feu amoureux. Les yeux sont des flambeaux qui embrasent le cœur et le corps de la femme aimante. L’intensif, le lexique et la modalité exclamative soulignent leur dangerosité animale : « Tant de flambeaux pour ardre une femelle ! » (v. 11). La pointe souligne alors cruellement l’absence de retour de flamme : pas une seule étincelle n’est revenue enflammer le jeune homme. Ce dernier vers concentre alors une définition tragique de la passion : l’une aime, l’autre non. 6. Dans l’amour, le sujet aimant n’a plus de certitude. Victime de la passion, il est « passif », ballotté par des sentiments contradictoires et des états antithétiques. On oppose ainsi : « plus de douleur » et « hors de peine » (v. 10 et 11) ou « heur » / « malheur » (v. 13-14). Le travail de versification met l’accent sur cette inconstance extrême : le passage d’un état à l’autre se fait rapidement, en deux alexandrins. Les vers 12 et 14 en sont un bon exemple : la « joie certaine » est balayée et revient l’état initial, celui de la douleur première. Enfin, l’adverbe « inconstamment », au centre du vers 9, met en valeur l’instabilité du moi amoureux.
HISTOIRE DES ARTS Le sonnet II et les tableaux insistent sur la puissance du regard. Louise Labé exprime l’éclat des yeux, assimilé à un feu qui se propage et enflamme la jeune femme ardente. De même, les peintres ont choisi de présenter leur modèle de trois quarts, ou presque, tournant la tête vers le spectateur. Le regard est alors intense car oblique, pupilles tournées vers nous. C’est une manière de capter notre attention et de retenir notre propre regard.
ÉCRITURE Vers le commentaire Proposition de plan semi-rédigé : La sincérité criante de l’aveu a) une plainte réitérée – L’anaphore (« Ô ») est certes une figure de style dont l’utilisation relève du choix réfléchi.
D’autant qu’il se combine avec un jeu sur la métrique puisque cette anaphore ouvre chaque vers, voire chaque hémistiche. Mais cette interjection évoque aussi le cri, l’exclamation vive et crue, jaillissant spontanément sans que le sujet puisse se contrôler. – De même, la plainte et les larmes n’appartiennent pas au langage articulé. C’est une façon de communiquer qui relève de l’émotion brute et sincère, comme si les sentiments vrais ne pouvaient se dire par le verbe. Le corps et le cœur parlent vrai ; leur langage est fait de cris et de pleurs et non de mots syntaxiquement organisés. Le poème, très travaillé, sert donc d’écrin à une parole authentique. – La répétition du cri, la reprise thématique du motif des larmes et de la plainte, le retour périodique de la modalité exclamative sont des procédés. Mais ces procédés d’insistance sont ici mis au service de l’aveu intime, vécu.
VERS LE BAC Dissertation Proposition de plan : 1) La poésie au risque de la poétisation Pour Éluard, se laisser enfermer dans des formules littéraires, réduire l’écriture amoureuse à des procédés et des jeux rhétoriques constituent la pire des déchéances : le poète perd sa spontanéité. Il s’enferme dans des lieux communs mille fois visités. Ex. 1 : La métaphore du feu pour désigner la passion amoureuse est devenue un lieu commun, une fleur de rhétorique sur laquelle broder. (Voir manuel de l’élève p. 222.) Ex. 2 : La recherche des effets sonores réclame une grande virtuosité. C’est un jeu brillant mais artificiel, qui transforme l’amour en jeu, lui aussi. Le poème de Marbeuf en atteste, qui est davantage l’expression d’un jeu que du je (p. 210). 2) De la contrainte naît le poème Paradoxalement, c’est en s’obligeant à suivre des conventions établies que l’on exprime une vérité cachée. Ex. 1 : Pour Ronsard, l’anagramme est un jeu poétique dévoilant les rapports secrets tissés entre les mots et les choses. Ainsi, a priori nul rapport logique entre le mot « aimer » et le prénom « Marie ». Pourtant, le poète amoureux entend entre ces deux mots des correspondances.
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Entre Marie et l’amour existe un lien, une ressemblance irrationnelle mais vraie selon son cœur. Seuls les jeux de langage peuvent révéler cette vérité étrange, illogique. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas… mais que la poésie célèbre. Ex. 2 : Le sonnet par contradiction de Louise Labé pourrait n’être qu’un jeu pétrarquisant. Il permet pourtant de canaliser le flot des sentiments vrais et de les exprimer, en leur donnant forme. Ce que l’on ne peut faire quand on pleure ou que l’on crie. 3) L’invention d’un langage nouveau « En poésie, les mots, ce sont les mêmes et ce ne sont plus les mêmes. » – Ils expriment un rapport au monde inédit : les poètes font sortir la langue de ses lieux communs et rendent aux expressions figées un sens originel et original. (Voir synthèse d’histoire littéraire p. 253.) Ex. : « Qui donc a fait pleurer les saules riverains » : l’expression « saule pleureur » est lexicalisée. Pour lui redonner son sens poétique premier, très imagé, Apollinaire a joué avec un seul mot, sans sortir du cadre métrique de l’alexandrin. – Parfois, le travail sur la langue est plus radical. La volonté des surréalistes est de briser tous les codes, toutes les conventions du langage et de laisser jaillir une parole spontanée. Ainsi, les récits de rêves ou l’écriture automatique ne sont pas seulement de petits jeux poétiques entre amis. C’est une façon de libérer une parole personnelle.
de Ronsard, 4 P.Sonnets pour Hélène, 5 Pétrarque, Canzoniere, ⁄∞‡°
XIVe siècle
C. Monteverdi, Madrigaux guerriers et amoureux, ڤܡ
6
P. de Marbeuf, Recueil de vers, ⁄§¤° p. ¤‚°-¤⁄‚
Les mots de l’amour, l’amour des mots LECTURE DES TEXTES 1. La reprise anaphorique de l’expression « Si c’est aimer », à l’ouverture des trois premiers quatrains, dit bien, par son insistance, le caractère obsédant de l’amour. Le poète s’interdit de « rêver, songer, penser » (v. 2) à personne d’autre qu’à sa Dame. De ce jeu de langage, qui est une convention depuis que Pétrarque a imposé les règles du jeu poétique, découle une définition émouvante de la passion : elle est une inclination exclusive, un état affectif violent pendant lequel l’objet aimé occupe excessivement l’esprit. 2. Des vers 1 à 10, Marbeuf fait entendre la similitude entre la mer et l’amour. Les deux éléments sont associés par un jeu d’homonymie (« mer » / « mère » ; « la mer » / « l’amer ») et de paronomase enrobant ensemble, dans une même pâte sonore, la mer, l’amour et leur point commun, l’amer. Ainsi sont reliés, jusqu’à la confusion, des termes qui se ressemblent d’abord par le son, puis par le sens. Leur analogie secrète, leur correspondance est révélée par les ressources du langage poétique. 3. Les principaux procédés du registre lyrique : – L’importance de la première personne (voir question 4). – L’omniprésence du vocabulaire des émotions. Ex. 1 : « furieux je vous aime / Je vous aime » (v. 14 et 15 du madrigal de Ronsard). Ex. 2 : « je souffre et je pleure » (v. 5, Pétrarque). On remarquera tout particulièrement l’intensité de la blessure d’amour. – Les phrases exclamatives. « Honteux, parlant à vous de confesser mon mal ! » (v.13, Ronsard) – Les procédés d’amplification : « Mon cœur est en tumulte, plein de peine et de colère » (v. 7, Pétrarque) « Ton amour qui me brûle est si fort douloureux / Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes » (v. 13-14, Marbeuf) est une hyperbole. 10 Les jeux de l’amour |
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Dans le poème de Ronsard, l’intensité paroxystique des sentiments se révèle dans les procédés d’amplification : les adjectifs hyperboliques comme « furieux » (v. 14) accentué par la diérèse, « fatal » (v. 15), « extrême » (v. 10) ou encore par l’accumulation d’infinitifs comme « rester, songer, penser […] oublier […] et ne vouloir » (v. 2-3).
4. Dans le poème de Pétrarque, le poète est seul, enveloppé dans le silence de la nuit, comme le montre le premier quatrain : « le ciel, la terre et le vent se taisent » ; les animaux sont « enfermés dans le sommeil ». Au sein d’une nature calme et tranquille, il peut à loisir songer à l’aimée et s’épancher. Il donne libre cours à ses sentiments douloureux, en disant « je ». Toutefois, la femme aimée n’est pas interpelée. Elle est désignée à la troisième personne du singulier comme « celle qui est la cause » de la douleur. Marbeuf fait un choix différent : après avoir évoqué l’amertume de l’amour de manière impersonnelle, il invoque directement la femme aimée, comme en témoigne l’adjectif possessif à la deuxième personne du singulier : « ton amour ». Le poète avoue son amour, à la première personne, tout à la fin du poème. Ronsard propose un choix énonciatif des plus intéressants. Il a 54 ans quand il rencontre Hélène de Surgères, demoiselle de compagnie de Catherine de Médicis. Elle vient de perdre son amant le capitaine Jacques de la Rivière. La reine invite Ronsard à lui écrire des poèmes pour la consoler. Est-il victime du jeu de l’amour ? Est-il séduit seulement par le jeu poétique qu’on lui propose ? On ne sait. Toujours est-il qu’il s’adresse à sa muse directement, comme le montre l’apostrophe du vers 2, « Madame ». On remarque le vouvoiement et le ton respectueux. Les termes « adorer et servir » en sont un bon exemple et renvoient au lexique du « fin’amor » (amour courtois). Le vocabulaire chevaleresque s’allie à celui de la religion pour idéaliser la dame. Le « moi » du poète apparaît surtout en position objet (« qui me nuit », « me perdre »), jouant le rôle (sincèrement ?) du fou d’amour. Le « je » n’apparaît que deux fois, et seulement à la fin du poème pour dire « je vous aime » (v. 14-15). 5. Dans le madrigal de Ronsard, le champ lexical de la maladie abonde : « langueur » (v. 10), « fièvre » (v. 12), « souffrir » (v. 7) et « furieux », c’est-à-dire pris de folie (v. 14),
montrent la gravité du mal d’amour. La quête amoureuse, en cela dangereuse, mène à la folie. De nombreuses antithèses mettent en exergue le déséquilibre menaçant le sujet : « front joyeux et langueur extrême » (v. 10), « chaud / froid » (v. 12) en sont de bons exemples.
6. Avouer son amour à une femme jeune est difficile car ridicule chez un homme plus âgé. C’est pourquoi les verbes « parler » et « dire » (son amour) sont associés au sentiment de honte et à l’incapacité de s’exprimer avec des mots. Un silence pesant règne alors. On relève « me taire » à la rime du vers 7 et « muette » conclut le poème. L’aveu est ainsi retardé : il faut quatorze vers au poète pour, enfin, écrire ce qu’il ne saurait dire de vive voix. La proposition principale, où l’amour est avoué, est reculée au vers 14. Ce dernier vers est paradoxal : le poète se veut muet, recule l’aveu douloureux autant qu’il le peut mais, ce faisant, il ne fait qu’écrire l’amour. Prolongement Avec les propositions hypothétiques (« Si… »), on voit se déployer une longue apodose (partie ascendante d’une phrase rhétorique) où toutes les souffrances de l’amour sont examinées comme autant de symptômes probables du mal d’amour. Puis, advient une rapide protase (partie descendante) où enfin l’aveu est lâché. Ce déséquilibre savant entre apodose et protase est un procédé dilatoire renforçant la tension. La langue est savante ; l’aveu, travaillé.
HISTOIRE DES ARTS 7. La musique de Monteverdi exalte les mots de Pétrarque en jouant du contraste entre le calme de la nature et les tourments de l’amant. En effet, le premier quatrain évoquant la tranquillité de la nuit est chanté sur un tempo très lent, tout en retenue. À l’inverse, le second quatrain, qui confesse les déchirements de l’amour, est vif, rapide. Le rythme détache et scande la série des verbes à la première personne (« veglio, penso, ardo, piango ») relatant la guerre intérieure animant le sujet. La polyphonie s’enrichit : certains accords sont chargés de tension avant d’être résolus et apaisés. 8. Matisse, grand mélomane, a cherché à peindre la musique. Dans cette œuvre, deux femmes sont représentées. L’une, en guitariste,
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est la source même du lyrisme. L’instrument qui lui est associé, à la croisée des lignes de tiers, attire le regard. L’autre personnage écoute calmement. Au premier plan, une partition ouverte fait office de trait d’union entre elles. Les autres objets représentés placent l’association femme / musique sous le signe de l’harmonie. La régularité des feuilles à l’arrière-plan et les motifs des tapis présentent une structure organisée mais ouverte. De même, la gaieté des couleurs et leur répartition bien pensée confère à l’ensemble joie et équilibre. Seules quelques ruptures dans les proportions (le pied de la musicienne, par exemple) introduisent une discordance légère.
VERS LE BAC Oral (entretien) Il s’agit de redéployer les réponses aux questions. Ainsi, l’élève s’entraîne efficacement aux oraux du bac, où il doit reconfigurer ses connaissances pour être en phase avec la problématique proposée. 1) Le plaisir d’écrire Voir questions 1 et 2. 2) Le poète se laisse-t-il prendre au jeu de l’amour ? a) Souffrance et passion Voir questions 5 et 6. b) L’amour, sincère ou non, est assurément la source du lyrisme personnel. On entend une voix unique et singulière. Voir question 4 puis 3.
Commentaire Il s’agit de réutiliser les réponses aux questions. 1) Le lyrisme de la souffrance a) Une situation d’énonciation douloureuse Voir questions 4 puis 3. b) Les symptômes du mal d’amour Voir question 5. 2) La difficulté de l’aveu a) Un aveu différé Voir question 6. b) L’art de la prétérition
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V. Voiture, Poésies, ⁄§›· p. ¤⁄⁄
La recette de l’amour LECTURE DU TEXTE 1. Le rondeau est d’abord une danse, une ronde, d’où son nom. Devenu poème, il repose toujours sur le principe de la boucle : un même vers revient comme un refrain (ou clausule). Dans le poème de Voiture, le refrain « Ma foi, c’est fait de moi » ouvre le poème. Il est repris à la fin des strophes 2 et 3 de manière tronquée : « Ma foi, c’est fait ! » À l’Âge classique, le rondeau se codifie : il est composé de treize vers de même mesure, partagés en trois strophes comptant respectivement cinq, trois et cinq vers. Le poète, au vers 6, souligne qu’il suit bien la règle du jeu puisqu’il est parvenu à assembler une première strophe de cinq vers : « En voilà cinq pourtant en un monceau ». De même, les vers 10 et 11 annoncent la dernière strophe, qui comptera bien sûr « cinq vers ». Enfin, le rondeau comporte deux rimes, huit féminines et cinq masculines ou huit masculines et cinq féminines. Ce principe est rappelé au vers 4 : « Quoi ! Treize vers, huit en eau, cinq en ême ! ». 2. Le poète explique négligemment comment séduire une belle : accéder à ses caprices, en lui écrivant un poème d’amour par exemple. C’est un exercice technique, entre badinage et pensum, où n’entre pas le sentiment mais le savoir-faire cynique. Le terme de « stratagème » (v. 8), placé à la rime, dit assez bien les ruses du jeu de la séduction. 3. Le rondeau compte trois parties, constituées chacune de trois strophes inégales. La première strophe pourrait s’intituler : « le défi lancé par Isabeau », la seconde : « le stratagème » et la dernière : « un rondeau rondement mené ». Le principe de progression est simple : chaque vers explique comment le poète tire à la ligne. Il ne dit rien d’autre que la nécessité d’aligner des mots vides pour se sortir du guêpier. Ce faisant, le rondeau avance. Si le refrain est repris, c’est avec une modification pleine d’humour : constatant son succès, le poète passe du désespoir drolatique (« c’est fait de moi !) au contentement de soi : « c’est fait ! ». 10 Les jeux de l’amour |
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4. Le jeu de l’amour et de la poésie ne doit rien au hasard : il suppose de respecter des règles vécues comme des contraintes. Respecter la rime en eau et en ême est la plus difficile, comme le montre l’interjection et la double exclamation du vers 4. D’ailleurs, tout au long du poème, le soupirant d’Isabeau compte un à un les vers qu’il forge péniblement en suivant cette convention vécue comme une « peine extrême » (v. 3). C’est là que réside l’humour du poème – à défaut d’amour !
VERS LE BAC Invention Pour guider les élèves, on peut les inviter à trouver au brouillon trois raisons pour lesquelles « ce n’est pas fait ». Elles constitueront les trois paragraphes de la lettre. On peut aussi leur demander de rappeler, sous forme de tableau écrit au brouillon, les règles d’écriture de la lettre. Autre piste : Cet exercice peut aussi être l’occasion de mettre le texte de Voiture en perspective. À l’âge baroque, la poésie raffinée, comme celle de Voiture, incarne la préciosité. On peut faire d’Isabeau une précieuse, amusée ou vexée par l’humour du rondeau. Elle rappellera, qu’à son origine, la préciosité est un idéal de raffinement auquel aspirent hommes et femmes. Le langage choisi n’est pas pure virtuosité : il exprime aussi la subtilité des sentiments, leur élévation. Les jeux de l’amour et de la poésie invitent à une communion des esprits qui rejette la sensualité vulgaire. Pour parvenir à ses fins, l’amant doit suivre un itinéraire symbolique, avec des épreuves à prendre au sérieux, même si les mots pour le dire sont pleins d’esprit.
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Paul Éluard, Capitale de la douleur, ⁄·¤§ p. ¤⁄¤-¤⁄‹
Un blason de l’œil surréaliste LECTURE DES TEXTES 1. Le poème s’inscrit dans la tradition du blason, genre poétique en vogue au XVIe siècle. Destiné à faire l’éloge d’une partie du corps féminin, il met ici en valeur l’œil de la femme aimée. Tout
le poème est en effet gouverné par la force d’une image insolite : la forme circulaire de l’œil. La « courbe de tes yeux » fait écho à des expressions appartenant au même champ lexical et proposant des sonorités proches : les yeux ont la forme d’un « berceau » ou d’une « auréole » faisant le « tour de mon cœur » et traçant un « rond de danse et douceur ». Cette ronde est pleine de vie ; le sang du poète y palpite, comme le montre la chute du poème : « Et tout mon sang coule dans leurs regards ». Enfin, on remarque que le dernier mot du texte est « regards ». Ainsi, le poème lui-même à la forme d’une boucle, d’une ronde, commençant et s’achevant par le même motif.
2. Le cercle qui se dessine ainsi avec une grande cohérence sémantique et sonore enclot le cœur du poète et toutes les choses du monde. Les deux dernières strophes, constituées d’une longue énumération, célèbre leur beauté en une série de groupes nominaux empreints de douceur : « feuilles du jour et mousse de rosée, / Roseaux du vent, sourires parfumés ». Les paronymes « rosée » / « roseaux » montrent que, bien tenus ensemble sous le regard de la femme, les choses se mêlent et se confondent harmonieusement. 3. Le mouvement d’élargissement est rendu sensible par l’amplification : les deuxième et troisième strophes ne forment qu’une longue phrase, englobant progressivement dans sa syntaxe tous les éléments du monde. Cet élargissement est spatial : feuilles, mousse, roseaux, ailes puis bateaux, ciel, mer et astres sont successivement captés par le regard. L’élargissement est aussi temporel, comme le suggère le groupe nominal « Auréole du temps » (v. 3). C’est comme si la femme était la source d’un temps nouveau, comme si être regardé par une femme aimante était synonyme de nouvelle naissance. C’est ainsi que se comprend l’image du « berceau nocturne et sûr » : l’œil est le gardien d’une nouvelle origine. Tout ce qui a été vécu avant elle a disparu de la mémoire (v. 4 et 5). Cesser d’être regardé serait aussi synonyme d’oubli. C’est pourquoi « le monde entier dépend de tes yeux purs ». Cette abolition des limites temporelles et spatiales est surréaliste : on bascule dans une surréalité, où la perception du temps et de l’espace diffère.
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4. Erratum : une erreur s’est glissée dans l’édition 1 du manuel de l’élève, dans la consigne, il faut lire « les images des deux textes » et non « les images de la deuxième strophe ». Les poèmes célèbrent les yeux et la bouche de l’être aimé. Ainsi, dans la deuxième strophe (texte A), les éléments du cosmos renvoient par métaphore aux yeux ou à la bouche qui regarde et sourit au monde : les « ailes couvrant le monde de lumière » peuvent désigner les oiseaux mais aussi les paupières de la muse ; les « bateaux », puisqu’ils reflètent le ciel et la mer (v. 9) et sont « sources des couleurs » (v. 10), sont ses yeux. De même, les « sourires parfumés » (v. 7) évoquent sa bouche. Ainsi, une fusion heureuse s’opère entre ce qui est regardé et celle qui regarde. Le texte B reprend la même association et les mêmes métaphores que le texte A pour célébrer le visage de la femme aimée. « L’éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux » déploient la même forme circulaire. Le poète, encerclé, se dit alors « cerné » (v. 3). Grâce à l’image du miroir, au vers 4, femme et nature se reflètent l’une l’autre, en un jeu de correspondances reliant la muse et le cosmos. Ainsi, la mer, le ciel, les astres et les nuages se mêlent au corps de la femme (ils lui disent « sur moi », au vers 8) ; ils pensent à elle, la créent autant que la femme les fait naître à eux-mêmes. On peut citer le vers 9 : « Les astres te devinent, les nuages t’imaginent ». 5. Le champ lexical du chant et celui de la joie se mêlent pour exprimer le pur bonheur de célébrer la femme aimée et, plus largement, l’amour qui fait renaître à la vie. On peut relever les vers 13-14, dont le rythme ample repose sur un jeu de reprise insistant sur le sentiment d’exulter : « Je chante la grande joie de te chanter, / la grande joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir ». Le vers 18 est fondé lui aussi sur la répétition : renouant avec la cadence de l’alexandrin, le poète place le verbe « chanter » à l’hémistiche et à la rime. Le COD du verbe est rejeté au vers suivant et cet enjambement met en valeur son mot-clé : l’amour. 6. Les deux poèmes mettent en avant les courbes du corps féminin : « la courbe de tes yeux » du premier texte fait écho à « l’éventail de sa bouche » du deuxième texte. Elles dessinent un corps d’amante voluptueuse, séductrice, mais
aussi de mère capable d’enfanter. En effet, quand on regarde le monde avec les « yeux purs » de la femme aimante, avec sa fraîcheur et son « innocence », c’est comme si on le voyait pour la première fois, comme si on assistait à une nouvelle Genèse. Quant au poète, il oublie ce qu’il a vécu avant elle (« Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu / C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu ») et entame une nouvelle vie. La femme, divinité maternelle rêvée ou fantasmée, lui offre une nouvelle naissance. Ainsi, il peut chanter avec sacralité « le mystère où l’amour [l]e crée » (texte B, v. 19). L’union amoureuse le révèle à lui-même : parce qu’elle réunit en son sein le monde entier, la femme incarne le rêve d’unité surréaliste.
HISTOIRE DES ARTS L’œuvre de Wanda Wulz est un photomontage superposant un visage de femme et celui d’un chat. Elle crée ainsi une créature chimérique, mettant en valeur le caractère félin de la féminité. L’artiste perturbe les processus traditionnels de la représentation et permet d’atteindre dans l’art la complexité et l’ambiguïté du réel.
VERS LE BAC Oral (entretien) Proposition de plan : 1) « La courbe de tes yeux » a) Une image insolite : voir question 1 b) Une ronde autour du monde : voir question 2 c) Amplification et élargissement : voir question 3 2) Genèse d’un poème a) Une femme maternelle : voir question 6 b) La renaissance du monde et du poète, vivifié par l’amour de la femme : voir questions 4 et 5 c) La naissance joyeuse du poème : voir question 5
Invention Pour fertiliser l’imagination des élèves, on peut leur faire découvrir ceux de Clément Marot, Isaac de Benserade (« Éloge de la bouche », manuel de l’élève p. 498), Louise Labé (manuel p. 206), Brassens ou Breton (« Union Libre », par exemple). On peut ensuite guider les élèves : – en leur suggérant de choisir, comme Éluard, une image structurante, inspirée par les formes, les lignes du corps féminin. 10 Les jeux de l’amour |
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– en insistant sur la structure du poème, qui met en valeur un fragment du corps féminin, observé en détail. Chaque détail engendre une image, sur le principe de la déclinaison. – en leur proposant de s’inspirer des textes et de l’image pour découvrir le fonctionnement de l’image surréaliste : les métaphores animales, végétales, minérales audacieuses font du corps féminin rêvé par le poète une chimère. Cette « union libre » (Breton) du comparant et du comparé fait du corps un assemblage de trésors disparates.
Prolongement On peut prolonger l’exploration des jeux surréalistes en analysant des représentations picturales (comme « Primat de la matière sur la pensée » de Man Ray) ou littéraires (« Êtes-vous fous ? » de René Crevel ou « Lettera amorosa » de René Char, manuel p. 221). On peut aussi se référer au manuel de Seconde.
JOUER AVEC L’ABSENCE
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P. de Ronsard, Second Livre des Amours, ⁄∞‡° p. ¤⁄›-¤⁄∞
Les promesses d’un nom LECTURE DU TEXTE A 1. Cassandre Salviati : En avril 1545, Ronsard rencontre Cassandre Salviati, fille d’un banquier italien, lors d’une fête donnée à la cour de Blois. Il a vingt ans, elle en a treize. Deux jours après, elle quitte Blois. Ronsard ne cessera de proclamer son amour platonique pour celle qu’il ne reverra pas mais dont les traits se confondent avec ceux d’autres jeunes filles, désignées par le prénom générique « Cassandre ». Marie Dupin : En 1555, Ronsard tombe amoureux d’une « fleur angevine de quinze ans », Marie Dupin. Cette jeune paysanne le fait renoncer à la poésie pétrarquiste que lui inspirait « Cassandre ». Pour Marie, il explore une autre
veine poétique, composant des poèmes simples et clairs. Précisons que Le Second livre des Amours, dont est extrait « Sur la mort de Marie », est né d’une double inspiration. Marie de Clèves, la maîtresse du roi, vient de mourir et les poètes de la Cour lui dédient un « tombeau » (un recueil d’éloges). Ronsard participe à la composition du recueil collectif : il célèbre en même temps Marie de Clèves et « sa » Marie, morte bien avant. Poésie de commande et poésie intime se mêlent donc pour inventer le portrait d’un autre type de femme idéale, fécondant une autre poésie. Hélène de Surgères : Ronsard a cinquante-quatre ans quand il rencontre Hélène de Surgères, une des jeunes femmes de la Cour. Elle vient de perdre, au cours de la guerre civile, le capitaine Jacques de La Rivière, son amant. La reine Catherine de Médicis lui demande d’écrire pour consoler la jeune fille. Il compose pour elle des poèmes éblouissants et d’une rare intensité, sans que l’on puisse dire si les sentiments exprimés sont inspirés par cette Hélène, une autre femme, ou l’amour de l’écriture. Peu importe : chacun peut entendre, dans la voix poétique qui s’élève, les accents de la passion qu’il a lui-même éprouvée ou rêve de ressentir. « Carpe diem » est une expression latine attribuée à Horace signifiant « cueille le jour ». Cette maxime épicurienne déplore la fuite du temps et invite à savourer l’instant présent. Elle est reprise par les poètes de la Pléiade et plus précisément par Ronsard, qui l’illustre à travers le thème de la rose. Ici, « Sur la mort de Marie » évoque la brièveté de la vie : Marie a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un instant. Il faut donc savoir profiter de sa beauté et de sa jeunesse, comme en témoigne le premier poème, avant que la vieillesse et la mort n’arrivent.
2. La volupté de l’amour est désignée par une hyperbole signifiante : elle est « la douceur des douceurs la meilleure » (la meilleure douceur de toutes les douceurs). L’enjambement du vers 11 à 12 met en valeur le verbe « goûter », invitation implicite à savourer les plaisirs amoureux. 3. Le poète conjure Marie de l’aimer : « aimezmoi donc, Marie ». Pour l’en convaincre, son plaidoyer compte trois arguments : a) « Marie » est l’anagramme d’« aimer » : « Marie, qui voudrait votre beau nom tourner / Il trouverait Aimer » (v. 1-2). Se tourner vers le
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poète serait accomplir un programme, un destin inscrit dans son nom : « Faites cela vers moi dont votre nom vous prie ». b) Ensuite, il lui garantit que « [son] amour ne se peut en meilleur lieu donner » car il lui jure fidélité. Il s’agit d’une fidélité réciproque, ce qui rend le couple exemplaire : « jamais nulle envie / D’aimer en autre lieu ne nous pourra mener » (v. 7-8). Le pronom « nous », plusieurs fois répété, ainsi que l’expression « l’un l’autre » insistent sur cet idéal de réciprocité. c) Le troisième argument est une pétition de principe : on ne peut vivre sans amour. « Si (ainsi donc) faut-il bien aimer au monde quelque chose ». Et ce « quelque chose », ce sera le poète.
4. Le premier tercet présente habilement l’amour comme ce qui rend pleinement humain. La diérèse sur « bien » met le mot en valeur, renforçant l’idée qu’il exprime, à savoir la nécessité de l’amour. Ne pas aimer, c’est se comporter en barbare, condamné à vivre sans goûter la douceur des choses. Ronsard propose une « analogie inspiratrice » (Proust) pour le faire comprendre à Marie. Il assimile « celui qui n’aime point » au Scythe, sauvage au cœur dur incarnant aux yeux des Grecs la cruauté inhumaine. 5. Le dernier mot est « trépasser » : plutôt mourir que de vivre sans amour ! Cette pointe est amenée par la volte du vers 13, constatant qu’il n’existe pas de douceur sans Vénus, nom désignant par métonymie l’amour que la déesse inspire. 6. Mêlant lyrisme et argumentation, ce sonnet commence par un jeu de mots plaisant : le prénom Marie, qui contient le verbe « aimer », est une invitation à l’amour. Mais si le poème prend sa source dans un jeu anagrammatique qui rappelle les divertissements littéraires en vogue à la Cour, il s’approfondit en réflexion sur le sens de la vie. Le questionnement est bien présent : « Qu’est-il rien de doux sans Vénus ? » Rien, assurément, comme l’affirme le vers 14, traduction littérale d’un vers de Stobée. La conquête amoureuse n’est alors plus seulement un jeu mais une quête de sens, une question de vie ou de mort. Cette quête prendra fin tragiquement avec la mort de Marie, donnant naissance à de poignantes élégies dont le texte B est un pathétique exemple.
7. Le sonnet tout entier est une comparaison assimilant Marie à une fragile rose de mai. Les deux quatrains, première partie de la comparaison introduite par « comme », évoquent une fleur mourant sitôt éclose. Les deux tercets, commençant par « ainsi », constituent la seconde partie de la comparaison et donnent la clé du poème : la rose n’est autre que Marie, fauchée dans la fleur de l’âge. Rétrospectivement, on ressent la portée pathétique des quatrains. La « belle jeunesse », la « première fleur » de la rose (v. 2) sont celles de la jeune fille en fleur, morte en sa « première et jeune nouveauté » (v. 9). La rose et Marie auront partagé la même beauté vulnérable. Sur ce point, le vers 3 évoque une rose rendant « le ciel jaloux de sa vive couleur », de sa beauté ; il a pour écho le vers 10, consacré à Marie. (« Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté. ») Le même jeu d’échos se tisse tout au long du poème. Le vers 8, lent alexandrin évoquant la fatale défloraison de la rose, résonne avec le vers 11, adressé à la jeune femme : « La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes. » Enfin, le dernier vers du poème consomme la métamorphose de Marie en rose. Son corps, disparaissant sous les fleurs et embaumé par les mots du poème, devient rose parmi les roses. Marie est devenue « l’absente de tous bouquets » (Mallarmé). 8. Les deux poèmes chantent Marie, la jeune paysanne aimée et perdue. Mais ils ouvrent aussi sur une généralisation. Le premier sonnet (p. 214) propose un questionnement sur le vide d’une vie sans amour. Dans le second (p. 215), Marie disparaît sous les roses et les mots pour laisser place à une réflexion sur la brièveté de la vie et le pouvoir de la poésie, qui chante encore quand la femme et le poète sont morts.
HISTOIRE DES ARTS Vinci peint une jeune femme sereine et grave. Ses vêtements d’apparat lui donnent une certaine raideur. Mais ses joues pleines, éclairées par une lumière rosée, son regard calme qui nous effleure à peine, ses traits réguliers et tranquilles caractérisent sa beauté délicate, rehaussée par le fin bijou qui ceint son front et que l’on nomme une « ferronnière ». Les traits du visage semblent émerger dans un jeu d’ombre et de lumière, ce qui lui confère une grande douceur, annonçant La Joconde. 10 Les jeux de l’amour |
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VERS LE BAC Invention Cet exercice suppose de bien connaître les caractéristiques du genre épistolaire. Il invite aussi à réinvestir un des thèmes de la séquence : le jeu avec le langage. Ici, le prénom « Délie » peut donner naissance à des jeux de mot signifiants, à des paronomases (Délie-délier-délire), à une homonymie (Délie, délie), à des anagrammes (Délie / élide), etc. Faire lire ces productions à haute voix peut être un exercice de virelangue intéressant.
Commentaire Le commentaire peut reprendre les trois axes du questionnaire. Chaque paragraphe peut être constitué par la réponse à une de ses questions.
Paul Verlaine, Poèmes Saturniens,
⁄‚ Paul Verlaine, ⁄⁄ Parallèlement, ⁄°§§
⁄°°· p. ¤⁄§-¤⁄‡
Entre présence et absence LECTURE DES TEXTES 1. Le poème se présente comme un récit de rêve. Il entraîne le lecteur dans un monde onirique, tissé de mystère sur l’identité de la jeune muse disparue. 2. La femme au centre de cette évocation élégiaque est davantage une Muse idéale qu’une femme de chair et de sang. Le caractère changeant de son identité (v. 3-4), l’indécision caractérisant la couleur de ses cheveux ou l’oubli de son nom (voir tercets) en témoignent. Classiquement, elle inspire le poète, qui fait d’elle l’objet de son sonnet. Elle est aussi très proche du créateur, présenté ici avec des accents baudelairiens. Le poète maudit, incompris de tous, fait rimer « problème » et « front blême »
et « elle seule » (expression mise en valeur par la répétition en début de vers) qui peut comprendre les affres de la création, avec une tendresse de maîtresse et de mère. La répétition du syntagme « me comprend » / « car elle me comprend », à la fin du vers 4 et au début du vers 5, souligne son empathie, faite d’amour et de douceur. Son égérie imaginaire vit avec lui dans la transparence des cœurs (v. 5), dans la communion des pleurs (v. 8 : « en pleurant »). Cette communication cœur à cœur est ce que vise Verlaine en poésie et sa muse l’exprime. Donner forme à un idéal poétique est une des fonctions traditionnelles de la Muse.
3. La ponctuation du vers 13 ainsi que la reprise de la conjonction « et » détachent chacun des adjectifs caractérisant la voix de la femme. Ces pauses fortes et les assonances en [a] donnent l’impression que le souvenir émerge au fur et à mesure des brumes de l’oubli. 4. Le nom de la jeune femme évoque celui des défunts, comme le suggère la comparaison déployée sur les vers 10 et 11. De même, au vers 12, l’outil de comparaison « pareil au » associe le regard de la femme à celui des statues, remarquable par leur fixité. Enfin, une troisième comparaison achève d’assimiler la muse idéale à une morte : sa voix « lointaine […] a l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». L’effet de chute apporté par le dernier mot (« tues ») confirme ce que le lecteur pressentait : la jeune femme a disparu. 5. La réciprocité et la fusion des sentiments sont mises en valeur par la reprise du verbe « aimer ». « Et que j’aime, et qui m’aime » (v. 2) est un bon exemple : parallélisme de construction, ponctuation expressive et jeu sur les pronoms montrent la circularité des sentiments. On remarque aussi que le verbe est frappé de l’accent, ce qui le fait ressortir. D’autant qu’« aime » revient au vers 4 (« et m’aime ») et entre en homonymie avec « même », placé à la rime du vers 3. 6. Le travail des rythmes et sonorités sublime la douceur de la femme vue en songe. Les jeux de reprises font du poème une pâte sonore homogène, lisse. Assonances et allitérations accompagnent ainsi les répétitions de termes. Dans la première strophe, par exemple, le son [e] s’entend neuf fois (« étrange », « pénétrant », « et » repris six fois) ; autant que le son [ε] (« fais »,
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rêve », « aime », « est », « fait »). On peut faire la même remarque sur les trois mots en [ɑ˜] du vers 1, frappés de l’accent pour donner naissance à un alexandrin bien cadencé (4/4/4). Ce rythme berce le lecteur, enveloppe la femme de douceur. Notons que la musique de Verlaine est subtile. Les alexandrins réguliers alternent avec des rythmes impairs, « plus légers, plus solubles dans l’air ». Le vers 7 en est un bon exemple (3/9).
7. Le « charme » est d’abord une incantation magique. Puis, il désigne le sortilège lui-même. Ici, répétitions des rythmes et des sonorités, subtiles discordances au sein de cadences parfaites créent un effet d’envoûtement triste. La distribution des pauses, par exemple au vers 13, rend le vers très musical, propice en cela au thème élégiaque de la femme disparue et chantée. Ainsi naît une poésie douce et triste, déplorant (« hélas ! ») mais consolant par la musique et le chant. Et on pourrait conclure en citant Verlaine lui-même : cette musique « berce mon cœur / d’une langueur monotone ». 8. Sont présents les champs lexicaux de la lune, de la mélancolie saturnienne et de la musique. Ils renvoient à des éléments-clés de la poétique verlainienne, ici exposée comme tissée de thèmes poétiques devenus des clichés un peu usés et faciles. La première strophe est placée sous le signe de la lune. On relève « nocturne », « clair de la lune » et le jeu sur l’homonymie « l’une après l’une ». « Le clair de la lune » renvoie à un poème des Fêtes galantes, recueil distillant une atmosphère nostalgique, subtilement triste, comme les personnages masqués jouant aux jeux de l’amour sur les tableaux de Watteau. L’allusion au « masque » (v. 2) renforce cette hypothèse. L’expression « enfant de Saturne » appartient, quant à elle, au champ lexical du « poète maudit », habité par une mélancolie bien plus sombre, incompris de tous (sauf d’une femme, imaginaire et morte). L’expression se trouve dans Jadis et naguère. Enfin, pour enchanter cette tristesse douce ou profonde, Verlaine veut « de la musique avant toute chose » : la seconde strophe illustre cet aspect de sa poétique, par un jeu d’intertextualité avec l’ensemble de son œuvre. Ainsi, Romances sans parole est le titre d’un recueil de 1878. Le champ lexical de la musique, très présent, insiste sur la douceur presque excessive du
vers verlainien, presque « fadasse » (v. 7). Au « clair de la lune » est aussi le titre d’une chanson enfantine, trop facile et chantée jusqu’à l’écœurement. Mais la douceur abrite la dissonance. En elle, se loge « un accord discord ». Un vers de 9 syllabes s’est glissé parmi les octosyllabes de ces deux strophes, apportant sa discordance. Le lecteur trouvera-t-il ce qu’en musique on nomme « diabolus in musica » : un accord dissonant ? Il surprend, en glissant dans l’harmonie une tension inattendue. Passe alors « le son, le frisson ». Verlaine sait bien faire tout cela. Il joue avec sa propre poétique et il le sait. « J’assume », dit-il au vers 2. Mais cette subtile autodérision renforce encore la mélancolie du poème.
9. Un tombeau est un discours ou un poème prononcé pour faire l’éloge d’un défunt. Verlaine érige un tombeau à sa propre mémoire, à sa propre poésie, qu’il considère comme devenue un peu morte, un peu embaumée, à force de reprendre les mêmes thèmes et les mêmes procédés.
HISTOIRE DES ARTS Le poème et la statue ont en commun le thème du rêve. Le visage paisible de La Muse endormie est plongé dans le sommeil, yeux clos sur son univers intérieur. L’expression du visage apparaît à peine et semble se diluer dans la forme ovale de la tête. On ne sait si les traits vont définitivement disparaître ou affleurer, tant la main de l’artiste s’est faite légère. Enfin, comme dans le poème, une sensibilité d’une extrême douceur marque la surface de la bouche, des yeux, des cheveux.
ÉCRITURE Vers le commentaire Introduction Les premiers poèmes de Verlaine, placés sous le signe de Saturne, sont marqués par la mélancolie et la tristesse. Dans « Mon rêve familier », Verlaine pleure un passé imaginé et reconstruit, où il vivait en parfaite harmonie avec une femme singulière, à la fois muse, mère et amante. Ce passé révolu, davantage rêvé que véritablement vécu, est ici évoqué en un chant élégiaque. La musicalité du vers enchante et atténue la tristesse de la perte et confère aux réminiscences une douceur non pareille. Ainsi, « de la musique 10 Les jeux de l’amour |
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avant toute chose » devient le mot d’ordre de son sonnet : développant le sens du mystère et de la suggestion, la musicalité des vers berce la douleur de la séparation et de l’éloignement. « Mon rêve familier » donne à entendre le caractère envoûtant de ses reprises sonores. Elles mettent l’accent sur l’incertitude qui accompagne ce portrait d’une femme entrevue en rêve : c’est un nouveau genre de poème d’amour dont la destinataire reste insaisissable. 1) Une muse entre présence et absence a) La femme insaisissable b) Une muse idéale c) L’ombre du deuil et de la séparation 2) Une élégie au charme incantatoire a) Les effets de reprises b) Douceur et langueur
VERS LE BAC Invention Pour guider les élèves, on peut leur demander de donner les trois mots-clés qui ont motivé leur choix artistique. Pour les trouver, ils s’appuieront sur leurs émotions, leur ressenti. Ces trois mots-clés seront explorés : quelles connotations y sont attachées ? Quelles analogies évoquent-ils ? À quelles images font-ils penser ? Puis, étoffés chacun par un champ lexical comprenant des épithètes homériques, des adjectifs rares, des compléments du nom imagés, etc. Un souci particulier sera porté au travail des sonorités : la poésie est fille de Mnémosyne, dit la légende grecque. Et pour se souvenir, la scansion et la répétition sont essentielles. Ainsi, l’anaphore, les parallélismes de constructions, les allitérations et les assonances, les rimes internes n’ont pas seulement un effet décoratif. Ils font partie de la langue poétique. C’est autour de ces trois points d’ancrage que se déploieront les trois paragraphes de leur ode à la beauté ou au mystère féminin.
Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal,
⁄¤ Ch. Baudelaire, ⁄‹ Petits Poèmes en prose, ⁄°§⁄
⁄°§‹
p. ¤⁄°-¤⁄·
Beauté en fuite LECTURE DES TEXTES 1. Apparition d’une inconnue / Coup de foudre / Disparition / Adieu définitif 2. Le poème s’ouvre sur le bruit du monde, donné à entendre dans une seule phrase, sonore et saccadée. C’est sur fond de tumulte moderne que la jeune femme fait son éphémère apparition, au vers 2. C’est un vrai coup de théâtre, tant est grand le contraste entre elle et la rue. Le choix du passé simple, temps de l’action soudaine et ponctuelle, (« passa » v. 3) rend sensible cet effet de rupture, ainsi que le changement de rythme. La présentation de la jeune femme s’étale en effet sur plusieurs vers, plusieurs strophes même, dans un long enjambement. On relève l’amplitude grandissante des groupes de mots : après deux adjectifs brefs, on relève « en grand deuil » (3) puis « douleur majestueuse » (6) et « d’une main fastueuse » (6). Les deux diérèses allongent encore le vers, rendant sensible la démarche particulière d’une femme singulière. 3. Le poème en prose met l’accent sur la fugacité de la rencontre. En effet, la comparaison du « voyageur emporté dans la nuit », inspirée par la modernité des gares et des trains, rend sensible la rapidité de celle « qui a fui si vite » (l. 2). L’intensité de cette brève rencontre s’exprime à travers la métaphore convenue du coup de foudre. Toutefois, l’image ancienne retrouve sa portée poétique car elle est prise au pied de la lettre : le regard de l’inconnue est un orage éclatant brutalement, sur fond de ténèbres. « Son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres » (l. 7-8). Le troisième paragraphe reprend l’image de l’orage : la femme est comparée à une lune arrachée à une « nuit orageuse et bousculée ». La dangerosité de la
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séductrice semble alors renforcer le charme de la rencontre. Prolongement On peut faire le parallèle avec le vers 9 du texte 12 : « Un éclair… puis la nuit » : la même image fait naître la poésie. Elle est ici plus ramassée. L’ellipse du verbe au profit des points de suspension accélère le rythme et densifie le propos.
4. Les amants séparés se reverront « ailleurs », mot lancé en tête de vers et frappé de l’accent. Ce lieu – ou plutôt ce non lieu – se situe hors de portée, comme le décline la fin du vers 12, martelé d’une ponctuation expressive. « Bien loin d’ici » met l’accent sur l’éloignement géographique ; le second hémistiche, constitué de « trop tard ! jamais peutêtre ! », sur l’éloignement temporel. La question venant clore le premier tercet propose une amorce de réponse : peut-être les deux amants se reverront-ils dans la mort, dans « l’éternité ». 5. La passante du sonnet est sensuelle car en mouvement. Ainsi, le premier mot de la deuxième strophe est « agile », situé à une place forte du vers et mis en valeur par l’enjambement. On relève aussi deux verbes de mouvement : « soulevant, balançant le feston et l’ourlet ». La rime interne en [ɑ ˜], le rythme ternaire et le participe présent mettent en valeur la souplesse du corps ondoyant. Avec séduction, elle sait jouer avec son vêtement pour dévoiler sa jambe avec un érotisme discret. Pourtant, il s’agit d’une « jambe de statue », ce qui, de manière oxymorique, révèle une froideur splendide. Les adjectifs « noble », « majestueuse » et « fastueuse », pris dans un rythme ample et grave, la présentent aussi comme altière. La mention du deuil achève de donner à la scène sa froideur. La même contradiction se retrouve dans « Le désir de peindre ». Si elle est belle, c’est parce qu’elle est à la fois sensuelle et glaciale. « L’explosion », « l’éclair », la danse frénétique et ensorcelée renvoient à une sensualité lourde, menaçante. Le noir et la nuit confèrent une tonalité plus froide. S’esquisse ainsi le portrait fugace d’une femme idéale, alliant la beauté éternelle des statues à la féminité sensuelle et mouvante. Prolongement La passante baudelairienne est une vivante incarnation de la beauté moderne, qui saisit l’éternel dans le transitoire.
6. L’oxymore « soleil noir » est frappant. L’image sert de matrice à la description comparant la jeune femme à un astre inédit. Il verse en effet « la lumière et le bonheur » aussi bien que « le noir », « les ténèbres » où éclate l’orage. Il est associé à « lune arrachée du ciel », « sinistre et enivrante », invoquée par les sorcières de Thessalie pour que s’accomplissent leurs sortilèges amoureux. 7. La question renvoie chaque élève à sa sensibilité. À lui de s’appuyer sur sa lecture, sur les questions pour formuler en mots ce qu’il a pu ressentir et, ensuite, défendre ses émotions.
HISTOIRE DES ARTS Le charme de cette passante tient à sa beauté en fuite : elle semble en mouvement, marchant vers le spectateur. Elle ne cherche pas la rencontre, bien au contraire. À demie dissimulée derrière son chapeau et son col de fourrure luxueusement remonté, elle ne regarde personne. Son regard évite le spectateur, glissant obliquement vers la droite. Le spectateur ne capte qu’un bref aperçu, un éclat de cheveux roux s’échappant du chapeau, avant qu’elle ne disparaisse, transitoire beauté moderne.
VERS LE BAC Invention On peut inviter les élèves à s’appuyer sur le questionnaire pour réussir cet exercice de transposition. La question 2 permet de comprendre la violence de l’apparition, la question 3 s’interroge sur les images qui expriment l’intensité de cette brève rencontre. Les élèves peuvent ensuite se les approprier.
Oral (entretien) La femme baudelairienne, parce qu’elle incarne la réconciliation des contraires, offre une image de cet « ailleurs » que le poète souhaite atteindre. Elle en est une secrète correspondance. Ce constat peut servir d’axe à une explication suivant le plan suivant : 1) Une femme froide et sensuelle 2) Qui force à désirer l’ailleurs, dont elle est la fugitive et intense préfiguration 3) Avec un désir violent (analyse du deuxième quatrain) 10 Les jeux de l’amour |
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G. Apollinaire, Poèmes à Lou, ⁄·∞∞ p. ¤¤‚
Poésie simultanée LECTURE DES TEXTES 1. En jouant avec l’acrostiche (texte A), qui se lit verticalement, Apollinaire épelle le prénom aimé et fait de chaque lettre de Lou l’initiale d’un vers horizontal. Graphiquement, le nom de l’aimée fait naître la poésie et lui donne forme. La réciproque est vraie : le poème donne forme à l’amour et révèle le visage de l’aimée (texte B). Ainsi, le calligramme (texte B) commence par : « Reconnais-toi ». Lou est invitée à regarder son portrait, très original. Elle regarde d’abord le dessin, puis déchiffre les mots qui le forment et se déploient dans l’espace de la page. Certains sont écrits horizontalement, d’autres verticalement, d’autres encore, en oblique. Le sens de lecture a son importance. Ainsi, l’expression « l’ovale de ta figure » s’incurve et forme un ovale. Il y a une correspondance étroite entre la forme du corps et celle du poème. Au terme de ce double parcours de lecture, visuel et textuel, Lou a conscience de son image, de ses contours, tels que les voit son amant. Ainsi, en jouant avec la multiplicité des sens de lecture, Apollinaire fait du nom de l’absente l’objet et le sujet de la poésie, la « matière première » de son œuvre et la destinataire finale des poèmes. 2. On reconnaît bien les mots-images « œil », « nez », « bouche », au centre du dessin. Une lecture attentive permet de déchiffrer aisément l’expression « l’ovale de ta figure ». Ainsi, le visage de l’aimée apparaît avec clarté « sous le grand chapeau canotier ». Un rapide regard sur la photographie montre que le trait est précis, net. Il faut en revanche de bons yeux pour trouver le « cou », « le buste » et surtout « le cœur qui bat ». C’est un choix d’Apollinaire : il avoue n’en donner qu’une « imparfaite image », comme floutée à travers un « nuage ». Sans doute le battement de cœur (le sentiment, l’émotion) est-il ce qu’il y a de plus difficile à représenter, quand les amants sont séparés. 3. En 1915, quand le poète écrit ce poème à Lou, il est engagé volontaire et se bat comme artilleur
dans les tranchées. Il est confronté chaque jour au danger et sa poésie, en prise avec la réalité, veut témoigner de cette vie violente, déchirée entre envie d’aimer (de vivre, donc) et acceptation courageuse du risque et de la mort. Il envisage même sa propre disparition dans Si je mourais là-bas... Le texte B en est la conclusion. Chaque lettre de Lou est la source d’une rime en [sang] : « descend », « pressent », « sang », annonçant, de manière prémonitoire la poussée de violence à venir et, de manière saisissante, sa propre mort. L’amour (LOU) et la mort (la rime en « sang ») sont mêlés en un seul et même geste graphique. Prolongement On peut comparer ce texte avec le tableau de Chirico intitulé : Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (1914), le représentant en homme blessé à la tête. C’est bien de cela dont mourra le poète.
VERS LE BAC Dissertation Proposition de plan : La poésie amoureuse remplit plusieurs fonctions : elle célèbre la destinataire du poème pour mieux la séduire. Elle évoque aussi, à travers un nom, un type de femme magnifié et idéalisé, plutôt qu’une femme précise. N’est-ce pas alors une femme mythique, réinventée, symbole de poésie, qui est avant tout célébrée et aimée ? 1) Une invitation aux jeux de l’amour Pour déclarer son amour et séduire, le poète fait de son poème une arme de conquête afin de triompher aux jeux de l’amour. Voiture l’explique avec malice et virtuosité. Plusieurs exemples peuvent étayer notre propos : Le blason magnifie le corps d’une femme précise, même si son évocation suit des modèles culturels aisément reconnaissables. Le calligramme et l’acrostiche des poèmes à Lou sont des portraits vivants de l’absente, dont le souvenir est certes sublimé mais fidèle, comme en atteste la photographie. Ces portraits vivants sont une déclaration séduisante. 2) Recréation et transfiguration de la femme Les poètes ne font pas le portrait d’une femme aimée mais d’une femme incarnant un idéal poétique.
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a) Une femme réelle, mais mythifiée « Marie » est un personnage poétique, inspiré par plusieurs jeunes femmes fauchées dans la fleur de l’âge. Le prénom renvoie alors à une femme mythifiée, incarnant la fuite du temps et la beauté dans sa vulnérabilité. b) Une femme inspiratrice, la Muse Verlaine se souvient d’une femme dont le lecteur devine peu à peu qu’elle est morte, définitivement absente. L’évoquer, c’est évoquer l’absence et le deuil, renouer avec une des fonctions les plus anciennes de la poésie et placer ses pas dans ceux d’Orphée. c) Une femme « Pygmalion » Éluard et Breton construisent le mythe de la femme capable de faire renaître le poète à luimême. Elle façonne sa personnalité, le révèle à lui-même : « Toi qui m’as inventé ».
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René Char, Lettera amorosa, ⁄·∞‹ p. ¤¤⁄
Dérouler l’écharpe d’Iris LECTURE DU TEXTE 1. Dans la mythologie grecque, Iris est la messagère des dieux, représentée sous les traits d’une jeune fille avec des ailes brillantes et irisées. Les poètes voient dans l’arc-en-ciel son écharpe ou la trace de son pied. La première « définition » proposée par le poète s’inspire directement de la mythologie. 2. Le poète compose son poème comme une notice de dictionnaire. Il s’agit là d’une contrainte fertile. Pour comprendre et définir Iris, R. Char explore en effet les dénotations du nom propre (définitions I, 1°, I, 2°, I, 3°) puis, du nom commun (II et IV). Seule la rubrique III prend quelque liberté avec le modèle d’écriture : elle ne propose pas de définition mais une série d’exemples jouant avec la connotation du mot (en l’occurrence, la couleur). Ainsi, le poème évoque les promesses d’un nom, dont chaque lettre est une « Lettera amorosa » (l. 13). 3. Iris est d’abord une créature féminine : il s’agit de la déesse (I, 1°) ou de la Dame, femme idéalisée qu’il est interdit d’aimer et qu’on désigne
par ce nom générique (I, 2°). Mais Iris est aussi un élément de la nature, qu’il s’agisse du cosmos éloigné (« petite planète ») ou de la nature proche, fleur ou insecte vivant sur le franc-bord (« papillon », « iris jaune des rivières »). Enfin, le nom « iris » permet une approche plus métonymique et plus charnelle de la femme aimée. On se focalise sur son œil, son iris coloré. Ces différentes rubriques sont autant d’angles d’attaque pour évoquer la femme aimée dans sa pluralité. Complète et complexe, elle est à la fois idéalisée et très physiquement incarnée, lointaine et proche, unique et générique. Tous ces contraires sont contenus dans son nom, « Iris plural ». Le poème offre la vision d’une femme médiatrice, réconciliant les contraires. Elle est la messagère par excellence, trait d’union entre le ciel et la terre, les hommes et les dieux, toujours sur le franc-bord.
4. La rubrique I 2° montre la volonté de s’inscrire dans une tradition consistant à nommer « Iris » la dame de ses pensées pour ne pas la compromettre en donnant son vrai prénom (si elle est mariée par exemple). Et si l’amant change de maîtresse, le nom demeure. Elle est une Iris parmi d’autres. C’est presque un jeu littéraire, au même titre que le madrigal de circonstance (Ronsard) ou le rondeau de commande (Voiture). Pourtant, en inventant une forme de poème inédite, Char s’empare de cette Iris si impersonnelle, à la source de tant de poèmes convenus et il insuffle à ce nom un lyrisme amoureux nouveau. Iris rime avec Éros. 5. Les différentes définitions ont un trait commun : la couleur changeante. Qu’il s’agisse de l’écharpe d’Iris, de la femme-couleur, du « grand mars changeant » ou des yeux de différentes couleurs, il existe une correspondance entre le mot-talisman et le nuancier irisé qu’il évoque. La définition II évoque le bleu, le noir, le vert. Le papillon de la rubrique II est « gris ». Enfin, l’iris des rivières (IV) est jaune. Toutes ces couleurs sont sublimées par leurs déclinaisons irisées. C’est pourquoi le papillon gris mais aux reflets changeants et l’écharpe arc-en-ciel en sont la synthèse achevée. Toutefois, le papillon est ici un insecte de mauvais augure. Une phrase lapidaire le dit sans ambages : « Prévient du visiteur funèbre ». Char se nourrit de la mythologie pour glisser une ombre menaçante dans son histoire d’amour : on raconte qu’Iris coupait une mèche 10 Les jeux de l’amour |
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de cheveux aux femmes qui allaient mourir. Le papillon nommé Iris retrouve ce sinistre rôle prémonitoire.
VERS LE BAC Invention Si l’on s’appuie sur les travaux de l’historien Michel Pastoureau, les connotations associées aux couleurs ont évolué au fil des siècles. Les mots de couleur, issus du concret, des matériaux, du vécu, de l’histoire de l’homme et des mentalités, se chargent ainsi d’une portée symbolique très poétique. Pour découvrir ces connotations, ainsi que le lexique associé, on peut visionner, sur le site de la BNF, l’exposition virtuelle consacrée au rouge. http://expositions.bnf.fr/rouge Ou lire « les mots de la couleur, de la science et de la technique au symbolique », sur www.cnrs. fr/Cnrspresse/n391coul/html/n391coula03.htm. Enfin, les textes littéraires sont riches de couleurs au nom évocateur : Proust associe Madame de Guermantes à l’amarante (Du côté de Guermantes, I) ; il relie aussi la douceur de l’amour à la couleur parme (voir manuel de l’élève p. 507). Dans Les Enfants du paradis, Prévert donne à la femme aimée le nom de Garance. La muse de Pétrarque, Laure, évoque l’or. Mélanie, en grec, signifie « noire » : on peut écrire un poème à la manière Senghor. Etc.
Oral (analyse) Proposition de plan 1) Une démarche originale a) Un jeu littéraire (Reprendre la question 4.) b) Auquel R. Char insuffle une grande originalité (Reprendre la question 2.) 2) Les promesses d’un nom a) Un nom et un prénom riches de significations et de connotations (Reprendre les questions 1, 3.) b) Les couleurs de la vie et de la mort Reprendre la question 5. 3) Une vision complexe de la femme aimée Reprendre la question 3.
POUR ARGUMENTER : AMOUR DE LA FEMME OU AMOUR DES MOTS p. ¤¤¤ LECTURE DES TEXTES 1. La Pléiade est un groupe de sept poètes français du XVIe siècle : Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Jacques Peletier du Mans, Rémy
Belleau, Antoine de Baïf, Pontus de Tyard et Étienne Jodelle. Défense et Illustration de la langue française, ouvrage publié en 1549 sous la signature de Joachim du Bellay présente leur programme : ils veulent écrire en Français ; « la poésie doit parler la langue du poète ». Ils décident pour cela d’enrichir la langue française en forgeant des néologismes issus du latin, du grec ou des langues régionales, en ressuscitant des mots anciens oubliés, en multipliant les figures de style à l’imitation de Pétrarque. Ils défendent celles des auteurs gréco-latins : les lire permet de se cultiver et d’échapper à l’ignorance. Mais s’en inspirer permet de les dépasser.
2. Ronsard explique son idéal d’enrichissement de la langue par la métaphore du tissu. Si le texte est un tissu, pauvre et nu, il faut l’enrichir en brodant, en entrelaçant à chacun de ses fils de délicates fleurs de rhétorique. Ainsi, les « figures, schèmes, tropes, etc. » sont autant d’ornements « florides » (l. 7). Ils sont assimilés à des « passements, broderies, tapisseries et entrelacement de fleurs poétiques » cousus à même le tissu du texte. C’est alors que la poésie devient belle, radicalement autre (« quasi séparé[e] du langage commun », « séparées de la prose triviale et vulgaire »). Pour Du Bellay vieillissant, cette pratique risque d’altérer la simplicité sincère des sentiments. Si c’est l’ornement qui importe, permettant au poète virtuose de montrer avant tout sa maestria, l’amour des mots passe avant l’amour. 3. Ainsi deux thèses s’opposent : 1) Ronsard plaide pour une poésie savante a) Seule la poésie rehaussée de figures arrache le langage amoureux à la trivialité, à la vulgarité b) Le beau langage permet à la fois de « représenter la chose » et de la sublimer par « la splendeur des vers » 2) Du Bellay aimerait revenir à une expression plus simple a) La simplicité est synonyme d’authenticité b) Le beau langage est un masque trompeur. Nul ne peut plus être soi-même c) Le beau langage flatte la femme mais ne l’enflamme pas
ÉDUCATION AUX MÉDIAS : UN DÉBAT TÉLÉVISÉ Le débat réutilisera les arguments exposés dans la question 3.
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Séquence
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Dame Nature en son jardin Livre de l’élève p. ¤¤∞ à ¤‹¤
Objectifs et présentation de la séquence p. ¤¤∞ Objectifs : – Découvrir la représentation de la nature et son évolution, à travers le motif littéraire et pictural du jardin. – Analyser les formes et les significations d’œuvres artistiques et poétiques. Le jardin est le lieu de tous les paradoxes. Premier paradoxe : le jardin, c’est la nature perçue et transformée par notre imaginaire. Le jardin est un lieu réel, mais c’est aussi un lieu baigné d’imaginaire : on ne peut visiter un jardin sans penser au jardin d’Eden, au jardin de Cythère, au jardin d’Arcadie, au jardin des Muses, etc. Aussi peut-on vraiment dire qu’il s’agit d’un topos, au double sens du terme (voir lexique dans le manuel de l’élève) ? Lieu culturel par excellence, il est source de mythes, de références, d’intertextualité implicite. C’est ce qui fait que ce lieu, éphémère, devient un lieu de mémoire. Et c’est là le deuxième paradoxe. Troisième paradoxe : le jardin semble naturel. Pourtant, comme la peinture, le jardin est une création humaine. C’est une représentation de l’harmonie entre l’homme et la nature. Paradoxalement, dans le jardin, la nature semble faire son autoportrait, mais c’est l’homme qui conçoit le tableau et qui tient le pinceau. Le jardinier, bien souvent, n’est pas loin du peintre. À cette différence près : si, comme le tableau, le jardin s’offre au regard, il se donne en plus à parcourir. À travers cette séquence, il ne s’agit pas de dresser une histoire exhaustive des jardins et de leur influence sur la peinture et la littérature. Il s’agit plutôt d’une promenade au cours de laquelle la richesse du motif du jardin permettra de rencontrer quelques fleurs de la poésie française. Les mots « florilège » et « anthologie », ne l’oublions pas, appartiennent bien à l’univers du jardin. Sitographie : on trouvera sur le site académique de Versailles, « La page des Lettres » des articles consacrés au thème littéraire des jardins, écrits par Estelle Plaisant-Soler. – L’apologue au jardin. Séquence de première. – Libertinage au jardin. Séquence de première. – Le baroque : le jardin des métamorphoses. Séquence de première.
⁄ Le jardin des délices au Moyen Âge
p. ¤¤6-¤¤‡
ÉTUDE D’UNE TAPISSERIE 1. Cette tapisserie du musée de Cluny appartient à la série dite de la Dame à la Licorne, consacrée aux cinq sens. Nous sommes bien dans un jardin, comme le prouvent les arbres, le parterre de fleurs et le treillage de rosiers grimpants qui marque la clôture. La rondeur des bordures
suggère l’enclos. En effet, le jardin médiéval est d’abord un hortus conclusus : clos sur lui-même, fermé au monde extérieur et à la nature sauvage ; il symbolise une nature domestiquée et magnifiée. Le jardin en effet n’est pas la nature, dont l’exubérance effraie, mais une représentation maîtrisée d’une nature assagie. C’est la raison pour laquelle le jardin ne se confond pas avec le paysage, notion voisine mais dont l’apparition est beaucoup plus tardive. Le paysage n’est pas clos mais ouvert sur la nature. Cela peut paraître 11 Dame Nature en son jardin |
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surprenant, mais si l’histoire du jardin remonte à la plus lointaine Antiquité, celle du paysage, en revanche, date de la fin du XVIIIe siècle, début du XIXe siècle. Et la différence majeure entre le jardin et le paysage réside précisément dans cette notion de clôture, que marquent doublement dans cette tapisserie le parterre de fleurs et le treillage.
2. Le luxe des vêtements de la dame, entourée d’un lion et d’une licorne porteurs d’étendards, et servie par une dame agenouillée sont une exaltation de la noblesse. Plusieurs allusions au goût font également de cette scène une exaltation du plaisir des sens : la dame plonge la main dans un drageoir sous l’œil attentif de son petit chien qui suit la scène, tandis qu’au premier plan un petit singe mange une baie ou une dragée. 3. La licorne est traditionnellement un symbole de pureté et sa présence transforme généralement un jardin en jardin mystique. Ainsi, dans la tapisserie de la Chasse à la licorne au musée des Cloîtres de New York, la licorne représente le Christ : elle est poursuivie, blessée et finalement tuée par les hommes en présence d’un couple seigneurial souvent interprété comme Adam et Ève. La mort de la licorne symbolise la Passion et le jardin dans lequel elle apparaît d’abord est le jardin des oliviers. Cette interprétation mystique de la tapisserie de la Dame à la licorne semble impossible : il y a certes des petits chiens, symboles de fidélité, et plus particulièrement de fidélité à la foi et à l’Église, mais aussi de nombreux lapins, symboles du « déduit », le plaisir amoureux. Ainsi, le jardin de cette tapisserie s’apparente au jardin amoureux, au lieu idéal de l’amour courtois médiéval, aussi appelé locus amoenus.
DES TEXTES AUX IMAGES 1. Charles d’Orléans célèbre l’arrivée du printemps par une personnification, filée tout au long du poème. Le champ lexical du vêtement (« manteau », « broderie », « livrée », « s’habille ») évoque ainsi les transformations de la nature, tapis de verdure qui se réveille et se pare au sortir de l’hiver. On peut se souvenir que le mot « texte », qui vient du latin textum, signifie tissu. Le poème, célébrant la reverdi du tapis naturel, est lui aussi une tapisserie, un tissu que l’on brode de fleurs de rhétorique.
2. Charles d’Orléans et Christine de Pisan évoquent des éléments de la nature qui sont avant tout les agréments du jardin : les oiseaux, mais surtout les fontaines et les parterres de fleurs qui symbolisent la nature apprivoisée du jardin. 3. Le topos de la reverdie est au cœur de l’évocation poétique de la nature, mais aussi de sa représentation picturale. Dans la tapisserie comme dans l’enluminure, les parterres sont fleuris, les arbres verdoient et portent des fruits. C’est plus net encore dans le cas de l’enluminure du Roman de la Rose car certains arbres sont encore nus, comme au sortir de l’hiver. On peut également noter que cette représentation de la nature qui revit et s’épanouit est bien symbolique. Ce n’est pas une tentative de représentation réaliste du printemps : en effet, dans la tapisserie en particulier, les plantes sont toutes représentées au moment de leur floraison, alors que normalement, elles ne fleurissent pas au même moment. 4. Le Roman de la Rose raconte une aventure, celle de la quête de la Rose, au cours de laquelle le jeune homme subit de nombreuses épreuves qui l’initient à un modèle de comportement amoureux, selon l’idéal de l’amour courtois. Et cette initiation a lieu dans un jardin, ce qui va de soi puisque l’objet de la quête est une rose. Bien sûr, nous sommes dans l’allégorie. Cette enluminure illustre, à la manière d’une bande dessinée, trois épisodes successifs : la découverte du jardin clos, lieu symbolique de l’amour courtois ; la porte est ouverte par Oisiveté, qui sera la conseillère d’amour dans le roman ; le jeune homme parvient au jardin de Déduit (Plaisir), entouré de personnages allégoriques (Beauté, Richesse, Courtoisie, Jeunesse). On retrouve dans cette enluminure l’exaltation du goût à travers la présence des arbres fruitiers, mais d’autres sens y sont représentés, complétant ainsi la tapisserie de la Dame à la licorne : la vue avec la beauté de la fontaine, le toucher avec son eau fraîche, mais surtout l’ouïe avec la musique et les chants auxquels se consacrent la moitié des personnages. 5. Dans les poèmes comme les images, le jardin amoureux médiéval se caractérise par la beauté de la nature, domestiquée et magnifiée par la main de l’homme. Tout y devient exaltation du plaisir des sens : chants des oiseaux, odeurs des
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fleurs, goût des fruits, fraîcheur des fontaines, beauté des parterres colorés. Dans tous les cas, le jardin est clos et ses murs en font un espace à la fois à l’abri des regards et symboliquement distinct du château ou de la ville aux règles de sociabilité contraignantes.
6. Charles d’Orléans et Christine de Pisan évoquent le chant des oiseaux pour symboliser le retour du printemps et la renaissance de la nature. Mais Christine de Pisan se fait plus précise en évoquant leur jeunesse et en caractérisant leur chant si « doux ». Comme dans l’enluminure, où l’artiste a représenté les jeunes nobles en train de chanter accompagnés d’un luth, le chant des oiseaux évoque de façon métaphorique le chant amoureux des jeunes gens. 7. Au chant des oiseaux et des amoureux qu’évoquent les poèmes de la Reverdie, vient se joindre le chant poétique. Rondeau et ballade sont en effet des formes poétiques fixes appréciées des poètes médiévaux (voir fiche méthode 25, p. 496 du manuel de l’élève). Elles se caractérisent par le choix d’un mètre (octosyllabe pour Charles d’Orléans et décasyllabe pour Christine de Pisan) et surtout du retour d’un vers ou d’un groupes de vers jouant le rôle d’un refrain dans une chanson : « Le temps a laissé son manteau », « Chapeaux jolis, violettes et roses, / Fleur de printemps, muguet et fleurs d’amour ». N’oublions pas qu’à l’origine, les troubadours chantaient leurs poèmes courtois. Évoquant le chant des oiseaux, métaphore du chant poétique, et le locus amoenus, le jardin permet ainsi l’expression privilégiée de la poésie lyrique courtoise.
Prolongement Le jardin amoureux est un thème qui fleurit dans toute la littérature médiévale et qu’on retrouve par exemple chez Chrétien de Troyes. C’est ainsi le cas dans Cligès, dont on peut citer ce passage : « Au milieu du verger, il y avait un arbre greffé, haut, beau, vigoureux, chargé et recouvert de fleurs. Les branches avaient été conduites de telle manière qu’elles retombaient toutes vers la terre et allaient presque jusqu’au sol, sauf la cime dont elles naissaient, et dont le rameau central montait tout droit vers le haut. Fénice ne désire rien d’autre que cet endroit, car sous l’arbre est le
gazon, si beau et agréable : le soleil ne sera jamais si chaud, à midi, quand il est au plus haut, qu’un seul rayon puisse y parvenir, car c’est ainsi que jean a su lui donner forme, et mener et conduire ses branches. C’est là que Fénice va se distraire, elle y fait son lit pour la journée : ils y prennent joie et plaisir. Et le verger est tout entour bien clos par un haut mur attenant à la tour, si bien que rien ne peut y entrer s’il n’y monte en entrant par la tour. Maintenant, Fénice est bien à son aise, il n’est rien qui lui déplaise et rien ne manque à son bonheur, quand sous la fleur et sous la feuille elle peut tenir son ami dans ses bras. » Parcours culturel Il est possible de comparer ce poème de Christine de Pisan avec son rondeau (p. 204). D’autres poèmes du manuel évoquent le printemps : Sur la mort de Marie de Pierre Ronsard, (p. 215), Grand Bal du Printemps de Jacques Prévert (p. 242), Le Temps des cerises de JeanBaptiste Clément (p. 266), Mignonne, allons voir si la rose de Pierre Ronsard (p. 495).
¤ Le jardin baroque, théâtre des métamorphoses p.¤¤8-¤¤· ÉTUDE D’UNE SCULPTURE 1. Apollon est amoureux de la nymphe Daphné, qui refuse ses avances et s’enfuit, poursuivie par le dieu. Le Bernin a choisi de représenter le moment où Daphné, rattrapée par Apollon, supplie le fleuve Pénée, son père, de lui venir en aide. Celui-ci la transforme alors en laurier. Plusieurs détails de la sculpture manifestent la transition entre l’humain et le végétal : l’une des deux jambes est déjà prise dans l’écorce de l’arbre, les pieds s’allongent pour devenir racines, les doigts et la chevelure deviennent branches et feuillage. Cette sculpture incarne à la perfection le goût du baroque pour les métamorphoses, que le critique littéraire Jean Rousset synthétise à travers la figure de Circé. 2. Mais le baroque est aussi l’art du mouvement et les formes des corps soulignent cette mobilité, voire cette instabilité. Les membres d’Apollon et Daphné dessinent une diagonale qui s’élève 11 Dame Nature en son jardin |
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vers le ciel. Et le corps de Daphné, tout en se solidifiant dans l’écorce, semble sur le point de tomber en avant, s’il n’était retenu par la main d’Apollon. Ce paradoxe souligne l’art du sculpteur et symbolise l’esthétique baroque qui parvient à rendre léger, aérien et instable même le tronc d’un arbre en marbre.
DES TEXTES AUX IMAGES 1. Le Bernin choisit de représenter le moment où Daphné se transforme en laurier et n’est plus une nymphe et pas encore une plante. De même, Tuby choisit de représenter le moment où le char d’Apollon, qui tire le soleil, émerge des océans, mais n’est pas encore tout à fait libéré des flots. Dans les deux cas, il s’agit d’une métamorphose : pour la deuxième sculpture, celle de la nuit qui fait place au jour. Et dans les deux cas, le sculpteur représente le mouvement. Ces deux œuvres incarnent donc l’esthétique baroque. 2. Le drapé d’Apollon souligne le mouvement du char, encore mis en valeur par la tension musculaire des chevaux et leur expression furieuse, tendue par l’effort. Enfin, c’est surtout le fait que leurs corps n’émergent qu’à moitié de l’eau, tandis que les jets d’eau imitent les éclaboussures provoquées par leur galop, qui dynamise la sculpture.
nuages descendent du ciel, les hommes se changent en rochers pour reprendre figure humaine : c’est le monde des formes en mouvement, auquel commande Circé, déesse des métamorphoses. Circé, c’est la magicienne qui, d’un homme fait un animal, et de nouveau un homme ; plus de visages, mais des masques ; elle touche les choses et les choses ne sont plus ce qu’elles étaient ; elle regarde le paysage et il se transforme. Il semble qu’en sa présence, l’univers perde son unité, le sol sa stabilité, les êtres leur identité ; tout se décompose pour se recomposer, entraînés dans le flux d’une incessante mutation, dans un jeu d’apparences toujours en fuite devant d’autres apparences. » La Fontaine prête à la déesse des jardins, Hortésie, les attributs de la Circé baroque de Jean Rousset. Avec elle, le jardin n’est plus unique, mais multiple : « tant de merveilles que l’on s’égare dans leur choix » et se métamorphose perpétuellement : « cent formes différentes ».
6. Parmi les cinq sens, le discours d’Hortésie évoque en particulier le plaisir de la vue : « toujours il charme les yeux ». Mais elle évoque également le goût : « J’embellis les fruits » et l’ouïe : « il bouillonne ».
4. Le choix des figures mythologiques n’est jamais anodin. Si Tuby choisit de représenter le char d’Apollon qui tire derrière lui l’astre solaire, c’est qu’à travers ce mythe antique, il évoque celui que l’on nomme le « roi soleil » : Louis XIV. Et si le char émerge de l’eau, c’est pour signifier que le règne de Louis XIV va éclairer l’Europe et le monde.
7. Les métamorphoses mythologiques évoquées par Ovide ont fréquemment inspiré les peintres et leurs adaptations picturales sont très nombreuses. On pourra, en guise de correction, privilégier les tableaux baroques et demander ainsi oralement aux élèves d’expliquer en quoi ces œuvres sont baroques. C’est le cas par exemple de la métamorphose d’Actéon, peinte par le Cavalier d’Arpin. On pourra lire également le poème de Philippe Desportes issu des Amours de Diane : « Celui que l’Amour range à son commandement ». Il est possible aussi d’étudier, en illustration de ce poème, la métamorphose de Narcisse avec le tableau du Caravage. À l’inverse, on pourra demander aux élèves d’expliquer en quoi la représentation de Narcisse et Écho par Poussin est classique.
5. À partir d’une analyse des ballets de cour du début du XVIIe siècle, le critique littéraire Jean Rousset interprète le personnage de la magicienne Circé comme central dans l’esthétique baroque : « Les pierres marchent, les montagnes s’ouvrent, les animaux surgissent du sol, les
8. Cette citation de Pierre Le Moyne attribue au jardin des caractéristiques qui sont typiques de l’esthétique baroque : l’irrégularité qui lui a donné son nom (« sans ordre et sans figure »), l’étrangeté (« le hasard fait plus »), le mouvement (« étendent », « lèvent au ciel »),
3. Les sculptures du Bernin et de Tuby exaltent le mouvement de façon typiquement baroque. On retrouve cette esthétique dans le poème de La Fontaine à travers notamment le champ lexical du mouvement : « coulent », « se levant », « liquide », « jaillissantes », « tomber à flots précipités », « roule », « bouillonne », « coule ».
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l’instabilité (« ni durable bien », « ni durable parure ») et le goût pour l’extrême profusion (« les plus enrichis de fruit et de verdure »). D’autres citations évoquent la même idée et peuvent être lues aux élèves. Corneille écrit ainsi en avertissement à L’Illusion comique : « Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie ; et tout cela, cousu ensemble, fait une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle […]. Je dirai peu de chose de cette pièce : c’est une galanterie extravagante, qui a tant d’irrégularités qu’elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d’y avoir perdu quelque temps… »
Prolongement Que le jardin se métamorphose, rien de surprenant à cela. Il suffit de comparer le jardin médiéval, le jardin de Versailles, le jardin public et le mur végétal pour s’en rendre compte. Pourtant, ces métamorphoses, si radicales soient-elles, ne remettent pas en question le concept de jardin : nous y reconnaissons tous des jardins. C’est que le jardin, dans son esthétique et dans son essence même, est en métamorphose perpétuelle. Ainsi, la sculpture du Bernin ou le jardin de la Fortune de Le Moyne peuvent définir le jardin au-delà du mouvement baroque : quoi de plus éphémère, de plus perpétuellement en transformation que le jardin, qui n’est jamais le même, avec ses fleurs, écloses le matin et fanées le soir. Être jardinier, c’est être Circé et maîtriser les métamorphoses. Si métamorphose du jardin il y a, ce thème n’est pas seulement baroque. On peut le retrouver chez Monet. Et pourtant, rien de baroque chez lui. Mais pourquoi peindre des dizaines et des dizaines de toiles de nymphéas si ce n’est pour célébrer cette métamorphose perpétuelle des lumières et des couleurs du jardin.
‹ Le jardin public, rencontre avec la modernité p. ¤‹‚-¤‹⁄ ÉTUDE D’UN TABLEAU 1. Au lieu de représenter le kiosque à musique du jardin des Tuileries, Manet choisit de peindre
le public, son nombre et sa diversité : hommes en hauts de forme, militaires, dames, nourrices surveillant des enfants, etc. Au XIXe siècle, le jardin public devient un haut lieu de sociabilité.
2. Par ses grands aplats de couleurs, ses touches floues qui mettent en valeur le mouvement du public et des feuillages, et son travail sur la lumière, ce tableau inaugure l’impressionnisme. 3. Le tableau est clairement construit selon un découpage aux tiers : le public occupe les deux tiers inférieurs, tandis que des troncs d’arbres scandent les tiers verticaux. Par contre, les lignes de fuite sont très difficiles à repérer et semblent quasiment absentes, ce qui a pour effet d’écraser la perspective. La profondeur semble ainsi marquée exclusivement par la multiplication de hauts de forme de plus en plus flous au fur et à mesure qu’ils s’éloignent du premier plan. Cette composition renforce également le caractère social du jardin public du XIXe siècle.
DES IMAGES AUX TEXTES 1. Nerval met en scène le coup de foudre ressenti par la multiplication de synecdoques : « à la main », « à la bouche », « d’un seul regard », et la métonymie : « parfum, jeune fille ». Ces images soulignent la fascination exercée par la jeune fille sur le poète dont le regard ébloui se focalise sur quelques parties du corps féminin. 2. Le jardin public est associé au bonheur car il permet l’exaltation du plaisir des sens. Sens de l’ouïe avec la musique dans le tableau de Manet et dans le poème de Nerval : « un refrain nouveau », « harmonie ». Sens de la vue avec la lumière : « l’éclaircirait », « doux rayon qui m’a lui », pour Nerval ; « la lumière de l’hiver », « la terre qui est un astre » pour Prévert, lumière qui crée les jeux d’ombre et de lumière dans la photographie de Kertész. 3. Nerval traduit le caractère fugace de la rencontre par le champ lexical de la rapidité : « vive et preste », « fui » et par la ponctuation particulière de la dernière strophe : les tirets et les points de suspension impliquent une respiration donnant à entendre, dans le poème, la brièveté d’un instant pendant lequel le poète a cru au bonheur. 4. Les poèmes de Nerval et de Prévert saisissent la grâce fugitive d’une rencontre ayant duré 11 Dame Nature en son jardin |
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l’espace d’un instant : « vive et preste comme un oiseau », « la petite seconde d’éternité ». Grâce aux mots du poème, l’instant de cette rencontre s’allonge et dure. Ainsi, alors que le passé composé du premier vers du poème de Nerval indique le caractère déjà révolu de l’instant (« Elle a passé »), cet instant s’étire dans la deuxième strophe. De même, dans le poème de Prévert, l’antithèse « des milliers et des milliers d’années » / « seconde » débouche sur l’oxymore : « petite seconde d’éternité ». Cette expression marque bien le caractère extraordinaire de la façon dont le temps s’écoule dans un jardin. Le choix du lieu n’est alors pas anodin : le jardin est un lieu éphémère, qui change à chaque instant, mais c’est aussi le lieu d’une durée infiniment plus grande que le temps humain : le temps des arbres, le temps de la Nature. C’est ce contraste que peut représenter la photographie de Kertész : la disproportion entre les arbres et les couples. Et pourtant le temps amoureux semble atteindre, grâce à la photographie qui l’immortalise, l’éternité.
5. La photographie de Kertész est subtilement construite. À la première lecture, on remarque d’abord le couple amoureux du premier plan pour lequel le temps semble suspendu. Le jardin retrouve ici son caractère de locus amoenus. Mais une lecture plus attentive permet au spectateur de découvrir un second plan dans l’image, qui vient ajouter une touche subtilement ironique à cette première lecture. Au premier plan et à l’arrière-plan, deux couples enlacés semblent se répondre en écho, comme dans un miroir : l’homme en noir à droite à l’avant de l’image, l’homme en noir à gauche dans la perspective. Les deux couples sont également installés sur un banc public, chacun d’un côté d’une statue du jardin des Tuileries dont on aperçoit surtout le socle. Ce jeu de miroir met en image le caractère stéréotypé et cliché de la rencontre amoureuse au jardin. 6. La photographie de Kertész est en noir et blanc et l’artiste joue subtilement sur l’antithèse de l’ombre et de la lumière : costume noir des deux hommes et tenue claire des jeunes femmes, dont la peau très pâle fait une touche de lumière dans l’image, troncs sombres des arbres et blancheur du socle de la statue et du sol, jeu des ombres portées qui strient le sol. On retrouve cette antithèse entre l’ombre et la lumière dans
le poème de Prévert : « dans la lumière de l’hiver » et surtout l’oxymore : « la terre qui est un astre », qui permet au poète de signifier l’illumination de l’amour né du jardin, donc de la terre. C’est surtout dans le poème de Nerval que cette antithèse entre l’ombre et la lumière est la plus claire : la jeune fille est assimilée métaphoriquement au soleil : « doux rayon qui m’a lui » et symbolise le bonheur, tandis que la solitude malheureuse du poète apparaît grâce à son antithèse : « venant dans ma nuit profonde ».
Prolongement Il est intéressant de comparer le poème de Nerval à un autre poème consacré à un coup de foudre voué à l’échec, celui de Baudelaire intitulé À une passante (p. 218). Chez Baudelaire, la rencontre n’a pas lieu au jardin, mais dans un autre espace public moderne : la rue. La comparaison est d’autant plus intéressante qu’on retrouve certains procédés communs : synecdoques, antithèses entre l’ombre et la lumière, jeu sur la ponctuation qui peut imiter la respiration haletante du poète fasciné ou les battements incontrôlables de son cœur, etc.
› Atelier d’écriture. Réaliser une anthologie poétique
p. ¤‹¤
L’intérêt de cette activité d’écriture réside dans le fait qu’elle amène les élèves à lire des poèmes et beaucoup plus que sept poèmes. Mais, pour qu’elle soit efficace, l’activité doit être guidée par le professeur et débuter si possible en classe entière, au CDI ou en salle informatique. Les élèves en effet n’ont pas l’habitude de lire de la poésie et encore moins d’en chercher donc le risque est grand de les voir se méprendre et confondre des poèmes véritables et des textes plus ou moins rimés publiés sur la toile par d’illustres inconnus. Une fois cet écueil expliqué aux élèves, il faut leur faire percevoir la nécessité de choisir sept poèmes qui se répondent les uns les autres et se complètent, et donc de ne pas se limiter aux sept premiers textes qu’ils trouveront. Là encore, la présence du professeur pour initier la recherche est essentielle.
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Pour évaluer l’anthologie, on pourra s’appuyer sur les critères suivants : • Respect des contraintes matérielles d’une anthologie : – Anthologie présentée comme un livre – Choix du titre – Présentation des doubles pages consacrées aux poèmes – Table des matières claire et pertinente • Choix des poèmes – Pertinence et intérêt des poèmes par rapport à la problématique de l’anthologie – Variété des poèmes : appartenance à plusieurs siècles, plusieurs formes • Classement des poèmes – Respect du classement adopté – Pertinence du classement par rapport à la problématique de l’anthologie
L’évaluation de la préface peut également s’appuyer sur des critères précis : • Un discours argumentatif – Qualité et approfondissement des idées – Organisation de l’argumentation • Un discours sur l’anthologie, au seuil de la lecture – Explication de la problématique de l’anthologie – Justification du choix des poèmes – Justification du choix des illustrations – Justification du choix du classement • Un discours sur la poésie – Présence de connaissances sur la poésie • Un discours adressé au lecteur – Prise en compte du lecteur et de sa lecture à venir de l’anthologie – Captatio benevolentiae – Éveil de l’intérêt du lecteur
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Séquence
⁄¤
Le poète, arpenteur du monde Livre de l’élève p. ¤‹‹ à ¤∞›
Présentation de la séquence p. ¤‹‹ Rimbaud, le poète aux semelles de vent, dit de Lamartine qu’il fut « quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille ». Comment définir la poésie lorsqu’elle n’est plus intimement liée à la métrique, dont les règles stimulent l’imagination, puisque toute contrainte est source de création ? Quand on la « libère » pour qu’elle invente des formes neuves ? C’est ce que cette séquence entend découvrir en proposant deux objectifs : observer le lien entre le travail de l’écriture et une vision singulière du monde ; découvrir comment le poète s’approprie les mots pour inventer un nouveau langage. Le premier corpus, « Dire et déchiffrer le monde », montre que le poète regarde le monde d’un œil neuf, le déchiffre comme s’il était un texte inédit et le chante avec des mots nouveaux. L’imagination du poète ne lui permet pas seulement d’orner le discours de fleurs de rhétorique convenues. Les associations d’idées, les analogies métamorphosent les représentations anciennes en images inédites. Ce rapport au langage interdit l’arrêt sclérosant sur des idées ou des phrases toutes faites. Pour G. Bachelard (L’Air et les Songes, essai sur l’imagination du mouvement), la poésie caractérise en cela notre psychisme, toujours en tension vers du nouveau. Le second corpus, « Rompre les amarres », approfondit cette volonté de rupture, physique, psychologique, langagière avec les sentiers battus. Poète est celui qui rompt pour nous l’attachement aux habitudes routinières, aux mots usés et donne de l’élan pour vivre plus intensément. La double page « Pour argumenter » invite les élèves à réinvestir leurs connaissances pour débattre de la question suivante : « Comment la poésie transporte-t-elle hors des lieux communs ? » La synthèse d’histoire littéraire entend poser des jalons : quand le poème en prose, le vers libre fontils leur apparition ? Comment cet affranchissement progressif des formes anciennes invite-t-il à redéfinir la poésie comme rapport inédit aux mots et aux choses ?
Intérêts : Notion de support et de matière ; l’étymologie du mot « graphie », le lien avec la poésie ; réflexion sur le mur, le tag, la signature.
H istoire des arts
Antoni Tàpies, A.T., ⁄·°∞
p. ¤‹›-¤‹∞
Objectifs : L’œuvre permet une entrée en matière dans la séquence : que fait le poète lorsqu’il fabrique son poème ? Lorsqu’il assemble et dépose des signes sur la page blanche ? Peut-être retrouve-t-il le geste décisif de Tàpies, qui trace ses initiales sur la toile et les mêle à la matière même du monde.
La substance du monde LECTURE DE L’IMAGE 1. Les couleurs primaires, l’aspect rupestre de la toile et l’épaisseur de la peinture, visible dans les traces de pinceau, mettent en avant la matérialité brute des matériaux. Le peintre dépose sur sa toile la substance même du monde, dans ses composantes élémentaires (la terre, le feu, le
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sang), sur un support dont la rugosité apparente est voulue.
2. La toile est cependant structurée, comme en témoigne l’organisation des lignes de force. La première croix, située au début du parcours de lecture, en haut à gauche, est en oblique. Si l’œil suit sa branche droite, il descend le long d’une diagonale le guidant jusqu’au « A rouge », dont les courbes et les barres donnent une impression de dynamisme. Les traces de peinture montrent en effet que le peintre a exécuté son œuvre d’un trait, dans un geste rapide, fiévreux et ascendant, comme s’il voulait jeter rapidement sa vision sur la toile. À la fin du trajet de lecture, notre regard se pose sur la deuxième croix noire, droite et posée. Elle stabilise l’ensemble, l’encadre. 3. Que voit-on lorsqu’on regarde rapidement ce tableau ? Rien qui ressemble à ce que l’on appelle une œuvre d’art. Décontenancé, on cherche en quoi cet agrégat rustique peut présenter un intérêt. On n’en comprend pas le sens immédiatement ; on ne peut même pas admirer le savoir-faire de l’artiste, ici réduit à une pauvreté technique volontaire. Il faut chercher. On perçoit alors du mouvement, le geste du peintre déposant violemment la peinture à la surface du support. On découvre ensuite ce qu’il a peint : des traces, des graphèmes. Si on lit le tableau, on peut les déchiffrer comme étant deux « T noirs », un « A rouge », lettres correspondant aux initiales de l’artiste et de son épouse, Thérésa. C’est un « tag » : un graph en forme de signature conquérant l’espace. Ainsi, Tàpies a mis beaucoup de lui-même sur son « mur ». D’ailleurs, son nom signifie « mur » en catalan, comme si une correspondance le liait à la toile où il peint des éléments du monde mêlés aux signes de son nom. Le mur est le trait d’union entre le moi et le monde. Prolongement On peut faire un parallèle avec les tags qui marquent sauvagement le territoire. Pourquoi les tagueurs mêlent-ils leurs initiales à la matière du monde moderne, de son mobilier urbain, de son matériel roulant ? Est-ce que c’est beau ? Insupportable ? Pour alimenter la réflexion, on peut visionner le catalogue de « T.A.G., lettres de noblesse », l’exposition-vente qui a eu lieu en février 2010 au Palais de Tokyo.
www.graffitiartmagazine.com/index.php?post/ T.A.G.-Lettres-de-noblesse-%40-Palais-deTokyo-(Paris) On peut aussi comparer le tableau de Tàpies aux nombreux dessins de Victor Hugo, où les initiales de son nom se mêlent aux éléments du monde représenté (voir manuel, p. 237).
4. La croix la plus grande se situe en bas, à droite. Elle est dans la zone de verrouillage où signent le plus souvent les peintres. Si on voit dans cette croix un « T », il s’agit de la signature de l’artiste. Enfin, si on ne voit là qu’une croix, ce signe peut aussi évoquer la signature pauvre, élémentaire de ceux qui ne savent pas écrire mais qui peuvent tout de même apposer leur marque solennelle sur un document. La croix est, dans tous les cas, bel et bien une signature, permettant d’affirmer son existence singulière. Cependant, la croix a aussi une dimension universelle : ce signe, par ses qualités graphiques, a séduit les peuples et les religions et s’est vu attribuer de nombreuses significations symboliques : • La prospérité : dans de nombreuses religions, la croix est un signe de vie et de prospérité. Dans la Bible, le prophète Ézéchiel recommande de tracer sur le front des enfants une croix en forme de tau grec pour les bénir et les protéger. • L’ouverture : ses quatre bras semblent en effet ouvrir le monde dans toutes les directions. • La victoire sur la mort : la croix chrétienne évoque la mort du Christ sur la croix et sa résurrection. C’est le symbole de la victoire sur la mort. • L’appartenance à la communauté des hommes. Lors du baptême, le prêtre trace le signe de la croix sur le front de l’enfant et ce geste symbolise son entrée dans l’assemblée des croyants. • La lutte du bien et du mal. Tàpies, peintre engagé faisant de son œuvre une résistance à l’oppression, commence à peindre au lendemain de la seconde guerre mondiale, qui fut, aussi, une guerre des images et des symboles. L’historien J.-P. Azéma, dans Les Signes de la collaboration et de la résistance, évoque l’insurrection des signes menée par les Résistants, guerre symbolique assez sérieuse pour qu’ils y risquent leur vie : certains graffitaient des croix de Lorraine, pour répondre, trait pour trait et symbole pour symbole, aux croix gammées envahissant l’espace. C’est une reconquête symbolique du territoire. 12 Le poète, arpenteur du monde |
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• Enfin, les deux croix peuvent évoquer un signe d’addition et de multiplication, deux signes généreux. On ne peut affirmer de quels sens symboliques Tàpies a voulu enrichir son œuvre. Cela correspond d’ailleurs au sens même du mot « symbole » : il fait « signe vers » (Todorov) une multitude de sens possibles, sans qu’on puisse en arrêter un.
5. Les balafres et les coulures forment des lettres. Elles conjuguent donc écriture et peinture pour mieux épeler le monde et dire le moi. Les griffures égratignant la surface peuvent évoquer le geste du scripteur ou du graveur qui, étymologiquement, griffe et grave pour laisser un message sous forme de trace durable. Cela renvoie aux premières écritures (exemple : les caractères de l’écriture cunéiforme sont de petites encoches, de petites entailles faites avec un coin dans des tablettes d’argile). La coulure, l’éclaboussure font penser à une écriture légère. Déposer une trace d’encre, qui n’entame pas la surface, suffit à inscrire son message dans la durée. Les deux formes d’écriture ont en commun la volonté de dire la complexité du monde avec des signes simples, de représenter le monde pour lui donner un sens. Prolongement Cette démarche est celle du poète. On peut sur ce point rapprocher le tableau des textes de la séquence. On songe au geste d’Obaldia, épelant le monde et aux « stèles » de Segalen, poèmes inspirées par les bornes de pierre gravées d’écriture, que l’on trouvait le long des routes chinoises. L’élève comprend à quoi sert l’écriture gravée : à s’orienter, à se repérer, à comprendre le vaste monde. C’est ce qu’a voulu faire Segalen. Son poème « Conseils au bon voyageur » (p. 248) décrypte le monde, en transcrit le sens pour mieux guider le voyageur.
6. La surface sur laquelle peint Tàpies a un aspect granité. On le voit lorsqu’on regarde autour des croix, par exemple. En prenant l’apparence d’un mur, le tableau s’approprie son pouvoir d’évocation, pouvoir très ancien (peinture pariétale) mais toujours d’actualité (graff’). Pour Tàpies, « l’image du mur est riche de suggestions ». « Surface nette » ou « décrépite », le mur est « témoin de la marche du temps », dépositaire de l’histoire et de la mémoire (Mémoire, 1981).
Pour illustrer cette idée, on peut proposer un diaporama ou une recherche sur Internet de quelques murs de mémoire, comme le mur des Lamentations ou le mur de Berlin couvert de graffitis, par exemple. On aussi regarder ou participer à l’opération ZeWall. C’est un dessin collectif sur Internet sans inscription ni installation de logiciel, où chacun investit l’espace qui lui correspond le mieux (Ex. : « rue d’Amertume »). Les meilleurs dessins servent depuis 2001 à construire un immense graff’ se déployant sur les murs d’une ville virtuelle. Rien n’interdit d’écrire le poème correspondant à son graff, à la manière de Prévert célébrant une rue d’un quartier populaire (manuel p. 242).
ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention Le sujet, dans sa formulation, invite les élèves à comprendre ce qu’on attend d’eux lorsqu’on propose un sujet d’invention. Avant de se lancer, il faut souvent se livrer à un petit jeu de questionsréponses : Pourquoi me demande-t-on un poème en prose où le scripteur joue avec les lettres de son nom, une lettre signée, un poème lettriste, etc. ? Quelle est l’idée sous-jacente à comprendre en amont ? Réponse : L’écriture personnelle, signée, est un moyen de s’approprier un espace, un territoire, etc. Ensuite, on peut dresser la liste des réponses à la question suivante : Comment vais-je transcrire cette attente ?
DÉCHIFFRER LE MONDE
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Victor Hugo, Les Contemplations, ⁄°∞∞
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Objectif : Découvrir la mission du poète-prophète. Intérêts du texte : La notion de contemplation, ouverture sur l’infini ; la compassion du poète pour le « langage » des créatures souffrantes.
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Le poète visionnaire LECTURE DU TEXTE 1. Plan du texte : Vers 1 à 6 : Rencontre du Poète et de la Mort. Vers 7 à 34 : question posée par la Mort : la nature a-t-elle un langage chargé de sens ? Vers 35 à 43 : réponse donnée par la Mort : chaque élément du cosmos vit, souffre, pense et parle. La bouche d’ombre est la mort. Pour le comprendre, on peut relire les premiers vers ainsi que la légende du dessin. Elle est aussi désignée par les expressions suivantes : « le spectre » (v. 4), « l’être sombre et tranquille » (v. 4). 2. La mort est personnifiée. Elle apparaît même sous les traits d’une allégorie que l’on connaît bien : le spectre. Lui donner la parole dramatise son discours. Cela permet aussi de comprendre ce qu’est une « contemplation » : un face-à-face intime avec la mort. Celle de Léopoldine en 1843, celle de Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet, en 1846. C’est au plus profond du deuil, au plus profond du « gouffre monstrueux » (dernier vers des Contemplations) que le poète se tient, contemple et parle. 3. La question appelle une réponse nuancée. Certes, le dispositif énonciatif met en scène une transmission de parole : on voit le poète se promener « au bord de l’infini », rencontrer la Mort, être saisi par elle et la laisser parler (v. 1 à 6). Puis, dans le temps de l’écriture, il relaie et transcrit son discours. Le poète est prophète au sens étymologique : il « parle pour » la mort, contemplée et écoutée. Il devient lui aussi « bouche d’ombre », qui laisse parler la mort par sa voix. Cependant, il s’agit d’un dispositif énonciatif concerté et maîtrisé, inventé pour témoigner de l’ouverture du moi au monde. « Il vient une certaine heure dans la vie où, l’horizon s’agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer de parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s’incarne. C’est encore l’homme, mais ce n’est plus le moi », dit Hugo. 4. Dans cette scène fantastique, le poète, tout vif, est, littéralement, saisi par la Mort : « L’être sombre et tranquille / Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit ». N’est-ce pas là une
image de ce que Victor Hugo a intimement vécu en perdant sa fille ? Puis, le personnage du poète est déposé en position de surplomb, « sur le haut du rocher », face à l’infini de l’océan (voir le dessin). Ici, il voit et entend tout. Il peut écouter l’ensemble de la création.
5. Il entend alors le concert de voix formé par les créatures et éléments de la nature. « Tout parle », en effet (v. 7). Le champ lexical de la parole, et plus précisément les verbes, insiste sur ce point. Mais comment ? Tout, dans la création, semble « éternel murmure » (v. 15), « rumeur » (v. 27), « tumulte » (v. 38), « bruit » (v. 39), balbutiement (v. 31) ou bégaiement de sourd-muet (v. 34). De même, la forêt « sonn[e] » (v. 11), le torrent et l’orage « roul[ent] (v. 12), l’eau et l’arbre « élèvent la voix » (v. 17), le vent est comparé à « un joueur de flûte », l’océan, ouvre sa gueule pour « rugir » (v. 22). Il s’agit de bruit, d’onomatopées, de musique, de cris d’animaux inarticulés. Mais s’agit-il d’un langage signifiant ? Oui, soutient la Mort. On y entend le « Verbe », parole et souffle divins. Et la mission du poète-prophète est de l’écouter et de le donner à entendre. Qu’exprime le cosmos quand « ça parle » ? On peut laisser les élèves proposer des hypothèses et lire ensuite quelques vers composant la suite de cette immense méditation qu’est « ce que dit la bouche d’ombre » : le poète se concentre sur les souffrances des créatures immondes, enfermées dans un corps horrible ou une gangue de matière oppressante, suite à quelque crime les ayant fait descendre dans « l’échelle des êtres ». Crapaud, ronce, caillou : il faut les prendre en pitié. Ce poème manifeste la volonté d’écouter et de prendre en charge la souffrance des déshérités. De plaider pour leur réhabilitation. C’est le pendant métaphysique des Misérables. Prolongement Hugo vit tragiquement l’expérience de la mort et de l’exil. C’est une descente en Enfer, une confrontation avec l’abyme. C’est aussi la découverte de la compassion et de la compréhension dont doit être capable le poète-prophète, à l’écoute de toutes les créatures, même déchues, même inanimées. On peut prendre du recul par rapport aux expériences étranges réalisées par Hugo pour parvenir à la conviction qu’un souffle palpite dans chaque être, voire 12 Le poète, arpenteur du monde |
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dans chaque chose. L’expérience des tables tournantes, la croyance en l’échelle des êtres, par exemple, déconcertent. Pourtant, se dessine là une des thèses les plus fortes de Victor Hugo : la souffrance et la misère sont dignes d’être écoutées, exprimées dans un langage articulé qui leur confère clarté et dignité. C’est la mission du poète-prophète, tellement brisé lui aussi qu’il est à l’unisson de la douleur du monde.
6. Le dernier hémistiche est isolé par la typographie, la suite de l’alexandrin étant écrite après un blanc, en retrait. La métrique, détachant chaque nom par une virgule, met aussi en valeur ce vers où se ramasse en un cri la thèse du poèteprophète : « tout vit ! ».
VERS LE BAC Invention On peut demander aux élèves de dresser l’inventaire des consignes implicites : le journal intime réclame une écriture à la première personne, sous forme fragmentaire, avec les temps du discours, un peu de recul, etc. Pour cela, on peut leur demander de se souvenir de journaux intimes qu’ils peuvent avoir lus (Le Journal d’Anne Franck, Cathy’s book , etc.). La découverte de l’île suppose des passages descriptifs, sertis dans un propos lyrique. Repérer les éléments importants du dessin (dolmen, océan, monticule) permettra de bien organiser la description. D’autant que ces éléments signifiants n’étaient pas disposés ainsi dans la réalité, selon J. Delalande. Hugo a déplacé le mégalithe au bord de la mer et en surplomb, par exemple. On remarque aussi que le dolmen a la forme d’une lettre (un H), comme souvent dans les dessins de Victor Hugo qui mêle les initiales de son nom à la représentation du monde (voir son dessin transformant les flèches de Notre-Dame en H). On peut, sur ce point, réinvestir les acquis de la page 234. Le thème de l’exil appelle la tristesse, la mélancolie, le regret ou, au contraire, la volonté de vengeance et de châtiment. À chaque élève de regarder le dessin et de s’inspirer des impressions ressenties pour choisir quels sentiments seront exprimés. Pour compléter ce travail sur le ressenti, on peut regarder sur le site de la BnF d’autres dessins de Hugo, réalisés pendant l’exil.
Commentaire Pistes 1) Un dialogue instructif avec la mort a) Un dispositif énonciatif particulier (question 3) b) La question posée par la mort (questions 1 et 2) c) La réponse donnée par la mort (questions 1 et 2) 2) « Tout est plein d’âmes » a) Le chant du monde (questions 5 et 6) b) La fonction du poète-prophète (question 4) On peut aussi commenter l’ordre donné par la Mort au prophète : « Écoute bien » (v. 42). C’est un devoir.
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Jules Supervielle, Gravitations, ⁄·¤∞
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Objectif : Travailler sur le thème des promesses de l’aube. Intérêts du texte : Champ lexical de la naissance du monde, découverte du texte fondateur qu’est la Genèse, notion d’harmonie / cosmos / ordre, fonction du poète orphique, capable d’entendre et de célébrer le chant du monde.
Célébrer la naissance du monde LECTURE DU TEXTE 1. Plan du texte : Quatrains 1-3 : premiers murmures de l’aube Quatrains 4-5 : le hennissement du cheval Quatrains 6-7 : le chant de mille coqs sépare la nuit du jour Quatrain 8 : l’eau pleine de lumière et de bruit 2. Au commencement du monde, les créatures sont libres, à l’instar du cheval s’abandonnant sans contrainte au pur plaisir de galoper (v. 20). Avide d’espace libre, il fuit l’attraction terrestre pour s’élancer « comme en plein ciel » (v. 18), « tout entouré d’irréel » (v. 19), connaissant des « gravitations » inconnues. Sa rencontre avec l’homme n’est pas placée sous le signe de la domestication mais de la douceur et de l’harmonie. L’homme avance « à petit bruit » (v. 14), pour ne pas l’effaroucher.
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L’harmonie primitive est aussi musicale. Dès le premier quatrain, on trouve le mot « chant », mis en valeur par l’enjambement des vers 3 à 4. C’est un chant à mille voix (« mille bruits », v. 1 ; « mille coqs », v. 25) où chacun trouve sa place pour que l’ensemble soit euphonique. Même la stridence des cris animaux (hennissement, chant du coq) se fond et se résorbe dans une harmonie supérieure. Les jeux de rythmes et de sonorités de l’octosyllabe rendent sensible cette musique du monde. Qu’on prononce à haute voix le titre du poème : on entend l’allitération en « m » (« matin » et « monde ») et en « d » (« du » et « monde »). On remarque encore l’assonance en « o » au vers 3 : « l’oreille croyait ouïr », harmonie imitative du murmure des débuts. L’harmonie est aussi visuelle : la symétrie et les jeux de miroir font du monde un cosmos, une création bien ordonnée où règnent équilibre et proportion entre les éléments. Ainsi, les vers 5 et 6 mettent l’accent sur la volonté de chaque créature d’être le reflet symétrique de son voisin : « Tout vivait en se regardant / Miroir était le voisinage ». Le chiasme mime l’effet de miroir, insistant poétiquement sur les concordances et correspondances liant entre eux les éléments du « tout ». De même, les étoiles se mirent dans la mer, ce que met en valeur l’enjambement des vers 31-32 : « les étoiles oublièrent / Leurs reflets dans les eaux parlantes ». Enfin, les palmiers, dont le feuillage dentelé se découpe joliment dans l’espace, ont besoin des oiseaux pour parfaire avec eux ce tableau bien composé. Aussi les appellent-ils (v. 11) pour qu’ils viennent. Le premier matin du monde est bien une harmonie.
3. Les images du texte renvoient à la naissance du monde. Le titre, « Le matin du monde », évoque le commencement : le monde émerge des profondeurs nocturnes et (re)trouve son « innocence » première (v. 4). Le premier vers frissonne alors d’un murmure naissant : « Alentour naissait mille bruits ». « Éclosion » (v. 8), « trouvant une forme », « découvrait » appartiennent au même champ lexical. Ainsi, tout matin est le premier jour de la Création. On retrouve la même dimension cosmogonique dans la Genèse. Du chaos primordial, tissé de ténèbres, naît un cosmos, un ordre. La parole divine (comme le chant du coq !) met en ordre le monde en séparant la lumière des ténèbres, puis en créant toute chose.
4. Les éléments du cosmos parlent. En atteste le relevé suivant : les palmiers « appelaient » les oiseaux (v. 11), les coqs « traçaient de leurs chants » les limites des choses terrestres, leur donnant forme et contour. Cette image évoque un monde surgissant de l’engourdissement, du sommeil où se perdent les repères et se confondent les limites. Le chant inaugural du coq réveille le monde, le fait sortir de la brume et met au net des « frontières » bien claires. Il fait passer du chaos au cosmos. Enfin, les eaux sont « parlantes ». On note que c’est le dernier mot du poème, son point d’aboutissement. 5. Chaque matin du monde est une genèse et l’imparfait marque le caractère itératif de cette renaissance. Après chaque nuit, femmes et enfants passent « de l’ombre au soleil », de la nuit à la vie, en deux temps. Leur corps, d’abord sans pesanteur puisqu’il a la consistance des nuages (« À de beaux nuages pareils », v. 22) retrouve la gravité et se met en mouvement, comme le montre le verbe « s’assemblaient » et le complément de lieu ouvrant le quatrain : « dans la rue » (v. 21). Puis, ils recouvrent leurs esprits, retrouvent « leur âme », un temps égarée, peut-être, dans l’ombre. Si l’on donne au poème une portée autobiographique, on peut dire du poète qui contemple d’un œil neuf la beauté du monde et sait la faire advenir en trouvant des mots pour la célébrer, qu’il retrouve goût à la vie, après passage par la nuit de la perte et de la mort, comme Orphée revenant des Enfers. Prolongement Dans de nombreux poèmes, lorsqu’il songe à sa mère défunte, le poète confond nuit et mort, la noirceur extérieure faisant écho aux ténèbres intérieures. La poésie permet de lutter contre l’épaississement de la nuit. « Vous faites voir clairement ce qu’est la poésie pour moi. C’est justement une défense contre la Nuit absolue où je refuse de sombrer ». C’est une façon de faire venir « L’aurore qui tous les jours sort des draps lourds de la mort, / À demi asphyxiée, / Tardant à se reconnaître ».
6. L’homme présenté dans le poème est un poète héritier d’Orphée. Il s’avance « Avec la Terre autour de lui / Tournant pour son cœur astrologue ». Son cœur est le centre du monde, axe 12 Le poète, arpenteur du monde |
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autour duquel s’organisent la gravitation des planètes, la danse des étoiles. L’adjectif « astrologue » (v. 16 et note de vocabulaire) renvoie au mythe orphique. Le poète à la lyre comprenait intuitivement l’organisation harmonieuse du monde et, plus précisément, la musique des sphères, c’est-à-dire les lois physiques organisant la matière, faisant de l’univers un Ordre (avec des symétries et des accords) gardé par les Muses et Apollon. Grâce à sa lyre, il pouvait reproduire ces accords et chanter les harmonies du ciel et de la terre.
HISTOIRE DES ARTS On retrouve dans le tableau de Chagall le cheval blanc, la femme, un coq et un poète, la tête à l’envers pour mieux contempler l’astre de la nuit. Le cheval nous regarde d’un œil humain : il n’existe pas de séparation entre les règnes. Dans l’univers de Chagall, comme dans celui de Supervielle, les eaux parlent, les arbres appellent les oiseaux et les animaux nous dévisagent.
VERS LE BAC Commentaire 1) Ode à la beauté génésiaque du monde a) La naissance du monde (voir question 3) b) Un éveil qui va crescendo (voir question 1) c) L’harmonie du monde (voir question 2) 2) Les créatures prennent vie et parole a) Le jour après la nuit ; la vie après la mort (voir question 5) b) Les éléments du monde sont doués de parole (voir question 4) c) Le poète au cœur d’astrologue entend le chant du monde et s’en fait l’écho (voir question 6)
Oral (entretien) Pour mener à bien ce sujet, on peut, dans un premier temps, se demander pour quelles raisons contempler la nature est une « première leçon de poésie ». Plusieurs pistes peuvent être envisagées, qui seront des axes structurant la réflexion : – Célébrer poétiquement la beauté, sentir que l’on en fait partie rend heureux Dans Quotidiennes, Guillevic écrit : « Autrefois,
Quand j’étais gamin, Je me sentais étranger au monde » Mais il conclut en disant : « Maintenant Je n’ai plus d’effort à faire Pour sentir pleinement le monde » Pour lire le poème dans son intégralité : http://franciscombes.unblog.fr/tag/guillevic/ Du monde qui l’entoure, le poète tire une leçon de vie et de bonheur – La nature est source d’inspiration Ex. 1 : Le bateau ivre de Rimbaud, bercé par le rythme des tempêtes et exalté par des visions inouïes, raconte le « poème de la mer » (p. 246-247). C’est pourquoi le poète arpente le monde, voyage au plus près des choses. Il saisit et dévoile la beauté du cosmos, avec un regard neuf et une langue renouvelée. Ex. 2 : Dans le poème de Guillevic, p. 241, la douceur de la nature – feuilles, bourgeons, cieux et eau – se communique à la douceur des mots. Ces mots ont une grande vertu : ils apaisent un quotidien exténuant ou violent. La voix du poète s’efface devant la beauté de la création, se laisse pénétrer par son intensité vivante. – La nature est en correspondance avec la femme aimée « Les soleils brouillés / de ces ciels mouillés » (« Invitation au voyage ») font songer aux yeux de la femme aimée. Et inversement. Les analogies entre la femme et le paysage donnent à tout ce que le poète regarde une profondeur inédite. – La nature, bruissant de chants d’oiseaux ou de rugissements maritimes, est comme un chant, que le poète comprend et dont il exalte la musicalité : Ex. 1 : Autour du poète-prophète, tout palpite, tout vit, tout parle. Telle est la révélation de la Mort au Poète dans la contemplation hugolienne (p. 236-237). Ex. 2 : Le poète-astrologue mis en scène dans « Le matin du monde » va à la rencontre du cheval qui hennit, des oiseaux, des eaux « parlantes » car peuplées de rameurs et de nageuses lumineuses. Il donne à entendre la gaieté du monde sortant de la nuit (p. 238-239). – La nature peut même être assimilée à un texte chargé de significations : qui n’a jamais cherché dans les nuages une forme précise ? Dans un amas rocheux le « rocher du lion », chargé d’histoire et de légende ? Selon R. Caillois, ce réflexe est la première des manifestations de la poésie.
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Ex. : Dans « La jarre cassée », Octavio Paz formule comme un impératif la nécessité de « regarder midi dans les yeux » afin de mieux voir et comprendre la poésie du monde ; il s’agit de « déchiffrer le tatouage de la nuit », « épeler l’écriture de l’étoile et du fleuve » ou « écouter ce que disent le sang et la marée ». Prolongement L’exposition virtuelle de la BnF consacrée à « L’aventure des écritures » prolonge la réflexion d’O. Paz.
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Eugène Guillevic, Gagner, ⁄·›· Eugène Guillevic, Terre à bonheur, ⁄·∞¤
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Objectif : Comprendre comment, dans un langage simple, la poésie contemporaine dit l’essentiel. Dire et nommer les choses, c’est sinon les faire advenir du moins les révéler. Intérêts du texte : Notion de voix blanche, impersonnelle, poème en vers libre, fonction de la poésie : dire le monde et révéler à tous sa douceur.
Prêter sa voix à la beauté et à la douceur LECTURE DES TEXTES 1. Les deux poèmes sont écrits à la première personne du singulier. Mais, contrairement à l’usage le plus fréquent, le pronom « je » ne renvoie pas ici à l’auteur, Guillevic. Les vers 2 et 3 d’« Art poétique » le précisent : « Je ne parle pas en mon nom / Ce n’est pas de moi qu’il s’agit ». Qui parle, alors ? Quand Guillevic écrit de la poésie, il fait le vide, il écoute le monde « présent » dont il devient la « voix » (v. 16, p. 240).
Il entre dans un état fait de disponibilité et d’attention au monde, grâce auquel il peut « vivre en poésie », pour reprendre le titre d’un de ses entretiens. Le destinataire est désigné par « vous » dans le texte 3 et par « tu » dans « Douceur ». Il s’agit de moi, de vous, de l’ensemble des lecteurs.
2. Le poète s’efface, se met à l’écoute du monde pour lui prêter sa voix. On peut parler d’énonciation prophétique (le prophète étymologiquement « parle pour »). En effet, il parle pour les choses du monde. On relève deux déclarations exposant son projet : « je ne parle pas pour moi » (v. 1) ; « Je parle pour tout ce qui est » (v. 6). Le totalisateur « tout » souligne l’ampleur de son ambition. Les vers suivants la précisent : il parle « Au nom de ce qui a forme et pas de forme », « de tout ce qui pèse / De tout ce qui n’a pas de poids », autant dire l’ensemble de la création. 3. « Je ne parle pas », « Je parle » ou « je dis » sont des verbes de parole plusieurs fois repris en anaphore. Ils mettent l’accent sur la puissance de la parole, qui donne un nom à ce qui, sans cela, existe à peine. Elle confère une forme à ce qui n’en a pas. Dans le second poème proposé, la voix disant « la douceur des mots » a le pouvoir de faire advenir « le temps de la douceur », parenthèse apaisante au sein d’un monde brutal. 4. Les mots de « Douceur » suspendent un temps fait de violence, qui « nous vieillit », sans doute parce qu’il nous use. La dureté de ce temps vécu est exprimée par l’alexandrin du vers 4, parfait tétramètre dont les accents mettent en valeur des mots durs (« travail », « harassant »), pleins de rudes sonorités, en [r] ou en [tr]. Les vers 7 et 8, par leur brièveté et leurs allitérations en sonorités dentales ([d] et [t]), insistent aussi sur la cruauté. On relève deux termes forts : « tue » et « massacre ». 5. Le mot « douceur » est associé à plusieurs réseaux d’images : – vers 4-6 : l’entrée dans une temporalité douce, lente, qui offre une coupure par rapport au tempo fatigant d’une journée de travail. – vers 9-12 : vision d’une nature simple (de l’eau, du ciel) mais en travail ; on voit les feuilles « sortir du bourgeon ». – vers 13-15 : chaleur de l’amitié partagée, symbolisée par la poignée de mains. 12 Le poète, arpenteur du monde |
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6. Les mots sont simples, presque enfantins, mais disent l’essentiel : la promesse de vie ; la saveur du présent, dont on goûte la durée, sans se presser. 7. Les deux poèmes nous éclairent sur une des fonctions essentielles de la poésie : en nommant les choses, en évoquant le monde, en exprimant des sentiments, les mots du poète leur donnent une consistance, un poids. Ils existent davantage, et mieux. C’est une expérience que chacun peut faire : confier un lourd secret permet de mettre des mots sur ses maux et d’aller mieux, expliquer à voix haute une idée encore brumeuse permet de la mettre au net, nommer pour un petit enfant une chose qui l’enchante pousse une mère, un grand frère à s’extasier à son tour sur le petit bourgeon, le petit oiseau auxquels nul n’avait fait attention, avouer son amour peut faire naître l’amour, etc. C’est pourquoi Guillevic souligne qu’avec les mots, on peut « aller plus loin », « vivre plus » et même « mieux mourir » (v. 11-12, « Art Poétique »). Dans « Douceur », le seul fait de prononcer des paroles empreintes de douceur réconforte et met entre parenthèses la fatigue et la dureté d’une journée de « travail harassant » (v. 4).
HISTOIRE DES ARTS Pour guider l’écriture des élèves, on peut leur demander de rappeler ce qu’est une anaphore et quelle est sa portée poétique. On peut aussi les inviter à donner les trois motsclés que leur inspire le tableau. Après avoir justifié leur choix, ils les développeront dans trois phrases commençant par : « je dis… ». Cela donnera l’armature de leur poème en prose ou en vers libres.
VERS LE BAC Dissertation 1) La caresse des mots peut adoucir le monde Ex. 1 : Christine de Pisan chante sa douleur afin de s’en libérer. Ex. 2 : Ronsard offre en hommage à Marie, la jeune fille en fleur décédée, un poème dont la douceur élégiaque adoucit le deuil. De plus, si la jeune femme n’est plus, la douceur du poème
qui la célèbre la rend immortelle. La mort, la vieillesse cessent d’être menaçantes. Ex. 3 : L’humour de Voiture ou de Marot allège les affres de l’amour et transforme la dure conquête amoureuse en jeu poétique. Le plus souvent, c’est malheureusement la violence des mots qui est efficace et capable de tuer, alors que la douceur d’un poème ne dure que ce que durent les roses, l’espace d’un instant. 2) Prendre sa plume pour une épée Ex. 1 : On peut se reporter au corpus 2 de la séquence 18 (L’idéal humaniste à travers l’Europe) : le rêve d’harmonie porté par les grands humanistes tourne court. Ainsi, la connaissance, le savoir, le raffinement de la poésie et de la musique ne peuvent rien contre la violence qui fait rage lors de guerres de religion. Le tableau de Holbein le pressent, qui met en scène deux humanistes amateurs d’art et de poésie. Ils ne peuvent empêcher l’ombre de la mort de se profiler. De même, les poètes comme Ronsard délaissent les chants célébrant la rose pour le registre épique. Ils s’embrigadent et choisissent leur camp. Leur langue prend feu. Leur éloquence est meurtrière. On peut ainsi comparer et renvoyer dos à dos Ronsard et Agrippa d’Aubigné (p. 369). Ex. 2 : La réécriture que S. Gainsbourg (p. 408) propose de Verlaine est bien cruelle pour la destinataire. La musique et les mots de Verlaine, si doucement mélancoliques, sont ici transformés : ils permettent de régler ses comptes avec la femme aimée et quittée. Les mots font mouche et blessent. 3) Une portée limitée : une parenthèse enchantée La douceur des mots semble réservée à un espace-temps très circonscrit. Ex. 1 : Guillevic, « Douceur » : les mots empreints de douceur n’éradiquent pas la violence mais la mettent entre parenthèses. Le temps de la douceur s’installe quelques instants, chez soi, et fait oublier un moment le rythme violent, usant du quotidien. Ex. 2 : Prévert : « Embrasse– moi » : par la grâce de ces quelques mots d’amour fébrilement répétés, la réalité miséreuse desserre son étreinte et laisse le jeune couple savourer le présent, et dire gaiement : « notre vie, c’est maintenant » (p. 337).
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Jacques Prévert, Grand Bal du Printemps, ⁄·∞⁄
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Objectif : Découvrir les liens entre poésie et photographie humaniste. Intérêts du texte : La démarche du photographe : voir, révéler, fixer ; la démarche du poète : chanter et enchanter le monde ; l’art populaire et ses enjeux ; l’art commercial et ses enjeux, le thème du mur, où s’affiche un message d’espoir.
Faire apparaître le printemps LECTURE DU TEXTE 1. Le décor est très simple. En témoigne la quasi nudité de la photographie, composée d’une palissade où se projette l’ombre maigre d’un arbre et d’un réverbère. On peut être sensible à la pauvreté des matériaux : bois brut mal équarri et papier déchiré, notamment. C’est bien ce que la poésie de Prévert met en exergue par les adjectifs qualificatifs caractérisant le lieu. Le quartier est « pauvre » (v. 2), les affiches « mal collées » (v. 3). « Arbre décharné » rime – pauvrement d’ailleurs – avec « réverbère pas encore allumé » (v. 6-7). 2. Pourtant, par la grâce d’un regard, celui du photographe sachant voir et révéler la secrète beauté du quotidien, les éléments urbains se métamorphosent. Prévert, ami d’Izis, rend hommage à ce travail de magicien. Izis est photographe au sens plein du terme : il saisit la poésie du monde puis, dans le secret de la chambre noire, la révèle et la fixe sur le papier (en plaçant le cliché dans un bain de révélateur puis de fixateur). Les mots de la poésie révèlent et fixent à leur tour la beauté cachée du laid, du pauvre, du souffreteux. On peut commenter le vers 5, très bref : il est composé en tout et pour tout d’un verbe : « illuminent ». Mis en valeur par le rejet et la métrique, ce terme résume le travail du « poète », qui, au sens étymologique, fabrique et forge de la beauté avec ce qu’il a. C’est ce que font Izis, artiste de la lumière, et Prévert, artisan du langage.
3. La lecture pourrait mettre en valeur l’adjectif « émerveillé », dernier mot de la strophe 2. On trouve souvent ce terme sous la plume de Prévert car il renvoie à un « état de poésie ». Il fait écho, par son rythme, sa sonorité et sa disposition dans le vers, à « illuminent ». Il désigne l’état d’esprit d’Izis, ici désigné comme un passant contemplatif, prenant le temps de s’arrêter et de se laisser toucher (v. 22) par la « lumière » (v. 27) d’un « petit monde » (v. 26). 4. Izis est désigné par la périphrase « colporteur d’images ». Sous l’Ancien Régime, un colporteur était un commerçant ambulant, vendant, entre autres, des livres bon marché illustrés de gravures. Le colportage a fait pénétrer le livre et l’image dans les villages reculés et a favorisé l’essor de la culture populaire, en marge des élites. Izis renoue avec cette tradition. En effet, il ne photographie ni les grands monuments ni les œuvres d’art patrimoniales mais une affiche publicitaire modeste, faisant la promotion d’un bal populaire. Cet art commercial conquiert ici sa dignité : il annonce au petit peuple de Paris le retour du Printemps. C’est un message d’espoir lancé au monde encore traumatisé par la guerre. Les photos et poèmes rassemblés dans ce recueil montrent des enfants en loques, des ouvriers « fous de misère » (Prévert). Mais les beaux jours vont revenir : c’est écrit sur les murs de Paris. Prolongement La question de l’art populaire est cruciale dans les années 1945-1950. Fernand Léger, par exemple, a toujours considéré que l’art ne devait pas être réservé aux musées et aux salons des collectionneurs. Il a milité pour que la création existe dans l’espace public. Il voit alors dans la publicité le seul art (au sens plein du terme) qui ose descendre dans la rue et parler à tout le monde. C’est un art gai, plein de couleurs et de joie de vivre. C’est un art expérimental aussi, qui se nourrit des innovations les plus audacieuses (du constructivisme, du cubisme, du surréalisme) pour mieux toucher un public populaire.
5. Le champ lexical de la musique est très présent : sur la photographie, le retour du printemps se fredonne sur un air de jazz. L’affiche annonce en effet la prestation du « Lucio’ls jazz ». Dans le poème, Prévert assimile Izis à un « musicien ambulant » (v. 13). 12 Le poète, arpenteur du monde |
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Cette métaphore initiale est filée tout au long de la strophe : il « joue », « le même air », le « Sacre du printemps ». Cette image permet de mettre sur le même plan la photographie humaniste d’Izis, la rengaine du bal populaire et la musique savante de Stravinski, auteur du Sacre du Printemps, ballet résolument moderne. Les œuvres ont en commun en effet l’émotion qu’elles distillent (l’air joué est « intense et bouleversant », v. 18).
6. La capacité à enchanter le lieu où l’on se trouve et le temps que l’on passe est exprimée par le chiasme des vers 19 et 20 : A B Pour tempérer l’espace B A Pour espacer le temps Cette figure de style permet de mettre l’accent sur la puissance de la musique : elle modifie notre perception de l’espace et du temps ; elle embellit le lieu et le moment. C’est ce que fait la photographie d’Izis et, plus largement, toute la photographie humaniste (voir séquence 17).
ÉDUCATION AUX MÉDIAS L’affiche se résume à un texte. On peut demander aux élèves d’évoquer le visuel qui pourrait l’illustrer. C’est un exercice d’imagination mais aussi d’argumentation : il faut justifier chacun de ses choix iconographiques (type de visuel, couleurs, formes, lignes, éléments importants) et expliquer pourquoi ils font rêver.
VERS LE BAC Oral (analyse) Pistes 1) Un quartier populaire ordinaire (voir question 1) 2) Métamorphosé par la poésie (voir questions 2, 5, 6) On peut, pour conclure cette analyse, insister sur l’explication de la dernière strophe : si Izis s’est laissé toucher par la poésie pauvre et poignante du quartier populaire, les « choses et les êtres » aussi sont émus d’être ainsi regardés et aimés. Ils veulent alors se faire beaux « pour lui », expression qui vient clore le poème. On note donc la réciprocité et l’échange. 3) La fonction essentielle de la poésie populaire
Photographie humaniste, poésie de Prévert, musique de bal populaire et affiches publicitaires ont une fonction commune : illuminer le quotidien, l’enchanter, le nourrir d’espoir. Il faut annoncer et peut-être faire advenir le « Grand Bal du Printemps », au sens propre (on va danser) et figuré (les jours heureux vont revenir après l’hiver de la guerre). a) L’artiste et le poète sont des colporteurs d’images joyeuses (voir question 4) b) La métaphore de la musique fait retentir le sacre du printemps (voir question 5) c) Un seul et même support : le mur, surface urbaine où s’écrit un message d’espoir. Le message peut être typographié (lettres) ou photographié (jeu d’ombre et de lumière).
ROMPRE LES AMARRES
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal,
§ Charles Baudelaire, ‡ Petits poèmes en prose, ⁄°∞‡
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p. ¤››-¤›∞ Objectif : Découvrir les correspondances, les liens unissant la femme aimée et le pays dont rêve le poète. Intérêts : Correspondances horizontales, verticales, notion d’harmonie.
Invitation au voyage LECTURE DES TEXTES 1. La femme est conviée à un voyage imaginaire vers une terre idéale dont les deux textes célèbrent la beauté. Dans le poème en vers, le champ lexical de la beauté apollinienne, fondée sur l’ordre et la stabilité, est très présent. Les deux heptasyllabes du refrain exaltent régulièrement son harmonie dans une énumération de cinq noms, mis en valeur par l’enjambement et la distribution des accents : « ordre et beauté / Luxe, calme et volupté ».
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Le poème en prose est à l’unisson : le luxe et l’ordre se complètent et se reflètent. On peut citer la ligne 6 : « le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ». De même, le « bonheur est marié au silence » (l. 8-9). Prolongement Si le professeur désire mettre l’accent sur la dimension onirique du voyage immobile : voir dans la rubrique « Vers le bac » le corrigé proposé pour le commentaire comparé.
2. Le pays situé « là-bas », très loin, peut-être en dehors du monde terrestre, est idéal au sens platonicien : il abrite des formes parfaites, que l’âme a pu admirer en rêve ou dans une « vie antérieure » (titre d’un des poèmes des Fleurs du mal). Le poète, exilé sur terre, vit dans la nostalgie de cette beauté absolue, entraperçue entre rêve et réminiscence. Il est convaincu que voyager avec la femme aimée permettrait de le retrouver, comme on retrouve le pays de ses origines. C’est pourquoi les éléments de ce territoire lointain, le mobilier de la chambre orientalisante, lui parleraient « sa douce langue natale » (v. 26). On peut parler de correspondances verticales (voir l’encadré p. 245). De même, dans le poème en prose, le locuteur évoque son étrange nostalgie pour un pays imaginaire, qu’il n’a sans doute vu qu’en rêve et auquel lui font penser les yeux de la femme aimée. On peut citer la phrase suivante : « Tu connais […] cette nostalgie du pays qu’on ignore », parce qu’il est au-delà du monde sensible. 3. La strophe 2 propose un resserrement de l’espace. On entre dans la maison, puis dans la chambre qui abriterait les amants. C’est un lieu clos où règne la douceur. Les lumières sont indirectes et tamisées : elles sont constituées de reflets renvoyés par des « miroirs profonds » (v. 21) ou par des « meubles luisants / Polis par les ans » (v. 15-16). C’est pourquoi la strophe se clôt par l’adjectif « douce ». 4. Le vers 38 évoque les flamboiements du soleil couchant en faisant miroiter deux couleurs somptueuses, évoquant respectivement une pierre et un métal précieux. Pour montrer ces riches matières à la manière d’un écrin, le vers de cinq syllabes joue avec les sonorités. On entend
une allitération en [d] et [t], deux dentales. De plus, la diérèse (« d’hy-acinthe ») allonge ce mot rare et invite le lecteur à le mettre en relief. Une fois de plus, le lieu idéal offre au regard sa beauté lumineuse et luxueuse. Notons que l’hyacinthe est aussi une fleur (une jacinthe) : l’odorat est discrètement convoqué. Cette synesthésie fait écho à la strophe précédente, riche de ses lourdes senteurs, faites de « rares fleurs » (v. 18) et d’ambre (v. 20).
5. La femme idéale est à la fois désincarnée et sensuelle. Elle est celle pour qui on nourrit un amour platonique. « Mon enfant, ma sœur », pour citer le vers 1 devenu si célèbre, la présente en effet comme une jeune femme que l’on chérit d’un amour qui n’est pas charnel. Notons que « sœur » rime avec « douceur », ce qui met l’accent davantage sur la tendresse que sur la passion enflammée. Pourtant, la chambre que le poète partagera avec elle est un décor évoquant l’amour sensuel. La décoration, splendidement orientale, est chargée : « riches plafonds » rime avec « miroirs profonds ». (v. 21-22). De même, les parfums sont entêtants. En effet, trois vers évoquent l’alliance de la senteur végétale (« les plus rares fleurs ») et de la fragrance d’origine animale, lourde et sensuelle (voir note 2, sur « ambre »). Ainsi, la femme baudelairienne permet la réconciliation des contraires. 6. La femme idéale est à l’image du pays imaginaire. Le vers 6 l’affirme : elle est invitée à se rendre « au pays qui [lui] ressemble ». Plus précisément, le poète perçoit des correspondances horizontales entre son regard embué de larmes et le paysage nimbé de lumière liquide. On relèvera les deux vers de cinq syllabes évoquant l’éclairage, dont les allitérations en [l] et la rime riche font entendre des sonorités liquides : « Les soleils mouillés / De ces ciels brouillés ». On retrouve le même champ lexical et les mêmes sonorités au vers 12, évoquant cette fois les yeux de la femme aimée, « brillant à travers leurs larmes ». L’harmonie imitative rend sensible l’éclat trouble, brouillé de l’éclairage et du regard, et renforce leurs correspondances secrètes. 7. Le voyage des bateaux s’achève sur les canaux embrasés par le soleil couchant. Ils sont venus « du bout du monde » (v. 34) pour assouvir les 12 Le poète, arpenteur du monde |
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désirs de la jeune femme (en produits exotiques ? en images marines ?). C’est vers elle que convergent les bateaux. Elle motive leur voyage et en est le point d’aboutissement. De même, elle est celle qui donne au poète l’envie de partir « làbas », au pays dont elle est le troublant reflet. On peut parler d’un voyage ultime, un point d’aboutissement où ils pourront vivre « ensemble » pour mieux « Aimer et mourir » (v. 5). Enfin, parce que son corps est en correspondance avec un territoire idéalisé, elle est la muse, à la fois source et destinataire de « L’invitation au voyage », en vers et en prose. Prolongement On pourra consulter le « parcours de lecteur » consacré à Baudelaire dans le manuel de Seconde (chapitre 4).
VERS LE BAC Oral (analyse) Pistes pour construire la réponse à la question proposée. Pré-requis : on peut inviter les élèves à lire l’encadré page 245 afin de voir ou revoir avec eux la notion de correspondance. 1) Correspondances verticales a) Correspondances entre les yeux de la femme aimée et le ciel du pays rêvé (voir question 6) b) Correspondances entre la chambre des amants et la « douce langue natale » (voir question 2) 2) Correspondances horizontales a) Synesthésies (voir question 4) b) Création d’un monde où tout est harmonie (voir questions 1 et 3)
Commentaire HISTOIRE DES ARTS La toile de Chassériau est orientalisante. L’orientalisme, terme répandu dès 1830, ne désigne pas un style mais un climat se développant dans la peinture française aux XVIIIe et XIXe siècles : artistes et écrivains sont séduits par la puissance de dépaysement d’un Orient imaginaire. Chassériau n’a effectué qu’un bref voyage en Algérie en 1846 mais il s’en inspire pour rendre la sensualité des femmes de harems. La jeune fille, la tête à demi inclinée, voit ses courbes mises en valeur par l’ondoiement du vêtement ; ses bras blancs et ronds sont caressés par la lumière. Son visage se détache avec netteté sur un fond d’ors et d’orange. Le peintre collectionne enfin les objets exotiques : instruments de musique arabisant, tapis, sofa, petite babouche brodée sont autant de signes faisant rêver à un « ailleurs ». Enfin, la lourde tenture rouge, qui fait songer à un rideau de théâtre, s’entrouvre sur un paysage exotique : elle guide le spectateur vers ce hors-champ lointain, plus deviné qu’offert au regard. C’est en ce sens qu’il est « une invitation au voyage ». Prolongement On peut consulter sur le site du musée d’Orsay la fiche consacrée à « L’orientalisme » et organiser une exposition virtuelle présentant des tableaux de Renoir ou Delacroix, peintre dont on sait qu’il était admiré par Baudelaire.
1) Une invitation au voyage immobile, rêvé a) Poème en vers : « songe » est un verbe à l’impératif. L’invitation est formulée comme une injonction à rompre les amarres d’avec le monde réel. On retrouve l’impératif à l’ouverture de la troisième strophe : « vois ». Se déploie alors une vision complète et poétique du pays rêvé. Pour en analyser le faste et la beauté : voir question 4. b) Poème en prose : on trouve le verbe « rêver », point de départ au voyage onirique. Il est conjugué à la première personne du singulier donnant un tour plus intime à l’invitation au voyage immobile, avouée sur le ton de la confidence personnelle. On découvre la présentation d’« un pays de Cocagne […] que je rêve de visiter » (l. 1). La dimension onirique est ensuite suggérée par le terme « fantaisie », qui désigne l’imagination capable d’inventer, de tracer des correspondances et des liens entre réel et idéal. Ici, « la chaude et capricieuse fantaisie » sécrète de « savantes et délicates végétations ». 2) Un pays harmonieux… a) Un univers fait de beauté harmonieuse : voir question 1. Puis, montrer les points communs avec le poème en prose. Baudelaire précise dans les deux cas qu’il s’agit d’un pays oriental : c’est un pays « qu’on pourrait appeler l’Orient de notre Occident, la Chine de l’Europe » (première strophe). Le poème évoque aussi sa « splendeur orientale » (v. 23). b) Un univers tissé de douceur : voir question 3. Comparer avec le thème de la tranquillité, filé dans le poème en prose.
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3) À l’image de la femme aimée Les correspondances entre la femme et le pays : voir question 6. Le poème en prose met lui aussi l’accent sur la troublante ressemblance entre la femme et le pays : c’est un lieu poétique « où tout vous ressemble, mon cher ange ». Prolongement Ce poème a été mis en musique par Claude Debussy, Henri Duparc ou Léo Ferré.
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Arthur Rimbaud, Poésies, ⁄°‡⁄ p. ¤›§-¤›‡
Objectif : Découvrir un poème de la rupture.
L’ivresse de l’inconnu LECTURE DU TEXTE 1. Le poème est écrit à la première personne (« je »). Elle désigne le bateau et le poète, qui rompent les amarres. C’est une rupture brutale. Les strophes 1 et 2 racontent que ce bateau de marchandises, « porteur de blés flamands et de cotons anglais » (v. 6), a été attaqué par des « peaux-rouges » du nouveau monde. Ils ont massacré les « haleurs ». Libéré, le bateau dérive vers la mer. Dès le premier quatrain, la sensation de libération est palpable : le bateau n’est plus remorqué, « guidé par les haleurs » selon un itinéraire ancien. Le vers 8 complète ce constat d’indépendance : « les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais ». Il s’agit donc bien d’une rupture brutale, offerte par les circonstances extérieures plutôt que voulue, permettant de se déprendre de la routine, de sortir du chemin tracé à l’avance et guidé. Le poète adolescent, comme le bateau ivre, est en rupture avec le vieux monde, celui des règles anciennes et rassurantes mais étouffantes, « insoucieux » de les voir massacrées, clouées au poteau de torture. 2. Les vers 11 et 12 montrent bien la violence que Rimbaud fait subir à la langue. Il bouleverse le rythme du vers. L’enjambement est brutal, il
rejette et isole un verbe d’action au passé simple (« je courus ! »). La ponctuation exclamative achève de mettre en valeur l’accélération de la course maritime et sa violence grandissante. Surtout, la césure du vers 12 se trouve au milieu d’un mot composé, évoquant lui-même le désordre du monde : « tohu-/ bohu ». D’autres procédés stylistiques évoquent le rugissement de la tempête et le tangage du bateau : – Une suite d’oppositions exalte la violence et le danger, les célèbre comme une chance : les « tohu-bohus » sont pour lui un triomphe (v. 12) ; la « tempête » est une bénédiction (v. 13), l’eau verte qui fait sombrer le navire est amère et « douce » (v. 17). – Le rythme des vers, régulier dans les deux premiers quatrains évoquant « les fleuves impassibles », s’emballe dans les trois suivants. La structure 4/4/4 du vers 12, par exemple, imite le navire ballotté par l’océan. Plus loin, la dissymétrie du vers 16 (« Dix nuits / sans regretter l’œil niais des falots ! ») et le rejet du vers 20 cassent le rythme de l’alexandrin. En revanche, certains enjambements (v. 9-10, 11-12, 13-14) donnent une impression de glissement. L’alternance glissements / chocs évoque le tangage du bateau sur la mer.
3. Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud expose son programme poétique : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Ainsi, « il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ». Le Bateau ivre, écrit la même année, apparaît comme la transposition de ce programme. Le lecteur, des strophes 6 à 9, suit les dérives étourdissantes du navire, qui débouchent sur la vision d’un monde inédit. Ces strophes reposent sur un canevas réaliste simple, organisé en trois tableaux : reflets du soleil dans la mer (strophes 6 et 7), accidents atmosphériques (strophe 8), coucher du soleil (strophe 9). Mais ces trois tableaux, très composés, narrent une expérience extrême, visionnaire. L’idée de dérèglement, d’ivresse, peut être transmise par la confusion des repères : le ciel et la mer ne sont plus séparés, la mer semblant dévorer l’azur du ciel et absorber ses étoiles (voir note 6). 12 Le poète, arpenteur du monde |
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Balloté sur la vaste mer, acceptant sa loi, le bateau subit et voit (« j’ai vu ») ce dont la nature est capable : « les cieux crevant en éclairs », « les trombes », les « ressacs et les courants », « les flots roulants ». Rythmes et allitérations en [r] rendent sensibles la dureté et la beauté de cet apprentissage. L’emploi de mots rares, avec une orthographe archaïsante (« rhythmes », v. 26), de néologismes (« bleuités », v. 25) disent le caractère inédit de l’expérience. Enfin, le lexique des couleurs transforme le spectacle de la mer en vision bigarrée, étrange : « azurs verts », « bleuités », « rutilement », « rousseurs amères », « longs figements violets » (v. 34), outrepassant tout ce qu’il connaissait.
4. Le cinquième quatrain décrit le naufrage (v. 17-18) et le démantèlement du bateau (v. 19-20). La liberté a donc ses risques. Cependant, naufrage et noyade sont une délivrance : ils permettent de rompre avec les attaches affectives, les normes de la poésie, les conventions sociales, les vieilles idées. Cette allégorie de la révolte qu’est le Bateau ivre est alors présentée comme un sabordage joyeux, accompli « sans regretter » (v. 16). On le voit filer vers la mer où les vagues le laveront des ultimes traces humaines (« des taches de vin bleu et des vomissures », v. 19), puis, le débarrasseront des derniers instruments de navigation : « gouvernail et grappin » sont dispersés (v. 20). Le bateau exprime ainsi son indifférence à la sécurité. C’est pourquoi il qualifie les falots, lumières si réconfortantes pour les marins, d’« œil niais » (v. 16). Par cette métaphore, les lanternes sont comparées à des yeux au regard imbécile. À l’inverse, l’œil qui contemple de visu la mer immense accède à une vision neuve. C’est un monde nouveau, né d’une mer « lactescente », semblable à un lait nourricier. Il brille de couleurs inédites (voir question précédente). Son étrangeté s’exprime par les métaphores, comme celle assimilant l’Aube à un « peuple de colombes » (v. 31). Les synesthésies font de l’eau verte une saveur (douce-amère), une couleur, une « chair de pomme sure ». Le noyé « pensif » rencontré par le bateau partage la même expérience. Semblable au noyé hugolien qui a contemplé l’infini, il est « ravi », l’adjectif ayant ici le double sens d’enlevé / extasié.
5. La mer est un poème, et même le Poème, à la fois texte plein de fureurs nouvelles et mère lactescente enfantant une poétique révolutionnaire, débarrassée « de la forme vieille ». C’est pourquoi la mer et l’écriture partagent un même vocabulaire. Les vagues font entendre des « rhythmes lents » (v. 26), « plus vastes que nos lyres » (v. 27). Ainsi, le voyage du bateau ivre est la métaphore filée de l’aventure d’une écriture, lancée à l’assaut du nouveau.
VERS LE BAC Invention On peut rappeler aux élèves les contraintes inhérentes au genre de la nouvelle : – respect du schéma narratif ; – choix d’un registre cohérent ; – respect des temps de la diégèse au passé (imparfait et passé simple).
Dissertation 1) Voir l’inconnu – Dans la lettre à Demeny, Rimbaud insiste : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant » : le poète, parce qu’il se déprend des habitudes, voit ce que nul n’a su voir avant lui, entend l’inouï, dépasse les apparences pour révéler l’inconnu. – Comment ? Ex. 1 : l’expérience du deuil et de la mort : voir texte de Victor Hugo. Ex. 2 : par la création des correspondances, il explore ce qui se situe « là-bas » : voir textes de Baudelaire. Ex. 3 : par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », ce qui suppose de conserver assez de lucidité dans l’ivresse. 2) Le poète « voleur de feu » Rimbaud compare le poète qui forge une langue inédite à un Prométhée moderne, à un « voleur de feu ». Cette comparaison glorieuse précise le rôle du poète : il donne son « invention » à tous, hommes, animaux. 3) Le poète porteur de progrès Le poète est catalyseur de progrès, un rôle irremplaçable dans la marche de l’Humanité. Ex. : voir Hugo, préface Des Rayons et des Ombres.
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Victor Segalen, Stèles, ⁄·⁄¤ Octavio Paz, Liberté sur parole, ⁄·∞° p. ¤›°-¤›·
Explorer le champ du possible LECTURE DES TEXTES 1. Le plan du texte suit l’itinéraire du bon voyageur. En voici les étapes : – strophes 1 et 2 : parcourir les villes et les montagnes ; – strophes 3 et 4 : goûter le repos de l’esprit ; – strophes 5 et 6 : découvrir, dans l’ivresse, la diversité du monde. L’adverbe conclusif « ainsi » (l. 11) dirige le voyageur vers un point d’aboutissement : « tu parviendras […] aux remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité ». Le dernier mot du poème, « Diversité », mis en valeur par la majuscule, révèle, in fine le but du voyage et le sens du poème. 2. La situation d’énonciation est originale : le poète (feint de) transcrire le texte d’une stèle. Ce texte gravé dans la pierre s’adresse directement « au bon voyageur », amicalement tutoyé. L’impératif ne relève pas de l’ordre impérieux mais du conseil affectueux. Les sonorités fluides en [l], les rythmes basés sur des effets de reprises (« l’une ou l’autre » / « l’une et l’autre ») ou le chiasme (« Ville au bout de la route et route prolongeant la ville », l. 1) confèrent d’ailleurs une certaine douceur au propos. Les stèles proposent davantage une façon de vivre plutôt qu’un itinéraire rigide, trop guidé. 3. Pour le poème de Segalen, on peut citer un des conseils gravés sur la stèle : « ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées ». Il s’agit d’un paradoxe : opter pour deux choix contraires semble contradictoire. Cela revient à ne pas faire de choix et à tout essayer. Le poète (via la fiction des stèles) invite à éprouver la vie dans toute sa diversité, à voyager sans cesse, « sans arrêt ni faux pas » (l. 11). Il pousse
à aller au contact du monde avec une grande douceur (le pas sur la dalle doit être une caresse, l. 4) mais sans jamais s’arrêter. On peut ainsi multiplier les expériences et les connaissances, sans jamais en tenir une pour définitive (« Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable », l. 8). Le poème d’Octavio Paz repose sur la même invitation paradoxale : invité à parcourir le monde en tous sens, le voyageur ne doit s’arrêter « ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, ni en haut ni en bas » (l. 9). Cette injonction est toutefois davantage prescriptive, comme en atteste la formule liminaire « il faut » (l. 1). Il est nécessaire d’explorer fiévreusement le monde dans toutes ses directions, dans toutes ses dimensions spatiales ou temporelles. On relève, dès la première strophe, « vers l’intérieur, vers l’extérieur ». La seconde et la troisième strophes invitent à regarder « la nuit » et « midi dans les yeux » ; à « se baigner dans le soleil » et à admirer « l’étoile ». Il faut donc contempler la beauté du monde sans relâche, dans toute sa diversité réconciliée : « l’aube est chargée de fruits, le jour et la nuit réconciliés glissent comme un seul fleuve paisible. »
4. Il n’est pas fait mention de lieux précis. Dans le poème de Segalen, les termes génériques invitent à suivre un itinéraire allant de la « Ville au bout de la route » au « grand fleuve Diversité » en passant par « Montagne » et « plaine ronde ». L’absence d’article renforce encore le caractère générique des lieux-clés énumérés. De même, Octavio Paz évoque les grands éléments naturels : « la nuit », « le soleil », « l’étoile », etc. Chacun est mis en correspondance avec l’être humain : « il faut écouter ce que disent le sang et la marée, la terre et le corps ». Ainsi, le corps humain, microcosme, est relié au macrocosme, dans un mouvement d’ouverture au monde. 5. Le voyage est l’occasion d’écouter et de déchiffrer le monde, assimilé à un texte, à un ensemble de signes, de mots, de hiéroglyphes. La nuit est tatouée (l. 3), l’étoile et le fleuve sont une « écriture » dont il faut « épeler » les lettres afin de la comprendre (l. 5) et la terre recèle en son sein « une parole perdue » qu’il faut « désenterrer » (l. 1). Le poème met l’accent sur une des fonctions essentielle de la poésie : scruter, au contact du cosmos, les signes qui zèbrent la surface du monde. 12 Le poète, arpenteur du monde |
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6. Ce rapport au monde, qui n’est pas cartésien, peut déconcerter. Chaque élève peut présenter la phrase ou la strophe qu’il juge étrange, qui invite à regarder la nature autrement, comme on la regardait encore au Moyen Âge ou à la Renaissance, lorsqu’on était convaincu que microcosme et macrocosme étaient en correspondance. Mais le réseau secret des échos ne peut exister sans un regard qui le contemple, sans une attention qui l’écoute. C’est la fonction dévolue au poète.
ÉCRITURE Argumentation Pistes : Le poème de Segalen promeut le dépouillement. Il invite à quitter momentanément ses contemporains, à se défaire des autres : « Seul si tu peux, si tu sais être seul » (l. 7). Il conseille aussi de ne jamais s’attarder trop longtemps dans un lieu confortable : il faut en permanence quitter « l’asile », « l’étable », bons pour le troupeau qui accepte le « licol ». Ce faisant, son voyageur conquiert une autre forme de richesse, qui le rend sage : il découvre la richesse et la diversité du monde. Il en caresse la beauté et sait ainsi trouver le repos de l’esprit, dans la solitude et le silence. C’est l’intérêt de cette quête que les élèves sont amenés à discuter, en s’appuyant sur leur vécu, sur des textes non littéraires (articles de presse, etc.) ou poétiques.
VERS LE BAC Commentaire Pistes pour le commentaire : 1) Guider le voyageur a) Le texte propose une feuille de route. La destination finale est la découverte de la diversité, mot-clé de la stèle dont le poème est la figuration : voir question 1. b) L’itinéraire proposé est vaste, sans localisations précises. Voir question 4. c) Ce parcours est empreint de douceur. Le voyageur est encouragé à caresser « les dalles où le pied pose bien à plat ». Il s’effectue « sans mérites ni peines ». Ce cheminement paraît sans effort, avec des moments de recueillement : « Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. »
2) Vers une forme de sagesse a) Le voyageur est invité à se déprendre de ses habitudes, à quitter le confort des villes et le réconfort des amis, s’il le peut. Tout le poème repose sur l’énumération de dépouillements successifs. On relève les nombreuses occurrences des privatifs « sans » : « sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines ». Il parviendra ainsi à se défaire aussi des systèmes de pensée et des croyances toutes faites, qualifiées de « marais des joies immortelles ». b) C’est ainsi qu’il peut s’ouvrir à la beauté du monde dans sa grande diversité. Pour ce travail de découverte, tous les sens sont convoqués. « Le regard » est encerclé par la montagne puis libéré par la plaine ; le pied caresse les dalles ; l’oreille écoute le chant du monde ou le silence. Enfin, l’odorat et le goût, exaltés par « quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur », savent goûter la vraie richesse du monde. C’est, pour Segalen, une forme de sagesse. Prolongement On peut découvrir des pierres gravées sur le site du musée Guimet.
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Francis Ponge, Pièces, ⁄·§⁄
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Objectif : Découvrir la notion d’« objeu ».
En selle LECTURE DU TEXTE 1. La paronomase juxtapose « embaume » et « empaume », comme s’il y avait une proximité de son et de sens entre le parfum du voyage et le passage à l’acte, le départ. Le premier entraîne le second. Le voyage peut commencer. Il s’agit d’un voyage physique, comme en témoignent les précisions géographiques qui créent l’effet de réel. On peut citer la première phrase : « Ma valise m’accompagne au massif de la Vanoise ». Il s’agit surtout d’une rêverie poétique, nourrie par les jeux avec le langage. Ponge empaume sa valise, il s’en empare pour en faire un objet plein de jeux poétiques : un ob-jeu. En effet,
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la personnification de la valise, les images qui l’animent mais aussi les jeux de reprises (« selle et bride, bride et sangle » l. 6-7) emportent le « voyageur moderne » (l. 8) dans le domaine de la création poétique.
2. Le verbe « j’empaume », renvoyant à une action concrète et énergique, est suivi d’une proposition qui en précise le sens : « je lui flatte le dos, l’encolure et le plat ». Au sens propre, le voyageur passe la main sur le dos de sa valise qui sent si bon le cuir. Au sens figuré, on assiste à la personnification de la valise, flattée comme un animal et pourvue d’un dos, d’une encolure, comme les chevaux. Même l’odeur de cuir est cohérente : elle évoque celle de la selle. La métaphore cavalière est ensuite filée à vive allure. « Comme un cheval » (l. 5), elle est « fidèle contre mes jambes ». Le personnage la « selle » et la « harnache ». Les répétitions finales accélèrent encore le rythme : « selle et bride, bride et sangle, sangle ou dessangle ». Cela permet de conclure, sur un rythme enlevé : la valise est « un reste de cheval », un reste de nomadisme libre et échevelé, même si les vacances se résument souvent à l’univers de « la chambre de l’hôtel proverbial » (l. 7). 3. Le jeu des répétitions montre la succession des actions à opérer pour maîtriser la valise-cheval. En permanence, il est question de bride et de sangle, outils qui servent à canaliser, guider, contenir. Et il faut garder le rythme pour dominer sans contraindre. On peut interpréter cet enchaînement comme une métaphore du travail poétique. Un simple objet, par son odeur, déclenche l’imagination et emporte le poète dans la rêverie débridée. Mais il faut rester en selle, ne pas se laisser désarçonner par l’afflux des images ! Pour ne pas jouer n’importe comment avec les objeux, il faut maîtriser, dans une syntaxe rythmée, le double sens des mots, la paronomase, la métaphore filée, les mots-valises et les jeux de reprises. Cette conception de la poésie nous renvoie à son sens étymologique : le poète est un artisan qui connaît les règles du jeu, qui peut les bousculer mais qui s’appuie sur elles néanmoins pour forger et fabriquer un poème maîtrisé.
Prolongement On retrouve la même conception de la poésie dans « L’huître » : l’huître, d’apparence rugueuse
et grossière, contient un trésor. Patiemment, elle a fabriqué une perle. Le poète est comme une huître : il se donne beaucoup de mal pour fabriquer un trésor. L’huître est difficile à ouvrir mais cet effort est récompensé.
HISTOIRE DES ARTS L’œuvre de César montre une valise entrouverte dont le contenu se répand. C’est une « valiseexpansion », mot-valise créé pour l’occasion avec humour. En la regardant, on peut imaginer qu’une valise contient beaucoup plus que ce que l’on pourrait croire. Mais que contient-elle ? Qu’est-ce que j’ai mis dans ma valise ? Qu’est-ce que cette matière blanche ? Plusieurs hypothèses sont permises : c’est du rêve, des souvenirs, de futures désillusions (voir texte de Lévi-Strauss, p. 328-329), c’est une page blanche de ma vie qui n’est pas encore écrite, etc. Ce petit détour par l’imaginaire permet de mieux comprendre une phrase de Ponge. Dans le texte, la valise-cheval connaît une autre métamorphose. Elle devient un coffre comparé à « un livre plein d’un trésor de plis blancs ». La valise contient tout un jeu de possibles, les pages du grand livre de la vie qui restent à écrire, les pages de toutes les poésies qui restent à composer.
VERS LE BAC Invention Pour guider l’imagination des élèves, on peut leur demander de lire quelques poèmes du Parti pris des choses : « L’huître », « Le cageot », « Le verre d’eau », « Le mimosa » sont les plus abordables. Puis on peut leur proposer de s’appuyer sur la question 3 pour dresser l’inventaire des figures poétiques qui transformeront leur objet quotidien en poème.
Oral (entretien) 1) Un riche parfum (reprendre la question 1) On peut faire un lien avec la théorie des correspondances de Baudelaire : c’est souvent un riche parfum qui fait voyager « là-bas ». 2) Filer la métaphore (reprendre la question 2) 3) Une rêverie maîtrisée par le langage (reprendre la question 3) 12 Le poète, arpenteur du monde |
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Gilles Ortlieb, Poste restante, ⁄··‡
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Objectif : Assister à une modification, au sens que Butor donne à ce terme. Intérêts du texte : Écriture du temps et de l’espace, description d’un paysage d’âme.
Voyager et devenir un autre LECTURE DU TEXTE 1. Il est 3 h 56. Le wagon tout entier est plongé dans un sommeil épais, tombé comme une chape sur des personnes entassées, fatiguées, saisies en pleines « conversations inachevées » (v. 12). Ce n’est pas un wagon de première classe : le convoi est « bruyant » (v. 1), les freins immobilisent le train « en grinçant » (v. 6). Cela sent « l’oignon entamé, le tabac / Refroidi » (v. 11-12), le rejet mettant l’accent sur la forte odeur de tabac froid. En pleine nuit, monte un inconnu blessé. Les vers 6 et 7 insistent sur la violence subie : on voit « l’arcade sourcilière / Béante sous le sang séché ». Modestie et rudesse caractérisent l’ambiance. 2. Des vers 1 à 4, le train file à travers la campagne à vive allure. On n’a pas le temps de lire le nom des gares, ce qui permettrait de savoir quelle campagne on traverse. Deux groupes à l’infinitif en attestent : « traverser à la sauvette un chapelet de gares » et « trop promptes à nommer / La campagne ». Puis, au passage de la frontière, le train ralentit et s’arrête. L’enjambement du vers 5 à 6, qui allonge la diction, rend sensible ce changement de rythme. Il met en valeur le verbe « s’immobilise ».
L’aube se lève, le relief devient plus accentué, ce qui a pour conséquence une raréfaction de la végétation. On voit « La bruyère supplanter la vigne, et les bordées / D’eucalyptus se raréfier sur les côtés » (v. 15-16). Ces deux notations descriptives mettent l’accent sur une âpreté grandissante, une sécheresse d’épure qui s’accentue. Elle annonce, de manière imagée, la transformation du moi, pendant le voyage. Lui aussi, étape par étape, a changé en l’espace d’une nuit, au point de devenir « un autre ». C’est avec cet « autre », ce moi nouveau né de la nuit qu’il a rendez-vous, au terme de son voyage.
5. Au terme de toute odyssée, « Je est un autre ». Devenir un autre, changer parce que l’on change d’endroit et que l’on regarde le monde avec un œil neuf, pousse le poète arpenteur à voyager. Gilles Ortlieb le formule avec netteté dans une question rhétorique : « à quoi bon, sinon, voyager ? ». On peut rapprocher ce texte du poème de Rimbaud : le bateau ivre, en partance vers l’abîme, connaît « dix jours » de profondes métamorphoses, avant de sombrer, emportant avec lui le souvenir de visions éblouies. Le périple auquel Segalen convie le bon voyageur est aussi un voyage intérieur, permettant de se découvrir, dans le silence et l’ascèse, avant de revenir parmi les hommes et se tremper aux eaux de la diversité. Cette modification (pour reprendre le titre du roman de Butor) n’est pas une façon de se perdre mais au contraire de se trouver, de devenir « soimême » (v. 17). Pour nuancer le propos, on peut aussi constater que le changement tant espéré n’est pas toujours au rendez-vous : Blaise Cendras (p. 325) croque les riches passagers d’un paquebot transatlantique. Ils sont restés désespérément les mêmes, continuant à prendre le thé ou à jouer au decktennis. Pourtant, à rester ainsi les mêmes, ils s’ennuient. Leiris, qui n’est pas poète mais écrivain-ethnographe, fait le même constat. Le voyage ne l’a pas changé. Le rêve de renouveau, lié à l’Afrique, est resté fantomatique.
3. Au vers 4, la campagne aperçue par la vitre du train est personnifiée. Elle est « accroupie », participe passé adjectivé que l’on réserve d’habitude à un être humain. Elle semble éprouver les mêmes sensations de lourd sommeil et d’inconfort que le pauvre microcosme enfermé dans le wagon, comme s’il y avait une porosité entre l’intérieur des êtres et le monde extérieur.
VERS LE BAC Oral (entretien)
4. Des vers 14 à 16, le paysage évolue imperceptiblement, « lentement » (l. 14), tandis que les passagers dorment encore et ne voient rien.
1) Le monde change a) Le poète arpenteur va au contact des autres, au contact du monde : il plonge dans un
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microcosme populaire, écrasé de sommeil (voir question 1) ; il ausculte et interprète le paysage personnifié (voir question 3). b) Il n’hésite pas à en découvrir la violence (description de l’homme blessé). c) Lui seul, dans le wagon endormi, semble sensible aux changements de rythme (voir question 2), puis aux évolutions du paysage (question 4). 2) « Je » change a) Les changements du paysage sont en correspondance avec les changements du moi. Décrire l’extérieur est donc une manière, pudique, de dire et comprendre les évolutions intérieures. En effet, on constate que le poème est écrit de manière presque impersonnelle. Le verbe « Traverser », qui a pour sujet le poète, est à l’infinitif. Son sujet n’est pas grammaticalement exprimé. Il reste dans l’ombre. Pour savoir qui il est, il plonge son regard dans la nuit, observe la campagne puis, quand l’aube se lève, les lentes évolutions géographiques (voir question 4) le renseignent sur ce qu’il est devenu. b) Ces changements ne sont pas une façon de se perdre mais au contraire de devenir pleinement soi-même. C’est lorsqu’on n’est plus dans la routine, dans l’habitude, qu’on se révèle à soi. Le vers 17 l’énonce au présent de vérité générale, à la fin du poème. L’expression « encore une fois » précise qu’il s’agit d’une loi universelle, qui se vérifie tout le temps.
POUR ARGUMENTER : COMMENT LA POÉSIE TRANSPORTE-T-ELLE HORS DES LIEUX COMMUNS ?
sur le mystère du monde. Ce dévoilement est un appauvrissement. À l’inverse, les « métaphores », « images » et « mots poétiques » (l. 11) « évoquent », « font allusion » sans rien dévoiler de manière explicite. La poésie préserve le mystère du monde. Les détracteurs de la poésie n’aiment pas les poètes inspirés, qui semblent habités par le langage et son mystère, obnubilés par la volonté de trouver le mot juste, qui dira la beauté sans la mettre à nue. Ils peuvent sembler « des individus égarés » poursuivant leurs djinns (l. 26).
2. La poésie est obscure parce qu’elle privilégie le détour et n’est pas toujours logique : une image, une métaphore ne disent pas directement les choses. Elles les donnent à comprendre par analogie. Ces figures ne sont pas des procédés tout faits et achevés. Elles font intervenir la sensibilité du lecteur, qui, ainsi, par sa lecture et son travail d’interprétation, complète le poème et lui donne son plein retentissement. T. Bekri insiste sur ce point : « Bien sûr, on peut expliquer la versification […] mais le succès d’un poème réside souvent dans le sens ouvert à la lecture et à l’interprétation. » (l. 15-17). 3. La poésie a offert réconfort et consolation au poète endeuillé. « Arrachés au silence et à la mélancolie » (l. 3-4), les « mots poétiques » offrent un dérivatif, permettent d’oublier la peine, de sortir du mutisme. Le fait que les mots poétiques ne dévoilent pas entièrement le mystère de la mort permet aussi de l’adoucir, de ne pas le regarder trop directement.
VERS LE BAC Dissertation
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LECTURE DU TEXTE 1. La prose est, selon l’auteur « trop explicite, trop explicative » (l. 7-8). Le logos est en effet un outil puissant : il est capable de tout rendre logique et cohérent. En un mot : explicable. Mais la prose, parce qu’elle veut tout expliquer, (elle est « trop bavarde », elle « ne fait pas l’économie des mots », l. 9), lève le voile
4. Recherche lexicale Lieu commun : 1) Sources où un orateur peut puiser des pensées, des exemples pour étayer ses discours. 2) Idée générale que l’on utilise pour illustrer et étayer une argumentation. 3) Péjoratif : idée couramment reçue, banalité. • Pistes pour la dissertation 1) Langage et lieux communs a) Pour se comprendre, les différents interlocuteurs doivent partager un code, une langue commune, un langage de référence. On ne peut 12 Le poète, arpenteur du monde |
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parler ensemble de manière compréhensible en dehors de ce lieu commun, au sens propre. Les témoignages d’écrivains sourds, comme E. Laborit (Le Cri de la mouette) montrent combien on se sent rejeté en dehors de la communauté quand on n’a pas accès à son langage. b) Se comprendre suppose aussi de partager une culture de référence, qui s’exprime par des lieux communs : des thèmes, des motifs et des manières de les exprimer qui sont récurrents (exemple : la femme et la rose sont encore célébrées dans les chansons d’aujourd’hui). 2) Quitter les lieux communs a) Mais se cantonner aux expressions toutes faites, aux métaphores refroidies, aux expressions lexicalisées pose problème : on se comprend facilement mais les idées semblent usées, banalisées. À telle enseigne que l’on n’entend plus vraiment ce que l’on dit. Par exemple, lorsqu’on désigne le bras d’un fauteuil, cette expression est devenue tellement coutumière que l’on ne perçoit plus la personnification qui la rendait originale. On voit un vulgaire fauteuil et non plus une créature mystérieuse. En revanche, quand Cocteau, dans La Belle et la Bête, transforme le bras d’un chandelier en bras humain, il réinsuffle à cette image sclérosée sa poésie originelle, magnifiée par un noir et blanc expressif. b) On comprend la démarche des poètes : ils veulent « redonner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé). 3) Pour tout l’or des mots a) Comment les poètes travaillent-ils la langue pour la faire sortir des lieux communs et retrouver un mystère excitant ? – néologismes ; – mots-valises ; – prendre une expression au pied de la lettre, afin de redonner aux figures devenues clichés leur souffle poétique ; – images : métaphore et comparaison originales rendent au monde leur mystère. L’image
appartient aux figures de l’analogie, opération fondamentale consistant à définir un mot, évoquer une représentation par le recours à une autre réalité. Cultivant l’implicite, la métaphore sollicite l’imagination du lecteur, libre d’apercevoir la réalité suggérée derrière les mots. Ex. : on peut évoquer la polémique déclenchée par ce vers mystérieux de Saint-Pol-Roux : « Lendemain de chenille en tenue de bal. » Certains ont cru bien faire en l’explicitant, tuant son mystère d’un coup. Voici la réaction d’A. Breton : « Il s’est trouvé quelqu’un d’assez malhonnête pour dresser un jour, dans une notice d’anthologie, la table de quelquesunes des images que nous présente l’œuvre d’un des plus grands poètes vivants ; on y lisait : Lendemain de chenille en tenue de bal veut dire papillon. Mamelles de cristal veut dire : une carafe, etc. Non, monsieur, ne veut pas dire. Rentrez votre papillon dans votre carafe. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit. » (Introduction au discours sur le peu de réalité). b) Parfois, il suffit de poser un regard neuf sur le monde. C’est ce que fait Supervielle, regardant la création comme si elle sortait de sa genèse. c) La métaphore du voyage exprime bien cette volonté : partir, c’est découvrir une autre langue, une autre culture qui vous fait voir autrement les choses. d) Parfois, il ne s’agit plus d’une métaphore mais d’un voyage réellement effectué, éprouvé. Nombreux sont les poètes arpenteurs : Blaise Cendrars, Segalen ressourcent leur poésie au contact du monde. Certains poètes voyageurs délaissent même la poésie et se contentent de voyager, sans mots (Rimbaud).
5. Piste pour la dissertation sur Jaccottet. L’enjeu du sujet : réfléchir sur la part de mystère qui peut rendre le langage poétique.
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Séquence
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Guillaume Apollinaire, Alcools, ⁄·⁄‹ Livre de l’élève p. ¤∞∞ à ¤§›
Objectifs de la séquence p. ¤∞∞ – Découvrir les liens entre une œuvre poétique et un mouvement pictural, le cubisme. – Comprendre le rôle fondateur d’Alcools dans la naissance de la poésie moderne. – Étudier des poèmes.
⁄) Entrée dans l’œuvre : l’influence des peintres cubistes
p. ¤∞§
1. « Zone » (p. 7, éd. Gallimard) évoque une déambulation dans la capitale. Le poète sillonne Paris, note ce qu’il voit, pense à des souvenirs de voyages. Il rêve aussi de paysages imaginaires, les images survenant par associations d’idées. Toutes ces visions, réelles ou oniriques, se superposent. C’est pourquoi le poème est tissé d’images emmêlées. Ainsi, sont évoquées en un kaléidoscope changeant les réalités urbaines modernes qui frappent « la pupille, Christ de l’œil » : la tour Eiffel, l’aérogare de Port-Aviation mais aussi les affiches de publicité pavoisant les « murailles ». On voit également les rues envahies par un flot de directeurs, d’ouvriers ou de « sténodactylographes » – le mot renvoyant peut-être aux dactyles, anciens vers grecs. Pour donner plus d’intensité à ce tableau, les sensations auditives sont convoquées. Dans la rue neuve, retentit le « clairon », la « cloche rageuse » « aboie », la « sirène gémit ». Même les couleurs violentes « criaillent ». La modernité fait entendre une musique dissonante et heurtée, comme en témoigne le rythme du vers et la « déponctuation », créant des effets de contiguïté ou de chevauchement.
Cette réalité contemporaine se mêle aux souvenirs anciens : la « jeune rue » débouche sur ses propres souvenirs d’enfance et le portrait d’un vieil ami, René Dalize. La marche réactive aussi la mémoire des mythes anciens, dont Apollinaire est l’héritier. Ainsi, l’aviateur est un nouvel Icare, personnage qui s’éleva dans les airs à l’aide d’ailes attachées à son corps avec de la cire. Il est escorté par les anges, Enoch, le patriarche biblique qui connut son ascension dans le ciel, Elie, le prophète qui fut transporté au ciel dans un tourbillon et Simon le Mage, qui aurait tant voulu par sa magie s’élever sur un char de feu. Bref, c’est toute la réalité qui décolle et rejoint la région du rêve éveillé. Cette ascension est caractéristique du lyrisme exalté d’Apollinaire. Cette superposition d’images vues ou rêvées peut faire penser au cubisme. En effet, le cubisme peint, en même temps, plusieurs facettes d’un même objet, afin d’en saisir la richesse et la diversité. D’un seul coup d’œil, le spectateur voit la face et le profil, le dessus et le dessous des choses, au mépris des règles traditionnelles de la représentation. Cette réalité, loin de se donner comme une vue naturelle, se présente comme une vision subjective et n’obéit plus qu’aux lois de son créateur, constructeur de formes et de volumes nouveaux. 13 Alcools |
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Prolongement Apollinaire s’est reconnu dans les peintres cubistes. Il prend ainsi leur défense dans L’Intransigeant, dès 1910. Les nombreuses études et articles qu’il leur consacre lui permettent aussi de mieux cerner sa propre démarche de poète. Il décide alors que la poésie véritable est une pure création, qui s’affranchit de l’imitation du réel et retrace les contours d’une vision intérieure. À ce propos, Marie-Jeanne Durry écrit que le poète « rend le discontinu psychologique qui est en chacun de nous par un discontinu littéraire. Je crois qu’il a perçu très vivement ce que je voudrais appeler le non-lien logique dans l’âme même. De sorte qu’il est un des premiers à ne plus vouloir tisser un fil qui n’est pas en nous ».
2. Le tableau de Delaunay montre cette volonté de représenter la réalité sous plusieurs angles à la fois. Cela procure une impression de richesse mais aussi d’éclatement, comme si l’unité du réel se morcelait en mille éclats colorés. On remarque aussi que la tour Eiffel, au centre du tableau et du poème, semble s’envoler, tandis qu’autour d’elle les immeubles se tassent et s’effondrent. Ce mouvement d’envol est commun aux deux œuvres. 3. De nombreux artistes cubistes ont peint Paris. On peut citer, bien sûr, toutes les tours Eiffel de Delaunay, les œuvres de Marcoussis (18831941), qui a réalisé une série de gravures pour illustrer Alcools. On y voit un enchevêtrement de monuments parisiens. Prolongement Pour comprendre la démarche des peintres cubistes, on peut consulter le site du musée d’Art moderne de la ville de Paris : mam.paris.fr/. Braque et Picasso réfléchissent sur la représentation volumétrique des objets. Les deux artistes travaillent « en cordée » et aboutissent ensemble à la décomposition de l’objet en volumes géométriques simples, vus selon différents points de vue. Deux ans plus tard, la décomposition est telle que l’objet représenté semble disparaître dans une imbrication de plans. Ce nouveau langage visuel obtient un succès de scandale en 1911, au Salon des Indépendants, où sont exposées des œuvres de Gleizes, Delaunay, Léger. Le terme « cubisme », dont la paternité est attribuée à Matisse, s’impose alors progressivement dans les écrits d’Apollinaire. L’exposition de « La
Section d’or » (1912) rend célèbre le « cubisme écartelé » (Apollinaire) de Metzinger, Delaunay ou Kupka. Ces artistes se démarquent de Picasso par leurs préoccupations : le mouvement, la couleur et la simultanéité. On retrouve dans « Zone », et plus tard dans les calligrammes et les Poèmes à Lou (voir manuel de l’élève p. 220), une même préoccupation capter dans un même élan des sens et des directions contraires, sans que le poème perde son sens global.
¤) L’œuvre et son contexte : Apollinaire, d’un siècle à l’autre 1. « La maison des morts » (p. 39, éd. Gallimard) est une vision d’Apocalypse, au sens étymologique de « révélation », de « vision ». On peut ainsi penser au texte de Saint Jean, dernier livre du Nouveau Testament. Ici, le poème met en scène la vision d’un jeune étudiant : les morts des âges anciens reviennent dans le monde des vivants pour danser avec eux, le temps d’une brève permission. Mais ce poème, à proprement parler visionnaire, n’évoque pas seulement le passé. Des images de la guerre le teintent légèrement. On voit défiler les militaires. On entend les jeunes hommes promettre aux vivantes de revenir. Mais le refrain (« Hélas la bague était brisée ») qui s’insinue au cœur du serment, laisse entendre que la promesse ne sera pas tenue. Le jeune homme ira dans le monde des morts. L’amour, ravagé par la guerre, rejoindra l’éternité de la mort. 2. Le titre du tableau de Delaunay évoque le Champ de Mars et la Tour Rouge, c’est-à-dire la tour Eiffel. Ce monument, moderne, est aussi célébré au deuxième vers de « Zone » à la faveur d’une métaphore l’assimilant à une bergère gardant ses moutons (p. 7, éd. Gallimard). 3. Pistes : Pour quelles raison un poète peut-il vouloir être de son temps ? La réponse principale d’Apollinaire est l’amour de la vie, dans sa bigarrure. Il affirme être en quête de « la vérité toujours nouvelle » et refuse les formules anciennes, toutes faites. On peut citer le premier vers de « Zone » : « À la fin tu es las de ce monde ancien » ou la strophe de « Vendémiaire » dédiée aux « hommes d’avenir récusant le passé ». Ce poème, qui clôt le recueil, offre lui
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aussi un panorama des réalités modernes : usines, villes industrielles, prolétariat urbain auquel il compare sa faculté de produire et de créer : « Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées […] Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure. »
‹) Présentation du recueil : éclats de vie, éclats de verre p. ¤∞‡ ⁄. L’ivresse d’un titre 1. Dans ces deux poèmes, l’ivresse est joyeuse. Dans certaines traditions, briser le verre dans lequel on vient de boire, lors de l’année nouvelle ou d’un mariage, porte bonheur. L’éclat du verre qui se brise est ainsi lié à la fête, à l’éclat de rire. C’est le cas dans le poème commémorant le mariage de son ami Salmon : « les verres tombèrent se brisèrent / Et nous apprîmes à rire. » C’est aussi le cas dans « Nuit Rhénane » : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire ». 2. Le tableau cubiste et le recueil font référence à l’alcool et à l’ivresse : on distingue, sur le tableau, une bouteille portant la marque d’un alcool célèbre et un verre posé sur le guéridon d’un café. La composition cubiste provoque une impression d’éclatement (lire le paragraphe p. 256) : on peut y voir une image des effets de l’alcool. De même, pour Apollinaire, l’ivresse est synonyme d’éclatement. Il peut s’agir d’une explosion de joie (voir question précédente) ou, au contraire, d’un sentiment triste, lié au morcellement de l’identité (voir p. 257), aux amours malheureuses qui laissent le cœur brisé. La syntaxe d’Apollinaire, le vers libre qui souvent évoque un alexandrin brisé, les coupes et les rythmes heurtés miment cette idée de fragmentation.
¤. La composition du recueil : une autobiographie éclatée 1. « Les cloches » (p. 98, éd. Gallimard), « Mai » (p. 95) et « La Loreley » (p. 99), appartenant à la suite « Rhénanes », évoquent l’histoire d’amour entre le poète et Annie à travers
le prisme des légendes du Rhin. Apollinaire, séduit par le charme du fleuve et son atmosphère de légende, reprend les personnages mythiques chers aux romantiques allemands Heine ou Brentano. On retrouve ainsi le batelier envoûté, le grand inquisiteur et surtout la Loreley, sorcière capable d’enchanter ses amants. Selon M. Décaudin, Apollinaire « ne trahit pas la légende, mais comment ne pas voir dans cette femme blonde aux yeux de flamme une image d’Annie Playden, dans ce thème de la beauté ensorcelante et de l’amour maudit un écho de sa malheureuse aventure ? » Pour faire entendre la profondeur du sentiment amoureux, il fait parler tour à tour ses personnages. L’amante du « beau tzigane » pleure dans un long monologue son amour voué à la séparation et à la honte (« Les cloches »). Le batelier de « Mai » voit dans la nature l’écho de son chagrin d’amour. Les saules pleureurs versent de vraies larmes : « Qui donc a fait pleurer les saules riverains ». En prenant au pied de la lettre une expression figée, le poète renouvelle la métaphore et exprime avec authenticité la détresse du batelier. Tandis que la barque glisse, les vergers se figent et les cerisiers défleurissent. On peut être sensible à la reprise anaphorique : « Les pétales tombés » / »les pétales flétris ». Enfin, dans « La Loreley », on entend tour à tour la voix de la jeune femme délaissée, de l’évêque ensorcelé et des chevaliers. Toutes ces voix légendaires sont aussi celle du poète ; tous ces points de vue convergent pour dessiner une intrigue d’amour mortellement déçu.
2. « À la Santé » (p. 126, éd. Gallimard) évoque son incarcération de six jours suite à une erreur sur son nom. Revenant sur cette confusion, Apollinaire s’interroge sur son identité en une série de brefs poèmes. On peut relever la question liminaire qu’il se pose à lui-même : « Guillaume qu’es-tu devenu » (I). Être enfermé pousse à l’introspection : le poète fait un retour sur lui-même, dans un face-à-face où il ne se reconnaît pas lui-même. « Non je ne me sens plus là / moi-même », lit-on dans le poème II. 3. « Zone » (p. 7, éd. Gallimard) a été écrit tardivement mais placé en tête du recueil. Ce poème donne le ton et il est résolument moderne. Le choix du vers libre, irrégulier, parfois assonancé, s’affirme comme celui de 13 Alcools |
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la modernité. De même, le thème de la ville contemporaine renforce ce parti pris. Les bruits dissonants, les rythmes syncopés, les couleurs criardes en montrent la vitalité, en rupture avec le monde ancien, dont on est « las » (vers 1).
HISTOIRE DES ARTS Le tableau de Juan Gris exprime la même impression d’éclatement, de morcellement que le recueil. Là aussi, le sujet s’étoile et se diffracte en une multitude de plans. SYNTHÈSE L’écriture, comme un tableau cubiste, recueille les éclats d’une vie pour leur donner une unité. Si l’on s’appuie sur la chronologie (p. 255), on découvre un poète rongé par l’inquiétude sur son identité, par la crainte de la bâtardise, par le sentiment d’être partout un étranger. La succession des amours malheureuses ne fait que renforcer le caractère problématique de son « moi ». L’identité est menacée d’éclatement. L’écriture est alors le moyen de garder une unité. Même si elle fait référence aux doutes, au questionnement sur soi, la mémoire sauve les différents moments de son existence. En effet, Apollinaire déclare : « chacun de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie. » Cependant, la mémoire ne se contente pas de ressaisir le passé personnel : elle sélectionne les faits les plus pertinents et les met en ordre ; c’est ainsi qu’elle donne de l’unité au vécu. De plus, Apollinaire fait parfois de ses poèmes de petits récits : cette fois, c’est la structure ordonnatrice du schéma de la quête qui confère un ordre aux souvenirs éclatés. Enfin, les moments importants sont regroupés dans des séries présentant une unité thématique, comme « Rhénanes » ou « À la santé ». Enfin, le thème de l’alcool, qui enivre, réjouit, réchauffe ou fait déchoir, est un fil conducteur conférant au recueil sa grande unité et lui donne un titre unifiant. Toutefois, l’ordre chronologique est souvent bouleversé (voir question 3), brouillant ainsi la logique temporelle. Un seul exemple : les textes de la période allemande ne sont pas tous regroupés dans « Rhénanes ». À l’intérieur même des suites (comme « À la santé »), les poèmes semblent juxtaposés. On ne perçoit pas de progression d’un poème à l’autre. Enfin, au cœur
de chaque poème, l’absence de ponctuation, les ruptures syntaxiques, les dissonances engendrent une impression d’éclatement. Ainsi, on peut dire qu’Apollinaire hésite en permanence entre unité et éclatement.
›) EXTRAIT 1 Le lyrisme de la modernité
p. ¤∞°
Le titre « Zone » est riche de connotations. En grec, le mot désigne « la ceinture ». On a l’image d’une boucle, d’un voyage qui s’achève par le retour au point de départ, quand vient le matin. On peut aussi y voir une allusion aux terrains vagues qui ceinturaient Paris, où le poète marcheur « zone ». Enfin, une « zone franche » est une contrée mal définie, qui n’appartient à personne, dans laquelle on erre. D’entrée de jeu, la poésie est placée sous le signe de l’errance. « Zone » et « La Chanson du Mal-Aimé » (p. 126, éd. Gallimard) captent la beauté de la ville moderne dans des images inédites : celle de la bergère tour Eiffel, celle du XXe siècle changé en oiseau, par exemple, mais aussi dans des rythmes et des rimes libres.
ÉDUCATION AUX MÉDIAS On peut parler de poésie simultanée dans la mesure où plusieurs images, plusieurs messages sont vus ou entendus en même temps. En effet, la publicité des enseignes lumineuses joue avec deux écritures. Elle use de l’écriture alphabétique et de l’écriture idéographique, représentant les réalités par un signe. Logos, enseignes, panneaux, affiches proposent une combinaison de ces deux écritures, simultanément. Cela renvoie au rêve de poésie simultanée cher à Apollinaire.
∞) EXTRAIT 2 Le manteau d’Arlequin
p. ¤∞·
Arlequin, personnage de la Commedia dell’Arte est apparu au XVIe siècle. On le reconnaît à son costume fait de triangles bleus, verts et rouges, disposés symétriquement. Il accomplit mille pirouettes et acrobaties. Il serait inspiré d’un personnage de la mythologie germanique,
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un peu sauvage et rustre. Par la suite, le personnage s’est policé et est devenu plus subtil. Cependant, les losanges de son costume figuraient à l’origine un habit en lambeaux, rappelant son origine marginale, à la lisière du monde sauvage. Il a gardé de ses origines son caractère « d’étranger », étrange aux autres et à lui-même. L’Arlequin d’Apollinaire n’est plus le joyeux drille de la Commedia. Il a emprunté aux arlequins de Verlaine leur mélancolie. Il est « blême » (v. 9 de « Crépuscule ») et rend son public « triste ». Son numéro est très spectaculaire : il consiste à décrocher les étoiles et les manipuler « à bras tendus » (v. 14). De même, dans « Saltimbanques », la troupe des baladins sait commander aux arbres : « chaque arbre fruitier se résigne / quand de très loin ils lui font signe ». N’est-ce pas là une des fonctions du poète ? Il comprend le cosmos, l’entend et met en mouvement les étoiles, les arbres. C’est pour cela qu’il est « trismégiste » : étymologiquement « trois fois très grand ». Cet adjectif est réservé à Hermès, inventeur de l’écriture et de la poésie hermétique, qui renferme en ses vers les secrets de l’univers. Toutefois, Hermès est aussi le dieu des voleurs et des tricheurs, « des charlatans » qui présentent des numéros truqués… Si Apollinaire se reconnaît en Arlequin, c’est parce que son habit est fait de pièces de tissu cousus ensemble à gros points. C’est une figure de l’identité morcelée, dont les lambeaux sont cousus ensemble. C’est pourquoi le poète compare son recueil à ce costume rapiécé et bariolé : Alcools recueille et juxtapose différents moments de sa vie, coud ensemble des légendes anciennes et des parlers nouveaux, des images réelles ou rêvées. Cela témoigne de sa volonté de conférer à sa vie une unité, tout en montrant que c’est une lutte. La femme aimée, les tableaux qu’elle peint, entraînent Apollinaire dans un univers féérique et étrange, celui des saltimbanques. De même, la femme évoquée par Baudelaire évoque, par son regard, un pays où il aimerait fuir. Femme et paysage sont en correspondance, comme en témoigne cette métaphore : « Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan ». Il ne s’agit pas d’un pays réel mais d’un territoire imaginaire, poétique, lui permettant de s’arracher à la réalité.
§) EXTRAIT 3 Puiser aux sources de la légende
p. ¤§‚-¤§⁄
Homère présente les sirènes comme des femmes-oiseaux dont le chant séduisait les navigateurs. Attirés par ces accents mélodieux, ils perdaient le sens de l’orientation, fracassant leurs nefs sur des récifs où ils étaient dévorés par ces enchanteresses. Ulysse résista à leur chant en scellant les oreilles de ses camarades avec de la cire et en se faisant attacher au mât du navire. La tradition médiévale de J. d’Arras est différente. Raymondin de Lusignan, après avoir tué son oncle accidentellement, est pourchassé. Exténué, il se désaltère à une fontaine où il rencontre Mélusine. Il ne peut échapper à son charme puissant. Il épouse cette inconnue mystérieuse, après lui avoir promis de ne jamais la regarder le samedi. Mais, poussé par son frère à la curiosité, il contemple son épouse par un trou percé dans le mur. Il s’aperçoit qu’il s’agit d’une femme-serpent. Après avoir longtemps tu son secret, il lui reproche, un jour de colère, d’être une fée. De désespoir, Mélusine se jette dans le fleuve et disparaît. Certains éléments de ces deux légendes sont repris par Apollinaire : la beauté vénéneuse (« yeux pleins de pierreries » rime avec « sorcellerie »), la puissance de la séduction, la cruauté de la séductrice. Enfin, l’image obsédante de l’amoureuse trahie et suicidée acquiert sous sa plume la force d’un mythe personnel. La situation d’énonciation est très particulière : plusieurs voix s’élèvent et s’entrelacent dans le poème : celle de l’évêque, de la Loreley et, plus brièvement, des chevaliers. L’absence de ponctuation rend difficile la délimitation de leur prise de parole, si bien qu’elles semblent se fondre dans la voix unique du poète. On retrouve cette tension entre voix éclatées et unification poétique. Le poète est tour à tour et tout en même temps l’évêque qui accuse et absout son enchanteresse ; la « sorcière blonde », éprise d’un autre, qui se laisse tomber dans le fleuve, séduite par son propre reflet ; les chevaliers qui font office de chœur. Son chant donne ainsi à entendre tous les aspects de la passion amoureuse. Tous sont douloureux et violents. 13 Alcools |
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La passion amoureuse, quand elle est impossible, ronge et détruit celui qui l’éprouve. Elle peut aussi se muer en pulsion agressive contre celui qui ne répond pas, ou pas assez. Elle est mortifère. C’est le cas lorsque l’amour n’est pas partagé ou que l’amant est mort. Pour les exemples, chaque élève présentera son choix et le justifiera.
‡) Les sources de l’œuvre
p. ¤§¤
⁄. Puiser l’inspiration à la source des mythes 1. Apollon est le dieu grec de la beauté régulière, de la poésie et du soleil. Orphée, fils d’une muse, est le premier des poètes lyriques. La légende raconte que la puissance de son chant était telle que les animaux sauvages, les arbres et les pierres l’écoutaient et le suivaient. Après la mort de sa femme Eurydice, il descendit aux Enfers et supplia Hadès de lui rendre son épouse. Sa poésie émut si vivement le Dieu infernal qu’il accepta, à la condition qu’en ramenant Eurydice, il ne se retournât pas une seule fois vers elle. Il ne put tenir sa promesse et perdit Eurydice à jamais. Désespéré, il mena une vie solitaire, refusant la présence des autres femmes. Les Bacchantes, furieuses de cet affront, le mirent en pièces. C’est le diasparagmos : le démembrement violent. Sa tête, arrachée, continua de chanter. Guillaume Kostrowitzky est le fils naturel que son père a refusé de reconnaître. Il entend alors se forger seul son identité. Il s’invente alors un nom flamboyant et se réclame de deux figures mythologiques, Apollon et Orphée. Il rêve, lui aussi, d’une poésie solaire et harmonieuse, d’un lyrisme nouveau capable d’émouvoir et d’enchanter les créatures. La mort tragique d’Orphée signale toutefois la peur du déchirement identitaire qui mène à la mort. Prolongement 1re « L » Apollinaire se compare aussi à Jean-Baptiste, décapité sur les ordres de Salomé. On peut comparer le poème « Salomé » aux textes et images du corpus consacré à cette figure mythique (p. 416).
2. La métaphore du « soleil cou coupé » offre, dans un raccourci saisissant, l’image d’une décapitation. À la mort du jour, le soleil rougeoie d’un rouge sanglant, comme si on l’avait guillotiné. On peut faire le rapprochement avec la mort d’Orphée, poète solaire si violemment mis à mort (voir question 1). 3. Sorcières et sirènes enchantent Apollinaire. Ces deux figures légendaires ont en commun une voix charmeuse, ensorcelante. De même, Apollinaire veut conférer un pouvoir d’incantation à sa parole poétique. On relèvera un néologisme significatif : il veut « incant[er] » (v. 12 de « Nuit rhénane »). La première fonction de la poésie est donc d’être un charme, au sens fort du terme : une incantation et un sortilège.
¤. Inventer un rythme nouveau 1. Apollinaire avait d’abord ponctué ses poèmes. Ce n’est qu’au dernier moment, alors qu’il relisait ses épreuves déjà imprimées, qu’il choisit de supprimer tout signe de ponctuation. Seuls les blancs typographiques (ex. : v. 1 à 3 de « Zone »), les retours à la ligne invitent à marquer des pauses, à imprimer une scansion très rythmée au vers. Ex. : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours » Parfois, l’absence de point et de virgule invite à accélérer, à lire en bloc des groupes de mots que l’on aurait plutôt séparés. Ainsi, les vers 8 et 9 de « Zone » collent ensemble des propositions que la syntaxe habituelle séparerait. Le rythme devient étrange, original, voire boiteux. Enfin, la « déponctuation » laisse à tout lecteur une grande marge de liberté. À lui de proposer, par sa lecture, une interprétation nouvelle.
2. Dans « La Loreley » (p. 261 du manuel), en l’absence de ponctuation, il n’est guère aisé de savoir qui parle. La confusion des voix narratives, savamment entretenue, permet de faire entendre la plainte amoureuse du poète sous plusieurs formes.
ÉDUCATION AUX MÉDIAS 3. La lecture du texte est très pathétique. Cet exercice a pour but de travailler sur le ressenti : à chaque élève de trouver trois mots-clés pour évoquer ce qu’il ressent.
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8) La réception de l’œuvre : « la ferraille du bric-à-brac » (Duhamel) ÉCRITURE Invention a) – Duhamel reproche à Apollinaire le caractère mélangé (« hétéroclite ») de sa poésie, qui puise aussi bien aux sources de la mythologie grecque, égyptienne, que dans le folklore germanique (la Lorelei) ou la poésie urbaine du XXe siècle (celle des affiches et des réclames). Selon lui, Apollinaire ne parvient pas à conférer à l’ensemble une unité. L’œuvre cède à la menace d’éclatement qui la travaille. – Ainsi, dans « Zone » (p. 7, éd. Gallimard), on trouve des images héritées du passé : les souvenirs d’enfance, par exemple, constituent autant de chromos aux couleurs délavées. On trouve aussi des images glanées dans l’actualité : la tour Eiffel, les automobiles, les hangars de Port-Aviation sont les éléments d’un décor moderne. De même, enseignes et affiches publicitaires pavoisent les rues, constituant la « poésie » du matin. On retrouve la même démarche compilant l’ancien et le nouveau dans « La chanson du Mal-Aimé ». Sous la lumière d’étoiles présentes à la création du monde, on voit défiler des personnages bibliques (venus de « Chanaan », v. 2), sortis des légendes germaniques (troisième strophe), des mythes grecs (allusion aux Danaïdes, dans la cinquième strophe, aux satyres, demi-dieux qui suivaient le cortège de Dionysos, aux Egypans, divinités champêtres mi-hommes mi-chèvres). On traverse aussi le Moyen Âge. Ainsi, la septième strophe fait allusion aux bourgeois de Calais, qui, en 1347, sauvèrent leur ville en se livrant au roi d’Angleterre Édouard III. Les noms exotiques comme « argyraspides » (fantassin d’Alexandre le Grand) ou « dendrophores » (porteurs d’arbre lors des cérémonies à Cybèle) achèvent de nous dépayser. L’effet produit par ce mélange dépend de la sensibilité de chacun. Pistes : • On peut dire que nous sommes projetés dans un ailleurs lointain, fait de mille ans d’histoires et de légendes. La poésie d’Apollinaire est nourrie par un flot d’images chatoyantes, étranges, qui trouvent malgré tout une unité dans le lyrisme du poète.
• On peut être sensible aux effets de dissonance, produits par une écriture poétique riche en ruptures de ton et contrastes temporels, culturels. • On peut faire un lien entre le fond (le kaléidoscope des mythes anciens et des légendes nouvelles) et la forme (syntaxe discontinue, polymorphisme du vers et de la strophe). • On peut faire un lien entre la douloureuse quête d’identité, d’unité et le caractère disloqué et disparate de la poésie. La poésie de bric et de broc est à l’image d’un sujet sans racines, en fuite. Cosmopolite, il n’est d’aucune province et de toutes les cultures. Ainsi, il se construit une culture « d’étrange étranger ». b) Pistes : il s’agit d’écrire une lettre argumentative. Il faut donc bien se souvenir des caractéristiques de la lettre, sans perdre de vue sa visée : trois arguments assortis d’exemples doivent permettre de convaincre.
·) Fiche de lecture ⁄ : En quête d’identité
p. ¤§‹
Signé Apollinaire 1. Apollinaire se donne un nom nouveau pour se forger une identité qui lui fait défaut. Enfant adultérin non reconnu par son père, mal aimé et abandonné, il lui est difficile de savoir qui il est. Il se choisit alors un autre père, dont il capte la force tutélaire. Le pseudonyme « Apollinaire » renvoie en effet à Apollon, dieu du soleil, de la poésie et de la lyre dont il sera l’héritier. C’est aussi le nom d’un poète latin et chrétien, Sidoine Apollinaire (430-487), enlevé par les Barbares et confronté au paganisme. Ce nom nouveau, à la croisée du mythe grec et de l’histoire chrétienne, permet de dire qui il aimerait être : un poète solaire, barbare et lyrique. On peut citer ces vers extraits de « La chanson du Mal-Aimé », où le soleil est associé à la lyre, emblème d’Apollon : « Juin ton soleil ardente lyre / Brûle mes doigts endoloris / Tristes et mélodieux délires » Le nom élu est une révélation de son identité.
2. « Le larron » résonne de la hantise de la bâtardise : « Maraudeur étranger malhabile et malade / Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit » Ainsi, son père est une énigme. Il se tait, refuse de lui donner un nom qui ferait de lui un fils sinon légitime du moins connu et reconnu. 13 Alcools |
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L’enfant sans père ne sait qui il est. C’est donc pour répondre à la question « qui suis-je ? » que Guillaume s’invente un nom, Apollinaire. Ce nom de poète est le signe d’une nouvelle naissance, d’une identité enfin éclatante et lumineuse. Il sort de la nuit maternelle. Si l’on se souvient de l’étymologie du mot « poète », on peut dire de lui qu’il est celui qui forge, qui fabrique. Ici, ce que Guillaume invente, c’est lui-même. C’est ce qu’on peut lire dans le poème « Cortège », où le poète affirme qu’il s’est enfin trouvé, tout seul, après avoir longtemps attendu que son père le fasse : « Un jour je m’attendais moi-même / Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes / Pour que je sache enfin celui-là que je suis. » Telle est la fonction, symbolique, assignée à la poésie. Se souvenir de sa vie 3. « La Chanson du Mal-Aimé » est inspirée par la passion qu’Apollinaire éprouva, lors d’un séjour en Allemagne (août 1901-août 1902), pour Annie Playden, gouvernante anglaise des enfants de la comtesse de Milhau, chez qui le poète était précepteur. La jeune femme promet de l’épouser, mais, de retour à Londres, elle se rétracte. Apollinaire entreprend deux voyages à Londres pour la reconquérir, en vain : Annie Playden s’embarque pour les États-Unis où elle se marie. Hanté par la pensée de celle qui l’a repoussé, Apollinaire lui reproche de l’avoir trahi. Cette obsession s’exprime dans le récit de deux rencontres décevantes, incarnation du « faux amour ». La première rencontre, relatée dans les strophes I et II, est celle d’un « voyou » : Un voyou qui ressemblait à / Mon amour vint à ma rencontre ». Le voyou désigne ici un adolescent qui ressemble à son amour d’autrefois, à Annie. La seconde, avec une fille des rues, est décrite dans les strophes IV et V. Là encore, il s’agit « d’une femme lui ressemblant ». Dans les deux cas, cette ressemblance réactive des souvenirs déplaisants, conséquence de la rancune d’Apollinaire pour « l’Inhumaine « (au sens précieux de « qui ne répond pas à l’amour qu’on lui porte »). Ainsi, la cicatrice au cou de la prostituée ivre, évoquée dans un vers juxtaposé qui rompt la construction syntaxique de la phrase, engendre une impression de malaise, de laideur. Les amours d’autrefois se sont dégradées et elles hantent la mémoire de leur ombre mauvaise.
4. Le choix des vers est personnel. Toute justification étayée sera validée. 5. Le thème de l’amour malheureux revient souvent dans Alcools. « L’amour s’en va », déplore le poète dans « Le pont Mirabeau ». Or, « je ne veux jamais l’oublier / Ma colombe ma blanche rade ». Pour retenir son image, la ressusciter malgré le rejet et les années qui passent, Apollinaire puise dans sa mémoire et écrit. La poésie commémorative s’élève contre l’oubli, sauve les gestes et les paroles qui ont laissé dans le cœur leur empreinte de douleur. La mémoire, réactivée et mobilisée, reprend possession des moments intenses et les restaure. Pourtant, si le discours poétique lutte contre la fatalité du temps, il admet que la vie ainsi recréée par le souvenir a un aspect fantomatique, a un parfum de mort. On peut citer ces deux vers extraits de « Cors de chasse » : « Passons passons puisque tout passe / Je me retournerai souvent ». 6. Le souvenir replonge le sujet dans des moments délicieux. En même temps, il réactive la souffrance puisqu’il fait prendre conscience de leur caractère révolu, disparu, comme l’indique ces vers tirés de « Zone », qui ont l’allure d’un bilan amer : « Tu as souffert de l’amour à vingt ans et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté » C’est pourquoi, dans la seconde strophe de « Marie », il retrouve des accents verlainiens pour demander à sa mémoire des souvenirs à demi-effacés, en demie teinte : ce serait le moyen de se souvenir encore mais de se souvenir à peine, pour que la nostalgie, légère, ne soit pas trop poignante : « Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine / Et mon mal est délicieux ». Portrait d’un mal-aimé 7. Cycle d’Annie Playden : « La Chanson du Mal-Aimé », « Annie », « L’émigrant de Landor Road », « Mai » et « La Dame ». Cycle de Marie Laurencin : « Marie », « Zone », « Le pont Mirabeau », « Cors de chasse », « Le pont Mirabeau », « Le voyageur », « Crépuscule ».
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Le poète apparaît en mal-aimé et exorcise sa douleur amoureuse. Sur le site www.wiu.edu/Apollinaire/index.htm, on peut entendre Apollinaire lisant certains poèmes dédiés à Marie ou à Annie.
HISTOIRE DES ARTS 8. Marie Laurencin s’est peinte en surplomb, tendant le bras vers son amant Apollinaire. La rivale, Fernande Olivier apparaît en contrebas. Elle sourit, semble heureuse, repliée dans une posture douce et féminine. Notons toutefois qu’elle est comme coiffée d’un chapeau ridicule, orné très généreusement de fleurs et de feuillage. Avec la même ironie un peu triste, Marie Laurencin représente un Apollinaire siégeant en monarque, gravement assis sur un majestueux fauteuil. Placé au centre de la composition, au milieu d’une diagonale reliant les trois visages de Marie, Guillaume et Fernande, il est, très concrètement, partagé entre deux femmes. Son identité propre semble déchirée. C’est peut-être la raison pour laquelle il est « mal-aimant » et « mal-aimé ». 9. On peut faire un lien avec le poème intitulé « Marie ». Le poète, au cœur déchiré et changeant, doute de son identité, de son unité. Citons la troisième strophe : « que n’ai-je / Un cœur à moi un cœur changeant / Changeant et puis encor que sais-je ». Se recréer par les mots 10. Transcription du calligramme : « Dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai comme on imagine les anges et non comme sont les reflets. Guillaume Apollinaire. » Explication : quand Apollinaire se regarde dans un vrai miroir, ce qu’il voit n’est qu’un reflet, figé. À l’inverse, en écrivant de la poésie, en inventant ce calligramme en forme de miroir ou de couronne ceignant le nom, il peut dire qui il est et signer fièrement de son nom de poète : « Guillaume Apollinaire ». Ainsi, le calligramme capte, au moins un temps, l’essentiel : l’identité si problématique, le moi « vivant et vrai ». Ce calligramme est une sorte de manifeste, où il revendique pour sa poésie le pouvoir de se donner un nom. Elle participe à la quête du Moi, à son unification, contenant la permanente menace de dispersion et de déchirement.
11. « Calligramme » est forgé sur deux mots grecs, l’adjectif « kallos », qui signifie « beau »
et le nom pluriel « gramma », qui veut dire « caractères, lettres ». Ainsi la belle disposition des lettres et des caractères sur l’espace de la page blanche associe les ressources du langage et de la peinture pour mieux permettre au moi de s’exprimer, de se chercher.
12. Cette question renvoie chaque élève à sa quête d’identité. Quelques pistes : • L’écriture et le dessin sont un miroir et permettent un rapport à soi-même spéculaire, réflexif. • L’écriture et le dessin permettent d’épancher « ce qui déborde », de s’en libérer et de lui donner forme. • L’écriture et le dessin sont une forme d’expression de soi très personnelle : le style, comme les empreintes digitales, est unique. Il nous appartient en propre et dit qui l’on est.
ÉDUCATION AUX MÉDIAS 13. Ce message a été détourné et repris comme slogan publicitaire par Lacoste. La phrase est percutante parce qu’elle présente la conquête de l’identité, l’épanouissement personnel progressif comme une injonction. Récemment, Mino, dans un featuring avec Soprano, a inventé un rap intitulé « Deviens ce que tu es ». Voici le premier couplet : « Approchez-vous mes frères, écoutez-moi mes sœurs Si je n’en fais qu’à ma tête, mon style n’en fait qu’à son cœur Accroché à mes rêves, la vie ne me fait plus peur Si la musique m’accompagne, je ne marcherai jamais seul À marcher toutes les nuits, ne crois pas que je m’enfuis Et puis je lâche rien, moi je suis ce que je suis Des consonnes et des voyelles pour sortir de la moyenne Tout le monde veut devenir quelqu’un, moi j’essaie d’être moi-même Mon rap (c’est pas pareil) mon écriture (c’est pas pareil) J’suis tellement différent dans un miroir (j’suis pas pareil) Et tellement comme tout le monde, j’ai jamais rêvé d’être un autre Je suis parti chercher bonheur, j’ai ramené ces quelques notes » 13 Alcools |
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⁄‚) Fiche de lecture ¤ : Entre tradition et modernité p. ¤§› « Le dernier des poètes élégiaques » (M. Basuyaux) 1. La fuite du temps est un thème cher aux poètes de la Pléiade. On peut ainsi citer ces vers de Ronsard : « Le temps s’en va, le temps s’en va Madame / Las le temps ! non, mais nous nous en allons, / Et tôt serons étendus sous la lame. / Le temps s’en va, le temps s’en va Madame » On peut les rapprocher de certains vers du « Pont Mirabeau », signant l’impuissance du poète face à l’écoulement inéluctable du temps. Certaines tournures archaïsantes accentuent la filiation entre Apollinaire et la poésie du XVIe : « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure » (v. 5-6). Cependant, Apollinaire ajoute une note triste à ce constat : le temps entraîne avec lui l’amour. Le temps s’en va, l’amour s’effrite. Il insiste alors sur sa peine, oubliant le « carpe diem » invitant les jeunes filles en fleurs à profiter de leur printemps. Les vers 13 et 19 en attestent : « l’amour s’en va comme cette eau courante / Passent les jours et passent les semaines / Ni temps passé / Ni les amours reviennent ». « La chanson du Mal-Aimé » ou « Zone » sont dans le droit fil de cette poésie du temps qui passe et de l’amour qui lasse.
2. Définition de l’élégie 1. Poésie gréco-latine. Poème mélancolique, composé en distiques élégiaques. 2. Poème lyrique de facture libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les douleurs de l’homme, les amours contrariés, la séparation, la mort. 3. Par extension : Toute œuvre d’inspiration tendre et mélancolique, où l’amour a une large part. Pistes pour la lecture analytique de « L’Adieu ». • Le texte ne comporte pas de ponctuation, ce qui engendre une grande fluidité, en accord avec le thème de l’écoulement du temps. Ce bref poème ne présente aucun lien logique ou temporel. Qu’apporte ce « silence des articulations » (Barthes) sinon un certain mystère, une certaine ambiguïté ? Ainsi, les vers 2 et 3 évoquent un deuil, sans que l’on sache exactement sur qui ou sur quoi pleure l’élégie. Il peut s’agir de la mort de la saison (fuite du temps), de la disparition de l’amour, de la disparition de la femme. Le sens n’est pas arrêté.
• Le poème semble l’écho lointain d’un poème de Victor Hugo, « Demain, dès l’aube ». Poésie en liberté 3. « Le Pont Mirabeau » alterne des strophes de quatre vers (quatrains) et un refrain comprenant deux vers (distique). On peut donc parler de chanson. Sa grande musicalité tient à l’originalité du travail poétique effectué. Chaque quatrain est une variation sur le décasyllabe. En effet, le premier et le quatrième vers sont des décasyllabes classiques, qui riment deux à deux et l’on constate que leurs rimes féminines sont identiques d’un couplet à l’autre. Les vers 3 et 4 comptent respectivement 4 et 6 syllabes. Ce tétrasyllabe et cet hexasyllabe forment à eux deux un décasyllabe au rythme étrange, un peu suspendu. À l’image du poète, qui demeure seul, suspendu entre oubli et attachement aux amours perdues. Le poème « Les colchiques » joue aussi avec le rythme. Il est entièrement composé en alexandrins (à condition, à la lecture, de pratiquer l’apocope). Cependant, Apollinaire teinte de mélancolie déceptive la majesté de ce mètre ancien. En effet, la première strophe compte sept vers, la seconde est un quintile ; la dernière, un tercet. La diminution du nombre de vers rend sensible le caractère diminué du poète, la tristesse qui le ronge. La mélancolie se creuse, nourrie par le souvenir de la femme-colchique, fleur envoûtante mais vénéneuse. 4. Les choix métriques sont plus radicaux dans « Vendémiaire » ou « Zone », composés en vers libres. Certes, on peut trouver ça et là des alexandrins, certes on peut isoler des ensembles rimés. Mais, toutefois la longueur des vers est variable, ce qui permet d’explorer des effets de rythme variés. À la lecture, on entend des combinaisons rythmiques inédites : 5/5/7 : « J’ai vu ce matin / une jolie rue / dont j’ai oublié le nom » 4/9 : « Neuve et propre / du soleil elle était le clairon » Enfin, on ne trouve plus de strophes.
VERS LE BAC Argumentation 5. Pistes • En l’absence de règles métriques strictes, la liberté absolue du créateur prime.
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• Apollinaire aime reprendre d’anciens patrons métriques et strophiques et les adapter. Il multiplie écarts et variations, propices à l’élévation d’une voix personnelle. C’est en ce sens que l’on peut parler de lyrisme authentique. • Apollinaire ne suit pas la logique strophique. Il peut ainsi s’abandonner à une autre logique : « Zone », par exemple, épouse le rythme de la marche, de la déambulation. En s’offrant cette liberté, il peut donner à entendre un autre rythme, plus authentique. Mythes anciens, parler nouveau : les filles de l’eau et du feu 6. La sirène est composée d’une queue de poisson ; d’un buste et d’un visage de femme. C’est une créature chimérique, faite d’alliances et de rencontres étranges. On peut dire, de la même façon, que la poésie d’Apollinaire marie l’ancien et le moderne, le mythique et le réalisme, la métrique classique et le vers libre.
7. Les sirènes sont des créatures aquatiques. La Lorelei, par exemple, est une fille du Rhin. (Voir p. 260-261, l’analyse des deux poèmes, dont le rythme et les sonorités liquides imitent la fluidité de l’eau.) Pourtant, la passion amoureuse qui les consume fait aussi d’elles des filles du feu. Ainsi, les yeux de la Lorelei sont tellement ardents que ce sont des « flammes » et des « pierreries », la synérèse rendant plus flamboyant encore leur éclat minéral. La sirène des « Fiançailles » décline le thème du feu amoureux. Écoutons-la : « je brûle parmi vous » (v. 1) ; « je suis / Le désirable feu qui pour vous se dévoue » (v. 2-3). Le ton, passionné, est mis en valeur par la multiplication des rejets et des rythmes heurtés.
HISTOIRE DES ARTS 8. Chagall a placé la scène dans un décor méditerranéen, peut-être inspiré par l’Odyssée. L’atmosphère est douce, comme en témoigne la profondeur du bleu et la gerbe de fleurs. On retrouve la position en surplomb, comme la Lorelei qui domine le Rhin, assise sur son rocher. Surtout, elle aussi se mire dans l’eau, seule avec elle-même, malgré la foule des prétendants, ici hors champ.
ÉCRITURE Invention
La rédaction de la préface a ici une visée argumentative. Elle peut s’articuler en deux temps, développant chacun un argument. Dans un premier temps, on peut mettre en avant le thème de la mélancolie, de l’élégie et reprendre les questions 3, 4, 5 et 6 de la page 263 ; la troisième question de la page 259, la troisième question de la page 261 ; les questions 1 et 2 de la page 264. Dans un second temps, on peut montrer le caractère passionné de sa poésie en reprenant la question 7 de la page 264 et la question 2 (paragraphe 1), page 262.
10. On attend des élèves un poème libre célébrant les vertus de l’imprévu : images drôles, décalées, inattendues, rapprochements d’idées incongrus, analogies inespérées mais profondément belles. On peut se référer au manuel du professeur de Seconde, à la séquence 21 consacrée au surréalisme.
Dissertation 11. a) Apollinaire est un « commenceur » parce qu’il innove : vers libres, thèmes modernes, rythmes syncopés caractérisent sa poésie. Elle est lyrique au deux sens du terme : profondément originale, de part sa modernité, et exaltée. Pourtant, « l’esprit de crépuscule » l’anime : Apollinaire se souvient de mythes et légendes dont l’origine plonge dans la nuit des temps. La tristesse de certains poèmes, les préfigurations de la guerre confèrent aussi à sa poésie une teinte sombre, crépusculaire. Enfin, le mot « crépuscule » désigne un entre-deux. Il ne fait plus tout à fait jour, il ne fait pas encore nuit. Ce dernier sens est le plus intéressant : Apollinaire est entre deux siècles, entre deux époques et fait le lien entre un avant et un après. Citons J.-M. Maulpoix : « C’est, me semble-t-il, à la porte du nouveau siècle qu’Apollinaire frappe «en pleurant» : c’est avec des motifs élégiaques et sur des airs anciens qu’il fait dans les excitantes nouveautés de la “Belle époque” son entrée… ». b) Proposition de plan 1) Apollinaire entre deux mondes 2) Une poésie du bric-à-brac 3) Une œuvre qui a une unité
9. La constitution de cette anthologie peut être validée au B2I. 13 Alcools |
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Vers le bac : « Chanter la révolte » Objectif et intérêt du corpus : Ce groupement de textes attire l’attention sur un fait : la poésie est fille de Mnémosyne, déesse de la mémoire. En effet, l’imagination des poètes forge des images audacieuses en puisant dans leur mémoire et en recombinant des images anciennes, universelles. C’est pour cela qu’elles nous semblent neuves et en même temps familières. Ce constat prend une résonnance tragique en cas de guerre ou de révolte : censurée, interdite, la poésie est composée en secret, au secret, et se transmet oralement, sous le manteau. Cette parole sert à se donner du courage : Stéphane Hessel, parmi d’autres, dit avoir résisté à l’emprisonnement en se récitant tous les vers d’Hölderlin dont il se souvenait. Apprendre par cœur n’est donc jamais un exercice stupide : la mémoire sert à créer, à arracher les paroles à l’oubli, à résister.
QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Chansons et poèmes anciens sont les gardiens de la mémoire : ils gardent trace des souffrances et des luttes passées, des idéaux blessés pour lesquels il faut lutter, ce qui nourrit l’engagement des générations suivantes. Ainsi, l’air de Gavroche, inspiré de Béranger dénonce la misère par la raillerie. En effet, l’ironique chanson du gamin de Paris se moque des bourgeois, qui, à l’époque, habitent plutôt en banlieue, à Nanterre ou à Palaiseau : férus de Rousseau et de Voltaire, ils ont pourtant trahi l’idéal des Lumières pour s’enrichir. S’ils s’engagent, c’est dans la Garde Nationale, qui maintient l’Ordre – favorable aux nantis – en tirant sur les ouvriers et artisans parisiens, soutenus par quelques étudiants. C’est d’ailleurs ainsi que meurt Gavroche, qui a rejoint la barricade. Jean Cassou, du fond de sa cellule, se souvient des Misérables de V. Hugo. Ses souvenirs
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de lecture sont associés cependant à la douce atmosphère de la cour d’école républicaine. Il en éprouve une nostalgie poignante : « explique pourquoi ma vie s’est éprise / du sanglot rouillé de tes vieilles cours » (v. 7-8). C’est cette culture républicaine, basée sur des textes de V. Hugo et plus discrètement de J. du Bellay (« les toits bleus » font songer à « l’ardoise fine »), que « répète » « l’arbre de l’école » et que le poète veut transmettre à son tour. Pour que cela soit possible, il se bat et, quand il est emprisonné, il compose des poèmes nourris de ses lectures d’écolier. Jean Cassou se nourrit surtout de la chanson de J.-B. Clément, Le Temps des cerises. En 1866, il s’agit uniquement d’une chanson sentimentale. Elle porte en elle des souvenirs de printemps et d’amour. Mais, en 1871, elle prend une portée révolutionnaire. Le rouge des cerises évoque aussi le sang des Communards, fusillés en 1871. Jean Cassou se souvient des deux sens : il a la nostalgie des amours passées et l’indignation contre les injustices subies par les Communards. Cela motive doublement son engagement. Enfin, le poème d’Aragon convoque le « long lai des gloires faussées », poème arthurien. Après l’avoir « bu comme un lait glacé », il en reprend le rythme octosyllabique et les images médiévales : « chevalier » (v. 3) « château » (v. 7), « duc » (v. 7). Elles constituent un patrimoine, désormais mis à mal. C’est pourquoi le poème s’achève sur cette apostrophe : « Ô ma France, Ô ma délaissée » (v. 17), le « ô » lyrique déplorant la perte du bel autrefois.
2. Les textes sont des chants de révoltes et de résistance. À travers le personnage de Gavroche, mort en chantant, Hugo dénonce une société injuste, qui préfère tuer les enfants des barricades plutôt que de partager équitablement ses richesses. L’image de l’enfant blessé à la tête, que l’on retrouve dans « souvenir de la nuit du 4 », est particulièrement saisissante. Le sang de l’innocent révolte
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la barricade. Le chant inachevé, arrêté par une seconde balle, confère à la chute de Gavroche une dimension christique. Le Temps des cerises prend un sens nouveau en 1871. Toutes les images de blessure (amoureuse) prennent alors un second sens, beaucoup plus tragique. L’image « en gouttes de sang » (v. 12) évoque les cerises rouges qui semblent couler des feuilles. Après 1871, le rouge des fruits mûrs, couleur dominante du texte, est aussi celui du sang qui coule, celui des Communards, fusillés en mai 1871. L’expression s’est chargée d’une connotation révolutionnaire. Le sens figuré s’ajoute au sens propre et donne, a posteriori, à cette chanson légère une profondeur politique qu’entend J. Cassou. L’amoureux blessé de la chanson a « une plaie ouverte » en plein cœur. Dans le sonnet de Jean Cassou, on retrouve la même image dès les deux premiers vers : « La plaie que, depuis le temps des cerises, / je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour ». La situation historique n’est pas la même : le poème a été composé pendant la seconde guerre mondiale, alors que le poète était au secret. Pourtant le sens profond est le même : la plaie évoque les souffrances présentes, la nostalgie poignante du passé heureux et la volonté de conquérir la paix future en se jetant dans l’action. Enfin, le poème d’Aragon reprend les images blessées du lai. « Le duc insensé » (v. 7) peut désigner Hitler, le « chevalier blessé » (v. 4), l’état major de l’armée française et « l’éternelle fiancée » (v. 10), la France. Les « voitures versées » (v. 14) peuvent évoquer la débâcle de l’armée française, vaincue, ou l’exode. « Ô ma France, Ô ma délaissée » (v. 17) fait le lien entre autrefois et aujourd’hui.
3. Le sonnet de J. Cassou reprend la chanson de J.-B. Clément. Il emprunte des expressions au Temps des cerises. Les deux premiers vers en témoignent : les mots « la plaie », « le temps des cerises », « je garde » au « cœur » et « s’ouvre » sont directement empruntés à la célèbre chanson (voir question précédente). Les emprunts à la chanson de Jean-Baptiste Clément permettent, dans la première strophe, de réactiver l’image de la plaie ouverte. Cette dernière est développée dans la deuxième strophe, comme le montre, au vers 6, le verbe « saigne[r] ». Le pays « saigne […] sans cesse en
robe d’amour » (v. 6). Il s’agit d’une variation sur les vers 11 et 12 de la chanson : « Cerise d’amour aux robes pareilles / Tombant sous la feuille en goutte de sang ». Le souvenir du « pays des toits bleus et des chansons grises » (v. 5) est tellement vif qu’il en devient douloureux. L’allitération en [s] (« qui saigne sans cesse ») permet d’insister phoniquement sur le caractère lancinant de sa souffrance. La mémoire sert donc de matrice au poème de révolte. Mis au secret, J. Cassou a composé de tête, sans papier ni crayon, se servant uniquement de sa mémoire. Ainsi, c’est ce que l’on sait par cœur (au sens plein du terme) qui peut être transmis.
TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire En 1942, le gouvernement de Vichy multiplie les mesures contre les résistants. Les poètes de la Résistance s’organisent pour prendre part au combat des mots, parfois au péril de leur vie. Le 14 juillet 1943, les Éditions de Minuit clandestines publient L’Honneur des poètes, recueil collectif regroupant les œuvres de vingt-deux auteurs, dont Aragon. Dès 1942, ce dernier avait publié Les Yeux d’Elsa, recueil où le fou d’Elsa vénère aussi une autre Dame : la patrie. Le modèle médiéval de l’amour courtois, où le troubadour aime d’un amour secret et désespéré l’épouse du seigneur, inspire au poète une œuvre singulière, à part dans sa création. Dans « C », il met entre parenthèses ses expérimentations surréalistes. Il ressource sa poésie en puisant dans un patrimoine poétique hérité des légendes médiévales arthuriennes. Ces images anciennes lui permettent d’évoquer avec originalité la petite ville des Ponts de Cé, traversé par les troupes françaises fuyant l’armée allemande, en 1940. On pourra se demander quel est l’enjeu de ce détour par le passé poétique, héritage que les Français ont reçu en partage comme une richesse commune. Comment les chansons anciennes peuvent-elles nourrir les révoltes contemporaines ? Pour répondre à cette problématique nous verrons comment la matière médiévale permet de parler discrètement de 1940, en déjouant la censure et en partageant avec le lecteur des références communes. Puis, dans un second temps, comment s’élève une déploration, requiem pour un temps présent. Vers le bac |
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1) Le poids des images médiévales a) « Une chanson des temps passés » (v. 3) La situation d’énonciation est la suivante : le personnage traverse les Ponts de Cé, en 1940, petite ville provinciale située au cœur de l’Anjou. C’est le berceau de la langue française. De ce point de vue, « c’est là que tout a commencé ». En période d’occupation allemande, c’est peutêtre là qu’il faut se ressourcer : le poète entend retremper sa poésie aux sources même de la langue et de la culture françaises. Il le confie : « Et j’ai bu comme un lait glacé / Le long lai des gloires faussées » (v. 11-12). Il oublie alors les jeux surréalistes et les expérimentations de l’écriture automatique pour se souvenir avec patriotisme d’un parler originel partagé par tout un peuple. Mais, en 1942, ce parler sonne faux (« faussées »). Revenir « là où tout a commencé », c’est faire retour vers un passé commun détruit, vers une « douceur angevine » (Du Bellay) révolue qu’on se languit de voir refleurir. Revient alors « Une chanson des temps passés ». Qu’évoque sa douce musicalité ? Les seize premiers vers de C nous entraînent au Moyen Âge. En témoignent les expressions suivantes : « chevalier » (v. 3) « château » (v. 7), « duc » (v. 7) « le long lai » (v. 12). La « rose » (v. 5), « l’éternelle fiancée » (v. 10) renvoient à la Dame de la poésie courtoise. b) Des images passées qui dénoncent la violence du présent Pourtant cet intertexte médiéval n’a rien de riant. Les adjectifs qualificatifs apportent une couleur sombre, violente qui fait immanquablement songer à la situation de la France contemporaine. L’usage du présent renforce cette hypothèse : la chanson d’autrefois parle aussi d’aujourd’hui. • Une transposition de la situation de la France en 1940 (voir question 2) Le caractère allusif, peut-être pour déjouer la censure, peut-être pour être fidèle à la poésie médiévale fondée sur le secret, présente l’Occupation comme un noir mystère. Pour comprendre le sens de ces allusions : voir question 2. On peut bien sûr compléter ce travail de mise à plat : on relève, aux vers 15 et 16 la poignante paronomase « armes » / « larmes ». Les adjectifs, là encore, éclairent le sens de ces deux noms. Les « armes désamorcées » sont une allusion à la débâcle de 1940, où la France a rendu les armes.
Les « larmes mal effacées » sont celles de la souffrance mais aussi du déshonneur. « Le long lai des gloires faussées » : à commenter. • Une violence qui s’exerce contre des civils incapables de se défendre : le « corsage délacé » (v. 6) est une mention discrète mais suffisante des exactions faites aux femmes. Aragon échappe à l’écueil de certaines poésies engagées : la lourdeur. c) La portée de ce choix poétique singulier Aragon revient à la poésie en vers classiques : le retour de la rime favorise la mémorisation de faits dont il faut, impérativement, se souvenir. Plus précisément, il a choisi d’écrire un lai, un poème à forme fixe en octosyllabes ne comportant qu’une seule rime. Son schéma, toujours le même, offre un canevas connu sur lequel il peut broder sur un mode allusif mais transparent. Écrire une poésie simple, accessible à tous, y compris à ceux qui ne goûtent guère la poésie d’avant-garde, est un choix signifiant : la « poésie de guerre » veut avant tout être comprise, retenue, ressentie par tous. On peut donc être sensible à la simplicité – militante – du vocabulaire (à développer). 2) Une poignante déploration a) La plainte, point d’aboutissement du poème Les deux derniers vers sont la clé : ils permettent de faire le lien entre le lai médiéval chargé d’images blessées et la situation de 1940. On comprend qui est « la rose », « l’éternelle fiancée » : c’est la France (voir question 2). S’élève alors une plainte déchirante. En atteste le « Ô » lyrique, repris en anaphore. L’adjectif possessif « ma », lui aussi redoublé, montre l’implication du locuteur et renforce encore la dimension pathétique de la déploration. Enfin, le mot « France » est mis en valeur par la virgule, seul signe de ponctuation de tout le poème. b) Une lancinante sonorité Comme tout lai, le poème comporte une rime unique, ici en [se], comme si le nom de la ville traversée, Les Ponts de Cé, avait orienté le travail du poète et donné un titre au poème. On remarque d’ailleurs que le poème commence et s’achève par un même vers, qui met en exergue le nom de la ville : « J’ai traversé les ponts de Cé ». Pourquoi ce choix poétique et sonore ? • C’est l’occasion de faire rimer le nom d’une ville française située au sud de la Loire (ligne de démarcation) avec les souffrances de la guerre
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(blessé / insensé / délacé/ glacé, etc.). Par l’intrication sonore, les deux sont intimement liées. La ville devient emblématique de la France blessée par la défaite. • D’autres jeux sur les sonorités renforcent ce travail : on trouve deux homophones : « lait » (v. 11) et « lai » (v. 12). On relève aussi des allitérations en [s] (« traversé » v. 1, « chanson » v. 3, « sur » v. 5, « corsage » v. 6, sans compter tous les mots placés à la rime), en [l] (« lait glacé » v. 11, « Le long lai des gloires » v. 12, « La Loire » v. 13). On relève, aux vers 15 et 16, une assonance en [a], renforcée par une paronomase (« larmes » / « armes »). Tout le poème devient une pâte sonore et sa cohérence est renforcée par cette homogénéité phonique. • Le tableau des douleurs prend aussi la forme des « choses vues » (présence de la première personne, témoignage direct rédigé au passé composé). c) Une rime de combat • Le nom de la ville est signifiant : elle devait s’appeler « les Ponts de César ». La légende raconte que le chef gaulois Dumnacus tua l’ouvrier romain qui en gravait le nom dans la pierre. Le cou transpercé d’une flèche, il n’eut pas le temps d’écrire la fin du nom de l’envahisseur. La bourgade s’est alors appelée « les Ponts de Cé » en hommage à la rébellion gauloise. Le vers « C’est là que tout a commencé » peut aussi s’interpréter historiquement : c’est en ce lieu qu’a commencé la résistance, et depuis fort longtemps. • La rime en C (et non en César) est une rime de combat. D’ailleurs, il le dit dans la préface aux Yeux d’Elsa : « La rime est l’élément caractéristique qui libère notre poésie de l’emprise romaine ». Conclusion Le poète a traversé le pont : il est entré en résistance, contre tous les Césars et tous les Ducs.
Dissertation 1) Pourquoi chanter la révolte ? a) Pour témoigner On peut commenter le recours à la première personne du singulier : le poète qui dit « je » propose un témoignage sensible, émouvant. Il ne se tient pas à distance mais vient à la rencontre de ses frères humains : « la place d’un poète, écrit
Blaise Cendrars, est parmi les hommes, ses frères, quand cela va mal et que tout croule, l’humanité, la civilisation et le reste ». Il se sent lié aux autres, comme en témoigne cet extrait de Fragment 128 de René Char : « Je tenais à ces êtres-là par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre ». Et c’est ce lien qui le pousse à trouver des mots « forts comme la folie » pour témoigner. b) Pour dénoncer Les registres satirique, polémique, ironique peuvent faire des poèmes révoltés des « châtiments ». Ex. : dans Les Châtiments, Hugo fustige Napoléon III et le rend ridicule. Dans la deuxième partie de « Souvenir de la nuit du 4 », l’ironie amère et la dénonciation virulente triomphent. « Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique » est une antiphrase : Louis Napoléon Bonaparte, s’est paré du nom de son oncle illustre pour revendiquer une grandeur qu’il ne mérite pas. Les accusations peuvent aussi être directes : son goût de l’argent est clairement dénoncé, d’autant qu’il ne sert qu’à satisfaire ses appétits grossiers (le jeu, la table, les femmes), maquillés en rétablissement de l’ordre moral (« par la même occasion il sauve / La famille, l’église et la société »). c) Pour produire un effet sur ses contemporains Les mots ont un pouvoir particulier. Ils sont efficaces à leur façon : ils transmettent la colère, donnent de la force, rassemblent les hommes autour d’un hymne, une chanson facile à mémoriser, comme celle de J.-B. Clément. Ex. 1 : « Je hais », dit Pierre Emmanuel et sa colère exhorte à la révolte. Ex. 2 : Lucie Aubrac, dans La Résistance expliquée à mes petits-enfants dit l’importance que prit la poésie pendant les années de guerre : « Que l’on soit libre, arrêté, déporté, ces moments de poésie étaient des temps privilégiés, même hors de France. […] Dans ces moments partagés, nous trouvions notre force. » 2) Une impérieuse nécessité a) Pourquoi des poètes en temps de détresse ? C’est la question que formule l’une des Grandes Élégies de Hölderlin. Pourquoi prendre sa plume plutôt que les armes ? Les mots n’ont-ils pas un pouvoir dérisoire ? On peut citer V. Hugo, définissant en ces termes la fonction spécifique du poète : « Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies / Vers le bac |
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Les pieds ici, les yeux ailleurs […] / En tout temps, pareil aux prophètes » Selon lui, ce « rêveur sacré » est capable de pressentir l’avenir et peut servir de phare. On retrouve dans les poèmes de ce corpus la même volonté d’anticiper l’avenir, de l’éclairer. c) L’honneur des poètes Quand l’histoire devient tragique (guerre, injustice, etc.), les poètes doivent écrire une poésie en rapport avec les circonstances : il en va de leur dignité d’homme. C’est ce qu’écrit Aragon : « Refuser la poésie de circonstance, c’est refuser aux poètes […] l’honneur des poètes qui est d’être des hommes ». Paul Éluard, qui a écrit le texte liminaire de L’Honneur des poètes, renchérit : « C’est vers cette action que les poètes à la vue immense sont, un jour ou l’autre, entraînés ». C’est une force qui les entraîne malgré eux ; une nécessité à laquelle ils ne peuvent ni ne veulent se soustraire.
Écriture d’invention La rédaction d’une préface est un exercice fréquemment proposé aux lycéens. Pour mener à
bien ce travail, il est essentiel de comprendre plusieurs points : quel est l’objectif de ma préface ? Comment l’organiser en partie distinctes ? Quel style adopter ? 1. Une préface est un texte court placé en tête d’un ouvrage. Il sert à présenter et défendre l’œuvre auprès du lecteur. Il a donc un objectif clair : indiquer les traits généraux de l’œuvre, donner envie d’aller plus loin dans la lecture. 2. Une préface est construite. Le plan dépend du sujet. Par exemple, une préface à une anthologie de l’Antiquité grecque comportera une présentation générale de la littérature de la Grèce antique. Ici, il faut expliquer, en deux ou trois arguments, pourquoi les poètes s’engagent par les mots (voir piste de corrigé de la dissertation). 3. Le style d’une préface est vif. Il faut susciter l’attention du lecteur, piquer son intérêt, par des questions rhétoriques, par exemple. Dans le cas présent, la préface, qui présente des poèmes de révolte, est elle-même un texte enflammé, militant. On peut consulter la fiche sur le registre lyrique (Fiche 40) et s’en inspirer.
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Chapitre
4
La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours Livre de l’élève p. ¤‡‚ à ‹∞›
Présentation du chapitre p. ¤‡‚ Objectifs Les instructions officielles précisent les visées de cet objet d’étude en insistant sur trois points essentiels : L’élève doit aborder des textes lui donnant les rudiments d’une réflexion anthropologique en offrant une entrée concrète dans l’étude de l’Homme. L’étude de discours argumentatifs sur la condition humaine doit permettre à l’élève de s’interroger sur sa propre condition. Différents genres argumentatifs doivent être sollicités : essai, théâtre, conte, poésie…
Organisation Le chapitre se divise en quatre séquences dévoilant différentes facettes de l’humanité. L’enjeu consiste plus précisément à montrer à l’élève les fondements mêmes de la culture humaine : de la Renaissance à aujourd’hui, le contact entre les civilisations a conduit l’être humain à se redéfinir et à repenser sa place au sein du monde. La séquence 14 intitulée « Les visages de l’homme » met en valeur la tension inhérente à la condition humaine : si d’un côté l’humanité peut se montrer bigarrée (Corpus 1 : Aux frontières de l’humanité), parfois inconsciente de sa valeur absolue (Corpus 2 : La valeur de l’homme), elle semble néanmoins incapable de
s’autodétruire. La capacité de l’Homme à résister se donne le plus souvent à voir dans des circonstances limites (Corpus 3 : Résistances à la déshumanisation). La séquence 15 offre un parcours de lecture autour de La Peste d’Albert Camus : ce témoignage romanesque interroge le pouvoir d’action des hommes face à un mal arbitraire. Les valeurs morales se trouvent ainsi mises à l’épreuve dans ce récit symbolique. La séquence 16 intitulée « Les découvertes des voyageurs » invite l’élève à prendre conscience de la pluralité des cultures : le premier corpus fait la part belle à la période moderne en croisant les regards de l’Européen sur le sauvage (textes 1 à 4) ou du sauvage sur l’Européen (L’Ingénu de Voltaire). Le second corpus montre les difficultés liées à l’échange entre les cultures. La séquence 17 explore les visées des photographes humanistes en sondant la portée argumentative de l’art photographique. L’élève peut constater le pouvoir des images célébrant l’humain. Cependant, la photographie en tant que produit culturel peut également véhiculer un message galvaudé comme le suggère Barthes. L’élève est alors à même de distinguer la photographie artistique du « cliché ». Les deux corpus « Vers le bac » élargissent la réflexion sur l’Homme en abordant la condition féminine ainsi que la place de l’individu dans la société. Les pistes de lecture favorisent l’exploration de mondes possibles : les cités imaginaires hantent la littérature de Micromégas à La Guerre des étoiles. | 229
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Pistes d’étude de l’image • Contexte historique : l’esthétique du masque tranche avec l’ère du portrait qui précède. Après l’ère des représentations réalistes ou idéalistes via les canons aristotéliciens de l’imitation, la découverte des arts dits « primitifs » (africains, surtout, au départ) apporte, au tout début du XXe siècle, une nouvelle structuration de la représentation de l’homme (les Cubistes, Picasso, Matisse, etc.). C’est une révolution dans l’art, qui sort des conceptions issues de la Grèce et de Rome, renouvelées par le christianisme, la Renaissance et toutes les réminiscences de l’art classique. • Julio Gonzalez collabore avec Picasso au moment où il fait ces masques, portraits du peintre et sculpteur Foujita (1886-1968). Gonzalez privilégie le travail du dessin par rapport au volume. C’est pourquoi ces masques tiennent davantage du bas-relief que du buste. • L’œuvre s’intitule Portrait de Foujita : or, il y a deux têtes, l’une stylisée à l’extrême, l’autre plus descriptive, plus personnalisée. L’artiste peut donc représenter la même personne de manières différentes. • La peinture en arrière-plan permet d’insister sur les courbes des masques, en les rattachant à l’art moderne (prédominance des formes pour elles-mêmes). – Chercher ce qu’est un « masque ». – Autant de propositions sur la simplification du visage humain et ce qu’il peut nous inspirer sur notre propre visage. Dimension atemporelle du masque (il peut représenter tout homme, de toute époque et de tout lieu). Ces masques peuvent constituer comme des miroirs pour les spectateurs que nous sommes. – Que manque-t-il au masque le plus simple ? Essentiellement la bouche, ce qui lui confère un caractère énigmatique, silencieux, mais renforce le caractère central des yeux et leur expressivité. Ces masques nous interrogent sur la représentation humaine et son degré de précision :
faut-il multiplier les détails ou quelques traits suffisent-ils ? – L’intérêt réside dans la comparaison entre les masques : l’un est un peu plus individualisé et relié à une origine asiatique, l’autre peut parler de l’homme en général. On peut en déduire l’immense champ qui s’ouvre au discours sur l’homme, tant en art qu’en littérature : cette dernière peut-elle parler de ce qui est commun à tous les hommes en abordant ce qui est propre à certains individus, en certaines circonstances ? Sur Julio Gonzalez, consulter cette présentation d’exposition (Centre Pompidou) : www.centrepompidou.fr/Pompidou/Manifs.nsf /0/5FF66B137A426772C125723D0031A099? OpenDocument.
Bibliographie De nombreuses références littéraires et philosophiques peuvent être convoquées en écho à ce chapitre. Nous proposons quelques suggestions de lectures interrogeant la relation de l’homme à l’altérité : – COGEZ Gérard, Les Écrivains voyageurs au XXe siècle, Seuil, 2004 – KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, 1988 – LESTRINGANT Franck, L’Atelier du cosmographe ou l’image du monde à la Renaissance, Albin Michel, 2000 – TODOROV Tzvetan, La Peur des barbares : Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont, 2008 (repris en Livre de Poche, 2009) – WOLFZETTEL Friedrich, Le Discours du voyageur : le récit de voyage en France du Moyen Âge au XVIIIe siècle, PUF, 1996 On peut aussi consulter, sur le site de la BnF, la belle exposition consacrée au portrait : « Portraits/Visages », expositions.bnf.fr/portraits/ index.htm.
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Séquence
⁄›
Les visages de l’Homme Livre de l’élève p. ¤‡⁄ à ¤··
Présentation de la séquence p. ¤‡⁄ La question de l’homme est ici abordée par un choix de textes de genres différents. Tous sont puissamment articulés autour d’idées fortes – en même temps que traversés des doutes et des angoisses de ces dernières décennies. Cette combinaison entre la vigueur de l’affirmation et la douleur des obstacles ou des incertitudes caractérise particulièrement les textes des corpus 2 et 3 et se retrouve dans La Peste. La question de l’homme ne porte pas seulement sur un concept : elle invite aussi à s’interroger sur l’exercice de l’humanité et la valeur d’une connaissance affective et spirituelle, composante de l’argumentation. C’est sous cet angle que l’on peut d’ailleurs proposer aux élèves une autre vision du récit et de la fiction. Les textes proposent aussi de cerner ce qui fait l’homme par rapport au monstre ou à l’inhumain : tentatives de définition par défaut mais aussi par affirmation radicale, sur fond de négativité ou de néant. Le premier corpus se situe dans la tradition humaniste classique, le second est imprégné de l’héritage des Lumières, de la pensée existentielle et de la philosophie d’après-guerre. Le troisième réunit des extraits d’auteurs rescapés des camps, vus sous l’angle d’une résistance à ce qui déshumanise.
H istoire des arts
Jean Cocteau, La Belle et la Bête, ⁄·›§ p. ¤‡¤-¤‡‹
Face au monstre LECTURE DE L’IMAGE 1. Chacun des personnages apparaît en gros plan (la Bête restant au second plan, mais elle est vue de près), on distingue le regard, les traits et les vêtements. L’effet obtenu peut être double : d’une part, on perçoit un fort contraste entre les deux, d’autre part, on voit la gêne qu’éprouve la jeune fille. On entre presque dans l’intimité de leur dérangeante rencontre. 2. Le personnage masculin relève de la bête par sa toison et ses dents de fauve, de prédateur, la petite taille de ses yeux de félin sans pupille
visible, sa relative inexpressivité. En revanche, son costume extrêmement riche lui donne l’air « honnête » d’un homme de cour, son immense collerette est raffinée. Le costume joue un grand rôle ; à l’image, il transpose la politesse des manières. Enfin, son regard humaniserait presque sa face, il est dirigé vers la femme, comme pour attendre sa réponse. C’est ainsi qu’il ne semble pas complètement monstrueux.
3. La Belle est au premier plan, mais en bas, dominée par le regard de la Bête qui est au second plan, au-dessus d’elle. Ce personnage est maître chez lui et observe la Belle, ainsi que le spectateur (qui, lui, est en contre-plongée). L’œil monte et descend de l’un vers l’autre. Mais il va aussi vers la suite de l’histoire, vers la droite, ce n’est pas la Bête qui semble avoir la main sur le futur, l’image est ouverte à droite, et la Belle y règne. De plus, la Bête, en haut, n’a pas l’air de profiter de sa situation de force, puisqu’elle demeure au deuxième plan, derrière l’imposante chaise. 14 Les visages de l’Homme |
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4. Chacun observe l’autre sans croiser encore son regard (c’est grâce au regard de l’autre que se fait la métamorphose, d’où le traitement extraordinaire du regard dans le film de Cocteau). Pourtant, les deux personnages se situent le long d’une diagonale qui laisse envisager une rencontre.
8. Tant la construction de l’image (ouverture à droite) que les effets de symétrie, de continuité semblent présager une force du côté de la Belle et un échange possible entre les personnages. Le regard de la Bête marque plutôt l’attente de ce que dira la Belle.
5. Tous deux sont éclairés de trois quarts ; la contre-plongée modèle les traits, l’ombre cerne la face de la Bête, à droite. Cette ombre symbolise sa face obscure, ou la peur qu’elle peut susciter. Le côté droit du visage de la Belle est légèrement dans l’ombre : elle aussi a sa part d’ombre, qui peut être la peur. On a l’impression que les personnages sont partagés, qu’ils vont se révéler ou que le film, qui dispose de cette puissance d’éclairage, pourrait éclairer aussi le fond de l’âme de ses personnages.
ÉCRITURE Vers la dissertation
6. Tout le fond de l’image est laissé au noir nocturne du début du film. Les personnages se détachent sur ce fond d’inconnu. Une partie de la face de la Bête reste dans l’ombre – mais elle est relativement bien éclairée, ce qui est rassurant. En revanche, on ne perçoit pas, dans le noir, le reste de son corps, à droite. Le noir et blanc travaillé dans le film donne l’impression d’un combat entre le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, le Bien et le Mal. Il produit une hésitation sur ce que l’on voit et joue sur la suggestion. Consulter : www2.cndp.fr/TICE/teledoc/plans/ plans_bellebete.htm. 7. Les personnages sont rapprochés par quelques détails de leurs vêtements, comme s’ils échangeaient le noir et le blanc. Il faut remarquer que la Belle est vêtue et parée de noir. Elle vient en effet mourir pour réparer la faute de son père. En revanche, la Bête porte des broderies et passementeries blanches et brillantes, sa collerette est éblouissante. Le jeu de symétrie (du haut à gauche avec le bas à droite) entre les yeux est parlant : le moment de la rencontre totale n’est pas encore venu, mais on a un effet de symétrie entre les deux faces. Il y a un échange possible.
Hypothèse : c’est une monstruosité qui attire car elle symbolise un mal subi. La « monstruosité » de la Bête est présentée de façon stylisée, elle est médiatisée par l’esthétique. C’est une monstruosité de conte de fée, préparée pour correspondre ensuite aux traits de Jean Marais. Les personnages de contes sont transformés en bête pour diverses raisons (ils peuvent être punis ou victimes de sortilèges), mais l’idée est de représenter ainsi une certaine emprise du mal. La monstruosité représente un manquement à l’humanité, dans ce qu’elle a de mesuré, de vertueux, de respectueux des lois. Elle peut en particulier rendre lisible sur le visage la puissance de l’instinct. Or le conte ne se focalise pas sur cet aspect de la monstruosité, d’autant que Cocteau privilégie l’aspect charmant qui l’emporte chez la Bête. C’est pourquoi la monstruosité de la Bête pourrait aussi symboliser le rejet de l’autre pour la Belle.
Vers l’écriture d’invention La question est de savoir à quel point la Bête est divisée entre son esprit et son cœur, et son corps d’autre part. Les élèves peuvent choisir de lui laisser des traits de bestialité ou de l’humaniser presque totalement. Quels sont les éléments qui peuvent le faire ? Ceux qui peuvent aller à l’encontre des apparences ? Ensuite, il faut entrer dans l’univers du conte et inventer un discours galant. Il est possible de s’inspirer de l’extrait de la page 276 ou du film. Cet exercice permet aussi de travailler sur les dimensions séductrice ou persuasive du langage et sur la façon dont on peut se présenter à autrui.
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AUX FRONTIÈRES DE L’HUMANITÉ
⁄ ¤
Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, ⁄∞‡‹ Michel de Montaigne, Les Essais, ⁄∞·∞ p. ¤‡›-¤‡∞
Objectif : Définir la nature humaine en s’interrogeant sur la notion discutable de norme. Intérêt des textes : En mettant en regard les textes d’Ambroise Paré et de Montaigne, l’enjeu est de permettre à l’élève de réfléchir sur la notion d’humanité dans une perspective scientifique. L’exemple du monstre permet d’identifier une problématique essentielle de l’anthropologie : peut-on donner des limites à la notion d’humanité ?
La « norme » humaine LECTURE DES TEXTES 1. Ambroise Paré a occupé la fonction de chirurgien du roi sous les règnes d’Henri II, de Charles IX et d’Henri III. Son œuvre est donc un miroir du discours scientifique du XVIe siècle. Dans le chapitre III, l’auteur cherche à démontrer une thèse en adoptant une démarche rigoureuse : après avoir énuméré différents cas de monstres aux lignes 5 à 9 (« ceux qui ont », « un autre », « un autre »), Ambroise Paré énonce une idée générale : « Il est certain que… » (l. 10). Cependant, l’auteur ne s’appuie pas véritablement sur l’expérience pour dégager une vérité. Il ne procède donc pas selon un protocole scientifique tel qu’on l’entend aujourd’hui (depuis la naissance de la « science expérimentale » au XIXe siècle). 2. Paré et Montaigne font tous deux référence à Dieu pour expliquer le phénomène des monstres. Néanmoins, leur vision du jugement divin diffère. Paré explique l’origine des monstres en
la rattachant à la colère de Dieu : la naissance du monstre est un signe de malédiction qui ne doit rien au hasard comme le suggère les lignes 10 à 15. Le monstre est une erreur de la nature dont la cause est identifiable (« les femmes souillées de sang menstruel engendreront des monstres »). Le « Dieu » de Montaigne apparaît, a contrario, bienveillant et plein de bonté : la monstruosité n’est pas un signe prophétique mais la preuve que l’humanité est plurielle.
3. Dans son texte, Ambroise Paré recourt à des arguments que l’on peut juger fallacieux. Dans le deuxième paragraphe, il utilise un argument d’autorité pour prouver l’existence des monstres : en effet, il s’appuie sur le texte biblique (« comme il est écrit dans le livre d’Esdras le prophète », l. 14-15) pour justifier sa thèse. Dans le troisième paragraphe, il établit un rapport de cause à effet entre deux événements : une guerre et la naissance d’un monstre. Le lecteur peut trouver suspecte la stratégie argumentative de Paré qui escamote toute démonstration rationnelle. 4. Dans le premier paragraphe, Montaigne ne révèle que progressivement la monstruosité de l’enfant. Il met d’abord en valeur son humanité en usant d’une comparaison (« comme les autres enfants de même âge », l. 5) et d’un euphémisme pour atténuer la vérité (« ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier », l. 6). Montaigne montre également que le monstre est un homme en déclarant que nul n’est en mesure de décréter une norme d’humanité (l. 22-23). En affirmant la toute puissance du jugement divin, l’auteur des Essais dénonce l’opinion a fortiori réductrice des hommes. 5. Selon Montaigne, la coutume est « la reine et l’impératrice du monde » (Essais, I, 23). Elle se définit comme un usage transmis de génération en génération. Dans l’extrait, l’auteur remet en question la validité de cette habitude de manière implicite, par le biais de la citation de Cicéron : « Ce que l’homme voit fréquemment ne l’étonne pas, même s’il en ignore la cause » (l. 19-20). La concession suggère les limites d’un jugement uniquement fondé sur l’expérience. Et il le dit aussi de manière explicite : « Nous appelons “contre nature” ce qui arrive contrairement à l’habitude » (l. 22-23). 14 Les visages de l’Homme |
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6. Dans ce texte, Montaigne met en garde le lecteur contre toutes formes de préjugés concernant les monstres. Ce faisant, il encourage tout un chacun à exercer une liberté de pensée débarrassée de tout a priori. Plus précisément, Montaigne incite le lecteur à réévaluer la réalité qui l’entoure en favorisant une démarche intellectuelle humaniste fondée sur l’ouverture d’esprit et la tolérance. L’injonction finale peut ainsi être lue dans ce sens (l. 23-25).
VERS LE BAC Invention L’élève peut revenir dans un premier temps sur les présupposés de la consigne. Le genre du dialogue : la consigne précise que l’échange entre Montaigne et Ambroise Paré doit prendre la forme du dialogue. Courant au XVIIIe siècle (Crébillon, Diderot), le dialogue se distingue d’une pièce de théâtre dans la mesure où la conversation entre deux personnages peut parfois être ponctuée d’interventions du narrateur. La tonalité polémique : le dialogue doit permettre de mettre en valeur deux idéologies en opposition. L’élève pourra être amené à employer différentes stratégies argumentatives pour manifester une objection. Le raisonnement concessif peut s’avérer un moyen habile d’engager la controverse (« Même si… »). Voir fiche 27 : Les stratégies argumentatives. La vision du monstre : il faut mettre en valeur les deux définitions contraires de Paré et de Montaigne. Selon Paré, le monstre est un symbole maudit, un châtiment divin tandis que, pour Montaigne, il est un être humain dont la seule différence tient à l’apparence physique. L’Homme : il est possible dès lors de faire entendre la vision de l’humanité que sousentend ce discours sur le monstre. Il serait alors judicieux que l’élève fasse entendre un long discours de Montaigne développant les notions de tolérance et de norme relative.
Oral (entretien) Le discours de Montaigne permet d’établir un rapprochement entre le monstre et le Sauvage : il s’agit de deux êtres dont le statut même d’humain se trouve contesté. L’étude de ces deux types donne l’occasion à l’auteur de démontrer la relativité des coutumes.
‹
J.-M. Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, ⁄‡∞‡ p. ¤‡§
Objectif : Ce texte extrait de La Belle et la Bête amène le lecteur à réfléchir sur la dualité de l’homme. Reprenant un topos bien connu, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont crée l’archétype du monstre au grand cœur. Dès lors, pourra-t-on encore se fier aux apparences ?
Un monstre au grand cœur LECTURE DU TEXTE 1. Le genre du conte de fées repose sur un « pacte féérique » passé entre le conteur et son lecteur (http://expositions.bnf.fr/contes/ enimages/salle2/index.htm). Les noms des personnages n’obéissent pas à une règle de vraisemblance : la Belle et la Bête sont des figures symboliques et non des personnages réalistes. Par ailleurs, le conte est un genre de récit « où les animaux parlent » (http://expositions.bnf.fr/ contes/enimages/salle2/index.htm) : ici la Bête a toutes les qualités d’un être humain, la première étant la sensibilité comme le révèle le dernier paragraphe. Enfin, le conteur invente des personnages et des situations extrêmement condensés pour permettre à l’enfant de s’identifier aisément à cet univers. Comme le dit le psychiatre Bruno Bettelheim : « Les personnages des contes de fées ne sont pas ambivalents ; ils ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous dans la réalité » (http://expositions.bnf.fr/ contes/cles/index.htm). Dans notre extrait, la Belle et la Bête sont des personnages purs (« La Belle, se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre bête », l. 24-25). 2. Le dialogue entre la Belle et la Bête est construit autour d’une opposition : l’apparence physique ne reflète pas nécessairement l’intériorité d’un individu. Les champs lexicaux de la bonté et de la laideur dominent ainsi l’ensemble de l’extrait. La remarque finale de la Belle énoncée sous la forme d’une antithèse (« si laide » /
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« si bonne », l. 26) montre bien que la rencontre entre les deux personnages a permis de remettre en cause la loi de l’apparence.
3. Cet extrait du conte de Madame Leprince de Beaumont est porteur d’une morale implicite. La tendresse et la vertu du monstre se révèlent tout au long du dialogue, ce qui encourage la Belle à se défier de toutes formes de préjugés. En donnant à lire les pensées et les sentiments de la Belle (« Elle n’avait presque plus peur du monstre », l. 15 ; « mais la Belle fut bientôt rassurée », l. 22), le narrateur incite le lecteur à s’identifier à la jeune femme. Le registre pathétique devient alors prédominant. Ce dialogue permet plus généralement de réfléchir sur le rapport de l’homme à autrui. La compassion éprouvée par la Belle peut être considérée comme un modèle de comportement : son ouverture d’esprit et sa sensibilité attestent de la possibilité pour tout homme de se débarrasser d’a priori tenaces.
VERS LE BAC Oral (entretien) Le conte est un genre littéraire destiné en priorité aux enfants depuis le XVIIe siècle. La construction de l’histoire et des personnages est volontairement sommaire et symbolique. La division manichéenne des actants (voir schéma narratif) permet au jeune public de s’identifier au héros persécuté (Cendrillon, La Belle et la Bête) par le biais de ce que Bettelheim nomme « l’identification positive ». La lecture du conte peut ainsi être considérée comme une étape importante dans la construction de l’enfant. Cependant, il faut se garder de réduire la portée du conte à ce type de lecteur. De multiples contes abordent des questions essentielles liées à la nature de l’homme : la poursuite du bonheur, le refus des conventions sociales (Cendrillon), la lutte contre toute forme de tutelle (Raiponce des Frères Grimm). Pour justifier la portée universelle du conte, l’élève pourra s’appuyer sur un corpus de contes philosophiques (Voltaire) dont l’écriture apparaît plus subtile (ironie, jeu avec les codes et attentes du genre).
Invention Rappel : l’apologue est l’exposé d’une pensée morale sous la forme d’un récit.
La difficulté de ce sujet d’invention tient à la nécessité de produire un discours argumentatif sous une forme narrative. L’élève peut choisir de partir d’une anecdote personnelle pour aboutir à une leçon ou à l’inverse énoncer un jugement qui se trouvera illustré par le récit.
› ∞
Victor Hugo, L’Homme qui rit, ⁄°§· Ovide, Les Métamorphoses, I er siècle avant J.-C. p. ¤‡‡-¤‡·
Objectif : Réfléchir sur le rapport entre être et paraître, comprendre comment le roman fait réfléchir. Intérêt des textes : L’extrait de L’Homme qui rit peut constituer une magnifique entrée dans la poétique hugolienne.
Dépasser les apparences LECTURE DU TEXTE 4 1. Étymologiquement, monstre vient de monstrum, dérivé de monere (« avertir ») qui a entre autres donné montrer (verbe issu de monstrare, dérivé de monstrum). Monstrum est d’abord un terme du vocabulaire religieux : « prodige avertissant de la volonté des dieux ». Il désigne ensuite un « objet de caractère exceptionnel », un « être surnaturel » ; en français, il prend le sens de « prodige, miracle », désignant des hommes étranges ou défigurés tant physiquement que moralement (Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey). Les modalisateurs soulignent l’aspect prodigieux du personnage : « l’espèce de visage inouï » (l. 2). L’effet du monstrueux est traduit par « effroyable », « insupportable à voir et impossible à regarder » (redondance qui traduit l’horreur). L’aspect de « signe », d’avertissement, apparaît à travers l’« éclat de rire foudroyant » (l. 19), rire « tragique », « infernal », du « côté des dieux » (l. 32). Mais en fait, ce « signe » n’émane pas de la Providence, manifestement absente au moment où le héros 14 Les visages de l’Homme |
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a été défiguré : « Dieu lui-même a des intermittences » (l. 42). Cette face paraît le résultat d’une « industrie bizarrement spéciale » ou du « hasard » (l. 3, qui n’est pas la Providence) d’une « mystérieuse opération » (l. 9-10) qui l’a « retouché », « exprès » (l. 66 et 67).
2. Ce qui appartient au monstrueux est l’apparence : le « rire automatique » (l. 7), le visage « difforme » (l. 61), mais aussi le caractère extrême. Appartient à l’humanité la « volonté » (l. 46), capable d’aller contre ce « rictus » (l. 48), manifestation de la « pensée » et d’une intériorité (« le dedans », l. 4). Le « corps » – et le crâne (« tête de mort », l. 69-70), eux aussi, sont normaux. Mais l’incarnation de la fonction morale du rire fait aussi du personnage un concentré d’humanité, au prix d’une défiguration blasphématoire (l. 32). Il est chargé du « fardeau » (l. 40) des souffrances humaines. Paradoxalement, le héros est plus proche de l’humain, à cause du détour par le monstrueux. Des indices apparaissent dans la métaphore du masque antique de la Comédie : « Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif » (l. 25-26). La dichotomie platonicienne corps/ âme fait partie des oppositions fondamentales dans ce roman. Cette articulation entre humain et monstrueux touche au sublime. Le lecteur est terrifié par l’insistance sur l’étrangeté – mais cela ne l’empêche pas de chercher les manifestations plus rares de ce qui humanise le héros, car il est alerté par un ensemble d’indices.
verbes (« il avait dû », l. 65), adverbes (« bizarrement » l. 3, « probablement », l. 64), le recours à la « vraisemblance » (l. 68). Il peut aussi marquer sa difficulté à cerner le prodige (« espèce de… », « disons mieux », l. 13). – Narrateur fait part de ses sentiments : commentaire, l. 39-40 « Quel fardeau pour un homme, le rire éternel ! » Globalement, c’est plutôt la description des réactions de la foule (dont le point de vue n’est cependant pas emprunté) qui renseigne sur l’effet produit par le personnage. « Cet homme était effroyable » est une constatation, non un jugement (l. 57). Le narrateur n’adhère nullement à ces réactions d’horreur ou de moquerie : son pathos se borne à la compassion (commentaire cité), sa subjectivité s’exprime aussi dans les hypothèses (modalisations). L’expressivité du texte (rythmes, en particulier, accumulations) vise à mimer les réactions et non à exprimer la subjectivité du narrateur. – Description objective du personnage : point de vue parfois omniscient, le narrateur sait ce qui est caché derrière la face de Gwynplaine, il l’expose, sans manifester de subjectivité (« Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front […] il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage… », l. 6-17). Cette description débouche sur l’allégorie de la Comédie, qui donne au narrateur un ethos de moraliste, donc un point de vue surplombant.
3. On retrouve des antithèses hugoliennes, sublimes et grotesques, mais ici dans une dialectique qui aboutit toujours au tragique (résumé par l’image de la « roue »). Les oppositions lexicales abondent, souvent renforcées par des parallélismes syntaxiques et des coordonnants et subordonnants (« pourtant » (l. 1), « quoi que… » (l. 17), « quelles qu’elles fussent » (l. 12-13) qui traduisent l’inévitable, « s’il eût pleuré, il eût ri » (l. 16-17…), les reprises de termes accompagnées de négations, les oxymores (« une tête de Méduse, gaie », l. 20).
5. Le registre didactique mêlé à la description confère de l’autorité au narrateur et détourne la perception que le lecteur pourrait avoir de Gwynplaine vers un plus haut objet de méditation. Le registre didactique repose sur l’exposé d’histoire antique, l’enseignement par l’allégorie, les formules au présent gnomique (l. 44-45)… Le registre tragique innerve l’extrait : c’est sous cet angle qu’est présentée paradoxalement la « Comédie », dans un mélange des genres hugolien. Le tragique apparaît ici à travers tous les modes d’expressions du fatal (syntaxe, lexique – vb. « falloir », l. 22, connotations), la pitié et la terreur, le sublime.
4. – Narrateur émet des hypothèses : rétention d’information d’un point de vue a priori omniscient (le point de vue n’est ni interne ni externe, une partie du savoir est donnée). Cette rétention place le lecteur dans une situation de quête. Les hypothèses sont traduites par des modalisateurs,
6. L’allégorie de la Comédie est utilisée comme un détour métaphorique pour décrypter le portrait physique du héros. Derrière le rire (apparence), c’est « l’ironie que chacun a en soi » qui se dissimule – ironie comme forme de sagesse, quand elle ne verse pas dans le « ricanement ».
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Hugo ne définit pas tant ici la comédie qu’il ne déploie une réflexion sur le rire « mécanique », comme délivrance de l’angoisse, de la conscience de mourir, de la « somme des soucis » (l. 28). La comédie a alors un rôle d’exutoire et c’est Gwynplaine qui en porte le « fardeau », il incarne sur sa face la misère et le mal qui frappent toute l’humanité.
HISTOIRE DES ARTS Le terme d’« expression » oriente vers l’idée d’émotion, de réaction, de caractère – plutôt que vers la laideur physique ; « terrifiante » introduit une idée d’intensité et de violence. Le sujet permet ainsi de ne pas réfléchir en termes de canons de beauté seulement. L’extrait de L’Homme qui rit fait explicitement référence à Méduse, dont le mythe est raconté dans les Métamorphoses. Dans chacun des passages, la laideur pétrifiante est considérée comme l’effet du mal, mais révélant quelque chose du destin. La laideur de Gwynplaine est l’œuvre d’un bourreau d’enfants, celle de Méduse est causée par le viol perpétré par Neptune. La laideur a donc ici une portée morale, elle matérialise le mal subi et attire la terreur et la pitié (ce qui n’est pas toujours le cas, cf. texte 6). Le tondo du Caravage est peint sur un véritable bouclier : bouclier à l’abri duquel Persée a décapité la Gorgone (Ovide, l. 19). La rondeur et la perfection de la peinture réussissent à cerner la terreur, exprimée ad aeternam par la face décapitée et portraiturée. Il y a donc comme un effet de catharsis. Le bouclier du Caravage montre cette face, affichée comme un trophée enfin regardable, comme une image de la terreur dominée. Selon L’Être et le Néant, le regard de l’autre me pétrifie, me méduse. Or ce pourrait être cette peur déjà ressentie par l’autre qui explique la terreur et la déformation de ses traits : car l’autre me regarde. L’expression laide et terrifiante cache donc ici un passé ou un destin funestes et une intériorité blessée, mais aussi parfois un avertissement surnaturel.
ÉCRITURE Argumentation On pensera à un portrait physique et l’on peut préciser la question en détaillant les divers aspects de l’apparence jusqu’au stéréotype ; la question de la norme se pose également. On peut proposer un recensement de quelques personnages, pour voir dans quelle mesure l’auteur propose un exemple, parfois un apologue : Quasimodo, mais aussi la Bête, la Marquise de Merteuil, défigurée et révélée à la fin des Liaisons dangereuses (roman qui joue sur l’être et le paraître), Le Portrait de Dorian Gray… L’incapacité de coïncider parfaitement avec son âme, par diversité de caractère et pulsions contradictoires apparaît dans L’Étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, avec le dédoublement physique. La fiction et la narration supposent le déploiement de la temporalité du récit et de celle de la lecture où progresse la connaissance d’autrui. La narration dispose des indices sur le personnage et ménage des révélations, notamment à travers le prisme du regard d’un autre personnage. Autrui est ainsi présenté sous plusieurs facettes dans À la Recherche du temps perdu, le narrateur s’attachant à plusieurs portraits, où a posteriori, les apparences se révèlent trompeuses, interprétées de travers. La question liée à celle des apparences est donc celle du déchiffrement, en jeu dans l’acte de lecture. Balzac joue sur ces compétences qu’il s’attache à donner au lecteur en même temps qu’il fait un portrait. Si l’on n’obéit pas aux protocoles de lecture réalistes (et physiognomoniques), on peut jouer sur la surprise et le dévoilement (ce qui pose le problème du portrait et explique sa crise, liée à celle du réalisme, comme de l’humanisme). Globalement, ce qui est en jeu est l’unité corps-âme, l’identité et les dangers de la réduction de l’être à ce dont il a l’air. C’est sans doute quand on est familier de l’âme de quelqu’un que l’on arrive à comprendre ses gestes et son apparence.
Prolongement On peut consulter cette intéressante notice en ligne sur le site du MUCRI : http://mucri.univparis1.fr/mucri11/article.php3?id_article=118
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VERS LE BAC Question sur un corpus Le corpus peut varier en fonction des textes étudiés (et associer par exemple à l’image de Cocteau, à l’extrait de La Belle et la Bête, celui d’Hugo). L’idée de « leçon » implique un travail d’induction à portée morale. Dans ces textes et sur l’image, la connaissance d’autrui se double d’un travail sur soi, dans le sens de l’accueil, de la distance prise avec les impressions et les préjugés, et avec la tentation du jugement. Ils peuvent aussi promouvoir une autre esthétique ; la Bête de Cocteau est représentée avec une recherche d’élégance et de sublimation, Gwynplaine suscite une esthétique du sublime. La rencontre est toujours une mise en question.
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Eugène Ionesco, Rhinocéros, ⁄·§‚ p. ¤°‚-¤°⁄
Objectifs : Dans Rhinocéros, Eugène Ionesco s’interroge sur la notion d’inhumanité en recourant à une allégorie : le rhinocéros. Jean et Béranger représentent deux postures contradictoires face au phénomène de la « rhinocérite ». Dès lors, un des enjeux consiste à analyser les moyens mis en œuvre par le dramaturge pour rendre sensible le processus de déshumanisation à l’œuvre sur scène.
Face à la rhinocérite LECTURE DU TEXTE 1. Dans ses répliques, Béranger ne cesse de mettre en valeur la supériorité de l’homme sur l’animal. La différence entre les deux espèces tient à la nature de la loi qui les régit comme l’affirme Béranger.
« Loi morale » (l. 15) Les êtres humains adoptent des comportements régulés par un « système de valeurs » (l. 24). Comme le suggère Béranger, l’être humain doit toujours agir en conscience, de manière responsable, en reprenant les modèles légués par la tradition humaniste.
« Loi de la jungle » (l. 16) « La loi de la jungle » s’applique lorsque les êtres les plus forts écrasent les plus vulnérables. La loi naturelle dont parle Jean renvoie à cette logique de destruction. Au lieu de construire une communauté fondée sur le respect mutuel (tradition humaniste), Jean cherche à instaurer le règne du plus fort (usage illégitime de la violence).
2. Selon Jean, la notion d’humanisme n’a plus de raison d’être au moment où il s’exprime. En déclarant que « l’humanisme est périmé », il prétend saper les fondements mêmes de la civilisation occidentale. Alors que l’humanisme prône la grandeur de l’être humain et les valeurs de tolérance, Jean fait montre d’une brutalité qui reflète son désir de s’émanciper de cette vieille rengaine « sentimentale ». 3. La rhinocérite est un processus de métamorphose qui réduit progressivement la part d’humanité de Jean. Ce travail de sape se révèle tout au long du dialogue : alors qu’il accepte le jeu de l’échange polémique dans un premier temps (l. 1 à 22), il se met ensuite à adopter une attitude bestiale comme le suggèrent les didascalies (« soufflant bruyamment », l. 22 ; « il barrit presque », l. 31 ; « il barrit de nouveau », l. 34). Cette mutation se révèle plus précisément au terme de l’extrait dans la didascalie aux lignes 40 à 45. Son apparence humaine disparaît au profit de celle d’un rhinocéros (« La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros », l. 42-43). Dernier signe avant coureur de sa mutation : la perte de tout langage articulé et cohérent (« [il] fait entendre des sons inouïs », l. 45). 4. « Le comique dans mes pièces devient de plus en plus un outil pour faire contrepoint avec le
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drame » explique Ionesco à propos de Rhinocéros. Dans cet extrait, plusieurs interprétations sont envisageables. D’un côté, le lecteur peut s’identifier à Béranger et éprouver l’effroi suscité par la violence du discours de Jean. La folie croissante de ce personnage en mutation inspire alors la terreur et la pitié, sentiments propres au registre tragique. Toutefois, le registre comique demeure présent sous la forme de « contrepoints ». La démence de Jean paraît par instants si extrême qu’elle peut conduire à des effets comiques. Aux lignes 26 à 28, l’énoncé hyperbolique de Jean se trouve neutralisé par la réplique de Béranger. Ionesco évite ainsi de basculer totalement dans le tragique.
5. La lecture à deux voix doit permettre de faire entendre un contraste entre Jean et Béranger. D’un côté, Béranger apparaît calme, maître de lui et comme détaché des événements. De l’autre, Jean se montre brutal et même bestial à la fin de l’échange. 6. De nombreux indices du texte font référence aux expériences totalitaires du XXe siècle. Mais comme l’explique Ionesco, il ne s’agit pas de renvois explicites à la réalité historique : le dialogue entre Jean et Béranger laisse entendre les conséquences néfastes du phénomène des « hystéries collectives ». Le dramaturge met en valeur l’abandon progressif de toute liberté individuelle. L’attitude de Jean est à cet égard exemplaire : il semble récuser tout ce en quoi il croyait (« De telles affirmations venant de votre part… », l. 40) et se trouve dépossédé de toutes ses capacités intellectuelles. La violence qui s’empare de lui devient alors la figuration du mal exercé par les pouvoirs totalitaires.
HISTOIRE DES ARTS Emmanuel Demarcy-Mota refuse de représenter la mutation en rhinocéros de manière réaliste. Les personnages à l’arrière-plan sont des êtres hybrides : ils ont conservé un corps d’homme tandis que leur visage est celui d’un rhinocéros plus ou moins complet. Béranger, au premier plan, se trouve d’autant plus isolé qu’il se détache de la masse des rhinocéros masqués.
le respect d’une certaine cohérence par rapport au texte support. Voici quelques pistes de travail à exploiter en vue de la réalisation de ce travail d’écriture : La composition du monologue : libéré de la présence de Béranger, Jean peut donner libre cours à son imagination. Plutôt que de construire un monologue structuré, l’élève pourra mettre en valeur les sautes d’humeur du personnage. Le principe du « coq-à-l’âne » peut ainsi porter ses fruits. La fin du monologue doit montrer un Jean totalement transformé en rhinocéros. La syntaxe en furie : il faut reprendre des constructions de phrases, des images donnant à voir la folie d’un personnage en passe de devenir un rhinocéros. L’élève peut s’appuyer sur la dernière réplique de Jean pour trouver un modèle d’écriture : « Chaud… trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte. » (l. 47-48). Plutôt que de proposer des phrases standard (sujet-verbe-complément), il faut privilégier des bribes de phrases mettant en valeur un état sensible (« chaud ») ou une pulsion (« démolir »). L’insertion des didascalies : les didascalies doivent ponctuer le monologue et non intervenir à un seul moment (début ou fin). L’élève pourra prendre appui sur le texte support. Les didascalies doivent raconter la mutation progressive du personnage en rhinocéros (description de l’apparence et des déplacements de Jean).
Commentaire Voici une proposition de plan d’un commentaire : 1) Un dialogue polémique autour de la question de l’Homme a) Un échange antithétique b) La loi morale contre la loi de la jungle c) L’impossible échange : échec de l’argumentation 2) La défaite de la pensée a) La stratégie argumentative menée par Béranger b) Les fausses vérités de Jean c) Le langage du corps au détriment de la raison 3) Rhinocéros : une allégorie de la pulsion meurtrière a) La remise en cause des fondements rationnels b) Jean : la voix de la pulsion destructrice c) Une dénonciation des « hystéries collectives »
VERS LE BAC Invention Ce sujet d’invention invite l’élève à proposer une suite du texte. Ce type de consigne induit 14 Les visages de l’Homme |
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LA VALEUR DE L’HOMME Le titre met en lumière une préoccupation récurrente dans les extraits qui suivent : l’homme n’a pas de prix. La valeur, c’est lui, en tant qu’être vivant digne et aspirant au bonheur, à la liberté, à la justice. Or cette « valeur » a été souvent menacée et niée.
accessible à tous les francophones est habité et vivifié par le créole. Ouvrage de Condorcet consultable sur Gallica dans l’édition de 1781 : http://gallica. bnf.fr/ark:/12148/bpt6k823018/f2.image.r= Condorcet+R%C3%A9flexions+sur+l%27 esclavage+des+n%C3%A8gres.langFR
L’éloquence contre l’esclavage LECTURE DU TEXTE 7
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Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des nègres, ⁄‡°⁄ P. Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, ⁄··‡ p. ¤°¤-¤°‹
Objectif : Observer deux exemples d’indignation face à l’esclavage. Intérêt des textes : Sur cette double page se font face deux illustrations magnifiques d’une langue française capable de dépasser les frontières. Un texte du XVIIIe siècle – siècle où le mythe de la rationalité, de l’universalité, de la clarté de la langue française est illustré par Rivarol (Discours sur l’universalité de la langue française, 1784) – et un texte marqué par le créole – illustration dynamique de la francophonie, langue métissée, porteuse d’histoire. Contexte : « Créole » (criollo : « esclave né à la maison », dér. de criare, « nourrir »), est un terme utilisé pour désigner les patois à l’origine de cette langue dès le XVIIIe siècle. Le créole est devenu un système linguistique, une langue autonome, mixte, que les esclaves ont dû forger en oubliant leurs langues d’origine et en utilisant le français des colonisateurs esclavagistes. Dans le style de conteur choisi par Chamoiseau, le français
1. La lettre comporte son adresse aux destinataires, avec lesquels l’auteur entretient une relation de familiarité parfaitement élégante. L’« amitié » peut tant proposer de la familiarité (relation épistolaire) qu’un lien de confiance nécessaire à l’ethos rhétorique. Cette « épître dédicatoire », comme l’intitule Condorcet, ouvre son livre, c’est une dédicace anticonformiste puisqu’il est adressé à des dominés – c’est une façon de leur redonner dignité. Il est invraisemblable qu’ils puissent en avoir connaissance en 1781 : le public visé est le lecteur éclairé, humaniste (dans la mesure où Condorcet s’appuie sur des prémisses humanistes) ou désireux de s’intéresser au problème de l’esclavage. C’est aussi, polémiquement, l’adversaire : les « tyrans » (l. 30) désignés à la troisième personne et stratégiquement exclus de la communication. La lettre fonctionne selon un dispositif de double énonciation. Il s’agit d’un plaidoyer pour les esclaves, qui est aussi un réquisitoire contre les esclavagistes, mêlant judiciaire et délibératif. 2. Condorcet fait l’éloge de son destinataire et le blâme de son adversaire. Vertus : l. 6, « fidélité », « probité », « courage » (l. 11) – opposés aux hypocrites « bonté » (selon un point de vue erroné, l. 23, qui correspond en fait à « injustice », l. 24), « humanité » (l. 24). Les connotations sont distribuées entre les esclaves (vertu) et les « tyrans » (injustice). Sentiments : sobrement exprimés : fraternité, l. 4, intensément exprimés : l. 28 « J’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans ». Autrement, c’est davantage à travers l’ironie que se marque l’indignation (émotion très morale qui a à voir avec la dignité, l. 20-23, avec le champ lexical des vertus par antiphrase). Les sentiments de
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l’auteur sont motivés par son idéal moral d’humaniste et d’homme des Lumières ; il les exprime en combinant constatations objectives et mise en cause oratoire (« Je n’emploierai point l’éloquence mais la raison », l. 30 est valable pour le contenu de l’ouvrage qui suit). Il déploie un ethos rationnel et sensible, d’homme d’honneur (l. 18) capable de juger et de compatir.
5. Dans ce combat contre la pensée esclavagiste, Condorcet utilise les armes de la polémique : attaques de l’adversaire par le blâme (discrédit moral), expression du mépris (« je ne vous fais pas l’injure de les comparer à vous », l. 10-11), antiphrases ironiques (l. 23-24, emploi de « droit », l. 21) qui scelle sa complicité avec le destinataire.
3. Thèse : en vertu de l’égale dignité entre les hommes, l’esclavage est une injustice. 1. Exorde (l. 1-4) : adresse et explicitation du rapport entre l’auteur et son destinataire, défense de la valeur d’égalité et de fraternité, rejet de la doxa : « quoique… » qui annonce le sujet. 2. Confirmation (l. 5-26) : a. Les fondements moraux = prémisses : égalité (déduction attendue) + témoignage (induction) / blâme des « Blancs des colonies », (l. 5-13). b. L’impuissance : déductions (de cause à effet), (14-19). c. Le mé