Caroline Quine Alice Roy 14 IB Alice et la statue qui parle 1937.doc
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ALICE ET LA STATUE QUI PARLE par CAROLINE QUINE. * « Togo!... ici, Togo! » Mais Togo, le chien perdu qu'Alice vient d'adopter, fait la sourde oreille. Il s'empare du sac à main d'une dame et prend la fuite. Alice s'élance sur ses traces... qui vont la conduire vers une aventure où ses qualités d'endurance, de flair, de courage seront mises à rude épreuve. Dans la nuit, une statue murmure, l'orage gronde, des vagues furieuses donnent l'assaut au vieux manoir perché sur un promontoire. Bess et Marion tremblent pour leur amie. En vain elles la supplient de revenir sur ses pas, de renoncer à élucider le mystère qui la préoccupe. Alice refuse d'écouter la voix de la prudence. Ce n'est probablement pas sans raison....
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ALICE ET LA STATUE QUI PARLE
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CAROLINE QUINE
ALICE ET LA STATUE QUI PARLE TEXTE FRANÇAIS D'ANNE JOBA ILLUSTRATIONS D'ALBERT CHAZELLE
HACHETTE
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L'ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE A PARU EN LANGUE ANGLAISE CHEZ GROSSET & DUNLAP, NEW YORK, SOUS LE TITRE
:
THE WHISPERING STATUE (C) Librairie Hachette, 1967. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV. XXV.
UN DRÔLE DE CHIEN UNE CURIEUSE RESSEMBLANCE ONDINE UN CAMOUFLET UN TÊTE-À-TÊTE RÉVÉLATEUR LE COMPLOT DE JOE MITZA LE DOMAINE ENCHANTÉ MADEMOISELLE MORSE LA FOIRE UN INDICE IMPORTANT TOMBÉ DU CIEL UN PASSAGER COURAGEUX L'ADVERSAIRE NE RESTE PAS INACTIF PAUVRE TOGO UN REGARD TOURNÉ VERS LE PASSÉ PAUVRE ALICE UN COUPLE HEUREUX UN RENDEZ-VOUS UN VISITEUR IMPRÉVU A LA FAVEUR DE LA NUIT LE MANOIR PRISE UNE SURPRENANTE RÉVÉLATION LA TEMPÊTE A LA DÉRIVE
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CHAPITRE PREMIER UN DRÔLE DE CHIEN LES MAINS enfouies dans les poches, Alice Roy s'arrêta devant la maison des Taylor. Elle lança un bref appel. Presque aussitôt, la porte s'ouvrit, livrant passage à deux jeune filles : Bess Taylor et sa cousine Marion Webb. « Serais-je en retard? demanda Alice. Je me suis pourtant dépêchée comme une folle. Mais c'était à croire que tout se liguait pour me retenir chez moi. — Ne t'inquiète pas. Il nous reste encore beaucoup de temps avant l'inauguration du parc, répondit Bess. Le programme des réjouissances ne commence qu'à deux heures. — Je manquerais volontiers la série des discours, intervint en riant Marion. Ce qui m'intéresse, c'est de contempler les parterres et les arbustes dans toute leur fraîcheur. » ALICE ET LA STATUE QUI PARLE
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Les trois jeunes filles se rendaient dans les faubourgs de River City où le vaste domaine des Harryford allait être ouvert au public. La dernière descendante de cette famille, une charmante vieille dame, avait légué tous ses biens à la municipalité en y mettant deux conditions : le parc serait entretenu comme de son vivant et il offrirait à chacun, selon ses goûts, des divertissements ou des oasis de calme et de beauté. « Ce sera, m'a-t-on dit, le plus joli parc de la région, annonça Bess en avançant d'un pas rapide. Il paraît que l'on va cimenter une partie du lac pour en faire une piscine. » Quand elles arrivèrent en vue du portail voûté, elles entendirent un orchestre jouer un air entraînant. Involontairement, elles accélérèrent l'allure. C'était samedi. Un flot de voitures recouvrait la chaussée, les trottoirs étaient noirs de monde : femmes, hommes, enfants allaient en bavardant joyeusement. « Comme c'est beau! » s'extasia Bess devant les parterres de fleurs rouges, bleues, jaune or qui s'offraient aux regards des promeneurs. Ses amies ne lui répondirent pas. Un léger bruit de pattes foulant le gravier avait attiré leur attention. « Oh! un petit chien! s'écria Marion en se retournant. Il est trop mignon ! » Alice n'eut pas besoin d'amadouer le fox-terrier pour qu'il se laissât caresser. Il se dressa contre elle et pencha la tête de côté en remuant la queue. « Comment t'appelles-tu? » lui demanda-t-elle en le grattant derrière l'oreille. Sans brutalité, elle le repoussa, car on peut aimer les bêtes sans pour autant apprécier l'empreinte de leurs griffes sur une jolie robe. a II n'a pas de collier, remarqua Bess. Ce n'est pourtant pas un chien errant, il est racé et en parfaite santé. Il a fait une fugue. — Tu as raison, ce monsieur appartient à l'aristocratie canine, dit Alice en regardant si quelqu'un ne cherchait pas le petit animal.
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— Oh ! venez ! fit Marion, impatientée. Le temps passe, et il nous reste beaucoup de choses à voir. » Alice se plia, non sans regret, au désir de son amie et se remit en marche. Au bout d'un moment, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. « Le coquin ! Il nous suit. — On dirait qu'il t'a adoptée, Alice », dit Marion. Alice s'arrêta et intima au chien l'ordre de rentrer chez lui. Il recula de quelques mètres. Les jeunes filles reprirent leur promenade. Cinq minutes plus tard, le fox-terrier trottait à la droite d'Alice. Elle essaya encore une fois de le renvoyer; sans succès. « Ton « rentre chez toi » manque de conviction, déclara Marion à son amie. Je vais te montrer comment il faut s'y prendre avec des entêtés de cette espèce. » Ramassant une baguette qui traînait par terre, elle en frappa le chien avec douceur. Il leva sur elle un regard outré, mais refusa de s'éloigner. « Tant pis ! laisse-le agir à sa guise, dit Alice. Il est si gentil! D'ailleurs, il va peut-être retrouver son maître parmi les promeneurs. — J'aimerais connaître son nom, fit Bess. En attendant, appelons-le Togo. » Apparemment satisfait, Togo colla aux talons d'Alice, et les trois amies finirent par l'oublier. Tout à coup, alors qu'elles étaient plongées dans la contemplation d'une fontaine, elles s'entendirent interpeller avec colère. « Dites donc, mesdemoiselles, vous ne pourriez pas surveiller votre cabot? » Horrifiées, elles virent Togo creuser avec rage dans une platebande de fleurs à la recherche de l'os qu'il espérait y trouver. Plantes et mottes de terre volaient dans toutes les directions. Alice, Bess et Marion ordonnèrent au coupable de venir. Il ne daigna leur prêter aucune attention. Devant ce mépris, force fut à Marion d'aller sur la pointe des pieds cueillir le récalcitrant par la peau du cou.
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« Vous n'ignorez pourtant pas qu'il est interdit de laisser les chiens en liberté dans les parcs publics, dit un passant. Le parterre est dévasté. — Mais ce chien n'est pas à nous », répliqua Marion, rouge de confusion. Elle posa sur l'allée Togo qui se débattait comme un diable, et les trois amies s'empressèrent de fuir le lieu du désastre... et les regards sévères des personnes que l'incident avait attirées. Hélas! Si Alice, Bess et Marion s'imaginaient semer le petit chien, elles se trompaient. Il les rattrapa, oreilles au vent. « Oh! que faire de cet animal? gémit Bess. Tout le monde croit qu'il nous appartient. — Si nous ne le surveillons pas, un agent de police va nous dresser procès-verbal, dit Alice, très ennuyée. Je t'en prie, Togo, rentre chez toi! Ou si tu ne sais pas où est ta maison, va où tu voudras, mais ne reste pas ici ! » Une lueur espiègle brilla dans les yeux du jeune fox-terrier. Il s'éloigna et les jeunes filles s'en crurent débarrassées. Une minute plus tard, à leur vive consternation, elles le virent se précipiter vers le lac où trois cygnes glissaient majestueusement le long de la rive. Aboyant de toutes ses forces, Togo faisait mine de vouloir se jeter à l'eau, au grand effroi des cygnes. « Je vous en prie, dit Bess à ses amies, attrapez-le. Nous faisons scandale. » Alice et Marion cernèrent l'indiscipliné er l'obligèrent à renoncer à cette nouvelle distraction. Elles le grondèrent sévèrement, mais en pure perte. D'humeur de plus en plus folâtre, le jeune chien s'amusa à effrayer les enfants par ses aboiements. Les malheureuses jeunes filles eurent beau répéter à qui voulait l'entendre que le chien ne leur appartenait pas, une désapprobation unanime les accompagnait. Qui aurait pu les croire, d'ailleurs, en voyant le petit fox-terrier les couver d'un regard tendre? A plusieurs reprises, Alice et ses amies essayèrent de déjouer sa vigilance et de filer à l'anglaise : c'était compter sans la malice ni le flair de leur nouvel ami.
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Togo faisait mine de vouloir se jeter à l'eau, au grand effroi des cygnes.
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« Asseyons-nous sur ce banc : au moins pendant une minute ou deux, cet affreux chenapan restera tranquille », soupira Alice, et elle désignait un endroit embrasé d'où l'on avait une très jolie vue sur le lac. « Crois-tu que ce soit prudent? murmura Bess. Si les cygnes venaient de ce côté? — Ne t'inquiète pas, je ne le lâcherai pas d'une seconde, déclara Alice en posant la main sur Togo. S'il était à moi, je lui achèterais une laisse très solide. — Il est bien possible que tu deviennes sa maîtresse, si personne ne le réclame, riposta Marion en riant. A en juger par son attitude, il est clair que Togo a des visées sur toi. — Oh! non! protesta Alice. Si son maître ne donne pas signe de vie, il sera à toi, Marion. Tu l'as aperçu le première. » Deux femmes d'âge mûr s'assirent sur un banc proche de celui où conversaient les trois amies. Alice s'empressa de resserrer sa prise sur le remuant Togo; savait-on quelle nouvelle fantaisie lui traverserait la tête? Les deux promeneuses étaient vêtues avec élégance et, d'après leur propos, Alice comprit que la plus âgée des deux allait prononcer un discours lors de l'inauguration officielle. « J'ai un trac fou, disait-elle. Vous répondrez à cela que ce n'est pas la première fois que je prendrai la parole en public. C'est vrai, mais c'est la première fois que je m'adresserai à un auditoire aussi vaste et que je parlerai devant un microphone. Ces instruments modernes me déconcertent, ils créent un fossé entre la tribune et l'assistance. Je crains de perdre le fil de mon discours. — Allons, allons, protesta sa compagne. Vous, madame Crabby, présidente d'un club de femmes à côté duquel celui de River City fait figure de parent pauvre, vous, que la Fédération a choisie pour la représenter, vous auriez peur de prononcer quelques mots? J'ai peine à le croire! — C'est pourtant vrai : l'honneur que l'on m'a fait en me déléguant ici m'impressionne beaucoup. Mon expérience d'orateur est très limitée. Si vous le permettez, je vais relire mes notes. » En disant cela, Mme Crabby, charmante femme aux cheveux
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argentés, ouvrit son sac à main. Elle en retira quelques feuilles, pliées en deux, et les parcourut. « J'ai entendu maman citer le nom de Mme Crabby, chuchota Bess à ses amies. C'est une femme remarquable et qui prend souvent la parole au cours des réunions féminines; je ne comprends pas pourquoi elle s'inquiète à ce point. » Après avoir achevé sa lecture, Mme Crabby jeta un coup d'œil à sa montre et se leva. « Je dois prononcer mon discours dans quarante-cinq minutes. Il est temps que nous nous acheminions vers l'estrade et que je me présente à l'organisateur de la fête. » Les deux femmes se mirent en marche sans se presser. Alice et ses amies allèrent vers le lac, qu'elles contemplèrent un moment. L'heure avançait : elles rebroussèrent chemin et, tout à coup, virent le sac de Mme Crabby sur le banc où elle était assise quelques minutes plus tôt. « Oh! s'exclama Alice. Dans son agitation, elle a oublié son sac! Elle va être aux cent coups quand elle s'en apercevra. Vite ! courons le lui rapporter. » Avec un parfait ensemble, Bess et Marion voulurent prendre le sac. Togo les devança. Piquant une course éperdue vers le banc, il se dressa sur les pattes de derrière et... « Togo ! » cria Alice. Sans daigner, ne fût-ce que par un battement de queue, montrer qu'il avait entendu, le jeune chenapan saisit la bride du. sac dans sa gueule. « Apporte ! » ordonna Alice. Togo se garda d'obéir. Ravi du bon tour qu'il jouait à ses amies, il s'enfuit dans la direction opposée, puis obliqua brutalement. « Seigneur! Il fonce vers le lac! s'écria Bess. — Togo ! Ici ! Ici ! » hurla Marion en courant après lui. C'était la chose à éviter : s'imaginant que Marion entrait dans le jeu, l'espiègle accéléra l'allure. Parvenu au bord de l'eau, il marqua une légère hésitation, puis, serrant toujours la bride dans sa gueule, il s'élança à la nage, museau pointant hors de l'eau, très fier de lui.
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« Qu'allons-nous faire? » se lamenta Bess. Comme c'était à prévoir, après avoir nagé quelques mètres, Togo se débarrassa du fardeau qui l'encombrait. Son méfait accompli, il regagna la rive. Tout en se secouant pour se sécher, il leva sur Alice un regard malicieux comme s'il s'attendait à recevoir des félicitations. « Que va devenir la pauvre Mme Crabby maintenant que son discours est au fond de l'eau, dit Marion, navrée. Jamais elle ne s'en tirera sans ses notes. II... — Sortons du parc avant qu'un nouvel incident ne survienne, coupa Bess. Rentrons. Tant pis ! » Alice secoua la tête. « Non, ce serait lâche. Il faut expliquer à Mme Crabby ce qui s'est passé. Peut-être y a-t-il une chance de repêcher le sac. — Impossible! répliqua Bess. Le lac est profond. Nous ne pouvons rien faire. » Ce n'était pas l'avis d'Alice. Elle avait la conviction qu'en se dépêchant, elle obtiendrait qu'un gardien ou un aide-jardinier retirât en quelques minutes le sac de l'eau. « Attendez-moi ici, dit-elle à ses deux amies, et ne quittez pas des yeux l'endroit où Togo à fait demi-tour. Je reviens dans un instant. » Elle prit sa course vers l'estrade où Mme Crabby était plongée dans une discussion animée avec plusieurs personnalités officielles. « Je ne sais quoi faire! disait-elle au comble de l'agitation. J'ai perdu mon sac... et mon discours était dedans. C'est terrible! Je renonce à prendre la parole. — il ne saurait en être question ! protesta un homme grand et fort. Nous comptons sur vous, madame. Personne ne peut vous remplacer. Ce serait une déception que le public ne nous pardonnerait pas. En ma qualité d'organisateur, je vous supplie d'improviser. — Hélas! Le sac ne contenait pas seulement des feuilles manuscrites, mais aussi une grosse somme d'argent et un cadeau que je devais offrir à la ville de la part de la Fédération des Clubs féminins.
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— Tout ce que nous pouvons faire, c'est ordonner que des recherches soient entreprises sur-le-champ. Toutefois, je crains qu'elles n'aboutissent pas avant le début de la cérémonie. » Alice monta sur l'estrade. Se frayant un chemin entre les notabilités qui se pressaient autour de Mme Crabby, elle annonça : « Je sais où est votre sac, madame. — Que dites-vous? » Brièvement Alice raconta à Mme Crabby le mauvais tour joué par un jeune chien. La malheureuse femme s'effondra sur la chaise la plus proche. « Notes, cadeau, argent, tout est perdu! C'est affreux! — Je sais exactement l'endroit où votre sac a coulé, dit Alice. Si les gardiens du parc consentent à m'aider, je vous le rapporterai à temps. — Il ne reste plus que trente minutes ! C'est impossible ! gémit l'oratrice. — Mais si, insista Alice, à condition' de ne pas gaspiller de précieuses secondes ! Venez avec moi »
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CHAPITRE II UNE CURIEUSE RESSEMBLANCE l'état d'énervement où elle se trouvait, Mme Crabby était incapable de prendre une décision. De plus, elle hésitait à s'éloigner de l'estrade, car, déjà, le public affluait dans l'enceinte réservée. L'heure de prendre la parole approchait. Comment se tirerait-elle de ce pas difficile? Mme Crabby ne songeait qu'à cela. Renonçant à l'entraîner, Alice prit l'affaire en main. Suivie par quelques-uns des organisateurs, elle traversa plusieurs groupes de personnes. « Jamais nous ne trouverons un gardien avant que le président ne déclare la fête ouverte », dit un homme. DANS
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Sans prendre la peine de répondre, Alice se dirigea droit vers un bâtiment qui, de toute évidence, servait à ranger le matériel d'entretien. La chance la favorisa : deux jardiniers nettoyaient
leurs outils à l'intérieur. En quelques mots, elle les mit au courant et les pria de l'aider à repêcher le sac. « On n'y arrivera pas, répondit un des jardiniers en continuant à racler la lame de sa faucille. Draguer le lac n'est pas une petite affaire. - Mais je peux vous indiquer l'endroit précis où s'est produit l'incident », dit Alice qui commençait à s'énerver. Refrénant avec peine son impatience, elle expliqua que le sac contenait non seulement les notes manuscrites de Mme Crabby mais aussi un présent de valeur et une grosse somme d'argent. « Si vous avez noté l'emplacement où il faut draguer, c'est autre chose, grommela le jardinier. Encore que je doute avoir terminé avant le début de la cérémonie. — Essayons toujours, je vous en prie, insista Alice. - D'accord », dit celui qui n'avait pas ouvert la bouche jusque-là. Une fois décidés, les deux hommes ne lambinèrent pas. Chargés du matériel dont ils s'étaient servi la veille pour nettoyer le lac des feuilles et débris de toutes sortes qui l'encombraient, ils gagnèrent rapidement la berge et embarquèrent à bord d'un bateau plat amarré près de leur hangar : Alice courut rejoindre ses amies. Fidèles à la consigne, celles-ci n'avaient pas bougé de place. « Je crois que nous allons récupérer le sac à temps! leur annonça-t-elle, triomphante. Des hommes arrivent en barque. Ils devraient même être déjà là. Que font-ils? » Son regard inquiet alla de l'eau à son bracelet-montre. Pourquoi les minutes s'égrenaient-elles aussi vite? Chaque seconde était précieuse. Au loin, l'orchestre entama une marche. « La cérémonie commence ! fit Marion, consternée.
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- Si les jardiniers ne trouvent pas le sac à temps et si la pauvre Mme Crabby trébuche dans son discours, je me sentirai responsable. J'aurais dû mieux surveiller Togo. » C'était un des traits de caractère particuliers à Alice de prendre toutes les responsabilités, lorsque survenait une mésaventure dans laquelle, en fait, elle ne jouait qu'un rôle secondaire.
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« Mais je peux vous indiquer l'endroit précis où s'est produit l'incident.»
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Intelligente, gaie, elle possédait à un très haut degré le sens du devoir : songeant aux autres avant de songer à elle-même, elle était toujours prête à venir en aide à ceux qui se trouvaient dans l'embarras. Orpheline de mère à trois ans, Alice avait été élevée par Sarah qui, du vivant de Mme Roy, occupait déjà les fonctions de cuisinièreconfidente-amie. M. Roy, avoué dont la réputation s'étendait très loin, avait transmis à sa fille unique l'amour de l'aventure et la passion de dénouer les intrigues policières les plus embrouillées. Après lui avoir confié quelques missions dont elle s'était acquittée à merveille, il l'avait laissé voler de ses propres ailes. Une tendre affection unissait le père et la fille. Alice alliait un grand courage à une sûreté de jugement que ses amis — et ils étaient nombreux — se plaisaient à reconnaître. Bess et Marion étaient très fières d'elle, et non moins fières de participer aux passionnantes aventures dans lesquelles la générosité d'Alice l'entraînait. « Avec elle, il faut s'attendre à tout, sauf à s'ennuyer », répétait souvent Marion. Pour le moment, elles guettaient toutes les trois l'embarcation. « Ah! la voilà enfin! » s'écria Alice. De la rive, elle dirigea les opérations, indiquant aux hommes l'endroit où il fallait draguer. Absorbées par la manœuvre, les trois amies ne s'aperçurent pas qu'une foule s'était rassemblée autour d'elles. « Que se passe-t-il? demanda enfin une femme en tirant Alice par la manche. Quelqu'un s'est-il noyé? » Alice la rassura d'un mot bref. Elle n'avait pas de temps à perdre en longues explications. Bientôt, le bruit courut qu'un enfant était tombé à l'eau. « Mais non, mais non, nous essayons de repêcher un sac », dit Bess. Seules les quelques personnes qui l'entouraient entendirent cette mise au point. Bientôt la foule grossit et, sous sa pression, les jeunes filles faillirent basculer dans le lac.
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Tout à coup, Alice sentit une main se poser sur son épaule. Agacée, elle se retourna et se trouva face à face avec Ned Nickerson, étudiant à l'université d'Emerson, fidèle compagnon de maintes aventures et de maintes randonnées lointaines. « Que signifie cela? demanda-t-il, inquiet. Puis-je t'aider? — Oh! oui, je t'en prie! Éloigne tous ces badauds. Fais-leur comprendre qu'il n'y a pas de noyé. » Ned se garda d'importuner la jeune fille par d'inutiles questions. Il pria, fermement les gens de reculer. Sa voix avait un tel accent d'autorité que tous lui obéirent. Peu après, un policier arrivait à la rescousse. « Bravo ! » s'exclama Alice en voyant un jardinier, penché sur l'eau, en retirer un objet ruisselant. Un moment plus tard, elle prenait le sac que l'homme lui tendait au bout d'une gaffe. « Merci beaucoup », dit-elle avec gratitude. Écartant la foule, elle se mit à courir en direction de l'estrade où Mme Crabby l'attendait avec l'impatience que l'on devine. Bess et Marion mirent Ned au courant de ce qui s'était passé, et tous trois suivirent le même chemin que leur amie, à une allure plus posée toutefois. Alice, pendant ce temps, gravissait les marches de l'estrade. A sa vue, le visage de Mme Crabby s'illumina. Se levant, elle fit signe à la jeune fille de venir avec elle de l'autre côté du rideau, contre lequel les chaises des orateurs étaient disposées, face à l'auditoire. « Vous avez été magnifique », dit-elle à Alice. D'un geste fébrile, elle ouvrit le sac. Son visage se rembrunit : les notes étaient presque illisibles ! L'encre avait coulé et le papier détrempé risquait de se déchirer au moindre geste. « Quel malheur! Je ne peux plus m'en servir, murmura-t-elle. Que faire? Avec toutes ces émotions, je ne me souviens pas d'un seul mot de mon discours. » Alice contemplait, atterrée, les feuilles imbibées d'eau. S'être donné tant de peine pour ce piètre résultat! C'était à
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désespérer. Mais elle n'était pas d'une nature à se laisser abattre. Elle aperçut un éventaire où l'on vendait des gaufres, et reprit courage. « De combien de minutes disposons-nous? demanda-t-elle. — Quinze, en principe, répondit Mme Crabby. Toutefois l'homme politique qui se démène en ce moment sur la tribune me semble très loquace, peut-être dépassera-t-il le temps qui lui a été alloué. — Oui, il a l'air de savourer ses propres paroles, remarqua Alice avec un sourire. Ne vous tourmentez donc pas. Ces feuilles seront sèches avant qu'il n'ait terminé sa péroraison. » La marchande de gaufres prêta volontiers son appareil électrique à Mme Crabby et à sa jeune compagne. Avec mille précautions, elles étendirent les feuilles une à une au-dessus du réchaud à peine tiède. Quand ce fut fini, elles les classèrent par ordre et Mme Crabby y jeta un rapide coup d'œil. « Tout cela m'a tellement bouleversée que j'en tremble, dit-elle. — Je vais vous aider, proposa Alice. Récitez-moi votre discours, vous verrez si vous le savez par cœur. En cas de besoin, je vous soufflerai. » Mme Crabby déclama sans hésitation ce qu'elle avait écrit : elle ne commit que deux erreurs minimes. Quand elle eut terminé, Alice lui rendit les feuilles. « C'est parfait, madame. Tout va se passer à merveille. Il faut vous dépêcher de regagner l'estrade, car l'orateur achève son discours à en juger au son de sa voix. — Jamais je ne vous exprimerai assez ma gratitude, dit Mme Crabby. Venez me rejoindre après le dernier discours. » Ce ne fut pas sans inquiétude qu'Alice vit la charmante femme s'éloigner. Tous les sièges étant occupés, la jeune fille chercha du regard où prendre place; elle finit par s'asseoir sur une marche, au pied d'une colonne, tout près de la tribune officielle. A ce moment, le président donna la parole à Mme Crabby. Celleci paraissait calme, mais Alice remarqua le léger tremblement qui agitait ses mains. L'oratrice commença bien, ne se reportant à ses notes qu'à
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de rares intervalles. Alice se détendit, assurée que tout allait se passer sans anicroche. A la fin d'une phrase, Mme Crabby hésita. Elle voulut consulter ses feuilles, mais ne put les déchiffrer. Les mots qu'en vain la pauvre femme cherchait vinrent aux lèvres d'Alice, dont la mémoire était prodigieuse. Elle les murmura de manière que seule Mme Crabby pût les entendre. Reprenant courage, la présidente du Club féminin les répéta et termina en beauté. Les applaudissements crépitèrent et, toute rosé de bonheur, l'oratrice se rassit. Alice s'éloigna sans bruit. Rassasiée de discours, elle désirait se rafraîchir. Au premier bar installé en plein air dans le parc, elle fut rejointe par Ned et ses amies qui la guettaient de loin. « Somme toute, Mme Crabby ne s'en est pas mal tirée, dit Bess. Un moment, j'ai cru qu'elle allait s'arrêter net. Par chance, après avoir bredouillé une seconde, elle est repartie de plus belle. Elle ne manque pas de talent, d'ailleurs. D'ordinaire, 24
tous ces mouvements d'éloquence qu'affectionnent les orateurs officiels m'ennuient à périr, mais, elle, je l'ai écoutée sans bâiller. » Alice ne révéla pas la part qu'elle avait prise dans cette réussite. Sans elle, Mme Crabby se serait peut-être effondrée. « Allons nous amuser, dit Ned. Nous sommes venus dans cet intention, n'est-il pas vrai? » Il les emmena dans un pavillon réservé aux jeux, où ils dégustèrent des glaces à la crème et participèrent à un concours de bowling, où Alice se distingua. Elle remporta même un prix. « Un sous-main de voyage! s'exclama Bess. Il est ravissant. — Que vais-je en faire? dit Alice. Je n'ai guère le temps d'écrire. — Si, pendant les vacances, riposta Marion. — Les vacances? Qui parle de vacances en cours d'année scolaire? fit Ned étonné. Tu t'en vas, Alice? — Quelques semaines, seulement, répondit la jeune fille. Papa doit régler une affaire assez compliquée à Sea Cliff; il a proposé de nous emmener toutes les trois. Nous avons sauté sur l'occasion. — Sea Cliff? répéta Ned. N'est-ce pas sur la côte atlantique? Quel dommage que je ne puisse vous accompagner! » Les jeunes filles s'apprêtaient à lui répondre, lorsqu'elles aperçurent Mme Crabby à l'entrée du pavillon. Les discours étaient terminés, la foule se dispersait. « Enfin, je vous retrouve, dit l'oratrice. Je vous cherchais partout. Je veux vous remercier de m'avoir sauvé la face. Sans vous, je bafouillais lamentablement. Je n'arrivais plus à me rappeler la suite de ma phrase. Vous ne m'avez pas dit votre nom. Comment vous appelezvous? — Alice Roy. — Ah! c'est vous Alice Roy! Je connais votre réputation et celle de votre père. Merci de m'avoir soufflé. — J'ai eu peur que vous ne m'entendiez pas, dit Alice. Je n'osais pas parler trop fort. — Savez-vous que vous étiez ravissante, assise au pied de la colonne?
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— Comment! Vous m'avez vue? fit Alice surprise. — Oui, malgré l'état d'agitation dans lequel j'étais. Vous m'avez rappelé une statue de marbre que j'aimais beaucoup autrefois et qu'on appelait « la Jeune Éplorée ». Dites-moi, avez-vous servi de modèle à un sculpteur? — Non, jamais, répondit Alice. Où est donc/cette statue? » La réponse la laissa muette de surprise. a Dans un endroit délicieux que l'on surnommait le Domaine enchanté. Je l'ai visité, il y a plusieurs années, lorsque je séjournais à Sea Cliff. »
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CHAPITRE III ONDINE « Vous connaissez Sea Cliff? demanda enfin Alice. — Oui, répondit Mme Crabby. C'est une charmante station balnéaire de la côte atlantique. Le Domaine enchanté longe une partie de la plage. Il est en ruine et, un jour ou l'autre, une tempête emportera au fond de la mer la maison, la statue et même le parc. — j'espère que non, dit vivement Alice, parce que j'ai maintenant grande envie de les voir. Mes amies et moi nous partons dans quelques jours pour Sea Cliff. — En ce cas, allez visiter le Domaine enchanté, vous verrez combien la statue de la Jeune Éplorée vous ressemble. » Mme Crabby voulut connaître l'adresse d'Alice à River City. « Oh! regardez qui vient! s'exclama Bess, consternée.
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— Togo ! fit Marion en éclatant de rire. Il a flairé la piste d'Alice. » Dire que dix minutes plus tôt, les trois amies se félicitaient d'avoir semé le petit chien! Après son dernier méfait, il s'était perdu dans la foule. Et voilà qu'à deux mètres du pavillon, il promenait un regard vif autour de lui. « Pourvu qu'il ne nous voie pas ! » murmura Alice. Comme s'il l'avait entendue, le fox-terrier poussa un jappement de joie et s'élança vers elle. Dans sa course folle, il heurta au passage un maître d'hôtel qui portait avec dignité un lourd plateau. Le malheureux vacilla, fit un effort héroïque pour reprendre son équilibre, n'y parvint pas et s'affala contre un mur. Tous les verres se brisèrent sur le sol où ils répandirent leur contenu. a Seigneur! Quelle sottise va encore faire cette catastrophe à pattes? gémit Bess. Échappons-nous d'ici avant qu'on ne nous accuse encore d'en être les propriétaires. » Fuir était plus facile à dire qu'à faire. Inconscient du désastre qu'il avait causé, Togo sauta sur Alice en remuant la queue. Dans la salle, tous les regards convergèrent sur le petit groupe d'amis. Le gérant s'avança, animé d'une colère qu'il s'efforçait de dominer. « Les chiens ne sont pas admis à l'intérieur de ce pavillon, dit-il fermement. — Mais cette bête ne nous appartient pas. Ce n'est pas ma faute si elle me suit partout. — Sortez-la d'ici, le reste ne me concerne pas », répondit le gérant avec rudesse. Quoi faire? sinon obéir. Alice voulut attraper le fox-terrier qui, lui échappant, se mit à mordiller les pantalons d'un autre serveur. Après une poursuite homérique, elle parvint à s'en saisir et, sous les regards réprobateurs de tous, elle sortit du pavillon Ned, Bess, Marion et Mme Crabby lui firent escorte. « Voilà donc le remuant petit personnage qui m'a joué ce vilain tour, dit en riant Mme Crabby. Ne reste-t-il donc jamais tranquille? »
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Elle le caressait tout en parlant. Alice posa son trop fidèle ami à terre, et Ned le chassa au loin. Quand le jeune homme revint, Mme Crabby prenait congé des jeunes filles. « Je vais me dépêcher de rentrer avant que Togo ne retrouve ma trace », dit Alice. Ned proposa de ramener les trois amies en voiture. Elles refusèrent, préférant marcher encore un peu. Après un premier arrêt chez les Webb où elles dirent au revoir à Marion, Alice raccompagna Bess chez elle. Au moment où elles se quittaient, Bess poussa une exclamation horrifiée. « Alice, regarde derrière toi ! » Alice se retourna et vit arriver, tout frétillant, messire Togo. « Oh! non! gémit-elle. Ce n'est pas possible! Qu'allons-nous faire de lui? — Que vas-tu faire de lui, plutôt! railla Bess. C'est ton chien, ce n'est pas le mien. » Riant aux éclats, elle monta lestement les marches du perron, s'engouffra dans le vestibule, dont elle prit soin de refermer la porte, puis, de la fenêtre de la salle à manger, elle surveilla Togo qui faisait fête à la maîtresse de son choix. Avec un soupir, Alice suivit la rue, le fox-terrier sur les talons. Arrivée chez elle, elle se glissa dans l'entrée, le laissant sur le perron. Une demi-heure plus tard, elle jeta un coup d'œil par la fenêtre. Le chien était couché sur le paillasson, une expression d'attente résignée dans les yeux. « Non, je ne peux pas résister plus longtemps, décida Alice. Pauvre animal, il ne sait où aller et sans doute meurt-il de faim. » Elle le fit entrer. A sa vue, Sarah s'indigna : « Mademoiselle Alice Roy, comment osez-vous introduire dans le salon un aussi sale petit chien? Vous savez pourtant que jamais je ne lui permettrai de salir les tapis. — Je vais lui donner un bain, promit Alice. Après cela, il sera tout à fait présentable. — Tu n'as tout de même pas l'intention de le garder, dit Sarah en reprenant un ton naturel.
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— Je n'ai pas le choix, répondit Alice. Il m'a suivie tout l'après-midi, me causant de multiples ennuis. Aie pitié de lui! Il n'a pas dû manger depuis hier au moins. » La maligne savait bien qu'on ne faisait pas appel en vain à la pitié de Sarah. Comme elle l'espérait, celle-ci s'empressa d'aller préparer au « sale petit chien » une assiette de restes... fort appétissants d'ailleurs. Sarah se radoucit encore plus quand Alice lui eut raconté les farces du jeune espiègle. « II est certainement intelligent et pourri de malice, dit Sarah après avoir ri de bon cœur. Mais ne compte pas sur moi pour garder ici un pareil démon. — C'est parce qu'il avait faim qu'il s'est livré à ces sottises, s'empressa de répondre Alice. Maintenant que le voilà rassasié, il va être sage comme une image. — Ne cherche pas à m'attendrir, coquine : un lion ne deviendra jamais un agneau. — Écoute, Sarah, gardons-le jusqu'à ce que son maître donne signe de vie. Ce serait trop cruel de le rejeter à la rue. — Taratata! grommela Sarah. Belle excuse! Tu espères bien que son maître ne le réclamera jamais. C'est bon, je consens à le supporter quelques jours, ensuite il sera temps d'aviser. » Sur ces entrefaites, la porte s'ouvrit, et M. Roy entra. Il posa son porte-documents sur une chaise et s'avança vers sa fille. Togo bondit entre eux et se mit à lécher amicalement la main du nouveau venu. « Eh bien, eh bien, mon vieux, d'où viens-tu? » dit M. Roy, amusé. La voix de l'avoué plut sans doute au petit chien, car il se mit à gambader comme un fou à travers le salon. Avant qu'Alice ait pu intervenir, il s'emparait du porte-documents, le jetait à terre où il s'ouvrit, répandant des papiers dans toute la pièce. « Charmante petite bête ! fit Sarah, ironique. — Il déborde de vitalité, c'est vrai », convint Alice. Elle se baissa et ramassa les documents épars. — Oh! papa, qu'est-ce que c'est? » Elle lui tendait une grande enveloppe sur laquelle on lisait : « Charles Crabby ». 30
« Charmante petite bête! » fit Sarah, ironique. 31
« Le dossier du client pour lequel je me rends à Sea Cliff. C'est très important. Il ne faut surtout pas égarer cela. » Alice replaça les classeurs, les chemises, les enveloppes dans la serviette de cuir. Après avoir attaché Togo dans un angle abrité de la terrasse, elle raconta à son père ses aventures de l'après-midi. M. Roy l'écouta avec un vif amusement. a Mme Crabby est une femme charmante, dit Alice en conclusion. Serait-elle apparentée à ton client? — Je l'ignore. Les Crabby sont innombrables. C'est un nom très répandu dans notre pays. M. Charles Crabby, qui a fait appel à moi, est président directeur général de la « Crabby et Wormrath ». Le siège de cette société se trouve à peu de distance de Sea Cliff et elle a d'importantes ramifications tout au long de la côte atlantique. Elle possède une succursale dans notre région et c'est par l'intermédiaire du directeur de cette succursale que M. Crabby s'est adressé à moi. Ouf! ! ! Es-tu satisfaite, jeune curieuse? — Pleinement ! » répondit en souriant Alice. Elle passa aussitôt à un autre sujet et oublia la présidente du Club de femmes. Quelques jours plus tard, un livreur lui apportait de la part de Mme Crabby une splendide boîte de bonbons accompagnée d'un mot aimable. Alice s'empressa d'écrire une lettre de remerciements. La semaine s'écoula si vite que les trois amies se retrouvèrent sur le quai du départ sans même avoir eu le temps de s'en rendre compte. Pourtant, quelle joie elles éprouvaient à la perspective de ces journées de vacances en compagnie de M. Roy. « Togo va me manquer, dit Alice aux deux cousines. Sarah n'était pas enchantée à l'idée de le surveiller pendant notre absence. — Pauvre Sarah, je la plains, plaisanta Marion. Dans son désespoir de te perdre, il accumulera les sottises. — Togo est plus sage qu'au début, répliqua Alice, non sans fierté. J'ai essayé de le dresser. — Essayer est le mot juste, approuva M. Roy. Jamais tu
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n'auras le dernier mot avec lui, Alice : autant admettre ta défaite tout de suite. » A ce moment, le haut-parleur annonça l'arrivée du train, qui entra en gare dans un fracas assourdissant. M. Roy, Alice, Bess et Marion montèrent dans un wagon, entrèrent dans un compartiment vide et hissèrent leurs valises dans les filets. Tout à coup, une voix sévère les fit sursauter : « Est-ce à vous, ce chien? » C'était un contrôleur... et... Togo! De surprise, Alice chancela dans les bras de son père. Ayant de toute évidence cassé sa laisse, Togo les avait suivis jusqu'à la gare et il avait sauté dans le train au moment où celui-ci s'ébranlait. « Les chiens ne sont pas admis dans les compartiments de voyageurs, reprit le contrôleur. Il faut qu'il aille au fourgon. » Togo ne l'entendait pas de cette oreille. Avant que le contrôleur ou M. Roy eussent pu s'en emparer, il filait dans le couloir. Au passage, une place parut lui convenir et il sauta à côté d'une vieille dame enveloppée d'une mante noire. La vieille dame laissa tomber le livre qu'elle lisait et poussa un cri de frayeur. Elle essaya de repousser Togo. Croyant qu'elle voulait jouer, le jeune espiègle, bon prince, y consentit et mordilla la mante. Il s'agita tant et si bien qu'il s'enroula dans les plis. « Togo ! » cria Alice, furieuse. Elle prit le jeune chien, mais ses crocs étaient solidement plantés dans le vêtement qui se retourna. Stupéfaite, Alice vit que plusieurs poches avaient été aménagées dans la doublure. Et ces poches semblaient gonflées de billets ! Plusieurs dépassaient des fentes comme pour confirmer cette hypothèse. La vieille dame rabattit vivement sa mante et la ramena autour d'elle. « Pardonnez-moi! fit Alice, confuse. J'espère que Togo ne vous a pas mordue? — Non, grommela la voyageuse en dardant sur la jeune fille un regard courroucé. Tout ce que je vous demande c'est d'éloigner au plus vite cette sale bête ! » 33
Alice obtempéra on ne peut plus volontiers. Tenant d'une main ferme le coupable, elle regagna son compartiment, sans presque avoir conscience de la curiosité unanime des voyageurs massés dans le couloir. Elle était préoccupée par une seule chose : l'expression à la fois sournoise et cupide d'un jeune homme brun, assis en face de la vieille dame. Elle priait le Ciel qu'il n'eût pas aperçu les poches ni deviné ce qui les emplissait. Alice n'eut pas le loisir de s'inquiéter longtemps parce que le contrôleur semblait prêt à créer de sérieux ennuis à M. Roy à propos du chien. Après de longs pourparlers, tout finit par s'apaiser. Togo, pour une fois maté, fut conduit au fourgon. Quand les voyageurs se furent enfin installés, Alice parla de l'argent caché dans la doublure de la cape, ajoutant qu'elle craignait de n'avoir pas été la seule à le remarquer. Marion se leva et, nonchalamment, alla se promener dans le couloir, feignant de contempler le paysage. Au bout de quelques minutes, elle revint. « Tu as raison, Alice, dit-elle. Cet individu me déplaît,
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il a un sourire innocent mais un regard mauvais. Il s'efforce d'attirer l'attention de la vieille dame. — C'est bien ce que je redoutais, répondit Alice, de plus en plus inquiète. Il va entamer la conversation avec elle et lui soutirera de l'argent d'une façon ou d'une autre. » Se levant à son tour, Alice sortit du compartiment; elle voulait épier ce qui se passait dans celui de la vieille dame. Comme elle s'y attendait, le jeune homme s'était assis à côté d'elle et causait plaisamment. Malgré lui, son regard revenait sans cesse vers la mante. « II ne s'intéresse qu'à l'argent de cette vieille dame, se dit Alice, désolée. S'il le lui vole, je m'en sentirai responsable. » Quand le contrôleur revint quelques minutes plus tard, elle lui demanda si, par hasard, il ne connaîtrait pas les deux voyageurs. a La vieille dame s'appelle Mlle Morse; elle se rend souvent à Sea Cliff. J'ai retenu son nom, que j'ai lu sur une étiquette de valise, parce qu'il m'a amusé. Quant au jeune homme, je ne saurais vous dire qui il est. » Alice voulait mettre Mlle Morse en garde contre les agissements possibles de son compagnon de voyage, mais elle ne savait comment s'y prendre. Impossible de demander conseil à M. Roy : il était allé au wagon-bar, où les dames n'étaient pas admises. Elle prévint ses amies de ne pas s'inquiéter et alla reprendre son poste d'observation dans le couloir. Mlle Morse semblait littéralement hypnotisée par le jeune homme. « C'est étrange! disait-elle. Dès que je vous ai aperçu, j'ai eu l'impression de vous avoir toujours connu, monsieur Mitza ! » D'après les bribes de conversation qui lui parvinrent ensuite, Alice devina que le peu scrupuleux personnage soutirait à la vieille dame des renseignements sur ses affaires personnelles. Comprenant qu'elle ne pouvait intervenir, Alice rejoignit ses amies. Une heure plus tard, le train s'arrêtait à Alton, où les voyageurs à destination de Sea Cliff changeaient de train. M. Roy et les jeunes filles quittèrent leur place. Ils se retrouvèrent
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devant Mlle Morse et M. Mitza quand la portière s'ouvrit sur le quai. Devançant un geste du jeune homme, Alice dit à la vieille demoiselle : « Je vous en prie, permettez-moi de porter votre valise. Elle est trop lourde. » M. Mitza, ou plus exactement Joe Mitza à en croire l'étiquette de sa valise, décocha un regard noir à la jeune fille, qui n'y prêta pas attention. Une fois sur le quai, Alice profita d'un moment de solitude pour murmurer à Mlle Morse : « Je voudrais vous mettre en garde contre un danger. Je crains que M. Mitza ne soit très attiré par votre argent. Soyez prudente, je vous en prie. » La vieille demoiselle la dévisagea avec une colère qui déconcerta la jeune fille. « Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit-elle durement. Cela fait des années que je bataille seule en ce monde. Je suis capable de veiller sur moi ! »
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CHAPITRE IV UN CAMOUFLET VEUILLEZ me pardonner, dit Alice, je ne voulais pas être désobligeante. Mais... mais si vous perdiez votre argent, je m'en sentirais responsable... à cause du chien... » Consciente de la fureur contenue de son interlocutrice, elle bredouillait. « Ah! s'exclama Mlle Morse, je vous reconnais. C'est vous la maîtresse de cet animal féroce ! — Oh! il n'est pas féroce, riposta Alice avec un sourire. Disons qu'il est impulsif. Une fois de plus, je vous prie de ne pas me tenir rigueur de ce qu'il a fait, il ne m'appartient pas. C'est un chien perdu que j'ai recueilli. » 37
L'expression indignée de Mlle Morse indiquait clairement qu'elle n'ajoutait pas foi aux paroles d'Alice. Se détournant avec mépris, elle fit un signe amical à Joe Mitza, qui attendait à quelques pas d'elle. L'air triomphant, il se hâta de la rejoindre et prit la valise des mains d'Alice. Puis la vieille demoiselle et le jeune homme s'éloignèrent comme une paire d'amis. Alice rejoignit son père, Bess et Marion. Ils promenaient Togo que l'on venait de leur rendre. a Allons, allons! ne fais pas cette triste mine! dit gentiment M. Roy à sa fille en apprenant le camouflet qu'elle venait de recevoir. Tu as fait ce que tu pouvais, et je crois, en effet, que Mlle Morse est capable de se débrouiller dans la vie. Elle me paraît appartenir à la catégorie d'individus que rien ne déconcerte et qui ne s'embarrassent pas non plus de scrupules. — En tout cas, elle a une langue acérée », fit Alice avec rancœur. Tenant Togo à l'aide d'une courroie enlevée à une valise, M. Roy discuta de ce qu'il fallait faire de cet espiègle. Le renvoyer à Sarah était hors de question. Il ne restait donc plus qu'à l'emmener à Sea Cliff. « Je vais le surveiller de près, promit Alice. Peut-être s'assagirat-il et deviendra-t-il le modèle des chiens. » Assez sceptique, M. Roy alla parler au chef de train, tandis que les jeunes filles promenaient encore un peu Togo. Tout à coup, une fillette lâcha la main de sa gouvernante et courut à lui. « Micky! Micky! » cria-t-elle, tout heureuse, en le serrant dans ses bras. Alice et ses amis contemplaient la scène sans savoir quoi faire. « C'est mon chien, déclara la petite fille en essayant d'arracher la laisse improvisée des mains d'Alice. Donnez-le-moi. — Oui, s'il est à toi », dit Alice, navrée. Elle n'avait pas compris jusqu'à ce moment combien elle s'était attachée à Togo. Ce serait dur de le rendre! « Micky s'est enfui, il y a un mois, et je l'ai cherché partout », reprit l'enfant avec une nuance de reproche dans la voix.
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La gouvernante fronça les sourcils, perplexe. « Es-tu bien sûre que ce soit Micky, Barbara? demanda-t-elle. Il lui ressemble, c'est certain, mais on nous a dit que ton chien avait été écrasé par une voiture. Et puis, il avait une tache noire plus grande près de l'oreille. — C'est Micky, c'est mon Micky! répéta l'enfant. Je le veux. — Togo ne semble pourtant pas te connaître, dit Alice. C'est un chien perdu, je ne le nie pas, mais nous l'avons trouvé très loin d'ici... à River City. — Vous dites cela parce que vous ne voulez pas me le rendre, gronda la petite fille en colère. Vous l'avez trouvé ici, à Alton, j'en suis sûre. — Je peux facilement prouver qu'il vient de River City, insista Alice, dont la colère montait. Voici mon père qui te le confirmera. » M. Roy écouta d'une oreille compatissante la requête de Barbara. Il lui assura que Togo n'était pas Micky : la distance qui séparait Alton de River City était beaucoup trop grande pour qu'un chien pût la parcourir. « Je vais appeler maman, elle vous obligera à me rendre mon Micky », pleurnicha la petite fille. Et sur un ton suraigu, elle cria : « Maman! Maman! » Une femme très élégante, très maquillée, s'avança, la mine hautaine, vers le groupe. « Qu'y a-t-il, Barbara? demanda-t-elle à la petite. — J'ai retrouvé mon chien, maman, mon Micky, et ces gens-là refusent de me le rendre. — J'étais en train d'expliquer à... » commença M. Roy, poliment. La nouvelle venue lui coupa la parole. « Donnez ce chien à ma fille tout de suite, sinon j'appelle la police. — Appelez la police si vous voulez! » riposta M. Roy, outré par l'attitude inconcevable de la jeune femme. 39
Dans ces conditions, il était bien décidé à ne pas lui remettre Togo, qui, de toute évidence, ne lui appartenait pas.
« Je vous rendrai ce chien quand vous aurez fourni la preuve qu'il est à vous », reprit-il. Alice et ses amies crurent que la mère de Barbara avait voulu les intimider : elles se trompaient. Bientôt un policier arrivait et décrétait qu'il fallait donner le fox-terrier à la petite fille. Il était manifeste que le policier penchait en faveur de Mme Hastings — ainsi s'appelait la jeune femme —, personne très en vue à Alton, précisa-t-il. Sans se départir de son calme, M. Roy emmena Mme Hastings et le policier au fourgon à bagages du train venant de River City. Grâce au témoignage du surveillant, il put prouver que Togo était monté dans le train à River City. Puis il tendit au sergent sa carte de visite. « Vous êtes James Roy, l'avoué? » demanda celui-ci, étonné. Sur un bref signe de la tête de M. Roy, il changea aussitôt d'attitude.
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« En vérité, monsieur, je n'imaginais guère avoir un jour l'honneur de vous connaître. — Excusez-moi, dit M. Roy, mais il nous faut être brefs. Nous avons un train à prendre. Que faisons-nous du chien? Le gardons-nous? — Vous le gardez, bien entendu. La petite fille a pris ses désirs pour des réalités. Veuillez m'excuser de vous avoir mis en retard. » Mme Hastings aurait pu ajouter ses excuses à celles du sergent. Elle n'en fit rien. La tête haute, la moue dédaigneuse, elle prit sa fille par la main et s'éloigna. « Comme nous sommes bêtes de n'avoir pas sauté sur l'occasion inespérée de nous débarrasser de ce monstre canin! conclut en riant M. Roy. Tu en es désolée, n'est-ce pas, Alice? — Je veux que Togo ait un bon maître, répliqua la jeune fille. C'est pourquoi je préfère le garder encore un peu ! » Cette déclaration fut accueillie par des sourires entendus. Mais il fallait se presser : déjà les portières claquaient. Le petit groupe monta dans le wagon de queue. Alice remarqua, dans le premier compartiment, Mlle Morse et Joe Mitza. Assis côte à côte, ils bavardaient comme s'ils se connaissaient depuis toujours. A l'arrivée en gare de Sea Cliff, elle les perdit de vue. Un taxi déposa M. Roy, sa fille, les deux cousines et le chien devant l'un des meilleurs hôtels de la plage. En entrant dans la chambre qu'elle allait partager avec ses inséparables amies, Alice se précipita vers la fenêtre et l'ouvrit toute grande pour respirer l'air salin à pleins poumons. « Écoutez le choc des vagues contre les rochers! s'exclama-telle. Comme j'aime la mer! — Nous allons passer ici des jours merveilleux, déclara gaiement Marion en défaisant sa valise. Combien de temps crois-tu que nous resterons, Alice? — C'est difficile à préciser. Cela dépendra de la tournure que prendront les affaires de papa.
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— Espérons qu'il en aura pour un mois au moins, intervint Bess en riant. Sans lui souhaiter mauvaise chance, bien entendu! » Togo avait été conduit à un chenil, situé derrière l'hôtel. Elles descendirent voir comment il se comportait. Il leur parut satisfait de son logis et du bel os que le chef lui avait donné. Elles partirent se promener le long de la mer. Après une journée de train, elles n'avaient qu'un désir : contempler le spectacle toujours changeant qui se déroulait sous leurs yeux. Le lendemain matin, au petit déjeuner, M. Roy annonça qu'il allait s'absenter un jour ou deux. Cela ne surprit pas Alice, à qui il avait expliqué qu'il rayonnerait autour de la station balnéaire. « Ne te tourmente pas, mon petit papa, dit-elle en souriant. Nous nous amuserons très bien sans toi. Prends tout ton temps. — Tiens ! Tiens ! Auriez-vous envie de vous débarrasser de moi? plaisanta M. Roy. — Oh! non! répliqua Alice. Que ferions-nous si Togo se livrait à des fantaisies que la loi et ses dignes représentants ne sauraient tolérer? Qui nous sortirait de prison si tu n'étais pas là? » Tous rirent de bon cœur et, bientôt, M. Roy partit après avoir tendrement embrassé sa fille. Les trois amies demandèrent au réceptionniste s'il avait où se trouvait le Domaine enchanté. « Je ne sais pas de quelle propriété vous voulez parler. Il y en a beaucoup dans les environs. Je vais m'informer et je vous donnerai le renseignement en début d'après-midi. » Alice remercia le réceptionniste et s'éloigna. Prise d'une idée subite, elle revint sur ses pas. « Connaîtriez-vous Mlle Morse et pourriez-vous me dire où elle habite? — Mlle Morse? — Oui. Ce serait une personne assez fortunée qui résiderait à Sea Cliff. C'est du moins ce qu'on m'a dit. — Je ne connais personne de ce nom à Sea Cliff », répondit le réceptionniste après avoir réfléchi. 42
Il se mit à trier le courrier, et les trois amies le laissèrent à son travail. « Voilà qui m'étonne! murmura Bess en s'asseyant entre Alice et Marion sur un banc d'où l'on avait une ravissante vue
sur l'océan. Le renseignement que t'a donné le contrôleur serait-il faux? — Il se sera trompé de personne, répondit Alice. Pourtant j'ai entendu Mlle Morse dire à Joe Mitza qu'elle demeurait à Sea Cliff. Il est vrai que tout en lui dispensant des marques d'amitié il se peut fort bien qu'elle ait cherché à le semer. Non! Ce que j'avance ne tient pas debout, puisqu'elle est descendue à Sea Cliff. Ce n'est que sur le quai de la gare que nous l'avons perdue de vue. — Cela ne signifie rien, répliqua Marion. Si ton hypothèse est juste, la meilleure manière de brouiller sa piste n'était-elle pas de 43
descendre à cette station, de prendre ensuite un taxi et de se faire conduire dans une autre ville...? » Après avoir longuement discuté, les trois amies se levèrent. Elles voulaient se rendre dans la grande rue, entrer sous prétexte de menus achats dans quelques boutiques et s'enquérir incidemment de Mlle Morse. Elles n'obtinrent qu'un résultat négatif : personne ne connaissait ce nom. « C'est de moins en moins compréhensible, dit Marion. Si cette Mlle Morse est aussi riche que tu l'imagines, Alice, elle ne peut pas être ignorée de tous, surtout des commerçants. — J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure, répondit Alice. Il est possible qu'elle ait berné Joe Mitza. Elle est si bizarre! — Allons! allons! tu dérailles, ma pauvre Alice, protesta Marion. Pourquoi, en ce cas, t'aurait-elle rembarrée presque grossièrement quand tu as tenté de la mettre en garde et aurait-elle fait signe à Mitza de la rejoindre? — Je me rends compte que tout cela n'est pas très logique, pas plus que ne l'est mon raisonnement, reconnut Alice. Mais papa n'a sans doute pas tort : Mlle Morse est capable, comme elle l'affirmait, de se débrouiller seule dans l'existence. »
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CHAPITRE V UN TÊTE-À-TÊTE RÉVÉLATEUR et ses amies passèrent l'après-midi sur la plage à flâner au soleil et à nager. Elles ne parlèrent plus de Mlle Morse, persuadées qu'elles étaient de ne la revoir jamais. Quelle ne fut pas leur étonnement en rentrant dans leur chambre d'y trouver une valise inconnue. « Qu'est-ce que c'est? fit Bess. ALICE
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— Cette valise appartiendrait-elle à ton père, Alice? demanda Marion. — Non. Voyons l'étiquette. » Elle se pencha. « Par exemple! s'exclama-t-elle en se relevant. Savez-vous à qui elle est? A Mlle Morse! — De toutes les choses que j'ai entendues, c'est bien la plus invraisemblable! s'exclama Bess, éberluée. Comment diable cette valise a-t-elle abouti ici? — Voilà ce que j'aimerais savoir! répondit brièvement Alice. — Il s'est produit une méprise soit à la gare soit à l'hôtel. Dans ce dernier cas, cela signifierait que Mlle Morse est descendue ici, dit Marion. — Pourtant le réceptionniste nous a affirmé n'avoir jamais entendu ce nom. Que penser de tout ceci? C'est plutôt déroutant », conclut Alice en faisant mine de s'arracher les cheveux. Elle téléphona à la réception. L'employé qui lui répondit se déclara incapable d'expliquer comment la valise avait été montée dans la chambre des jeunes filles. Il envoya un chasseur la prendre. Les trois amies suivirent la valise en bas. Elles demandèrent à consulter le registre des arrivées : elles n'y virent pas le nom de Mlle Morse. Le réceptionniste restait perplexe lui aussi, se demandant ce qu'il fallait faire de ce bagage imprévu. Il questionna sans succès les chasseurs : aucun n'avait aperçu une femme répondant à la description qu'Alice fit de Mlle Morse. Le bagagiste, appelé, déclara que, trouvant une valise oubliée dans sa fourgonnette, il l'avait portée dans la chambre des jeunes filles sans même regarder l'étiquette. « Veuillez m'excuser, mesdemoiselles. J'ai pensé qu'elle était à vous, puisque personne d'autre n'est descendu à l'hôtel. J'ai dû charger une valise de trop, hier, à la gare. » II semblait désolé d'avoir commis une pareille erreur. Alice déclara qu'elle allait se mettre en quête de Mlle Morse et pria le réceptionniste de garder la valise.
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« Je flaire une nouvelle aventure! soupira Marion en s'éloignant en compagnie d'Alice et de Bess. Adieu ! belles vacances. Adieu! plaisantes flâneries. Où se cache la « femme à la mante noire »? — Quelque part dans les alentours, dit Alice. Peut-être même à l'hôtel. Nous allons tenir l'œil ouvert. — Je consens à le tenir ouvert le jour mais pas la nuit! » grommela Bess, à la plus grande joie de ses amies.
Jugeant qu'elles ne pouvaient rien faire pour le moment, les trois amies emmenèrent Togo se promener au bord de l'eau. Elles longèrent de ravissantes propriétés, aux maisons à demi cachées derrière des grilles de fer et des rideaux d'arbres ou de haies. Alice lisait les noms inscrits sur des plaques de fer ou de cuivre terni. « J'ai une folle envie de visiter le Domaine enchanté, dit-elle. Ce serait une réelle déception si je rentrais à River City sans y être allée!» Mme Crabby avait bien donné quelques indications, mais elles étaient trop vagues pour permettre à la jeune fille de s'orienter dans le dédale de sentiers et de rues qui partaient du rivage. Après avoir erré, les trois amies parvinrent à une forêt de pins abritant des terrains de camping. « Nous nous sommes perdues, dit Alice. Le Domaine enchanté ne peut être par là, puisqu'il borde la mer. » Elles demandèrent au directeur du camp le plus proche s'il connaissait cette propriété. La réponse . fut négative. Découragées, fatiguées, les trois amies retournèrent à l'hôtel. « Quel dommage de n'avoir pas de voiture! soupira Alice. A pied, on ne peut aller ni loin ni vite. » Depuis leur arrivée — récente il faut en convenir —, les jeunes filles ne s'étaient guère amusées. Le temps encore froid rendait les bains peu agréables, et la station balnéaire leur semblait beaucoup moins animée qu'elles ne s'y étaient attendues. Le lendemain, à son retour, M. Roy remarqua la mine déçue des trois amies. Il leur fit part de son observation.
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« Non! non! Ne va surtout pas croire que nous regrettions d'être venues, protesta Alice. Mais tout ce que nous aimerions voir est située à des kilomètres d'ici. — Louez une voiture et allez où bon vous semblera, répondit aussitôt M. Roy. — Le tic-tac du compteur gâterait mon plaisir, dit Alice. Je n'oserais pas flâner. Il me semblerait l'entendre dire : vite, vite! » M. Roy dut accorder quelques minutes de réflexion à ce problème, car, le soir même, lorsque les jeunes filles le rejoignirent à la salle à manger, elles le trouvèrent en grande conversation avec un homme âgé. « Mesdemoiselles, dit gaiement M. Roy, je vous présente M. Harvey Trilux, qui propose une fort agréable solution à vos difficultés: il possède une automobile, et il est à la recherche d'un chauffeur. — Je vais vous expliquer ce dont il s'agit, intervint M. Trilux, en prenant place à une table avec les Roy. Je suis venu à Sea Cliff pour suivre une cure hélio-marine. Depuis des années, je suis perclus de rhumatismes, qui me font cruellement souffrir. Tous les jours, il faut que je me rende à l'établissement thermal, situé à une quinzaine de kilomètres. Je n'aime pas conduire moi-même, et les chauffeurs de taxi semblent prendre un malin plaisir à rouler à toute allure et à ne pas manquer une seule fondrière, sans se soucier de mes pauvres articulations. — Or, comme je le disais à M. Trilux tout à l'heure, intervint M. Roy en adressant un clin d'œil discret à sa fille, tu es une conductrice experte. — Si je peux vous rendre service d'une manière ou d'une autre j'en serais ravie, monsieur », s'empressa de dire Alice. Au dessert, il était convenu que les jeunes filles conduiraient tous les jours M. Trilux aux bains de Carnull où il passait la matinée. En échange, elles disposeraient de la voiture à leur gré. « Papa, comment as-tu fait la connaissance de ce providentiel M. Trilux? demanda Alice à son père, dès qu'ils furent seuls.
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— Je l'ai entendu demander au portier de l'hôtel l'adresse d'un bon chauffeur. Me souvenant aussitôt des lamentations par lesquelles tu m'avais accueilli, j'ai pris des renseignements sur M. Trilux. C'est un homme retiré des affaires, un peu excentrique, mais très agréable au demeurant. Si tu évites les creux
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