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February 22, 2019 | Author: fusuku | Category: Byzantine Empire, Russian Orthodox Church, Icon, Translations, Catholic Church
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17/9/2014

Byzance et la naissance de la chrétienté russe | Graecia orthodoxa

Byzance et la naissance de la chrétienté russe  25 mars 2010

A l’occasion l’occasion de l’exposition «Sainte l’exposition «Sainte Russie»  Russie»  qui se tient au Louvre du 5 mars au 24 ma i 2010, l’Institut européen euro péen des sciences religieuses  religieuses   a organisé une journée de formation sur le thème de «La Russie orthodoxe orth odoxe : art, histoire et religion», religion» , une journée à laquelle j’ai été invitée à parler. On tro uvera ci-dessous le texte texte complet de cette conférence, dont voici les parties: • Premiers Premiers contacts • Le baptême de Vladimir et l’installation d’un «métropolite des Russes» • Le métropolite de Kiev dans le «Commonwealth» byzantin • Les Les traductions du grec au slavon et le choix de l’unité liturgique • L’orthodoxie L’orthodoxie russe, un christianisme sans hellénisme • L’Eglise russe, fille du Concile de Nicée II

PREMIERS CONTACTS Si l’on considère l’histoire du christianisme russe à travers l’historiographie byzantine, la conversion du peuple appelé en grec to Rhôs ou Rhôs ou hoi Rhôs a eu lieu peu avant 867. En effet, à cette date, le patriarche de Constantinople Photius, dans une encyclique aux autres patriarches orientaux, leur annonça:

«Les Russes ont abandonné la religion païenne et impie pour la foi pure et sans mélange des Chrétiens et se sont placé sous la protection de l’empire, devenant ses amis, au lieu de continuer leurs récentes aventures d’audacieux brigandages. brigandages. Leur soif de la foi et l eur zèle furent tels qu’ils acceptèrent de recevoir un pasteur et accomplissent avec grand soin les rites chrétiens». http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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Mais qui étaient ces Russes? Ces Russes dont Photius annonçait la conversion sont ceux-là mêmes qui, arrivés sur deux cents bateaux devant Constantinople le 18 juin 860, avaient mis en péril la capitale impériale et n’avaient été repoussés que grâce à une tempête miraculeuse, provoquée par le voile de la Vierge des Blachernes, porté en procession et trempé dans la mer. Cet événement semble avoir fortement marqué la conscience collective byzantine. Les “Russes” devenaient un instrument du châtiment divin, perçu dans une perspective eschatologique. A la suite d’un rapprochement formel, on leur appliqua la prophétie d’Ezéchiel: « Gog, le pays de Magog et le prince de Rosh / άρχοντα Ρως» (Ez 39, 1). On sait aujourd’hui que ces envahisseurs étaient des Scandinaves, probablement des Vikings qui descendaient le Dniepr ou la Volga et, pour certains, le Don jusqu’à la mer d’Azov. Depuis les rives du Bosphore cimmérien — le détroit de Kertch —, ils se livraient à la piraterie autour du bassin de la mer Noire. Ainsi, le succès missionnaire annoncé par Photius en 867 n’est-il qu’une des manifestations de la reprise de l’expansion religieuse et culturelle de Byzance, principalement dans le bassin de la mer Noire. Il ne touche pas les Russes à proprement parler. C’est en fait au début du 10 e siècle, à l’occasion des premiers contacts, belliqueux ou pacifiques, entre Kiev et Constantinople que les guerriers et les marchands kiéviens découvrent la religion chrétienne. D’après la Chronique des temps passés, en 911, l’empereur Léon VI, après avoir honoré les ambassadeurs russes de présents,

«les confia à ses hommes pour leur montrer la beauté des églises, les palais en or et les trésors qui y étaient conservés […], les instruments de la Passion — la couronne d’épines, les clous, le manteau de pourpre — et les reliques des saints, les faisant catéchiser dans sa foi et leur montrant la vraie foi ».

Ce passage donne une idée des procédés auxquels avaient recours les Byzantins pour frapper l’imagination des barbares et les préparer à adopter la foi des “Romains”. Ils avaient probablement déjà été utilisés en 860-867. Mais il s’était alors agi de convertir un groupe restreint d’aventuriers, alors que, avec la Russie de Kiev, on avait affaire à un véritable Etat. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que plusieurs décennies soient passées entre les premières tentatives byzantines, sous Léon VI, et la conversion officielle du prince de Kiev, Vladimir (m. 1015).

LE BAPTÊME DE VLADIMIR ET L’INSTALLATION D’UN «MÉTROPOLITE DES RUSSES» Malgré le brouillard que le «mythe de la conversion de la Russie» jette sur la plupart des sources, on peut assez clairement dégager un certain nombre de faits qui doivent désormais passer pour acquis. Tout d’abord, il est important de considérer que la conversion de Vladimir est un épisode des relations byzantinorusses, prenant la suite de ceux qui viennent d‘être évoqués. Dans les années 980, l’empereur Basile II fut confronté à une grave crise de gouvernement, une fronde menée contre lui par la puissante aristocratie foncière d’Asie mineure. Dans cette situation critique, et alors que le front oriental de l’empire était sans cesse menacé, il dût recourir à une aide extérieure, qui ne pouvait lui être fournie, à ce moment-là, que par la principauté de Kiev. Basile II prit probablement les premières initiatives en mai-juin 987. Une ambassade byzantine partit alors pour Kiev,, qu’elle atteignit dans le courant de l’été. Un accord fut alors conclu et une troupe de plusieurs milliers d’hommes fut rassemblée à Kiev pendant les mois suivants. Cet accord prévoyait aussi, selon toute vraisemblance, le mariage de Vladimir avec la princesse byzantine Anne, ainsi que sa conversion préalable au christianisme. Vladimir fut catéchisé à partir de décembre 987 et baptisé en janvier 988. Au printemps 988, il accueillit sa http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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fiancée et l’épousa… c’est également à ce moment qu‘eut lieu le baptême des Kiéviens. Puis, toujours en 988, la troupe constituée à Kiev descendit le Dniepr pour se rendre, par mer, à Constantinople, où elle parvint vers le mois de juin. Au début de 989, les troupes rebelles furent défaites non loin de la capitale, à Chrysopolis, par l’armée impériale renforcée par les contingents russo-varègues. C’est bien cet ordre chronologique que donne Yahya d’Antioche :

«Dans ce besoin pressant, [Basile II] fut contraint de demander secours au roi des Russes qui étaient ses ennemis. Celui-ci acquiesça. Après ils firent une alliance de parenté, et le roi des Russes épousa la sœur de l’empereur Basile, à la condition qu’il se ferait baptiser avec tout le peuple de son pays […]. Peu après, l’empereur Basile lui envoya des métropolites et des évêques qui baptisèrent le roi et tout le peuple de son pays. En même temps il lui envoya sa sœur qui bâtit plusieurs églises dans le pays des Russes ».

A peine ébauchées sous Vladimir, les institutions ecclésiastiques se sont développées sous ses successeurs dans le cadre de l’Etat kiévien d’abord, puis progressivement dans celui des différentes entités politiques qui lui succédèrent à partir de la fin du 11 e siècle. On sait ainsi que la Russie constituait dans la seconde moitié du 11 e siècle l’une des dizaines de métropoles dépendant du patriarcat de Constantinople. Jusqu’à la fin du Moyen-âge, elle occupa un rang modeste dans la hiérarchie ecclésiastique byzantine et jamais elle ne devint un archevêché autonome. Dans les sources byzantines, elle n’est pas désignée du nom de la ville où résidait le métropolite, comme cela était la règle à l’intérieur de l’empire, mais par celui du peuple que le prélat avait la charge d’évangéliser : ho mètropolitès Rhôssias. A côté de cette titulature officielle, les sources russes emploient seul le terme mitropolit, qui eut ainsi, jusqu’à la création du patriarcat de Moscou, en 1589, un sens proche du grec proedros ou du latin primas. Dans la pratique, la dépendance de l’Eglise russe vis-à-vis du patriarcat se manifestait surtout lors de la nomination du métropolite qui se faisait conformément à la pratique du droit ecclésiastique byzantin de cette époque. Mais, contrairement à l’usage habituel institué par le 4 e canon du Concile de Nicée, selon lequel «l’évêque doit être ordonné par deux ou trois évêques»,on privilégiait dans le cas de la Russie le 28e canon du Concile de Chalcédoine (451):

«les métropolitains des diocèses du Pont, de l’Asie de la Thrace et eux seuls[…] seront sacrés par le saint siège de l’Eglise de Constantinople».

Quant à l’élection, elle se faisait, à la même époque, par le synode patriarcal ( synodos endèmousa) qui présentait au patriarche trois candidats. La Russie recevait donc son métropolite du patriarche de Constantinople. Sa subordination à Byzance apparaissait ainsi comme une réalité ecclésiastique et non politique. Dans ce mouvement, un grand nombre de Grecs arrivèrent en Russie et occupèrent des postes influents, particulièrement dans l’Eglise. Sur les 23 métropolites mentionnés par les Chroniques pour la période prémongole, 17 étaient des Grecs. Les sources mentionnent également la présence de professeurs et de livres grecs dans plusieurs parties de la Russie. Bien entendu, en plus des ecclésiastiques, des diplomates, des marchands, des artisans et des artistes grecs voyagèrent aussi en Russie, tandis que des Russes servirent http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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de leur côté dans l’armée byzantine. Des princes russes visitèrent occasionnellement Constantinople et se marièrent avec des Grecques. A Constantinople, un quartier de la ville devint la résidence habituelle des visiteurs russes. Des moines russes s’installèrent au Mont Athos et un flux constant de pèlerins traversa la capitale byzantine dans sa route vers les Lieux Saints.

LE MÉTROPOLITE DE KIEV DANS LE «COMMONWEALTH» BYZANTIN Depuis l’adoption du christianisme comme religion d’Etat de la principauté de Kiev, l’influence de la civilisation byzantine fut déterminante. Selon Jean Meyendorff, l’extension et le caractère particuliers de cette influence doivent être compris à la lumière des trois éléments principaux dont la combinaison caractérise la vie et la société byzantines: la tradition politique romaine, l’héritage littéraire grec, la foi chrétienne orthodoxe. On remarquera, bien évidemment, que ces trois composantes essentielles de la civilisation byzantine ne pouvaient pas être simplement “exportées” en Russie. Dans sa version originale, l’idéologie politique romaine et byzantine était totalement “impériale”. Elle présupposait l‘administration directe de l’empereur sur tous ses sujets. Justinien, en conquérant l’Italie, était en position de réaffirmer cette tradition impériale, car il disposait des moyens nécessaires à une affirmation directe et méthodique du pouvoir romain. Cependant, avec le recul de la puissance militaire de l’empire, cette approche devint progressivement irréaliste. Géographiquement, la Russie était hors de portée d’une conquête militaire. D’ailleurs, son territoire ne fit jamais partie de l’empire byzantin. Pourtant, son acceptation de la conception byzantine du monde représente la plus grande conquête intellectuelle de Byzance, une conquête d’autant plus extraordinaire qu’elle n’impliqua jamais une dépendance politique directe et fut donc presque exclusivement réalisée par le biais de l’Eglise. Le seul dignitaire byzantin possédant une position de pouvoir — d’un pouvoir vraiment considérable — en Russie fut le métropolite de Kiev, car il contrôlait la seule structure administrative qui incluait la totalité de la Russie dans la période allant de 989 à 1448, et celle-ci dépendait de Byzance. Il est clair que les conséquences culturelles, religieuses et politiques de cette réalité sont considérables. L’idéologie politique byzantine encouragée par l’Eglise ne conduisit à aucune tentative d’usurpation de l’empire. Si le prince Vladimir assuma réellement le titre de basileus, ce ne fut que dans une association subordonnée à l’empereur légitime, Basile II, son beau-frère, et non au moyen d’une translatio imperii. Son fils Yaroslav avait sans doute caressé cette idée. Après avoir construit à Kiev une cathédrale dédiée à Sainte-Sophie (après 1037), imitant à l’évidence la Grande Eglise de Constantinople, il mena une guerre sanglante contre Byzance (1043) et nomma un Russe, Hilarion, au siège métropolitain de Kiev (1051). Cependant, il ne prit jamais l’initiative de se proclamer empereur. Après sa mort (1054), la division de tout le territoire de la Russie kiévienne en apanages, répartis entre les membres de la famille princière, empêcha pendant des siècles l’émergence d’un Etat centralisé aux ambitions impériales. Cette différence radicale dans leurs structures politiques internes fut certainement un facteur qui empêcha la Russie de rivaliser avec les prétentions impériales de Byzance. Elle suscita également le développement d’une conception idéale, quasi-mystique, du “Commonwealth” byzantin: l’empereur de Constantinople fut, pour les Russes, le symbole de l’unité du monde chrétien. Mais il fut aussi un empereur qui n’exerçait pas un réel pouvoir sur eux. Par ailleurs, en absence d’un centre politique incontestable, l’unité des Russes fut largement maintenue par l’intermédiaire de l’Eglise. Cette unité idéale trouvait un représentant en la personne du métropolite nommé par Constantinople. On remarquera cependant que ce métropolite, le plus généralement d’origine grecque, comme nous l’avons http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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vu, avait souvent un contact malaisé avec le peuple des fidèles dont il était le pasteur. Ainsi, au 12 e siècle, Nicéphore Ier faisait explicitement état de cette barrière linguistique qui le séparait de son troupeau:

«Le don des langues, dont parle saint Paul, ne m’a pas été accordé, notamment pour la langue dans laquelle je dois accomplir ma mission. C’est pourquoi je me tiens sans voix et muet parmi vous. Puisque je dois enseigner ceux qui viennent là tous les jours du saint et grand Carême, j’ai jugé bon de le faire par écrit».

Apparemment, le sermon du métropolite Nicéphore était rédigé en grec, et un clerc en lisait la traduction slavonne. Comme le sermon de circonstance de ce prélat, toute la production religieuse byzantine était en effet traduite, dès les premiers temps de la christianisation de la Russie, en langues slaves. Il s’agit-là d’un choix délibéré de la mission byzantine qui — contrairement à la mission issue de Rome, qui avait pratiqué la  “latinisation” des barbares convertis en Occident — avait choisi de traduire dans une langue accessible l’ensemble des textes qu’elle entendait transmettre. Comme nous le verrons maintenant, cette large opération de traduction connut plusieurs phases.

LES TRADUCTIONS DU GREC AU SLAVON ET LE CHOIX DE L’UNITÉ LITURGIQUE Fidèle à la langue grecque, en tant que vecteur de civilisation, l’empire byzantin n’était pas un Etat-nation dans le sens moderne, même si les sources slaves le désignent invariablement comme le pays des Grecs. Les non-Grecs, du moment où ils adhéraient au “système” impérial et à son idéologie, pouvaient facilement s’élever dans le cursus honorum de l’Etat et de l’Eglise. Sans ces empereurs qui savaient constamment honorer et attirer à eux les plus doués des Arméniens, des Slaves et des autres étrangers, l’empire byzantin, s’il avait suivi une politique purement grecque, serait certainement tombé bien avant le milieu du 14e siècle, non sous les assauts des Turcs, mais sous ceux de ses propres sujets, particulièrement des Slaves et des Arméniens. Si les Byzantins savaient comment maintenir un pluralisme culturel raisonnable à l’intérieur des frontières de l’empire, ils n’avaient d’autre choix que de pratiquer une tolérance encore plus grande dans le cadre de leur “Commonwealth” élargi. Ici aussi, la tradition du pluralisme culturel — fondamentalement romain — se  joignit aux besoins d’une mission chrétienne universelle. Au 10e siècle, lorsque le christianisme byzantin fut formellement adopté en Russie, un grand nombre de textes scripturaires, liturgiques, théologiques et historiques existait déjà en traduction slavonne, préparés soit au sein de la mission de Cyrille et Méthode en Moravie, soit plus tard en Bulgarie. Nous savons également que de nouvelles traductions du grec étaient accessibles et copiées à Kiev. Il est difficile de déterminer quelles traductions furent importées et quelles furent réalisées en Russie. Ce qui est certain, c’est que les besoins immédiats de l’Eglise furent satisfaits en priorité: l’ensemble du Nouveau Testament, des parties de l’Ancien Testament qui étaient inclus dans les cycles liturgiques — les Psaumes en particulier —, les textes de l’office eucharistique et des sacrements, ainsi que l’immense corpus de l’hymnographie byzantine, étaient accessibles dans la Rus’ de Kiev aux 10 e et 11 e siècles. En plus de ces textes qui étaient indispensables au quotidien, un grand nombre de textes hagiographiques — requis comme lectures dans les communautés monastiques — des Règles monastiques et certains ouvrages de référence encyclopédiques, comme des Chroniques, la Topographie de Cosmas Indikopleustès ou le Physiologue furent ainsi traduits. La grande majorité de textes byzantins traduits en slavon dans les siècles qui suivirent le baptême de la Rus’ eurent donc un caractère religieux et ecclésiastique. La même chose peut être affirmée de la “seconde période” byzantine de la Russie, qui se produisit au 14 e s. A ce moment-là, une sélection encore plus étroite fut opérée, en faveur de deux domaines: la liturgie et la spiritualité monastique, qui incluait la littérature http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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hagiographique et patristique sur la prière personnelle. Dans ce contexte, la spiritualité hésychaste prospéra. A la même époque, une réforme de la liturgie opérée à Byzance toucha également la chrétienté russe. Le facteur majeur dans le développement de la liturgie en Russie au 14e s. est le transfert généralisé, de Constantinople en Russie, du Typikon de Jérusalem, ou plus précisément du Typikon du monastère de Saint-Sabas en Palestine. Aucun érudit n‘a donné, pour l’instant, une explication exhaustive de cet événement remarquable: pas plus tard que le 12 e s., l’Eglise de Constantinople, alors au faîte de son prestige et de son influence, accepta de remplacer l’ordre existant de sa liturgie — le Typikon de la Grande Eglise, leTypikon de Saint-Jean du Stoudios — par l’Ordre du monastère de Saint-Sabbas en Palestine. Apparemment, l’occupation arabe de tout le Moyen-Orient n’avait pas aboli le prestige des Lieux Saints et du monachisme palestinien ancien, ses pratiques et ses traditions. Le changement se produisit graduellement en ne fut pas imposé par un décret officiel. Il n’impliqua pas un changement marquant dans la liturgie, mais modifia plutôt la structure des offices quotidiens et festifs, ainsi que la discipline monastique, tandis que des éléments fondamentaux de ces offices restaient les mêmes, tels qu’ils s‘étaient formés à l’issue d’une synthèse entre les structures “cathédrale” et “monastique”. Cette synthèse s’était produite aux 10 e11e siècles. Il est assez significatif que le modèle de la réforme ne fut pas Constantinople mais Jérusalem: la dimension symbolique, eschatologique et spirituelle de cette influence fut renforcée par le passage de Constantinople sous domination latine en 1204 et par la suprématie du monachisme dans l’Eglise qui s’ensuivit. Les pèlerinages monastiques dans les Lieux Saints étaient fréquents à l’époque des Paléologues et ils impliquaient la participation d’importants chefs spirituels. L’adoption du Typikon palestinien chez les Slaves se fit progressivement, à partir du moment où saint Sava de Serbie l’introduisit au Mont Athos, et que son successeur, l’archevêque Nikodim, le traduisit en slavon, en 1319. On remarquera que des éléments du Typikon de Jérusalem apparaissent dans les instructions pastorales officielles qui arrivèrent en Russie depuis le patriarcat de Constantinople à la fin du 12 e siècle. Cependant, l’unification systématique des pratiques liturgiques et disciplinaires en accord avec le modèle palestinien devaient être accomplies sous les métropolites de Russie Cyprien (1390-1406) et Photius (14081431). Une des caractéristiques de cette réforme liturgique, aussi bien à Byzance que dans les pays slaves, est qu’elle visait à l’unification et à la codification des pratiques liturgiques. Avec la réforme du Typikon et d‘autres influences liturgiques au 14 e s., Byzance transmit aux Slaves, et particulièrement à la Russie, un très grand corpus de littérature spirituelle, particulièrement monastique et hésychaste. La plus ancienne bibliothèque monastique de la Russie septentrionale, celle de la Laure de la Trinité fondée par saint Serge (vers 1314-1392) contient un grand nombre de versions slavonnes des 14e et 15 e siècles d’auteurs tels que Jean Climaque, Dorothée, Isaac de Ninive, Syméon le Nouveau Théologien, Grégoire le Sinaïte. Or tous ces auteurs sont des classiques de la spiritualité hésychaste. Si l’on compare le contenu des grandes bibliothèques monastiques russes à celles de Byzance — au Mont Athos, à Patmos ou au Sinai —, on est immédiatement frappé par leur ressemblance: les moines russes http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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lisaient les mêmes Pères, les mêmes Vies de saints que leurs frères byzantins, et cette seconde vague byzantine sur la Russie a produit suffisamment de traductions pour placer les monastères russes sur un pied d‘égalité avec ceux de l’aire hellénophone. Ce n’est que dans le domaine de la théologie pure que les bibliothèques russes diffèrent des byzantines: des copies de traités théologiques des Pères cappadociens, de Cyrille d’Alexandrie, de Maxime le Confesseur ou des traités de polémiques composés au 14e siècle par des théologiens palamites sont pratiquement absents des bibliothèques russes. Parmi les exceptions les plus significatives, citons le Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduit au Mont Athos par un moine serbe, Isaïe, en 1371. Un manuscrit de cette traduction arriva en Russie aussitôt qu’elle fut achevée, et fut copié personnellement par le métropolite Cyprien (avant 1406). Comme ces exemples le montrent, le flux de cette littérature passa de façon prédominante par les canaux ecclésiastiques et monastiques. Or ces cercles ne donnèrent pas, en général, une haute priorité aux écrits séculiers dans leur transmission aux Slaves.

L’ORTHODOXIE RUSSE, UN CHRISTIANISME SANS HELLÉNISME C’est justement parce que la culture byzantine arriva en Russie en traduction que la culture hellénique ne s’y enracina jamais dans ses dimensions intellectuelle et créative. Nous l’avons vu précédemment, la christianisation des peuples germaniques par Rome imposa leur latinisation, et par conséquent offrit aux plus instruits d’entre eux le moyen d’accéder à toute la littérature de l’Antiquité latine. La traduction de la littérature religieuse d’expression grecque dans les langues slaves conduisit à un phénomène tout différent. Les Byzantins avaient préservé l’héritage de la philosophie et de la pensée antiques. Jusqu’à la fin de l’empire, les intellectuels byzantins étaient capables d’apprécier et d’interpréter cet héritage. On notera cependant que la culture antique était marginalisée par l’Eglise et plus particulièrement rejetée par les moines, c’est-à-dire par ces mêmes éléments de la société byzantine qui étaient directement chargés de transmettre les textes grecs aux Slaves. Au 9e siècle, Cyrille et Méthode ne se seraient peut-être pas opposés à l‘idée de traduire les auteurs antiques, s’ils avaient eu le temps de le faire. Mais ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une priorité pour eux. Quant à leurs successeurs, Grecs ou Slaves, qui travaillèrent à la diffusion du christianisme, ils considérèrent sans doute qu’il n’était ni souhaitable ni réaliste d’initier les néophytes qu’ils étaient tenus d’instruire à autre chose qu’au christianisme le plus pur, ses écrits et ses liturgies. Ce phénomène peut s’expliquer de différentes façons. Je noterai simplement ici qu’il n’est pas impossible que le choix ait été parfaitement délibéré. En effet, c’est la référence constante à la philosophie hellénique, en particulier aristotélicienne ou néoplatonicienne, qui a été à l’origine de nombreuses hérésies aux premiers temps du christianisme. Monophysites et nestoriens avaient par ailleurs traduit en syriaque un grand nombre de textes philosophiques, lesquels avaient donc échappé, par ce biais, au contrôle de l’Eglise chalcédonienne. Certaines régions orientales de l’Empire en avaient subi lourdement les conséquences. Les patriarcats orientaux — Antioche, Alexandrie, Jérusalem — en ressentaient quotidiennement les effets. Il fallait absolument prévenir un phénomène similaire à la frontière nord de l’empire. Même au 14 e s., lorsque le volume des traductions augmenta considérablement, les Russes devinrent de fidèles disciples de Byzance dans les domaines de l’art religieux, de la spiritualité, de l’hagiographie et de l’éthique orthodoxes. En revanche, les aspects spéculatifs, théologiques ou philosophiques de l’hellénisme byzantin ne furent acceptés que passivement, et à une échelle fort réduite. Si les Russes ne manifestèrent que peu d’intérêt pour la tradition grecque classique, ils devinrent en revanche rapidement d’excellents disciples de la culture byzantine dans ces aspects de la foi chrétienne, notamment dans l’art sacré, qui requérait une expérience intuitive de la vérité et de la beauté. http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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L’EGLISE RUSSE, FILLE DU CONCILE DE NICÉE II Dès le 10 e siècle, nous l’avons vu, les Russes furent saisis par la beauté de la liturgie byzantine, et apprirent rapidement à pratiquer les arts de la mosaïque, des fresques et de l’enluminure de manuscrits. Les artistes grecs invités en Russie étaient les meilleurs, et leurs disciples russes atteignirent rapidement la perfection de leurs maîtres. L’art byzantin fut importé en Russie immédiatement après 988. Les églises édifiées à Kiev par Vladimir et Yaroslav furent construites et décorées par des artistes grecs. La cathédrale Sainte-Sophie de Kiev conserve  jusqu’à aujourd’hui l’un des meilleurs exemples de mosaïques byzantines du 11 e siècle. Un siècle plus tard, au sein même de la tradition artistique byzantine, la Russie concevait cependant de nouveaux styles dans l’art et l’architecture. Je finirai donc par quelques réflexions sur la réception de l’art religieux byzantin dans la civilisation russe médiévale. Et à ce sujet, j’aimerais insister sur un point qui, me semble-t-il, n’est pas suffisamment souligné. La mission byzantine en Russie se fit au 10e siècle, par une Eglise qui était non seulement celle des “sept conciles œcuméniques”, mais surtout celle de Nicée II (787) et du Triomphe de l’Orthodoxie (843), c’est-àdire par une Eglise qui sortait de la crise iconoclaste, et qui était ouvertement et triomphalement iconophile. Au moment de la conversion des Russes, les Byzantins avaient porté à son plein développement la théologie de l’icône. Ils avaient également réaffirmé qu’elle constituait l’instrument par excellence de catéchèse des fidèles qui n’avaient pas accès à l’instruction, qui ne savaient pas lire. Si cette théorie était vérifiée tous les jours dans le culte, au sein de l’empire, elle devenait également le ressort d’une évangélisation à grande échelle auprès de peuples qui non seulement ne savaient pas lire le grec, mais de surcroît, ne l’entendaient même pas. L’Eglise iconophile du 10e siècle byzantin avait ainsi en sa possession les meilleurs outils pour réussir la christianisation de peuples barbares, complètement étrangers à sa culture. On peut d’ailleurs se demander ce que l’Eglise byzantine aurait fait dans cette situation si elle avait été iconoclaste. Mais il s’agit bien entendu d’un débat que je n’ouvrirai pas ici. Je rappellerai simplement un texte de Jean Damascène sur le sens de l’icône:

«Cependant, puisque Dieu est devenu véritablement homme des profondeurs de sa miséricorde pour notre salut, il ne nous est pas apparu sous une figure humaine, comme à Abraham (cf. Gn 18, 2) ou aux prophètes, mais il est devenu véritablement homme selon l’essence. Il a séjourné sur terre, “il a vécu parmi les hommes” (Ba 3, 38), il a opéré des miracles, il a souffert, il a été crucifié, il est ressuscité, il est monté au ciel. Et comme tous ces événements se sont véritablement produits, et ont été vus par des hommes, ils ont été mis par écrit pour notre souvenir et pour l’instruction de ceux qui n’étaient pas là en ce temps […]. Mais comme tout le monde ne sait pas lire et ne consacre pas sa vie à la lecture, les Pères ont compris que pour se rappeler rapidement ces événements, il fallait aussi les reproduire par des images, comme on fait pour divers exploits. Ainsi, dans des moments où nous ne pensons pas à la Passion du Seigneur, il nous arrive souvent de nous souvenir de la Passion salvatrice en voyant l’image de la crucifixion du Christ. Alors, tombant à terre, nous ne vénérons pas la matière, mais le sujet représenté».

L’Eglise russe est donc bien, par excellence, la fille de l’Eglise iconophile, de l’Eglise du Concile de Nicée II. Par l‘adoption des critères esthétiques de l’icône byzantine, l‘art religieux russe importa bien plus qu’une réalité esthétique. La peinture et la vénération des icônes supposait l’acquisition profonde de la théologie de l’Incarnation, elle enseignait aussi le contenu de la foi. Au même titre que le slavon et les autres langues slaves à travers lesquels l’héritage chrétien de Byzance fut transmis, l’iconographie russe servit, elle aussi, http://graecorthodoxa.hypotheses.org/755

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de véhicule à la théologie orthodoxe de tradition byzantine. Cette tradition trouva d’ailleurs son dépassement dans la célèbre icône de la Trinité de Roublev, qui intègre un enseignement trinitaire dans un domaine jusque là exclusivement consacré à l’économie de l’Incarnation. C’est pourquoi la continuité entre Byzance et la Russie doit être soulignée, face aux discontinuités inévitables d’une évolution historique témoignant de la réception — fort réussie au demeurant — de la tradition chrétienne la plus sophistiquée par un peuple “barbare” possédant à peine une culture écrite. * Cette présentation se fonde sur les travaux de J. Meyendorff et V. Vodoff. On appronfondira donc ces questions en se référant aux ouvrages suivants: • John MEYENDORFF,Byzantium and the Rise of  Russia, Cambridge 1980. • Vladimir VODOFF,Naissance de la chrétienté russe. La conversion du prince Vladimir (988) et ses conséquences (XI e-XIII e s.), Paris 1988. • John MEYENDORFF, Rome, Constantinople, Moscow . Historical and Theological Studies, New York 1996. Illustrations: Andrei Roublev (v. 1370-1430), Le Sauveur de Zvenigorord, v. 1394. — Théophane le Grec (1330-1410), La Transfiguration du Sauveur, v. 1403. — Icône de la Vierge de Vladimir (12 e siècle): copie attribuée à Andrei Roublev.

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